PERI HERMENEIAS

Le traité ‘De l’interprétation’ d’Aristote

et son commentaire thomiste

Introduction, traduction et notes par

Yvan Pelletier

Édition numérique, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique,

Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin



 

Monographie Philosophia Perennis #6

Le traité ‘De l’interprétation’ d’Aristote
et son commentaire thomiste

Introduction, traduction et notes par

Yvan Pelletier

Professeur retraité,

Faculté de philosophie
de l’Université Laval

©Society for Aristotelian-Thomistic Studies Société d’études aristotélico-thomistes

Dépôt légal – Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa

2019

ISSN 2561-5122 (PDF)

ISSN 2561-8199 (imprimé)

ISBN 978-2-920497-16-0 (PDF)

ISBN 978-2-920497-15-3 (imprimé)


Table des matières

Table des matières. v

Remerciements. vii

Introduction. 1

Nécessité. 1

Place. 5

Propos. 9

Division. 10

Authenticité, traductions, commentaires. 10

Aristote vs Blanché. 16

Livre  I 103

L’énonciation en elle-même. 103

livre I 105

Proème de saint Thomas. 105

Chapitre 1 – Proème. 107

Leçon 1. 107

Chapitre 1 – Ordre et source de la signification. 111

Leçon 2. 112

Chapitre 1 – Variété de la signification. 119

Leçon 3. 119

Chapitre 2 – Le nom.. 126

Leçon 4. 129

Chapitre 3 – Le verbe. 137

Leçon 5. 141

Chapitre 4 – La phrase. 155

Leçon 6. 156

Chapitre 4 – L’énonciation : sa définition. 162

Leçon 7. 162

Chapitre 5 – L’énonciation : sa division. 165

Chapitre 6 – Affirmation et négation. 167

Leçon 8. 167

Chapitre 6 – Opposition. 179

Leçon 9. 180

Chapitre 7 – Degrés d’opposition. 184

Leçon 10. 185

Chapitre 7 – Opposition et vérité. 199

Leçon 11. 200

Chapitre 7 – À toute affirmation, une seule négation. 206

Chapitre 8 – L’unité de l’affirmation et de la négation. 207

Leçon 12. 208

Chapitre 9 – Futur contingent et vérité. 214

Leçon 13. 217

Chapitre 9 – Futur contingent et vérité (suite) 224

Leçon 14. 226

Chapitre 9 – Indétermination du futur contingent 238

Leçon 15. 239

Livre  II 243

Unité, modalité et séquence des énonciations. 243

livre II 245

Chapitre 10 – Diversité des énonciations à deux expressions. 245

Leçon 1. 247

Chapitre 10 – Diversité des énonciations à trois expressions. 252

Leçon 2. 253

Chapitre 10 – Diversité des énonciations (suite) 262

Leçon 3. 263

Chapitre 10 – Solution de difficultés. 277

Leçon 4. 279

Chapitre 11 – Unité ou multiplicité de l’énonciation. 290

Leçon 5. 291

Chapitre 11 – Si l’attribution séparée entraîne la conjointe. 300

Leçon 6. 301

Chapitre 11 – Si l’attribution conjointe entraîne la séparée. 310

Leçon 7. 312

Chapitre 12 – L’opposition entre énonciations modales. 324

Leçon 8. 325

Chapitre 12 – La négation d’une modale est celle de son mode. 335

Leçon 9. 337

Chapitre 13 – Consécutions des énonciations modales. 342

Leçon 10. 346

Chapitre 13 – Nécessité entraîne possibilité. 360

Leçon 11. 360

Chapitre 13 – Nouvelle consécution des énonciations modales. 366

Leçon 12. 367

Chapitre 14 – L’énonciation contraire est la négation. 378

Leçon 13. 379

Chapitre 14 – L’énonciation contraire est la négation (suite) 388

Leçon 14. 390


Remerciements

Au moment de rendre disponible cette nouvelle traduction du traité De l’interpréta­tion et de son plus précieux commentaire, je tiens à exprimer ma grati­tude envers les maîtres qui m’ont habilité à son intelligence, et par-dessus tout à saisir à quel point Aristote et Thomas d’Aquin demeurent encore aujourd’hui les maîtres par excellence les plus capables de former l’intelligence philosophique.

Je nommerai en particulier Monseigneur Maurice Dionne et M. Warren Mur­ray, à qui je dois tant d’éclairages sur la mentalité de l’Organon.

Quelques collègues, étudiants et amis ont eu la patience de lire et discuter avec moi les textes d’Aristote et de saint Thomas, puis de m’assister de leurs com­mentaires, interprétations, corrections ou ob­jec­tions. Ma gratitude va en particulier à M. Christian Renauld qui a appliqué sa patience à faire la chasse aux coquilles qui s’obstinaient à barbouiller mon texte.

Je dois enfin toute ma reconnaissance à ma fille Maryse pour les travaux graphiques et informatiques requis pour cette édition.

Yvan Pelletier, le 26 juillet 2019

 

 


Introduction

Nécessité

On peut trouver difficile de s’intéresser au traité De l’interpréta­tion. Les notions qu’il aborde sont si fondamentales et paraissent si évidentes d’elles-mêmes qu’on en trouve facilement la lecture fasti­dieuse; on est tenté de douter qu’elles valaient ce développe­ment. En outre, Aristote surprend dans ses choix lexicaux, à saveur éton­namment grammaticale; il déroute à plaisir son lecteur, dirait-on, en donnant une apparence aussi arbi­traire que péremptoire à ses décla­rations.

Le besoin d’une aide logique se sent plus spontanément en matière d’argumentation, où on observe tant de maladresses, où même on se prend si souvent en flagrant délit d’en commettre. Même là, de nos jours, on doute que la logique aide à quoi que ce soit. On tend à s’en remettre complètement au talent naturel de chacun pour expliquer que tel argumente plus adroitement que tel autre. L’élaboration d’un raisonnement, déclare-t-on fréquemment en milieu logique, consti­tue une opération totalement naturelle et sa description relève non de la logique, mais de la psychologie, de l’étude du vivant, dans sa partie intéressée à la nature de la raison et de ses opérations. Cette étude est purement spéculative : il y s’agit de considérer des entités et des na­tures dont l’existence et le mode d’existence ne relèvent pas de notre volonté et sont déjà fixés sans que nous y mettions du nôtre et puissions y régler et y ordonner quoi que ce soit.

De fait, la psychologie a beaucoup à dire sur le sujet. Elle en­seigne que raisonner est une opération dictée par la nature même de la rai­son et rendue indispensable par sa faiblesse extrême, par le rang ul­time qu’elle occupe entre toutes les intelligences : il ne peut en exister de moindres, car elle commence son existence parfaitement igno­rante, de sorte que tout ce qu’elle est appelée à connaître, elle doit l’ap­prendre pour y arriver. À cet apprentissage, la nature impose un ordre incontournable : la raison ne peut connaître rien de neuf qu’en s’appuyant sur ce qu’elle sait déjà :  il lui faut aller du connu à l’in­connu. Au­cune logique ne peut rien y changer; faire fi de cet ordre naturel observé et décrit par la psychologie ne mène ja­mais à connaître plus, mais seulement à confondre et à errer. À ce proces­sus, la nature impose aussi un point de départ inalié­nable : l’obser­vation sensible qui, elle, peut commencer à neuf, sans présupposer une observation antérieure. De cela non plus, aucune logique ne peut exempter. On s’y est bien essayé, tout au long de l’histoire de la philosophie. En imaginant à la raison des notions a priori, des idées présentes en elle par nature, sans besoin d’être ac­quises. Mais cette illusion naît de ce que nos premières observations con­duisent si vite et si nécessairement à nos premières pensées que, médusé, on a cru qu’elles n’avaient pas eu besoin de se former. Ou en prêtant à l’âme une vie antérieure où elle aurait déjà contemplé leurs objets, de sorte qu’elle n’aurait maintenant qu’à en retrou­ver les notions, dans une sorte de réminiscence.

La psychologie découvre aussi que nécessairement le raisonne­ment qui conduit la raison d’idées déjà connues à idées nou­velles présuppose une démarche plus simple où elle juge de la vé­rité. En cette opération antérieure, la raison interprète les notions que l’ob­ser­vation sensible lui a suggéré de se former et discerne à quel point elles représentent adéquatement la réalité à laquelle elle s’intéresse. La psychologie livre avec précision la facture de ce jugement. Pour le former, la raison est forcée d’énoncer, c’est-à-dire d’abord de nommer la réalité à laquelle elle s’intéresse, puis d’attacher à son nom une con­ception plus ou moins précise en déclarant qu’elle con­vient à sa re­présentation ou au contraire y répugne. La psychologie découvre même le caractère obligé de cet attachement : il doit prendre forme de verbe, c’est-à-dire ajouter à l’expression nominale de la concep­tion sollicitée la connotation d’un temps, signe naturel de convenance réelle, puisque toute réali­té acces­sible à l’observa­tion sensible voit son existence mesurée par un temps. Qui, donc, ne compose pas un nom avec un verbe ne peut exprimer aucune vérité; ni aucune fausseté d’ailleurs. Il ne peut transmettre à personne au­cune connaissance qu’il ait formée. Il ne peut en fait connaître quoi que ce soit. Il ne peut par conséquent aller du connu à l’inconnu, puisque ce connu duquel on part, de même que ce nouvellement connu auquel on parvient, ont naturel­lement et nécessairement forme d’énonciations.

La psychologie entre plus intimement encore dans l’acte de con­naître. Elle découvre qu’énoncer présente aussi des présupposés na­turels. On le comprend aisément, la raison ne peut ni nommer ce qu’elle s’applique à connaître, ni recourir à des notions plus ou moins précises pour exprimer ce qu’elle en découvre, qu’à condi­tion de s’être déjà formé de telles notions. La psychologie enseigne aussi que cette élaboration de notions dépend beaucoup de l’organi­sation de nos sens : certains, externes, se laissent marquer par la réalité ex­térieure et en deviennent aptes à saisir ses couleurs, sons, odeurs, goûts, qualités tactiles; d’autres, internes, retiennent ces appréhen­sions et, avec l’aide de l’intellect agent, les présentent à la raison de façon que leurs liens et simi­litudes ressortent et la préparent à for­mer, à partir de pareils liens et similitudes, des concepts universels, c’est-à-dire suscep­tibles de représenter les essences et les acci­dents des réalités extérieures observées, sans avoir à se représen­ter ces dernières une à une.

La psychologie découvre aussi le lien intime que la parole entre­tient avec ces trois types d’opérations rationnelles. La raison est naturellement tenue d’affecter des noms à signifier chaque réalité qu’elle connaît, et de le faire via les concepts qu’elle se forme de leurs essences et accidents. Elle est tenue d’attacher ou non à ces noms la connotation d’un temps, c’est-à-dire de les tourner en verbes ou de leur garder la simple forme de nom, selon qu’elle en use pour juger de leur adéquation aux réalités nouvelles qu’elle considère ou pour les donner comme sujets de son intérêt. Elle est tenue encore de composer ces verbes à ces noms pour interpréter l’adéquation de ses concepts aux réalités à connaître. Le caractère impossible de la contradiction la force enfin à agencer ces énon­ciations de manière très rigoureusement prédéterminée, si leur composition doit lui être de quelque aide pour avancer d’une vérité à l’autre.

Quel besoin reste-t-il alors d’une logique? La nature a si précisé­ment tracé le chemin obligé de l’apprentissage, la psychologie le décrit avec tant de détail : quelle liberté gardent encore la raison et la parole, que des règles puissent en guider et rendre plus effectif l’usage? Un besoin énorme! C’est notre expérience : notre capacité de maladresse et d’erreur est presque infinie. De maladresse dans le choix des sons auxquels confier la signification des réalités con­çues; dans la détermination des agencements de mots en phrases pour l’expression des liens perçus entre ces réalités. L’adresse ou la maladresse mises à ces deux opérations déterminera une langue apte ou inapte à servir la pensée philosophique. Une langue où l’homo­nymie, la synonymie, la paronymie développées entre les sens de chaque nom, adjectif et verbe facilite à l’intelligence apprentie de retrouver dans le vocabulaire même le chemin emprunté par les intelligences précédentes pour accéder à la connaissance de chaque chose. Ou une langue qui lui barre ce chemin, en raison de la somme d’ignorance et d’erreurs ayant présidé à la désignation des réalités à connaître. En raison d’une inaptitude à la généralisation qui a maintenu le vocabulaire trop confiné à la singularité. Ou au contraire d’un excès de termes abstraits hérités d’une langue an­térieure coupés de leurs racines concrètes. Une langue où la phrase se construit de manière à rendre limpides les vérités exprimées ou au contraire de syntaxe si pesante que l’intelligence reste téné­breuse. De maladresse dans le choix des signes visuels destinés à immortaliser les paroles les plus sages. L’adresse ou la maladresse sous ce rapport facilite ou empêche la tradition à la postérité du déjà connu et prépare ou retarde le progrès de cette postérité à de nou­velles découvertes, rend cette tradition et ce progrès accessibles à tous ou réservés à la seule élite capable de maîtriser une grammaire et une syntaxe et des caractères trop abondants et touffus. Certes, l’élaboration de ces instruments relève plus proprement de la gram­maire, mais celle-ci profite beaucoup d’être guidée par une saine logique.

La logique s’affaire plus proprement à rectifier ce qu’il y a d’ex­posé à l’erreur dans l’usage des instruments naturels proprement ration­nels. Or je le répète : notre capacité de maladresse et d’erreur, même là, est presque infinie. Elle n’est limitée que par quelques vérités de départ que la nature ne nous laisse ni ignorer ni fausser.

Il se trouve ici, entre nécessité naturelle et besoin de règles com­plémentaires, une relation très comparable à la correspondance qu’entretiennent la loi naturelle et l’éthique. Du bien de l’homme, de la perfection de sa vie, la nature a déjà décidé avec grande déter­mi­nation. N’en déplaise aux existentialistes, nul ne peut décider à sa guise de l’essence de l’homme, ni de ce qui la complète ou la me­nace. Chacun ne peut agir à son avan­tage qu’en se pliant à la loi fondamentale imposée par la nature. Aussi appartient-il à la phi­losophie de la nature de définir le bonheur susceptible de constituer la meilleure vie pour un être humain, de même que les vertus à développer et à pratiquer pour vivre heureux. Si bien que là aussi on finit par s’interroger sur la place disponible pour une éthique et pour une prudence, pour la découverte de règles capables de s’ajouter à la loi naturelle pour en rendre plus aisée et plus efficace l’accom­plis­sement. Là aussi cependant l’ex­périence dénonce notre capacité quasi infi­nie de contrarier notre nature, d’agir mal et d’en devenir malheu­reux, capacité seulement limitée par le naturel et nécessaire désir du bonheur et l’unique critère du bien pour motiver l’action. Le bonheur requiert un ajustement continuel à tant de circons­tances différentes que la nature ne pouvait y procéder à l’avance pour chaque homme en chacune des situations qui lui sont données à vivre. Elle a dû lui laisser la liberté de découvrir avec sa raison ces ajustements et de développer en sa volonté et son appétit les quali­tés indispensables pour s’y ­plier facilement.

La découverte de la vé­rité sur les êtres qui l’entourent requiert ainsi de l’homme une va­riété infinie dans l’agencement des con­cepts qu’il forme concernant les essences que l’observation sen­sible lui donne d’appréhender, de même que dans l’ordonnance des mots qui vise à en rendre compte. Là non plus la nature ne pouvait pas d’avance tout fixer et elle a dû laisser à l’homme l’aptitude à penser presque n’importe quoi et à dire n’importe quoi, dans le risque qu’il sombre dans les erreurs les plus évidemment stu­pides.

À mesure qu’on prend conscience de sa capacité d’errer, on dé­couvre son besoin de revenir sur la démarche de sa raison, de com­parer les pas qui ont conduit à certaines vérités et ceux qui ont mené à l’erreur, de façon à se munir de règles pour refaire plus aisément les premiers et éviter les seconds : c’est la naissance de la philo­sophie rationnelle, de la logique, destinée à faciliter la réalisa­tion concrète et libre des obligations naturelles décrites par la psy­cho­logie, comme l’éthique l’est à faciliter l’obéissance à la loi mo­rale naturelle.

Place

La nature assure déjà qu’on découvre la contradiction comme incompatible avec la vérité. Comme Aristote l’assure, même Héra­clite a été incapable de penser autrement, aussi fort ait-il déclaré le caractère contradictoire de l’être. La logique découvre en complé­ment qu’on respecte cette obligation de ne pas se contredire, quand on s’avance vers une nouvelle vérité, en usant d’un moyen terme auquel convienne adéquatement l’attribut dont procède cette nou­velle vérité et qui convienne lui-même adéquatement au nom auquel on doit l’assigner. Voilà le principe ‘dici de omni’, qu’aucun raison­nement sain ne peut ba­fouer, dont le logicien découvre toutes les modalités légitimes et illégitimes, lesquelles Aristote a énumérées et illustrées dans ses Premiers Analytiques. Toute matière ne se laisse pas aisément ordonner avec une pareille rigueur et tout esprit n’est pas d’emblée préparé à le faire. La plus haute perfection s’atteint quand le raison­nement devient démonstration, élevant la raison à une connaissance de science, un succès seulement accessible en une matière né­cessaire et à une intelligence qui a développé parfaite évi­dence des prémisses qui l’énoncent. Aristote a consacré ses Seconds Ana­lytiques à clarifier les conditions auxquelles pareille démarche doit satisfaire.

Aussi précieuse et désirable soit-elle, la démarche dé­monstrative ne constitue cependant pas notre activité d’apprentissage la plus cou­rante. La matière qui nous intéresse le plus souvent, trop contin­gente, ne prête pas à démonstration. Et même quand la matière d’in­térêt présente suffisamment de nécessité, notre raison, d’abord et le plus souvent privée de son évi­dence, n’est pas d’emblée en état d’en tirer une démonstration. Plutôt que sur l’évidence, on doit long­temps compter sur l’endoxalité, c’est-à-dire sur la simple garan­tie que donne l’inclination naturelle de notre raison à préférer l’une des con­tradictoires, inclination dont témoigne le fait que tous ou la plu­part, ou du moins ceux qu’ils réputent pour sages, pensent déjà de la sorte. Aristote a rédigé ses Topiques pour guider cette découverte de l’opinion la mieux fondée, qui occupe le plus clair de l’activité spé­culative : il y décrit les ins­truments grâce auxquels on collige les endoxes, ces succédanés de l’évidence, et y énumère, justifie, illustre les lieux qui permettent de les exploiter et de s’approcher le plus possible, grâce aux rai­sonnements qu’ils inspirent, des vérités qu’éventuellement on de­viendra peut-être à même de dé­montrer.

Le désir de la vérité parfaitement connue en a porté beaucoup, spé­cialement de­puis Descartes, à mé­priser cette connaissance dia­lectique fondée sur l’endoxe. À sous-estimer aussi la difficulté et la rareté de la dé­monstration. Plusieurs exégètes d’Aristote ont même pro­clamé désuets ses To­piques, une fois rédigés ses Seconds Analy­tiques.[1] Le besoin d’une démarche plus humble se fait pour­tant per­manent. En plus de représentations universelles de matières qui ne prêtent pas à évidence ou dont la raison n’est pas encore en état d’en obtenir, il est des matières si contingentes, si entachées de sin­gularité, que leur discussion ne peut pas revêtir la forme stricte du raison­ne­ment des Analytiques. Aristote remarque que ce qui s’en rapprochera au mieux sera un raisonnement tronqué qu’il qualifiera tour à tour de politique et de rhétorique, et auquel il assignera le nom d’enthymème. Pareil raisonnement, observe-t-il, gagne si diffi­cilement l’adhésion de l’intelligence que l’affectivité est requise pour la conduire jusqu’à la conclusion. Encore là, un traité spécial, la Rhétorique, examine la nature et l’usage de cet avorton ration­nel : un premier livre procure les lieux spécifiques de ses trois genres principaux; un second énu­mère ceux de son appel aux pas­sions; un troisième informe sur les procédés dramatiques suscep­tibles d’aider son auditeur à l’accueillir. Enfin, certaines matières d’inté­rêt sont si fluides que la raison ne trouve de motif pour y adhérer qu’en de certaines impressions trans­mises par des métaphores et différents procédés figuratifs, n’y trou­vant fondement pour aucun argument à proprement parler. La Poé­tique voit à la conseiller en ce domaine.

Mais revenons au raisonnement, qui se mérite ce nom en tant que démarche naturelle de la raison en progrès du connu à l’inconnu. Le logicien prend conscience, comme prérequis à tout pas de ce genre, de conditions auxquelles le jugement sur toute vé­rité, ainsi que son expression vocale, doivent satisfaire pour constituer une interpréta­tion cor­recte de nos concepts à cette fin. C’est l’objet spécifique de ce traité De l’interprétation qu’on s’apprête à lire. Le logicien nous y parle à profusion de l’énon­ciation, seule interprétation valide de la vérité, ainsi que du nom et du verbe, ses éléments obligés, en leur essence et en leurs propriétés, et en les divers écueils que doit éviter leur usage adapté à la con­naissance et à son expression.

Comme dans le cas de tout traité logique, deux mésinterprétations menacent d’empêcher l’appréhension de son véritable sujet. La pre­mière serait d’en attendre quelque enseignement sur la réalité exté­rieure ou même intérieure à l’intelligence. Il appartient à la philoso­phie de la nature de dévoiler la réalité extérieure à l’intelligence qui constitue le contenu matériel des énonciations concrètes dont le lo­gicien s’affaire en ce traité à analyser la forme et les proprié­tés. Il appartient de même à la psychologie de décrire en leur réalité intel­lectuelle les opérations – appréhension des essences, formation de concepts, jugement et manifestation de leur adéquation à la réa­lité – indispensables au développement de la connaissance. Le logi­cien s’intéresse plus précisément à l’usage et à l’agencement libres, et faillibles, de ces intruments naturels dont découle le progrès qu’ils apportent à la connaissance. Il reste que cet intérêt du logicien s’en­racine si profondément dans les opérations naturelles de la raison que pour parler intelligiblement des efforts libres de celle-ci pour at­teindre la vérité, il doit assumer un fond qui tient plus de la psycho­logie que de la logique, assez comme le moraliste, quand il règle l’action humaine, doit assumer une bonne dose de l’enseignement du psychologue sur la nature humaine.

La seconde mésinterprétation tient à croire trouver dans l’activité logique quelque éclairage sur une langue donnée, sur les parties du discours qu’elle comporte et sur leur construction appropriée. Ce travail est celui du grammairien et ne se confond pas avec celui du logicien, même si leurs considérations se ressemblent souvent assez pour inviter à l’usage d’un vocabulaire commun. Cette homonymie est destinée à profiter de la facilité plus grande de la considération grammaticale, mais elle ne va pas sans le danger de porter l’intelli­gence inexpérimentée à confondre les deux sujets d’intérêt. C’est dans ce style de déviation que d’aucuns imagineront la logique d’Aristote si liée à la langue grecque qu’elle en serait disqualifiée pour guider la pensée d’un esprit chinois.

Une semblable homonymie est aussi souvent l’occasion de la pre­mière mésinterprétation. En effet, être, tant comme nom que comme verbe, intervient dans la facture de l’énonciation. Il en devient très dif­ficile à l’intelligence inexpérimentée de rester consciente que l’énonciation, le plus souvent, ne parle pas de réalité, d’existence, mais de convenance d’un attribut à un sujet. L’énonciation use du verbe ‘être’ pour signifier qu’en son attribut et en son sujet, on parle de la même entité, désignée par un nom pour laisser savoir de quoi on parle, puis par un verbe qui renvoie à une conception plus fami­lière et use de l’être pour signifier leur identité. Ainsi, ‘l’homme est animal’ désigne avec le nom ‘homme’ de quoi il s’agit et par ‘est animal’ de quelle notion déjà familière on use pour se le représenter – animal –, ainsi que la convenance, l’identité des deux – l’un est l’autre –. Aucune énonciation, aucune expression d’une vérité, ne va sans ces deux aspects du verbe, bien qu’ils ne soient pas toujours exprimés aussi distincte­ment. En bien des cas, l’aspect d’assimila­tion ne se manifeste que dans la conjugaison du verbe destinée à exprimer le temps de sa validité; c’est ainsi que ‘Pierre danse’ implique que de quelque façon Pierre est en danse. En d’autres cas, inversement, c’est l’autre aspect, la conception plus familière, qui se confond avec la conno­tation de son assimilation au sujet. Ainsi, ‘Pierre est’ exprime que l’être même, l’existence, constitue ce qu’on entend manifester du sujet : pour distinguer plus clairement les deux aspects confondus dans l’unique mot ‘est’, on pourrait traduire en ‘Pierre est un être’, Pierre est réel.

Propos

Ce traité nous parle donc d’interprétation. Qu’est-ce à dire au juste? Le sens de ce titre n’est pas tout de suite manifeste. Interpréter, c’est donner le sens, l’intention d’une parole, d’un geste, d’un signe quel­conque. Les signes qu’il s’agit d’interpréter, dans notre contexte, ce sont les concepts que la raison se forme en sa première opération, par une abstraction toute naturelle à partir des images sensibles que les réalités qui se présentent à notre appareil sen­sible déclenchent en lui. Tout le contenu de ces concepts leur vient des réalités obser­vées. En sa seconde opération, la raison interprète ces con­cepts, elle juge et exprime en retour quelles réalités ces concepts permettent de se représenter et signifie l’adéquation de cette représentation.

À cette interprétation ne concourent pas absolument tous les mots et toutes les paroles qu’on prononce, mais seulement celles qui se qualifient comme vraies ou fausses, c’est-à-dire justement comme adéquates, conformes aux réalités visées. Il s’agit précisé­ment des énonciations et, à titre instrumental, de leurs éléments. Notre propos laisse donc de côté tout ce qui s’interprète non comme représenta­tion de la réalité, comme sa connaissance, mais plutôt comme indi­cation des élans de notre affectivité : la prière et le souhait, qui tra­duisent ce qu’on attend d’un supérieur à soi; le comman­dement, qui traduit ce qu’on attend d’un inférieur; l’interpellation, tra­duisant un désir d’attention; même l’interrogation, qui manifeste ce qu’on dé­sire connaître. Bref, la phrase qui interprète, c’est celle qui pointe une réalité à éclairer et lui attache un concept comme apte à l’éclairer, c’est l’énonciation.

Division

Ce traité parcourt toute considération susceptible de faire com­prendre la nature et de guider l’usage de l’énonciation. En com­mençant par ses éléments : le nom et le verbe, ainsi que le sens et le rôle que joue en ce dernier l’expression de l’être; en continuant avec ses parties subjectives : l’affirmation et la négation; en scrutant cette propriété qu’elle a de s’opposer à d’autres, propriété qui l’habilite tout spécialement à écarter le vrai du faux; en parcourant les degrés d’assurance auxquels la réalité se prête dans ce discernement : pos­sibilité et impossibilité, contingence et nécessité; en énumérant en­fin les conditions de son unité et de sa multiplicité, de sa simplicité et de sa composition, ainsi que les équivalences et les inférences qu’éta­blissent entre elle et d’autres de même nom et de même verbe tout le jeu de l’affirmation et de la négation du nom et du verbe.

Authenticité, traductions, commentaires

Je le disais en commençant, la nécessité de pareil traité n’apparaît pas d’emblée, tant sont élémentaires les considérations qu’il ap­pelle. L’opportunité de le traduire de nouveau ne saute pas non plus aussitôt aux yeux, après la récente traduction française qu’en a livrée Ca­therine Dalimier, dans le cadre de l’ensemble de l’Orga­non présenté par Pierre Pellegrin et Michel Crubellier, renchérissant sur la traduc­tion déjà fort utile de Jules Tricot au siècle dernier.

Certes, des textes aussi fondamentaux et difficiles que les traités d’Aristote ne disposent jamais de trop d’outils pour assister leur in­telligence. Mais cette nouvelle traduction se justifie surtout par son point de vue différent.

Mes prédécesseurs, il me semble, ont très suffisamment établi l’authenticité aristotélicienne de ce traité, jamais sérieusement mise en doute. Malgré sa brièveté, le rapport qu’en fait Tricot est élo­quent : « Son authenticité, qui est aujourd’hui généralement recon­nue, a été longtemps discutée. Andronicus, premier éditeur d’Aris­tote, le rejetait déjà pour la raison qu’on ne trouverait au­cune allusion à ce traité dans les autres ouvrages du Stagirite. Pour­tant son attribution est certaine. Alexandre d’Aphrodise n’en doutait pas, et une étude attentive de la pensée et de la langue ne peut que con­firmer cette manière de voir. Le chapitre 9, où se trouve exposée la célèbre théorie des futurs contingents, peut donner à cet égard des indications particulièrement précieuses. Beaucoup de cri­tiques, frap­pés des allusions contenues dans ce chapitre aux doc­trines des Méga­riques et de la forme mûrie et achevée de l’expo­sition, n’hésitent pas à déclarer que le De Interpretatione doit être chronologiquement rattaché aux derniers ouvrages d’Aristote, le­quel, en tout cas, l’aurait remanié pour répondre aux thèses d’Eubu­lide de Mégare sur la contingence des futurs. Quoi qu’il en soit, il est incontestable que l’argumenta­tion développée, tant dans le cha­pitre 9 lui-même que dans les autres, est de la meil­leure veine d’Aristote. Le problème de la consécution des mo­dales, par exemple, est posé et résolu au chapitre 13, avec toute la maîtrise de l’auteur… Notre conclusion est donc que l’authen­ti­cité … de l’Her­meneia ne saurait raisonna­blement être mise en doute. »[2] Mme Da­limier remarque de même que « la seule réserve connue sur l’au­thenticité est celle du premier ‘éditeur’ systématique d’Aristote, Andronicos de Rhodes (première moitié du 1er siècle avant notre ère) »[3], citée par Ammonios dans son commen­taire.

Ils ont aussi confronté les opinions émises par différents exégètes sur l’intention, la nature, la place du traité dans l’Organon. Pelle­grin, spécialement, s’est beaucoup interrogé, a beaucoup conjecturé sur ce qu’on doit, des différents textes de l’Organon, à leurs édi­teurs succes­sifs, avant ou après Andronicos, d’allégeance aristoté­licienne ou stoï­cienne. Ils ont accompagné leurs traductions de bibliographies et d’index abondants. Je ne referai pas ce travail.

J’adopte aussi en général les choix faits par Minio-Paluello dans l’établissement du texte critique.

J’annonçais une perspective différente pour cette traduction. Dif­férente au point qu’elle ne rend pas aussi impératif de savoir de qui au juste pro­vient telle formulation ou tel choix sémantique du texte aristotéli­cien, si chaque mot est originellement d’Aristote ou de dis­ciples ou d’éditeurs, ou même s’il faut en créditer une ascendance purement aristotélicienne ou quelque influence stoïcienne. Comme je le faisais ressortir au début de cette in­troduction, je ne vois pas dans l’Organon l’auteur ‘cons­truire’ une lo­gique, ‘édifier’ un sys­tème rationnel de son cru. Plutôt, je le vois, après un temps d’expé­rience intellectuelle, revenir sur les actes qu’il a posés plus ou moins spontanément et découvrir avec un succès impressionnant quelle forme la nature de la raison humaine impose à l’appren­tissage, quel ordre elle exige pour qu’on parvienne à la vérité, aussitôt ou à la suite d’une démarche plus ou moins longue, toujours moyennant des con­cepts universels abstraits de l’observa­tion sen­sible et leur interpréta­tion en vue d’une représentation adé­quate de réalités à connaître. Reconnaître cette intention de fond chez Aris­tote fournit un critère supplé­mentaire pour saisir l’inten­tion et le sens de chacune de ses considérations, ainsi que pour en apprécier la justesse. Car il ne cherche pas à décrire une construction arbi­traire issue du fond de son imagination, mais une réalité dont cha­cun a une expérience plus ou moins développée. Chacun apprend toute sa vie, chacun passe chaque jour du connu à l’inconnu sur bien des plans, chacun peut ainsi, avec l’aide d’Aris­tote tout au cours de son Organon, prendre une cons­cience plus ou moins claire du détail des opéra­tions intellectuelles qu’il accomplit spontanément avec plus ou moins d’adresse et de succès. C’est l’ambition de cette nouvelle tra­duction de contribuer à cette prise de conscience en aidant le lecteur du traité De l’interpré­tation à re­connaître dans les formulations d’Aristote ces opérations intellec­tuelles que chacun pose quand il apprend quoi que ce soit et quand il en rend compte en disant ce qu’il croit vrai. De façon qu’il lui devienne loisible de le faire mieux. Pour y arriver, j’userai du vocabulaire le plus fran­çais possible, pour élimi­ner la fausse impression ésotérique que peuvent dégager les formu­lations aristoté­liciennes traduites trop techniquement ou trop géné­reusement trans­littérées. Je donnerai en note les termes grecs et latins correspondants chaque fois que le lec­teur pourra sentir un besoin de véri­fier que je ne m’écarte pas de l’intention d’Aristote. Surtout, je joins à cette traduction celle du commentaire de saint Thomas d’Aquin, complété par le cardinal Cajetan, rédigé dans le même esprit. Je donnerai aussi en notes d’abondantes références aux commentaires de saint Albert le Grand et de Pacius, eux aussi attachés à tirer du texte aristotélicien une aide pour penser plus correctement.

Cette perspective différente fait recevoir autrement chacun des traités de l’Organon, sans se laisser happer par l’interprétation poé­tique que suggèrent de plus en plus les us et coutumes des logi­ciens contemporains. À mon sens, le point de vue aristotélicien en est un théorique, spéculatif; il contemple, analyse et décrit une manière d’ordonner ses pensées intimement liée à la nature de l’intelligence humaine. Pour illustrer en un domaine plus concret, en conseillant qui souhaite marche de manière plus élégante ou plus efficace, on se laisserait mesurer par le fonctionnement que leur nature impose aux jambes et à leurs articulations. Tout à l’opposé, le logicien contem­porain fonc­tionne en mode poétique, en entendant ce qualificatif selon son éty­mologie : il fabrique assez librement des opérations arti­ficielles, d’un rapport très lâche avec la nature de la pensée. Comme quiconque calcule, il cherche plutôt à penser moins qu’à penser mieux.

Le logicien contemporain voit dans les Attributions la production arbitraire de pièces simples – des classes, des fonctions – qu’il s’agira ensuite de combiner pour produire des propositions. Aristote fait pourtant toute autre chose : remarquant que la représentation de l’essence d’une réalité progresse du confus au distinct – du genre à la différence –, il prend conscience que tout effort de définir trouve son premier pas dans l’une d’une dizaine des conceptions les plus communes qu’on abstraie de la perception de réalités : il présente ces dix attributions entre lesquelles tout essai de découvrir ce qu’est quoi que ce soit doit choisir pour com­mencer à le concevoir.

Le logicien contemporain cherche à retrouver dans De l’interpré­tation un ancêtre de sa façon à lui de construire des propositions qui équivalent plus ou moins à des équations, des classifications. Aris­tote, quant à lui, découvre comment la raison désigne naturellement ce qu’elle arrive à connaître – par un nom – et la notion qu’elle interprète comme adéquate à cette fin – par un verbe –, de même que l’agencement par lequel elle exprime cette vérité – l’énoncia­tion.

Le logicien contemporain prend les Premiers Analytiques comme un effort primitif de ‘logique totalement formelle’ où se trouveraient énumérées les manières variées de combiner ‘n’importe quels termes’ pour créer une inférence infaillible. Aristote, plutôt, recense les rapports d’universalité indispensables entre les termes de propo­sitions pour imposer, quant à un problème, le choix de l’une des contradictoires, sous peine de contrevenir au principe de non-con­tradiction.

Quant aux Seconds Analytiques et aux Topiques, la différence de­vient abyssale. À l’image de ses propres conceptions ‘logiques’, le contemporain ne trouve dans le premier de ces deux traités que des consignes pour réorganiser plus clairement une inférence décou­verte spontanément. Aristote, lui, précise quelles conditions maté­rielles rendent possible, partant de prémisses dont la discussion a préparé l’intuition, la découverte d’une démonstration dont s’en­suive la certitude scientifique de l’une des contradictoires d’un pro­blème. Le contemporain ne voit dans les Topiques que les règles ar­bitraires d’un jeu dialectique propre aux Grecs, tandis qu’Aristote y entend décrire le cheminement heuristique le plus naturel de la raison, c’est-à-dire l’exploitation d’endoxes qui assure d’opter pour l’opinion la mieux justifiée et de ce fait prépare la saisie immédiate de principes propres à fonder une démonstration.

En somme, depuis quelques siècles, s’est progressivement et con­sidérablement développée une ten­tative homonyme de remplacer la logique par une activité presque totalement différente : la ‘logique’ symbolique ou mathématique, et les exégètes récents de l’Organon en ont été fort contaminés. Inspirée en réaction à la frustration exas­pérante qu’inflige l’expé­rience continuelle de l’erreur, la ‘nouvelle logique’ se veut et se prétend un instru­ment plus efficace que celle de conception aristotélicienne pour prémunir contre l’erreur. Dans cette fin, elle s’efforce de remplacer par mieux tout ce dont la pen­sée use naturellement et jusqu’à ses opérations les plus caracté­ris­tiques, à mesure qu’elle les soupçonne de susciter des occasions d’erreur.

Le logicien moderne a commencé par suspecter la langue natu­relle de mal servir l’interprétation que la raison fait de ses concepts pour signifier la réalité. Il rend son usage de l’homonymie respon­sable de la plupart des erreurs. Aussi entend-il remplacer cette langue par une autre qu’il juge plus rigoureuse : il se défait des mots, signes auditifs estimés trop ambigus, trop éphémères, trop chargés d’affec­tivité, et crée à leur place des symboles visuels précis et stables auxquels il se fait fort de ne confier qu’une signification unique et claire. – Plus ou moins consciemment, il remplace ensuite la rela­tion de l’universel au particulier, qu’il trouve trop vague, par une évidente relation d’inclu­sion d’objet dans une classe, qui lui paraît plus simple, plus nette, plus facile à régler. – Se méfiant de la pro­pension de la raison à jongler avec des concepts universels, il ra­mène tout effort d’énoncer à une attention à des singuliers, éven­tuellement à tous les singuliers susceptibles d’exister. Il peut ensuite regarder l’énonciation comme une fonction, une opération appliquée à des variables singulières liées de diffé­rentes façons. – À la suite de toutes ces substitutions, il se sent prêt à remplacer la pensée elle-même, qui montre tant de tendance à errer, par un calcul sûr, à subs­tituer aussi à la logique, art de penser, une grammaire et une syntaxe de symboles, capables de mouve­ments assurés, guéris de tout erre­ment, comme déjà un calcul s’est imposé à la quantité pour trouver toutes ses expressions équiva­lentes sans aucune faute.

Le logicien moderne découvre alors, incidemment, que son désir intempérant de certitude l’a conduit à limiter toute démarche ration­nelle à une tautologie. Il échappe à l’erreur dans ses opérations au prix de se contenter de piétiner; c’est en évitant d’avan­cer qu’il arrive à ne pas tomber. En somme, il réalise que toutes ses élucubrations ne l’aident nullement à penser. Qu’à cela ne tienne! Il ne va pas y renoncer, il ne va pas admettre qu’il ne s’agit donc pas de logique. Non, il prononce qu’en fait la logique n’a pas pour capacité ni pour fonction d’aider à penser. Elle peut seulement, une fois qu’on a pensé ingénument, aider à vérifier si par chance on l’a fait rigou­reusement.

Toute cette fièvre logique du siècle dernier présente un avantage accidentel. Elle prouve à répétition l’impérieuse nécessité d’un traité comme celui De l’interprétation, car elle tient toute sa ‘fécon­dité’ d’une ignorance ou d’une méconnaissance de son con­tenu. En somme, la façon la plus efficace de prendre conscience de l’utilité incontournable de ce traité est de confronter les logiques aristotéli­cienne et moderne. Manœuvre qui ne s’avère cependant pas aisée. Le logicien moderne, même quand il se tient à l’intérieur du voca­bulaire traditionnel, modifie tellement les entités concernées que la confron­tation devient désespérément inaccessible, comme un dialogue avec un sourd. Chaque déclaration demande rectification pres­qu’à chaque mot, tant la longueur d’onde a peu de commun.

Pour y arriver au bénéfice de mon lecteur, j’ai jugé bon d’opposer directement Aristote, autant que je le comprenne, à un interprète de la logique contemporaine qui m’a paru assez autorisé, du fait de s’exprimer aussi nettement que possible et de s’en tenir aux notions les plus fondamentales. C’est ainsi que je livre dans les prochaines pages le commentaire qu’Aristote ferait, à ce qu’il me semble, au chapitre de Robert Blanché sur l’analyse des propositions, considé­ration la plus proche de ce qu’entreprend Aristote dans son traité De l’interprétation. Ce commentaire persuadera, je l’espère, de vouer une étude sérieuse à ce traité.

Aristote vs Blanché

Il est très difficile, je viens de le dire, pénible même, de con­fronter les con­cep­tions des logiques moderne et aristotélicienne. Tant de varia­tions op­posent entre eux les partisans de la moderne que des canons en ressortent à grand peine sur leurs conceptions les plus fonda­mentales. Chacun, de plus, justifie ses élaborations comme des remèdes à des déficiences dont il accuse une logique dite clas­sique, issue d’on-dit de manuels de vulgarisation donnés comme équipol­lents à la conception aristotélicienne. Ces accu­sations s’inspirent systématiquement de mésinterpréta­tions de doctrines dites tradition­nelles, de sorte qu’elles forment une vaste igno­rance de la réfuta­tion qui appelle correction et rectifi­cation à chaque phrase, quand ce n’est pas à chaque mot. Ce dialogue avec un sourd instille l’impression que les objets des deux logiques sont si étanches qu’ils inter­disent toute comparai­son ou confrontation, de sorte qu’on se sente exempté de s’y essayer.

Les deux pontifient pourtant sur la pensée, l’usage des mots, leur signification, l’expression de la vérité, la rigueur de raison­ne­ment et devraient donc se rencontrer quelque part. Je tenterai ici de les for­cer au dialogue, mais à l’intérieur de balises pra­ti­cables. Comme je viens de l’annoncer, j’élis Robert Blanché, dans son Intro­duction à la logique contemporaine[4], comme interprète de la lo­gique récente, vu la clarté générale de ses ex­posés. Tout ce que je mentionnerai de lui devra s’en­tendre largement de la logique d’aujourd’hui, sans ré­vérence aux nuances qu’exigeraient les divergences entre ses di­verses sommités. Je me trouverai ainsi con­traint de rectifier à tout propos Blanché quant aux conceptions dont il crédite la logique ‘classique’ et de juger du caractère adéquat ou non des vues res­pec­tives d’Aris­tote et de nos contemporains.

Pour faciliter la lecture, je donne le texte de Blanché sous format de citation. On devra être conscient qu’à moins d’indication con­traire, les notes de bas de pages attachées au texte de Blanché sont de lui. Au besoin, je donne en notes attachées à mon propre com­mentaire les ré­férences à l’Organon qui justi­fient mes appréciations.

31. La proposition attributive classique

La logique classique[5], on le sait, ramène toute proposition élé­mentaire à la forme attributive S est P (sujet-copule-prédi­cat) : comme si tout jugement revenait finalement à affirmer ou à nier l’inhérence d’un attribut à une substance.

Voici déjà une simplification à l’extrême qui rendra plus fa­cile de dénoncer des déficiences du côté traditionnel. Pourtant, Aristote, qui consacre tout le second livre de son traité De l’in­terprétation aux diverses formes que revêt l’énonciation, dis­tingue très nettement, entre autres formes, les énonciations dont l’attribut tient tout entier au verbe ‘être’, celles où le verbe ‘être’ se détache de l’attribut et marque simplement la composition de celui-ci avec le sujet[6], et celles où le verbe n’affiche pas comme tel le verbe ‘être’, mais connote sa fonction de copule moyen­nant son temps[7].

Auparavant, il a défini la constitution de l’énonciation par deux éléments, le nom et le verbe – Blanché devrait plutôt illus­trer comme ‘N – V’ l’énonciation aristotélicienne –, le premier si­gnifiant la réalité que l’énonciation entend faire con­naître, le second à la fois la réalité dont elle use à cette fin et la composi­tion ou iden­tification à laquelle elle se prête avec la réalité à faire connaître. Par exemple, dans ‘Pierre est’ ou ‘l’homme est’, ‘Pierre’ et ‘homme’ signifient les réali­tés qu’on s’intéresse à connaître, tandis que ‘est’ signifie ce qu’on en connaît, leur exis­tence, et prononce comme vraie l’identification actuelle de Pierre et de l’homme comme d’êtres réels; de même, dans ‘Pierre est homme’ et ‘l’homme est animal’, ‘Pierre’ et ‘l’homme’ jouent le même rôle, mais se font con­naître respecti­vement comme indivi­du de nature hu­maine et espèce de nature animale, du fait que le verbe ‘être’, cette fois, indique simple­ment la convenance, l’iden­tification de ces natures comme celles de Pierre et de l’homme; enfin, dans ‘Pierre guérit’ et ‘l’homme rit’, les verbes signifient la santé recouvrée et le rire, ainsi que le fait que ces propriétés conviennent respectivement à Pierre et à l’homme.

Par une autre réduction qui prépare des confusions à venir, Blanché caractérise comme ‘substance’ le sujet de toute énon­cia­tion. En cela, il s’écarte déjà d’Aristote, qui ouvre ce rôle à toute réalité qu’on pourrait s’intéresser à connaître, fût-elle une substance, une quantité, une qualité, une relation ou n’importe quel autre acci­dent, et fût-elle considérée en un individu ou sous quelque degré d’abstraction : espèce spécialissime, genre géné­ralissime ou n’im­porte quelle con­ception intermédiaire, fût-elle même une entité lo­gique ou imaginaire.

Tolérable à la rigueur dans la langue grecque, accordée, d’autre part, à la métaphy­sique d’Aristote, pareille réduction a depuis longtemps, et bien avant la critique logistique, paru dis­cutable.

Après une amputation aussi dramatique, Blanché veut bien ‘à la rigueur’ ‘tolérer’ l’énonciation aristotélicienne pour la langue et la métaphysique d’Aristote. Ce dernier n’aurait cure de pa­reille con­cession : il ambitionne une logique qui rende compte de l’ordre à mettre par tout homme en ses pensées en n’importe quelle langue; il en refuserait une restreinte à sa propre pensée en sa propre langue.

Non seulement elle oblige souvent, notamment en fran­çais, à des tournures qui font violence à la langue, mais sur­tout elle suit de plus en plus diffi­cilement le mouvement de la pensée scienti­fique moderne, dont l’intérêt se transporte de l’être sur le /125-126/ devenir, et de la substance sur la rela­tion.

La flexibilité de la langue, française comme grecque, latine ou autre, peut rendre difficile de pointer précisément, dans une phrase un peu littéraire, le nom par lequel un locuteur signale de quoi il parle et le verbe par le­quel il indique ce qu’il en dit; elle peut porter un auditeur à des maladresses d’interprétation; mais il reste impos­sible à quiconque d’énoncer sans ‘dire quelque chose à propos d’autre chose’, pour rappeler la définition la plus simple avec la­quelle Aristote rend compte de l’énonciation[8]. Par ailleurs, repro­cher à Aristote de n’avoir traité l’être que comme une en­tité tout à fait statique, lui qui a consacré son traité majeur de philosophie naturelle à définir le devenir, ses propriétés et ses conditions, com­mande une candeur déroutante.

La proposition attributive correspond à la ‘phrase nomi­nale’ des linguistes – contaminée d’ailleurs par l’introduction d’un verbe, celui qui marque l’existence, pour faire fonction de co­pule – phrase qui convient par excellence à l’expression d’un état, essentiel ou accidentel, durable ou tempo­raire : Pierre (est) homme, Pierre (est) malade.

Mine de rien, Blanché introduit ici la confusion qui ruinera tout son exposé, en ignorant que le verbe ‘être’ revêt un autre sens que celui de ‘marquer l’existence’, quand il joue le rôle de copule : il indique alors seulement la convenance de l’attribut au sujet, sans aucunement préjuger de l’existence réelle d’indi­vidus où elle puisse s’observer.[9]

Plus radicalement, Blanché ignore qu’à propos de toute entité ou nature à connaître, on peut se livrer à trois considérations bien dis­tinctes. En s’efforçant de connaître l’homme, par exemple, on peut s’y intéresser absolument, sans référence aucune à son existence ni aux propriétés que l’existence lui fe­rait revêtir; on trouvera alors qu’on peut le voir comme animal, bipède, raisonnable, capable de rire, de développer des arts, des sciences, capable de santé, toutes propriétés qui lui con­viennent absolument et toujours. On peut aussi s’y inté­res­ser relativement à son existence réelle et trouver alors que l’homme est un individu, blanc ou noir, jeune ou vieux. On peut enfin s’y inté­resser relativement à l’existence qu’il acquiert dans la raison quand elle le connaît; on découvrira là qu’il est concept, uni­ver­sel, espèce, attribut, sujet, substance, moyen terme. En confon­dant les trois types de consi­dération, Blanché devra faire face à une foison d’antinomies qu’il aura beau reprocher à la logique ‘clas­sique’, mais auxquelles aucune acrobatie mentale contemporaine n’arrivera à remé­dier.[10]

Mais presque toutes les langues connaissent aussi un autre type de phrase, la ‘phrase verbale’, où le verbe – déterminé éventuellement par des ‘compléments’ – marque, soit une action faite par un sujet qui est alors plutôt un agent, soit quelque chose qui lui survient en tant que patient : Pierre fume la pipe, Pierre se noie.

J’ai remarqué plus haut qu’Aristote compte comme variété de l’énonciation celle qui ne fait pas nommément intervenir le verbe ‘être’, mais use d’un autre.[11] Par ailleurs, que le verbe soit complet en un seul mot ou ait besoin de se compléter par des objets directs ou indirects ou par diverses circonstances ne touche pas la nature de son double rôle dans l’énonciation : exprimer d’une part, à quelle essence on recourt pour se représenter le nom-sujet, d’autre part sa conve­nance à cette fin.

Dans d’autres cas, la forme grammaticalement attributive re­couvre une pensée qui ne l’est pas. Dans Pierre est plus grand que Paul, d’une part plus grand que Paul n’est pas un attribut inhé­rent à Pierre puisque, sans que rien fût changé à Pierre, on ne pourrait plus l’affirmer de lui si Paul n’existait pas ou gran­dis­sait.

En ne reconnaissant que des qualités comme attributs, à la façon dont il n’admettait au rôle de sujet que des substances premières, Blanché se trouve bien embarrassé d’apprécier les autres manières d’être qu’on peut découvrir au sujet de son intérêt : qu’il soit quan­tifié, relatif à autre chose, agent, patient, quelque part, en quelque temps et ainsi de suite. Pierre peut très bien être vraiment beau-père de son gendre et plus grand que lui, malgré la précarité de ces rela­tions, destinées à disparaître à la mort de celui-ci sans même de changement chez Pierre. Il s’agit justement d’attributs qui lui con­viennent en son exis­tence réelle, non en sa nature absolue indépen­dante d’elle.

Paul, d’autre part, n’est pas une partie d’attribut, mais bien un porteur d’attributs au même titre que Pierre. C’est entre ces deux ‘sujets’ que ma proposition énonce un ‘prédicat’ qui est, ici, une relation. Le formulaire mathématique exprime plus exactement la structure d’une telle proposition lorsqu’il écrit : A > B. Le vrai schéma des propositions de ce genre n’est pas S est P, mais xRy.

Blanché perd ici le point de vue du logicien, qui observe dans l’énonciation comment la raison exprime sa connaissance, en mar­quant par l’attribut, le verbe, ce qu’elle connaît du sujet, le nom. Il ressort à ce point de vue que la même entité inter­vient tantôt comme sujet, quand on cherche à la connaître, tantôt comme attri­but, quand, la connaissant davantage, on s’en sert pour la connais­sance d’une autre. Ainsi, Paul, qu’on connaît mieux, peut effective­ment faire partie de l’attribut pour exprimer la taille de Pierre, qu’on veut con­naître. Qui connaît mieux Pierre, c’est lui qu’il intégrera à l’attribut, constatant que ‘Paul est plus petit que Pierre’. Mais quand on déclare que ‘Pierre est plus grand que Paul’, c’est à Pierre qu’on s’intéresse et on ne fait allusion à Paul que pour autant qu’il fait connaître Pierre : il est donc, oui, partie d’attribut, et complète ‘plus grand que’ qui, sans lui, n’aurait pas de sens. Ni « le formulaire mathématique » ‘A > B’, ni le « vrai schéma » ‘xRy’ ne disent autre chose, d’ailleurs : ‘A’ et ‘x’ y figurent le sujet qu’on veut caractériser, tandis que > B’ et ‘Ry’ y signalent l’attribut qu’on en croit pouvoir dire.

Enfin, les logiciens classiques eux-mêmes ont été embar­ras­sés par les phrases ‘impersonnelles’ qui, manifeste­ment, n’ont pas de sujet; il pleut, il y a foule ce soir. Mais il faut ajouter que bien des propositions pourvues d’un sujet gram­mati­cal ont néan­moins la valeur d’impersonnelles : la pluie tombe, le vent souffle; et si, décidant une promenade, je dis que le temps est beau et que le ciel est bleu, ma pensée serait sans doute mieux rendue par des formules comme il fait beau temps et même il y a ciel bleu. Tel est le cas des propositions d’existence en général.

Là encore, Blanché n’a manifestement consulté que des dis­ciples d’Aristote qui ne l’avaient eux-mêmes pas vraiment lu. Derrière toutes ces énonciations grammaticalement imperson­nelles, il se trouve logiquement une réalité dont on parle : la température, un événe­ment ou un lieu spécial, et il y a quelque chose qu’on en dit : qu’elle est pluvieuse ou ensoleillée, qu’il implique une présence nombreuse ou autre chose. Et même si, en considération relative à l’existence réelle, on use plus souvent de cette forme grammaticale, elle ne lui est pas réservée d’of­fice : ‘il y a beaucoup d’imitation chez l’homme’ renvoie logi­quement à l’homme comme sujet et lui attribue l’imitation comme pro­priété naturelle, avec plus de beauté littéraire dans l’expression, mais avec le même sens que ‘l’homme imite beau­coup’.

Mais, si nombre d’auteurs avaient reconnu l’étroitesse de la théorie classique des propositions, du moins ne mettaient-ils guère en doute son exactitude dans le domaine où elle se trou­vait confinée. C’est sur ce point que la critique moderne /126-127/ a été la plus originale, en révélant que, loin d’être parfaite en son genre, cette théorie était viciée par bien des confusions. Elle regarde comme catégoriques des proposi­tions qui sont hy­pothétiques; plus généralement, l’insuffi­sance de ses analyses l’empêche de voir que ses universelles et ses particulières, qu’elle traite comme simples et élémen­taires, sont déjà com­plexes.

Blanché n’a sans doute pas lu attentivement les longues pages qu’Aristote consacre à distinguer entre énon­ciations simples et mul­tiples, de même qu’à défi­nir les énoncia­tions hypothétiques, c’est-à-dire composées. Aristote donne comme critère radical de leur sim­plicité le fait de ne comporter qu’un seul sujet et un seul attribut, bien que par extension il admette aussi comme une seule l’énoncia­tion composée de deux autres au moyen d’une conjonction; inverse­ment, il considère comme la marque de plusieurs énonciations le fait de comporter plus qu’un sujet ou plus qu’un attribut, ou les deux à la fois.[12] Quant à l’énon­ciation composée, il la décrit par le fait d’en rattacher deux simples, l’une comme condition de l’autre (hy­pothé­tique), ou ex­clue par l’autre (disjonctive), ou cause de l’autre (cau­sative), ou simplement ajoutée à elle (conjonc­tive). Blanché s’ingé­niera à montrer que l’énonciation la plus simple en implique deux, dont l’une soit plus ou moins sous-entendue. J’indiquerai alors quel cas faire de pareille affirma­tion.

Elle ne songe pas, d’autre part, à préciser si elle donne ou non à ses propositions une portée existentielle; et les règles d’infé­rence qu’elle admet comme valables montrent que sur cette question elle n’adopte pas, fût-ce implicitement, une atti­tude ferme.

On voit poindre ici une conséquence de l’ignorance que j’ai signa­lée plus haut d’un fait marqué clairement par Aristote : l’homony­mie du verbe ‘être’, dont la présence dans une énon­ciation exprime tantôt l’existence réelle du sujet, tantôt simple­ment la convenance de l’attri­but au sujet, sans préjuger l’exis­tence de cas réels où on puisse l’ob­server.[13]

Quand d’ailleurs elle s’avise d’énoncer un jugement d’exis­tence, elle le fait entrer dans le même cadre que tous les autres, traitant ainsi l’existence comme un attribut, prédi­cable d’une substance au même titre qu’une qualité.

La première partie de la phrase est juste, si ce n’est son ton outré. De fait, Aristote considère que signaler le fait qu’un sujet existe en donne un aspect à connaître, de sorte que l’existence in­tervienne alors comme attribut. Cependant, il distingue clairement comme types d’attributs l’être comme tel, c’est-à-dire l’exis­tence comme telle, et les différents modes qui leur conviennent, selon qu’on est déclaré substance, ou qu’on se trouve assigné comme quantité, qua­lité, relation et ainsi de suite. Loin de lui, je l’ai déjà mentionné[14], l’idée de res­treindre à la substance indivi­duelle le rôle de sujet à connaître et à la qualité le rôle de l’attri­but susceptible de faire con­naître.

Elle n’a que très imparfaitement saisi l’originalité des pro­po­sitions singulières par rapport à celles qui ont pour ‘sujet’ un concept, et sur lesquelles repose toute sa théorie du rai­sonnement.

Encore une déclaration péremptoire étonnante, vu la minutie avec laquelle Aristote confronte les énonciations qui visent une entité universelle et celles qui s’intéressent à une entité singu­lière.[15]

Ces défauts – lacunes et erreurs – apparaîtront mieux devant le développement de la théorie moderne des proposi­tions, qui s’efforce de les éviter.

On peut déjà en douter…

32. Propositions d’inhérence et propositions de relation

L’étroitesse de la théorie classique étant son défaut le plus manifeste, on a cru d’abord qu’il suffirait de la doubler par une théorie des propositions de relation, propositions dont le déve­loppement de la pensée scientifique moderne montrait de mieux en mieux l’importance. Au schéma S – P, on ajou­terait donc le schéma xRy. Schéma plus souple et plus riche que le précédent, puisqu’à la monotonie de la copule tradi­tionnelle il oppose la di­versité des relations, lesquelles – in­dépendamment du contenu, dont la logique fait abstrac­tion[16] – se distinguent entre elles par la variété de leurs pro­priétés formelles (§49). De Mor­gan trace ainsi le programme et /127-128/ l’esquisse d’une lo­gique des re­lations. Et cette logique se trouve même finale­ment recouvrir une bonne par­tie du domaine qui paraissait réservé à la logique classique, puisque la syllogis­tique traditionnelle, qui né­glige les propo­sitions singulières ou mé­connaît leur originalité, se résout en une théorie des rela­tions d’inclusion entre classes.

J’ai déjà signalé ce qu’a d’incongru cette ambition de distin­guer fondamentalement l’énonciation qui attribue une relation de celle qui attribue une qualité ou n’importe quel autre mode d’être. Il faut toutefois dénoncer aussi la grossière méconception qui prête à la lo­gique ‘classique’ l’idée que la relation entre attri­but et sujet serait précisé­ment l’inclusion de celui-ci en celui-là comme en une ‘classe’. Le verbe ‘être’ marque pourtant on ne peut plus clairement qu’il s’agit d’identifier l’un à l’autre : ‘L’homme est animal’, dit-on, et non : ‘L’homme est dans ani­mal’. ‘Animal’ n’est pas conçu non plus comme une ‘classe’, comme une es­pèce de boîte ou de tiroir de rangement sus­cep­tible d’accueillir les objets qu’on voudra y dépo­ser, mais comme un concept universel, ce qui est tout autre chose. Ce qu’observe Aristote, c’est que notre con­nais­sance progresse na­turellement et néces­sairement du con­fus au distinct, de sorte qu’on se fait de la même réalité une représenta­tion d’abord très globale, puis de plus en plus précise[17], progrès qu’on retrouve dans la facture même de l’énonciation[18]. L’être, la substance, le vivant, l’ani­mal, l’homme et Pierre, c’est exacte­ment la même réalité, ce qui au­torisera leur assimilation l’un à l’autre comme sujet et attribut dans l’énonciation. Cependant, les premiers présentent une con­naissance extrêmement vague, abs­traite, confuse, de Pierre. ‘Pierre est un être’, ‘il est substance’, ‘il est vivant’, c’est tout à fait vrai. Mais dire cela de lui est en dire quelque chose de tellement imprécis qu’on pourra dire avec vérité la même chose de Paul, de sa vache et de la rose qu’il a offerte à sa femme. Mais mieux on arrive à connaître Pierre, plus on l’exprime à travers des attributs qui éventuelle­ment, au moins dans leur conjonction, ne s’assimileront qu’à lui : ‘Pierre est un homme de 28 ans qui a pour père Jean’. On ne peut en dire autant ni de Paul, ni de personne d’autre, hormis du jumeau de Pierre, avec qui il faut y regarder de près pour trouver des différences qui permettent de ne pas confondre les deux frères.

Subsiste du moins, irréductible à la proposition de rela­tion, la proposition singulière attributive, du type Socrate est mortel, celle qui répond exactement au schéma S – P. On aboutissait ainsi à envisager, comme l’a explicitement propo­sé Lachelier, la coexistence de deux logiques profondément distinctes, une lo­gique de l’inhérence et une logique des rela­tions, cette dernière plus apte à l’analyse de la proposition mathématique ou, plus gé­néralement, scientifique.

Fondée sur une radicale méconception de l’énonciation, cette ‘logique des relations’ ne peut laisser espérer grande aide pour la pensée. Si elle s’avère éventuellement « plus apte à l’analyse de la proposition mathématique », ce ne pourra être que dans la mesure où ce qu’on imagine comme proposition mathématique est hors pensée, hors mathématique même, et ne dépasse pas le calcul comme activité mentale.

Seulement, il n’était guère satisfaisant de scinder ainsi l’intel­ligence. D’autant moins que dans nos raisonnements les plus usuels, nous n’éprouvons aucune gêne à composer pro­positions d’inhérence et propositions de relation. À preuve l’exemple même traditionnellement proposé comme celui du raisonnement le plus simple et le plus obvie, celui de la mortalité de Socrate : la majeure y est une proposition de relation, énonçant que la classe des hommes est incluse dans celle des mortels, tandis que mineure et conclusion, attri­buant à Socrate l’humanité et la mor­talité, sont des proposi­tions d’inhérence.

On assiste ici à un autre dérapage capital, à la base de la lo­gique contemporaine, avec cette déclaration que ‘tout homme est mortel’ serait une « proposition de relation ». Blanché y lit « que la classe des hommes est incluse dans celle des mortels ». Ni ‘hommes’ ni ‘mortels’ ne sont de fait des ‘classes’, comme je le mentionnais plus haut[19]. Il s’agit d’universels, c’est-à-dire de na­tures conçues par la raison en abstraction de ce qui distingue entre eux ceux qui y parti­cipent : la nature humaine, celle qui fait de tous les hommes ce qu’ils sont, et la mortalité, la corrup­tibilité que tous les vivants hé­ritent de leur matière. Dans cet énoncé, la nature humaine et la mortalité ne sont pas mises en relation, mais identifiées l’une à l’autre, quoique de façon à tenir compte que l’une est essence et l’autre, un accident qui en dé­coule. On ne dit pas que ‘l’homme est mortalité’, comme on dit que ‘l’homme est animal’, mais qu’il est ‘mortel’. On fait de l’homme un paronyme de la mortalité, non son synonyme. Un procédé naturel pour exprimer qu’on découvre en une nature dé­jà connue de quoi faire connaître une autre à laquelle on s’inté­resse, c’est de lui attribuer son nom. Soit son nom tel quel, avec sa définition, de sorte qu’on l’en rende syno­nyme – de même dé­finition avec même nom –, si elle constitue son essence comme telle : ce qu’on observe dans ‘Socrate est homme’, ‘l’homme est ani­mal’, où Socrate devient synonyme de la nature humaine et l’homme, synonyme du vivant sensible.[20] Soit son nom modifié, de sorte qu’on l’en rende paro­nymede nom dérivé –, laissant en­tendre que sans constituer son essence comme telle, elle lui con­vient toutefois et coïncide avec elle en elle comme un acci­dent : ce qu’on observe avec ‘l’homme est mortel’, où l’homme devient paro­nyme de la mortalité.[21]

Au reste, la combinai­son de ces deux logiques laisserait en­core échapper bien des pro­positions, qu’on ne ramène que très artificiellement à l’un ou l’autre schéma, par exemple les phrases verbales du type Pierre dort.

Ce type d’énonciation, où le verbe ‘être’ n’apparaît pas explicite­ment, ne s’écarte pas radicalement en nature de l’énoncia­tion où ‘est’ sert de ‘copule’. La partie de l’énonciation qui men­tionne ce qui se dit du sujet, dit Aristote, prend naturelle­ment nature de verbe. C’est dire qu’elle combine la significa­tion d’une nature, comme le fait le nom, avec la connotation d’un temps, comme expression de la combinaison de la nature signi­fiée avec celle du sujet pour faire connaître cette dernière.[22] Ainsi, ‘dort’ renvoie au sommeil, comme nature signifiée, et la compose avec ‘Pierre’, moyennant le temps présent, qui exprime le temps où cette combinaison vaut. C’est pourquoi Aristote signale que le sens ne diffère pas si on scinde ces deux aspects de ‘dort’ et qu’on dise, avec ‘être’ et le participe présent : ‘Pierre est dormant’, ou ‘est à dormir’, ou ‘est en train de dormir’. Certes, comme le note Blanché, cette expression séparée du sens et de la composition fait moins naturel; aussi ne parle-t-on normale­ment pas ainsi. On ne comprend pas très bien, toutefois, com­ment Blanché trouve moins artificiel de traduire ‘il existe un x tel que, s’il est Pierre, il dort’…

Il fallait donc s’élever à une structure plus générale, sans que cependant cette généralité compromît la précision. La structure nouvelle devait pouvoir se spécialiser et se compli­quer de di­verses manières, pour s’adapter étroitement à des propositions de types divers, parmi lesquelles se retrouve­raient, comme cas possibles, les propositions d’inhérence et les propositions de re­lation.

Pour autant qu’on comprenne la manière dont Aristote rend compte de la manière naturelle d’énoncer, on dispose déjà d’un instrument assez précis pour « s’adapter étroitement à des prop­o­sitions de types » aussi divers qu’on voudra. On assistera, dans la suite du texte de Blanché, à de multiples contorsions mentales pour récupérer, mais maladroitement, ce qu’on aurait déjà eu clair dans le texte d’Aristote qu’on n’a pas pris au sérieux.

C’est justement à quoi était déjà parvenu Frege, dont les idées (d’abord inaperçues, puis redécouvertes et répandues /128-129/ par Russell) forment aujourd’hui la base de l’ana­lyse des propo­sitions. Elles sont issues d’une réflexion sur la pensée mathéma­tique. Mais la notion fondamentale que Frege dégage de son usage mathématique, ce n’est pas celle de relation, c’est celle de fonction.

Tel que noté par Blanché, l’analyse de Frege porte sur un objet très distinct de l’énonciation : l’égalité dont le calcul fait usage. Il apparaît dès sa source que la logique contemporaine est issue d’une confusion entre calcul et pensée dont elle ne pourra jamais se déga­ger. Tout au début, ses promoteurs confondent mathématique et cal­cul comme s’il s’agissait de la même activi­té; il n’y a pas à s’éton­ner que la même confusion s’étende en­suite à toute pensée.

L’expression commune de toute connaissance observée et analy­sée par le logicien traditionnel est la composition d’un at­tribut à un sujet pour dire ce qu’on connaît de lui. Dans son ef­fort de recon­naître là une simple opération de calcul, Frege assi­mile cette com­position d’attribut à une fonction, c’est-à-dire à une opération appli­cable à toute réalité, du moins à toute réa­lité confinée à un certain domaine de pertinence en dehors du­quel cette application sera déclarée ‘dénuée de sens’, comme elle est déclarée ‘interdite’ en calcul ou comme des associations de par­ties du discours[23] sont interdites en syntaxe. Il faudrait approfon­dir la définition et l’usage de cette fonction mathématique pour com­prendre l’apparence de similitude que Frege lui a trouvée avec l’attribution énonciative et manifester à fond la différence essen­tielle qui empêche leur assimi­lation. Mais l’impossibilité de pareille assimilation ap­paraît aisé­ment à qui saisit la nature et la fin de l’énonciation, comme la suite de l’exposé de Blanché le clarifiera.

33. Proposition et forme propositionnelle. Fonction et argu­ment.

Tout d’abord, il convient de distinguer explicitement, par­mi les énoncés propositionnels, entre la proposition concrète, ayant un sens et une valeur de vérité, et le simple schéma abstrait qu’on dégage de celle-ci en ne retenant que sa struc­ture for­melle, par substitution de variables à ses constantes empiriques. La logique classique n’a qu’un seul et même mot pour désigner la proposition proprement dite, Pierre est mor­tel, Nul envieux n’est heureux, et son squelette, S est P, Nul A n’est B.

Il n’y a aucun problème à cette homonymie, puisque per­sonne ne confondra jamais une ‘proposition’ avec termes trans­cendantaux comme ‘Tout B est A’ avec une ‘proposition’ au sens plus strict comme ‘Tout homme est animal’. C’est le mo­ment de signaler une subtilité importante qui échappe totalement à Blanché : les termes transcendantaux A et B, ainsi que toute lettre qui intervient dans la symbo­lisation d’un énoncé, ne sont pas pour Aristote totalement abs­traits de toute matière; par leur ordre alphabétique, ces termes indiquent la relation de plus ou moins grande universalité qu’ils en­tretiennent. Comme l’intelli­gence humaine progresse ordinairement dans sa connaissance du confus au distinct, c’est-à-dire donc de l’universel au particu­lier[24], elle conçoit d’abord les plus universels de ses concepts et en use pour appréhender ses plus précis. On re­trouve cet ordre jusque dans l’énonciation, qui fait le plus naturelle­ment con­naître un sujet moins universel par un attribut qui l’est davan­tage, comme c’est le cas avec ‘tout homme est animal’. Un autre aspect de l’ordre naturel à la raison, étant donné sa dépen­dance de l’observation sensible, limitée aux accidents extérieurs des substances, est de connaître les substances moyennant leurs acci­dents. D’où on trouvera tout naturellement un accident uti­lisé comme attribut pour manifester une substance donnée, comme dans ‘tout homme est mortel’. Chaque fois que Blanché prétend rendre une énonciation avec un schéma du style ‘a est b’, il ignore com­plètement cet aspect essentiel de l’énon­ciation et se trouve pour cette raison incapable de saisir la relation exacte qui fait la vali­dité d’un raisonnement comme la comprend la logique d’ins­pira­tion aristotélicienne et l’ex­prime le principe λεγόμε­νον κατὰ πάντος, c’est-à-dire dici de om­ni.[25]

À vrai dire, il n’est même pas nécessaire, pour que l’énon­cé cesse d’être une proposition, qu’il soit complètement vidé de son con­tenu : il suffit qu’une lacune y apparaisse, qui rende indéter­mi­née sa valeur de vérité. Ainsi x est mortel est sans doute un squelette moins décharné que S est P, mais pas plus que lui il n’est susceptible d’être posé comme vrai ou faux. En s’avisant de marquer expressément la différence entre la proposition et la forme propositionnelle, on ne fait que généraliser, en l’appli­quant à tout énoncé propositionnel, la distinction qu’établit le mathématicien entre une égalité telle que 6 = 2 x 3, qui est une proposition, et des équations telles que x = yz, ou x = 2z, ou même x = 2 x 3, qui ne de­viennent des propositions, vraies ou fausses, que lorsqu’on y meuble les places vides que marquent les symboles ad hoc.

Le calcul veut remplacer la pensée. On ne cherche plus à progres­ser dans la connaissance d’un sujet en découvrant à quelles entités con­nues il ressem­ble et desquelles il diffère significativement d’es­sence ou de propriétés; mû par une intempérante soif de certitude, on se limite à exprimer la même chose par la même chose disposée autrement, en une pré­sentation peut-être plus com­mode, mais égale, sans progrès de connaissance. Une quantité étant donnée, ‘6’, par exemple, on trouve quelle opération – éventuellement une multipli­ca­tion par deux – lui rend égale une autre, mettons ‘3’. ‘6’ et ‘2 x 3’ sont exactement la même quantité et on ne fait aucun progrès dans sa con­naissance en allant d’un côté à l’autre de l’équation. Le logi­cien moderne assimile son rôle à l’algébriste qui tourne cette opéra­tion en fonction de variables indéterminées applicable à tous nombres, tel : ‘x = yz’. Comme lui, il ambitionne une manière différente de dire la même chose, une tautologie, et non le recours à un concept distinct sus­ceptible d’aider à mieux connaître. Ce fai­sant, il s’imagine exprimer plus exac­tement la facture commune d’une énonciation que le fait le logicien traditionnel qui dirait ‘N V’ ou ‘B est A’.

C’est encore l’exemple des mathématiques[26] qui permet de substituer, aux notions tra­ditionnelles de prédicat et de sujet, des notions plus compréhen­sives ou plus aptes à le devenir : celles de fonction et d’argu­ment.

Le prix de cet « ajout de compréhension » sera cependant d’éva­cuer ce qui fait tout l’intérêt de l’énonciation : l’assimila­tion à une notion universelle, la marque d’une similitude essen­tielle ou acci­dentelle avec un type de réalités.

 /129-130/ Considérons les expressions suivantes :

2 · 13 + 1

2 · 43 + 4

2 · 53 + 5

Chacun y reconnaîtra la même fonction, la différence venant seulement des arguments 1, 4 et 5. C’est l’élément commun à ces expressions qui représente la fonction, qu’on pourrait donc écrire :

2 · x3 + x    ou        2 ( )3 + ( ).

L’argument n’appartient pas proprement à la fonction : il vient se composer avec elle pour constituer un tout complet. Car la fonction, à elle seule, est essentiellement incomplète, elle ap­pelle quelque chose qui vienne la saturer.

Le vocabulaire se transforme continuellement au gré de glis­sements plus ou moins perceptibles, qu’il semble mesquin de re­lever un à un. Mais à laisser passer, on sort inévitablement de l’acte de connaître pour entrer dans un jeu d’échange impropre à guider la pensée. Ici, on parle de ‘saturer une fonction’. Mais le verbe, qui signifie une entité conçue avec plus ou moins d’uni­versalité et con­signifie son attribution à quelque chose qu’il aide à mieux conce­voir, n’est pas une fonction, au sens de Blanché. Il en a une, de fonction; il a un rôle, celui qu’on vient de décrire. Il ne s’agit pas de compléter son sens, qui est déjà complet en lui-même; il s’agit de s’en servir, de l’ap­pliquer à la connaissance d’un sujet d’intérêt, re­présenté par un nom.

Si l’on se rappelle maintenant ce qui vient d’être dit des formes propositionnelles, il apparaîtra aussitôt que celles-ci se comportent exactement comme des expressions fonction­nelles. C’est lorsqu’on sature ces fonctions en leur assignant des argu­ments déterminés, c’est-à-dire en substituant, dans la forme pro­positionnelle, des constantes aux variables, qu’on obtient des propositions – vraies ou fausses, selon les argu­ments choisis. Ainsi toute proposition se laisse décomposer en deux parties : l’une constituée par un ou plusieurs noms, qui se suffisent à eux-mêmes, l’autre par une forme, essen­tielle­ment indigente, que ces noms viennent compléter. En d’autres termes, toute proposition peut s’analyser comme une fonction saturée par un ou plusieurs arguments.

Le point de vue s’inverse tout à fait. Aristote remarque que le désir de progresser dans la connaissance d’un sujet fait chercher, parmi les entités qu’on connaît déjà, celles qui pour­raient contribuer à ce progrès. À mesure qu’on en trouve, on l’exprime en leur don­nant la forme de verbes, qu’on compose à ces sujets. Ainsi, j’aper­çois pour la première fois dans un marais une sarracénie; je me de­mande : mais qu’est-ce que c’est? Je cherche parmi les notions qui correspondent aux réalités que je connais déjà la­quelle ou lesquelles pourraient satisfaire ma curiosité : est-ce une plante? est-ce un ani­mal? Puis, comparant ce que j’observe chez la sarracénie avec ce que je sais déjà des caractéris­tiques de la plante ou de l’animal, je me prononce : ‘elle est un animal’.

Blanché emprunte la voie inverse, ayant oublié le motif d’énoncer. Il a entre les mains une fonction trouée et cherche de quoi la calfeu­trer. On est nettement sorti du désir de connaître. On ne s’étonnera pas que le logicien moderne prenne éventuellement conscience que sa logique… n’a pas pour fonction d’aider à penser, de rendre plus efficace l’apprentissage; il abandonne tout cet exercice à une spon­tanéité psychologique et se résigne à en apprécier les résultats après coup.[27]

Un prédicat peut donc être regardé comme une sorte de fonc­tion. Ce qui caractérise une fonction, on vient de le voir, c’est que son expression f(x) comporte une place vide, celle de l’ar­gument (l’indétermination de la lettre x symbolisant cette va­cuité). Tel est précisément le cas d’une expression comme : « … est mortel » : expression essentiellement in­complète, qui appelle un argument pour la saturer. Le nom du sujet joue ce rôle d’argument, et transforme en une propo­sition, /130-131/ par exemple Pierre est mortel, ce qui n’était jusque-là qu’une simple fonction propositionnelle.

On comprend que la ressemblance entre une fonction et une attribution fascine un calculateur : les deux offrent une opération applicable à une multi­tude de cas. Mais un logicien véritable mesure tout de suite l’abîme qui les sépare. L’attribution, c’est-à-dire l’acte de reconnaître l’iden­tité – numérique, spécifique ou géné­rique[28] – que présente un sujet avec un attribut, détermine un progrès dans la connaissance de ce sujet. Un progrès qui se par­fait à mesure que les attributs découverts révèlent l’essence de ce sujet, plutôt que quelque acci­dent, c’est-à-dire quelque es­sence étrangère, simple­ment compatible avec la sienne. Un pro­grès qui se parfait encore à mesure que les attributs découverts pour ce sujet, de plus en plus précis, font passer de sa connais­sance générique à sa con­naissance de plus en plus spéci­fique. La fonction, de son côté, ne permet rien de tel; elle insère le sujet, dit ‘argument’, dans un jeu d’opérations soumis à quelques règles syntaxiques qui garantissent la tautologie.

Maintenant, de même qu’il y a des fonctions mathéma­tiques à 2, 3, … n arguments, de même une fonction proposi­tionnelle peut comporter 2, 3, … n va­lences. Par exemple les expres­sions : « … est égal à … », « … aime … », com­portent 2 va­lences et demandent donc, pour de­venir proposi­tions, qu’on leur fournisse 2 arguments; il en fau­drait 3 pour : « … est situé entre … et … », « … donne … à … ».

Suivre Blanché fait oublier la raison d’énoncer. Il parle de multi­plier les arguments; il n’y voit aucun problème, puisqu’il ne s’agit pour lui que de vides à saturer. Or comment distinguer un vide d’un autre?

Mais Aristote, de son côté, décrit l’ordre mis entre des con­cepts pour exprimer la connaissance d’une vérité. Il ne peut donc niveler, confondre sujet et attribut, ni les multiplier sans compromettre l’énonciation. Il assure qu’à strictement parler, une énonciation n’a qu’un seul sujet et un seul attribut.[29] C’est qu’on ne peut parler de plusieurs choses à la fois ni en dire plusieurs choses à la fois sans sombrer dans la confusion. Dès qu’il y a plus d’un sujet, ou plus d’un attribut, il y a plus d’une énonciation. À moins, comme le si­gnale Aristote lui-même, que, rattachant l’une à l’autre ces énoncia­tions par une conjonction, on considère par extension, par homony­mie, avoir affaire à une seule énonciation[30]. De toute manière, le juge­ment sur la pertinence de l’attribut doit se faire cas par cas, pour chaque sujet distinct, pour chaque attribut distinct, de même que sur le type de composition, si des énon­ciations simples se trouvent ainsi liées l’une à l’autre. La commodité grammaticale ou littéraire peut con­duire à énumérer l’un derrière l’autre plu­sieurs sujets aux­quels convienne un même attribut, ou plu­sieurs attributs éclairant un même sujet, mais cette unité grammaticale ne prévient pas la multi­plicité logique de l’énonciation. D’ail­leurs, Aristote ne manque pas de faire remarquer que même avec un seul nom comme sujet une énonciation se révèle déjà multiple, si ce nom présente plusieurs si­gnifications et pointe ainsi plu­sieurs réalités homonymes dont cha­cune constitue le sujet d’une énon­ciation distincte[31]. Très souvent, l’opposition apparem­ment irré­conciliable entre deux interlocuteurs tient à ce que sous le même nom ils assignent sans s’en rendre compte un même at­tribut à des sujets différents ou, sous le même verbe, des attributs dis­tincts à un même sujet[32], ce qui revient à imaginer une contradiction entre une affirmation et une négation qui ne portent pas exactement sur le même sujet ou le même attribut.

Aristote décrit quand même cette unité d’une manière subtile. Il ne la restreint pas à l’unité du mot. On vient de remarquer qu’un mot unique peut constituer plusieurs sujets ou attributs, s’il désigne des homonymes. Inversement, il se peut que plusieurs mots désignent un seul sujet ou un seul attribut, s’ils se substituent à une seule réa­lité, comme un genre et une ou des différences, comme un verbe avec ses compléments.[33]

Le calculateur se permet légiti­mement de regarder comme des ‘arguments’ au même titre les valeurs qui saturent ses va­riables d’un côté ou l’autre de son équation : il s’agit pour lui de redonner sous disposition diffé­rente la même quantité. Le logi­cien ne peut, lui, trouver la même indifférence chez le penseur qui se prononce sur l’essence ou la propriété de son sujet. Son sujet est ce qu’il veut mieux connaître; ce qu’il lui attribue est tout entier destiné à cette fin. Même la relation qu’il lui attribue avec tel corrélatif a cette in­tention, de sorte que ce corrélatif fait partie intégrante de l’attribu­tion de cette relation. Connaître quelqu’un comme père demande la précision que ce soit père de tel fils, non interchangeable. Le calcu­lateur est tenté de ramener l’énoncé de relation à une fonction ‘… est égal à …’, ‘… aime …’ où il reconnaît l’appel à deux argu­ments de même poids, mais le logicien trouve là un seul sujet à con­naître, moyennant la relation ou la transition à une autre entité déjà connue, faisant donc partie intégrante de l’attribut qu’il compose avec lui.

Naturellement on peut toujours, une fonction étant don­née, diminuer le nombre de ses places vides en la dotant pro­gressivement d’arguments; mais on la transforme ainsi en une autre fonction. Ainsi « … aime Marie » devient une fonction à une place, où le terme ‘Marie’ s’est incorporé au prédicat. (Il n’est pas toujours nécessaire, dans l’analyse d’une proposi­tion, de pousser jusqu’au bout.) C’est, pour une fonction déterminée, un caractère essentiel que de comporter tel nombre d’arguments, et l’écriture symbolique ne peut le lais­ser échapper. C’est pour­quoi la notation usuelle d’une fonction proposi­tionnelle, par exemple pour une fonction à deux places d’arguments, n’est pas f, mais bien f(x, y) et coïncide par conséquent avec celle de la forme proposition­nelle correspon­dante. Aussi la même appella­tion de fonction proposi­tionnelle sert-elle parfois pour désigner également l’une et l’autre. Lorsqu’on veut, dans l’écriture sym­bolique, marquer expres­sément la différence, on use d’accents circon­flexes pour dis­tinguer la fonction, qu’on écrit alors f(x̂, ŷ). S’il s’agissait de la fonction complexe « … aime Marie », où la fonction a absorbé le second argument, on écrirait : f(, y).

Le changement n’est pas simplement dans le vocabulaire et la notation. Les notions nouvelles englobent les anciennes, tout en revenant à elles, comme il convient, dans le cas des clas­siques propositions attributives.

Le mot de ‘sujet’ est d’abord équivoque, en ce qu’il dé­signe tantôt le terme qui sert de sujet grammatical à l’énoncé propo­si­tionnel, tantôt, et plus proprement, l’individu porteur d’attri­buts dont ce terme est le nom.

‘Équivoque’ sonne péjoratif, comme si c’était par distraction qu’on créait des homonymes en leur donnant le même nom. L’ho­monymie offre au contraire un instrument précieux à l’intel­ligence, qui marque grâce à lui la voie qui la conduit, d’un sujet simi­laire ou connexe de quelque façon, qu’elle connaît déjà, à la connais­sance d’un autre plus caché. Un instrument pré­cieux, mais de manipula­tion délicate, puisqu’il expose l’intel­li­gence inexpérimen­tée à con­fondre deux homonymes, du fait que normalement c’est la même réalité qu’on évoque sous le même nom.[34]

C’est le cas de Blanché, qui confond plusieurs homonymes et pro­jette sa confusion sur le logicien ‘classique’. ‘Sujet’ nomme plu­sieurs entités connexes, mais distinctes. Il nomme d’abord la subs­tance première, l’individu, l’être réel par excellence, en face des accidents qui complètent sa réalité : sa quantité, ses qualités, ses relations, etc. Il nomme par extension la substance seconde, l’es­sence de cet individu, abstraite de ses connotations indivi­duelles, encore en face des accidents qui lui conviennent. Il nomme ensuite le sujet grammatical, qui porte le verbe et les autres éléments de la phrase comme la substance porte ses acci­dents. Il nomme enfin ce qui nous intéresse ici : le sujet logique, le sujet de l’énonciation, au­quel on compose des attributs pour le rendre manifeste. Blanché confond le premier et le quatrième de ces ho­monymes : il ne recon­naît comme « vrai sujet » logique que « l’individu porteur d’attri­buts », c’est-à-dire la substance première, et il confond ces attributs avec les accidents que porte la substance. Il n’aperçoit que le sujet grammatical comme ho­monyme plus ou moins accidentel à en dis­tinguer.

Or, c’est bien le nom du sujet qui sert d’argument à la fonc­tion propositionnelle dans le cas où on a affaire à une proposi­tion singulière; mais /131-132/ il n’en va pas de même avec les propositions générales classiques – uni­ver­selles ou particu­lières – où le terme qui sert de sujet gram­ma­tical ne désigne pas un vrai sujet, un individu, mais exprime réellement une fonction (§37).

De ce fait, il ne peut trouver légitime l’énonciation qui re­garde comme sujet une réalité universelle, un concept, qui n’est pas une substance individuelle : elle lui apparaît à deux attributs et sans sujet! Pourtant, le sujet logique, c’est-à-dire la réalité à connaître, peut tout aussi bien, et même mieux, représenter une réalité déjà conçue sous quelque universalité, une nature comme telle, plutôt qu’un individu immergé dans l’infinité de diffé­rences accidentelles que son indivi­dualité réelle lui attache.

Blanché sent bien qu’un concept universel se prête à s’at­tri­buer à un sujet, mais cela l’empêche de se rendre compte qu’il revêt aussi, certes en d’autres énonciations, le rôle d’un sujet à manifester moyennant des attributs plus uni­versels encore, de sorte que rien ne lui interdit de se poser en « vrai sujet », non en attribut, ni en ‘fonc­tion’.

Dans une formulation étonnante : « c’est bien le nom du sujet qui sert d’argument… », Blanché distingue comme deux entités le nom et le sujet. Quel est au juste le sujet d’une énonciation? C’est, disais-je, l’entité qu’on cherche à connaître. C’est un nom qui la représente, comme c’est un verbe qui représente ce qu’on exprime en connaître. Mais c’est le nom pris d’une façon bien spéciale, entre sa signification et ce à quoi on applique celle-ci. Un nom a généra­lement plusieurs significations, mais quand on en fait le sujet d’une énonciation, c’est selon l’une d’elles déter­minément; de plus, sous une signification, un nom peut se subs­tituer diversement à la nature signifiée, comme les scolastiques se sont efforcés de l’expliciter en leur doctrine de la ‘suppositio’. Or en une énon­ciation, le nom-sujet non seulement renvoie à une seule signifi­cation bien déterminée, mais aussi se substitue sous un point de vue très précis à la nature signifiée. Si le sujet est l’homme, par exemple, sous sa signification stricte de nature humaine, ‘homme’ ne se substituera pas pareille­ment devant n’im­porte quel attribut, comme on en prend conscience en confrontant les énonciations où on lui attribuera d’être ‘animal raisonnable’, ‘blanc’, ‘assis’, ‘espèce’, ‘moyen terme’, ‘sept mil­liards d’indi­vidus’, ‘de cinq lettres’. En recevant le premier de ces attributs, ‘homme’ pose pour la nature humaine en une considéra­tion absolue qui fait abstraction totalement du fait et de la ma­nière de son existence : qu’il existe ou non, l’homme, absolu­ment et éter­nellement, est un animal raison­nable, tandis qu’on le trou­ve­ra blanc ou assis en l’observant dans son existence réelle, exté­rieure à l’in­telligence. Par contre, c’est selon la considéra­tion de ce qu’il de­vient dans l’intelligence, une fois conçu et pensé, qu’on le décou­vri­ra espèce spécialissime ou moyen terme d’un raisonnement. Enfin, c’est selon une considération bien maté­rielle de son nom qu’on lui attribuera cinq lettres. C’est ainsi seule­ment en considérant ce qui lui arrive du fait d’exister qu’on en fera un individu, non d’office, en toute occasion où on le prend comme sujet d’énonciation, comme se l’imagine Blanché.

Et il n’est pas vrai non plus qu’in­versement tout argument soit le sujet de l’énoncé propositionnel où il figure. On le voit dès qu’on passe à une fonction à plu­sieurs places d’argu­ments. Dans Pierre aime Marie, par exemple, Pierre et Marie sont bien l’un et l’autre des sujets, c’est-à-dire des individus porteurs d’at­tributs; mais le terme ‘Marie’ n’est pas le sujet de l’énoncé, alors que les termes ‘Pierre’ et ‘Marie’ sont, l’un et l’autre, ar­guments de la fonction x aime y : ici les deux arguments appar­tiennent manifestement à la même es­pèce logique, celle des constantes individuelles, ils sont à mettre sur le même plan comme les deux termes d’une rela­tion; et s’ils ne sont pas inter­changeables, ce n’est pas parce que l’un serait ‘sujet’, c’est parce que la relation qui unit ces deux termes n’est pas sy­métrique.

Dès qu’on oublie que dans des énoncés comme ‘Pierre aime Marie’ ou ‘Pierre est le père de Marie’, Pierre a la place du sujet du fait d’être ce qu’on cherche à connaître et Marie complète l’attribut du fait qu’étant déjà mieux connue elle peut aider à faire connaître Pierre, on se livre comme Blanché à toutes sortes de considérations accidentelles sans intérêt logique. La vérité le contraint tout de même à reconnaître, dans un vocabu­laire plus confus, que « la relation qui unit ces deux termes n’est pas sy­métrique »; or cette absence de ‘symétrie’ tient justement à ce qu’en allant de Marie à Pierre, on aille du connu à l’in­connu.

De même, la notion de fonction propositionnelle est plus générale que celle de prédicat, ou du moins elle restitue à cette dernière la généralité qu’elle avait perdue dans la lo­gique clas­sique où, toute proposition étant censée réductible au type attri­butif, le prédicat était restreint à n’être plus qu’un attribut ou l’ex­pression d’un attribut, c’est-à-dire d’une qua­lité abstraite comme rouge, mortel. Maintenant, des fonctions telles que « … fume la pipe… », « … est plus grand que … », doivent être considérées comme des prédicats au même titre que « … est rouge », « … est mortel ». En d’autres termes, les phrases ver­bales et les propositions de relation entrent sans déformation dans le nouveau schéma, au même titre que les propositions attributives.

J’ai déjà remarqué que cette prétention de plus grande diver­sité tient seulement à l’ignorance de la distinction traditionnelle entre 1º énon­ciations ‘de seconde expression’, où le verbe ‘être’ constitue à lui seul l’attribut, en son sens fort d’expression d’existence, 2º énonciations ‘de troisième expression’, où la nature attribuée a l’apparence d’un nom (seconde expression en importance, après le sujet), composée au sujet moyennant le verbe ‘être’ (troisième ex­pression de l’énoncé), en son sens spé­cial de copule, et 3º énoncia­tions ‘adjectivales’, où l’attribut s’ajoute au sujet sans l’intervention visible du verbe ‘être’, le verbe intégrant en un seul mot le sens de l’attribut et l’expres­sion de sa composition au sujet.[35] Qu’en ce troisième cas, le verbe prenne grammaticalement une allure intransi­tive, transi­tive, ré­fléchie et se complète ou non d’objets ou de corrélatifs ne change rien à sa nature logique, malgré le grand cas qu’en fait Blanché.

Dans ces dernières mêmes, on remarquera que le prédicat, considéré maintenant comme une fonction, absorbe la ‘co­pule’ : dans « Socrate est mortel », le prédicat n’est pas « mortel », mais bien « … est mortel ». Cette incorporation de la copule, porteuse de l’affirmation, au prédicat, qui est proprement « ce que l’on dit », est naturelle; de plus, elle est nécessaire si l’on veut obtenir une structure assez générale, /132-133/ appli­cable aux divers types de propositions[36].

Mon lecteur est maintenant à même de comprendre que cette ‘absorption’ de la copule dans l’attribut n’a rien de révolution­naire, comme la logique traditionnelle a toujours enseigné que l’énoncia­tion se divise en deux parties : nom et verbe, c’est-à-dire ce dont on parle et ce qu’on en dit, et inclut dans le verbe à la fois la nature attribuée et l’expression de son attribution.

C’est seulement en ce sens élargi où il peut exprimer des actions ou des relations aussi bien que la possession d’un attribut, que le mot de ‘prédicat’ se prête à désigner l’en­semble des fonctions propositionnelles. Le calcul des fonc­tions proposi­tionnelles pourra alors être appelé, plus commo­dément, calcul des prédi­cats[37].

Sur l’exemple d’une proposition attributive nous avons, au §1, opposé aux variables individuelles des variables concep­tuelles. Pareille expression appelle ici quelques commen­taires. 1º Le mot de ‘concept’ risque de paraître maintenant trop étroit, si on le restreint, comme on fait souvent, à dési­gner les qualités, les propriétés, bref les prédicats des seules proposi­tions attribu­tives. Il vaudrait mieux, désormais, parler plus généralement de variables prédica­tives, dont les va­riables conceptuelles, au sens strict, ne seraient alors qu’une espèce. 2º Les variables prédica­tives ne sont pas des va­riables au même degré que les variables individuelles. Dans l’expression f(x), le symbole f joue, relative­ment à la va­riable x, le rôle d’une constante. Il symbolise une variable en ce sens seulement que je puis, par lui, représenter n’importe quelle fonction. En d’autres termes, dans f(x), tandis /133-134/ que x tient la place d’un individu quelconque, f doit être regardé comme représentant une fonction bien déterminée, mais que pour le moment il n’est pas nécessaire de préciser davantage. Ce n’est que dans les calculs d’ordre supérieur (§42) que le symbole f sera traité comme une variable.

34. L’indidualisation des variables et les propositions singu­lières

Ainsi, en saturant une fonction par son argument ou, si l’on veut, en substituant à la variable x d’une forme proposi­tionnelle f(x) une constante individuelle x1, on obtient une proposition : proposition singulière, puisque c’est le nom d’un individu qui y figure comme argument. Ce passage d’une fonction ou d’une forme propositionnelle à une propo­sition se fait donc en indivi­dualisant[38] la variable.

J’ai remarqué plus haut que c’est en méconnaissant l’homo­nymie du verbe ‘être’ et en donnant une teinte existentielle à son rôle de copule, ainsi qu’en confondant la substitution du nom à la réalité avec un énoncé caché, que Blanché scinde en deux l’énonciation : ‘tout homme est mortel’ doit à ses yeux se com­prendre comme ‘s’il existe, tout homme est mortel’.

Comme par ailleurs il ne voit comme sujet légitime de propo­sition qu’une substance première, un individu, une proposition en sera le plus normalement une singulière; son x, qui représente tout sujet éventuel, ne pourra être substitué que par un individu ou, comme il le dit, par un nom d’individu. Curieusement, sa capacité d’homony­mie ne pouvait appeler ‘Tout B est A’ une proposition, du fait que la matière n’en soit pas précisée; mais il appelle sans sourciller « f(x1) » une proposition. Trouve-t-il en f et x1 une indication assez précise de sa matière pour juger de la vérité concernée?

Un tel passage est-il toujours légitime? La variable, qu’on appelle ici variable libre, est-elle réellement libre de prendre n’importe quelle valeur? Il va de soi que seules certaines valeurs donneront une proposition vraie, mais la question qui est mainte­nant soulevée est de savoir si toutes celles qui ne donnent pas une proposition vraie donneront par là même une proposition fausse. N’y aurait-il pas certaines valeurs en quelque sorte inter­dites, pour lesquelles l’énoncé ne serait plus une authentique proposition, fût-elle fausse, mais une formule dépourvue de sens?

En principe, aucune restriction de ce genre n’est à envisa­ger, si ce n’est celle qu’impose la distinction des catégories synta­xiques : c’est-à-dire qu’à une variable x qui représente la place d’un nom d’individu, on n’a le droit de substituer qu’un nom /134-135/ ou un symbole d’individu, tel que Pierre ou x1, et non pas un nom ou symbole relevant d’une autre catégorie synta­xique, par exemple une fonction f1 ou une proposition p1 : est homme est mortel, ou Socrate est homme est mortel, sont de purs solécismes, logiques autant que grammaticaux, et qui ne si­gnifient strictement rien. Mais, du moment qu’on respecte les exigences de la syntaxe et qu’on écrit dans les formes, tout est permis. Car puisque la logique fait totalement abstraction du contenu, elle n’a pas à s’occuper du sens des mots ou des sym­boles qui font la ma­tière des propositions. Tous ceux d’une même catégorie se­ront, pour elle, interchangeables, et à toute va­riable indivi­duelle, n’importe quelle constante individuelle pour­ra être substituée. Autrement dit : si f(x1), g(x1), f(x2) sont des propo­sitions, alors (gx2) sera aussi une proposition. Ces substitu­tions affecteront seulement la vérité matérielle de la proposi­tion, non sa correction formelle. À l’abstraction formelle correspond donc, dans le langage, un principe de libre subs­tituabilité.

Assez paradoxalement, à mesure que Blanché libère la lo­gique de son étroitesse traditionnelle et cherche à la munir de cadres plus larges et plus souples, il la prive progressivement et lui interdit des opérations qui lui étaient naturelles. Ici, par exemple, il vient de balayer l’énonciation modale comme dé­nuée de sens, en retirant à une énonciation entière la permission de jouer le rôle de sujet dans une autre énonciation. Sans doute que ‘Socrate est homme est mortel’ est aussi dénué de sens pour le logicien traditionnel que pour le contemporain, mais qu’en est-il de ‘Socrate est homme est nécessaire’ ou de ‘l’homme est animal est nécessaire’ ou de ‘l’homme est blanc est contingent’ ou de ‘le singe est intelligent est faux’?

Il exclut de même toute discussion grammaticale et générale­ment toute suppositio matérielle. Il n’est plus permis d’estimer que ‘est un animal qui jappe tient lieu de définition pour le chien’ ou que ‘le soleil se couche est une métaphore’.

Cela est sans doute valable tant qu’on demeure sur le plan du pur symbolisme. Mais dans les applications, c’est-à-dire lors­qu’on donne de la fonction f une interprétation concrète, et que des constantes purement symboliques telles que x1, x2, on passe à des constantes véritables, à des noms d’individus tels que Cé­sar, le Soleil ou le nombre 3, un tel principe aboutirait non seule­ment à autoriser des formules matérielle­ment fausses, ce qui est normal, mais encore à admettre parmi ces dernières certaines formules tellement incongrues, qu’on hésitera à les dire sensées. Une certaine fonction étant donnée, par exemple ‘… est ovi­pare’, peut-on lui assigner comme argument le nom d’un indi­vidu absolument quel­conque : une chaise, un tremblement de terre, un nombre, un point de l’espace-temps? On peut sans doute l’admettre, en considérant simplement comme des propo­sitions fausses les énoncés ainsi obtenus. Toutefois, il est clair qu’ils ne seront pas faux de la même manière que, par exemple, Black ma chienne est ovipare. Être ou n’être pas ovipare, c’est là une alternative qui n’a réellement de sens que pour des êtres sus­ceptibles d’être parents. Pour les autres, il est sans doute plus naturel /135-136/ de considérer que la question ne signifie rien. Ainsi ‘3 est ovipare’ et ‘3 n’est pas ovipare’ auront exactement la même valeur de vérité, à savoir aucune, pas plus le faux que le vrai. Tandis qu’une proposition authen­tique se reconnaît pré­cisément à ceci, que la négation a pour effet d’en permuter la va­leur de vérité.

Ce problème naît de la méconnaissance des diverses modali­tés de l’énonciation. Certes, on trouve beaucoup plus forte la fausseté de ‘3 est ovipare’ que de ‘ma chienne est ovipare’, du fait que ‘3’, n’étant pas un être vivant, n’a aucune occasion de se reproduire. Mais il n’empêche que ‘3 est ovipare’ reste un énoncé faux. Encore plus faux que l’autre, du fait qu’il présup­pose d’autres énoncés d’une fausseté manifeste : ‘3 est vivant et se reproduit’, mais certainement pas dénué de sens. On com­prend si bien son sens qu’on le juge immédiatement faux. La tradition marque ce type de dif­férences en indiquant les énoncés comme nécessaires, contin­gents et impossibles. Un énoncé im­possible est non seulement faux, mais ce qu’il y a de plus faux. D’ailleurs, ‘3 est ovipare’ et ‘ma chienne est ovipare’ présentent la différence de deux degrés d’im­possibilité : absolue et naturelle, plutôt que de l’impossibilité et de la contingence.

Blanché rencontre cette difficulté du fait d’avoir inversé la situa­tion naturelle en une très artificielle. Le naturel est de se trouver devant un sujet à connaître et de chercher quel attribut est suscep­tible de le manifester adéquatement. Blanché se con­duit comme quel­qu’un qui a en tête un certain nombre d’attributs et qui cherche des sujets susceptibles de les revêtir légitime­ment. En situation na­turelle, face à un sujet très nouveau, on cherchera d’abord parmi les genres les plus universels lequel convient et offre éventuellement les espèces susceptibles de pré­ciser cette première réponse : la cons­cience, qu’est-ce que c’est que ça? Une substance? Une quantité? Une qualité? Une relation? Certainement pas une substance, ni une quantité! Est-ce alors une qualité? Une faculté, comme l’intelli­gence? Ou est-ce l’opération d’une faculté, de l’intelligence, par exemple? C’est en découvrant des genres de plus en plus précis qui con­viennent qu’on limite progressivement le domaine d’intérêt, « l’univers du discours », dira Blanché. Mais la situation où se place ce dernier ne se rencontre pas dans la vie normale. Elle ne peut être que le fait, très artificiel, d’un exercice à prétention logique…[39]

Si l’on juge dénués de sens ces énoncés saugrenus, il faut, sous peine de discréditer l’outil logique, lui retirer la possibi­lité de les construire. On devra donc, quand on en fera usage, préci­ser dans quel univers du discours on se cantonne : celui des ani­maux, celui des nombres, celui des astres, etc. Ou, en d’autres termes, assigner à toute variable qu’on associe à une fonction déterminée, un certain parcours de signification[40], plus large que son parcours de vérité, mais plus restreint que la totalité indéter­minée des indivi­dus de tout genre : x pourra désigner un individu quelconque, à condition toutefois que cet individu ap­partienne, par exemple, à l’ensemble des êtres vivants. On verra plus loin (§42) comment la théorie des types logiques permet d’édicter, sur le plan pure­ment formel, des restrictions de ce genre.

Seul le logicien contemporain affronte ce problème, du fait de toujours voir comme sujets de ses énoncés tous ou certains des êtres individuels existants. Le penseur naturel n’a pas be­soin d’interdire théoriquement de sortir de ‘parcours de signifi­cation’ donnés, bien qu’il compte sur le bon sens de ses interlocuteurs pour ne pas avoir à discuter de cas parfaitement farfelus. Aris­tote signale que toute question ne constitue pas un problème digne de discussion et que certaines appellent plutôt la fessée que des expli­cations[41].

Seulement, de telles règles restrictives ont toujours quelque chose d’arbitraire, et peuvent difficilement être ap­pliquées avec une parfaite rigueur. Alors que le précédent principe était trop li­béral, les nouveaux risquent d’être trop sévères. Ils interdiraient d’abord toute expression imagée ou métapho­rique. Certes, ‘12 est le fils de 3 et de 4’ n’est pas une formule usuelle en arithmé­tique, mais il serait néanmoins excessif de la déclarer dénuée de sens; et le nom de ‘produit’ n’est-il pas lui-même, comme maint terme scientifique, une métaphore oubliée? En outre, ils écarte­raient a priori nombre d’énoncés scientifiques novateurs, qui gé­néralisent des con­cepts et bousculent les classifications anté­rieures : les plantes aussi respirent, connaissent la reproduction sexuée, et il y a des plantes carnivores. /136-137/

Ainsi, la qualification de doué ou dénué de sens n’est elle-même douée de sens que relativement à certains préceptes de syntaxe, que le logicien est libre de poser à sa convenance. Et ce principe de tolérance ne vaut pas seulement pour les applica­tions de la syntaxe, mais aussi, quoique sans doute à un moindre degré, pour la syntaxe pure. On ne devra donc pas s’étonner de voir parfois le même énoncé, jugé dépourvu de sens par tel lo­gicien, reconnu par tel autre comme une propo­sition fausse assu­rément, mais correctement formée.

Il est frappant de constater comment son intolérance à toute homo­nymie ou ambiguïté conduit le logicien contemporain à quémander de la tolérance pour réintroduire certaine flexibilité naturelle de la langue qu’il avait d’abord cru bon d’interdire. Il est en général fasci­nant d’observer le logicien moderne, après avoir fustigé le laxisme du traditionnel, s’octroyer une liberté de plus en plus grande, comme une permission à chacun de juger différemment de ce qui convient ou non. Le logicien traditionnel ne le pouvait pas, comme il prenait conscience d’opérations me­surées par la nature de la connaissance; le moderne a plus de li­berté, qui construit sa logique.

35. La généralisation des variables et les propositions quanti­fiées

Encore que ces remarques débordent le cadre des proposi­tions singulières, nous n’avons encore considéré que celles-là. Il semblera même d’abord que c’est à elles seules que convient l’analyse d’une proposition en fonction et argument. Comment en effet décomposer selon ce schéma les proposi­tions générales comme sont, notamment, celles auxquelles a affaire la syllogis­tique? Où trouver l’argument dans des pro­positions qui ne com­portent d’autres termes que des termes de fonctions, telles que ‘Tout est perdu’, ‘Les flatteurs sont des menteurs’, ‘Il y a des flatteurs qui sont maladroits’? Nous sommes pris apparemment dans le dilemme : ou bien la variable qui présente l’argument de la fonction est individua­lisée, et alors la proposition obtenue est singulière; ou bien elle ne l’est pas, et alors nous avons une forme proposition­nelle, non une proposition. Loin de permettre l’analyse de toute proposition, le schéma f(x) serait ainsi, tout au con­traire, restreint au cas des seules propositions singulières.

Dans son désir démesuré de rigueur, Blanché a d’abord, con­fondant sujet et substance première, limité toute proposition à une singulière. Il ne peut cependant pas renoncer totalement aux énon­cés universels, qui font le plus clair de la pensée. Il lui faut imaginer une acrobatie mentale qui permette de les réintroduire.

S’il n’en va pas ainsi, c’est qu’une proposition peut co­mpor­ter un argument qui demeure indéterminé. Pour obtenir, en par­tant d’une fonction ou d’une forme propositionnelle, une propo­sition, il y a en effet un autre moyen que d’indivi­dualiser les variables, c’est de les lier. Ce qui peut encore se faire de deux façons : universellement ou existentiellement. Occu­pons-nous d’abord de l’universelle.

Toute ‘variable’, c’est-à-dire tout sujet légitime éventuel, a édicté Blanché, est un individu singulier existant. Comment alors dire quelque chose de quoi que ce soit qui soit plus qu’un individu? Surtout que Blan­ché a réservé la notion universelle pour l’attribut, pour ce qu’on dit de sujets, à la ‘fonction’? Plutôt donc que d’abs­traire d’un certain nombre d’individus quelque notion universelle fon­dée sur une similitude qu’ils entretiennent entre eux, et d’en faire un sujet d’intérêt, il va s’agir de ‘lier’ les individus, d’annoncer que tel attribut vaut pour tous les indivi­dus existants ou même possibles. Cette astuce permettra à l’énoncé de demeurer singulier, puisqu’on continue à parler d’un individu, fût-il n’importe lequel, tout en pré­tendant à l’universa­lité, puisqu’il s’agit justement de n’importe le­quel et qu’on ne le nomme pas déterminément.

/137-138/ Si, à propos d’une fonction f(x), je dis qu’elle sera toujours satisfaite, quel que soit l’argument qu’on lui as­signe, je porte bien là une affirmation qui est, selon la nature de la fonc­tion, vraie ou fausse; j’énonce donc bien une pro­position. Par exemple, pour f = ‘… est nommable’, cette affirmation sera vraie, car tout est nommable, tandis que pour f = ‘…est animé’, elle serait fausse. Nous avons déjà rencon­tré un cas analogue dans le calcul des propositions (§14). Si, d’une formule de ce calcul, je dis qu’elle est toujours vraie, quelles que soient les valeurs de vérité de ses variables p, q, etc., j’énonce là aussi une proposition, qui sera vraie si la for­mule est tautologique, fausse si elle ne l’est pas. Seulement, de telles propositions demeurent extérieures au calcul. Dire, en effet, qu’une formule est toujours vraie, ou qu’une fonc­tion est toujours satisfaite, c’est s’exprimer dans la méta­langue. Pour traduire ces propositions dans la langue elle-même, il faut lier les variables qui, jusque-là, de­meuraient libres[42]. Quand on veut ainsi marquer que, dans une formule du calcul, une variable doit être liée, on l’inscrit entre paren­thèses comme préfixe devant la formule, créant ainsi une for­mule nouvelle qui n’a plus le même sens que la précédente; et quand on ne le précise pas par une indication supplémen­taire, un tel préfixe signifie que la variable est liée universel­lement. Ain­si, tandis que f(x) symbolise une simple fonction ou forme pro­positionnelle, sans valeur de vérité, (x)f(x) sym­bolise une pro­po­sition. Il est difficile de la lire à haute voix, car pour cela il faut la traduire et, comme nous l’avons relevé précédemment (p. 133, n. 1) à propos de f(x), on ne le peut guère sans utiliser la méta­langue – ce qui, dans le cas présent où nous voulons précisément distinguer cette formule du cal­cul de son expression métalo­gique, est particulièrement fâ­cheux. Sous cette importante ré­serve, et seulement pour fixer les idées, on peut proposer la lec­ture suivante : « pour tout x (ou : quel que soit x), x satisfait à f (ou : vérifie f) ». /138-139/

On voit en quoi une variable liée se distingue d’une variable libre. À une variable libre on peut substituer une constante. C’est même seulement par cette possibilité qu’une formule comportant une variable libre offre un intérêt : à quoi bon un moule à propo­sitions, si on ne s’en sert pas pour faire des propositions? Une telle formule est donc essentiellement ouverte. Au contraire, une formule dont toutes les variables sont liées est close : elle est de­venue une proposition, ayant, malgré la présence de variables, une signification déterminée et fixe. Liée, la variable est intégrée à la proposition elle-même en tant que variable, et cela n’aurait aucun sens que de lui substituer une constante : ‘Pour tout So­crate, Socrate est nommable’ serait un énoncé saugrenu. Pareille substitution n’aura de sens que lorsque, supprimant le préfixe, on sera re­tombé sur la forme propositionnelle f(x), l’assertion métalo­gique que cette forme est vraie pour tout x invitant préci­sément à faire de telles substitutions. Mais naturellement la pro­po­sition qu’on obtiendra ainsi, et qui sera une singulière f(x1), est tout autre que la proposition générale (x)f(x).

En d’autres termes : on doit bien distinguer entre les trois expressions suivantes (où f est censé représenter un prédicat dé­terminé), dont les guillemets marquent exactement les li­mites :

(1)     « f(x) »

(2)     « ‘f(x)’ est vérifié pour tout x »

(3)     « (x)f(x) »

(1) est une simple forme propositionnelle, ni vraie ni fausse, et susceptible de donner une proposition singulière f(x1) par substitution d’une constante x1 à sa variable libre x ou, autre­ment dit, par individualisation de sa variable. (2), au contraire, est une proposition, qui porte sur la forme ou fonc­tion proposi­tionnelle (1), c’est-à-dire qui a celle-ci comme argument, et qui est vraie ou fausse selon l’interpré­tation qu’on aura donnée de la fonction f; mais elle fait appel à la métalangue, puisqu’elle dit quelque chose au sujet d’une /139-140/ formule de la langue; et comme ce qu’elle dit con­cerne une formule, c’est une proposi­tion singulière. (3) est aussi une proposition, mais générale et universelle, bien que sa vérité ou sa fausseté s’accorde exacte­ment avec celle de (2); contraire­ment à celle-ci, elle ne sort pas du plan du cal­cul, s’exprimant entièrement dans la langue sym­bolique ob­jective; elle ne parle pas d’une formule de calcul, elle est elle-même une formule du calcul : formule générale, puis­qu’elle concerne un individu indéterminé x.

Étourdissant! « f(x) » n’est pas une proposition, seulement un moule à proposition sans vérité ni fausseté, parce qu’on n’y pré­cise pas quel en est le sujet et qu’on y fait une allusion vague sous forme de variable indéterminée x. Par quelque convention arbitraire, « f(x1) » devient une proposition, vraie ou fausse, car là f représente l’attribution d’un attribut déterminé (lequel?) et x1 représente une ‘constante individuelle’ singulière détermi­née (laquelle?). On se demande pourquoi le logicien traditionnel est jugé si simpliste en considérant ‘B est A’ comme une propo­sition, vraie ou fausse, selon l’attribut et le sujet représentés par A et B. Ensuite, malgré l’indéter­mination de l’attribut et du sujet concernés, « (x)f(x) » doit se consi­dérer comme une proposition, « vraie ou fausse selon l’interpréta­tion qu’on aura donnée de la fonction f ». Tout en assurant que l’attribution signifiée par f convient à x pour n’importe quel x, « elle ne parle pas d’une formule de calcul » f(x), « elle est elle-même une formule du calcul ». Enfin, elle est une « formule générale, puis­qu’elle con­cerne un individu indéterminé x » et non singulière, comme « ‘f(x)’ est vérifié pour tout x », « proposition singulière » « comme ce qu’elle dit concerne une formule ».

Blanché va vite s’apercevoir que ‘lier’ ainsi tous les individus qu’offre l’univers ne présente pratiquement aucun intérêt, reste « de peu d’usage », hor­mis les cas de tautologie. Cela est loin de com­penser l’intérêt perdu lors de l’interdiction d’énoncés à sujets uni­versels. Il fau­dra se surpasser pour concocter une as­tuce qui garde tout énoncé en relation à un sujet singulier tout en exprimant une vérité universelle assez restreinte tout de même pour présenter quelque intérêt. Le truc, en fait, sera de res­treindre arbitrairement « l’univers du discours » visé. L’énoncé devra ainsi perdre encore de sa simpli­cité et devenir à un titre de plus une conditionnelle.

Nous avons pris, pour ces premières explications, l’exemple le plus simple possible, celui d’une fonction élé­mentaire f(x) telle que : ‘… est nom­mable’. Mais il faut avouer que, sous cette forme élémentaire, une variable d’une telle généralité serait de peu d’usage, car il y a peu de fonc­tions simples qui soient ainsi satisfaites par n’importe quel argu­ment. Dans la pra­tique, la généralité se trouve ordinaire­ment restreinte en extension, et précisée en compréhension, soit par la référence, expresse ou tacite, à un univers du discours déterminé (par exemple : l’ensemble des nombres entiers, des astres, des œuvres d’un poète, etc.), soit par l’in­tervention d’une condition restrictive qui peut être incorporée à la fonction (par exemple : ‘pour tout x, x est mor­tel-s’il-est-homme’) ou – ce qui sera le cas le plus fréquent – expressé­ment dégagée en une fonction distincte qui implique l’autre (par exemple : ‘pour tout x, si x est homme, alors x est mor­tel’; voir le paragraphe suivant).

Au lieu de dire d’une fonction qu’elle est vérifiée pour toutes les valeurs possibles de l’argument, on peut aussi avoir besoin d’exprimer que, parmi ces valeurs, il en existe au moins une qui la vérifie. Il faut alors lier la variable sous une autre condition, celle de l’existence. Pour la marquer, on fait précéder la mention de la variable, dans le préfixe, du signe .

Dès le départ, Blanché a disqualifié deux autres énoncés na­turels à la logique traditionnelle : l’énoncé existentiel du type ‘l’homme est’ ou ‘quelque homme est’, auquel il reprochait, bi­zarrement, de traiter l’existence comme un attribut, et l’énoncé particulier, qui avait le malheur d’user d’un universel comme sujet, tout en en restreignant la quantité d’extension, du type ‘quelque homme est blanc’. De fait, il confondait les deux, con­sidérant, à l’encontre du logicien tradi­tionnel, que l’énoncé par­ti­culier est d’office existentiel.

Pour compenser ce manque, Blanché suggère une autre façon de ‘lier’ des variables, les lier « sous une autre condition, celle de l’exis­tence ».

Ainsi la formule (x)f(x) signifiera : « il existe un x (au moins) tel qu’il vérifie f », ou : « quelque x vérifie f, satisfait à f »; soit, avec la même interprétation de f que tantôt : « il y a au moins une chose qui est nommable ». C’est là une seconde fa­çon de lier une variable.

Malgré l’horreur que l’homonymie inspire à Blanché, il ne re­nonce pas ici à en user, parlant de ‘lier’… « une variable ». Son lecteur doit y penser un certain temps, avant d’abstraire la notion de ‘lier’ assez pour qu’elle ne requière plus au moins deux objets.

/140-141/ On voit que, universel ou existentiel, un tel préfixe joue le rôle d’un opérateur, puisqu’il transforme une fonction en une proposition. On l’appelle ordinairement un quantificateur, et son opération une quantification.

Certains auteurs, notamment les Polonais, notent les quan­tificateurs uni­versel et existentiel respectivement par Πx et Σx. L’intérêt de cette notation est de rappeler la parenté de l’universelle avec le produit logique ou conjonc­tion (Tout x = x1 et x2 et x3…) et de l’existentielle avec la somme logique ou disjonction (Il existe un x = x1 ou x2 ou x3…). D’autres auteurs, pour maintenir dans la notation la symétrie entre les deux quantificateurs, se servent d’un A renersé pour marquer l’universalité (all-operator), qu’ils dé­signent par ("x).

On pourrait naturellement envisager, pour les propositions que De Mor­gan appelait numériquement quantifiées, d’autres quantificateurs tels que ‘pour la plupart des x’, ‘il existe plus d’un x’, etc. Sheffer, par exemple, pro­pose les quantificateurs Lnx (pour au moins nx), Mnx (pour au plus nx), Jnx (pour exactement nx) (at least, at most, just). Mais la plupart des logiciens répugnent, non seulement à multiplier ainsi les quantificateurs, mais surtout à introduire, dans la « quantité logique », des considérations qui relèvent de la quantité ma­thématique. Hilbert, de façon plus subtile, fait usage d’une nota­tion en εx, qui représente, relativement à un prédicat donné, l’individu qui existe s’il en existe au moins un à qui convienne ce prédicat; celui, en quelque sorte, à qui il con­vient par excellence. Cette notation peut se substi­tuer à celle des deux quantificateurs habituels ou, du moins, elle permet de les introduire par voie de définition. L’expression f(εxf̄x) signifie que même celui qui, émi­nemment, ne serait pas f, est néanmoins f : à plus forte raison tous les autres le seront-ils (si Robespierre, dit l’incorruptible, est lui-même corruptible, qui donc ne le serait?). Elle a ainsi la valeur d’une univer­selle (x) f(x). Au con­traire, f(εxfx) aurait la valeur d’une exis­tentielle. Cette notation permet en outre de se passer d’un symbole spécial pour jouer le rôle de singularisateur (l’opéra­teur iota, dont il sera question au §41).

Nous résumerons les deux paragraphes qui précèdent par le tableau ci-dessous, qui indique les différentes manières dont, à partir d’une fonction ou d’une forme proposition-/141-142/nelle – prise ici dans son expression la plus simple, f(x) – on obtient une proposition :

individualisation               proposition singulière : f(x1)

f(x)                                                   proposition universelle : (x)f(x)

généralisation                   proposition existentielle : (x)f(x)

On s’émerveille à constater comment, tout en gardant tou­jours des sujets singuliers x (éventuellement à ‘préciser’ en x1, x2, x3…), des énoncés peuvent devenir généraux et même uni­versels – la subtilité va jusqu’à distinguer l’universel du géné­ral! –, du simple fait de ne pas dire qui au juste est ce mysté­rieux singulier x. On se félicite ainsi d’arriver à concocter des propo­sitions universelles à sujets… singu­liers.

36. La négation dans les propositions quantifiées

À cette première diversification des propositions géné­rales en universelles et existentielles, vient s’en superposer une seconde par la distinction des affirmatives et des néga­tives. Mais la né­gation peut, ici, s’introduire de deux façons différentes, selon qu’elle affecte la fonction elle-même ou le quantificateur. Autre chose est, par exemple, nier universel­lement une fonction, autre chose nier l’universalité de la fonction[43] : dans le premier cas, c’est dire que, quel que soit x, il vérifie non-f, et dans le second, c’est dire qu’il n’est pas vrai que tout x, quel qu’il soit, vérifie f [44]. La première de ces assertions est plus forte que la se­conde : elle permet de l’in­férer, /142-143/ mais sans réciprocité, de sorte qu’on peut poser seulement l’implication[45] :

(x) ~fx ·  · ~(x)fx

Seuls le refus initial d’admettre des énoncés où on s’inté­resse comme à un sujet de connaissance légitime à une nature consi­dé­rée universellement et le parti-pris de déclarer existentiel tout énoncé particulier empêchent de rendre cette distinction par la subalterna­tion entre ‘nul B n’est A’ et ‘quelque B n’est pas A (ou ‘pas tout B est A’).

De même, il n’y a pas équivalence entre Il existe un x qui vérifie non-f et Il n’existe pas de x qui vérifie f. Cette fois, c’est la seconde proposition qui est plus forte que la première et qui l’implique :

~ (x)fx ·  · (x) ~ fx

On dirait traditionnellement, avec plus de simplicité, en vou­lant impliquer l’existence de particuliers niés : ‘nul B n’existe, qui soit A’ et ‘quelque B existe, qui ne soit pas A’. Avec l’avan­tage de ne pas avoir à inverser la présentation du fait que l’uni­verselle im­plique la particulière.

Prenant d’abord le cas où la négation porte sur la fonction, on voit que la dualité affirmation-négation, se combinant avec la dualité universalité-existence, donne naissance à un système de quatre propositions :

(x)fx                     [tout B est A]

(x) ~fx                  [nul B n’est A]

(x)fx                   [quelque B est, qui soit A]

(x) ~fx                [quelque B est, qui ne soit pas A]

Si maintenant nous faisons porter la négation non plus sur la fonction, mais sur le quantificateur, nous obtenons de nou­veau un système de quatre propositions, où seules les deux affirma­tives sont identiques à celles du premier système :

(x)fx                     [tout B est A]

~ (x) fx                 [pas tout B n’est A]

 (x)fx                  [quelque B est, qui soit A]

~(x)fx                 [nul B n’est, qui soit A]

Néanmoins, nous n’avons avec ces deux systèmes que quatre propositions réellement distinctes et non pas six. /143-144/ Comme il n’y a que deux affirmatives, il n’y a non plus que deux négatives, car si l’universelle négative n’est pas équiva­lente à la non-universelle, ni l’existentielle négative à la non-existentielle, en revanche l’équivalence s’établit par croisement. Dire, en effet, que la fonction n’est vérifiée par aucune valeur de la variable (universelle négative), c’est dire qu’il n’existe pas d’argument qui vérifie la fonction (non-existentielle); et dire, d’autre part, qu’il existe au moins une variable pour laquelle la fonction n’est pas vérifiée (existen­tielle négative), c’est dire qu’il n’est pas vrai que tous les arguments la vérifient (non-universelle). Et réciproquement. On peut donc écrire les équiva­lences :

(x) ~fx · ≡ · ~(x) fx

(x) ~fx · ≡ · ~(x)fx

L’identité en question revient à dire qu’il n’y a aucune dif­férence à tenir compte ou non de l’existence effective de subor­donnés qui réalisent l’attribution ou non-attribution énoncée. Blanché repro­chait pourtant durement à la logique ‘classique’ de ne pas tenir compte clairement de cette distinction[46].

D’où il suit d’abord qu’une proposition générale supporte toujours d’être exprimée à l’aide de l’un quelconque des deux quantificateurs ou, autrement dit, qu’une existentielle se laisse traduire en termes d’universalité et réciproquement; il suffit en effet de substituer ~f à f dans les équivalences ci-dessus et d’ap­pliquer la loi de double négation pour obtenir :

(x)fx · ≡ · ~(x) ~fx

(x)fx · ≡ · ~(x) ~fx

Ce qui, intuitivement, signifie : Tout x vérifie f équivaut à : Il n’existe pas de x qui vérifie non-f, et : Il existe un x qui vérifie f équivaut à : Il n’est pas vrai que tout x vérifie non-f. Il y a ainsi, entre universalité et existence, la même dualité qu’entre con­jonction et disjonction (lois de De Morgan) : coïncidence qui s’explique par le fait que l’universelle est assimilable, comme nous le notions tantôt, à une suite de conjonctions, et l’exis­ten­tielle à une suite de disjonctions.

Voici une autre conséquence de ne pas avoir saisi qu’on puisse considérer une nature absolument, en faisant abs­traction des diffé­rences qui distinguent individuellement ceux qui y par­ticipent : tout énoncé à propos d’une nature devient pluriel; on ne peut parler de l’homme, on parle forcément des hommes, et ce qu’on en dit qui tient à leur nature, on ne peut le dire que de chacun d’eux. Bref, il n’y a aucun énoncé univer­sel ni particulier simple, il y a seulement des énoncés conjonctifs à l’infini, quand on voudrait parler de la nature, et des énoncés disjonctifs, quand on voudrait parler d’acci­dents. Plus concrètement, ‘tout homme est animal’ n’annonce pas ‘animal’ comme élé­ment de la nature commune à tout homme, mais résume l’infinie conjonctive : ‘cet homme est animal et cet autre homme est animal et cet autre homme est animal et…’. De même, ‘nul homme n’est aquatique’ résume l’infinie conjonctive : ‘cet homme n’est pas aquatique et cet autre homme ne l’est pas non plus et cet autre homme ne l’est pas non plus et…’. Quant à la particu­lière, ‘promue’ exis­tentielle d’office, elle n’affirme ni ne nie partiel­lement la conve­nance ou répugnance d’une propriété accidentelle à une nature, mais résume une disjonctive plus ou moins multiple. Ainsi, ‘quelque homme est blanc’ résume ‘cet homme est blanc ou cet autre l’est ou cet autre l’est ou…’; ‘quelque homme n’est pas blanc’ résume ‘cet homme n’est pas blanc ou cet homme n’est pas blanc ou cet homme n’est pas blanc ou…’.

Cette passe disjonctive méconnaît le fait qu’on puisse con­naître quelques cas où un attribut convient à un sujet – ce qui justifie la particulière –, sans être à même de juger s’il se trouve des excep­tions ou s’il convient à tous les cas. La particulière traditionnelle exprime subtilement ce fait; la disjonctive ne tient pas compte des deux possibilités et s’exprime précipitamment comme si on savait déjà que des exceptions se présenteront. Il en va de même pour la particulière négative.

Les équivalences ci-dessus sont importantes, car chacune peut être prise comme une définition de l’un des quantifica­teurs en termes de l’autre. Il n’est donc pas absolument né­cessaire d’user de deux quantificateurs distincts : un seul /144-145/ suf­fit, arbi­trairement choisi, puisqu’on peut tou­jours remplacer le défini par le définissant. Si l’on continue ordinairement d’em­ployer les deux, c’est pour la même rai­son qui incite, en général, à introduire des termes nouveaux par voie de définition, et qui est d’abréger le discours ou les formules. Il n’y en a pas moins un intérêt théorique évident à savoir réduire au minimum le nombre des termes premiers. Chez les logiciens contemporains, la tendance la plus fré­quente, parce qu’elle s’accorde mieux avec le point de vue extensionnel et assertorique qui est ordinai­rement le leur, est de poser l’existence comme notion première et de définir par elle l’universalité, plutôt que d’établir la subor­dination in­verse.

On continue de débouler la cascade de conséquences qu’en­traîne l’ignorance de la considération, pourtant naturelle à l’in­telligence, des natures en elles-mêmes, abstraction faite de leurs éventuels par­ticipants. Privilégier le ‘quantificateur exis­tentiel’ est typique de ne considérer chaque sujet que cas par cas.

Une autre conséquence est celle-ci. Puisque les quatre propo­sitions générales réellement distinctes (non-équiva­lentes) se laissent construire à partir de l’un ou l’autre des quantificateurs, grâce à la diversification qui résulte de l’em­ploi préposé ou post­posé de la négation, et puisque, en outre, il y a équivalence entre les deux tétrades ainsi obtenues, nous pouvons disposer ces di­verses propositions sous la forme de deux carrés logiques qui sont équivalents et dont chacun pré­sente, entre ses différents postes, la relation caractéristique de ce carré :

Universalité                         Existence

(x)fx         (x) ~fx           ~(x) ~fx      ~(x)fx

~(x) ~fx      ~(x)fx              (x)fx         (x) ~fx

Par exemple, une proposition en (x)fx est contraire à une pro­position en (x) ~fx ou en ~(x)fx, c’est-à-dire incompa­tible avec elles; et de même, respectivement, pour les autres relations du carré logique : subcontrariété (disjonction), sub­alternation (im­plication), contradiction (alternative).

Blanché perd ici une très belle occasion de distinguer entre les considérations absolue et existentielle de natures. Il aurait pu aper­cevoir l’évidente compatibilité des énoncés suivants : ‘tout dino­saure est un animal préhistorique’, qu’il symboliserait « (x) fx » et ‘il n’existe aucun individu dinosaure qui soit un ani­mal préhisto­rique’, à symboliser « ~(x)fx ». Une essence et ses attributs ne tiennent absolument pas à ce qu’il existe actuelle­ment des individus de cette essence dotés de ces attributs, ces derniers fussent-ils es­sentiels ou accidentels. Quoi qu’en pense Blanché, aucune contra­riété n’oppose donc l’universelle affirma­tive « (x)fx » et la non-existen­tielle « ~(x)fx ».

De même, il n’y a pas non plus d’équivalence entre ‘quelque dino­saure est brontosaure’ (‘quelque A est B’), tout à fait vraie en l’oc­currence, et ‘il existe des dinosaures tels qu’ils soient des bronto­saures’ (« (x)fx »), tout à fait fausse. Pour admettre une espèce, un genre n’a pas besoin que celle-ci possède encore des sujets réelle­ment existants.

37. Analyse de l’universelle et de la particulière classiques

On n’aura pas manqué de noter l’analogie entre, d’une part, les universelles et les existentielles obtenues par nos /145-146/ quantificateurs, et, d’autre part, les universelles et les particu­lières de la logique classique. Peut-être même aura-t-on eu le sentiment qu’il était bien inutile de suivre un chemin si con­tour­né pour déboucher finalement sur un résul­tat aussi banal. L’ana­logie, en effet, n’est pas douteuse, mais elle ne doit pas suggérer une assimilation pure et simple. La théorie moderne est à la fois plus minutieuse et plus large : elle dissipe des confusions dans l’analyse élémentaire et elle offre, pour les développements ulté­rieurs, des ressources plus riches.

Je viens de remarquer qu’au contraire la théorie moderne in­troduit des confusions initiales lourdes de conséquences, là où l’analyse traditionnelle se montrait extrêmement plus fine.

La théorie classique est confuse d’abord parce qu’elle pré­sente comme élémentaires et traite comme simples des pro­positions qui sont déjà complexes et dont elle n’a pas poussé jus­qu’au bout l’analyse. Déjà avant l’époque de la logistique, cer­tains auteurs avaient remarqué que la traditionnelle propo­sition universelle, sous les dehors d’une catégorique, avait en réalité la signification d’une hypothétique. L’homme est mor­tel n’est pas, malgré l’apparence grammaticale, une proposi­tion simple, con­forme au schéma S est P. Son ‘sujet’ homme est un pseudo-sujet; il n’est pas un porteur d’attributs, puisque, étant lui-même con­cept au même titre que mortel, il fait également fonction d’attri­but.

On revient ici, sous couvert de rigueur intense, aux confu­sions initiales dont j’ai déjà dû avertir pour rectifier certaines de leurs con­séquences[47]. Dans l’énoncé ‘l’homme est mortel’, ‘homme’ n’est pas un ‘pseudo-sujet’ : il est le sujet logique, il représente ce dont on entend faire progresser la connaissance. Et cela, c’est la nature humaine; c’est elle dont on cherche à juger si l’attribut ‘mor­tel’ lui convient, non les individus qui parti­cipent de cette nature. Pour Blanché, un nom n’est légitimement qu’un nom propre, il ne se substitue qu’à un individu, à une subs­tance première, à un « porteur d’attributs » réel. Blanché n’a pas cons­cience que le nom peut être commun et se substituer dans un énoncé à une nature considérée absolument, en totale abstraction de quoi que ce soit d’existant qui en participe. Pour­tant, sa désignation le montre déjà clairement : l’homme n’est pas tel homme, ni tel et tel et tel… homme. De plus, l’attribut considéré est ‘mortel’, c’est-à-dire l’aptitude à mourir, l’ouver­ture essentielle à la cor­ruption, et non le fait actuel de mou­rir. ‘Mortel’ convient à une essence; ‘meurt’ convient plus volon­tiers à des individus de cette essence. ‘L’homme meurt’, malgré la formula­tion com­mune, laisse attendre une considération de ce qui concerne une essence non pas absolument, mais du fait de la façon concrète dont existent de ses participants, ainsi que le sent Blanché :

Ce n’est pas l’homme qui meurt, mais tel et tel qui sont hommes et qui, parce qu’ils sont hommes, sont aussi mortels.

Enfin, dans l’énoncé ‘l’homme est mortel’, ‘homme’ ne joue au­cun rôle d’attribut; il pourrait le faire en un autre énoncé, comme dans ‘Socrate est homme’, mais ce n’est pas du tout le cas dans l’énoncé initial.

Ainsi la proposition universelle classique comporte non pas une, mais déjà deux fonctions, liées l’une à l’autre par un rapport d’implication, et dont l’argument est commun, mais demeure, comme il convient pour une proposition générale, indéterminé[48]. D’une telle proposition l’ex­pression dévelop­pée serait, avec notre exemple : quiconque est homme est, par là même, mortel, ou : pour tout x, si x est homme, alors x est mortel. La formule schématique de l’univer­selle affirma­tive classique s’écrira donc :

(x) · fx  · gx                                           

Comme je l’ai maintes fois remarqué, Blanché ne peut voir les choses ainsi qu’en confondant la substance première, sujet réel d’accidents, et le sujet logique, qui se mérite proprement les attri­buts qui le font connaître. Et en ignorant l’aptitude et la ten­dance naturelle de la raison à s’intéresser à une essence pour elle-même, sans porter attention aux propriétés supplémentaires qu’elle pourrait se mériter en existant. Dans cette ignorance, en parlant de l’homme, il est contraint de lui supposer des individus et de parler de ces individus en leur attribuant d’abord l’humani­té et seulement en se­cond n’importe quelle autre qualité, ce qui l’amène à voir comme multiples les énoncés les plus simples et comme une implication entre deux énonciations une affirmation simple immédiate.

/146-147/ Précisons cependant que, quoique très voisines par le sens, l’universelle classique (tout homme est mortel) et l’universelle moderne (pour tout x, si x est homme, il est mortel) ne se recouvrent pas exactement, le nouveau quanti­ficateur ayant une portée plus générale que l’ancien. En effet, tout homme est bien général, puisqu’il s’agit non de tel homme, mais d’un homme quel­conque; néanmoins cette gé­néralité est limitée au genre humain. Au contraire, tout x est (à moins qu’on n’en limite expressément l’univers du dis­cours con­sidéré) absolument général; il s’étend aussi bien à cette table ou à Bételgeuse, car il vrai d’un objet individuel absolu­ment quelconque que, s’il est homme, alors il est mor­tel. C’est l’une des raisons qui interdisent d’assimiler la théorie moderne de la quantification à la théorie classique.

N’en déplaise à Blanché, tout homme n’est pas « un homme quel­conque », mais la nature humaine regardée absolument, sans aucune référence à quelque individu qu’elle informe. Avec l’avantage qu’il ne se présentera aucun besoin ultérieur de « li­miter l’univers du dis­cours considéré » pour éviter qu’un au­di­teur s’imagine qu’il soit peut-être question de « Bételgeuse ». Aristote sera donc tout à fait d’accord pour ne pas « assimiler la théorie moderne de la quantifi­cation à la théorie classique ».

On remarquera que, comme toute implication, celle-ci (que Russell appelle ‘formelle’ et qu’il vaudrait sans doute mieux ap­peler ‘générale’) exclut seulement le cas où le con­séquent serait faux pour un antécédent vrai. Elle demeure donc toujours va­lable lorsque la fonction antécédente n’est vérifiée par aucun ar­gument : c’est-à-dire que s’il n’existe rien qui satisfasse à fx, alors on peut sans se compromettre affirmer que ce qui y satis­fait, satisfait aussi à gx, à hx, ou à n’importe quoi (le faux im­plique tout). La proposition univer­selle, étant hypo­thétique, pose seulement la relation du con­séquent à l’antécé­dent, mais nulle­ment l’antécédent lui-même.

La considération de la proposition conditionnelle ou, pour user des mêmes termes que Blanché, de l’implication entre deux énoncés, n’a rien à voir avec l’analyse de l’universelle ‘clas­sique’, je viens de le dire. Cependant, ce qu’en dit la logique contemporaine est si gauchi qu’il vaut la peine de rectifier un peu. Blanché dit avec vérité que la proposition hypothétique « pose seulement la relation du conséquent à l’antécédent ». Il en tire aussi avec justesse qu’elle ne pose « nullement l’antécé­dent lui-même ». Il pourrait ajouter – peut-être le sous-entend-il, il ne dit rien à l’encontre – qu’elle ne pose nullement non plus le conséquent. Tout ce qu’affirme la condition­nelle, c’est une con­séquence reçue comme immédiate, sans besoin de preuve, de l’antécédent au conséquent.[49] Mais elle l’affirme, cette consé­quence, et elle n’est vraie que pour autant que l’antécé­dent en­traîne nécessai­rement le conséquent; or il pourrait bien ne pas l’entraîner même si par chance on donnait pour antécédent et pour conséquent deux énoncés indépendamment vrais, de sorte que cette conditionnelle : ‘si Socrate a bu la ciguë, mon père a cessé de fumer’, à l’encontre du dogme logistique, est fausse; les proposi­tions qui s’y trouvent présentées comme antécédent et conséquent ne le sont pas du tout, aussi vraies soient-elles en elles-mêmes.

De la nature de la conditionnelle vraie, on peut tirer que con­naître la vérité de son antécédent oblige à concéder celle de son consé­quent, sous peine de fausseté de la conditionnelle, et que récipro­quement connaître la fausseté du conséquent oblige à concéder celle de l’anté­cédent, encore sous peine de fausseté de la conditionnelle. Mais c’est la seule in­dication, toute condition­nelle justement, de la vérité ou fausseté de l’anté­cédent et du conséquent. En somme, de la plus vraie des condi­tionnelles, on ne tire aucune connaissance ab­solue de la vérité ou de la faus­seté de l’antécédent ou du consé­quent.

Sous ce prétexte, très généreusement, Blanché assure que la con­ditionnelle « demeure toujours valable[50] lorsque la fonction antécé­dente n’est vérifiée par aucun argument ». Certes, on peut ne pas savoir qu’une conditionnelle est fausse, tant qu’on n’a pas constaté que la fausseté de son conséquent peut coexister avec la vérité de son antécédent. Mais cette ignorance n’offre aucune garantie de vé­rité. La conditionnelle n’est vraie que si son anté­cédent en­traîne son conséquent. Elle est fausse s’il ne l’entraîne pas. Ainsi, une fois affirmé que ‘quiconque est dinosaure est doué d’intelligence’, con­sidérer qu’on n’a qu’à constater qu’il n’existe aucun individu dont on puisse dire avec vérité qu’il est un dino­saure pour trouver valable et vraie la conditionnelle; renchérir qu’on est alors tout autorisé à attribuer à « quiconque est dino­saure » de rire et… « n’importe quoi », « sans se com­pro­mettre », c’est se trouver satisfait de trouver vrai tout ce dont on ne peut faire admirer la fausseté en aucun cas concret. On note­ra l’insistance de Blanché dans les lignes suivantes : « Même s’il n’existe aucun individu porteur de l’attribut antécé­dent, une pro­position hypothétique sera vraie pour n’importe quel attribut conséquent. » « Le faux », argue Blanché, « im­plique tout ». L’ex­cuse sonne presque aristotélicienne, quoique lessivée de son sens. Aris­tote dit quelque chose comme cela[51], mais c’est pour mettre en garde de lais­ser passer une absurdité : « Concède-t-on une ab­surdité, les autres s’amènent, rien de surprenant là. »[52] Ce­pen­dant, Aristote ne prétend pas là, absur­dement, que de n’im­porte quelle fausseté on peut déduire légitimement n’importe quelle autre, mais, plus modeste­ment, que pour n’im­porte quelle conclu­sion fausse on peut trouver des propositions fausses dont la dé­duire ri­goureusement. Si on tient à une formule comme ‘tout s’ensuit du faux’, il faudra entendre par ‘tout’ : tant du vrai que du faux, non que n’importe quoi suive n’importe quelle fausseté.[53]

Une proposition hypothétique n’a pas besoin, pour être vraie, que son antécédent le soit : sinon, on devrait rejeter tous les conditionnels irréels (Si tous les hommes étaient sages, les gen­darmes seraient inutiles). En d’autres termes une proposition universelle n’a comme telle aucune por­tée existentielle[54] : non seulement sa vérité ne présuppose pas l’existence d’un /147-148/ individu porteur de l’attribut anté­cédent, mais, même s’il n’en existe aucun, elle sera vraie pour n’importe quel attribut conséquent.

Il est tout à fait vrai qu’« une proposition universelle n’a comme telle aucune portée existentielle ». Mais c’est pour d’autres rai­sons que celles invoquées par Blanché et Mlle Roure. C’est qu’elle ne parle pas d’existence, ni de celle d’un sujet ni de celle d’un attribut, mais de convenance ou de compatibilité théorique d’un attribut avec un sujet pris universellement, qui ne peut donc pas être un individu.

On le comprendra plus clairement encore si l’on se rap­pelle que l’universelle équi­vaut à une non-existentielle : dire que Tout a est b, c’est dire qu’il n’existe pas de a qui soit non-b, ce qui, quel que soit b, est évidemment vrai dans le cas où il n’existe pas de a du tout.

On a vu plus tôt que cette équivalence n’est pas complète[55] : il ne suffit pas, pour vérifier ‘tout B est A’, qu’au­cune exception ne vienne maintenant l’infirmer; il faut qu’il n’y en ait jamais eu; il faut même qu’il ne puisse y en avoir, si l’énoncé universel est plus qu’une simple constatation d’adon, de coïnci­dence factuelle, acci­dentelle, du sujet et de l’attribut : il n’existe aucun brontosaure qui ne soit dinosaure; il n’y en a jamais eu non plus et il n’a jamais pu y en avoir.

Or, la formulation classique de la proposition universelle Tout a est b suggère fortement, bien qu’elle ne le dise pas expressément, qu’il existe des a (et l’emploi du verbe être comme copule renforce encore cette suggestion). Si l’on enseignait à un enfant que Tout pen­taèdre régulier occupe un volume inférieur à celui de la sphère où il est inscrit, on serait justement accusé de lui enseigner une chose fausse tout en énonçant devant lui une pro­position qui ne l’est pas, parce qu’il interpréterait certainement un tel énoncé comme suppo­sant qu’il existe des pentaèdres régu­liers. En énon­çant la pro­position sous la forme hypothétique (im­plicative), on laisse au contraire expressément en suspens la vé­rité de l’hypo­thèse pour poser seulement celle de l’implication.

Cette ‘suggestion d’existence’ tient simplement à l’ignorance men­tionnée plus tôt de l’homonymie du verbe ‘être’, tantôt ex­pres­sion de l’existence, quand il constitue à lui seul tout l’attri­but, tantôt simple expression de la convenance de l’attribut au sujet, quand il intervient comme troisième expression dans l’énoncé.[56] Pareille ignorance im­plique beaucoup d’inexpérience logique. Aussi Blan­ché a-t-il raison d’adresser à un enfant le fait de traiter le verbe ‘être’ comme impli­quant de soi existence. Spécialement s’il est question d’un sujet intégrant deux notions incompatibles, comme ‘cercle carré’ ou… ‘pentaèdre régulier’.

Comme l’universelle, la ‘particulière’ est une proposition gé­nérale, ayant pour sujet apparent un concept, et énonçant donc une liaison entre deux attributs. Mais la liaison est ici une con­jonction, non une implication. Contrairement à l’uni­verselle, la particulière est catégorique, et même doublement, puisque dire que Quelque a est b, c’est dire qu’il existe des individus qui sont a et qui, en même temps, sont b. Quelques cygnes sont noirs signifie qu’il y a des êtres qui conjoignent les deux propriétés d’être des cygnes et d’être noirs. La nota­tion correcte de la par­ti­culière classique sera donc :

(x) : fx · gx

Une telle proposition diffère profondément de l’univer­selle en ce qu’elle a, elle, une portée existentielle expresse.

Les mêmes remarques valent : la particulière, pas plus que l’uni­verselle, ne concerne d’office l’existence. Elle aussi, en tant que « générale », vise la convenance d’attribut à sujet, même si penser le contraire accuse moins d’inexpérience. On use d’elle plus volon­tiers en effet pour inclure l’existence. Mais certes pas automatique­ment.[57]

Mais si les ‘particulières’ sont ainsi des existentielles, il n’est pas vrai qu’inversement toute existentielle prenne /148-149/ la forme spéciale de la ‘particulière’ classique qui est une existen­tielle double, affirmant à la fois l’existence d’un a et sa conjonc­tion avec b. C’est cette duplicité de la particu­lière classique qui risque de rendre ambiguë sa négation, la­quelle peut porter soit sur l’existence, soit sur la conjonction. Il n’existe pas de ab peut signifier ou bien qu’il existe des a, mais qu’ils ne sont pas b, ou bien qu’il n’existe aucun a : la proposition reste vraie dans les deux éventualités. D’où l’équivoque de la proposition univer­selle traditionnelle, puis­qu’elle équivaut à la négation de l’exis­tentielle. À Crowland toutes les voitures ont des roues d’argent : cela signifie-t-il qu’à Crowland, il y a effectivement des roues d’argent aux voitures, ou bien qu’à un tel nid de corneilles au­cune voiture ne peut accéder?

Remarquons en passant que le logicien légifère en observant les façons normales de s’exprimer, celles où on use des mots et des tournures en leurs sens stricts. Il ne peut pas recenser exac­tement toutes les métaphores et figures dont l’orateur ou le poète usent pour surprendre, justement, et persuader par des impres­sions là où une matière trop floue ne se laisse pas exprimer ri­goureusement. Il laisse au rhéteur et au théoricien de la poétique de porter jugement sur l’efficacité de ces procédés.

Ces confusions ne sont pas sans conséquence. Elles déter­minent de graves erreurs, que Brentano et Mac Coll avaient déjà remarquées, dans la théorie traditionnelle des infé­rences. Celles qui concluent de la vérité de l’universelle à celle de la particu­lière correspondante y sont présentées comme légi­times (subal­ternation, conversion par accident, syllo­gismes en Darapti et en Felapton). Or il est clair que, d’une proposition qui ne dit rien sur l’existence, on n’a pas le droit de conclure à une existence. S’il est vrai que, comme son nom l’indique, le serpent de mer est un animal aquatique, il ne s’ensuit pas qu’il en existe aucun. En d’autres termes : le rapport qu’énon­ce l’universelle peut être va­lable sans qu’il ait jamais occasion de s’appliquer. Même s’il n’existe, en fait, aucun corps sous­trait à l’action de toute force extérieure, cela ne contredit pas le principe d’inertie.

Ces accusations se fondent sur l’interprétation automati­quement existen­tielle de la particulière et se dissolvent dès qu’on re­marque sa fausseté. ‘Tout homme est mortel’ et ‘tout serpent de mer est ani­mal aqua­tique’ impliquent à n’en pas douter que ‘quelque homme est mortel’ et que ‘quelque serpent de mer est aqua­tique’ (subalter­nation), qui répètent simplement une partie de leur vérité, sans, plus qu’elles, se prononcer sur l’existence d’hommes ou de serpents de mer réels. Les mêmes universelles impliquent avec au­tant de néces­sité que ‘quelque mor­tel soit homme’ et que ‘quelque animal aqua­tique soit serpent de mer’ (conversion par accident), toujours sans présumer qu’il en existe. Enfin, ‘toute baleine est aquatique’ et ‘toute baleine est mammifère’ im­pliquent assurément que ‘quelque mammi­fère soit aquatique’ (Da­rapti); de même, ‘au­cun dauphin n’est ter­restre’ et ‘tout dau­phin est mammifère’ infèrent forcé­ment que ‘quelque mammi­fère ne soit pas terrestre’ (Felapton).

L’impression qu’on acquiert là quelque notion d’une exis­tence factuelle de ‘mammifères aquatiques et non-terrestres’ ne vient pas des conclusions ‘particulières’ obtenues, mais d’une connaissance qu’on a déjà par ailleurs de ce qu’il existe des baleines et des dau­phins. Ainsi, en considérant l’argument sui­vant : ‘Tout serpent de mer est plus long qu’une baleine’ et ‘tout serpent de mer est animal aquatique’, on conclurait strictement que ‘quelque animal aquatique est plus long qu’une baleine’, mais sans aucunement prétendre qu’il existe des ani­maux aqua­tiques plus longs que des baleines, car on sait par ailleurs qu’il n’existe pas de serpents de mer. On compren­drait seulement que la compatibilité de ces attributs avec le serpent de mer entraîne leur compatibilité mutuelle.

Bref, pour citer Blanché, cette fois en l’approuvant, « le rapport qu’implique » la particulière « peut être va­lable sans qu’il ait jamais occasion de s’appliquer ».

C’est pour­quoi l’on peut, en se conformant aux règles clas­siques, cons­truire des raisonnements sophistiques, comme ce syllogisme en Darapti que Mill citait déjà en exemple : Tout dragon souffle des flammes, tout dragon est serpent, donc quelque serpent souffle des flammes.

On aura compris la solution : le syllogisme en question n’a rien d’un sophisme : ses propositions entraînent avec nécessité sa con­clusion, mais celle-ci ne dit nullement qu’il existe des serpents qui soufflent des flammes, mais simplement qu’en autant que souffler des flammes et qu’être serpent con­viennent au dragon, ils se con­viennent l’un à l’autre. Personne, ou peut-être un enfant, n’en croira qu’il existe des dragons ou des serpents souffleurs de flammes.

Ou encore : de ce que Nul mathématicien n’a carré le cercle, on pourrait, par une succession d’inférences toutes autorisées par la logique classique (successivement : conver­sion, obver­sion, subalternation, conversion), conclure finale­ment que Quelque /149-150/ non-mathématicien l’a carré. L’inférence de l’universelle à la particulière n’est valable que si, expressément ou implicitement, on adjoint à l’universelle une seconde proposi­tion affirmant l’existence de son ‘sujet’.

Aussi spectaculaire soit-elle, cette attaque illustre plutôt les so­phismes de la non-cause et de la double demande. Ainsi que je l’ai déjà répété plusieurs fois, l’énoncé particulier ne connote pas d’of­fice l’existence plus que ne le fait l’énoncé universel. Cependant, le concéder ne don­nerait pas plus de consistance au sophisme allégué par Blanché, car là ne réside pas ce qui crée l’apparence de conduire ‘rigoureusement’ à une absur­dité. L’énoncé particulier, disais-je, ne connote pas d’office l’existence plus que ne le fait l’énoncé univer­sel. Les deux le peuvent cepen­dant, selon le contexte de la consi­dération. Le plus normalement, l’universelle comme la particulière relèvent d’une considération ab­solue de la nature concernée : ‘tout brontosaure est dinosaure’ et ‘quelque dinosaure est brontosaure’ ne s’intéressent aucunement à l’existence de brontosaures ni de dino­saures, mais seulement à la convenance, au degré d’identité qui unit les deux natures concer­nées.

Cependant, on peut aussi, à consi­dérer des natures dans ce que leur vaut leur existence réelle, être amené à parler universellement ou, plus ordinairement, particulièrement. La formulation révèle sou­vent ce contexte, spécialement en usant d’ajouts au nom ou au verbe, ou en parlant au passé. Ainsi, ‘toutes les roses que j’ai obser­vées avaient des épines’ renvoie manifestement à des roses en leur réalité existen­tielle. Renvoyer ainsi à des individus plutôt qu’à une nature univer­selle fournit l’indice d’un contexte existentiel.

Dans le sophisme cité, ‘nul mathématicien n’a carré le cercle’, par son usage du passé composé, place déjà assez naturellement la con­sidération dans ce contexte existentiel, bien qu’on reste encore proche de la considération absolue qui en donnerait la cause, où on déclare­rait impossible la carrure du cercle : ‘nul mathématicien’ et même ‘personne ne peut carrer le cercle’. La prétendue conversion de l’énoncé initial forme comme sujet un nom composé de deux in­compos­sibles en les donnant comme compossibles et même comme effectivement composés dans la réalité. Elle nous met ainsi face à ce que Blanché voudrait bien reprocher à tout énoncé simple : la pré­supposition d’un autre énoncé comme condition : ‘nul ayant carré le cercle n’est mathématicien’ présuppose que ‘des gens ont carré le cercle’ et a cette saveur hypothétique dénoncée par Blanché. En somme, se trouve-t-on à dire, ‘si des gens ont carré le cercle, aucun d’entre eux n’est mathématicien’. On doit certes réagir à pareille condition et refuser la conversion en question comme légitime, en contestant d’entrée de jeu : ‘Mais personne n’a carré le cercle!!!’

Le problème ne surgirait pas avec des énoncés vraiment simples, mettant en jeu des natures simples. Par exemple, avec ‘aucun cercle n’est carré’, on passerait sans souci par les opérations alignées par Blanché : ‘aucun carré n’est cercle’, ‘tout carré est non-cercle’, ‘quelque carré est non-cercle’, ‘quelque non-cercle est carré’. Tan­dis que dès qu’on laisse entrer comme terme un nom composé d’in­compossibles, la même apparence d’inéluctable absur­dité s’ensuit. Ainsi : ‘aucune figure n’est cercle carré’, ‘aucun cercle carré n’est figure’, ‘tout cercle carré est non-figure’, ‘quelque cercle carré est non-figure’, ‘quelque non-figure est cercle carré’. Il faut, dès la prétendue première conversion, opposer : ‘Mais il n’y a pas de cercle carré!’

Et il en va de même pour l’inférence des contraires, qui cessent d’être incompatibles sans une telle présupposition (par exemple : il n’existe pas d’homme invertébré qui ne soit carnas­sier, et il n’en existe pas davantage qui le soit).

Encore une allégation qui s’évanouit en réalisant que le verbe ‘être’, quand il s’agit d’affirmer ou de nier universellement un attribut, n’a aucune prétention d’existence, mais oppose simple­ment la conve­nance et l’inconvenance d’un attribut à un sujet. Encore ici Blanché compose des incompossibles et les traite comme un sujet auquel attribuer ou nier quelque attribut. À qui demande si ‘tout ou quelque ou aucun homme invertébré est ou non carnassier’, il faut d’abord opposer que ‘nul homme n’est invertébré’. Ces demandes, comme le reproche Blanché, sont doubles et demandent deux ré­ponses. Mais la demande cachée n’est pas directement à l’effet de l’existence d’hommes invertébrés, elle vise plutôt la convenance d’invertébré à homme. Aristote dé­noncerait encore une double de­mande.

On objectera peut-être que c’est là précisément la preuve que l’universelle classique a effectivement une portée exis­tentielle, le sens d’une proposition étant déterminé par les règles de son emploi, et que ce qu’elle nie de la particulière contradictoire, c’est la conjonction et non pas l’existence. Mais – outre qu’en logique on doit pourchasser l’implicite et que, de plus, on ne devrait pas présenter comme une propo­sition unique un énoncé qui comporte une double assertion – si les règles des subalternes et des contraires redeviennent ainsi valables, celles des contra­dictoires et celles des subcon­traires cessent alors de l’être, puisque, les quatre propositions opposées affirmant également l’existence du sujet, elles peuvent être fausses toutes les quatre.

Tout au contraire, on le devinera aisément, il faut « refuser éga­lement aux quatre propositions toute portée existentielle » d’office. Blanché s’attend à cette réplique et s’affaire à y contre-répliquer tout de suite après.

On ne rétablirait pas la situation en refusant également aux quatre propo­sitions toute portée existentielle, ce que permet­trait une interprétation en com­préhension. Selon cette interpré­tation, en effet, l’universelle signifie que le concept a implique strictement le concept b, et la particulière qu’il n’implique pas le concept non-b, c’est-à-dire qu’il est com­patible avec lui.

Tel que déjà signalé, la particulière n’est pas limitative. Elle ne dit pas que ‘seulement quelque B est A’, mais qu’on sait seu­lement pour quelque B qu’il est A. On laisse ouvert, puis­qu’on n’est pas encore à même d’en juger, si ‘quelque B n’est pas A’ ou si finale­ment ‘tout B est A’. ‘Quelque corbeau est noir’ n’exclut ni que ‘quelque corbeau ne soit pas noir’ ni que ‘tout corbeau soit noir’.

Toutes les propositions prennent ainsi une portée modale, l’universelle devient une apo­dictique plus forte que l’univer­selle en extension, la particu­lière une problé­matique plus faible que la particulière en extension, et aucune des deux ne pose assertoriquement une existence : les propositions ne con­cernent plus l’existence d’individus, mais la consistance de concepts.

À condition de se rappeler que le plus naturellement la raison con­sidère absolument les natures et cherche quels attributs leur con­viennent abstraction faite de propriétés qui s’ajouteraient à elles du fait d’individus existants qui en participent, il n’y a pas à différen­cier les points de vue de l’extension et de la compré­hension : l’énoncé exprime la même relation de convenance entre sujet et attribut, qu’on la décrive par le fait que le sujet comprenne l’attribut ou que l’attribut s’étende au sujet. Il s’agit toujours de considérer que l’attribut, notion mieux connue parce que plus confuse, repré­sente adéquatement le sujet, encore moins connu. Toute la querelle entre ‘compréhensi­vistes’ et ‘ex­ten­sivistes’, ainsi que les reproches faits à Aristote d’osciller entre l’une et l’autre interprétation de l’énonciation et du prin­cipe ‘dici de omni’ tiennent à l’erreur si répandue, dont j’ai fait justice plus haut, qui veut prendre stricte­ment le vocabulaire in­clusif dont on use spontanément en décrivant l’énonciation comme expri­mant que l’attribut est dans le sujet, ou le sujet dans l’attri­but. Si on comprend que plus strictement, comme elle le dit, justement, l’énon­ciation assimile, identifie sujet et attri­but, il n’y a plus à se quereller à savoir lequel s’identifie à l’autre.[58]

Il n’y a aucune raison de regarder comme automatiquement néces­saire l’universelle. Sans doute, ‘tout homme est animal’ énonce un fait nécessaire, bien qu’en le sous-entendant; mais ‘tout apôtre de Jésus est juif’ énonce un fait contingent, encore en sous-entendant ce mode. Dans la mesure où le mode n’est pas précisé ex­plicite­ment, l’attitude prudente est de considérer que le locuteur, ignorant celui-ci, ne se prononce pas à son endroit, plutôt que d’opter pré­cipitam­ment pour un mode qui serait sous-entendu. De même, il n’y a aucune raison de considérer automa­tiquement une particulière comme « pro­blématique » : elle ex­prime un fait dans la limite de la connaissance du locuteur et ne se prononce pas sur ce qu’il s’agisse d’une attribu­tion ou non-attribution nécessaire, possible, contin­gente ou problé­matique.

Seulement, les diffi­cultés n’auraient été que déplacées. Une universelle dont la fonction antécé­dente serait inconsis­tante, donc nécessairement fausse, serait elle-même nécessai­rement vraie, puisque le faux implique tout, même stricte­ment[59]; et de cette vérité il serait illégitime d’inférer celle de la particu­lière correspondante, qui énonce une possibilité. L’inférence des subalternes ne serait permise que si l’on pouvait /150-151/ ajouter ou sous-entendre à la proposition universelle une affir­mation de consistance, mais alors il arri­verait que les quatre ‘contra­dictoires’ fussent toutes fausses. On se retrouve donc devant les mêmes em­barras, transposés seulement de l’exis­tence des indivi­dus à la consistance des concepts.

On retrouve la cascade d’inconvénients liés à la méconnais­sance de la nature de l’énonciation. On ne peut y remédier qu’en rappelant que, dans son expression traditionnelle, l’énonciation n’est pas par nature multiple et con­ditionnelle. Dire que ‘tout homme est animal’ n’est pas dire que ‘s’il y a des hommes, ils sont des animaux’, c’est dire, sans aucune considération du fait qu’il existe ou non des hommes, que la notion animal éclaire celle d’homme. Il n’y a donc au­cun danger de se trouver avec une « fonction antécédente incon­sistante », à moins, comme Blanché le faisait plus haut avec son ‘carreur de cercle’ et son ‘homme invertébré’, de s’interroger sur un sujet déjà composé, et composé d’éléments incompossibles. Pour sa part, la particu­lière n’énonce pas de soi une « possibi­lité », ni une conjecture, ni une nécessité, mais le fait brut qu’un attribut convienne au moins en partie à la représentation d’un sujet univer­sel. Aucun danger, par conséquent, de se retrouver avec « quatre contradic­toires fausses ».

Ainsi, quelque interprétation que l’on choisisse pour les pro­positions, qu’on les assortisse ou non d’une condition res­trictive, qu’on les entende en extension ou en compréhen­sion, de toute façon le système des opposées sera mis en défaut.

J’ai bien montré que ce n’est absolument pas le cas.

Paradoxale­ment, ce n’est pas pour les universelles et les par­ticulières clas­siques que vaut le classique carré des oppo­sées, c’est pour les universelles et les existentielles de la lo­gique con­temporaine qui, étant vraiment simples, ne com­portent pas de négation équi­voque.

Paradoxalement, plutôt, tout le souci de rigueur de Blanché le conduit à deux carrés d’opposition dont l’un, qu’il dit fondé sur le point de vue de l’universalité, ne présente aucune utilité et dont l’autre, fondé sur l’existence, prétend opposés des énoncés com­patibles.

Ainsi que je l’ai expliqué plus haut, fin du paragraphe 36[60], l’exis­tence ou inexistence d’individus auxquels attribuer les sujets des énoncés ne fait rien à la convenance ou inconvenance à ces sujets de leurs attributs; elle facilite seulement leur découverte. Par suite, « ~(x) ~fx » et « ~(x)fx », aussi pé­remptoirement qu’elles pré­tendent se con­tredire, sont tout à fait compa­tibles autant avec « tout bronto­saure est dino­saure » qu’avec « nul brontosaure n’est dino­saure ». Qu’il n’existe aucun bronto­saure qui soit dinosaure, ni aucun qui ne le soit pas, laisse ouverte la question de savoir si le brontosaure a pour genre le dinosaure. Et le logicien moderne sera peut-être ahuri d’apprendre que de fait c’est l’affirmative qui se vérifie, malgré l’absence d’individus existants où l’ob­ser­ver.

Quant au carré fondé sur l’universalité, Blanché a lui-même re­marqué sa stupéfiante inutilité, hormis le cas de tautologie, qui pourrait s’en passer. Comme son ‘x’ représente potentiellement n’importe quel être ou non-être individuel, il faudra, pour lui trouver quelque application, limiter – de l’extérieur de l’énoncé ou en le multipliant lui-même par quelque préfixe – « son univers de dis­cours », en recourant à quelque notion universelle, de façon à le ramener autant que faire se peut à une énonciation normale.

38. Les propositions d’existence

Si la théorie classique laisse ordinairement implicite, ou même indécise, la portée existentielle de ses propositions, de nou­velles confusions viennent l’affecter lorsqu’elle essaie d’é­noncer explicitement une existence. Faisant entrer toute proposi­tion dans le schéma S – P, elle se condamne à traiter l’existence comme un attribut au même titre qu’une qualité, à considérer qu’être réel est une propriété de l’atome aussi bien qu’être doué de masse, à traduire Il y a des cygnes noirs par Des cygnes noirs sont existants[61].

De fait, dans l’énoncé existentiel, l’existence, l’être est l’attri­but. Il faut réaffirmer ici ce fait obstinément ignoré que le verbe ‘être’ présente deux sens, deux usages à reconnaître selon le contexte.[62] Comme l’intérêt le plus naturel de la raison ne porte pas sur les sin­guliers, mais sur les natures universelles, ses énoncés s’inté­ressent ordinairement à des attributs universels susceptibles d’éclairer la constitution et les propriétés de pa­reilles natures. Dans ce contexte, le verbe ‘être’ sert simplement d’indice de composi­tion, d’assimila­tion de pareils attributs à leurs sujets. Mais si tant est qu’on se ques­tionne sur l’existence de sujets, la réponse prendra le verbe ‘être’ pour l’attribut dont juger de la conve­nance ou disconvenance au su­jet. Blanché parle, à tort, d’un attribut « au même titre qu’une qua­lité ». De fait, en ce sens d’existence, ‘est’ se montre encore multi­plement homonyme, car les êtres le sont sous plusieurs modalités. On ne dit pas qu’il ‘est’ en le concevant pareillement, si c’est à une substance qu’on l’attribue, ou à une quantité, ou à une qualité, ou à une relation, ou à quelque autre modalité suprême de l’être ou à quelqu’une de ses espèces. Ceci dit, l’existence se traite comme un attribut, oui, en ceci que toute vérité s’exprime en ju­geant de la convenance d’un attribut à un sujet. Si on veut ex­primer qu’on con­naît comme réels Pierre, ou son mètre quatre-vingt, ou sa bonne hu­meur, ou sa position assise, on dira qu’ils sont, qu’ils existent, tout comme on dit que Pierre est animal raisonnable, quand on veut exprimer de quelle nature il est.

La jument de Roland, les cent thalers de Kant, illustrent suffi­sam­ment ce qu’une telle réduction a d’erroné.

Blanché suggère ici que ni lui ni les logiciens modernes ont in­venté d’eux-mêmes toutes les erreurs et mésinterprétations qu’ils col­portent. Il se présente comme l’héritier de préjugés transmis de génération en génération d’intellectuels depuis Kant et bien avant.

Descartes, après saint Anselme et d’autres, a voulu prouver l’exis­tence de Dieu du seul fait qu’on en conçoive quelque no­tion. Ce serait toute une économie d’effort, d’avoir seulement à regarder en notre esprit pour connaître l’existence de quoi que ce soit, sans avoir à confronter ses conceptions avec la réalité exté­rieure. Kant, après saint Thomas, a bien raison de refuser cette preuve pares­seuse : aucune conception humaine ne garantit à elle seule l’exis­tence de son objet.

Cependant, énoncer qu’une chose existe n’est pas prouver son existence, c’est annoncer qu’on la connaît déjà. En énonçant que Pierre est ou qu’aucun dragon n’est, on n’entend rien prouver, ni rien ajou­ter à une réalité extérieure du fait qu’on y pense; on trans­met simplement une connaissance qu’on a déjà du fait que Pierre soit un être réel et que le dragon n’en soit pas un. La jument de Roland et les cent thalers tombent donc à plat. Certes, ajouter à toutes leurs précieuses propriétés qu’ils sont ne les fera pas exis­ter; ce qu’il faut ajouter, dans leur cas, pour témoigner de ce qu’on sait, c’est justement qu’ils ne sont pas. L’expression de la vérité passe encore par l’usage du verbe être comme attri­but, mais en le niant.

La notation moderne interdit cette assimilation trompeuse. L’existence n’y est jamais affirmée comme un attribut ou, plus généralement, comme un prédicat de quelque chose, mais tou­jours affirmée de /151-152/ quelque chose qui est caractérisée par un attribut ou un prédicat. Autrement dit :

1º L’existence ne s’exprime jamais par un signe de fonc­tion f(x), mais toujours par un signe d’opérateur (x). Le lan­gage usuel ici nous égare[63], qui fait de ‘exister’ un verbe, ayant pour sujet grammatical la chose qui est dite exister. L’expression cor­recte ne serait pas davantage Des cygnes noirs existent que Des cygnes noirs sont existants, mais plutôt Il existe des cygnes noirs, Il y a des cygnes noirs, où la forme imperson­nelle du verbe suggère que celui-ci doit être entendu comme un opérateur initial, marquant que la fonc­tion ‘… est un cygne noir’ est satis­faite par au moins un ar­gument.

On devrait maintenant saisir que même en le cachant par l’usage de tournures impersonnelles, dans toutes ces formula­tions on parle de cygnes noirs et on leur attribue l’existence, non comme quelque chose qu’on est en mesure de leur donner, mais comme un fait qu’on est à même de constater et de déclarer.

2º Toute proposition existentielle comporte une variable liée et est donc une proposition générale, même quand elle ne porte que sur une existence individuelle. Affirmer l’exis­tence d’un su­jet individuel serait ne rien dire, s’il demeurait absolu­ment indé­terminé : pour nourrir pareil énoncé, il faut intro­duire un concept – et avec lui la généralité – qui précise à quelque degré ce qu’est cet individu en lui attribuant un prédicat. Là encore, le langage commun nous trompe quand il nous suggère la possibilité de propositions existentielles sin­gulières telles que Pierre existe. Une telle proposition ne doit pas être symbolisée par x1, forme interdite par la syn­taxe logique, mais bien par (x)fx, signifiant que, parmi la totalité des choses ou des êtres, il y en a au moins un qui satisfait à la fonction f, laquelle peut symboliser telle ou telle fonction prédicative regardée comme caractéristique de Pierre, quand ce ne serait que celle de s’appeler ‘Pierre’.

Blanché reconnaît, au fond, qu’en s’interdisant d’user de noms communs comme sujets d’énonciations, il s’est condamné à « ne rien dire », à moins de réintroduire par quelque passe-passe « un concept – et avec lui la généralité – qui précise à quelque degré ce qu’est » le sujet dont on parle « en lui attribuant un prédicat ». Blanché a beau critiquer « le langage commun », on voit que ce dernier parle plus clairement et dit ce que Blanché n’arrive pas à dire correctement malgré tous ses efforts de rigueur.

39. Les prédicats polyadiques et les propositions de relation

La théorie moderne de la proposition a un autre avantage que celui de permettre une analyse plus précise des proposi­tions classiques. Celles-ci ne représentent en effet que des cas spé­ciaux, dont l’expression moderne suggère l’extension /152-153/ selon plusieurs dimensions, alors que certaines de ces générali­sations demeurent interdites à la théorie tradition­nelle. [1º] Ses pro­positions sont à double prédicat : rien n’empêche des compo­si­tions plus complexes. [2º] Ces deux prédicats sont reliés par une im­plication ou une conjonction : il y a d’autres connecteurs. [3º] Cha­cun de ces prédicats ne comporte qu’un seul argument : pour­quoi pas plusieurs? [4º] Enfin, l’argument y est commun aux deux prédicats : mais ne peut-on relier en une proposition des prédi­cats dont les arguments ne soient pas entièrement iden­tiques, et no­tamment des prédicats n’ayant pas le même nombre d’argu­ments?

La logique traditionnelle n’est pas restée entravée par la pre­mière de ces limitations[64]. Si elle a arrêté son analyse avant de parvenir à la forme propositionnelle la plus simple, elle ne s’est pas interdit toute synthèse à partir des proposi­tions qu’elle regar­dait comme élémentaires : sa théorie des propositions dites ‘hy­pothé­tiques’ en témoigne, en même temps qu’elle lève, au moins partiellement, la seconde res­triction.[65] Pour celle-là cepen­dant, les ressources supérieures de la logique moderne se manifestent dé­jà davantage. Elle nous apprend aussi, il est vrai, que tous les connecteurs binaires peuvent s’exprimer en termes d’implication ou de conjonction, mais il faut, pour cela, faire de la négation un usage plus varié que celui auquel se bornait la proposition clas­sique; et entre ces formes multi­pliées elle multiplie les équipol­lences[66]. Par exemple, on peut formuler une disjonctive exis­ten­tielle en ap­pli­quant les lois de De Morgan qui posent une équi­valence entre (x) : fx · ~gx et (x) · ~(~fx · v · gx), ou une disjonctive uni­ver­selle en passant, selon la définition usuelle de l’implica­tion par la disjonction, de (x) : fx  gx à (x) : (~fx) v (gx).

Mais c’est sur les deux dernières extensions qu’éclate la su­périorité de la logique contemporaine. La proposition qui s’adapte exactement sur le schéma S est P, à savoir la propo­si­tion attributive singulière telle que Pierre est homme, n’ad­met qu’un seul sujet. Or une proposition singulière reste telle lorsque son prédicat comporte plusieurs places d’arguments; et alors on peut bien dire qu’elle a plusieurs sujets /153-154/ si, sans s’as­treindre à l’usage grammatical, on élargit le sens de ce terme pour lui faire désigner les individus qui servent d’arguments à la fonction prédicative : Pierre bat Jean, Paris est plus grand que Versailles, Jacques marie Françoise à Henri, Limoges est entre Paris et Toulouse. Ces propositions ont la forme fx1y1, ou fx1y1z1, qui sont des singularisations de formes propositionnelles construites sur les fonctions fx̂ŷ ou fx̂ŷẑ. Dans ces proposi­tions, rien d’autre que l’ordre n’y dis­tingue les divers arguments, et bien que cet ordre ne soit pas, en général, modifiable, le fait d’être le premier ne confère à l’un de ces arguments aucun privi­lège par rapport aux autres.

Le progrès dont se félicite ici Blanché est une confusion fu­neste du sujet et de l’attribut. Il oublie totalement que le sujet est ce dont on parle, ce qu’on est intéressé à connaître, et que l’at­tribut est ce qu’on en dit, ce qu’on en fait connaître. Cette notion de sujet ne peut « s’élargir … pour lui faire désigner » ce qui fait partie de l’attribut, fût-ce un singulier déjà mieux connu, auquel on recourt pour transmettre la connaissance d’un sujet singu­lier. Ajouter des « arguments » au sujet ou à l’attribut n’enri­chit pas un énoncé, il le multiplie, Aristote l’avait déjà fort bien com­pris.[67] Cependant, un seul et unique attribut peut s’avérer fort complexe : intégrer par exemple au verbe divers compléments directs, indirects, circonstan­ciels (« marie Françoise à Henri » dans deux jours à Notre-Dame de Paris; ou composer un genre avec un certain nombre de différences (animal bipède sans plumes).

À partir des mêmes fonctions, on peut naturellement, comme dans le cas des fonctions à une seule place d’argu­ment, obtenir des propositions par généralisation, en liant les variables. On verra au paragraphe suivant comment on y par­vient en liant à la fois, semblablement ou diversement, plu­sieurs variables. Consi­dérons, pour le moment, le cas où une seule variable est liée, l’autre (ou les autres) étant individua­lisée. La variable liée pourra l’être universellement :

Tout le monde admire Pasteur                                (x) · fxy1

Tous les musiciens n’aiment pas Wagner   ~(x) · fx  gxy1

Pierre a horreur des araignées                       (y) · fy  gx1y

Ou bien la variable sera liée existentiellement :

Certains préfèrent Mozart à Beethoven            (x) · fxy1z1

Verlaine a inspiré des musiciens                   (y) : fx · gx1y

Pas de plus belle ville que Paris                 ~(x) : fx · gxy1

L’immense avantage qu’on retire à considérer ainsi des prédi­cats polyadiques, c’est qu’ils permettent une expression exacte des propositions de relation. La logique classique était obligée de regarder ‘plus grand que B’, ‘situé entre B et C’, comme des attributs de A. Lorsqu’enfin on a dû reconnaître qu’ici le cadre traditionnel éclatait, il a bien fallu, si l’on ne se résignait pas à couper en deux la pensée et à juxtaposer deux logiques hétéro­gènes, s’élever à une forme plus géné­rale /154-155/ de proposi­tion, susceptible de redonner, selon la façon dont on la spé­cifiait, les propositions d’inhérence ou les propo­sitions de rela­tion. C’est précisément ce que permet la notion de fonction prédica­tive à n places d’arguments : les proposi­tions attributives ou d’inhérence sont construites avec des fonctions monadiques, les propositions de relation avec des fonctions polyadiques, tandis que les phrases verbales se distribuent entre le premier groupe (Pierre dort) et le second (Pierre bat Jean, marie Françoise à Henri).

Encore un ‘progrès’ qui porte à faux! Tant qu’on n’oublie pas que l’attribut a pour rôle logique d’exprimer la connaissance qu’on a du sujet, il n’y a aucun problème, pour la logique tradi­tionnelle, à le laisser prendre la forme d’un corrélatif ou d’un verbe autre qu’être avec autant de compléments directs, indirects et circonstanciels qu’on voudra, en profitant de toute la richesse d’expression de la langue naturelle. Toute la subtilité dont se targue Blanché n’a pour effet que de confondre sujet et attribut dans leurs rôles. Ce n’est pas surprenant que le logicien moderne finisse par avouer candidement que sa lo­gique n’aide pas à penser.[68] Qu’au mieux il peut traduire en symboles des pensées déjà formées naturellement.

Il ne faudrait pas croire que, dans xRy, R correspond à la copule de S est P, tandis que x et y correspondraient respecti­vement à S et à P. En réalité, x et y sont tous les deux des arguments au même titre que S, et R est prédicat comme P, ou plus exactement comme est P, mais c’est un prédicat bi­naire. C’est pourquoi la forme fxy, qui ne suggère pas ces fausses correspondances et qui, au contraire, souligne l’ana­logie avec fx tout en précisant exactement la différence, est préférable. Elle s’impose d’ailleurs dès que la relation est plus que binaire.

Certes, ‘R’ ne correspond pas à la copule. Plutôt, ‘x’ s’essaie à correspondre au sujet et ‘Ry’ à l’attribut, qu’il mette en jeu copule et attribut, comme ‘est médecin’, ou verbe et objet direct, comme ‘bat Jean’, ou verbe et objet indirect, comme ‘donne à Marie’. Mais c’est déjà « élargir » le champ de vision moderne.

Mais une fois qu’on sait ainsi analyser les propositions de relation en termes de fonctions, on pourra souvent se dispen­ser de les mettre sous cette forme un peu encombrante, et construire directement, avec un symbolisme allégé, un calcul des relations (§ 48-52). Il sera alors commode, du moins dans le cas des relations binaires, de revenir à l’écriture xRy; on verra que même les propositions de la syllogistique qui ne sont pas, comme les singu­lières, des propositions d’inhé­rence, se peuvent exprimer selon une structure ana­logue.

40. La quantification multiple

Il apparaît ainsi qu’il faut quelque peu atténuer l’idée, qui a connu une grande fortune depuis un siècle, selon laquelle la grande nouveauté de la logique contemporaine par rapport à la logique classique serait d’avoir substitué, à l’unique et mo­no­tone copule de l’attribution, la considération de ces co­pules mul­tiples et diverses que sont les relations de toute espèce. Les logi­ciens actuels aimeraient mieux dire que c’est dans la théorie mo­derne de la quantification, plutôt que dans la théorie des rela­tions, qu’il faut chercher la différence /155-156/ fonda­mentale entre la nouvelle logique et l’ancienne : celle-ci demeurant, mal­gré quelques timides tentatives pour s’en dégager, dans le cadre de la quantification unique pour une proposition, tandis que celle-là, en admettant les fonc­tions à plusieurs arguments, admet du même coup la possibi­lité d’une quantification multiple.

J’ai déjà fait justice de ces deux prétentions.

« L’unique et monotone copule de l’attribution » correspond à l’unique et propre intention de l’énonciation : connaître la vérité, exprimer la connaissance qu’on en a, la rendre accessible à qui­conque. Connaître la vérité est juger de l’adéquation d’un concept dont on use pour représenter la réalité à laquelle on s’in­té­resse. D’où la pertinence du verbe ‘être’ – dit, sous-entendu ou intégré – pour énoncer pareille pertinence : ‘B est A’, c’est-à-dire : A, voilà juste­ment ce qu’est B. Avec A, comme avec B, on désigne la même réalité : avec B, on la pointe comme le sujet de son inté­rêt; avec A, on dit ce qu’on en connaît, on identifie ce sujet d’intérêt avec une vue de lui qui nous est plus familière, conçue à l’observation d’autres êtres pareils. L’impression de plus grande ‘richesse’ décou­lant de « la considération de ces copules multiples et diverses que sont les relations de toute espèce » tient seulement à l’ignorance de l’homony­mie de cet être susceptible de s’attribuer à un sujet pour le faire connaître : avec ‘est’, on le reconnaît tantôt comme substance, tantôt comme quantifié, qualifié, relatif, positionné, agent, patient, localisé, en quelque temps, possesseur. Voilà la richesse poten­tielle de la composition qu’accomplit le verbe ‘être’, sans comp­ter cette autre, capitale, de l’existence, quand il est pris dans toute sa force et remplit tout l’attribut.

Quant à l’asservissement à « la quantification unique pour une proposition », il est imposé par la nature même de la con­naissance : la raison se représente séparément chaque nature et en dit une seule chose à la fois. Tout ce que le logicien moderne arrive à faire « en admettant les fonctions à plusieurs argu­ments » est de télescoper l’un dans l’autre une multiplicité d’énoncés en s’imaginant n’en pronon­cer qu’un. Empilant plu­sieurs sujets et plusieurs attributs, il devient inévitable qu’on se retrouve avec une quantité diverse pour chaque sujet devant chaque attribut, avec le risque correspondant de confu­sion et « certaines précautions » à prendre pour y remédier.

On vient de voir que, pour obtenir une proposition à partir d’une fonction polyadique, il n’est pas nécessaire de faire subir le même sort aux différentes variables, l’une pouvant être liée tandis que la ou les autres sont individualisées. De même, si on lie toutes les variables, rien n’empêche qu’elles soient quanti­fiées diversement. Les puissants ont des flat­teurs s’écrira (pour tout x, si x est puissant, alors il existe un y tel que y flatte x) :

(x) · fx  (y)gyx

Pour la clarté de l’écriture et la commodité des calculs, il y a souvent avantage, lorsqu’on a une quantification mul­tiple, à ras­sembler les quantificateurs en tête de la formule : celle-ci prend alors la forme qu’on appelle prénexe, parce que ses variables y sont liées par devant. Mais comme tout mouve­ment des quanti­ficateurs, celui-ci ne peut se faire, en général, sans cer­taines pré­cautions. Ces conditions sont pré­cisées par des lois dites du mouvement des quantificateurs. Dans notre dernier exemple, la transposition du quantifica­teur existentiel donne une formule équivalente à la précé­dente (pour tout x, il existe un y tel que, si x est puissant, y le flatte) :

(x)(y) · fx  gyx

Mais il faut, pour maintenir cette équivalence, prendre garde à ne pas changer l’ordre des quantificateurs. Celui-ci n’est indif­férent que lorsqu’on a affaire à une quantification multiple ho­mogène, c’est-à-dire comportant même quantifi­cation pour toutes ses variables. Ici au contraire, où la quanti­fication est hé­térogène, on voit facilement qu’il n’en irait pas de même : l’exis­tence des flatteurs n’y étant affirmée /156-157/ que conditionnel­lement, le quantificateur existentiel doit demeurer dans la portée du quantificateur universel; si, le mettant en tête de toute la for­mule, on renversait la subordi­nation, cela reviendrait à affirmer catégoriquement l’exis­tence de flatteurs, affirmation qui serait plus forte que la pré­cédente :

(y) (x) · fx  gyx

Pour mieux illustrer la différence, donnons à f et à g les in­ter­prétations suivantes : f = ‘… est un nombre entierg = ‘… est plus grand que…’ Notre première formule signifie alors que, pour tout nombre entier, il y en a un qui est plus grand que lui, ce qui est vrai; tandis que la dernière, où l’ordre des quantifica­teurs est permuté, signifierait qu’il existe un nombre entier qui est plus grand que tous les autres, ce qui est faux.

Avec une quantification double, sur les huit formes que per­met la combinatoire, on en a six non-équivalentes, qui se répar­tissent sur quatre degrés de force. Le tableau ci-dessous les in­dique, où les flèches marquent la force décroissante, c’est-à-dire le sens dans lequel l’inférence est permise.

(x)(y)fxy                                  (y)(x)fxy

                                                                    

(x)(y)fxy                                    (y)(x)fxy

                                                                    

 (y)(x)fxy                                   (x)(y)fxy

                                                                    

 (x)(y)fxy                            (y)(x)fxy

Pour une fonction à n arguments, comportant une quantifi­ca­tion n-uple, le nombre des formes non-équivalentes aug­mente rapidement.

La considération des prédicats polyadiques et la possibi­lité d’une quantification multiple, homogène ou hétérogène, sont les deux grands enrichissements de la théorie moderne des proposi­tions, comparée à la théorie classique. /157-158/

41. Les descriptions d’objets singuliers

Après avoir reconnu deux façons de passer d’une fonction ou d’une forme propositionnelle à une proposition, par indi­viduali­sation ou par généralisation de sa variable, et distin­gué ainsi deux espèces fondamentales de propositions, singu­lières et gé­nérales, c’est à ces dernières que, jusqu’ici, nous nous sommes surtout attachés, en examinant diverses com­plications du sché­ma élémentaire initial : nous sommes ainsi passés des fonctions simples aux complexes, des fonctions monadiques aux polya­diques, de la quantification unique à la quantification multiple. Mais certaines complications inter­viennent aussi dans le cas des propositions singulières, qu’il nous faut main­tenant considérer.

Les objets singuliers assignés comme arguments à une fonc­tion prédicative sont représentés, quand ils sont bien dé­terminés, par des constantes x1, x2, y1, etc., qui symbolisent, en principe, des noms propres. Mais beaucoup d’objets sin­guliers n’ont pas de nom propre. Et ceux mêmes qui en ont un (les personnes, les villes, certains animaux domestiques, certaines étoiles, etc.), il nous arrive de les désigner par une périphrase : car il y a des cas où il faut appeler Paris la capitale de la France. Ainsi, au lieu de nommer l’individu par le vocable qui lui sert d’étiquette, on le décrit à l’aide d’un concept, quitte à restreindre alors, par des détermina­tions appropriées, l’exten­sion de celui-ci, de façon qu’elle se trouve limitée à un seul objet. Ces expressions com­plexes se distinguent donc à la fois des termes singuliers propre­ment dits, puisqu’elles font appel à des termes généraux, mais aussi des termes généraux en ce qu’elles désignent seulement un individu. On les appelle des descriptions[69]. /158-159/

Le plus souvent, comme dans l’exemple ci-dessus, c’est à un autre nom propre (ou à plusieurs) qu’il est fait appel pour déterminer le concept (l’au­teur de Candide, le navire qui emmena Napoléon à Sainte-Hélène) : la des­cription n’est alors que relative. Mais il est quelquefois possible de donner, d’un individu, une description absolue, par une combinaison assez simple de concepts telle qu’elle ne s’applique qu’à lui : l’in­venteur du paratonnerre. On peut naturellement envisa­ger, dans l’un ou l’autre cas, des combinaisons plus com­plexes, avec cascade de génitifs : la robe de fiançailles de la fille de l’ambassadeur d’Angleterre. Toutes ces descriptions, qui désignent un indivi­du bien déterminé, sont appelées défi­nies, comme est appelé défini l’article ‘le’ qui sert générale­ment, dans le langage ordinaire, à les introduire. On les dis­tingue ainsi des descriptions indéfinies qui ne particularisent pas l’indivi­du qu’elles désignent (un avocat que j’ai vu à Paris, par opposition à : l’avo­cat que j’ai vu à Paris) et qui s’expriment ordinairement à l’aide de l’opéra­teur existentiel x. Nous ne nous occuperons ici que des descriptions défi­nies, en nous limitant aux formes les plus simples et sans distinguer entre des­criptions relatives et descriptions abso­lues.

Comment faire pour utiliser ainsi comme argument dans une proposition singulière une expression qui, en elle-même, symbo­lise une fonction? Plus précisément : comment, dans l’écriture symbolique, transformer l’expression d’un prédicat en celle d’un sujet éventuel?

On prend ici Blanché en flagrant délit de chercher une astuce pour réintroduire comme sujet d’énonciation ce qu’il avait pé­remptoire­ment exclu de ce rôle initialement : un nom commun.[70]

Nous savons écrire fxy1, où f = ‘… est l’auteur de…’ et y1Candide. Mais c’est là une forme propositionnelle, qui si­gnifie : x est l’auteur de Candide, et non pas : l’auteur de Candide. Pour dégager de cette forme l’expression, pour en faire la description d’un individu et la rendre apte à figurer ainsi comme argument d’une nouvelle fonction g, /159-160/ par exemple ‘… est un grand prosateur’, on se sert de l’opérateur iota (symbolisé par un iota renversé) et l’on écrit (x) fxy1, qu’on peut lire, sur notre exemple : le x qui est l’auteur de Candide, ou, plus simplement : celui qui est l’au­teur de Candide. Contrai­rement donc à ce qui a lieu dans la langue ordinaire, c’est l’ex­pression prédicative ou proposi­tionnelle qui sert ici à constituer l’expression descriptive où elle entre comme élément. L’expres­sion ainsi transformée pourra alors servir d’argument à une fonction g, et composer avec elle une proposition ayant même structure d’ensemble que la proposition singulière dont l’argu­ment serait un nom propre, gx1 (Voltaire est un grand prosa­teur), mais dont l’argument a lui-même une structure interne : g((℩x)fxy1), l’auteur de Candide est un grand prosateur. Ainsi, tandis que les quantificateurs opèrent comme des généralisa­teurs, le symbole iota opère comme un singularisateur : il sert à for­mer le sujet d’une pro­position singulière ou, plus générale­ment, à individualiser une variable. Ou bien, si l’on préfère, mais en élargissant alors la notion de quantificateur, on peut aussi le regarder comme un quantificateur d’unicité.

Saint Augustin a signalé que c’est la même personne qui s’avère la plus crédule et la plus incrédule. On voit ici le même Blanché, comme Leibniz, haïr à l’extrême l’homonymie comme source de toutes les confusions et erreurs traditionnelles et pour­tant ne pas lésiner à « élargir la notion de quantificateur » jus­qu’à inclure… le « quantificateur d’unicité ».

Ce symbole iota est-il un indéfinissable, et son introduc­tion marque-t-elle l’appel à une notion nouvelle, irréductible à celles qui nous ont servi jusqu’ici? Ou bien n’intervient-il que par ma­nière d’abréviation, et peut-on traduire les expres­sions pro­posi­tionnelles où il sert à caractériser l’argument (ou les argu­ments) en termes de variables quantifiées, c’est-à-dire dans le langage que nous avions employé jusqu’à maintenant? Pour le savoir, il faut analyser les expressions descriptives où figure cet opérateur iota, c’est-à-dire celles qui, dans la langue ordinaire, sont intro­duites par celui qui… ou un de ses équivalents[71]. /160-161/

Quand nous employons une expression descriptive, nous admettons ordinairement, à titre de présuppositions impli­cites, deux choses :

1º Qu’il existe bien un individu répondant à cette des­cription. Le présent roi de France, l’homme qui a été dans la planète Mars, ont sans doute la forme de descriptions, mais de telles expressions ne décrivent réellement personne. Elles ont un sens, mais leur extension est nulle.

2º Qu’il n’en existe qu’un seul. Le député de Paris, l’homme qui a été en Amérique, ne décrivent non plus aucun individu en particulier, puisque, cette fois, il y en a plusieurs qui répondent à la description : celle-ci cesse d’être définie.

Ces deux conditions sont effectivement remplies pour l’au­teur de Candide. Nous savons comment exprimer la pre­mière : (x) · fxy1. Pour la seconde, il surgit une difficulté. Le calcul fonctionnel élémentaire, auquel nous nous sommes tenus jus­qu’ici, ne permet pas d’exprimer formellement que deux va­riables distinctes représentent (ou ne représentent pas) le même objet. Il faut donc introduire ici un nouveau symbole que nous prendrons, provisoirement (voir le para­graphe suivant), comme un indéfinissable, mais dont le sens intuitif est assez clair : le symbole usuel de l’égalité, qui si­gnifiera ici l’identité entre deux individus ou, plus exacte­ment, que les deux symboles qu’il relie désignent un seul et même individu. On pourra alors écrire, ajoutant cette se­conde condition à la première :

(x) : · fxy1 : (z) · fzy1 ⊃ (z = x)

C’est-à-dire : « quel que soit z, s’il est l’auteur de Can­dide, il est identique à x ».

Quand notre x est ainsi précisé par l’énoncé de ces deux con­ditions, il suffit de les conjoindre à celle qui, tantôt, fai­sait usage de l’opérateur iota, mais d’où cet opérateur aura été éliminé :

(x) : · fxy1 : (z) · fzy1 ⊃ (z = x) : gx

qu’on peut lire : « Il existe un x 1º qui est l’auteur de Can­dide, 2º tel que, quel que soit celui qu’on désigne comme auteur /161-162/ de Candide, il sera identique à cet x, 3º tel que cet x est un grand prosateur. » On peut donc regarder une telle expression, en termes de variables quantifiées, comme une forme explicite de l’expression g((℩xfxy1) ou, si l’on préfère, regarder celle-ci comme une forme abrégée de celle-là.

Si l’avantage d’une telle abréviation est manifeste, il n’est pas moins utile de savoir, inversement, l’expliciter. Un dé­faut d’ana­lyse nous mettrait facilement dans l’embarras. Le roi de France est chauve : cette proposition, assurément, n’est pas vraie. Il se­rait, d’autre part, exagéré de la regarder comme dénuée de sens. Est-elle donc fausse? La dire telle, ce serait dire qu’est vraie sa négation : le roi de France n’est pas chauve, laquelle négative est, quant à sa valeur de vérité, exactement sur le même plan que l’affirmative. Ce qui est faux en elle, ou plutôt en l’une et l’autre, c’est l’affirmation existentielle implicite, et c’est sur celle-ci que, pour obtenir une proposition vraie, il faudrait faire porter expressément la négation (et non pas sur la fonction expli­cite ‘… est chauve’). On ne peut dissiper ces équivoques dans l’usage de la né­gation qu’en explicitant et en dissociant les affir­mations qu’enveloppe une proposition ayant pour argument une des­cription.

Nous retrouvons Blanché encore une fois dans une impasse créée par son inconscience du type de considération faite d’un sujet. Un sujet singulier se prête plus naturellement à se trouver considéré quant à des singularités, quant à des propriétés qu’il tient de son existence, plutôt que de sa nature. En parler sous un tel rapport présuppose donc son existence. Si quelqu’un com­mence un énoncé en en donnant comme sujet ‘l’actuel roi de France’, l’attitude adé­quate est de l’arrêter, en lui disant : “Mais il n’existe aucun roi actuel de France!” Rien de ce que le locu­teur entend lui attribuer ne pourra y être conforme et donc ne mérite d’être dit. Toute la subti­lité que Blanché mettra par la suite à évaluer la vérité, la fausseté ou la neutralité de pareil énoncé porte encore à faux.

C’est pourquoi des précautions s’imposent dans l’usage de l’opérateur iota dès qu’intervient une négation. On devra bien distinguer entre

g(x · fx)      et

 g(x · fx)

C’est la seconde forme qu’il faudrait écrire, pour énoncer une proposition vraie : le roi de France n’est pas chauve. Les deux formes ne reviennent au même que dans le cas où les deux conditions d’existence et d’unicité sont remplies.

On se garantirait sans doute contre ces risques d’équi­voque si l’on rejetait d’avance comme illégitime toute des­cription qui ne satisferait pas à ces deux conditions ou, autrement dit, si l’on convenait de n’utiliser l’opérateur iota que pour désigner un individu réel et unique. Mais le remède serait trop fort. Il reviendrait à interdire la considération de toute classe vide. On peut avoir besoin de faire des descrip­tions un usage impropre, et il n’en doit pas être interdit de parler, puisqu’on peut le faire avec sens, de l’actuel roi de France, pas plus qu’il n’est interdit de parler des licornes. Pour des raisons /162-163/ analogues, il doit être permis de dire, même s’ils sont réellement plusieurs : l’auteur du Bour­baki a démontré que… À plus forte raison ne peut-on pros­crire les descriptions simplement problématiques, c’est-à-dire qui se réfèrent à une existence au moins possible (celui qui connaît le véritable auteur des drames shakespeariens), ou même simplement aléatoire (celui qui gagnera au pro­chain tirage).

Blanché confond plusieurs situations distinctes. Tous les cas qu’il cite pour légitimer un discours sur ‘l’actuel roi de France’ disposent d’une quelconque existence, fût-ce dans l’imagination populaire ou dans le futur contingent. Faire de quelque singulier que ce soit le sujet d’un énoncé où on lui assignera des attributs en raison de son existence implique que soit clair au départ, fût-ce tacitement, le type d’existence qu’on lui reconnaît. Si quel­qu’un parle de licornes et qu’on ait l’impression qu’il en existe réellement, il faut lui rappeler que ce n’est pas le cas, que ce ne sont que des êtres imaginaires. La précaution vaut tout spéciale­ment dans le cas de ‘l’actuel roi de France’, qui n’habite pas même l’imagi­naire de qui que ce soit.

On voit qu’une proposition singulière peut fort bien conte­nir des variables liées et, lorsqu’elle fait appel à une descrip­tion ab­solue, ne contenir même aucun terme proprement individuel. Autrement dit : être à la fois singulière (porter sur un individu) et générale (ne faire appel qu’à des concepts). Aussi certains auteurs (Russell, Quine) vont-ils presque jus­qu’à rejeter l’usage des noms propres, considérés comme des irrégularités des langues naturelles, estimant que « la catégo­rie entière des termes singuliers est théoriquement super­flue » et même qu’il y aurait, du point de vue logique, des avantages à l’écarter, tout ce qui est dit à l’aide de noms propres pouvant être dit sans qu’il soit fait appel à eux, à savoir par des variables quantifiées : les noms propres étant transformés en descriptions définies, et celles-ci à leur tour praraphrasées avec élimination de l’opérateur iota.

Inconsciemment – Aristote dirait : « comme forcés par la réa­lité elle-même »[72] –, ces auteurs redécouvrent qu’il n’existe de fait aucun nom propre dénué de sens, c’est-à-dire qui ne réfère pas dès sa création à ce qu’on connaît du sujet auquel on l’as­signe. En somme, qu’on nomme toute chose comme on la con­naît.

Cela aurait l’avantage de ramener à l’unité les types fond­a­mentaux de propositions. Au départ, nous en avions recon­nu trois : singulières, existentielles, universelles. On a vu com­ment l’interdéfinissabilité des deux quantificateurs per­mettait de ré­duire les universelles à des existentielles (ou réciproque­ment). Maintenant, ce sont les singulières qui, à leur tour, se ramènent aux propositions quantifiées. Toutes les propositions – y com­pris les propositions d’inhérence (singu­lières attribu­tives), seules survivantes du schéma clas­sique S est P – peuvent être traduites en existentielles.

Paradoxalement, Blanché, qui se plaignait de « la monotonie de la copule traditionnelle »[73], veut maintenant réduire toute la variété des énonciations à une seule. Comme les calculateurs ont cru pou­voir faire du néant et de l’unité des nombres au même titre que tous les autres, Blanché assimile ici l’universel à l’existentiel et le sin­gulier au quantifié. Il ne peut le faire qu’en ramenant toute con­si­dération absolue ou logique d’une nature à sa considération en son existence réelle.

42. Le calcul supérieur et la hiérarchie des types logiques

En dehors des cas où il est inséré dans une description, faut-il maintenir, comme nous semblons l’avoir fait jusqu’ici, /163-164/ qu’un prédicat ne peut jamais être pris lui-même comme argument d’une fonction? Nous avons en effet établi une dis­tinction entre les variables individuelles qui sont des variables d’arguments, et les variables conceptuelles ou pré­dicatives qui sont des variables de fonc­tions; ces dernières mêmes, nous ne les avons pas traitées comme de vraies va­riables; enfin, nous avons reproché à la théorie classique d’avoir faussement fait d’homme un sujet au même titre que Socrate, dans une proposition telle que L’homme est mortel. Ce qui semble impliquer qu’il n’y a pas d’autre sujet possible qu’un individu, pas d’autre argument possible qu’un terme individuel, nom propre ou description.

Pareille interdiction n’est-elle pas trop sévère?

Voici que se prépare une autre acrobatie destinée à redonner au concept universel l’accès qu’on lui a initialement interdit au rôle de sujet à connaître.

Une propriété ne peut-elle appartenir qu’à un individu, et n’y a-t-il pas des propriétés de propriétés? Ne nous arrive-t-il pas de prendre à son tour un prédicat comme sujet pour affirmer ou nier de lui quelque attribut : de lui-même, et non pas des individus dont il est prédicat, comme dans l’homme est mortel? Par exemple lors­qu’on soutient, comme nous ve­nons de le faire, qu’homme n’est pas un vrai sujet, mais réellement un prédicat, c’est bien du prédi­cat homme lui-même, et non de quiconque est homme, que nous nions ou affirmons une propriété. Lorsqu’on dit que le rouge est une couleur, c’est bien au rouge lui-même, et non à ce qui est rouge (comme le sang ou le coquelicot), qu’on attribue le prédi­cat d’être une couleur. Une langue symbolique dont la syntaxe refuse de pareilles expressions reste évidemment beaucoup trop étroite.

Voici que Blanché, quoique bien maladroitement, découvre finale­ment la considération absolue d’une nature, indépendante de son existence réelle et des singuliers qui revêtent cette nature.

C’est pourtant ce que fait le calcul fonctionnel dit infé­rieur ou du premier ordre auquel, à une exception près, nous nous sommes tenus jusqu’ici. La raison qui impose provisoi­rement cette restriction, c’est qu’il faut, pour traiter de pré­dicats de pré­dicats, s’assujettir à des précautions supplémen­taires. D’où la nécessité d’un nouveau calcul, plus complexe que le précédent, et venant se superposer à lui. Ce calcul fonctionnel dit supérieur pourra lui-même être de 2e, de 3e, de ne ordre, selon qu’on y considérera des prédicats de prédi­cats, ou des prédicats de ceux-ci, et ainsi de suite, jusqu’à un calcul d’ordre ω.

Comme tout ce que touche la logique moderne, ce qui est en réa­lité une opération toute naturelle de notre intelligence, faite sponta­né­ment, va devenir une activité infiniment complexe, im­pensable et inévitablement acculée à des impasses qui ne peuvent s’éviter qu’avec d’arbitraires panneaux : ‘défense d’en­trer’, ‘cul-de-sac’.

 /164-165/ Si l’on néglige ces précautions, qu’ignorait la lo­gique tradi­tionnelle, on est conduit à des antinomies ou paradoxes, dont voici l’exemple classique, dû à Russell. Répartis­sons toutes les propriétés en deux classes complé­mentaires, se­lon que ces pro­priétés peuvent ou non être attri­buées à elles-mêmes : par exemple la propriété abstrait est elle-même abs­traite, la pro­priété concevable est elle-même concevable, tandis que la pro­priété concret n’est pas con­crète, la propriété rond n’est pas ronde. Appelons prédi­cables les premières, imprédi­cables les autres, et deman­dons-nous alors dans laquelle de ces deux classes il faut ranger la propriété imprédicable elle-même. Si elle est prédi­cable, alors, en vertu de la définition du prédi­cable, elle est imprédicable; et la dire imprédicable, c’est l’attri­buer à elle-même et, par conséquent, la faire prédicable.

Cette impasse ‘classique’ à laquelle se voit acculée la logique moderne, dont elle fait responsable la superficialité de la logique traditionnelle, tient en fait à l’erreur de départ que commet le logi­cien moderne en regardant l’attribut universel comme une ‘classe’, c’est-à-dire en prenant trop à la lettre l’image de l’in­clusion sponta­nément associée à la relation du sujet avec son attribut.

À concevoir l’énonciation comme l’expression de ce qu’un attri­but contient un sujet, on réalise éventuellement qu’il ne peut s’attri­buer à lui-même : aucun contenant ne peut se contenir. « La classe des cochons », dirait Russell, « n’est pas un co­chon », elle ne peut constituer un élément de son propre conte­nu. Cette impossibilité grève toutes les classes : jamais l’une d’elle ne pourrait se retrouver en elle-même. Russell frappe le fond de l’impasse quand il réalise que cette caractéristique com­mune à toute classe est l’occasion de concevoir une nouvelle classe : celle de toutes les classes, définis­sable par cette inapti­tude à se contenir elle-même. Mais cette classe-là, où la classer? Avec toutes les autres, en elle, puisque, comme toute autre, elle ne peut se contenir? Mais on ne le peut pas, puisque, on l’a compris, aucun contenant ne peut se contenir. D’ail­leurs, se re­trouver en elle-même la disqualifierait comme classe inapte à le faire.

Le rapport que fait Blanché de cette antinomie est moins clair, puisqu’il mélange les vocabulaires respectifs de l’attribu­tion et de la classification, parlant de l’aptitude ou inaptitude à s’attribuer à soi, ce qui en laisse voir avec moins d’évidence la totale impossibilité, si on entend strictement l’attribution comme une inclusion. En parlant en termes d’attribution, en laissant l’at­tribution se concevoir vague­ment tantôt justement comme une attribu­tion, tantôt comme une inclusion, on peut, comme Blan­ché le fait, trouver des attributs qui soient leurs propres sujets et d’autres qui ne semblent pas l’être, puis qualifier les premiers de prédicables, les seconds d’imprédi­cables. On est prêt alors pour frapper la même impasse et n’arriver à classer les imprédi­cables ni comme prédicables ni comme imprédi­cables : ni prédicables, puisqu’on a noté qu’ils ne peuvent s’attri­buer à eux-mêmes; ni imprédicables, puisque justement ainsi clas­sés imprédi­cables, ils s’attribuent à eux-mêmes.

L’impasse s’ouvre toute seule dès qu’on se fait une notion juste de l’attribution. Comme je l’ai déjà expliqué[74], l’énoncia­tion ne classe pas son sujet dans un attribut qui le contienne, elle l’identifie à lui-même conçu plus confusément, plus universelle­ment, en faisant abstraction des différences singulières ou spéci­fiques qui l’opposent à d’autres individus ou à d’autres es­pèces. En conséquence, tout à fait au contraire des classes, l’attribut s’attribue sans réticence à lui-même : tout attribut, par nature, s’at­tribue nécessairement à lui-même. Non seulement Pierre, Rex et Minou sont animal, non seulement l’homme, le chien et le chat le sont aussi, mais même l’animal est animal. Non seulement le cercle, la circonférence, la sphère sont ronds, mais le rond aussi est rond. Non seulement l’individu matériel, l’exemple sensible et le ciment sont concrets, mais le concret aussi l’est. À la condi­tion, bien sûr, d’en parler naturellement, c’est-à-dire absolument, sans considéra­tion des propriétés spéciales qui les affectent du fait qu’ils existent réellement ou qu’on les connaît.

Car si on se réfère plutôt au traitement que la raison donne à l’animal en le connaissant, on remarquera qu’il devient un con­cept universel, plus précisément un genre et que sous ce point de vue, il n’est pas un animal : le concept ‘animal’ n’est pas un être vivant doté de sensation et d’affectivité. Il en va de même du rond, dont la raison, pour se le représenter, fait un autre type de con­cept universel : un accident commun. Et du concret, qui se fait lui aussi concept abstrait pour entrer dans l’intelligence.

Bref, que les attributs s’attribuent ou non à eux-mêmes revient à une question de niveau de considération : parle-t-on absolument de la nature considérée? La regarde-t-on en son existence réelle? Examine-t-on le concept que la raison s’en forme pour la connaître? Qui ne peut distinguer ces niveaux de considération s’expose à d’in­nombrables sophismes de l’acci­dent comme ceux où s’asphyxie le logicien moderne.

C’est pour éviter de telles antinomies que Russell propose de stratifier, en quelque sorte, les divers prédicats, de les répartir en une hiérarchie de types. Tandis que tout individu dernier sera re­gardé comme de type 0, les prédicats qu’on peut légitimement en affirmer ou en nier seront de type 1, les prédicats de tels pré­dicats seront de type 2, et ainsi de suite. Et il pose alors la règle de syntaxe suivante : un énoncé propositionnel n’est correct que si le prédicat y est du type immédiatement supérieur à celui de l’argument[75]. Sinon, la proposition est, non pas fausse (car sa négation, alors, serait vraie), mais dénuée de sens : ce n’est qu’une pseudo-proposi­tion. Cette règle nous interdit notamment d’attribuer une pro­priété à elle-même, puisqu’alors prédicat et argument se­raient du même type, et elle nous empêche par con­séquent de cons­truire des antinomies comme celle de l’imprédi­cable.

Il est à remarquer, encore une fois, que l’élaboration à la­quelle se consacrent Russell et ses émules d’une théorie des types s’assi­mile à une récupération maladroite et arbitraire de ces niveaux de considération qu’ils ont ignorés au départ.

La théorie russellienne des types est assez compliquée, non exempte d’ar­bitraire, et elle aboutit à certaines consé­quences difficilement admissibles, no­tamment dans la théo­rie des nombres. Aussi d’autres /165-166/ auteurs ont-ils cherché, soit à l’amender, soit à la remplacer (mentionnons particulière­ment la théorie de Quine). Mais si le détail de la théorie est contestable, il en de­meure du moins deux nou­veautés essen­tielles. D’abord l’introduction de la notion d’énoncé dénué de sens, expressément distinguée de celle d’énoncé faux : ce qui le soustrait à l’alternative du vrai et du faux. Ensuite l’idée d’im­puter l’antinomie, non à une faute de raisonnement[76], mais à une faute de syntaxe, c’est-à-dire d’incriminer non pas les règles de l’inférence, mais celles de la formation des expressions, dont l’importance capitale com­men­çait ainsi d’être reconnue.

Plutôt que d’énoncés arbitrairement décrétés ‘dénués de sens’, il faudrait dénoncer des énoncés formés en confondant les niveaux de considération. Considérer Pierre, un homme, comme une espèce, du fait que l’homme en est une, c’est insensé, oui, mais justement parce qu’on ignore que l’homme qu’on attribue à Pierre est la nature humaine regardée en elle-même, absolument, tandis que l’homme qu’on qualifie d’espèce est le concept de l’homme qu’on forme naturellement en connaissant sa nature.

Le calcul supérieur permet donc, avec des règles restric­tives qu’il précise pour leur maniement, de traiter les sym­boles de fonctions comme de vraies variables, de les spécia­liser ou de les généraliser en les liant par des quantificateurs, universellement ou existentiellement. Il permet ainsi d’écrire, notamment, la for­mule suivante, qui donne, du symbole de l’identité que nous avions traité, au paragraphe précédent, comme un indéfinissable provisoire, une définition :

x = y = df·(f) · fx  fy

« x sera dit identique à y si et seulement si, pour toute fonction f, si x y satisfait, y y satisfait également. »[77] On voit que le définis­sant appartient au calcul supérieur, puisqu’il fait intervenir une fonction quanti­fiée. C’est pourquoi la théo­rie des descriptions est ordinairement rattachée, avec celle de l’identité, au calcul su­périeur.

On a pu le constater pas à pas : confronter les logiciens tradi­tionnel et moderne constitue une tâche extrêmement fastidieuse. C’est que dès la base le logicien moderne se piège en s’enfer­mant dans des méconceptions des opérations rationnelles et des éléments qui y interviennent. Il se trouve ensuite emprisonné dans le dédale de conséquences absurdes inévitables. Il se trouve tout à fait inca­pable de se libérer, car il a dès le début jeté la clef de son laby­rinthe : refusant de considérer la logique tradi­tionnelle à sa source, il s’est limité, pour la condamner plus aisément, à une logique ‘clas­sique’ qu’il a puisée dans les on-dit de manuels superficiels et inadéquats. Il s’en trouve voué à mul­tiplier l’ignorance de la réfu­tation, à s’attaquer sans fin à des conceptions traditionnelles plus ou moins fictives. Le dia­logue s’en trouve d’autant compromis.

Comme je le remarquais au départ, à lire un logicien mo­derne, on se trouve acculé à rectifier presque chaque attribution qu’il fait à la logique traditionnelle et à dénoncer en chaque phrase, et à répétition ad nauseam, des mécon­ceptions, des simplismes, des malentendus, des erreurs de plus ou moins grande portée. Pour résumer les plus importantes, concernant l’énonciation, le logicien moderne a oublié qu’elle est l’instrument d’expres­sion du jugement par lequel la rai­son accède à la vérité, qu’il ignore même qu’elle est un acte de connaissance, qu’il confond l’identité qu’elle énonce entre un sujet et son attribut avec une inclusion du premier dans le second et enfin qu’il ignore tout à fait les trois niveaux de considération que la raison fait des natures qu’elle se propose de connaître.

L’exercice que je viens d’en faire devrait du moins présenter le bénéfice de convaincre profondément de la nécessité d’une étude approfondie d’un traité aussi génial que ce traité De l’interprétation, à la lecture duquel il est maintenant grand temps de s’adonner.


Livre  I

L’énonciation en elle-même

Texte d’Aristote, avec le Commentaire de Thomas d’Aquin

 


livre I

Proème de saint Thomas

#1. — D’après le Philosophe, notre in­telligence compte deux opé­ra­tions : par l’une, dite ‘intelligence des indivisibles’, elle saisit l’es­sence de chaque chose en elle-même; par l’autre, elle compose et divise ces essences.[78] À vrai dire, il s’ajoute une troisième opéra­tion : raisonner; par elle, c’est notre raison qui, partant de ce qu’elle con­naît, cherche ce qu’elle ignore. La première de ces opéra­tions est ordonnée à la seconde, car on ne peut composer et diviser que des essences simples déjà saisies. La seconde, elle, est ordonnée à la troi­sième, car notre intelligence doit partir d’une vérité connue à laquelle elle adhère pour s’assurer d’accéder à celles qu’elle ignore.

#2. — Or on appelle la Logique la science rationnelle[79]; son étude doit donc porter sur ce qui concerne ces trois opérations de la rai­son. Ce qui concerne la première opération, les conceptions d’une in­tel­ligence simple, Aristote en traite au livre des Attributions[80]. Ce qui concerne la seconde opération, l’énonciation affirmative et né­gative, il en traite au livre De l’interprétation. Ce qui concerne la troisième opération, il en traite au livre des Premiers Analytiques et dans les suivants, où il s’agit du raisonnement tout court, puis des diverses espèces de raisonnements et d’argumenta­tions moyennant lesquels notre raison progresse d’une vérité à une autre. Aussi, en conformité avec l’ordre assigné aux trois opéra­tions, le livre des Attributions prépare celui De l’interprétation, qui prépare lui-même le livre des Premiers Analytiques et les suivants.

#3. — Le livre qu’on tient en mains s’intitule Perihermeneias[81], c’est-à-dire : De l’interprétation. Or d’après Boèce[82], on appelle in­ter­prétation « une voix[83] signifiante qui, prise à part, détient déjà un sens », fût-elle complexe ou incom­plexe. Ainsi, les conjonctions, préposi­tions et au­tres mots de la sorte ne se considèrent pas comme des interprétations, car pris à part ils ne signifient rien. Toute­fois[84], des voix signifiantes par nature, non à dessein ni avec intention de signifier quoi que ce soit[85], comme celles des animaux bruts, ne peuvent se considérer comme des inter­prétations, car qui inter­prète entend exposer quelque chose. C’est pour­quoi seuls noms, verbes et phrases[86] comptent pour les interpré­tations dont on traite en ce livre.

Le nom et le verbe, cependant, présentent plus l’allure de prin­cipes d’inter­prétation que d’interprétations. On passe pour inter­préter, en effet, pour autant qu’on expose quelque chose comme vrai ou faux. Aussi, en fait, seule la phrase énonciative, elle où on trouve le vrai ou le faux, mérite pleinement l’appellation d’interprétation. Les autres phrases, comme l’optative et l’impérative, visent plutôt l’expression d’une affection que l’interprétation de ce qu’on a dans l’intelligence. Ce titre : De l’interprétation équivaut à : De la phrase énonciative, car c’est en elle qu’on trouve le vrai ou le faux. D’ailleurs, il ne s’agit ici du nom et du verbe qu’en tant que parties de l’énonciation. Il est propre à chaque science, en effet, de traiter des parties de son sujet, de même que ses propriétés. Voilà devenu évident quelle partie de la philosophie concerne ce livre, ce qui en fait la nécessité et quel rang il tient parmi les livres de la Logique.

Chapitre 1 – Proème

Le propos

1. 16a1 On doit d’abord fixer[87] ce qu’est un nom et ce qu’est un verbe, puis ce que sont une négation et une af­fir­mation, une énon­ciation et une phrase[88].

Leçon 1

#4. — Le Philosophe met au début de cette œuvre un proème où il énumère un à un les sujets à traiter dans ce livre. Toute science met au début ce qui concerne ses principes; or les parties des composés en sont les principes; qui entend traiter de l’énonciation doit donc d’abord traiter de ses parties.

C’est pour cela qu’il déclare : “On doit d’abord fixer”, c’est-à-dire, définir, “ce qu’est un nom et ce qu’est un verbe”. En grec, on a : “On doit d’abord poser”, ce qui signifie la même chose. Les dé­monstra­tions présupposent en effet les définitions à partir des­quelles con­clure; celles-ci s’appellent donc à bon droit des posi­tions. C’est pourquoi on donne d’abord ici seulement les définitions des sujets à traiter, car c’est à partir de leurs définitions que le reste se connaît.

#5. — On a déjà traité des expressions simples, au li­vre des Attri­butions[89]. Aussi peut-on se demander quelle nécessité appelait à trai­ter encore ici du nom et du verbe. Les expressions[90] simples, doit-on répondre, appellent trois considérations. La première s’y in­téresse en ce qu’elles signifient absolument les con­cepts simples[91]; c’est en ce sens qu’en traiter relève du livre des Attributions. La se­conde les regarde sous certain rapport[92], comme par­ties de l’énon­ciation; c’est en ce sens qu’on en traite dans le présent livre. C’est pour cela qu’on en traite en tant que noms et verbes; il appartient à ce rapport qu’elles signifient toute chose avec ou sans con­no­tation de temps, et pré­sentent d’autres propriétés de la sorte associées aux expressions en tant qu’elles forment une énonciation. La troisième les regarde comme éléments de l’agencement d’un rai­sonnement; c’est en ce sens qu’on en traite en tant que termes, au livre des Pre­miers Analytiques.

#6. — On peut encore se demander pourquoi, négligeant les autres parties de la phrase, on traite seu­le­ment des noms et des verbes. Comme le Philosophe entend traiter de l’énonciation sim­ple, doit-on répondre, il lui suffit de traiter des seules parties de l’énonciation indispensables à la constitution d’une phrase simple. Or une énon­ciation simple peut se former seulement d’un nom et d’un verbe, mais non d’autres parties de la phrase sans eux. Aussi suffisait-il de traiter de ces deux-là.

Seuls les noms et les verbes, peut-on encore répondre, sont des parties principales de la phrase. Sous les noms, on comprend en effet les pronoms, qui, sans nommer de nature, fixent néanmoins la personne, et pour cela se mettent en guise de noms. Sous le verbe, par ailleurs, on comprend le participe, qui consignifie le temps, malgré sa convenance aussi avec le nom. D’autres parties servent plutôt de liens entre les parties de la phrase, et signifient leur rela­tion entre elles, plutôt que des parties comme telles de la phrase; comme clous et autres pareils items ne constituent pas des parties de navire, mais des liens entre ces parties.

#7. — Après avoir présenté ces parties à titre de principes, le Philo­sophe en présente d’autres qui touchent à son intention princi­pale : “… puis ce que sont une négation, une af­fir­mation”. Ce sont des parties de l’énonciation, non intégrantes, certes, comme le nom et le verbe – autrement, toute énonciation devrait se composer d’af­firmation et de négation –, mais subjectives, c’est-à-dire, des es­pèces. Cela, certes, on le suppose seulement pour le moment, mais on le manifestera plus tard[93].

#8. — L’énonciation se divise encore en attributive[94] et condition­nelle[95]. On peut se demander pour­quoi le Philosophe n’en fait pas mention, comme de l’affirmation et de la négation. C’est que, peut-on répondre, l’énon­ciation conditionnelle se compose de plusieurs énonciations attributives. Aussi ne diffèrent-elles que du fait de constituer une seule ou plusieurs énonciations.

L’énonciation conditionnelle, peut-on encore répondre, et mieux, ne contient pas de vérité absolue, connaissance requise dans la dé­monstration, que vise principalement ce livre. Plutôt, elle ne si­gnifie du vrai qu’en le supposant, ce qui ne suffit pas dans les sciences dé­monstratives, à moins de le confirmer par la vérité absolue d’une simple énonciation. Voilà pourquoi Aristote a omis de traiter des énonciations et des raisonnements conditionnels. Il ajoute toutefois “une énonciation”, le genre de la négation et de l’affirmation, “et une phrase”, le genre de l’énonciation.

#9. — On peut encore se demander pourquoi le Philosophe ne fait pas ensuite mention de la voix[96]. Celle-ci, doit-on répondre, est une entité naturelle. Elle relève donc de la considération de la philoso­phie na­tu­relle[97]. Aussi n’offre-t-elle pas proprement un genre pour la phrase, mais sert à sa constitution, de la façon dont les choses naturelles servent à la constitution des artificielles.

#10. — Il y a par ailleurs interversion manifeste dans l’ordre de l’énonciation : l’affirmation est naturelle­ment antérieure à la néga­tion; l’énonciation leur est antérieure, comme genre; de même, par conséquent, la phrase à l’énonciation. — Comme le Philosophe a commencé son énumération par les parties, doit-on répondre, il va des parties au tout. Pour la même raison, il met la négation, qui contient une division, avant l’affirmation, qui consiste en une com­position; la division, en effet, aboutit plutôt aux parties, tandis que la composition aboutit plutôt au tout.

D’après certains, peut-on encore répondre, on place d’abord la négation, du fait qu’en ce qui peut être et ne pas être, le non-être, que signifie la négation, précède l’être, que signifie l’affirmation.

De fait, il s’agit d’espèces qui divisent un genre sur un pied d’éga­lité. Elles vont donc ensemble par nature et cela ne fait pas de différence laquelle on met avant.

Chapitre 1 – Ordre et source de la signification

Son ordre : de l’écrit à la réalité

2. 16a3 Certes, ces affections que subit la voix[98] constituent des signes[99] de celles qui affectent l’âme, tandis que celles qui affectent l’écrit en constituent de celles que subit la voix.[100]

Sa source : nature ou imposition

3. 16a5 Par ailleurs[101], tout comme les lettres ne sont pas les mêmes pour tous, les voix non plus.

4. 16a6 Par contre, les affections de l’âme, dont celles de la voix constituent en premier les signes[102], sont les mêmes pour tous, de même que les réalités dont elles constituent déjà des représenta­tions[103].

5. 16a8 On en a parlé dans le traité De l’âme,[104] car cela relève d’une autre étude.

Leçon 2

#11. — Son proème présenté, le Philosophe passe à exécuter son propos.

Il a promis de parler des voix signifiantes, complexes ou incom­plexes. Il commence donc par un traité sur la signification des voix et traite ensuite (16a19) des voix signifiantes, tel que promis.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe définit d’abord la si­gni­fication des voix, puis (16a9) montre la différence qui inter­vient entre celles des voix complexes et des voix incomplexes.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe montre d’abord l’ordre dans lequel les voix signifient, puis (16a6) précise leur source, selon qu’il s’agit de nature ou d’imposition.

#12. — Quant au premier point, le Philosophe présente trois enti­tés, dont l’une en appelle une quatrième : il présente l’écri­ture, les voix et les affections de l’âme, ces dernières impliquant les réalités. Pareille affection dépend en effet de l’im­pression d’un agent, de sorte que celles de l’âme tirent leur origine des réalités mêmes.

Si la nature avait fait de l’homme un animal solitaire, les affec­tions de son âme lui suffiraient pour se conformer aux réalités et en avoir connaissance. Mais elle en a fait un animal politique et social, ce qui a rendu nécessaire que les concep­tions de chacun se fassent connaître d’autrui. C’est à quoi sert la voix. Aussi a-t-il fallu des voix signi­fiantes pour qu’on vive ensemble; en parlant des langues différentes, en effet, on n’y arrive pas très bien.

La connaissance sensible ne porte que sur tels lieux et temps[105]. Si on n’usait que d’elle, la voix signifiante suf­firait pour vivre avec autrui, comme il suffit aux autres animaux grégaires, qui usent de voix pour se mani­fester leurs concep­tions entre eux. Cependant, on use aussi d’une con­naissance intellectuelle qui fait abs­traction de tels lieux et temps. Il s’ensuit un intérêt non seu­lement pour ce qui est présent en tel lieu et temps, mais aussi pour ce qui occupe un lieu distant et se passe en un temps futur. Aussi, pour manifester ses conceptions aux gens de lieux distants et de temps futurs, on a eu be­soin de faire usage d’écriture.

#13. — Par ailleurs, la logique vise le développement de la con­naissance des choses. Aussi, c’est la si­gni­fi­cation des voix, comme elle touche immédiatement les conceptions de l’intelli­gence, qui ap­partient à sa considération principale. La signification des lettres, du fait de s’en trouver plus éloignée, ne relève pas de sa considération, mais plutôt de celle de la grammaire.

C’est pourquoi, en décrivant l’ordre des significations, le Philo­sophe n’a pas commencé par les lettres, mais par les voix. “Certes”, dit-il, pour la première phase de signification, “ces affections que subit la voix constituent des signes[106] de celles qui affectent l’âme”. Il dit : “Certes[107]…”, com­me pour faire suite à ce qui précède : il a dit devoir traiter du nom, du verbe et des autres affections énumé­rées; or il s’agit de voix signifiantes; il faut donc expliciter leur façon de signifier.

#14. — Le Philosophe s’exprime de façon particulière : “ces af­fections que subit la voix”, dit-il, et non : “les voix”. C’est pour se mettre en continuation avec ce qui précède, car il a dit devoir parler du nom et du verbe, et d’autres affections de la sorte.

Or ces affections existent à trois occasions[108] : d’abord dans la con­ception de l’in­tel­li­gen­ce, ensuite dans l’élocution de voix, enfin dans la rédaction de lettres.

Le Philosophe dit donc : “ces af­fections que subit la voix”, pour exprimer que les noms, les verbes et les affections sui­vantes, en autant qu’ils affectent des voix[109], “constituent des signes”.

Ou bien, du fait que toute voix n’est pas signifiante et que cer­taines le sont naturellement et se trouvent ainsi étran­gères aux no­tions du nom, du verbe et des ­suivants, c’est pour contracter ses dires à ce qui concerne son intention qu’il précise : “ces af­fections que subit la voix”, c’est-à-dire, contenues sous la voix comme des parties sous un tout.

Ou bien, puisque la voix est une entité naturelle, alors que nom et verbe signifient du fait d’une institution humaine qui s’ajoute à cette entité naturelle comme à sa matière, de la manière dont la for­me d’un lit s’ajoute au bois, le Philosophe, pour désigner noms, verbes et autres formes, dit : “ces af­fections que subit la voix”, comme, en parlant d’un lit, on dirait : “cette affection que subit le bois”.

#15. — Quant à “celles qui affectent l’âme”, il faut admettre que sous ce titre d’af­fections de l’âme, on renvoie communément aux affections de l’appétit sensible : la colère, la joie et autres pa­reilles[110]. D’ailleurs, certaines voix des hommes et des autres ani­maux, comme le gémissement des malades, signifient naturelle­ment, il est vrai, des affections de la sorte[111].

Dans le présent contexte, cependant, il s’agit de voix signifiantes en suite d’institution humaine. Aussi doit-on entendre ici les affec­tions de l’âme comme les conceptions de l’intelligence, que noms, verbes et phrases signifient immédiatement, suivant la pensée d’Aristote. Ils ne peuvent pas, en effet, signifier immédia­te­ment les réalités, comme le montre leur manière de signifier. Le nom ‘homme’ signifie en effet la nature humaine abstraction faite des singuliers. Il ne peut donc pas signifier immédiatement l’homme singulier. C’est ce qui a poussé les Platoniciens à prétendre qu’il si­gnifierait l’idée séparée d’homme. Selon la pensée d’Aristote, ce­pendant, cet homme abstrait ne subsiste pas réellement; il n’est qu’en la seule intelligence. Aussi a-t-il dû déclarer que les voix si­gnifient immédiatement les conceptions de l’intelligence et signi­fient les réa­lités seulement par leur intermé­diaire.

#16. — Aristote n’a pas coutume de nommer ‘affec­tions’ les con­ceptions de l’intelli­gence, ce qui a porté Andronicus à nier que ce livre soit de lui. Cependant, Aristote appelle manifestement ‘affec­tions de l’âme’ toutes ses opérations[112]; la conception de l’intelli­gence peut donc s’appeler une affection. Elle le peut aussi du fait que notre intellec­tion ne se fait pas sans phantasme, ce qui implique affection corporelle; pour cela le Philosophe appelle l’ima­gination un intel­lect susceptible d’affection[113]. Elle le peut encore du fait que ce nom ‘affection’ s’étend à toute réception, de sorte que même l’in­tellection de l’intelligence possible implique en un sens qu’elle soit affectée[114].

Enfin, le Philosophe préfère dire ‘affections’ que ‘concep­tions’ parce que c’est une affection de l’âme, du style amour ou haine, qui fait vouloir signifier son concept intérieur à autrui avec la voix; et aussi parce que la signification des voix renvoie à la conception de l’intelligence du fait que celle-ci émane de la réalité sous le mode de quelque impression ou affection.

#17. — Le Philosophe traite ensuite (16a4) de la signification de l’écriture. D’après Alexandre, il introduit cette remarque pour ma­nifester la pensée qui précède en usant d’une comparaison dont le sens serait : les affections que subit la voix constituent des signes de celles de l’âme comme les lettres en constituent des voix. Il mani­festerait aussi la même chose par sa considération suivante (16a5), qu’il en donnerait comme signe : que les lettres signifient ef­fecti­ve­ment les voix, on en a un signe dans le fait que les gens qui re­courent à des voix différentes font aussi usage de lettres différentes. La raison alors pour laquelle le Philosophe n’a pas dit : “les lettres en constituent de celles que subit la voix”, mais “celles qui affectent l’écrit”, serait qu’on parle de lettres tant pour l’oral que pour l’écrit, même si c’est plus proprement à propos de l’écri­t. Pour l’oral, on parle plutôt de phonèmes[115].

Néanmoins, Aristote n’a pas dit : “de même que celles qui af­fectent l’écrit”, mais a écrit en narration continue. Il vaut donc mieux dire, suivant l’interprétation de Porphyre, qu’Aristote conti­nue et com­plète l’ordre de la signification. Les noms et les verbes qui affectent la voix, venait-il de dire, constituent des signes des affections qu’on trouve dans l’âme; il ajoute en continuation que celles qui affectent l’écrit constituent les signes des affections que subit la voix.

#18. — Le Philosophe signale ensuite (16a5) la différence entre ces signifiants et signifiés, quant à ce qui est de l’être ou non par nature.

Ce point se divise en trois. Le Philosophe donne d’abord un signe qui rend manifeste que ni voix ni lettres ne signifient naturel­lement : ce qui signifie naturellement est le même pour tous. Or la significa­tion dont il s’agit ici, celle des lettres et des voix, ne l’est pas.

Ce fait n’a jamais fait difficulté pour personne pour ce qui est des lettres : non seule­ment leur mode de signifier procède d’une imposi­tion, mais même leur formation est due à l’art. Les voix, par contre, se forment par nature; aussi certains se sont-ils demandé s’il en va de même de leur signification. Aristote répond en s’appuyant sur leur ressemblance aux lettres : tout comme celles-ci ne sont pas les mêmes pour tous, de même les voix non plus. Il en devient mani­feste que tout comme les lettres, les voix non plus ne si­gnifient pas par nature, mais par suite d’une insti­tu­tion humaine. D’ail­leurs, celles qui se trouvent dotées d’une signification naturelle, comme les gémis­se­ments des mala­des et autres pareils, sont les mêmes pour tous.

#19. — Le Philosophe montre ensuite (16a6) que les affections de l’âme, tout comme les réalités, sont d’existence naturelle, par le fait qu’elles sont les mêmes pour tous. “Par contre”, dit-il, “les pre­mières affec­tions”, c’est-à-dire celles de l’âme[116], “dont celles de la voix constituent en premier les signes[117], sont les mêmes pour tous”. Les affections de l’âme se comparent aux voix comme de l’antérieur à du postérieur, car les voix ne se pro­fèrent que pour exprimer les affections inté­rieures de l’âme. “… de mê­me que les réalités”, continue le Philosophe, c’est-à-dire : elles aussi sont les mêmes pour tous, elles “dont elles”, les affections de l’âme, “constituent déjà des représen­tations”. Por­tons-y attention : les lettres, a déclaré le Philosophe, constituent des “signes”[118] des voix, et pareillement les voix en constituent pour les affections de l’âme, tandis que les affections de l’âme, dit-il, sont des “représentations” des choses. La raison en est que l’âme ne connaît la chose que par une représenta­tion d’elle présente dans le sens ou dans l’intelli­gence. Les lettres, elles, sont les signes des voix, et les voix, les signes des affections, sans avoir besoin d’en offrir une représenta­tion, mais seule­ment par suite d’une institution, comme c’est le cas de beaucoup de signes, à la manière dont la trompette est un signe de guerre. Les affections de l’âme, par contre, ont besoin de repré­senter les choses pour les exprimer, parce qu’elles les désignent naturellement, non par insti­tu­tion.

#20. — Certains s’objectent à cette déclaration du Philosophe à l’effet que les affections de l’âme, que signifient les voix, soient les mêmes pour tous. D’abord, allèguent-ils, les gens se font des opi­nions différentes sur les réalités. Cela ne dénote pas les mêmes affec­tions de l’âme chez tous. – Boèce répond qu’Aristote nom­me ici ‘affections de l’âme’ les conceptions de l’intelligence[119]; or celle-ci ne se trompe jamais : ses conceptions doivent être les mêmes pour tous; en élaborant une conception différente de la vraie, on ne conçoit tout simplement pas la chose concernée[120]. – Il reste pos­sible, toutefois, de trouver du faux dans l’intelligence[121], dans la mesure où elle compose et divise[122]; mais ce n’est pas le cas quand elle connaît la quiddité[123], c’est-à-dire, l’essence de la chose[124]. On doit se placer dans le contexte des conceptions simples de l’intelli­gence; ce sont elles que signifient les voix incomplexes[125] et elles sont les mêmes pour tous : comparée à la con­ception véritable de ce qu’est l’homme, toute autre n’en sera pas une de l’homme[126]. Or ce sont de telles conceptions simples de l’intelligence que signifient en premier les voix; aussi est-il dit que la notion que signifie le nom est la définition[127]. C’est expressément qu’il dit : “dont celles de la voix constituent en premier les signes”, pour renvoyer aux conceptions signifiées en premier par les voix[128].

#21. — On soulève aussi comme objection les homonymes[129] : dans leur cas, bien qu’avec la même voix, ce n’est pas pour tous la même affection qui se trouve signifiée. Porphyre répond qu’en proférant une voix, on renvoie à la signification d’une seule con­cep­tion de l’intelligence. Si son interlocuteur en comprend une autre, on fait, en s’expliquant, qu’il ramène son intelligence à la même.

Il vaut mieux cependant répondre que l’intention d’Aristote n’est pas d’affirmer l’identité de la conception de l’âme en rapport à la voix et de prétendre qu’une seule voix correspond à une concep­tion unique — d’ailleurs, différentes personnes usent de voix différentes. Il entend plutôt affirmer cette identité des conceptions de l’âme en rapport aux choses : tous se font des mêmes choses, dit-il, les mêmes conceptions.

#22. — Le Philosophe se dispense enfin (16a8) d’une considération plus approfondie du sujet. La nature des affections de l’âme et leur manière de représenter les réalités ont déjà fait le propos du traité De l’âme; ce propos n’en est pas un logique, mais naturel.

Chapitre 1 – Variété de la signification

Essence ou vérité

6. 16a9 Dans l’âme, le concept tantôt ne dit ni vrai ni faux, tantôt doit dire l’un ou l’autre. Il en va de même aussi avec la voix.

Avec ou sans composition ou division

7. 16a12 C’est que la vérité et la fausseté[130] sont affaire de composi­tion et de division.

8. 16a13 Or les noms et les verbes, eux, s’assimilent au con­cept qui ne présente ni composition ni division. Ainsi, ‘homme’ et ‘blanc’, tant qu’on ne leur ajoute rien, ne sont encore ni vrais ni faux[131].

9. 16a16 En voici un signe : ‘le bouc-cerf’ signifie quelque chose d’encore ni vrai ni faux tant qu’on ne lui ajoute ni l’être ni le non-être, absolument ou en rapport à un temps.

Leçon 3

#23. — Le Philosophe vient de situer la signification des voix[132]. Il traite ici de la variété de leur signification : cer­taines signifient le vrai ou le faux, d’autres non.

Cette considération se divise en deux : le Philosophe annonce d’abord cette variété, puis (16a12) la manifeste.

Dans l’ordre naturel, les conceptions de l’intelligence viennent avant les voix proférées pour les exprimer[133]. Aussi, c’est comme représentation de la variété concernant l’intelligence qu’il assigne celle qui concerne les significations des voix. Ainsi, cette ma­nifes­tation ne se fonde pas seulement sur quelque chose de sem­blable, mais aussi sur la cause, imitée par ses effets.

#24. — Il faut se le rappeler, il y a deux opérations de l’intelli­gence[134] : la première ne comporte ni vrai ni faux, la seconde oui. C’est l’objet de son affirmation que “dans l’âme, le concept tantôt ne dit ni vrai ni faux, tantôt doit dire l’un ou l’autre”. Or on forme les voix signifiantes pour exprimer les conceptions de l’in­telligence. En conséquence, pour que, comme signe, elles se conforment à leur si­gnifié, elles doivent pareillement signi­fier tantôt sans, tantôt avec vrai et faux.

#25. — Le Philosophe manifeste ensuite (16a12) cette annonce.

D’abord en ce qu’elle concerne le concept, puis (16a13) en ce qu’elle concerne l’assimilation des voix au concept.

Pour montrer que le concept va parfois sans vrai ni faux, parfois avec l’un ou l’autre, le Philosophe affirme d’abord que vérité et faus­seté sont affaire de composition et de division.

L’une des deux opérations de l’intelligence, on doit le com­prendre, est l’intelligence des entités indi­visibles; on y intellige absolument la quiddité d’une chose, c’est-à-dire, sa seule essence : ce qu’est l’homme, par exemple, ou le blanc ou une autre entité de la sorte. L’autre opération, elle, consiste à composer et diviser entre eux ce type de concepts sim­ples.

Dans cette seconde opération de l’intelligence, celle où elle com­pose et divise, se trouve-t-il à dire, on rencontre vérité et fausseté. Dans la première, reste-t-il donc, on n’en rencontre pas[135].

#26. — Cela paraît d’abord faire difficulté. La division se fait en effet par résolution à des éléments indivisibles, c’est-à-dire simples; or les concepts simples ne comportent ni vérité ni fausseté; il ne devrait donc pas s’en trouver dans la division non plus. Les concep­tions de l’intelligence, doit-on répondre, sont des représentations des réalités[136], de sorte qu’on peut les regarder et nommer à deux points de vue : sous l’un, en soi; sous l’autre, selon les natures des réalités qu’elles représentent. Ainsi, la représentation d’Her­cule, dé­signée en elle-même, est ‘un cuivre’; désignée comme représen­ta­tion d’Her­cule, par contre, c’est ‘un homme’. De même aussi, à regar­der le concept en lui-même, il comporte toujours composition dès qu’il s’y trouve vérité et fausseté, puisqu’on n’y trouve d’elles qu’en autant que l’intelligence compare un concept simple avec un autre. À regarder la chose, par contre, son concept est tantôt une composition, tantôt une division.

Une composition, quand l’intelligence compare un concept avec un autre et saisit comme une conjonction ou identité des réalités dont ils sont les conceptions; une division, quand cette comparaison lui fait saisir les réalités conçues comme distinctes. C’est de cette manière aussi que, chez les voix, on appelle l’affirmation une com­position, puisqu’elle signifie une conjonction du côté de la réa­lité, tandis qu’on appelle la négation une division, puisqu’elle si­gnifie la séparation des réalités conçues.

#27. — Autre difficulté : manifestement, la vérité ne consiste pas seulement en composition et division.

D’abord, on dit même la réalité vraie ou fausse : il est par exemple question de vrai ou de faux or. Même que l’être et le vrai se conver­tissent, dit-on. Par conséquent, la conception simple de l’intelli­gence, se trouvant la représentation d’une réalité, n’est manifeste­ment pas privée de vérité et de fausseté.

En outre, la sensation des sensibles propres est toujours vraie[137]. Or le sens ne compose ni ne divise. On ne trouve donc pas de la vérité seulement dans la composition ou la division.

Bien plus, l’intelligence divine ne présente aucune composition[138]. C’est pourtant là qu’on trouve la vérité la première et la plus haute. Elle ne peut donc pas être seulement affaire de composition et de division.

#28. — L’évidence sur cette question requiert de voir que la vérité se rencontre quelque part en deux sens : en l’un, comme en l’objet vrai; en l’autre, comme en le sujet qui dit ou connaît cet objet. Or comme objets vrais, on trouve de la vérité autant en les entités simples qu’en les composées; par contre, le sujet qui dit ou connaît cet objet ne présente du vrai que sous forme de composition et de division. Ce qui appert comme suit.

#29. — Le vrai est le bien de l’intelligence[139]. Aussi, quoi que ce soit que l’on dise vrai doit se prendre en rapport à l’intelligence. Or les voix se rapportent à l’intelligence comme ses signes et les choses comme ce que ses concepts représentent[140].

Encore là, on doit tenir compte qu’on se rapporte à l’intelligence en deux sens.

En l’un, comme la mesure à ce qu’elle mesure : c’est ainsi que les choses naturelles se comparent à l’intelligence spéculative humaine. On dit ainsi l’intelligence vraie pour autant qu’elle se conforme à la chose, et fausse pour autant qu’elle s’en écarte.

La chose naturelle, cependant, ne se dit pas vraie en rapport à notre intelligence au sens où l’ont soutenu les anciens natu­ralistes, qui estimaient que la vérité des choses tienne seulement à ce qu’elles nous semblent être. Alors les contradictoires se trouveraient vraies en même temps, car elles font l’objet de l’opinion de per­sonnes différentes. Certaines choses se disent tout de même vraies ou fausses en rapport à notre intelligence, non en un sens essentiel ou formel toutefois, mais en un sens efficient, en autant qu’elles sont naturelle­ment en mesure d’occasionner une estimation d’elles vraie ou fausse. C’est sous ce rapport qu’on parle de vrai ou de faux or.

En l’autre sens, les choses se rapportent à l’intelligence comme le mesuré à sa mesure. C’est le cas pour l’intelligence pratique, cause des choses. En ce sens, l’œuvre de l’artisan se dit vraie en autant qu’elle réalise le plan de l’art[141], mais fausse en autant qu’elle s’en écarte.

#30. — Or toute chose naturelle se rapporte à l’intelligence divine comme les artéfacts à l’art. Toute chose se dit donc vraie dès qu’elle détient sa forme propre, par laquelle elle s’ajuste sur l’art divin[142]. Car du faux or est du vrai cuivre. C’est en ce sens que l’être et le vrai se convertissent, parce que toute chose naturelle se con­forme à l’art divin par sa forme. C’est pourquoi le Philosophe désigne la forme comme quelque chose de divin[143].

#31. — La chose se dit vraie par rapport à sa mesure; de même le sens et l’intelligence, mais leur mesure est la chose extérieure. Le sens se dit donc vrai quand, grâce à sa forme, il se conforme à la réalité hors de l’âme. C’est en ce sens que l’on comprend que la sensation du sensible propre est vraie. C’est aussi en ce sens que l’intelligence qui saisit une essence sans composition ni division est toujours vraie[144].

Toutefois, faut-il garder à l’esprit, bien que, quant à son objet propre, le sens soit vrai, il ne le sait pas, car il ne peut connaître sa relation de conformité avec la chose; il saisit seulement celle-ci. L’intelligence, elle, peut connaître pareille relation de con­formité; aussi peut-elle seule connaître la vérité. C’est pourquoi le Philo­sophe déclare que la vérité est seulement dans l’esprit, au titre du sujet qui la connaît[145]. Or connaître cette relation de conformité n’est rien d’autre que de juger qu’il en soit ou non ainsi dans la réalité, ce qui revient à composer et diviser, de sorte que l’intelli­gence ne con­naît la vérité qu’en composant ou divisant en son juge­ment. Ce dernier sera vrai s’il s’accorde avec la réalité, c’est-à-dire lors­qu’on juge être une chose qui est ou n’être pas une chose qui n’est pas. Il sera faux par contre quand il ne s’accorde pas avec la réalité, c’est-à-dire lorsqu’on juge n’être pas une chose qui est ou être une chose qui n’est pas. Il devient ainsi clair que la vérité et la fausseté, au sens où elle se trouve en le sujet qui la connaît et la dit, n’est affaire que de composition et division. C’est en ce sens que le Philosophe en parle ici.

Comme les voix sont les signes des concepts, sera vraie celle qui signifie l’intel­ligence vraie et fausse celle qui signifie l’intelli­gence fausse. La voix, en autant qu’elle constitue une réalité, se dit tout de même vraie aussi au même sens que toute autre réalité. Ainsi, cette voix : “l’homme est un âne” est vraiment une voix et vraiment un signe; mais comme elle est signe du faux, on la dit fausse.

#32. — Le Philosophe parle néanmoins ici de la vérité en ce qu’elle concerne l’intelligence humaine, qui juge de la conformité des choses et de l’intelligence par mode de composition et de divi­sion. Le jugement de l’intelligence divine se fait par contre sans composition ni division; tout comme notre intelligence saisit les choses matérielles de manière immatérielle, de même l’intelligence divine connaît leur composition et leur division de manière simple[146].

#33. — Le Philosophe manifeste ensuite (16a13) ce qu’il a dit de la manière dont les voix s’assimilent aux concepts.

Il manifeste d’abord son propos, puis (16a16) le prouve avec un signe.

La vérité et la fausseté dans l’intelligence est donc seulement af­faire de composition et de division. Pris séparément, en conclut-il, les noms et les verbes en eux-mêmes s’assimilent au concept dé­pourvu de composition et de division. C’est le cas quand on dit ‘homme’ ou ‘blanc’, tant qu’on n’ajoute rien d’autre : ce n’est en­core ni vrai ni faux. Ensuite, quand on leur ajoute d’être ou de ne pas être, alors on obtient du vrai ou du faux.

#34. — Il n’y a pas d’objection à tirer de celui qui, avec un nom seul, donne une réponse vraie à une question qu’on lui fait. Comme si à qui demande : “Qu’est-ce qui nage dans la mer?”, on répond : “Un poisson!” C’est qu’on sous-entend alors le verbe présent dans l’interrogation. – Par ailleurs, tout comme le nom, le verbe dit tout seul ne signifie pas non plus le vrai ni le faux. Il n’y a pas d’objec­tion à tirer du verbe de la première ou deuxième personne, et du verbe d’action impersonnel­le[147]. Un certain nominatif déterminé est alors sous-entendu, de sorte qu’il se trouve une composition im­pli­cite, même s’il n’y en a pas d’explicite.

#35. — Le Philosophe apporte ensuite (16a16) un signe tiré du nom composé ‘bouc-cerf’, qui se compose de ‘bouc’ et de ‘cerf’, dit en grec ‘tragelaphos’ : ‘tragos’, c’est ‘bouc’, et ‘elaphos’, c’est ‘cerf’. Pareils noms signifient quelque chose, des concepts simples, mais à propos de réalités composées. Aussi ne comportent-ils ni vrai ni faux, tant qu’on ne leur ajoute ni d’être ni de ne pas être, par quoi s’ex­prime le jugement de l’intelligence. Par ailleurs, d’être ou de ne pas être peuvent s’ajouter quant au temps présent, ce qui revient à être ou non en acte, ce qu’on appelle être “absolument”; ou encore quant au temps passé ou futur, ce qui revient à être non absolument, mais sous un certain rapport, comme lorsqu’on dit que quelque chose a été ou doit être. — Le Philosophe présente significative­ment un exemple tiré d’un nom qui signifie quelque chose qu’on ne trouve pas dans la réalité, dont la fausseté apparaisse tout de suite. Malgré ce fait, il ne peut pourtant y avoir là ni vrai ni faux sans composition ni division.

Chapitre 2 – Le nom

Définition

10. 16a19 Le nom est une voix signifiante par convention sans im­pli­quer de temps et sans aucune partie signifiante séparément.[148]

11. 16a21 Même dans “Beaumont”[149], en effet, ‘mont’ ne signifie rien en lui-même, alors qu’il le fait dans la phra­­se[150] “un beau mont”[151].

12. 16a22 Il n’en va pas tout à fait dans les noms composés comme dans les noms simples[152] : chez ces derniers, la partie ne détient ab­solument aucun sens, tandis que chez les autres chaque partie veut en déte­nir un, mais séparément elle ne signifie rien[153]; c’est le cas, dans bateau-mouche, pour mouche[154].

13. 16a26 La précision ‘par convention’ se doit au fait qu’aucun nom n’en est un par nature; chacun en devient un seulement une fois de­venu un signe[155]. En effet, même les sons qui ne correspondent pas à des lettres[156], comme ceux que les bêtes émettent, expriment quelque chose; pour­tant aucun n’est un nom.

Nom infini

14. 16a29 Par ailleurs, ‘non-homme’ n’est pas un nom, ni même ne s’est vu imposé un nom avec lequel on doive le désigner : il ne s’agit ni d’une phrase ni d’une négation. Mettons que ce soit un nom infini,[157] puis­que cela concerne pareillement quoi que ce soit d’exis­tant comme de non existant[158].

Cas de nom

15. 16a32 ‘De Philon’, ‘à Philon’ et toutes ces variations ne sont pas des noms; il s’agit plutôt de chutes du nom[159].

16. 16b1 La définition du nom leur convient quand même en tout[160], sauf que leur adjoindre ‘est’, ‘était’ ou ‘sera’, n’entraîne ni vrai ni faux, tandis que cela en entraîne toujours pour le nom. Ainsi, ‘est’ ou ‘n’est pas à Philon’ n’entraîne encore rien de vrai ou de faux.

Leçon 4

#36. — Le Philosophe vient de traiter de la place des voix dans l’ordre de la signification[161]; il arrive ici à traiter des voix signi­fiantes comme telles. Son intention principale concerne l’énon­cia­tion, sujet de ce livre. Mais en toute science, on doit d’abord con­naître les principes de son sujet. Le Philosophe traite donc d’abord des prin­cipes de l’énonciation, puis (17a2) de celle-ci comme telle.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe traite d’abord de ses principes quasi maté­riels : ses parties inté­grantes, puis (16b26) de son principe formel : la phrase, qui constitue son genre.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe traite d’abord du nom, qui signifie la subs­tance d’une réalité, puis (16b6) du verbe, qui signifie l’action ou la passion qui en procède.

Le premier point se divise en trois : le Philosophe définit d’abord le nom, puis (16a21) explique sa définition et enfin (16a29) exclut des voix qui ne détiennent pas parfaitement la nature de noms[162].

#37. — On considère la définition comme un terme, doit-on sa­voir, parce qu’elle inclut totalement la réalité définie : rien de celle-ci ne reste en dehors de la définition, à quoi cette dernière ne con­vienne pas, ni rien d’étranger à elle n’y entre, à quoi cette dernière con­vienne.

#38. — Pour arriver à cela, le Philosophe introduit cinq éléments dans sa définition du nom.

“Voix” intervient à titre de genre : ce genre distingue le nom de tous les sons qui ne sont pas des voix. En effet, la voix est un son émis de la bouche d’un animal, inspiré par quelque inten­tion[163].

“Signifiante” s’ajoute comme première différence, pour distinguer le nom de toute voix qui ne signifie rien, qu’elle se rende par des lettres et s’articule, comme “biltris”, ou ne corresponde à aucune lettre ni ne s’articule, comme un sifflement émis pour rien. Il s’est agi plus haut de la signification des voix; aussi le Philosophe en conclut-il que le nom est une voix signifiante.

#39. — Une voix est tout de même une réalité naturelle, ce qui n’est pas le cas du nom, qui relève plutôt d’une institution humaine. Le Philosophe n’aurait-il pas dû donner, com­me genre du nom, plutôt que ‘voix’, qui est une réalité naturelle, ‘signe’, une réalité procédant d’institu­tion? N’aurait-il pas dû dire : “Le nom est un signe vocal”? Ainsi, on définirait plus con­ve­na­blement une écuelle en la donnant comme ‘vase de bois’ qu’en la donnant comme ‘bois en forme de vase’.

#40. — Les artéfacts, doit-on répondre, c’est par leur matière qu’ils se rangent dans le gen­re de la substance, alors que par leurs formes, ils se rangent dans le genre des accidents, parce que leurs formes sont des accidents. ‘Nom’ signifie donc une forme acciden­telle inhérente à un sujet. Par ailleurs, la définition de tout accident requiert qu’on y mette son sujet. Si son nom signifie un acci­dent abstraitement, sa définition doit le présenter au nominatif, à titre de genre, et donner son sujet en un cas subordonné[164], à titre de diffé­rence; c’est ainsi qu’on dit : « La ca­mu­si­té est la courbure du nez. » Inversement, si son nom signifie concrètement un accident, sa défi­nition présente sa matière, son sujet, au titre de genre, et l’accident comme tel au titre de différence; c’est ainsi qu’on dit : « Le camus est un nez courbe. » Par conséquent, si le nom d’un artéfact signifie une forme acciden­telle comme inhérente à un sujet naturel, sa définition donne plus convenablement la réalité naturelle au titre de genre, comme l’écuelle donnée comme ‘bois revêtu de telle forme’; c’est pa­reillement que le nom est donné comme “voix signifiante”. Il en irait autre­ment avec un nom d’artéfact qui signifierait abstraite­ment sa forme artificielle.

#41. — En troisième, une seconde différence s’ajoute : “par con­vention”, c’est-à-dire par institution humaine, issue du bon plaisir humain. Par là, le nom se distingue de voix qui signifient par nature, comme le gémissement des malades et les voix émises par les bêtes.

#42. — En quatrième vient une troisième différence : “sans impli­quer de temps », qui distingue le nom du verbe. — Ne serait-ce pas une fausse différence, puisque les noms ‘jour’ et ‘an’ signifient du temps?

Le temps, doit-on répondre, se considère à trois points de vue. D’abord en lui-même, comme réalité : il peut alors se signifier par un nom, comme toute autre réalité. Ensuite en ce qu’il mesure en tant que tel. Or ce qui se mesure en premier et principalement avec le temps, c’est le changement, action ou passion, et c’est le verbe qui signifie l’action et la passion. Sa signification implique donc du temps. La substance, par contre, regardée en elle-même, telle qu’un nom ou un pronom la signifient, ne se prête pas en tant que telle à être mesurée avec le temps; elle ne s’y prête qu’en autant que su­jette au change­ment : elle se signifie alors avec un participe. Aussi la signification du verbe et du participe implique-t-elle du temps, mais non celle du nom et du pronom. On peut enfin considérer la relation qu’il revêt en tant que mesure : on signifie celle-ci par des adverbes de temps, comme ‘demain’, ‘hier’ et ainsi de suite.

#43. — En cinquième s’ajoute une quatrième différence : “sans aucune partie signifiante séparément”, à savoir, séparément de l’en­semble du nom. Chaque partie ne se rapporte à la signi­fi­ca­tion du nom que pour autant que cette signification appartient à son tout. C’est que la signification est comme la forme du nom; or, aucune partie ne dé­tient séparément la forme du tout; ainsi, une main, sépa­rée d’un homme, n’a pas forme humaine. Cette différence distingue le nom de la phrase, dont la partie détient un sens séparément, comme dans le cas de “l’homme juste”.

#44. — Le Philosophe manifeste ensuite (16a21) cette définition.

D’abord quant à sa dernière partie, puis (16a26), quant à sa troi­siè­me. Quant aux deux pre­miè­res parties, les considérations précé­dentes les ont rendues manifestes; pour la quatrième partie : “sans impliquer de temps”, elle deviendra manifeste dans le cha­pitre sur le verbe.

Le premier point se divise en deux. Le Philosophe mani­fes­te d’abord son propos avec les noms composés, puis (16a22) montre, à ce sujet, la différence entre noms simples et com­posés.

Il manifeste d’abord que la partie du nom ne signifie rien séparé­ment dans le cas des noms composés, où elle paraît davantage le faire. Dans le nom “Beaumont”, la partie “mont” toute seule ne si­gnifie rien, alors qu’elle signifie quelque chose dans la phrase “le beau mont”[165]. C’est qu’on impose à un nom de signifier un con­cept simple. Toutefois, ce qui suggère le choix d’un nom pour lui impo­ser une signification est distinct de ce qu’on lui fait signifier; c’est par exemple son sens antérieur de ‘souffle’ qui suggère d’im­poser le nom ‘âme’, mais cela n’est pas ce qu’on lui fait signifier; c’est plu­tôt le concept du principe de vie qu’on lui impose de signi­fier.[166] Par conséquent, la partie du nom composé auquel on impose de signifier un concept simple ne si­gni­fie pas la partie de la concep­tion compo­sée qui suggérait de choisir ce nom pour lui faire signi­fier ce con­cept simple. Par contre, une phrase signifie une concep­tion com­­posée; aussi sa partie en signifie-t-elle une partie. 

#45. — Le Philosophe montre ensuite (16a22) la différence sous ce regard entre noms sim­ples et composés. Il n’en va pas pareillement, dit-il, dans les noms simples et dans les composés : dans les noms simples, la partie ne détient aucun sens, ni en vérité, ni en appa­rence; dans les noms composés, par contre, elle le veut, c’est-à-dire, elle donne l’apparence d’avoir un sens, bien que de fait elle ne si­gni­fie rien, comme on l’a remarqué avec le nom ‘Beaumont’.[167] Il y a une raison à cette différence : le nom simple, non seulement se voit imposé de signifier un concept simple, mais en plus c’est un concept simple qui suggère son choix, tandis que le nom composé, c’est une conception composée qui suggère son choix, ce qui donne à sa partie l’apparence d’une signification.[168]

#46. — Le Philosophe manifeste ensuite (16a26) la troisième partie de la définition donnée. Il a précisé que le nom signifie par conven­tion parce qu’aucun nom ne signifie par nature. Il est un nom du fait de signifier; néanmoins, il ne signifie pas par nature, mais par insti­tution. C’est la raison de cette précision : “seulement une fois deve­nu un signe”, c’est-à-dire, quand on lui a imposé une signifi­cation. Le son qui signifie par nature ne devient pas un signe, en effet; il en est un par nature. C’est encore ce que le Philosophe a en vue en parlant de “sons qui ne correspon­dent pas à des lettres”, du fait de ne pouvoir se signifier avec des lettres, “comme ceux que les bêtes émettent”. Le Philosophe parle alors de ‘sons’ plutôt que de ‘voix’, en raison des animaux qui restent sans voix, du fait d’être privés de poumons. Ceux-ci signifient naturellement leurs affections propres avec de simples sons; aucun de pareils sons, toutefois, n’est un nom. Voilà qui fait clairement comprendre que le nom ne signi­fie pas naturelle­ment.

#47. — Ce sujet, on doit le savoir, a généré une diversité d’opi­nions. On a été jusqu’à dire qu’en aucun sens les noms ne signifient natu­rellement, de sorte que cela ne fait aucune différence par quel nom on signifie quoi que ce soit. D’autres ont dit au contraire que les noms signifient tout à fait naturellement, comme s’ils étaient des re­présentations naturelles des cho­ses. De l’avis de cer­tains, enfin, les noms ne signifient pas par nature, comme Aristote l’en­tend ici, du fait que leur signification ne leur vient pas de la nature; ils si­gnifient cependant par nature, de l’avis de Platon[169], dans la mesure où leur si­gni­fication convient aux natures des choses. Que chaque chose se signifie avec plusieurs noms ne crée aucun obstacle, car une chose unique peut donner lieu à plusieurs représentations; d’ail­leurs, des propriétés différentes peuvent suggérer des noms diffé­rents pour la même chose.

Par ailleurs, “pourtant aucun d’eux n’est un nom”[170] ne signifie pas que les sons des animaux n’auraient pas de noms : on leur en attri­bue, en effet, comme lorsqu’on parle du ‘rugissement’ du lion et du ‘mugissement’ du bœuf. Il faut plutôt comprendre qu’aucun pa­reil son n’est un nom.

#48. — Le Philosophe refuse ensuite (16a29) à certaines entités de satisfaire à la définition du nom : d’abord au nom infini, puis (16a32) aux cas des noms.

Non-homme, dit-il, n’est pas un nom.” Tout nom signifie en effet une nature déterminée, comme le fait ‘homme’. Ou une personne dé­ter­minée, comme le fait un pronom. Ou précisément l’un et l’autre, comme ‘Socrate’. Par contre, ‘non-homme’ ne signifie ni une nature déterminée ni une personne déterminée. Son imposition lui vient de la négation d’homme, valable égale­ment pour n’im­porte quel sujet, qu’il existe ou non. On peut donc l’attribuer indif­férem­ment tant à un sujet qu’on ne rencontre pas dans la réalité – ainsi, une chimère est un non-homme – qu’à un sujet qu’on y trouve – ainsi, tel cheval est un non-homme –. Si son imposition procédait d’une priva­tion, il requerrait au moins un sujet existant; mais comme elle pro­cède d’une négation, il peut s’attribuer à un être comme à un non-être, ainsi que Boèce et Ammonios le remarquent. Il signifie toute­fois à la manière du nom et reste susceptible de jouer les rôles de sujet et d’attri­but; son appréhension requiert alors pour le moins un suppôt.

Au temps d’Aristote, il n’existait aucun nom établi sous lequel ranger ce type d’expression. Il ne s’agit pas d’une phrase, puisque sa partie ne signifie rien séparément, comme ce n’est pas même le cas pour les noms composés. Ce n’est pas non plus une négation, c’est-à-dire une phrase négative; pareille phrase ajoute la négation à une affirmation, ce qui n’est pas le cas ici[171]. Le Philosophe institue donc un nouveau nom : il ap­pe­lle ce type d’expression un “nom infini”, vu l’indétermination de sa signification.

#49. — Le Philosophe refuse ensuite (16a32) à ses cas[172] d’être des noms. ‘De Caton’, ‘à Caton’ et autres pareilles variations, dit-il, ne sont pas des noms. Au sens strict[173], seul le nominatif, de fait, a le titre de nom : c’est par lui que se fait l’imposition du nom pour si­gnifier quoi que ce soit. On qualifie d’ail­­leurs d’obliques ces chutes du nom, où, en un sens, le nom décline progressivement, commen­çant sa déclinaison du nominatif, où on le dit debout, du fait qu’il n’a pas encore commencé à décliner[174]. Les Stoïciens, eux, ap­pellent une chute même le nominatif; les gram­mairiens les sui­vent, considérant que déjà le nom y décline, en ce qu’il se trouve issu d’une conception inté­rieu­re de l’esprit. Même s’il décline déjà, on le considère quand même de­bout : rien n’empêche en effet de tomber en restant debout, comme un poinçon, qui, en tombant, se fiche dans du bois.[175]

#50. — Le Philosophe montre ensuite (16b1) quel rapport les cas obliques entretiennent avec le nom. La définition que signifie le nom, dit-il, “leur convient quand même en tout”, à savoir, aux cas du nom. Il y a cependant cette différence qu’avec l’adjonction du verbe ‘est’, ‘sera’ ou ‘était’, le nom signifie toujours le vrai ou le faux, ce qui ne se vérifie pas pour les cas obliques. Le Philosophe donne à juste titre son exemple en usant d’un verbe qui admet un sujet[176], car les autres, à savoir les verbes imper­son­nels, signifient le vrai ou le faux avec des cas obliques. En disant, par exemple, qu’il en cuit à Socrate[177], on conçoit l’action signifiée par le verbe comme portée par le cas oblique, comme si on disait que Socrate a du re­gret[178].

#51. — Objection apparente : si le nom infini et les cas ne sont pas des noms, le Philosophe a mal donné la définition du nom, puis­qu’elle leur convient.

Le Philosophe, doit-on répondre, d’après Ammonios, a d’abord fourni une définition plus commune, mais l’a ensuite contractée en refusant à ces voix le titre de nom.

Meilleure réponse : la définition donnée ne leur convient pas tout à fait : le nom infini ne signifie rien de déterminé et le cas du nom ne renvoie pas exactement à l’intention initiale de son insti­tution.

Chapitre 3 – Le verbe

Définition

17. 16b6 Le verbe, lui, en est une[179] consignifiant[180] un temps, sans au­cune partie signifiante séparément et toujours le signe de ce qu’on attribue à autre chose[181].

18. 16b8 Il consignifie le temps, dis-je. Ainsi, ‘course’ est un nom, mais ‘court’[182] est un verbe : il consignifie le fait d’être mainte­nant[183].

19. 16b9 En outre, il est toujours le signe de réalités dites d’une autre[184], de réalités dites, par exemple, d’un sujet subordonné[185] ou en un sujet[186].

Verbe infini

20. 16b11 Par ailleurs, ‘ne-court-pas’ et ‘ne-souffre-pas’[187] ne sont pas des verbes, quant à moi, bien qu’ils consignifient le temps et s’attribuent toujours à autre chose. On n’a toutefois assigné aucun nom à cette variante. C’est, disons, un ‘verbe infini’[188], puis­qu’il y s’agit pareillement de quoi que ce soit d’existant et de non exis­tant.

Cas de verbe

21. 16b16 Pareillement, ‘courra’ et ‘courait’ ne sont pas des verbes, mais des chutes de verbes[189]. La différence avec le verbe, c’est que celui-ci consignifie le temps présent, tandis que ceux-là consi­gni­fient ceux qui l’entourent.

Rapport avec le nom

22. 16b19 En eux-mêmes, de fait, dits tout seuls[190], les verbes sont des noms.

23. 16b20 Ils signifient une réalité : qui en dit un fixe la conception concernée[191]; qui l’a entendu y établit son esprit[192]. Ils ne si­gnifient pas encore toutefois que cette réalité soit ou non[193], car ‘être’ ou ‘n’être-pas’ n’est signe d’aucune réalité[194], du moins l’être[195] dit en toute nudité[196]. En lui-même, en effet, il n’est rien : il consigni­fie une composition qu’on ne peut pas concevoir sans disposer des élé­ments qui s’y trouvent composés[197].

Leçon 5

#52. — Le Philosophe vient de traiter du nom; il traite maintenant du verbe, et ce en trois points : il définit d’abord le verbe, puis (16b11) refuse à certaines voix de satisfaire à la définition du verbe et enfin (16b19) montre le rapport entre verbe et nom.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe présente d’abord la définition du verbe, puis (16b8) l’explique.

#53. — Par un souci de brièveté remarquable, Aristote omet dans la défini­tion du verbe les éléments communs au nom et au verbe, laissant l’intelligence du lecteur les tirer de la présentation de la dé­finition du nom.

Il y introduit ainsi trois particules. La première distingue le verbe du nom : le verbe “consignifie le temps”, dit-il. La définition du nom disait à l’opposé qu’il signifie “sans impliquer de temps”.

La seconde distingue le verbe de la phrase : “sans au­cune partie signifiante séparément”.

#54. — Cet élément a déjà paru dans la définition du nom. Il au­rait donc dû être omis ici, semble-t-il, comme a été omis “voix si­gnifiante par convention”.

D’après Ammonios, cela intervenait dans la définition du nom pour distinguer celui-ci des phrases composées de noms, comme ‘l’homme, un animal!’[198] Or il y a aussi des phrases composées de verbes, comme ‘marcher est se déplacer’. Il fallait, pour en distin­guer le verbe, répéter cette particule dans sa définition aussi.

Meilleure réponse : le verbe implique la composi­tion qui complète la phrase signifiant le vrai ou le faux; il présente donc une plus grande ressemblance avec la phrase, dont il constitue comme la par­tie for­melle, alors que le nom en offre comme une partie ma­té­rielle et subjective. C’est pour cela qu’il fallait répéter.

#55. — La troisième particule distingue le verbe non seulement du nom, mais aussi du participe, qui consignifie un temps. D’où cette préci­sion : “toujours le signe de ce qu’on attribue à autre chose”. Noms et participes peuvent en effet intervenir tant dans le rôle du sujet que dans celui de l’attribut, mais le verbe seulement dans celui de l’attri­but.

#56. — Ne faut-il pas toutefois reconnaître comme exception le verbe à l’infinitif, qui intervient parfois comme sujet, comme dans ‘marcher est se déplacer’?

Lorsqu’il intervient comme sujet, doit-on répondre, le verbe à l’in­finitif a valeur de nom. Tellement qu’en grec et en latin vul­gaire, il admet l’article tout comme le nom. La raison en est que le propre du nom est de signifier une réalité comme existant en un sens par elle-même[199], alors que celui du verbe est de signifier son action ou sa passion[200].

Or l’action peut se signifier de trois manières. De la première, toute seu­le, abstraitement, comme une chose; on la signifie alors avec un nom, par exemple : ‘action’, ‘passion’, ‘marche’, ‘course’ et ainsi de suite. De la seconde, comme une action, en tant que ve­nant de la substance, mais lui inhérant comme à son sujet; on la si­gnifie alors avec des verbes d’autres modes[201] qu’on fait revêtir aux attri­buts. Cependant, l’intelligence peut saisir et signifier cette pro­ve­nance ou inhérence de l’action comme une réalité; aussi, même les verbes de mode in­finitif, signifiant l’inhérence de l’action au su­jet, peuvent se pren­dre tant comme verbes, étant donné leur compo­si­tion, et comme noms, puisqu’ils signifient comme réalités.

#57. — On peut encore objecter que parfois on met­ nettement comme sujet les verbes d’autres mo­des; par exemple : ‘Court est un verbe.’

Alors, doit-on répondre, on ne prend pas le verbe ‘court’ formel­lement, en tant que sa signification renvoie à la chose, mais en tant qu’il signifie matériellement la voix utilisée, prise comme réalité. De la sorte, on accorde tant au verbe qu’à n’importe quelle partie de la phrase, quand ils remplacent matériellement[202], la valeur de noms.

#58. — Le Philosophe explique ensuite (16b8) la définition don­née : d’abord quant à ce que le verbe consignifie le temps, puis (16b9) quant à ce qu’il soit l’indication de ce qui s’attribue à l’autre. Il n’explique toutefois pas la seconde partie : “sans aucune partie signifiant séparé­ment”, déjà expliquée au traité du nom[203].

Le verbe, explique-t-il d’abord avec un exemple, consignifie un temps. ‘Course’, du fait que ce soit un nom, ne signifie pas l’action sous le mode de l’action, mais sous celui de la réalité qui existe par elle-même; aussi ne consignifie-t-il pas de temps. Mais ‘court’ si­gni­fie l’action, puisque c’est un verbe; aussi consignifie-t-il un temps. C’est en effet le propre du changement de se mesurer avec un temps : c’est dans leur temps que les actions se font connaître. D’ailleurs, consignifier le temps, c’est signifier une réalité dans le temps qui la mesure. Aussi est-ce autre chose signifier le temps principalement, au titre de réalité, ce qui peut convenir à un nom, et signifier avec un temps, ce qui ne convient pas au nom mais au verbe[204].

#59. — Le Philosophe explique ensuite (16a9) l’autre partie. Or, on se le rappelle, on signifie le sujet d’une énonciation comme ce à quoi inhère autre chose et le verbe signifie une action sous le mode d’une action, dont la définition implique justement qu’elle inhère. Par conséquent, on le met toujours du côté de l’attribut, jamais du côté du sujet, à moins de lui accorder valeur de nom[205].

C’est pour cela, dit-il, que le verbe est toujours l’indication de ce qui se dit d’autre chose : parce que le verbe signifie toujours ce qui s’at­tribue et que toute attribution requiert un verbe, le verbe impli­quant justement la composition qui unit l’attribut avec le sujet.

#60. — La précision ajoutée crée toutefois une apparence de diffi­culté : “… de réalités dites, par exemple, d’un sujet subordonné ou en un sujet”. Certes, une chose se dit ‘comme d’un sujet subordon­né’ quand elle s’y attribue essentiellement, comme dans ce cas : ‘l’homme est un animal’. Et elle se dit ‘en un sujet’, quand c’est un accident qu’on attribue à un sujet, comme dans ce cas : ‘tel homme est blanc’. Mais les verbes signifient l’action ou la passion, qui sont des accidents; ils devraient donc toujours signifier ce qui se dit comme en un sujet. Il était donc vain d’opposer “en un sujet ou d’un sujet”.

Les deux appartiennent au même attribut, répond Boèce : l’acci­dent tout autant se dit d’un sujet et est en un sujet[206].

Cependant, Aristote use d’une disjonction; il doit donc signifier autre chose par chaque expression. Aussi, vaut-il mieux dire, quand Aristote déclare que le verbe est “toujours le signe de ce qu’on attri­bue à autre chose”, on ne doit pas comprendre que ce que signifient les verbes est ce qui s’attribue; plutôt, en effet, comme l’attribution, manifestement, concerne plus proprement la composi­tion, on doit comprendre que les verbes eux-mêmes sont ce qui s’attribue plutôt qu’ils ne signifient les attributs[207].

Le verbe, faut-il donc comprendre, est toujours le signe qu’une réalité soit attribuée; réciproquement, toute attribution, tant essen­tielle qu’accidentelle, se fait par un verbe, en raison de la composi­tion qu’il implique.

#61. — Le Philosophe refuse ensuite (16b11) à certaines entités de satisfaire à la définition du verbe : d’abord au verbe infini, puis (16b16) aux verbes de temps passé ou futur.

‘Ne-court-pas’ et ‘ne-souffre-pas’ ne méritent pas proprement l’ap­pella­tion de verbes. Le propre du verbe est en effet de signifier une chose sous le mode d’une action ou d’une passion. Or ces ex­pres­sions ne le font pas : elles en écartent une, plutôt que d’en signifier une dé­terminée. Sans donc mériter proprement l’appella­tion de verbes, elles admettent pourtant plusieurs particules de sa définition. D’abord, elles consignifient le temps; le verbe signifie l’agir et le pâtir et ces derniers ont lieu dans le temps; il en va de même de leur privation, tellement que le repos aussi se mesure en temps[208]. En­suite, elles vont toujours du côté de l’attribut, comme le verbe, puisque la négation se réduit au genre de l’affirmation. Le verbe, si­gnifiant une action ou une passion, le fait d’une chose comme exis­tant en une autre; il en va de même de ces expressions, dont la signification est d’en écarter une.

#62. — On pourrait objecter que si la définition du verbe leur convient, il s’agit de verbes. – Cette définition, doit-on répondre, convient au verbe pris communément. On refuse à ces expressions d’être des verbes parce qu’elles ne revêtent pas la nature intégrale du verbe.

Avant Aristote, il n’existait pas non plus de nom institué pour ce genre d’ex­pressions distinctes du verbe. Comme elles présentent tout de même quelque similitude avec le verbe, tout en ne revêtant pas sa nature déterminée, le Philosophe les appelle des verbes infi­nis[209], justifiant ce nom par le fait que ce type d’expressions peut indifférem­ment se dire tant de ce qui n’est pas que de ce qui est. La négation adjointe ne prend pas en effet valeur de privation, mais de simple négation, car la privation supposerait un sujet déter­miné. Les verbes de ce type diffèrent toutefois des verbes néga­tifs, parce que les verbes infinis ne constituent qu’une expres­sion unique, tandis que les verbes négatifs en constituent une double[210].

#63. — Le Philosophe refuse ensuite (16b16) l’appellation de verbe aux verbes de temps passé et futur. De même, les verbes infinis, ‘courra’, de temps futur, ou ‘courait’, de temps passé, ne sont pas des verbes, au sens strict : ce sont des “chutes de verbe”[211]. La différence, c’est que le verbe consignifie le temps présent, tandis que ceux-là signifient tout autour le temps qui y vient et celui qui en part.

Le Philosophe a bien raison de préciser “le temps présent” et de ne pas dire simplement ‘le présent’. On évite ainsi d’interpréter qu’il s’agisse du présent indivisible, de l’instant : l’instant n’admet en ef­fet ni action ni passion. Il faut bien saisir qu’il s’agit du temps pré­sent; c’est lui qui mesure l’action commencée et non encore com­plétée en acte.

C’est à juste titre qu’on ne considère pas les verbes qui consigni­fient le temps passé ou le temps futur comme des verbes au sens propre. C’est que le verbe, au sens propre, est ce qui signifie l’agir ou le pâtir; en est donc proprement un celui qui signifie l’agir ou le pâtir en acte[212], car voilà ce qui est agir ou pâtir absolument. Agir ou pâtir dans le passé ou le futur ne l’est que relativement.

#64. — On a encore raison de regarder les verbes de temps passé ou futur comme des chutes du verbe, car celui-ci consignifie le temps présent. Le passé et le futur se conçoivent en regard du présent : le passé est ce qui l’a été et le futur, ce qui le sera.

#65. — Par ailleurs, la déclinaison du verbe se fait par modes, temps, nombres et personnes. Celle qui se fait par nombre et par person­nes ne fait toutefois pas déchoir le verbe[213]. C’est qu’elle n’in­tervient pas du côté de l’action, mais du côté du sujet. Par contre, celle qui se fait par modes et par temps regarde l’action même; c’est pourquoi les deux font déchoir le verbe : aux modes im­pératif ou optatif, les verbes déclinent, tout comme au passé et au fu­tur. Au contraire, au mode indicatif et au temps présent, les verbes ne déclinent pas de la nature du verbe, quelle que soit leur personne ou leur nombre.[214]

#66. — Le Philosophe montre ensuite (16b19) le rapport entre verbes et noms, et ce en deux points : il présente d’abord son inten­tion, puis (16b20) manifeste son propos.

“En eux-mêmes”, dit-il, “dits tout seuls, les verbes sont des noms”. Certains interprètes réservent ce trait aux verbes assumés avec la valeur de noms[215] : les verbes de mode infinitif, comme dans la phrase : ‘courir est se déplacer’, et même ceux d’un autre mode, comme dans la phrase : ‘court est un verbe’. Ce n’est claire­ment pas l’in­tention d’Aristote, puisque son explication subséquente n’y correspond pas. Plutôt, doit-on dire, on entend ‘nom’ ici au sens commun de toute expression qui se voit imposer une significa­tion. Agir et pâtir sont aussi des réalités; en conséquence, les verbes, en tant qu’ils nomment, c’est-à-dire, signifient, l’agir ou le pâ­tir, se rangent sous les noms ainsi entendus communément. Néanmoins, le nom, regardé en ce qu’il se distingue du verbe, signifie une réalité sous un mo­de déterminé, la prenant comme existant par soi. C’est pour­quoi les noms peuvent et s’assujettir et s’attribuer.

#67. — Le Philosophe prouve ensuite (16b20) son propos : d’abord en ce que les verbes signifient quelque chose, tout comme les noms, puis (16b21) en ce que, tout comme les noms, ils ne signifient pas le vrai ou le faux.

Les verbes sont des noms, dit-il, du fait qu’ils signifient quelque chose. Pour le prouver, le Philosophe renvoie à sa déclara­tion anté­rieure que les voix signifiantes signifient les con­cepts[216]; c’est par conséquent leur propriété de produire un con­cept dans l’esprit de leur auditeur. “Qui en dit un”, assume le Phi­losophe, pour mani­fester le verbe comme voix signifiante, “fixe la conception concer­née” en l’es­prit de son au­di­teur. Pour mani­fester ce fait, il si­gnale que, “qui l’a entendu y établit son esprit”.[217]

#68. — Voilà toutefois qui a l’air faux. Seule la phrase com­plète[218] donne à l’in­tel­li­gence de reposer; ni le nom ni le verbe n’y suf­fisent en eux-mêmes. Dit-on : “Tel homme…”, en effet, l’esprit de son auditeur reste en suspens, en attente de ce qu’on voudra en dire; dit-on : “… court”, il reste aussi en suspens, à se demander de quoi on le dit.

L’intelligence, doit-on répondre, effectue deux opérations[219]. En disant le nom ou le verbe tout seuls, on établit l’intelligence quant à sa pre­mière opération, simple conception d’une chose. Sous ce rap­port, en l’entendant on repose, alors qu’on se trouvait en suspens tant que le nom ou le verbe n’avait pas été complètement pronon­cé[220]. On n’établit néanmoins pas alors l’intelligence quant à sa se­conde opération, où elle compose et divi­se ce verbe ou ce nom dit tout seul; sous ce rapport, qui l’a entendu n’a pas encore son esprit fixé.

#69. — Aussi le Philosophe ajoute-t-il aussitôt : “Ils ne si­gnifient pas encore toutefois que cette réalité soit ou non”, c’est-à-dire, ils ne signifient pas encore ce quelque chose sous mode de compo­sition et de division, de vrai ou de faux. C’est le second point qu’il entend prouver.

Il le prouve ensuite par les verbes qui signifient le plus clairement la vérité ou la fausseté : ce verbe comme tel[221], ‘être’, et le verbe infini correspondant, ‘n’être-pas’ : ni l’un ni l’autre, dit tout seul, ne signifie la véri­té ou la fausseté dans la réalité. Les autres verbes le font encore moins, par conséquent. La déclaration du Philosophe peut aussi s’entendre générale­ment de tous les verbes : ayant annon­cé que le verbe ne signifie pas si une réalité est ou n’est pas, il le manifeste ensuite du fait qu’aucun verbe ne signifie l’être ou le non-être de cette réalité, c’est-à-dire qu’elle soit ou ne soit pas. Tout verbe défini implique ‘être’, puisque courir, c’est être courant, et tout verbe infini implique ‘n’être-pas’, car ne-pas-cou­rir, c’est n’être-pas à courir. Aucun verbe, toutefois, ne signifie le tout, à sa­voir, que ‘telle réalité soit’ ou ‘ne-soit-pas’.

#70. — Le Philosophe prouve cela ensuite par ce qui le manifeste le plus[222], en précisant : “Du moins l’être dit purement”, car “en lui-même il n’est rien”. À noter qu’en grec, on lit : “Du moins l’être dit en toute nudité[223]. En lui-même, en effet, il n’est rien.”

Pour prouver que les verbes ne signifient pas que telle réalité soit ou ne soit pas, le Philosophe, d’après une explication d’Alexandre, as­sume la source et l’origine de l’être : l’être comme tel[224], dont il dit qu’il n’est rien, parce que l’être convient de ma­nière homonyme aux dix attribu­tions[225]. Or aucun terme homonyme, à lui tout seul, ne signifie quoi que ce soit, tant qu’on n’ajoute rien qui précise sa si­gnification. Même ‘est’, par conséquent, ne signifie pas non plus à lui tout seul qu’on soit ou ne soit pas.

Cette explication ne convient manifestement pas. D’abord, l’être ne se dit pas selon une homonymie accidentelle[226], mais suivant un ordre[227], de sorte que, lorsque dit absolument, il s’entende de ce à quoi il convient en premier. Ensuite, une expression homonyme si­gnifie non pas rien, mais plusieurs objets : tantôt celui-ci, tantôt celui-là. Enfin, pareille explication ne sert pas à grand chose dans l’intention présente.

Porphyre explique donc autrement : l’être, dit-il, ne signifie pas la nature d’une réalité, comme le font les noms ‘homme’ ou ‘sage’; il désigne seu­le­ment une conjonction. C’est pourquoi, poursuit-il, Aristote ajoute : “il consignifie une composition qu’on ne peut con­cevoir sans disposer des éléments qui s’y trouvent composés”. – Cette explica­tion non plus ne convient manifestement pas : si l’être ne signifiait qu’une conjonction, il ne serait ni nom ni verbe, tout comme ni pré­positions ni con­jonc­tions n’en sont.

On doit donc expliquer autrement, comme le fait Ammonios : “En lui-même l’être n’est rien”, cela veut dire qu’il ne signifie pas le vrai ou le faux.[228] C’en est d’ailleurs la raison qu’il assigne, lors­qu’il ajoute : “Il consignifie une composition.” Ammonios précise cepen­dant que ‘consignifie’ ne se prend pas ici comme lorsqu’il était question que le verbe consignifie le temps; il s’agit ici de ‘con­signi­fier’ au sens de signi­fier avec autre chose : adjoint à autre chose, le verbe signifie leur composition, qui ne peut se concevoir sans deux termes. – Cependant, c’est là une propriété com­mune au­tant à tout nom qu’à tout verbe; cette explication ne se con­forme donc mani­festement pas non plus à l’inten­tion d’Aristote, qui prend ici l’être à part, comme quel­que chose de spécial.

#71. — Aussi, pour respecter davantage la lettre d’Aristote, on doit se rappeler ce qu’il a dit précisément : le verbe, pas même le simple verbe ‘être’, ne signifie pas qu’une chose soit ou ne soit pas. Voilà le sens de sa déclaration à l’effet qu’“il n’est rien” : il ne si­gnifie pas que quelque chose soit. C’est le plus frappant à propos de “l’être”, qui n’est rien d’autre que ‘ce qui est’. Dans son cas, le verbe paraît bien signifier une réalité, du fait qu’on dise ‘ce qui’, et que cette réalité soit, du fait qu’on dise ‘est’. De fait, si cette ex­pression, “l’être”, signi­fiait principalement l’être, à la façon dont elle signifie une chose qui détient l’être[229], elle signifierait sans doute que quelque chose soit. Cependant, la composition impliquée du fait de dire ‘est’, l’expres­sion ‘l’être’ ne la signifie pas principa­lement; elle la consignifie en tant qu’elle signifie principalement une réalité détenant l’être. Par suite, pareille consignification de compo­si­tion ne suffit pas à faire qu’il y ait vérité ou fausseté; la com­po­sition dans laquelle con­siste la vérité et la fausseté ne peut en effet se con­cevoir qu’à la condition d’en embrasser les termes.

#72. — En lisant : “du moins l’être…”, comme le portent nos ver­sions, le sens apparaît plus clairement : qu’aucun verbe ne signifie qu’une chose soit ou non, le Philosophe le prouve avec le verbe ‘est’ qui, dit tout seul, ne signifie pas qu’une réalité soit, même s’il signifie l’être. Cet ‘être’ sonne comme une com­position; aussi, le verbe ‘est’, comme il signifie l’être, peut donner l’impres­sion de si­gnifier une com­position où il se trouve du vrai ou du faux. Pour l’exclu­re, le Philosophe ajoute que la com­position que signifie le ver­be ‘est’ ne peut se concevoir sans ses composantes, parce que son intelli­gen­ce dépend de termes sans la présence desquels on ne saisit pas assez complètement la composition pour qu’il puisse s’y trouver du vrai ou du faux.

#73. — Le Philosophe précise que le verbe ‘est’ ­“consi­gni­fie une composition”. C’est qu’il ne la signifie pas principalement, mais se­condairement; ce qu’il signifie en premier, c’est ce qui tombe dans l’intelligence sous mode d’actualité, pris absolument[230] : ‘est’, dit tout seul, signifie ‘être en acte’; aussi signifie-t-il sous mode de verbe. Par ail­leurs, l’actualité, que signifie principalement le verbe ‘est’, se trouve communé­ment celle de toute forme ou de tout acte substantiel ou accidentel; aussi, pour signifier qu’une forme ou un acte, n’importe lesquels, inhère actuellement à un sujet, on le fait avec ce ver­be ‘est’, absolument ou sous un certain rap­­port : absolu­ment en regard du temps présent, sous un certain rap­port en regard des autres temps[231]. Voilà pourquoi le verbe ‘est’ signifie la compo­si­tion secon­dairement.

Chapitre 4 – La phrase

Définition

24. 16b26 La phrase[232] est une voix signifiante, dont telle ou telle partie[233] est signifiante sé­pa­rément, à titre d’expression[234], mais non d’af­fir­mation ou de négation[235].

25. 16b28 Ainsi, ‘homme’ signifie une réalité, mais non qu’elle soit ou ne soit pas[236]; il aurait besoin d’ajout pour devenir affirmation ou né­gation.

26. 16b30 Une syllabe d’homme ne le fait pas. Dans ‘souris’, ‘ris’ ne revêt non plus aucun sens[237]; il n’est là qu’une voix. Dans les noms doubles, toutefois, une partie signifie, mais pas en elle-même[238], comme on l’a expliqué[239].

Artéfact, non organe

27. 16b33 Toute phrase signifie, non comme un instrument naturel exerce sa fonction, cependant, mais, rappelons-le, par conven­tion[240].

Leçon 6

#74. — Le Philosophe a traité du nom et du verbe, les principes matériels de l’énonciation du fait d’en constituer les parties. Il traite mainte­nant de la phrase, son principe for­mel en tant qu’elle en four­nit le genre. Il le fait en trois points : il en pré­sen­te d’abord la défini­tion, puis (16b28) l’explique et enfin (16b33) exclut une erreur.

#75. — Dans la définition de la phra­se, le Philosophe signale d’abord par quoi elle ressemble au nom et au verbe. “La phrase”, dit-il, “est une voix signifiante”. Il a mentionné le même trait dans la définition du nom et a prouvé que le verbe revêt une signification, sans toutefois l’insérer dans sa dé­finition, par souci de brièveté, pour ne pas se ré­péter sans cesse, comme il l’avait déjà mentionné dans la définition du nom. Il le répète cependant dans la définition de la phrase, comme sa signification diffère de celle du nom et du verbe : ceux-ci signifient un concept simple, tandis qu’elle en signi­fie un composé.

#76. — Le Philosophe indique ensuite par quoi la phrase diffère du nom et du verbe. “Dont telle ou telle partie”, dit-il, “est signi­fiante sé­parément”. La partie du nom, a-t-on dit plus haut, en effet, ne signifie rien toute seule, sauf pour celui qui se compose de deux éléments[241]. Expressément, le Philosophe n’a pas dit : “dont chaque partie est signifiante séparément”[242], mais : “dont telle ou telle par­tie est signifiante”. C’est en raison des négations et autres syncaté­go­rèmes, qui, isolés, ne signifient rien d’absolu, mais seulement les relations entre réalités conçues. Par ailleurs, la voix revêt deux types de significations : l’une renvoie au concept com­posé, l’autre au con­cept simple. La première concerne la phrase, tandis que la seconde concerne non la phrase, mais sa partie. D’où la précision : “À titre d’ex­pres­sion, mais non d’affirmation”. Cela revient à dire : la par­tie de la phrase signifie à la manière d’une ex­pression, comme le nom et le verbe, mais non comme une af­fir­mation composée d’un nom et d’un verbe. Le Philosophe mentionne seulement l’affirmation, et non la négation[243], parce que la né­gation, en tant que voix, ajoute à l’affirmation[244]; si donc une par­tie de phrase, à cause de sa simpli­cité, déjà ne signifie pas comme le fait une affirmation, elle signifie encore moins comme le fait une négation.

#77. — Clairement, objecte Aspasios, cette définition ne vaut pas pour toutes les parties de phrase, car bien des phrases com­portent des parties signifiant quelque chose à titre d’af­firmation. Ainsi : “Si le soleil luit sur la terre, il fait jour.” Il en va pa­reil­le­ment en bien des cas.

En tout genre susceptible d’un ordre entre ses parties, répond Por­phyre, c’est la partie antérieure qu’on doit définir. En donnant la dé­fi­nition d’une espèce, celle de l’homme, par exemple, on la formule en rap­port à ce qui l’incarne en acte, non à ce qui l’in­carne en puissance. Or c’est la phrase simple qu’on trouve en priorité comme genre de la phrase; c’est donc elle qu’Aristote a d’abord définie.

On peut aussi répondre comme Alexandre et Ammonios, que c’est la phrase en général qu’on définit ici. Aussi ne faut-il mettre dans la définition que les éléments communs aux phrases simple et compo­sée. Or comporter des parties qui signifient à titre d’affirmation concerne la seule phra­se composée, tandis qu’en avoir qui signifient à titre d’expression et non à titre d’affirmation est commun aux deux. Aussi est-ce cela qu’il fallait met­tre dans la définition de la phrase. Dans cette vue, on ne doit pas entendre qu’appartienne à la définition de la phrase que sa partie ne soit pas une affirmation, mais qu’il lui appartient que sa partie signifie à titre d’expression et non à titre d’affirmation.[245]

La solution de Porphyre revient au même quant à son sens, malgré quelque différence verbale[246] : Aristote prend souvent l’expression au sens de l’affirmation; aussi, pour éviter qu’on le fasse ici, en déclarant que la partie de la phrase signifie à titre d’ex­pres­sion, il précise que ce n’est pas en ce cas au sens de l’affirmation; le Philo­sophe se trouverait ainsi, selon l’idée de Porphyre, à prévenir qu’on prenne ici l’expression au sens de l’affirmation.

Un philosophe appelé Jean le Grammairien a voulu, quant à lui, réserver cette définition à la phrase parfaite. On n’a vraisemblable­ment de par­ties, alléguait-il, qu’en autant qu’on est parfait; toute partie de maison, par exemple, se réfère à une maison. Aussi, à son avis, seule la phrase parfaite[247] pré­sente des parties signifiantes. Il se trompait, cependant; bien que toute partie regarde principalement son tout complet, certaines le font immédiatement, comme les murs et le toit concernent la mai­son, et les membres organiques, l’animal; d’autres, néanmoins, le font par l’intermédiaire des parties princi­pales dont elles-mêmes sont des par­ties : les pierres concernent ainsi la maison par l’intermé­diaire du mur et les nerfs et les os, l’animal, par l’intermédiaire des membres organiques : la main, le pied et ainsi de suite. Ainsi donc, toute par­tie de phrase regarde principale­ment la phrase complète; mais telle de ses parties est la phrase imparfaite, dotée de parties signifiantes. Cette définition con­vient donc tant à la phrase parfaite qu’à l’imparfaite.

#78. — Le Philosophe explique ensuite (16b28) la définition présen­tée : il manifeste d’abord sa vérité, puis (16b30) en exclut une fausse interprétation.

Il explique donc cette façon de parler, que “telle ou telle partie” de la phrase signifie. C’est le cas du nom ‘homme’ : il est par­tie de phrase et “signifie une réalité”, sans le faire comme affirma­tion ou négation, car il ne signifie pas “qu’elle soit ou ne soit pas”. Du moins en acte. Il le fait en puissance, toutefois, car un ajout, celui d’un verbe, en ferait une affirmation ou une négation.

#79. — Le Philosophe exclut ensuite (16b30) une fausse interpréta­tion. “Une syllabe d’homme ”, dit-il, “ne le fait pas”. On serait porté à rattacher cette remarque à ce qui vient tout juste d’être dit et com­prendre que le nom deviendra affirmation ou négation avec un ajout, bien que non par l’ajout d’une syllabe. Cependant, la suite ne s’har­monise pas à ce sens. Aussi faut-il rat­tacher la re­marque à un membre de la définition de la phrase formulée plus avant : “dont telle ou telle partie est signifiante séparément”. À pro­prement par­ler, on considère comme partie d’un tout celle qui entre immé­diate­ment dans sa constitution, non la partie de sa partie. On doit donc appli­quer cette remarque aux parties im­médiatement cons­titutives de la phrase : le nom et le verbe, non aux parties du nom ou du verbe, les syllabes et leurs lettres. Voilà la raison de cette préci­sion : comme partie de phrase signifiante séparément, il ne s’agit pas de la partie qui est syllabe de nom.

Il exemplifie avec des syllabes, car elles peuvent parfois toutes seules être des expres­sions signifiantes. La voix ‘ris’ toute seule, juste­ment, est parfois une expression signifiante; comme syllabe du nom ‘souris’, néanmoins, elle ne signifie rien toute seule; elle n’est qu’une simple voix. En effet, une expression se com­pose de plu­sieurs voix, mais comporte sim­plicité quant à sa fonction de signi­fier, du fait de signifier un concept simple. Aussi, en tant que voix composée, une expression peut avoir une par­tie qui soit déjà une voix; mais en raison de la simplicité de sa signification, elle ne peut avoir de partie qui présente déjà une signification. Ainsi, les syl­labes constituent certes des voix, mais pas des voix en elles-mêmes signifiantes.

Dans les noms composés, inspirés d’un concept composé, mais imposés pour signifier une réalité simple, les parties, on se le rap­pelle tou­tefois, signifient quelque chose en apparence, mais non en vérité[248]. C’est la raison de préciser que, dans les noms doubles, c’est-à-dire com­posés, les syllabes qui interviennent dans leur com­position peuvent déjà constituer en elles-mêmes des expressions et signifier une réalité. En elles-mêmes, cependant, en tant que parties de tels noms composés, elles ne signifient rien, comme on l’a expli­qué[249].

#80. — Le Philosophe exclut ensuite (16b33) une erreur. Des au­teurs ont prétendu que la phrase et ses parties signifient naturelle­ment et non par con­ven­tion. En preuve, ils usaient de l’argument suivant : une puissance[250] naturelle doit disposer d’instruments[251] na­turels, comme la nature ne fait pas défaut dans le nécessaire; or la puissance interprétative[252] est natu­relle à l’homme; ses instruments aussi donc. Or son instrument est la phrase, car c’est avec la phrase que cette puissance interprète les concepts de l’esprit : ce qu’on appelle son instrument, en effet, c’est ce avec quoi un agent opère; la phrase est donc un instrument natu­rel et elle ne signifie pas en raison d’une institution humaine, mais naturelle­ment.

#81. — Pour répliquer à cet argument issu, dit-on, du Cratyle de Platon, Aristote dit que “toute phrase signife”, mais qu’elle ne le fait pas “comme un instrument naturel exerce sa fonction”. Les organes naturels de la puissance interprétative sont de fait la gorge et les poumons, avec lesquels on forme la voix, de même que la langue, les dents et les lèvres, avec lesquels on distingue éléments et articu­lations des sons. La phrase, quant à elle, ainsi que ses parties, sont plutôt des effets produits par la puissance in­terprétative avec les or­ganes en question. La puissance mo­trice use d’organes natu­rels, comme de bras et de mains, pour pro­duire des œuvres artifi­cielles; la puissance interprétative fait de même et use de la gorge et d’autres organes naturels pour produire une phrase. En consé­quence, la phrase et ses parties ne sont pas des entités naturelles, mais de leurs produits artificiels. Aussi le Philosophe déclare-t-il que la phrase signifie “par convention”, c’est-à-dire par institution de la raison et de la volonté humaines, comme toutes les œuvres artifi­cielles.[253]

La puissance interprétative, doit-on savoir, n’appartient toutefois pas à la puis­sance motrice, mais à la raison. Aussi n’est-elle pas une puissance naturelle, mais s’élève au-dessus de toute nature corpo­relle, car l’in­tel­ligence n’est pas la perfection d’un corps[254]. C’est d’ailleurs la raison elle-même qui incite la puissance corporelle motrice à effectuer des œuvres artificielles, puis en use comme d’instruments, sans qu’ils en soient d’une puissance corporelle. La raison peut aussi user ainsi de la phrase et de ses parties comme d’instruments sans qu’ils signifient na­tu­rellement.

Chapitre 4 – L’énonciation : sa définition

Définition

28. 17a2 Toute phrase n’est pas énonciative, cependant, mais seule­ment celle où on trouve du vrai ou du faux[255].

Exclusion des autres phrases

29. 17a3 Or on n’en trouve pas en toutes; la prière est bien une phra­se, par exemple, mais ni vraie ni faus­se.

30. 17a4 Laissons de côté ces autres phrases, leur considération con­vient mieux à la rhétorique ou à la poétique; c’est l’énonciation qui concerne no­tre recherche présente.

Leçon 7

#82. — Maintenant qu’il a traité de ses principes, le Philosophe com­mence à traiter de l’énonciation elle-même, et ce en deux par­ties : il en traite d’abord de manière absolue, puis, au second livre (19b5), s’intéresse à la diversité des énoncia­tions provenant d’ajouts à l’énon­ciation simple.

La première partie se divise en trois autres : le Philosophe définit d’abord l’énonciation, puis (17a23) la divise et traite enfin (17a26) de l’opposition de ses parties les unes aux autres.

Le premier point se divise en trois : le Philosophe présen­te d’abord la définition de l’énon­cia­tion, puis (17a3) montre que cette dé­fini­tion différencie l’énonciation des autres espèces de la phrase et montre enfin (17a4) que seule l’énonciation requiert ici traitement.

#83. — La phrase n’est donc pas l’instrument d’une puissance qui opère naturellement. Elle en est tout de même un de la raison, il faut en être conscient[256]. Or tout instrument doit tirer sa définition de sa fin, qui en est l’usage. Celui de la phrase, comme aussi de toute voix signifiante, c’est de signifier la con­ception de l’intelli­gence[257], résultat de deux opé­rations : l’une ne comporte ni vérité ni fausseté, tandis que l’autre oui. Voilà pourquoi le Philosophe tire la définition de la phrase énonciative de la significa­tion du vrai et du faux : “Toute phrase n’est pas énonciative”, déclare-t-il, “mais seu­lement celle où on trouve du vrai ou du faux”.

Aristote use là d’une brièveté étonnante : il si­gna­le à la fois la division de la phrase, du fait de dire : “Toute phra­se n’est pas énon­ciative…”, et la définition de l’énon­cia­tion, du fait de dire : “… mais seulement celle où on trouve du vrai ou du faux”. On en comprend que voici la définition de l’énonciation : l’énonciation est la phrase où on trouve du vrai ou du faux.

#84. — On en trouve dans l’énonciation, de fait, comme en son signe. Comme en son sujet, c’est en l’es­prit qu’il réside[258]. Il réside aussi en la réalité, par ailleurs, comme en sa cause, car c’est du fait que la réalité soit ou ne soit pas que la phrase est vraie ou fausse[259].

#85. — Le Philosophe montre ensuite (17a3) que cette définition distingue l’énonciation des autres phra­ses. Les phrases imparfaites ne signifient pas le vrai ou le faux, manifestement; ne produisant pas un sens complet dans l’esprit de leur auditeur, elles n’expriment manifestement pas de manière parfaite le jugement de la raison, en lequel consiste le vrai ou le faux.

À part elles, il existe, doit-on savoir, cinq espèces de phrase com­plète, avec pensée complète. Ce sont l’énonciative, la dépré­ca­tive, l’impérative, l’interrogative et la vocative. On ne doit cependant pas penser que le nom au cas vocatif constitue à lui seul une phrase vo­cative, comme chaque partie d’une phrase doit être signifiante sépa­ré­ment[260]. La phrase vocative pro­vo­que ou excite l’esprit de son audi­teur à porter attention, mais elle n’en est une que moyennant l’asso­ciation de plusieurs mots; par exemple : “Mon très cher Pierre!” Entre ces phrases complètes, seule l’énonciative implique du vrai ou du faux, car elle seule signifie absolument le concept de l’intelli­gence qui comporte vrai ou faux.

#86. — Néanmoins, l’intelligence, c’est-à-dire la raison, ne se contente pas de concevoir en elle-même la vérité sur la réalité; c’est encore sa fonc­tion de diriger et ordonner les autres facultés selon ses con­ceptions. Il fallait donc, en plus de la phrase énonciative qui signifie ce que l’esprit conçoit, qu’il y ait aussi d’autres types de phrases pour signifier l’ordre suivant lequel la raison dirige les autres facultés. Or avec sa raison, un homme obtient d’un autre trois biens : d’abord l’attention de son esprit, à quoi sert l’interpellation; puis une réponse orale, à quoi sert l’interrogation; enfin une œuvre, à quoi sert, envers des subordonnés, l’ordre, et, envers des supé­rieurs, la prière, à laquelle se réduit le souhait, car en regard de son supé­rieur, on n’a de pouvoir moteur que par l’expression de son désir.

Par ailleurs, ces quatre espèces de phrases ne signifient pas le concept de l’intelligence où se trouve du vrai ou du faux, mais seu­lement un ordre qui en découle. En conséquence, on ne trouve de vrai ou de faux en aucune d’elles, mais seulement dans l’énoncia­tion, qui signifie la manière dont l’es­prit conçoit la réalité. Toute forme de phrase où on trouve du vrai ou du faux se range donc sous l’énoncia­tion, phrase appelée indicative ou suppo­sitive. La phrase dubitative, par ail­leurs, se réduit à l’interrogative et l’optative à la déprécative.

#87. — Le Philosophe montre ensuite (17a4) que la logique de l’in­terprétation demande qu’on traite de la seule énonciation. Les quatre autres espèces de phrases, dit-il, sont à laisser de côté quant à ce qui concerne notre intention présente, car leur étude relève plutôt de la rhétorique ou de la poétique. Seule la phrase énonciative ap­par­tient donc à notre étude présente.

C’est qu’on vise directement la science dé­mons­trative, où l’esprit humain est amené moyen­nant argument à adhérer à une chose, mais à partir de ce qui lui est propre. Aussi le démonstrateur n’use­-t-il à sa fin que d’énonciations, car elles signi­fient la réalité, en autant que sa vérité se trouve dans l’esprit; l’ora­teur et le poète, eux, font adhé­rer à ce qu’ils visent non seu­le­ment à partir de ce qui lui est propre, mais aussi sur la base des dispositions de leur auditeur. C’est pour cela que les orateurs et les poètes tentent le plus souvent d’émou­voir leurs auditeurs et d’exciter leurs passions[261]. L’étude de ces espèces de la phrase, où on cherche à intéresser un auditeur à quelque chose, tombe proprement sous l’étude de la rhétorique ou de la poétique, en raison de sa signification, et sous l’étude de la grammaire, pour ce qui concerne la formulation cor­recte des voix.

Chapitre 5 – L’énonciation : sa division

Double division : une ou multiple, affirmative ou négative

31. 17a8 La première[262] phrase énonciative une est l’affir­mation; la seconde est la négation[263]. Toutes les autres[264] sont unes par con­jonction[265].

Prérequis

32. 17a9 Toute phrase énonciative comporte forcément un verbe ou un cas de verbe[266]. La phrase qui définit l’homme[267], sans lui ajou­ter ‘est’, ‘sera’, ‘était’ ou quelque autre voix verbale, n’est pas en­core une phrase énoncia­tive.

33. 17a13 La raison pour laquelle la phrase ‘animal marcheur[268] bi­pède’ est une et non multiple[269], n’est pas qu’on en prononce les mots tout à la suite. Il revient toutefois à une autre étude d’en déter­miner.

Énonciation une : absolument ou par conjonction

34. 17a15 Est une la phrase énonciative manifestant une seule entité ou unie par une conjonction, tandis qu’est multiple celle qui en ma­nifeste plus d’une[270], non une seule, ou qui se trouve sans conjonc­tion.

35. 17a17 Laissons bien sûr le nom et le verbe comme expressions simples[271], puisqu’on ne peut prétendre qu’en usant de ce type de voix pour signifier quoi que ce soit on formule une énonciation[272], ni en répondant à un demandeur, ni en exprimant spontanément un jugement.

36. 17a20 Parmi elles[273], l’une est une énonciation simple, où un at­tribut est affirmé ou nié d’un sujet[274], tandis que l’autre se constitue de pareilles énonciations simples[275] et devient dès lors une phrase composée.

37. 17a23 L’énonciation simple est donc une voix signifiante sur ce qu’un attribut soit ou ne soit pas[276], selon la division des temps.

Chapitre 6 – Affirmation et négation

Définition

38. 17a25 Bref, l’affirmation est l’énonciation qu’un attribut con­vient à un sujet et la négation, l’énonciation qu’un attribut ne con­vient pas à un sujet[277].

Leçon 8

#88. — Une fois définie l’énonciation, le Philosophe la divise.

Cette considération comporte deux parties : le Philosophe divise d’abord l’énonciation, puis (17a9) manifeste cette division.

#89. — Aristote soumet avec brièveté deux divisions de l’énoncia­tion. Voici la première : telle énonciation est une absolument[278], telle autre l’est par conjonction. Il en va comme dans la réalité exté­rieure à l’âme : là aussi telle réalité est une absolument, étant indivi­sible ou continue, et telle autre l’est grâce à une liai­son, une compo­sition ou un ordre. Or l’être et l’un se con­vertissent; toute énoncia­tion, donc, comme toute réalité, doit être une en un sens.

#90. — Voici la seconde division : l’énonciation une est ou affir­mative ou négative. L’énonciation affirmative est toutefois anté­rieure à la négative, pour trois raisons, correspondant aux trois cri­tères que suggérait le fait de donner la voix comme signe du con­cept et le concept comme signe de la réalité[279]. Sur le plan vocal, l’énonciation affirmative précède la négative, étant plus simple, puisque l’énon­ciation négative ajoute à l’affirmative la par­ticule né­gative. Sur le plan conceptuel, l’énonciation affirmative, qui signifie la composi­tion du concept, précède la négative, qui si­gni­fie sa divi­sion; la division est en effet naturellement postérieure à la com­po­si­tion, car il n’y a de division que d’entités composées, comme il n’y a de corrup­tion que d’entités déjà en­gendrées. Sur le plan réel aussi, l’énoncia­tion affirmative, signifiant l’être[280], précède la négative, qui signifie le non-être, à la manière dont l’habitus précède naturel­lement la priva­tion.

#91. — La phrase énonciative une et première, dit donc le Philo­sophe, c’est l’af­firma­tion, c’est-à-dire l’énonciation affirmative. “La seconde est la négation”, ajoute-t-il, pour désigner le membre oppo­sé à l’affirmation, qualifiée de “première”; il s’agit de la phrase né­ga­tive, dite postérieure à l’affirmative[281]. “Toutes les autres[282]”, pour­suit-il, pour désigner le membre opposé à l’affirmation quali­fiée comme “une”, “doivent leur unité”, non absolue, “à une con­jonc­tion”.

#92. — La division de l’énonciation en affirmation et négation, argue Alexandre sur cette base, n’en est pas une d’un genre en ses espèces, mais en est une d’un nom multiple en ses sens. Un genre, rappelle-t-il, s’attribue univoquement à ses espèces, sans ordre d’an­tériorité. Pour cette raison justement, Aristote n’a pas voulu que l’être soit le genre commun de toutes choses, comme il s’attribue à la substance avant de le faire aux neuf genres d’accidents.[283]

#93. — Il y a cependant deux sens, doit-on dire, où l’un des membres de la division d’une notion commune peut en précéder un autre : en l’un, d’après leurs notions ou natures propres; en l’autre, selon leur participation à cette notion commune divisée en eux. Le premier sens ne supprime néanmoins pas l’univocité du genre. On le voit dans le cas des nombres, où deux, d’après sa propre notion, pré­cède trois. Ils participent pourtant également à la notion de leur genre, le nombre : trois est tout autant que deux une pluralité qui se mesure avec un. Le second sens, par contre, empêche l’univocité du genre. C’est pour cela que l’être ne peut constituer le genre de la substance et de l’accident, car dans la notion même d’être, la subs­tance, être par soi, détient une priorité en regard de l’acci­dent, être par un autre et en un autre. Dans notre cas, l’affirmation précède la négation d’après sa propre notion; elles participent quand même également à la notion d’énonciation sou­mise plus tôt, où l’énoncia­tion constitue une phrase qui présente du vrai ou du faux.

#94. — Le Philosophe manifeste ensuite (17a9) les divisions propo­sées.

Il manifeste d’abord la première, que l’énonciation une ou bien l’est abso­lument ou bien tient son unité d’une conjonction, puis (17a23) la seconde, que l’énonciation une absolument est affirmative ou néga­tive.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe présente d’abord des prérequis à la manifestation de son propos, puis (17a15) le mani­feste.

#95. — Le premier point se divise en deux : le Philosophe déclare d’abord que toute phrase énonciative implique forcément un verbe, relevant du temps présent, ou l’un de ses cas, relevant du passé ou du futur. Il ne mentionne pas le verbe infini, car il a dans une énon­ciation le même usage que le verbe négatif[284]. Ce n’est pas seule­ment un seul nom sans verbe qui ne constitue pas une phrase énon­ciative par­faite, allègue-t-il, pour manifester ce qu’il vient de dire, mais une phrase imparfaite[285] n’y suffit pas plus. La définition est une phrase, en effet; pourtant, si à la phrase qui définit l’homme, c’est-à-dire à sa défini­tion, on n’ajoute pas ‘est’, un verbe, ou ‘se­ra’[286], ou ‘était’, des cas de ce verbe, ou “quelque autre voix ver­bale”, c’est-à-dire un autre verbe ou l’un de ses cas, on n’a pas encore une phrase énonciative.

#96. — Une difficulté peut venir à l’esprit : l’énonciation se cons­titue d’un nom et d’un verbe; pourquoi alors le Philosophe ne fait-il pas mention du nom, comme il le fait du verbe?

On peut y répondre de trois façons.

D’abord, parce qu’aucune phrase énonciative ne se trouve sans verbe ou cas de verbe, alors qu’on en trouve sans nom, quand, par exemple, on se sert de verbes à l’infinitif en guise de noms, du genre ‘courir est se déplacer’.

Ensuite, et mieux, parce que le verbe est “le signe de ce qu’on attri­bue à autre chose”[287]. L’attribut est une partie plus importante de l’énonciation, du fait qu’elle en est la partie formelle, celle qui la complète[288]. Tellement que les Grecs appellent l’énonciation une proposition ‘catégorique’, c’est-à-dire attributive. Or la dénomina­tion vient de la forme, qui confère à la chose son espèce. Aussi le Philosophe fait-il plutôt mention du verbe, en tant que partie plus importante et plus formelle. Un signe en est que l’énonciation caté­gorique se dit affirmative ou négative seulement en raison du verbe, qui se trouve affirmé ou nié; de même aussi la proposition condi­tionnelle se dit affirmative ou négative du fait que l’on affirme ou nie la condition[289] à partir de laquelle elle se dénomme.

Enfin, peut-on dire, et encore mieux, l’intention d’Aristote n’est pas de montrer qu’un nom ou un verbe ne suffisent pas pour une énoncia­tion complète; le Philosophe vient de le manifester tant pour le nom que pour le verbe. Cependant, il vient de déclarer que telle énoncia­tion est une absolument, alors que telle autre l’est grâce à une conjonction; on pourrait en inférer que celle qui est une absolu­ment soit privée de toute composition. C’est ce que le Philosophe exclut par ce fait que toute énonciation exige un verbe; or celui-ci implique une composition “qu’on ne peut pas concevoir sans dispo­ser des élé­ments qui s’y trouvent composés”[290]. Le nom, par contre, n’implique pas com­position; c’est pourquoi l’intention présente n’exige pas qu’on fasse mention du nom, mais seulement du verbe.

#97. — Le Philosophe propose ensuite (17a13) un autre prérequis à la manifestation de son propos : “La phrase animal marcheur bi­pède”, définition de l’homme, “est une et non multiple”. Il en va de même de toutes les autres définitions, et pour la même raison. En assigner la raison est toutefois l’affaire d’une autre étude. Cela appartient de fait au métaphysicien; aussi est-elle don­née dans la Métaphy­sique : c’est que la différence advient au genre non par accident, mais par soi, puisqu’elle le détermine de la ma­nière dont la forme détermine la matière[291]. Le genre, en effet, se tire de la matière et la différence, de la forme. En conséquence, tout comme une forme et une matière produisent en vérité une entité unique, pas plus, de même font le genre et la différence.

#98. — Le Philosophe exclut toutefois une raison qu’on pourrait imaginer à cette unité : on pourrait prétendre cette définition une en raison de la proximité de ses parties, proférées sans interposition de con­jonction ni de pause. Certes, que son élocution ne soit pas inter­rompue est requis à l’unité de la définition; interposer une conjonc­tion entre ses parties ferait que la seconde ne déterminerait plus la première et plus d’une chose s’en verraient signifiées comme en acte; l’interposition d’une pause comme en utilisent les orateurs en guise de conjonction donnerait pareil résultat. L’unité de la défi­nition re­quiert donc que ses parties soient prononcées sans conjonc­tion ni interposition; d’ailleurs, dans la chose naturelle qu’elle défi­nit, rien ne s’immisce entre sa matière et sa forme. Cependant, cette absence d’interruption ne suffit pas à l’unité de la définition, car on peut aussi garder cette continuité de prononciation en ce qui n’est pas un absolument, mais par accident, comme pour ‘l’homme blanc musi­cien’.

Ainsi donc, Aristote manifeste très subtilement que l’unité absolue de l’énonciation ne trouve empêchement ni dans la composition qu’implique le verbe, ni dans la pluralité des noms dont se constitue la définition. La même raison joue aux deux endroits : l’attribut se rapporte au sujet comme la forme à la matière, et pareillement la différence au genre : or de la forme et de la matière résulte une entité une absolument.

#99. — Le Philosophe en vient ensuite (17a15) à manifester la divi­sion présentée.

Il manifeste d’abord l’entité commune divisée : l’énoncia­tion une, puis (17a20) les parties de sa division, selon leurs notions propres.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe manifeste d’abord la division même, puis (17a17) conclut que nom et verbe en sont ex­clus. À l’unité s’oppose par ailleurs la pluralité; aussi mani­feste-t-il l’unité de l’énonciation moyennant les sens de la pluralité.

#100. — L’énonciation, rappelle-t-il, se considère comme ab­solu­ment une en autant qu’elle signifie un seul attribut pour un seul su­jet, ou comme relativement une en raison d’une conjonction. Par op­position, doit-on com­prendre, l’énonciation se dit multiple du fait de signi­fier plu­s d’un attribut ou d’un sujet et non un seul, en opposi­tion au premier sens de l’unité, ou du fait de se proférer sans con­jonc­tion, en op­posi­tion à son second sens.

#101. — À ce sujet, remarquons, avec Boèce, que l’unité et la pluralité de l’énonciation[292] renvoient à sa signification, tandis que sa sim­plicité et sa composition concernent ses voix. En consé­quence, l’énonciation est parfois ‘une et simple’ : elle se com­pose alors d’un seul nom et d’un seul verbe pour signifier une seule réali­té, comme ‘tel homme est blanc’. L’énonciation[293] est aussi par­fois une, mais composée : elle signifie alors une seule réalité, mais se compose de plus d’un terme, comme ‘tel animal rationnel mortel court’, ou de plus d’une énonciation, comme dans le cas des condi­tionnelles, qui signifient pourtant une seule réalité, pas plus. Pareil­lement, dans l’énonciation, la pluralité accompagne parfois la sim­plicité, comme lors­que y trouve un nom qui signifie plus d’une réa­lité; ainsi, l’énonciation[294] ‘Le chien aboie’ en constitue de fait plus d’une, car, aussi simple qu’elle soit, elle signifie plus d’une réalité. Parfois en­core, l’énonciation comporte pluralité et composi­tion, lorsqu’elle comporte plus d’un sujet ou plus d’un attribut qui ne constituent pas une seule réalité, et ce avec ou sans intervention de conjonction, comme ‘tel homme blanc musicien discute’[295]. Il en va pareillement si on unit plus d’une énonciation, avec ou sans con­jonction, comme ‘Socrate court, Platon discute’.

Sous cette interprétation, le sens du texte est que l’énonciation une est celle qui signifie un seul attribut d’un seul sujet, non seulement quand elle est simple, mais aussi quand elle tient son unité d’une conjonction. Pareillement, on considère en tenir plus d’une et non une seule dès que plus d’une réalité, et non une seule, est signifiée; ce serait le cas non seulement quand s’interpose une conjonc­tion, entre noms ou verbes, ou entre énonciations, mais même faute de con­jonction, c’est-à-dire sans conjonction in­terpo­sée, dès que plus d’une réalité est signifiée, soit par la présence d’un nom homonyme, signifiant plus d’une chose, ou de plus d’un nom, sans conjonction, signifiant des réalités qui n’en constituent pas une seule, comme ‘Tel homme blanc grammairien logicien court’[296].

#102. — Cette explication, toutefois, ne s’accorde pas avec l’in­tention d’Aristote. D’abord parce qu’avec la disjonction qu’il in­troduit, il distingue clairement entre énonciations si­gnifiant une seule réalité et énonciations unes par conjonction. Ensuite parce qu’il a dit que “la phrase animal mar­cheur bi­pède est une et non multiple”[297]. Or celle qui est une par conjonction n’est pas une et non plusieurs, mais elle devient une de plusieurs.

Il vaut donc mieux dire qu’Aristote, puisqu’il a distingué entre énonciations unes absolument et unes par conjonction, veut ici ma­nifester laquelle est absolument une. Puis, comme il a affirmé que plusieurs noms joints en­semble peuvent constituer une seule réalité, comme ‘animal marcheur bipède’, il déclare par suite qu’une énon­ciation doit se juger une non par l’unité de nom, mais par l’unité de signifié, même s’il y a plus d’un nom pour signifier la chose une. Ou que si une énonciation est une tout en signifiant plus d’une réalité, elle ne sera pas une absolument, mais par conjonction. Sui­vant ce critère, l’énoncia­tion ‘l’animal marcheur bipède est risible’ n’est pas une par conjonction, comme la première explication le prétendait, mais parce qu’elle signifie une seule réalité.

#103. — Étant donné que l’opposé se manifeste par l’opposé, le Philosophe montre ensuite quelles énonciations sont multiples et il présente deux sens de cette pluralité.

Le premier tient à ce qu’on considère comme multiples les énon­ciations qui signifient plus d’une réalité. Il se peut toutefois que plus d’une réalité se retrouve signifiée en un nom commun. Ainsi, en di­sant ‘l’animal est sensible’, sous le nom commun unique ‘animal’ beaucoup d’êtres sont contenus. Pourtant, cette énonciation est une et non multiple. C’était la raison d’ajouter cette précision : “non multiple”. – Bien qu’il vaille mieux dire qu’elle est ajoutée à cause de la définition, qui signifie plusieurs réalités qui reviennent à une seule. Avec cette interprétation, ce sens de la pluralité s’oppose au premier sens de l’uni­té[298].

On a affaire au second sens de la pluralité quand des énonciations signifient plusieurs réalités unies d’aucune façon; ce sens de la plu­ralité s’oppose au second sens de l’unité[299]. Ainsi appert-il que le second sens de l’unité ne s’oppose pas au premier sens de la plura­lité. Or ce qui ne s’oppose pas peut se retrouver ensemble. L’énon­ciation une par conjonction, en devient-il manifeste, est aussi mul­tiple, en tant qu’elle signifie plus d’une réalité et non une seule.

Ces distinctions nous font admettre trois modalités de l’énoncia­tion. L’une est une absolument : elle ne signifie qu’une seule réalité. Une autre est multiple absolument : elle signifie plus d’une réalité; elle est toutefois une relativement, unifiée par une conjonction. D’autres sont aussi multiples à la fois absolument et relative­ment[300] : elles ne signifient pas une seule réalité et elles ne sont pas non plus unifiées par une conjonc­tion. Aristote en énumère pourtant quatre et non seulement trois, parce que parfois une énonciation multiple du fait de signi­fier plusieurs réalités ne peut jouir d’unité par conjonction, du fait par exemple de comporter un nom qui si­gnifie plusieurs réalités.

#104. — Le Philosophe exclut ensuite (17a17) de l’unité de l’énon­ciation le nom et le verbe. L’énonciation une, a-t-il dit, est celle qui signifie une seule réalité. On pourrait en inférer qu’elle le ferait à la manière du nom et du verbe. Pour exclure pareille interprétation, le Philosophe ajoute : “Considérons bien sûr le nom et le verbe comme des expres­sions simples.” “Comme des expressions”, c’est-à-dire non comme des énonciations. Sa façon de parler laisse voir que le Philosophe impose à ce nom de signifier les parties de l’énoncia­tion. Qu’ensuite le nom et le verbe constituent des “expressions simples”, il le manifeste par le fait qu’on ne peut considérer qu’on énonce, en usant de la parole pour signifier quoi que ce soit ainsi, à savoir, de la manière dont le nom ou le verbe signifient.

Pour le manifester, le Philosophe fait allusion à deux façons appa­rentes de s’en servir comme énonciation. Parfois, en effet, on en use pour répondre à une interrogation. Par exemple, à la question ‘Qui en­seigne à l’école?’[301], on répond : ‘Le maître!’ D’autres fois, on fournit spon­tanément une information sans qu’on nous la demande. Par exemple : “Fait les courses!”[302].

En signifiant, dit-il, une seule chose par un seul nom ou un seul verbe, on n’énonce ni comme en répondant à un demandeur, ni comme en parlant spontanément sans se faire rien demander. Le Philosophe a introduit cette remarque parce qu’un simple nom ou un simple verbe, en réponse à une question, signifie clairement le vrai ou le faux, fait propre à l’énonciation. Or cela ne convient ni au nom ni au verbe, à moins de l’entendre en composition avec l’autre partie mentionnée dans la question. Ainsi, à la demande : “Qui enseigne à l’école?”, en répondant : “Le maître!”, on sous-entend : “… en­seigne là”. Or comme, en préten­dant énoncer quoi que ce soit avec un simple nom ou un simple verbe, on n’énonce pas de fait, il de­vient manifeste que l’énoncia­tion ne signifie pas une seule chose de la manière dont le nom ou le verbe le font. Ce que le Philosophe in­duit comme pour conclure ce qu’il a annoncé au début : “Toute phrase énonciative comporte forcément un verbe ou un cas de verbe.”

#105. — Le Philosophe manifeste ensuite (17a20) avec les défini­tions de ses membres la division donnée : une énonciation est une, disait-il, du fait d’assigner un seul attribut à un seul sujet, et une autre le devient du fait d’une conjonction. Cette division se justifie, étant donné que l’un prête à division en simple et composé. Aussi le Philosophe dit-il : “Parmi elles”, à savoir, parmi les énonciations entre lesquelles se divise l’énonciation une[303], “l’une” se dit une parce qu’elle signifie une seule réalité absolument, “l’autre” parce qu’elle l’est par con­jonction