Le traité ‘De l’interprétation’ d’Aristote
et son commentaire thomiste
Introduction, traduction et notes par
Yvan Pelletier
Édition numérique, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique,
Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin
Monographie Philosophia
Perennis #6
Le
traité ‘De l’interprétation’ d’Aristote
et son commentaire thomiste
Introduction, traduction et notes par
Yvan Pelletier
Professeur retraité,
Faculté de philosophie
de l’Université Laval
©Society for Aristotelian-Thomistic Studies Société d’études
aristotélico-thomistes
Dépôt légal – Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa
ISSN 2561-5122 (PDF)
ISSN
2561-8199 (imprimé)
ISBN 978-2-920497-16-0
(PDF)
ISBN 978-2-920497-15-3
(imprimé)
Authenticité,
traductions, commentaires
Chapitre 1 – Ordre et
source de la signification
Chapitre 1 – Variété
de la signification
Chapitre 4 –
L’énonciation : sa définition
Chapitre 5 –
L’énonciation : sa division
Chapitre 6 –
Affirmation et négation
Chapitre 7 – Degrés
d’opposition
Chapitre 7 –
Opposition et vérité
Chapitre 7 – À toute
affirmation, une seule négation
Chapitre 8 – L’unité
de l’affirmation et de la négation
Chapitre 9 – Futur
contingent et vérité
Chapitre 9 – Futur
contingent et vérité (suite)
Chapitre 9 –
Indétermination du futur contingent
Unité, modalité et séquence des
énonciations
Chapitre 10 –
Diversité des énonciations à deux expressions
Chapitre 10 –
Diversité des énonciations à trois expressions
Chapitre 10 –
Diversité des énonciations (suite)
Chapitre 10 –
Solution de difficultés
Chapitre 11 – Unité
ou multiplicité de l’énonciation
Chapitre 11 – Si
l’attribution séparée entraîne la conjointe
Chapitre 11 – Si
l’attribution conjointe entraîne la séparée
Chapitre 12 –
L’opposition entre énonciations modales
Chapitre 12 – La
négation d’une modale est celle de son mode
Chapitre 13 –
Consécutions des énonciations modales.
Chapitre 13 –
Nécessité entraîne possibilité
Chapitre 13 –
Nouvelle consécution des énonciations modales
Chapitre 14 –
L’énonciation contraire est la négation
Chapitre 14 –
L’énonciation contraire est la négation (suite)
Au moment de rendre disponible cette nouvelle traduction du traité De l’interprétation et de son plus précieux commentaire, je tiens à exprimer ma gratitude envers les maîtres qui m’ont habilité à son intelligence, et par-dessus tout à saisir à quel point Aristote et Thomas d’Aquin demeurent encore aujourd’hui les maîtres par excellence les plus capables de former l’intelligence philosophique.
Je nommerai en particulier Monseigneur Maurice Dionne et M. Warren Murray, à qui je dois tant d’éclairages sur la mentalité de l’Organon.
Quelques collègues, étudiants et amis ont eu la patience de lire et discuter avec moi les textes d’Aristote et de saint Thomas, puis de m’assister de leurs commentaires, interprétations, corrections ou objections. Ma gratitude va en particulier à M. Christian Renauld qui a appliqué sa patience à faire la chasse aux coquilles qui s’obstinaient à barbouiller mon texte.
Je dois enfin toute ma reconnaissance à ma fille Maryse pour les travaux graphiques et informatiques requis pour cette édition.
Yvan Pelletier, le 26 juillet 2019
On peut trouver difficile de s’intéresser au traité De l’interprétation. Les notions qu’il aborde sont si fondamentales et paraissent si évidentes d’elles-mêmes qu’on en trouve facilement la lecture fastidieuse; on est tenté de douter qu’elles valaient ce développement. En outre, Aristote surprend dans ses choix lexicaux, à saveur étonnamment grammaticale; il déroute à plaisir son lecteur, dirait-on, en donnant une apparence aussi arbitraire que péremptoire à ses déclarations.
Le besoin d’une aide logique se sent plus spontanément en matière d’argumentation, où on observe tant de maladresses, où même on se prend si souvent en flagrant délit d’en commettre. Même là, de nos jours, on doute que la logique aide à quoi que ce soit. On tend à s’en remettre complètement au talent naturel de chacun pour expliquer que tel argumente plus adroitement que tel autre. L’élaboration d’un raisonnement, déclare-t-on fréquemment en milieu logique, constitue une opération totalement naturelle et sa description relève non de la logique, mais de la psychologie, de l’étude du vivant, dans sa partie intéressée à la nature de la raison et de ses opérations. Cette étude est purement spéculative : il y s’agit de considérer des entités et des natures dont l’existence et le mode d’existence ne relèvent pas de notre volonté et sont déjà fixés sans que nous y mettions du nôtre et puissions y régler et y ordonner quoi que ce soit.
De fait, la psychologie a beaucoup à dire sur le sujet. Elle enseigne que raisonner est une opération dictée par la nature même de la raison et rendue indispensable par sa faiblesse extrême, par le rang ultime qu’elle occupe entre toutes les intelligences : il ne peut en exister de moindres, car elle commence son existence parfaitement ignorante, de sorte que tout ce qu’elle est appelée à connaître, elle doit l’apprendre pour y arriver. À cet apprentissage, la nature impose un ordre incontournable : la raison ne peut connaître rien de neuf qu’en s’appuyant sur ce qu’elle sait déjà : il lui faut aller du connu à l’inconnu. Aucune logique ne peut rien y changer; faire fi de cet ordre naturel observé et décrit par la psychologie ne mène jamais à connaître plus, mais seulement à confondre et à errer. À ce processus, la nature impose aussi un point de départ inaliénable : l’observation sensible qui, elle, peut commencer à neuf, sans présupposer une observation antérieure. De cela non plus, aucune logique ne peut exempter. On s’y est bien essayé, tout au long de l’histoire de la philosophie. En imaginant à la raison des notions a priori, des idées présentes en elle par nature, sans besoin d’être acquises. Mais cette illusion naît de ce que nos premières observations conduisent si vite et si nécessairement à nos premières pensées que, médusé, on a cru qu’elles n’avaient pas eu besoin de se former. Ou en prêtant à l’âme une vie antérieure où elle aurait déjà contemplé leurs objets, de sorte qu’elle n’aurait maintenant qu’à en retrouver les notions, dans une sorte de réminiscence.
La psychologie découvre aussi que nécessairement le raisonnement qui conduit la raison d’idées déjà connues à idées nouvelles présuppose une démarche plus simple où elle juge de la vérité. En cette opération antérieure, la raison interprète les notions que l’observation sensible lui a suggéré de se former et discerne à quel point elles représentent adéquatement la réalité à laquelle elle s’intéresse. La psychologie livre avec précision la facture de ce jugement. Pour le former, la raison est forcée d’énoncer, c’est-à-dire d’abord de nommer la réalité à laquelle elle s’intéresse, puis d’attacher à son nom une conception plus ou moins précise en déclarant qu’elle convient à sa représentation ou au contraire y répugne. La psychologie découvre même le caractère obligé de cet attachement : il doit prendre forme de verbe, c’est-à-dire ajouter à l’expression nominale de la conception sollicitée la connotation d’un temps, signe naturel de convenance réelle, puisque toute réalité accessible à l’observation sensible voit son existence mesurée par un temps. Qui, donc, ne compose pas un nom avec un verbe ne peut exprimer aucune vérité; ni aucune fausseté d’ailleurs. Il ne peut transmettre à personne aucune connaissance qu’il ait formée. Il ne peut en fait connaître quoi que ce soit. Il ne peut par conséquent aller du connu à l’inconnu, puisque ce connu duquel on part, de même que ce nouvellement connu auquel on parvient, ont naturellement et nécessairement forme d’énonciations.
La psychologie entre plus intimement encore dans l’acte de connaître. Elle découvre qu’énoncer présente aussi des présupposés naturels. On le comprend aisément, la raison ne peut ni nommer ce qu’elle s’applique à connaître, ni recourir à des notions plus ou moins précises pour exprimer ce qu’elle en découvre, qu’à condition de s’être déjà formé de telles notions. La psychologie enseigne aussi que cette élaboration de notions dépend beaucoup de l’organisation de nos sens : certains, externes, se laissent marquer par la réalité extérieure et en deviennent aptes à saisir ses couleurs, sons, odeurs, goûts, qualités tactiles; d’autres, internes, retiennent ces appréhensions et, avec l’aide de l’intellect agent, les présentent à la raison de façon que leurs liens et similitudes ressortent et la préparent à former, à partir de pareils liens et similitudes, des concepts universels, c’est-à-dire susceptibles de représenter les essences et les accidents des réalités extérieures observées, sans avoir à se représenter ces dernières une à une.
La psychologie découvre aussi le lien intime que la parole entretient avec ces trois types d’opérations rationnelles. La raison est naturellement tenue d’affecter des noms à signifier chaque réalité qu’elle connaît, et de le faire via les concepts qu’elle se forme de leurs essences et accidents. Elle est tenue d’attacher ou non à ces noms la connotation d’un temps, c’est-à-dire de les tourner en verbes ou de leur garder la simple forme de nom, selon qu’elle en use pour juger de leur adéquation aux réalités nouvelles qu’elle considère ou pour les donner comme sujets de son intérêt. Elle est tenue encore de composer ces verbes à ces noms pour interpréter l’adéquation de ses concepts aux réalités à connaître. Le caractère impossible de la contradiction la force enfin à agencer ces énonciations de manière très rigoureusement prédéterminée, si leur composition doit lui être de quelque aide pour avancer d’une vérité à l’autre.
Quel besoin reste-t-il alors d’une logique? La nature a si précisément tracé le chemin obligé de l’apprentissage, la psychologie le décrit avec tant de détail : quelle liberté gardent encore la raison et la parole, que des règles puissent en guider et rendre plus effectif l’usage? Un besoin énorme! C’est notre expérience : notre capacité de maladresse et d’erreur est presque infinie. De maladresse dans le choix des sons auxquels confier la signification des réalités conçues; dans la détermination des agencements de mots en phrases pour l’expression des liens perçus entre ces réalités. L’adresse ou la maladresse mises à ces deux opérations déterminera une langue apte ou inapte à servir la pensée philosophique. Une langue où l’homonymie, la synonymie, la paronymie développées entre les sens de chaque nom, adjectif et verbe facilite à l’intelligence apprentie de retrouver dans le vocabulaire même le chemin emprunté par les intelligences précédentes pour accéder à la connaissance de chaque chose. Ou une langue qui lui barre ce chemin, en raison de la somme d’ignorance et d’erreurs ayant présidé à la désignation des réalités à connaître. En raison d’une inaptitude à la généralisation qui a maintenu le vocabulaire trop confiné à la singularité. Ou au contraire d’un excès de termes abstraits hérités d’une langue antérieure coupés de leurs racines concrètes. Une langue où la phrase se construit de manière à rendre limpides les vérités exprimées ou au contraire de syntaxe si pesante que l’intelligence reste ténébreuse. De maladresse dans le choix des signes visuels destinés à immortaliser les paroles les plus sages. L’adresse ou la maladresse sous ce rapport facilite ou empêche la tradition à la postérité du déjà connu et prépare ou retarde le progrès de cette postérité à de nouvelles découvertes, rend cette tradition et ce progrès accessibles à tous ou réservés à la seule élite capable de maîtriser une grammaire et une syntaxe et des caractères trop abondants et touffus. Certes, l’élaboration de ces instruments relève plus proprement de la grammaire, mais celle-ci profite beaucoup d’être guidée par une saine logique.
La logique s’affaire plus proprement à rectifier ce qu’il y a d’exposé à l’erreur dans l’usage des instruments naturels proprement rationnels. Or je le répète : notre capacité de maladresse et d’erreur, même là, est presque infinie. Elle n’est limitée que par quelques vérités de départ que la nature ne nous laisse ni ignorer ni fausser.
Il se trouve ici, entre nécessité naturelle et besoin de règles complémentaires, une relation très comparable à la correspondance qu’entretiennent la loi naturelle et l’éthique. Du bien de l’homme, de la perfection de sa vie, la nature a déjà décidé avec grande détermination. N’en déplaise aux existentialistes, nul ne peut décider à sa guise de l’essence de l’homme, ni de ce qui la complète ou la menace. Chacun ne peut agir à son avantage qu’en se pliant à la loi fondamentale imposée par la nature. Aussi appartient-il à la philosophie de la nature de définir le bonheur susceptible de constituer la meilleure vie pour un être humain, de même que les vertus à développer et à pratiquer pour vivre heureux. Si bien que là aussi on finit par s’interroger sur la place disponible pour une éthique et pour une prudence, pour la découverte de règles capables de s’ajouter à la loi naturelle pour en rendre plus aisée et plus efficace l’accomplissement. Là aussi cependant l’expérience dénonce notre capacité quasi infinie de contrarier notre nature, d’agir mal et d’en devenir malheureux, capacité seulement limitée par le naturel et nécessaire désir du bonheur et l’unique critère du bien pour motiver l’action. Le bonheur requiert un ajustement continuel à tant de circonstances différentes que la nature ne pouvait y procéder à l’avance pour chaque homme en chacune des situations qui lui sont données à vivre. Elle a dû lui laisser la liberté de découvrir avec sa raison ces ajustements et de développer en sa volonté et son appétit les qualités indispensables pour s’y plier facilement.
La découverte de la vérité sur les êtres qui l’entourent requiert ainsi de l’homme une variété infinie dans l’agencement des concepts qu’il forme concernant les essences que l’observation sensible lui donne d’appréhender, de même que dans l’ordonnance des mots qui vise à en rendre compte. Là non plus la nature ne pouvait pas d’avance tout fixer et elle a dû laisser à l’homme l’aptitude à penser presque n’importe quoi et à dire n’importe quoi, dans le risque qu’il sombre dans les erreurs les plus évidemment stupides.
À mesure qu’on prend conscience de sa capacité d’errer, on découvre son besoin de revenir sur la démarche de sa raison, de comparer les pas qui ont conduit à certaines vérités et ceux qui ont mené à l’erreur, de façon à se munir de règles pour refaire plus aisément les premiers et éviter les seconds : c’est la naissance de la philosophie rationnelle, de la logique, destinée à faciliter la réalisation concrète et libre des obligations naturelles décrites par la psychologie, comme l’éthique l’est à faciliter l’obéissance à la loi morale naturelle.
La nature assure déjà qu’on découvre la contradiction comme incompatible avec la vérité. Comme Aristote l’assure, même Héraclite a été incapable de penser autrement, aussi fort ait-il déclaré le caractère contradictoire de l’être. La logique découvre en complément qu’on respecte cette obligation de ne pas se contredire, quand on s’avance vers une nouvelle vérité, en usant d’un moyen terme auquel convienne adéquatement l’attribut dont procède cette nouvelle vérité et qui convienne lui-même adéquatement au nom auquel on doit l’assigner. Voilà le principe ‘dici de omni’, qu’aucun raisonnement sain ne peut bafouer, dont le logicien découvre toutes les modalités légitimes et illégitimes, lesquelles Aristote a énumérées et illustrées dans ses Premiers Analytiques. Toute matière ne se laisse pas aisément ordonner avec une pareille rigueur et tout esprit n’est pas d’emblée préparé à le faire. La plus haute perfection s’atteint quand le raisonnement devient démonstration, élevant la raison à une connaissance de science, un succès seulement accessible en une matière nécessaire et à une intelligence qui a développé parfaite évidence des prémisses qui l’énoncent. Aristote a consacré ses Seconds Analytiques à clarifier les conditions auxquelles pareille démarche doit satisfaire.
Aussi précieuse et désirable soit-elle, la démarche démonstrative ne constitue cependant pas notre activité d’apprentissage la plus courante. La matière qui nous intéresse le plus souvent, trop contingente, ne prête pas à démonstration. Et même quand la matière d’intérêt présente suffisamment de nécessité, notre raison, d’abord et le plus souvent privée de son évidence, n’est pas d’emblée en état d’en tirer une démonstration. Plutôt que sur l’évidence, on doit longtemps compter sur l’endoxalité, c’est-à-dire sur la simple garantie que donne l’inclination naturelle de notre raison à préférer l’une des contradictoires, inclination dont témoigne le fait que tous ou la plupart, ou du moins ceux qu’ils réputent pour sages, pensent déjà de la sorte. Aristote a rédigé ses Topiques pour guider cette découverte de l’opinion la mieux fondée, qui occupe le plus clair de l’activité spéculative : il y décrit les instruments grâce auxquels on collige les endoxes, ces succédanés de l’évidence, et y énumère, justifie, illustre les lieux qui permettent de les exploiter et de s’approcher le plus possible, grâce aux raisonnements qu’ils inspirent, des vérités qu’éventuellement on deviendra peut-être à même de démontrer.
Le désir de la vérité parfaitement connue en a porté beaucoup, spécialement depuis Descartes, à mépriser cette connaissance dialectique fondée sur l’endoxe. À sous-estimer aussi la difficulté et la rareté de la démonstration. Plusieurs exégètes d’Aristote ont même proclamé désuets ses Topiques, une fois rédigés ses Seconds Analytiques.[1] Le besoin d’une démarche plus humble se fait pourtant permanent. En plus de représentations universelles de matières qui ne prêtent pas à évidence ou dont la raison n’est pas encore en état d’en obtenir, il est des matières si contingentes, si entachées de singularité, que leur discussion ne peut pas revêtir la forme stricte du raisonnement des Analytiques. Aristote remarque que ce qui s’en rapprochera au mieux sera un raisonnement tronqué qu’il qualifiera tour à tour de politique et de rhétorique, et auquel il assignera le nom d’enthymème. Pareil raisonnement, observe-t-il, gagne si difficilement l’adhésion de l’intelligence que l’affectivité est requise pour la conduire jusqu’à la conclusion. Encore là, un traité spécial, la Rhétorique, examine la nature et l’usage de cet avorton rationnel : un premier livre procure les lieux spécifiques de ses trois genres principaux; un second énumère ceux de son appel aux passions; un troisième informe sur les procédés dramatiques susceptibles d’aider son auditeur à l’accueillir. Enfin, certaines matières d’intérêt sont si fluides que la raison ne trouve de motif pour y adhérer qu’en de certaines impressions transmises par des métaphores et différents procédés figuratifs, n’y trouvant fondement pour aucun argument à proprement parler. La Poétique voit à la conseiller en ce domaine.
Mais revenons au raisonnement, qui se mérite ce nom en tant que démarche naturelle de la raison en progrès du connu à l’inconnu. Le logicien prend conscience, comme prérequis à tout pas de ce genre, de conditions auxquelles le jugement sur toute vérité, ainsi que son expression vocale, doivent satisfaire pour constituer une interprétation correcte de nos concepts à cette fin. C’est l’objet spécifique de ce traité De l’interprétation qu’on s’apprête à lire. Le logicien nous y parle à profusion de l’énonciation, seule interprétation valide de la vérité, ainsi que du nom et du verbe, ses éléments obligés, en leur essence et en leurs propriétés, et en les divers écueils que doit éviter leur usage adapté à la connaissance et à son expression.
Comme dans le cas de tout traité logique, deux mésinterprétations menacent d’empêcher l’appréhension de son véritable sujet. La première serait d’en attendre quelque enseignement sur la réalité extérieure ou même intérieure à l’intelligence. Il appartient à la philosophie de la nature de dévoiler la réalité extérieure à l’intelligence qui constitue le contenu matériel des énonciations concrètes dont le logicien s’affaire en ce traité à analyser la forme et les propriétés. Il appartient de même à la psychologie de décrire en leur réalité intellectuelle les opérations – appréhension des essences, formation de concepts, jugement et manifestation de leur adéquation à la réalité – indispensables au développement de la connaissance. Le logicien s’intéresse plus précisément à l’usage et à l’agencement libres, et faillibles, de ces intruments naturels dont découle le progrès qu’ils apportent à la connaissance. Il reste que cet intérêt du logicien s’enracine si profondément dans les opérations naturelles de la raison que pour parler intelligiblement des efforts libres de celle-ci pour atteindre la vérité, il doit assumer un fond qui tient plus de la psychologie que de la logique, assez comme le moraliste, quand il règle l’action humaine, doit assumer une bonne dose de l’enseignement du psychologue sur la nature humaine.
La seconde mésinterprétation tient à croire trouver dans l’activité logique quelque éclairage sur une langue donnée, sur les parties du discours qu’elle comporte et sur leur construction appropriée. Ce travail est celui du grammairien et ne se confond pas avec celui du logicien, même si leurs considérations se ressemblent souvent assez pour inviter à l’usage d’un vocabulaire commun. Cette homonymie est destinée à profiter de la facilité plus grande de la considération grammaticale, mais elle ne va pas sans le danger de porter l’intelligence inexpérimentée à confondre les deux sujets d’intérêt. C’est dans ce style de déviation que d’aucuns imagineront la logique d’Aristote si liée à la langue grecque qu’elle en serait disqualifiée pour guider la pensée d’un esprit chinois.
Une semblable homonymie est aussi souvent l’occasion de la première mésinterprétation. En effet, être, tant comme nom que comme verbe, intervient dans la facture de l’énonciation. Il en devient très difficile à l’intelligence inexpérimentée de rester consciente que l’énonciation, le plus souvent, ne parle pas de réalité, d’existence, mais de convenance d’un attribut à un sujet. L’énonciation use du verbe ‘être’ pour signifier qu’en son attribut et en son sujet, on parle de la même entité, désignée par un nom pour laisser savoir de quoi on parle, puis par un verbe qui renvoie à une conception plus familière et use de l’être pour signifier leur identité. Ainsi, ‘l’homme est animal’ désigne avec le nom ‘homme’ de quoi il s’agit et par ‘est animal’ de quelle notion déjà familière on use pour se le représenter – animal –, ainsi que la convenance, l’identité des deux – l’un est l’autre –. Aucune énonciation, aucune expression d’une vérité, ne va sans ces deux aspects du verbe, bien qu’ils ne soient pas toujours exprimés aussi distinctement. En bien des cas, l’aspect d’assimilation ne se manifeste que dans la conjugaison du verbe destinée à exprimer le temps de sa validité; c’est ainsi que ‘Pierre danse’ implique que de quelque façon Pierre est en danse. En d’autres cas, inversement, c’est l’autre aspect, la conception plus familière, qui se confond avec la connotation de son assimilation au sujet. Ainsi, ‘Pierre est’ exprime que l’être même, l’existence, constitue ce qu’on entend manifester du sujet : pour distinguer plus clairement les deux aspects confondus dans l’unique mot ‘est’, on pourrait traduire en ‘Pierre est un être’, Pierre est réel.
Ce traité nous parle donc d’interprétation. Qu’est-ce à dire au juste? Le sens de ce titre n’est pas tout de suite manifeste. Interpréter, c’est donner le sens, l’intention d’une parole, d’un geste, d’un signe quelconque. Les signes qu’il s’agit d’interpréter, dans notre contexte, ce sont les concepts que la raison se forme en sa première opération, par une abstraction toute naturelle à partir des images sensibles que les réalités qui se présentent à notre appareil sensible déclenchent en lui. Tout le contenu de ces concepts leur vient des réalités observées. En sa seconde opération, la raison interprète ces concepts, elle juge et exprime en retour quelles réalités ces concepts permettent de se représenter et signifie l’adéquation de cette représentation.
À cette
interprétation ne concourent pas absolument tous les mots et toutes les paroles
qu’on prononce, mais seulement celles qui se qualifient comme vraies ou
fausses, c’est-à-dire justement comme adéquates, conformes aux réalités visées.
Il s’agit précisément des énonciations et, à titre instrumental, de leurs
éléments. Notre propos laisse donc de côté tout ce qui s’interprète non comme représentation
de la réalité, comme sa connaissance, mais plutôt comme indication des élans
de notre affectivité : la prière et le souhait, qui traduisent ce qu’on
attend d’un supérieur à soi; le commandement, qui traduit ce qu’on attend d’un
inférieur; l’interpellation, traduisant un désir d’attention; même
l’interrogation, qui manifeste ce qu’on désire connaître. Bref, la phrase qui
interprète, c’est celle qui pointe une réalité à éclairer et lui attache un
concept comme apte à l’éclairer, c’est l’énonciation.
Ce traité parcourt toute considération susceptible de faire comprendre la nature et de guider l’usage de l’énonciation. En commençant par ses éléments : le nom et le verbe, ainsi que le sens et le rôle que joue en ce dernier l’expression de l’être; en continuant avec ses parties subjectives : l’affirmation et la négation; en scrutant cette propriété qu’elle a de s’opposer à d’autres, propriété qui l’habilite tout spécialement à écarter le vrai du faux; en parcourant les degrés d’assurance auxquels la réalité se prête dans ce discernement : possibilité et impossibilité, contingence et nécessité; en énumérant enfin les conditions de son unité et de sa multiplicité, de sa simplicité et de sa composition, ainsi que les équivalences et les inférences qu’établissent entre elle et d’autres de même nom et de même verbe tout le jeu de l’affirmation et de la négation du nom et du verbe.
Je le disais en commençant, la nécessité de pareil traité n’apparaît pas d’emblée, tant sont élémentaires les considérations qu’il appelle. L’opportunité de le traduire de nouveau ne saute pas non plus aussitôt aux yeux, après la récente traduction française qu’en a livrée Catherine Dalimier, dans le cadre de l’ensemble de l’Organon présenté par Pierre Pellegrin et Michel Crubellier, renchérissant sur la traduction déjà fort utile de Jules Tricot au siècle dernier.
Certes, des textes aussi fondamentaux et
difficiles que les traités d’Aristote ne disposent jamais de trop d’outils pour
assister leur intelligence. Mais cette nouvelle traduction se justifie surtout
par son point de vue différent.
Mes
prédécesseurs, il me semble, ont très suffisamment établi l’authenticité
aristotélicienne de ce traité, jamais sérieusement mise en doute. Malgré sa
brièveté, le rapport qu’en fait Tricot est éloquent : « Son
authenticité, qui est aujourd’hui généralement reconnue, a été longtemps
discutée. Andronicus, premier éditeur d’Aristote, le rejetait déjà pour la raison
qu’on ne trouverait aucune allusion à ce traité dans les autres ouvrages du
Stagirite. Pourtant son attribution est certaine. Alexandre
d’Aphrodise n’en
doutait pas, et une étude attentive de la pensée et de la langue ne peut que
confirmer cette manière de voir. Le chapitre 9, où se trouve exposée la
célèbre théorie des futurs contingents, peut donner à cet égard des indications
particulièrement précieuses. Beaucoup de critiques, frappés des allusions
contenues dans ce chapitre aux doctrines des Mégariques et de la forme mûrie et achevée de
l’exposition, n’hésitent pas à déclarer que le De
Interpretatione
doit être chronologiquement rattaché aux derniers ouvrages d’Aristote, lequel, en tout cas, l’aurait remanié pour répondre aux thèses d’Eubulide de Mégare sur la contingence des futurs. Quoi qu’il en soit, il est incontestable
que l’argumentation développée, tant dans le chapitre 9 lui-même que dans les
autres, est de la meilleure veine d’Aristote. Le problème de la consécution des
modales, par exemple, est posé et résolu au chapitre 13, avec toute la
maîtrise de l’auteur… Notre conclusion est donc que l’authenticité … de l’Hermeneia ne saurait raisonnablement être mise en doute. »[2] Mme Dalimier remarque de même que « la
seule réserve connue sur l’authenticité est celle du premier ‘éditeur’
systématique d’Aristote, Andronicos de Rhodes (première moitié du 1er
siècle avant notre ère) »[3], citée par Ammonios dans son commentaire.
Ils ont aussi
confronté les opinions émises par différents exégètes sur l’intention, la
nature, la place du traité dans l’Organon. Pellegrin, spécialement, s’est
beaucoup interrogé, a beaucoup conjecturé sur ce qu’on doit, des différents
textes de l’Organon, à leurs éditeurs successifs, avant ou après
Andronicos, d’allégeance aristotélicienne ou stoïcienne. Ils ont accompagné
leurs traductions de bibliographies et d’index abondants. Je ne referai pas ce
travail.
J’adopte aussi
en général les choix faits par Minio-Paluello dans l’établissement du texte
critique.
J’annonçais une
perspective différente pour cette traduction. Différente au point qu’elle ne
rend pas aussi impératif de savoir de qui au juste provient telle formulation
ou tel choix sémantique du texte aristotélicien, si chaque mot est
originellement d’Aristote ou de disciples ou d’éditeurs, ou même s’il faut en
créditer une ascendance purement aristotélicienne ou quelque influence
stoïcienne. Comme je le faisais ressortir au début de cette introduction, je
ne vois pas dans l’Organon l’auteur ‘construire’ une logique,
‘édifier’ un système rationnel de son cru. Plutôt, je le vois, après un temps
d’expérience intellectuelle, revenir sur les actes qu’il a posés plus ou moins
spontanément et découvrir avec un succès impressionnant quelle forme la nature
de la raison humaine impose à l’apprentissage, quel ordre elle exige pour
qu’on parvienne à la vérité, aussitôt ou à la suite d’une démarche plus ou
moins longue, toujours moyennant des concepts universels abstraits de
l’observation sensible et leur interprétation en vue d’une représentation
adéquate de réalités à connaître. Reconnaître cette intention de fond chez
Aristote fournit un critère supplémentaire pour saisir l’intention et le
sens de chacune de ses considérations, ainsi que pour en apprécier la justesse.
Car il ne cherche pas à décrire une construction arbitraire issue du fond de
son imagination, mais une réalité dont chacun a une expérience plus ou moins
développée. Chacun apprend toute sa vie, chacun passe chaque jour du connu à
l’inconnu sur bien des plans, chacun peut ainsi, avec l’aide d’Aristote tout
au cours de son Organon, prendre une conscience plus ou
moins claire du détail des opérations intellectuelles qu’il accomplit
spontanément avec plus ou moins d’adresse et de succès. C’est l’ambition de
cette nouvelle traduction de contribuer à cette prise de conscience en aidant
le lecteur du traité De l’interprétation à reconnaître dans les
formulations d’Aristote ces opérations intellectuelles que chacun pose quand
il apprend quoi que ce soit et quand il en rend compte en disant ce qu’il croit
vrai. De façon qu’il lui devienne loisible de le faire mieux. Pour y arriver,
j’userai du vocabulaire le plus français possible, pour éliminer la fausse
impression ésotérique que peuvent dégager les formulations aristotéliciennes
traduites trop techniquement ou trop généreusement translittérées. Je
donnerai en note les termes grecs et latins correspondants chaque fois que le
lecteur pourra sentir un besoin de vérifier que je ne m’écarte pas de
l’intention d’Aristote. Surtout, je joins à cette traduction celle du
commentaire de saint Thomas d’Aquin, complété par le cardinal Cajetan, rédigé
dans le même esprit. Je donnerai aussi en notes d’abondantes références aux
commentaires de saint Albert le Grand et de Pacius, eux aussi attachés à tirer
du texte aristotélicien une aide pour penser plus correctement.
Cette
perspective différente fait recevoir autrement chacun des traités de l’Organon,
sans se laisser happer par l’interprétation poétique que suggèrent de plus en plus les
us et coutumes des logiciens contemporains. À mon sens, le point de vue
aristotélicien en est un théorique, spéculatif; il contemple, analyse
et décrit une manière d’ordonner ses pensées intimement liée à la nature de
l’intelligence humaine. Pour illustrer en un domaine plus concret, en conseillant
qui souhaite marche de manière plus élégante ou plus efficace, on se laisserait
mesurer par le fonctionnement que leur nature impose aux jambes et à leurs
articulations. Tout à l’opposé, le logicien contemporain fonctionne en mode poétique,
en entendant ce qualificatif selon son étymologie : il fabrique
assez librement des opérations artificielles, d’un rapport très lâche avec la
nature de la pensée. Comme quiconque calcule, il cherche plutôt à penser moins
qu’à penser mieux.
Le logicien
contemporain voit dans les Attributions la production arbitraire de pièces
simples – des classes, des fonctions – qu’il s’agira ensuite de combiner pour
produire des propositions. Aristote fait pourtant toute autre chose :
remarquant que la représentation de l’essence d’une réalité progresse du confus
au distinct – du genre à la différence –, il prend conscience que tout effort
de définir trouve son premier pas dans l’une d’une dizaine des conceptions les
plus communes qu’on abstraie de la perception de réalités : il présente
ces dix attributions entre lesquelles tout essai de découvrir ce qu’est quoi
que ce soit doit choisir pour commencer à le concevoir.
Le logicien
contemporain cherche à retrouver dans De l’interprétation un ancêtre de sa façon à lui de
construire des propositions qui équivalent plus ou moins à des équations, des
classifications. Aristote, quant à lui, découvre comment la raison désigne
naturellement ce qu’elle arrive à connaître – par un nom – et la notion qu’elle
interprète comme adéquate à cette fin – par un verbe –, de même que
l’agencement par lequel elle exprime cette vérité – l’énonciation.
Le logicien
contemporain prend les Premiers Analytiques comme un effort primitif de
‘logique totalement formelle’ où se trouveraient énumérées les manières variées
de combiner ‘n’importe quels termes’ pour créer une inférence infaillible.
Aristote, plutôt, recense les rapports d’universalité indispensables entre les
termes de propositions pour imposer, quant à un problème, le choix de l’une
des contradictoires, sous peine de contrevenir au principe de non-contradiction.
Quant aux Seconds Analytiques et aux Topiques, la différence devient abyssale. À
l’image de ses propres conceptions ‘logiques’, le contemporain ne trouve dans
le premier de ces deux traités que des consignes pour réorganiser plus
clairement une inférence découverte spontanément. Aristote, lui, précise
quelles conditions matérielles rendent possible, partant de prémisses dont la
discussion a préparé l’intuition, la découverte d’une démonstration dont s’ensuive
la certitude scientifique de l’une des contradictoires d’un problème. Le
contemporain ne voit dans les Topiques que les règles arbitraires d’un
jeu dialectique propre aux Grecs, tandis qu’Aristote y entend décrire le
cheminement heuristique le plus naturel de la raison, c’est-à-dire
l’exploitation d’endoxes qui assure d’opter pour l’opinion la mieux justifiée
et de ce fait prépare la saisie immédiate de principes propres à fonder une
démonstration.
En somme,
depuis quelques siècles, s’est progressivement et considérablement développée
une tentative homonyme de remplacer la logique par une activité presque
totalement différente : la ‘logique’ symbolique ou mathématique, et les
exégètes récents de l’Organon en ont été fort contaminés.
Inspirée en réaction à la frustration exaspérante qu’inflige l’expérience
continuelle de l’erreur, la ‘nouvelle logique’ se veut et se prétend un instrument
plus efficace que celle de conception aristotélicienne pour prémunir contre
l’erreur. Dans cette fin, elle s’efforce de remplacer par mieux tout ce dont la
pensée use naturellement et jusqu’à ses opérations les plus caractéristiques,
à mesure qu’elle les soupçonne de susciter des occasions d’erreur.
Le logicien
moderne a commencé par suspecter la langue naturelle de mal servir
l’interprétation que la raison fait de ses concepts pour signifier la réalité.
Il rend son usage de l’homonymie responsable de la plupart des erreurs. Aussi
entend-il remplacer cette langue par une autre qu’il juge plus
rigoureuse : il se défait des mots, signes auditifs estimés trop ambigus,
trop éphémères, trop chargés d’affectivité, et crée à leur place des symboles
visuels précis et stables auxquels il se fait fort de ne confier qu’une
signification unique et claire. – Plus ou moins consciemment, il remplace
ensuite la relation de l’universel au particulier, qu’il trouve trop vague,
par une évidente relation d’inclusion d’objet dans une classe,
qui lui paraît plus simple, plus nette, plus facile à régler. – Se méfiant de
la propension de la raison à jongler avec des concepts universels, il ramène
tout effort d’énoncer à une attention à des singuliers, éventuellement à tous
les singuliers susceptibles d’exister. Il peut ensuite regarder l’énonciation
comme une fonction, une opération appliquée à des variables
singulières liées de différentes façons. – À la suite de toutes
ces substitutions, il se sent prêt à remplacer la pensée elle-même, qui montre
tant de tendance à errer, par un calcul sûr, à substituer aussi à la
logique, art de penser, une grammaire et une syntaxe de symboles, capables de
mouvements assurés, guéris de tout errement, comme déjà un calcul s’est
imposé à la quantité pour trouver toutes ses expressions équivalentes sans
aucune faute.
Le logicien
moderne découvre alors, incidemment, que son désir intempérant de certitude l’a
conduit à limiter toute démarche rationnelle à une tautologie. Il échappe à
l’erreur dans ses opérations au prix de se contenter de piétiner; c’est en
évitant d’avancer qu’il arrive à ne pas tomber. En somme, il réalise que
toutes ses élucubrations ne l’aident nullement à penser. Qu’à cela ne tienne!
Il ne va pas y renoncer, il ne va pas admettre qu’il ne s’agit donc pas de
logique. Non, il prononce qu’en fait la logique n’a pas pour capacité ni pour
fonction d’aider à penser. Elle peut seulement, une fois qu’on a pensé
ingénument, aider à vérifier si par chance on l’a fait rigoureusement.
Toute cette fièvre
logique du siècle dernier présente un avantage accidentel. Elle prouve à
répétition l’impérieuse nécessité d’un traité comme celui De l’interprétation, car elle tient toute sa ‘fécondité’ d’une ignorance ou d’une
méconnaissance de son contenu. En somme, la façon la plus efficace de prendre
conscience de l’utilité incontournable de ce traité est de confronter les
logiques aristotélicienne et moderne. Manœuvre qui ne s’avère cependant pas
aisée. Le logicien moderne, même quand il se tient à l’intérieur du vocabulaire
traditionnel, modifie tellement les entités concernées que la confrontation
devient désespérément inaccessible, comme un dialogue avec un sourd. Chaque
déclaration demande rectification presqu’à chaque mot, tant la longueur d’onde
a peu de commun.
Pour y arriver
au bénéfice de mon lecteur, j’ai jugé bon d’opposer directement Aristote,
autant que je le comprenne, à un interprète de la logique contemporaine qui m’a
paru assez autorisé, du fait de s’exprimer aussi nettement que possible et de
s’en tenir aux notions les plus fondamentales. C’est ainsi que je livre dans
les prochaines pages le commentaire qu’Aristote ferait, à ce qu’il me semble,
au chapitre de Robert Blanché sur l’analyse des propositions, considération la
plus proche de ce qu’entreprend Aristote dans son traité De l’interprétation. Ce commentaire persuadera, je l’espère, de vouer une étude sérieuse à
ce traité.
Il est très difficile, je viens de le dire, pénible même, de confronter les conceptions des logiques moderne et aristotélicienne. Tant de variations opposent entre eux les partisans de la moderne que des canons en ressortent à grand peine sur leurs conceptions les plus fondamentales. Chacun, de plus, justifie ses élaborations comme des remèdes à des déficiences dont il accuse une logique dite classique, issue d’on-dit de manuels de vulgarisation donnés comme équipollents à la conception aristotélicienne. Ces accusations s’inspirent systématiquement de mésinterprétations de doctrines dites traditionnelles, de sorte qu’elles forment une vaste ignorance de la réfutation qui appelle correction et rectification à chaque phrase, quand ce n’est pas à chaque mot. Ce dialogue avec un sourd instille l’impression que les objets des deux logiques sont si étanches qu’ils interdisent toute comparaison ou confrontation, de sorte qu’on se sente exempté de s’y essayer.
Les deux pontifient pourtant sur la pensée, l’usage des mots, leur signification, l’expression de la vérité, la rigueur de raisonnement et devraient donc se rencontrer quelque part. Je tenterai ici de les forcer au dialogue, mais à l’intérieur de balises praticables. Comme je viens de l’annoncer, j’élis Robert Blanché, dans son Introduction à la logique contemporaine[4], comme interprète de la logique récente, vu la clarté générale de ses exposés. Tout ce que je mentionnerai de lui devra s’entendre largement de la logique d’aujourd’hui, sans révérence aux nuances qu’exigeraient les divergences entre ses diverses sommités. Je me trouverai ainsi contraint de rectifier à tout propos Blanché quant aux conceptions dont il crédite la logique ‘classique’ et de juger du caractère adéquat ou non des vues respectives d’Aristote et de nos contemporains.
Pour faciliter la lecture, je donne le texte de Blanché sous format de citation. On devra être conscient qu’à moins d’indication contraire, les notes de bas de pages attachées au texte de Blanché sont de lui. Au besoin, je donne en notes attachées à mon propre commentaire les références à l’Organon qui justifient mes appréciations.
La logique
classique[5], on le sait, ramène toute
proposition élémentaire à la forme attributive S est P
(sujet-copule-prédicat) : comme si tout jugement revenait finalement à
affirmer ou à nier l’inhérence d’un attribut à une substance.
Voici déjà une simplification à l’extrême qui rendra plus facile de dénoncer des déficiences du côté traditionnel. Pourtant, Aristote, qui consacre tout le second livre de son traité De l’interprétation aux diverses formes que revêt l’énonciation, distingue très nettement, entre autres formes, les énonciations dont l’attribut tient tout entier au verbe ‘être’, celles où le verbe ‘être’ se détache de l’attribut et marque simplement la composition de celui-ci avec le sujet[6], et celles où le verbe n’affiche pas comme tel le verbe ‘être’, mais connote sa fonction de copule moyennant son temps[7].
Auparavant, il a défini la constitution de l’énonciation par deux éléments, le nom et le verbe – Blanché devrait plutôt illustrer comme ‘N – V’ l’énonciation aristotélicienne –, le premier signifiant la réalité que l’énonciation entend faire connaître, le second à la fois la réalité dont elle use à cette fin et la composition ou identification à laquelle elle se prête avec la réalité à faire connaître. Par exemple, dans ‘Pierre est’ ou ‘l’homme est’, ‘Pierre’ et ‘homme’ signifient les réalités qu’on s’intéresse à connaître, tandis que ‘est’ signifie ce qu’on en connaît, leur existence, et prononce comme vraie l’identification actuelle de Pierre et de l’homme comme d’êtres réels; de même, dans ‘Pierre est homme’ et ‘l’homme est animal’, ‘Pierre’ et ‘l’homme’ jouent le même rôle, mais se font connaître respectivement comme individu de nature humaine et espèce de nature animale, du fait que le verbe ‘être’, cette fois, indique simplement la convenance, l’identification de ces natures comme celles de Pierre et de l’homme; enfin, dans ‘Pierre guérit’ et ‘l’homme rit’, les verbes signifient la santé recouvrée et le rire, ainsi que le fait que ces propriétés conviennent respectivement à Pierre et à l’homme.
Par une
autre réduction qui prépare des confusions à venir, Blanché caractérise comme
‘substance’ le sujet de toute énonciation. En cela, il s’écarte déjà
d’Aristote, qui ouvre ce rôle à toute réalité qu’on pourrait s’intéresser à
connaître, fût-elle une substance, une quantité, une qualité, une relation ou
n’importe quel autre accident, et fût-elle considérée en un individu ou sous
quelque degré d’abstraction : espèce spécialissime, genre généralissime
ou n’importe quelle conception intermédiaire, fût-elle même une entité logique
ou imaginaire.
Tolérable à la
rigueur dans la langue grecque, accordée, d’autre part, à la métaphysique
d’Aristote, pareille réduction a depuis longtemps, et bien avant la critique
logistique, paru discutable.
Après une amputation aussi dramatique, Blanché veut bien ‘à la rigueur’ ‘tolérer’ l’énonciation aristotélicienne pour la langue et la métaphysique d’Aristote. Ce dernier n’aurait cure de pareille concession : il ambitionne une logique qui rende compte de l’ordre à mettre par tout homme en ses pensées en n’importe quelle langue; il en refuserait une restreinte à sa propre pensée en sa propre langue.
Non seulement
elle oblige souvent, notamment en français, à des tournures qui font violence
à la langue, mais surtout elle suit de plus en plus difficilement le
mouvement de la pensée scientifique moderne, dont l’intérêt se transporte de
l’être sur le /125-126/ devenir, et de la substance sur la relation.
La flexibilité de la langue, française comme grecque, latine ou autre, peut rendre difficile de pointer précisément, dans une phrase un peu littéraire, le nom par lequel un locuteur signale de quoi il parle et le verbe par lequel il indique ce qu’il en dit; elle peut porter un auditeur à des maladresses d’interprétation; mais il reste impossible à quiconque d’énoncer sans ‘dire quelque chose à propos d’autre chose’, pour rappeler la définition la plus simple avec laquelle Aristote rend compte de l’énonciation[8]. Par ailleurs, reprocher à Aristote de n’avoir traité l’être que comme une entité tout à fait statique, lui qui a consacré son traité majeur de philosophie naturelle à définir le devenir, ses propriétés et ses conditions, commande une candeur déroutante.
La proposition
attributive correspond à la ‘phrase nominale’ des linguistes – contaminée
d’ailleurs par l’introduction d’un verbe, celui qui marque l’existence, pour
faire fonction de copule – phrase qui convient par excellence à l’expression
d’un état, essentiel ou accidentel, durable ou temporaire : Pierre
(est) homme, Pierre (est) malade.
Mine de rien, Blanché introduit ici la confusion qui ruinera tout son exposé, en ignorant que le verbe ‘être’ revêt un autre sens que celui de ‘marquer l’existence’, quand il joue le rôle de copule : il indique alors seulement la convenance de l’attribut au sujet, sans aucunement préjuger de l’existence réelle d’individus où elle puisse s’observer.[9]
Plus radicalement, Blanché ignore qu’à propos de toute entité ou nature à connaître, on peut se livrer à trois considérations bien distinctes. En s’efforçant de connaître l’homme, par exemple, on peut s’y intéresser absolument, sans référence aucune à son existence ni aux propriétés que l’existence lui ferait revêtir; on trouvera alors qu’on peut le voir comme animal, bipède, raisonnable, capable de rire, de développer des arts, des sciences, capable de santé, toutes propriétés qui lui conviennent absolument et toujours. On peut aussi s’y intéresser relativement à son existence réelle et trouver alors que l’homme est un individu, blanc ou noir, jeune ou vieux. On peut enfin s’y intéresser relativement à l’existence qu’il acquiert dans la raison quand elle le connaît; on découvrira là qu’il est concept, universel, espèce, attribut, sujet, substance, moyen terme. En confondant les trois types de considération, Blanché devra faire face à une foison d’antinomies qu’il aura beau reprocher à la logique ‘classique’, mais auxquelles aucune acrobatie mentale contemporaine n’arrivera à remédier.[10]
Mais presque
toutes les langues connaissent aussi un autre type de phrase, la ‘phrase
verbale’, où le verbe – déterminé éventuellement par des ‘compléments’ –
marque, soit une action faite par un sujet qui est alors plutôt un agent, soit
quelque chose qui lui survient en tant que patient : Pierre fume la
pipe, Pierre se noie.
J’ai remarqué plus haut qu’Aristote compte comme variété de l’énonciation celle qui ne fait pas nommément intervenir le verbe ‘être’, mais use d’un autre.[11] Par ailleurs, que le verbe soit complet en un seul mot ou ait besoin de se compléter par des objets directs ou indirects ou par diverses circonstances ne touche pas la nature de son double rôle dans l’énonciation : exprimer d’une part, à quelle essence on recourt pour se représenter le nom-sujet, d’autre part sa convenance à cette fin.
Dans d’autres
cas, la forme grammaticalement attributive recouvre une pensée qui ne l’est
pas. Dans Pierre est plus grand que Paul, d’une part plus grand
que Paul n’est pas un attribut inhérent à Pierre puisque, sans que rien
fût changé à Pierre, on ne pourrait plus l’affirmer de lui si Paul n’existait
pas ou grandissait.
En ne reconnaissant que des qualités comme attributs, à la façon dont il n’admettait au rôle de sujet que des substances premières, Blanché se trouve bien embarrassé d’apprécier les autres manières d’être qu’on peut découvrir au sujet de son intérêt : qu’il soit quantifié, relatif à autre chose, agent, patient, quelque part, en quelque temps et ainsi de suite. Pierre peut très bien être vraiment beau-père de son gendre et plus grand que lui, malgré la précarité de ces relations, destinées à disparaître à la mort de celui-ci sans même de changement chez Pierre. Il s’agit justement d’attributs qui lui conviennent en son existence réelle, non en sa nature absolue indépendante d’elle.
Paul, d’autre
part, n’est pas une partie d’attribut, mais bien un porteur d’attributs au même
titre que Pierre. C’est entre ces deux ‘sujets’ que ma proposition énonce un
‘prédicat’ qui est, ici, une relation. Le formulaire mathématique exprime plus
exactement la structure d’une telle proposition lorsqu’il écrit : A >
B. Le vrai schéma des propositions de ce genre n’est pas S est P, mais
xRy.
Blanché perd ici le point de vue du logicien, qui observe dans l’énonciation comment la raison exprime sa connaissance, en marquant par l’attribut, le verbe, ce qu’elle connaît du sujet, le nom. Il ressort à ce point de vue que la même entité intervient tantôt comme sujet, quand on cherche à la connaître, tantôt comme attribut, quand, la connaissant davantage, on s’en sert pour la connaissance d’une autre. Ainsi, Paul, qu’on connaît mieux, peut effectivement faire partie de l’attribut pour exprimer la taille de Pierre, qu’on veut connaître. Qui connaît mieux Pierre, c’est lui qu’il intégrera à l’attribut, constatant que ‘Paul est plus petit que Pierre’. Mais quand on déclare que ‘Pierre est plus grand que Paul’, c’est à Pierre qu’on s’intéresse et on ne fait allusion à Paul que pour autant qu’il fait connaître Pierre : il est donc, oui, partie d’attribut, et complète ‘plus grand que’ qui, sans lui, n’aurait pas de sens. Ni « le formulaire mathématique » ‘A > B’, ni le « vrai schéma » ‘xRy’ ne disent autre chose, d’ailleurs : ‘A’ et ‘x’ y figurent le sujet qu’on veut caractériser, tandis que > ‘B’ et ‘Ry’ y signalent l’attribut qu’on en croit pouvoir dire.
Enfin, les
logiciens classiques eux-mêmes ont été embarrassés par les phrases
‘impersonnelles’ qui, manifestement, n’ont pas de sujet; il pleut, il
y a foule ce soir. Mais il faut ajouter que bien des propositions pourvues
d’un sujet grammatical ont néanmoins la valeur d’impersonnelles : la
pluie tombe, le vent souffle; et si, décidant une promenade, je
dis que le temps est beau et que le ciel est bleu, ma pensée
serait sans doute mieux rendue par des formules comme il fait beau temps
et même il y a ciel bleu. Tel est le cas des propositions d’existence
en général.
Là encore, Blanché n’a manifestement consulté que des disciples d’Aristote qui ne l’avaient eux-mêmes pas vraiment lu. Derrière toutes ces énonciations grammaticalement impersonnelles, il se trouve logiquement une réalité dont on parle : la température, un événement ou un lieu spécial, et il y a quelque chose qu’on en dit : qu’elle est pluvieuse ou ensoleillée, qu’il implique une présence nombreuse ou autre chose. Et même si, en considération relative à l’existence réelle, on use plus souvent de cette forme grammaticale, elle ne lui est pas réservée d’office : ‘il y a beaucoup d’imitation chez l’homme’ renvoie logiquement à l’homme comme sujet et lui attribue l’imitation comme propriété naturelle, avec plus de beauté littéraire dans l’expression, mais avec le même sens que ‘l’homme imite beaucoup’.
Mais, si nombre
d’auteurs avaient reconnu l’étroitesse de la théorie classique des
propositions, du moins ne mettaient-ils guère en doute son exactitude dans le domaine
où elle se trouvait confinée. C’est sur ce point que la critique moderne
/126-127/ a été la plus originale, en révélant que, loin d’être parfaite en son
genre, cette théorie était viciée par bien des confusions. Elle regarde comme
catégoriques des propositions qui sont hypothétiques; plus généralement,
l’insuffisance de ses analyses l’empêche de voir que ses universelles et ses
particulières, qu’elle traite comme simples et élémentaires, sont déjà complexes.
Blanché n’a sans doute pas lu attentivement les longues pages qu’Aristote consacre à distinguer entre énonciations simples et multiples, de même qu’à définir les énonciations hypothétiques, c’est-à-dire composées. Aristote donne comme critère radical de leur simplicité le fait de ne comporter qu’un seul sujet et un seul attribut, bien que par extension il admette aussi comme une seule l’énonciation composée de deux autres au moyen d’une conjonction; inversement, il considère comme la marque de plusieurs énonciations le fait de comporter plus qu’un sujet ou plus qu’un attribut, ou les deux à la fois.[12] Quant à l’énonciation composée, il la décrit par le fait d’en rattacher deux simples, l’une comme condition de l’autre (hypothétique), ou exclue par l’autre (disjonctive), ou cause de l’autre (causative), ou simplement ajoutée à elle (conjonctive). Blanché s’ingéniera à montrer que l’énonciation la plus simple en implique deux, dont l’une soit plus ou moins sous-entendue. J’indiquerai alors quel cas faire de pareille affirmation.
Elle ne songe
pas, d’autre part, à préciser si elle donne ou non à ses propositions une
portée existentielle; et les règles d’inférence qu’elle admet comme valables
montrent que sur cette question elle n’adopte pas, fût-ce implicitement, une
attitude ferme.
On voit poindre ici une conséquence de l’ignorance que j’ai signalée plus haut d’un fait marqué clairement par Aristote : l’homonymie du verbe ‘être’, dont la présence dans une énonciation exprime tantôt l’existence réelle du sujet, tantôt simplement la convenance de l’attribut au sujet, sans préjuger l’existence de cas réels où on puisse l’observer.[13]
Quand
d’ailleurs elle s’avise d’énoncer un jugement d’existence, elle le fait entrer
dans le même cadre que tous les autres, traitant ainsi l’existence comme un
attribut, prédicable d’une substance au même titre qu’une qualité.
La première partie de la phrase est juste, si ce n’est son ton outré. De fait, Aristote considère que signaler le fait qu’un sujet existe en donne un aspect à connaître, de sorte que l’existence intervienne alors comme attribut. Cependant, il distingue clairement comme types d’attributs l’être comme tel, c’est-à-dire l’existence comme telle, et les différents modes qui leur conviennent, selon qu’on est déclaré substance, ou qu’on se trouve assigné comme quantité, qualité, relation et ainsi de suite. Loin de lui, je l’ai déjà mentionné[14], l’idée de restreindre à la substance individuelle le rôle de sujet à connaître et à la qualité le rôle de l’attribut susceptible de faire connaître.
Elle n’a que
très imparfaitement saisi l’originalité des propositions singulières par
rapport à celles qui ont pour ‘sujet’ un concept, et sur lesquelles repose
toute sa théorie du raisonnement.
Encore une déclaration péremptoire étonnante, vu la minutie avec laquelle Aristote confronte les énonciations qui visent une entité universelle et celles qui s’intéressent à une entité singulière.[15]
Ces défauts –
lacunes et erreurs – apparaîtront mieux devant le développement de la théorie
moderne des propositions, qui s’efforce de les éviter.
On peut déjà en douter…
L’étroitesse de
la théorie classique étant son défaut le plus manifeste, on a cru d’abord qu’il
suffirait de la doubler par une théorie des propositions de relation,
propositions dont le développement de la pensée scientifique moderne montrait
de mieux en mieux l’importance. Au schéma S – P, on ajouterait donc
le schéma xRy. Schéma plus souple et plus riche que le précédent, puisqu’à
la monotonie de la copule traditionnelle il oppose la diversité des
relations, lesquelles – indépendamment du contenu, dont la logique fait
abstraction[16] – se distinguent entre elles
par la variété de leurs propriétés formelles (§49). De Morgan trace ainsi le programme et
/127-128/ l’esquisse d’une logique des relations. Et cette logique se trouve
même finalement recouvrir une bonne partie du domaine qui paraissait réservé
à la logique classique, puisque la syllogistique traditionnelle, qui néglige
les propositions singulières ou méconnaît leur originalité, se résout en une
théorie des relations d’inclusion entre classes.
J’ai déjà signalé ce qu’a d’incongru cette ambition de distinguer fondamentalement l’énonciation qui attribue une relation de celle qui attribue une qualité ou n’importe quel autre mode d’être. Il faut toutefois dénoncer aussi la grossière méconception qui prête à la logique ‘classique’ l’idée que la relation entre attribut et sujet serait précisément l’inclusion de celui-ci en celui-là comme en une ‘classe’. Le verbe ‘être’ marque pourtant on ne peut plus clairement qu’il s’agit d’identifier l’un à l’autre : ‘L’homme est animal’, dit-on, et non : ‘L’homme est dans animal’. ‘Animal’ n’est pas conçu non plus comme une ‘classe’, comme une espèce de boîte ou de tiroir de rangement susceptible d’accueillir les objets qu’on voudra y déposer, mais comme un concept universel, ce qui est tout autre chose. Ce qu’observe Aristote, c’est que notre connaissance progresse naturellement et nécessairement du confus au distinct, de sorte qu’on se fait de la même réalité une représentation d’abord très globale, puis de plus en plus précise[17], progrès qu’on retrouve dans la facture même de l’énonciation[18]. L’être, la substance, le vivant, l’animal, l’homme et Pierre, c’est exactement la même réalité, ce qui autorisera leur assimilation l’un à l’autre comme sujet et attribut dans l’énonciation. Cependant, les premiers présentent une connaissance extrêmement vague, abstraite, confuse, de Pierre. ‘Pierre est un être’, ‘il est substance’, ‘il est vivant’, c’est tout à fait vrai. Mais dire cela de lui est en dire quelque chose de tellement imprécis qu’on pourra dire avec vérité la même chose de Paul, de sa vache et de la rose qu’il a offerte à sa femme. Mais mieux on arrive à connaître Pierre, plus on l’exprime à travers des attributs qui éventuellement, au moins dans leur conjonction, ne s’assimileront qu’à lui : ‘Pierre est un homme de 28 ans qui a pour père Jean’. On ne peut en dire autant ni de Paul, ni de personne d’autre, hormis du jumeau de Pierre, avec qui il faut y regarder de près pour trouver des différences qui permettent de ne pas confondre les deux frères.
Subsiste du
moins, irréductible à la proposition de relation, la proposition singulière
attributive, du type Socrate est mortel, celle qui répond exactement
au schéma S – P. On aboutissait ainsi à envisager, comme l’a
explicitement proposé Lachelier, la coexistence de deux logiques profondément
distinctes, une logique de l’inhérence et une logique des relations, cette
dernière plus apte à l’analyse de la proposition mathématique ou, plus généralement,
scientifique.
Fondée sur une radicale méconception de l’énonciation, cette ‘logique des relations’ ne peut laisser espérer grande aide pour la pensée. Si elle s’avère éventuellement « plus apte à l’analyse de la proposition mathématique », ce ne pourra être que dans la mesure où ce qu’on imagine comme proposition mathématique est hors pensée, hors mathématique même, et ne dépasse pas le calcul comme activité mentale.
Seulement, il
n’était guère satisfaisant de scinder ainsi l’intelligence. D’autant moins que
dans nos raisonnements les plus usuels, nous n’éprouvons aucune gêne à composer
propositions d’inhérence et propositions de relation. À preuve l’exemple même
traditionnellement proposé comme celui du raisonnement le plus simple et le
plus obvie, celui de la mortalité de Socrate : la majeure y est une
proposition de relation, énonçant que la classe des hommes est incluse dans
celle des mortels, tandis que mineure et conclusion, attribuant à Socrate
l’humanité et la mortalité, sont des propositions d’inhérence.
On assiste ici à un autre dérapage capital, à la base de la logique contemporaine, avec cette déclaration que ‘tout homme est mortel’ serait une « proposition de relation ». Blanché y lit « que la classe des hommes est incluse dans celle des mortels ». Ni ‘hommes’ ni ‘mortels’ ne sont de fait des ‘classes’, comme je le mentionnais plus haut[19]. Il s’agit d’universels, c’est-à-dire de natures conçues par la raison en abstraction de ce qui distingue entre eux ceux qui y participent : la nature humaine, celle qui fait de tous les hommes ce qu’ils sont, et la mortalité, la corruptibilité que tous les vivants héritent de leur matière. Dans cet énoncé, la nature humaine et la mortalité ne sont pas mises en relation, mais identifiées l’une à l’autre, quoique de façon à tenir compte que l’une est essence et l’autre, un accident qui en découle. On ne dit pas que ‘l’homme est mortalité’, comme on dit que ‘l’homme est animal’, mais qu’il est ‘mortel’. On fait de l’homme un paronyme de la mortalité, non son synonyme. Un procédé naturel pour exprimer qu’on découvre en une nature déjà connue de quoi faire connaître une autre à laquelle on s’intéresse, c’est de lui attribuer son nom. Soit son nom tel quel, avec sa définition, de sorte qu’on l’en rende synonyme – de même définition avec même nom –, si elle constitue son essence comme telle : ce qu’on observe dans ‘Socrate est homme’, ‘l’homme est animal’, où Socrate devient synonyme de la nature humaine et l’homme, synonyme du vivant sensible.[20] Soit son nom modifié, de sorte qu’on l’en rende paronyme – de nom dérivé –, laissant entendre que sans constituer son essence comme telle, elle lui convient toutefois et coïncide avec elle en elle comme un accident : ce qu’on observe avec ‘l’homme est mortel’, où l’homme devient paronyme de la mortalité.[21]
Au reste, la
combinaison de ces deux logiques laisserait encore échapper bien des propositions,
qu’on ne ramène que très artificiellement à l’un ou l’autre schéma, par exemple
les phrases verbales du type Pierre dort.
Ce type d’énonciation, où le verbe ‘être’ n’apparaît pas explicitement, ne s’écarte pas radicalement en nature de l’énonciation où ‘est’ sert de ‘copule’. La partie de l’énonciation qui mentionne ce qui se dit du sujet, dit Aristote, prend naturellement nature de verbe. C’est dire qu’elle combine la signification d’une nature, comme le fait le nom, avec la connotation d’un temps, comme expression de la combinaison de la nature signifiée avec celle du sujet pour faire connaître cette dernière.[22] Ainsi, ‘dort’ renvoie au sommeil, comme nature signifiée, et la compose avec ‘Pierre’, moyennant le temps présent, qui exprime le temps où cette combinaison vaut. C’est pourquoi Aristote signale que le sens ne diffère pas si on scinde ces deux aspects de ‘dort’ et qu’on dise, avec ‘être’ et le participe présent : ‘Pierre est dormant’, ou ‘est à dormir’, ou ‘est en train de dormir’. Certes, comme le note Blanché, cette expression séparée du sens et de la composition fait moins naturel; aussi ne parle-t-on normalement pas ainsi. On ne comprend pas très bien, toutefois, comment Blanché trouve moins artificiel de traduire ‘il existe un x tel que, s’il est Pierre, il dort’…
Il fallait donc
s’élever à une structure plus générale, sans que cependant cette généralité
compromît la précision. La structure nouvelle devait pouvoir se spécialiser et
se compliquer de diverses manières, pour s’adapter étroitement à des
propositions de types divers, parmi lesquelles se retrouveraient, comme cas
possibles, les propositions d’inhérence et les propositions de relation.
Pour autant qu’on comprenne la manière dont Aristote rend compte de la manière naturelle d’énoncer, on dispose déjà d’un instrument assez précis pour « s’adapter étroitement à des propositions de types » aussi divers qu’on voudra. On assistera, dans la suite du texte de Blanché, à de multiples contorsions mentales pour récupérer, mais maladroitement, ce qu’on aurait déjà eu clair dans le texte d’Aristote qu’on n’a pas pris au sérieux.
C’est justement
à quoi était déjà parvenu Frege, dont les idées (d’abord inaperçues, puis
redécouvertes et répandues /128-129/ par Russell) forment aujourd’hui la base
de l’analyse des propositions. Elles sont issues d’une réflexion sur la
pensée mathématique. Mais la notion fondamentale que Frege dégage de son usage
mathématique, ce n’est pas celle de relation, c’est celle de fonction.
Tel que noté par Blanché, l’analyse de Frege porte sur un objet très distinct de l’énonciation : l’égalité dont le calcul fait usage. Il apparaît dès sa source que la logique contemporaine est issue d’une confusion entre calcul et pensée dont elle ne pourra jamais se dégager. Tout au début, ses promoteurs confondent mathématique et calcul comme s’il s’agissait de la même activité; il n’y a pas à s’étonner que la même confusion s’étende ensuite à toute pensée.
L’expression commune de toute connaissance observée et analysée par le logicien traditionnel est la composition d’un attribut à un sujet pour dire ce qu’on connaît de lui. Dans son effort de reconnaître là une simple opération de calcul, Frege assimile cette composition d’attribut à une fonction, c’est-à-dire à une opération applicable à toute réalité, du moins à toute réalité confinée à un certain domaine de pertinence en dehors duquel cette application sera déclarée ‘dénuée de sens’, comme elle est déclarée ‘interdite’ en calcul ou comme des associations de parties du discours[23] sont interdites en syntaxe. Il faudrait approfondir la définition et l’usage de cette fonction mathématique pour comprendre l’apparence de similitude que Frege lui a trouvée avec l’attribution énonciative et manifester à fond la différence essentielle qui empêche leur assimilation. Mais l’impossibilité de pareille assimilation apparaît aisément à qui saisit la nature et la fin de l’énonciation, comme la suite de l’exposé de Blanché le clarifiera.
Tout d’abord, il convient de distinguer
explicitement, parmi les énoncés propositionnels, entre la proposition
concrète, ayant un sens et une valeur de vérité, et le simple schéma abstrait
qu’on dégage de celle-ci en ne retenant que sa structure formelle, par
substitution de variables à ses constantes empiriques. La logique classique n’a
qu’un seul et même mot pour désigner la proposition proprement dite, Pierre
est mortel, Nul envieux n’est heureux, et son squelette, S
est P, Nul A n’est B.
Il n’y a aucun problème à cette homonymie, puisque personne ne confondra jamais une ‘proposition’ avec termes transcendantaux comme ‘Tout B est A’ avec une ‘proposition’ au sens plus strict comme ‘Tout homme est animal’. C’est le moment de signaler une subtilité importante qui échappe totalement à Blanché : les termes transcendantaux A et B, ainsi que toute lettre qui intervient dans la symbolisation d’un énoncé, ne sont pas pour Aristote totalement abstraits de toute matière; par leur ordre alphabétique, ces termes indiquent la relation de plus ou moins grande universalité qu’ils entretiennent. Comme l’intelligence humaine progresse ordinairement dans sa connaissance du confus au distinct, c’est-à-dire donc de l’universel au particulier[24], elle conçoit d’abord les plus universels de ses concepts et en use pour appréhender ses plus précis. On retrouve cet ordre jusque dans l’énonciation, qui fait le plus naturellement connaître un sujet moins universel par un attribut qui l’est davantage, comme c’est le cas avec ‘tout homme est animal’. Un autre aspect de l’ordre naturel à la raison, étant donné sa dépendance de l’observation sensible, limitée aux accidents extérieurs des substances, est de connaître les substances moyennant leurs accidents. D’où on trouvera tout naturellement un accident utilisé comme attribut pour manifester une substance donnée, comme dans ‘tout homme est mortel’. Chaque fois que Blanché prétend rendre une énonciation avec un schéma du style ‘a est b’, il ignore complètement cet aspect essentiel de l’énonciation et se trouve pour cette raison incapable de saisir la relation exacte qui fait la validité d’un raisonnement comme la comprend la logique d’inspiration aristotélicienne et l’exprime le principe λεγόμενον κατὰ πάντος, c’est-à-dire dici de omni.[25]
À vrai dire, il
n’est même pas nécessaire, pour que l’énoncé cesse d’être une proposition,
qu’il soit complètement vidé de son contenu : il suffit qu’une lacune y
apparaisse, qui rende indéterminée sa valeur de vérité. Ainsi x est
mortel est sans doute un squelette moins décharné que S est P,
mais pas plus que lui il n’est susceptible d’être posé comme vrai ou faux. En
s’avisant de marquer expressément la différence entre la proposition
et la forme propositionnelle, on ne fait que généraliser, en l’appliquant
à tout énoncé propositionnel, la distinction qu’établit le mathématicien entre
une égalité telle que 6 = 2 x 3, qui est une
proposition, et des équations telles que x = yz, ou
x = 2z, ou même x = 2 x 3, qui
ne deviennent des propositions, vraies ou fausses, que lorsqu’on y meuble les
places vides que marquent les symboles ad hoc.
Le calcul veut remplacer la pensée. On ne cherche plus à progresser dans la connaissance d’un sujet en découvrant à quelles entités connues il ressemble et desquelles il diffère significativement d’essence ou de propriétés; mû par une intempérante soif de certitude, on se limite à exprimer la même chose par la même chose disposée autrement, en une présentation peut-être plus commode, mais égale, sans progrès de connaissance. Une quantité étant donnée, ‘6’, par exemple, on trouve quelle opération – éventuellement une multiplication par deux – lui rend égale une autre, mettons ‘3’. ‘6’ et ‘2 x 3’ sont exactement la même quantité et on ne fait aucun progrès dans sa connaissance en allant d’un côté à l’autre de l’équation. Le logicien moderne assimile son rôle à l’algébriste qui tourne cette opération en fonction de variables indéterminées applicable à tous nombres, tel : ‘x = yz’. Comme lui, il ambitionne une manière différente de dire la même chose, une tautologie, et non le recours à un concept distinct susceptible d’aider à mieux connaître. Ce faisant, il s’imagine exprimer plus exactement la facture commune d’une énonciation que le fait le logicien traditionnel qui dirait ‘N V’ ou ‘B est A’.
C’est encore
l’exemple des mathématiques[26] qui permet de substituer, aux notions traditionnelles
de prédicat et de sujet, des notions plus compréhensives ou plus aptes à le
devenir : celles de fonction et d’argument.
Le prix de cet « ajout de compréhension » sera cependant d’évacuer ce qui fait tout l’intérêt de l’énonciation : l’assimilation à une notion universelle, la marque d’une similitude essentielle ou accidentelle avec un type de réalités.
/129-130/ Considérons les expressions
suivantes :
2 · 13 + 1
2 · 43 + 4
2 · 53 + 5
Chacun y reconnaîtra la même fonction, la différence venant seulement
des arguments 1, 4 et 5. C’est l’élément commun à ces expressions qui
représente la fonction, qu’on pourrait donc écrire :
2 · x3 + x ou 2
( )3 + ( ).
L’argument
n’appartient pas proprement à la fonction : il vient se composer avec elle
pour constituer un tout complet. Car la fonction, à elle seule, est
essentiellement incomplète, elle appelle quelque chose qui vienne la saturer.
Le vocabulaire se transforme continuellement au gré de glissements plus ou moins perceptibles, qu’il semble mesquin de relever un à un. Mais à laisser passer, on sort inévitablement de l’acte de connaître pour entrer dans un jeu d’échange impropre à guider la pensée. Ici, on parle de ‘saturer une fonction’. Mais le verbe, qui signifie une entité conçue avec plus ou moins d’universalité et consignifie son attribution à quelque chose qu’il aide à mieux concevoir, n’est pas une fonction, au sens de Blanché. Il en a une, de fonction; il a un rôle, celui qu’on vient de décrire. Il ne s’agit pas de compléter son sens, qui est déjà complet en lui-même; il s’agit de s’en servir, de l’appliquer à la connaissance d’un sujet d’intérêt, représenté par un nom.
Si l’on se
rappelle maintenant ce qui vient d’être dit des formes propositionnelles, il
apparaîtra aussitôt que celles-ci se comportent exactement comme des
expressions fonctionnelles. C’est lorsqu’on sature ces fonctions en leur
assignant des arguments déterminés, c’est-à-dire en substituant, dans la forme
propositionnelle, des constantes aux variables, qu’on obtient des propositions
– vraies ou fausses, selon les arguments choisis. Ainsi toute proposition se
laisse décomposer en deux parties : l’une constituée par un ou plusieurs
noms, qui se suffisent à eux-mêmes, l’autre par une forme, essentiellement
indigente, que ces noms viennent compléter. En d’autres termes, toute
proposition peut s’analyser comme une fonction saturée par un ou plusieurs
arguments.
Le point de vue s’inverse tout à fait. Aristote remarque que le désir de progresser dans la connaissance d’un sujet fait chercher, parmi les entités qu’on connaît déjà, celles qui pourraient contribuer à ce progrès. À mesure qu’on en trouve, on l’exprime en leur donnant la forme de verbes, qu’on compose à ces sujets. Ainsi, j’aperçois pour la première fois dans un marais une sarracénie; je me demande : mais qu’est-ce que c’est? Je cherche parmi les notions qui correspondent aux réalités que je connais déjà laquelle ou lesquelles pourraient satisfaire ma curiosité : est-ce une plante? est-ce un animal? Puis, comparant ce que j’observe chez la sarracénie avec ce que je sais déjà des caractéristiques de la plante ou de l’animal, je me prononce : ‘elle est un animal’.
Blanché emprunte la voie inverse, ayant oublié le motif d’énoncer. Il a entre les mains une fonction trouée et cherche de quoi la calfeutrer. On est nettement sorti du désir de connaître. On ne s’étonnera pas que le logicien moderne prenne éventuellement conscience que sa logique… n’a pas pour fonction d’aider à penser, de rendre plus efficace l’apprentissage; il abandonne tout cet exercice à une spontanéité psychologique et se résigne à en apprécier les résultats après coup.[27]
Un prédicat
peut donc être regardé comme une sorte de fonction. Ce qui caractérise une
fonction, on vient de le voir, c’est que son expression f(x) comporte
une place vide, celle de l’argument (l’indétermination de la lettre x
symbolisant cette vacuité). Tel est précisément le cas d’une expression
comme : « … est mortel » : expression essentiellement
incomplète, qui appelle un argument pour la saturer. Le nom du sujet joue ce
rôle d’argument, et transforme en une proposition, /130-131/ par exemple Pierre
est mortel, ce qui n’était jusque-là qu’une simple fonction
propositionnelle.
On comprend que la ressemblance entre une fonction et une attribution fascine un calculateur : les deux offrent une opération applicable à une multitude de cas. Mais un logicien véritable mesure tout de suite l’abîme qui les sépare. L’attribution, c’est-à-dire l’acte de reconnaître l’identité – numérique, spécifique ou générique[28] – que présente un sujet avec un attribut, détermine un progrès dans la connaissance de ce sujet. Un progrès qui se parfait à mesure que les attributs découverts révèlent l’essence de ce sujet, plutôt que quelque accident, c’est-à-dire quelque essence étrangère, simplement compatible avec la sienne. Un progrès qui se parfait encore à mesure que les attributs découverts pour ce sujet, de plus en plus précis, font passer de sa connaissance générique à sa connaissance de plus en plus spécifique. La fonction, de son côté, ne permet rien de tel; elle insère le sujet, dit ‘argument’, dans un jeu d’opérations soumis à quelques règles syntaxiques qui garantissent la tautologie.
Maintenant, de
même qu’il y a des fonctions mathématiques à 2, 3, … n arguments, de
même une fonction propositionnelle peut comporter 2, 3, … n valences.
Par exemple les expressions : « … est égal à … », « … aime
… », comportent 2 valences et demandent donc, pour devenir propositions,
qu’on leur fournisse 2 arguments; il en faudrait 3 pour : « … est
situé entre … et … », « … donne … à … ».
Suivre Blanché fait oublier la raison d’énoncer. Il parle de multiplier les arguments; il n’y voit aucun problème, puisqu’il ne s’agit pour lui que de vides à saturer. Or comment distinguer un vide d’un autre?
Mais Aristote, de son côté, décrit l’ordre mis entre des concepts pour exprimer la connaissance d’une vérité. Il ne peut donc niveler, confondre sujet et attribut, ni les multiplier sans compromettre l’énonciation. Il assure qu’à strictement parler, une énonciation n’a qu’un seul sujet et un seul attribut.[29] C’est qu’on ne peut parler de plusieurs choses à la fois ni en dire plusieurs choses à la fois sans sombrer dans la confusion. Dès qu’il y a plus d’un sujet, ou plus d’un attribut, il y a plus d’une énonciation. À moins, comme le signale Aristote lui-même, que, rattachant l’une à l’autre ces énonciations par une conjonction, on considère par extension, par homonymie, avoir affaire à une seule énonciation[30]. De toute manière, le jugement sur la pertinence de l’attribut doit se faire cas par cas, pour chaque sujet distinct, pour chaque attribut distinct, de même que sur le type de composition, si des énonciations simples se trouvent ainsi liées l’une à l’autre. La commodité grammaticale ou littéraire peut conduire à énumérer l’un derrière l’autre plusieurs sujets auxquels convienne un même attribut, ou plusieurs attributs éclairant un même sujet, mais cette unité grammaticale ne prévient pas la multiplicité logique de l’énonciation. D’ailleurs, Aristote ne manque pas de faire remarquer que même avec un seul nom comme sujet une énonciation se révèle déjà multiple, si ce nom présente plusieurs significations et pointe ainsi plusieurs réalités homonymes dont chacune constitue le sujet d’une énonciation distincte[31]. Très souvent, l’opposition apparemment irréconciliable entre deux interlocuteurs tient à ce que sous le même nom ils assignent sans s’en rendre compte un même attribut à des sujets différents ou, sous le même verbe, des attributs distincts à un même sujet[32], ce qui revient à imaginer une contradiction entre une affirmation et une négation qui ne portent pas exactement sur le même sujet ou le même attribut.
Aristote décrit quand même cette unité d’une manière subtile. Il ne la restreint pas à l’unité du mot. On vient de remarquer qu’un mot unique peut constituer plusieurs sujets ou attributs, s’il désigne des homonymes. Inversement, il se peut que plusieurs mots désignent un seul sujet ou un seul attribut, s’ils se substituent à une seule réalité, comme un genre et une ou des différences, comme un verbe avec ses compléments.[33]
Le calculateur se permet légitimement de regarder comme des ‘arguments’ au même titre les valeurs qui saturent ses variables d’un côté ou l’autre de son équation : il s’agit pour lui de redonner sous disposition différente la même quantité. Le logicien ne peut, lui, trouver la même indifférence chez le penseur qui se prononce sur l’essence ou la propriété de son sujet. Son sujet est ce qu’il veut mieux connaître; ce qu’il lui attribue est tout entier destiné à cette fin. Même la relation qu’il lui attribue avec tel corrélatif a cette intention, de sorte que ce corrélatif fait partie intégrante de l’attribution de cette relation. Connaître quelqu’un comme père demande la précision que ce soit père de tel fils, non interchangeable. Le calculateur est tenté de ramener l’énoncé de relation à une fonction ‘… est égal à …’, ‘… aime …’ où il reconnaît l’appel à deux arguments de même poids, mais le logicien trouve là un seul sujet à connaître, moyennant la relation ou la transition à une autre entité déjà connue, faisant donc partie intégrante de l’attribut qu’il compose avec lui.
Naturellement
on peut toujours, une fonction étant donnée, diminuer le nombre de ses places
vides en la dotant progressivement d’arguments; mais on la transforme ainsi en
une autre fonction. Ainsi « … aime Marie » devient une fonction à une
place, où le terme ‘Marie’ s’est incorporé au prédicat. (Il n’est pas toujours
nécessaire, dans l’analyse d’une proposition, de pousser jusqu’au bout.)
C’est, pour une fonction déterminée, un caractère essentiel que de comporter
tel nombre d’arguments, et l’écriture symbolique ne peut le laisser échapper.
C’est pourquoi la notation usuelle d’une fonction propositionnelle,
par exemple pour une fonction à deux places d’arguments, n’est pas f,
mais bien f(x, y) et coïncide par conséquent avec celle
de la forme propositionnelle correspondante. Aussi la même appellation
de fonction propositionnelle sert-elle parfois pour désigner
également l’une et l’autre. Lorsqu’on veut, dans l’écriture symbolique, marquer
expressément la différence, on use d’accents circonflexes pour distinguer la
fonction, qu’on écrit alors f(x̂, ŷ). S’il s’agissait de la fonction
complexe « … aime Marie », où la fonction a absorbé le
second argument, on écrirait : f(x̂, y).
Le changement
n’est pas simplement dans le vocabulaire et la notation. Les notions nouvelles
englobent les anciennes, tout en revenant à elles, comme il convient, dans le
cas des classiques propositions attributives.
Le mot de
‘sujet’ est d’abord équivoque, en ce qu’il désigne tantôt le terme qui sert de
sujet grammatical à l’énoncé propositionnel, tantôt, et plus proprement,
l’individu porteur d’attributs dont ce terme est le nom.
‘Équivoque’ sonne péjoratif, comme si c’était par distraction qu’on créait des homonymes en leur donnant le même nom. L’homonymie offre au contraire un instrument précieux à l’intelligence, qui marque grâce à lui la voie qui la conduit, d’un sujet similaire ou connexe de quelque façon, qu’elle connaît déjà, à la connaissance d’un autre plus caché. Un instrument précieux, mais de manipulation délicate, puisqu’il expose l’intelligence inexpérimentée à confondre deux homonymes, du fait que normalement c’est la même réalité qu’on évoque sous le même nom.[34]
C’est le cas de Blanché, qui confond plusieurs homonymes et projette sa confusion sur le logicien ‘classique’. ‘Sujet’ nomme plusieurs entités connexes, mais distinctes. Il nomme d’abord la substance première, l’individu, l’être réel par excellence, en face des accidents qui complètent sa réalité : sa quantité, ses qualités, ses relations, etc. Il nomme par extension la substance seconde, l’essence de cet individu, abstraite de ses connotations individuelles, encore en face des accidents qui lui conviennent. Il nomme ensuite le sujet grammatical, qui porte le verbe et les autres éléments de la phrase comme la substance porte ses accidents. Il nomme enfin ce qui nous intéresse ici : le sujet logique, le sujet de l’énonciation, auquel on compose des attributs pour le rendre manifeste. Blanché confond le premier et le quatrième de ces homonymes : il ne reconnaît comme « vrai sujet » logique que « l’individu porteur d’attributs », c’est-à-dire la substance première, et il confond ces attributs avec les accidents que porte la substance. Il n’aperçoit que le sujet grammatical comme homonyme plus ou moins accidentel à en distinguer.
Or, c’est bien
le nom du sujet qui sert d’argument à la fonction propositionnelle dans le cas
où on a affaire à une proposition singulière; mais /131-132/ il n’en va pas de
même avec les propositions générales classiques – universelles ou particulières –
où le terme qui sert de sujet grammatical ne désigne pas un vrai sujet, un
individu, mais exprime réellement une fonction (§37).
De ce fait, il ne peut trouver légitime l’énonciation qui regarde comme sujet une réalité universelle, un concept, qui n’est pas une substance individuelle : elle lui apparaît à deux attributs et sans sujet! Pourtant, le sujet logique, c’est-à-dire la réalité à connaître, peut tout aussi bien, et même mieux, représenter une réalité déjà conçue sous quelque universalité, une nature comme telle, plutôt qu’un individu immergé dans l’infinité de différences accidentelles que son individualité réelle lui attache.
Blanché sent bien qu’un concept universel se prête à s’attribuer à un sujet, mais cela l’empêche de se rendre compte qu’il revêt aussi, certes en d’autres énonciations, le rôle d’un sujet à manifester moyennant des attributs plus universels encore, de sorte que rien ne lui interdit de se poser en « vrai sujet », non en attribut, ni en ‘fonction’.
Dans une formulation étonnante : « c’est bien le nom du sujet qui sert d’argument… », Blanché distingue comme deux entités le nom et le sujet. Quel est au juste le sujet d’une énonciation? C’est, disais-je, l’entité qu’on cherche à connaître. C’est un nom qui la représente, comme c’est un verbe qui représente ce qu’on exprime en connaître. Mais c’est le nom pris d’une façon bien spéciale, entre sa signification et ce à quoi on applique celle-ci. Un nom a généralement plusieurs significations, mais quand on en fait le sujet d’une énonciation, c’est selon l’une d’elles déterminément; de plus, sous une signification, un nom peut se substituer diversement à la nature signifiée, comme les scolastiques se sont efforcés de l’expliciter en leur doctrine de la ‘suppositio’. Or en une énonciation, le nom-sujet non seulement renvoie à une seule signification bien déterminée, mais aussi se substitue sous un point de vue très précis à la nature signifiée. Si le sujet est l’homme, par exemple, sous sa signification stricte de nature humaine, ‘homme’ ne se substituera pas pareillement devant n’importe quel attribut, comme on en prend conscience en confrontant les énonciations où on lui attribuera d’être ‘animal raisonnable’, ‘blanc’, ‘assis’, ‘espèce’, ‘moyen terme’, ‘sept milliards d’individus’, ‘de cinq lettres’. En recevant le premier de ces attributs, ‘homme’ pose pour la nature humaine en une considération absolue qui fait abstraction totalement du fait et de la manière de son existence : qu’il existe ou non, l’homme, absolument et éternellement, est un animal raisonnable, tandis qu’on le trouvera blanc ou assis en l’observant dans son existence réelle, extérieure à l’intelligence. Par contre, c’est selon la considération de ce qu’il devient dans l’intelligence, une fois conçu et pensé, qu’on le découvrira espèce spécialissime ou moyen terme d’un raisonnement. Enfin, c’est selon une considération bien matérielle de son nom qu’on lui attribuera cinq lettres. C’est ainsi seulement en considérant ce qui lui arrive du fait d’exister qu’on en fera un individu, non d’office, en toute occasion où on le prend comme sujet d’énonciation, comme se l’imagine Blanché.
Et il n’est pas
vrai non plus qu’inversement tout argument soit le sujet de l’énoncé
propositionnel où il figure. On le voit dès qu’on passe à une fonction à plusieurs
places d’arguments. Dans Pierre aime Marie, par exemple, Pierre et
Marie sont bien l’un et l’autre des sujets, c’est-à-dire des individus porteurs
d’attributs; mais le terme ‘Marie’ n’est pas le sujet de l’énoncé,
alors que les termes ‘Pierre’ et ‘Marie’ sont, l’un et
l’autre, arguments de la fonction x aime y : ici les deux
arguments appartiennent manifestement à la même espèce logique, celle des
constantes individuelles, ils sont à mettre sur le même plan comme les deux
termes d’une relation; et s’ils ne sont pas interchangeables, ce n’est pas
parce que l’un serait ‘sujet’, c’est parce que la relation qui unit ces deux
termes n’est pas symétrique.
Dès qu’on oublie que dans des énoncés comme ‘Pierre aime Marie’ ou ‘Pierre est le père de Marie’, Pierre a la place du sujet du fait d’être ce qu’on cherche à connaître et Marie complète l’attribut du fait qu’étant déjà mieux connue elle peut aider à faire connaître Pierre, on se livre comme Blanché à toutes sortes de considérations accidentelles sans intérêt logique. La vérité le contraint tout de même à reconnaître, dans un vocabulaire plus confus, que « la relation qui unit ces deux termes n’est pas symétrique »; or cette absence de ‘symétrie’ tient justement à ce qu’en allant de Marie à Pierre, on aille du connu à l’inconnu.
De même, la
notion de fonction propositionnelle est plus générale que celle de prédicat, ou
du moins elle restitue à cette dernière la généralité qu’elle avait perdue dans
la logique classique où, toute proposition étant censée réductible au type
attributif, le prédicat était restreint à n’être plus qu’un attribut ou l’expression
d’un attribut, c’est-à-dire d’une qualité abstraite comme rouge, mortel.
Maintenant, des fonctions telles que « … fume la pipe… »,
« … est plus grand que … », doivent être considérées comme des
prédicats au même titre que « … est rouge », « … est
mortel ». En d’autres termes, les phrases verbales et les propositions de
relation entrent sans déformation dans le nouveau schéma, au même titre que les
propositions attributives.
J’ai déjà remarqué que cette prétention de plus grande diversité tient seulement à l’ignorance de la distinction traditionnelle entre 1º énonciations ‘de seconde expression’, où le verbe ‘être’ constitue à lui seul l’attribut, en son sens fort d’expression d’existence, 2º énonciations ‘de troisième expression’, où la nature attribuée a l’apparence d’un nom (seconde expression en importance, après le sujet), composée au sujet moyennant le verbe ‘être’ (troisième expression de l’énoncé), en son sens spécial de copule, et 3º énonciations ‘adjectivales’, où l’attribut s’ajoute au sujet sans l’intervention visible du verbe ‘être’, le verbe intégrant en un seul mot le sens de l’attribut et l’expression de sa composition au sujet.[35] Qu’en ce troisième cas, le verbe prenne grammaticalement une allure intransitive, transitive, réfléchie et se complète ou non d’objets ou de corrélatifs ne change rien à sa nature logique, malgré le grand cas qu’en fait Blanché.
Dans ces dernières
mêmes, on remarquera que le prédicat, considéré maintenant comme une fonction,
absorbe la ‘copule’ : dans « Socrate est mortel », le
prédicat n’est pas « mortel », mais bien « … est
mortel ». Cette incorporation de la copule, porteuse de l’affirmation, au
prédicat, qui est proprement « ce que l’on dit », est naturelle; de
plus, elle est nécessaire si l’on veut obtenir une structure assez générale,
/132-133/ applicable aux divers types de propositions[36].
Mon lecteur est maintenant à même de comprendre que cette ‘absorption’ de la copule dans l’attribut n’a rien de révolutionnaire, comme la logique traditionnelle a toujours enseigné que l’énonciation se divise en deux parties : nom et verbe, c’est-à-dire ce dont on parle et ce qu’on en dit, et inclut dans le verbe à la fois la nature attribuée et l’expression de son attribution.
C’est seulement
en ce sens élargi où il peut exprimer des actions ou des relations aussi bien
que la possession d’un attribut, que le mot de ‘prédicat’ se prête à désigner
l’ensemble des fonctions propositionnelles. Le calcul des fonctions propositionnelles
pourra alors être appelé, plus commodément, calcul des prédicats[37].
Sur l’exemple
d’une proposition attributive nous avons, au §1, opposé aux variables individuelles des variables
conceptuelles. Pareille expression appelle ici quelques commentaires.
1º Le mot de ‘concept’ risque de paraître maintenant trop étroit, si on le
restreint, comme on fait souvent, à désigner les qualités, les propriétés,
bref les prédicats des seules propositions attributives. Il vaudrait mieux,
désormais, parler plus généralement de variables prédicatives, dont
les variables conceptuelles, au sens strict, ne seraient alors qu’une espèce.
2º Les variables prédicatives ne sont pas des variables au même
degré que les variables individuelles. Dans l’expression f(x), le
symbole f joue, relativement à la variable x, le rôle d’une
constante. Il symbolise une variable en ce sens seulement que je puis, par lui,
représenter n’importe quelle fonction. En d’autres termes, dans f(x),
tandis /133-134/ que x tient la place d’un individu quelconque, f
doit être regardé comme représentant une fonction bien déterminée, mais que
pour le moment il n’est pas nécessaire de préciser davantage. Ce n’est que dans
les calculs d’ordre supérieur (§42) que le symbole f sera traité comme une variable.
Ainsi, en
saturant une fonction par son argument ou, si l’on veut, en substituant à la
variable x d’une forme propositionnelle f(x) une constante
individuelle x1, on obtient une proposition : proposition singulière, puisque
c’est le nom d’un individu qui y figure comme argument. Ce passage d’une
fonction ou d’une forme propositionnelle à une proposition se fait donc en individualisant[38] la variable.
J’ai remarqué plus haut que c’est en méconnaissant l’homonymie du verbe ‘être’ et en donnant une teinte existentielle à son rôle de copule, ainsi qu’en confondant la substitution du nom à la réalité avec un énoncé caché, que Blanché scinde en deux l’énonciation : ‘tout homme est mortel’ doit à ses yeux se comprendre comme ‘s’il existe, tout homme est mortel’.
Comme par ailleurs il ne voit comme sujet légitime de proposition qu’une substance première, un individu, une proposition en sera le plus normalement une singulière; son x, qui représente tout sujet éventuel, ne pourra être substitué que par un individu ou, comme il le dit, par un nom d’individu. Curieusement, sa capacité d’homonymie ne pouvait appeler ‘Tout B est A’ une proposition, du fait que la matière n’en soit pas précisée; mais il appelle sans sourciller « f(x1) » une proposition. Trouve-t-il en f et x1 une indication assez précise de sa matière pour juger de la vérité concernée?
Un tel passage
est-il toujours légitime? La variable, qu’on appelle ici variable libre,
est-elle réellement libre de prendre n’importe quelle valeur? Il va de soi que
seules certaines valeurs donneront une proposition vraie, mais la question qui
est maintenant soulevée est de savoir si toutes celles qui ne donnent pas une
proposition vraie donneront par là même une proposition fausse. N’y aurait-il
pas certaines valeurs en quelque sorte interdites, pour lesquelles l’énoncé ne
serait plus une authentique proposition, fût-elle fausse, mais une formule
dépourvue de sens?
En principe,
aucune restriction de ce genre n’est à envisager, si ce n’est celle qu’impose
la distinction des catégories syntaxiques : c’est-à-dire qu’à une
variable x qui représente la place d’un nom d’individu, on n’a le
droit de substituer qu’un nom /134-135/ ou un symbole d’individu, tel que Pierre
ou x1, et non
pas un nom ou symbole relevant d’une autre catégorie syntaxique, par exemple
une fonction f1 ou une proposition p1 : est homme est mortel,
ou Socrate est homme est mortel, sont de purs solécismes, logiques
autant que grammaticaux, et qui ne signifient strictement rien. Mais, du
moment qu’on respecte les exigences de la syntaxe et qu’on écrit dans les
formes, tout est permis. Car puisque la logique fait totalement abstraction du
contenu, elle n’a pas à s’occuper du sens des mots ou des symboles qui font la
matière des propositions. Tous ceux d’une même catégorie seront, pour elle,
interchangeables, et à toute variable individuelle, n’importe quelle
constante individuelle pourra être substituée. Autrement dit : si f(x1), g(x1), f(x2) sont des propositions, alors (gx2) sera aussi une proposition. Ces
substitutions affecteront seulement la vérité matérielle de la proposition,
non sa correction formelle. À l’abstraction formelle correspond donc, dans le
langage, un principe de libre substituabilité.
Assez paradoxalement, à mesure que Blanché libère la logique de son étroitesse traditionnelle et cherche à la munir de cadres plus larges et plus souples, il la prive progressivement et lui interdit des opérations qui lui étaient naturelles. Ici, par exemple, il vient de balayer l’énonciation modale comme dénuée de sens, en retirant à une énonciation entière la permission de jouer le rôle de sujet dans une autre énonciation. Sans doute que ‘Socrate est homme est mortel’ est aussi dénué de sens pour le logicien traditionnel que pour le contemporain, mais qu’en est-il de ‘Socrate est homme est nécessaire’ ou de ‘l’homme est animal est nécessaire’ ou de ‘l’homme est blanc est contingent’ ou de ‘le singe est intelligent est faux’?
Il exclut de même toute discussion grammaticale et généralement toute suppositio matérielle. Il n’est plus permis d’estimer que ‘est un animal qui jappe tient lieu de définition pour le chien’ ou que ‘le soleil se couche est une métaphore’.
Cela est sans
doute valable tant qu’on demeure sur le plan du pur symbolisme. Mais dans les
applications, c’est-à-dire lorsqu’on donne de la fonction f une
interprétation concrète, et que des constantes purement symboliques telles que x1, x2, on passe à des constantes véritables,
à des noms d’individus tels que César, le Soleil ou le nombre 3, un tel
principe aboutirait non seulement à autoriser des formules matériellement
fausses, ce qui est normal, mais encore à admettre parmi ces dernières
certaines formules tellement incongrues, qu’on hésitera à les dire sensées. Une
certaine fonction étant donnée, par exemple ‘… est ovipare’, peut-on
lui assigner comme argument le nom d’un individu absolument quelconque :
une chaise, un tremblement de terre, un nombre, un point de l’espace-temps? On
peut sans doute l’admettre, en considérant simplement comme des propositions
fausses les énoncés ainsi obtenus. Toutefois, il est clair qu’ils ne seront pas
faux de la même manière que, par exemple, Black ma chienne est ovipare.
Être ou n’être pas ovipare, c’est là une alternative qui n’a réellement de sens
que pour des êtres susceptibles d’être parents. Pour les autres, il
est sans doute plus naturel /135-136/ de considérer que la question ne signifie
rien. Ainsi ‘3 est ovipare’ et ‘3 n’est pas ovipare’ auront
exactement la même valeur de vérité, à savoir aucune, pas plus le faux que le
vrai.
Tandis qu’une proposition authentique se reconnaît précisément à ceci, que la
négation a pour effet d’en permuter la valeur de vérité.
Ce problème naît de la méconnaissance des diverses modalités de l’énonciation. Certes, on trouve beaucoup plus forte la fausseté de ‘3 est ovipare’ que de ‘ma chienne est ovipare’, du fait que ‘3’, n’étant pas un être vivant, n’a aucune occasion de se reproduire. Mais il n’empêche que ‘3 est ovipare’ reste un énoncé faux. Encore plus faux que l’autre, du fait qu’il présuppose d’autres énoncés d’une fausseté manifeste : ‘3 est vivant et se reproduit’, mais certainement pas dénué de sens. On comprend si bien son sens qu’on le juge immédiatement faux. La tradition marque ce type de différences en indiquant les énoncés comme nécessaires, contingents et impossibles. Un énoncé impossible est non seulement faux, mais ce qu’il y a de plus faux. D’ailleurs, ‘3 est ovipare’ et ‘ma chienne est ovipare’ présentent la différence de deux degrés d’impossibilité : absolue et naturelle, plutôt que de l’impossibilité et de la contingence.
Blanché rencontre cette difficulté du fait d’avoir inversé la situation naturelle en une très artificielle. Le naturel est de se trouver devant un sujet à connaître et de chercher quel attribut est susceptible de le manifester adéquatement. Blanché se conduit comme quelqu’un qui a en tête un certain nombre d’attributs et qui cherche des sujets susceptibles de les revêtir légitimement. En situation naturelle, face à un sujet très nouveau, on cherchera d’abord parmi les genres les plus universels lequel convient et offre éventuellement les espèces susceptibles de préciser cette première réponse : la conscience, qu’est-ce que c’est que ça? Une substance? Une quantité? Une qualité? Une relation? Certainement pas une substance, ni une quantité! Est-ce alors une qualité? Une faculté, comme l’intelligence? Ou est-ce l’opération d’une faculté, de l’intelligence, par exemple? C’est en découvrant des genres de plus en plus précis qui conviennent qu’on limite progressivement le domaine d’intérêt, « l’univers du discours », dira Blanché. Mais la situation où se place ce dernier ne se rencontre pas dans la vie normale. Elle ne peut être que le fait, très artificiel, d’un exercice à prétention logique…[39]
Si l’on juge
dénués de sens ces énoncés saugrenus, il faut, sous peine de discréditer
l’outil logique, lui retirer la possibilité de les construire. On devra donc,
quand on en fera usage, préciser dans quel univers du discours on se
cantonne : celui des animaux, celui des nombres, celui des astres, etc.
Ou, en d’autres termes, assigner à toute variable qu’on associe à une fonction
déterminée, un certain parcours de signification[40], plus large que son parcours de
vérité, mais plus restreint que la totalité indéterminée des individus de
tout genre : x pourra désigner un individu quelconque, à
condition toutefois que cet individu appartienne, par exemple, à l’ensemble
des êtres vivants. On verra plus loin (§42) comment la théorie des types logiques permet
d’édicter, sur le plan purement formel, des restrictions de ce genre.
Seul le logicien contemporain affronte ce problème, du fait de toujours voir comme sujets de ses énoncés tous ou certains des êtres individuels existants. Le penseur naturel n’a pas besoin d’interdire théoriquement de sortir de ‘parcours de signification’ donnés, bien qu’il compte sur le bon sens de ses interlocuteurs pour ne pas avoir à discuter de cas parfaitement farfelus. Aristote signale que toute question ne constitue pas un problème digne de discussion et que certaines appellent plutôt la fessée que des explications[41].
Seulement, de
telles règles restrictives ont toujours quelque chose d’arbitraire, et peuvent
difficilement être appliquées avec une parfaite rigueur. Alors que le
précédent principe était trop libéral, les nouveaux risquent d’être trop
sévères. Ils interdiraient d’abord toute expression imagée ou métaphorique.
Certes, ‘12 est le fils de 3 et de 4’ n’est pas une formule usuelle en
arithmétique, mais il serait néanmoins excessif de la déclarer dénuée de sens;
et le nom de ‘produit’ n’est-il pas lui-même, comme maint terme
scientifique, une métaphore oubliée? En outre, ils écarteraient a priori
nombre d’énoncés scientifiques novateurs, qui généralisent des concepts et
bousculent les classifications antérieures : les plantes aussi respirent,
connaissent la reproduction sexuée, et il y a des plantes carnivores. /136-137/
Ainsi, la
qualification de doué ou dénué de sens n’est elle-même douée
de sens que relativement à certains préceptes de syntaxe, que le logicien est
libre de poser à sa convenance. Et ce principe de tolérance ne vaut
pas seulement pour les applications de la syntaxe, mais aussi, quoique sans
doute à un moindre degré, pour la syntaxe pure. On ne devra donc pas s’étonner
de voir parfois le même énoncé, jugé dépourvu de sens par tel logicien,
reconnu par tel autre comme une proposition fausse assurément, mais
correctement formée.
Il est frappant de constater comment son intolérance à toute homonymie ou ambiguïté conduit le logicien contemporain à quémander de la tolérance pour réintroduire certaine flexibilité naturelle de la langue qu’il avait d’abord cru bon d’interdire. Il est en général fascinant d’observer le logicien moderne, après avoir fustigé le laxisme du traditionnel, s’octroyer une liberté de plus en plus grande, comme une permission à chacun de juger différemment de ce qui convient ou non. Le logicien traditionnel ne le pouvait pas, comme il prenait conscience d’opérations mesurées par la nature de la connaissance; le moderne a plus de liberté, qui construit sa logique.
Encore que ces
remarques débordent le cadre des propositions singulières, nous n’avons encore
considéré que celles-là. Il semblera même d’abord que c’est à elles seules que
convient l’analyse d’une proposition en fonction et argument. Comment en effet
décomposer selon ce schéma les propositions générales comme sont, notamment,
celles auxquelles a affaire la syllogistique? Où trouver l’argument dans des
propositions qui ne comportent d’autres termes que des termes de fonctions,
telles que ‘Tout est perdu’, ‘Les flatteurs sont des menteurs’,
‘Il y a des flatteurs qui sont maladroits’? Nous sommes pris
apparemment dans le dilemme : ou bien la variable qui présente l’argument
de la fonction est individualisée, et alors la proposition obtenue est
singulière; ou bien elle ne l’est pas, et alors nous avons une forme
propositionnelle, non une proposition. Loin de permettre l’analyse de toute
proposition, le schéma f(x) serait ainsi, tout au contraire,
restreint au cas des seules propositions singulières.
Dans son désir démesuré de rigueur, Blanché a d’abord, confondant sujet et substance première, limité toute proposition à une singulière. Il ne peut cependant pas renoncer totalement aux énoncés universels, qui font le plus clair de la pensée. Il lui faut imaginer une acrobatie mentale qui permette de les réintroduire.
S’il n’en va
pas ainsi, c’est qu’une proposition peut comporter un argument qui demeure indéterminé.
Pour obtenir, en partant d’une fonction ou d’une forme propositionnelle, une
proposition, il y a en effet un autre moyen que d’individualiser les
variables, c’est de les lier. Ce qui peut encore se faire de deux
façons : universellement ou existentiellement. Occupons-nous d’abord de
l’universelle.
Toute ‘variable’, c’est-à-dire tout sujet légitime éventuel, a édicté Blanché, est un individu singulier existant. Comment alors dire quelque chose de quoi que ce soit qui soit plus qu’un individu? Surtout que Blanché a réservé la notion universelle pour l’attribut, pour ce qu’on dit de sujets, à la ‘fonction’? Plutôt donc que d’abstraire d’un certain nombre d’individus quelque notion universelle fondée sur une similitude qu’ils entretiennent entre eux, et d’en faire un sujet d’intérêt, il va s’agir de ‘lier’ les individus, d’annoncer que tel attribut vaut pour tous les individus existants ou même possibles. Cette astuce permettra à l’énoncé de demeurer singulier, puisqu’on continue à parler d’un individu, fût-il n’importe lequel, tout en prétendant à l’universalité, puisqu’il s’agit justement de n’importe lequel et qu’on ne le nomme pas déterminément.
/137-138/ Si, à
propos d’une fonction f(x), je dis qu’elle sera toujours
satisfaite, quel que soit l’argument qu’on lui assigne, je porte bien là une
affirmation qui est, selon la nature de la fonction, vraie ou fausse; j’énonce
donc bien une proposition. Par exemple, pour f = ‘… est nommable’,
cette affirmation sera vraie, car tout est nommable, tandis que pour f
= ‘…est animé’, elle serait fausse. Nous avons déjà rencontré un cas
analogue dans le calcul des propositions (§14). Si, d’une formule de ce calcul, je dis
qu’elle est toujours vraie, quelles que soient les valeurs de vérité de ses
variables p, q, etc., j’énonce là aussi une proposition, qui
sera vraie si la formule est tautologique, fausse si elle ne l’est pas.
Seulement, de telles propositions demeurent extérieures au calcul. Dire, en
effet, qu’une formule est toujours vraie, ou qu’une fonction est toujours
satisfaite, c’est s’exprimer dans la métalangue. Pour traduire ces
propositions dans la langue elle-même, il faut lier les variables qui,
jusque-là, demeuraient libres[42]. Quand on veut ainsi marquer que,
dans une formule du calcul, une variable doit être liée, on l’inscrit entre
parenthèses comme préfixe devant la formule, créant ainsi une formule
nouvelle qui n’a plus le même sens que la précédente; et quand on ne le précise
pas par une indication supplémentaire, un tel préfixe signifie que la variable
est liée universellement. Ainsi, tandis que f(x)
symbolise une simple fonction ou forme propositionnelle, sans valeur de
vérité, (x)f(x) symbolise une proposition. Il est
difficile de la lire à haute voix, car pour cela il faut la traduire et, comme
nous l’avons relevé précédemment (p. 133, n. 1) à propos de f(x), on ne le
peut guère sans utiliser la métalangue – ce qui, dans le cas présent où nous
voulons précisément distinguer cette formule du calcul de son expression
métalogique, est particulièrement fâcheux. Sous cette importante réserve, et
seulement pour fixer les idées, on peut proposer la lecture suivante :
« pour tout x (ou : quel que soit x), x
satisfait à f (ou : vérifie f) ». /138-139/
On voit en
quoi une variable liée se distingue d’une variable libre. À une variable libre
on peut substituer une constante. C’est même seulement par cette possibilité
qu’une formule comportant une variable libre offre un intérêt : à quoi bon
un moule à propositions, si on ne s’en sert pas pour faire des propositions?
Une telle formule est donc essentiellement ouverte. Au contraire, une
formule dont toutes les variables sont liées est close : elle est
devenue une proposition, ayant, malgré la présence de variables, une
signification déterminée et fixe. Liée, la variable est intégrée à la
proposition elle-même en tant que variable, et cela n’aurait aucun sens que de
lui substituer une constante : ‘Pour tout Socrate, Socrate est
nommable’ serait un énoncé saugrenu. Pareille substitution n’aura de sens
que lorsque, supprimant le préfixe, on sera retombé sur la forme
propositionnelle f(x), l’assertion métalogique que cette
forme est vraie pour tout x invitant précisément à faire de telles
substitutions. Mais naturellement la proposition qu’on obtiendra ainsi, et
qui sera une singulière f(x1), est tout autre que
la proposition générale (x)f(x).
En d’autres
termes : on doit bien distinguer entre les trois expressions suivantes (où
f est censé représenter un prédicat déterminé), dont les guillemets
marquent exactement les limites :
(1) « f(x) »
(2) « ‘f(x)’
est vérifié pour tout x »
(3) « (x)f(x) »
(1) est une simple forme propositionnelle, ni vraie ni fausse, et
susceptible de donner une proposition singulière f(x1)
par substitution d’une constante x1 à sa variable libre x
ou, autrement dit, par individualisation de sa variable. (2), au contraire,
est une proposition, qui porte sur la forme ou fonction propositionnelle (1),
c’est-à-dire qui a celle-ci comme argument, et qui est vraie ou fausse selon
l’interprétation qu’on aura donnée de la fonction f; mais elle fait
appel à la métalangue, puisqu’elle dit quelque chose au sujet d’une /139-140/
formule de la langue; et comme ce qu’elle dit concerne une formule,
c’est une proposition singulière. (3) est aussi une proposition, mais générale
et universelle, bien que sa vérité ou sa fausseté s’accorde exactement avec
celle de (2); contrairement à celle-ci, elle ne sort pas du plan du calcul,
s’exprimant entièrement dans la langue symbolique objective; elle ne parle
pas d’une formule de calcul, elle est elle-même une formule du
calcul : formule générale, puisqu’elle concerne un individu indéterminé x.
Étourdissant! « f(x) » n’est pas une proposition, seulement un moule à proposition sans vérité ni fausseté, parce qu’on n’y précise pas quel en est le sujet et qu’on y fait une allusion vague sous forme de variable indéterminée x. Par quelque convention arbitraire, « f(x1) » devient une proposition, vraie ou fausse, car là f représente l’attribution d’un attribut déterminé (lequel?) et x1 représente une ‘constante individuelle’ singulière déterminée (laquelle?). On se demande pourquoi le logicien traditionnel est jugé si simpliste en considérant ‘B est A’ comme une proposition, vraie ou fausse, selon l’attribut et le sujet représentés par A et B. Ensuite, malgré l’indétermination de l’attribut et du sujet concernés, « (x)f(x) » doit se considérer comme une proposition, « vraie ou fausse selon l’interprétation qu’on aura donnée de la fonction f ». Tout en assurant que l’attribution signifiée par f convient à x pour n’importe quel x, « elle ne parle pas d’une formule de calcul » f(x), « elle est elle-même une formule du calcul ». Enfin, elle est une « formule générale, puisqu’elle concerne un individu indéterminé x » et non singulière, comme « ‘f(x)’ est vérifié pour tout x », « proposition singulière » « comme ce qu’elle dit concerne une formule ».
Blanché va
vite s’apercevoir que ‘lier’ ainsi tous les individus qu’offre l’univers ne présente
pratiquement aucun intérêt, reste « de peu d’usage », hormis les cas
de tautologie. Cela est loin de compenser l’intérêt perdu lors de
l’interdiction d’énoncés à sujets universels. Il faudra se surpasser pour
concocter une astuce qui garde tout énoncé en relation à un sujet singulier
tout en exprimant une vérité universelle assez restreinte tout de même pour
présenter quelque intérêt. Le truc, en fait, sera de restreindre
arbitrairement « l’univers du discours » visé. L’énoncé devra ainsi
perdre encore de sa simplicité et devenir à un titre de plus une
conditionnelle.
Nous avons
pris, pour ces premières explications, l’exemple le plus simple possible, celui
d’une fonction élémentaire f(x) telle que : ‘… est
nommable’. Mais il faut avouer que, sous cette forme élémentaire, une
variable d’une telle généralité serait de peu d’usage, car il y a peu de fonctions
simples qui soient ainsi satisfaites par n’importe quel argument. Dans la pratique,
la généralité se trouve ordinairement restreinte en extension, et précisée en
compréhension, soit par la référence, expresse ou tacite, à un univers du
discours déterminé (par exemple : l’ensemble des nombres entiers, des
astres, des œuvres d’un poète, etc.), soit par l’intervention d’une condition
restrictive qui peut être incorporée à la fonction (par exemple : ‘pour
tout x, x est mortel-s’il-est-homme’) ou – ce qui sera le cas le plus
fréquent – expressément dégagée en une fonction distincte qui implique l’autre
(par exemple : ‘pour tout x, si x est homme, alors x est mortel’;
voir le paragraphe suivant).
Au lieu de
dire d’une fonction qu’elle est vérifiée pour toutes les valeurs possibles de
l’argument, on peut aussi avoir besoin d’exprimer que, parmi ces valeurs, il en
existe au moins une qui la vérifie. Il faut alors lier la variable sous une
autre condition, celle de l’existence. Pour la marquer, on fait
précéder la mention de la variable, dans le préfixe, du signe ∃.
Dès le départ, Blanché a disqualifié deux autres énoncés naturels à la logique traditionnelle : l’énoncé existentiel du type ‘l’homme est’ ou ‘quelque homme est’, auquel il reprochait, bizarrement, de traiter l’existence comme un attribut, et l’énoncé particulier, qui avait le malheur d’user d’un universel comme sujet, tout en en restreignant la quantité d’extension, du type ‘quelque homme est blanc’. De fait, il confondait les deux, considérant, à l’encontre du logicien traditionnel, que l’énoncé particulier est d’office existentiel.
Pour compenser ce manque, Blanché suggère une autre façon de ‘lier’ des variables, les lier « sous une autre condition, celle de l’existence ».
Ainsi la
formule (∃x)f(x)
signifiera : « il existe un x (au moins) tel qu’il vérifie f »,
ou : « quelque x vérifie f, satisfait à f »;
soit, avec la même interprétation de f que tantôt : « il y a
au moins une chose qui est nommable ». C’est là une seconde façon de lier
une variable.
Malgré l’horreur que l’homonymie inspire à Blanché, il ne renonce pas ici à en user, parlant de ‘lier’… « une variable ». Son lecteur doit y penser un certain temps, avant d’abstraire la notion de ‘lier’ assez pour qu’elle ne requière plus au moins deux objets.
/140-141/ On
voit que, universel ou existentiel, un tel préfixe joue le rôle d’un opérateur,
puisqu’il transforme une fonction en une proposition. On l’appelle
ordinairement un quantificateur, et son opération une quantification.
Certains
auteurs, notamment les Polonais, notent les quantificateurs universel et
existentiel respectivement par Πx et Σx. L’intérêt de cette notation est de rappeler la parenté de
l’universelle avec le produit logique ou conjonction (Tout x = x1
et x2 et x3…) et de l’existentielle
avec la somme logique ou disjonction (Il existe un x = x1
ou x2 ou x3…). D’autres auteurs, pour
maintenir dans la notation la symétrie entre les deux quantificateurs, se
servent d’un A renersé pour marquer l’universalité (all-operator),
qu’ils désignent par ("x).
On pourrait
naturellement envisager, pour les propositions que De Morgan appelait numériquement
quantifiées, d’autres quantificateurs tels que ‘pour la plupart des x’,
‘il existe plus d’un x’, etc. Sheffer, par exemple, propose les
quantificateurs Lnx (pour au moins nx), Mnx (pour
au plus nx), Jnx (pour exactement nx) (at least, at
most, just). Mais la plupart des logiciens répugnent, non seulement à
multiplier ainsi les quantificateurs, mais surtout à introduire, dans la
« quantité logique », des considérations qui relèvent de la quantité
mathématique. Hilbert, de façon plus subtile, fait usage d’une notation en εx, qui représente, relativement à un prédicat
donné, l’individu qui existe s’il en existe au moins un à qui convienne ce
prédicat; celui, en quelque sorte, à qui il convient par excellence. Cette
notation peut se substituer à celle des deux quantificateurs habituels ou, du
moins, elle permet de les introduire par voie de définition. L’expression f(εxf̄x) signifie que même celui qui, éminemment,
ne serait pas f, est néanmoins f : à plus forte raison
tous les autres le seront-ils (si Robespierre, dit l’incorruptible, est
lui-même corruptible, qui donc ne le serait?). Elle a ainsi la valeur d’une
universelle (x) f(x). Au contraire, f(εxfx) aurait la valeur d’une existentielle. Cette
notation permet en outre de se passer d’un symbole spécial pour jouer le rôle
de singularisateur (l’opérateur iota, dont il sera question au §41).
Nous
résumerons les deux paragraphes qui précèdent par le tableau ci-dessous, qui
indique les différentes manières dont, à partir d’une fonction ou d’une forme
proposition-/141-142/nelle – prise ici dans son expression la plus simple, f(x)
– on obtient une proposition :
On s’émerveille à constater comment, tout en gardant toujours des sujets singuliers x (éventuellement à ‘préciser’ en x1, x2, x3…), des énoncés peuvent devenir généraux et même universels – la subtilité va jusqu’à distinguer l’universel du général! –, du simple fait de ne pas dire qui au juste est ce mystérieux singulier x. On se félicite ainsi d’arriver à concocter des propositions universelles à sujets… singuliers.
À cette
première diversification des propositions générales en universelles et
existentielles, vient s’en superposer une seconde par la distinction des affirmatives
et des négatives. Mais la négation peut, ici, s’introduire de deux façons
différentes, selon qu’elle affecte la fonction elle-même ou le quantificateur.
Autre chose est, par exemple, nier universellement une fonction, autre chose
nier l’universalité de la fonction[43] : dans le premier cas, c’est
dire que, quel que soit x, il vérifie non-f, et dans le
second, c’est dire qu’il n’est pas vrai que tout x, quel qu’il soit,
vérifie f [44]. La première de ces assertions est
plus forte que la seconde : elle permet de l’inférer, /142-143/ mais
sans réciprocité, de sorte qu’on peut poser seulement l’implication[45] :
(x) ~fx · ⊃ · ~(x)fx
Seuls le refus initial d’admettre des énoncés où on s’intéresse
comme à un sujet de connaissance légitime à une nature considérée
universellement et le parti-pris de déclarer existentiel tout énoncé
particulier empêchent de rendre cette distinction par la subalternation entre
‘nul B n’est A’ et ‘quelque B
n’est pas A’ (ou ‘pas tout B est A’).
De même, il n’y a pas équivalence entre Il existe un x qui vérifie non-f et Il
n’existe pas de x qui vérifie f. Cette fois, c’est
la seconde proposition qui est plus forte que la première et qui
l’implique :
~ (∃x)fx · ⊃ · (∃x) ~ fx
On dirait traditionnellement, avec plus de simplicité, en voulant impliquer l’existence de particuliers niés : ‘nul B n’existe, qui soit A’ et ‘quelque B existe, qui ne soit pas A’. Avec l’avantage de ne pas avoir à inverser la présentation du fait que l’universelle implique la particulière.
Prenant d’abord
le cas où la négation porte sur la fonction, on voit que la dualité
affirmation-négation, se combinant avec la dualité universalité-existence,
donne naissance à un système de quatre propositions :
(x)fx [tout B est A]
(x) ~fx [nul B n’est A]
(∃x)fx [quelque B est, qui
soit A]
(∃x) ~fx [quelque B est, qui
ne soit pas A]
Si maintenant
nous faisons porter la négation non plus sur la fonction, mais sur le
quantificateur, nous obtenons de nouveau un système de quatre propositions, où
seules les deux affirmatives sont identiques à celles du premier
système :
(x)fx [tout B est A]
~ (x) fx [pas tout B n’est
A]
(∃x)fx [quelque B est, qui
soit A]
~(∃x)fx [nul B n’est, qui
soit A]
Néanmoins,
nous n’avons avec ces deux systèmes que quatre propositions réellement
distinctes et non pas six. /143-144/ Comme il n’y a que deux affirmatives, il
n’y a non plus que deux négatives, car si l’universelle négative n’est pas
équivalente à la non-universelle, ni l’existentielle négative à la
non-existentielle, en revanche l’équivalence s’établit par croisement. Dire, en
effet, que la fonction n’est vérifiée par aucune valeur de la variable
(universelle négative), c’est dire qu’il n’existe pas d’argument qui
vérifie la fonction (non-existentielle); et dire, d’autre part, qu’il
existe au moins une variable pour laquelle la fonction n’est pas
vérifiée (existentielle négative), c’est dire qu’il n’est pas vrai que
tous les arguments la vérifient (non-universelle). Et réciproquement. On
peut donc écrire les équivalences :
(x) ~fx · ≡ · ~(∃x) fx
(∃x) ~fx · ≡ · ~(x)fx
L’identité en question revient à dire qu’il n’y a aucune différence à tenir compte ou non de l’existence effective de subordonnés qui réalisent l’attribution ou non-attribution énoncée. Blanché reprochait pourtant durement à la logique ‘classique’ de ne pas tenir compte clairement de cette distinction[46].
D’où il suit
d’abord qu’une proposition générale supporte toujours d’être exprimée à l’aide
de l’un quelconque des deux quantificateurs ou, autrement dit, qu’une
existentielle se laisse traduire en termes d’universalité et réciproquement; il
suffit en effet de substituer ~f à f
dans les équivalences ci-dessus et d’appliquer la loi de double négation pour
obtenir :
(x)fx · ≡ · ~(∃x) ~fx
(∃x)fx · ≡ · ~(x) ~fx
Ce qui,
intuitivement, signifie : Tout x vérifie f équivaut à : Il
n’existe pas de x qui vérifie non-f, et : Il existe un x qui
vérifie f équivaut à : Il n’est pas vrai que tout x vérifie non-f.
Il y a ainsi, entre universalité et existence, la même dualité qu’entre conjonction
et disjonction (lois de De Morgan) : coïncidence qui s’explique par le
fait que l’universelle est assimilable, comme nous le notions tantôt, à une
suite de conjonctions, et l’existentielle à une suite de disjonctions.
Voici une autre conséquence de ne pas avoir saisi qu’on puisse considérer une nature absolument, en faisant abstraction des différences qui distinguent individuellement ceux qui y participent : tout énoncé à propos d’une nature devient pluriel; on ne peut parler de l’homme, on parle forcément des hommes, et ce qu’on en dit qui tient à leur nature, on ne peut le dire que de chacun d’eux. Bref, il n’y a aucun énoncé universel ni particulier simple, il y a seulement des énoncés conjonctifs à l’infini, quand on voudrait parler de la nature, et des énoncés disjonctifs, quand on voudrait parler d’accidents. Plus concrètement, ‘tout homme est animal’ n’annonce pas ‘animal’ comme élément de la nature commune à tout homme, mais résume l’infinie conjonctive : ‘cet homme est animal et cet autre homme est animal et cet autre homme est animal et…’. De même, ‘nul homme n’est aquatique’ résume l’infinie conjonctive : ‘cet homme n’est pas aquatique et cet autre homme ne l’est pas non plus et cet autre homme ne l’est pas non plus et…’. Quant à la particulière, ‘promue’ existentielle d’office, elle n’affirme ni ne nie partiellement la convenance ou répugnance d’une propriété accidentelle à une nature, mais résume une disjonctive plus ou moins multiple. Ainsi, ‘quelque homme est blanc’ résume ‘cet homme est blanc ou cet autre l’est ou cet autre l’est ou…’; ‘quelque homme n’est pas blanc’ résume ‘cet homme n’est pas blanc ou cet homme n’est pas blanc ou cet homme n’est pas blanc ou…’.
Cette passe disjonctive méconnaît le fait qu’on puisse connaître quelques cas où un attribut convient à un sujet – ce qui justifie la particulière –, sans être à même de juger s’il se trouve des exceptions ou s’il convient à tous les cas. La particulière traditionnelle exprime subtilement ce fait; la disjonctive ne tient pas compte des deux possibilités et s’exprime précipitamment comme si on savait déjà que des exceptions se présenteront. Il en va de même pour la particulière négative.
Les
équivalences ci-dessus sont importantes, car chacune peut être prise comme une
définition de l’un des quantificateurs en termes de l’autre. Il n’est donc pas
absolument nécessaire d’user de deux quantificateurs distincts : un seul
/144-145/ suffit, arbitrairement choisi, puisqu’on peut toujours remplacer
le défini par le définissant. Si l’on continue ordinairement d’employer les
deux, c’est pour la même raison qui incite, en général, à introduire des
termes nouveaux par voie de définition, et qui est d’abréger le discours ou les
formules. Il n’y en a pas moins un intérêt théorique évident à savoir réduire
au minimum le nombre des termes premiers. Chez les logiciens contemporains, la
tendance la plus fréquente, parce qu’elle s’accorde mieux avec le point de vue
extensionnel et assertorique qui est ordinairement le leur, est de poser
l’existence comme notion première et de définir par elle l’universalité, plutôt
que d’établir la subordination inverse.
On continue de débouler la cascade de conséquences qu’entraîne l’ignorance de la considération, pourtant naturelle à l’intelligence, des natures en elles-mêmes, abstraction faite de leurs éventuels participants. Privilégier le ‘quantificateur existentiel’ est typique de ne considérer chaque sujet que cas par cas.
Une autre
conséquence est celle-ci. Puisque les quatre propositions générales réellement
distinctes (non-équivalentes) se laissent construire à partir de l’un ou
l’autre des quantificateurs, grâce à la diversification qui résulte de l’emploi
préposé ou postposé de la négation, et puisque, en outre, il y a équivalence
entre les deux tétrades ainsi obtenues, nous pouvons disposer ces diverses
propositions sous la forme de deux carrés logiques qui sont équivalents et dont
chacun présente, entre ses différents postes, la relation caractéristique de
ce carré :
Universalité Existence
(x)fx (x) ~fx ~(∃x) ~fx ~(∃x)fx
~(x) ~fx ~(x)fx (∃x)fx (∃x) ~fx
Par exemple,
une proposition en (x)fx est contraire à une proposition
en (x) ~fx ou en ~(∃x)fx, c’est-à-dire incompatible avec
elles; et de même, respectivement, pour les autres relations du carré
logique : subcontrariété (disjonction), subalternation
(implication), contradiction (alternative).
Blanché perd ici une très belle occasion de distinguer entre les considérations absolue et existentielle de natures. Il aurait pu apercevoir l’évidente compatibilité des énoncés suivants : ‘tout dinosaure est un animal préhistorique’, qu’il symboliserait « (x) fx » et ‘il n’existe aucun individu dinosaure qui soit un animal préhistorique’, à symboliser « ~(∃x)fx ». Une essence et ses attributs ne tiennent absolument pas à ce qu’il existe actuellement des individus de cette essence dotés de ces attributs, ces derniers fussent-ils essentiels ou accidentels. Quoi qu’en pense Blanché, aucune contrariété n’oppose donc l’universelle affirmative « (x)fx » et la non-existentielle « ~(∃x)fx ».
De même, il n’y a pas non plus d’équivalence entre ‘quelque dinosaure est brontosaure’ (‘quelque A est B’), tout à fait vraie en l’occurrence, et ‘il existe des dinosaures tels qu’ils soient des brontosaures’ (« (∃x)fx »), tout à fait fausse. Pour admettre une espèce, un genre n’a pas besoin que celle-ci possède encore des sujets réellement existants.
On n’aura pas
manqué de noter l’analogie entre, d’une part, les universelles et les
existentielles obtenues par nos /145-146/ quantificateurs, et, d’autre part,
les universelles et les particulières de la logique classique. Peut-être même
aura-t-on eu le sentiment qu’il était bien inutile de suivre un chemin si contourné
pour déboucher finalement sur un résultat aussi banal. L’analogie, en effet,
n’est pas douteuse, mais elle ne doit pas suggérer une assimilation pure et simple.
La théorie moderne est à la fois plus minutieuse et plus large : elle
dissipe des confusions dans l’analyse élémentaire et elle offre, pour les
développements ultérieurs, des ressources plus riches.
Je viens de remarquer qu’au contraire la théorie moderne introduit des confusions initiales lourdes de conséquences, là où l’analyse traditionnelle se montrait extrêmement plus fine.
La théorie
classique est confuse d’abord parce qu’elle présente comme élémentaires et
traite comme simples des propositions qui sont déjà complexes et dont elle n’a
pas poussé jusqu’au bout l’analyse. Déjà avant l’époque de la logistique, certains
auteurs avaient remarqué que la traditionnelle proposition universelle, sous
les dehors d’une catégorique, avait en réalité la signification d’une
hypothétique. L’homme est mortel n’est pas, malgré l’apparence
grammaticale, une proposition simple, conforme au schéma S est P.
Son ‘sujet’ homme est un pseudo-sujet; il n’est pas un porteur
d’attributs, puisque, étant lui-même concept au même titre que mortel,
il fait également fonction d’attribut.
On revient ici, sous couvert de rigueur intense, aux confusions initiales dont j’ai déjà dû avertir pour rectifier certaines de leurs conséquences[47]. Dans l’énoncé ‘l’homme est mortel’, ‘homme’ n’est pas un ‘pseudo-sujet’ : il est le sujet logique, il représente ce dont on entend faire progresser la connaissance. Et cela, c’est la nature humaine; c’est elle dont on cherche à juger si l’attribut ‘mortel’ lui convient, non les individus qui participent de cette nature. Pour Blanché, un nom n’est légitimement qu’un nom propre, il ne se substitue qu’à un individu, à une substance première, à un « porteur d’attributs » réel. Blanché n’a pas conscience que le nom peut être commun et se substituer dans un énoncé à une nature considérée absolument, en totale abstraction de quoi que ce soit d’existant qui en participe. Pourtant, sa désignation le montre déjà clairement : l’homme n’est pas tel homme, ni tel et tel et tel… homme. De plus, l’attribut considéré est ‘mortel’, c’est-à-dire l’aptitude à mourir, l’ouverture essentielle à la corruption, et non le fait actuel de mourir. ‘Mortel’ convient à une essence; ‘meurt’ convient plus volontiers à des individus de cette essence. ‘L’homme meurt’, malgré la formulation commune, laisse attendre une considération de ce qui concerne une essence non pas absolument, mais du fait de la façon concrète dont existent de ses participants, ainsi que le sent Blanché :
Ce n’est pas
l’homme qui meurt, mais tel et tel qui sont hommes et qui, parce qu’ils sont
hommes, sont aussi mortels.
Enfin, dans l’énoncé ‘l’homme est mortel’, ‘homme’ ne joue aucun rôle d’attribut; il pourrait le faire en un autre énoncé, comme dans ‘Socrate est homme’, mais ce n’est pas du tout le cas dans l’énoncé initial.
Ainsi la
proposition universelle classique comporte non pas une, mais déjà deux
fonctions, liées l’une à l’autre par un rapport d’implication, et dont
l’argument est commun, mais demeure, comme il convient pour une proposition
générale, indéterminé[48]. D’une telle proposition l’expression
développée serait, avec notre exemple : quiconque est homme est, par
là même, mortel, ou : pour tout x, si x est homme, alors x est
mortel. La formule schématique de l’universelle affirmative
classique s’écrira donc :
(x) · fx ⊃ · gx
Comme je l’ai maintes fois remarqué, Blanché ne peut voir les choses ainsi qu’en confondant la substance première, sujet réel d’accidents, et le sujet logique, qui se mérite proprement les attributs qui le font connaître. Et en ignorant l’aptitude et la tendance naturelle de la raison à s’intéresser à une essence pour elle-même, sans porter attention aux propriétés supplémentaires qu’elle pourrait se mériter en existant. Dans cette ignorance, en parlant de l’homme, il est contraint de lui supposer des individus et de parler de ces individus en leur attribuant d’abord l’humanité et seulement en second n’importe quelle autre qualité, ce qui l’amène à voir comme multiples les énoncés les plus simples et comme une implication entre deux énonciations une affirmation simple immédiate.
/146-147/ Précisons
cependant que, quoique très voisines par le sens, l’universelle classique (tout
homme est mortel) et l’universelle moderne (pour tout x, si x est homme,
il est mortel) ne se recouvrent pas exactement, le nouveau quantificateur
ayant une portée plus générale que l’ancien. En effet, tout homme est
bien général, puisqu’il s’agit non de tel homme, mais d’un homme quelconque;
néanmoins cette généralité est limitée au genre humain. Au contraire, tout
x est (à moins qu’on n’en limite expressément l’univers du discours considéré)
absolument général; il s’étend aussi bien à cette table ou à Bételgeuse,
car il vrai d’un objet individuel absolument quelconque que, s’il est
homme, alors il est mortel. C’est l’une des raisons qui interdisent
d’assimiler la théorie moderne de la quantification à la théorie classique.
N’en déplaise à Blanché, tout homme n’est pas « un homme quelconque », mais la nature humaine regardée absolument, sans aucune référence à quelque individu qu’elle informe. Avec l’avantage qu’il ne se présentera aucun besoin ultérieur de « limiter l’univers du discours considéré » pour éviter qu’un auditeur s’imagine qu’il soit peut-être question de « Bételgeuse ». Aristote sera donc tout à fait d’accord pour ne pas « assimiler la théorie moderne de la quantification à la théorie classique ».
On remarquera
que, comme toute implication, celle-ci (que Russell appelle ‘formelle’ et qu’il
vaudrait sans doute mieux appeler ‘générale’) exclut seulement le cas où le
conséquent serait faux pour un antécédent vrai. Elle demeure donc toujours valable
lorsque la fonction antécédente n’est vérifiée par aucun argument :
c’est-à-dire que s’il n’existe rien qui satisfasse à fx, alors on peut
sans se compromettre affirmer que ce qui y satisfait, satisfait aussi à gx,
à hx, ou à n’importe quoi (le faux implique tout). La proposition
universelle, étant hypothétique, pose seulement la relation du conséquent à
l’antécédent, mais nullement l’antécédent lui-même.
La considération de la proposition conditionnelle ou, pour user des mêmes termes que Blanché, de l’implication entre deux énoncés, n’a rien à voir avec l’analyse de l’universelle ‘classique’, je viens de le dire. Cependant, ce qu’en dit la logique contemporaine est si gauchi qu’il vaut la peine de rectifier un peu. Blanché dit avec vérité que la proposition hypothétique « pose seulement la relation du conséquent à l’antécédent ». Il en tire aussi avec justesse qu’elle ne pose « nullement l’antécédent lui-même ». Il pourrait ajouter – peut-être le sous-entend-il, il ne dit rien à l’encontre – qu’elle ne pose nullement non plus le conséquent. Tout ce qu’affirme la conditionnelle, c’est une conséquence reçue comme immédiate, sans besoin de preuve, de l’antécédent au conséquent.[49] Mais elle l’affirme, cette conséquence, et elle n’est vraie que pour autant que l’antécédent entraîne nécessairement le conséquent; or il pourrait bien ne pas l’entraîner même si par chance on donnait pour antécédent et pour conséquent deux énoncés indépendamment vrais, de sorte que cette conditionnelle : ‘si Socrate a bu la ciguë, mon père a cessé de fumer’, à l’encontre du dogme logistique, est fausse; les propositions qui s’y trouvent présentées comme antécédent et conséquent ne le sont pas du tout, aussi vraies soient-elles en elles-mêmes.
De la nature de la conditionnelle vraie, on peut tirer que connaître la vérité de son antécédent oblige à concéder celle de son conséquent, sous peine de fausseté de la conditionnelle, et que réciproquement connaître la fausseté du conséquent oblige à concéder celle de l’antécédent, encore sous peine de fausseté de la conditionnelle. Mais c’est la seule indication, toute conditionnelle justement, de la vérité ou fausseté de l’antécédent et du conséquent. En somme, de la plus vraie des conditionnelles, on ne tire aucune connaissance absolue de la vérité ou de la fausseté de l’antécédent ou du conséquent.
Sous ce prétexte, très généreusement, Blanché assure que la conditionnelle « demeure toujours valable[50] lorsque la fonction antécédente n’est vérifiée par aucun argument ». Certes, on peut ne pas savoir qu’une conditionnelle est fausse, tant qu’on n’a pas constaté que la fausseté de son conséquent peut coexister avec la vérité de son antécédent. Mais cette ignorance n’offre aucune garantie de vérité. La conditionnelle n’est vraie que si son antécédent entraîne son conséquent. Elle est fausse s’il ne l’entraîne pas. Ainsi, une fois affirmé que ‘quiconque est dinosaure est doué d’intelligence’, considérer qu’on n’a qu’à constater qu’il n’existe aucun individu dont on puisse dire avec vérité qu’il est un dinosaure pour trouver valable et vraie la conditionnelle; renchérir qu’on est alors tout autorisé à attribuer à « quiconque est dinosaure » de rire et… « n’importe quoi », « sans se compromettre », c’est se trouver satisfait de trouver vrai tout ce dont on ne peut faire admirer la fausseté en aucun cas concret. On notera l’insistance de Blanché dans les lignes suivantes : « Même s’il n’existe aucun individu porteur de l’attribut antécédent, une proposition hypothétique sera vraie pour n’importe quel attribut conséquent. » « Le faux », argue Blanché, « implique tout ». L’excuse sonne presque aristotélicienne, quoique lessivée de son sens. Aristote dit quelque chose comme cela[51], mais c’est pour mettre en garde de laisser passer une absurdité : « Concède-t-on une absurdité, les autres s’amènent, rien de surprenant là. »[52] Cependant, Aristote ne prétend pas là, absurdement, que de n’importe quelle fausseté on peut déduire légitimement n’importe quelle autre, mais, plus modestement, que pour n’importe quelle conclusion fausse on peut trouver des propositions fausses dont la déduire rigoureusement. Si on tient à une formule comme ‘tout s’ensuit du faux’, il faudra entendre par ‘tout’ : tant du vrai que du faux, non que n’importe quoi suive n’importe quelle fausseté.[53]
Une proposition
hypothétique n’a pas besoin, pour être vraie, que son antécédent le soit :
sinon, on devrait rejeter tous les conditionnels irréels (Si tous les
hommes étaient sages, les gendarmes seraient inutiles). En d’autres
termes une proposition universelle n’a comme telle aucune portée existentielle[54] : non seulement sa vérité ne
présuppose pas l’existence d’un /147-148/ individu porteur de l’attribut antécédent,
mais, même s’il n’en existe aucun, elle sera vraie pour n’importe quel attribut
conséquent.
Il est tout à fait vrai qu’« une proposition universelle n’a comme telle aucune portée existentielle ». Mais c’est pour d’autres raisons que celles invoquées par Blanché et Mlle Roure. C’est qu’elle ne parle pas d’existence, ni de celle d’un sujet ni de celle d’un attribut, mais de convenance ou de compatibilité théorique d’un attribut avec un sujet pris universellement, qui ne peut donc pas être un individu.
On le
comprendra plus clairement encore si l’on se rappelle que l’universelle équivaut
à une non-existentielle : dire que Tout a est b, c’est dire qu’il
n’existe pas de a qui soit non-b, ce qui, quel que soit b,
est évidemment vrai dans le cas où il n’existe pas de a du tout.
On a vu plus tôt que cette équivalence n’est pas complète[55] : il ne suffit pas, pour vérifier ‘tout B est A’, qu’aucune exception ne vienne maintenant l’infirmer; il faut qu’il n’y en ait jamais eu; il faut même qu’il ne puisse y en avoir, si l’énoncé universel est plus qu’une simple constatation d’adon, de coïncidence factuelle, accidentelle, du sujet et de l’attribut : il n’existe aucun brontosaure qui ne soit dinosaure; il n’y en a jamais eu non plus et il n’a jamais pu y en avoir.
Or, la
formulation classique de la proposition universelle Tout a est b
suggère fortement, bien qu’elle ne le dise pas expressément, qu’il existe des a
(et l’emploi du verbe être comme copule renforce encore cette
suggestion). Si l’on enseignait à un enfant que Tout pentaèdre régulier
occupe un volume inférieur à celui de la sphère où il est inscrit, on
serait justement accusé de lui enseigner une chose fausse tout en énonçant
devant lui une proposition qui ne l’est pas, parce qu’il interpréterait
certainement un tel énoncé comme supposant qu’il existe des pentaèdres réguliers.
En énonçant la proposition sous la forme hypothétique (implicative), on
laisse au contraire expressément en suspens la vérité de l’hypothèse pour
poser seulement celle de l’implication.
Cette ‘suggestion d’existence’ tient simplement à l’ignorance mentionnée plus tôt de l’homonymie du verbe ‘être’, tantôt expression de l’existence, quand il constitue à lui seul tout l’attribut, tantôt simple expression de la convenance de l’attribut au sujet, quand il intervient comme troisième expression dans l’énoncé.[56] Pareille ignorance implique beaucoup d’inexpérience logique. Aussi Blanché a-t-il raison d’adresser à un enfant le fait de traiter le verbe ‘être’ comme impliquant de soi existence. Spécialement s’il est question d’un sujet intégrant deux notions incompatibles, comme ‘cercle carré’ ou… ‘pentaèdre régulier’.
Comme
l’universelle, la ‘particulière’ est une proposition générale, ayant pour
sujet apparent un concept, et énonçant donc une liaison entre deux attributs.
Mais la liaison est ici une conjonction, non une implication. Contrairement à
l’universelle, la particulière est catégorique, et même doublement, puisque
dire que Quelque a est b, c’est dire qu’il existe des individus qui
sont a et qui, en même temps, sont b. Quelques cygnes
sont noirs signifie qu’il y a des êtres qui conjoignent les deux propriétés
d’être des cygnes et d’être noirs. La notation correcte de
la particulière classique sera donc :
(∃x) : fx · gx
Une telle
proposition diffère profondément de l’universelle en ce qu’elle a, elle, une
portée existentielle expresse.
Les mêmes remarques valent : la particulière, pas plus que l’universelle, ne concerne d’office l’existence. Elle aussi, en tant que « générale », vise la convenance d’attribut à sujet, même si penser le contraire accuse moins d’inexpérience. On use d’elle plus volontiers en effet pour inclure l’existence. Mais certes pas automatiquement.[57]
Mais si les
‘particulières’ sont ainsi des existentielles, il n’est pas vrai qu’inversement
toute existentielle prenne /148-149/ la forme spéciale de la ‘particulière’
classique qui est une existentielle double, affirmant à la fois l’existence
d’un a et sa conjonction avec b. C’est cette duplicité de la
particulière classique qui risque de rendre ambiguë sa négation, laquelle
peut porter soit sur l’existence, soit sur la conjonction. Il n’existe pas
de ab peut signifier ou bien qu’il existe des a, mais qu’ils ne
sont pas b, ou bien qu’il n’existe aucun a : la
proposition reste vraie dans les deux éventualités. D’où l’équivoque de la
proposition universelle traditionnelle, puisqu’elle équivaut à la négation de
l’existentielle. À Crowland toutes les voitures ont des roues d’argent :
cela signifie-t-il qu’à Crowland, il y a effectivement des roues d’argent aux
voitures, ou bien qu’à un tel nid de corneilles aucune voiture ne peut
accéder?
Remarquons en passant que le logicien légifère en observant les façons normales de s’exprimer, celles où on use des mots et des tournures en leurs sens stricts. Il ne peut pas recenser exactement toutes les métaphores et figures dont l’orateur ou le poète usent pour surprendre, justement, et persuader par des impressions là où une matière trop floue ne se laisse pas exprimer rigoureusement. Il laisse au rhéteur et au théoricien de la poétique de porter jugement sur l’efficacité de ces procédés.
Ces confusions
ne sont pas sans conséquence. Elles déterminent de graves erreurs, que
Brentano et Mac Coll avaient déjà remarquées, dans la théorie traditionnelle
des inférences. Celles qui concluent de la vérité de l’universelle à celle de
la particulière correspondante y sont présentées comme légitimes (subalternation,
conversion par accident, syllogismes en Darapti et en Felapton).
Or il est clair que, d’une proposition qui ne dit rien sur l’existence, on n’a
pas le droit de conclure à une existence. S’il est vrai que, comme son nom
l’indique, le serpent de mer est un animal aquatique, il ne s’ensuit pas qu’il
en existe aucun. En d’autres termes : le rapport qu’énonce l’universelle
peut être valable sans qu’il ait jamais occasion de
s’appliquer. Même s’il n’existe, en fait, aucun corps soustrait à l’action de
toute force extérieure, cela ne contredit pas le
principe d’inertie.
Ces accusations se fondent sur l’interprétation automatiquement existentielle de la particulière et se dissolvent dès qu’on remarque sa fausseté. ‘Tout homme est mortel’ et ‘tout serpent de mer est animal aquatique’ impliquent à n’en pas douter que ‘quelque homme est mortel’ et que ‘quelque serpent de mer est aquatique’ (subalternation), qui répètent simplement une partie de leur vérité, sans, plus qu’elles, se prononcer sur l’existence d’hommes ou de serpents de mer réels. Les mêmes universelles impliquent avec autant de nécessité que ‘quelque mortel soit homme’ et que ‘quelque animal aquatique soit serpent de mer’ (conversion par accident), toujours sans présumer qu’il en existe. Enfin, ‘toute baleine est aquatique’ et ‘toute baleine est mammifère’ impliquent assurément que ‘quelque mammifère soit aquatique’ (Darapti); de même, ‘aucun dauphin n’est terrestre’ et ‘tout dauphin est mammifère’ infèrent forcément que ‘quelque mammifère ne soit pas terrestre’ (Felapton).
L’impression qu’on acquiert là quelque notion d’une existence factuelle de ‘mammifères aquatiques et non-terrestres’ ne vient pas des conclusions ‘particulières’ obtenues, mais d’une connaissance qu’on a déjà par ailleurs de ce qu’il existe des baleines et des dauphins. Ainsi, en considérant l’argument suivant : ‘Tout serpent de mer est plus long qu’une baleine’ et ‘tout serpent de mer est animal aquatique’, on conclurait strictement que ‘quelque animal aquatique est plus long qu’une baleine’, mais sans aucunement prétendre qu’il existe des animaux aquatiques plus longs que des baleines, car on sait par ailleurs qu’il n’existe pas de serpents de mer. On comprendrait seulement que la compatibilité de ces attributs avec le serpent de mer entraîne leur compatibilité mutuelle.
Bref, pour citer Blanché, cette fois en l’approuvant, « le rapport qu’implique » la particulière « peut être valable sans qu’il ait jamais occasion de s’appliquer ».
C’est pourquoi
l’on peut, en se conformant aux règles classiques, construire des
raisonnements sophistiques, comme ce syllogisme en Darapti que Mill citait déjà
en exemple : Tout dragon souffle des flammes, tout dragon est
serpent, donc quelque serpent souffle des flammes.
On aura compris la solution : le syllogisme en question n’a rien d’un sophisme : ses propositions entraînent avec nécessité sa conclusion, mais celle-ci ne dit nullement qu’il existe des serpents qui soufflent des flammes, mais simplement qu’en autant que souffler des flammes et qu’être serpent conviennent au dragon, ils se conviennent l’un à l’autre. Personne, ou peut-être un enfant, n’en croira qu’il existe des dragons ou des serpents souffleurs de flammes.
Ou
encore : de ce que Nul mathématicien n’a carré le cercle, on
pourrait, par une succession d’inférences toutes autorisées par la logique classique
(successivement : conversion, obversion, subalternation, conversion),
conclure finalement que Quelque /149-150/ non-mathématicien l’a
carré. L’inférence de l’universelle à la particulière n’est valable que
si, expressément ou implicitement, on adjoint à l’universelle une seconde
proposition affirmant l’existence de son ‘sujet’.
Aussi spectaculaire soit-elle, cette attaque
illustre plutôt les sophismes de la non-cause et de la double demande. Ainsi que je l’ai déjà répété plusieurs fois, l’énoncé particulier
ne connote pas d’office l’existence plus que ne le fait l’énoncé universel. Cependant,
le concéder ne donnerait pas plus de consistance au sophisme allégué par
Blanché, car là ne réside pas ce qui crée l’apparence de conduire
‘rigoureusement’ à une absurdité. L’énoncé particulier, disais-je, ne connote pas
d’office l’existence plus que ne le fait l’énoncé universel. Les deux le
peuvent cependant, selon le contexte de la considération. Le plus
normalement, l’universelle comme la particulière relèvent d’une considération
absolue de la nature concernée : ‘tout brontosaure est dinosaure’ et
‘quelque dinosaure est brontosaure’ ne s’intéressent aucunement à l’existence
de brontosaures ni de dinosaures, mais seulement à la convenance, au degré d’identité
qui unit les deux natures concernées.
Cependant, on peut aussi, à considérer des natures dans ce que leur vaut leur existence réelle, être amené à parler universellement ou, plus ordinairement, particulièrement. La formulation révèle souvent ce contexte, spécialement en usant d’ajouts au nom ou au verbe, ou en parlant au passé. Ainsi, ‘toutes les roses que j’ai observées avaient des épines’ renvoie manifestement à des roses en leur réalité existentielle. Renvoyer ainsi à des individus plutôt qu’à une nature universelle fournit l’indice d’un contexte existentiel.
Dans le sophisme cité, ‘nul mathématicien n’a carré le cercle’, par son usage du passé composé, place déjà assez naturellement la considération dans ce contexte existentiel, bien qu’on reste encore proche de la considération absolue qui en donnerait la cause, où on déclarerait impossible la carrure du cercle : ‘nul mathématicien’ et même ‘personne ne peut carrer le cercle’. La prétendue conversion de l’énoncé initial forme comme sujet un nom composé de deux incompossibles en les donnant comme compossibles et même comme effectivement composés dans la réalité. Elle nous met ainsi face à ce que Blanché voudrait bien reprocher à tout énoncé simple : la présupposition d’un autre énoncé comme condition : ‘nul ayant carré le cercle n’est mathématicien’ présuppose que ‘des gens ont carré le cercle’ et a cette saveur hypothétique dénoncée par Blanché. En somme, se trouve-t-on à dire, ‘si des gens ont carré le cercle, aucun d’entre eux n’est mathématicien’. On doit certes réagir à pareille condition et refuser la conversion en question comme légitime, en contestant d’entrée de jeu : ‘Mais personne n’a carré le cercle!!!’
Le problème ne surgirait pas avec des énoncés vraiment simples, mettant en jeu des natures simples. Par exemple, avec ‘aucun cercle n’est carré’, on passerait sans souci par les opérations alignées par Blanché : ‘aucun carré n’est cercle’, ‘tout carré est non-cercle’, ‘quelque carré est non-cercle’, ‘quelque non-cercle est carré’. Tandis que dès qu’on laisse entrer comme terme un nom composé d’incompossibles, la même apparence d’inéluctable absurdité s’ensuit. Ainsi : ‘aucune figure n’est cercle carré’, ‘aucun cercle carré n’est figure’, ‘tout cercle carré est non-figure’, ‘quelque cercle carré est non-figure’, ‘quelque non-figure est cercle carré’. Il faut, dès la prétendue première conversion, opposer : ‘Mais il n’y a pas de cercle carré!’
Et il en va de
même pour l’inférence des contraires, qui cessent d’être incompatibles sans une
telle présupposition (par exemple : il n’existe pas d’homme invertébré qui
ne soit carnassier, et il n’en existe pas davantage qui le soit).
Encore une allégation qui s’évanouit en réalisant que le verbe ‘être’, quand il s’agit d’affirmer ou de nier universellement un attribut, n’a aucune prétention d’existence, mais oppose simplement la convenance et l’inconvenance d’un attribut à un sujet. Encore ici Blanché compose des incompossibles et les traite comme un sujet auquel attribuer ou nier quelque attribut. À qui demande si ‘tout ou quelque ou aucun homme invertébré est ou non carnassier’, il faut d’abord opposer que ‘nul homme n’est invertébré’. Ces demandes, comme le reproche Blanché, sont doubles et demandent deux réponses. Mais la demande cachée n’est pas directement à l’effet de l’existence d’hommes invertébrés, elle vise plutôt la convenance d’invertébré à homme. Aristote dénoncerait encore une double demande.
On objectera
peut-être que c’est là précisément la preuve que l’universelle classique a
effectivement une portée existentielle, le sens d’une proposition étant
déterminé par les règles de son emploi, et que ce qu’elle nie de la
particulière contradictoire, c’est la conjonction et non pas l’existence. Mais
– outre qu’en logique on doit pourchasser l’implicite et que, de plus, on ne
devrait pas présenter comme une proposition unique un énoncé qui comporte une
double assertion – si les règles des subalternes et des contraires redeviennent
ainsi valables, celles des contradictoires et celles des subcontraires
cessent alors de l’être, puisque, les quatre propositions opposées affirmant
également l’existence du sujet, elles peuvent être fausses toutes les quatre.
Tout au contraire, on le devinera aisément, il faut « refuser également aux quatre propositions toute portée existentielle » d’office. Blanché s’attend à cette réplique et s’affaire à y contre-répliquer tout de suite après.
On ne
rétablirait pas la situation en refusant également aux quatre propositions
toute portée existentielle, ce que permettrait une interprétation en compréhension.
Selon cette interprétation, en effet, l’universelle signifie que le concept a
implique strictement le concept b, et la particulière qu’il n’implique
pas le concept non-b, c’est-à-dire qu’il est compatible avec lui.
Tel que déjà signalé, la particulière n’est pas limitative. Elle ne dit pas que ‘seulement quelque B est A’, mais qu’on sait seulement pour quelque B qu’il est A. On laisse ouvert, puisqu’on n’est pas encore à même d’en juger, si ‘quelque B n’est pas A’ ou si finalement ‘tout B est A’. ‘Quelque corbeau est noir’ n’exclut ni que ‘quelque corbeau ne soit pas noir’ ni que ‘tout corbeau soit noir’.
Toutes les
propositions prennent ainsi une portée modale, l’universelle devient une apodictique
plus forte que l’universelle en extension, la particulière une problématique
plus faible que la particulière en extension, et aucune des deux ne pose
assertoriquement une existence : les propositions ne concernent plus
l’existence d’individus, mais la consistance de concepts.
À condition de se rappeler que le plus naturellement la raison considère absolument les natures et cherche quels attributs leur conviennent abstraction faite de propriétés qui s’ajouteraient à elles du fait d’individus existants qui en participent, il n’y a pas à différencier les points de vue de l’extension et de la compréhension : l’énoncé exprime la même relation de convenance entre sujet et attribut, qu’on la décrive par le fait que le sujet comprenne l’attribut ou que l’attribut s’étende au sujet. Il s’agit toujours de considérer que l’attribut, notion mieux connue parce que plus confuse, représente adéquatement le sujet, encore moins connu. Toute la querelle entre ‘compréhensivistes’ et ‘extensivistes’, ainsi que les reproches faits à Aristote d’osciller entre l’une et l’autre interprétation de l’énonciation et du principe ‘dici de omni’ tiennent à l’erreur si répandue, dont j’ai fait justice plus haut, qui veut prendre strictement le vocabulaire inclusif dont on use spontanément en décrivant l’énonciation comme exprimant que l’attribut est dans le sujet, ou le sujet dans l’attribut. Si on comprend que plus strictement, comme elle le dit, justement, l’énonciation assimile, identifie sujet et attribut, il n’y a plus à se quereller à savoir lequel s’identifie à l’autre.[58]
Il n’y a aucune raison de regarder comme automatiquement nécessaire l’universelle. Sans doute, ‘tout homme est animal’ énonce un fait nécessaire, bien qu’en le sous-entendant; mais ‘tout apôtre de Jésus est juif’ énonce un fait contingent, encore en sous-entendant ce mode. Dans la mesure où le mode n’est pas précisé explicitement, l’attitude prudente est de considérer que le locuteur, ignorant celui-ci, ne se prononce pas à son endroit, plutôt que d’opter précipitamment pour un mode qui serait sous-entendu. De même, il n’y a aucune raison de considérer automatiquement une particulière comme « problématique » : elle exprime un fait dans la limite de la connaissance du locuteur et ne se prononce pas sur ce qu’il s’agisse d’une attribution ou non-attribution nécessaire, possible, contingente ou problématique.
Seulement, les
difficultés n’auraient été que déplacées. Une universelle dont la fonction
antécédente serait inconsistante, donc nécessairement fausse, serait
elle-même nécessairement vraie, puisque le faux implique tout, même strictement[59]; et de cette vérité il serait
illégitime d’inférer celle de la particulière correspondante, qui énonce une
possibilité. L’inférence des subalternes ne serait permise que si l’on pouvait
/150-151/ ajouter ou sous-entendre à la proposition universelle une affirmation
de consistance, mais alors il arriverait que les quatre ‘contradictoires’
fussent toutes fausses. On se retrouve donc devant les mêmes embarras,
transposés seulement de l’existence des individus à la consistance des
concepts.
On retrouve la cascade d’inconvénients liés à la méconnaissance de la nature de l’énonciation. On ne peut y remédier qu’en rappelant que, dans son expression traditionnelle, l’énonciation n’est pas par nature multiple et conditionnelle. Dire que ‘tout homme est animal’ n’est pas dire que ‘s’il y a des hommes, ils sont des animaux’, c’est dire, sans aucune considération du fait qu’il existe ou non des hommes, que la notion animal éclaire celle d’homme. Il n’y a donc aucun danger de se trouver avec une « fonction antécédente inconsistante », à moins, comme Blanché le faisait plus haut avec son ‘carreur de cercle’ et son ‘homme invertébré’, de s’interroger sur un sujet déjà composé, et composé d’éléments incompossibles. Pour sa part, la particulière n’énonce pas de soi une « possibilité », ni une conjecture, ni une nécessité, mais le fait brut qu’un attribut convienne au moins en partie à la représentation d’un sujet universel. Aucun danger, par conséquent, de se retrouver avec « quatre contradictoires fausses ».
Ainsi, quelque interprétation
que l’on choisisse pour les propositions, qu’on les assortisse ou non d’une
condition restrictive, qu’on les entende en extension ou en compréhension, de
toute façon le système des opposées sera mis en défaut.
J’ai bien montré que ce n’est absolument pas le cas.
Paradoxalement,
ce n’est pas pour les universelles et les particulières classiques que vaut
le classique carré des opposées, c’est pour les universelles et les
existentielles de la logique contemporaine qui, étant vraiment simples, ne
comportent pas de négation équivoque.
Paradoxalement, plutôt, tout le souci de rigueur de Blanché le conduit à deux carrés d’opposition dont l’un, qu’il dit fondé sur le point de vue de l’universalité, ne présente aucune utilité et dont l’autre, fondé sur l’existence, prétend opposés des énoncés compatibles.
Ainsi que je l’ai expliqué plus haut, fin du paragraphe 36[60], l’existence ou inexistence d’individus auxquels attribuer les sujets des énoncés ne fait rien à la convenance ou inconvenance à ces sujets de leurs attributs; elle facilite seulement leur découverte. Par suite, « ~(∃x) ~fx » et « ~(∃x)fx », aussi péremptoirement qu’elles prétendent se contredire, sont tout à fait compatibles autant avec « tout brontosaure est dinosaure » qu’avec « nul brontosaure n’est dinosaure ». Qu’il n’existe aucun brontosaure qui soit dinosaure, ni aucun qui ne le soit pas, laisse ouverte la question de savoir si le brontosaure a pour genre le dinosaure. Et le logicien moderne sera peut-être ahuri d’apprendre que de fait c’est l’affirmative qui se vérifie, malgré l’absence d’individus existants où l’observer.
Quant au carré fondé sur l’universalité, Blanché a lui-même remarqué sa stupéfiante inutilité, hormis le cas de tautologie, qui pourrait s’en passer. Comme son ‘x’ représente potentiellement n’importe quel être ou non-être individuel, il faudra, pour lui trouver quelque application, limiter – de l’extérieur de l’énoncé ou en le multipliant lui-même par quelque préfixe – « son univers de discours », en recourant à quelque notion universelle, de façon à le ramener autant que faire se peut à une énonciation normale.
Si la théorie
classique laisse ordinairement implicite, ou même indécise, la portée
existentielle de ses propositions, de nouvelles confusions viennent l’affecter
lorsqu’elle essaie d’énoncer explicitement une existence. Faisant entrer toute
proposition dans le schéma S – P, elle se condamne à traiter
l’existence comme un attribut au même titre qu’une qualité, à considérer qu’être
réel est une propriété de l’atome aussi bien qu’être doué de masse,
à traduire Il y a des cygnes noirs par Des cygnes noirs sont
existants[61].
De fait, dans l’énoncé existentiel, l’existence, l’être est l’attribut. Il faut réaffirmer ici ce fait obstinément ignoré que le verbe ‘être’ présente deux sens, deux usages à reconnaître selon le contexte.[62] Comme l’intérêt le plus naturel de la raison ne porte pas sur les singuliers, mais sur les natures universelles, ses énoncés s’intéressent ordinairement à des attributs universels susceptibles d’éclairer la constitution et les propriétés de pareilles natures. Dans ce contexte, le verbe ‘être’ sert simplement d’indice de composition, d’assimilation de pareils attributs à leurs sujets. Mais si tant est qu’on se questionne sur l’existence de sujets, la réponse prendra le verbe ‘être’ pour l’attribut dont juger de la convenance ou disconvenance au sujet. Blanché parle, à tort, d’un attribut « au même titre qu’une qualité ». De fait, en ce sens d’existence, ‘est’ se montre encore multiplement homonyme, car les êtres le sont sous plusieurs modalités. On ne dit pas qu’il ‘est’ en le concevant pareillement, si c’est à une substance qu’on l’attribue, ou à une quantité, ou à une qualité, ou à une relation, ou à quelque autre modalité suprême de l’être ou à quelqu’une de ses espèces. Ceci dit, l’existence se traite comme un attribut, oui, en ceci que toute vérité s’exprime en jugeant de la convenance d’un attribut à un sujet. Si on veut exprimer qu’on connaît comme réels Pierre, ou son mètre quatre-vingt, ou sa bonne humeur, ou sa position assise, on dira qu’ils sont, qu’ils existent, tout comme on dit que Pierre est animal raisonnable, quand on veut exprimer de quelle nature il est.
La jument de
Roland, les cent thalers de Kant, illustrent suffisamment ce qu’une telle
réduction a d’erroné.
Blanché suggère ici que ni lui ni les logiciens modernes ont inventé d’eux-mêmes toutes les erreurs et mésinterprétations qu’ils colportent. Il se présente comme l’héritier de préjugés transmis de génération en génération d’intellectuels depuis Kant et bien avant.
Descartes, après saint Anselme et d’autres, a voulu prouver l’existence de Dieu du seul fait qu’on en conçoive quelque notion. Ce serait toute une économie d’effort, d’avoir seulement à regarder en notre esprit pour connaître l’existence de quoi que ce soit, sans avoir à confronter ses conceptions avec la réalité extérieure. Kant, après saint Thomas, a bien raison de refuser cette preuve paresseuse : aucune conception humaine ne garantit à elle seule l’existence de son objet.
Cependant, énoncer qu’une chose existe n’est pas prouver son existence, c’est annoncer qu’on la connaît déjà. En énonçant que Pierre est ou qu’aucun dragon n’est, on n’entend rien prouver, ni rien ajouter à une réalité extérieure du fait qu’on y pense; on transmet simplement une connaissance qu’on a déjà du fait que Pierre soit un être réel et que le dragon n’en soit pas un. La jument de Roland et les cent thalers tombent donc à plat. Certes, ajouter à toutes leurs précieuses propriétés qu’ils sont ne les fera pas exister; ce qu’il faut ajouter, dans leur cas, pour témoigner de ce qu’on sait, c’est justement qu’ils ne sont pas. L’expression de la vérité passe encore par l’usage du verbe être comme attribut, mais en le niant.
La notation
moderne interdit cette assimilation trompeuse. L’existence n’y est jamais
affirmée comme un attribut ou, plus généralement, comme un prédicat de quelque
chose, mais toujours affirmée de /151-152/ quelque chose qui est caractérisée
par un attribut ou un prédicat. Autrement dit :
1º L’existence
ne s’exprime jamais par un signe de fonction f(x), mais
toujours par un signe d’opérateur (∃x). Le langage usuel ici nous égare[63], qui fait de ‘exister’ un
verbe, ayant pour sujet grammatical la chose qui est dite exister. L’expression
correcte ne serait pas davantage Des cygnes noirs existent que Des
cygnes noirs sont existants, mais plutôt Il existe des cygnes noirs,
Il y a des cygnes noirs, où la forme impersonnelle du verbe suggère
que celui-ci doit être entendu comme un opérateur initial, marquant que la fonction
‘… est un cygne noir’ est satisfaite par au moins un argument.
On devrait maintenant saisir que même en le cachant par l’usage de tournures impersonnelles, dans toutes ces formulations on parle de cygnes noirs et on leur attribue l’existence, non comme quelque chose qu’on est en mesure de leur donner, mais comme un fait qu’on est à même de constater et de déclarer.
2º Toute
proposition existentielle comporte une variable liée et est donc une
proposition générale, même quand elle ne porte que sur une existence
individuelle. Affirmer l’existence d’un sujet individuel serait ne rien dire,
s’il demeurait absolument indéterminé : pour nourrir pareil énoncé, il
faut introduire un concept – et avec lui la généralité – qui précise à quelque
degré ce qu’est cet individu en lui attribuant un prédicat. Là encore, le
langage commun nous trompe quand il nous suggère la possibilité de propositions
existentielles singulières telles que Pierre existe. Une telle
proposition ne doit pas être symbolisée par ∃x1, forme interdite par la syntaxe logique, mais
bien par (∃x)fx,
signifiant que, parmi la totalité des choses ou des êtres, il y en a au moins
un qui satisfait à la fonction f, laquelle peut symboliser telle ou
telle fonction prédicative regardée comme caractéristique de Pierre, quand ce
ne serait que celle de s’appeler ‘Pierre’.
Blanché reconnaît, au fond, qu’en s’interdisant d’user de noms communs comme sujets d’énonciations, il s’est condamné à « ne rien dire », à moins de réintroduire par quelque passe-passe « un concept – et avec lui la généralité – qui précise à quelque degré ce qu’est » le sujet dont on parle « en lui attribuant un prédicat ». Blanché a beau critiquer « le langage commun », on voit que ce dernier parle plus clairement et dit ce que Blanché n’arrive pas à dire correctement malgré tous ses efforts de rigueur.
La théorie
moderne de la proposition a un autre avantage que celui de permettre une
analyse plus précise des propositions classiques. Celles-ci ne représentent en
effet que des cas spéciaux, dont l’expression moderne suggère l’extension
/152-153/ selon plusieurs dimensions, alors que certaines de ces généralisations
demeurent interdites à la théorie traditionnelle. [1º] Ses propositions
sont à double prédicat : rien n’empêche des compositions plus complexes.
[2º] Ces deux prédicats sont reliés par une implication ou une
conjonction : il y a d’autres connecteurs. [3º] Chacun de ces
prédicats ne comporte qu’un seul argument : pourquoi pas plusieurs?
[4º] Enfin, l’argument y est commun aux deux prédicats : mais ne
peut-on relier en une proposition des prédicats dont les arguments ne soient
pas entièrement identiques, et notamment des prédicats n’ayant pas le même
nombre d’arguments?
La logique
traditionnelle n’est pas restée entravée par la première de ces limitations[64]. Si elle a arrêté son analyse avant
de parvenir à la forme propositionnelle la plus simple, elle ne s’est pas
interdit toute synthèse à partir des propositions qu’elle regardait comme
élémentaires : sa théorie des propositions dites ‘hypothétiques’ en
témoigne, en même temps qu’elle lève, au moins partiellement, la seconde restriction.[65] Pour celle-là cependant, les ressources
supérieures de la logique moderne se manifestent déjà davantage. Elle nous
apprend aussi, il est vrai, que tous les connecteurs binaires peuvent
s’exprimer en termes d’implication ou de conjonction, mais il faut, pour cela,
faire de la négation un usage plus varié que celui auquel se bornait la
proposition classique; et entre ces formes multipliées elle multiplie les
équipollences[66]. Par exemple, on peut formuler une
disjonctive existentielle en appliquant les lois de De Morgan qui posent
une équivalence entre (∃x) : fx · ~gx
et (∃x) · ~(~fx · v · gx), ou
une disjonctive universelle en passant, selon la définition usuelle de
l’implication par la disjonction, de (x) : fx ⊃ gx à (x) : (~fx) v (gx).
Mais c’est sur
les deux dernières extensions qu’éclate la supériorité de la logique
contemporaine. La proposition qui s’adapte exactement sur le schéma S est P,
à savoir la proposition attributive singulière telle que Pierre est homme,
n’admet qu’un seul sujet. Or une proposition singulière reste telle lorsque
son prédicat comporte plusieurs places d’arguments; et alors on peut bien dire
qu’elle a plusieurs sujets /153-154/ si, sans s’astreindre à l’usage
grammatical, on élargit le sens de ce terme pour lui faire désigner les
individus qui servent d’arguments à la fonction prédicative : Pierre
bat Jean, Paris est plus grand que Versailles, Jacques marie
Françoise à Henri, Limoges est entre Paris et Toulouse. Ces
propositions ont la forme fx1y1, ou fx1y1z1,
qui sont des singularisations de formes propositionnelles construites sur les
fonctions fx̂ŷ ou fx̂ŷẑ. Dans ces
propositions, rien d’autre que l’ordre n’y distingue les divers arguments, et
bien que cet ordre ne soit pas, en général, modifiable, le fait d’être le
premier ne confère à l’un de ces arguments aucun privilège par rapport aux
autres.
Le progrès dont se félicite ici Blanché est une confusion funeste du sujet et de l’attribut. Il oublie totalement que le sujet est ce dont on parle, ce qu’on est intéressé à connaître, et que l’attribut est ce qu’on en dit, ce qu’on en fait connaître. Cette notion de sujet ne peut « s’élargir … pour lui faire désigner » ce qui fait partie de l’attribut, fût-ce un singulier déjà mieux connu, auquel on recourt pour transmettre la connaissance d’un sujet singulier. Ajouter des « arguments » au sujet ou à l’attribut n’enrichit pas un énoncé, il le multiplie, Aristote l’avait déjà fort bien compris.[67] Cependant, un seul et unique attribut peut s’avérer fort complexe : intégrer par exemple au verbe divers compléments directs, indirects, circonstanciels (« marie Françoise à Henri » dans deux jours à Notre-Dame de Paris; ou composer un genre avec un certain nombre de différences (animal bipède sans plumes).
À partir des
mêmes fonctions, on peut naturellement, comme dans le cas des fonctions à une
seule place d’argument, obtenir des propositions par généralisation, en liant
les variables. On verra au paragraphe suivant comment on y parvient en liant à
la fois, semblablement ou diversement, plusieurs variables. Considérons, pour
le moment, le cas où une seule variable est liée, l’autre (ou les autres) étant
individualisée. La variable liée pourra l’être universellement :
Tout le monde admire Pasteur (x) · fxy1
Tous les musiciens n’aiment pas
Wagner ~(x) · fx ⊃ gxy1
Pierre a horreur des araignées (y) · fy ⊃ gx1y
Ou bien la variable sera liée
existentiellement :
Certains préfèrent Mozart à
Beethoven (∃x) · fxy1z1
Verlaine a inspiré des musiciens (∃y) : fx · gx1y
Pas de plus belle ville que Paris ~(∃x) : fx · gxy1
L’immense
avantage qu’on retire à considérer ainsi des prédicats polyadiques, c’est
qu’ils permettent une expression exacte des propositions de relation. La
logique classique était obligée de regarder ‘plus grand que B’, ‘situé
entre B et C’, comme des attributs de A. Lorsqu’enfin on a dû
reconnaître qu’ici le cadre traditionnel éclatait, il a bien fallu, si l’on ne
se résignait pas à couper en deux la pensée et à juxtaposer deux logiques
hétérogènes, s’élever à une forme plus générale /154-155/ de proposition,
susceptible de redonner, selon la façon dont on la spécifiait, les
propositions d’inhérence ou les propositions de relation. C’est précisément
ce que permet la notion de fonction prédicative à n places
d’arguments : les propositions attributives ou d’inhérence sont
construites avec des fonctions monadiques, les propositions de relation avec
des fonctions polyadiques, tandis que les phrases verbales se distribuent entre
le premier groupe (Pierre dort) et le second (Pierre bat Jean,
marie Françoise à Henri).
Encore un ‘progrès’ qui porte à faux! Tant qu’on n’oublie pas que l’attribut a pour rôle logique d’exprimer la connaissance qu’on a du sujet, il n’y a aucun problème, pour la logique traditionnelle, à le laisser prendre la forme d’un corrélatif ou d’un verbe autre qu’être avec autant de compléments directs, indirects et circonstanciels qu’on voudra, en profitant de toute la richesse d’expression de la langue naturelle. Toute la subtilité dont se targue Blanché n’a pour effet que de confondre sujet et attribut dans leurs rôles. Ce n’est pas surprenant que le logicien moderne finisse par avouer candidement que sa logique n’aide pas à penser.[68] Qu’au mieux il peut traduire en symboles des pensées déjà formées naturellement.
Il ne faudrait
pas croire que, dans xRy, R correspond à la copule de S est
P, tandis que x et y correspondraient respectivement à S
et à P. En réalité, x et y sont tous les deux des
arguments au même titre que S, et R est prédicat comme P,
ou plus exactement comme est P, mais c’est un prédicat binaire. C’est
pourquoi la forme fxy, qui ne suggère pas ces fausses correspondances
et qui, au contraire, souligne l’analogie avec fx tout en précisant
exactement la différence, est préférable. Elle s’impose d’ailleurs dès que la
relation est plus que binaire.
Certes, ‘R’ ne correspond pas à la copule. Plutôt, ‘x’ s’essaie à correspondre au sujet et ‘Ry’ à l’attribut, qu’il mette en jeu copule et attribut, comme ‘est médecin’, ou verbe et objet direct, comme ‘bat Jean’, ou verbe et objet indirect, comme ‘donne à Marie’. Mais c’est déjà « élargir » le champ de vision moderne.
Mais une fois
qu’on sait ainsi analyser les propositions de relation en termes de fonctions,
on pourra souvent se dispenser de les mettre sous cette forme un peu
encombrante, et construire directement, avec un symbolisme allégé, un calcul
des relations (§
48-52). Il sera
alors commode, du moins dans le cas des relations binaires, de revenir à
l’écriture xRy; on verra que même les propositions de la syllogistique
qui ne sont pas, comme les singulières, des propositions d’inhérence, se
peuvent exprimer selon une structure analogue.
Il apparaît
ainsi qu’il faut quelque peu atténuer l’idée, qui a connu une grande fortune
depuis un siècle, selon laquelle la grande nouveauté de la logique
contemporaine par rapport à la logique classique serait d’avoir substitué, à
l’unique et monotone copule de l’attribution, la considération de ces copules
multiples et diverses que sont les relations de toute espèce. Les logiciens
actuels aimeraient mieux dire que c’est dans la théorie moderne de la
quantification, plutôt que dans la théorie des relations, qu’il faut chercher
la différence /155-156/ fondamentale entre la nouvelle logique et
l’ancienne : celle-ci demeurant, malgré quelques timides tentatives pour
s’en dégager, dans le cadre de la quantification unique pour une proposition,
tandis que celle-là, en admettant les fonctions à plusieurs arguments, admet
du même coup la possibilité d’une quantification multiple.
J’ai déjà fait justice de ces deux prétentions.
« L’unique et monotone copule de l’attribution » correspond à l’unique et propre intention de l’énonciation : connaître la vérité, exprimer la connaissance qu’on en a, la rendre accessible à quiconque. Connaître la vérité est juger de l’adéquation d’un concept dont on use pour représenter la réalité à laquelle on s’intéresse. D’où la pertinence du verbe ‘être’ – dit, sous-entendu ou intégré – pour énoncer pareille pertinence : ‘B est A’, c’est-à-dire : A, voilà justement ce qu’est B. Avec A, comme avec B, on désigne la même réalité : avec B, on la pointe comme le sujet de son intérêt; avec A, on dit ce qu’on en connaît, on identifie ce sujet d’intérêt avec une vue de lui qui nous est plus familière, conçue à l’observation d’autres êtres pareils. L’impression de plus grande ‘richesse’ découlant de « la considération de ces copules multiples et diverses que sont les relations de toute espèce » tient seulement à l’ignorance de l’homonymie de cet être susceptible de s’attribuer à un sujet pour le faire connaître : avec ‘est’, on le reconnaît tantôt comme substance, tantôt comme quantifié, qualifié, relatif, positionné, agent, patient, localisé, en quelque temps, possesseur. Voilà la richesse potentielle de la composition qu’accomplit le verbe ‘être’, sans compter cette autre, capitale, de l’existence, quand il est pris dans toute sa force et remplit tout l’attribut.
Quant à l’asservissement à « la quantification unique pour une proposition », il est imposé par la nature même de la connaissance : la raison se représente séparément chaque nature et en dit une seule chose à la fois. Tout ce que le logicien moderne arrive à faire « en admettant les fonctions à plusieurs arguments » est de télescoper l’un dans l’autre une multiplicité d’énoncés en s’imaginant n’en prononcer qu’un. Empilant plusieurs sujets et plusieurs attributs, il devient inévitable qu’on se retrouve avec une quantité diverse pour chaque sujet devant chaque attribut, avec le risque correspondant de confusion et « certaines précautions » à prendre pour y remédier.
On vient de
voir que, pour obtenir une proposition à partir d’une fonction polyadique, il
n’est pas nécessaire de faire subir le même sort aux différentes variables,
l’une pouvant être liée tandis que la ou les autres sont individualisées. De
même, si on lie toutes les variables, rien n’empêche qu’elles soient quantifiées
diversement. Les puissants ont des flatteurs s’écrira (pour tout x,
si x est puissant, alors il existe un y tel que y
flatte x) :
(x) · fx ⊃ (∃y)gyx
Pour la clarté
de l’écriture et la commodité des calculs, il y a souvent avantage, lorsqu’on a
une quantification multiple, à rassembler les quantificateurs en tête de la
formule : celle-ci prend alors la forme qu’on appelle prénexe,
parce que ses variables y sont liées par devant. Mais comme tout mouvement
des quantificateurs, celui-ci ne peut se faire, en général, sans certaines
précautions. Ces conditions sont précisées par des lois dites du mouvement
des quantificateurs. Dans notre dernier exemple, la transposition du quantificateur
existentiel donne une formule équivalente à la précédente (pour tout x,
il existe un y tel que, si x est puissant, y le
flatte) :
(x)(∃y) · fx ⊃ gyx
Mais il faut,
pour maintenir cette équivalence, prendre garde à ne pas changer l’ordre
des quantificateurs. Celui-ci n’est indifférent que lorsqu’on a affaire à une
quantification multiple homogène, c’est-à-dire comportant même quantification
pour toutes ses variables. Ici au contraire, où la quantification est hétérogène,
on voit facilement qu’il n’en irait pas de même : l’existence des
flatteurs n’y étant affirmée /156-157/ que conditionnellement, le
quantificateur existentiel doit demeurer dans la portée du
quantificateur universel; si, le mettant en tête de toute la formule, on
renversait la subordination, cela reviendrait à affirmer catégoriquement
l’existence de flatteurs, affirmation qui serait plus forte que la
précédente :
(∃y) (x) · fx ⊃ gyx
Pour mieux
illustrer la différence, donnons à f et à g les interprétations
suivantes : f = ‘… est un nombre entier’ g = ‘… est
plus grand que…’ Notre première formule signifie alors que, pour tout
nombre entier, il y en a un qui est plus grand que lui, ce qui est vrai; tandis
que la dernière, où l’ordre des quantificateurs est permuté, signifierait
qu’il existe un nombre entier qui est plus grand que tous les autres, ce qui
est faux.
Avec une
quantification double, sur les huit formes que permet la combinatoire, on en a
six non-équivalentes, qui se répartissent sur quatre degrés de force. Le
tableau ci-dessous les indique, où les flèches marquent la force décroissante,
c’est-à-dire le sens dans lequel l’inférence est permise.
(x)(y)fxy ⟷ (y)(x)fxy
⬇ ⬇
(∃x)(y)fxy (∃y)(x)fxy
⬇ ⬇
(y)(∃x)fxy (x)(∃y)fxy
⬇ ⬇
(∃x)(∃y)fxy ⟷ (∃y)(∃x)fxy
Pour une
fonction à n arguments, comportant une quantification n-uple,
le nombre des formes non-équivalentes augmente rapidement.
La
considération des prédicats polyadiques et la possibilité d’une quantification
multiple, homogène ou hétérogène, sont les deux grands enrichissements de la
théorie moderne des propositions, comparée à la théorie classique. /157-158/
Après avoir
reconnu deux façons de passer d’une fonction ou d’une forme propositionnelle à
une proposition, par individualisation ou par généralisation de sa variable,
et distingué ainsi deux espèces fondamentales de propositions, singulières et
générales, c’est à ces dernières que, jusqu’ici, nous nous sommes surtout
attachés, en examinant diverses complications du schéma élémentaire
initial : nous sommes ainsi passés des fonctions simples aux complexes,
des fonctions monadiques aux polyadiques, de la quantification unique à la
quantification multiple. Mais certaines complications interviennent aussi dans
le cas des propositions singulières, qu’il nous faut maintenant considérer.
Les objets
singuliers assignés comme arguments à une fonction prédicative sont
représentés, quand ils sont bien déterminés, par des constantes x1,
x2, y1, etc., qui symbolisent, en
principe, des noms propres. Mais beaucoup d’objets singuliers n’ont pas de nom
propre. Et ceux mêmes qui en ont un (les personnes, les villes, certains
animaux domestiques, certaines étoiles, etc.), il nous arrive de les désigner
par une périphrase : car il y a des cas où il faut appeler Paris la
capitale de la France. Ainsi, au lieu de nommer l’individu par le
vocable qui lui sert d’étiquette, on le décrit à l’aide d’un concept,
quitte à restreindre alors, par des déterminations appropriées, l’extension
de celui-ci, de façon qu’elle se trouve limitée à un seul objet. Ces
expressions complexes se distinguent donc à la fois des termes singuliers
proprement dits, puisqu’elles font appel à des termes généraux, mais aussi des
termes généraux en ce qu’elles désignent seulement un individu. On les appelle
des descriptions[69]. /158-159/
Le plus
souvent, comme dans l’exemple ci-dessus, c’est à un autre nom propre (ou à
plusieurs) qu’il est fait appel pour déterminer le concept (l’auteur de Candide,
le navire qui emmena Napoléon à Sainte-Hélène) : la description
n’est alors que relative. Mais il est quelquefois possible de donner,
d’un individu, une description absolue, par une combinaison assez
simple de concepts telle qu’elle ne s’applique qu’à lui : l’inventeur
du paratonnerre. On peut naturellement envisager, dans l’un ou l’autre
cas, des combinaisons plus complexes, avec cascade de génitifs : la
robe de fiançailles de la fille de l’ambassadeur d’Angleterre. Toutes ces
descriptions, qui désignent un individu bien déterminé, sont appelées définies,
comme est appelé défini l’article ‘le’ qui sert généralement, dans le
langage ordinaire, à les introduire. On les distingue ainsi des descriptions indéfinies
qui ne particularisent pas l’individu qu’elles désignent (un avocat
que j’ai vu à Paris, par opposition à : l’avocat que j’ai vu à
Paris) et qui s’expriment ordinairement à l’aide de l’opérateur existentiel ∃x. Nous ne nous occuperons ici que des
descriptions définies, en nous limitant aux formes les plus simples et sans
distinguer entre descriptions relatives et descriptions absolues.
Comment faire
pour utiliser ainsi comme argument dans une proposition singulière une
expression qui, en elle-même, symbolise une fonction? Plus
précisément : comment, dans l’écriture symbolique, transformer
l’expression d’un prédicat en celle d’un sujet éventuel?
On prend ici Blanché en flagrant délit de chercher une astuce pour réintroduire comme sujet d’énonciation ce qu’il avait péremptoirement exclu de ce rôle initialement : un nom commun.[70]
Nous savons
écrire fxy1, où f = ‘… est l’auteur de…’
et y1 – Candide. Mais c’est là une forme
propositionnelle, qui signifie : x est l’auteur de Candide, et
non pas : l’auteur de Candide. Pour dégager de cette forme
l’expression, pour en faire la description d’un individu et la rendre apte à
figurer ainsi comme argument d’une nouvelle fonction g, /159-160/ par exemple
‘… est un grand prosateur’, on se sert de l’opérateur iota
(symbolisé par un iota renversé) et l’on écrit (℩x) fxy1, qu’on peut lire,
sur notre exemple : le x qui est l’auteur de Candide, ou, plus
simplement : celui qui est l’auteur de Candide. Contrairement
donc à ce qui a lieu dans la langue ordinaire, c’est l’expression prédicative
ou propositionnelle qui sert ici à constituer l’expression descriptive où elle
entre comme élément. L’expression ainsi transformée pourra alors servir
d’argument à une fonction g, et composer avec elle une proposition
ayant même structure d’ensemble que la proposition singulière dont l’argument
serait un nom propre, gx1 (Voltaire est un grand prosateur),
mais dont l’argument a lui-même une structure interne : g((℩x)fxy1),
l’auteur de Candide est un grand prosateur. Ainsi, tandis que les
quantificateurs opèrent comme des généralisateurs, le symbole iota opère comme
un singularisateur : il sert à former le sujet d’une proposition
singulière ou, plus généralement, à individualiser une variable. Ou bien, si
l’on préfère, mais en élargissant alors la notion de quantificateur, on peut
aussi le regarder comme un quantificateur d’unicité.
Saint Augustin a signalé que c’est la même personne qui s’avère la plus crédule et la plus incrédule. On voit ici le même Blanché, comme Leibniz, haïr à l’extrême l’homonymie comme source de toutes les confusions et erreurs traditionnelles et pourtant ne pas lésiner à « élargir la notion de quantificateur » jusqu’à inclure… le « quantificateur d’unicité ».
Ce symbole iota
est-il un indéfinissable, et son introduction marque-t-elle l’appel à une
notion nouvelle, irréductible à celles qui nous ont servi jusqu’ici? Ou bien
n’intervient-il que par manière d’abréviation, et peut-on traduire les expressions
propositionnelles où il sert à caractériser l’argument (ou les arguments) en
termes de variables quantifiées, c’est-à-dire dans le langage que nous avions
employé jusqu’à maintenant? Pour le savoir, il faut analyser les expressions
descriptives où figure cet opérateur iota, c’est-à-dire celles qui, dans la
langue ordinaire, sont introduites par celui qui… ou un de ses
équivalents[71]. /160-161/
Quand nous
employons une expression descriptive, nous admettons ordinairement, à titre de présuppositions
implicites, deux choses :
1º Qu’il
existe bien un individu répondant à cette description. Le présent roi de
France, l’homme qui a été dans la planète Mars, ont sans doute la
forme de descriptions, mais de telles expressions ne décrivent réellement
personne. Elles ont un sens, mais leur extension est nulle.
2º Qu’il
n’en existe qu’un seul. Le député de Paris, l’homme qui a été en
Amérique, ne décrivent non plus aucun individu en particulier, puisque,
cette fois, il y en a plusieurs qui répondent à la description : celle-ci
cesse d’être définie.
Ces deux
conditions sont effectivement remplies pour l’auteur de Candide. Nous
savons comment exprimer la première : (∃x) · fxy1. Pour la
seconde, il surgit une difficulté. Le calcul fonctionnel élémentaire, auquel
nous nous sommes tenus jusqu’ici, ne permet pas d’exprimer formellement que
deux variables distinctes représentent (ou ne représentent pas) le même objet.
Il faut donc introduire ici un nouveau symbole que nous prendrons,
provisoirement (voir le paragraphe suivant), comme un indéfinissable, mais
dont le sens intuitif est assez clair : le symbole usuel de l’égalité, qui
signifiera ici l’identité entre deux individus ou, plus exactement,
que les deux symboles qu’il relie désignent un seul et même individu. On pourra
alors écrire, ajoutant cette seconde condition à la première :
(∃x) : · fxy1 : (z) · fzy1 ⊃ (z = x)
C’est-à-dire :
« quel que soit z, s’il est l’auteur de Candide, il est
identique à x ».
Quand notre x
est ainsi précisé par l’énoncé de ces deux conditions, il suffit de les
conjoindre à celle qui, tantôt, faisait usage de l’opérateur iota, mais d’où
cet opérateur aura été éliminé :
(∃x) : · fxy1 : (z) · fzy1 ⊃
(z = x) : gx
qu’on peut lire : « Il existe un x
1º qui est l’auteur de Candide, 2º tel que, quel que soit
celui qu’on désigne comme auteur /161-162/ de Candide, il sera
identique à cet x, 3º tel que cet x est un grand
prosateur. » On peut donc regarder une telle expression, en termes de
variables quantifiées, comme une forme explicite de l’expression g((℩x) fxy1)
ou, si l’on préfère, regarder celle-ci comme une forme abrégée de celle-là.
Si l’avantage
d’une telle abréviation est manifeste, il n’est pas moins utile de savoir,
inversement, l’expliciter. Un défaut d’analyse nous mettrait facilement dans
l’embarras. Le roi de France est chauve : cette proposition,
assurément, n’est pas vraie. Il serait, d’autre part, exagéré de la regarder
comme dénuée de sens. Est-elle donc fausse? La dire telle, ce serait dire
qu’est vraie sa négation : le roi de France n’est pas chauve,
laquelle négative est, quant à sa valeur de vérité, exactement sur le même plan
que l’affirmative. Ce qui est faux en elle, ou plutôt en l’une et l’autre,
c’est l’affirmation existentielle implicite, et c’est sur celle-ci que, pour
obtenir une proposition vraie, il faudrait faire porter expressément la
négation (et non pas sur la fonction explicite ‘… est chauve’). On ne
peut dissiper ces équivoques dans l’usage de la négation qu’en explicitant et
en dissociant les affirmations qu’enveloppe une proposition ayant pour
argument une description.
Nous retrouvons Blanché encore une fois dans une impasse créée par son inconscience du type de considération faite d’un sujet. Un sujet singulier se prête plus naturellement à se trouver considéré quant à des singularités, quant à des propriétés qu’il tient de son existence, plutôt que de sa nature. En parler sous un tel rapport présuppose donc son existence. Si quelqu’un commence un énoncé en en donnant comme sujet ‘l’actuel roi de France’, l’attitude adéquate est de l’arrêter, en lui disant : “Mais il n’existe aucun roi actuel de France!” Rien de ce que le locuteur entend lui attribuer ne pourra y être conforme et donc ne mérite d’être dit. Toute la subtilité que Blanché mettra par la suite à évaluer la vérité, la fausseté ou la neutralité de pareil énoncé porte encore à faux.
C’est pourquoi des précautions s’imposent dans l’usage de l’opérateur iota dès qu’intervient une négation. On devra bien distinguer entre
g(℩x · fx) et |
g(℩x · fx) |
C’est la
seconde forme qu’il faudrait écrire, pour énoncer une proposition vraie : le
roi de France n’est pas chauve. Les deux formes ne reviennent au même que
dans le cas où les deux conditions d’existence et d’unicité sont remplies.
On se
garantirait sans doute contre ces risques d’équivoque si l’on rejetait
d’avance comme illégitime toute description qui ne satisferait pas à ces deux
conditions ou, autrement dit, si l’on convenait de n’utiliser l’opérateur iota
que pour désigner un individu réel et unique. Mais le remède serait trop fort.
Il reviendrait à interdire la considération de toute classe vide. On peut avoir
besoin de faire des descriptions un usage impropre, et il n’en doit
pas être interdit de parler, puisqu’on peut le faire avec sens, de l’actuel roi
de France, pas plus qu’il n’est interdit de parler des licornes. Pour des raisons
/162-163/ analogues, il doit être permis de dire, même s’ils sont réellement
plusieurs : l’auteur du Bourbaki a démontré que… À plus forte
raison ne peut-on proscrire les descriptions simplement problématiques,
c’est-à-dire qui se réfèrent à une existence au moins possible (celui
qui connaît le véritable auteur des drames shakespeariens), ou même simplement aléatoire
(celui qui gagnera au prochain tirage).
Blanché confond plusieurs situations distinctes. Tous les cas qu’il cite pour légitimer un discours sur ‘l’actuel roi de France’ disposent d’une quelconque existence, fût-ce dans l’imagination populaire ou dans le futur contingent. Faire de quelque singulier que ce soit le sujet d’un énoncé où on lui assignera des attributs en raison de son existence implique que soit clair au départ, fût-ce tacitement, le type d’existence qu’on lui reconnaît. Si quelqu’un parle de licornes et qu’on ait l’impression qu’il en existe réellement, il faut lui rappeler que ce n’est pas le cas, que ce ne sont que des êtres imaginaires. La précaution vaut tout spécialement dans le cas de ‘l’actuel roi de France’, qui n’habite pas même l’imaginaire de qui que ce soit.
On voit qu’une
proposition singulière peut fort bien contenir des variables liées et,
lorsqu’elle fait appel à une description absolue, ne contenir même aucun
terme proprement individuel. Autrement dit : être à la fois singulière
(porter sur un individu) et générale (ne faire appel qu’à des
concepts). Aussi certains auteurs (Russell, Quine) vont-ils presque jusqu’à
rejeter l’usage des noms propres, considérés comme des irrégularités des
langues naturelles, estimant que « la catégorie entière des termes
singuliers est théoriquement superflue » et même qu’il y aurait, du point
de vue logique, des avantages à l’écarter, tout ce qui est dit à l’aide de noms
propres pouvant être dit sans qu’il soit fait appel à eux, à savoir par des
variables quantifiées : les noms propres étant transformés en descriptions
définies, et celles-ci à leur tour praraphrasées avec élimination de
l’opérateur iota.
Inconsciemment – Aristote dirait : « comme forcés par la réalité elle-même »[72] –, ces auteurs redécouvrent qu’il n’existe de fait aucun nom propre dénué de sens, c’est-à-dire qui ne réfère pas dès sa création à ce qu’on connaît du sujet auquel on l’assigne. En somme, qu’on nomme toute chose comme on la connaît.
Cela aurait
l’avantage de ramener à l’unité les types fondamentaux de propositions. Au
départ, nous en avions reconnu trois : singulières, existentielles,
universelles. On a vu comment l’interdéfinissabilité des deux quantificateurs
permettait de réduire les universelles à des existentielles (ou réciproquement).
Maintenant, ce sont les singulières qui, à leur tour, se ramènent aux
propositions quantifiées. Toutes les propositions – y compris les propositions
d’inhérence (singulières attributives), seules survivantes du schéma classique
S est P – peuvent être traduites en existentielles.
Paradoxalement, Blanché, qui se plaignait de « la monotonie de la copule traditionnelle »[73], veut maintenant réduire toute la variété des énonciations à une seule. Comme les calculateurs ont cru pouvoir faire du néant et de l’unité des nombres au même titre que tous les autres, Blanché assimile ici l’universel à l’existentiel et le singulier au quantifié. Il ne peut le faire qu’en ramenant toute considération absolue ou logique d’une nature à sa considération en son existence réelle.
En dehors des
cas où il est inséré dans une description, faut-il maintenir, comme nous
semblons l’avoir fait jusqu’ici, /163-164/ qu’un prédicat ne peut jamais être
pris lui-même comme argument d’une fonction? Nous avons en effet établi une distinction
entre les variables individuelles qui sont des variables d’arguments, et les
variables conceptuelles ou prédicatives qui sont des variables de fonctions;
ces dernières mêmes, nous ne les avons pas traitées comme de vraies variables;
enfin, nous avons reproché à la théorie classique d’avoir faussement fait d’homme
un sujet au même titre que Socrate, dans une proposition telle que L’homme
est mortel. Ce qui semble impliquer qu’il n’y a pas d’autre sujet possible
qu’un individu, pas d’autre argument possible qu’un terme individuel, nom
propre ou description.
Pareille
interdiction n’est-elle pas trop sévère?
Voici que se prépare une autre acrobatie destinée à redonner au concept universel l’accès qu’on lui a initialement interdit au rôle de sujet à connaître.
Une propriété
ne peut-elle appartenir qu’à un individu, et n’y a-t-il pas des propriétés de
propriétés? Ne nous arrive-t-il pas de prendre à son tour un prédicat comme
sujet pour affirmer ou nier de lui quelque attribut : de lui-même, et non
pas des individus dont il est prédicat, comme dans l’homme est mortel?
Par exemple lorsqu’on soutient, comme nous venons de le faire, qu’homme
n’est pas un vrai sujet, mais réellement un prédicat, c’est bien du prédicat homme
lui-même, et non de quiconque est homme, que nous nions ou affirmons une
propriété. Lorsqu’on dit que le rouge est une couleur, c’est bien au rouge
lui-même, et non à ce qui est rouge (comme le sang ou le coquelicot), qu’on
attribue le prédicat d’être une couleur. Une langue symbolique dont la syntaxe
refuse de pareilles expressions reste évidemment beaucoup trop étroite.
Voici que Blanché, quoique bien maladroitement, découvre finalement la considération absolue d’une nature, indépendante de son existence réelle et des singuliers qui revêtent cette nature.
C’est pourtant ce que fait le calcul fonctionnel dit inférieur
ou du premier ordre auquel, à une exception près, nous nous sommes
tenus jusqu’ici. La raison qui impose provisoirement cette restriction, c’est
qu’il faut, pour traiter de prédicats de prédicats, s’assujettir à des
précautions supplémentaires. D’où la nécessité d’un nouveau calcul, plus
complexe que le précédent, et venant se superposer à lui. Ce calcul fonctionnel
dit supérieur pourra lui-même être de 2e, de 3e,
de ne ordre, selon qu’on y considérera des prédicats de prédicats,
ou des prédicats de ceux-ci, et ainsi de suite, jusqu’à un calcul d’ordre ω.
Comme tout ce que touche la logique moderne, ce qui est en réalité une opération toute naturelle de notre intelligence, faite spontanément, va devenir une activité infiniment complexe, impensable et inévitablement acculée à des impasses qui ne peuvent s’éviter qu’avec d’arbitraires panneaux : ‘défense d’entrer’, ‘cul-de-sac’.
/164-165/ Si l’on néglige ces précautions,
qu’ignorait la logique traditionnelle, on est conduit à des antinomies
ou paradoxes, dont voici l’exemple classique, dû à Russell. Répartissons toutes les propriétés en deux classes complémentaires,
selon que ces propriétés peuvent ou non être attribuées à elles-mêmes :
par exemple la propriété abstrait est elle-même abstraite, la propriété
concevable est elle-même concevable, tandis que la propriété concret
n’est pas concrète, la propriété rond n’est pas ronde. Appelons prédicables
les premières, imprédicables les autres, et demandons-nous alors
dans laquelle de ces deux classes il faut ranger la propriété imprédicable
elle-même. Si elle est prédicable, alors, en vertu de la définition du prédicable,
elle est imprédicable; et la dire imprédicable, c’est l’attribuer à elle-même
et, par conséquent, la faire prédicable.
Cette impasse ‘classique’ à laquelle se voit acculée la logique moderne, dont elle fait responsable la superficialité de la logique traditionnelle, tient en fait à l’erreur de départ que commet le logicien moderne en regardant l’attribut universel comme une ‘classe’, c’est-à-dire en prenant trop à la lettre l’image de l’inclusion spontanément associée à la relation du sujet avec son attribut.
À concevoir l’énonciation comme l’expression de ce qu’un attribut contient un sujet, on réalise éventuellement qu’il ne peut s’attribuer à lui-même : aucun contenant ne peut se contenir. « La classe des cochons », dirait Russell, « n’est pas un cochon », elle ne peut constituer un élément de son propre contenu. Cette impossibilité grève toutes les classes : jamais l’une d’elle ne pourrait se retrouver en elle-même. Russell frappe le fond de l’impasse quand il réalise que cette caractéristique commune à toute classe est l’occasion de concevoir une nouvelle classe : celle de toutes les classes, définissable par cette inaptitude à se contenir elle-même. Mais cette classe-là, où la classer? Avec toutes les autres, en elle, puisque, comme toute autre, elle ne peut se contenir? Mais on ne le peut pas, puisque, on l’a compris, aucun contenant ne peut se contenir. D’ailleurs, se retrouver en elle-même la disqualifierait comme classe inapte à le faire.
Le rapport que fait Blanché de cette antinomie est moins clair, puisqu’il mélange les vocabulaires respectifs de l’attribution et de la classification, parlant de l’aptitude ou inaptitude à s’attribuer à soi, ce qui en laisse voir avec moins d’évidence la totale impossibilité, si on entend strictement l’attribution comme une inclusion. En parlant en termes d’attribution, en laissant l’attribution se concevoir vaguement tantôt justement comme une attribution, tantôt comme une inclusion, on peut, comme Blanché le fait, trouver des attributs qui soient leurs propres sujets et d’autres qui ne semblent pas l’être, puis qualifier les premiers de prédicables, les seconds d’imprédicables. On est prêt alors pour frapper la même impasse et n’arriver à classer les imprédicables ni comme prédicables ni comme imprédicables : ni prédicables, puisqu’on a noté qu’ils ne peuvent s’attribuer à eux-mêmes; ni imprédicables, puisque justement ainsi classés imprédicables, ils s’attribuent à eux-mêmes.
L’impasse s’ouvre toute seule dès qu’on se fait une notion juste de l’attribution. Comme je l’ai déjà expliqué[74], l’énonciation ne classe pas son sujet dans un attribut qui le contienne, elle l’identifie à lui-même conçu plus confusément, plus universellement, en faisant abstraction des différences singulières ou spécifiques qui l’opposent à d’autres individus ou à d’autres espèces. En conséquence, tout à fait au contraire des classes, l’attribut s’attribue sans réticence à lui-même : tout attribut, par nature, s’attribue nécessairement à lui-même. Non seulement Pierre, Rex et Minou sont animal, non seulement l’homme, le chien et le chat le sont aussi, mais même l’animal est animal. Non seulement le cercle, la circonférence, la sphère sont ronds, mais le rond aussi est rond. Non seulement l’individu matériel, l’exemple sensible et le ciment sont concrets, mais le concret aussi l’est. À la condition, bien sûr, d’en parler naturellement, c’est-à-dire absolument, sans considération des propriétés spéciales qui les affectent du fait qu’ils existent réellement ou qu’on les connaît.
Car si on se réfère plutôt au traitement que la raison donne à l’animal en le connaissant, on remarquera qu’il devient un concept universel, plus précisément un genre et que sous ce point de vue, il n’est pas un animal : le concept ‘animal’ n’est pas un être vivant doté de sensation et d’affectivité. Il en va de même du rond, dont la raison, pour se le représenter, fait un autre type de concept universel : un accident commun. Et du concret, qui se fait lui aussi concept abstrait pour entrer dans l’intelligence.
Bref, que les attributs s’attribuent ou non à eux-mêmes revient à une question de niveau de considération : parle-t-on absolument de la nature considérée? La regarde-t-on en son existence réelle? Examine-t-on le concept que la raison s’en forme pour la connaître? Qui ne peut distinguer ces niveaux de considération s’expose à d’innombrables sophismes de l’accident comme ceux où s’asphyxie le logicien moderne.
C’est pour
éviter de telles antinomies que Russell propose de stratifier, en quelque
sorte, les divers prédicats, de les répartir en une hiérarchie de types.
Tandis que tout individu dernier sera regardé comme de type 0, les prédicats
qu’on peut légitimement en affirmer ou en nier seront de type 1, les prédicats de
tels prédicats seront de type 2, et ainsi de suite. Et il pose alors la règle
de syntaxe suivante : un énoncé propositionnel n’est correct que si le
prédicat y est du type immédiatement supérieur à celui de l’argument[75]. Sinon, la proposition est, non pas
fausse (car sa négation, alors, serait vraie), mais dénuée de sens :
ce n’est qu’une pseudo-proposition. Cette règle nous interdit notamment
d’attribuer une propriété à elle-même, puisqu’alors prédicat et argument seraient
du même type, et elle nous empêche par conséquent de construire des
antinomies comme celle de l’imprédicable.
Il est à remarquer, encore une fois, que l’élaboration à laquelle se consacrent Russell et ses émules d’une théorie des types s’assimile à une récupération maladroite et arbitraire de ces niveaux de considération qu’ils ont ignorés au départ.
La théorie
russellienne des types est assez compliquée, non exempte d’arbitraire, et elle
aboutit à certaines conséquences difficilement admissibles, notamment dans la
théorie des nombres. Aussi d’autres /165-166/ auteurs ont-ils cherché, soit à
l’amender, soit à la remplacer (mentionnons particulièrement la théorie de
Quine). Mais si le détail de la théorie est contestable, il en demeure du
moins deux nouveautés essentielles. D’abord l’introduction de la notion d’énoncé
dénué de sens, expressément distinguée de celle d’énoncé faux : ce
qui le soustrait à l’alternative du vrai et du faux. Ensuite l’idée d’imputer
l’antinomie, non à une faute de raisonnement[76], mais à une faute de syntaxe,
c’est-à-dire d’incriminer non pas les règles de l’inférence, mais celles de la formation
des expressions, dont l’importance capitale commençait ainsi d’être
reconnue.
Plutôt que d’énoncés arbitrairement décrétés ‘dénués de sens’, il faudrait dénoncer des énoncés formés en confondant les niveaux de considération. Considérer Pierre, un homme, comme une espèce, du fait que l’homme en est une, c’est insensé, oui, mais justement parce qu’on ignore que l’homme qu’on attribue à Pierre est la nature humaine regardée en elle-même, absolument, tandis que l’homme qu’on qualifie d’espèce est le concept de l’homme qu’on forme naturellement en connaissant sa nature.
Le calcul
supérieur permet donc, avec des règles restrictives qu’il précise pour leur
maniement, de traiter les symboles de fonctions comme de vraies variables, de
les spécialiser ou de les généraliser en les liant par des quantificateurs,
universellement ou existentiellement. Il permet ainsi d’écrire, notamment, la
formule suivante, qui donne, du symbole de l’identité que nous avions traité,
au paragraphe précédent, comme un indéfinissable provisoire, une
définition :
x = y = df·(f) · fx ⊃ fy
« x
sera dit identique à y si et seulement si, pour toute fonction f,
si x y satisfait, y y satisfait également. »[77] On voit que le définissant appartient au
calcul supérieur, puisqu’il fait intervenir une fonction quantifiée. C’est
pourquoi la théorie des descriptions est ordinairement rattachée, avec celle
de l’identité, au calcul supérieur.
On a pu le constater pas à pas : confronter les logiciens traditionnel et moderne constitue une tâche extrêmement fastidieuse. C’est que dès la base le logicien moderne se piège en s’enfermant dans des méconceptions des opérations rationnelles et des éléments qui y interviennent. Il se trouve ensuite emprisonné dans le dédale de conséquences absurdes inévitables. Il se trouve tout à fait incapable de se libérer, car il a dès le début jeté la clef de son labyrinthe : refusant de considérer la logique traditionnelle à sa source, il s’est limité, pour la condamner plus aisément, à une logique ‘classique’ qu’il a puisée dans les on-dit de manuels superficiels et inadéquats. Il s’en trouve voué à multiplier l’ignorance de la réfutation, à s’attaquer sans fin à des conceptions traditionnelles plus ou moins fictives. Le dialogue s’en trouve d’autant compromis.
Comme je le remarquais au départ, à lire un logicien moderne, on se trouve acculé à rectifier presque chaque attribution qu’il fait à la logique traditionnelle et à dénoncer en chaque phrase, et à répétition ad nauseam, des méconceptions, des simplismes, des malentendus, des erreurs de plus ou moins grande portée. Pour résumer les plus importantes, concernant l’énonciation, le logicien moderne a oublié qu’elle est l’instrument d’expression du jugement par lequel la raison accède à la vérité, qu’il ignore même qu’elle est un acte de connaissance, qu’il confond l’identité qu’elle énonce entre un sujet et son attribut avec une inclusion du premier dans le second et enfin qu’il ignore tout à fait les trois niveaux de considération que la raison fait des natures qu’elle se propose de connaître.
L’exercice que je viens d’en faire devrait du moins présenter le bénéfice de convaincre profondément de la nécessité d’une étude approfondie d’un traité aussi génial que ce traité De l’interprétation, à la lecture duquel il est maintenant grand temps de s’adonner.
#1. — D’après le Philosophe, notre intelligence compte deux opérations : par l’une, dite ‘intelligence des indivisibles’, elle saisit l’essence de chaque chose en elle-même; par l’autre, elle compose et divise ces essences.[78] À vrai dire, il s’ajoute une troisième opération : raisonner; par elle, c’est notre raison qui, partant de ce qu’elle connaît, cherche ce qu’elle ignore. La première de ces opérations est ordonnée à la seconde, car on ne peut composer et diviser que des essences simples déjà saisies. La seconde, elle, est ordonnée à la troisième, car notre intelligence doit partir d’une vérité connue à laquelle elle adhère pour s’assurer d’accéder à celles qu’elle ignore.
#2. — Or on appelle la Logique la science rationnelle[79]; son étude doit donc porter sur ce qui concerne ces trois opérations de la raison. Ce qui concerne la première opération, les conceptions d’une intelligence simple, Aristote en traite au livre des Attributions[80]. Ce qui concerne la seconde opération, l’énonciation affirmative et négative, il en traite au livre De l’interprétation. Ce qui concerne la troisième opération, il en traite au livre des Premiers Analytiques et dans les suivants, où il s’agit du raisonnement tout court, puis des diverses espèces de raisonnements et d’argumentations moyennant lesquels notre raison progresse d’une vérité à une autre. Aussi, en conformité avec l’ordre assigné aux trois opérations, le livre des Attributions prépare celui De l’interprétation, qui prépare lui-même le livre des Premiers Analytiques et les suivants.
#3. — Le livre qu’on tient en mains s’intitule Perihermeneias[81], c’est-à-dire : De l’interprétation. Or d’après Boèce[82], on appelle interprétation « une voix[83] signifiante qui, prise à part, détient déjà un sens », fût-elle complexe ou incomplexe. Ainsi, les conjonctions, prépositions et autres mots de la sorte ne se considèrent pas comme des interprétations, car pris à part ils ne signifient rien. Toutefois[84], des voix signifiantes par nature, non à dessein ni avec intention de signifier quoi que ce soit[85], comme celles des animaux bruts, ne peuvent se considérer comme des interprétations, car qui interprète entend exposer quelque chose. C’est pourquoi seuls noms, verbes et phrases[86] comptent pour les interprétations dont on traite en ce livre.
Le nom et le verbe, cependant, présentent plus l’allure de principes d’interprétation que d’interprétations. On passe pour interpréter, en effet, pour autant qu’on expose quelque chose comme vrai ou faux. Aussi, en fait, seule la phrase énonciative, elle où on trouve le vrai ou le faux, mérite pleinement l’appellation d’interprétation. Les autres phrases, comme l’optative et l’impérative, visent plutôt l’expression d’une affection que l’interprétation de ce qu’on a dans l’intelligence. Ce titre : De l’interprétation équivaut à : De la phrase énonciative, car c’est en elle qu’on trouve le vrai ou le faux. D’ailleurs, il ne s’agit ici du nom et du verbe qu’en tant que parties de l’énonciation. Il est propre à chaque science, en effet, de traiter des parties de son sujet, de même que ses propriétés. Voilà devenu évident quelle partie de la philosophie concerne ce livre, ce qui en fait la nécessité et quel rang il tient parmi les livres de la Logique.
Le propos
1. 16a1 On doit d’abord fixer[87] ce qu’est un nom et ce qu’est un verbe, puis ce que sont une négation et une affirmation, une énonciation et une phrase[88].
#4. — Le Philosophe met au début de cette œuvre un proème où il énumère un à un les sujets à traiter dans ce livre. Toute science met au début ce qui concerne ses principes; or les parties des composés en sont les principes; qui entend traiter de l’énonciation doit donc d’abord traiter de ses parties.
C’est pour cela qu’il déclare : “On doit d’abord fixer”, c’est-à-dire, définir, “ce qu’est un nom et ce qu’est un verbe”. En grec, on a : “On doit d’abord poser”, ce qui signifie la même chose. Les démonstrations présupposent en effet les définitions à partir desquelles conclure; celles-ci s’appellent donc à bon droit des positions. C’est pourquoi on donne d’abord ici seulement les définitions des sujets à traiter, car c’est à partir de leurs définitions que le reste se connaît.
#5. — On a déjà traité des expressions simples, au livre des Attributions[89]. Aussi peut-on se demander quelle nécessité appelait à traiter encore ici du nom et du verbe. Les expressions[90] simples, doit-on répondre, appellent trois considérations. La première s’y intéresse en ce qu’elles signifient absolument les concepts simples[91]; c’est en ce sens qu’en traiter relève du livre des Attributions. La seconde les regarde sous certain rapport[92], comme parties de l’énonciation; c’est en ce sens qu’on en traite dans le présent livre. C’est pour cela qu’on en traite en tant que noms et verbes; il appartient à ce rapport qu’elles signifient toute chose avec ou sans connotation de temps, et présentent d’autres propriétés de la sorte associées aux expressions en tant qu’elles forment une énonciation. La troisième les regarde comme éléments de l’agencement d’un raisonnement; c’est en ce sens qu’on en traite en tant que termes, au livre des Premiers Analytiques.
#6. — On peut encore se demander pourquoi, négligeant les autres parties de la phrase, on traite seulement des noms et des verbes. Comme le Philosophe entend traiter de l’énonciation simple, doit-on répondre, il lui suffit de traiter des seules parties de l’énonciation indispensables à la constitution d’une phrase simple. Or une énonciation simple peut se former seulement d’un nom et d’un verbe, mais non d’autres parties de la phrase sans eux. Aussi suffisait-il de traiter de ces deux-là.
Seuls les noms et les verbes, peut-on encore répondre, sont des parties principales de la phrase. Sous les noms, on comprend en effet les pronoms, qui, sans nommer de nature, fixent néanmoins la personne, et pour cela se mettent en guise de noms. Sous le verbe, par ailleurs, on comprend le participe, qui consignifie le temps, malgré sa convenance aussi avec le nom. D’autres parties servent plutôt de liens entre les parties de la phrase, et signifient leur relation entre elles, plutôt que des parties comme telles de la phrase; comme clous et autres pareils items ne constituent pas des parties de navire, mais des liens entre ces parties.
#7. — Après avoir présenté ces parties à titre de principes, le Philosophe en présente d’autres qui touchent à son intention principale : “… puis ce que sont une négation, une affirmation”. Ce sont des parties de l’énonciation, non intégrantes, certes, comme le nom et le verbe – autrement, toute énonciation devrait se composer d’affirmation et de négation –, mais subjectives, c’est-à-dire, des espèces. Cela, certes, on le suppose seulement pour le moment, mais on le manifestera plus tard[93].
#8. — L’énonciation se divise encore en attributive[94] et conditionnelle[95]. On peut se demander pourquoi le Philosophe n’en fait pas mention, comme de l’affirmation et de la négation. C’est que, peut-on répondre, l’énonciation conditionnelle se compose de plusieurs énonciations attributives. Aussi ne diffèrent-elles que du fait de constituer une seule ou plusieurs énonciations.
L’énonciation conditionnelle, peut-on encore répondre, et mieux, ne contient pas de vérité absolue, connaissance requise dans la démonstration, que vise principalement ce livre. Plutôt, elle ne signifie du vrai qu’en le supposant, ce qui ne suffit pas dans les sciences démonstratives, à moins de le confirmer par la vérité absolue d’une simple énonciation. Voilà pourquoi Aristote a omis de traiter des énonciations et des raisonnements conditionnels. Il ajoute toutefois “une énonciation”, le genre de la négation et de l’affirmation, “et une phrase”, le genre de l’énonciation.
#9. — On peut encore se demander pourquoi le Philosophe ne fait pas ensuite mention de la voix[96]. Celle-ci, doit-on répondre, est une entité naturelle. Elle relève donc de la considération de la philosophie naturelle[97]. Aussi n’offre-t-elle pas proprement un genre pour la phrase, mais sert à sa constitution, de la façon dont les choses naturelles servent à la constitution des artificielles.
#10. — Il y a par ailleurs interversion manifeste dans l’ordre de l’énonciation : l’affirmation est naturellement antérieure à la négation; l’énonciation leur est antérieure, comme genre; de même, par conséquent, la phrase à l’énonciation. — Comme le Philosophe a commencé son énumération par les parties, doit-on répondre, il va des parties au tout. Pour la même raison, il met la négation, qui contient une division, avant l’affirmation, qui consiste en une composition; la division, en effet, aboutit plutôt aux parties, tandis que la composition aboutit plutôt au tout.
D’après certains, peut-on encore répondre, on place d’abord la négation, du fait qu’en ce qui peut être et ne pas être, le non-être, que signifie la négation, précède l’être, que signifie l’affirmation.
De fait, il s’agit d’espèces qui divisent un genre sur un pied d’égalité. Elles vont donc ensemble par nature et cela ne fait pas de différence laquelle on met avant.
Son ordre : de l’écrit à la
réalité
2. 16a3 Certes, ces affections que subit la voix[98] constituent des signes[99] de celles qui affectent l’âme, tandis que celles qui affectent l’écrit en constituent de celles que subit la voix.[100]
Sa source : nature ou imposition
3. 16a5 Par ailleurs[101], tout comme les lettres ne sont pas les mêmes pour tous, les voix non plus.
4. 16a6 Par contre, les affections de l’âme, dont celles de la voix constituent
en premier les signes[102], sont les mêmes pour tous,
de même que les réalités dont elles constituent déjà des représentations[103].
5. 16a8 On en a parlé dans le traité De l’âme,[104] car cela relève d’une autre étude.
#11. — Son proème présenté, le Philosophe passe à exécuter son propos.
Il a promis de parler des voix signifiantes, complexes ou incomplexes. Il commence donc par un traité sur la signification des voix et traite ensuite (16a19) des voix signifiantes, tel que promis.
Le premier point se divise en deux : le Philosophe définit d’abord la signification des voix, puis (16a9) montre la différence qui intervient entre celles des voix complexes et des voix incomplexes.
Le premier point se divise en deux : le Philosophe montre d’abord l’ordre dans lequel les voix signifient, puis (16a6) précise leur source, selon qu’il s’agit de nature ou d’imposition.
#12. — Quant au premier point, le Philosophe présente trois entités, dont l’une en appelle une quatrième : il présente l’écriture, les voix et les affections de l’âme, ces dernières impliquant les réalités. Pareille affection dépend en effet de l’impression d’un agent, de sorte que celles de l’âme tirent leur origine des réalités mêmes.
Si la nature avait fait de l’homme un animal solitaire, les affections de son âme lui suffiraient pour se conformer aux réalités et en avoir connaissance. Mais elle en a fait un animal politique et social, ce qui a rendu nécessaire que les conceptions de chacun se fassent connaître d’autrui. C’est à quoi sert la voix. Aussi a-t-il fallu des voix signifiantes pour qu’on vive ensemble; en parlant des langues différentes, en effet, on n’y arrive pas très bien.
La connaissance sensible ne porte que sur tels lieux et temps[105]. Si on n’usait que d’elle, la voix signifiante suffirait pour vivre avec autrui, comme il suffit aux autres animaux grégaires, qui usent de voix pour se manifester leurs conceptions entre eux. Cependant, on use aussi d’une connaissance intellectuelle qui fait abstraction de tels lieux et temps. Il s’ensuit un intérêt non seulement pour ce qui est présent en tel lieu et temps, mais aussi pour ce qui occupe un lieu distant et se passe en un temps futur. Aussi, pour manifester ses conceptions aux gens de lieux distants et de temps futurs, on a eu besoin de faire usage d’écriture.
#13. — Par ailleurs, la logique vise le développement de la connaissance des choses. Aussi, c’est la signification des voix, comme elle touche immédiatement les conceptions de l’intelligence, qui appartient à sa considération principale. La signification des lettres, du fait de s’en trouver plus éloignée, ne relève pas de sa considération, mais plutôt de celle de la grammaire.
C’est pourquoi, en décrivant l’ordre des significations, le Philosophe n’a pas commencé par les lettres, mais par les voix. “Certes”, dit-il, pour la première phase de signification, “ces affections que subit la voix constituent des signes[106] de celles qui affectent l’âme”. Il dit : “Certes[107]…”, comme pour faire suite à ce qui précède : il a dit devoir traiter du nom, du verbe et des autres affections énumérées; or il s’agit de voix signifiantes; il faut donc expliciter leur façon de signifier.
#14. — Le Philosophe s’exprime de façon particulière : “ces affections que subit la voix”, dit-il, et non : “les voix”. C’est pour se mettre en continuation avec ce qui précède, car il a dit devoir parler du nom et du verbe, et d’autres affections de la sorte.
Or ces affections existent à trois occasions[108] : d’abord dans la conception de l’intelligence, ensuite dans l’élocution de voix, enfin dans la rédaction de lettres.
Le Philosophe dit donc : “ces affections que subit la voix”, pour exprimer que les noms, les verbes et les affections suivantes, en autant qu’ils affectent des voix[109], “constituent des signes”.
Ou bien, du fait que toute voix n’est pas signifiante et que certaines le sont naturellement et se trouvent ainsi étrangères aux notions du nom, du verbe et des suivants, c’est pour contracter ses dires à ce qui concerne son intention qu’il précise : “ces affections que subit la voix”, c’est-à-dire, contenues sous la voix comme des parties sous un tout.
Ou bien, puisque la voix est une entité naturelle, alors que nom et verbe signifient du fait d’une institution humaine qui s’ajoute à cette entité naturelle comme à sa matière, de la manière dont la forme d’un lit s’ajoute au bois, le Philosophe, pour désigner noms, verbes et autres formes, dit : “ces affections que subit la voix”, comme, en parlant d’un lit, on dirait : “cette affection que subit le bois”.
#15. — Quant à “celles qui affectent l’âme”, il faut admettre que sous ce titre d’affections de l’âme, on renvoie communément aux affections de l’appétit sensible : la colère, la joie et autres pareilles[110]. D’ailleurs, certaines voix des hommes et des autres animaux, comme le gémissement des malades, signifient naturellement, il est vrai, des affections de la sorte[111].
Dans le présent contexte, cependant, il s’agit de voix signifiantes en suite d’institution humaine. Aussi doit-on entendre ici les affections de l’âme comme les conceptions de l’intelligence, que noms, verbes et phrases signifient immédiatement, suivant la pensée d’Aristote. Ils ne peuvent pas, en effet, signifier immédiatement les réalités, comme le montre leur manière de signifier. Le nom ‘homme’ signifie en effet la nature humaine abstraction faite des singuliers. Il ne peut donc pas signifier immédiatement l’homme singulier. C’est ce qui a poussé les Platoniciens à prétendre qu’il signifierait l’idée séparée d’homme. Selon la pensée d’Aristote, cependant, cet homme abstrait ne subsiste pas réellement; il n’est qu’en la seule intelligence. Aussi a-t-il dû déclarer que les voix signifient immédiatement les conceptions de l’intelligence et signifient les réalités seulement par leur intermédiaire.
#16. — Aristote n’a pas coutume de nommer ‘affections’ les conceptions de l’intelligence, ce qui a porté Andronicus à nier que ce livre soit de lui. Cependant, Aristote appelle manifestement ‘affections de l’âme’ toutes ses opérations[112]; la conception de l’intelligence peut donc s’appeler une affection. Elle le peut aussi du fait que notre intellection ne se fait pas sans phantasme, ce qui implique affection corporelle; pour cela le Philosophe appelle l’imagination un intellect susceptible d’affection[113]. Elle le peut encore du fait que ce nom ‘affection’ s’étend à toute réception, de sorte que même l’intellection de l’intelligence possible implique en un sens qu’elle soit affectée[114].
Enfin, le Philosophe préfère dire ‘affections’ que ‘conceptions’ parce que c’est une affection de l’âme, du style amour ou haine, qui fait vouloir signifier son concept intérieur à autrui avec la voix; et aussi parce que la signification des voix renvoie à la conception de l’intelligence du fait que celle-ci émane de la réalité sous le mode de quelque impression ou affection.
#17. — Le Philosophe traite ensuite (16a4) de la signification de l’écriture. D’après Alexandre, il introduit cette remarque pour manifester la pensée qui précède en usant d’une comparaison dont le sens serait : les affections que subit la voix constituent des signes de celles de l’âme comme les lettres en constituent des voix. Il manifesterait aussi la même chose par sa considération suivante (16a5), qu’il en donnerait comme signe : que les lettres signifient effectivement les voix, on en a un signe dans le fait que les gens qui recourent à des voix différentes font aussi usage de lettres différentes. La raison alors pour laquelle le Philosophe n’a pas dit : “les lettres en constituent de celles que subit la voix”, mais “celles qui affectent l’écrit”, serait qu’on parle de lettres tant pour l’oral que pour l’écrit, même si c’est plus proprement à propos de l’écrit. Pour l’oral, on parle plutôt de phonèmes[115].
Néanmoins, Aristote n’a pas dit : “de même que celles qui affectent l’écrit”, mais a écrit en narration continue. Il vaut donc mieux dire, suivant l’interprétation de Porphyre, qu’Aristote continue et complète l’ordre de la signification. Les noms et les verbes qui affectent la voix, venait-il de dire, constituent des signes des affections qu’on trouve dans l’âme; il ajoute en continuation que celles qui affectent l’écrit constituent les signes des affections que subit la voix.
#18. — Le Philosophe signale ensuite (16a5) la différence entre ces signifiants et signifiés, quant à ce qui est de l’être ou non par nature.
Ce point se divise en trois. Le Philosophe donne d’abord un signe qui rend manifeste que ni voix ni lettres ne signifient naturellement : ce qui signifie naturellement est le même pour tous. Or la signification dont il s’agit ici, celle des lettres et des voix, ne l’est pas.
Ce fait n’a jamais fait difficulté pour personne pour ce qui est des lettres : non seulement leur mode de signifier procède d’une imposition, mais même leur formation est due à l’art. Les voix, par contre, se forment par nature; aussi certains se sont-ils demandé s’il en va de même de leur signification. Aristote répond en s’appuyant sur leur ressemblance aux lettres : tout comme celles-ci ne sont pas les mêmes pour tous, de même les voix non plus. Il en devient manifeste que tout comme les lettres, les voix non plus ne signifient pas par nature, mais par suite d’une institution humaine. D’ailleurs, celles qui se trouvent dotées d’une signification naturelle, comme les gémissements des malades et autres pareils, sont les mêmes pour tous.
#19. — Le Philosophe montre ensuite (16a6) que les affections de l’âme, tout comme les réalités, sont d’existence naturelle, par le fait qu’elles sont les mêmes pour tous. “Par contre”, dit-il, “les premières affections”, c’est-à-dire celles de l’âme[116], “dont celles de la voix constituent en premier les signes[117], sont les mêmes pour tous”. Les affections de l’âme se comparent aux voix comme de l’antérieur à du postérieur, car les voix ne se profèrent que pour exprimer les affections intérieures de l’âme. “… de même que les réalités”, continue le Philosophe, c’est-à-dire : elles aussi sont les mêmes pour tous, elles “dont elles”, les affections de l’âme, “constituent déjà des représentations”. Portons-y attention : les lettres, a déclaré le Philosophe, constituent des “signes”[118] des voix, et pareillement les voix en constituent pour les affections de l’âme, tandis que les affections de l’âme, dit-il, sont des “représentations” des choses. La raison en est que l’âme ne connaît la chose que par une représentation d’elle présente dans le sens ou dans l’intelligence. Les lettres, elles, sont les signes des voix, et les voix, les signes des affections, sans avoir besoin d’en offrir une représentation, mais seulement par suite d’une institution, comme c’est le cas de beaucoup de signes, à la manière dont la trompette est un signe de guerre. Les affections de l’âme, par contre, ont besoin de représenter les choses pour les exprimer, parce qu’elles les désignent naturellement, non par institution.
#20. — Certains s’objectent à cette déclaration du Philosophe à l’effet que les affections de l’âme, que signifient les voix, soient les mêmes pour tous. D’abord, allèguent-ils, les gens se font des opinions différentes sur les réalités. Cela ne dénote pas les mêmes affections de l’âme chez tous. – Boèce répond qu’Aristote nomme ici ‘affections de l’âme’ les conceptions de l’intelligence[119]; or celle-ci ne se trompe jamais : ses conceptions doivent être les mêmes pour tous; en élaborant une conception différente de la vraie, on ne conçoit tout simplement pas la chose concernée[120]. – Il reste possible, toutefois, de trouver du faux dans l’intelligence[121], dans la mesure où elle compose et divise[122]; mais ce n’est pas le cas quand elle connaît la quiddité[123], c’est-à-dire, l’essence de la chose[124]. On doit se placer dans le contexte des conceptions simples de l’intelligence; ce sont elles que signifient les voix incomplexes[125] et elles sont les mêmes pour tous : comparée à la conception véritable de ce qu’est l’homme, toute autre n’en sera pas une de l’homme[126]. Or ce sont de telles conceptions simples de l’intelligence que signifient en premier les voix; aussi est-il dit que la notion que signifie le nom est la définition[127]. C’est expressément qu’il dit : “dont celles de la voix constituent en premier les signes”, pour renvoyer aux conceptions signifiées en premier par les voix[128].
#21. — On soulève aussi comme objection les homonymes[129] : dans leur cas, bien qu’avec la même voix, ce n’est pas pour tous la même affection qui se trouve signifiée. Porphyre répond qu’en proférant une voix, on renvoie à la signification d’une seule conception de l’intelligence. Si son interlocuteur en comprend une autre, on fait, en s’expliquant, qu’il ramène son intelligence à la même.
Il vaut mieux cependant répondre que l’intention d’Aristote n’est pas d’affirmer l’identité de la conception de l’âme en rapport à la voix et de prétendre qu’une seule voix correspond à une conception unique — d’ailleurs, différentes personnes usent de voix différentes. Il entend plutôt affirmer cette identité des conceptions de l’âme en rapport aux choses : tous se font des mêmes choses, dit-il, les mêmes conceptions.
#22. — Le Philosophe se dispense enfin (16a8) d’une considération plus approfondie du sujet. La nature des affections de l’âme et leur manière de représenter les réalités ont déjà fait le propos du traité De l’âme; ce propos n’en est pas un logique, mais naturel.
Essence ou vérité
6. 16a9 Dans l’âme, le concept tantôt ne dit ni vrai ni faux, tantôt doit dire l’un ou l’autre. Il en va de même aussi avec la voix.
Avec ou sans composition ou division
7. 16a12 C’est que la vérité et la fausseté[130] sont affaire de composition et de division.
8. 16a13 Or les noms et les verbes, eux, s’assimilent au concept qui ne présente ni composition ni division. Ainsi, ‘homme’ et ‘blanc’, tant qu’on ne leur ajoute rien, ne sont encore ni vrais ni faux[131].
9. 16a16 En voici un signe : ‘le bouc-cerf’ signifie quelque chose d’encore ni vrai ni faux tant qu’on ne lui ajoute ni l’être ni le non-être, absolument ou en rapport à un temps.
#23. — Le Philosophe vient de situer la signification des voix[132]. Il traite ici de la variété de leur signification : certaines signifient le vrai ou le faux, d’autres non.
Cette considération se divise en deux : le Philosophe annonce d’abord cette variété, puis (16a12) la manifeste.
Dans l’ordre naturel, les conceptions de l’intelligence viennent avant les voix proférées pour les exprimer[133]. Aussi, c’est comme représentation de la variété concernant l’intelligence qu’il assigne celle qui concerne les significations des voix. Ainsi, cette manifestation ne se fonde pas seulement sur quelque chose de semblable, mais aussi sur la cause, imitée par ses effets.
#24. — Il faut se le rappeler, il y a deux opérations de l’intelligence[134] : la première ne comporte ni vrai ni faux, la seconde oui. C’est l’objet de son affirmation que “dans l’âme, le concept tantôt ne dit ni vrai ni faux, tantôt doit dire l’un ou l’autre”. Or on forme les voix signifiantes pour exprimer les conceptions de l’intelligence. En conséquence, pour que, comme signe, elles se conforment à leur signifié, elles doivent pareillement signifier tantôt sans, tantôt avec vrai et faux.
#25. — Le Philosophe manifeste ensuite (16a12) cette annonce.
D’abord en ce qu’elle concerne le concept, puis (16a13) en ce qu’elle concerne l’assimilation des voix au concept.
Pour montrer que le concept va parfois sans vrai ni faux, parfois avec l’un ou l’autre, le Philosophe affirme d’abord que vérité et fausseté sont affaire de composition et de division.
L’une des deux opérations de l’intelligence, on doit le comprendre, est l’intelligence des entités indivisibles; on y intellige absolument la quiddité d’une chose, c’est-à-dire, sa seule essence : ce qu’est l’homme, par exemple, ou le blanc ou une autre entité de la sorte. L’autre opération, elle, consiste à composer et diviser entre eux ce type de concepts simples.
Dans cette seconde opération de l’intelligence, celle où elle compose et divise, se trouve-t-il à dire, on rencontre vérité et fausseté. Dans la première, reste-t-il donc, on n’en rencontre pas[135].
#26. — Cela paraît d’abord faire difficulté. La division se fait en effet par résolution à des éléments indivisibles, c’est-à-dire simples; or les concepts simples ne comportent ni vérité ni fausseté; il ne devrait donc pas s’en trouver dans la division non plus. Les conceptions de l’intelligence, doit-on répondre, sont des représentations des réalités[136], de sorte qu’on peut les regarder et nommer à deux points de vue : sous l’un, en soi; sous l’autre, selon les natures des réalités qu’elles représentent. Ainsi, la représentation d’Hercule, désignée en elle-même, est ‘un cuivre’; désignée comme représentation d’Hercule, par contre, c’est ‘un homme’. De même aussi, à regarder le concept en lui-même, il comporte toujours composition dès qu’il s’y trouve vérité et fausseté, puisqu’on n’y trouve d’elles qu’en autant que l’intelligence compare un concept simple avec un autre. À regarder la chose, par contre, son concept est tantôt une composition, tantôt une division.
Une composition, quand l’intelligence compare un concept avec un autre et saisit comme une conjonction ou identité des réalités dont ils sont les conceptions; une division, quand cette comparaison lui fait saisir les réalités conçues comme distinctes. C’est de cette manière aussi que, chez les voix, on appelle l’affirmation une composition, puisqu’elle signifie une conjonction du côté de la réalité, tandis qu’on appelle la négation une division, puisqu’elle signifie la séparation des réalités conçues.
#27. — Autre difficulté : manifestement, la vérité ne consiste pas seulement en composition et division.
D’abord, on dit même la réalité vraie ou fausse : il est par exemple question de vrai ou de faux or. Même que l’être et le vrai se convertissent, dit-on. Par conséquent, la conception simple de l’intelligence, se trouvant la représentation d’une réalité, n’est manifestement pas privée de vérité et de fausseté.
En outre, la sensation des sensibles propres est toujours vraie[137]. Or le sens ne compose ni ne divise. On ne trouve donc pas de la vérité seulement dans la composition ou la division.
Bien plus, l’intelligence divine ne présente aucune composition[138]. C’est pourtant là qu’on trouve la vérité la première et la plus haute. Elle ne peut donc pas être seulement affaire de composition et de division.
#28. — L’évidence sur cette question requiert de voir que la vérité se rencontre quelque part en deux sens : en l’un, comme en l’objet vrai; en l’autre, comme en le sujet qui dit ou connaît cet objet. Or comme objets vrais, on trouve de la vérité autant en les entités simples qu’en les composées; par contre, le sujet qui dit ou connaît cet objet ne présente du vrai que sous forme de composition et de division. Ce qui appert comme suit.
#29. — Le vrai est le bien de l’intelligence[139]. Aussi, quoi que ce soit que l’on dise vrai doit se prendre en rapport à l’intelligence. Or les voix se rapportent à l’intelligence comme ses signes et les choses comme ce que ses concepts représentent[140].
Encore là, on doit tenir compte qu’on se rapporte à l’intelligence en deux sens.
En l’un, comme la mesure à ce qu’elle mesure : c’est ainsi que les choses naturelles se comparent à l’intelligence spéculative humaine. On dit ainsi l’intelligence vraie pour autant qu’elle se conforme à la chose, et fausse pour autant qu’elle s’en écarte.
La chose naturelle, cependant, ne se dit pas vraie en rapport à notre intelligence au sens où l’ont soutenu les anciens naturalistes, qui estimaient que la vérité des choses tienne seulement à ce qu’elles nous semblent être. Alors les contradictoires se trouveraient vraies en même temps, car elles font l’objet de l’opinion de personnes différentes. Certaines choses se disent tout de même vraies ou fausses en rapport à notre intelligence, non en un sens essentiel ou formel toutefois, mais en un sens efficient, en autant qu’elles sont naturellement en mesure d’occasionner une estimation d’elles vraie ou fausse. C’est sous ce rapport qu’on parle de vrai ou de faux or.
En l’autre sens, les choses se rapportent à l’intelligence comme le mesuré à sa mesure. C’est le cas pour l’intelligence pratique, cause des choses. En ce sens, l’œuvre de l’artisan se dit vraie en autant qu’elle réalise le plan de l’art[141], mais fausse en autant qu’elle s’en écarte.
#30. — Or toute chose naturelle se rapporte à l’intelligence divine comme les artéfacts à l’art. Toute chose se dit donc vraie dès qu’elle détient sa forme propre, par laquelle elle s’ajuste sur l’art divin[142]. Car du faux or est du vrai cuivre. C’est en ce sens que l’être et le vrai se convertissent, parce que toute chose naturelle se conforme à l’art divin par sa forme. C’est pourquoi le Philosophe désigne la forme comme quelque chose de divin[143].
#31. — La chose se dit vraie par rapport à sa mesure; de même le sens et l’intelligence, mais leur mesure est la chose extérieure. Le sens se dit donc vrai quand, grâce à sa forme, il se conforme à la réalité hors de l’âme. C’est en ce sens que l’on comprend que la sensation du sensible propre est vraie. C’est aussi en ce sens que l’intelligence qui saisit une essence sans composition ni division est toujours vraie[144].
Toutefois, faut-il garder à l’esprit, bien que, quant à son objet propre, le sens soit vrai, il ne le sait pas, car il ne peut connaître sa relation de conformité avec la chose; il saisit seulement celle-ci. L’intelligence, elle, peut connaître pareille relation de conformité; aussi peut-elle seule connaître la vérité. C’est pourquoi le Philosophe déclare que la vérité est seulement dans l’esprit, au titre du sujet qui la connaît[145]. Or connaître cette relation de conformité n’est rien d’autre que de juger qu’il en soit ou non ainsi dans la réalité, ce qui revient à composer et diviser, de sorte que l’intelligence ne connaît la vérité qu’en composant ou divisant en son jugement. Ce dernier sera vrai s’il s’accorde avec la réalité, c’est-à-dire lorsqu’on juge être une chose qui est ou n’être pas une chose qui n’est pas. Il sera faux par contre quand il ne s’accorde pas avec la réalité, c’est-à-dire lorsqu’on juge n’être pas une chose qui est ou être une chose qui n’est pas. Il devient ainsi clair que la vérité et la fausseté, au sens où elle se trouve en le sujet qui la connaît et la dit, n’est affaire que de composition et division. C’est en ce sens que le Philosophe en parle ici.
Comme les voix sont les signes des concepts, sera vraie celle qui signifie l’intelligence vraie et fausse celle qui signifie l’intelligence fausse. La voix, en autant qu’elle constitue une réalité, se dit tout de même vraie aussi au même sens que toute autre réalité. Ainsi, cette voix : “l’homme est un âne” est vraiment une voix et vraiment un signe; mais comme elle est signe du faux, on la dit fausse.
#32. — Le Philosophe parle néanmoins ici de la vérité en ce qu’elle concerne l’intelligence humaine, qui juge de la conformité des choses et de l’intelligence par mode de composition et de division. Le jugement de l’intelligence divine se fait par contre sans composition ni division; tout comme notre intelligence saisit les choses matérielles de manière immatérielle, de même l’intelligence divine connaît leur composition et leur division de manière simple[146].
#33. — Le Philosophe manifeste ensuite (16a13) ce qu’il a dit de la manière dont les voix s’assimilent aux concepts.
Il manifeste d’abord son propos, puis (16a16) le prouve avec un signe.
La vérité et la fausseté dans l’intelligence est donc seulement affaire de composition et de division. Pris séparément, en conclut-il, les noms et les verbes en eux-mêmes s’assimilent au concept dépourvu de composition et de division. C’est le cas quand on dit ‘homme’ ou ‘blanc’, tant qu’on n’ajoute rien d’autre : ce n’est encore ni vrai ni faux. Ensuite, quand on leur ajoute d’être ou de ne pas être, alors on obtient du vrai ou du faux.
#34. — Il n’y a pas d’objection à tirer de celui qui, avec un nom seul, donne une réponse vraie à une question qu’on lui fait. Comme si à qui demande : “Qu’est-ce qui nage dans la mer?”, on répond : “Un poisson!” C’est qu’on sous-entend alors le verbe présent dans l’interrogation. – Par ailleurs, tout comme le nom, le verbe dit tout seul ne signifie pas non plus le vrai ni le faux. Il n’y a pas d’objection à tirer du verbe de la première ou deuxième personne, et du verbe d’action impersonnelle[147]. Un certain nominatif déterminé est alors sous-entendu, de sorte qu’il se trouve une composition implicite, même s’il n’y en a pas d’explicite.
#35. — Le Philosophe apporte ensuite (16a16) un signe tiré du nom composé ‘bouc-cerf’, qui se compose de ‘bouc’ et de ‘cerf’, dit en grec ‘tragelaphos’ : ‘tragos’, c’est ‘bouc’, et ‘elaphos’, c’est ‘cerf’. Pareils noms signifient quelque chose, des concepts simples, mais à propos de réalités composées. Aussi ne comportent-ils ni vrai ni faux, tant qu’on ne leur ajoute ni d’être ni de ne pas être, par quoi s’exprime le jugement de l’intelligence. Par ailleurs, d’être ou de ne pas être peuvent s’ajouter quant au temps présent, ce qui revient à être ou non en acte, ce qu’on appelle être “absolument”; ou encore quant au temps passé ou futur, ce qui revient à être non absolument, mais sous un certain rapport, comme lorsqu’on dit que quelque chose a été ou doit être. — Le Philosophe présente significativement un exemple tiré d’un nom qui signifie quelque chose qu’on ne trouve pas dans la réalité, dont la fausseté apparaisse tout de suite. Malgré ce fait, il ne peut pourtant y avoir là ni vrai ni faux sans composition ni division.
Définition
10. 16a19 Le nom est une voix signifiante par convention sans impliquer de temps et sans aucune partie signifiante séparément.[148]
11. 16a21 Même dans “Beaumont”[149], en effet, ‘mont’ ne signifie rien en lui-même, alors qu’il le fait dans la phrase[150] “un beau mont”[151].
12. 16a22 Il n’en va pas tout à fait dans les noms composés comme dans les noms simples[152] : chez ces derniers, la partie ne détient absolument aucun sens, tandis que chez les autres chaque partie veut en détenir un, mais séparément elle ne signifie rien[153]; c’est le cas, dans bateau-mouche, pour mouche[154].
13. 16a26 La précision ‘par convention’ se doit au fait qu’aucun nom n’en est un par nature; chacun en devient un seulement une fois devenu un signe[155]. En effet, même les sons qui ne correspondent pas à des lettres[156], comme ceux que les bêtes émettent, expriment quelque chose; pourtant aucun n’est un nom.
Nom infini
14. 16a29 Par ailleurs, ‘non-homme’ n’est pas un nom, ni même ne s’est vu imposé un nom avec lequel on doive le désigner : il ne s’agit ni d’une phrase ni d’une négation. Mettons que ce soit un nom infini,[157] puisque cela concerne pareillement quoi que ce soit d’existant comme de non existant[158].
Cas de nom
15. 16a32 ‘De Philon’, ‘à Philon’ et toutes ces variations ne sont pas des noms; il s’agit plutôt de chutes du nom[159].
16. 16b1 La définition du nom leur convient quand même en tout[160], sauf que leur adjoindre ‘est’, ‘était’ ou ‘sera’, n’entraîne ni vrai ni faux, tandis que cela en entraîne toujours pour le nom. Ainsi, ‘est’ ou ‘n’est pas à Philon’ n’entraîne encore rien de vrai ou de faux.
#36. — Le Philosophe vient de traiter de la place des voix dans l’ordre de la signification[161]; il arrive ici à traiter des voix signifiantes comme telles. Son intention principale concerne l’énonciation, sujet de ce livre. Mais en toute science, on doit d’abord connaître les principes de son sujet. Le Philosophe traite donc d’abord des principes de l’énonciation, puis (17a2) de celle-ci comme telle.
Le premier point se divise en deux : le Philosophe traite d’abord de ses principes quasi matériels : ses parties intégrantes, puis (16b26) de son principe formel : la phrase, qui constitue son genre.
Le premier point se divise en deux : le Philosophe traite d’abord du nom, qui signifie la substance d’une réalité, puis (16b6) du verbe, qui signifie l’action ou la passion qui en procède.
Le premier point se divise en trois : le Philosophe définit d’abord le nom, puis (16a21) explique sa définition et enfin (16a29) exclut des voix qui ne détiennent pas parfaitement la nature de noms[162].
#37. — On considère la définition comme un terme, doit-on savoir, parce qu’elle inclut totalement la réalité définie : rien de celle-ci ne reste en dehors de la définition, à quoi cette dernière ne convienne pas, ni rien d’étranger à elle n’y entre, à quoi cette dernière convienne.
#38. — Pour arriver à cela, le Philosophe introduit cinq éléments dans sa définition du nom.
“Voix” intervient à titre de genre : ce genre distingue le nom de tous les sons qui ne sont pas des voix. En effet, la voix est un son émis de la bouche d’un animal, inspiré par quelque intention[163].
“Signifiante” s’ajoute comme première différence, pour distinguer le nom de toute voix qui ne signifie rien, qu’elle se rende par des lettres et s’articule, comme “biltris”, ou ne corresponde à aucune lettre ni ne s’articule, comme un sifflement émis pour rien. Il s’est agi plus haut de la signification des voix; aussi le Philosophe en conclut-il que le nom est une voix signifiante.
#39. — Une voix est tout de même une réalité naturelle, ce qui n’est pas le cas du nom, qui relève plutôt d’une institution humaine. Le Philosophe n’aurait-il pas dû donner, comme genre du nom, plutôt que ‘voix’, qui est une réalité naturelle, ‘signe’, une réalité procédant d’institution? N’aurait-il pas dû dire : “Le nom est un signe vocal”? Ainsi, on définirait plus convenablement une écuelle en la donnant comme ‘vase de bois’ qu’en la donnant comme ‘bois en forme de vase’.
#40. — Les artéfacts, doit-on répondre, c’est par leur matière qu’ils se rangent dans le genre de la substance, alors que par leurs formes, ils se rangent dans le genre des accidents, parce que leurs formes sont des accidents. ‘Nom’ signifie donc une forme accidentelle inhérente à un sujet. Par ailleurs, la définition de tout accident requiert qu’on y mette son sujet. Si son nom signifie un accident abstraitement, sa définition doit le présenter au nominatif, à titre de genre, et donner son sujet en un cas subordonné[164], à titre de différence; c’est ainsi qu’on dit : « La camusité est la courbure du nez. » Inversement, si son nom signifie concrètement un accident, sa définition présente sa matière, son sujet, au titre de genre, et l’accident comme tel au titre de différence; c’est ainsi qu’on dit : « Le camus est un nez courbe. » Par conséquent, si le nom d’un artéfact signifie une forme accidentelle comme inhérente à un sujet naturel, sa définition donne plus convenablement la réalité naturelle au titre de genre, comme l’écuelle donnée comme ‘bois revêtu de telle forme’; c’est pareillement que le nom est donné comme “voix signifiante”. Il en irait autrement avec un nom d’artéfact qui signifierait abstraitement sa forme artificielle.
#41. — En troisième, une seconde différence s’ajoute : “par convention”, c’est-à-dire par institution humaine, issue du bon plaisir humain. Par là, le nom se distingue de voix qui signifient par nature, comme le gémissement des malades et les voix émises par les bêtes.
#42. — En quatrième vient une troisième différence : “sans impliquer de temps », qui distingue le nom du verbe. — Ne serait-ce pas une fausse différence, puisque les noms ‘jour’ et ‘an’ signifient du temps?
Le temps, doit-on répondre, se considère à trois points de vue. D’abord en lui-même, comme réalité : il peut alors se signifier par un nom, comme toute autre réalité. Ensuite en ce qu’il mesure en tant que tel. Or ce qui se mesure en premier et principalement avec le temps, c’est le changement, action ou passion, et c’est le verbe qui signifie l’action et la passion. Sa signification implique donc du temps. La substance, par contre, regardée en elle-même, telle qu’un nom ou un pronom la signifient, ne se prête pas en tant que telle à être mesurée avec le temps; elle ne s’y prête qu’en autant que sujette au changement : elle se signifie alors avec un participe. Aussi la signification du verbe et du participe implique-t-elle du temps, mais non celle du nom et du pronom. On peut enfin considérer la relation qu’il revêt en tant que mesure : on signifie celle-ci par des adverbes de temps, comme ‘demain’, ‘hier’ et ainsi de suite.
#43. — En cinquième s’ajoute une quatrième différence : “sans aucune partie signifiante séparément”, à savoir, séparément de l’ensemble du nom. Chaque partie ne se rapporte à la signification du nom que pour autant que cette signification appartient à son tout. C’est que la signification est comme la forme du nom; or, aucune partie ne détient séparément la forme du tout; ainsi, une main, séparée d’un homme, n’a pas forme humaine. Cette différence distingue le nom de la phrase, dont la partie détient un sens séparément, comme dans le cas de “l’homme juste”.
#44. — Le Philosophe manifeste ensuite (16a21) cette définition.
D’abord quant à sa dernière partie, puis (16a26), quant à sa troisième. Quant aux deux premières parties, les considérations précédentes les ont rendues manifestes; pour la quatrième partie : “sans impliquer de temps”, elle deviendra manifeste dans le chapitre sur le verbe.
Le premier point se divise en deux. Le Philosophe manifeste d’abord son propos avec les noms composés, puis (16a22) montre, à ce sujet, la différence entre noms simples et composés.
Il manifeste d’abord que la partie du nom ne signifie rien séparément dans le cas des noms composés, où elle paraît davantage le faire. Dans le nom “Beaumont”, la partie “mont” toute seule ne signifie rien, alors qu’elle signifie quelque chose dans la phrase “le beau mont”[165]. C’est qu’on impose à un nom de signifier un concept simple. Toutefois, ce qui suggère le choix d’un nom pour lui imposer une signification est distinct de ce qu’on lui fait signifier; c’est par exemple son sens antérieur de ‘souffle’ qui suggère d’imposer le nom ‘âme’, mais cela n’est pas ce qu’on lui fait signifier; c’est plutôt le concept du principe de vie qu’on lui impose de signifier.[166] Par conséquent, la partie du nom composé auquel on impose de signifier un concept simple ne signifie pas la partie de la conception composée qui suggérait de choisir ce nom pour lui faire signifier ce concept simple. Par contre, une phrase signifie une conception composée; aussi sa partie en signifie-t-elle une partie.
#45. — Le Philosophe montre ensuite (16a22) la différence sous ce regard entre noms simples et composés. Il n’en va pas pareillement, dit-il, dans les noms simples et dans les composés : dans les noms simples, la partie ne détient aucun sens, ni en vérité, ni en apparence; dans les noms composés, par contre, elle le veut, c’est-à-dire, elle donne l’apparence d’avoir un sens, bien que de fait elle ne signifie rien, comme on l’a remarqué avec le nom ‘Beaumont’.[167] Il y a une raison à cette différence : le nom simple, non seulement se voit imposé de signifier un concept simple, mais en plus c’est un concept simple qui suggère son choix, tandis que le nom composé, c’est une conception composée qui suggère son choix, ce qui donne à sa partie l’apparence d’une signification.[168]
#46. — Le Philosophe manifeste ensuite (16a26) la troisième partie de la définition donnée. Il a précisé que le nom signifie par convention parce qu’aucun nom ne signifie par nature. Il est un nom du fait de signifier; néanmoins, il ne signifie pas par nature, mais par institution. C’est la raison de cette précision : “seulement une fois devenu un signe”, c’est-à-dire, quand on lui a imposé une signification. Le son qui signifie par nature ne devient pas un signe, en effet; il en est un par nature. C’est encore ce que le Philosophe a en vue en parlant de “sons qui ne correspondent pas à des lettres”, du fait de ne pouvoir se signifier avec des lettres, “comme ceux que les bêtes émettent”. Le Philosophe parle alors de ‘sons’ plutôt que de ‘voix’, en raison des animaux qui restent sans voix, du fait d’être privés de poumons. Ceux-ci signifient naturellement leurs affections propres avec de simples sons; aucun de pareils sons, toutefois, n’est un nom. Voilà qui fait clairement comprendre que le nom ne signifie pas naturellement.
#47. — Ce sujet, on doit le savoir, a généré une diversité d’opinions. On a été jusqu’à dire qu’en aucun sens les noms ne signifient naturellement, de sorte que cela ne fait aucune différence par quel nom on signifie quoi que ce soit. D’autres ont dit au contraire que les noms signifient tout à fait naturellement, comme s’ils étaient des représentations naturelles des choses. De l’avis de certains, enfin, les noms ne signifient pas par nature, comme Aristote l’entend ici, du fait que leur signification ne leur vient pas de la nature; ils signifient cependant par nature, de l’avis de Platon[169], dans la mesure où leur signification convient aux natures des choses. Que chaque chose se signifie avec plusieurs noms ne crée aucun obstacle, car une chose unique peut donner lieu à plusieurs représentations; d’ailleurs, des propriétés différentes peuvent suggérer des noms différents pour la même chose.
Par ailleurs, “pourtant aucun d’eux n’est un nom”[170] ne signifie pas que les sons des animaux n’auraient pas de noms : on leur en attribue, en effet, comme lorsqu’on parle du ‘rugissement’ du lion et du ‘mugissement’ du bœuf. Il faut plutôt comprendre qu’aucun pareil son n’est un nom.
#48. — Le Philosophe refuse ensuite (16a29) à certaines entités de satisfaire à la définition du nom : d’abord au nom infini, puis (16a32) aux cas des noms.
“Non-homme, dit-il, n’est pas un nom.” Tout nom signifie en effet une nature déterminée, comme le fait ‘homme’. Ou une personne déterminée, comme le fait un pronom. Ou précisément l’un et l’autre, comme ‘Socrate’. Par contre, ‘non-homme’ ne signifie ni une nature déterminée ni une personne déterminée. Son imposition lui vient de la négation d’homme, valable également pour n’importe quel sujet, qu’il existe ou non. On peut donc l’attribuer indifféremment tant à un sujet qu’on ne rencontre pas dans la réalité – ainsi, une chimère est un non-homme – qu’à un sujet qu’on y trouve – ainsi, tel cheval est un non-homme –. Si son imposition procédait d’une privation, il requerrait au moins un sujet existant; mais comme elle procède d’une négation, il peut s’attribuer à un être comme à un non-être, ainsi que Boèce et Ammonios le remarquent. Il signifie toutefois à la manière du nom et reste susceptible de jouer les rôles de sujet et d’attribut; son appréhension requiert alors pour le moins un suppôt.
Au temps d’Aristote, il n’existait aucun nom établi sous lequel ranger ce type d’expression. Il ne s’agit pas d’une phrase, puisque sa partie ne signifie rien séparément, comme ce n’est pas même le cas pour les noms composés. Ce n’est pas non plus une négation, c’est-à-dire une phrase négative; pareille phrase ajoute la négation à une affirmation, ce qui n’est pas le cas ici[171]. Le Philosophe institue donc un nouveau nom : il appelle ce type d’expression un “nom infini”, vu l’indétermination de sa signification.
#49. — Le Philosophe refuse ensuite (16a32) à ses cas[172] d’être des noms. ‘De Caton’, ‘à Caton’ et autres pareilles variations, dit-il, ne sont pas des noms. Au sens strict[173], seul le nominatif, de fait, a le titre de nom : c’est par lui que se fait l’imposition du nom pour signifier quoi que ce soit. On qualifie d’ailleurs d’obliques ces chutes du nom, où, en un sens, le nom décline progressivement, commençant sa déclinaison du nominatif, où on le dit debout, du fait qu’il n’a pas encore commencé à décliner[174]. Les Stoïciens, eux, appellent une chute même le nominatif; les grammairiens les suivent, considérant que déjà le nom y décline, en ce qu’il se trouve issu d’une conception intérieure de l’esprit. Même s’il décline déjà, on le considère quand même debout : rien n’empêche en effet de tomber en restant debout, comme un poinçon, qui, en tombant, se fiche dans du bois.[175]
#50. — Le Philosophe montre ensuite (16b1) quel rapport les cas obliques entretiennent avec le nom. La définition que signifie le nom, dit-il, “leur convient quand même en tout”, à savoir, aux cas du nom. Il y a cependant cette différence qu’avec l’adjonction du verbe ‘est’, ‘sera’ ou ‘était’, le nom signifie toujours le vrai ou le faux, ce qui ne se vérifie pas pour les cas obliques. Le Philosophe donne à juste titre son exemple en usant d’un verbe qui admet un sujet[176], car les autres, à savoir les verbes impersonnels, signifient le vrai ou le faux avec des cas obliques. En disant, par exemple, qu’il en cuit à Socrate[177], on conçoit l’action signifiée par le verbe comme portée par le cas oblique, comme si on disait que Socrate a du regret[178].
#51. — Objection apparente : si le nom infini et les cas ne sont pas des noms, le Philosophe a mal donné la définition du nom, puisqu’elle leur convient.
Le Philosophe, doit-on répondre, d’après Ammonios, a d’abord fourni une définition plus commune, mais l’a ensuite contractée en refusant à ces voix le titre de nom.
Meilleure réponse : la définition donnée ne leur convient pas tout à fait : le nom infini ne signifie rien de déterminé et le cas du nom ne renvoie pas exactement à l’intention initiale de son institution.
Définition
17. 16b6 Le verbe, lui, en est une[179] consignifiant[180] un temps, sans aucune partie signifiante séparément et toujours le signe de ce qu’on attribue à autre chose[181].
18. 16b8 Il consignifie le temps, dis-je. Ainsi, ‘course’ est un nom, mais ‘court’[182] est un verbe : il consignifie le fait d’être maintenant[183].
19. 16b9 En outre, il est toujours le signe de réalités dites d’une autre[184], de réalités dites, par exemple, d’un sujet subordonné[185] ou en un sujet[186].
Verbe infini
20. 16b11 Par ailleurs, ‘ne-court-pas’ et ‘ne-souffre-pas’[187] ne sont pas des verbes, quant à moi, bien qu’ils consignifient le temps et s’attribuent toujours à autre chose. On n’a toutefois assigné aucun nom à cette variante. C’est, disons, un ‘verbe infini’[188], puisqu’il y s’agit pareillement de quoi que ce soit d’existant et de non existant.
Cas de verbe
21. 16b16 Pareillement, ‘courra’ et ‘courait’ ne sont pas des verbes, mais des chutes de verbes[189]. La différence avec le verbe, c’est que celui-ci consignifie le temps présent, tandis que ceux-là consignifient ceux qui l’entourent.
Rapport avec le nom
22. 16b19 En eux-mêmes, de fait, dits tout seuls[190], les verbes sont des noms.
23. 16b20 Ils signifient une réalité : qui en dit un fixe la conception concernée[191]; qui l’a entendu y établit son esprit[192]. Ils ne signifient pas encore toutefois que cette réalité soit ou non[193], car ‘être’ ou ‘n’être-pas’ n’est signe d’aucune réalité[194], du moins l’être[195] dit en toute nudité[196]. En lui-même, en effet, il n’est rien : il consignifie une composition qu’on ne peut pas concevoir sans disposer des éléments qui s’y trouvent composés[197].
#52. — Le Philosophe vient de traiter du nom; il traite maintenant du verbe, et ce en trois points : il définit d’abord le verbe, puis (16b11) refuse à certaines voix de satisfaire à la définition du verbe et enfin (16b19) montre le rapport entre verbe et nom.
Le premier point se divise en deux : le Philosophe présente d’abord la définition du verbe, puis (16b8) l’explique.
#53. — Par un souci de brièveté remarquable, Aristote omet dans la définition du verbe les éléments communs au nom et au verbe, laissant l’intelligence du lecteur les tirer de la présentation de la définition du nom.
Il y introduit ainsi trois particules. La première distingue le verbe du nom : le verbe “consignifie le temps”, dit-il. La définition du nom disait à l’opposé qu’il signifie “sans impliquer de temps”.
La seconde distingue le verbe de la phrase : “sans aucune partie signifiante séparément”.
#54. — Cet élément a déjà paru dans la définition du nom. Il aurait donc dû être omis ici, semble-t-il, comme a été omis “voix signifiante par convention”.
D’après Ammonios, cela intervenait dans la définition du nom pour distinguer celui-ci des phrases composées de noms, comme ‘l’homme, un animal!’[198] Or il y a aussi des phrases composées de verbes, comme ‘marcher est se déplacer’. Il fallait, pour en distinguer le verbe, répéter cette particule dans sa définition aussi.
Meilleure réponse : le verbe implique la composition qui complète la phrase signifiant le vrai ou le faux; il présente donc une plus grande ressemblance avec la phrase, dont il constitue comme la partie formelle, alors que le nom en offre comme une partie matérielle et subjective. C’est pour cela qu’il fallait répéter.
#55. — La troisième particule distingue le verbe non seulement du nom, mais aussi du participe, qui consignifie un temps. D’où cette précision : “toujours le signe de ce qu’on attribue à autre chose”. Noms et participes peuvent en effet intervenir tant dans le rôle du sujet que dans celui de l’attribut, mais le verbe seulement dans celui de l’attribut.
#56. — Ne faut-il pas toutefois reconnaître comme exception le verbe à l’infinitif, qui intervient parfois comme sujet, comme dans ‘marcher est se déplacer’?
Lorsqu’il intervient comme sujet, doit-on répondre, le verbe à l’infinitif a valeur de nom. Tellement qu’en grec et en latin vulgaire, il admet l’article tout comme le nom. La raison en est que le propre du nom est de signifier une réalité comme existant en un sens par elle-même[199], alors que celui du verbe est de signifier son action ou sa passion[200].
Or l’action peut se signifier de trois manières. De la première, toute seule, abstraitement, comme une chose; on la signifie alors avec un nom, par exemple : ‘action’, ‘passion’, ‘marche’, ‘course’ et ainsi de suite. De la seconde, comme une action, en tant que venant de la substance, mais lui inhérant comme à son sujet; on la signifie alors avec des verbes d’autres modes[201] qu’on fait revêtir aux attributs. Cependant, l’intelligence peut saisir et signifier cette provenance ou inhérence de l’action comme une réalité; aussi, même les verbes de mode infinitif, signifiant l’inhérence de l’action au sujet, peuvent se prendre tant comme verbes, étant donné leur composition, et comme noms, puisqu’ils signifient comme réalités.
#57. — On peut encore objecter que parfois on met nettement comme sujet les verbes d’autres modes; par exemple : ‘Court est un verbe.’
Alors, doit-on répondre, on ne prend pas le verbe ‘court’ formellement, en tant que sa signification renvoie à la chose, mais en tant qu’il signifie matériellement la voix utilisée, prise comme réalité. De la sorte, on accorde tant au verbe qu’à n’importe quelle partie de la phrase, quand ils remplacent matériellement[202], la valeur de noms.
#58. — Le Philosophe explique ensuite (16b8) la définition donnée : d’abord quant à ce que le verbe consignifie le temps, puis (16b9) quant à ce qu’il soit l’indication de ce qui s’attribue à l’autre. Il n’explique toutefois pas la seconde partie : “sans aucune partie signifiant séparément”, déjà expliquée au traité du nom[203].
Le verbe, explique-t-il d’abord avec un exemple, consignifie un temps. ‘Course’, du fait que ce soit un nom, ne signifie pas l’action sous le mode de l’action, mais sous celui de la réalité qui existe par elle-même; aussi ne consignifie-t-il pas de temps. Mais ‘court’ signifie l’action, puisque c’est un verbe; aussi consignifie-t-il un temps. C’est en effet le propre du changement de se mesurer avec un temps : c’est dans leur temps que les actions se font connaître. D’ailleurs, consignifier le temps, c’est signifier une réalité dans le temps qui la mesure. Aussi est-ce autre chose signifier le temps principalement, au titre de réalité, ce qui peut convenir à un nom, et signifier avec un temps, ce qui ne convient pas au nom mais au verbe[204].
#59. — Le Philosophe explique ensuite (16a9) l’autre partie. Or, on se le rappelle, on signifie le sujet d’une énonciation comme ce à quoi inhère autre chose et le verbe signifie une action sous le mode d’une action, dont la définition implique justement qu’elle inhère. Par conséquent, on le met toujours du côté de l’attribut, jamais du côté du sujet, à moins de lui accorder valeur de nom[205].
C’est pour cela, dit-il, que le verbe est toujours l’indication de ce qui se dit d’autre chose : parce que le verbe signifie toujours ce qui s’attribue et que toute attribution requiert un verbe, le verbe impliquant justement la composition qui unit l’attribut avec le sujet.
#60. — La précision ajoutée crée toutefois une apparence de difficulté : “… de réalités dites, par exemple, d’un sujet subordonné ou en un sujet”. Certes, une chose se dit ‘comme d’un sujet subordonné’ quand elle s’y attribue essentiellement, comme dans ce cas : ‘l’homme est un animal’. Et elle se dit ‘en un sujet’, quand c’est un accident qu’on attribue à un sujet, comme dans ce cas : ‘tel homme est blanc’. Mais les verbes signifient l’action ou la passion, qui sont des accidents; ils devraient donc toujours signifier ce qui se dit comme en un sujet. Il était donc vain d’opposer “en un sujet ou d’un sujet”.
Les deux appartiennent au même attribut, répond Boèce : l’accident tout autant se dit d’un sujet et est en un sujet[206].
Cependant, Aristote use d’une disjonction; il doit donc signifier autre chose par chaque expression. Aussi, vaut-il mieux dire, quand Aristote déclare que le verbe est “toujours le signe de ce qu’on attribue à autre chose”, on ne doit pas comprendre que ce que signifient les verbes est ce qui s’attribue; plutôt, en effet, comme l’attribution, manifestement, concerne plus proprement la composition, on doit comprendre que les verbes eux-mêmes sont ce qui s’attribue plutôt qu’ils ne signifient les attributs[207].
Le verbe, faut-il donc comprendre, est toujours le signe qu’une réalité soit attribuée; réciproquement, toute attribution, tant essentielle qu’accidentelle, se fait par un verbe, en raison de la composition qu’il implique.
#61. — Le Philosophe refuse ensuite (16b11) à certaines entités de satisfaire à la définition du verbe : d’abord au verbe infini, puis (16b16) aux verbes de temps passé ou futur.
‘Ne-court-pas’ et ‘ne-souffre-pas’ ne méritent pas proprement l’appellation de verbes. Le propre du verbe est en effet de signifier une chose sous le mode d’une action ou d’une passion. Or ces expressions ne le font pas : elles en écartent une, plutôt que d’en signifier une déterminée. Sans donc mériter proprement l’appellation de verbes, elles admettent pourtant plusieurs particules de sa définition. D’abord, elles consignifient le temps; le verbe signifie l’agir et le pâtir et ces derniers ont lieu dans le temps; il en va de même de leur privation, tellement que le repos aussi se mesure en temps[208]. Ensuite, elles vont toujours du côté de l’attribut, comme le verbe, puisque la négation se réduit au genre de l’affirmation. Le verbe, signifiant une action ou une passion, le fait d’une chose comme existant en une autre; il en va de même de ces expressions, dont la signification est d’en écarter une.
#62. — On pourrait objecter que si la définition du verbe leur convient, il s’agit de verbes. – Cette définition, doit-on répondre, convient au verbe pris communément. On refuse à ces expressions d’être des verbes parce qu’elles ne revêtent pas la nature intégrale du verbe.
Avant Aristote, il n’existait pas non plus de nom institué pour ce genre d’expressions distinctes du verbe. Comme elles présentent tout de même quelque similitude avec le verbe, tout en ne revêtant pas sa nature déterminée, le Philosophe les appelle des verbes infinis[209], justifiant ce nom par le fait que ce type d’expressions peut indifféremment se dire tant de ce qui n’est pas que de ce qui est. La négation adjointe ne prend pas en effet valeur de privation, mais de simple négation, car la privation supposerait un sujet déterminé. Les verbes de ce type diffèrent toutefois des verbes négatifs, parce que les verbes infinis ne constituent qu’une expression unique, tandis que les verbes négatifs en constituent une double[210].
#63. — Le Philosophe refuse ensuite (16b16) l’appellation de verbe aux verbes de temps passé et futur. De même, les verbes infinis, ‘courra’, de temps futur, ou ‘courait’, de temps passé, ne sont pas des verbes, au sens strict : ce sont des “chutes de verbe”[211]. La différence, c’est que le verbe consignifie le temps présent, tandis que ceux-là signifient tout autour le temps qui y vient et celui qui en part.
Le Philosophe a bien raison de préciser “le temps présent” et de ne pas dire simplement ‘le présent’. On évite ainsi d’interpréter qu’il s’agisse du présent indivisible, de l’instant : l’instant n’admet en effet ni action ni passion. Il faut bien saisir qu’il s’agit du temps présent; c’est lui qui mesure l’action commencée et non encore complétée en acte.
C’est à juste titre qu’on ne considère pas les verbes qui consignifient le temps passé ou le temps futur comme des verbes au sens propre. C’est que le verbe, au sens propre, est ce qui signifie l’agir ou le pâtir; en est donc proprement un celui qui signifie l’agir ou le pâtir en acte[212], car voilà ce qui est agir ou pâtir absolument. Agir ou pâtir dans le passé ou le futur ne l’est que relativement.
#64. — On a encore raison de regarder les verbes de temps passé ou futur comme des chutes du verbe, car celui-ci consignifie le temps présent. Le passé et le futur se conçoivent en regard du présent : le passé est ce qui l’a été et le futur, ce qui le sera.
#65. — Par ailleurs, la déclinaison du verbe se fait par modes, temps, nombres et personnes. Celle qui se fait par nombre et par personnes ne fait toutefois pas déchoir le verbe[213]. C’est qu’elle n’intervient pas du côté de l’action, mais du côté du sujet. Par contre, celle qui se fait par modes et par temps regarde l’action même; c’est pourquoi les deux font déchoir le verbe : aux modes impératif ou optatif, les verbes déclinent, tout comme au passé et au futur. Au contraire, au mode indicatif et au temps présent, les verbes ne déclinent pas de la nature du verbe, quelle que soit leur personne ou leur nombre.[214]
#66. — Le Philosophe montre ensuite (16b19) le rapport entre verbes et noms, et ce en deux points : il présente d’abord son intention, puis (16b20) manifeste son propos.
“En eux-mêmes”, dit-il, “dits tout seuls, les verbes sont des noms”. Certains interprètes réservent ce trait aux verbes assumés avec la valeur de noms[215] : les verbes de mode infinitif, comme dans la phrase : ‘courir est se déplacer’, et même ceux d’un autre mode, comme dans la phrase : ‘court est un verbe’. Ce n’est clairement pas l’intention d’Aristote, puisque son explication subséquente n’y correspond pas. Plutôt, doit-on dire, on entend ‘nom’ ici au sens commun de toute expression qui se voit imposer une signification. Agir et pâtir sont aussi des réalités; en conséquence, les verbes, en tant qu’ils nomment, c’est-à-dire, signifient, l’agir ou le pâtir, se rangent sous les noms ainsi entendus communément. Néanmoins, le nom, regardé en ce qu’il se distingue du verbe, signifie une réalité sous un mode déterminé, la prenant comme existant par soi. C’est pourquoi les noms peuvent et s’assujettir et s’attribuer.
#67. — Le Philosophe prouve ensuite (16b20) son propos : d’abord en ce que les verbes signifient quelque chose, tout comme les noms, puis (16b21) en ce que, tout comme les noms, ils ne signifient pas le vrai ou le faux.
Les verbes sont des noms, dit-il, du fait qu’ils signifient quelque chose. Pour le prouver, le Philosophe renvoie à sa déclaration antérieure que les voix signifiantes signifient les concepts[216]; c’est par conséquent leur propriété de produire un concept dans l’esprit de leur auditeur. “Qui en dit un”, assume le Philosophe, pour manifester le verbe comme voix signifiante, “fixe la conception concernée” en l’esprit de son auditeur. Pour manifester ce fait, il signale que, “qui l’a entendu y établit son esprit”.[217]
#68. — Voilà toutefois qui a l’air faux. Seule la phrase complète[218] donne à l’intelligence de reposer; ni le nom ni le verbe n’y suffisent en eux-mêmes. Dit-on : “Tel homme…”, en effet, l’esprit de son auditeur reste en suspens, en attente de ce qu’on voudra en dire; dit-on : “… court”, il reste aussi en suspens, à se demander de quoi on le dit.
L’intelligence, doit-on répondre, effectue deux opérations[219]. En disant le nom ou le verbe tout seuls, on établit l’intelligence quant à sa première opération, simple conception d’une chose. Sous ce rapport, en l’entendant on repose, alors qu’on se trouvait en suspens tant que le nom ou le verbe n’avait pas été complètement prononcé[220]. On n’établit néanmoins pas alors l’intelligence quant à sa seconde opération, où elle compose et divise ce verbe ou ce nom dit tout seul; sous ce rapport, qui l’a entendu n’a pas encore son esprit fixé.
#69. — Aussi le Philosophe ajoute-t-il aussitôt : “Ils ne signifient pas encore toutefois que cette réalité soit ou non”, c’est-à-dire, ils ne signifient pas encore ce quelque chose sous mode de composition et de division, de vrai ou de faux. C’est le second point qu’il entend prouver.
Il le prouve ensuite par les verbes qui signifient le plus clairement la vérité ou la fausseté : ce verbe comme tel[221], ‘être’, et le verbe infini correspondant, ‘n’être-pas’ : ni l’un ni l’autre, dit tout seul, ne signifie la vérité ou la fausseté dans la réalité. Les autres verbes le font encore moins, par conséquent. La déclaration du Philosophe peut aussi s’entendre généralement de tous les verbes : ayant annoncé que le verbe ne signifie pas si une réalité est ou n’est pas, il le manifeste ensuite du fait qu’aucun verbe ne signifie l’être ou le non-être de cette réalité, c’est-à-dire qu’elle soit ou ne soit pas. Tout verbe défini implique ‘être’, puisque courir, c’est être courant, et tout verbe infini implique ‘n’être-pas’, car ne-pas-courir, c’est n’être-pas à courir. Aucun verbe, toutefois, ne signifie le tout, à savoir, que ‘telle réalité soit’ ou ‘ne-soit-pas’.
#70. — Le Philosophe prouve cela ensuite par ce qui le manifeste le plus[222], en précisant : “Du moins l’être dit purement”, car “en lui-même il n’est rien”. À noter qu’en grec, on lit : “Du moins l’être dit en toute nudité[223]. En lui-même, en effet, il n’est rien.”
Pour prouver que les verbes ne signifient pas que telle réalité soit ou ne soit pas, le Philosophe, d’après une explication d’Alexandre, assume la source et l’origine de l’être : l’être comme tel[224], dont il dit qu’il n’est rien, parce que l’être convient de manière homonyme aux dix attributions[225]. Or aucun terme homonyme, à lui tout seul, ne signifie quoi que ce soit, tant qu’on n’ajoute rien qui précise sa signification. Même ‘est’, par conséquent, ne signifie pas non plus à lui tout seul qu’on soit ou ne soit pas.
Cette explication ne convient manifestement pas. D’abord, l’être ne se dit pas selon une homonymie accidentelle[226], mais suivant un ordre[227], de sorte que, lorsque dit absolument, il s’entende de ce à quoi il convient en premier. Ensuite, une expression homonyme signifie non pas rien, mais plusieurs objets : tantôt celui-ci, tantôt celui-là. Enfin, pareille explication ne sert pas à grand chose dans l’intention présente.
Porphyre explique donc autrement : l’être, dit-il, ne signifie pas la nature d’une réalité, comme le font les noms ‘homme’ ou ‘sage’; il désigne seulement une conjonction. C’est pourquoi, poursuit-il, Aristote ajoute : “il consignifie une composition qu’on ne peut concevoir sans disposer des éléments qui s’y trouvent composés”. – Cette explication non plus ne convient manifestement pas : si l’être ne signifiait qu’une conjonction, il ne serait ni nom ni verbe, tout comme ni prépositions ni conjonctions n’en sont.
On doit donc expliquer autrement, comme le fait Ammonios : “En lui-même l’être n’est rien”, cela veut dire qu’il ne signifie pas le vrai ou le faux.[228] C’en est d’ailleurs la raison qu’il assigne, lorsqu’il ajoute : “Il consignifie une composition.” Ammonios précise cependant que ‘consignifie’ ne se prend pas ici comme lorsqu’il était question que le verbe consignifie le temps; il s’agit ici de ‘consignifier’ au sens de signifier avec autre chose : adjoint à autre chose, le verbe signifie leur composition, qui ne peut se concevoir sans deux termes. – Cependant, c’est là une propriété commune autant à tout nom qu’à tout verbe; cette explication ne se conforme donc manifestement pas non plus à l’intention d’Aristote, qui prend ici l’être à part, comme quelque chose de spécial.
#71. — Aussi, pour respecter davantage la lettre d’Aristote, on doit se rappeler ce qu’il a dit précisément : le verbe, pas même le simple verbe ‘être’, ne signifie pas qu’une chose soit ou ne soit pas. Voilà le sens de sa déclaration à l’effet qu’“il n’est rien” : il ne signifie pas que quelque chose soit. C’est le plus frappant à propos de “l’être”, qui n’est rien d’autre que ‘ce qui est’. Dans son cas, le verbe paraît bien signifier une réalité, du fait qu’on dise ‘ce qui’, et que cette réalité soit, du fait qu’on dise ‘est’. De fait, si cette expression, “l’être”, signifiait principalement l’être, à la façon dont elle signifie une chose qui détient l’être[229], elle signifierait sans doute que quelque chose soit. Cependant, la composition impliquée du fait de dire ‘est’, l’expression ‘l’être’ ne la signifie pas principalement; elle la consignifie en tant qu’elle signifie principalement une réalité détenant l’être. Par suite, pareille consignification de composition ne suffit pas à faire qu’il y ait vérité ou fausseté; la composition dans laquelle consiste la vérité et la fausseté ne peut en effet se concevoir qu’à la condition d’en embrasser les termes.
#72. — En lisant : “du moins l’être…”, comme le portent nos versions, le sens apparaît plus clairement : qu’aucun verbe ne signifie qu’une chose soit ou non, le Philosophe le prouve avec le verbe ‘est’ qui, dit tout seul, ne signifie pas qu’une réalité soit, même s’il signifie l’être. Cet ‘être’ sonne comme une composition; aussi, le verbe ‘est’, comme il signifie l’être, peut donner l’impression de signifier une composition où il se trouve du vrai ou du faux. Pour l’exclure, le Philosophe ajoute que la composition que signifie le verbe ‘est’ ne peut se concevoir sans ses composantes, parce que son intelligence dépend de termes sans la présence desquels on ne saisit pas assez complètement la composition pour qu’il puisse s’y trouver du vrai ou du faux.
#73. — Le Philosophe précise que le verbe ‘est’ “consignifie une composition”. C’est qu’il ne la signifie pas principalement, mais secondairement; ce qu’il signifie en premier, c’est ce qui tombe dans l’intelligence sous mode d’actualité, pris absolument[230] : ‘est’, dit tout seul, signifie ‘être en acte’; aussi signifie-t-il sous mode de verbe. Par ailleurs, l’actualité, que signifie principalement le verbe ‘est’, se trouve communément celle de toute forme ou de tout acte substantiel ou accidentel; aussi, pour signifier qu’une forme ou un acte, n’importe lesquels, inhère actuellement à un sujet, on le fait avec ce verbe ‘est’, absolument ou sous un certain rapport : absolument en regard du temps présent, sous un certain rapport en regard des autres temps[231]. Voilà pourquoi le verbe ‘est’ signifie la composition secondairement.
Définition
24. 16b26 La phrase[232] est une voix signifiante, dont telle ou telle partie[233] est signifiante séparément, à titre d’expression[234], mais non d’affirmation ou de négation[235].
25. 16b28 Ainsi, ‘homme’ signifie une réalité, mais non qu’elle soit ou ne soit pas[236]; il aurait besoin d’ajout pour devenir affirmation ou négation.
26. 16b30 Une syllabe d’homme ne le fait pas. Dans ‘souris’, ‘ris’ ne revêt non plus aucun sens[237]; il n’est là qu’une voix. Dans les noms doubles, toutefois, une partie signifie, mais pas en elle-même[238], comme on l’a expliqué[239].
Artéfact, non organe
27. 16b33 Toute phrase signifie, non comme un instrument naturel exerce sa fonction, cependant, mais, rappelons-le, par convention[240].
#74. — Le Philosophe a traité du nom et du verbe, les principes matériels de l’énonciation du fait d’en constituer les parties. Il traite maintenant de la phrase, son principe formel en tant qu’elle en fournit le genre. Il le fait en trois points : il en présente d’abord la définition, puis (16b28) l’explique et enfin (16b33) exclut une erreur.
#75. — Dans la définition de la phrase, le Philosophe signale d’abord par quoi elle ressemble au nom et au verbe. “La phrase”, dit-il, “est une voix signifiante”. Il a mentionné le même trait dans la définition du nom et a prouvé que le verbe revêt une signification, sans toutefois l’insérer dans sa définition, par souci de brièveté, pour ne pas se répéter sans cesse, comme il l’avait déjà mentionné dans la définition du nom. Il le répète cependant dans la définition de la phrase, comme sa signification diffère de celle du nom et du verbe : ceux-ci signifient un concept simple, tandis qu’elle en signifie un composé.
#76. — Le Philosophe indique ensuite par quoi la phrase diffère du nom et du verbe. “Dont telle ou telle partie”, dit-il, “est signifiante séparément”. La partie du nom, a-t-on dit plus haut, en effet, ne signifie rien toute seule, sauf pour celui qui se compose de deux éléments[241]. Expressément, le Philosophe n’a pas dit : “dont chaque partie est signifiante séparément”[242], mais : “dont telle ou telle partie est signifiante”. C’est en raison des négations et autres syncatégorèmes, qui, isolés, ne signifient rien d’absolu, mais seulement les relations entre réalités conçues. Par ailleurs, la voix revêt deux types de significations : l’une renvoie au concept composé, l’autre au concept simple. La première concerne la phrase, tandis que la seconde concerne non la phrase, mais sa partie. D’où la précision : “À titre d’expression, mais non d’affirmation”. Cela revient à dire : la partie de la phrase signifie à la manière d’une expression, comme le nom et le verbe, mais non comme une affirmation composée d’un nom et d’un verbe. Le Philosophe mentionne seulement l’affirmation, et non la négation[243], parce que la négation, en tant que voix, ajoute à l’affirmation[244]; si donc une partie de phrase, à cause de sa simplicité, déjà ne signifie pas comme le fait une affirmation, elle signifie encore moins comme le fait une négation.
#77. — Clairement, objecte Aspasios, cette définition ne vaut pas pour toutes les parties de phrase, car bien des phrases comportent des parties signifiant quelque chose à titre d’affirmation. Ainsi : “Si le soleil luit sur la terre, il fait jour.” Il en va pareillement en bien des cas.
En tout genre susceptible d’un ordre entre ses parties, répond Porphyre, c’est la partie antérieure qu’on doit définir. En donnant la définition d’une espèce, celle de l’homme, par exemple, on la formule en rapport à ce qui l’incarne en acte, non à ce qui l’incarne en puissance. Or c’est la phrase simple qu’on trouve en priorité comme genre de la phrase; c’est donc elle qu’Aristote a d’abord définie.
On peut aussi répondre comme Alexandre et Ammonios, que c’est la phrase en général qu’on définit ici. Aussi ne faut-il mettre dans la définition que les éléments communs aux phrases simple et composée. Or comporter des parties qui signifient à titre d’affirmation concerne la seule phrase composée, tandis qu’en avoir qui signifient à titre d’expression et non à titre d’affirmation est commun aux deux. Aussi est-ce cela qu’il fallait mettre dans la définition de la phrase. Dans cette vue, on ne doit pas entendre qu’appartienne à la définition de la phrase que sa partie ne soit pas une affirmation, mais qu’il lui appartient que sa partie signifie à titre d’expression et non à titre d’affirmation.[245]
La solution de Porphyre revient au même quant à son sens, malgré quelque différence verbale[246] : Aristote prend souvent l’expression au sens de l’affirmation; aussi, pour éviter qu’on le fasse ici, en déclarant que la partie de la phrase signifie à titre d’expression, il précise que ce n’est pas en ce cas au sens de l’affirmation; le Philosophe se trouverait ainsi, selon l’idée de Porphyre, à prévenir qu’on prenne ici l’expression au sens de l’affirmation.
Un philosophe appelé Jean le Grammairien a voulu, quant à lui, réserver cette définition à la phrase parfaite. On n’a vraisemblablement de parties, alléguait-il, qu’en autant qu’on est parfait; toute partie de maison, par exemple, se réfère à une maison. Aussi, à son avis, seule la phrase parfaite[247] présente des parties signifiantes. Il se trompait, cependant; bien que toute partie regarde principalement son tout complet, certaines le font immédiatement, comme les murs et le toit concernent la maison, et les membres organiques, l’animal; d’autres, néanmoins, le font par l’intermédiaire des parties principales dont elles-mêmes sont des parties : les pierres concernent ainsi la maison par l’intermédiaire du mur et les nerfs et les os, l’animal, par l’intermédiaire des membres organiques : la main, le pied et ainsi de suite. Ainsi donc, toute partie de phrase regarde principalement la phrase complète; mais telle de ses parties est la phrase imparfaite, dotée de parties signifiantes. Cette définition convient donc tant à la phrase parfaite qu’à l’imparfaite.
#78. — Le Philosophe explique ensuite (16b28) la définition présentée : il manifeste d’abord sa vérité, puis (16b30) en exclut une fausse interprétation.
Il explique donc cette façon de parler, que “telle ou telle partie” de la phrase signifie. C’est le cas du nom ‘homme’ : il est partie de phrase et “signifie une réalité”, sans le faire comme affirmation ou négation, car il ne signifie pas “qu’elle soit ou ne soit pas”. Du moins en acte. Il le fait en puissance, toutefois, car un ajout, celui d’un verbe, en ferait une affirmation ou une négation.
#79. — Le Philosophe exclut ensuite (16b30) une fausse interprétation. “Une syllabe d’homme ”, dit-il, “ne le fait pas”. On serait porté à rattacher cette remarque à ce qui vient tout juste d’être dit et comprendre que le nom deviendra affirmation ou négation avec un ajout, bien que non par l’ajout d’une syllabe. Cependant, la suite ne s’harmonise pas à ce sens. Aussi faut-il rattacher la remarque à un membre de la définition de la phrase formulée plus avant : “dont telle ou telle partie est signifiante séparément”. À proprement parler, on considère comme partie d’un tout celle qui entre immédiatement dans sa constitution, non la partie de sa partie. On doit donc appliquer cette remarque aux parties immédiatement constitutives de la phrase : le nom et le verbe, non aux parties du nom ou du verbe, les syllabes et leurs lettres. Voilà la raison de cette précision : comme partie de phrase signifiante séparément, il ne s’agit pas de la partie qui est syllabe de nom.
Il exemplifie avec des syllabes, car elles peuvent parfois toutes seules être des expressions signifiantes. La voix ‘ris’ toute seule, justement, est parfois une expression signifiante; comme syllabe du nom ‘souris’, néanmoins, elle ne signifie rien toute seule; elle n’est qu’une simple voix. En effet, une expression se compose de plusieurs voix, mais comporte simplicité quant à sa fonction de signifier, du fait de signifier un concept simple. Aussi, en tant que voix composée, une expression peut avoir une partie qui soit déjà une voix; mais en raison de la simplicité de sa signification, elle ne peut avoir de partie qui présente déjà une signification. Ainsi, les syllabes constituent certes des voix, mais pas des voix en elles-mêmes signifiantes.
Dans les noms composés, inspirés d’un concept composé, mais imposés pour signifier une réalité simple, les parties, on se le rappelle toutefois, signifient quelque chose en apparence, mais non en vérité[248]. C’est la raison de préciser que, dans les noms doubles, c’est-à-dire composés, les syllabes qui interviennent dans leur composition peuvent déjà constituer en elles-mêmes des expressions et signifier une réalité. En elles-mêmes, cependant, en tant que parties de tels noms composés, elles ne signifient rien, comme on l’a expliqué[249].
#80. — Le Philosophe exclut ensuite (16b33) une erreur. Des auteurs ont prétendu que la phrase et ses parties signifient naturellement et non par convention. En preuve, ils usaient de l’argument suivant : une puissance[250] naturelle doit disposer d’instruments[251] naturels, comme la nature ne fait pas défaut dans le nécessaire; or la puissance interprétative[252] est naturelle à l’homme; ses instruments aussi donc. Or son instrument est la phrase, car c’est avec la phrase que cette puissance interprète les concepts de l’esprit : ce qu’on appelle son instrument, en effet, c’est ce avec quoi un agent opère; la phrase est donc un instrument naturel et elle ne signifie pas en raison d’une institution humaine, mais naturellement.
#81. — Pour répliquer à cet argument issu, dit-on, du Cratyle de Platon, Aristote dit que “toute phrase signife”, mais qu’elle ne le fait pas “comme un instrument naturel exerce sa fonction”. Les organes naturels de la puissance interprétative sont de fait la gorge et les poumons, avec lesquels on forme la voix, de même que la langue, les dents et les lèvres, avec lesquels on distingue éléments et articulations des sons. La phrase, quant à elle, ainsi que ses parties, sont plutôt des effets produits par la puissance interprétative avec les organes en question. La puissance motrice use d’organes naturels, comme de bras et de mains, pour produire des œuvres artificielles; la puissance interprétative fait de même et use de la gorge et d’autres organes naturels pour produire une phrase. En conséquence, la phrase et ses parties ne sont pas des entités naturelles, mais de leurs produits artificiels. Aussi le Philosophe déclare-t-il que la phrase signifie “par convention”, c’est-à-dire par institution de la raison et de la volonté humaines, comme toutes les œuvres artificielles.[253]
La puissance interprétative, doit-on savoir, n’appartient toutefois pas à la puissance motrice, mais à la raison. Aussi n’est-elle pas une puissance naturelle, mais s’élève au-dessus de toute nature corporelle, car l’intelligence n’est pas la perfection d’un corps[254]. C’est d’ailleurs la raison elle-même qui incite la puissance corporelle motrice à effectuer des œuvres artificielles, puis en use comme d’instruments, sans qu’ils en soient d’une puissance corporelle. La raison peut aussi user ainsi de la phrase et de ses parties comme d’instruments sans qu’ils signifient naturellement.
Définition
28. 17a2 Toute phrase n’est pas énonciative, cependant, mais seulement celle où on trouve du vrai ou du faux[255].
Exclusion des autres phrases
29. 17a3 Or on n’en trouve pas en toutes; la prière est bien une phrase, par exemple, mais ni vraie ni fausse.
30. 17a4 Laissons de côté ces autres phrases, leur considération convient mieux à la rhétorique ou à la poétique; c’est l’énonciation qui concerne notre recherche présente.
#82. — Maintenant qu’il a traité de ses principes, le Philosophe commence à traiter de l’énonciation elle-même, et ce en deux parties : il en traite d’abord de manière absolue, puis, au second livre (19b5), s’intéresse à la diversité des énonciations provenant d’ajouts à l’énonciation simple.
La première partie se divise en trois autres : le Philosophe définit d’abord l’énonciation, puis (17a23) la divise et traite enfin (17a26) de l’opposition de ses parties les unes aux autres.
Le premier point se divise en trois : le Philosophe présente d’abord la définition de l’énonciation, puis (17a3) montre que cette définition différencie l’énonciation des autres espèces de la phrase et montre enfin (17a4) que seule l’énonciation requiert ici traitement.
#83. — La phrase n’est donc pas l’instrument d’une puissance qui opère naturellement. Elle en est tout de même un de la raison, il faut en être conscient[256]. Or tout instrument doit tirer sa définition de sa fin, qui en est l’usage. Celui de la phrase, comme aussi de toute voix signifiante, c’est de signifier la conception de l’intelligence[257], résultat de deux opérations : l’une ne comporte ni vérité ni fausseté, tandis que l’autre oui. Voilà pourquoi le Philosophe tire la définition de la phrase énonciative de la signification du vrai et du faux : “Toute phrase n’est pas énonciative”, déclare-t-il, “mais seulement celle où on trouve du vrai ou du faux”.
Aristote use là d’une brièveté étonnante : il signale à la fois la division de la phrase, du fait de dire : “Toute phrase n’est pas énonciative…”, et la définition de l’énonciation, du fait de dire : “… mais seulement celle où on trouve du vrai ou du faux”. On en comprend que voici la définition de l’énonciation : l’énonciation est la phrase où on trouve du vrai ou du faux.
#84. — On en trouve dans l’énonciation, de fait, comme en son signe. Comme en son sujet, c’est en l’esprit qu’il réside[258]. Il réside aussi en la réalité, par ailleurs, comme en sa cause, car c’est du fait que la réalité soit ou ne soit pas que la phrase est vraie ou fausse[259].
#85. — Le Philosophe montre ensuite (17a3) que cette définition distingue l’énonciation des autres phrases. Les phrases imparfaites ne signifient pas le vrai ou le faux, manifestement; ne produisant pas un sens complet dans l’esprit de leur auditeur, elles n’expriment manifestement pas de manière parfaite le jugement de la raison, en lequel consiste le vrai ou le faux.
À part elles, il existe, doit-on savoir, cinq espèces de phrase complète, avec pensée complète. Ce sont l’énonciative, la déprécative, l’impérative, l’interrogative et la vocative. On ne doit cependant pas penser que le nom au cas vocatif constitue à lui seul une phrase vocative, comme chaque partie d’une phrase doit être signifiante séparément[260]. La phrase vocative provoque ou excite l’esprit de son auditeur à porter attention, mais elle n’en est une que moyennant l’association de plusieurs mots; par exemple : “Mon très cher Pierre!” Entre ces phrases complètes, seule l’énonciative implique du vrai ou du faux, car elle seule signifie absolument le concept de l’intelligence qui comporte vrai ou faux.
#86. — Néanmoins, l’intelligence, c’est-à-dire la raison, ne se contente pas de concevoir en elle-même la vérité sur la réalité; c’est encore sa fonction de diriger et ordonner les autres facultés selon ses conceptions. Il fallait donc, en plus de la phrase énonciative qui signifie ce que l’esprit conçoit, qu’il y ait aussi d’autres types de phrases pour signifier l’ordre suivant lequel la raison dirige les autres facultés. Or avec sa raison, un homme obtient d’un autre trois biens : d’abord l’attention de son esprit, à quoi sert l’interpellation; puis une réponse orale, à quoi sert l’interrogation; enfin une œuvre, à quoi sert, envers des subordonnés, l’ordre, et, envers des supérieurs, la prière, à laquelle se réduit le souhait, car en regard de son supérieur, on n’a de pouvoir moteur que par l’expression de son désir.
Par ailleurs, ces quatre espèces de phrases ne signifient pas le concept de l’intelligence où se trouve du vrai ou du faux, mais seulement un ordre qui en découle. En conséquence, on ne trouve de vrai ou de faux en aucune d’elles, mais seulement dans l’énonciation, qui signifie la manière dont l’esprit conçoit la réalité. Toute forme de phrase où on trouve du vrai ou du faux se range donc sous l’énonciation, phrase appelée indicative ou suppositive. La phrase dubitative, par ailleurs, se réduit à l’interrogative et l’optative à la déprécative.
#87. — Le Philosophe montre ensuite (17a4) que la logique de l’interprétation demande qu’on traite de la seule énonciation. Les quatre autres espèces de phrases, dit-il, sont à laisser de côté quant à ce qui concerne notre intention présente, car leur étude relève plutôt de la rhétorique ou de la poétique. Seule la phrase énonciative appartient donc à notre étude présente.
C’est qu’on vise directement la science démonstrative, où l’esprit humain est amené moyennant argument à adhérer à une chose, mais à partir de ce qui lui est propre. Aussi le démonstrateur n’use-t-il à sa fin que d’énonciations, car elles signifient la réalité, en autant que sa vérité se trouve dans l’esprit; l’orateur et le poète, eux, font adhérer à ce qu’ils visent non seulement à partir de ce qui lui est propre, mais aussi sur la base des dispositions de leur auditeur. C’est pour cela que les orateurs et les poètes tentent le plus souvent d’émouvoir leurs auditeurs et d’exciter leurs passions[261]. L’étude de ces espèces de la phrase, où on cherche à intéresser un auditeur à quelque chose, tombe proprement sous l’étude de la rhétorique ou de la poétique, en raison de sa signification, et sous l’étude de la grammaire, pour ce qui concerne la formulation correcte des voix.
Double division : une ou multiple, affirmative ou
négative
31. 17a8 La première[262] phrase énonciative une est l’affirmation; la seconde est la négation[263]. Toutes les autres[264] sont unes par conjonction[265].
Prérequis
32. 17a9 Toute phrase énonciative comporte forcément un verbe ou un cas de verbe[266]. La phrase qui définit l’homme[267], sans lui ajouter ‘est’, ‘sera’, ‘était’ ou quelque autre voix verbale, n’est pas encore une phrase énonciative.
33. 17a13 La raison pour laquelle la phrase ‘animal marcheur[268] bipède’ est une et non multiple[269], n’est pas qu’on en prononce les mots tout à la suite. Il revient toutefois à une autre étude d’en déterminer.
Énonciation une : absolument ou par conjonction
34. 17a15 Est une la phrase énonciative manifestant une seule entité ou unie par une conjonction, tandis qu’est multiple celle qui en manifeste plus d’une[270], non une seule, ou qui se trouve sans conjonction.
35. 17a17 Laissons bien sûr le nom et le verbe comme expressions simples[271], puisqu’on ne peut prétendre qu’en usant de ce type de voix pour signifier quoi que ce soit on formule une énonciation[272], ni en répondant à un demandeur, ni en exprimant spontanément un jugement.
36. 17a20 Parmi elles[273], l’une est une énonciation simple, où un attribut est affirmé ou nié d’un sujet[274], tandis que l’autre se constitue de pareilles énonciations simples[275] et devient dès lors une phrase composée.
37. 17a23 L’énonciation simple est donc une voix signifiante sur ce qu’un attribut soit ou ne soit pas[276], selon la division des temps.
Définition
38. 17a25 Bref, l’affirmation est l’énonciation qu’un attribut convient à un sujet et la négation, l’énonciation qu’un attribut ne convient pas à un sujet[277].
#88. — Une fois définie l’énonciation, le Philosophe la divise.
Cette considération comporte deux parties : le Philosophe divise d’abord l’énonciation, puis (17a9) manifeste cette division.
#89. — Aristote soumet avec brièveté deux divisions de l’énonciation. Voici la première : telle énonciation est une absolument[278], telle autre l’est par conjonction. Il en va comme dans la réalité extérieure à l’âme : là aussi telle réalité est une absolument, étant indivisible ou continue, et telle autre l’est grâce à une liaison, une composition ou un ordre. Or l’être et l’un se convertissent; toute énonciation, donc, comme toute réalité, doit être une en un sens.
#90. — Voici la seconde division : l’énonciation une est ou affirmative ou négative. L’énonciation affirmative est toutefois antérieure à la négative, pour trois raisons, correspondant aux trois critères que suggérait le fait de donner la voix comme signe du concept et le concept comme signe de la réalité[279]. Sur le plan vocal, l’énonciation affirmative précède la négative, étant plus simple, puisque l’énonciation négative ajoute à l’affirmative la particule négative. Sur le plan conceptuel, l’énonciation affirmative, qui signifie la composition du concept, précède la négative, qui signifie sa division; la division est en effet naturellement postérieure à la composition, car il n’y a de division que d’entités composées, comme il n’y a de corruption que d’entités déjà engendrées. Sur le plan réel aussi, l’énonciation affirmative, signifiant l’être[280], précède la négative, qui signifie le non-être, à la manière dont l’habitus précède naturellement la privation.
#91. — La phrase énonciative une et première, dit donc le Philosophe, c’est l’affirmation, c’est-à-dire l’énonciation affirmative. “La seconde est la négation”, ajoute-t-il, pour désigner le membre opposé à l’affirmation, qualifiée de “première”; il s’agit de la phrase négative, dite postérieure à l’affirmative[281]. “Toutes les autres[282]”, poursuit-il, pour désigner le membre opposé à l’affirmation qualifiée comme “une”, “doivent leur unité”, non absolue, “à une conjonction”.
#92. — La division de l’énonciation en affirmation et négation, argue Alexandre sur cette base, n’en est pas une d’un genre en ses espèces, mais en est une d’un nom multiple en ses sens. Un genre, rappelle-t-il, s’attribue univoquement à ses espèces, sans ordre d’antériorité. Pour cette raison justement, Aristote n’a pas voulu que l’être soit le genre commun de toutes choses, comme il s’attribue à la substance avant de le faire aux neuf genres d’accidents.[283]
#93. — Il y a cependant deux sens, doit-on dire, où l’un des membres de la division d’une notion commune peut en précéder un autre : en l’un, d’après leurs notions ou natures propres; en l’autre, selon leur participation à cette notion commune divisée en eux. Le premier sens ne supprime néanmoins pas l’univocité du genre. On le voit dans le cas des nombres, où deux, d’après sa propre notion, précède trois. Ils participent pourtant également à la notion de leur genre, le nombre : trois est tout autant que deux une pluralité qui se mesure avec un. Le second sens, par contre, empêche l’univocité du genre. C’est pour cela que l’être ne peut constituer le genre de la substance et de l’accident, car dans la notion même d’être, la substance, être par soi, détient une priorité en regard de l’accident, être par un autre et en un autre. Dans notre cas, l’affirmation précède la négation d’après sa propre notion; elles participent quand même également à la notion d’énonciation soumise plus tôt, où l’énonciation constitue une phrase qui présente du vrai ou du faux.
#94. — Le Philosophe manifeste ensuite (17a9) les divisions proposées.
Il manifeste d’abord la première, que l’énonciation une ou bien l’est absolument ou bien tient son unité d’une conjonction, puis (17a23) la seconde, que l’énonciation une absolument est affirmative ou négative.
Le premier point se divise en deux : le Philosophe présente d’abord des prérequis à la manifestation de son propos, puis (17a15) le manifeste.
#95. — Le premier point se divise en deux : le Philosophe déclare d’abord que toute phrase énonciative implique forcément un verbe, relevant du temps présent, ou l’un de ses cas, relevant du passé ou du futur. Il ne mentionne pas le verbe infini, car il a dans une énonciation le même usage que le verbe négatif[284]. Ce n’est pas seulement un seul nom sans verbe qui ne constitue pas une phrase énonciative parfaite, allègue-t-il, pour manifester ce qu’il vient de dire, mais une phrase imparfaite[285] n’y suffit pas plus. La définition est une phrase, en effet; pourtant, si à la phrase qui définit l’homme, c’est-à-dire à sa définition, on n’ajoute pas ‘est’, un verbe, ou ‘sera’[286], ou ‘était’, des cas de ce verbe, ou “quelque autre voix verbale”, c’est-à-dire un autre verbe ou l’un de ses cas, on n’a pas encore une phrase énonciative.
#96. — Une difficulté peut venir à l’esprit : l’énonciation se constitue d’un nom et d’un verbe; pourquoi alors le Philosophe ne fait-il pas mention du nom, comme il le fait du verbe?
On peut y répondre de trois façons.
D’abord, parce qu’aucune phrase énonciative ne se trouve sans verbe ou cas de verbe, alors qu’on en trouve sans nom, quand, par exemple, on se sert de verbes à l’infinitif en guise de noms, du genre ‘courir est se déplacer’.
Ensuite, et mieux, parce que le verbe est “le signe de ce qu’on attribue à autre chose”[287]. L’attribut est une partie plus importante de l’énonciation, du fait qu’elle en est la partie formelle, celle qui la complète[288]. Tellement que les Grecs appellent l’énonciation une proposition ‘catégorique’, c’est-à-dire attributive. Or la dénomination vient de la forme, qui confère à la chose son espèce. Aussi le Philosophe fait-il plutôt mention du verbe, en tant que partie plus importante et plus formelle. Un signe en est que l’énonciation catégorique se dit affirmative ou négative seulement en raison du verbe, qui se trouve affirmé ou nié; de même aussi la proposition conditionnelle se dit affirmative ou négative du fait que l’on affirme ou nie la condition[289] à partir de laquelle elle se dénomme.
Enfin, peut-on dire, et encore mieux, l’intention d’Aristote n’est pas de montrer qu’un nom ou un verbe ne suffisent pas pour une énonciation complète; le Philosophe vient de le manifester tant pour le nom que pour le verbe. Cependant, il vient de déclarer que telle énonciation est une absolument, alors que telle autre l’est grâce à une conjonction; on pourrait en inférer que celle qui est une absolument soit privée de toute composition. C’est ce que le Philosophe exclut par ce fait que toute énonciation exige un verbe; or celui-ci implique une composition “qu’on ne peut pas concevoir sans disposer des éléments qui s’y trouvent composés”[290]. Le nom, par contre, n’implique pas composition; c’est pourquoi l’intention présente n’exige pas qu’on fasse mention du nom, mais seulement du verbe.
#97. — Le Philosophe propose ensuite (17a13) un autre prérequis à la manifestation de son propos : “La phrase animal marcheur bipède”, définition de l’homme, “est une et non multiple”. Il en va de même de toutes les autres définitions, et pour la même raison. En assigner la raison est toutefois l’affaire d’une autre étude. Cela appartient de fait au métaphysicien; aussi est-elle donnée dans la Métaphysique : c’est que la différence advient au genre non par accident, mais par soi, puisqu’elle le détermine de la manière dont la forme détermine la matière[291]. Le genre, en effet, se tire de la matière et la différence, de la forme. En conséquence, tout comme une forme et une matière produisent en vérité une entité unique, pas plus, de même font le genre et la différence.
#98. — Le Philosophe exclut toutefois une raison qu’on pourrait imaginer à cette unité : on pourrait prétendre cette définition une en raison de la proximité de ses parties, proférées sans interposition de conjonction ni de pause. Certes, que son élocution ne soit pas interrompue est requis à l’unité de la définition; interposer une conjonction entre ses parties ferait que la seconde ne déterminerait plus la première et plus d’une chose s’en verraient signifiées comme en acte; l’interposition d’une pause comme en utilisent les orateurs en guise de conjonction donnerait pareil résultat. L’unité de la définition requiert donc que ses parties soient prononcées sans conjonction ni interposition; d’ailleurs, dans la chose naturelle qu’elle définit, rien ne s’immisce entre sa matière et sa forme. Cependant, cette absence d’interruption ne suffit pas à l’unité de la définition, car on peut aussi garder cette continuité de prononciation en ce qui n’est pas un absolument, mais par accident, comme pour ‘l’homme blanc musicien’.
Ainsi donc, Aristote manifeste très subtilement que l’unité absolue de l’énonciation ne trouve empêchement ni dans la composition qu’implique le verbe, ni dans la pluralité des noms dont se constitue la définition. La même raison joue aux deux endroits : l’attribut se rapporte au sujet comme la forme à la matière, et pareillement la différence au genre : or de la forme et de la matière résulte une entité une absolument.
#99. — Le Philosophe en vient ensuite (17a15) à manifester la division présentée.
Il manifeste d’abord l’entité commune divisée : l’énonciation une, puis (17a20) les parties de sa division, selon leurs notions propres.
Le premier point se divise en deux : le Philosophe manifeste d’abord la division même, puis (17a17) conclut que nom et verbe en sont exclus. À l’unité s’oppose par ailleurs la pluralité; aussi manifeste-t-il l’unité de l’énonciation moyennant les sens de la pluralité.
#100. — L’énonciation, rappelle-t-il, se considère comme absolument une en autant qu’elle signifie un seul attribut pour un seul sujet, ou comme relativement une en raison d’une conjonction. Par opposition, doit-on comprendre, l’énonciation se dit multiple du fait de signifier plus d’un attribut ou d’un sujet et non un seul, en opposition au premier sens de l’unité, ou du fait de se proférer sans conjonction, en opposition à son second sens.
#101. — À ce sujet, remarquons, avec Boèce, que l’unité et la pluralité de l’énonciation[292] renvoient à sa signification, tandis que sa simplicité et sa composition concernent ses voix. En conséquence, l’énonciation est parfois ‘une et simple’ : elle se compose alors d’un seul nom et d’un seul verbe pour signifier une seule réalité, comme ‘tel homme est blanc’. L’énonciation[293] est aussi parfois une, mais composée : elle signifie alors une seule réalité, mais se compose de plus d’un terme, comme ‘tel animal rationnel mortel court’, ou de plus d’une énonciation, comme dans le cas des conditionnelles, qui signifient pourtant une seule réalité, pas plus. Pareillement, dans l’énonciation, la pluralité accompagne parfois la simplicité, comme lorsque y trouve un nom qui signifie plus d’une réalité; ainsi, l’énonciation[294] ‘Le chien aboie’ en constitue de fait plus d’une, car, aussi simple qu’elle soit, elle signifie plus d’une réalité. Parfois encore, l’énonciation comporte pluralité et composition, lorsqu’elle comporte plus d’un sujet ou plus d’un attribut qui ne constituent pas une seule réalité, et ce avec ou sans intervention de conjonction, comme ‘tel homme blanc musicien discute’[295]. Il en va pareillement si on unit plus d’une énonciation, avec ou sans conjonction, comme ‘Socrate court, Platon discute’.
Sous cette interprétation, le sens du texte est que l’énonciation une est celle qui signifie un seul attribut d’un seul sujet, non seulement quand elle est simple, mais aussi quand elle tient son unité d’une conjonction. Pareillement, on considère en tenir plus d’une et non une seule dès que plus d’une réalité, et non une seule, est signifiée; ce serait le cas non seulement quand s’interpose une conjonction, entre noms ou verbes, ou entre énonciations, mais même faute de conjonction, c’est-à-dire sans conjonction interposée, dès que plus d’une réalité est signifiée, soit par la présence d’un nom homonyme, signifiant plus d’une chose, ou de plus d’un nom, sans conjonction, signifiant des réalités qui n’en constituent pas une seule, comme ‘Tel homme blanc grammairien logicien court’[296].
#102. — Cette explication, toutefois, ne s’accorde pas avec l’intention d’Aristote. D’abord parce qu’avec la disjonction qu’il introduit, il distingue clairement entre énonciations signifiant une seule réalité et énonciations unes par conjonction. Ensuite parce qu’il a dit que “la phrase animal marcheur bipède est une et non multiple”[297]. Or celle qui est une par conjonction n’est pas une et non plusieurs, mais elle devient une de plusieurs.
Il vaut donc mieux dire qu’Aristote, puisqu’il a distingué entre énonciations unes absolument et unes par conjonction, veut ici manifester laquelle est absolument une. Puis, comme il a affirmé que plusieurs noms joints ensemble peuvent constituer une seule réalité, comme ‘animal marcheur bipède’, il déclare par suite qu’une énonciation doit se juger une non par l’unité de nom, mais par l’unité de signifié, même s’il y a plus d’un nom pour signifier la chose une. Ou que si une énonciation est une tout en signifiant plus d’une réalité, elle ne sera pas une absolument, mais par conjonction. Suivant ce critère, l’énonciation ‘l’animal marcheur bipède est risible’ n’est pas une par conjonction, comme la première explication le prétendait, mais parce qu’elle signifie une seule réalité.
#103. — Étant donné que l’opposé se manifeste par l’opposé, le Philosophe montre ensuite quelles énonciations sont multiples et il présente deux sens de cette pluralité.
Le premier tient à ce qu’on considère comme multiples les énonciations qui signifient plus d’une réalité. Il se peut toutefois que plus d’une réalité se retrouve signifiée en un nom commun. Ainsi, en disant ‘l’animal est sensible’, sous le nom commun unique ‘animal’ beaucoup d’êtres sont contenus. Pourtant, cette énonciation est une et non multiple. C’était la raison d’ajouter cette précision : “non multiple”. – Bien qu’il vaille mieux dire qu’elle est ajoutée à cause de la définition, qui signifie plusieurs réalités qui reviennent à une seule. Avec cette interprétation, ce sens de la pluralité s’oppose au premier sens de l’unité[298].
On a affaire au second sens de la pluralité quand des énonciations signifient plusieurs réalités unies d’aucune façon; ce sens de la pluralité s’oppose au second sens de l’unité[299]. Ainsi appert-il que le second sens de l’unité ne s’oppose pas au premier sens de la pluralité. Or ce qui ne s’oppose pas peut se retrouver ensemble. L’énonciation une par conjonction, en devient-il manifeste, est aussi multiple, en tant qu’elle signifie plus d’une réalité et non une seule.
Ces distinctions nous font admettre trois modalités de l’énonciation. L’une est une absolument : elle ne signifie qu’une seule réalité. Une autre est multiple absolument : elle signifie plus d’une réalité; elle est toutefois une relativement, unifiée par une conjonction. D’autres sont aussi multiples à la fois absolument et relativement[300] : elles ne signifient pas une seule réalité et elles ne sont pas non plus unifiées par une conjonction. Aristote en énumère pourtant quatre et non seulement trois, parce que parfois une énonciation multiple du fait de signifier plusieurs réalités ne peut jouir d’unité par conjonction, du fait par exemple de comporter un nom qui signifie plusieurs réalités.
#104. — Le Philosophe exclut ensuite (17a17) de l’unité de l’énonciation le nom et le verbe. L’énonciation une, a-t-il dit, est celle qui signifie une seule réalité. On pourrait en inférer qu’elle le ferait à la manière du nom et du verbe. Pour exclure pareille interprétation, le Philosophe ajoute : “Considérons bien sûr le nom et le verbe comme des expressions simples.” “Comme des expressions”, c’est-à-dire non comme des énonciations. Sa façon de parler laisse voir que le Philosophe impose à ce nom de signifier les parties de l’énonciation. Qu’ensuite le nom et le verbe constituent des “expressions simples”, il le manifeste par le fait qu’on ne peut considérer qu’on énonce, en usant de la parole pour signifier quoi que ce soit ainsi, à savoir, de la manière dont le nom ou le verbe signifient.
Pour le manifester, le Philosophe fait allusion à deux façons apparentes de s’en servir comme énonciation. Parfois, en effet, on en use pour répondre à une interrogation. Par exemple, à la question ‘Qui enseigne à l’école?’[301], on répond : ‘Le maître!’ D’autres fois, on fournit spontanément une information sans qu’on nous la demande. Par exemple : “Fait les courses!”[302].
En signifiant, dit-il, une seule chose par un seul nom ou un seul verbe, on n’énonce ni comme en répondant à un demandeur, ni comme en parlant spontanément sans se faire rien demander. Le Philosophe a introduit cette remarque parce qu’un simple nom ou un simple verbe, en réponse à une question, signifie clairement le vrai ou le faux, fait propre à l’énonciation. Or cela ne convient ni au nom ni au verbe, à moins de l’entendre en composition avec l’autre partie mentionnée dans la question. Ainsi, à la demande : “Qui enseigne à l’école?”, en répondant : “Le maître!”, on sous-entend : “… enseigne là”. Or comme, en prétendant énoncer quoi que ce soit avec un simple nom ou un simple verbe, on n’énonce pas de fait, il devient manifeste que l’énonciation ne signifie pas une seule chose de la manière dont le nom ou le verbe le font. Ce que le Philosophe induit comme pour conclure ce qu’il a annoncé au début : “Toute phrase énonciative comporte forcément un verbe ou un cas de verbe.”
#105. — Le Philosophe manifeste ensuite (17a20) avec les définitions de ses membres la division donnée : une énonciation est une, disait-il, du fait d’assigner un seul attribut à un seul sujet, et une autre le devient du fait d’une conjonction. Cette division se justifie, étant donné que l’un prête à division en simple et composé. Aussi le Philosophe dit-il : “Parmi elles”, à savoir, parmi les énonciations entre lesquelles se divise l’énonciation une[303], “l’une” se dit une parce qu’elle signifie une seule réalité absolument, “l’autre” parce qu’elle l’est par conjonction