PERI HERMENEIAS

Le traité ‘De l’interprétation’ d’Aristote

et son commentaire thomiste

Introduction, traduction et notes par

Yvan Pelletier

Édition numérique, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique,

Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin



 

Monographie Philosophia Perennis #6

Le traité ‘De l’interprétation’ d’Aristote
et son commentaire thomiste

Introduction, traduction et notes par

Yvan Pelletier

Professeur retraité,

Faculté de philosophie
de l’Université Laval

©Society for Aristotelian-Thomistic Studies Société d’études aristotélico-thomistes

Dépôt légal – Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa

2019

ISSN 2561-5122 (PDF)

ISSN 2561-8199 (imprimé)

ISBN 978-2-920497-16-0 (PDF)

ISBN 978-2-920497-15-3 (imprimé)


Table des matières

Table des matières. v

Remerciements. vii

Introduction. 1

Nécessité. 1

Place. 5

Propos. 9

Division. 10

Authenticité, traductions, commentaires. 10

Aristote vs Blanché. 16

Livre  I 103

L’énonciation en elle-même. 103

livre I 105

Proème de saint Thomas. 105

Chapitre 1 – Proème. 107

Leçon 1. 107

Chapitre 1 – Ordre et source de la signification. 111

Leçon 2. 112

Chapitre 1 – Variété de la signification. 119

Leçon 3. 119

Chapitre 2 – Le nom.. 126

Leçon 4. 129

Chapitre 3 – Le verbe. 137

Leçon 5. 141

Chapitre 4 – La phrase. 155

Leçon 6. 156

Chapitre 4 – L’énonciation : sa définition. 162

Leçon 7. 162

Chapitre 5 – L’énonciation : sa division. 165

Chapitre 6 – Affirmation et négation. 167

Leçon 8. 167

Chapitre 6 – Opposition. 179

Leçon 9. 180

Chapitre 7 – Degrés d’opposition. 184

Leçon 10. 185

Chapitre 7 – Opposition et vérité. 199

Leçon 11. 200

Chapitre 7 – À toute affirmation, une seule négation. 206

Chapitre 8 – L’unité de l’affirmation et de la négation. 207

Leçon 12. 208

Chapitre 9 – Futur contingent et vérité. 214

Leçon 13. 217

Chapitre 9 – Futur contingent et vérité (suite) 224

Leçon 14. 226

Chapitre 9 – Indétermination du futur contingent 238

Leçon 15. 239

Livre  II 243

Unité, modalité et séquence des énonciations. 243

livre II 245

Chapitre 10 – Diversité des énonciations à deux expressions. 245

Leçon 1. 247

Chapitre 10 – Diversité des énonciations à trois expressions. 252

Leçon 2. 253

Chapitre 10 – Diversité des énonciations (suite) 262

Leçon 3. 263

Chapitre 10 – Solution de difficultés. 277

Leçon 4. 279

Chapitre 11 – Unité ou multiplicité de l’énonciation. 290

Leçon 5. 291

Chapitre 11 – Si l’attribution séparée entraîne la conjointe. 300

Leçon 6. 301

Chapitre 11 – Si l’attribution conjointe entraîne la séparée. 310

Leçon 7. 312

Chapitre 12 – L’opposition entre énonciations modales. 324

Leçon 8. 325

Chapitre 12 – La négation d’une modale est celle de son mode. 335

Leçon 9. 337

Chapitre 13 – Consécutions des énonciations modales. 342

Leçon 10. 346

Chapitre 13 – Nécessité entraîne possibilité. 360

Leçon 11. 360

Chapitre 13 – Nouvelle consécution des énonciations modales. 366

Leçon 12. 367

Chapitre 14 – L’énonciation contraire est la négation. 378

Leçon 13. 379

Chapitre 14 – L’énonciation contraire est la négation (suite) 388

Leçon 14. 390


Remerciements

Au moment de rendre disponible cette nouvelle traduction du traité De l’interpréta­tion et de son plus précieux commentaire, je tiens à exprimer ma grati­tude envers les maîtres qui m’ont habilité à son intelligence, et par-dessus tout à saisir à quel point Aristote et Thomas d’Aquin demeurent encore aujourd’hui les maîtres par excellence les plus capables de former l’intelligence philosophique.

Je nommerai en particulier Monseigneur Maurice Dionne et M. Warren Mur­ray, à qui je dois tant d’éclairages sur la mentalité de l’Organon.

Quelques collègues, étudiants et amis ont eu la patience de lire et discuter avec moi les textes d’Aristote et de saint Thomas, puis de m’assister de leurs com­mentaires, interprétations, corrections ou ob­jec­tions. Ma gratitude va en particulier à M. Christian Renauld qui a appliqué sa patience à faire la chasse aux coquilles qui s’obstinaient à barbouiller mon texte.

Je dois enfin toute ma reconnaissance à ma fille Maryse pour les travaux graphiques et informatiques requis pour cette édition.

Yvan Pelletier, le 26 juillet 2019

 

 


Introduction

Nécessité

On peut trouver difficile de s’intéresser au traité De l’interpréta­tion. Les notions qu’il aborde sont si fondamentales et paraissent si évidentes d’elles-mêmes qu’on en trouve facilement la lecture fasti­dieuse; on est tenté de douter qu’elles valaient ce développe­ment. En outre, Aristote surprend dans ses choix lexicaux, à saveur éton­namment grammaticale; il déroute à plaisir son lecteur, dirait-on, en donnant une apparence aussi arbi­traire que péremptoire à ses décla­rations.

Le besoin d’une aide logique se sent plus spontanément en matière d’argumentation, où on observe tant de maladresses, où même on se prend si souvent en flagrant délit d’en commettre. Même là, de nos jours, on doute que la logique aide à quoi que ce soit. On tend à s’en remettre complètement au talent naturel de chacun pour expliquer que tel argumente plus adroitement que tel autre. L’élaboration d’un raisonnement, déclare-t-on fréquemment en milieu logique, consti­tue une opération totalement naturelle et sa description relève non de la logique, mais de la psychologie, de l’étude du vivant, dans sa partie intéressée à la nature de la raison et de ses opérations. Cette étude est purement spéculative : il y s’agit de considérer des entités et des na­tures dont l’existence et le mode d’existence ne relèvent pas de notre volonté et sont déjà fixés sans que nous y mettions du nôtre et puissions y régler et y ordonner quoi que ce soit.

De fait, la psychologie a beaucoup à dire sur le sujet. Elle en­seigne que raisonner est une opération dictée par la nature même de la rai­son et rendue indispensable par sa faiblesse extrême, par le rang ul­time qu’elle occupe entre toutes les intelligences : il ne peut en exister de moindres, car elle commence son existence parfaitement igno­rante, de sorte que tout ce qu’elle est appelée à connaître, elle doit l’ap­prendre pour y arriver. À cet apprentissage, la nature impose un ordre incontournable : la raison ne peut connaître rien de neuf qu’en s’appuyant sur ce qu’elle sait déjà :  il lui faut aller du connu à l’in­connu. Au­cune logique ne peut rien y changer; faire fi de cet ordre naturel observé et décrit par la psychologie ne mène ja­mais à connaître plus, mais seulement à confondre et à errer. À ce proces­sus, la nature impose aussi un point de départ inalié­nable : l’obser­vation sensible qui, elle, peut commencer à neuf, sans présupposer une observation antérieure. De cela non plus, aucune logique ne peut exempter. On s’y est bien essayé, tout au long de l’histoire de la philosophie. En imaginant à la raison des notions a priori, des idées présentes en elle par nature, sans besoin d’être ac­quises. Mais cette illusion naît de ce que nos premières observations con­duisent si vite et si nécessairement à nos premières pensées que, médusé, on a cru qu’elles n’avaient pas eu besoin de se former. Ou en prêtant à l’âme une vie antérieure où elle aurait déjà contemplé leurs objets, de sorte qu’elle n’aurait maintenant qu’à en retrou­ver les notions, dans une sorte de réminiscence.

La psychologie découvre aussi que nécessairement le raisonne­ment qui conduit la raison d’idées déjà connues à idées nou­velles présuppose une démarche plus simple où elle juge de la vé­rité. En cette opération antérieure, la raison interprète les notions que l’ob­ser­vation sensible lui a suggéré de se former et discerne à quel point elles représentent adéquatement la réalité à laquelle elle s’intéresse. La psychologie livre avec précision la facture de ce jugement. Pour le former, la raison est forcée d’énoncer, c’est-à-dire d’abord de nommer la réalité à laquelle elle s’intéresse, puis d’attacher à son nom une con­ception plus ou moins précise en déclarant qu’elle con­vient à sa re­présentation ou au contraire y répugne. La psychologie découvre même le caractère obligé de cet attachement : il doit prendre forme de verbe, c’est-à-dire ajouter à l’expression nominale de la concep­tion sollicitée la connotation d’un temps, signe naturel de convenance réelle, puisque toute réali­té acces­sible à l’observa­tion sensible voit son existence mesurée par un temps. Qui, donc, ne compose pas un nom avec un verbe ne peut exprimer aucune vérité; ni aucune fausseté d’ailleurs. Il ne peut transmettre à personne au­cune connaissance qu’il ait formée. Il ne peut en fait connaître quoi que ce soit. Il ne peut par conséquent aller du connu à l’inconnu, puisque ce connu duquel on part, de même que ce nouvellement connu auquel on parvient, ont naturel­lement et nécessairement forme d’énonciations.

La psychologie entre plus intimement encore dans l’acte de con­naître. Elle découvre qu’énoncer présente aussi des présupposés na­turels. On le comprend aisément, la raison ne peut ni nommer ce qu’elle s’applique à connaître, ni recourir à des notions plus ou moins précises pour exprimer ce qu’elle en découvre, qu’à condi­tion de s’être déjà formé de telles notions. La psychologie enseigne aussi que cette élaboration de notions dépend beaucoup de l’organi­sation de nos sens : certains, externes, se laissent marquer par la réalité ex­térieure et en deviennent aptes à saisir ses couleurs, sons, odeurs, goûts, qualités tactiles; d’autres, internes, retiennent ces appréhen­sions et, avec l’aide de l’intellect agent, les présentent à la raison de façon que leurs liens et simi­litudes ressortent et la préparent à for­mer, à partir de pareils liens et similitudes, des concepts universels, c’est-à-dire suscep­tibles de représenter les essences et les acci­dents des réalités extérieures observées, sans avoir à se représen­ter ces dernières une à une.

La psychologie découvre aussi le lien intime que la parole entre­tient avec ces trois types d’opérations rationnelles. La raison est naturellement tenue d’affecter des noms à signifier chaque réalité qu’elle connaît, et de le faire via les concepts qu’elle se forme de leurs essences et accidents. Elle est tenue d’attacher ou non à ces noms la connotation d’un temps, c’est-à-dire de les tourner en verbes ou de leur garder la simple forme de nom, selon qu’elle en use pour juger de leur adéquation aux réalités nouvelles qu’elle considère ou pour les donner comme sujets de son intérêt. Elle est tenue encore de composer ces verbes à ces noms pour interpréter l’adéquation de ses concepts aux réalités à connaître. Le caractère impossible de la contradiction la force enfin à agencer ces énon­ciations de manière très rigoureusement prédéterminée, si leur composition doit lui être de quelque aide pour avancer d’une vérité à l’autre.

Quel besoin reste-t-il alors d’une logique? La nature a si précisé­ment tracé le chemin obligé de l’apprentissage, la psychologie le décrit avec tant de détail : quelle liberté gardent encore la raison et la parole, que des règles puissent en guider et rendre plus effectif l’usage? Un besoin énorme! C’est notre expérience : notre capacité de maladresse et d’erreur est presque infinie. De maladresse dans le choix des sons auxquels confier la signification des réalités con­çues; dans la détermination des agencements de mots en phrases pour l’expression des liens perçus entre ces réalités. L’adresse ou la maladresse mises à ces deux opérations déterminera une langue apte ou inapte à servir la pensée philosophique. Une langue où l’homo­nymie, la synonymie, la paronymie développées entre les sens de chaque nom, adjectif et verbe facilite à l’intelligence apprentie de retrouver dans le vocabulaire même le chemin emprunté par les intelligences précédentes pour accéder à la connaissance de chaque chose. Ou une langue qui lui barre ce chemin, en raison de la somme d’ignorance et d’erreurs ayant présidé à la désignation des réalités à connaître. En raison d’une inaptitude à la généralisation qui a maintenu le vocabulaire trop confiné à la singularité. Ou au contraire d’un excès de termes abstraits hérités d’une langue an­térieure coupés de leurs racines concrètes. Une langue où la phrase se construit de manière à rendre limpides les vérités exprimées ou au contraire de syntaxe si pesante que l’intelligence reste téné­breuse. De maladresse dans le choix des signes visuels destinés à immortaliser les paroles les plus sages. L’adresse ou la maladresse sous ce rapport facilite ou empêche la tradition à la postérité du déjà connu et prépare ou retarde le progrès de cette postérité à de nou­velles découvertes, rend cette tradition et ce progrès accessibles à tous ou réservés à la seule élite capable de maîtriser une grammaire et une syntaxe et des caractères trop abondants et touffus. Certes, l’élaboration de ces instruments relève plus proprement de la gram­maire, mais celle-ci profite beaucoup d’être guidée par une saine logique.

La logique s’affaire plus proprement à rectifier ce qu’il y a d’ex­posé à l’erreur dans l’usage des instruments naturels proprement ration­nels. Or je le répète : notre capacité de maladresse et d’erreur, même là, est presque infinie. Elle n’est limitée que par quelques vérités de départ que la nature ne nous laisse ni ignorer ni fausser.

Il se trouve ici, entre nécessité naturelle et besoin de règles com­plémentaires, une relation très comparable à la correspondance qu’entretiennent la loi naturelle et l’éthique. Du bien de l’homme, de la perfection de sa vie, la nature a déjà décidé avec grande déter­mi­nation. N’en déplaise aux existentialistes, nul ne peut décider à sa guise de l’essence de l’homme, ni de ce qui la complète ou la me­nace. Chacun ne peut agir à son avan­tage qu’en se pliant à la loi fondamentale imposée par la nature. Aussi appartient-il à la phi­losophie de la nature de définir le bonheur susceptible de constituer la meilleure vie pour un être humain, de même que les vertus à développer et à pratiquer pour vivre heureux. Si bien que là aussi on finit par s’interroger sur la place disponible pour une éthique et pour une prudence, pour la découverte de règles capables de s’ajouter à la loi naturelle pour en rendre plus aisée et plus efficace l’accom­plis­sement. Là aussi cependant l’ex­périence dénonce notre capacité quasi infi­nie de contrarier notre nature, d’agir mal et d’en devenir malheu­reux, capacité seulement limitée par le naturel et nécessaire désir du bonheur et l’unique critère du bien pour motiver l’action. Le bonheur requiert un ajustement continuel à tant de circons­tances différentes que la nature ne pouvait y procéder à l’avance pour chaque homme en chacune des situations qui lui sont données à vivre. Elle a dû lui laisser la liberté de découvrir avec sa raison ces ajustements et de développer en sa volonté et son appétit les quali­tés indispensables pour s’y ­plier facilement.

La découverte de la vé­rité sur les êtres qui l’entourent requiert ainsi de l’homme une va­riété infinie dans l’agencement des con­cepts qu’il forme concernant les essences que l’observation sen­sible lui donne d’appréhender, de même que dans l’ordonnance des mots qui vise à en rendre compte. Là non plus la nature ne pouvait pas d’avance tout fixer et elle a dû laisser à l’homme l’aptitude à penser presque n’importe quoi et à dire n’importe quoi, dans le risque qu’il sombre dans les erreurs les plus évidemment stu­pides.

À mesure qu’on prend conscience de sa capacité d’errer, on dé­couvre son besoin de revenir sur la démarche de sa raison, de com­parer les pas qui ont conduit à certaines vérités et ceux qui ont mené à l’erreur, de façon à se munir de règles pour refaire plus aisément les premiers et éviter les seconds : c’est la naissance de la philo­sophie rationnelle, de la logique, destinée à faciliter la réalisa­tion concrète et libre des obligations naturelles décrites par la psy­cho­logie, comme l’éthique l’est à faciliter l’obéissance à la loi mo­rale naturelle.

Place

La nature assure déjà qu’on découvre la contradiction comme incompatible avec la vérité. Comme Aristote l’assure, même Héra­clite a été incapable de penser autrement, aussi fort ait-il déclaré le caractère contradictoire de l’être. La logique découvre en complé­ment qu’on respecte cette obligation de ne pas se contredire, quand on s’avance vers une nouvelle vérité, en usant d’un moyen terme auquel convienne adéquatement l’attribut dont procède cette nou­velle vérité et qui convienne lui-même adéquatement au nom auquel on doit l’assigner. Voilà le principe ‘dici de omni’, qu’aucun raison­nement sain ne peut ba­fouer, dont le logicien découvre toutes les modalités légitimes et illégitimes, lesquelles Aristote a énumérées et illustrées dans ses Premiers Analytiques. Toute matière ne se laisse pas aisément ordonner avec une pareille rigueur et tout esprit n’est pas d’emblée préparé à le faire. La plus haute perfection s’atteint quand le raison­nement devient démonstration, élevant la raison à une connaissance de science, un succès seulement accessible en une matière né­cessaire et à une intelligence qui a développé parfaite évi­dence des prémisses qui l’énoncent. Aristote a consacré ses Seconds Ana­lytiques à clarifier les conditions auxquelles pareille démarche doit satisfaire.

Aussi précieuse et désirable soit-elle, la démarche dé­monstrative ne constitue cependant pas notre activité d’apprentissage la plus cou­rante. La matière qui nous intéresse le plus souvent, trop contin­gente, ne prête pas à démonstration. Et même quand la matière d’in­térêt présente suffisamment de nécessité, notre raison, d’abord et le plus souvent privée de son évi­dence, n’est pas d’emblée en état d’en tirer une démonstration. Plutôt que sur l’évidence, on doit long­temps compter sur l’endoxalité, c’est-à-dire sur la simple garan­tie que donne l’inclination naturelle de notre raison à préférer l’une des con­tradictoires, inclination dont témoigne le fait que tous ou la plu­part, ou du moins ceux qu’ils réputent pour sages, pensent déjà de la sorte. Aristote a rédigé ses Topiques pour guider cette découverte de l’opinion la mieux fondée, qui occupe le plus clair de l’activité spé­culative : il y décrit les ins­truments grâce auxquels on collige les endoxes, ces succédanés de l’évidence, et y énumère, justifie, illustre les lieux qui permettent de les exploiter et de s’approcher le plus possible, grâce aux rai­sonnements qu’ils inspirent, des vérités qu’éventuellement on de­viendra peut-être à même de dé­montrer.

Le désir de la vérité parfaitement connue en a porté beaucoup, spé­cialement de­puis Descartes, à mé­priser cette connaissance dia­lectique fondée sur l’endoxe. À sous-estimer aussi la difficulté et la rareté de la dé­monstration. Plusieurs exégètes d’Aristote ont même pro­clamé désuets ses To­piques, une fois rédigés ses Seconds Analy­tiques.[1] Le besoin d’une démarche plus humble se fait pour­tant per­manent. En plus de représentations universelles de matières qui ne prêtent pas à évidence ou dont la raison n’est pas encore en état d’en obtenir, il est des matières si contingentes, si entachées de sin­gularité, que leur discussion ne peut pas revêtir la forme stricte du raison­ne­ment des Analytiques. Aristote remarque que ce qui s’en rapprochera au mieux sera un raisonnement tronqué qu’il qualifiera tour à tour de politique et de rhétorique, et auquel il assignera le nom d’enthymème. Pareil raisonnement, observe-t-il, gagne si diffi­cilement l’adhésion de l’intelligence que l’affectivité est requise pour la conduire jusqu’à la conclusion. Encore là, un traité spécial, la Rhétorique, examine la nature et l’usage de cet avorton ration­nel : un premier livre procure les lieux spécifiques de ses trois genres principaux; un second énu­mère ceux de son appel aux pas­sions; un troisième informe sur les procédés dramatiques suscep­tibles d’aider son auditeur à l’accueillir. Enfin, certaines matières d’inté­rêt sont si fluides que la raison ne trouve de motif pour y adhérer qu’en de certaines impressions trans­mises par des métaphores et différents procédés figuratifs, n’y trou­vant fondement pour aucun argument à proprement parler. La Poé­tique voit à la conseiller en ce domaine.

Mais revenons au raisonnement, qui se mérite ce nom en tant que démarche naturelle de la raison en progrès du connu à l’inconnu. Le logicien prend conscience, comme prérequis à tout pas de ce genre, de conditions auxquelles le jugement sur toute vé­rité, ainsi que son expression vocale, doivent satisfaire pour constituer une interpréta­tion cor­recte de nos concepts à cette fin. C’est l’objet spécifique de ce traité De l’interprétation qu’on s’apprête à lire. Le logicien nous y parle à profusion de l’énon­ciation, seule interprétation valide de la vérité, ainsi que du nom et du verbe, ses éléments obligés, en leur essence et en leurs propriétés, et en les divers écueils que doit éviter leur usage adapté à la con­naissance et à son expression.

Comme dans le cas de tout traité logique, deux mésinterprétations menacent d’empêcher l’appréhension de son véritable sujet. La pre­mière serait d’en attendre quelque enseignement sur la réalité exté­rieure ou même intérieure à l’intelligence. Il appartient à la philoso­phie de la nature de dévoiler la réalité extérieure à l’intelligence qui constitue le contenu matériel des énonciations concrètes dont le lo­gicien s’affaire en ce traité à analyser la forme et les proprié­tés. Il appartient de même à la psychologie de décrire en leur réalité intel­lectuelle les opérations – appréhension des essences, formation de concepts, jugement et manifestation de leur adéquation à la réa­lité – indispensables au développement de la connaissance. Le logi­cien s’intéresse plus précisément à l’usage et à l’agencement libres, et faillibles, de ces intruments naturels dont découle le progrès qu’ils apportent à la connaissance. Il reste que cet intérêt du logicien s’en­racine si profondément dans les opérations naturelles de la raison que pour parler intelligiblement des efforts libres de celle-ci pour at­teindre la vérité, il doit assumer un fond qui tient plus de la psycho­logie que de la logique, assez comme le moraliste, quand il règle l’action humaine, doit assumer une bonne dose de l’enseignement du psychologue sur la nature humaine.

La seconde mésinterprétation tient à croire trouver dans l’activité logique quelque éclairage sur une langue donnée, sur les parties du discours qu’elle comporte et sur leur construction appropriée. Ce travail est celui du grammairien et ne se confond pas avec celui du logicien, même si leurs considérations se ressemblent souvent assez pour inviter à l’usage d’un vocabulaire commun. Cette homonymie est destinée à profiter de la facilité plus grande de la considération grammaticale, mais elle ne va pas sans le danger de porter l’intelli­gence inexpérimentée à confondre les deux sujets d’intérêt. C’est dans ce style de déviation que d’aucuns imagineront la logique d’Aristote si liée à la langue grecque qu’elle en serait disqualifiée pour guider la pensée d’un esprit chinois.

Une semblable homonymie est aussi souvent l’occasion de la pre­mière mésinterprétation. En effet, être, tant comme nom que comme verbe, intervient dans la facture de l’énonciation. Il en devient très dif­ficile à l’intelligence inexpérimentée de rester consciente que l’énonciation, le plus souvent, ne parle pas de réalité, d’existence, mais de convenance d’un attribut à un sujet. L’énonciation use du verbe ‘être’ pour signifier qu’en son attribut et en son sujet, on parle de la même entité, désignée par un nom pour laisser savoir de quoi on parle, puis par un verbe qui renvoie à une conception plus fami­lière et use de l’être pour signifier leur identité. Ainsi, ‘l’homme est animal’ désigne avec le nom ‘homme’ de quoi il s’agit et par ‘est animal’ de quelle notion déjà familière on use pour se le représenter – animal –, ainsi que la convenance, l’identité des deux – l’un est l’autre –. Aucune énonciation, aucune expression d’une vérité, ne va sans ces deux aspects du verbe, bien qu’ils ne soient pas toujours exprimés aussi distincte­ment. En bien des cas, l’aspect d’assimila­tion ne se manifeste que dans la conjugaison du verbe destinée à exprimer le temps de sa validité; c’est ainsi que ‘Pierre danse’ implique que de quelque façon Pierre est en danse. En d’autres cas, inversement, c’est l’autre aspect, la conception plus familière, qui se confond avec la conno­tation de son assimilation au sujet. Ainsi, ‘Pierre est’ exprime que l’être même, l’existence, constitue ce qu’on entend manifester du sujet : pour distinguer plus clairement les deux aspects confondus dans l’unique mot ‘est’, on pourrait traduire en ‘Pierre est un être’, Pierre est réel.

Propos

Ce traité nous parle donc d’interprétation. Qu’est-ce à dire au juste? Le sens de ce titre n’est pas tout de suite manifeste. Interpréter, c’est donner le sens, l’intention d’une parole, d’un geste, d’un signe quel­conque. Les signes qu’il s’agit d’interpréter, dans notre contexte, ce sont les concepts que la raison se forme en sa première opération, par une abstraction toute naturelle à partir des images sensibles que les réalités qui se présentent à notre appareil sen­sible déclenchent en lui. Tout le contenu de ces concepts leur vient des réalités obser­vées. En sa seconde opération, la raison interprète ces con­cepts, elle juge et exprime en retour quelles réalités ces concepts permettent de se représenter et signifie l’adéquation de cette représentation.

À cette interprétation ne concourent pas absolument tous les mots et toutes les paroles qu’on prononce, mais seulement celles qui se qualifient comme vraies ou fausses, c’est-à-dire justement comme adéquates, conformes aux réalités visées. Il s’agit précisé­ment des énonciations et, à titre instrumental, de leurs éléments. Notre propos laisse donc de côté tout ce qui s’interprète non comme représenta­tion de la réalité, comme sa connaissance, mais plutôt comme indi­cation des élans de notre affectivité : la prière et le souhait, qui tra­duisent ce qu’on attend d’un supérieur à soi; le comman­dement, qui traduit ce qu’on attend d’un inférieur; l’interpellation, tra­duisant un désir d’attention; même l’interrogation, qui manifeste ce qu’on dé­sire connaître. Bref, la phrase qui interprète, c’est celle qui pointe une réalité à éclairer et lui attache un concept comme apte à l’éclairer, c’est l’énonciation.

Division

Ce traité parcourt toute considération susceptible de faire com­prendre la nature et de guider l’usage de l’énonciation. En com­mençant par ses éléments : le nom et le verbe, ainsi que le sens et le rôle que joue en ce dernier l’expression de l’être; en continuant avec ses parties subjectives : l’affirmation et la négation; en scrutant cette propriété qu’elle a de s’opposer à d’autres, propriété qui l’habilite tout spécialement à écarter le vrai du faux; en parcourant les degrés d’assurance auxquels la réalité se prête dans ce discernement : pos­sibilité et impossibilité, contingence et nécessité; en énumérant en­fin les conditions de son unité et de sa multiplicité, de sa simplicité et de sa composition, ainsi que les équivalences et les inférences qu’éta­blissent entre elle et d’autres de même nom et de même verbe tout le jeu de l’affirmation et de la négation du nom et du verbe.

Authenticité, traductions, commentaires

Je le disais en commençant, la nécessité de pareil traité n’apparaît pas d’emblée, tant sont élémentaires les considérations qu’il ap­pelle. L’opportunité de le traduire de nouveau ne saute pas non plus aussitôt aux yeux, après la récente traduction française qu’en a livrée Ca­therine Dalimier, dans le cadre de l’ensemble de l’Orga­non présenté par Pierre Pellegrin et Michel Crubellier, renchérissant sur la traduc­tion déjà fort utile de Jules Tricot au siècle dernier.

Certes, des textes aussi fondamentaux et difficiles que les traités d’Aristote ne disposent jamais de trop d’outils pour assister leur in­telligence. Mais cette nouvelle traduction se justifie surtout par son point de vue différent.

Mes prédécesseurs, il me semble, ont très suffisamment établi l’authenticité aristotélicienne de ce traité, jamais sérieusement mise en doute. Malgré sa brièveté, le rapport qu’en fait Tricot est élo­quent : « Son authenticité, qui est aujourd’hui généralement recon­nue, a été longtemps discutée. Andronicus, premier éditeur d’Aris­tote, le rejetait déjà pour la raison qu’on ne trouverait au­cune allusion à ce traité dans les autres ouvrages du Stagirite. Pour­tant son attribution est certaine. Alexandre d’Aphrodise n’en doutait pas, et une étude attentive de la pensée et de la langue ne peut que con­firmer cette manière de voir. Le chapitre 9, où se trouve exposée la célèbre théorie des futurs contingents, peut donner à cet égard des indications particulièrement précieuses. Beaucoup de cri­tiques, frap­pés des allusions contenues dans ce chapitre aux doc­trines des Méga­riques et de la forme mûrie et achevée de l’expo­sition, n’hésitent pas à déclarer que le De Interpretatione doit être chronologiquement rattaché aux derniers ouvrages d’Aristote, le­quel, en tout cas, l’aurait remanié pour répondre aux thèses d’Eubu­lide de Mégare sur la contingence des futurs. Quoi qu’il en soit, il est incontestable que l’argumenta­tion développée, tant dans le cha­pitre 9 lui-même que dans les autres, est de la meil­leure veine d’Aristote. Le problème de la consécution des mo­dales, par exemple, est posé et résolu au chapitre 13, avec toute la maîtrise de l’auteur… Notre conclusion est donc que l’authen­ti­cité … de l’Her­meneia ne saurait raisonna­blement être mise en doute. »[2] Mme Da­limier remarque de même que « la seule réserve connue sur l’au­thenticité est celle du premier ‘éditeur’ systématique d’Aristote, Andronicos de Rhodes (première moitié du 1er siècle avant notre ère) »[3], citée par Ammonios dans son commen­taire.

Ils ont aussi confronté les opinions émises par différents exégètes sur l’intention, la nature, la place du traité dans l’Organon. Pelle­grin, spécialement, s’est beaucoup interrogé, a beaucoup conjecturé sur ce qu’on doit, des différents textes de l’Organon, à leurs édi­teurs succes­sifs, avant ou après Andronicos, d’allégeance aristoté­licienne ou stoï­cienne. Ils ont accompagné leurs traductions de bibliographies et d’index abondants. Je ne referai pas ce travail.

J’adopte aussi en général les choix faits par Minio-Paluello dans l’établissement du texte critique.

J’annonçais une perspective différente pour cette traduction. Dif­férente au point qu’elle ne rend pas aussi impératif de savoir de qui au juste pro­vient telle formulation ou tel choix sémantique du texte aristotéli­cien, si chaque mot est originellement d’Aristote ou de dis­ciples ou d’éditeurs, ou même s’il faut en créditer une ascendance purement aristotélicienne ou quelque influence stoïcienne. Comme je le faisais ressortir au début de cette in­troduction, je ne vois pas dans l’Organon l’auteur ‘cons­truire’ une lo­gique, ‘édifier’ un sys­tème rationnel de son cru. Plutôt, je le vois, après un temps d’expé­rience intellectuelle, revenir sur les actes qu’il a posés plus ou moins spontanément et découvrir avec un succès impressionnant quelle forme la nature de la raison humaine impose à l’appren­tissage, quel ordre elle exige pour qu’on parvienne à la vérité, aussitôt ou à la suite d’une démarche plus ou moins longue, toujours moyennant des con­cepts universels abstraits de l’observa­tion sen­sible et leur interpréta­tion en vue d’une représentation adé­quate de réalités à connaître. Reconnaître cette intention de fond chez Aris­tote fournit un critère supplé­mentaire pour saisir l’inten­tion et le sens de chacune de ses considérations, ainsi que pour en apprécier la justesse. Car il ne cherche pas à décrire une construction arbi­traire issue du fond de son imagination, mais une réalité dont cha­cun a une expérience plus ou moins développée. Chacun apprend toute sa vie, chacun passe chaque jour du connu à l’inconnu sur bien des plans, chacun peut ainsi, avec l’aide d’Aris­tote tout au cours de son Organon, prendre une cons­cience plus ou moins claire du détail des opéra­tions intellectuelles qu’il accomplit spontanément avec plus ou moins d’adresse et de succès. C’est l’ambition de cette nouvelle tra­duction de contribuer à cette prise de conscience en aidant le lecteur du traité De l’interpré­tation à re­connaître dans les formulations d’Aristote ces opérations intellec­tuelles que chacun pose quand il apprend quoi que ce soit et quand il en rend compte en disant ce qu’il croit vrai. De façon qu’il lui devienne loisible de le faire mieux. Pour y arriver, j’userai du vocabulaire le plus fran­çais possible, pour élimi­ner la fausse impression ésotérique que peuvent dégager les formu­lations aristoté­liciennes traduites trop techniquement ou trop géné­reusement trans­littérées. Je donnerai en note les termes grecs et latins correspondants chaque fois que le lec­teur pourra sentir un besoin de véri­fier que je ne m’écarte pas de l’intention d’Aristote. Surtout, je joins à cette traduction celle du commentaire de saint Thomas d’Aquin, complété par le cardinal Cajetan, rédigé dans le même esprit. Je donnerai aussi en notes d’abondantes références aux commentaires de saint Albert le Grand et de Pacius, eux aussi attachés à tirer du texte aristotélicien une aide pour penser plus correctement.

Cette perspective différente fait recevoir autrement chacun des traités de l’Organon, sans se laisser happer par l’interprétation poé­tique que suggèrent de plus en plus les us et coutumes des logi­ciens contemporains. À mon sens, le point de vue aristotélicien en est un théorique, spéculatif; il contemple, analyse et décrit une manière d’ordonner ses pensées intimement liée à la nature de l’intelligence humaine. Pour illustrer en un domaine plus concret, en conseillant qui souhaite marche de manière plus élégante ou plus efficace, on se laisserait mesurer par le fonctionnement que leur nature impose aux jambes et à leurs articulations. Tout à l’opposé, le logicien contem­porain fonc­tionne en mode poétique, en entendant ce qualificatif selon son éty­mologie : il fabrique assez librement des opérations arti­ficielles, d’un rapport très lâche avec la nature de la pensée. Comme quiconque calcule, il cherche plutôt à penser moins qu’à penser mieux.

Le logicien contemporain voit dans les Attributions la production arbitraire de pièces simples – des classes, des fonctions – qu’il s’agira ensuite de combiner pour produire des propositions. Aristote fait pourtant toute autre chose : remarquant que la représentation de l’essence d’une réalité progresse du confus au distinct – du genre à la différence –, il prend conscience que tout effort de définir trouve son premier pas dans l’une d’une dizaine des conceptions les plus communes qu’on abstraie de la perception de réalités : il présente ces dix attributions entre lesquelles tout essai de découvrir ce qu’est quoi que ce soit doit choisir pour com­mencer à le concevoir.

Le logicien contemporain cherche à retrouver dans De l’interpré­tation un ancêtre de sa façon à lui de construire des propositions qui équivalent plus ou moins à des équations, des classifications. Aris­tote, quant à lui, découvre comment la raison désigne naturellement ce qu’elle arrive à connaître – par un nom – et la notion qu’elle interprète comme adéquate à cette fin – par un verbe –, de même que l’agencement par lequel elle exprime cette vérité – l’énoncia­tion.

Le logicien contemporain prend les Premiers Analytiques comme un effort primitif de ‘logique totalement formelle’ où se trouveraient énumérées les manières variées de combiner ‘n’importe quels termes’ pour créer une inférence infaillible. Aristote, plutôt, recense les rapports d’universalité indispensables entre les termes de propo­sitions pour imposer, quant à un problème, le choix de l’une des contradictoires, sous peine de contrevenir au principe de non-con­tradiction.

Quant aux Seconds Analytiques et aux Topiques, la différence de­vient abyssale. À l’image de ses propres conceptions ‘logiques’, le contemporain ne trouve dans le premier de ces deux traités que des consignes pour réorganiser plus clairement une inférence décou­verte spontanément. Aristote, lui, précise quelles conditions maté­rielles rendent possible, partant de prémisses dont la discussion a préparé l’intuition, la découverte d’une démonstration dont s’en­suive la certitude scientifique de l’une des contradictoires d’un pro­blème. Le contemporain ne voit dans les Topiques que les règles ar­bitraires d’un jeu dialectique propre aux Grecs, tandis qu’Aristote y entend décrire le cheminement heuristique le plus naturel de la raison, c’est-à-dire l’exploitation d’endoxes qui assure d’opter pour l’opinion la mieux justifiée et de ce fait prépare la saisie immédiate de principes propres à fonder une démonstration.

En somme, depuis quelques siècles, s’est progressivement et con­sidérablement développée une ten­tative homonyme de remplacer la logique par une activité presque totalement différente : la ‘logique’ symbolique ou mathématique, et les exégètes récents de l’Organon en ont été fort contaminés. Inspirée en réaction à la frustration exas­pérante qu’inflige l’expé­rience continuelle de l’erreur, la ‘nouvelle logique’ se veut et se prétend un instru­ment plus efficace que celle de conception aristotélicienne pour prémunir contre l’erreur. Dans cette fin, elle s’efforce de remplacer par mieux tout ce dont la pen­sée use naturellement et jusqu’à ses opérations les plus caracté­ris­tiques, à mesure qu’elle les soupçonne de susciter des occasions d’erreur.

Le logicien moderne a commencé par suspecter la langue natu­relle de mal servir l’interprétation que la raison fait de ses concepts pour signifier la réalité. Il rend son usage de l’homonymie respon­sable de la plupart des erreurs. Aussi entend-il remplacer cette langue par une autre qu’il juge plus rigoureuse : il se défait des mots, signes auditifs estimés trop ambigus, trop éphémères, trop chargés d’affec­tivité, et crée à leur place des symboles visuels précis et stables auxquels il se fait fort de ne confier qu’une signification unique et claire. – Plus ou moins consciemment, il remplace ensuite la rela­tion de l’universel au particulier, qu’il trouve trop vague, par une évidente relation d’inclu­sion d’objet dans une classe, qui lui paraît plus simple, plus nette, plus facile à régler. – Se méfiant de la pro­pension de la raison à jongler avec des concepts universels, il ra­mène tout effort d’énoncer à une attention à des singuliers, éven­tuellement à tous les singuliers susceptibles d’exister. Il peut ensuite regarder l’énonciation comme une fonction, une opération appliquée à des variables singulières liées de diffé­rentes façons. – À la suite de toutes ces substitutions, il se sent prêt à remplacer la pensée elle-même, qui montre tant de tendance à errer, par un calcul sûr, à subs­tituer aussi à la logique, art de penser, une grammaire et une syntaxe de symboles, capables de mouve­ments assurés, guéris de tout erre­ment, comme déjà un calcul s’est imposé à la quantité pour trouver toutes ses expressions équiva­lentes sans aucune faute.

Le logicien moderne découvre alors, incidemment, que son désir intempérant de certitude l’a conduit à limiter toute démarche ration­nelle à une tautologie. Il échappe à l’erreur dans ses opérations au prix de se contenter de piétiner; c’est en évitant d’avan­cer qu’il arrive à ne pas tomber. En somme, il réalise que toutes ses élucubrations ne l’aident nullement à penser. Qu’à cela ne tienne! Il ne va pas y renoncer, il ne va pas admettre qu’il ne s’agit donc pas de logique. Non, il prononce qu’en fait la logique n’a pas pour capacité ni pour fonction d’aider à penser. Elle peut seulement, une fois qu’on a pensé ingénument, aider à vérifier si par chance on l’a fait rigou­reusement.

Toute cette fièvre logique du siècle dernier présente un avantage accidentel. Elle prouve à répétition l’impérieuse nécessité d’un traité comme celui De l’interprétation, car elle tient toute sa ‘fécon­dité’ d’une ignorance ou d’une méconnaissance de son con­tenu. En somme, la façon la plus efficace de prendre conscience de l’utilité incontournable de ce traité est de confronter les logiques aristotéli­cienne et moderne. Manœuvre qui ne s’avère cependant pas aisée. Le logicien moderne, même quand il se tient à l’intérieur du voca­bulaire traditionnel, modifie tellement les entités concernées que la confron­tation devient désespérément inaccessible, comme un dialogue avec un sourd. Chaque déclaration demande rectification pres­qu’à chaque mot, tant la longueur d’onde a peu de commun.

Pour y arriver au bénéfice de mon lecteur, j’ai jugé bon d’opposer directement Aristote, autant que je le comprenne, à un interprète de la logique contemporaine qui m’a paru assez autorisé, du fait de s’exprimer aussi nettement que possible et de s’en tenir aux notions les plus fondamentales. C’est ainsi que je livre dans les prochaines pages le commentaire qu’Aristote ferait, à ce qu’il me semble, au chapitre de Robert Blanché sur l’analyse des propositions, considé­ration la plus proche de ce qu’entreprend Aristote dans son traité De l’interprétation. Ce commentaire persuadera, je l’espère, de vouer une étude sérieuse à ce traité.

Aristote vs Blanché

Il est très difficile, je viens de le dire, pénible même, de con­fronter les con­cep­tions des logiques moderne et aristotélicienne. Tant de varia­tions op­posent entre eux les partisans de la moderne que des canons en ressortent à grand peine sur leurs conceptions les plus fonda­mentales. Chacun, de plus, justifie ses élaborations comme des remèdes à des déficiences dont il accuse une logique dite clas­sique, issue d’on-dit de manuels de vulgarisation donnés comme équipol­lents à la conception aristotélicienne. Ces accu­sations s’inspirent systématiquement de mésinterpréta­tions de doctrines dites tradition­nelles, de sorte qu’elles forment une vaste igno­rance de la réfuta­tion qui appelle correction et rectifi­cation à chaque phrase, quand ce n’est pas à chaque mot. Ce dialogue avec un sourd instille l’impression que les objets des deux logiques sont si étanches qu’ils inter­disent toute comparai­son ou confrontation, de sorte qu’on se sente exempté de s’y essayer.

Les deux pontifient pourtant sur la pensée, l’usage des mots, leur signification, l’expression de la vérité, la rigueur de raison­ne­ment et devraient donc se rencontrer quelque part. Je tenterai ici de les for­cer au dialogue, mais à l’intérieur de balises pra­ti­cables. Comme je viens de l’annoncer, j’élis Robert Blanché, dans son Intro­duction à la logique contemporaine[4], comme interprète de la lo­gique récente, vu la clarté générale de ses ex­posés. Tout ce que je mentionnerai de lui devra s’en­tendre largement de la logique d’aujourd’hui, sans ré­vérence aux nuances qu’exigeraient les divergences entre ses di­verses sommités. Je me trouverai ainsi con­traint de rectifier à tout propos Blanché quant aux conceptions dont il crédite la logique ‘classique’ et de juger du caractère adéquat ou non des vues res­pec­tives d’Aris­tote et de nos contemporains.

Pour faciliter la lecture, je donne le texte de Blanché sous format de citation. On devra être conscient qu’à moins d’indication con­traire, les notes de bas de pages attachées au texte de Blanché sont de lui. Au besoin, je donne en notes attachées à mon propre com­mentaire les ré­férences à l’Organon qui justi­fient mes appréciations.

31. La proposition attributive classique

La logique classique[5], on le sait, ramène toute proposition élé­mentaire à la forme attributive S est P (sujet-copule-prédi­cat) : comme si tout jugement revenait finalement à affirmer ou à nier l’inhérence d’un attribut à une substance.

Voici déjà une simplification à l’extrême qui rendra plus fa­cile de dénoncer des déficiences du côté traditionnel. Pourtant, Aristote, qui consacre tout le second livre de son traité De l’in­terprétation aux diverses formes que revêt l’énonciation, dis­tingue très nettement, entre autres formes, les énonciations dont l’attribut tient tout entier au verbe ‘être’, celles où le verbe ‘être’ se détache de l’attribut et marque simplement la composition de celui-ci avec le sujet[6], et celles où le verbe n’affiche pas comme tel le verbe ‘être’, mais connote sa fonction de copule moyen­nant son temps[7].

Auparavant, il a défini la constitution de l’énonciation par deux éléments, le nom et le verbe – Blanché devrait plutôt illus­trer comme ‘N – V’ l’énonciation aristotélicienne –, le premier si­gnifiant la réalité que l’énonciation entend faire con­naître, le second à la fois la réalité dont elle use à cette fin et la composi­tion ou iden­tification à laquelle elle se prête avec la réalité à faire connaître. Par exemple, dans ‘Pierre est’ ou ‘l’homme est’, ‘Pierre’ et ‘homme’ signifient les réali­tés qu’on s’intéresse à connaître, tandis que ‘est’ signifie ce qu’on en connaît, leur exis­tence, et prononce comme vraie l’identification actuelle de Pierre et de l’homme comme d’êtres réels; de même, dans ‘Pierre est homme’ et ‘l’homme est animal’, ‘Pierre’ et ‘l’homme’ jouent le même rôle, mais se font con­naître respecti­vement comme indivi­du de nature hu­maine et espèce de nature animale, du fait que le verbe ‘être’, cette fois, indique simple­ment la convenance, l’iden­tification de ces natures comme celles de Pierre et de l’homme; enfin, dans ‘Pierre guérit’ et ‘l’homme rit’, les verbes signifient la santé recouvrée et le rire, ainsi que le fait que ces propriétés conviennent respectivement à Pierre et à l’homme.

Par une autre réduction qui prépare des confusions à venir, Blanché caractérise comme ‘substance’ le sujet de toute énon­cia­tion. En cela, il s’écarte déjà d’Aristote, qui ouvre ce rôle à toute réalité qu’on pourrait s’intéresser à connaître, fût-elle une substance, une quantité, une qualité, une relation ou n’importe quel autre acci­dent, et fût-elle considérée en un individu ou sous quelque degré d’abstraction : espèce spécialissime, genre géné­ralissime ou n’im­porte quelle con­ception intermédiaire, fût-elle même une entité lo­gique ou imaginaire.

Tolérable à la rigueur dans la langue grecque, accordée, d’autre part, à la métaphy­sique d’Aristote, pareille réduction a depuis longtemps, et bien avant la critique logistique, paru dis­cutable.

Après une amputation aussi dramatique, Blanché veut bien ‘à la rigueur’ ‘tolérer’ l’énonciation aristotélicienne pour la langue et la métaphysique d’Aristote. Ce dernier n’aurait cure de pa­reille con­cession : il ambitionne une logique qui rende compte de l’ordre à mettre par tout homme en ses pensées en n’importe quelle langue; il en refuserait une restreinte à sa propre pensée en sa propre langue.

Non seulement elle oblige souvent, notamment en fran­çais, à des tournures qui font violence à la langue, mais sur­tout elle suit de plus en plus diffi­cilement le mouvement de la pensée scienti­fique moderne, dont l’intérêt se transporte de l’être sur le /125-126/ devenir, et de la substance sur la rela­tion.

La flexibilité de la langue, française comme grecque, latine ou autre, peut rendre difficile de pointer précisément, dans une phrase un peu littéraire, le nom par lequel un locuteur signale de quoi il parle et le verbe par le­quel il indique ce qu’il en dit; elle peut porter un auditeur à des maladresses d’interprétation; mais il reste impos­sible à quiconque d’énoncer sans ‘dire quelque chose à propos d’autre chose’, pour rappeler la définition la plus simple avec la­quelle Aristote rend compte de l’énonciation[8]. Par ailleurs, repro­cher à Aristote de n’avoir traité l’être que comme une en­tité tout à fait statique, lui qui a consacré son traité majeur de philosophie naturelle à définir le devenir, ses propriétés et ses conditions, com­mande une candeur déroutante.

La proposition attributive correspond à la ‘phrase nomi­nale’ des linguistes – contaminée d’ailleurs par l’introduction d’un verbe, celui qui marque l’existence, pour faire fonction de co­pule – phrase qui convient par excellence à l’expression d’un état, essentiel ou accidentel, durable ou tempo­raire : Pierre (est) homme, Pierre (est) malade.

Mine de rien, Blanché introduit ici la confusion qui ruinera tout son exposé, en ignorant que le verbe ‘être’ revêt un autre sens que celui de ‘marquer l’existence’, quand il joue le rôle de copule : il indique alors seulement la convenance de l’attribut au sujet, sans aucunement préjuger de l’existence réelle d’indi­vidus où elle puisse s’observer.[9]

Plus radicalement, Blanché ignore qu’à propos de toute entité ou nature à connaître, on peut se livrer à trois considérations bien dis­tinctes. En s’efforçant de connaître l’homme, par exemple, on peut s’y intéresser absolument, sans référence aucune à son existence ni aux propriétés que l’existence lui fe­rait revêtir; on trouvera alors qu’on peut le voir comme animal, bipède, raisonnable, capable de rire, de développer des arts, des sciences, capable de santé, toutes propriétés qui lui con­viennent absolument et toujours. On peut aussi s’y inté­res­ser relativement à son existence réelle et trouver alors que l’homme est un individu, blanc ou noir, jeune ou vieux. On peut enfin s’y inté­resser relativement à l’existence qu’il acquiert dans la raison quand elle le connaît; on découvrira là qu’il est concept, uni­ver­sel, espèce, attribut, sujet, substance, moyen terme. En confon­dant les trois types de consi­dération, Blanché devra faire face à une foison d’antinomies qu’il aura beau reprocher à la logique ‘clas­sique’, mais auxquelles aucune acrobatie mentale contemporaine n’arrivera à remé­dier.[10]

Mais presque toutes les langues connaissent aussi un autre type de phrase, la ‘phrase verbale’, où le verbe – déterminé éventuellement par des ‘compléments’ – marque, soit une action faite par un sujet qui est alors plutôt un agent, soit quelque chose qui lui survient en tant que patient : Pierre fume la pipe, Pierre se noie.

J’ai remarqué plus haut qu’Aristote compte comme variété de l’énonciation celle qui ne fait pas nommément intervenir le verbe ‘être’, mais use d’un autre.[11] Par ailleurs, que le verbe soit complet en un seul mot ou ait besoin de se compléter par des objets directs ou indirects ou par diverses circonstances ne touche pas la nature de son double rôle dans l’énonciation : exprimer d’une part, à quelle essence on recourt pour se représenter le nom-sujet, d’autre part sa conve­nance à cette fin.

Dans d’autres cas, la forme grammaticalement attributive re­couvre une pensée qui ne l’est pas. Dans Pierre est plus grand que Paul, d’une part plus grand que Paul n’est pas un attribut inhé­rent à Pierre puisque, sans que rien fût changé à Pierre, on ne pourrait plus l’affirmer de lui si Paul n’existait pas ou gran­dis­sait.

En ne reconnaissant que des qualités comme attributs, à la façon dont il n’admettait au rôle de sujet que des substances premières, Blanché se trouve bien embarrassé d’apprécier les autres manières d’être qu’on peut découvrir au sujet de son intérêt : qu’il soit quan­tifié, relatif à autre chose, agent, patient, quelque part, en quelque temps et ainsi de suite. Pierre peut très bien être vraiment beau-père de son gendre et plus grand que lui, malgré la précarité de ces rela­tions, destinées à disparaître à la mort de celui-ci sans même de changement chez Pierre. Il s’agit justement d’attributs qui lui con­viennent en son exis­tence réelle, non en sa nature absolue indépen­dante d’elle.

Paul, d’autre part, n’est pas une partie d’attribut, mais bien un porteur d’attributs au même titre que Pierre. C’est entre ces deux ‘sujets’ que ma proposition énonce un ‘prédicat’ qui est, ici, une relation. Le formulaire mathématique exprime plus exactement la structure d’une telle proposition lorsqu’il écrit : A > B. Le vrai schéma des propositions de ce genre n’est pas S est P, mais xRy.

Blanché perd ici le point de vue du logicien, qui observe dans l’énonciation comment la raison exprime sa connaissance, en mar­quant par l’attribut, le verbe, ce qu’elle connaît du sujet, le nom. Il ressort à ce point de vue que la même entité inter­vient tantôt comme sujet, quand on cherche à la connaître, tantôt comme attri­but, quand, la connaissant davantage, on s’en sert pour la connais­sance d’une autre. Ainsi, Paul, qu’on connaît mieux, peut effective­ment faire partie de l’attribut pour exprimer la taille de Pierre, qu’on veut con­naître. Qui connaît mieux Pierre, c’est lui qu’il intégrera à l’attribut, constatant que ‘Paul est plus petit que Pierre’. Mais quand on déclare que ‘Pierre est plus grand que Paul’, c’est à Pierre qu’on s’intéresse et on ne fait allusion à Paul que pour autant qu’il fait connaître Pierre : il est donc, oui, partie d’attribut, et complète ‘plus grand que’ qui, sans lui, n’aurait pas de sens. Ni « le formulaire mathématique » ‘A > B’, ni le « vrai schéma » ‘xRy’ ne disent autre chose, d’ailleurs : ‘A’ et ‘x’ y figurent le sujet qu’on veut caractériser, tandis que > B’ et ‘Ry’ y signalent l’attribut qu’on en croit pouvoir dire.

Enfin, les logiciens classiques eux-mêmes ont été embar­ras­sés par les phrases ‘impersonnelles’ qui, manifeste­ment, n’ont pas de sujet; il pleut, il y a foule ce soir. Mais il faut ajouter que bien des propositions pourvues d’un sujet gram­mati­cal ont néan­moins la valeur d’impersonnelles : la pluie tombe, le vent souffle; et si, décidant une promenade, je dis que le temps est beau et que le ciel est bleu, ma pensée serait sans doute mieux rendue par des formules comme il fait beau temps et même il y a ciel bleu. Tel est le cas des propositions d’existence en général.

Là encore, Blanché n’a manifestement consulté que des dis­ciples d’Aristote qui ne l’avaient eux-mêmes pas vraiment lu. Derrière toutes ces énonciations grammaticalement imperson­nelles, il se trouve logiquement une réalité dont on parle : la température, un événe­ment ou un lieu spécial, et il y a quelque chose qu’on en dit : qu’elle est pluvieuse ou ensoleillée, qu’il implique une présence nombreuse ou autre chose. Et même si, en considération relative à l’existence réelle, on use plus souvent de cette forme grammaticale, elle ne lui est pas réservée d’of­fice : ‘il y a beaucoup d’imitation chez l’homme’ renvoie logi­quement à l’homme comme sujet et lui attribue l’imitation comme pro­priété naturelle, avec plus de beauté littéraire dans l’expression, mais avec le même sens que ‘l’homme imite beau­coup’.

Mais, si nombre d’auteurs avaient reconnu l’étroitesse de la théorie classique des propositions, du moins ne mettaient-ils guère en doute son exactitude dans le domaine où elle se trou­vait confinée. C’est sur ce point que la critique moderne /126-127/ a été la plus originale, en révélant que, loin d’être parfaite en son genre, cette théorie était viciée par bien des confusions. Elle regarde comme catégoriques des proposi­tions qui sont hy­pothétiques; plus généralement, l’insuffi­sance de ses analyses l’empêche de voir que ses universelles et ses particulières, qu’elle traite comme simples et élémen­taires, sont déjà com­plexes.

Blanché n’a sans doute pas lu attentivement les longues pages qu’Aristote consacre à distinguer entre énon­ciations simples et mul­tiples, de même qu’à défi­nir les énoncia­tions hypothétiques, c’est-à-dire composées. Aristote donne comme critère radical de leur sim­plicité le fait de ne comporter qu’un seul sujet et un seul attribut, bien que par extension il admette aussi comme une seule l’énoncia­tion composée de deux autres au moyen d’une conjonction; inverse­ment, il considère comme la marque de plusieurs énonciations le fait de comporter plus qu’un sujet ou plus qu’un attribut, ou les deux à la fois.[12] Quant à l’énon­ciation composée, il la décrit par le fait d’en rattacher deux simples, l’une comme condition de l’autre (hy­pothé­tique), ou ex­clue par l’autre (disjonctive), ou cause de l’autre (cau­sative), ou simplement ajoutée à elle (conjonc­tive). Blanché s’ingé­niera à montrer que l’énonciation la plus simple en implique deux, dont l’une soit plus ou moins sous-entendue. J’indiquerai alors quel cas faire de pareille affirma­tion.

Elle ne songe pas, d’autre part, à préciser si elle donne ou non à ses propositions une portée existentielle; et les règles d’infé­rence qu’elle admet comme valables montrent que sur cette question elle n’adopte pas, fût-ce implicitement, une atti­tude ferme.

On voit poindre ici une conséquence de l’ignorance que j’ai signa­lée plus haut d’un fait marqué clairement par Aristote : l’homony­mie du verbe ‘être’, dont la présence dans une énon­ciation exprime tantôt l’existence réelle du sujet, tantôt simple­ment la convenance de l’attri­but au sujet, sans préjuger l’exis­tence de cas réels où on puisse l’ob­server.[13]

Quand d’ailleurs elle s’avise d’énoncer un jugement d’exis­tence, elle le fait entrer dans le même cadre que tous les autres, traitant ainsi l’existence comme un attribut, prédi­cable d’une substance au même titre qu’une qualité.

La première partie de la phrase est juste, si ce n’est son ton outré. De fait, Aristote considère que signaler le fait qu’un sujet existe en donne un aspect à connaître, de sorte que l’existence in­tervienne alors comme attribut. Cependant, il distingue clairement comme types d’attributs l’être comme tel, c’est-à-dire l’exis­tence comme telle, et les différents modes qui leur conviennent, selon qu’on est déclaré substance, ou qu’on se trouve assigné comme quantité, qua­lité, relation et ainsi de suite. Loin de lui, je l’ai déjà mentionné[14], l’idée de res­treindre à la substance indivi­duelle le rôle de sujet à connaître et à la qualité le rôle de l’attri­but susceptible de faire con­naître.

Elle n’a que très imparfaitement saisi l’originalité des pro­po­sitions singulières par rapport à celles qui ont pour ‘sujet’ un concept, et sur lesquelles repose toute sa théorie du rai­sonnement.

Encore une déclaration péremptoire étonnante, vu la minutie avec laquelle Aristote confronte les énonciations qui visent une entité universelle et celles qui s’intéressent à une entité singu­lière.[15]

Ces défauts – lacunes et erreurs – apparaîtront mieux devant le développement de la théorie moderne des proposi­tions, qui s’efforce de les éviter.

On peut déjà en douter…

32. Propositions d’inhérence et propositions de relation

L’étroitesse de la théorie classique étant son défaut le plus manifeste, on a cru d’abord qu’il suffirait de la doubler par une théorie des propositions de relation, propositions dont le déve­loppement de la pensée scientifique moderne montrait de mieux en mieux l’importance. Au schéma S – P, on ajou­terait donc le schéma xRy. Schéma plus souple et plus riche que le précédent, puisqu’à la monotonie de la copule tradi­tionnelle il oppose la di­versité des relations, lesquelles – in­dépendamment du contenu, dont la logique fait abstrac­tion[16] – se distinguent entre elles par la variété de leurs pro­priétés formelles (§49). De Mor­gan trace ainsi le programme et /127-128/ l’esquisse d’une lo­gique des re­lations. Et cette logique se trouve même finale­ment recouvrir une bonne par­tie du domaine qui paraissait réservé à la logique classique, puisque la syllogis­tique traditionnelle, qui né­glige les propo­sitions singulières ou mé­connaît leur originalité, se résout en une théorie des rela­tions d’inclusion entre classes.

J’ai déjà signalé ce qu’a d’incongru cette ambition de distin­guer fondamentalement l’énonciation qui attribue une relation de celle qui attribue une qualité ou n’importe quel autre mode d’être. Il faut toutefois dénoncer aussi la grossière méconception qui prête à la lo­gique ‘classique’ l’idée que la relation entre attri­but et sujet serait précisé­ment l’inclusion de celui-ci en celui-là comme en une ‘classe’. Le verbe ‘être’ marque pourtant on ne peut plus clairement qu’il s’agit d’identifier l’un à l’autre : ‘L’homme est animal’, dit-on, et non : ‘L’homme est dans ani­mal’. ‘Animal’ n’est pas conçu non plus comme une ‘classe’, comme une es­pèce de boîte ou de tiroir de rangement sus­cep­tible d’accueillir les objets qu’on voudra y dépo­ser, mais comme un concept universel, ce qui est tout autre chose. Ce qu’observe Aristote, c’est que notre con­nais­sance progresse na­turellement et néces­sairement du con­fus au distinct, de sorte qu’on se fait de la même réalité une représenta­tion d’abord très globale, puis de plus en plus précise[17], progrès qu’on retrouve dans la facture même de l’énonciation[18]. L’être, la substance, le vivant, l’ani­mal, l’homme et Pierre, c’est exacte­ment la même réalité, ce qui au­torisera leur assimilation l’un à l’autre comme sujet et attribut dans l’énonciation. Cependant, les premiers présentent une con­naissance extrêmement vague, abs­traite, confuse, de Pierre. ‘Pierre est un être’, ‘il est substance’, ‘il est vivant’, c’est tout à fait vrai. Mais dire cela de lui est en dire quelque chose de tellement imprécis qu’on pourra dire avec vérité la même chose de Paul, de sa vache et de la rose qu’il a offerte à sa femme. Mais mieux on arrive à connaître Pierre, plus on l’exprime à travers des attributs qui éventuelle­ment, au moins dans leur conjonction, ne s’assimileront qu’à lui : ‘Pierre est un homme de 28 ans qui a pour père Jean’. On ne peut en dire autant ni de Paul, ni de personne d’autre, hormis du jumeau de Pierre, avec qui il faut y regarder de près pour trouver des différences qui permettent de ne pas confondre les deux frères.

Subsiste du moins, irréductible à la proposition de rela­tion, la proposition singulière attributive, du type Socrate est mortel, celle qui répond exactement au schéma S – P. On aboutissait ainsi à envisager, comme l’a explicitement propo­sé Lachelier, la coexistence de deux logiques profondément distinctes, une lo­gique de l’inhérence et une logique des rela­tions, cette dernière plus apte à l’analyse de la proposition mathématique ou, plus gé­néralement, scientifique.

Fondée sur une radicale méconception de l’énonciation, cette ‘logique des relations’ ne peut laisser espérer grande aide pour la pensée. Si elle s’avère éventuellement « plus apte à l’analyse de la proposition mathématique », ce ne pourra être que dans la mesure où ce qu’on imagine comme proposition mathématique est hors pensée, hors mathématique même, et ne dépasse pas le calcul comme activité mentale.

Seulement, il n’était guère satisfaisant de scinder ainsi l’intel­ligence. D’autant moins que dans nos raisonnements les plus usuels, nous n’éprouvons aucune gêne à composer pro­positions d’inhérence et propositions de relation. À preuve l’exemple même traditionnellement proposé comme celui du raisonnement le plus simple et le plus obvie, celui de la mortalité de Socrate : la majeure y est une proposition de relation, énonçant que la classe des hommes est incluse dans celle des mortels, tandis que mineure et conclusion, attri­buant à Socrate l’humanité et la mor­talité, sont des proposi­tions d’inhérence.

On assiste ici à un autre dérapage capital, à la base de la lo­gique contemporaine, avec cette déclaration que ‘tout homme est mortel’ serait une « proposition de relation ». Blanché y lit « que la classe des hommes est incluse dans celle des mortels ». Ni ‘hommes’ ni ‘mortels’ ne sont de fait des ‘classes’, comme je le mentionnais plus haut[19]. Il s’agit d’universels, c’est-à-dire de na­tures conçues par la raison en abstraction de ce qui distingue entre eux ceux qui y parti­cipent : la nature humaine, celle qui fait de tous les hommes ce qu’ils sont, et la mortalité, la corrup­tibilité que tous les vivants hé­ritent de leur matière. Dans cet énoncé, la nature humaine et la mortalité ne sont pas mises en relation, mais identifiées l’une à l’autre, quoique de façon à tenir compte que l’une est essence et l’autre, un accident qui en dé­coule. On ne dit pas que ‘l’homme est mortalité’, comme on dit que ‘l’homme est animal’, mais qu’il est ‘mortel’. On fait de l’homme un paronyme de la mortalité, non son synonyme. Un procédé naturel pour exprimer qu’on découvre en une nature dé­jà connue de quoi faire connaître une autre à laquelle on s’inté­resse, c’est de lui attribuer son nom. Soit son nom tel quel, avec sa définition, de sorte qu’on l’en rende syno­nyme – de même dé­finition avec même nom –, si elle constitue son essence comme telle : ce qu’on observe dans ‘Socrate est homme’, ‘l’homme est ani­mal’, où Socrate devient synonyme de la nature humaine et l’homme, synonyme du vivant sensible.[20] Soit son nom modifié, de sorte qu’on l’en rende paro­nymede nom dérivé –, laissant en­tendre que sans constituer son essence comme telle, elle lui con­vient toutefois et coïncide avec elle en elle comme un acci­dent : ce qu’on observe avec ‘l’homme est mortel’, où l’homme devient paro­nyme de la mortalité.[21]

Au reste, la combinai­son de ces deux logiques laisserait en­core échapper bien des pro­positions, qu’on ne ramène que très artificiellement à l’un ou l’autre schéma, par exemple les phrases verbales du type Pierre dort.

Ce type d’énonciation, où le verbe ‘être’ n’apparaît pas explicite­ment, ne s’écarte pas radicalement en nature de l’énoncia­tion où ‘est’ sert de ‘copule’. La partie de l’énonciation qui men­tionne ce qui se dit du sujet, dit Aristote, prend naturelle­ment nature de verbe. C’est dire qu’elle combine la significa­tion d’une nature, comme le fait le nom, avec la connotation d’un temps, comme expression de la combinaison de la nature signi­fiée avec celle du sujet pour faire connaître cette dernière.[22] Ainsi, ‘dort’ renvoie au sommeil, comme nature signifiée, et la compose avec ‘Pierre’, moyennant le temps présent, qui exprime le temps où cette combinaison vaut. C’est pourquoi Aristote signale que le sens ne diffère pas si on scinde ces deux aspects de ‘dort’ et qu’on dise, avec ‘être’ et le participe présent : ‘Pierre est dormant’, ou ‘est à dormir’, ou ‘est en train de dormir’. Certes, comme le note Blanché, cette expression séparée du sens et de la composition fait moins naturel; aussi ne parle-t-on normale­ment pas ainsi. On ne comprend pas très bien, toutefois, com­ment Blanché trouve moins artificiel de traduire ‘il existe un x tel que, s’il est Pierre, il dort’…

Il fallait donc s’élever à une structure plus générale, sans que cependant cette généralité compromît la précision. La structure nouvelle devait pouvoir se spécialiser et se compli­quer de di­verses manières, pour s’adapter étroitement à des propositions de types divers, parmi lesquelles se retrouve­raient, comme cas possibles, les propositions d’inhérence et les propositions de re­lation.

Pour autant qu’on comprenne la manière dont Aristote rend compte de la manière naturelle d’énoncer, on dispose déjà d’un instrument assez précis pour « s’adapter étroitement à des prop­o­sitions de types » aussi divers qu’on voudra. On assistera, dans la suite du texte de Blanché, à de multiples contorsions mentales pour récupérer, mais maladroitement, ce qu’on aurait déjà eu clair dans le texte d’Aristote qu’on n’a pas pris au sérieux.

C’est justement à quoi était déjà parvenu Frege, dont les idées (d’abord inaperçues, puis redécouvertes et répandues /128-129/ par Russell) forment aujourd’hui la base de l’ana­lyse des propo­sitions. Elles sont issues d’une réflexion sur la pensée mathéma­tique. Mais la notion fondamentale que Frege dégage de son usage mathématique, ce n’est pas celle de relation, c’est celle de fonction.

Tel que noté par Blanché, l’analyse de Frege porte sur un objet très distinct de l’énonciation : l’égalité dont le calcul fait usage. Il apparaît dès sa source que la logique contemporaine est issue d’une confusion entre calcul et pensée dont elle ne pourra jamais se déga­ger. Tout au début, ses promoteurs confondent mathématique et cal­cul comme s’il s’agissait de la même activi­té; il n’y a pas à s’éton­ner que la même confusion s’étende en­suite à toute pensée.

L’expression commune de toute connaissance observée et analy­sée par le logicien traditionnel est la composition d’un at­tribut à un sujet pour dire ce qu’on connaît de lui. Dans son ef­fort de recon­naître là une simple opération de calcul, Frege assi­mile cette com­position d’attribut à une fonction, c’est-à-dire à une opération appli­cable à toute réalité, du moins à toute réa­lité confinée à un certain domaine de pertinence en dehors du­quel cette application sera déclarée ‘dénuée de sens’, comme elle est déclarée ‘interdite’ en calcul ou comme des associations de par­ties du discours[23] sont interdites en syntaxe. Il faudrait approfon­dir la définition et l’usage de cette fonction mathématique pour com­prendre l’apparence de similitude que Frege lui a trouvée avec l’attribution énonciative et manifester à fond la différence essen­tielle qui empêche leur assimi­lation. Mais l’impossibilité de pareille assimilation ap­paraît aisé­ment à qui saisit la nature et la fin de l’énonciation, comme la suite de l’exposé de Blanché le clarifiera.

33. Proposition et forme propositionnelle. Fonction et argu­ment.

Tout d’abord, il convient de distinguer explicitement, par­mi les énoncés propositionnels, entre la proposition concrète, ayant un sens et une valeur de vérité, et le simple schéma abstrait qu’on dégage de celle-ci en ne retenant que sa struc­ture for­melle, par substitution de variables à ses constantes empiriques. La logique classique n’a qu’un seul et même mot pour désigner la proposition proprement dite, Pierre est mor­tel, Nul envieux n’est heureux, et son squelette, S est P, Nul A n’est B.

Il n’y a aucun problème à cette homonymie, puisque per­sonne ne confondra jamais une ‘proposition’ avec termes trans­cendantaux comme ‘Tout B est A’ avec une ‘proposition’ au sens plus strict comme ‘Tout homme est animal’. C’est le mo­ment de signaler une subtilité importante qui échappe totalement à Blanché : les termes transcendantaux A et B, ainsi que toute lettre qui intervient dans la symbo­lisation d’un énoncé, ne sont pas pour Aristote totalement abs­traits de toute matière; par leur ordre alphabétique, ces termes indiquent la relation de plus ou moins grande universalité qu’ils en­tretiennent. Comme l’intelli­gence humaine progresse ordinairement dans sa connaissance du confus au distinct, c’est-à-dire donc de l’universel au particu­lier[24], elle conçoit d’abord les plus universels de ses concepts et en use pour appréhender ses plus précis. On re­trouve cet ordre jusque dans l’énonciation, qui fait le plus naturelle­ment con­naître un sujet moins universel par un attribut qui l’est davan­tage, comme c’est le cas avec ‘tout homme est animal’. Un autre aspect de l’ordre naturel à la raison, étant donné sa dépen­dance de l’observation sensible, limitée aux accidents extérieurs des substances, est de connaître les substances moyennant leurs acci­dents. D’où on trouvera tout naturellement un accident uti­lisé comme attribut pour manifester une substance donnée, comme dans ‘tout homme est mortel’. Chaque fois que Blanché prétend rendre une énonciation avec un schéma du style ‘a est b’, il ignore com­plètement cet aspect essentiel de l’énon­ciation et se trouve pour cette raison incapable de saisir la relation exacte qui fait la vali­dité d’un raisonnement comme la comprend la logique d’ins­pira­tion aristotélicienne et l’ex­prime le principe λεγόμε­νον κατὰ πάντος, c’est-à-dire dici de om­ni.[25]

À vrai dire, il n’est même pas nécessaire, pour que l’énon­cé cesse d’être une proposition, qu’il soit complètement vidé de son con­tenu : il suffit qu’une lacune y apparaisse, qui rende indéter­mi­née sa valeur de vérité. Ainsi x est mortel est sans doute un squelette moins décharné que S est P, mais pas plus que lui il n’est susceptible d’être posé comme vrai ou faux. En s’avisant de marquer expressément la différence entre la proposition et la forme propositionnelle, on ne fait que généraliser, en l’appli­quant à tout énoncé propositionnel, la distinction qu’établit le mathématicien entre une égalité telle que 6 = 2 x 3, qui est une proposition, et des équations telles que x = yz, ou x = 2z, ou même x = 2 x 3, qui ne de­viennent des propositions, vraies ou fausses, que lorsqu’on y meuble les places vides que marquent les symboles ad hoc.

Le calcul veut remplacer la pensée. On ne cherche plus à progres­ser dans la connaissance d’un sujet en découvrant à quelles entités con­nues il ressem­ble et desquelles il diffère significativement d’es­sence ou de propriétés; mû par une intempérante soif de certitude, on se limite à exprimer la même chose par la même chose disposée autrement, en une pré­sentation peut-être plus com­mode, mais égale, sans progrès de connaissance. Une quantité étant donnée, ‘6’, par exemple, on trouve quelle opération – éventuellement une multipli­ca­tion par deux – lui rend égale une autre, mettons ‘3’. ‘6’ et ‘2 x 3’ sont exactement la même quantité et on ne fait aucun progrès dans sa con­naissance en allant d’un côté à l’autre de l’équation. Le logi­cien moderne assimile son rôle à l’algébriste qui tourne cette opéra­tion en fonction de variables indéterminées applicable à tous nombres, tel : ‘x = yz’. Comme lui, il ambitionne une manière différente de dire la même chose, une tautologie, et non le recours à un concept distinct sus­ceptible d’aider à mieux connaître. Ce fai­sant, il s’imagine exprimer plus exac­tement la facture commune d’une énonciation que le fait le logicien traditionnel qui dirait ‘N V’ ou ‘B est A’.

C’est encore l’exemple des mathématiques[26] qui permet de substituer, aux notions tra­ditionnelles de prédicat et de sujet, des notions plus compréhen­sives ou plus aptes à le devenir : celles de fonction et d’argu­ment.

Le prix de cet « ajout de compréhension » sera cependant d’éva­cuer ce qui fait tout l’intérêt de l’énonciation : l’assimila­tion à une notion universelle, la marque d’une similitude essen­tielle ou acci­dentelle avec un type de réalités.

 /129-130/ Considérons les expressions suivantes :

2 · 13 + 1

2 · 43 + 4

2 · 53 + 5

Chacun y reconnaîtra la même fonction, la différence venant seulement des arguments 1, 4 et 5. C’est l’élément commun à ces expressions qui représente la fonction, qu’on pourrait donc écrire :

2 · x3 + x    ou        2 ( )3 + ( ).

L’argument n’appartient pas proprement à la fonction : il vient se composer avec elle pour constituer un tout complet. Car la fonction, à elle seule, est essentiellement incomplète, elle ap­pelle quelque chose qui vienne la saturer.

Le vocabulaire se transforme continuellement au gré de glis­sements plus ou moins perceptibles, qu’il semble mesquin de re­lever un à un. Mais à laisser passer, on sort inévitablement de l’acte de connaître pour entrer dans un jeu d’échange impropre à guider la pensée. Ici, on parle de ‘saturer une fonction’. Mais le verbe, qui signifie une entité conçue avec plus ou moins d’uni­versalité et con­signifie son attribution à quelque chose qu’il aide à mieux conce­voir, n’est pas une fonction, au sens de Blanché. Il en a une, de fonction; il a un rôle, celui qu’on vient de décrire. Il ne s’agit pas de compléter son sens, qui est déjà complet en lui-même; il s’agit de s’en servir, de l’ap­pliquer à la connaissance d’un sujet d’intérêt, re­présenté par un nom.

Si l’on se rappelle maintenant ce qui vient d’être dit des formes propositionnelles, il apparaîtra aussitôt que celles-ci se comportent exactement comme des expressions fonction­nelles. C’est lorsqu’on sature ces fonctions en leur assignant des argu­ments déterminés, c’est-à-dire en substituant, dans la forme pro­positionnelle, des constantes aux variables, qu’on obtient des propositions – vraies ou fausses, selon les argu­ments choisis. Ainsi toute proposition se laisse décomposer en deux parties : l’une constituée par un ou plusieurs noms, qui se suffisent à eux-mêmes, l’autre par une forme, essen­tielle­ment indigente, que ces noms viennent compléter. En d’autres termes, toute proposition peut s’analyser comme une fonction saturée par un ou plusieurs arguments.

Le point de vue s’inverse tout à fait. Aristote remarque que le désir de progresser dans la connaissance d’un sujet fait chercher, parmi les entités qu’on connaît déjà, celles qui pour­raient contribuer à ce progrès. À mesure qu’on en trouve, on l’exprime en leur don­nant la forme de verbes, qu’on compose à ces sujets. Ainsi, j’aper­çois pour la première fois dans un marais une sarracénie; je me de­mande : mais qu’est-ce que c’est? Je cherche parmi les notions qui correspondent aux réalités que je connais déjà la­quelle ou lesquelles pourraient satisfaire ma curiosité : est-ce une plante? est-ce un ani­mal? Puis, comparant ce que j’observe chez la sarracénie avec ce que je sais déjà des caractéris­tiques de la plante ou de l’animal, je me prononce : ‘elle est un animal’.

Blanché emprunte la voie inverse, ayant oublié le motif d’énoncer. Il a entre les mains une fonction trouée et cherche de quoi la calfeu­trer. On est nettement sorti du désir de connaître. On ne s’étonnera pas que le logicien moderne prenne éventuellement conscience que sa logique… n’a pas pour fonction d’aider à penser, de rendre plus efficace l’apprentissage; il abandonne tout cet exercice à une spon­tanéité psychologique et se résigne à en apprécier les résultats après coup.[27]

Un prédicat peut donc être regardé comme une sorte de fonc­tion. Ce qui caractérise une fonction, on vient de le voir, c’est que son expression f(x) comporte une place vide, celle de l’ar­gument (l’indétermination de la lettre x symbolisant cette va­cuité). Tel est précisément le cas d’une expression comme : « … est mortel » : expression essentiellement in­complète, qui appelle un argument pour la saturer. Le nom du sujet joue ce rôle d’argument, et transforme en une propo­sition, /130-131/ par exemple Pierre est mortel, ce qui n’était jusque-là qu’une simple fonction propositionnelle.

On comprend que la ressemblance entre une fonction et une attribution fascine un calculateur : les deux offrent une opération applicable à une multi­tude de cas. Mais un logicien véritable mesure tout de suite l’abîme qui les sépare. L’attribution, c’est-à-dire l’acte de reconnaître l’iden­tité – numérique, spécifique ou géné­rique[28] – que présente un sujet avec un attribut, détermine un progrès dans la connaissance de ce sujet. Un progrès qui se par­fait à mesure que les attributs découverts révèlent l’essence de ce sujet, plutôt que quelque acci­dent, c’est-à-dire quelque es­sence étrangère, simple­ment compatible avec la sienne. Un pro­grès qui se parfait encore à mesure que les attributs découverts pour ce sujet, de plus en plus précis, font passer de sa connais­sance générique à sa con­naissance de plus en plus spéci­fique. La fonction, de son côté, ne permet rien de tel; elle insère le sujet, dit ‘argument’, dans un jeu d’opérations soumis à quelques règles syntaxiques qui garantissent la tautologie.

Maintenant, de même qu’il y a des fonctions mathéma­tiques à 2, 3, … n arguments, de même une fonction proposi­tionnelle peut comporter 2, 3, … n va­lences. Par exemple les expres­sions : « … est égal à … », « … aime … », com­portent 2 va­lences et demandent donc, pour de­venir proposi­tions, qu’on leur fournisse 2 arguments; il en fau­drait 3 pour : « … est situé entre … et … », « … donne … à … ».

Suivre Blanché fait oublier la raison d’énoncer. Il parle de multi­plier les arguments; il n’y voit aucun problème, puisqu’il ne s’agit pour lui que de vides à saturer. Or comment distinguer un vide d’un autre?

Mais Aristote, de son côté, décrit l’ordre mis entre des con­cepts pour exprimer la connaissance d’une vérité. Il ne peut donc niveler, confondre sujet et attribut, ni les multiplier sans compromettre l’énonciation. Il assure qu’à strictement parler, une énonciation n’a qu’un seul sujet et un seul attribut.[29] C’est qu’on ne peut parler de plusieurs choses à la fois ni en dire plusieurs choses à la fois sans sombrer dans la confusion. Dès qu’il y a plus d’un sujet, ou plus d’un attribut, il y a plus d’une énonciation. À moins, comme le si­gnale Aristote lui-même, que, rattachant l’une à l’autre ces énoncia­tions par une conjonction, on considère par extension, par homony­mie, avoir affaire à une seule énonciation[30]. De toute manière, le juge­ment sur la pertinence de l’attribut doit se faire cas par cas, pour chaque sujet distinct, pour chaque attribut distinct, de même que sur le type de composition, si des énon­ciations simples se trouvent ainsi liées l’une à l’autre. La commodité grammaticale ou littéraire peut con­duire à énumérer l’un derrière l’autre plu­sieurs sujets aux­quels convienne un même attribut, ou plu­sieurs attributs éclairant un même sujet, mais cette unité grammaticale ne prévient pas la multi­plicité logique de l’énonciation. D’ail­leurs, Aristote ne manque pas de faire remarquer que même avec un seul nom comme sujet une énonciation se révèle déjà multiple, si ce nom présente plusieurs si­gnifications et pointe ainsi plu­sieurs réalités homonymes dont cha­cune constitue le sujet d’une énon­ciation distincte[31]. Très souvent, l’opposition apparem­ment irré­conciliable entre deux interlocuteurs tient à ce que sous le même nom ils assignent sans s’en rendre compte un même at­tribut à des sujets différents ou, sous le même verbe, des attributs dis­tincts à un même sujet[32], ce qui revient à imaginer une contradiction entre une affirmation et une négation qui ne portent pas exactement sur le même sujet ou le même attribut.

Aristote décrit quand même cette unité d’une manière subtile. Il ne la restreint pas à l’unité du mot. On vient de remarquer qu’un mot unique peut constituer plusieurs sujets ou attributs, s’il désigne des homonymes. Inversement, il se peut que plusieurs mots désignent un seul sujet ou un seul attribut, s’ils se substituent à une seule réa­lité, comme un genre et une ou des différences, comme un verbe avec ses compléments.[33]

Le calculateur se permet légiti­mement de regarder comme des ‘arguments’ au même titre les valeurs qui saturent ses va­riables d’un côté ou l’autre de son équation : il s’agit pour lui de redonner sous disposition diffé­rente la même quantité. Le logi­cien ne peut, lui, trouver la même indifférence chez le penseur qui se prononce sur l’essence ou la propriété de son sujet. Son sujet est ce qu’il veut mieux connaître; ce qu’il lui attribue est tout entier destiné à cette fin. Même la relation qu’il lui attribue avec tel corrélatif a cette in­tention, de sorte que ce corrélatif fait partie intégrante de l’attribu­tion de cette relation. Connaître quelqu’un comme père demande la précision que ce soit père de tel fils, non interchangeable. Le calcu­lateur est tenté de ramener l’énoncé de relation à une fonction ‘… est égal à …’, ‘… aime …’ où il reconnaît l’appel à deux argu­ments de même poids, mais le logicien trouve là un seul sujet à con­naître, moyennant la relation ou la transition à une autre entité déjà connue, faisant donc partie intégrante de l’attribut qu’il compose avec lui.

Naturellement on peut toujours, une fonction étant don­née, diminuer le nombre de ses places vides en la dotant pro­gressivement d’arguments; mais on la transforme ainsi en une autre fonction. Ainsi « … aime Marie » devient une fonction à une place, où le terme ‘Marie’ s’est incorporé au prédicat. (Il n’est pas toujours nécessaire, dans l’analyse d’une proposi­tion, de pousser jusqu’au bout.) C’est, pour une fonction déterminée, un caractère essentiel que de comporter tel nombre d’arguments, et l’écriture symbolique ne peut le lais­ser échapper. C’est pour­quoi la notation usuelle d’une fonction proposi­tionnelle, par exemple pour une fonction à deux places d’arguments, n’est pas f, mais bien f(x, y) et coïncide par conséquent avec celle de la forme proposition­nelle correspon­dante. Aussi la même appella­tion de fonction proposi­tionnelle sert-elle parfois pour désigner également l’une et l’autre. Lorsqu’on veut, dans l’écriture sym­bolique, marquer expres­sément la différence, on use d’accents circon­flexes pour dis­tinguer la fonction, qu’on écrit alors f(x̂, ŷ). S’il s’agissait de la fonction complexe « … aime Marie », où la fonction a absorbé le second argument, on écrirait : f(, y).

Le changement n’est pas simplement dans le vocabulaire et la notation. Les notions nouvelles englobent les anciennes, tout en revenant à elles, comme il convient, dans le cas des clas­siques propositions attributives.

Le mot de ‘sujet’ est d’abord équivoque, en ce qu’il dé­signe tantôt le terme qui sert de sujet grammatical à l’énoncé propo­si­tionnel, tantôt, et plus proprement, l’individu porteur d’attri­buts dont ce terme est le nom.

‘Équivoque’ sonne péjoratif, comme si c’était par distraction qu’on créait des homonymes en leur donnant le même nom. L’ho­monymie offre au contraire un instrument précieux à l’intel­ligence, qui marque grâce à lui la voie qui la conduit, d’un sujet simi­laire ou connexe de quelque façon, qu’elle connaît déjà, à la connais­sance d’un autre plus caché. Un instrument pré­cieux, mais de manipula­tion délicate, puisqu’il expose l’intel­li­gence inexpérimen­tée à con­fondre deux homonymes, du fait que normalement c’est la même réalité qu’on évoque sous le même nom.[34]

C’est le cas de Blanché, qui confond plusieurs homonymes et pro­jette sa confusion sur le logicien ‘classique’. ‘Sujet’ nomme plu­sieurs entités connexes, mais distinctes. Il nomme d’abord la subs­tance première, l’individu, l’être réel par excellence, en face des accidents qui complètent sa réalité : sa quantité, ses qualités, ses relations, etc. Il nomme par extension la substance seconde, l’es­sence de cet individu, abstraite de ses connotations indivi­duelles, encore en face des accidents qui lui conviennent. Il nomme ensuite le sujet grammatical, qui porte le verbe et les autres éléments de la phrase comme la substance porte ses acci­dents. Il nomme enfin ce qui nous intéresse ici : le sujet logique, le sujet de l’énonciation, au­quel on compose des attributs pour le rendre manifeste. Blanché confond le premier et le quatrième de ces ho­monymes : il ne recon­naît comme « vrai sujet » logique que « l’individu porteur d’attri­buts », c’est-à-dire la substance première, et il confond ces attributs avec les accidents que porte la substance. Il n’aperçoit que le sujet grammatical comme ho­monyme plus ou moins accidentel à en dis­tinguer.

Or, c’est bien le nom du sujet qui sert d’argument à la fonc­tion propositionnelle dans le cas où on a affaire à une proposi­tion singulière; mais /131-132/ il n’en va pas de même avec les propositions générales classiques – uni­ver­selles ou particu­lières – où le terme qui sert de sujet gram­ma­tical ne désigne pas un vrai sujet, un individu, mais exprime réellement une fonction (§37).

De ce fait, il ne peut trouver légitime l’énonciation qui re­garde comme sujet une réalité universelle, un concept, qui n’est pas une substance individuelle : elle lui apparaît à deux attributs et sans sujet! Pourtant, le sujet logique, c’est-à-dire la réalité à connaître, peut tout aussi bien, et même mieux, représenter une réalité déjà conçue sous quelque universalité, une nature comme telle, plutôt qu’un individu immergé dans l’infinité de diffé­rences accidentelles que son indivi­dualité réelle lui attache.

Blanché sent bien qu’un concept universel se prête à s’at­tri­buer à un sujet, mais cela l’empêche de se rendre compte qu’il revêt aussi, certes en d’autres énonciations, le rôle d’un sujet à manifester moyennant des attributs plus uni­versels encore, de sorte que rien ne lui interdit de se poser en « vrai sujet », non en attribut, ni en ‘fonc­tion’.

Dans une formulation étonnante : « c’est bien le nom du sujet qui sert d’argument… », Blanché distingue comme deux entités le nom et le sujet. Quel est au juste le sujet d’une énonciation? C’est, disais-je, l’entité qu’on cherche à connaître. C’est un nom qui la représente, comme c’est un verbe qui représente ce qu’on exprime en connaître. Mais c’est le nom pris d’une façon bien spéciale, entre sa signification et ce à quoi on applique celle-ci. Un nom a généra­lement plusieurs significations, mais quand on en fait le sujet d’une énonciation, c’est selon l’une d’elles déter­minément; de plus, sous une signification, un nom peut se subs­tituer diversement à la nature signifiée, comme les scolastiques se sont efforcés de l’expliciter en leur doctrine de la ‘suppositio’. Or en une énon­ciation, le nom-sujet non seulement renvoie à une seule signifi­cation bien déterminée, mais aussi se substitue sous un point de vue très précis à la nature signifiée. Si le sujet est l’homme, par exemple, sous sa signification stricte de nature humaine, ‘homme’ ne se substituera pas pareille­ment devant n’im­porte quel attribut, comme on en prend conscience en confrontant les énonciations où on lui attribuera d’être ‘animal raisonnable’, ‘blanc’, ‘assis’, ‘espèce’, ‘moyen terme’, ‘sept mil­liards d’indi­vidus’, ‘de cinq lettres’. En recevant le premier de ces attributs, ‘homme’ pose pour la nature humaine en une considéra­tion absolue qui fait abstraction totalement du fait et de la ma­nière de son existence : qu’il existe ou non, l’homme, absolu­ment et éter­nellement, est un animal raison­nable, tandis qu’on le trou­ve­ra blanc ou assis en l’observant dans son existence réelle, exté­rieure à l’in­telligence. Par contre, c’est selon la considéra­tion de ce qu’il de­vient dans l’intelligence, une fois conçu et pensé, qu’on le décou­vri­ra espèce spécialissime ou moyen terme d’un raisonnement. Enfin, c’est selon une considération bien maté­rielle de son nom qu’on lui attribuera cinq lettres. C’est ainsi seule­ment en considérant ce qui lui arrive du fait d’exister qu’on en fera un individu, non d’office, en toute occasion où on le prend comme sujet d’énonciation, comme se l’imagine Blanché.

Et il n’est pas vrai non plus qu’in­versement tout argument soit le sujet de l’énoncé propositionnel où il figure. On le voit dès qu’on passe à une fonction à plu­sieurs places d’argu­ments. Dans Pierre aime Marie, par exemple, Pierre et Marie sont bien l’un et l’autre des sujets, c’est-à-dire des individus porteurs d’at­tributs; mais le terme ‘Marie’ n’est pas le sujet de l’énoncé, alors que les termes ‘Pierre’ et ‘Marie’ sont, l’un et l’autre, ar­guments de la fonction x aime y : ici les deux arguments appar­tiennent manifestement à la même es­pèce logique, celle des constantes individuelles, ils sont à mettre sur le même plan comme les deux termes d’une rela­tion; et s’ils ne sont pas inter­changeables, ce n’est pas parce que l’un serait ‘sujet’, c’est parce que la relation qui unit ces deux termes n’est pas sy­métrique.

Dès qu’on oublie que dans des énoncés comme ‘Pierre aime Marie’ ou ‘Pierre est le père de Marie’, Pierre a la place du sujet du fait d’être ce qu’on cherche à connaître et Marie complète l’attribut du fait qu’étant déjà mieux connue elle peut aider à faire connaître Pierre, on se livre comme Blanché à toutes sortes de considérations accidentelles sans intérêt logique. La vérité le contraint tout de même à reconnaître, dans un vocabu­laire plus confus, que « la relation qui unit ces deux termes n’est pas sy­métrique »; or cette absence de ‘symétrie’ tient justement à ce qu’en allant de Marie à Pierre, on aille du connu à l’in­connu.

De même, la notion de fonction propositionnelle est plus générale que celle de prédicat, ou du moins elle restitue à cette dernière la généralité qu’elle avait perdue dans la lo­gique clas­sique où, toute proposition étant censée réductible au type attri­butif, le prédicat était restreint à n’être plus qu’un attribut ou l’ex­pression d’un attribut, c’est-à-dire d’une qua­lité abstraite comme rouge, mortel. Maintenant, des fonctions telles que « … fume la pipe… », « … est plus grand que … », doivent être considérées comme des prédicats au même titre que « … est rouge », « … est mortel ». En d’autres termes, les phrases ver­bales et les propositions de relation entrent sans déformation dans le nouveau schéma, au même titre que les propositions attributives.

J’ai déjà remarqué que cette prétention de plus grande diver­sité tient seulement à l’ignorance de la distinction traditionnelle entre 1º énon­ciations ‘de seconde expression’, où le verbe ‘être’ constitue à lui seul l’attribut, en son sens fort d’expression d’existence, 2º énonciations ‘de troisième expression’, où la nature attribuée a l’apparence d’un nom (seconde expression en importance, après le sujet), composée au sujet moyennant le verbe ‘être’ (troisième ex­pression de l’énoncé), en son sens spé­cial de copule, et 3º énoncia­tions ‘adjectivales’, où l’attribut s’ajoute au sujet sans l’intervention visible du verbe ‘être’, le verbe intégrant en un seul mot le sens de l’attribut et l’expres­sion de sa composition au sujet.[35] Qu’en ce troisième cas, le verbe prenne grammaticalement une allure intransi­tive, transi­tive, ré­fléchie et se complète ou non d’objets ou de corrélatifs ne change rien à sa nature logique, malgré le grand cas qu’en fait Blanché.

Dans ces dernières mêmes, on remarquera que le prédicat, considéré maintenant comme une fonction, absorbe la ‘co­pule’ : dans « Socrate est mortel », le prédicat n’est pas « mortel », mais bien « … est mortel ». Cette incorporation de la copule, porteuse de l’affirmation, au prédicat, qui est proprement « ce que l’on dit », est naturelle; de plus, elle est nécessaire si l’on veut obtenir une structure assez générale, /132-133/ appli­cable aux divers types de propositions[36].

Mon lecteur est maintenant à même de comprendre que cette ‘absorption’ de la copule dans l’attribut n’a rien de révolution­naire, comme la logique traditionnelle a toujours enseigné que l’énoncia­tion se divise en deux parties : nom et verbe, c’est-à-dire ce dont on parle et ce qu’on en dit, et inclut dans le verbe à la fois la nature attribuée et l’expression de son attribution.

C’est seulement en ce sens élargi où il peut exprimer des actions ou des relations aussi bien que la possession d’un attribut, que le mot de ‘prédicat’ se prête à désigner l’en­semble des fonctions propositionnelles. Le calcul des fonc­tions proposi­tionnelles pourra alors être appelé, plus commo­dément, calcul des prédi­cats[37].

Sur l’exemple d’une proposition attributive nous avons, au §1, opposé aux variables individuelles des variables concep­tuelles. Pareille expression appelle ici quelques commen­taires. 1º Le mot de ‘concept’ risque de paraître maintenant trop étroit, si on le restreint, comme on fait souvent, à dési­gner les qualités, les propriétés, bref les prédicats des seules proposi­tions attribu­tives. Il vaudrait mieux, désormais, parler plus généralement de variables prédica­tives, dont les va­riables conceptuelles, au sens strict, ne seraient alors qu’une espèce. 2º Les variables prédica­tives ne sont pas des va­riables au même degré que les variables individuelles. Dans l’expression f(x), le symbole f joue, relative­ment à la va­riable x, le rôle d’une constante. Il symbolise une variable en ce sens seulement que je puis, par lui, représenter n’importe quelle fonction. En d’autres termes, dans f(x), tandis /133-134/ que x tient la place d’un individu quelconque, f doit être regardé comme représentant une fonction bien déterminée, mais que pour le moment il n’est pas nécessaire de préciser davantage. Ce n’est que dans les calculs d’ordre supérieur (§42) que le symbole f sera traité comme une variable.

34. L’indidualisation des variables et les propositions singu­lières

Ainsi, en saturant une fonction par son argument ou, si l’on veut, en substituant à la variable x d’une forme proposi­tionnelle f(x) une constante individuelle x1, on obtient une proposition : proposition singulière, puisque c’est le nom d’un individu qui y figure comme argument. Ce passage d’une fonction ou d’une forme propositionnelle à une propo­sition se fait donc en indivi­dualisant[38] la variable.

J’ai remarqué plus haut que c’est en méconnaissant l’homo­nymie du verbe ‘être’ et en donnant une teinte existentielle à son rôle de copule, ainsi qu’en confondant la substitution du nom à la réalité avec un énoncé caché, que Blanché scinde en deux l’énonciation : ‘tout homme est mortel’ doit à ses yeux se com­prendre comme ‘s’il existe, tout homme est mortel’.

Comme par ailleurs il ne voit comme sujet légitime de propo­sition qu’une substance première, un individu, une proposition en sera le plus normalement une singulière; son x, qui représente tout sujet éventuel, ne pourra être substitué que par un individu ou, comme il le dit, par un nom d’individu. Curieusement, sa capacité d’homony­mie ne pouvait appeler ‘Tout B est A’ une proposition, du fait que la matière n’en soit pas précisée; mais il appelle sans sourciller « f(x1) » une proposition. Trouve-t-il en f et x1 une indication assez précise de sa matière pour juger de la vérité concernée?

Un tel passage est-il toujours légitime? La variable, qu’on appelle ici variable libre, est-elle réellement libre de prendre n’importe quelle valeur? Il va de soi que seules certaines valeurs donneront une proposition vraie, mais la question qui est mainte­nant soulevée est de savoir si toutes celles qui ne donnent pas une proposition vraie donneront par là même une proposition fausse. N’y aurait-il pas certaines valeurs en quelque sorte inter­dites, pour lesquelles l’énoncé ne serait plus une authentique proposition, fût-elle fausse, mais une formule dépourvue de sens?

En principe, aucune restriction de ce genre n’est à envisa­ger, si ce n’est celle qu’impose la distinction des catégories synta­xiques : c’est-à-dire qu’à une variable x qui représente la place d’un nom d’individu, on n’a le droit de substituer qu’un nom /134-135/ ou un symbole d’individu, tel que Pierre ou x1, et non pas un nom ou symbole relevant d’une autre catégorie synta­xique, par exemple une fonction f1 ou une proposition p1 : est homme est mortel, ou Socrate est homme est mortel, sont de purs solécismes, logiques autant que grammaticaux, et qui ne si­gnifient strictement rien. Mais, du moment qu’on respecte les exigences de la syntaxe et qu’on écrit dans les formes, tout est permis. Car puisque la logique fait totalement abstraction du contenu, elle n’a pas à s’occuper du sens des mots ou des sym­boles qui font la ma­tière des propositions. Tous ceux d’une même catégorie se­ront, pour elle, interchangeables, et à toute va­riable indivi­duelle, n’importe quelle constante individuelle pour­ra être substituée. Autrement dit : si f(x1), g(x1), f(x2) sont des propo­sitions, alors (gx2) sera aussi une proposition. Ces substitu­tions affecteront seulement la vérité matérielle de la proposi­tion, non sa correction formelle. À l’abstraction formelle correspond donc, dans le langage, un principe de libre subs­tituabilité.

Assez paradoxalement, à mesure que Blanché libère la lo­gique de son étroitesse traditionnelle et cherche à la munir de cadres plus larges et plus souples, il la prive progressivement et lui interdit des opérations qui lui étaient naturelles. Ici, par exemple, il vient de balayer l’énonciation modale comme dé­nuée de sens, en retirant à une énonciation entière la permission de jouer le rôle de sujet dans une autre énonciation. Sans doute que ‘Socrate est homme est mortel’ est aussi dénué de sens pour le logicien traditionnel que pour le contemporain, mais qu’en est-il de ‘Socrate est homme est nécessaire’ ou de ‘l’homme est animal est nécessaire’ ou de ‘l’homme est blanc est contingent’ ou de ‘le singe est intelligent est faux’?

Il exclut de même toute discussion grammaticale et générale­ment toute suppositio matérielle. Il n’est plus permis d’estimer que ‘est un animal qui jappe tient lieu de définition pour le chien’ ou que ‘le soleil se couche est une métaphore’.

Cela est sans doute valable tant qu’on demeure sur le plan du pur symbolisme. Mais dans les applications, c’est-à-dire lors­qu’on donne de la fonction f une interprétation concrète, et que des constantes purement symboliques telles que x1, x2, on passe à des constantes véritables, à des noms d’individus tels que Cé­sar, le Soleil ou le nombre 3, un tel principe aboutirait non seule­ment à autoriser des formules matérielle­ment fausses, ce qui est normal, mais encore à admettre parmi ces dernières certaines formules tellement incongrues, qu’on hésitera à les dire sensées. Une certaine fonction étant donnée, par exemple ‘… est ovi­pare’, peut-on lui assigner comme argument le nom d’un indi­vidu absolument quel­conque : une chaise, un tremblement de terre, un nombre, un point de l’espace-temps? On peut sans doute l’admettre, en considérant simplement comme des propo­sitions fausses les énoncés ainsi obtenus. Toutefois, il est clair qu’ils ne seront pas faux de la même manière que, par exemple, Black ma chienne est ovipare. Être ou n’être pas ovipare, c’est là une alternative qui n’a réellement de sens que pour des êtres sus­ceptibles d’être parents. Pour les autres, il est sans doute plus naturel /135-136/ de considérer que la question ne signifie rien. Ainsi ‘3 est ovipare’ et ‘3 n’est pas ovipare’ auront exactement la même valeur de vérité, à savoir aucune, pas plus le faux que le vrai. Tandis qu’une proposition authen­tique se reconnaît pré­cisément à ceci, que la négation a pour effet d’en permuter la va­leur de vérité.

Ce problème naît de la méconnaissance des diverses modali­tés de l’énonciation. Certes, on trouve beaucoup plus forte la fausseté de ‘3 est ovipare’ que de ‘ma chienne est ovipare’, du fait que ‘3’, n’étant pas un être vivant, n’a aucune occasion de se reproduire. Mais il n’empêche que ‘3 est ovipare’ reste un énoncé faux. Encore plus faux que l’autre, du fait qu’il présup­pose d’autres énoncés d’une fausseté manifeste : ‘3 est vivant et se reproduit’, mais certainement pas dénué de sens. On com­prend si bien son sens qu’on le juge immédiatement faux. La tradition marque ce type de dif­férences en indiquant les énoncés comme nécessaires, contin­gents et impossibles. Un énoncé im­possible est non seulement faux, mais ce qu’il y a de plus faux. D’ailleurs, ‘3 est ovipare’ et ‘ma chienne est ovipare’ présentent la différence de deux degrés d’im­possibilité : absolue et naturelle, plutôt que de l’impossibilité et de la contingence.

Blanché rencontre cette difficulté du fait d’avoir inversé la situa­tion naturelle en une très artificielle. Le naturel est de se trouver devant un sujet à connaître et de chercher quel attribut est suscep­tible de le manifester adéquatement. Blanché se con­duit comme quel­qu’un qui a en tête un certain nombre d’attributs et qui cherche des sujets susceptibles de les revêtir légitime­ment. En situation na­turelle, face à un sujet très nouveau, on cherchera d’abord parmi les genres les plus universels lequel convient et offre éventuellement les espèces susceptibles de pré­ciser cette première réponse : la cons­cience, qu’est-ce que c’est que ça? Une substance? Une quantité? Une qualité? Une relation? Certainement pas une substance, ni une quantité! Est-ce alors une qualité? Une faculté, comme l’intelli­gence? Ou est-ce l’opération d’une faculté, de l’intelligence, par exemple? C’est en découvrant des genres de plus en plus précis qui con­viennent qu’on limite progressivement le domaine d’intérêt, « l’univers du discours », dira Blanché. Mais la situation où se place ce dernier ne se rencontre pas dans la vie normale. Elle ne peut être que le fait, très artificiel, d’un exercice à prétention logique…[39]

Si l’on juge dénués de sens ces énoncés saugrenus, il faut, sous peine de discréditer l’outil logique, lui retirer la possibi­lité de les construire. On devra donc, quand on en fera usage, préci­ser dans quel univers du discours on se cantonne : celui des ani­maux, celui des nombres, celui des astres, etc. Ou, en d’autres termes, assigner à toute variable qu’on associe à une fonction déterminée, un certain parcours de signification[40], plus large que son parcours de vérité, mais plus restreint que la totalité indéter­minée des indivi­dus de tout genre : x pourra désigner un individu quelconque, à condition toutefois que cet individu ap­partienne, par exemple, à l’ensemble des êtres vivants. On verra plus loin (§42) comment la théorie des types logiques permet d’édicter, sur le plan pure­ment formel, des restrictions de ce genre.

Seul le logicien contemporain affronte ce problème, du fait de toujours voir comme sujets de ses énoncés tous ou certains des êtres individuels existants. Le penseur naturel n’a pas be­soin d’interdire théoriquement de sortir de ‘parcours de signifi­cation’ donnés, bien qu’il compte sur le bon sens de ses interlocuteurs pour ne pas avoir à discuter de cas parfaitement farfelus. Aris­tote signale que toute question ne constitue pas un problème digne de discussion et que certaines appellent plutôt la fessée que des expli­cations[41].

Seulement, de telles règles restrictives ont toujours quelque chose d’arbitraire, et peuvent difficilement être ap­pliquées avec une parfaite rigueur. Alors que le précédent principe était trop li­béral, les nouveaux risquent d’être trop sévères. Ils interdiraient d’abord toute expression imagée ou métapho­rique. Certes, ‘12 est le fils de 3 et de 4’ n’est pas une formule usuelle en arithmé­tique, mais il serait néanmoins excessif de la déclarer dénuée de sens; et le nom de ‘produit’ n’est-il pas lui-même, comme maint terme scientifique, une métaphore oubliée? En outre, ils écarte­raient a priori nombre d’énoncés scientifiques novateurs, qui gé­néralisent des con­cepts et bousculent les classifications anté­rieures : les plantes aussi respirent, connaissent la reproduction sexuée, et il y a des plantes carnivores. /136-137/

Ainsi, la qualification de doué ou dénué de sens n’est elle-même douée de sens que relativement à certains préceptes de syntaxe, que le logicien est libre de poser à sa convenance. Et ce principe de tolérance ne vaut pas seulement pour les applica­tions de la syntaxe, mais aussi, quoique sans doute à un moindre degré, pour la syntaxe pure. On ne devra donc pas s’étonner de voir parfois le même énoncé, jugé dépourvu de sens par tel lo­gicien, reconnu par tel autre comme une propo­sition fausse assu­rément, mais correctement formée.

Il est frappant de constater comment son intolérance à toute homo­nymie ou ambiguïté conduit le logicien contemporain à quémander de la tolérance pour réintroduire certaine flexibilité naturelle de la langue qu’il avait d’abord cru bon d’interdire. Il est en général fasci­nant d’observer le logicien moderne, après avoir fustigé le laxisme du traditionnel, s’octroyer une liberté de plus en plus grande, comme une permission à chacun de juger différemment de ce qui convient ou non. Le logicien traditionnel ne le pouvait pas, comme il prenait conscience d’opérations me­surées par la nature de la connaissance; le moderne a plus de li­berté, qui construit sa logique.

35. La généralisation des variables et les propositions quanti­fiées

Encore que ces remarques débordent le cadre des proposi­tions singulières, nous n’avons encore considéré que celles-là. Il semblera même d’abord que c’est à elles seules que convient l’analyse d’une proposition en fonction et argument. Comment en effet décomposer selon ce schéma les proposi­tions générales comme sont, notamment, celles auxquelles a affaire la syllogis­tique? Où trouver l’argument dans des pro­positions qui ne com­portent d’autres termes que des termes de fonctions, telles que ‘Tout est perdu’, ‘Les flatteurs sont des menteurs’, ‘Il y a des flatteurs qui sont maladroits’? Nous sommes pris apparemment dans le dilemme : ou bien la variable qui présente l’argument de la fonction est individua­lisée, et alors la proposition obtenue est singulière; ou bien elle ne l’est pas, et alors nous avons une forme proposition­nelle, non une proposition. Loin de permettre l’analyse de toute proposition, le schéma f(x) serait ainsi, tout au con­traire, restreint au cas des seules propositions singulières.

Dans son désir démesuré de rigueur, Blanché a d’abord, con­fondant sujet et substance première, limité toute proposition à une singulière. Il ne peut cependant pas renoncer totalement aux énon­cés universels, qui font le plus clair de la pensée. Il lui faut imaginer une acrobatie mentale qui permette de les réintroduire.

S’il n’en va pas ainsi, c’est qu’une proposition peut co­mpor­ter un argument qui demeure indéterminé. Pour obtenir, en par­tant d’une fonction ou d’une forme propositionnelle, une propo­sition, il y a en effet un autre moyen que d’indivi­dualiser les variables, c’est de les lier. Ce qui peut encore se faire de deux façons : universellement ou existentiellement. Occu­pons-nous d’abord de l’universelle.

Toute ‘variable’, c’est-à-dire tout sujet légitime éventuel, a édicté Blanché, est un individu singulier existant. Comment alors dire quelque chose de quoi que ce soit qui soit plus qu’un individu? Surtout que Blan­ché a réservé la notion universelle pour l’attribut, pour ce qu’on dit de sujets, à la ‘fonction’? Plutôt donc que d’abs­traire d’un certain nombre d’individus quelque notion universelle fon­dée sur une similitude qu’ils entretiennent entre eux, et d’en faire un sujet d’intérêt, il va s’agir de ‘lier’ les individus, d’annoncer que tel attribut vaut pour tous les indivi­dus existants ou même possibles. Cette astuce permettra à l’énoncé de demeurer singulier, puisqu’on continue à parler d’un individu, fût-il n’importe lequel, tout en pré­tendant à l’universa­lité, puisqu’il s’agit justement de n’importe le­quel et qu’on ne le nomme pas déterminément.

/137-138/ Si, à propos d’une fonction f(x), je dis qu’elle sera toujours satisfaite, quel que soit l’argument qu’on lui as­signe, je porte bien là une affirmation qui est, selon la nature de la fonc­tion, vraie ou fausse; j’énonce donc bien une pro­position. Par exemple, pour f = ‘… est nommable’, cette affirmation sera vraie, car tout est nommable, tandis que pour f = ‘…est animé’, elle serait fausse. Nous avons déjà rencon­tré un cas analogue dans le calcul des propositions (§14). Si, d’une formule de ce calcul, je dis qu’elle est toujours vraie, quelles que soient les valeurs de vérité de ses variables p, q, etc., j’énonce là aussi une proposition, qui sera vraie si la for­mule est tautologique, fausse si elle ne l’est pas. Seulement, de telles propositions demeurent extérieures au calcul. Dire, en effet, qu’une formule est toujours vraie, ou qu’une fonc­tion est toujours satisfaite, c’est s’exprimer dans la méta­langue. Pour traduire ces propositions dans la langue elle-même, il faut lier les variables qui, jusque-là, de­meuraient libres[42]. Quand on veut ainsi marquer que, dans une formule du calcul, une variable doit être liée, on l’inscrit entre paren­thèses comme préfixe devant la formule, créant ainsi une for­mule nouvelle qui n’a plus le même sens que la précédente; et quand on ne le précise pas par une indication supplémen­taire, un tel préfixe signifie que la variable est liée universel­lement. Ain­si, tandis que f(x) symbolise une simple fonction ou forme pro­positionnelle, sans valeur de vérité, (x)f(x) sym­bolise une pro­po­sition. Il est difficile de la lire à haute voix, car pour cela il faut la traduire et, comme nous l’avons relevé précédemment (p. 133, n. 1) à propos de f(x), on ne le peut guère sans utiliser la méta­langue – ce qui, dans le cas présent où nous voulons précisément distinguer cette formule du cal­cul de son expression métalo­gique, est particulièrement fâ­cheux. Sous cette importante ré­serve, et seulement pour fixer les idées, on peut proposer la lec­ture suivante : « pour tout x (ou : quel que soit x), x satisfait à f (ou : vérifie f) ». /138-139/

On voit en quoi une variable liée se distingue d’une variable libre. À une variable libre on peut substituer une constante. C’est même seulement par cette possibilité qu’une formule comportant une variable libre offre un intérêt : à quoi bon un moule à propo­sitions, si on ne s’en sert pas pour faire des propositions? Une telle formule est donc essentiellement ouverte. Au contraire, une formule dont toutes les variables sont liées est close : elle est de­venue une proposition, ayant, malgré la présence de variables, une signification déterminée et fixe. Liée, la variable est intégrée à la proposition elle-même en tant que variable, et cela n’aurait aucun sens que de lui substituer une constante : ‘Pour tout So­crate, Socrate est nommable’ serait un énoncé saugrenu. Pareille substitution n’aura de sens que lorsque, supprimant le préfixe, on sera re­tombé sur la forme propositionnelle f(x), l’assertion métalo­gique que cette forme est vraie pour tout x invitant préci­sément à faire de telles substitutions. Mais naturellement la pro­po­sition qu’on obtiendra ainsi, et qui sera une singulière f(x1), est tout autre que la proposition générale (x)f(x).

En d’autres termes : on doit bien distinguer entre les trois expressions suivantes (où f est censé représenter un prédicat dé­terminé), dont les guillemets marquent exactement les li­mites :

(1)     « f(x) »

(2)     « ‘f(x)’ est vérifié pour tout x »

(3)     « (x)f(x) »

(1) est une simple forme propositionnelle, ni vraie ni fausse, et susceptible de donner une proposition singulière f(x1) par substitution d’une constante x1 à sa variable libre x ou, autre­ment dit, par individualisation de sa variable. (2), au contraire, est une proposition, qui porte sur la forme ou fonc­tion proposi­tionnelle (1), c’est-à-dire qui a celle-ci comme argument, et qui est vraie ou fausse selon l’interpré­tation qu’on aura donnée de la fonction f; mais elle fait appel à la métalangue, puisqu’elle dit quelque chose au sujet d’une /139-140/ formule de la langue; et comme ce qu’elle dit con­cerne une formule, c’est une proposi­tion singulière. (3) est aussi une proposition, mais générale et universelle, bien que sa vérité ou sa fausseté s’accorde exacte­ment avec celle de (2); contraire­ment à celle-ci, elle ne sort pas du plan du cal­cul, s’exprimant entièrement dans la langue sym­bolique ob­jective; elle ne parle pas d’une formule de calcul, elle est elle-même une formule du calcul : formule générale, puis­qu’elle concerne un individu indéterminé x.

Étourdissant! « f(x) » n’est pas une proposition, seulement un moule à proposition sans vérité ni fausseté, parce qu’on n’y pré­cise pas quel en est le sujet et qu’on y fait une allusion vague sous forme de variable indéterminée x. Par quelque convention arbitraire, « f(x1) » devient une proposition, vraie ou fausse, car là f représente l’attribution d’un attribut déterminé (lequel?) et x1 représente une ‘constante individuelle’ singulière détermi­née (laquelle?). On se demande pourquoi le logicien traditionnel est jugé si simpliste en considérant ‘B est A’ comme une propo­sition, vraie ou fausse, selon l’attribut et le sujet représentés par A et B. Ensuite, malgré l’indéter­mination de l’attribut et du sujet concernés, « (x)f(x) » doit se consi­dérer comme une proposition, « vraie ou fausse selon l’interpréta­tion qu’on aura donnée de la fonction f ». Tout en assurant que l’attribution signifiée par f convient à x pour n’importe quel x, « elle ne parle pas d’une formule de calcul » f(x), « elle est elle-même une formule du calcul ». Enfin, elle est une « formule générale, puis­qu’elle con­cerne un individu indéterminé x » et non singulière, comme « ‘f(x)’ est vérifié pour tout x », « proposition singulière » « comme ce qu’elle dit concerne une formule ».

Blanché va vite s’apercevoir que ‘lier’ ainsi tous les individus qu’offre l’univers ne présente pratiquement aucun intérêt, reste « de peu d’usage », hor­mis les cas de tautologie. Cela est loin de com­penser l’intérêt perdu lors de l’interdiction d’énoncés à sujets uni­versels. Il fau­dra se surpasser pour concocter une as­tuce qui garde tout énoncé en relation à un sujet singulier tout en exprimant une vérité universelle assez restreinte tout de même pour présenter quelque intérêt. Le truc, en fait, sera de res­treindre arbitrairement « l’univers du discours » visé. L’énoncé devra ainsi perdre encore de sa simpli­cité et devenir à un titre de plus une conditionnelle.

Nous avons pris, pour ces premières explications, l’exemple le plus simple possible, celui d’une fonction élé­mentaire f(x) telle que : ‘… est nom­mable’. Mais il faut avouer que, sous cette forme élémentaire, une variable d’une telle généralité serait de peu d’usage, car il y a peu de fonc­tions simples qui soient ainsi satisfaites par n’importe quel argu­ment. Dans la pra­tique, la généralité se trouve ordinaire­ment restreinte en extension, et précisée en compréhension, soit par la référence, expresse ou tacite, à un univers du discours déterminé (par exemple : l’ensemble des nombres entiers, des astres, des œuvres d’un poète, etc.), soit par l’in­tervention d’une condition restrictive qui peut être incorporée à la fonction (par exemple : ‘pour tout x, x est mor­tel-s’il-est-homme’) ou – ce qui sera le cas le plus fréquent – expressé­ment dégagée en une fonction distincte qui implique l’autre (par exemple : ‘pour tout x, si x est homme, alors x est mor­tel’; voir le paragraphe suivant).

Au lieu de dire d’une fonction qu’elle est vérifiée pour toutes les valeurs possibles de l’argument, on peut aussi avoir besoin d’exprimer que, parmi ces valeurs, il en existe au moins une qui la vérifie. Il faut alors lier la variable sous une autre condition, celle de l’existence. Pour la marquer, on fait précéder la mention de la variable, dans le préfixe, du signe .

Dès le départ, Blanché a disqualifié deux autres énoncés na­turels à la logique traditionnelle : l’énoncé existentiel du type ‘l’homme est’ ou ‘quelque homme est’, auquel il reprochait, bi­zarrement, de traiter l’existence comme un attribut, et l’énoncé particulier, qui avait le malheur d’user d’un universel comme sujet, tout en en restreignant la quantité d’extension, du type ‘quelque homme est blanc’. De fait, il confondait les deux, con­sidérant, à l’encontre du logicien tradi­tionnel, que l’énoncé par­ti­culier est d’office existentiel.

Pour compenser ce manque, Blanché suggère une autre façon de ‘lier’ des variables, les lier « sous une autre condition, celle de l’exis­tence ».

Ainsi la formule (x)f(x) signifiera : « il existe un x (au moins) tel qu’il vérifie f », ou : « quelque x vérifie f, satisfait à f »; soit, avec la même interprétation de f que tantôt : « il y a au moins une chose qui est nommable ». C’est là une seconde fa­çon de lier une variable.

Malgré l’horreur que l’homonymie inspire à Blanché, il ne re­nonce pas ici à en user, parlant de ‘lier’… « une variable ». Son lecteur doit y penser un certain temps, avant d’abstraire la notion de ‘lier’ assez pour qu’elle ne requière plus au moins deux objets.

/140-141/ On voit que, universel ou existentiel, un tel préfixe joue le rôle d’un opérateur, puisqu’il transforme une fonction en une proposition. On l’appelle ordinairement un quantificateur, et son opération une quantification.

Certains auteurs, notamment les Polonais, notent les quan­tificateurs uni­versel et existentiel respectivement par Πx et Σx. L’intérêt de cette notation est de rappeler la parenté de l’universelle avec le produit logique ou conjonc­tion (Tout x = x1 et x2 et x3…) et de l’existentielle avec la somme logique ou disjonction (Il existe un x = x1 ou x2 ou x3…). D’autres auteurs, pour maintenir dans la notation la symétrie entre les deux quantificateurs, se servent d’un A renersé pour marquer l’universalité (all-operator), qu’ils dé­signent par ("x).

On pourrait naturellement envisager, pour les propositions que De Mor­gan appelait numériquement quantifiées, d’autres quantificateurs tels que ‘pour la plupart des x’, ‘il existe plus d’un x’, etc. Sheffer, par exemple, pro­pose les quantificateurs Lnx (pour au moins nx), Mnx (pour au plus nx), Jnx (pour exactement nx) (at least, at most, just). Mais la plupart des logiciens répugnent, non seulement à multiplier ainsi les quantificateurs, mais surtout à introduire, dans la « quantité logique », des considérations qui relèvent de la quantité ma­thématique. Hilbert, de façon plus subtile, fait usage d’une nota­tion en εx, qui représente, relativement à un prédicat donné, l’individu qui existe s’il en existe au moins un à qui convienne ce prédicat; celui, en quelque sorte, à qui il con­vient par excellence. Cette notation peut se substi­tuer à celle des deux quantificateurs habituels ou, du moins, elle permet de les introduire par voie de définition. L’expression f(εxf̄x) signifie que même celui qui, émi­nemment, ne serait pas f, est néanmoins f : à plus forte raison tous les autres le seront-ils (si Robespierre, dit l’incorruptible, est lui-même corruptible, qui donc ne le serait?). Elle a ainsi la valeur d’une univer­selle (x) f(x). Au con­traire, f(εxfx) aurait la valeur d’une exis­tentielle. Cette notation permet en outre de se passer d’un symbole spécial pour jouer le rôle de singularisateur (l’opéra­teur iota, dont il sera question au §41).

Nous résumerons les deux paragraphes qui précèdent par le tableau ci-dessous, qui indique les différentes manières dont, à partir d’une fonction ou d’une forme proposition-/141-142/nelle – prise ici dans son expression la plus simple, f(x) – on obtient une proposition :

individualisation               proposition singulière : f(x1)

f(x)                                                   proposition universelle : (x)f(x)

généralisation                   proposition existentielle : (x)f(x)

On s’émerveille à constater comment, tout en gardant tou­jours des sujets singuliers x (éventuellement à ‘préciser’ en x1, x2, x3…), des énoncés peuvent devenir généraux et même uni­versels – la subtilité va jusqu’à distinguer l’universel du géné­ral! –, du simple fait de ne pas dire qui au juste est ce mysté­rieux singulier x. On se félicite ainsi d’arriver à concocter des propo­sitions universelles à sujets… singu­liers.

36. La négation dans les propositions quantifiées

À cette première diversification des propositions géné­rales en universelles et existentielles, vient s’en superposer une seconde par la distinction des affirmatives et des néga­tives. Mais la né­gation peut, ici, s’introduire de deux façons différentes, selon qu’elle affecte la fonction elle-même ou le quantificateur. Autre chose est, par exemple, nier universel­lement une fonction, autre chose nier l’universalité de la fonction[43] : dans le premier cas, c’est dire que, quel que soit x, il vérifie non-f, et dans le second, c’est dire qu’il n’est pas vrai que tout x, quel qu’il soit, vérifie f [44]. La première de ces assertions est plus forte que la se­conde : elle permet de l’in­férer, /142-143/ mais sans réciprocité, de sorte qu’on peut poser seulement l’implication[45] :

(x) ~fx ·  · ~(x)fx

Seuls le refus initial d’admettre des énoncés où on s’inté­resse comme à un sujet de connaissance légitime à une nature consi­dé­rée universellement et le parti-pris de déclarer existentiel tout énoncé particulier empêchent de rendre cette distinction par la subalterna­tion entre ‘nul B n’est A’ et ‘quelque B n’est pas A (ou ‘pas tout B est A’).

De même, il n’y a pas équivalence entre Il existe un x qui vérifie non-f et Il n’existe pas de x qui vérifie f. Cette fois, c’est la seconde proposition qui est plus forte que la première et qui l’implique :

~ (x)fx ·  · (x) ~ fx

On dirait traditionnellement, avec plus de simplicité, en vou­lant impliquer l’existence de particuliers niés : ‘nul B n’existe, qui soit A’ et ‘quelque B existe, qui ne soit pas A’. Avec l’avan­tage de ne pas avoir à inverser la présentation du fait que l’uni­verselle im­plique la particulière.

Prenant d’abord le cas où la négation porte sur la fonction, on voit que la dualité affirmation-négation, se combinant avec la dualité universalité-existence, donne naissance à un système de quatre propositions :

(x)fx                     [tout B est A]

(x) ~fx                  [nul B n’est A]

(x)fx                   [quelque B est, qui soit A]

(x) ~fx                [quelque B est, qui ne soit pas A]

Si maintenant nous faisons porter la négation non plus sur la fonction, mais sur le quantificateur, nous obtenons de nou­veau un système de quatre propositions, où seules les deux affirma­tives sont identiques à celles du premier système :

(x)fx                     [tout B est A]

~ (x) fx                 [pas tout B n’est A]

 (x)fx                  [quelque B est, qui soit A]

~(x)fx                 [nul B n’est, qui soit A]

Néanmoins, nous n’avons avec ces deux systèmes que quatre propositions réellement distinctes et non pas six. /143-144/ Comme il n’y a que deux affirmatives, il n’y a non plus que deux négatives, car si l’universelle négative n’est pas équiva­lente à la non-universelle, ni l’existentielle négative à la non-existentielle, en revanche l’équivalence s’établit par croisement. Dire, en effet, que la fonction n’est vérifiée par aucune valeur de la variable (universelle négative), c’est dire qu’il n’existe pas d’argument qui vérifie la fonction (non-existentielle); et dire, d’autre part, qu’il existe au moins une variable pour laquelle la fonction n’est pas vérifiée (existen­tielle négative), c’est dire qu’il n’est pas vrai que tous les arguments la vérifient (non-universelle). Et réciproquement. On peut donc écrire les équiva­lences :

(x) ~fx · ≡ · ~(x) fx

(x) ~fx · ≡ · ~(x)fx

L’identité en question revient à dire qu’il n’y a aucune dif­férence à tenir compte ou non de l’existence effective de subor­donnés qui réalisent l’attribution ou non-attribution énoncée. Blanché repro­chait pourtant durement à la logique ‘classique’ de ne pas tenir compte clairement de cette distinction[46].

D’où il suit d’abord qu’une proposition générale supporte toujours d’être exprimée à l’aide de l’un quelconque des deux quantificateurs ou, autrement dit, qu’une existentielle se laisse traduire en termes d’universalité et réciproquement; il suffit en effet de substituer ~f à f dans les équivalences ci-dessus et d’ap­pliquer la loi de double négation pour obtenir :

(x)fx · ≡ · ~(x) ~fx

(x)fx · ≡ · ~(x) ~fx

Ce qui, intuitivement, signifie : Tout x vérifie f équivaut à : Il n’existe pas de x qui vérifie non-f, et : Il existe un x qui vérifie f équivaut à : Il n’est pas vrai que tout x vérifie non-f. Il y a ainsi, entre universalité et existence, la même dualité qu’entre con­jonction et disjonction (lois de De Morgan) : coïncidence qui s’explique par le fait que l’universelle est assimilable, comme nous le notions tantôt, à une suite de conjonctions, et l’exis­ten­tielle à une suite de disjonctions.

Voici une autre conséquence de ne pas avoir saisi qu’on puisse considérer une nature absolument, en faisant abs­traction des diffé­rences qui distinguent individuellement ceux qui y par­ticipent : tout énoncé à propos d’une nature devient pluriel; on ne peut parler de l’homme, on parle forcément des hommes, et ce qu’on en dit qui tient à leur nature, on ne peut le dire que de chacun d’eux. Bref, il n’y a aucun énoncé univer­sel ni particulier simple, il y a seulement des énoncés conjonctifs à l’infini, quand on voudrait parler de la nature, et des énoncés disjonctifs, quand on voudrait parler d’acci­dents. Plus concrètement, ‘tout homme est animal’ n’annonce pas ‘animal’ comme élé­ment de la nature commune à tout homme, mais résume l’infinie conjonctive : ‘cet homme est animal et cet autre homme est animal et cet autre homme est animal et…’. De même, ‘nul homme n’est aquatique’ résume l’infinie conjonctive : ‘cet homme n’est pas aquatique et cet autre homme ne l’est pas non plus et cet autre homme ne l’est pas non plus et…’. Quant à la particu­lière, ‘promue’ exis­tentielle d’office, elle n’affirme ni ne nie partiel­lement la conve­nance ou répugnance d’une propriété accidentelle à une nature, mais résume une disjonctive plus ou moins multiple. Ainsi, ‘quelque homme est blanc’ résume ‘cet homme est blanc ou cet autre l’est ou cet autre l’est ou…’; ‘quelque homme n’est pas blanc’ résume ‘cet homme n’est pas blanc ou cet homme n’est pas blanc ou cet homme n’est pas blanc ou…’.

Cette passe disjonctive méconnaît le fait qu’on puisse con­naître quelques cas où un attribut convient à un sujet – ce qui justifie la particulière –, sans être à même de juger s’il se trouve des excep­tions ou s’il convient à tous les cas. La particulière traditionnelle exprime subtilement ce fait; la disjonctive ne tient pas compte des deux possibilités et s’exprime précipitamment comme si on savait déjà que des exceptions se présenteront. Il en va de même pour la particulière négative.

Les équivalences ci-dessus sont importantes, car chacune peut être prise comme une définition de l’un des quantifica­teurs en termes de l’autre. Il n’est donc pas absolument né­cessaire d’user de deux quantificateurs distincts : un seul /144-145/ suf­fit, arbi­trairement choisi, puisqu’on peut tou­jours remplacer le défini par le définissant. Si l’on continue ordinairement d’em­ployer les deux, c’est pour la même rai­son qui incite, en général, à introduire des termes nouveaux par voie de définition, et qui est d’abréger le discours ou les formules. Il n’y en a pas moins un intérêt théorique évident à savoir réduire au minimum le nombre des termes premiers. Chez les logiciens contemporains, la tendance la plus fré­quente, parce qu’elle s’accorde mieux avec le point de vue extensionnel et assertorique qui est ordinai­rement le leur, est de poser l’existence comme notion première et de définir par elle l’universalité, plutôt que d’établir la subor­dination in­verse.

On continue de débouler la cascade de conséquences qu’en­traîne l’ignorance de la considération, pourtant naturelle à l’in­telligence, des natures en elles-mêmes, abstraction faite de leurs éventuels par­ticipants. Privilégier le ‘quantificateur exis­tentiel’ est typique de ne considérer chaque sujet que cas par cas.

Une autre conséquence est celle-ci. Puisque les quatre propo­sitions générales réellement distinctes (non-équiva­lentes) se laissent construire à partir de l’un ou l’autre des quantificateurs, grâce à la diversification qui résulte de l’em­ploi préposé ou post­posé de la négation, et puisque, en outre, il y a équivalence entre les deux tétrades ainsi obtenues, nous pouvons disposer ces di­verses propositions sous la forme de deux carrés logiques qui sont équivalents et dont chacun pré­sente, entre ses différents postes, la relation caractéristique de ce carré :

Universalité                         Existence

(x)fx         (x) ~fx           ~(x) ~fx      ~(x)fx

~(x) ~fx      ~(x)fx              (x)fx         (x) ~fx

Par exemple, une proposition en (x)fx est contraire à une pro­position en (x) ~fx ou en ~(x)fx, c’est-à-dire incompa­tible avec elles; et de même, respectivement, pour les autres relations du carré logique : subcontrariété (disjonction), sub­alternation (im­plication), contradiction (alternative).

Blanché perd ici une très belle occasion de distinguer entre les considérations absolue et existentielle de natures. Il aurait pu aper­cevoir l’évidente compatibilité des énoncés suivants : ‘tout dino­saure est un animal préhistorique’, qu’il symboliserait « (x) fx » et ‘il n’existe aucun individu dinosaure qui soit un ani­mal préhisto­rique’, à symboliser « ~(x)fx ». Une essence et ses attributs ne tiennent absolument pas à ce qu’il existe actuelle­ment des individus de cette essence dotés de ces attributs, ces derniers fussent-ils es­sentiels ou accidentels. Quoi qu’en pense Blanché, aucune contra­riété n’oppose donc l’universelle affirma­tive « (x)fx » et la non-existen­tielle « ~(x)fx ».

De même, il n’y a pas non plus d’équivalence entre ‘quelque dino­saure est brontosaure’ (‘quelque A est B’), tout à fait vraie en l’oc­currence, et ‘il existe des dinosaures tels qu’ils soient des bronto­saures’ (« (x)fx »), tout à fait fausse. Pour admettre une espèce, un genre n’a pas besoin que celle-ci possède encore des sujets réelle­ment existants.

37. Analyse de l’universelle et de la particulière classiques

On n’aura pas manqué de noter l’analogie entre, d’une part, les universelles et les existentielles obtenues par nos /145-146/ quantificateurs, et, d’autre part, les universelles et les particu­lières de la logique classique. Peut-être même aura-t-on eu le sentiment qu’il était bien inutile de suivre un chemin si con­tour­né pour déboucher finalement sur un résul­tat aussi banal. L’ana­logie, en effet, n’est pas douteuse, mais elle ne doit pas suggérer une assimilation pure et simple. La théorie moderne est à la fois plus minutieuse et plus large : elle dissipe des confusions dans l’analyse élémentaire et elle offre, pour les développements ulté­rieurs, des ressources plus riches.

Je viens de remarquer qu’au contraire la théorie moderne in­troduit des confusions initiales lourdes de conséquences, là où l’analyse traditionnelle se montrait extrêmement plus fine.

La théorie classique est confuse d’abord parce qu’elle pré­sente comme élémentaires et traite comme simples des pro­positions qui sont déjà complexes et dont elle n’a pas poussé jus­qu’au bout l’analyse. Déjà avant l’époque de la logistique, cer­tains auteurs avaient remarqué que la traditionnelle propo­sition universelle, sous les dehors d’une catégorique, avait en réalité la signification d’une hypothétique. L’homme est mor­tel n’est pas, malgré l’apparence grammaticale, une proposi­tion simple, con­forme au schéma S est P. Son ‘sujet’ homme est un pseudo-sujet; il n’est pas un porteur d’attributs, puisque, étant lui-même con­cept au même titre que mortel, il fait également fonction d’attri­but.

On revient ici, sous couvert de rigueur intense, aux confu­sions initiales dont j’ai déjà dû avertir pour rectifier certaines de leurs con­séquences[47]. Dans l’énoncé ‘l’homme est mortel’, ‘homme’ n’est pas un ‘pseudo-sujet’ : il est le sujet logique, il représente ce dont on entend faire progresser la connaissance. Et cela, c’est la nature humaine; c’est elle dont on cherche à juger si l’attribut ‘mor­tel’ lui convient, non les individus qui parti­cipent de cette nature. Pour Blanché, un nom n’est légitimement qu’un nom propre, il ne se substitue qu’à un individu, à une subs­tance première, à un « porteur d’attributs » réel. Blanché n’a pas cons­cience que le nom peut être commun et se substituer dans un énoncé à une nature considérée absolument, en totale abstraction de quoi que ce soit d’existant qui en participe. Pour­tant, sa désignation le montre déjà clairement : l’homme n’est pas tel homme, ni tel et tel et tel… homme. De plus, l’attribut considéré est ‘mortel’, c’est-à-dire l’aptitude à mourir, l’ouver­ture essentielle à la cor­ruption, et non le fait actuel de mou­rir. ‘Mortel’ convient à une essence; ‘meurt’ convient plus volon­tiers à des individus de cette essence. ‘L’homme meurt’, malgré la formula­tion com­mune, laisse attendre une considération de ce qui concerne une essence non pas absolument, mais du fait de la façon concrète dont existent de ses participants, ainsi que le sent Blanché :

Ce n’est pas l’homme qui meurt, mais tel et tel qui sont hommes et qui, parce qu’ils sont hommes, sont aussi mortels.

Enfin, dans l’énoncé ‘l’homme est mortel’, ‘homme’ ne joue au­cun rôle d’attribut; il pourrait le faire en un autre énoncé, comme dans ‘Socrate est homme’, mais ce n’est pas du tout le cas dans l’énoncé initial.

Ainsi la proposition universelle classique comporte non pas une, mais déjà deux fonctions, liées l’une à l’autre par un rapport d’implication, et dont l’argument est commun, mais demeure, comme il convient pour une proposition générale, indéterminé[48]. D’une telle proposition l’ex­pression dévelop­pée serait, avec notre exemple : quiconque est homme est, par là même, mortel, ou : pour tout x, si x est homme, alors x est mortel. La formule schématique de l’univer­selle affirma­tive classique s’écrira donc :

(x) · fx  · gx                                           

Comme je l’ai maintes fois remarqué, Blanché ne peut voir les choses ainsi qu’en confondant la substance première, sujet réel d’accidents, et le sujet logique, qui se mérite proprement les attri­buts qui le font connaître. Et en ignorant l’aptitude et la ten­dance naturelle de la raison à s’intéresser à une essence pour elle-même, sans porter attention aux propriétés supplémentaires qu’elle pourrait se mériter en existant. Dans cette ignorance, en parlant de l’homme, il est contraint de lui supposer des individus et de parler de ces individus en leur attribuant d’abord l’humani­té et seulement en se­cond n’importe quelle autre qualité, ce qui l’amène à voir comme multiples les énoncés les plus simples et comme une implication entre deux énonciations une affirmation simple immédiate.

/146-147/ Précisons cependant que, quoique très voisines par le sens, l’universelle classique (tout homme est mortel) et l’universelle moderne (pour tout x, si x est homme, il est mortel) ne se recouvrent pas exactement, le nouveau quanti­ficateur ayant une portée plus générale que l’ancien. En effet, tout homme est bien général, puisqu’il s’agit non de tel homme, mais d’un homme quel­conque; néanmoins cette gé­néralité est limitée au genre humain. Au contraire, tout x est (à moins qu’on n’en limite expressément l’univers du dis­cours con­sidéré) absolument général; il s’étend aussi bien à cette table ou à Bételgeuse, car il vrai d’un objet individuel absolu­ment quelconque que, s’il est homme, alors il est mor­tel. C’est l’une des raisons qui interdisent d’assimiler la théorie moderne de la quantification à la théorie classique.

N’en déplaise à Blanché, tout homme n’est pas « un homme quel­conque », mais la nature humaine regardée absolument, sans aucune référence à quelque individu qu’elle informe. Avec l’avantage qu’il ne se présentera aucun besoin ultérieur de « li­miter l’univers du dis­cours considéré » pour éviter qu’un au­di­teur s’imagine qu’il soit peut-être question de « Bételgeuse ». Aristote sera donc tout à fait d’accord pour ne pas « assimiler la théorie moderne de la quantifi­cation à la théorie classique ».

On remarquera que, comme toute implication, celle-ci (que Russell appelle ‘formelle’ et qu’il vaudrait sans doute mieux ap­peler ‘générale’) exclut seulement le cas où le con­séquent serait faux pour un antécédent vrai. Elle demeure donc toujours va­lable lorsque la fonction antécédente n’est vérifiée par aucun ar­gument : c’est-à-dire que s’il n’existe rien qui satisfasse à fx, alors on peut sans se compromettre affirmer que ce qui y satis­fait, satisfait aussi à gx, à hx, ou à n’importe quoi (le faux im­plique tout). La proposition univer­selle, étant hypo­thétique, pose seulement la relation du con­séquent à l’antécé­dent, mais nulle­ment l’antécédent lui-même.

La considération de la proposition conditionnelle ou, pour user des mêmes termes que Blanché, de l’implication entre deux énoncés, n’a rien à voir avec l’analyse de l’universelle ‘clas­sique’, je viens de le dire. Cependant, ce qu’en dit la logique contemporaine est si gauchi qu’il vaut la peine de rectifier un peu. Blanché dit avec vérité que la proposition hypothétique « pose seulement la relation du conséquent à l’antécédent ». Il en tire aussi avec justesse qu’elle ne pose « nullement l’antécé­dent lui-même ». Il pourrait ajouter – peut-être le sous-entend-il, il ne dit rien à l’encontre – qu’elle ne pose nullement non plus le conséquent. Tout ce qu’affirme la condition­nelle, c’est une con­séquence reçue comme immédiate, sans besoin de preuve, de l’antécédent au conséquent.[49] Mais elle l’affirme, cette consé­quence, et elle n’est vraie que pour autant que l’antécé­dent en­traîne nécessai­rement le conséquent; or il pourrait bien ne pas l’entraîner même si par chance on donnait pour antécédent et pour conséquent deux énoncés indépendamment vrais, de sorte que cette conditionnelle : ‘si Socrate a bu la ciguë, mon père a cessé de fumer’, à l’encontre du dogme logistique, est fausse; les proposi­tions qui s’y trouvent présentées comme antécédent et conséquent ne le sont pas du tout, aussi vraies soient-elles en elles-mêmes.

De la nature de la conditionnelle vraie, on peut tirer que con­naître la vérité de son antécédent oblige à concéder celle de son consé­quent, sous peine de fausseté de la conditionnelle, et que récipro­quement connaître la fausseté du conséquent oblige à concéder celle de l’anté­cédent, encore sous peine de fausseté de la conditionnelle. Mais c’est la seule in­dication, toute condition­nelle justement, de la vérité ou fausseté de l’anté­cédent et du conséquent. En somme, de la plus vraie des condi­tionnelles, on ne tire aucune connaissance ab­solue de la vérité ou de la faus­seté de l’antécédent ou du consé­quent.

Sous ce prétexte, très généreusement, Blanché assure que la con­ditionnelle « demeure toujours valable[50] lorsque la fonction antécé­dente n’est vérifiée par aucun argument ». Certes, on peut ne pas savoir qu’une conditionnelle est fausse, tant qu’on n’a pas constaté que la fausseté de son conséquent peut coexister avec la vérité de son antécédent. Mais cette ignorance n’offre aucune garantie de vé­rité. La conditionnelle n’est vraie que si son anté­cédent en­traîne son conséquent. Elle est fausse s’il ne l’entraîne pas. Ainsi, une fois affirmé que ‘quiconque est dinosaure est doué d’intelligence’, con­sidérer qu’on n’a qu’à constater qu’il n’existe aucun individu dont on puisse dire avec vérité qu’il est un dino­saure pour trouver valable et vraie la conditionnelle; renchérir qu’on est alors tout autorisé à attribuer à « quiconque est dino­saure » de rire et… « n’importe quoi », « sans se com­pro­mettre », c’est se trouver satisfait de trouver vrai tout ce dont on ne peut faire admirer la fausseté en aucun cas concret. On note­ra l’insistance de Blanché dans les lignes suivantes : « Même s’il n’existe aucun individu porteur de l’attribut antécé­dent, une pro­position hypothétique sera vraie pour n’importe quel attribut conséquent. » « Le faux », argue Blanché, « im­plique tout ». L’ex­cuse sonne presque aristotélicienne, quoique lessivée de son sens. Aris­tote dit quelque chose comme cela[51], mais c’est pour mettre en garde de lais­ser passer une absurdité : « Concède-t-on une ab­surdité, les autres s’amènent, rien de surprenant là. »[52] Ce­pen­dant, Aristote ne prétend pas là, absur­dement, que de n’im­porte quelle fausseté on peut déduire légitimement n’importe quelle autre, mais, plus modeste­ment, que pour n’im­porte quelle conclu­sion fausse on peut trouver des propositions fausses dont la dé­duire ri­goureusement. Si on tient à une formule comme ‘tout s’ensuit du faux’, il faudra entendre par ‘tout’ : tant du vrai que du faux, non que n’importe quoi suive n’importe quelle fausseté.[53]

Une proposition hypothétique n’a pas besoin, pour être vraie, que son antécédent le soit : sinon, on devrait rejeter tous les conditionnels irréels (Si tous les hommes étaient sages, les gen­darmes seraient inutiles). En d’autres termes une proposition universelle n’a comme telle aucune por­tée existentielle[54] : non seulement sa vérité ne présuppose pas l’existence d’un /147-148/ individu porteur de l’attribut anté­cédent, mais, même s’il n’en existe aucun, elle sera vraie pour n’importe quel attribut conséquent.

Il est tout à fait vrai qu’« une proposition universelle n’a comme telle aucune portée existentielle ». Mais c’est pour d’autres rai­sons que celles invoquées par Blanché et Mlle Roure. C’est qu’elle ne parle pas d’existence, ni de celle d’un sujet ni de celle d’un attribut, mais de convenance ou de compatibilité théorique d’un attribut avec un sujet pris universellement, qui ne peut donc pas être un individu.

On le comprendra plus clairement encore si l’on se rap­pelle que l’universelle équi­vaut à une non-existentielle : dire que Tout a est b, c’est dire qu’il n’existe pas de a qui soit non-b, ce qui, quel que soit b, est évidemment vrai dans le cas où il n’existe pas de a du tout.

On a vu plus tôt que cette équivalence n’est pas complète[55] : il ne suffit pas, pour vérifier ‘tout B est A’, qu’au­cune exception ne vienne maintenant l’infirmer; il faut qu’il n’y en ait jamais eu; il faut même qu’il ne puisse y en avoir, si l’énoncé universel est plus qu’une simple constatation d’adon, de coïnci­dence factuelle, acci­dentelle, du sujet et de l’attribut : il n’existe aucun brontosaure qui ne soit dinosaure; il n’y en a jamais eu non plus et il n’a jamais pu y en avoir.

Or, la formulation classique de la proposition universelle Tout a est b suggère fortement, bien qu’elle ne le dise pas expressément, qu’il existe des a (et l’emploi du verbe être comme copule renforce encore cette suggestion). Si l’on enseignait à un enfant que Tout pen­taèdre régulier occupe un volume inférieur à celui de la sphère où il est inscrit, on serait justement accusé de lui enseigner une chose fausse tout en énonçant devant lui une pro­position qui ne l’est pas, parce qu’il interpréterait certainement un tel énoncé comme suppo­sant qu’il existe des pentaèdres régu­liers. En énon­çant la pro­position sous la forme hypothétique (im­plicative), on laisse au contraire expressément en suspens la vé­rité de l’hypo­thèse pour poser seulement celle de l’implication.

Cette ‘suggestion d’existence’ tient simplement à l’ignorance men­tionnée plus tôt de l’homonymie du verbe ‘être’, tantôt ex­pres­sion de l’existence, quand il constitue à lui seul tout l’attri­but, tantôt simple expression de la convenance de l’attribut au sujet, quand il intervient comme troisième expression dans l’énoncé.[56] Pareille ignorance im­plique beaucoup d’inexpérience logique. Aussi Blan­ché a-t-il raison d’adresser à un enfant le fait de traiter le verbe ‘être’ comme impli­quant de soi existence. Spécialement s’il est question d’un sujet intégrant deux notions incompatibles, comme ‘cercle carré’ ou… ‘pentaèdre régulier’.

Comme l’universelle, la ‘particulière’ est une proposition gé­nérale, ayant pour sujet apparent un concept, et énonçant donc une liaison entre deux attributs. Mais la liaison est ici une con­jonction, non une implication. Contrairement à l’uni­verselle, la particulière est catégorique, et même doublement, puisque dire que Quelque a est b, c’est dire qu’il existe des individus qui sont a et qui, en même temps, sont b. Quelques cygnes sont noirs signifie qu’il y a des êtres qui conjoignent les deux propriétés d’être des cygnes et d’être noirs. La nota­tion correcte de la par­ti­culière classique sera donc :

(x) : fx · gx

Une telle proposition diffère profondément de l’univer­selle en ce qu’elle a, elle, une portée existentielle expresse.

Les mêmes remarques valent : la particulière, pas plus que l’uni­verselle, ne concerne d’office l’existence. Elle aussi, en tant que « générale », vise la convenance d’attribut à sujet, même si penser le contraire accuse moins d’inexpérience. On use d’elle plus volon­tiers en effet pour inclure l’existence. Mais certes pas automatique­ment.[57]

Mais si les ‘particulières’ sont ainsi des existentielles, il n’est pas vrai qu’inversement toute existentielle prenne /148-149/ la forme spéciale de la ‘particulière’ classique qui est une existen­tielle double, affirmant à la fois l’existence d’un a et sa conjonc­tion avec b. C’est cette duplicité de la particu­lière classique qui risque de rendre ambiguë sa négation, la­quelle peut porter soit sur l’existence, soit sur la conjonction. Il n’existe pas de ab peut signifier ou bien qu’il existe des a, mais qu’ils ne sont pas b, ou bien qu’il n’existe aucun a : la proposition reste vraie dans les deux éventualités. D’où l’équivoque de la proposition univer­selle traditionnelle, puis­qu’elle équivaut à la négation de l’exis­tentielle. À Crowland toutes les voitures ont des roues d’argent : cela signifie-t-il qu’à Crowland, il y a effectivement des roues d’argent aux voitures, ou bien qu’à un tel nid de corneilles au­cune voiture ne peut accéder?

Remarquons en passant que le logicien légifère en observant les façons normales de s’exprimer, celles où on use des mots et des tournures en leurs sens stricts. Il ne peut pas recenser exac­tement toutes les métaphores et figures dont l’orateur ou le poète usent pour surprendre, justement, et persuader par des impres­sions là où une matière trop floue ne se laisse pas exprimer ri­goureusement. Il laisse au rhéteur et au théoricien de la poétique de porter jugement sur l’efficacité de ces procédés.

Ces confusions ne sont pas sans conséquence. Elles déter­minent de graves erreurs, que Brentano et Mac Coll avaient déjà remarquées, dans la théorie traditionnelle des infé­rences. Celles qui concluent de la vérité de l’universelle à celle de la particu­lière correspondante y sont présentées comme légi­times (subal­ternation, conversion par accident, syllo­gismes en Darapti et en Felapton). Or il est clair que, d’une proposition qui ne dit rien sur l’existence, on n’a pas le droit de conclure à une existence. S’il est vrai que, comme son nom l’indique, le serpent de mer est un animal aquatique, il ne s’ensuit pas qu’il en existe aucun. En d’autres termes : le rapport qu’énon­ce l’universelle peut être va­lable sans qu’il ait jamais occasion de s’appliquer. Même s’il n’existe, en fait, aucun corps sous­trait à l’action de toute force extérieure, cela ne contredit pas le principe d’inertie.

Ces accusations se fondent sur l’interprétation automati­quement existen­tielle de la particulière et se dissolvent dès qu’on re­marque sa fausseté. ‘Tout homme est mortel’ et ‘tout serpent de mer est ani­mal aqua­tique’ impliquent à n’en pas douter que ‘quelque homme est mortel’ et que ‘quelque serpent de mer est aqua­tique’ (subalter­nation), qui répètent simplement une partie de leur vérité, sans, plus qu’elles, se prononcer sur l’existence d’hommes ou de serpents de mer réels. Les mêmes universelles impliquent avec au­tant de néces­sité que ‘quelque mor­tel soit homme’ et que ‘quelque animal aqua­tique soit serpent de mer’ (conversion par accident), toujours sans présumer qu’il en existe. Enfin, ‘toute baleine est aquatique’ et ‘toute baleine est mammifère’ im­pliquent assurément que ‘quelque mammi­fère soit aquatique’ (Da­rapti); de même, ‘au­cun dauphin n’est ter­restre’ et ‘tout dau­phin est mammifère’ infèrent forcé­ment que ‘quelque mammi­fère ne soit pas terrestre’ (Felapton).

L’impression qu’on acquiert là quelque notion d’une exis­tence factuelle de ‘mammifères aquatiques et non-terrestres’ ne vient pas des conclusions ‘particulières’ obtenues, mais d’une connaissance qu’on a déjà par ailleurs de ce qu’il existe des baleines et des dau­phins. Ainsi, en considérant l’argument sui­vant : ‘Tout serpent de mer est plus long qu’une baleine’ et ‘tout serpent de mer est animal aquatique’, on conclurait strictement que ‘quelque animal aquatique est plus long qu’une baleine’, mais sans aucunement prétendre qu’il existe des ani­maux aqua­tiques plus longs que des baleines, car on sait par ailleurs qu’il n’existe pas de serpents de mer. On compren­drait seulement que la compatibilité de ces attributs avec le serpent de mer entraîne leur compatibilité mutuelle.

Bref, pour citer Blanché, cette fois en l’approuvant, « le rapport qu’implique » la particulière « peut être va­lable sans qu’il ait jamais occasion de s’appliquer ».

C’est pour­quoi l’on peut, en se conformant aux règles clas­siques, cons­truire des raisonnements sophistiques, comme ce syllogisme en Darapti que Mill citait déjà en exemple : Tout dragon souffle des flammes, tout dragon est serpent, donc quelque serpent souffle des flammes.

On aura compris la solution : le syllogisme en question n’a rien d’un sophisme : ses propositions entraînent avec nécessité sa con­clusion, mais celle-ci ne dit nullement qu’il existe des serpents qui soufflent des flammes, mais simplement qu’en autant que souffler des flammes et qu’être serpent con­viennent au dragon, ils se con­viennent l’un à l’autre. Personne, ou peut-être un enfant, n’en croira qu’il existe des dragons ou des serpents souffleurs de flammes.

Ou encore : de ce que Nul mathématicien n’a carré le cercle, on pourrait, par une succession d’inférences toutes autorisées par la logique classique (successivement : conver­sion, obver­sion, subalternation, conversion), conclure finale­ment que Quelque /149-150/ non-mathématicien l’a carré. L’inférence de l’universelle à la particulière n’est valable que si, expressément ou implicitement, on adjoint à l’universelle une seconde proposi­tion affirmant l’existence de son ‘sujet’.

Aussi spectaculaire soit-elle, cette attaque illustre plutôt les so­phismes de la non-cause et de la double demande. Ainsi que je l’ai déjà répété plusieurs fois, l’énoncé particulier ne connote pas d’of­fice l’existence plus que ne le fait l’énoncé universel. Cependant, le concéder ne don­nerait pas plus de consistance au sophisme allégué par Blanché, car là ne réside pas ce qui crée l’apparence de conduire ‘rigoureusement’ à une absur­dité. L’énoncé particulier, disais-je, ne connote pas d’office l’existence plus que ne le fait l’énoncé univer­sel. Les deux le peuvent cepen­dant, selon le contexte de la consi­dération. Le plus normalement, l’universelle comme la particulière relèvent d’une considération ab­solue de la nature concernée : ‘tout brontosaure est dinosaure’ et ‘quelque dinosaure est brontosaure’ ne s’intéressent aucunement à l’existence de brontosaures ni de dino­saures, mais seulement à la convenance, au degré d’identité qui unit les deux natures concer­nées.

Cependant, on peut aussi, à consi­dérer des natures dans ce que leur vaut leur existence réelle, être amené à parler universellement ou, plus ordinairement, particulièrement. La formulation révèle sou­vent ce contexte, spécialement en usant d’ajouts au nom ou au verbe, ou en parlant au passé. Ainsi, ‘toutes les roses que j’ai obser­vées avaient des épines’ renvoie manifestement à des roses en leur réalité existen­tielle. Renvoyer ainsi à des individus plutôt qu’à une nature univer­selle fournit l’indice d’un contexte existentiel.

Dans le sophisme cité, ‘nul mathématicien n’a carré le cercle’, par son usage du passé composé, place déjà assez naturellement la con­sidération dans ce contexte existentiel, bien qu’on reste encore proche de la considération absolue qui en donnerait la cause, où on déclare­rait impossible la carrure du cercle : ‘nul mathématicien’ et même ‘personne ne peut carrer le cercle’. La prétendue conversion de l’énoncé initial forme comme sujet un nom composé de deux in­compos­sibles en les donnant comme compossibles et même comme effectivement composés dans la réalité. Elle nous met ainsi face à ce que Blanché voudrait bien reprocher à tout énoncé simple : la pré­supposition d’un autre énoncé comme condition : ‘nul ayant carré le cercle n’est mathématicien’ présuppose que ‘des gens ont carré le cercle’ et a cette saveur hypothétique dénoncée par Blanché. En somme, se trouve-t-on à dire, ‘si des gens ont carré le cercle, aucun d’entre eux n’est mathématicien’. On doit certes réagir à pareille condition et refuser la conversion en question comme légitime, en contestant d’entrée de jeu : ‘Mais personne n’a carré le cercle!!!’

Le problème ne surgirait pas avec des énoncés vraiment simples, mettant en jeu des natures simples. Par exemple, avec ‘aucun cercle n’est carré’, on passerait sans souci par les opérations alignées par Blanché : ‘aucun carré n’est cercle’, ‘tout carré est non-cercle’, ‘quelque carré est non-cercle’, ‘quelque non-cercle est carré’. Tan­dis que dès qu’on laisse entrer comme terme un nom composé d’in­compossibles, la même apparence d’inéluctable absur­dité s’ensuit. Ainsi : ‘aucune figure n’est cercle carré’, ‘aucun cercle carré n’est figure’, ‘tout cercle carré est non-figure’, ‘quelque cercle carré est non-figure’, ‘quelque non-figure est cercle carré’. Il faut, dès la prétendue première conversion, opposer : ‘Mais il n’y a pas de cercle carré!’

Et il en va de même pour l’inférence des contraires, qui cessent d’être incompatibles sans une telle présupposition (par exemple : il n’existe pas d’homme invertébré qui ne soit carnas­sier, et il n’en existe pas davantage qui le soit).

Encore une allégation qui s’évanouit en réalisant que le verbe ‘être’, quand il s’agit d’affirmer ou de nier universellement un attribut, n’a aucune prétention d’existence, mais oppose simple­ment la conve­nance et l’inconvenance d’un attribut à un sujet. Encore ici Blanché compose des incompossibles et les traite comme un sujet auquel attribuer ou nier quelque attribut. À qui demande si ‘tout ou quelque ou aucun homme invertébré est ou non carnassier’, il faut d’abord opposer que ‘nul homme n’est invertébré’. Ces demandes, comme le reproche Blanché, sont doubles et demandent deux ré­ponses. Mais la demande cachée n’est pas directement à l’effet de l’existence d’hommes invertébrés, elle vise plutôt la convenance d’invertébré à homme. Aristote dé­noncerait encore une double de­mande.

On objectera peut-être que c’est là précisément la preuve que l’universelle classique a effectivement une portée exis­tentielle, le sens d’une proposition étant déterminé par les règles de son emploi, et que ce qu’elle nie de la particulière contradictoire, c’est la conjonction et non pas l’existence. Mais – outre qu’en logique on doit pourchasser l’implicite et que, de plus, on ne devrait pas présenter comme une propo­sition unique un énoncé qui comporte une double assertion – si les règles des subalternes et des contraires redeviennent ainsi valables, celles des contra­dictoires et celles des subcon­traires cessent alors de l’être, puisque, les quatre propositions opposées affirmant également l’existence du sujet, elles peuvent être fausses toutes les quatre.

Tout au contraire, on le devinera aisément, il faut « refuser éga­lement aux quatre propositions toute portée existentielle » d’office. Blanché s’attend à cette réplique et s’affaire à y contre-répliquer tout de suite après.

On ne rétablirait pas la situation en refusant également aux quatre propo­sitions toute portée existentielle, ce que permet­trait une interprétation en com­préhension. Selon cette interpré­tation, en effet, l’universelle signifie que le concept a implique strictement le concept b, et la particulière qu’il n’implique pas le concept non-b, c’est-à-dire qu’il est com­patible avec lui.

Tel que déjà signalé, la particulière n’est pas limitative. Elle ne dit pas que ‘seulement quelque B est A’, mais qu’on sait seu­lement pour quelque B qu’il est A. On laisse ouvert, puis­qu’on n’est pas encore à même d’en juger, si ‘quelque B n’est pas A’ ou si finale­ment ‘tout B est A’. ‘Quelque corbeau est noir’ n’exclut ni que ‘quelque corbeau ne soit pas noir’ ni que ‘tout corbeau soit noir’.

Toutes les propositions prennent ainsi une portée modale, l’universelle devient une apo­dictique plus forte que l’univer­selle en extension, la particu­lière une problé­matique plus faible que la particulière en extension, et aucune des deux ne pose assertoriquement une existence : les propositions ne con­cernent plus l’existence d’individus, mais la consistance de concepts.

À condition de se rappeler que le plus naturellement la raison con­sidère absolument les natures et cherche quels attributs leur con­viennent abstraction faite de propriétés qui s’ajouteraient à elles du fait d’individus existants qui en participent, il n’y a pas à différen­cier les points de vue de l’extension et de la compré­hension : l’énoncé exprime la même relation de convenance entre sujet et attribut, qu’on la décrive par le fait que le sujet comprenne l’attribut ou que l’attribut s’étende au sujet. Il s’agit toujours de considérer que l’attribut, notion mieux connue parce que plus confuse, repré­sente adéquatement le sujet, encore moins connu. Toute la querelle entre ‘compréhensi­vistes’ et ‘ex­ten­sivistes’, ainsi que les reproches faits à Aristote d’osciller entre l’une et l’autre interprétation de l’énonciation et du prin­cipe ‘dici de omni’ tiennent à l’erreur si répandue, dont j’ai fait justice plus haut, qui veut prendre stricte­ment le vocabulaire in­clusif dont on use spontanément en décrivant l’énonciation comme expri­mant que l’attribut est dans le sujet, ou le sujet dans l’attri­but. Si on comprend que plus strictement, comme elle le dit, justement, l’énon­ciation assimile, identifie sujet et attri­but, il n’y a plus à se quereller à savoir lequel s’identifie à l’autre.[58]

Il n’y a aucune raison de regarder comme automatiquement néces­saire l’universelle. Sans doute, ‘tout homme est animal’ énonce un fait nécessaire, bien qu’en le sous-entendant; mais ‘tout apôtre de Jésus est juif’ énonce un fait contingent, encore en sous-entendant ce mode. Dans la mesure où le mode n’est pas précisé ex­plicite­ment, l’attitude prudente est de considérer que le locuteur, ignorant celui-ci, ne se prononce pas à son endroit, plutôt que d’opter pré­cipitam­ment pour un mode qui serait sous-entendu. De même, il n’y a aucune raison de considérer automa­tiquement une particulière comme « pro­blématique » : elle ex­prime un fait dans la limite de la connaissance du locuteur et ne se prononce pas sur ce qu’il s’agisse d’une attribu­tion ou non-attribution nécessaire, possible, contin­gente ou problé­matique.

Seulement, les diffi­cultés n’auraient été que déplacées. Une universelle dont la fonction antécé­dente serait inconsis­tante, donc nécessairement fausse, serait elle-même nécessai­rement vraie, puisque le faux implique tout, même stricte­ment[59]; et de cette vérité il serait illégitime d’inférer celle de la particu­lière correspondante, qui énonce une possibilité. L’inférence des subalternes ne serait permise que si l’on pouvait /150-151/ ajouter ou sous-entendre à la proposition universelle une affir­mation de consistance, mais alors il arri­verait que les quatre ‘contra­dictoires’ fussent toutes fausses. On se retrouve donc devant les mêmes em­barras, transposés seulement de l’exis­tence des indivi­dus à la consistance des concepts.

On retrouve la cascade d’inconvénients liés à la méconnais­sance de la nature de l’énonciation. On ne peut y remédier qu’en rappelant que, dans son expression traditionnelle, l’énonciation n’est pas par nature multiple et con­ditionnelle. Dire que ‘tout homme est animal’ n’est pas dire que ‘s’il y a des hommes, ils sont des animaux’, c’est dire, sans aucune considération du fait qu’il existe ou non des hommes, que la notion animal éclaire celle d’homme. Il n’y a donc au­cun danger de se trouver avec une « fonction antécédente incon­sistante », à moins, comme Blanché le faisait plus haut avec son ‘carreur de cercle’ et son ‘homme invertébré’, de s’interroger sur un sujet déjà composé, et composé d’éléments incompossibles. Pour sa part, la particu­lière n’énonce pas de soi une « possibi­lité », ni une conjecture, ni une nécessité, mais le fait brut qu’un attribut convienne au moins en partie à la représentation d’un sujet univer­sel. Aucun danger, par conséquent, de se retrouver avec « quatre contradic­toires fausses ».

Ainsi, quelque interprétation que l’on choisisse pour les pro­positions, qu’on les assortisse ou non d’une condition res­trictive, qu’on les entende en extension ou en compréhen­sion, de toute façon le système des opposées sera mis en défaut.

J’ai bien montré que ce n’est absolument pas le cas.

Paradoxale­ment, ce n’est pas pour les universelles et les par­ticulières clas­siques que vaut le classique carré des oppo­sées, c’est pour les universelles et les existentielles de la lo­gique con­temporaine qui, étant vraiment simples, ne com­portent pas de négation équi­voque.

Paradoxalement, plutôt, tout le souci de rigueur de Blanché le conduit à deux carrés d’opposition dont l’un, qu’il dit fondé sur le point de vue de l’universalité, ne présente aucune utilité et dont l’autre, fondé sur l’existence, prétend opposés des énoncés com­patibles.

Ainsi que je l’ai expliqué plus haut, fin du paragraphe 36[60], l’exis­tence ou inexistence d’individus auxquels attribuer les sujets des énoncés ne fait rien à la convenance ou inconvenance à ces sujets de leurs attributs; elle facilite seulement leur découverte. Par suite, « ~(x) ~fx » et « ~(x)fx », aussi pé­remptoirement qu’elles pré­tendent se con­tredire, sont tout à fait compa­tibles autant avec « tout bronto­saure est dino­saure » qu’avec « nul brontosaure n’est dino­saure ». Qu’il n’existe aucun bronto­saure qui soit dinosaure, ni aucun qui ne le soit pas, laisse ouverte la question de savoir si le brontosaure a pour genre le dinosaure. Et le logicien moderne sera peut-être ahuri d’apprendre que de fait c’est l’affirmative qui se vérifie, malgré l’absence d’individus existants où l’ob­ser­ver.

Quant au carré fondé sur l’universalité, Blanché a lui-même re­marqué sa stupéfiante inutilité, hormis le cas de tautologie, qui pourrait s’en passer. Comme son ‘x’ représente potentiellement n’importe quel être ou non-être individuel, il faudra, pour lui trouver quelque application, limiter – de l’extérieur de l’énoncé ou en le multipliant lui-même par quelque préfixe – « son univers de dis­cours », en recourant à quelque notion universelle, de façon à le ramener autant que faire se peut à une énonciation normale.

38. Les propositions d’existence

Si la théorie classique laisse ordinairement implicite, ou même indécise, la portée existentielle de ses propositions, de nou­velles confusions viennent l’affecter lorsqu’elle essaie d’é­noncer explicitement une existence. Faisant entrer toute proposi­tion dans le schéma S – P, elle se condamne à traiter l’existence comme un attribut au même titre qu’une qualité, à considérer qu’être réel est une propriété de l’atome aussi bien qu’être doué de masse, à traduire Il y a des cygnes noirs par Des cygnes noirs sont existants[61].

De fait, dans l’énoncé existentiel, l’existence, l’être est l’attri­but. Il faut réaffirmer ici ce fait obstinément ignoré que le verbe ‘être’ présente deux sens, deux usages à reconnaître selon le contexte.[62] Comme l’intérêt le plus naturel de la raison ne porte pas sur les sin­guliers, mais sur les natures universelles, ses énoncés s’inté­ressent ordinairement à des attributs universels susceptibles d’éclairer la constitution et les propriétés de pa­reilles natures. Dans ce contexte, le verbe ‘être’ sert simplement d’indice de composi­tion, d’assimila­tion de pareils attributs à leurs sujets. Mais si tant est qu’on se ques­tionne sur l’existence de sujets, la réponse prendra le verbe ‘être’ pour l’attribut dont juger de la conve­nance ou disconvenance au su­jet. Blanché parle, à tort, d’un attribut « au même titre qu’une qua­lité ». De fait, en ce sens d’existence, ‘est’ se montre encore multi­plement homonyme, car les êtres le sont sous plusieurs modalités. On ne dit pas qu’il ‘est’ en le concevant pareillement, si c’est à une substance qu’on l’attribue, ou à une quantité, ou à une qualité, ou à une relation, ou à quelque autre modalité suprême de l’être ou à quelqu’une de ses espèces. Ceci dit, l’existence se traite comme un attribut, oui, en ceci que toute vérité s’exprime en ju­geant de la convenance d’un attribut à un sujet. Si on veut ex­primer qu’on con­naît comme réels Pierre, ou son mètre quatre-vingt, ou sa bonne hu­meur, ou sa position assise, on dira qu’ils sont, qu’ils existent, tout comme on dit que Pierre est animal raisonnable, quand on veut exprimer de quelle nature il est.

La jument de Roland, les cent thalers de Kant, illustrent suffi­sam­ment ce qu’une telle réduction a d’erroné.

Blanché suggère ici que ni lui ni les logiciens modernes ont in­venté d’eux-mêmes toutes les erreurs et mésinterprétations qu’ils col­portent. Il se présente comme l’héritier de préjugés transmis de génération en génération d’intellectuels depuis Kant et bien avant.

Descartes, après saint Anselme et d’autres, a voulu prouver l’exis­tence de Dieu du seul fait qu’on en conçoive quelque no­tion. Ce serait toute une économie d’effort, d’avoir seulement à regarder en notre esprit pour connaître l’existence de quoi que ce soit, sans avoir à confronter ses conceptions avec la réalité exté­rieure. Kant, après saint Thomas, a bien raison de refuser cette preuve pares­seuse : aucune conception humaine ne garantit à elle seule l’exis­tence de son objet.

Cependant, énoncer qu’une chose existe n’est pas prouver son existence, c’est annoncer qu’on la connaît déjà. En énonçant que Pierre est ou qu’aucun dragon n’est, on n’entend rien prouver, ni rien ajou­ter à une réalité extérieure du fait qu’on y pense; on trans­met simplement une connaissance qu’on a déjà du fait que Pierre soit un être réel et que le dragon n’en soit pas un. La jument de Roland et les cent thalers tombent donc à plat. Certes, ajouter à toutes leurs précieuses propriétés qu’ils sont ne les fera pas exis­ter; ce qu’il faut ajouter, dans leur cas, pour témoigner de ce qu’on sait, c’est justement qu’ils ne sont pas. L’expression de la vérité passe encore par l’usage du verbe être comme attri­but, mais en le niant.

La notation moderne interdit cette assimilation trompeuse. L’existence n’y est jamais affirmée comme un attribut ou, plus généralement, comme un prédicat de quelque chose, mais tou­jours affirmée de /151-152/ quelque chose qui est caractérisée par un attribut ou un prédicat. Autrement dit :

1º L’existence ne s’exprime jamais par un signe de fonc­tion f(x), mais toujours par un signe d’opérateur (x). Le lan­gage usuel ici nous égare[63], qui fait de ‘exister’ un verbe, ayant pour sujet grammatical la chose qui est dite exister. L’expression cor­recte ne serait pas davantage Des cygnes noirs existent que Des cygnes noirs sont existants, mais plutôt Il existe des cygnes noirs, Il y a des cygnes noirs, où la forme imperson­nelle du verbe suggère que celui-ci doit être entendu comme un opérateur initial, marquant que la fonc­tion ‘… est un cygne noir’ est satis­faite par au moins un ar­gument.

On devrait maintenant saisir que même en le cachant par l’usage de tournures impersonnelles, dans toutes ces formula­tions on parle de cygnes noirs et on leur attribue l’existence, non comme quelque chose qu’on est en mesure de leur donner, mais comme un fait qu’on est à même de constater et de déclarer.

2º Toute proposition existentielle comporte une variable liée et est donc une proposition générale, même quand elle ne porte que sur une existence individuelle. Affirmer l’exis­tence d’un su­jet individuel serait ne rien dire, s’il demeurait absolu­ment indé­terminé : pour nourrir pareil énoncé, il faut intro­duire un concept – et avec lui la généralité – qui précise à quelque degré ce qu’est cet individu en lui attribuant un prédicat. Là encore, le langage commun nous trompe quand il nous suggère la possibilité de propositions existentielles sin­gulières telles que Pierre existe. Une telle proposition ne doit pas être symbolisée par x1, forme interdite par la syn­taxe logique, mais bien par (x)fx, signifiant que, parmi la totalité des choses ou des êtres, il y en a au moins un qui satisfait à la fonction f, laquelle peut symboliser telle ou telle fonction prédicative regardée comme caractéristique de Pierre, quand ce ne serait que celle de s’appeler ‘Pierre’.

Blanché reconnaît, au fond, qu’en s’interdisant d’user de noms communs comme sujets d’énonciations, il s’est condamné à « ne rien dire », à moins de réintroduire par quelque passe-passe « un concept – et avec lui la généralité – qui précise à quelque degré ce qu’est » le sujet dont on parle « en lui attribuant un prédicat ». Blanché a beau critiquer « le langage commun », on voit que ce dernier parle plus clairement et dit ce que Blanché n’arrive pas à dire correctement malgré tous ses efforts de rigueur.

39. Les prédicats polyadiques et les propositions de relation

La théorie moderne de la proposition a un autre avantage que celui de permettre une analyse plus précise des proposi­tions classiques. Celles-ci ne représentent en effet que des cas spé­ciaux, dont l’expression moderne suggère l’extension /152-153/ selon plusieurs dimensions, alors que certaines de ces générali­sations demeurent interdites à la théorie tradition­nelle. [1º] Ses pro­positions sont à double prédicat : rien n’empêche des compo­si­tions plus complexes. [2º] Ces deux prédicats sont reliés par une im­plication ou une conjonction : il y a d’autres connecteurs. [3º] Cha­cun de ces prédicats ne comporte qu’un seul argument : pour­quoi pas plusieurs? [4º] Enfin, l’argument y est commun aux deux prédicats : mais ne peut-on relier en une proposition des prédi­cats dont les arguments ne soient pas entièrement iden­tiques, et no­tamment des prédicats n’ayant pas le même nombre d’argu­ments?

La logique traditionnelle n’est pas restée entravée par la pre­mière de ces limitations[64]. Si elle a arrêté son analyse avant de parvenir à la forme propositionnelle la plus simple, elle ne s’est pas interdit toute synthèse à partir des proposi­tions qu’elle regar­dait comme élémentaires : sa théorie des propositions dites ‘hy­pothé­tiques’ en témoigne, en même temps qu’elle lève, au moins partiellement, la seconde res­triction.[65] Pour celle-là cepen­dant, les ressources supérieures de la logique moderne se manifestent dé­jà davantage. Elle nous apprend aussi, il est vrai, que tous les connecteurs binaires peuvent s’exprimer en termes d’implication ou de conjonction, mais il faut, pour cela, faire de la négation un usage plus varié que celui auquel se bornait la proposition clas­sique; et entre ces formes multi­pliées elle multiplie les équipol­lences[66]. Par exemple, on peut formuler une disjonctive exis­ten­tielle en ap­pli­quant les lois de De Morgan qui posent une équi­valence entre (x) : fx · ~gx et (x) · ~(~fx · v · gx), ou une disjonctive uni­ver­selle en passant, selon la définition usuelle de l’implica­tion par la disjonction, de (x) : fx  gx à (x) : (~fx) v (gx).

Mais c’est sur les deux dernières extensions qu’éclate la su­périorité de la logique contemporaine. La proposition qui s’adapte exactement sur le schéma S est P, à savoir la propo­si­tion attributive singulière telle que Pierre est homme, n’ad­met qu’un seul sujet. Or une proposition singulière reste telle lorsque son prédicat comporte plusieurs places d’arguments; et alors on peut bien dire qu’elle a plusieurs sujets /153-154/ si, sans s’as­treindre à l’usage grammatical, on élargit le sens de ce terme pour lui faire désigner les individus qui servent d’arguments à la fonction prédicative : Pierre bat Jean, Paris est plus grand que Versailles, Jacques marie Françoise à Henri, Limoges est entre Paris et Toulouse. Ces propositions ont la forme fx1y1, ou fx1y1z1, qui sont des singularisations de formes propositionnelles construites sur les fonctions fx̂ŷ ou fx̂ŷẑ. Dans ces proposi­tions, rien d’autre que l’ordre n’y dis­tingue les divers arguments, et bien que cet ordre ne soit pas, en général, modifiable, le fait d’être le premier ne confère à l’un de ces arguments aucun privi­lège par rapport aux autres.

Le progrès dont se félicite ici Blanché est une confusion fu­neste du sujet et de l’attribut. Il oublie totalement que le sujet est ce dont on parle, ce qu’on est intéressé à connaître, et que l’at­tribut est ce qu’on en dit, ce qu’on en fait connaître. Cette notion de sujet ne peut « s’élargir … pour lui faire désigner » ce qui fait partie de l’attribut, fût-ce un singulier déjà mieux connu, auquel on recourt pour transmettre la connaissance d’un sujet singu­lier. Ajouter des « arguments » au sujet ou à l’attribut n’enri­chit pas un énoncé, il le multiplie, Aristote l’avait déjà fort bien com­pris.[67] Cependant, un seul et unique attribut peut s’avérer fort complexe : intégrer par exemple au verbe divers compléments directs, indirects, circonstan­ciels (« marie Françoise à Henri » dans deux jours à Notre-Dame de Paris; ou composer un genre avec un certain nombre de différences (animal bipède sans plumes).

À partir des mêmes fonctions, on peut naturellement, comme dans le cas des fonctions à une seule place d’argu­ment, obtenir des propositions par généralisation, en liant les variables. On verra au paragraphe suivant comment on y par­vient en liant à la fois, semblablement ou diversement, plu­sieurs variables. Consi­dérons, pour le moment, le cas où une seule variable est liée, l’autre (ou les autres) étant individua­lisée. La variable liée pourra l’être universellement :

Tout le monde admire Pasteur                                (x) · fxy1

Tous les musiciens n’aiment pas Wagner   ~(x) · fx  gxy1

Pierre a horreur des araignées                       (y) · fy  gx1y

Ou bien la variable sera liée existentiellement :

Certains préfèrent Mozart à Beethoven            (x) · fxy1z1

Verlaine a inspiré des musiciens                   (y) : fx · gx1y

Pas de plus belle ville que Paris                 ~(x) : fx · gxy1

L’immense avantage qu’on retire à considérer ainsi des prédi­cats polyadiques, c’est qu’ils permettent une expression exacte des propositions de relation. La logique classique était obligée de regarder ‘plus grand que B’, ‘situé entre B et C’, comme des attributs de A. Lorsqu’enfin on a dû reconnaître qu’ici le cadre traditionnel éclatait, il a bien fallu, si l’on ne se résignait pas à couper en deux la pensée et à juxtaposer deux logiques hétéro­gènes, s’élever à une forme plus géné­rale /154-155/ de proposi­tion, susceptible de redonner, selon la façon dont on la spé­cifiait, les propositions d’inhérence ou les propo­sitions de rela­tion. C’est précisément ce que permet la notion de fonction prédica­tive à n places d’arguments : les proposi­tions attributives ou d’inhérence sont construites avec des fonctions monadiques, les propositions de relation avec des fonctions polyadiques, tandis que les phrases verbales se distribuent entre le premier groupe (Pierre dort) et le second (Pierre bat Jean, marie Françoise à Henri).

Encore un ‘progrès’ qui porte à faux! Tant qu’on n’oublie pas que l’attribut a pour rôle logique d’exprimer la connaissance qu’on a du sujet, il n’y a aucun problème, pour la logique tradi­tionnelle, à le laisser prendre la forme d’un corrélatif ou d’un verbe autre qu’être avec autant de compléments directs, indirects et circonstanciels qu’on voudra, en profitant de toute la richesse d’expression de la langue naturelle. Toute la subtilité dont se targue Blanché n’a pour effet que de confondre sujet et attribut dans leurs rôles. Ce n’est pas surprenant que le logicien moderne finisse par avouer candidement que sa lo­gique n’aide pas à penser.[68] Qu’au mieux il peut traduire en symboles des pensées déjà formées naturellement.

Il ne faudrait pas croire que, dans xRy, R correspond à la copule de S est P, tandis que x et y correspondraient respecti­vement à S et à P. En réalité, x et y sont tous les deux des arguments au même titre que S, et R est prédicat comme P, ou plus exactement comme est P, mais c’est un prédicat bi­naire. C’est pourquoi la forme fxy, qui ne suggère pas ces fausses correspondances et qui, au contraire, souligne l’ana­logie avec fx tout en précisant exactement la différence, est préférable. Elle s’impose d’ailleurs dès que la relation est plus que binaire.

Certes, ‘R’ ne correspond pas à la copule. Plutôt, ‘x’ s’essaie à correspondre au sujet et ‘Ry’ à l’attribut, qu’il mette en jeu copule et attribut, comme ‘est médecin’, ou verbe et objet direct, comme ‘bat Jean’, ou verbe et objet indirect, comme ‘donne à Marie’. Mais c’est déjà « élargir » le champ de vision moderne.

Mais une fois qu’on sait ainsi analyser les propositions de relation en termes de fonctions, on pourra souvent se dispen­ser de les mettre sous cette forme un peu encombrante, et construire directement, avec un symbolisme allégé, un calcul des relations (§ 48-52). Il sera alors commode, du moins dans le cas des relations binaires, de revenir à l’écriture xRy; on verra que même les propositions de la syllogistique qui ne sont pas, comme les singu­lières, des propositions d’inhé­rence, se peuvent exprimer selon une structure ana­logue.

40. La quantification multiple

Il apparaît ainsi qu’il faut quelque peu atténuer l’idée, qui a connu une grande fortune depuis un siècle, selon laquelle la grande nouveauté de la logique contemporaine par rapport à la logique classique serait d’avoir substitué, à l’unique et mo­no­tone copule de l’attribution, la considération de ces co­pules mul­tiples et diverses que sont les relations de toute espèce. Les logi­ciens actuels aimeraient mieux dire que c’est dans la théorie mo­derne de la quantification, plutôt que dans la théorie des rela­tions, qu’il faut chercher la différence /155-156/ fonda­mentale entre la nouvelle logique et l’ancienne : celle-ci demeurant, mal­gré quelques timides tentatives pour s’en dégager, dans le cadre de la quantification unique pour une proposition, tandis que celle-là, en admettant les fonc­tions à plusieurs arguments, admet du même coup la possibi­lité d’une quantification multiple.

J’ai déjà fait justice de ces deux prétentions.

« L’unique et monotone copule de l’attribution » correspond à l’unique et propre intention de l’énonciation : connaître la vérité, exprimer la connaissance qu’on en a, la rendre accessible à qui­conque. Connaître la vérité est juger de l’adéquation d’un concept dont on use pour représenter la réalité à laquelle on s’in­té­resse. D’où la pertinence du verbe ‘être’ – dit, sous-entendu ou intégré – pour énoncer pareille pertinence : ‘B est A’, c’est-à-dire : A, voilà juste­ment ce qu’est B. Avec A, comme avec B, on désigne la même réalité : avec B, on la pointe comme le sujet de son inté­rêt; avec A, on dit ce qu’on en connaît, on identifie ce sujet d’intérêt avec une vue de lui qui nous est plus familière, conçue à l’observation d’autres êtres pareils. L’impression de plus grande ‘richesse’ décou­lant de « la considération de ces copules multiples et diverses que sont les relations de toute espèce » tient seulement à l’ignorance de l’homony­mie de cet être susceptible de s’attribuer à un sujet pour le faire connaître : avec ‘est’, on le reconnaît tantôt comme substance, tantôt comme quantifié, qualifié, relatif, positionné, agent, patient, localisé, en quelque temps, possesseur. Voilà la richesse poten­tielle de la composition qu’accomplit le verbe ‘être’, sans comp­ter cette autre, capitale, de l’existence, quand il est pris dans toute sa force et remplit tout l’attribut.

Quant à l’asservissement à « la quantification unique pour une proposition », il est imposé par la nature même de la con­naissance : la raison se représente séparément chaque nature et en dit une seule chose à la fois. Tout ce que le logicien moderne arrive à faire « en admettant les fonctions à plusieurs argu­ments » est de télescoper l’un dans l’autre une multiplicité d’énoncés en s’imaginant n’en pronon­cer qu’un. Empilant plu­sieurs sujets et plusieurs attributs, il devient inévitable qu’on se retrouve avec une quantité diverse pour chaque sujet devant chaque attribut, avec le risque correspondant de confu­sion et « certaines précautions » à prendre pour y remédier.

On vient de voir que, pour obtenir une proposition à partir d’une fonction polyadique, il n’est pas nécessaire de faire subir le même sort aux différentes variables, l’une pouvant être liée tandis que la ou les autres sont individualisées. De même, si on lie toutes les variables, rien n’empêche qu’elles soient quanti­fiées diversement. Les puissants ont des flat­teurs s’écrira (pour tout x, si x est puissant, alors il existe un y tel que y flatte x) :

(x) · fx  (y)gyx

Pour la clarté de l’écriture et la commodité des calculs, il y a souvent avantage, lorsqu’on a une quantification mul­tiple, à ras­sembler les quantificateurs en tête de la formule : celle-ci prend alors la forme qu’on appelle prénexe, parce que ses variables y sont liées par devant. Mais comme tout mouve­ment des quanti­ficateurs, celui-ci ne peut se faire, en général, sans cer­taines pré­cautions. Ces conditions sont pré­cisées par des lois dites du mouvement des quantificateurs. Dans notre dernier exemple, la transposition du quantifica­teur existentiel donne une formule équivalente à la précé­dente (pour tout x, il existe un y tel que, si x est puissant, y le flatte) :

(x)(y) · fx  gyx

Mais il faut, pour maintenir cette équivalence, prendre garde à ne pas changer l’ordre des quantificateurs. Celui-ci n’est indif­férent que lorsqu’on a affaire à une quantification multiple ho­mogène, c’est-à-dire comportant même quantifi­cation pour toutes ses variables. Ici au contraire, où la quanti­fication est hé­térogène, on voit facilement qu’il n’en irait pas de même : l’exis­tence des flatteurs n’y étant affirmée /156-157/ que conditionnel­lement, le quantificateur existentiel doit demeurer dans la portée du quantificateur universel; si, le mettant en tête de toute la for­mule, on renversait la subordi­nation, cela reviendrait à affirmer catégoriquement l’exis­tence de flatteurs, affirmation qui serait plus forte que la pré­cédente :

(y) (x) · fx  gyx

Pour mieux illustrer la différence, donnons à f et à g les in­ter­prétations suivantes : f = ‘… est un nombre entierg = ‘… est plus grand que…’ Notre première formule signifie alors que, pour tout nombre entier, il y en a un qui est plus grand que lui, ce qui est vrai; tandis que la dernière, où l’ordre des quantifica­teurs est permuté, signifierait qu’il existe un nombre entier qui est plus grand que tous les autres, ce qui est faux.

Avec une quantification double, sur les huit formes que per­met la combinatoire, on en a six non-équivalentes, qui se répar­tissent sur quatre degrés de force. Le tableau ci-dessous les in­dique, où les flèches marquent la force décroissante, c’est-à-dire le sens dans lequel l’inférence est permise.

(x)(y)fxy                                  (y)(x)fxy

                                                                    

(x)(y)fxy                                    (y)(x)fxy

                                                                    

 (y)(x)fxy                                   (x)(y)fxy

                                                                    

 (x)(y)fxy                            (y)(x)fxy

Pour une fonction à n arguments, comportant une quantifi­ca­tion n-uple, le nombre des formes non-équivalentes aug­mente rapidement.

La considération des prédicats polyadiques et la possibi­lité d’une quantification multiple, homogène ou hétérogène, sont les deux grands enrichissements de la théorie moderne des proposi­tions, comparée à la théorie classique. /157-158/

41. Les descriptions d’objets singuliers

Après avoir reconnu deux façons de passer d’une fonction ou d’une forme propositionnelle à une proposition, par indi­viduali­sation ou par généralisation de sa variable, et distin­gué ainsi deux espèces fondamentales de propositions, singu­lières et gé­nérales, c’est à ces dernières que, jusqu’ici, nous nous sommes surtout attachés, en examinant diverses com­plications du sché­ma élémentaire initial : nous sommes ainsi passés des fonctions simples aux complexes, des fonctions monadiques aux polya­diques, de la quantification unique à la quantification multiple. Mais certaines complications inter­viennent aussi dans le cas des propositions singulières, qu’il nous faut main­tenant considérer.

Les objets singuliers assignés comme arguments à une fonc­tion prédicative sont représentés, quand ils sont bien dé­terminés, par des constantes x1, x2, y1, etc., qui symbolisent, en principe, des noms propres. Mais beaucoup d’objets sin­guliers n’ont pas de nom propre. Et ceux mêmes qui en ont un (les personnes, les villes, certains animaux domestiques, certaines étoiles, etc.), il nous arrive de les désigner par une périphrase : car il y a des cas où il faut appeler Paris la capitale de la France. Ainsi, au lieu de nommer l’individu par le vocable qui lui sert d’étiquette, on le décrit à l’aide d’un concept, quitte à restreindre alors, par des détermina­tions appropriées, l’exten­sion de celui-ci, de façon qu’elle se trouve limitée à un seul objet. Ces expressions com­plexes se distinguent donc à la fois des termes singuliers propre­ment dits, puisqu’elles font appel à des termes généraux, mais aussi des termes généraux en ce qu’elles désignent seulement un individu. On les appelle des descriptions[69]. /158-159/

Le plus souvent, comme dans l’exemple ci-dessus, c’est à un autre nom propre (ou à plusieurs) qu’il est fait appel pour déterminer le concept (l’au­teur de Candide, le navire qui emmena Napoléon à Sainte-Hélène) : la des­cription n’est alors que relative. Mais il est quelquefois possible de donner, d’un individu, une description absolue, par une combinaison assez simple de concepts telle qu’elle ne s’applique qu’à lui : l’in­venteur du paratonnerre. On peut naturellement envisa­ger, dans l’un ou l’autre cas, des combinaisons plus com­plexes, avec cascade de génitifs : la robe de fiançailles de la fille de l’ambassadeur d’Angleterre. Toutes ces descriptions, qui désignent un indivi­du bien déterminé, sont appelées défi­nies, comme est appelé défini l’article ‘le’ qui sert générale­ment, dans le langage ordinaire, à les introduire. On les dis­tingue ainsi des descriptions indéfinies qui ne particularisent pas l’indivi­du qu’elles désignent (un avocat que j’ai vu à Paris, par opposition à : l’avo­cat que j’ai vu à Paris) et qui s’expriment ordinairement à l’aide de l’opéra­teur existentiel x. Nous ne nous occuperons ici que des descriptions défi­nies, en nous limitant aux formes les plus simples et sans distinguer entre des­criptions relatives et descriptions abso­lues.

Comment faire pour utiliser ainsi comme argument dans une proposition singulière une expression qui, en elle-même, symbo­lise une fonction? Plus précisément : comment, dans l’écriture symbolique, transformer l’expression d’un prédicat en celle d’un sujet éventuel?

On prend ici Blanché en flagrant délit de chercher une astuce pour réintroduire comme sujet d’énonciation ce qu’il avait pé­remptoire­ment exclu de ce rôle initialement : un nom commun.[70]

Nous savons écrire fxy1, où f = ‘… est l’auteur de…’ et y1Candide. Mais c’est là une forme propositionnelle, qui si­gnifie : x est l’auteur de Candide, et non pas : l’auteur de Candide. Pour dégager de cette forme l’expression, pour en faire la description d’un individu et la rendre apte à figurer ainsi comme argument d’une nouvelle fonction g, /159-160/ par exemple ‘… est un grand prosateur’, on se sert de l’opérateur iota (symbolisé par un iota renversé) et l’on écrit (x) fxy1, qu’on peut lire, sur notre exemple : le x qui est l’auteur de Candide, ou, plus simplement : celui qui est l’au­teur de Candide. Contrai­rement donc à ce qui a lieu dans la langue ordinaire, c’est l’ex­pression prédicative ou proposi­tionnelle qui sert ici à constituer l’expression descriptive où elle entre comme élément. L’expres­sion ainsi transformée pourra alors servir d’argument à une fonction g, et composer avec elle une proposition ayant même structure d’ensemble que la proposition singulière dont l’argu­ment serait un nom propre, gx1 (Voltaire est un grand prosa­teur), mais dont l’argument a lui-même une structure interne : g((℩x)fxy1), l’auteur de Candide est un grand prosateur. Ainsi, tandis que les quantificateurs opèrent comme des généralisa­teurs, le symbole iota opère comme un singularisateur : il sert à for­mer le sujet d’une pro­position singulière ou, plus générale­ment, à individualiser une variable. Ou bien, si l’on préfère, mais en élargissant alors la notion de quantificateur, on peut aussi le regarder comme un quantificateur d’unicité.

Saint Augustin a signalé que c’est la même personne qui s’avère la plus crédule et la plus incrédule. On voit ici le même Blanché, comme Leibniz, haïr à l’extrême l’homonymie comme source de toutes les confusions et erreurs traditionnelles et pour­tant ne pas lésiner à « élargir la notion de quantificateur » jus­qu’à inclure… le « quantificateur d’unicité ».

Ce symbole iota est-il un indéfinissable, et son introduc­tion marque-t-elle l’appel à une notion nouvelle, irréductible à celles qui nous ont servi jusqu’ici? Ou bien n’intervient-il que par ma­nière d’abréviation, et peut-on traduire les expres­sions pro­posi­tionnelles où il sert à caractériser l’argument (ou les argu­ments) en termes de variables quantifiées, c’est-à-dire dans le langage que nous avions employé jusqu’à maintenant? Pour le savoir, il faut analyser les expressions descriptives où figure cet opérateur iota, c’est-à-dire celles qui, dans la langue ordinaire, sont intro­duites par celui qui… ou un de ses équivalents[71]. /160-161/

Quand nous employons une expression descriptive, nous admettons ordinairement, à titre de présuppositions impli­cites, deux choses :

1º Qu’il existe bien un individu répondant à cette des­cription. Le présent roi de France, l’homme qui a été dans la planète Mars, ont sans doute la forme de descriptions, mais de telles expressions ne décrivent réellement personne. Elles ont un sens, mais leur extension est nulle.

2º Qu’il n’en existe qu’un seul. Le député de Paris, l’homme qui a été en Amérique, ne décrivent non plus aucun individu en particulier, puisque, cette fois, il y en a plusieurs qui répondent à la description : celle-ci cesse d’être définie.

Ces deux conditions sont effectivement remplies pour l’au­teur de Candide. Nous savons comment exprimer la pre­mière : (x) · fxy1. Pour la seconde, il surgit une difficulté. Le calcul fonctionnel élémentaire, auquel nous nous sommes tenus jus­qu’ici, ne permet pas d’exprimer formellement que deux va­riables distinctes représentent (ou ne représentent pas) le même objet. Il faut donc introduire ici un nouveau symbole que nous prendrons, provisoirement (voir le para­graphe suivant), comme un indéfinissable, mais dont le sens intuitif est assez clair : le symbole usuel de l’égalité, qui si­gnifiera ici l’identité entre deux individus ou, plus exacte­ment, que les deux symboles qu’il relie désignent un seul et même individu. On pourra alors écrire, ajoutant cette se­conde condition à la première :

(x) : · fxy1 : (z) · fzy1 ⊃ (z = x)

C’est-à-dire : « quel que soit z, s’il est l’auteur de Can­dide, il est identique à x ».

Quand notre x est ainsi précisé par l’énoncé de ces deux con­ditions, il suffit de les conjoindre à celle qui, tantôt, fai­sait usage de l’opérateur iota, mais d’où cet opérateur aura été éliminé :

(x) : · fxy1 : (z) · fzy1 ⊃ (z = x) : gx

qu’on peut lire : « Il existe un x 1º qui est l’auteur de Can­dide, 2º tel que, quel que soit celui qu’on désigne comme auteur /161-162/ de Candide, il sera identique à cet x, 3º tel que cet x est un grand prosateur. » On peut donc regarder une telle expression, en termes de variables quantifiées, comme une forme explicite de l’expression g((℩xfxy1) ou, si l’on préfère, regarder celle-ci comme une forme abrégée de celle-là.

Si l’avantage d’une telle abréviation est manifeste, il n’est pas moins utile de savoir, inversement, l’expliciter. Un dé­faut d’ana­lyse nous mettrait facilement dans l’embarras. Le roi de France est chauve : cette proposition, assurément, n’est pas vraie. Il se­rait, d’autre part, exagéré de la regarder comme dénuée de sens. Est-elle donc fausse? La dire telle, ce serait dire qu’est vraie sa négation : le roi de France n’est pas chauve, laquelle négative est, quant à sa valeur de vérité, exactement sur le même plan que l’affirmative. Ce qui est faux en elle, ou plutôt en l’une et l’autre, c’est l’affirmation existentielle implicite, et c’est sur celle-ci que, pour obtenir une proposition vraie, il faudrait faire porter expressément la négation (et non pas sur la fonction expli­cite ‘… est chauve’). On ne peut dissiper ces équivoques dans l’usage de la né­gation qu’en explicitant et en dissociant les affir­mations qu’enveloppe une proposition ayant pour argument une des­cription.

Nous retrouvons Blanché encore une fois dans une impasse créée par son inconscience du type de considération faite d’un sujet. Un sujet singulier se prête plus naturellement à se trouver considéré quant à des singularités, quant à des propriétés qu’il tient de son existence, plutôt que de sa nature. En parler sous un tel rapport présuppose donc son existence. Si quelqu’un com­mence un énoncé en en donnant comme sujet ‘l’actuel roi de France’, l’attitude adé­quate est de l’arrêter, en lui disant : “Mais il n’existe aucun roi actuel de France!” Rien de ce que le locu­teur entend lui attribuer ne pourra y être conforme et donc ne mérite d’être dit. Toute la subti­lité que Blanché mettra par la suite à évaluer la vérité, la fausseté ou la neutralité de pareil énoncé porte encore à faux.

C’est pourquoi des précautions s’imposent dans l’usage de l’opérateur iota dès qu’intervient une négation. On devra bien distinguer entre

g(x · fx)      et

 g(x · fx)

C’est la seconde forme qu’il faudrait écrire, pour énoncer une proposition vraie : le roi de France n’est pas chauve. Les deux formes ne reviennent au même que dans le cas où les deux conditions d’existence et d’unicité sont remplies.

On se garantirait sans doute contre ces risques d’équi­voque si l’on rejetait d’avance comme illégitime toute des­cription qui ne satisferait pas à ces deux conditions ou, autrement dit, si l’on convenait de n’utiliser l’opérateur iota que pour désigner un individu réel et unique. Mais le remède serait trop fort. Il reviendrait à interdire la considération de toute classe vide. On peut avoir besoin de faire des descrip­tions un usage impropre, et il n’en doit pas être interdit de parler, puisqu’on peut le faire avec sens, de l’actuel roi de France, pas plus qu’il n’est interdit de parler des licornes. Pour des raisons /162-163/ analogues, il doit être permis de dire, même s’ils sont réellement plusieurs : l’auteur du Bour­baki a démontré que… À plus forte raison ne peut-on pros­crire les descriptions simplement problématiques, c’est-à-dire qui se réfèrent à une existence au moins possible (celui qui connaît le véritable auteur des drames shakespeariens), ou même simplement aléatoire (celui qui gagnera au pro­chain tirage).

Blanché confond plusieurs situations distinctes. Tous les cas qu’il cite pour légitimer un discours sur ‘l’actuel roi de France’ disposent d’une quelconque existence, fût-ce dans l’imagination populaire ou dans le futur contingent. Faire de quelque singulier que ce soit le sujet d’un énoncé où on lui assignera des attributs en raison de son existence implique que soit clair au départ, fût-ce tacitement, le type d’existence qu’on lui reconnaît. Si quel­qu’un parle de licornes et qu’on ait l’impression qu’il en existe réellement, il faut lui rappeler que ce n’est pas le cas, que ce ne sont que des êtres imaginaires. La précaution vaut tout spéciale­ment dans le cas de ‘l’actuel roi de France’, qui n’habite pas même l’imagi­naire de qui que ce soit.

On voit qu’une proposition singulière peut fort bien conte­nir des variables liées et, lorsqu’elle fait appel à une descrip­tion ab­solue, ne contenir même aucun terme proprement individuel. Autrement dit : être à la fois singulière (porter sur un individu) et générale (ne faire appel qu’à des concepts). Aussi certains auteurs (Russell, Quine) vont-ils presque jus­qu’à rejeter l’usage des noms propres, considérés comme des irrégularités des langues naturelles, estimant que « la catégo­rie entière des termes singuliers est théoriquement super­flue » et même qu’il y aurait, du point de vue logique, des avantages à l’écarter, tout ce qui est dit à l’aide de noms propres pouvant être dit sans qu’il soit fait appel à eux, à savoir par des variables quantifiées : les noms propres étant transformés en descriptions définies, et celles-ci à leur tour praraphrasées avec élimination de l’opérateur iota.

Inconsciemment – Aristote dirait : « comme forcés par la réa­lité elle-même »[72] –, ces auteurs redécouvrent qu’il n’existe de fait aucun nom propre dénué de sens, c’est-à-dire qui ne réfère pas dès sa création à ce qu’on connaît du sujet auquel on l’as­signe. En somme, qu’on nomme toute chose comme on la con­naît.

Cela aurait l’avantage de ramener à l’unité les types fond­a­mentaux de propositions. Au départ, nous en avions recon­nu trois : singulières, existentielles, universelles. On a vu com­ment l’interdéfinissabilité des deux quantificateurs per­mettait de ré­duire les universelles à des existentielles (ou réciproque­ment). Maintenant, ce sont les singulières qui, à leur tour, se ramènent aux propositions quantifiées. Toutes les propositions – y com­pris les propositions d’inhérence (singu­lières attribu­tives), seules survivantes du schéma clas­sique S est P – peuvent être traduites en existentielles.

Paradoxalement, Blanché, qui se plaignait de « la monotonie de la copule traditionnelle »[73], veut maintenant réduire toute la variété des énonciations à une seule. Comme les calculateurs ont cru pou­voir faire du néant et de l’unité des nombres au même titre que tous les autres, Blanché assimile ici l’universel à l’existentiel et le sin­gulier au quantifié. Il ne peut le faire qu’en ramenant toute con­si­dération absolue ou logique d’une nature à sa considération en son existence réelle.

42. Le calcul supérieur et la hiérarchie des types logiques

En dehors des cas où il est inséré dans une description, faut-il maintenir, comme nous semblons l’avoir fait jusqu’ici, /163-164/ qu’un prédicat ne peut jamais être pris lui-même comme argument d’une fonction? Nous avons en effet établi une dis­tinction entre les variables individuelles qui sont des variables d’arguments, et les variables conceptuelles ou pré­dicatives qui sont des variables de fonc­tions; ces dernières mêmes, nous ne les avons pas traitées comme de vraies va­riables; enfin, nous avons reproché à la théorie classique d’avoir faussement fait d’homme un sujet au même titre que Socrate, dans une proposition telle que L’homme est mortel. Ce qui semble impliquer qu’il n’y a pas d’autre sujet possible qu’un individu, pas d’autre argument possible qu’un terme individuel, nom propre ou description.

Pareille interdiction n’est-elle pas trop sévère?

Voici que se prépare une autre acrobatie destinée à redonner au concept universel l’accès qu’on lui a initialement interdit au rôle de sujet à connaître.

Une propriété ne peut-elle appartenir qu’à un individu, et n’y a-t-il pas des propriétés de propriétés? Ne nous arrive-t-il pas de prendre à son tour un prédicat comme sujet pour affirmer ou nier de lui quelque attribut : de lui-même, et non pas des individus dont il est prédicat, comme dans l’homme est mortel? Par exemple lors­qu’on soutient, comme nous ve­nons de le faire, qu’homme n’est pas un vrai sujet, mais réellement un prédicat, c’est bien du prédi­cat homme lui-même, et non de quiconque est homme, que nous nions ou affirmons une propriété. Lorsqu’on dit que le rouge est une couleur, c’est bien au rouge lui-même, et non à ce qui est rouge (comme le sang ou le coquelicot), qu’on attribue le prédi­cat d’être une couleur. Une langue symbolique dont la syntaxe refuse de pareilles expressions reste évidemment beaucoup trop étroite.

Voici que Blanché, quoique bien maladroitement, découvre finale­ment la considération absolue d’une nature, indépendante de son existence réelle et des singuliers qui revêtent cette nature.

C’est pourtant ce que fait le calcul fonctionnel dit infé­rieur ou du premier ordre auquel, à une exception près, nous nous sommes tenus jusqu’ici. La raison qui impose provisoi­rement cette restriction, c’est qu’il faut, pour traiter de pré­dicats de pré­dicats, s’assujettir à des précautions supplémen­taires. D’où la nécessité d’un nouveau calcul, plus complexe que le précédent, et venant se superposer à lui. Ce calcul fonctionnel dit supérieur pourra lui-même être de 2e, de 3e, de ne ordre, selon qu’on y considérera des prédicats de prédi­cats, ou des prédicats de ceux-ci, et ainsi de suite, jusqu’à un calcul d’ordre ω.

Comme tout ce que touche la logique moderne, ce qui est en réa­lité une opération toute naturelle de notre intelligence, faite sponta­né­ment, va devenir une activité infiniment complexe, im­pensable et inévitablement acculée à des impasses qui ne peuvent s’éviter qu’avec d’arbitraires panneaux : ‘défense d’en­trer’, ‘cul-de-sac’.

 /164-165/ Si l’on néglige ces précautions, qu’ignorait la lo­gique tradi­tionnelle, on est conduit à des antinomies ou paradoxes, dont voici l’exemple classique, dû à Russell. Répartis­sons toutes les propriétés en deux classes complé­mentaires, se­lon que ces pro­priétés peuvent ou non être attri­buées à elles-mêmes : par exemple la propriété abstrait est elle-même abs­traite, la pro­priété concevable est elle-même concevable, tandis que la pro­priété concret n’est pas con­crète, la propriété rond n’est pas ronde. Appelons prédi­cables les premières, imprédi­cables les autres, et deman­dons-nous alors dans laquelle de ces deux classes il faut ranger la propriété imprédicable elle-même. Si elle est prédi­cable, alors, en vertu de la définition du prédi­cable, elle est imprédicable; et la dire imprédicable, c’est l’attri­buer à elle-même et, par conséquent, la faire prédicable.

Cette impasse ‘classique’ à laquelle se voit acculée la logique moderne, dont elle fait responsable la superficialité de la logique traditionnelle, tient en fait à l’erreur de départ que commet le logi­cien moderne en regardant l’attribut universel comme une ‘classe’, c’est-à-dire en prenant trop à la lettre l’image de l’in­clusion sponta­nément associée à la relation du sujet avec son attribut.

À concevoir l’énonciation comme l’expression de ce qu’un attri­but contient un sujet, on réalise éventuellement qu’il ne peut s’attri­buer à lui-même : aucun contenant ne peut se contenir. « La classe des cochons », dirait Russell, « n’est pas un co­chon », elle ne peut constituer un élément de son propre conte­nu. Cette impossibilité grève toutes les classes : jamais l’une d’elle ne pourrait se retrouver en elle-même. Russell frappe le fond de l’impasse quand il réalise que cette caractéristique com­mune à toute classe est l’occasion de concevoir une nouvelle classe : celle de toutes les classes, définis­sable par cette inapti­tude à se contenir elle-même. Mais cette classe-là, où la classer? Avec toutes les autres, en elle, puisque, comme toute autre, elle ne peut se contenir? Mais on ne le peut pas, puisque, on l’a compris, aucun contenant ne peut se contenir. D’ail­leurs, se re­trouver en elle-même la disqualifierait comme classe inapte à le faire.

Le rapport que fait Blanché de cette antinomie est moins clair, puisqu’il mélange les vocabulaires respectifs de l’attribu­tion et de la classification, parlant de l’aptitude ou inaptitude à s’attribuer à soi, ce qui en laisse voir avec moins d’évidence la totale impossibilité, si on entend strictement l’attribution comme une inclusion. En parlant en termes d’attribution, en laissant l’at­tribution se concevoir vague­ment tantôt justement comme une attribu­tion, tantôt comme une inclusion, on peut, comme Blan­ché le fait, trouver des attributs qui soient leurs propres sujets et d’autres qui ne semblent pas l’être, puis qualifier les premiers de prédicables, les seconds d’imprédi­cables. On est prêt alors pour frapper la même impasse et n’arriver à classer les imprédi­cables ni comme prédicables ni comme imprédi­cables : ni prédicables, puisqu’on a noté qu’ils ne peuvent s’attri­buer à eux-mêmes; ni imprédicables, puisque justement ainsi clas­sés imprédi­cables, ils s’attribuent à eux-mêmes.

L’impasse s’ouvre toute seule dès qu’on se fait une notion juste de l’attribution. Comme je l’ai déjà expliqué[74], l’énoncia­tion ne classe pas son sujet dans un attribut qui le contienne, elle l’identifie à lui-même conçu plus confusément, plus universelle­ment, en faisant abstraction des différences singulières ou spéci­fiques qui l’opposent à d’autres individus ou à d’autres es­pèces. En conséquence, tout à fait au contraire des classes, l’attribut s’attribue sans réticence à lui-même : tout attribut, par nature, s’at­tribue nécessairement à lui-même. Non seulement Pierre, Rex et Minou sont animal, non seulement l’homme, le chien et le chat le sont aussi, mais même l’animal est animal. Non seulement le cercle, la circonférence, la sphère sont ronds, mais le rond aussi est rond. Non seulement l’individu matériel, l’exemple sensible et le ciment sont concrets, mais le concret aussi l’est. À la condi­tion, bien sûr, d’en parler naturellement, c’est-à-dire absolument, sans considéra­tion des propriétés spéciales qui les affectent du fait qu’ils existent réellement ou qu’on les connaît.

Car si on se réfère plutôt au traitement que la raison donne à l’animal en le connaissant, on remarquera qu’il devient un con­cept universel, plus précisément un genre et que sous ce point de vue, il n’est pas un animal : le concept ‘animal’ n’est pas un être vivant doté de sensation et d’affectivité. Il en va de même du rond, dont la raison, pour se le représenter, fait un autre type de con­cept universel : un accident commun. Et du concret, qui se fait lui aussi concept abstrait pour entrer dans l’intelligence.

Bref, que les attributs s’attribuent ou non à eux-mêmes revient à une question de niveau de considération : parle-t-on absolument de la nature considérée? La regarde-t-on en son existence réelle? Examine-t-on le concept que la raison s’en forme pour la connaître? Qui ne peut distinguer ces niveaux de considération s’expose à d’in­nombrables sophismes de l’acci­dent comme ceux où s’asphyxie le logicien moderne.

C’est pour éviter de telles antinomies que Russell propose de stratifier, en quelque sorte, les divers prédicats, de les répartir en une hiérarchie de types. Tandis que tout individu dernier sera re­gardé comme de type 0, les prédicats qu’on peut légitimement en affirmer ou en nier seront de type 1, les prédicats de tels pré­dicats seront de type 2, et ainsi de suite. Et il pose alors la règle de syntaxe suivante : un énoncé propositionnel n’est correct que si le prédicat y est du type immédiatement supérieur à celui de l’argument[75]. Sinon, la proposition est, non pas fausse (car sa négation, alors, serait vraie), mais dénuée de sens : ce n’est qu’une pseudo-proposi­tion. Cette règle nous interdit notamment d’attribuer une pro­priété à elle-même, puisqu’alors prédicat et argument se­raient du même type, et elle nous empêche par con­séquent de cons­truire des antinomies comme celle de l’imprédi­cable.

Il est à remarquer, encore une fois, que l’élaboration à la­quelle se consacrent Russell et ses émules d’une théorie des types s’assi­mile à une récupération maladroite et arbitraire de ces niveaux de considération qu’ils ont ignorés au départ.

La théorie russellienne des types est assez compliquée, non exempte d’ar­bitraire, et elle aboutit à certaines consé­quences difficilement admissibles, no­tamment dans la théo­rie des nombres. Aussi d’autres /165-166/ auteurs ont-ils cherché, soit à l’amender, soit à la remplacer (mentionnons particulière­ment la théorie de Quine). Mais si le détail de la théorie est contestable, il en de­meure du moins deux nou­veautés essen­tielles. D’abord l’introduction de la notion d’énoncé dénué de sens, expressément distinguée de celle d’énoncé faux : ce qui le soustrait à l’alternative du vrai et du faux. Ensuite l’idée d’im­puter l’antinomie, non à une faute de raisonnement[76], mais à une faute de syntaxe, c’est-à-dire d’incriminer non pas les règles de l’inférence, mais celles de la formation des expressions, dont l’importance capitale com­men­çait ainsi d’être reconnue.

Plutôt que d’énoncés arbitrairement décrétés ‘dénués de sens’, il faudrait dénoncer des énoncés formés en confondant les niveaux de considération. Considérer Pierre, un homme, comme une espèce, du fait que l’homme en est une, c’est insensé, oui, mais justement parce qu’on ignore que l’homme qu’on attribue à Pierre est la nature humaine regardée en elle-même, absolument, tandis que l’homme qu’on qualifie d’espèce est le concept de l’homme qu’on forme naturellement en connaissant sa nature.

Le calcul supérieur permet donc, avec des règles restric­tives qu’il précise pour leur maniement, de traiter les sym­boles de fonctions comme de vraies variables, de les spécia­liser ou de les généraliser en les liant par des quantificateurs, universellement ou existentiellement. Il permet ainsi d’écrire, notamment, la for­mule suivante, qui donne, du symbole de l’identité que nous avions traité, au paragraphe précédent, comme un indéfinissable provisoire, une définition :

x = y = df·(f) · fx  fy

« x sera dit identique à y si et seulement si, pour toute fonction f, si x y satisfait, y y satisfait également. »[77] On voit que le définis­sant appartient au calcul supérieur, puisqu’il fait intervenir une fonction quanti­fiée. C’est pourquoi la théo­rie des descriptions est ordinairement rattachée, avec celle de l’identité, au calcul su­périeur.

On a pu le constater pas à pas : confronter les logiciens tradi­tionnel et moderne constitue une tâche extrêmement fastidieuse. C’est que dès la base le logicien moderne se piège en s’enfer­mant dans des méconceptions des opérations rationnelles et des éléments qui y interviennent. Il se trouve ensuite emprisonné dans le dédale de conséquences absurdes inévitables. Il se trouve tout à fait inca­pable de se libérer, car il a dès le début jeté la clef de son laby­rinthe : refusant de considérer la logique tradi­tionnelle à sa source, il s’est limité, pour la condamner plus aisément, à une logique ‘clas­sique’ qu’il a puisée dans les on-dit de manuels superficiels et inadéquats. Il s’en trouve voué à mul­tiplier l’ignorance de la réfu­tation, à s’attaquer sans fin à des conceptions traditionnelles plus ou moins fictives. Le dia­logue s’en trouve d’autant compromis.

Comme je le remarquais au départ, à lire un logicien mo­derne, on se trouve acculé à rectifier presque chaque attribution qu’il fait à la logique traditionnelle et à dénoncer en chaque phrase, et à répétition ad nauseam, des mécon­ceptions, des simplismes, des malentendus, des erreurs de plus ou moins grande portée. Pour résumer les plus importantes, concernant l’énonciation, le logicien moderne a oublié qu’elle est l’instrument d’expres­sion du jugement par lequel la rai­son accède à la vérité, qu’il ignore même qu’elle est un acte de connaissance, qu’il confond l’identité qu’elle énonce entre un sujet et son attribut avec une inclusion du premier dans le second et enfin qu’il ignore tout à fait les trois niveaux de considération que la raison fait des natures qu’elle se propose de connaître.

L’exercice que je viens d’en faire devrait du moins présenter le bénéfice de convaincre profondément de la nécessité d’une étude approfondie d’un traité aussi génial que ce traité De l’interprétation, à la lecture duquel il est maintenant grand temps de s’adonner.


Livre  I

L’énonciation en elle-même

Texte d’Aristote, avec le Commentaire de Thomas d’Aquin

 


livre I

Proème de saint Thomas

#1. — D’après le Philosophe, notre in­telligence compte deux opé­ra­tions : par l’une, dite ‘intelligence des indivisibles’, elle saisit l’es­sence de chaque chose en elle-même; par l’autre, elle compose et divise ces essences.[78] À vrai dire, il s’ajoute une troisième opéra­tion : raisonner; par elle, c’est notre raison qui, partant de ce qu’elle con­naît, cherche ce qu’elle ignore. La première de ces opéra­tions est ordonnée à la seconde, car on ne peut composer et diviser que des essences simples déjà saisies. La seconde, elle, est ordonnée à la troi­sième, car notre intelligence doit partir d’une vérité connue à laquelle elle adhère pour s’assurer d’accéder à celles qu’elle ignore.

#2. — Or on appelle la Logique la science rationnelle[79]; son étude doit donc porter sur ce qui concerne ces trois opérations de la rai­son. Ce qui concerne la première opération, les conceptions d’une in­tel­ligence simple, Aristote en traite au livre des Attributions[80]. Ce qui concerne la seconde opération, l’énonciation affirmative et né­gative, il en traite au livre De l’interprétation. Ce qui concerne la troisième opération, il en traite au livre des Premiers Analytiques et dans les suivants, où il s’agit du raisonnement tout court, puis des diverses espèces de raisonnements et d’argumenta­tions moyennant lesquels notre raison progresse d’une vérité à une autre. Aussi, en conformité avec l’ordre assigné aux trois opéra­tions, le livre des Attributions prépare celui De l’interprétation, qui prépare lui-même le livre des Premiers Analytiques et les suivants.

#3. — Le livre qu’on tient en mains s’intitule Perihermeneias[81], c’est-à-dire : De l’interprétation. Or d’après Boèce[82], on appelle in­ter­prétation « une voix[83] signifiante qui, prise à part, détient déjà un sens », fût-elle complexe ou incom­plexe. Ainsi, les conjonctions, préposi­tions et au­tres mots de la sorte ne se considèrent pas comme des interprétations, car pris à part ils ne signifient rien. Toute­fois[84], des voix signifiantes par nature, non à dessein ni avec intention de signifier quoi que ce soit[85], comme celles des animaux bruts, ne peuvent se considérer comme des inter­prétations, car qui inter­prète entend exposer quelque chose. C’est pour­quoi seuls noms, verbes et phrases[86] comptent pour les interpré­tations dont on traite en ce livre.

Le nom et le verbe, cependant, présentent plus l’allure de prin­cipes d’inter­prétation que d’interprétations. On passe pour inter­préter, en effet, pour autant qu’on expose quelque chose comme vrai ou faux. Aussi, en fait, seule la phrase énonciative, elle où on trouve le vrai ou le faux, mérite pleinement l’appellation d’interprétation. Les autres phrases, comme l’optative et l’impérative, visent plutôt l’expression d’une affection que l’interprétation de ce qu’on a dans l’intelligence. Ce titre : De l’interprétation équivaut à : De la phrase énonciative, car c’est en elle qu’on trouve le vrai ou le faux. D’ailleurs, il ne s’agit ici du nom et du verbe qu’en tant que parties de l’énonciation. Il est propre à chaque science, en effet, de traiter des parties de son sujet, de même que ses propriétés. Voilà devenu évident quelle partie de la philosophie concerne ce livre, ce qui en fait la nécessité et quel rang il tient parmi les livres de la Logique.

Chapitre 1 – Proème

Le propos

1. 16a1 On doit d’abord fixer[87] ce qu’est un nom et ce qu’est un verbe, puis ce que sont une négation et une af­fir­mation, une énon­ciation et une phrase[88].

Leçon 1

#4. — Le Philosophe met au début de cette œuvre un proème où il énumère un à un les sujets à traiter dans ce livre. Toute science met au début ce qui concerne ses principes; or les parties des composés en sont les principes; qui entend traiter de l’énonciation doit donc d’abord traiter de ses parties.

C’est pour cela qu’il déclare : “On doit d’abord fixer”, c’est-à-dire, définir, “ce qu’est un nom et ce qu’est un verbe”. En grec, on a : “On doit d’abord poser”, ce qui signifie la même chose. Les dé­monstra­tions présupposent en effet les définitions à partir des­quelles con­clure; celles-ci s’appellent donc à bon droit des posi­tions. C’est pourquoi on donne d’abord ici seulement les définitions des sujets à traiter, car c’est à partir de leurs définitions que le reste se connaît.

#5. — On a déjà traité des expressions simples, au li­vre des Attri­butions[89]. Aussi peut-on se demander quelle nécessité appelait à trai­ter encore ici du nom et du verbe. Les expressions[90] simples, doit-on répondre, appellent trois considérations. La première s’y in­téresse en ce qu’elles signifient absolument les con­cepts simples[91]; c’est en ce sens qu’en traiter relève du livre des Attributions. La se­conde les regarde sous certain rapport[92], comme par­ties de l’énon­ciation; c’est en ce sens qu’on en traite dans le présent livre. C’est pour cela qu’on en traite en tant que noms et verbes; il appartient à ce rapport qu’elles signifient toute chose avec ou sans con­no­tation de temps, et pré­sentent d’autres propriétés de la sorte associées aux expressions en tant qu’elles forment une énonciation. La troisième les regarde comme éléments de l’agencement d’un rai­sonnement; c’est en ce sens qu’on en traite en tant que termes, au livre des Pre­miers Analytiques.

#6. — On peut encore se demander pourquoi, négligeant les autres parties de la phrase, on traite seu­le­ment des noms et des verbes. Comme le Philosophe entend traiter de l’énonciation sim­ple, doit-on répondre, il lui suffit de traiter des seules parties de l’énonciation indispensables à la constitution d’une phrase simple. Or une énon­ciation simple peut se former seulement d’un nom et d’un verbe, mais non d’autres parties de la phrase sans eux. Aussi suffisait-il de traiter de ces deux-là.

Seuls les noms et les verbes, peut-on encore répondre, sont des parties principales de la phrase. Sous les noms, on comprend en effet les pronoms, qui, sans nommer de nature, fixent néanmoins la personne, et pour cela se mettent en guise de noms. Sous le verbe, par ailleurs, on comprend le participe, qui consignifie le temps, malgré sa convenance aussi avec le nom. D’autres parties servent plutôt de liens entre les parties de la phrase, et signifient leur rela­tion entre elles, plutôt que des parties comme telles de la phrase; comme clous et autres pareils items ne constituent pas des parties de navire, mais des liens entre ces parties.

#7. — Après avoir présenté ces parties à titre de principes, le Philo­sophe en présente d’autres qui touchent à son intention princi­pale : “… puis ce que sont une négation, une af­fir­mation”. Ce sont des parties de l’énonciation, non intégrantes, certes, comme le nom et le verbe – autrement, toute énonciation devrait se composer d’af­firmation et de négation –, mais subjectives, c’est-à-dire, des es­pèces. Cela, certes, on le suppose seulement pour le moment, mais on le manifestera plus tard[93].

#8. — L’énonciation se divise encore en attributive[94] et condition­nelle[95]. On peut se demander pour­quoi le Philosophe n’en fait pas mention, comme de l’affirmation et de la négation. C’est que, peut-on répondre, l’énon­ciation conditionnelle se compose de plusieurs énonciations attributives. Aussi ne diffèrent-elles que du fait de constituer une seule ou plusieurs énonciations.

L’énonciation conditionnelle, peut-on encore répondre, et mieux, ne contient pas de vérité absolue, connaissance requise dans la dé­monstration, que vise principalement ce livre. Plutôt, elle ne si­gnifie du vrai qu’en le supposant, ce qui ne suffit pas dans les sciences dé­monstratives, à moins de le confirmer par la vérité absolue d’une simple énonciation. Voilà pourquoi Aristote a omis de traiter des énonciations et des raisonnements conditionnels. Il ajoute toutefois “une énonciation”, le genre de la négation et de l’affirmation, “et une phrase”, le genre de l’énonciation.

#9. — On peut encore se demander pourquoi le Philosophe ne fait pas ensuite mention de la voix[96]. Celle-ci, doit-on répondre, est une entité naturelle. Elle relève donc de la considération de la philoso­phie na­tu­relle[97]. Aussi n’offre-t-elle pas proprement un genre pour la phrase, mais sert à sa constitution, de la façon dont les choses naturelles servent à la constitution des artificielles.

#10. — Il y a par ailleurs interversion manifeste dans l’ordre de l’énonciation : l’affirmation est naturelle­ment antérieure à la néga­tion; l’énonciation leur est antérieure, comme genre; de même, par conséquent, la phrase à l’énonciation. — Comme le Philosophe a commencé son énumération par les parties, doit-on répondre, il va des parties au tout. Pour la même raison, il met la négation, qui contient une division, avant l’affirmation, qui consiste en une com­position; la division, en effet, aboutit plutôt aux parties, tandis que la composition aboutit plutôt au tout.

D’après certains, peut-on encore répondre, on place d’abord la négation, du fait qu’en ce qui peut être et ne pas être, le non-être, que signifie la négation, précède l’être, que signifie l’affirmation.

De fait, il s’agit d’espèces qui divisent un genre sur un pied d’éga­lité. Elles vont donc ensemble par nature et cela ne fait pas de différence laquelle on met avant.

Chapitre 1 – Ordre et source de la signification

Son ordre : de l’écrit à la réalité

2. 16a3 Certes, ces affections que subit la voix[98] constituent des signes[99] de celles qui affectent l’âme, tandis que celles qui affectent l’écrit en constituent de celles que subit la voix.[100]

Sa source : nature ou imposition

3. 16a5 Par ailleurs[101], tout comme les lettres ne sont pas les mêmes pour tous, les voix non plus.

4. 16a6 Par contre, les affections de l’âme, dont celles de la voix constituent en premier les signes[102], sont les mêmes pour tous, de même que les réalités dont elles constituent déjà des représenta­tions[103].

5. 16a8 On en a parlé dans le traité De l’âme,[104] car cela relève d’une autre étude.

Leçon 2

#11. — Son proème présenté, le Philosophe passe à exécuter son propos.

Il a promis de parler des voix signifiantes, complexes ou incom­plexes. Il commence donc par un traité sur la signification des voix et traite ensuite (16a19) des voix signifiantes, tel que promis.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe définit d’abord la si­gni­fication des voix, puis (16a9) montre la différence qui inter­vient entre celles des voix complexes et des voix incomplexes.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe montre d’abord l’ordre dans lequel les voix signifient, puis (16a6) précise leur source, selon qu’il s’agit de nature ou d’imposition.

#12. — Quant au premier point, le Philosophe présente trois enti­tés, dont l’une en appelle une quatrième : il présente l’écri­ture, les voix et les affections de l’âme, ces dernières impliquant les réalités. Pareille affection dépend en effet de l’im­pression d’un agent, de sorte que celles de l’âme tirent leur origine des réalités mêmes.

Si la nature avait fait de l’homme un animal solitaire, les affec­tions de son âme lui suffiraient pour se conformer aux réalités et en avoir connaissance. Mais elle en a fait un animal politique et social, ce qui a rendu nécessaire que les concep­tions de chacun se fassent connaître d’autrui. C’est à quoi sert la voix. Aussi a-t-il fallu des voix signi­fiantes pour qu’on vive ensemble; en parlant des langues différentes, en effet, on n’y arrive pas très bien.

La connaissance sensible ne porte que sur tels lieux et temps[105]. Si on n’usait que d’elle, la voix signifiante suf­firait pour vivre avec autrui, comme il suffit aux autres animaux grégaires, qui usent de voix pour se mani­fester leurs concep­tions entre eux. Cependant, on use aussi d’une con­naissance intellectuelle qui fait abs­traction de tels lieux et temps. Il s’ensuit un intérêt non seu­lement pour ce qui est présent en tel lieu et temps, mais aussi pour ce qui occupe un lieu distant et se passe en un temps futur. Aussi, pour manifester ses conceptions aux gens de lieux distants et de temps futurs, on a eu be­soin de faire usage d’écriture.

#13. — Par ailleurs, la logique vise le développement de la con­naissance des choses. Aussi, c’est la si­gni­fi­cation des voix, comme elle touche immédiatement les conceptions de l’intelli­gence, qui ap­partient à sa considération principale. La signification des lettres, du fait de s’en trouver plus éloignée, ne relève pas de sa considération, mais plutôt de celle de la grammaire.

C’est pourquoi, en décrivant l’ordre des significations, le Philo­sophe n’a pas commencé par les lettres, mais par les voix. “Certes”, dit-il, pour la première phase de signification, “ces affections que subit la voix constituent des signes[106] de celles qui affectent l’âme”. Il dit : “Certes[107]…”, com­me pour faire suite à ce qui précède : il a dit devoir traiter du nom, du verbe et des autres affections énumé­rées; or il s’agit de voix signifiantes; il faut donc expliciter leur façon de signifier.

#14. — Le Philosophe s’exprime de façon particulière : “ces af­fections que subit la voix”, dit-il, et non : “les voix”. C’est pour se mettre en continuation avec ce qui précède, car il a dit devoir parler du nom et du verbe, et d’autres affections de la sorte.

Or ces affections existent à trois occasions[108] : d’abord dans la con­ception de l’in­tel­li­gen­ce, ensuite dans l’élocution de voix, enfin dans la rédaction de lettres.

Le Philosophe dit donc : “ces af­fections que subit la voix”, pour exprimer que les noms, les verbes et les affections sui­vantes, en autant qu’ils affectent des voix[109], “constituent des signes”.

Ou bien, du fait que toute voix n’est pas signifiante et que cer­taines le sont naturellement et se trouvent ainsi étran­gères aux no­tions du nom, du verbe et des ­suivants, c’est pour contracter ses dires à ce qui concerne son intention qu’il précise : “ces af­fections que subit la voix”, c’est-à-dire, contenues sous la voix comme des parties sous un tout.

Ou bien, puisque la voix est une entité naturelle, alors que nom et verbe signifient du fait d’une institution humaine qui s’ajoute à cette entité naturelle comme à sa matière, de la manière dont la for­me d’un lit s’ajoute au bois, le Philosophe, pour désigner noms, verbes et autres formes, dit : “ces af­fections que subit la voix”, comme, en parlant d’un lit, on dirait : “cette affection que subit le bois”.

#15. — Quant à “celles qui affectent l’âme”, il faut admettre que sous ce titre d’af­fections de l’âme, on renvoie communément aux affections de l’appétit sensible : la colère, la joie et autres pa­reilles[110]. D’ailleurs, certaines voix des hommes et des autres ani­maux, comme le gémissement des malades, signifient naturelle­ment, il est vrai, des affections de la sorte[111].

Dans le présent contexte, cependant, il s’agit de voix signifiantes en suite d’institution humaine. Aussi doit-on entendre ici les affec­tions de l’âme comme les conceptions de l’intelligence, que noms, verbes et phrases signifient immédiatement, suivant la pensée d’Aristote. Ils ne peuvent pas, en effet, signifier immédia­te­ment les réalités, comme le montre leur manière de signifier. Le nom ‘homme’ signifie en effet la nature humaine abstraction faite des singuliers. Il ne peut donc pas signifier immédiatement l’homme singulier. C’est ce qui a poussé les Platoniciens à prétendre qu’il si­gnifierait l’idée séparée d’homme. Selon la pensée d’Aristote, ce­pendant, cet homme abstrait ne subsiste pas réellement; il n’est qu’en la seule intelligence. Aussi a-t-il dû déclarer que les voix si­gnifient immédiatement les conceptions de l’intelligence et signi­fient les réa­lités seulement par leur intermé­diaire.

#16. — Aristote n’a pas coutume de nommer ‘affec­tions’ les con­ceptions de l’intelli­gence, ce qui a porté Andronicus à nier que ce livre soit de lui. Cependant, Aristote appelle manifestement ‘affec­tions de l’âme’ toutes ses opérations[112]; la conception de l’intelli­gence peut donc s’appeler une affection. Elle le peut aussi du fait que notre intellec­tion ne se fait pas sans phantasme, ce qui implique affection corporelle; pour cela le Philosophe appelle l’ima­gination un intel­lect susceptible d’affection[113]. Elle le peut encore du fait que ce nom ‘affection’ s’étend à toute réception, de sorte que même l’in­tellection de l’intelligence possible implique en un sens qu’elle soit affectée[114].

Enfin, le Philosophe préfère dire ‘affections’ que ‘concep­tions’ parce que c’est une affection de l’âme, du style amour ou haine, qui fait vouloir signifier son concept intérieur à autrui avec la voix; et aussi parce que la signification des voix renvoie à la conception de l’intelligence du fait que celle-ci émane de la réalité sous le mode de quelque impression ou affection.

#17. — Le Philosophe traite ensuite (16a4) de la signification de l’écriture. D’après Alexandre, il introduit cette remarque pour ma­nifester la pensée qui précède en usant d’une comparaison dont le sens serait : les affections que subit la voix constituent des signes de celles de l’âme comme les lettres en constituent des voix. Il mani­festerait aussi la même chose par sa considération suivante (16a5), qu’il en donnerait comme signe : que les lettres signifient ef­fecti­ve­ment les voix, on en a un signe dans le fait que les gens qui re­courent à des voix différentes font aussi usage de lettres différentes. La raison alors pour laquelle le Philosophe n’a pas dit : “les lettres en constituent de celles que subit la voix”, mais “celles qui affectent l’écrit”, serait qu’on parle de lettres tant pour l’oral que pour l’écrit, même si c’est plus proprement à propos de l’écri­t. Pour l’oral, on parle plutôt de phonèmes[115].

Néanmoins, Aristote n’a pas dit : “de même que celles qui af­fectent l’écrit”, mais a écrit en narration continue. Il vaut donc mieux dire, suivant l’interprétation de Porphyre, qu’Aristote conti­nue et com­plète l’ordre de la signification. Les noms et les verbes qui affectent la voix, venait-il de dire, constituent des signes des affections qu’on trouve dans l’âme; il ajoute en continuation que celles qui affectent l’écrit constituent les signes des affections que subit la voix.

#18. — Le Philosophe signale ensuite (16a5) la différence entre ces signifiants et signifiés, quant à ce qui est de l’être ou non par nature.

Ce point se divise en trois. Le Philosophe donne d’abord un signe qui rend manifeste que ni voix ni lettres ne signifient naturel­lement : ce qui signifie naturellement est le même pour tous. Or la significa­tion dont il s’agit ici, celle des lettres et des voix, ne l’est pas.

Ce fait n’a jamais fait difficulté pour personne pour ce qui est des lettres : non seule­ment leur mode de signifier procède d’une imposi­tion, mais même leur formation est due à l’art. Les voix, par contre, se forment par nature; aussi certains se sont-ils demandé s’il en va de même de leur signification. Aristote répond en s’appuyant sur leur ressemblance aux lettres : tout comme celles-ci ne sont pas les mêmes pour tous, de même les voix non plus. Il en devient mani­feste que tout comme les lettres, les voix non plus ne si­gnifient pas par nature, mais par suite d’une insti­tu­tion humaine. D’ail­leurs, celles qui se trouvent dotées d’une signification naturelle, comme les gémis­se­ments des mala­des et autres pareils, sont les mêmes pour tous.

#19. — Le Philosophe montre ensuite (16a6) que les affections de l’âme, tout comme les réalités, sont d’existence naturelle, par le fait qu’elles sont les mêmes pour tous. “Par contre”, dit-il, “les pre­mières affec­tions”, c’est-à-dire celles de l’âme[116], “dont celles de la voix constituent en premier les signes[117], sont les mêmes pour tous”. Les affections de l’âme se comparent aux voix comme de l’antérieur à du postérieur, car les voix ne se pro­fèrent que pour exprimer les affections inté­rieures de l’âme. “… de mê­me que les réalités”, continue le Philosophe, c’est-à-dire : elles aussi sont les mêmes pour tous, elles “dont elles”, les affections de l’âme, “constituent déjà des représen­tations”. Por­tons-y attention : les lettres, a déclaré le Philosophe, constituent des “signes”[118] des voix, et pareillement les voix en constituent pour les affections de l’âme, tandis que les affections de l’âme, dit-il, sont des “représentations” des choses. La raison en est que l’âme ne connaît la chose que par une représenta­tion d’elle présente dans le sens ou dans l’intelli­gence. Les lettres, elles, sont les signes des voix, et les voix, les signes des affections, sans avoir besoin d’en offrir une représenta­tion, mais seule­ment par suite d’une institution, comme c’est le cas de beaucoup de signes, à la manière dont la trompette est un signe de guerre. Les affections de l’âme, par contre, ont besoin de repré­senter les choses pour les exprimer, parce qu’elles les désignent naturellement, non par insti­tu­tion.

#20. — Certains s’objectent à cette déclaration du Philosophe à l’effet que les affections de l’âme, que signifient les voix, soient les mêmes pour tous. D’abord, allèguent-ils, les gens se font des opi­nions différentes sur les réalités. Cela ne dénote pas les mêmes affec­tions de l’âme chez tous. – Boèce répond qu’Aristote nom­me ici ‘affections de l’âme’ les conceptions de l’intelligence[119]; or celle-ci ne se trompe jamais : ses conceptions doivent être les mêmes pour tous; en élaborant une conception différente de la vraie, on ne conçoit tout simplement pas la chose concernée[120]. – Il reste pos­sible, toutefois, de trouver du faux dans l’intelligence[121], dans la mesure où elle compose et divise[122]; mais ce n’est pas le cas quand elle connaît la quiddité[123], c’est-à-dire, l’essence de la chose[124]. On doit se placer dans le contexte des conceptions simples de l’intelli­gence; ce sont elles que signifient les voix incomplexes[125] et elles sont les mêmes pour tous : comparée à la con­ception véritable de ce qu’est l’homme, toute autre n’en sera pas une de l’homme[126]. Or ce sont de telles conceptions simples de l’intelligence que signifient en premier les voix; aussi est-il dit que la notion que signifie le nom est la définition[127]. C’est expressément qu’il dit : “dont celles de la voix constituent en premier les signes”, pour renvoyer aux conceptions signifiées en premier par les voix[128].

#21. — On soulève aussi comme objection les homonymes[129] : dans leur cas, bien qu’avec la même voix, ce n’est pas pour tous la même affection qui se trouve signifiée. Porphyre répond qu’en proférant une voix, on renvoie à la signification d’une seule con­cep­tion de l’intelligence. Si son interlocuteur en comprend une autre, on fait, en s’expliquant, qu’il ramène son intelligence à la même.

Il vaut mieux cependant répondre que l’intention d’Aristote n’est pas d’affirmer l’identité de la conception de l’âme en rapport à la voix et de prétendre qu’une seule voix correspond à une concep­tion unique — d’ailleurs, différentes personnes usent de voix différentes. Il entend plutôt affirmer cette identité des conceptions de l’âme en rapport aux choses : tous se font des mêmes choses, dit-il, les mêmes conceptions.

#22. — Le Philosophe se dispense enfin (16a8) d’une considération plus approfondie du sujet. La nature des affections de l’âme et leur manière de représenter les réalités ont déjà fait le propos du traité De l’âme; ce propos n’en est pas un logique, mais naturel.

Chapitre 1 – Variété de la signification

Essence ou vérité

6. 16a9 Dans l’âme, le concept tantôt ne dit ni vrai ni faux, tantôt doit dire l’un ou l’autre. Il en va de même aussi avec la voix.

Avec ou sans composition ou division

7. 16a12 C’est que la vérité et la fausseté[130] sont affaire de composi­tion et de division.

8. 16a13 Or les noms et les verbes, eux, s’assimilent au con­cept qui ne présente ni composition ni division. Ainsi, ‘homme’ et ‘blanc’, tant qu’on ne leur ajoute rien, ne sont encore ni vrais ni faux[131].

9. 16a16 En voici un signe : ‘le bouc-cerf’ signifie quelque chose d’encore ni vrai ni faux tant qu’on ne lui ajoute ni l’être ni le non-être, absolument ou en rapport à un temps.

Leçon 3

#23. — Le Philosophe vient de situer la signification des voix[132]. Il traite ici de la variété de leur signification : cer­taines signifient le vrai ou le faux, d’autres non.

Cette considération se divise en deux : le Philosophe annonce d’abord cette variété, puis (16a12) la manifeste.

Dans l’ordre naturel, les conceptions de l’intelligence viennent avant les voix proférées pour les exprimer[133]. Aussi, c’est comme représentation de la variété concernant l’intelligence qu’il assigne celle qui concerne les significations des voix. Ainsi, cette ma­nifes­tation ne se fonde pas seulement sur quelque chose de sem­blable, mais aussi sur la cause, imitée par ses effets.

#24. — Il faut se le rappeler, il y a deux opérations de l’intelli­gence[134] : la première ne comporte ni vrai ni faux, la seconde oui. C’est l’objet de son affirmation que “dans l’âme, le concept tantôt ne dit ni vrai ni faux, tantôt doit dire l’un ou l’autre”. Or on forme les voix signifiantes pour exprimer les conceptions de l’in­telligence. En conséquence, pour que, comme signe, elles se conforment à leur si­gnifié, elles doivent pareillement signi­fier tantôt sans, tantôt avec vrai et faux.

#25. — Le Philosophe manifeste ensuite (16a12) cette annonce.

D’abord en ce qu’elle concerne le concept, puis (16a13) en ce qu’elle concerne l’assimilation des voix au concept.

Pour montrer que le concept va parfois sans vrai ni faux, parfois avec l’un ou l’autre, le Philosophe affirme d’abord que vérité et faus­seté sont affaire de composition et de division.

L’une des deux opérations de l’intelligence, on doit le com­prendre, est l’intelligence des entités indi­visibles; on y intellige absolument la quiddité d’une chose, c’est-à-dire, sa seule essence : ce qu’est l’homme, par exemple, ou le blanc ou une autre entité de la sorte. L’autre opération, elle, consiste à composer et diviser entre eux ce type de concepts sim­ples.

Dans cette seconde opération de l’intelligence, celle où elle com­pose et divise, se trouve-t-il à dire, on rencontre vérité et fausseté. Dans la première, reste-t-il donc, on n’en rencontre pas[135].

#26. — Cela paraît d’abord faire difficulté. La division se fait en effet par résolution à des éléments indivisibles, c’est-à-dire simples; or les concepts simples ne comportent ni vérité ni fausseté; il ne devrait donc pas s’en trouver dans la division non plus. Les concep­tions de l’intelligence, doit-on répondre, sont des représentations des réalités[136], de sorte qu’on peut les regarder et nommer à deux points de vue : sous l’un, en soi; sous l’autre, selon les natures des réalités qu’elles représentent. Ainsi, la représentation d’Her­cule, dé­signée en elle-même, est ‘un cuivre’; désignée comme représen­ta­tion d’Her­cule, par contre, c’est ‘un homme’. De même aussi, à regar­der le concept en lui-même, il comporte toujours composition dès qu’il s’y trouve vérité et fausseté, puisqu’on n’y trouve d’elles qu’en autant que l’intelligence compare un concept simple avec un autre. À regarder la chose, par contre, son concept est tantôt une composition, tantôt une division.

Une composition, quand l’intelligence compare un concept avec un autre et saisit comme une conjonction ou identité des réalités dont ils sont les conceptions; une division, quand cette comparaison lui fait saisir les réalités conçues comme distinctes. C’est de cette manière aussi que, chez les voix, on appelle l’affirmation une com­position, puisqu’elle signifie une conjonction du côté de la réa­lité, tandis qu’on appelle la négation une division, puisqu’elle si­gnifie la séparation des réalités conçues.

#27. — Autre difficulté : manifestement, la vérité ne consiste pas seulement en composition et division.

D’abord, on dit même la réalité vraie ou fausse : il est par exemple question de vrai ou de faux or. Même que l’être et le vrai se conver­tissent, dit-on. Par conséquent, la conception simple de l’intelli­gence, se trouvant la représentation d’une réalité, n’est manifeste­ment pas privée de vérité et de fausseté.

En outre, la sensation des sensibles propres est toujours vraie[137]. Or le sens ne compose ni ne divise. On ne trouve donc pas de la vérité seulement dans la composition ou la division.

Bien plus, l’intelligence divine ne présente aucune composition[138]. C’est pourtant là qu’on trouve la vérité la première et la plus haute. Elle ne peut donc pas être seulement affaire de composition et de division.

#28. — L’évidence sur cette question requiert de voir que la vérité se rencontre quelque part en deux sens : en l’un, comme en l’objet vrai; en l’autre, comme en le sujet qui dit ou connaît cet objet. Or comme objets vrais, on trouve de la vérité autant en les entités simples qu’en les composées; par contre, le sujet qui dit ou connaît cet objet ne présente du vrai que sous forme de composition et de division. Ce qui appert comme suit.

#29. — Le vrai est le bien de l’intelligence[139]. Aussi, quoi que ce soit que l’on dise vrai doit se prendre en rapport à l’intelligence. Or les voix se rapportent à l’intelligence comme ses signes et les choses comme ce que ses concepts représentent[140].

Encore là, on doit tenir compte qu’on se rapporte à l’intelligence en deux sens.

En l’un, comme la mesure à ce qu’elle mesure : c’est ainsi que les choses naturelles se comparent à l’intelligence spéculative humaine. On dit ainsi l’intelligence vraie pour autant qu’elle se conforme à la chose, et fausse pour autant qu’elle s’en écarte.

La chose naturelle, cependant, ne se dit pas vraie en rapport à notre intelligence au sens où l’ont soutenu les anciens natu­ralistes, qui estimaient que la vérité des choses tienne seulement à ce qu’elles nous semblent être. Alors les contradictoires se trouveraient vraies en même temps, car elles font l’objet de l’opinion de per­sonnes différentes. Certaines choses se disent tout de même vraies ou fausses en rapport à notre intelligence, non en un sens essentiel ou formel toutefois, mais en un sens efficient, en autant qu’elles sont naturelle­ment en mesure d’occasionner une estimation d’elles vraie ou fausse. C’est sous ce rapport qu’on parle de vrai ou de faux or.

En l’autre sens, les choses se rapportent à l’intelligence comme le mesuré à sa mesure. C’est le cas pour l’intelligence pratique, cause des choses. En ce sens, l’œuvre de l’artisan se dit vraie en autant qu’elle réalise le plan de l’art[141], mais fausse en autant qu’elle s’en écarte.

#30. — Or toute chose naturelle se rapporte à l’intelligence divine comme les artéfacts à l’art. Toute chose se dit donc vraie dès qu’elle détient sa forme propre, par laquelle elle s’ajuste sur l’art divin[142]. Car du faux or est du vrai cuivre. C’est en ce sens que l’être et le vrai se convertissent, parce que toute chose naturelle se con­forme à l’art divin par sa forme. C’est pourquoi le Philosophe désigne la forme comme quelque chose de divin[143].

#31. — La chose se dit vraie par rapport à sa mesure; de même le sens et l’intelligence, mais leur mesure est la chose extérieure. Le sens se dit donc vrai quand, grâce à sa forme, il se conforme à la réalité hors de l’âme. C’est en ce sens que l’on comprend que la sensation du sensible propre est vraie. C’est aussi en ce sens que l’intelligence qui saisit une essence sans composition ni division est toujours vraie[144].

Toutefois, faut-il garder à l’esprit, bien que, quant à son objet propre, le sens soit vrai, il ne le sait pas, car il ne peut connaître sa relation de conformité avec la chose; il saisit seulement celle-ci. L’intelligence, elle, peut connaître pareille relation de con­formité; aussi peut-elle seule connaître la vérité. C’est pourquoi le Philo­sophe déclare que la vérité est seulement dans l’esprit, au titre du sujet qui la connaît[145]. Or connaître cette relation de conformité n’est rien d’autre que de juger qu’il en soit ou non ainsi dans la réalité, ce qui revient à composer et diviser, de sorte que l’intelli­gence ne con­naît la vérité qu’en composant ou divisant en son juge­ment. Ce dernier sera vrai s’il s’accorde avec la réalité, c’est-à-dire lors­qu’on juge être une chose qui est ou n’être pas une chose qui n’est pas. Il sera faux par contre quand il ne s’accorde pas avec la réalité, c’est-à-dire lorsqu’on juge n’être pas une chose qui est ou être une chose qui n’est pas. Il devient ainsi clair que la vérité et la fausseté, au sens où elle se trouve en le sujet qui la connaît et la dit, n’est affaire que de composition et division. C’est en ce sens que le Philosophe en parle ici.

Comme les voix sont les signes des concepts, sera vraie celle qui signifie l’intel­ligence vraie et fausse celle qui signifie l’intelli­gence fausse. La voix, en autant qu’elle constitue une réalité, se dit tout de même vraie aussi au même sens que toute autre réalité. Ainsi, cette voix : “l’homme est un âne” est vraiment une voix et vraiment un signe; mais comme elle est signe du faux, on la dit fausse.

#32. — Le Philosophe parle néanmoins ici de la vérité en ce qu’elle concerne l’intelligence humaine, qui juge de la conformité des choses et de l’intelligence par mode de composition et de divi­sion. Le jugement de l’intelligence divine se fait par contre sans composition ni division; tout comme notre intelligence saisit les choses matérielles de manière immatérielle, de même l’intelligence divine connaît leur composition et leur division de manière simple[146].

#33. — Le Philosophe manifeste ensuite (16a13) ce qu’il a dit de la manière dont les voix s’assimilent aux concepts.

Il manifeste d’abord son propos, puis (16a16) le prouve avec un signe.

La vérité et la fausseté dans l’intelligence est donc seulement af­faire de composition et de division. Pris séparément, en conclut-il, les noms et les verbes en eux-mêmes s’assimilent au concept dé­pourvu de composition et de division. C’est le cas quand on dit ‘homme’ ou ‘blanc’, tant qu’on n’ajoute rien d’autre : ce n’est en­core ni vrai ni faux. Ensuite, quand on leur ajoute d’être ou de ne pas être, alors on obtient du vrai ou du faux.

#34. — Il n’y a pas d’objection à tirer de celui qui, avec un nom seul, donne une réponse vraie à une question qu’on lui fait. Comme si à qui demande : “Qu’est-ce qui nage dans la mer?”, on répond : “Un poisson!” C’est qu’on sous-entend alors le verbe présent dans l’interrogation. – Par ailleurs, tout comme le nom, le verbe dit tout seul ne signifie pas non plus le vrai ni le faux. Il n’y a pas d’objec­tion à tirer du verbe de la première ou deuxième personne, et du verbe d’action impersonnel­le[147]. Un certain nominatif déterminé est alors sous-entendu, de sorte qu’il se trouve une composition im­pli­cite, même s’il n’y en a pas d’explicite.

#35. — Le Philosophe apporte ensuite (16a16) un signe tiré du nom composé ‘bouc-cerf’, qui se compose de ‘bouc’ et de ‘cerf’, dit en grec ‘tragelaphos’ : ‘tragos’, c’est ‘bouc’, et ‘elaphos’, c’est ‘cerf’. Pareils noms signifient quelque chose, des concepts simples, mais à propos de réalités composées. Aussi ne comportent-ils ni vrai ni faux, tant qu’on ne leur ajoute ni d’être ni de ne pas être, par quoi s’ex­prime le jugement de l’intelligence. Par ailleurs, d’être ou de ne pas être peuvent s’ajouter quant au temps présent, ce qui revient à être ou non en acte, ce qu’on appelle être “absolument”; ou encore quant au temps passé ou futur, ce qui revient à être non absolument, mais sous un certain rapport, comme lorsqu’on dit que quelque chose a été ou doit être. — Le Philosophe présente significative­ment un exemple tiré d’un nom qui signifie quelque chose qu’on ne trouve pas dans la réalité, dont la fausseté apparaisse tout de suite. Malgré ce fait, il ne peut pourtant y avoir là ni vrai ni faux sans composition ni division.

Chapitre 2 – Le nom

Définition

10. 16a19 Le nom est une voix signifiante par convention sans im­pli­quer de temps et sans aucune partie signifiante séparément.[148]

11. 16a21 Même dans “Beaumont”[149], en effet, ‘mont’ ne signifie rien en lui-même, alors qu’il le fait dans la phra­­se[150] “un beau mont”[151].

12. 16a22 Il n’en va pas tout à fait dans les noms composés comme dans les noms simples[152] : chez ces derniers, la partie ne détient ab­solument aucun sens, tandis que chez les autres chaque partie veut en déte­nir un, mais séparément elle ne signifie rien[153]; c’est le cas, dans bateau-mouche, pour mouche[154].

13. 16a26 La précision ‘par convention’ se doit au fait qu’aucun nom n’en est un par nature; chacun en devient un seulement une fois de­venu un signe[155]. En effet, même les sons qui ne correspondent pas à des lettres[156], comme ceux que les bêtes émettent, expriment quelque chose; pour­tant aucun n’est un nom.

Nom infini

14. 16a29 Par ailleurs, ‘non-homme’ n’est pas un nom, ni même ne s’est vu imposé un nom avec lequel on doive le désigner : il ne s’agit ni d’une phrase ni d’une négation. Mettons que ce soit un nom infini,[157] puis­que cela concerne pareillement quoi que ce soit d’exis­tant comme de non existant[158].

Cas de nom

15. 16a32 ‘De Philon’, ‘à Philon’ et toutes ces variations ne sont pas des noms; il s’agit plutôt de chutes du nom[159].

16. 16b1 La définition du nom leur convient quand même en tout[160], sauf que leur adjoindre ‘est’, ‘était’ ou ‘sera’, n’entraîne ni vrai ni faux, tandis que cela en entraîne toujours pour le nom. Ainsi, ‘est’ ou ‘n’est pas à Philon’ n’entraîne encore rien de vrai ou de faux.

Leçon 4

#36. — Le Philosophe vient de traiter de la place des voix dans l’ordre de la signification[161]; il arrive ici à traiter des voix signi­fiantes comme telles. Son intention principale concerne l’énon­cia­tion, sujet de ce livre. Mais en toute science, on doit d’abord con­naître les principes de son sujet. Le Philosophe traite donc d’abord des prin­cipes de l’énonciation, puis (17a2) de celle-ci comme telle.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe traite d’abord de ses principes quasi maté­riels : ses parties inté­grantes, puis (16b26) de son principe formel : la phrase, qui constitue son genre.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe traite d’abord du nom, qui signifie la subs­tance d’une réalité, puis (16b6) du verbe, qui signifie l’action ou la passion qui en procède.

Le premier point se divise en trois : le Philosophe définit d’abord le nom, puis (16a21) explique sa définition et enfin (16a29) exclut des voix qui ne détiennent pas parfaitement la nature de noms[162].

#37. — On considère la définition comme un terme, doit-on sa­voir, parce qu’elle inclut totalement la réalité définie : rien de celle-ci ne reste en dehors de la définition, à quoi cette dernière ne con­vienne pas, ni rien d’étranger à elle n’y entre, à quoi cette dernière con­vienne.

#38. — Pour arriver à cela, le Philosophe introduit cinq éléments dans sa définition du nom.

“Voix” intervient à titre de genre : ce genre distingue le nom de tous les sons qui ne sont pas des voix. En effet, la voix est un son émis de la bouche d’un animal, inspiré par quelque inten­tion[163].

“Signifiante” s’ajoute comme première différence, pour distinguer le nom de toute voix qui ne signifie rien, qu’elle se rende par des lettres et s’articule, comme “biltris”, ou ne corresponde à aucune lettre ni ne s’articule, comme un sifflement émis pour rien. Il s’est agi plus haut de la signification des voix; aussi le Philosophe en conclut-il que le nom est une voix signifiante.

#39. — Une voix est tout de même une réalité naturelle, ce qui n’est pas le cas du nom, qui relève plutôt d’une institution humaine. Le Philosophe n’aurait-il pas dû donner, com­me genre du nom, plutôt que ‘voix’, qui est une réalité naturelle, ‘signe’, une réalité procédant d’institu­tion? N’aurait-il pas dû dire : “Le nom est un signe vocal”? Ainsi, on définirait plus con­ve­na­blement une écuelle en la donnant comme ‘vase de bois’ qu’en la donnant comme ‘bois en forme de vase’.

#40. — Les artéfacts, doit-on répondre, c’est par leur matière qu’ils se rangent dans le gen­re de la substance, alors que par leurs formes, ils se rangent dans le genre des accidents, parce que leurs formes sont des accidents. ‘Nom’ signifie donc une forme acciden­telle inhérente à un sujet. Par ailleurs, la définition de tout accident requiert qu’on y mette son sujet. Si son nom signifie un acci­dent abstraitement, sa définition doit le présenter au nominatif, à titre de genre, et donner son sujet en un cas subordonné[164], à titre de diffé­rence; c’est ainsi qu’on dit : « La ca­mu­si­té est la courbure du nez. » Inversement, si son nom signifie concrètement un accident, sa défi­nition présente sa matière, son sujet, au titre de genre, et l’accident comme tel au titre de différence; c’est ainsi qu’on dit : « Le camus est un nez courbe. » Par conséquent, si le nom d’un artéfact signifie une forme acciden­telle comme inhérente à un sujet naturel, sa définition donne plus convenablement la réalité naturelle au titre de genre, comme l’écuelle donnée comme ‘bois revêtu de telle forme’; c’est pa­reillement que le nom est donné comme “voix signifiante”. Il en irait autre­ment avec un nom d’artéfact qui signifierait abstraite­ment sa forme artificielle.

#41. — En troisième, une seconde différence s’ajoute : “par con­vention”, c’est-à-dire par institution humaine, issue du bon plaisir humain. Par là, le nom se distingue de voix qui signifient par nature, comme le gémissement des malades et les voix émises par les bêtes.

#42. — En quatrième vient une troisième différence : “sans impli­quer de temps », qui distingue le nom du verbe. — Ne serait-ce pas une fausse différence, puisque les noms ‘jour’ et ‘an’ signifient du temps?

Le temps, doit-on répondre, se considère à trois points de vue. D’abord en lui-même, comme réalité : il peut alors se signifier par un nom, comme toute autre réalité. Ensuite en ce qu’il mesure en tant que tel. Or ce qui se mesure en premier et principalement avec le temps, c’est le changement, action ou passion, et c’est le verbe qui signifie l’action et la passion. Sa signification implique donc du temps. La substance, par contre, regardée en elle-même, telle qu’un nom ou un pronom la signifient, ne se prête pas en tant que telle à être mesurée avec le temps; elle ne s’y prête qu’en autant que su­jette au change­ment : elle se signifie alors avec un participe. Aussi la signification du verbe et du participe implique-t-elle du temps, mais non celle du nom et du pronom. On peut enfin considérer la relation qu’il revêt en tant que mesure : on signifie celle-ci par des adverbes de temps, comme ‘demain’, ‘hier’ et ainsi de suite.

#43. — En cinquième s’ajoute une quatrième différence : “sans aucune partie signifiante séparément”, à savoir, séparément de l’en­semble du nom. Chaque partie ne se rapporte à la signi­fi­ca­tion du nom que pour autant que cette signification appartient à son tout. C’est que la signification est comme la forme du nom; or, aucune partie ne dé­tient séparément la forme du tout; ainsi, une main, sépa­rée d’un homme, n’a pas forme humaine. Cette différence distingue le nom de la phrase, dont la partie détient un sens séparément, comme dans le cas de “l’homme juste”.

#44. — Le Philosophe manifeste ensuite (16a21) cette définition.

D’abord quant à sa dernière partie, puis (16a26), quant à sa troi­siè­me. Quant aux deux pre­miè­res parties, les considérations précé­dentes les ont rendues manifestes; pour la quatrième partie : “sans impliquer de temps”, elle deviendra manifeste dans le cha­pitre sur le verbe.

Le premier point se divise en deux. Le Philosophe mani­fes­te d’abord son propos avec les noms composés, puis (16a22) montre, à ce sujet, la différence entre noms simples et com­posés.

Il manifeste d’abord que la partie du nom ne signifie rien séparé­ment dans le cas des noms composés, où elle paraît davantage le faire. Dans le nom “Beaumont”, la partie “mont” toute seule ne si­gnifie rien, alors qu’elle signifie quelque chose dans la phrase “le beau mont”[165]. C’est qu’on impose à un nom de signifier un con­cept simple. Toutefois, ce qui suggère le choix d’un nom pour lui impo­ser une signification est distinct de ce qu’on lui fait signifier; c’est par exemple son sens antérieur de ‘souffle’ qui suggère d’im­poser le nom ‘âme’, mais cela n’est pas ce qu’on lui fait signifier; c’est plu­tôt le concept du principe de vie qu’on lui impose de signi­fier.[166] Par conséquent, la partie du nom composé auquel on impose de signifier un concept simple ne si­gni­fie pas la partie de la concep­tion compo­sée qui suggérait de choisir ce nom pour lui faire signi­fier ce con­cept simple. Par contre, une phrase signifie une concep­tion com­­posée; aussi sa partie en signifie-t-elle une partie. 

#45. — Le Philosophe montre ensuite (16a22) la différence sous ce regard entre noms sim­ples et composés. Il n’en va pas pareillement, dit-il, dans les noms simples et dans les composés : dans les noms simples, la partie ne détient aucun sens, ni en vérité, ni en appa­rence; dans les noms composés, par contre, elle le veut, c’est-à-dire, elle donne l’apparence d’avoir un sens, bien que de fait elle ne si­gni­fie rien, comme on l’a remarqué avec le nom ‘Beaumont’.[167] Il y a une raison à cette différence : le nom simple, non seulement se voit imposé de signifier un concept simple, mais en plus c’est un concept simple qui suggère son choix, tandis que le nom composé, c’est une conception composée qui suggère son choix, ce qui donne à sa partie l’apparence d’une signification.[168]

#46. — Le Philosophe manifeste ensuite (16a26) la troisième partie de la définition donnée. Il a précisé que le nom signifie par conven­tion parce qu’aucun nom ne signifie par nature. Il est un nom du fait de signifier; néanmoins, il ne signifie pas par nature, mais par insti­tution. C’est la raison de cette précision : “seulement une fois deve­nu un signe”, c’est-à-dire, quand on lui a imposé une signifi­cation. Le son qui signifie par nature ne devient pas un signe, en effet; il en est un par nature. C’est encore ce que le Philosophe a en vue en parlant de “sons qui ne correspon­dent pas à des lettres”, du fait de ne pouvoir se signifier avec des lettres, “comme ceux que les bêtes émettent”. Le Philosophe parle alors de ‘sons’ plutôt que de ‘voix’, en raison des animaux qui restent sans voix, du fait d’être privés de poumons. Ceux-ci signifient naturellement leurs affections propres avec de simples sons; aucun de pareils sons, toutefois, n’est un nom. Voilà qui fait clairement comprendre que le nom ne signi­fie pas naturelle­ment.

#47. — Ce sujet, on doit le savoir, a généré une diversité d’opi­nions. On a été jusqu’à dire qu’en aucun sens les noms ne signifient natu­rellement, de sorte que cela ne fait aucune différence par quel nom on signifie quoi que ce soit. D’autres ont dit au contraire que les noms signifient tout à fait naturellement, comme s’ils étaient des re­présentations naturelles des cho­ses. De l’avis de cer­tains, enfin, les noms ne signifient pas par nature, comme Aristote l’en­tend ici, du fait que leur signification ne leur vient pas de la nature; ils si­gnifient cependant par nature, de l’avis de Platon[169], dans la mesure où leur si­gni­fication convient aux natures des choses. Que chaque chose se signifie avec plusieurs noms ne crée aucun obstacle, car une chose unique peut donner lieu à plusieurs représentations; d’ail­leurs, des propriétés différentes peuvent suggérer des noms diffé­rents pour la même chose.

Par ailleurs, “pourtant aucun d’eux n’est un nom”[170] ne signifie pas que les sons des animaux n’auraient pas de noms : on leur en attri­bue, en effet, comme lorsqu’on parle du ‘rugissement’ du lion et du ‘mugissement’ du bœuf. Il faut plutôt comprendre qu’aucun pa­reil son n’est un nom.

#48. — Le Philosophe refuse ensuite (16a29) à certaines entités de satisfaire à la définition du nom : d’abord au nom infini, puis (16a32) aux cas des noms.

Non-homme, dit-il, n’est pas un nom.” Tout nom signifie en effet une nature déterminée, comme le fait ‘homme’. Ou une personne dé­ter­minée, comme le fait un pronom. Ou précisément l’un et l’autre, comme ‘Socrate’. Par contre, ‘non-homme’ ne signifie ni une nature déterminée ni une personne déterminée. Son imposition lui vient de la négation d’homme, valable égale­ment pour n’im­porte quel sujet, qu’il existe ou non. On peut donc l’attribuer indif­férem­ment tant à un sujet qu’on ne rencontre pas dans la réalité – ainsi, une chimère est un non-homme – qu’à un sujet qu’on y trouve – ainsi, tel cheval est un non-homme –. Si son imposition procédait d’une priva­tion, il requerrait au moins un sujet existant; mais comme elle pro­cède d’une négation, il peut s’attribuer à un être comme à un non-être, ainsi que Boèce et Ammonios le remarquent. Il signifie toute­fois à la manière du nom et reste susceptible de jouer les rôles de sujet et d’attri­but; son appréhension requiert alors pour le moins un suppôt.

Au temps d’Aristote, il n’existait aucun nom établi sous lequel ranger ce type d’expression. Il ne s’agit pas d’une phrase, puisque sa partie ne signifie rien séparément, comme ce n’est pas même le cas pour les noms composés. Ce n’est pas non plus une négation, c’est-à-dire une phrase négative; pareille phrase ajoute la négation à une affirmation, ce qui n’est pas le cas ici[171]. Le Philosophe institue donc un nouveau nom : il ap­pe­lle ce type d’expression un “nom infini”, vu l’indétermination de sa signification.

#49. — Le Philosophe refuse ensuite (16a32) à ses cas[172] d’être des noms. ‘De Caton’, ‘à Caton’ et autres pareilles variations, dit-il, ne sont pas des noms. Au sens strict[173], seul le nominatif, de fait, a le titre de nom : c’est par lui que se fait l’imposition du nom pour si­gnifier quoi que ce soit. On qualifie d’ail­­leurs d’obliques ces chutes du nom, où, en un sens, le nom décline progressivement, commen­çant sa déclinaison du nominatif, où on le dit debout, du fait qu’il n’a pas encore commencé à décliner[174]. Les Stoïciens, eux, ap­pellent une chute même le nominatif; les gram­mairiens les sui­vent, considérant que déjà le nom y décline, en ce qu’il se trouve issu d’une conception inté­rieu­re de l’esprit. Même s’il décline déjà, on le considère quand même de­bout : rien n’empêche en effet de tomber en restant debout, comme un poinçon, qui, en tombant, se fiche dans du bois.[175]

#50. — Le Philosophe montre ensuite (16b1) quel rapport les cas obliques entretiennent avec le nom. La définition que signifie le nom, dit-il, “leur convient quand même en tout”, à savoir, aux cas du nom. Il y a cependant cette différence qu’avec l’adjonction du verbe ‘est’, ‘sera’ ou ‘était’, le nom signifie toujours le vrai ou le faux, ce qui ne se vérifie pas pour les cas obliques. Le Philosophe donne à juste titre son exemple en usant d’un verbe qui admet un sujet[176], car les autres, à savoir les verbes imper­son­nels, signifient le vrai ou le faux avec des cas obliques. En disant, par exemple, qu’il en cuit à Socrate[177], on conçoit l’action signifiée par le verbe comme portée par le cas oblique, comme si on disait que Socrate a du re­gret[178].

#51. — Objection apparente : si le nom infini et les cas ne sont pas des noms, le Philosophe a mal donné la définition du nom, puis­qu’elle leur convient.

Le Philosophe, doit-on répondre, d’après Ammonios, a d’abord fourni une définition plus commune, mais l’a ensuite contractée en refusant à ces voix le titre de nom.

Meilleure réponse : la définition donnée ne leur convient pas tout à fait : le nom infini ne signifie rien de déterminé et le cas du nom ne renvoie pas exactement à l’intention initiale de son insti­tution.

Chapitre 3 – Le verbe

Définition

17. 16b6 Le verbe, lui, en est une[179] consignifiant[180] un temps, sans au­cune partie signifiante séparément et toujours le signe de ce qu’on attribue à autre chose[181].

18. 16b8 Il consignifie le temps, dis-je. Ainsi, ‘course’ est un nom, mais ‘court’[182] est un verbe : il consignifie le fait d’être mainte­nant[183].

19. 16b9 En outre, il est toujours le signe de réalités dites d’une autre[184], de réalités dites, par exemple, d’un sujet subordonné[185] ou en un sujet[186].

Verbe infini

20. 16b11 Par ailleurs, ‘ne-court-pas’ et ‘ne-souffre-pas’[187] ne sont pas des verbes, quant à moi, bien qu’ils consignifient le temps et s’attribuent toujours à autre chose. On n’a toutefois assigné aucun nom à cette variante. C’est, disons, un ‘verbe infini’[188], puis­qu’il y s’agit pareillement de quoi que ce soit d’existant et de non exis­tant.

Cas de verbe

21. 16b16 Pareillement, ‘courra’ et ‘courait’ ne sont pas des verbes, mais des chutes de verbes[189]. La différence avec le verbe, c’est que celui-ci consignifie le temps présent, tandis que ceux-là consi­gni­fient ceux qui l’entourent.

Rapport avec le nom

22. 16b19 En eux-mêmes, de fait, dits tout seuls[190], les verbes sont des noms.

23. 16b20 Ils signifient une réalité : qui en dit un fixe la conception concernée[191]; qui l’a entendu y établit son esprit[192]. Ils ne si­gnifient pas encore toutefois que cette réalité soit ou non[193], car ‘être’ ou ‘n’être-pas’ n’est signe d’aucune réalité[194], du moins l’être[195] dit en toute nudité[196]. En lui-même, en effet, il n’est rien : il consigni­fie une composition qu’on ne peut pas concevoir sans disposer des élé­ments qui s’y trouvent composés[197].

Leçon 5

#52. — Le Philosophe vient de traiter du nom; il traite maintenant du verbe, et ce en trois points : il définit d’abord le verbe, puis (16b11) refuse à certaines voix de satisfaire à la définition du verbe et enfin (16b19) montre le rapport entre verbe et nom.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe présente d’abord la définition du verbe, puis (16b8) l’explique.

#53. — Par un souci de brièveté remarquable, Aristote omet dans la défini­tion du verbe les éléments communs au nom et au verbe, laissant l’intelligence du lecteur les tirer de la présentation de la dé­finition du nom.

Il y introduit ainsi trois particules. La première distingue le verbe du nom : le verbe “consignifie le temps”, dit-il. La définition du nom disait à l’opposé qu’il signifie “sans impliquer de temps”.

La seconde distingue le verbe de la phrase : “sans au­cune partie signifiante séparément”.

#54. — Cet élément a déjà paru dans la définition du nom. Il au­rait donc dû être omis ici, semble-t-il, comme a été omis “voix si­gnifiante par convention”.

D’après Ammonios, cela intervenait dans la définition du nom pour distinguer celui-ci des phrases composées de noms, comme ‘l’homme, un animal!’[198] Or il y a aussi des phrases composées de verbes, comme ‘marcher est se déplacer’. Il fallait, pour en distin­guer le verbe, répéter cette particule dans sa définition aussi.

Meilleure réponse : le verbe implique la composi­tion qui complète la phrase signifiant le vrai ou le faux; il présente donc une plus grande ressemblance avec la phrase, dont il constitue comme la par­tie for­melle, alors que le nom en offre comme une partie ma­té­rielle et subjective. C’est pour cela qu’il fallait répéter.

#55. — La troisième particule distingue le verbe non seulement du nom, mais aussi du participe, qui consignifie un temps. D’où cette préci­sion : “toujours le signe de ce qu’on attribue à autre chose”. Noms et participes peuvent en effet intervenir tant dans le rôle du sujet que dans celui de l’attribut, mais le verbe seulement dans celui de l’attri­but.

#56. — Ne faut-il pas toutefois reconnaître comme exception le verbe à l’infinitif, qui intervient parfois comme sujet, comme dans ‘marcher est se déplacer’?

Lorsqu’il intervient comme sujet, doit-on répondre, le verbe à l’in­finitif a valeur de nom. Tellement qu’en grec et en latin vul­gaire, il admet l’article tout comme le nom. La raison en est que le propre du nom est de signifier une réalité comme existant en un sens par elle-même[199], alors que celui du verbe est de signifier son action ou sa passion[200].

Or l’action peut se signifier de trois manières. De la première, toute seu­le, abstraitement, comme une chose; on la signifie alors avec un nom, par exemple : ‘action’, ‘passion’, ‘marche’, ‘course’ et ainsi de suite. De la seconde, comme une action, en tant que ve­nant de la substance, mais lui inhérant comme à son sujet; on la si­gnifie alors avec des verbes d’autres modes[201] qu’on fait revêtir aux attri­buts. Cependant, l’intelligence peut saisir et signifier cette pro­ve­nance ou inhérence de l’action comme une réalité; aussi, même les verbes de mode in­finitif, signifiant l’inhérence de l’action au su­jet, peuvent se pren­dre tant comme verbes, étant donné leur compo­si­tion, et comme noms, puisqu’ils signifient comme réalités.

#57. — On peut encore objecter que parfois on met­ nettement comme sujet les verbes d’autres mo­des; par exemple : ‘Court est un verbe.’

Alors, doit-on répondre, on ne prend pas le verbe ‘court’ formel­lement, en tant que sa signification renvoie à la chose, mais en tant qu’il signifie matériellement la voix utilisée, prise comme réalité. De la sorte, on accorde tant au verbe qu’à n’importe quelle partie de la phrase, quand ils remplacent matériellement[202], la valeur de noms.

#58. — Le Philosophe explique ensuite (16b8) la définition don­née : d’abord quant à ce que le verbe consignifie le temps, puis (16b9) quant à ce qu’il soit l’indication de ce qui s’attribue à l’autre. Il n’explique toutefois pas la seconde partie : “sans aucune partie signifiant séparé­ment”, déjà expliquée au traité du nom[203].

Le verbe, explique-t-il d’abord avec un exemple, consignifie un temps. ‘Course’, du fait que ce soit un nom, ne signifie pas l’action sous le mode de l’action, mais sous celui de la réalité qui existe par elle-même; aussi ne consignifie-t-il pas de temps. Mais ‘court’ si­gni­fie l’action, puisque c’est un verbe; aussi consignifie-t-il un temps. C’est en effet le propre du changement de se mesurer avec un temps : c’est dans leur temps que les actions se font connaître. D’ailleurs, consignifier le temps, c’est signifier une réalité dans le temps qui la mesure. Aussi est-ce autre chose signifier le temps principalement, au titre de réalité, ce qui peut convenir à un nom, et signifier avec un temps, ce qui ne convient pas au nom mais au verbe[204].

#59. — Le Philosophe explique ensuite (16a9) l’autre partie. Or, on se le rappelle, on signifie le sujet d’une énonciation comme ce à quoi inhère autre chose et le verbe signifie une action sous le mode d’une action, dont la définition implique justement qu’elle inhère. Par conséquent, on le met toujours du côté de l’attribut, jamais du côté du sujet, à moins de lui accorder valeur de nom[205].

C’est pour cela, dit-il, que le verbe est toujours l’indication de ce qui se dit d’autre chose : parce que le verbe signifie toujours ce qui s’at­tribue et que toute attribution requiert un verbe, le verbe impli­quant justement la composition qui unit l’attribut avec le sujet.

#60. — La précision ajoutée crée toutefois une apparence de diffi­culté : “… de réalités dites, par exemple, d’un sujet subordonné ou en un sujet”. Certes, une chose se dit ‘comme d’un sujet subordon­né’ quand elle s’y attribue essentiellement, comme dans ce cas : ‘l’homme est un animal’. Et elle se dit ‘en un sujet’, quand c’est un accident qu’on attribue à un sujet, comme dans ce cas : ‘tel homme est blanc’. Mais les verbes signifient l’action ou la passion, qui sont des accidents; ils devraient donc toujours signifier ce qui se dit comme en un sujet. Il était donc vain d’opposer “en un sujet ou d’un sujet”.

Les deux appartiennent au même attribut, répond Boèce : l’acci­dent tout autant se dit d’un sujet et est en un sujet[206].

Cependant, Aristote use d’une disjonction; il doit donc signifier autre chose par chaque expression. Aussi, vaut-il mieux dire, quand Aristote déclare que le verbe est “toujours le signe de ce qu’on attri­bue à autre chose”, on ne doit pas comprendre que ce que signifient les verbes est ce qui s’attribue; plutôt, en effet, comme l’attribution, manifestement, concerne plus proprement la composi­tion, on doit comprendre que les verbes eux-mêmes sont ce qui s’attribue plutôt qu’ils ne signifient les attributs[207].

Le verbe, faut-il donc comprendre, est toujours le signe qu’une réalité soit attribuée; réciproquement, toute attribution, tant essen­tielle qu’accidentelle, se fait par un verbe, en raison de la composi­tion qu’il implique.

#61. — Le Philosophe refuse ensuite (16b11) à certaines entités de satisfaire à la définition du verbe : d’abord au verbe infini, puis (16b16) aux verbes de temps passé ou futur.

‘Ne-court-pas’ et ‘ne-souffre-pas’ ne méritent pas proprement l’ap­pella­tion de verbes. Le propre du verbe est en effet de signifier une chose sous le mode d’une action ou d’une passion. Or ces ex­pres­sions ne le font pas : elles en écartent une, plutôt que d’en signifier une dé­terminée. Sans donc mériter proprement l’appella­tion de verbes, elles admettent pourtant plusieurs particules de sa définition. D’abord, elles consignifient le temps; le verbe signifie l’agir et le pâtir et ces derniers ont lieu dans le temps; il en va de même de leur privation, tellement que le repos aussi se mesure en temps[208]. En­suite, elles vont toujours du côté de l’attribut, comme le verbe, puisque la négation se réduit au genre de l’affirmation. Le verbe, si­gnifiant une action ou une passion, le fait d’une chose comme exis­tant en une autre; il en va de même de ces expressions, dont la signification est d’en écarter une.

#62. — On pourrait objecter que si la définition du verbe leur convient, il s’agit de verbes. – Cette définition, doit-on répondre, convient au verbe pris communément. On refuse à ces expressions d’être des verbes parce qu’elles ne revêtent pas la nature intégrale du verbe.

Avant Aristote, il n’existait pas non plus de nom institué pour ce genre d’ex­pressions distinctes du verbe. Comme elles présentent tout de même quelque similitude avec le verbe, tout en ne revêtant pas sa nature déterminée, le Philosophe les appelle des verbes infi­nis[209], justifiant ce nom par le fait que ce type d’expressions peut indifférem­ment se dire tant de ce qui n’est pas que de ce qui est. La négation adjointe ne prend pas en effet valeur de privation, mais de simple négation, car la privation supposerait un sujet déter­miné. Les verbes de ce type diffèrent toutefois des verbes néga­tifs, parce que les verbes infinis ne constituent qu’une expres­sion unique, tandis que les verbes négatifs en constituent une double[210].

#63. — Le Philosophe refuse ensuite (16b16) l’appellation de verbe aux verbes de temps passé et futur. De même, les verbes infinis, ‘courra’, de temps futur, ou ‘courait’, de temps passé, ne sont pas des verbes, au sens strict : ce sont des “chutes de verbe”[211]. La différence, c’est que le verbe consignifie le temps présent, tandis que ceux-là signifient tout autour le temps qui y vient et celui qui en part.

Le Philosophe a bien raison de préciser “le temps présent” et de ne pas dire simplement ‘le présent’. On évite ainsi d’interpréter qu’il s’agisse du présent indivisible, de l’instant : l’instant n’admet en ef­fet ni action ni passion. Il faut bien saisir qu’il s’agit du temps pré­sent; c’est lui qui mesure l’action commencée et non encore com­plétée en acte.

C’est à juste titre qu’on ne considère pas les verbes qui consigni­fient le temps passé ou le temps futur comme des verbes au sens propre. C’est que le verbe, au sens propre, est ce qui signifie l’agir ou le pâtir; en est donc proprement un celui qui signifie l’agir ou le pâtir en acte[212], car voilà ce qui est agir ou pâtir absolument. Agir ou pâtir dans le passé ou le futur ne l’est que relativement.

#64. — On a encore raison de regarder les verbes de temps passé ou futur comme des chutes du verbe, car celui-ci consignifie le temps présent. Le passé et le futur se conçoivent en regard du présent : le passé est ce qui l’a été et le futur, ce qui le sera.

#65. — Par ailleurs, la déclinaison du verbe se fait par modes, temps, nombres et personnes. Celle qui se fait par nombre et par person­nes ne fait toutefois pas déchoir le verbe[213]. C’est qu’elle n’in­tervient pas du côté de l’action, mais du côté du sujet. Par contre, celle qui se fait par modes et par temps regarde l’action même; c’est pourquoi les deux font déchoir le verbe : aux modes im­pératif ou optatif, les verbes déclinent, tout comme au passé et au fu­tur. Au contraire, au mode indicatif et au temps présent, les verbes ne déclinent pas de la nature du verbe, quelle que soit leur personne ou leur nombre.[214]

#66. — Le Philosophe montre ensuite (16b19) le rapport entre verbes et noms, et ce en deux points : il présente d’abord son inten­tion, puis (16b20) manifeste son propos.

“En eux-mêmes”, dit-il, “dits tout seuls, les verbes sont des noms”. Certains interprètes réservent ce trait aux verbes assumés avec la valeur de noms[215] : les verbes de mode infinitif, comme dans la phrase : ‘courir est se déplacer’, et même ceux d’un autre mode, comme dans la phrase : ‘court est un verbe’. Ce n’est claire­ment pas l’in­tention d’Aristote, puisque son explication subséquente n’y correspond pas. Plutôt, doit-on dire, on entend ‘nom’ ici au sens commun de toute expression qui se voit imposer une significa­tion. Agir et pâtir sont aussi des réalités; en conséquence, les verbes, en tant qu’ils nomment, c’est-à-dire, signifient, l’agir ou le pâ­tir, se rangent sous les noms ainsi entendus communément. Néanmoins, le nom, regardé en ce qu’il se distingue du verbe, signifie une réalité sous un mo­de déterminé, la prenant comme existant par soi. C’est pour­quoi les noms peuvent et s’assujettir et s’attribuer.

#67. — Le Philosophe prouve ensuite (16b20) son propos : d’abord en ce que les verbes signifient quelque chose, tout comme les noms, puis (16b21) en ce que, tout comme les noms, ils ne signifient pas le vrai ou le faux.

Les verbes sont des noms, dit-il, du fait qu’ils signifient quelque chose. Pour le prouver, le Philosophe renvoie à sa déclara­tion anté­rieure que les voix signifiantes signifient les con­cepts[216]; c’est par conséquent leur propriété de produire un con­cept dans l’esprit de leur auditeur. “Qui en dit un”, assume le Phi­losophe, pour mani­fester le verbe comme voix signifiante, “fixe la conception concer­née” en l’es­prit de son au­di­teur. Pour mani­fester ce fait, il si­gnale que, “qui l’a entendu y établit son esprit”.[217]

#68. — Voilà toutefois qui a l’air faux. Seule la phrase com­plète[218] donne à l’in­tel­li­gence de reposer; ni le nom ni le verbe n’y suf­fisent en eux-mêmes. Dit-on : “Tel homme…”, en effet, l’esprit de son auditeur reste en suspens, en attente de ce qu’on voudra en dire; dit-on : “… court”, il reste aussi en suspens, à se demander de quoi on le dit.

L’intelligence, doit-on répondre, effectue deux opérations[219]. En disant le nom ou le verbe tout seuls, on établit l’intelligence quant à sa pre­mière opération, simple conception d’une chose. Sous ce rap­port, en l’entendant on repose, alors qu’on se trouvait en suspens tant que le nom ou le verbe n’avait pas été complètement pronon­cé[220]. On n’établit néanmoins pas alors l’intelligence quant à sa se­conde opération, où elle compose et divi­se ce verbe ou ce nom dit tout seul; sous ce rapport, qui l’a entendu n’a pas encore son esprit fixé.

#69. — Aussi le Philosophe ajoute-t-il aussitôt : “Ils ne si­gnifient pas encore toutefois que cette réalité soit ou non”, c’est-à-dire, ils ne signifient pas encore ce quelque chose sous mode de compo­sition et de division, de vrai ou de faux. C’est le second point qu’il entend prouver.

Il le prouve ensuite par les verbes qui signifient le plus clairement la vérité ou la fausseté : ce verbe comme tel[221], ‘être’, et le verbe infini correspondant, ‘n’être-pas’ : ni l’un ni l’autre, dit tout seul, ne signifie la véri­té ou la fausseté dans la réalité. Les autres verbes le font encore moins, par conséquent. La déclaration du Philosophe peut aussi s’entendre générale­ment de tous les verbes : ayant annon­cé que le verbe ne signifie pas si une réalité est ou n’est pas, il le manifeste ensuite du fait qu’aucun verbe ne signifie l’être ou le non-être de cette réalité, c’est-à-dire qu’elle soit ou ne soit pas. Tout verbe défini implique ‘être’, puisque courir, c’est être courant, et tout verbe infini implique ‘n’être-pas’, car ne-pas-cou­rir, c’est n’être-pas à courir. Aucun verbe, toutefois, ne signifie le tout, à sa­voir, que ‘telle réalité soit’ ou ‘ne-soit-pas’.

#70. — Le Philosophe prouve cela ensuite par ce qui le manifeste le plus[222], en précisant : “Du moins l’être dit purement”, car “en lui-même il n’est rien”. À noter qu’en grec, on lit : “Du moins l’être dit en toute nudité[223]. En lui-même, en effet, il n’est rien.”

Pour prouver que les verbes ne signifient pas que telle réalité soit ou ne soit pas, le Philosophe, d’après une explication d’Alexandre, as­sume la source et l’origine de l’être : l’être comme tel[224], dont il dit qu’il n’est rien, parce que l’être convient de ma­nière homonyme aux dix attribu­tions[225]. Or aucun terme homonyme, à lui tout seul, ne signifie quoi que ce soit, tant qu’on n’ajoute rien qui précise sa si­gnification. Même ‘est’, par conséquent, ne signifie pas non plus à lui tout seul qu’on soit ou ne soit pas.

Cette explication ne convient manifestement pas. D’abord, l’être ne se dit pas selon une homonymie accidentelle[226], mais suivant un ordre[227], de sorte que, lorsque dit absolument, il s’entende de ce à quoi il convient en premier. Ensuite, une expression homonyme si­gnifie non pas rien, mais plusieurs objets : tantôt celui-ci, tantôt celui-là. Enfin, pareille explication ne sert pas à grand chose dans l’intention présente.

Porphyre explique donc autrement : l’être, dit-il, ne signifie pas la nature d’une réalité, comme le font les noms ‘homme’ ou ‘sage’; il désigne seu­le­ment une conjonction. C’est pourquoi, poursuit-il, Aristote ajoute : “il consignifie une composition qu’on ne peut con­cevoir sans disposer des éléments qui s’y trouvent composés”. – Cette explica­tion non plus ne convient manifestement pas : si l’être ne signifiait qu’une conjonction, il ne serait ni nom ni verbe, tout comme ni pré­positions ni con­jonc­tions n’en sont.

On doit donc expliquer autrement, comme le fait Ammonios : “En lui-même l’être n’est rien”, cela veut dire qu’il ne signifie pas le vrai ou le faux.[228] C’en est d’ailleurs la raison qu’il assigne, lors­qu’il ajoute : “Il consignifie une composition.” Ammonios précise cepen­dant que ‘consignifie’ ne se prend pas ici comme lorsqu’il était question que le verbe consignifie le temps; il s’agit ici de ‘con­signi­fier’ au sens de signi­fier avec autre chose : adjoint à autre chose, le verbe signifie leur composition, qui ne peut se concevoir sans deux termes. – Cependant, c’est là une propriété com­mune au­tant à tout nom qu’à tout verbe; cette explication ne se con­forme donc mani­festement pas non plus à l’inten­tion d’Aristote, qui prend ici l’être à part, comme quel­que chose de spécial.

#71. — Aussi, pour respecter davantage la lettre d’Aristote, on doit se rappeler ce qu’il a dit précisément : le verbe, pas même le simple verbe ‘être’, ne signifie pas qu’une chose soit ou ne soit pas. Voilà le sens de sa déclaration à l’effet qu’“il n’est rien” : il ne si­gnifie pas que quelque chose soit. C’est le plus frappant à propos de “l’être”, qui n’est rien d’autre que ‘ce qui est’. Dans son cas, le verbe paraît bien signifier une réalité, du fait qu’on dise ‘ce qui’, et que cette réalité soit, du fait qu’on dise ‘est’. De fait, si cette ex­pression, “l’être”, signi­fiait principalement l’être, à la façon dont elle signifie une chose qui détient l’être[229], elle signifierait sans doute que quelque chose soit. Cependant, la composition impliquée du fait de dire ‘est’, l’expres­sion ‘l’être’ ne la signifie pas principa­lement; elle la consignifie en tant qu’elle signifie principalement une réalité détenant l’être. Par suite, pareille consignification de compo­si­tion ne suffit pas à faire qu’il y ait vérité ou fausseté; la com­po­sition dans laquelle con­siste la vérité et la fausseté ne peut en effet se con­cevoir qu’à la condition d’en embrasser les termes.

#72. — En lisant : “du moins l’être…”, comme le portent nos ver­sions, le sens apparaît plus clairement : qu’aucun verbe ne signifie qu’une chose soit ou non, le Philosophe le prouve avec le verbe ‘est’ qui, dit tout seul, ne signifie pas qu’une réalité soit, même s’il signifie l’être. Cet ‘être’ sonne comme une com­position; aussi, le verbe ‘est’, comme il signifie l’être, peut donner l’impres­sion de si­gnifier une com­position où il se trouve du vrai ou du faux. Pour l’exclu­re, le Philosophe ajoute que la com­position que signifie le ver­be ‘est’ ne peut se concevoir sans ses composantes, parce que son intelli­gen­ce dépend de termes sans la présence desquels on ne saisit pas assez complètement la composition pour qu’il puisse s’y trouver du vrai ou du faux.

#73. — Le Philosophe précise que le verbe ‘est’ ­“consi­gni­fie une composition”. C’est qu’il ne la signifie pas principalement, mais se­condairement; ce qu’il signifie en premier, c’est ce qui tombe dans l’intelligence sous mode d’actualité, pris absolument[230] : ‘est’, dit tout seul, signifie ‘être en acte’; aussi signifie-t-il sous mode de verbe. Par ail­leurs, l’actualité, que signifie principalement le verbe ‘est’, se trouve communé­ment celle de toute forme ou de tout acte substantiel ou accidentel; aussi, pour signifier qu’une forme ou un acte, n’importe lesquels, inhère actuellement à un sujet, on le fait avec ce ver­be ‘est’, absolument ou sous un certain rap­­port : absolu­ment en regard du temps présent, sous un certain rap­port en regard des autres temps[231]. Voilà pourquoi le verbe ‘est’ signifie la compo­si­tion secon­dairement.

Chapitre 4 – La phrase

Définition

24. 16b26 La phrase[232] est une voix signifiante, dont telle ou telle partie[233] est signifiante sé­pa­rément, à titre d’expression[234], mais non d’af­fir­mation ou de négation[235].

25. 16b28 Ainsi, ‘homme’ signifie une réalité, mais non qu’elle soit ou ne soit pas[236]; il aurait besoin d’ajout pour devenir affirmation ou né­gation.

26. 16b30 Une syllabe d’homme ne le fait pas. Dans ‘souris’, ‘ris’ ne revêt non plus aucun sens[237]; il n’est là qu’une voix. Dans les noms doubles, toutefois, une partie signifie, mais pas en elle-même[238], comme on l’a expliqué[239].

Artéfact, non organe

27. 16b33 Toute phrase signifie, non comme un instrument naturel exerce sa fonction, cependant, mais, rappelons-le, par conven­tion[240].

Leçon 6

#74. — Le Philosophe a traité du nom et du verbe, les principes matériels de l’énonciation du fait d’en constituer les parties. Il traite mainte­nant de la phrase, son principe for­mel en tant qu’elle en four­nit le genre. Il le fait en trois points : il en pré­sen­te d’abord la défini­tion, puis (16b28) l’explique et enfin (16b33) exclut une erreur.

#75. — Dans la définition de la phra­se, le Philosophe signale d’abord par quoi elle ressemble au nom et au verbe. “La phrase”, dit-il, “est une voix signifiante”. Il a mentionné le même trait dans la définition du nom et a prouvé que le verbe revêt une signification, sans toutefois l’insérer dans sa dé­finition, par souci de brièveté, pour ne pas se ré­péter sans cesse, comme il l’avait déjà mentionné dans la définition du nom. Il le répète cependant dans la définition de la phrase, comme sa signification diffère de celle du nom et du verbe : ceux-ci signifient un concept simple, tandis qu’elle en signi­fie un composé.

#76. — Le Philosophe indique ensuite par quoi la phrase diffère du nom et du verbe. “Dont telle ou telle partie”, dit-il, “est signi­fiante sé­parément”. La partie du nom, a-t-on dit plus haut, en effet, ne signifie rien toute seule, sauf pour celui qui se compose de deux éléments[241]. Expressément, le Philosophe n’a pas dit : “dont chaque partie est signifiante séparément”[242], mais : “dont telle ou telle par­tie est signifiante”. C’est en raison des négations et autres syncaté­go­rèmes, qui, isolés, ne signifient rien d’absolu, mais seulement les relations entre réalités conçues. Par ailleurs, la voix revêt deux types de significations : l’une renvoie au concept com­posé, l’autre au con­cept simple. La première concerne la phrase, tandis que la seconde concerne non la phrase, mais sa partie. D’où la précision : “À titre d’ex­pres­sion, mais non d’affirmation”. Cela revient à dire : la par­tie de la phrase signifie à la manière d’une ex­pression, comme le nom et le verbe, mais non comme une af­fir­mation composée d’un nom et d’un verbe. Le Philosophe mentionne seulement l’affirmation, et non la négation[243], parce que la né­gation, en tant que voix, ajoute à l’affirmation[244]; si donc une par­tie de phrase, à cause de sa simpli­cité, déjà ne signifie pas comme le fait une affirmation, elle signifie encore moins comme le fait une négation.

#77. — Clairement, objecte Aspasios, cette définition ne vaut pas pour toutes les parties de phrase, car bien des phrases com­portent des parties signifiant quelque chose à titre d’af­firmation. Ainsi : “Si le soleil luit sur la terre, il fait jour.” Il en va pa­reil­le­ment en bien des cas.

En tout genre susceptible d’un ordre entre ses parties, répond Por­phyre, c’est la partie antérieure qu’on doit définir. En donnant la dé­fi­nition d’une espèce, celle de l’homme, par exemple, on la formule en rap­port à ce qui l’incarne en acte, non à ce qui l’in­carne en puissance. Or c’est la phrase simple qu’on trouve en priorité comme genre de la phrase; c’est donc elle qu’Aristote a d’abord définie.

On peut aussi répondre comme Alexandre et Ammonios, que c’est la phrase en général qu’on définit ici. Aussi ne faut-il mettre dans la définition que les éléments communs aux phrases simple et compo­sée. Or comporter des parties qui signifient à titre d’affirmation concerne la seule phra­se composée, tandis qu’en avoir qui signifient à titre d’expression et non à titre d’affirmation est commun aux deux. Aussi est-ce cela qu’il fallait met­tre dans la définition de la phrase. Dans cette vue, on ne doit pas entendre qu’appartienne à la définition de la phrase que sa partie ne soit pas une affirmation, mais qu’il lui appartient que sa partie signifie à titre d’expression et non à titre d’affirmation.[245]

La solution de Porphyre revient au même quant à son sens, malgré quelque différence verbale[246] : Aristote prend souvent l’expression au sens de l’affirmation; aussi, pour éviter qu’on le fasse ici, en déclarant que la partie de la phrase signifie à titre d’ex­pres­sion, il précise que ce n’est pas en ce cas au sens de l’affirmation; le Philo­sophe se trouverait ainsi, selon l’idée de Porphyre, à prévenir qu’on prenne ici l’expression au sens de l’affirmation.

Un philosophe appelé Jean le Grammairien a voulu, quant à lui, réserver cette définition à la phrase parfaite. On n’a vraisemblable­ment de par­ties, alléguait-il, qu’en autant qu’on est parfait; toute partie de maison, par exemple, se réfère à une maison. Aussi, à son avis, seule la phrase parfaite[247] pré­sente des parties signifiantes. Il se trompait, cependant; bien que toute partie regarde principalement son tout complet, certaines le font immédiatement, comme les murs et le toit concernent la mai­son, et les membres organiques, l’animal; d’autres, néanmoins, le font par l’intermédiaire des parties princi­pales dont elles-mêmes sont des par­ties : les pierres concernent ainsi la maison par l’intermé­diaire du mur et les nerfs et les os, l’animal, par l’intermédiaire des membres organiques : la main, le pied et ainsi de suite. Ainsi donc, toute par­tie de phrase regarde principale­ment la phrase complète; mais telle de ses parties est la phrase imparfaite, dotée de parties signifiantes. Cette définition con­vient donc tant à la phrase parfaite qu’à l’imparfaite.

#78. — Le Philosophe explique ensuite (16b28) la définition présen­tée : il manifeste d’abord sa vérité, puis (16b30) en exclut une fausse interprétation.

Il explique donc cette façon de parler, que “telle ou telle partie” de la phrase signifie. C’est le cas du nom ‘homme’ : il est par­tie de phrase et “signifie une réalité”, sans le faire comme affirma­tion ou négation, car il ne signifie pas “qu’elle soit ou ne soit pas”. Du moins en acte. Il le fait en puissance, toutefois, car un ajout, celui d’un verbe, en ferait une affirmation ou une négation.

#79. — Le Philosophe exclut ensuite (16b30) une fausse interpréta­tion. “Une syllabe d’homme ”, dit-il, “ne le fait pas”. On serait porté à rattacher cette remarque à ce qui vient tout juste d’être dit et com­prendre que le nom deviendra affirmation ou négation avec un ajout, bien que non par l’ajout d’une syllabe. Cependant, la suite ne s’har­monise pas à ce sens. Aussi faut-il rat­tacher la re­marque à un membre de la définition de la phrase formulée plus avant : “dont telle ou telle partie est signifiante séparément”. À pro­prement par­ler, on considère comme partie d’un tout celle qui entre immé­diate­ment dans sa constitution, non la partie de sa partie. On doit donc appli­quer cette remarque aux parties im­médiatement cons­titutives de la phrase : le nom et le verbe, non aux parties du nom ou du verbe, les syllabes et leurs lettres. Voilà la raison de cette préci­sion : comme partie de phrase signifiante séparément, il ne s’agit pas de la partie qui est syllabe de nom.

Il exemplifie avec des syllabes, car elles peuvent parfois toutes seules être des expres­sions signifiantes. La voix ‘ris’ toute seule, juste­ment, est parfois une expression signifiante; comme syllabe du nom ‘souris’, néanmoins, elle ne signifie rien toute seule; elle n’est qu’une simple voix. En effet, une expression se com­pose de plu­sieurs voix, mais comporte sim­plicité quant à sa fonction de signi­fier, du fait de signifier un concept simple. Aussi, en tant que voix composée, une expression peut avoir une par­tie qui soit déjà une voix; mais en raison de la simplicité de sa signification, elle ne peut avoir de partie qui présente déjà une signification. Ainsi, les syl­labes constituent certes des voix, mais pas des voix en elles-mêmes signifiantes.

Dans les noms composés, inspirés d’un concept composé, mais imposés pour signifier une réalité simple, les parties, on se le rap­pelle tou­tefois, signifient quelque chose en apparence, mais non en vérité[248]. C’est la raison de préciser que, dans les noms doubles, c’est-à-dire com­posés, les syllabes qui interviennent dans leur com­position peuvent déjà constituer en elles-mêmes des expressions et signifier une réalité. En elles-mêmes, cependant, en tant que parties de tels noms composés, elles ne signifient rien, comme on l’a expli­qué[249].

#80. — Le Philosophe exclut ensuite (16b33) une erreur. Des au­teurs ont prétendu que la phrase et ses parties signifient naturelle­ment et non par con­ven­tion. En preuve, ils usaient de l’argument suivant : une puissance[250] naturelle doit disposer d’instruments[251] na­turels, comme la nature ne fait pas défaut dans le nécessaire; or la puissance interprétative[252] est natu­relle à l’homme; ses instruments aussi donc. Or son instrument est la phrase, car c’est avec la phrase que cette puissance interprète les concepts de l’esprit : ce qu’on appelle son instrument, en effet, c’est ce avec quoi un agent opère; la phrase est donc un instrument natu­rel et elle ne signifie pas en raison d’une institution humaine, mais naturelle­ment.

#81. — Pour répliquer à cet argument issu, dit-on, du Cratyle de Platon, Aristote dit que “toute phrase signife”, mais qu’elle ne le fait pas “comme un instrument naturel exerce sa fonction”. Les organes naturels de la puissance interprétative sont de fait la gorge et les poumons, avec lesquels on forme la voix, de même que la langue, les dents et les lèvres, avec lesquels on distingue éléments et articu­lations des sons. La phrase, quant à elle, ainsi que ses parties, sont plutôt des effets produits par la puissance in­terprétative avec les or­ganes en question. La puissance mo­trice use d’organes natu­rels, comme de bras et de mains, pour pro­duire des œuvres artifi­cielles; la puissance interprétative fait de même et use de la gorge et d’autres organes naturels pour produire une phrase. En consé­quence, la phrase et ses parties ne sont pas des entités naturelles, mais de leurs produits artificiels. Aussi le Philosophe déclare-t-il que la phrase signifie “par convention”, c’est-à-dire par institution de la raison et de la volonté humaines, comme toutes les œuvres artifi­cielles.[253]

La puissance interprétative, doit-on savoir, n’appartient toutefois pas à la puis­sance motrice, mais à la raison. Aussi n’est-elle pas une puissance naturelle, mais s’élève au-dessus de toute nature corpo­relle, car l’in­tel­ligence n’est pas la perfection d’un corps[254]. C’est d’ailleurs la raison elle-même qui incite la puissance corporelle motrice à effectuer des œuvres artificielles, puis en use comme d’instruments, sans qu’ils en soient d’une puissance corporelle. La raison peut aussi user ainsi de la phrase et de ses parties comme d’instruments sans qu’ils signifient na­tu­rellement.

Chapitre 4 – L’énonciation : sa définition

Définition

28. 17a2 Toute phrase n’est pas énonciative, cependant, mais seule­ment celle où on trouve du vrai ou du faux[255].

Exclusion des autres phrases

29. 17a3 Or on n’en trouve pas en toutes; la prière est bien une phra­se, par exemple, mais ni vraie ni faus­se.

30. 17a4 Laissons de côté ces autres phrases, leur considération con­vient mieux à la rhétorique ou à la poétique; c’est l’énonciation qui concerne no­tre recherche présente.

Leçon 7

#82. — Maintenant qu’il a traité de ses principes, le Philosophe com­mence à traiter de l’énonciation elle-même, et ce en deux par­ties : il en traite d’abord de manière absolue, puis, au second livre (19b5), s’intéresse à la diversité des énoncia­tions provenant d’ajouts à l’énon­ciation simple.

La première partie se divise en trois autres : le Philosophe définit d’abord l’énonciation, puis (17a23) la divise et traite enfin (17a26) de l’opposition de ses parties les unes aux autres.

Le premier point se divise en trois : le Philosophe présen­te d’abord la définition de l’énon­cia­tion, puis (17a3) montre que cette dé­fini­tion différencie l’énonciation des autres espèces de la phrase et montre enfin (17a4) que seule l’énonciation requiert ici traitement.

#83. — La phrase n’est donc pas l’instrument d’une puissance qui opère naturellement. Elle en est tout de même un de la raison, il faut en être conscient[256]. Or tout instrument doit tirer sa définition de sa fin, qui en est l’usage. Celui de la phrase, comme aussi de toute voix signifiante, c’est de signifier la con­ception de l’intelli­gence[257], résultat de deux opé­rations : l’une ne comporte ni vérité ni fausseté, tandis que l’autre oui. Voilà pourquoi le Philosophe tire la définition de la phrase énonciative de la significa­tion du vrai et du faux : “Toute phrase n’est pas énonciative”, déclare-t-il, “mais seu­lement celle où on trouve du vrai ou du faux”.

Aristote use là d’une brièveté étonnante : il si­gna­le à la fois la division de la phrase, du fait de dire : “Toute phra­se n’est pas énon­ciative…”, et la définition de l’énon­cia­tion, du fait de dire : “… mais seulement celle où on trouve du vrai ou du faux”. On en comprend que voici la définition de l’énonciation : l’énonciation est la phrase où on trouve du vrai ou du faux.

#84. — On en trouve dans l’énonciation, de fait, comme en son signe. Comme en son sujet, c’est en l’es­prit qu’il réside[258]. Il réside aussi en la réalité, par ailleurs, comme en sa cause, car c’est du fait que la réalité soit ou ne soit pas que la phrase est vraie ou fausse[259].

#85. — Le Philosophe montre ensuite (17a3) que cette définition distingue l’énonciation des autres phra­ses. Les phrases imparfaites ne signifient pas le vrai ou le faux, manifestement; ne produisant pas un sens complet dans l’esprit de leur auditeur, elles n’expriment manifestement pas de manière parfaite le jugement de la raison, en lequel consiste le vrai ou le faux.

À part elles, il existe, doit-on savoir, cinq espèces de phrase com­plète, avec pensée complète. Ce sont l’énonciative, la dépré­ca­tive, l’impérative, l’interrogative et la vocative. On ne doit cependant pas penser que le nom au cas vocatif constitue à lui seul une phrase vo­cative, comme chaque partie d’une phrase doit être signifiante sépa­ré­ment[260]. La phrase vocative pro­vo­que ou excite l’esprit de son audi­teur à porter attention, mais elle n’en est une que moyennant l’asso­ciation de plusieurs mots; par exemple : “Mon très cher Pierre!” Entre ces phrases complètes, seule l’énonciative implique du vrai ou du faux, car elle seule signifie absolument le concept de l’intelli­gence qui comporte vrai ou faux.

#86. — Néanmoins, l’intelligence, c’est-à-dire la raison, ne se contente pas de concevoir en elle-même la vérité sur la réalité; c’est encore sa fonc­tion de diriger et ordonner les autres facultés selon ses con­ceptions. Il fallait donc, en plus de la phrase énonciative qui signifie ce que l’esprit conçoit, qu’il y ait aussi d’autres types de phrases pour signifier l’ordre suivant lequel la raison dirige les autres facultés. Or avec sa raison, un homme obtient d’un autre trois biens : d’abord l’attention de son esprit, à quoi sert l’interpellation; puis une réponse orale, à quoi sert l’interrogation; enfin une œuvre, à quoi sert, envers des subordonnés, l’ordre, et, envers des supé­rieurs, la prière, à laquelle se réduit le souhait, car en regard de son supé­rieur, on n’a de pouvoir moteur que par l’expression de son désir.

Par ailleurs, ces quatre espèces de phrases ne signifient pas le concept de l’intelligence où se trouve du vrai ou du faux, mais seu­lement un ordre qui en découle. En conséquence, on ne trouve de vrai ou de faux en aucune d’elles, mais seulement dans l’énoncia­tion, qui signifie la manière dont l’es­prit conçoit la réalité. Toute forme de phrase où on trouve du vrai ou du faux se range donc sous l’énoncia­tion, phrase appelée indicative ou suppo­sitive. La phrase dubitative, par ail­leurs, se réduit à l’interrogative et l’optative à la déprécative.

#87. — Le Philosophe montre ensuite (17a4) que la logique de l’in­terprétation demande qu’on traite de la seule énonciation. Les quatre autres espèces de phrases, dit-il, sont à laisser de côté quant à ce qui concerne notre intention présente, car leur étude relève plutôt de la rhétorique ou de la poétique. Seule la phrase énonciative ap­par­tient donc à notre étude présente.

C’est qu’on vise directement la science dé­mons­trative, où l’esprit humain est amené moyen­nant argument à adhérer à une chose, mais à partir de ce qui lui est propre. Aussi le démonstrateur n’use­-t-il à sa fin que d’énonciations, car elles signi­fient la réalité, en autant que sa vérité se trouve dans l’esprit; l’ora­teur et le poète, eux, font adhé­rer à ce qu’ils visent non seu­le­ment à partir de ce qui lui est propre, mais aussi sur la base des dispositions de leur auditeur. C’est pour cela que les orateurs et les poètes tentent le plus souvent d’émou­voir leurs auditeurs et d’exciter leurs passions[261]. L’étude de ces espèces de la phrase, où on cherche à intéresser un auditeur à quelque chose, tombe proprement sous l’étude de la rhétorique ou de la poétique, en raison de sa signification, et sous l’étude de la grammaire, pour ce qui concerne la formulation cor­recte des voix.

Chapitre 5 – L’énonciation : sa division

Double division : une ou multiple, affirmative ou négative

31. 17a8 La première[262] phrase énonciative une est l’affir­mation; la seconde est la négation[263]. Toutes les autres[264] sont unes par con­jonction[265].

Prérequis

32. 17a9 Toute phrase énonciative comporte forcément un verbe ou un cas de verbe[266]. La phrase qui définit l’homme[267], sans lui ajou­ter ‘est’, ‘sera’, ‘était’ ou quelque autre voix verbale, n’est pas en­core une phrase énoncia­tive.

33. 17a13 La raison pour laquelle la phrase ‘animal marcheur[268] bi­pède’ est une et non multiple[269], n’est pas qu’on en prononce les mots tout à la suite. Il revient toutefois à une autre étude d’en déter­miner.

Énonciation une : absolument ou par conjonction

34. 17a15 Est une la phrase énonciative manifestant une seule entité ou unie par une conjonction, tandis qu’est multiple celle qui en ma­nifeste plus d’une[270], non une seule, ou qui se trouve sans conjonc­tion.

35. 17a17 Laissons bien sûr le nom et le verbe comme expressions simples[271], puisqu’on ne peut prétendre qu’en usant de ce type de voix pour signifier quoi que ce soit on formule une énonciation[272], ni en répondant à un demandeur, ni en exprimant spontanément un jugement.

36. 17a20 Parmi elles[273], l’une est une énonciation simple, où un at­tribut est affirmé ou nié d’un sujet[274], tandis que l’autre se constitue de pareilles énonciations simples[275] et devient dès lors une phrase composée.

37. 17a23 L’énonciation simple est donc une voix signifiante sur ce qu’un attribut soit ou ne soit pas[276], selon la division des temps.

Chapitre 6 – Affirmation et négation

Définition

38. 17a25 Bref, l’affirmation est l’énonciation qu’un attribut con­vient à un sujet et la négation, l’énonciation qu’un attribut ne con­vient pas à un sujet[277].

Leçon 8

#88. — Une fois définie l’énonciation, le Philosophe la divise.

Cette considération comporte deux parties : le Philosophe divise d’abord l’énonciation, puis (17a9) manifeste cette division.

#89. — Aristote soumet avec brièveté deux divisions de l’énoncia­tion. Voici la première : telle énonciation est une absolument[278], telle autre l’est par conjonction. Il en va comme dans la réalité exté­rieure à l’âme : là aussi telle réalité est une absolument, étant indivi­sible ou continue, et telle autre l’est grâce à une liai­son, une compo­sition ou un ordre. Or l’être et l’un se con­vertissent; toute énoncia­tion, donc, comme toute réalité, doit être une en un sens.

#90. — Voici la seconde division : l’énonciation une est ou affir­mative ou négative. L’énonciation affirmative est toutefois anté­rieure à la négative, pour trois raisons, correspondant aux trois cri­tères que suggérait le fait de donner la voix comme signe du con­cept et le concept comme signe de la réalité[279]. Sur le plan vocal, l’énonciation affirmative précède la négative, étant plus simple, puisque l’énon­ciation négative ajoute à l’affirmative la par­ticule né­gative. Sur le plan conceptuel, l’énonciation affirmative, qui signifie la composi­tion du concept, précède la négative, qui si­gni­fie sa divi­sion; la division est en effet naturellement postérieure à la com­po­si­tion, car il n’y a de division que d’entités composées, comme il n’y a de corrup­tion que d’entités déjà en­gendrées. Sur le plan réel aussi, l’énoncia­tion affirmative, signifiant l’être[280], précède la négative, qui signifie le non-être, à la manière dont l’habitus précède naturel­lement la priva­tion.

#91. — La phrase énonciative une et première, dit donc le Philo­sophe, c’est l’af­firma­tion, c’est-à-dire l’énonciation affirmative. “La seconde est la négation”, ajoute-t-il, pour désigner le membre oppo­sé à l’affirmation, qualifiée de “première”; il s’agit de la phrase né­ga­tive, dite postérieure à l’affirmative[281]. “Toutes les autres[282]”, pour­suit-il, pour désigner le membre opposé à l’affirmation quali­fiée comme “une”, “doivent leur unité”, non absolue, “à une con­jonc­tion”.

#92. — La division de l’énonciation en affirmation et négation, argue Alexandre sur cette base, n’en est pas une d’un genre en ses espèces, mais en est une d’un nom multiple en ses sens. Un genre, rappelle-t-il, s’attribue univoquement à ses espèces, sans ordre d’an­tériorité. Pour cette raison justement, Aristote n’a pas voulu que l’être soit le genre commun de toutes choses, comme il s’attribue à la substance avant de le faire aux neuf genres d’accidents.[283]

#93. — Il y a cependant deux sens, doit-on dire, où l’un des membres de la division d’une notion commune peut en précéder un autre : en l’un, d’après leurs notions ou natures propres; en l’autre, selon leur participation à cette notion commune divisée en eux. Le premier sens ne supprime néanmoins pas l’univocité du genre. On le voit dans le cas des nombres, où deux, d’après sa propre notion, pré­cède trois. Ils participent pourtant également à la notion de leur genre, le nombre : trois est tout autant que deux une pluralité qui se mesure avec un. Le second sens, par contre, empêche l’univocité du genre. C’est pour cela que l’être ne peut constituer le genre de la substance et de l’accident, car dans la notion même d’être, la subs­tance, être par soi, détient une priorité en regard de l’acci­dent, être par un autre et en un autre. Dans notre cas, l’affirmation précède la négation d’après sa propre notion; elles participent quand même également à la notion d’énonciation sou­mise plus tôt, où l’énoncia­tion constitue une phrase qui présente du vrai ou du faux.

#94. — Le Philosophe manifeste ensuite (17a9) les divisions propo­sées.

Il manifeste d’abord la première, que l’énonciation une ou bien l’est abso­lument ou bien tient son unité d’une conjonction, puis (17a23) la seconde, que l’énonciation une absolument est affirmative ou néga­tive.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe présente d’abord des prérequis à la manifestation de son propos, puis (17a15) le mani­feste.

#95. — Le premier point se divise en deux : le Philosophe déclare d’abord que toute phrase énonciative implique forcément un verbe, relevant du temps présent, ou l’un de ses cas, relevant du passé ou du futur. Il ne mentionne pas le verbe infini, car il a dans une énon­ciation le même usage que le verbe négatif[284]. Ce n’est pas seule­ment un seul nom sans verbe qui ne constitue pas une phrase énon­ciative par­faite, allègue-t-il, pour manifester ce qu’il vient de dire, mais une phrase imparfaite[285] n’y suffit pas plus. La définition est une phrase, en effet; pourtant, si à la phrase qui définit l’homme, c’est-à-dire à sa défini­tion, on n’ajoute pas ‘est’, un verbe, ou ‘se­ra’[286], ou ‘était’, des cas de ce verbe, ou “quelque autre voix ver­bale”, c’est-à-dire un autre verbe ou l’un de ses cas, on n’a pas encore une phrase énonciative.

#96. — Une difficulté peut venir à l’esprit : l’énonciation se cons­titue d’un nom et d’un verbe; pourquoi alors le Philosophe ne fait-il pas mention du nom, comme il le fait du verbe?

On peut y répondre de trois façons.

D’abord, parce qu’aucune phrase énonciative ne se trouve sans verbe ou cas de verbe, alors qu’on en trouve sans nom, quand, par exemple, on se sert de verbes à l’infinitif en guise de noms, du genre ‘courir est se déplacer’.

Ensuite, et mieux, parce que le verbe est “le signe de ce qu’on attri­bue à autre chose”[287]. L’attribut est une partie plus importante de l’énonciation, du fait qu’elle en est la partie formelle, celle qui la complète[288]. Tellement que les Grecs appellent l’énonciation une proposition ‘catégorique’, c’est-à-dire attributive. Or la dénomina­tion vient de la forme, qui confère à la chose son espèce. Aussi le Philosophe fait-il plutôt mention du verbe, en tant que partie plus importante et plus formelle. Un signe en est que l’énonciation caté­gorique se dit affirmative ou négative seulement en raison du verbe, qui se trouve affirmé ou nié; de même aussi la proposition condi­tionnelle se dit affirmative ou négative du fait que l’on affirme ou nie la condition[289] à partir de laquelle elle se dénomme.

Enfin, peut-on dire, et encore mieux, l’intention d’Aristote n’est pas de montrer qu’un nom ou un verbe ne suffisent pas pour une énoncia­tion complète; le Philosophe vient de le manifester tant pour le nom que pour le verbe. Cependant, il vient de déclarer que telle énoncia­tion est une absolument, alors que telle autre l’est grâce à une conjonction; on pourrait en inférer que celle qui est une absolu­ment soit privée de toute composition. C’est ce que le Philosophe exclut par ce fait que toute énonciation exige un verbe; or celui-ci implique une composition “qu’on ne peut pas concevoir sans dispo­ser des élé­ments qui s’y trouvent composés”[290]. Le nom, par contre, n’implique pas com­position; c’est pourquoi l’intention présente n’exige pas qu’on fasse mention du nom, mais seulement du verbe.

#97. — Le Philosophe propose ensuite (17a13) un autre prérequis à la manifestation de son propos : “La phrase animal marcheur bi­pède”, définition de l’homme, “est une et non multiple”. Il en va de même de toutes les autres définitions, et pour la même raison. En assigner la raison est toutefois l’affaire d’une autre étude. Cela appartient de fait au métaphysicien; aussi est-elle don­née dans la Métaphy­sique : c’est que la différence advient au genre non par accident, mais par soi, puisqu’elle le détermine de la ma­nière dont la forme détermine la matière[291]. Le genre, en effet, se tire de la matière et la différence, de la forme. En conséquence, tout comme une forme et une matière produisent en vérité une entité unique, pas plus, de même font le genre et la différence.

#98. — Le Philosophe exclut toutefois une raison qu’on pourrait imaginer à cette unité : on pourrait prétendre cette définition une en raison de la proximité de ses parties, proférées sans interposition de con­jonction ni de pause. Certes, que son élocution ne soit pas inter­rompue est requis à l’unité de la définition; interposer une conjonc­tion entre ses parties ferait que la seconde ne déterminerait plus la première et plus d’une chose s’en verraient signifiées comme en acte; l’interposition d’une pause comme en utilisent les orateurs en guise de conjonction donnerait pareil résultat. L’unité de la défi­nition re­quiert donc que ses parties soient prononcées sans conjonc­tion ni interposition; d’ailleurs, dans la chose naturelle qu’elle défi­nit, rien ne s’immisce entre sa matière et sa forme. Cependant, cette absence d’interruption ne suffit pas à l’unité de la définition, car on peut aussi garder cette continuité de prononciation en ce qui n’est pas un absolument, mais par accident, comme pour ‘l’homme blanc musi­cien’.

Ainsi donc, Aristote manifeste très subtilement que l’unité absolue de l’énonciation ne trouve empêchement ni dans la composition qu’implique le verbe, ni dans la pluralité des noms dont se constitue la définition. La même raison joue aux deux endroits : l’attribut se rapporte au sujet comme la forme à la matière, et pareillement la différence au genre : or de la forme et de la matière résulte une entité une absolument.

#99. — Le Philosophe en vient ensuite (17a15) à manifester la divi­sion présentée.

Il manifeste d’abord l’entité commune divisée : l’énoncia­tion une, puis (17a20) les parties de sa division, selon leurs notions propres.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe manifeste d’abord la division même, puis (17a17) conclut que nom et verbe en sont ex­clus. À l’unité s’oppose par ailleurs la pluralité; aussi mani­feste-t-il l’unité de l’énonciation moyennant les sens de la pluralité.

#100. — L’énonciation, rappelle-t-il, se considère comme ab­solu­ment une en autant qu’elle signifie un seul attribut pour un seul su­jet, ou comme relativement une en raison d’une conjonction. Par op­position, doit-on com­prendre, l’énonciation se dit multiple du fait de signi­fier plu­s d’un attribut ou d’un sujet et non un seul, en opposi­tion au premier sens de l’unité, ou du fait de se proférer sans con­jonc­tion, en op­posi­tion à son second sens.

#101. — À ce sujet, remarquons, avec Boèce, que l’unité et la pluralité de l’énonciation[292] renvoient à sa signification, tandis que sa sim­plicité et sa composition concernent ses voix. En consé­quence, l’énonciation est parfois ‘une et simple’ : elle se com­pose alors d’un seul nom et d’un seul verbe pour signifier une seule réali­té, comme ‘tel homme est blanc’. L’énonciation[293] est aussi par­fois une, mais composée : elle signifie alors une seule réalité, mais se compose de plus d’un terme, comme ‘tel animal rationnel mortel court’, ou de plus d’une énonciation, comme dans le cas des condi­tionnelles, qui signifient pourtant une seule réalité, pas plus. Pareil­lement, dans l’énonciation, la pluralité accompagne parfois la sim­plicité, comme lors­que y trouve un nom qui signifie plus d’une réa­lité; ainsi, l’énonciation[294] ‘Le chien aboie’ en constitue de fait plus d’une, car, aussi simple qu’elle soit, elle signifie plus d’une réalité. Parfois en­core, l’énonciation comporte pluralité et composi­tion, lorsqu’elle comporte plus d’un sujet ou plus d’un attribut qui ne constituent pas une seule réalité, et ce avec ou sans intervention de conjonction, comme ‘tel homme blanc musicien discute’[295]. Il en va pareillement si on unit plus d’une énonciation, avec ou sans con­jonction, comme ‘Socrate court, Platon discute’.

Sous cette interprétation, le sens du texte est que l’énonciation une est celle qui signifie un seul attribut d’un seul sujet, non seulement quand elle est simple, mais aussi quand elle tient son unité d’une conjonction. Pareillement, on considère en tenir plus d’une et non une seule dès que plus d’une réalité, et non une seule, est signifiée; ce serait le cas non seulement quand s’interpose une conjonc­tion, entre noms ou verbes, ou entre énonciations, mais même faute de con­jonction, c’est-à-dire sans conjonction in­terpo­sée, dès que plus d’une réalité est signifiée, soit par la présence d’un nom homonyme, signifiant plus d’une chose, ou de plus d’un nom, sans conjonction, signifiant des réalités qui n’en constituent pas une seule, comme ‘Tel homme blanc grammairien logicien court’[296].

#102. — Cette explication, toutefois, ne s’accorde pas avec l’in­tention d’Aristote. D’abord parce qu’avec la disjonction qu’il in­troduit, il distingue clairement entre énonciations si­gnifiant une seule réalité et énonciations unes par conjonction. Ensuite parce qu’il a dit que “la phrase animal mar­cheur bi­pède est une et non multiple”[297]. Or celle qui est une par conjonction n’est pas une et non plusieurs, mais elle devient une de plusieurs.

Il vaut donc mieux dire qu’Aristote, puisqu’il a distingué entre énonciations unes absolument et unes par conjonction, veut ici ma­nifester laquelle est absolument une. Puis, comme il a affirmé que plusieurs noms joints en­semble peuvent constituer une seule réalité, comme ‘animal marcheur bipède’, il déclare par suite qu’une énon­ciation doit se juger une non par l’unité de nom, mais par l’unité de signifié, même s’il y a plus d’un nom pour signifier la chose une. Ou que si une énonciation est une tout en signifiant plus d’une réalité, elle ne sera pas une absolument, mais par conjonction. Sui­vant ce critère, l’énoncia­tion ‘l’animal marcheur bipède est risible’ n’est pas une par conjonction, comme la première explication le prétendait, mais parce qu’elle signifie une seule réalité.

#103. — Étant donné que l’opposé se manifeste par l’opposé, le Philosophe montre ensuite quelles énonciations sont multiples et il présente deux sens de cette pluralité.

Le premier tient à ce qu’on considère comme multiples les énon­ciations qui signifient plus d’une réalité. Il se peut toutefois que plus d’une réalité se retrouve signifiée en un nom commun. Ainsi, en di­sant ‘l’animal est sensible’, sous le nom commun unique ‘animal’ beaucoup d’êtres sont contenus. Pourtant, cette énonciation est une et non multiple. C’était la raison d’ajouter cette précision : “non multiple”. – Bien qu’il vaille mieux dire qu’elle est ajoutée à cause de la définition, qui signifie plusieurs réalités qui reviennent à une seule. Avec cette interprétation, ce sens de la pluralité s’oppose au premier sens de l’uni­té[298].

On a affaire au second sens de la pluralité quand des énonciations signifient plusieurs réalités unies d’aucune façon; ce sens de la plu­ralité s’oppose au second sens de l’unité[299]. Ainsi appert-il que le second sens de l’unité ne s’oppose pas au premier sens de la plura­lité. Or ce qui ne s’oppose pas peut se retrouver ensemble. L’énon­ciation une par conjonction, en devient-il manifeste, est aussi mul­tiple, en tant qu’elle signifie plus d’une réalité et non une seule.

Ces distinctions nous font admettre trois modalités de l’énoncia­tion. L’une est une absolument : elle ne signifie qu’une seule réalité. Une autre est multiple absolument : elle signifie plus d’une réalité; elle est toutefois une relativement, unifiée par une conjonction. D’autres sont aussi multiples à la fois absolument et relative­ment[300] : elles ne signifient pas une seule réalité et elles ne sont pas non plus unifiées par une conjonc­tion. Aristote en énumère pourtant quatre et non seulement trois, parce que parfois une énonciation multiple du fait de signi­fier plusieurs réalités ne peut jouir d’unité par conjonction, du fait par exemple de comporter un nom qui si­gnifie plusieurs réalités.

#104. — Le Philosophe exclut ensuite (17a17) de l’unité de l’énon­ciation le nom et le verbe. L’énonciation une, a-t-il dit, est celle qui signifie une seule réalité. On pourrait en inférer qu’elle le ferait à la manière du nom et du verbe. Pour exclure pareille interprétation, le Philosophe ajoute : “Considérons bien sûr le nom et le verbe comme des expres­sions simples.” “Comme des expressions”, c’est-à-dire non comme des énonciations. Sa façon de parler laisse voir que le Philosophe impose à ce nom de signifier les parties de l’énoncia­tion. Qu’ensuite le nom et le verbe constituent des “expressions simples”, il le manifeste par le fait qu’on ne peut considérer qu’on énonce, en usant de la parole pour signifier quoi que ce soit ainsi, à savoir, de la manière dont le nom ou le verbe signifient.

Pour le manifester, le Philosophe fait allusion à deux façons appa­rentes de s’en servir comme énonciation. Parfois, en effet, on en use pour répondre à une interrogation. Par exemple, à la question ‘Qui en­seigne à l’école?’[301], on répond : ‘Le maître!’ D’autres fois, on fournit spon­tanément une information sans qu’on nous la demande. Par exemple : “Fait les courses!”[302].

En signifiant, dit-il, une seule chose par un seul nom ou un seul verbe, on n’énonce ni comme en répondant à un demandeur, ni comme en parlant spontanément sans se faire rien demander. Le Philosophe a introduit cette remarque parce qu’un simple nom ou un simple verbe, en réponse à une question, signifie clairement le vrai ou le faux, fait propre à l’énonciation. Or cela ne convient ni au nom ni au verbe, à moins de l’entendre en composition avec l’autre partie mentionnée dans la question. Ainsi, à la demande : “Qui enseigne à l’école?”, en répondant : “Le maître!”, on sous-entend : “… en­seigne là”. Or comme, en préten­dant énoncer quoi que ce soit avec un simple nom ou un simple verbe, on n’énonce pas de fait, il de­vient manifeste que l’énoncia­tion ne signifie pas une seule chose de la manière dont le nom ou le verbe le font. Ce que le Philosophe in­duit comme pour conclure ce qu’il a annoncé au début : “Toute phrase énonciative comporte forcément un verbe ou un cas de verbe.”

#105. — Le Philosophe manifeste ensuite (17a20) avec les défini­tions de ses membres la division donnée : une énonciation est une, disait-il, du fait d’assigner un seul attribut à un seul sujet, et une autre le devient du fait d’une conjonction. Cette division se justifie, étant donné que l’un prête à division en simple et composé. Aussi le Philosophe dit-il : “Parmi elles”, à savoir, parmi les énonciations entre lesquelles se divise l’énonciation une[303], “l’une” se dit une parce qu’elle signifie une seule réalité absolument, “l’autre” parce qu’elle l’est par con­jonction[304]. “L’une est une énonciation simple”, celle qui signifie une seule chose.

Pour éviter qu’on entende qu’elle signifierait une seule chose de la manière dont le nom ou le verbe le font, le Philosophe précise : “où un attribut est affirmé”, par mode de composi­tion, “ou nié”, par mode de division, “d’un sujet”.

“Tandis que l’autre”, à savoir celle qui se dit une par conjonction, “se compose de pareilles énonciations simples” et “devient dès lors une phrase compo­sée”, manière de dire que l’unité de l’énonciation se divise en les deux parties énumérées comme l’un se divise en simple et composé.

#106. — Le Philosophe manifeste ensuite (17a23) la seconde divi­sion de l’énonciation, où elle se divise en affirmation et négation. Cette division convient en premier à l’énonciation simple et par ex­tension à l’énonciation composée. Aussi, pour fonder la division con­cernée, le Philosophe déclare que l’énonciation simple est “une voix signifiante sur ce qu’un attribut convienne”, ce qui vise l’affir­ma­tion, “ou ne convienne pas”, ce qui vise la négation. Pour éviter qu’on réserve cela au temps présent, le Philosophe précise : “selon la division des temps”; bref, cela a lieu dans les autres temps comme dans le présent.

#107. — De l’avis d’Alexandre, cependant, Aristote ici définirait l’énonciation. Or il a bien l’air d’insérer dans sa définition l’affir­mation et la négation. Aussi Alexandre voulait-il en tirer que l’énon­ciation ne serait pas le genre de l’affirmation et de la néga­tion, car on ne met jamais l’espèce dans la définition du genre. Par ailleurs, ce qui, à plus d’un sujet, ne s’attribue pas univoquement, ne signi­fiant pas une réalité unique qui leur serait commune, on ne peut le faire connaître que par ces sujets multiples qu’il signifie. Voilà pourquoi, puisque l’un ne se dit pas avec égalité du simple et du composé, mais selon un ordre d’antériorité, Aristote a jusqu’ici tou­jours fait usage des deux pour faire connaître l’unité de l’énon­cia­tion. Comme, donc, il fait manifestement usage de l’affirmation et de la négation pour faire connaître l’énonciation, Alexandre voulait en tirer que l’énonciation ne s’attribue pas univoquement à l’affir­mation et à la négation comme un genre à ses espèces.

#108. — Cependant, le contraire ressort du fait que le Philosophe, par la suite, use du nom ‘énonciation’ comme de leur genre lorsque, dans leur définition, il spécifie que “l’affirmation est l’énonciation qu’un attribut convient à un sujet”, au sens d’une composition, et que “la négation est l’énonciation qu’un attribut ne convient pas à un sujet”, au sens d’une division. Or on n’a pas coutume de faire usage du nom homonyme pour faire connaître les choses qu’il si­gnifie. Aussi Boèce dit-il qu’Aristote, dans son style toujours si bref, se sert simultanément de la définition et de la division de l’énoncia­tion. De la sorte, en disant “qu’un attribut convienne ou ne convienne pas à un sujet”, il ne renverrait pas à la définition de l’énonciation, mais à sa division.

Néanmoins, les différences divisives d’un genre ne tombent pas dans sa définition; par ailleurs, seulement “voix signifiante” ne suf­fit pas comme définition de l’énonciation. Il vaut donc mieux dire, comme Porphyre, que toute la formule “voix signifiante sur ce qu’un attribut convienne ou ne convienne pas à un sujet” est la défi­nition de l’énonciation. Cependant, ce ne sont pas l’affirmation et la néga­tion comme telles qui entrent dans la définition de l’énon­cia­tion, mais leur vertu[305], c’est-à-dire ce qu’elles signifient, qui est qu’on soit ou ne soit pas[306], chose naturellement antérieure à l’énon­cia­tion. Le Philo­sophe définit ensuite l’affirmation et la néga­tion avec leurs termes communs, en disant : “L’affirmation est l’énon­ciation qu’un attribut convient à un sujet et la négation, l’énoncia­tion qu’un attribut ne convient pas à un sujet”.

Toutefois, on ne doit pas mettre l’espèce dans la définition du genre; de même, on ne doit pas non plus y mettre des caractères propres aux espèces. Or signifier qu’on soit est propre à l’affir­ma­tion et signifier qu’on ne soit pas[307] est propre à la négation. Il vaut donc mieux dire, avec Ammonios, que là on ne définit pas l’énon­ciation, mais la divise seulement. Sa définition a été donnée plus haut, au moment de dire que l’énonciation est “la phrase où on trouve du vrai ou du faux”[308]. Dans cette définition, certes, aucune mention n’était faite de l’affir­mation ni de la négation.

Le Philosophe, on doit l’admettre, procède avec un art consom­mé : il divise le genre non en espèces, mais en différences spéci­fiques. Il ne dit pas que l’énonciation est une affirmation ou une né­gation, mais une voix signifiante sur ce qu’on soit, ce qui est la différence spécifique de l’affirmation, ou qu’on ne soit pas, où il touche la différence spécifique de la néga­tion. Aussi est-ce en ajoutant les différences au genre qu’il constitue la définition des espèces, lorsqu’il spécifie “que l’affirmation est l’énonciation qu’un attribut convient à un sujet”, par quoi la conve­nance[309] est signifiée, et que “la négation est l’énonciation qu’un attri­but ne convient pas à un sujet”, qui signifie la disconvenance[310].

Chapitre 6 – Opposition

À toute affirmation s’oppose une négation

39. 17a26 On peut énoncer que n’est pas l’attribut qui est[311], qu’est celui qui n’est pas, qu’est celui qui est et que n’est pas celui qui n’est pas. On peut faire de même dans les temps hors du pré­sent. Par consé­quent, tout ce qu’on affirme on peut le nier, et tout ce qu’on nie on peut l’affirmer. Manifestement, donc, à toute affirma­tion s’oppose une négation et à toute négation, une affirmation.

Contradiction : sa définition

40. 17a33 Appelons alors contradiction[312] l’affirmation et la négation opposées.[313]

Contradiction : ses spécifications

41. 17a34 L’affirmation et la négation opposées, ce sont celles qui se prononcent sur le même attribut pour le même sujet, sans le faire avec homonymie[314], dans le respect de toutes les conditions définies pour parer aux tracas sophistiques.

Leçon 9

#109. — Le Philosophe a divisé l’énonciation. Il traite maintenant de l’opposition de ses parties, l’affirmation et la négation.

L’énonciation, a-t-il dit, est la phrase où se rencontre le vrai ou le faux. Il montre donc d’abord comment les énonciations s’opposent entre elles, puis (18a28) soulève et résout une difficulté sur ce qu’il en a dit.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe montre d’abord comment une énonciation s’oppose à une autre, puis (17b37) qu’elles s’opposent seule­ment une à une.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe définit d’abord de manière absolue l’opposition entre affirmation et négation, puis (17a38) montre com­ment cette opposition se diversifie du côté du su­jet.

Le premier point se divise en deux : Le Philosophe montre d’abord qu’à toute affirmation une négation s’oppose, et réciproquement, puis (17a33) manifeste de manière absolue l’op­position entre affirma­tion et négation.

#110. — Quant au premier point, on doit en être conscient, le Phi­losophe, assume deux différences entre énonciations en vue de montrer son propos. La première tient à la manière même dont l’énoncia­tion se formule : sous ce rapport, a-t-il dit, elle est ou affirma­tive, et énonce que tel attribut est, ou négative et signi­fie qu’il n’est pas[315]. La seconde différence tient à sa confor­mité avec la réalité, dont dépend la vérité et la fausseté de tout concept et énon­ciation. Énon­cer en conformité avec la réalité que tel attribut est ou n’est pas fait la phrase vraie; le faire autrement fait la phrase fausse.

#111. — Quatre variations de l’énonciation s’ensuivent du croise­ment de ces deux divisions. La première énonce qu’est l’attri­but qui en réalité est; c’est l’affirma­tion vraie. Socrate court, par exemple, et on dit : ‘il court’. La seconde énonce que n’est pas l’attribut qui en réalité n’est pas : c’est la négation vraie. ‘L’éthiopien n’est pas blanc’, dit-on, par exemple. La troi­sième énonce qu’est l’attribut qui en réalité n’est pas; c’est l’affirma­tion fausse. ‘Le corbeau est blanc’, dit-on, par exemple. La qua­trième énonce que n’est pas l’attribut qui en réalité est : c’est la négation fausse. ‘La neige n’est pas blanche’, dit-on, par exemple.

Le Philosophe, toutefois, énumère de l’énonciation la moins forte à la plus forte; aussi présente-t-il les fausses avant les vraies et, chez les fausses, l’affirma­tive avant la négative. “On peut”, dit-il, “énon­cer que n’est pas l’attribut qui,” en réalité, “est”. Il donne en­suite l’af­firmative fausse : “qu’est l’attribut qui”, en réalité, “n’est pas”. Il donne en troisième l’af­firmative vraie, opposée à la négative fausse donnée en pre­mier : “qu’est l’at­tribut qui”, en réalité, “est”. Il donne en quatrième la négative vraie, opposée à l’affirmation fausse : “que n’est pas l’attri­but qui”, en réalité, “n’est pas”.

#112. — Quand le Philosophe dit, toutefois, “qu’est” et “que n’est pas”[316], on ne doit pas l’entendre de la seule exis­tence ou non-exis­tence du sujet, mais de ce que la réalité signifiée par l’attribut con­vienne ou ne convienne pas à celle signifiée par le sujet. Ainsi, quand on dit : “Le corbeau est blanc”, on signifie qu’est ce qui n’est pas, même si réellement le corbeau existe.

#113. — Ces quatre variations d’énonciations qu’on rencontre dans les propositions dotées d’un verbe de temps présent valent aussi pour les énonciations dotées d’un verbe de temps passé ou futur. L’énonciation, disait le Philosophe, doit se constituer d’un verbe ou d’un cas de verbe.[317] C’est pourquoi il précise qu’“on peut faire de même”, à savoir, varier ainsi l’objet de l’énonciation, “dans les temps hors du présent”, c’est-à-dire au passé ou au futur, qui se trouvent, en un sens, extrinsèques au regard du présent, puisque le présent leur sert d’intermédiaire.

#114. — Puisqu’il en est ainsi, on peut nier tout ce qu’on a affirmé et affirmer tout ce qu’on a nié; ce qui précède le rend manifeste. C’est seulement l’attribut qui est ou non en réalité selon l’un des trois temps qu’on peut affirmer; or tout cela, on peut aussi le nier. Manifestement donc, tout ce qui s’affirme peut se nier, et réci­proquement.

Or l’affirmation et la négation s’opposent par soi, se trouvant pré­cisément opposées comme contradictoires. En conséquence, toute affirmation rencontre l’opposition d’une négation, et réciproque­ment. Il pourrait en aller autrement seulement si une affirmation affirmait quelque chose qu’au­cune négation ne puisse nier.

#115. — Le Philosophe manifeste ensuite (17a33) la nature de l’op­position absolue entre l’affirmation et la négation; il le fait d’abord avec son nom, puis (17a34) avec sa définition.

Étant donné, dit-il, qu’à toute affirmation s’oppose une négation, et réciproquement, imposons à cette opposition le nom de contra­diction. À sa manière de parler : “Appelons alors contradiction”, le Philo­sophe donne à comprendre, d’après Ammonios, que c’est lui-même qui a imposé ce nom à l’opposition entre affirmation et néga­tion.

#116. — Il définit ensuite (17a34) la contradiction. Comme elle est l’opposition entre une affirmation et une négation, elle requiert ce que requiert pareille opposition : porter sur le même objet.

Or une énonciation se constitue d’un sujet et d’un attribut. La contradiction requiert donc d’abord que l’affirmation et la négation portent sur le même attribut : ‘Platon court’ et ‘Platon ne discute pas’ ne se contredisent pas. Elle requiert ensuite qu’elles concernent le même sujet : ‘Socrate courra’ et ‘Platon ne courra pas’ ne se con­tredisent pas. Elle requiert enfin que cette identité de sujet et d’attri­but ne soit pas purement nominale, mais implique tant la réalité con­cernée que son nom. Si le même nom n’y intervient pas, l’énoncia­tion n’est manifestement pas la même. Cependant, l’iden­tité de l’énon­ciation requiert pareillement l’identité de la réalité. Rappe­lons-le, l’énonciation une est celle qui assigne un seul attribut à un seul sujet[318]. C’est pourquoi le Philosophe précise : “sans le faire avec homonymie”. Autrement dit, il ne suffit pas de l’identité de nom avec diversité de réalité, car cela crée une homonymie[319].

#117. — Il existe encore d’autres conditions à observer pour écar­ter toute diversité autre que celle de l’affirmation et de la négation. Il n’y aurait en effet pas d’opposition si la négation ne niait pas exactement la même chose que l’affirmation affirmait. Il y a quatre types de diversités à considérer. D’abord en regard des différentes parties du sujet : il n’y a pas de contradiction, par exemple, entre ‘l’éthiopien est blanc des dents’ et ‘l’éthiopien n’est pas blanc des pieds’. En second, en regard de la modalité selon laquelle l’attribut s’attache au sujet : il n’y a pas de contradiction à dire que ‘Socrate court lentement’ et que ‘Socrate ne court pas rapidement’[320], ou à dire que ‘l’œuf est un animal en puissance’ et que ‘l’œuf n’est pas un animal en acte’. En troisième, en regard de la mesure, du lieu, par exemple, ou du temps : il n’y a pas de contradiction à dire qu’‘il pleut en France’ et qu’‘il ne pleut pas en Italie’, ou qu’‘il a plu hier’ et qu’‘il ne pleut pas aujourd’hui’. En quatrième, en regard d’une relation à quelque chose d’extrinsèque : il n’y a pas non plus de con­tradiction à dire que ‘dix personnes sont beaucoup pour une maison’ et que ‘dix personnes ne sont pas beaucoup pour l’agora’.

Ce sont toutes ces conditions auxquelles le Philosophe fait allu­sion, en ajoutant : “dans le respect de toutes les conditions défi­nies”, celles qu’on a coutume de définir dans les discussions, “pour parer aux tracas sophistiques”, c’est-à-dire, contre les ennuis et les arguties que soulèvent les sophistes, dont le Philosophe a fait plus pleinement mention dans les Réfutations sophistiques.

Chapitre 7 – Degrés d’opposition

Énonciations universelles et singulières

42. 17a38 Certaines réalités[321] sont universelles et d’autres singu­lières. Entendons par ‘universel’ ce qui de nature peut s’attribuer à plu­sieurs sujets et par ‘singulier’, ce qui ne le peut pas. Si­gnalons ‘homme’ parmi les réalités universelles et ‘Platon’[322] parmi les sin­gulières.

43. 17b1 Forcément donc, énoncer que tel attribut convient ou non l’assi­gnera tantôt à une réalité universelle, tantôt à une singulière.

Opposition entre universelles : contrariété

44. 17b3 Énoncer universellement, à propos d’une réalité univer­selle, qu’un attribut lui convient ou non, cela donne­ra des énoncia­tions contraires. Par ‘énoncer universellement à pro­pos d’une réalité universelle’, on entend quelque chose comme ‘tout homme est blanc’, ‘nul homme n’est blanc’.

Opposition entre indéfinies : sous-contrariété

45. 17b7 Par ailleurs, énoncer à propos de réalités universelles sans le faire universellement ne fait pas contraires les énonciations, bien que les réalités signifiées puissent l’être.

46. 17b8 Par ‘énoncer non universellement à propos de réalités uni­verselles’, on entend des énonciations comme ‘l’homme est blanc’, ‘l’homme n’est pas blanc’. ‘Homme’ est une réalité universelle, mais la proposition n’en use pas comme telle. ‘Tout’ ne signi­fie pas qu’une réalité est universelle, mais qu’elle est prise univer­sellement.

47. 17b12 Quant à l’attribut, cependant, attribuer une réalité univer­selle universellement ne se vérifie pas[323] : aucune affirmation ne sera vraie[324] avec un attribut universel attribué universel­le­ment[325], du style ‘tout homme est tout animal’.

Leçon 10

#118. — L’opposition entre affirmation et négation, disait le Phi­losophe, concernant l’assignation du même attribut au même sujet, est une contradiction. Aussi entend-il distinguer par la suite diffé­rentes oppositions entre affirmation et négation, de façon à faire mieux savoir ce qu’est une contradiction véritable.

Cette considération se divise en deux : le Philosophe ef­fectue d’abord, entre les énonciations, une division requise pour distinguer entre leurs oppositions, puis (17b3) manifeste son pro­pos.

Cette division entre énonciations se tire d’une différence de leur sujet. Aussi l’amène-t-il en deux étapes : il divise d’abord leur sujet, puis (17b1) conclut et divise les énonciations.

#119. — Le sujet d’une énonciation est un nom ou une voix prise en guise de nom. Or un nom est une voix qui signifie par con­vention un concept simple représentant une réalité[326]. C’est pourquoi le Phi­losophe distingue le sujet de l’énonciation en divi­sant les réa­lités : “certaines”, dit-il, “sont universelles et d’autres, singulières”. Il ma­nifeste doublement les membres de cette division : d’abord avec une définition, à l’effet que la réalité universelle est celle “qui de nature peut s’attribuer à plusieurs sujets”, tandis que la singulière est celle “qui ne le peut pas”, mais de nature ne peut s’attribuer qu’à un su­jet, puis avec un exemple : ‘homme’ est une réalité universelle, tan­dis que ‘Platon’, une singulière.

#120. — Cette division est l’occasion d’une difficulté. L’universel ne jouit en effet d’aucune existence en dehors de la réalité singu­lière[327] et les substances secondes n’existent que dans les premières, qui sont singulières[328]. Cette division des réalités en universelles et singu­lières paraît donc bien ne pas convenir, puisque clairement aucune réalité n’est universelle et que toutes sont singulières.

#121. — Ici, doit-on répondre, on divise les réalités en tant que signifiées par des noms qui interviennent comme sujets dans des énonciations. Or, disions-nous, les noms ne signifient les réalités que moyennant un concept.[329] Aussi cette division des réalités doit-elle se rapporter à la manière dont elles aboutissent dans l’intelli­gence. Or celle-ci peut distinguer même ce qui se trouve uni dans la réalité, quand l’un n’intervient pas dans la conception de l’autre. En toute réalité, on doit distinguer entre les carac­tères qui lui sont propres en tant qu’elle est telle réalité, des caractères propres à So­crate ou à Platon, par exemple, en tant qu’ils sont tels hommes, et ceux qu’elle par­tage avec d’autres réalités, comme, pour Socrate, d’être animal, homme, rationnel, risible, blanc.

Aussi, quand une réalité reçoit un nom d’un caractère qui lui con­vient à elle seule en tant qu’elle est telle réalité, on considère que pareil nom signifie un caractère singulier; mais quand elle en reçoit un d’un caractère commun à elle et à plusieurs autres, on considère que pareil nom signifie un caractère universel, du fait qu’il signifie une nature ou une dispo­sition commune à plusieurs individus.

Le Philosophe, disions-nous, n’a pas assigné cette division aux réalités de manière absolue, en tant qu’elles existent hors de l’âme; il la leur a assignée en tant qu’elles se rapportent à l’intelligence. Aussi n’a-t-il pas défini l’universel et le singulier d’après quoi que ce soit qui appartienne à la réalité, comme par une existence hors de l’âme, comme Platon a cru devoir le faire; il les a définis par un acte de l’âme intellective qui consiste à attribuer à un seul sujet ou à plu­sieurs.

#122. — Par ailleurs, l’intelligence saisit par leur essence propre les réalités qu’elle connaît, c’est-à-dire par leur définition. Telle­ment que son objet propre est justement leur quiddité[330]. Or il arrive que la définition propre d’une forme connue ne répugne pas à se retrouver en plus d’un sujet, mais en soit empêchée par quelque cir­constance. Cela peut se devoir à un accident, comme si tous les hommes sauf un mouraient, ou à une condition imposée par la matière, comme le fait qu’il y ait un seul soleil : il n’en est pas ainsi parce que la notion de soleil, par une condition imposée par sa forme, répugnerait à se retrouver en plu­sieurs sujets; cela dépend plutôt de ce qu’il n’existe pas d’autre matière susceptible de pareille forme. C’est pour cela que le Philo­sophe n’a pas défini la réalité universelle comme attribuée de fait à plusieurs sujets, mais comme “apte de nature à s’attribuer à plusieurs sujets”.

#123. — Toute forme de nature à être reçue en une matière est, quant à elle, communicable à plusieurs matières. Il peut donc arriver de deux manières que ce qui est signifié par un nom ne soit pas apte de nature à s’attribuer à plus d’un sujet. De l’une, pour autant que le nom signifie une forme en ce qu’elle se termine à telle matière; c’est le cas des noms ‘Socrate’ et ‘Platon’, qui signifient la nature hu­maine pour autant qu’elle se trouve en telle matière. De l’autre, pour autant qu’un nom signifie une forme qui n’est pas de nature à être reçue en une matière; elle doit donc par soi demeurer unique et singulière; ce serait le cas de la blancheur, si elle était une forme qui n’existerait pas en une matière; il n’y en aurait qu’une seule et elle en serait donc une singulière. De fait, si leurs espèces existaient sé­parément des réalités, comme le prétend Platon, elles seraient des individus.[331]

#124. — Ces noms : ‘Socrate’ et ‘Platon’, peut-on objecter, sont de nature à s’attribuer à plus d’un sujet, car rien n’empêche qu’il y en ait plus qu’on appelle de ces noms. – La réponse à apporter est évidente, si on porte attention au texte d’Aristote, car ce ne sont pas les noms, mais les réalités, qu’il divise en universelles et parti­cu­lières[332]. Aussi, faut-il comprendre, on parle d’universel quand non seulement le nom peut s’attribuer à plus d’un sujet, mais qu’aussi ce qu’on signifie avec ce nom est de nature à se rencontrer en plus d’un sujet. Ce n’est pas le cas avec les noms mentionnés : les noms ‘Socrate’ et ‘Platon’ signifient une nature humaine pour au­tant qu’elle se trouve en telle matière. Or si on impose ces noms à d’autres hommes, ils signifieront une nature humaine en une autre matière, de sorte que leur signifi­ca­tion en sera une autre. Aussi ne s’agira-t-il pas de réalités univer­selles, mais homonymes[333].

#125. — Le Philosophe conclut ensuite (17b1) la division de l’énonciation. Énoncer, on l’a déclaré, assigne toujours un attribut à une réalité. Or des réalités sont universelles et d’autres singulières. Forcément donc, ce sera tantôt à l’une des réalités uni­verselles qu’on énoncera qu’un attribut con­vient ou ne convient[334] pas et tan­tôt à l’une des singulières. La formulation dépend de la phrase pré­cé­dente et le sens est : “Puisque certaines réalités… forcément, énon­cer…”

#126. — Énoncer qu’un attribut convient à une réalité universelle, remarquons-le toutefois, présente quatre sens.

A) En un sens, la réalité universelle peut se regarder comme sépa­rée des singuliers : et là, soit comme subsistante par elle-même, selon la théorie de Platon, soit quant à une existence qu’elle détient pure­ment dans l’intelli­gence, selon la pensée d’Aristote. À la regar­der ainsi, il y a deux sens en lesquels lui assigner un attribut.

Parfois alors, on lui assigne un attribut qui concerne la seule opé­ration de l’intelligence : ‘l’homme’, dit-on ainsi, ‘peut s’attribuer à plu­sieurs sujets’, ou : ‘il est universel’, ou : ‘il est une espèce’. C’est dans la mesure où l’intelligence se compare aux réalités extérieures à l’âme qu’elle forme des intentions de la sorte et les attribue à la nature qu’elle connaît.

Parfois aussi, alors toujours qu’on la saisit comme réalité unique, on lui assigne un attribut qui pourtant ne concerne pas l’acte de l’in­telligence, mais l’existence qui appartient dans la réalité extérieure à l’âme à la nature saisie : ‘l’homme’ dit-on ainsi, ‘est la plus noble des créatures’. Cette qualité convient aussi à la nature humaine dans son existence en des singuliers, car tout homme sin­gulier est plus noble que toutes les créatures irrationnelles. Cepen­dant, hors de l’âme, tous les hommes singuliers n’en font pas qu’un seul; ils n’en sont qu’un seulement dans leur appréhension par l’in­telligence. Or en ce sens on assigne à la nature humaine universelle un attribut comme si elle n’était qu’une seule réalité.

B) En un autre sens, on assigne un attribut à une entité universelle en tant qu’elle se trouve en des singuliers, et là encore en deux sens.

Parfois en raison de sa nature universelle même; c’est le cas lors­qu’on lui assigne un attribut qui concerne son essence ou qui dé­coule de ses principes essentiels : ‘l’homme’, dit-on par exemple, ‘est un animal’, ou : ‘il est capable de rire’.

Parfois, par ailleurs, on lui assigne un attribut en raison de l’indivi­du singulier en lequel elle s’incarne; c’est le cas lorsqu’on lui as­signe un attribut qui concerne l’action d’un individu : ‘l’homme’, dit-on ainsi, ‘marche’.

#126bis. — À la réalité singulière, par contre, on assigne un attri­but en trois sens. En l’un, en rapport à sa manière d’être appréhen­dée : ‘Socrate’, dit-on ainsi, ‘est un singulier’, ou : ‘il ne peut s’at­tribuer qu’à un seul sujet’. En un autre sens, en raison de la nature com­mune concernée : ‘Socrate’, dit-on ainsi, ‘est un animal’. En un autre sens encore, en raison de lui-même : ‘Socrate’, dit-on ainsi, ‘marche’.

Les négations varient en autant de sens, car tout ce qui peut s’af­firmer, peut aussi se nier.[335]

#127. — Il s’agit de la troisième division de l’énonciation appor­tée par le Philosophe.

La première était que telle énonciation est une absolument, tandis que telle autre l’est par conjonction.[336] Celle-là en était une d’une réalité analogue[337] en les sujets auxquels elle s’attribue selon un ordre d’antériorité. C’est en effet en ce sens que l’un se divise en du simple, à quoi il s’attribue de préférence, et du composé, à quoi il s’attribue par après[338].

La seconde était la division de l’énonciation en affirmation et né­gation[339]. C’était la division d’un genre en ses espèces et elle se tirait de la différence qu’apporte la négation à l’attribut. L’attribut est la partie formelle de l’énonciation; c’est pourquoi pareille divi­sion est tenue pour concerner la qualité de l’énonciation, sa qualité essentielle, où différence veut dire essence de telle qualité[340].

La présente troisième division se tire de la différence du sujet, en ce qu’il y en a plus d’un ou un seul à quoi l’attribut se voit assigné; aussi dit-on qu’elle concerne la quantité de l’énonciation, car de fait la quantité découle de la matière.

#128. — Le Philosophe montre ensuite (17b3) comment les énon­ciations s’opposent en divers sens selon la diversité de leur sujet.

Cette considération se divise en deux : le Philosophe distingue d’abord, en les énonciations mêmes, différents sens de leur opposi­tion, puis (17b22) comment ces différentes oppositions entraînent dif­férentes relations au vrai et au faux.

#129. — En vue du premier point, la réalité universelle, rappelons-le, peut se regarder en abstraction des individus singuliers ou selon qu’elle s’y trouve. Sous ce rapport, on lui assigne un attribut sous différentes modalités.[341]

Pour désigner ces différentes modalités d’attribution, on a créé certaines expressions, qu’on pourrait qualifier de déterminations ou de signes, qui marquent qu’un attribut est assigné à une réalité uni­verselle selon telle ou telle modalité. Cependant, tous ne pensent pas communément que ces réalités universelles subsistent en dehors des singu­lières; aussi l’usage commun ne dispose-t-il d’aucune ex­pression pour marquer la modalité où on leur assigne des attributs en abstraction des réalités singu­lières.

Platon, lui, a soutenu que les réalités universelles subsistent hors des singulières; aussi a-t-il créé des déterminations pour désigner la ma­nière d’assigner un attribut à une réalité universelle en tant qu’extérieure aux singulières : il appelait cet universel séparé qui sub­siste hors des sin­guliers, quant à l’espèce de l’homme, par exemple, l’homme par soi ou l’homme lui-même, et faisait pareil pour les autres universels.

Par contre, l’universel en tant qu’il s’incarne dans les singuliers tombe sous l’appréhension commune; aussi certaines expressions ont-elles été créées pour signifier les modalités d’assignation d’un attribut à un universel considéré de la sorte.

#130. — Parfois, un attribut est assigné à un universel en raison de la nature universelle concernée elle-même.[342] On dit alors qu’il s’y attribue universellement, puisqu’il lui convient quant à la multi­tude entière où il s’incarne. Pour marquer ce fait dans les attribu­tions af­firmatives, on a créé l’expression ‘tout’[343], qui marque que l’attribut est assigné au sujet universel quant à tout ce qui se trouve contenu sous lui. Pour les attributions négatives, on a créé l’expres­sion ‘nul’[344], qui signifie que l’attribut est refusé au sujet universel quant à tout ce qui se trouve contenu sous lui. ‘Nul’, doit-on com­prendre, veut dire ‘pas un quelconque’[345]; en grec, on dit οὐδείς, c’est-à-dire οὐ εἰς, ‘pas un seul’. C’est qu’alors il ne se trouve sous le sujet universel pas un seul cas admissible auquel l’attribut ne soit pas re­fusé.

Parfois, par contre, on assigne ou refuse un attribut à un universel en raison du particulier[346]. Pour le signaler, on a créé, pour les énon­ciations affirmatives, l’expression ‘certain’ ou ‘quelque’[347], qui marque que l’attribut est assigné au sujet universel en raison du particulier. Néanmoins, comme cette expression ne si­gnifie pas déterminément la forme de tel singulier précis, elle le dé­signe sous une certaine indétermination; aussi l’appelle-t-on ‘individu indé­fi­ni’[348]. Pour les négatives, il n’existe pas d’ex­pression instituée, mais on peut y adapter ‘pas tout’[349]. Ainsi, comme ‘nul’ refuse universel­lement l’attribut, du fait de si­gnifier ‘aucun’, c’est-à-dire ‘pas un quelconque’, de même aussi ‘pas tout’ le refuse particulièrement, du fait d’exclure l’affirmation universelle.

#131. — Par conséquent, il y a trois genres d’affirmations où on assigne un attribut à un universel. Il y en a une où on lui en as­signe un universellement : ‘tout homme est animal’, dit-on ainsi. Une autre où on lui en assigne un particulièrement : ‘quelque homme est blanc’, dit-on ainsi. Il y en a une troisième où on lui en assigne un sans détermination d’universalité ou de particularité; on a coutume d’ap­peler pareille énonciation ‘indéfinie’. Il existe autant de néga­tions opposées.

#132. — On assigne par ailleurs un attribut à un singulier pour différentes raisons[350]. Cependant, l’attribut renvoie alors tout entier à la singularité du sujet, puisque même une nature universelle se trouve individuée dans le singulier comme tel. Aussi cela ne change rien à la nature de la singularité de l’énonciation si l’attribut est assigné au sujet en raison d’une nature universelle, comme dans le cas : ‘Socrate est homme’, ou s’il lui convient en raison de sa singu­larité.

#133. — Si donc on ajoute l’énonciation singulière aux trois mo­dalités mentionnées, cela en fera quatre, en ce qui concerne leur quantité : l’universelle, la singulière, l’indéfinie et la particu­lière.

#134. — C’est d’après ces différences qu’Aristote assigne les dif­férentes oppositions des énonciations entre elles.

Il s’adresse d’abord à la différence entre universelles et indéfinies, puis (17b16) à celle entre universelles et particu­lières.

Le premier cas se divise en trois : le Philosophe s’intéresse d’abord à l’opposition entre propositions[351] universelles, puis (17b7) à l’opposi­tion entre indéfi­nies et enfin (17b12) il exclut une difficulté.

#135. — “Énoncer uni­versellement”, dit-il, c’est-à-dire suivant toute l’extension[352] de son universalité, “à propos d’une réali­té uni­verselle, qu’un attribut lui convient[353]”, c’est-à-dire affirmati­ve­ment, “ou non”, c’est-à-dire négativement, “cela don­nera des énon­ciations contraires”. Ce sera le cas, par exemple, de “tout homme est blanc” et “nul homme n’est blanc”.

La raison en est qu’on appelle contraire ce qui oppose le plus de distance[354]. On n’est pas qualifié de noir du seul fait de ne pas être blanc; à cela, qui signifie communément l’absence du blanc, le noir ajoute la distance la plus grande du blanc. De même, ce qu’affirme l’énonciation ‘tout homme est blanc’ est déjà refusé par la négation ‘pas tout homme est blanc’. La négation doit simplement an­nuler la modalité en laquelle l’attribut est assigné au sujet, modalité mar­quée par l’expression ‘tout’.

Or l’énonciation ‘nul homme n’est blanc’ ajoute à cette annulation simple une annulation totale, laquelle oppose la distance la plus grande de l’énonciation initiale. Comme cela s’attache à la notion de contrariété, le Philosophe a raison d’appeler contrariété cette op­po­sition.

#136. — Le Philosophe montre ensuite (17b7) la nature de l’oppo­sition entre affirmation et négation dans les propositions indéfinies.

Il propose d’abord son intention, puis (17b8) manifeste son propos par des exemples et enfin (17b10) assigne la raison de cette manifes­tation.

Affirmer ou nier un attribut, dit-il, de sujets universels, mais “sans le faire universellement”, “ne fait pas contraires les énonciations”, “bien que les réalités signifiées puissent l’être”.

Le Philosophe manifeste ensuite (17b8) cela avec des exemples.

Remarquons-le bien, le Philosophe n’a pas parlé d’énoncer ‘parti­culièrement’ à propos de réalités universelles, mais de ‘ne pas le faire universellement’. Il ne s’intéresse pas ici aux énonciations particu­lières, mais aux seules indéfinies. Il le manifeste avec les exemples qu’il apporte. On produit, dit-il, une énonciation non universelle à propos de sujets universels, quand on parle ainsi : ‘L’homme est blanc’, ‘L’homme n’est pas blanc’.

Le Philosophe justifie ensuite (17b10) son explication : ‘homme’, qui sert de sujet, est bien une réalité universelle, mais l’attribut ne lui est cependant pas universellement assigné, du fait qu’on n’ait pas ajouté l’expression ‘tout’, qui ne signifie pas le fait qu’une nature soit universelle, mais la modalité de l’universalité, selon laquelle un attribut est assigné universellement à un sujet. Aussi, ajoutée à un sujet universel, elle signifie toujours qu’un attribut en est dit universellement. Toute cette explication renvoie à cette partie de sa déclaration : “Énoncer à propos de réalités universelles sans le faire univer­sellement ne fait pas contraires les énonciations.”

#137. — Par contre, la suite : “… bien que les réalités signifiées puissent l’être”, n’est pas expliqué, malgré son obscurité. Aussi di­vers auteurs l’ont-il expliquée diversement.

Certains ont voulu rapporter cette remarque à la contrariété entre vérité et fausseté qui concerne de pareilles énonciations. Ces deux-là peuvent en effet se trouver simultanément vraies : ‘L’homme est blanc’, ‘l’homme n’est pas blanc’. Elles ne sont alors pas contraires, puisque des contraires se suppriment mutuellement. Il se peut néan­moins parfois que l’une se trouve vraie et l’autre fausse; ainsi : ‘L’homme est animal’, ‘l’homme n’est pas animal’. En raison de la réalité qu’elles signifient, elles présentent alors manifes­tement une certaine contrariété.

Clairement, pourtant, cela ne concerne pas le propos : d’abord, le Philosophe n’a pas encore parlé ici de la vérité et de la fausseté des énonciations; ensuite, la même chose pourrait s’appliquer aux énon­ciations particulières.

#138. — D’autres, à la suite de Porphyre, ont rapporté cette re­marque à la contrariété de l’attribut. Il arrive parfois en effet qu’un attribut se trouve nié d’un sujet pour le fait que le contraire lui ap­partienne. Ainsi, pourrait-on dire, ‘l’homme n’est pas blanc’, parce qu’il est noir. Alors, la réalité qu’on signifie en disant qu’elle ‘n’est pas blanche’ peut être contraire. Mais ce n’est pas toujours le cas. Un attribut peut être refusé à un sujet même si ce n’est pas le con­traire qui lui appartient, mais quelque intermédiaire. Par exemple : ‘Un tel n’est pas blanc, car il est jaune[355]’. Ou parce qu’il se trouve privé de l’acte ou de l’habitus ou de la faculté impliquée. Ainsi : ‘Un tel ne voit pas’, parce que lui manque la faculté de la vue, ou parce qu’il est empêché de voir, ou parce qu’il n’y est pas apte de nature. Par exemple : ‘La pierre ne voit pas’. Alors encore, les réalités signifiées peuvent être contraires, mais les énonciations comme telles ne le sont pas, puisque les opinions qui portent sur les contraires ne sont pas contraires, comme celle que telle chose est bonne et que telle autre ne l’est pas[356].

#139. — Clairement encore, cette interprétation non plus ne con­cerne pas le propos d’Aristote. Celui-ci ne traite pas ici, en effet, de la contrariété des réalités ou des opinions, mais de celle des énon­ciations. Aussi doit-on suivre plutôt l’explication d’Alexandre. À son avis, doit-on dire, les énonciations indéfinies ne précisent pas si l’attribut est assigné au sujet universellement, ce qui créerait une contrariété entre les énonciations, ou particulièrement, ce qui n’en créerait aucune. Aussi de telles énonciations indéfinies ne sont pas contraires, quant à la modalité sous laquelle elles sont proférées. Il se peut cependant que parfois, en raison de la réalité signifiée, elles présentent de la contrariété; par exemple, si on assigne un attribut à une réalité universelle en raison d’une nature universelle, même si on n’a pas ajouté le signe universel. Ainsi, des énonciations comme ‘l’homme est animal’, ‘l’homme n’est pas animal’ comportent, en raison de la réalité signifiée, la même force que celles-ci : ‘tout homme est animal’, ‘nul homme n’est animal’.

#140. — Le Philosophe écarte ensuite (17b12) une extrapolation qui pourrait faire difficulté. Il a distingué en effet l’oppo­sition des énon­ciations selon que s’y prenne universellement ou non la réalité uni­verselle donnée comme sujet. On pourrait croire qu’une diversité comparable s’ensuivrait du fait de prendre univer­sellement ou non la réalité universelle assignée comme attribut. En ce qui concerne le fait d’attribuer une nature universelle, dit le Philosophe, pour ex­clure cette éventualité, il ne se vérifie pas qu’une réalité uni­verselle s’attribue universellement. De cela, on peut offrir deux ex­plications.

L’une tient à ce que pareille modalité d’attribution répugne à l’at­tribut quant à la notion précise qu’il revêt dans l’énonciation. L’at­tribut, en effet, constitue comme la partie formelle de l’énoncia­tion, tandis que le sujet en fournit la partie matérielle[357]. Or quand une réalité universelle est proférée universellement, elle se prend selon la relation qu’elle entretient avec les singuliers rangés sous elle. Pa­reillement, quand elle est proférée particulièrement, elle se prend selon la relation qu’elle entretient à tel ou tel des singuliers rangés sous elle. De la sorte, les deux cas concernent la détermination ma­térielle de cette réalité universelle. C’est pourquoi il ne convient d’ajouter ni le signe universel ni le signe particulier à l’attribut, mais de l’ajouter plutôt au sujet : ‘nul homme est âne’ se dit en effet avec plus de convenance que ‘tout homme n’est nul âne’. Pareillement ‘quelque homme est blanc’ se dit avec plus de conve­nance que ‘l’homme est quelque blanc’. Néanmoins, on rencontre parfois chez les philosophes le signe particulier adjoint à l’attri­but pour laisser voir qu’il détient plus d’extension que le sujet; c’est prin­cipalement le cas lorsque, en possession de son genre, ils cherchent les diffé­rences susceptibles de compléter une espèce. C’est ainsi qu’Aristote dit que « l’âme est un certain acte »[358].

L’autre explication peut se tirer de ce qui a trait à la vérité de l’énonciation. Elle est spécialement impliquée dans les affirmations, qui seraient fausses si l’attribut y était assigné universellement. Aussi, dit le Phi­losophe pour justifier sa déclaration précédente : “Aucune affirma­tion ne sera avec l’attribut universel attribué universel­le­ment”[359], à savoir, en vérité, c’est-à-dire, où on userait d’un attribut univer­sel en l’attri­buant universellement, “du style tout homme est tout animal”. Selon ce qui précède, en effet, l’at­tribut ‘animal’ doit, avec les singuliers rangés sous lui, s’attribuer aux singuliers rangés sous l’homme. Or cela ne peut être vrai si l’at­tribut a plus d’extension que le sujet, ni même s’il est convertible avec lui. N’importe quel homme individuel devrait en effet être tous les ani­maux, ou tous les singuliers capables de rire. Or pris ainsi, ces attri­buts répugnent à la nature d’un singulier rangé sous un uni­ver­sel.

#141. — On ne tient pas non plus une exception en soulignant la vérité de l’affirmation que ‘tout homme est susceptible de toute discipline’[360]. Ce n’est pas la discipline, en effet, qu’on attribue à l’homme, mais d’être ‘susceptible de discipline’. Or il répugne­rait à la vérité d’affirmer que ‘tout homme est tout [individu] susceptible de discipline’.

#142. — Par ailleurs, les signes universel négatif et particulier af­firmatif se placent eux aussi avec plus de convenance du côté du sujet. Il ne répugne toutefois pas à la vérité de les pla­cer du côté de l’attribut. En certaines matières, en effet, de pareilles énonciations peuvent être vraies. Celle-ci le sera, par exemple : ‘tout homme n’est aucune pierre’. Et pareillement celle-ci : ‘tout homme est quelque animal’. Mais celle-ci : ‘tout homme est tout animal’, à quelque matière qu’on en applique la forme, est fausse. Il y a encore d’autres telles énonciations toujours fausses, comme celle-ci : ‘quelque homme est tout animal’, qui présente d’ailleurs la même cause de fausseté que ‘tout homme est tout animal’. Toutes autres pareilles sont toujours fausses, et toutes pour la même raison. Aussi, en condamnant ‘tout homme est tout animal’, le Philosophe a donné à comprendre que toutes ses semblables sont à condamner.

Chapitre 7 – Opposition et vérité

Opposition entre universelles et particulières : contradiction

48. 17b16 Il y a opposition de contradiction entre affirmation et né­gation, dis-je, quand l’une signifie l’universel et l’autre, non[361]. Ain­si : entre ‘tout homme est blanc’ et ‘pas tout homme est blanc’; entre ‘nul homme n’est blanc’ et ‘quelque homme est blanc.’

Opposition entre universelles : contrariété

49. 17b20 Par ailleurs, l’affirmation universelle et la négation uni­verselle sont contraires.[362] Par exemple : ‘tout homme est juste’ et ‘nul homme n’est juste’.

Implication opposition et vérité

50. 17b22 Aussi ne peuvent-elles pas être vraies simultanément, tan­dis que leurs opposées[363] peuvent l’être en même temps[364], comme ‘pas tout homme est blanc’ et ‘quelque homme est blanc’.

51. 17b26 Toute contradiction sur des réalités universelles prises universellement implique forcément une contradictoire vraie et l’autre fausse. Il en va pareillement de toute contradiction sur des réalités singulières, comme entre ‘Socrate est blanc’ et ‘Socrate n’est pas blanc.’

52. 17b29 Par contre, toute opposition sur des réalités universelles non prises universellement n’implique pas toujours une opposée vraie et l’autre fausse. En effet, ‘l’homme est blanc’ et ‘l’homme n’est pas blanc’ sont simultanément vrais à dire, de même que ‘l’homme est honnête[365]’ et ‘l’homme n’est pas honnête’.

53. 17b33 En effet, si on est ignoble[366], on n’est pas honnête, et si on s’engendre, on n’est pas encore.

54. 17b34 Sur le coup, on croirait cela absurde, car ‘l’homme n’est pas blanc’ paraît signifier simultanément ‘nul homme n’est blanc’. Pourtant, cela ne signifie pas la même chose, ni forcément se vérifie simultanément.

Leçon 11

#143. — Le Philosophe vient de traiter de l’opposition entre énon­ciations en comparant les universelles aux indéfinies; il en traite maintenant en comparant les universelles aux particulières.

On peut trouver là deux oppositions, notons-le : l’une d’univer­selle à particulière, qu’il touche d’abord; l’autre d’universelle à uni­verselle, qu’il touche ensuite (17b20).

#144. — La particulière affirmative et la particulière négative ne présentent pas à proprement parler d’opposition. C’est que l’oppo­sition requiert de porter sur le même sujet. Or le sujet d’une énon­ciation particulière est une réalité universelle prise particulièrement, et cela non pour quelque singulier déterminé, mais indéterminément pour n’importe lequel[367]. Aussi, quand on affirme ou nie un attribut d’une réalité universelle prise particulièrement, la modalité même de l’énonciation n’implique pas que l’affirmation et la négation visent le même sujet. Or il le faudrait pour qu’on tienne une opposi­tion entre affirmation et négation[368].

#145. — L’énonciation qui signifie l’universel, c’est-à-dire qui at­tribue universellement, s’oppose contradictoirement, dit le Philo­sophe, à celle qui ne signifie pas universellement, mais particulière­ment, à la condition que l’une soit affirmative et l’autre négative, que ce soit l’univer­selle l’affirmative et la particulière, la négative, ou l’inverse. C’est le cas entre ‘tout homme est blanc’ et ‘pas tout homme est blanc’. ‘Pas tout’, en effet, tient lieu de signe pour la particulière négative, de sorte que l’énonciation qu’il marque équi­vaut à ‘quelque homme n’est pas blanc’. De même, ‘nul’, qui veut dire la même chose que ‘pas un seul’ ou ‘pas un quelconque’, est le signe universel né­gatif.[369] En conséquence, ces deux énonciations : ‘quelque homme est blanc’, particulière affirmative, et ‘nul homme n’est blanc’, né­gative universelle, sont contradictoires elles aussi.

#146. — La raison en est que la contradiction consiste dans la seule annulation de l’affirmation par la négation. Or l’affirmative universelle se trouve annulée par la seule négation de la particulière, sans autre exigence requise à cette fin. Par ailleurs, la particulière affir­mative ne peut s’annuler que par l’universelle négative, puisque la particulière négative n’y suffit pas[370]. Il en découle qu’à l’univer­selle négative, c’est la particulière affirmative qui s’oppose contra­dictoirement et qu’à la particulière négative, c’est l’universelle affir­mative.[371]

#147. — Le Philosophe touche ensuite (17b20) l’opposition entre énonciations universelles. “L’affirmative universelle et la négative universelle”, dit-il, “sont contraires. Ainsi : ‘tout homme est juste’ et ‘nul homme n’est juste’.” C’est que l’uni­verselle négative non seulement annule l’universelle affirmative, mais marque en plus la distance la plus grande avec elle, du fait de nier tout ce que l’affir­mation pose, ce qui appartient à la nature de la contrariété. Par suite, la particulière affirmative et la particulière négative interviennent comme intermédiaires entre ces contraires.

#148. — Le Philosophe montre ensuite (17b22) quelle relation l’af­firmation et la négation opposées entretiennent avec le vrai et le faux : d’abord pour ce qui est des contraires, puis (17b26) pour ce qui est des contradictoires et enfin (17b29) pour ce qui est d’énoncia­tions à allure de contradictoires qui toutefois n’en sont pas.

Étant contraires, l’universelle affirmative et l’universelle négative ne peuvent pas se trouver simultanément vraies. C’est que les con­traires se repoussent mutuellement. Par contre, les particulières op­posées contradictoirement aux universelles contraires peuvent se vérifier simultanément dans le même sujet[372]. C’est le cas, par exemple, de ‘pas tout homme est blanc’, opposé contradictoirement à ‘tout homme est blanc’, et de ‘quelque homme est blanc’, opposé contradictoirement à ‘nul homme n’est blanc’.

On trouve d’ailleurs la pareille dans la contrariété réelle : le blanc et le noir ne peuvent jamais se trouver simultanément dans le même sujet, tandis que leurs absences le peuvent; on peut en effet n’être ni blanc ni noir, comme le montre une surface jaune. Pareillement, des énonciations contraires ne peuvent simultanément être vraies, mais leurs contradictoires, qui se trouvent à les annuler, le peuvent.

#149. — Le Philosophe montre ensuite (17b26) quelle relation la vé­rité et la fausseté entretiennent dans les contradictoires.

La négation, il faut se le rappeler à ce sujet, ne fait rien de plus, dans les contradictoires, que d’annuler l’affirmation.

Elle le fait de deux manières. De l’une, quand l’une des deux est universelle et l’autre particulière.[373] De l’autre, quand les deux sont singulières : la négation renvoie alors forcément au même sujet, ce qui n’est pas le cas avec les particulières et les indéfinies; et elle ne peut aller plus loin que d’annuler l’affirmation. C’est pourquoi la singulière affirmative contredit toujours la singulière négative, à supposer identité d’attribut et de sujet. Aussi, dit le Philosophe, que nous prenions universellement la contradiction entre universelles, à savoir, quant à l’une d’elles, ou entre énonciations singulières, tou­jours forcément l’une est vraie et l’autre fausse. Elles ne peuvent être simultanément ni vraies ni fausses, car le vrai n’est rien d’autre que lorsqu’on dit qu’est l’attribut qui est ou que n’est pas celui qui n’est pas[374]; de même, le faux c’est quand on dit qu’est l’attribut qui n’est pas ou que n’est pas celui qui est.[375]

#150. — Le Philosophe montre ensuite (17b29) quelle relation en­tretiennent avec la vérité et la fausseté les énonciations qui semblent contradictoires sans l’être de fait.

Il le fait en trois points : il propose d’abord son intention, puis (17b33) prouve son propos et enfin (17b34) exclut ce qui pourrait faire diffi­culté.

Dans les propositions indéfinies, remarquons-le, l’affirmation et la négation ont l’air de s’opposer contradictoirement. C’est que le sujet est unique et n’est déterminé par aucun signe particulier, ce qui donne l’impression que l’affirmation et la négation portent sur le même sujet. Toute affirmation et toute négation portant sur des réa­lités universelles qu’elles ne prennent pas universellement, dit le Philo­sophe, pour écarter cette impression, ne se trouvent pas forcé­ment l’une vraie et l’autre fausse; les deux peuvent simultanément se trou­ver vraies. Dire ‘l’homme est blanc’ et ‘l’homme n’est pas blanc’ est simultanément vrai, et aussi dire ‘l’homme est probe[376]’ et ‘l’homme n’est pas probe’.

#151. — En cela toutefois, comme le rapporte Ammonios, cer­tains ont contredit Aristote et soutenu que l’indéfinie négative doit tou­jours se prendre pour une universelle négative. Ils apportaient à l’appui que l’énonciation indéfinie, du fait d’être indéterminée, se comporte comme une matière; et que la matière, prise en elle-même, se ramène plutôt à la situation la moins noble; que par ailleurs l’uni­verselle affir­mative est plus noble que la particulière affirmative, mais que la néga­tive universelle, qui détruit tout, se trouve moins noble que la particu­lière négative, qui détruit partiellement, tout comme la corruption universelle est pire que la corruption particu­lière. Pour tout cela, allèguent ces auteurs, l’indéfinie négative est à prendre pour une universelle négative. Ils en donnent aussi comme signe que les philo­sophes, dont Aristote lui-même, se servent effec­tivement d’indéfinies négatives en guise d’universelles. « Il ne se produit pas de change­ment en dehors des choses »[377], déclare celui-ci. « Il n’y a pas d’autre sens externe » que les cinq habituellement énumérés[378], déclare-t-il encore ailleurs.

Mais ces arguments ne concluent pas. D’abord, que la matière, prise en elle-même, se prenne pour le pire, cela n’est vrai que selon la pensée de Platon, qui ne distinguait pas privation et matière; mais ce ne l’est pas d’après Aristote : le mal, le laid et tout ce qui se rapporte à la déficience, dit-il, ne se disent de la matière que par accident[379]. Aussi l’indéfinie n’a-t-elle pas toujours à tenir lieu de pire.

De toute manière, même en accordant que l’indéfinie doive tenir lieu de pire, cela n’oblige pas à la prendre pour l’universelle néga­tive. En effet, dans le genre de l’affirmation, l’uni­verselle est plus puis­sante que la particulière du fait de la contenir; pour la même raison, il en va de même aussi dans le genre des négations : l’uni­verselle y est plus puissante. C’est qu’en tout genre, on doit regar­der à ce qui est plus puissant en ce genre-là, non à ce qui l’est abso­lument.

En outre, même en accordant que la particulière négative serait de toute façon plus puissante, l’argument ne suivrait toujours pas. L’in­définie affirmative, en effet, ne se prend pas pour une particu­lière affirmative du fait que cette dernière soit moins noble, mais du fait qu’un attribut peut s’assigner à une réalité universelle en raison d’elle-même ou en raison d’une partie rangée sous elle[380]. Aussi il suffit à la vérité de l’indéfinie que l’attribut convienne à une partie, ce que marque le signe particulier. C’est pourquoi la vérité de l’af­firmative particulière sufffit à la vérité de l’indéfinie affirmative. Pour la même raison, la vérité de la particulière négative suffit à la vérité de l’indéfinie négative, puisque pareillement un attribut peut se nier d’une réalité universelle soit en raison d’elle-même soit en raison de sa partie.

Néanmoins, les philosophes usent parfois d’indéfinies négatives comme d’universelles dans le cas d’attributs que suppriment par soi des réalités universelles; ils usent d’ailleurs aussi d’indéfinies affir­matives comme d’universelles dans le cas d’attributs qui s’assignent par soi à des réalités universelles.

#152. — Le Philosophe prouve ensuite (17b33) son propos en se réclamant d’une concession commune. Une indéfinie affirmative, tous le con­cèdent en effet, se vérifie si la particulière affirmative est vraie. On peut par ailleurs trouver deux affirmatives indéfinies dont l’une inclut la négation de l’autre quand, par exemple, elles com­portent des attributs opposés. Pareille opposition peut se présenter de deux manières.

De l’une, selon une contrariété parfaite. Par exemple, ‘ignoble’, c’est-à-dire ‘malhonnête’, s’oppose à ‘probe’, c’est-à-dire ‘hon­nête’, et ‘laid’, c’est-à-dire ‘difforme’ selon le corps, s’oppose à ‘beau’.[381] Or la raison qui fait que cette affirmative soit vraie : ‘l’homme est probe’, du moment qu’un homme quelconque le soit, fait aussi que cette autre soit vraie : ‘l’homme est ignoble’, du mo­ment qu’un homme quelconque le soit. Ces deux-là sont donc vraies simultané­ment : ‘l’homme est probe’ et ‘l’homme est ignoble’. Or de celle-ci : ‘l’homme est ignoble’, découle celle-là : ‘l’homme n’est pas probe’. Donc ces deux-là sont simultanément vraies : ‘l’homme est probe’ et ‘l’homme n’est pas probe’. Et pour la même raison, ces deux autres : ‘l’homme est beau’ et ‘l’homme n’est pas beau’[382].

L’autre manière met en opposition le parfait et l’imparfait, comme ‘se déplacer’ s’oppose à ‘s’être déplacé’, et ‘s’engendrer’ à ‘s’être engendré’. En conséquence, de ‘s’engendrer’ découle le non-être de ce qui s’engendre, dans les choses permanentes, dont l’être est par­fait; il en va autrement dans les choses successives, dont l’être est imparfait. Ainsi donc celle-ci est vraie : ‘l’homme est blanc’, du moment qu’un homme quelconque soit blanc; et pour la même raison, du moment qu’un homme quelconque devient blanc, celle-ci est vraie : ‘l’homme devient blanc’; d’où découle que ‘l’homme n’est pas blanc’. Donc, ces deux-là sont vraies simultanément : ‘l’homme est blanc’ et ‘l’homme n’est pas blanc’.

#153. — Le Philosophe exclut ensuite (17b34) quelque chose qui pourrait créer de la difficulté sur ce qui précède. “Sur le coup”, dit-il, c’est-à-dire à première vue, ce qu’on a dit paraît absurde. Car l’énonciation ‘l’homme n’est pas blanc’ paraît bien signifier la même chose que cette autre : ‘nul homme n’est blanc’. Le Philo­sophe efface cette impression, cependant, en disant que les deux ne signifient pas la même chose, ni forcément ne sont simultanément vraies. Les explications précédentes l’ont rendu manifeste.

Chapitre 7 – À toute affirmation, une seule négation

Propos

55. 17b37 Manifestement, pour une affirmation il n’existe qu’une né­gation.

Preuve

56. 17b38 C’est que la négation doit nier le même attribut que l’af­firmation affirme, et le nier du même sujet, s’agît-il d’une réalité singulière ou d’une réalité universelle, celle-ci fût-elle prise univer­sellement ou non universellement.

57. 18a2 Par exemple, pour ‘Socrate est blanc’, ‘Socrate n’est pas blanc’; nier un autre attribut, ou le même attribut d’un autre sujet, n’en donnera pas la négation opposée, mais une distincte d’elle. Pour ‘tout homme est blanc’, la négation est ‘pas tout homme est blanc’. Pour ‘quelque homme est blanc’, ‘nul homme n’est blanc’. Pour ‘l’homme est blanc’, ‘l’homme n’est pas blanc’.

Épilogue

58. 18a8 Voilà démontré qu’une seule affirmation s’op­pose à une seule négation contradictoirement, et quelles énonciations elles sont; et que les contraires en sont distinctes, et lesquelles elles sont; et que toute con­tradiction n’oppose pas une énonciation vraie et une fausse[383]; et pour­quoi il en va ainsi et quand elle en oppose une vraie et une fausse.

Chapitre 8 – L’unité de l’affirmation et de la négation

Une seule réalité, tant comme sujet que comme attribut

59. 18a12 L’affirmation ou la négation est une, qui signifie un seul attribut d’un seul sujet, que ce dernier soit une réalité universelle prise universellement ou non[384]. Par exemple : ‘tout homme est blanc’ et ‘pas tout homme est blanc’[385]; ‘l’homme est blanc’ et ‘l’homme n’est pas blanc’; ‘nul homme n’est blanc’ et ‘quelque homme est blanc’. Tant que ‘blanc’ signifie une seule réa­lité.

L’homonymie implique plus d’une réalité

60. 18a18 Par contre, un nom unique imposé à deux réalités sans que d’elles ne résulte quelque réalité une, ne rend une ni l’affirmation ni la négation.

Illustration

61. 18a19 Par exemple, à supposer qu’on impose le nom ‘tu­nique[386]’ au cheval et à l’homme, ‘la tunique est blanche’ ne constituera pas une affirmation une; sa négation non plus ne sera pas une.

62. 18a21 L’énoncer, en effet, ne diffère en rien de dire : ‘l’homme est blanc’ et ‘le cheval est blanc’[387]. Comme ces énonciations signi­fient plus d’une réalité[388] et constituent plus d’une énonciation, l’énoncia­tion initiale aussi, manifestement, en signifie plus d’une. Ou bien aucune, puisqu’il n’existe pas d’homme-cheval.

Corollaire

63. 18a26 En elles non plus, par conséquent, la contradiction n’op­pose pas forcément une énonciation vraie et une fausse[389].

Leçon 12

#154. — Le Philosophe vient de distinguer les diverses modalités d’opposition entre énonciations; il entend maintenant montrer qu’à chaque affirmation une seule négation s’oppose. Il le fait en deux points : il montre d’abord qu’à chaque affirmation une seule néga­tion s’oppose, puis (18a12) quelle affirmation ou négation n’en est qu’une.

Le premier point se divise en trois : le Philosophe présente d’abord son intention, puis (17b38) manifeste son propos et enfin (18a8) épi­logue.

#155. — “Manifestement”, dit-il, “pour une affirmation il n’existe qu’une seule négation”. Il fallait le dire, car reconnaître plusieurs genres d’oppositions donnait l’impression qu’à une affirmation deux négations s’opposeraient : les considérations précédentes, en effet, opposaient clai­rement à l’affirmative ‘tout homme est blanc’ les deux négatives ‘nul homme n’est blanc’ et ‘quelque homme n’est pas blanc’. Ce­pendant, à y regarder exactement, la négative de l’af­firmative ‘tout homme est blanc’ est seulement ‘quelque homme n’est pas blanc’, qui ne fait que l’annuler, comme il appert de son équivalente : ‘pas tout homme est blanc’. Certes, l’universelle néga­tive inclut dans sa compréhension la négation de l’universelle affir­mative, du fait d’inclure la particulière négative.[390] Elle y ajoute, toute­fois, pour autant qu’elle implique non seulement l’annulation de son universalité, mais aussi de toute partie qu’elle comporte. À l’affirmation universelle, en appert-il, correspond une seule néga­tion. Il en va manifestement de même dans les autres cas.

#156. — Le Philosophe manifeste ensuite (17b38) son propos, d’abord avec un argument, puis (18a2) avec des exemples.

L’argument est tiré du fait que la négation opposée à une affirma­tion nie le même attribut du même sujet[391]. La négation, entend-on par là, “doit nier le même attribut que l’affirma­tion affirme”; elle doit aussi “le nier du même sujet”, “s’agît-il d’une réalité singulière ou d’une réalité universelle”, cette dernière fût-elle prise universel­lement ou parti­culièrement. Or cela ne peut se faire que d’une fa­çon, avec l’exigence que la négation nie ce que l’affirmation pose et rien d’autre. À une af­firmation, donc, ne s’oppose qu’une seule né­ga­tion.

#157. — Le Philosophe manifeste ensuite (18a2) son propos avec des exemples.

D’abord chez des sujets singuliers : à l’affirmation ‘Socrate est blanc’, la seule énonciation à s’opposer comme sa négation propre est ‘Socrate n’est pas blanc’. Tout autre attribut ou sujet n’en ferait pas la né­gation proprement opposée, mais une tout à fait distincte. Par exemple, ‘Socrate n’est pas musicien’ ne s’oppose pas à ‘So­crate est blanc’, ni non plus ‘Platon est blanc’ à ‘Socrate n’est pas blanc’.

En second, le Philosophe manifeste la même chose pour un sujet d’affirmation universel pris universellement. Ainsi, à l’affirmation ‘tout homme est blanc’ s’oppose comme sa négation propre ‘pas tout homme est blanc’, qui équivaut à la particulière négative.

En troisième, il exemplifie avec un sujet d’affirmation universel pris particulièrement. À l’affirmation ‘quelque homme est blanc’, dit-il, s’oppose en tant que sa négation propre ‘nul homme n’est blanc’. ‘Nul’, en effet, a le sens d’‘aucun’, c’est-à-dire ‘pas un quel­conque’[392].

En quatrième, il exemplifie avec un sujet d’affirmation universel pris indéfiniment. À l’affirmation ‘l’homme est blanc’, dit-il, s’op­pose en tant que sa négation propre ‘l’homme n’est pas blanc’.

#158. — Ce dernier cas, pourtant, paraît bien aller contre le fait que l’indéfinie négative se vérifie simultanément à l’indéfinie affir­mative[393]. La négation ne peut en effet se vérifier simultanément à son affirmation opposée, puisqu’on ne peut affirmer et nier la même chose.

Il faut comprendre ici, doit-on répondre, que cela s’applique à la condition que la négation renvoie à cela même qui se trouvait impli­qué dans l’affirmation, ce qui peut se présenter de deux manières. De l’une, quand on affirme de l’homme un attribut en raison de lui-même, c’est-à-dire quand on attribue par soi au même sujet, et que la négation nie cela même. De l’autre, quand on affirme un attribut d’une réalité universelle en raison de son singulier, et qu’on l’en nie pour le même.

#159. — Ensuite (18a8), le Philosophe épilogue. Ce qui précède le rend manifeste, conclut-il, à une affirmation ne s’oppose qu’une négation. En outre, entre affirmations et négations, telles opposées sont contraires et telles cont contradictoires. On a dit lesquelles.

Le Philosophe ne parle pas des sous-contraires, car elles ne s’op­posent pas directement[394]. Toute contradiction, il l’avait aussi indi­qué, n’implique pas une énonciation vraie et une fausse[395]; certes, il prend ici largement ‘contradiction’ pour toute opposition entre af­firmation et négation, car entre celles qui sont vraiment contradic­toires, toujours l’une est vraie et l’autre fausse. Pourquoi cela ne se vérifie pas avec certaines opposées, il l’a déjà expliqué : c’est qu’elles ne sont pas contradictoires, mais contraires, et peuvent alors se trouver fausses simultanément.[396] Une affirmation et une négation peuvent aussi ne pas s’opposer proprement; alors elles peuvent se trouver vraies simultanément. Il a par ailleurs expliqué quand il y en a toujours une de vraie et une de fausse : c’est dans le cas de vraies contradictoires.

#160. — Le Philosophe montre ensuite (18a12) quelle affirmation ou négation n’en est qu’une. En fait, il l’a déjà dit : une est l’énon­ciation qui signifie une seule réalité[397]. Cependant, une énonciation où un attribut est assigné, universellement ou non, à une réalité uni­verselle, contient beaucoup d’entités rangées sous elle. Aussi le Philo­sophe entend-il montrer que cela ne compromet pas l’unité de l’énonciation.

Il le fait en deux points : il montre d’abord que l’unité d’une énon­ciation n’est pas compromise par la pluralité rangée sous une réalité universelle comportant unité de définition[398], mais (18a18) qu’elle l’est par celle que ne réunit qu’une simple unité de nom[399].

“L’affirmation ou la négation est une”, dit-il, “qui si­gnifie un seul attribut d’un seul sujet”, que ce sujet unique constitue une réalité universelle prise universellement ou ne soit pas tel, mais constitue plutôt une réalité universelle prise particulièrement ou indéfiniment, ou même une réalité singulière.

Il en donne divers exemples : l’affirmative ‘tout homme est blanc’ est une, et pareillement la particulière négative qui en constitue la négation : ‘pas tout homme est blanc’[400]. Suivent d’autres exemples manifestes. À la fin, il ajoute toutefois une condition requise à ce que chaque énonciation soit une : que ‘blanc’, l’attribut, signifie une seule réalité; en effet, la seule pluralité de l’attribut compromettrait déjà l’unité de l’énonciation. La proposition universelle est une en somme parce que, bien que son sujet comprenne sous lui une plura­lité de singuliers, son attribut ne leur est pas assigné en ce qu’en eux-mêmes ils sont divi­sés, mais selon qu’ils sont réunis en un concept com­mun.

#161. — Le Philosophe montre ensuite (18a18) que la seule unité de nom n’assure pas l’unité de l’énonciation.

Il le fait en quatre points : il propose d’abord son intention; en se­cond (18a19), il l’exemplifie; en troisième (18a21), il le prouve; en qua­trième (18a26), il infère un corollaire.

“Un nom unique imposé à deux réalités sans que d’elles ne résulte une réalité une”, dit-il, “ne rend pas l’affirmation une”. Toutefois, ce qu’il dit : “sans que d’elles ne résulte une réalité une”, peut s’en­tendre en deux sens.

En l’un, pour exclure que plus d’un se trouvent rangés sous un concept universel, comme ‘homme’ et ‘cheval’ sous ‘animal’. Car le nom ‘animal’ signifie les deux non en ce qu’ils sont plus d’un et dif­fèrent entre eux, mais en ce qu’ils se réunissent en la nature d’un seul genre.

En l’autre, et mieux, pour exclure ce qui devient une seule réalité grâce à plus d’une partie, qu’il s’agisse des parties d’une notion, comme un genre et une différence, parties d’une définition; ou des parties intégrantes d’une réalité composée, comme des pierres et du bois dont résulte une maison.

Si pareil attribut est assigné à la réalité signifiée[401], l’unité de l’énon­ciation requiert que la pluralité qu’il signifie se ramène à une réalité unique en l’un des sens mentionnés; la seule unité de la voix n’y suffirait donc pas. Si par contre pareil attribut renvoie à la voix, l’unité de la voix suffira; par exemple : ‘chien est un nom’.

#162. — “À supposer”, exemplifie ensuite (18a19) le Philosophe, “qu’on impose le nom ‘tunique’ à l’homme et au cheval” pour les signifier, dire ‘la tunique est blanche’ “ne constituera pas une affir­mation une; sa négation non plus ne sera pas une”.

Le Philosophe prouve ensuite (18a21) son exemple avec l’argument suivant. Si ‘tunique’ signifie l’homme et le cheval, il n’y a pas de différence entre dire ‘la tunique est blanche’ et dire : ‘l’homme est blanc’ et ‘le cheval est blanc’. Or ces deux-là : ‘l’homme est blanc’ et ‘le cheval est blanc’ signifient plus d’une réalité et constituent plus d’une énonciation. Celle-ci, alors, ‘la tunique est blanche’ si­gnifie aussi plus d’une réalité. Il en va ainsi, bien sûr, si ce mot signifie l’homme et le cheval comme des réalités distinctes; mais s’il si­gnifie l’homme et le cheval comme les composantes d’une réalité unique, il ne signifie rien du tout, puisqu’il n’existe aucune réalité ainsi composée.

La déclaration du Philosophe, à l’effet qu’énoncer ‘la tunique est blanche’ “ne diffère en rien de dire l’homme est blanc et le che­val est blanc” ne doit pas se comprendre quant à leur vérité et leur fausseté. En effet, cette énonciation copulative : ‘l’homme est blanc et le cheval est blanc’ ne peut être vraie que si les deux parties le sont, tandis que celle-ci : ‘la tunique est blanche’, à garder la suppo­sition initiale[402], peut être vraie même avec l’une fausse[403] : autre­ment il n’y aurait pas à distinguer les propositions multiples pour résoudre les argu­ments sophistiques. Il faut plutôt le comprendre quant à leur unité et leur multiplicité. En effet, lorsqu’on dit : ‘l’homme est blanc et le cheval est blanc’, il ne se trouve pas de réalité unique à laquelle assigner l’attribut : il en va pareillement quand on dit : ‘la tunique est blanche’.[404]

#163. — Le Philosophe en conclut ensuite (18a26) que ces affirma­tions et négations multiples du fait de faire intervenir des sujets homonymes n’im­pliquent pas toujours non plus que l’une soit vraie et l’autre fausse, parce qu’il peut s’y trouver que la négation nie autre chose que ce que l’affirmation affirme.

Chapitre 9 – Futur contingent et vérité

Sur le présent et le passé, toute affirmation et négation est déjà vraie ou fausse

64. 18a28 Concernant ce qui est et ce qui a été, l’affirmation ou la né­ga­tion est for­cément vraie ou fausse. Assurément[405], concernant des réalités universelles prises universelle­ment, elles sont tou­jours l’une vraie et l’autre fausse. Il en va aussi de même concernant des réali­tés singulières[406]. Concernant des réa­lités univer­selles prises non universel­lement, toutefois, ce n’est pas for­cément le cas[407].

Sur le futur contingent, aucune énonciation ne l’est encore – Réduction à l’absurde

65. 18a33 Concernant les faits singuliers futurs, par ailleurs, il n’en va pas pareillement, car si toute affirmation ou négation à leur sujet était vraie ou fausse, ce serait par nécessité que tout serait ou ne se­rait pas.

1ère preuve de la conséquence absurde

66. 18a35 Si, en effet, un tel prédit que tel événement se produira et tel autre que non[408], manifestement l’un d’eux forcément dira vrai, si toute affirmation ou négation est ou vraie ou fausse. Dans ces conditions[409], les deux ne peuvent pas dire vrai simultanément.

67. 18a39 Or s’il est vrai de dire qu’on est blanc ou qu’on ne l’est pas, forcément on l’est ou on ne l’est pas. Réciproque­ment, si on est blanc ou qu’on ne l’est pas, il est vrai[410] de l’affirmer ou de le nier. Si au contraire il n’en est pas comme on dit, on se trompe; et si on se trompe, il n’en est pas comme on dit[411]. Voilà qui s’ensuit forcé­ment de ce que ou l’affir­mation ou la négation soit vraie[412] : rien alors n’est ni ne se produit ni par hasard ni indéterminé­ment, rien non plus ne sera ni ne sera pas de la sorte[413]. Plutôt, tout est par nécessité et rien n’est indéterminément, puisque c’est ou en affir­mant ou en niant qu’on dit vrai; si quoi que ce soit était indétermi­né[414], en effet, il pourrait pa­reillement se pro­duire ou ne pas le faire, car ce qui est indéterminé est tout aussi ouvert, maintenant ou à l’avenir, à se comporter de telle façon ou autrement[415].

2e preuve

68. 18b9 En outre, si on est blanc maintenant, il était vrai plus tôt d’affirmer qu’on le serait[416]. De quoi que ce soit qui s’est produit, par conséquent, il a toujours été vrai de dire que cela se produirait. Or s’il a toujours été vrai de dire que cela était ou se produirait, ce n’était pas de nature à ne pas être ou à ne pas se produire et ce qui n’y est pas de nature ne peut pas ne pas se produire, et ce qui ne peut pas ne pas se produire se produit forcément. Résultat : tout ce qui va se produire le fera avec nécessité. Rien donc ne se produira qui ne soit déjà déter­miné et rien n’arrivera par hasard, car ce qui se produit par hasard ne le fait pas avec nécessité.

L’énonciation future contingente n’est pas non plus déterminément fausse

69. 18b17 Néanmoins, on ne peut pas non plus dire que ni l’une ni l’autre ne sont vraies, au sens que l’événement concerné ni ne sera, ni ne sera pas.

1ère preuve

70. 18b18 D’abord, même avec l’affirmation fausse, la négation ne serait pas vraie et même avec celle-ci fausse, l’affirmation se trou­verait ne pas être vraie.

2e preuve

71. 18b20 En plus de cela, s’il est vrai de dire qu’on est blanc et grand, on doit être les deux; et s’il est vrai de dire qu’on le sera de­main, on devra l’être demain[417]. Mais si demain ni on ne le sera ni on ne le sera pas, plus rien ne restera indéterminé. La bataille navale, par exemple, ne devra ni avoir lieu, ni ne pas avoir lieu.

Leçon 13

#164. — Le Philosophe vient de traiter de l’opposition entre énon­ciations et de montrer comment les énonciations opposées se par­tagent entre vérité et fausseté. Il s’enquiert maintenant d’une ques­tion qui pourrait créer difficulté : ces considérations s’ap­pliquent-elles pa­reillement ou non à toutes les énonciations?

Il en traite en deux points : il propose d’abord une dissimilitude, puis (18a34) la prouve.

#165. — En ce qui précède, rappelons-le pour préparer le premier point, le Philosophe a assigné trois divisions entre les énoncia­tions[418]. La première concernait l’unité de l’énonciation : telle énon­ciation est une absolument, telle autre l’est grâce à une conjonction. La seconde concernait sa qualité : telle énonciation est affirmative, telle autre est négative. La troisième concernait sa quantité : telle énonciation est universelle, telle autre particulière, telle autre indéfi­nie et telle autre singulière.

#166. — On en touche ici une quatrième, en rapport à son temps : telle énonciation concerne le présent, telle autre le passé et telle autre le futur. Cette division se trouvait d’ailleurs déjà suggérée au­paravant : toute énonciation, disait-on, implique un verbe ou un cas de verbe[419]; or le verbe consignifie le temps pré­sent, tandis que ses cas consigni­fient les temps passé ou futur.

On peut encore en admettre une cinquième en rapport à sa ma­tière; elle découle de la relation de son attribut à son sujet. S’il lui convient par soi, l’énonciation sera déclarée ‘en matière nécessaire’ ou ‘naturelle’; ‘l’homme est animal’ et ‘l’homme est apte à rire’ en sont des exemples. S’il lui répugne par soi au point d’en exclure la notion, l’énonciation sera déclarée ‘en matière impossible’ ou ‘dis­qualifiée’[420]; ‘l’homme est un âne’ en fournit un exemple. S’il entre­tient avec lui une relation intermédiaire, sans lui répugner ni lui con­venir par soi, l’énonciation sera déclarée ‘en matière possible’ ou ‘contingente’.

#167. — En raison de ces différences entre les énonciations, le jugement à porter sur leur vérité et leur fausseté varie de l’une à l’autre. “Concernant ce qui est”, c’est-à-dire quant aux énoncia­tions[421] sur le présent, “et ce qui a été”, c’est-à-dire quant aux énon­ciations sur le passé, “l’affirmation ou la négation”, conclut le Phi­losophe, doit être déterminément vraie ou fausse. Cela varie cepen­dant en fonction de la quantité de l’énon­ciation : les énoncia­tions qui assignent universellement un attribut à des sujets univer­sels sont toujours forcément l’une vraie, l’affirma­tive ou la négative, et l’autre, son opposée, fausse.

La négation de l’énonciation universelle qui assigne universelle­ment un attribut, on l’a dit, est la négative non universelle, mais par­ticulière; inversement, ce n’est pas l’universelle négative qui nie di­rectement l’universelle affirmative, mais la particu­lière[422]. Toujours, d’après ce qu’on vient de dire, l’une d’elles doit être vraie et l’autre fausse, et cela en toute matière. La même raison vaut pour les énon­ciations singulières, qui elles aussi s’opposent contradictoi­re­ment[423]. Cependant, les énonciations qui as­signent non universelle­ment un attribut à un sujet universel ne sont pas toujours forcément l’une vraie et l’autre fausse, car les deux peuvent se trouver simul­tanément vraies[424].

#168. — Cela vaut effectivement pour les énonciations concernant le présent ou le passé. Celles qui concernent le futur se comportent pareillement en leurs oppositions, lorsqu’elles portent sur des réali­tés universelles prises universellement comme non universellement. C’est qu’en matière nécessaire, toutes les énonciations affirma­tives sont déterminément vraies, tant sur le futur que sur le passé et le présent, tandis que les négatives sont fausses. En matière impos­sible, c’est le contraire. En matière contingente, les universelles sont fausses et les particulières sont vraies, encore tant sur le futur que sur le passé et le présent. Les indéfinies, toutefois, sont toutes les deux simultanément vraies, encore tant sur le futur que sur le pré­sent ou le passé.

#169. — Les énonciations singulières futures présentent néan­moins une différence. Les énonciations passées et présentes, on vient de le déclarer, doivent déterminément être l’une des opposées vraie et l’autre fausse, et cela en toute matière. Les singulières qui concernent le futur, par contre, ne doivent pas être déterminément l’une vraie et l’autre fausse. Cette exception touche la matière con­tin­gente, car les matières nécessaire et impossible obéissent à la même règle en leurs singulières futures qu’en leurs présentes et leurs passées. Cependant, Aristote n’a pas restreint nommément ce cas à la matière contingente, parce que c’est proprement en ce qui arrive de manière contingente que les singuliers présentent un inté­rêt; ce qui leur convient ou leur répugne par soi, en effet, ce sont les notions de réalités universelles qui leur en méritent l’attribution.

Voici donc sur quoi roule toute l’intention présente : les énoncia­tions singulières portant sur le futur en matière contingente doivent-elles avoir déterminément l’une de leurs opposées vraie et l’autre fausse?

#170. — Le Philosophe prouve ensuite (18a33) la différence qu’on vient de signaler, et ce en deux points : il prouve d’abord son propos en réduisant à l’absurde sa négation, puis (18b26) montre l’impossibi­lité de la conséquence où il l’a réduite.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe montre d’abord qu’en matière singulière future la vérité ne peut pas tou­jours s’attri­buer déterminément à l’une des énonciations opposées, puis (18b17) qu’elles ne peuvent pas toutes les deux faire défaut à la véri­té.

Quant au premier point, il présente deux arguments. Le premier établit une conséquence : “si”, dit-il, “concernant les faits singu­liers fu­turs” comme tous les autres, “toute affirmation ou néga­tion était” dé­terminément “vraie ou fausse”, il s’ensuivrait que “ce serait par nécessité que tout”, déterminément, “serait ou ne serait pas”.

Le Philosophe prouve ensuite (18a35) la conséquence établie. Sup­posons en effet deux personnes, dont l’une prédise “que tel événe­ment se pro­duira”, que ‘Socrate courra’, par exemple, et l’autre pré­dise au con­traire que ce même événement ne se produira pas. À supposer la position énoncée, qu’entre des énonciations singulières futures, l’une se trouve vraie, l’affirmative ou la négative, il s’en­suivra que forcément l’une des deux personnes dise vrai. Non les deux, car il ne se peut pas que les deux soient simultanément vraies, de propositions singulières fu­tures, l’affir­ma­tive comme la négative; cette coïncidence n’a lieu qu’avec les énonciations indéfinies. Or comme forcément l’une d’elles dit vrai, il s’ensuit que déterminé­ment on doive être ou n’être pas. Ce que le Philosophe prouve ensuite (18a39) par le fait que voilà deux situa­tions qui se conver­tissent : que ce qu’on dit soit vrai et qu’il en aille ainsi dans la réa­lité.

“S’il est vrai de dire qu’on est blanc”, dit-il ensuite pour manifes­ter cela, “forcément on l’est” en réalité; et s’il est vrai de le nier, “forcé­ment on ne l’est pas”. Et réciproquement : si on l’est en réa­lité ou si on ne l’est pas, il sera forcément vrai de l’affirmer ou de le nier. Le faux offre la même convertibilité : si on se trompe et qu’on dise faux, forcément il n’en est pas tel en réalité qu’on l’affirme ou le nie; réciproquement, s’il n’en est pas tel en réalité qu’on l’affirme ou le nie, on se trompe forcément en l’affirmant ou le niant.

#171. — Voici comment s’articule cet argument. Si forcément toute affirmation ou négation dans les énonciations singulières fu­tures est ou vraie ou fausse, forcément toute personne qui affirme ou nie dit déterminément vrai ou faux. En conséquence, c’est par nécessité que tout est ou n’est pas. Bref, si toute affirmation ou négation est déterminément vraie[425], tout doit déterminément être ou ne pas être. Le Philosophe en conclut ultérieurement que tout soit alors par nécessité.

De la sorte, trois genres de faits contingents se trouvent exclus.

#172. — Certains adviennent exceptionnelle­ment[426], ceux dus au hasard ou à la chance. D’autres sont indétermi­nés, pas plus portés à advenir qu’à ne pas le faire[427]; ils présupposent un choix. D’autres enfin adviennent régulièrement[428], comme les cheveux blancs en la vieillesse, causés par la nature. Si de fait tout se produisait par né­ces­sité, on ne verrait aucun de ces faits contingents. C’est ce qui fait dire au Philosophe que “rien n’est”, quant à la durée de ce qui dure d’une durée contingente; “ni ne se produit”, quant à la pro­duction de ce qui dépend de causes contingentes, “ni par hasard”, quant à ce qui arrive rarement ou exceptionnellement, “ni indéterminé­ment”, quant à ce qui présente une ouverture égale aux deux, à savoir, à être ou à ne pas être, et n’est déterminé ni à l’un ni à l’autre, ce que le Philo­sophe signifie en ajoutant : “rien non plus ne sera ni ne sera pas”.[429]

De fait, ce qui est plus déterminé d’un côté, on peut avec vérité dire ‘déterminément’ qu’il sera ou ne sera pas; ainsi le médecin dit avec vérité de son convalescent qu’il guérira, même si éventuelle­ment quelque accident l’en empêchera. Ainsi le Philosophe dit-il qu’“un tel, supposé envahir, pourrait bien ne pas le faire”[430]. Celui en effet qui nourrit un propos déterminé d’envahir, on peut dire avec vérité qu’il envahira, même si quelque accident pourrait l’en empê­cher. Mais il est propre au fait ouvert aux deux possibi­lités, comme il n’est pas déterminé plus à l’une qu’à l’autre, qu’on ne puisse ‘dé­terminément’ en dire avec vérité ni qu’il “sera” ni qu’il “ne sera pas”. Comment découle de la supposition initiale que rien ne soit indéterminé, le Philosophe le manifeste en précisant que, si toute affirmation ou négation est ‘déterminément’ vraie, forcément ou qui affirme ou qui nie dit vrai. Ainsi disparaît tout fait indéter­miné, puisque, indéterminé, il serait pareillement ouvert à se pro­duire ou à ne pas le faire, sans l’être plus à l’un qu’à l’autre.

Ici, doit-on noter, le Philosophe n’exclut pas expressément le fait contingent régulier. Deux raisons expliquent cela. D’abord, pareil fait contingent n’exclut pas que l’une des énonciations opposées soit déterminément vraie et l’autre fausse, comme on vient de le dire. Ensuite, en annulant le fait contingent exceptionnel, c’est-à-dire celui qui est dû au hasard, on annule par conséquent le fait ré­gulier : leur différence tient seulement à ce que le premier fait ex­ception au second.

#173. — Le Philosophe apporte ensuite (18b9) une seconde réduc­tion à l’impossible à l’appui de la différence annoncée[431]. Si les énoncia­tions présentes et futures comportent une relation pareille avec la vérité et la fausseté, tout ce qui est vrai d’une situation pré­sente, l’était quand elle était future, de la manière dont il l’est main­tenant qu’elle est présente. Or maintenant c’est déterminément qu’il est vrai de dire de tel singulier qu’il est blanc; donc “auparavant”, avant même qu’il le devienne, il était déterminément vrai de dire qu’il le serait. Par ailleurs, le même argument vaut qu’il s’agisse d’un futur proche ou d’un futur éloigné. Si donc il était vrai hier de dire que tel singulier serait blanc aujourd’hui, il a toujours été vrai de dire que quoi que ce soit qui s’est produit se produirait. S’il est par ail­leurs toujours vrai de dire d’une situation présente qu’elle existe, ou d’une situation future qu’elle se présentera, celles-ci ne peuvent pas ne pas être ou ne pas se présenter.

La raison de la conséquence est évidente, car voilà deux faits in­com­possibles : qu’on soit déclaré avec vérité être et qu’on ne soit pas. Il est justement inclus dans la signification du vrai que ce qu’on dit soit. Si donc on suppose vrai ce qu’on dit d’une situation pré­sente ou future, elle ne peut pas ne pas être à présent ou ne pas se produire à l’avenir[432]. Or ne pas pouvoir ne pas se produire signifie la même chose que d’avoir l’impossibilité de ne pas se produire et l’impossi­bilité de ne pas se produire signifie la même chose que la nécessité de se produire[433].

Tout ce qui est à venir se produira donc nécessairement, d’après ce qui précède. Conséquence ultérieure : rien n’est indéterminé ni n’arrive par hasard, car ce qui arriverait par hasard ne le ferait pas avec nécessité, mais exceptionnellement. Comme il s’agit d’une con­séquence absurde, la supposition initiale était fausse, à savoir que tout ce dont il est vrai maintenant que cela est, il était détermi­nément vrai auparavant de dire que cela serait plus tard.

#174. — Pour en avoir l’évidence, on doit avoir conscience que comme le vrai signifie qu’on dise être quelque chose qui est, tout est vrai de la manière dont il détient l’être. Or ce qui est à présent a l’être en lui; aussi peut-on dire avec vérité qu’il est. Par contre, aussi longtemps qu’on est futur, on n’a pas encore l’être en soi; on l’a cependant jusqu’à un certain point en sa cause, et ce éventuelle­ment de trois manières.

D’une première, on y est de façon à en être issu par nécessité. On dé­tient alors déterminément l’être en sa cause, de sorte qu’on peut déterminément dire qu’on sera.

D’une seconde, on est en une cause dotée d’une inclination à pro­duire son effet, tout en pouvant en être empêchée. On détient encore déterminément l’être en sa cause, mais d’une manière instable. On peut donc encore dire avec vérité qu’on sera, mais sans certitude in­défectible.

D’une troisième, on est purement en puissance en une cause qui n’est pas plus déterminée à produire son effet qu’à ne pas le faire. On ne peut alors pas du tout dire déterminément qu’on sera, mais seule­ment qu’on sera ou ne sera pas.

#175. — Le Philosophe montre ensuite (18b17) que la vérité n’est pas non plus complètement absente des deux énonciations singu­lières futures opposées. Il propose d’abord ce qu’il entend. Il n’est pas vrai de dire l’une de pareilles opposées déterminément vraie, mais, dit-il, il n’est pas vrai non plus de refuser la vérité aux deux au point de soutenir que “l’événement concerné ni ne sera, ni ne sera pas”.

Il prouve ensuite (18b18) ce propos avec deux arguments.

Voici le premier. L’affirmation et la négation divisent le vrai et le faux, comme la définition du vrai et du faux le rend évident. Le vrai, en effet, n’est rien d’autre que de dire être ce qui est, ou n’être pas ce qui n’est pas. Et le faux n’est rien d’autre que de dire être ce qui n’est pas ou n’être pas ce qui est. De sorte que si l’affirmation est fausse, la négation doit être vraie; et inversement. Or la position en question veut que l’affirmation soit fausse, qui dit que ‘l’événe­ment concerné sera’, et que pourtant la négation ne soit pas non plus vraie; elle veut pareillement que la négation soit fausse sans que l’affirmation ne soit vraie. Refuser toute vérité aux deux oppo­sées constitue donc une position impos­sible.

Voici le second argument (18b20). S’il est vrai de dire telle chose, il s’ensuit que cela soit. Par exemple, “s’il est vrai de dire qu’on soit grand et blanc”, il s’ensuit qu’on soit les deux. C’est pareil pour le futur comme pour le présent : il s’ensuit qu’on le sera demain, “s’il est vrai de dire qu’on le sera demain”. Si donc la position en ques­tion est vraie, qui dit que “demain ni on ne le sera, ni on ne le sera pas”, cela ne devra ni se produire ni ne pas se produire. Or cela contra­rie la notion d’indéterminé, car l’indéterminé reste ouvert aux deux éventualités. La bataille navale, par exemple, demain elle aura lieu ou elle n’aura pas lieu. Ainsi donc, la même absurdité qu’aupa­ravant s’ensuit[434].

Chapitre 9 – Futur contingent et vérité (suite)

Rappel des conséquences absurdes de la vérité ou fausseté des futures contingentes

72. 18b26 Voici donc, avec d’autres pareilles, les absurdités qui sur­viennent si nécessairement, de toute affirmation et négation, tant à propos de réalités universelles prises universellement que de réalités singu­lières, l’une des opposées est vraie et l’autre fausse : rien de ce qui se produit n’est indéterminé; au contraire, tout est et se produit avec nécessité; aussi ne devrait-on ni délibérer, ni s’affai­rer[435] sous l’illusion qu’agir de telle sorte donnera tel résultat et qu’agir autre­ment en privera.

Nécessité de ces conséquences : 1º preuve ‘ex suppositione’

73. 18b33 Car rien n’empêche un tel de prédire, mille ans à l’avance[436], que tel événement se produira et tel autre de prédire que non. Ce qu’il était vrai alors de prédire se pro­duira forcément.

2º preuve ‘sine suppositione’

74. 18b36 Cela ne change rien, de toute façon, que des gens aient ou non exprimé cette contradiction : manifestement, les événements resteront les mêmes, quand bien même personne ne les aura affir­més ni niés à l’avance. Car ce n’est pas du fait d’avoir été affirmés ou niés aupa­ravant qu’ils se produiront ou non, pas plus mille ans à l’avance[437] qu’en n’importe quel temps. En conséquence, si de tout temps il en est allé de sorte que l’une des contradictoires disait vrai, elle allait forcément se réaliser. Dans cette supposition, donc, tout événement a toujours été de nature à se produire avec nécessité, car ce qu’il était vrai de dire qu’il se produirait n’était pas de nature à ne pas se réaliser et tout ce qui se réalise, il a toujours été vrai de dire qu’il le ferait.

Impossibilité de ces conséquences

75. 19a7 Or ces conséquences sont impossibles. Bien des événe­ments à venir, on l’observe, prennent leur commencement dans la délibéra­tion et dans l’action.

76. 19a9 Communément, on l’observe aussi, ce qui n’est pas tou­jours en acte a puissance d’être comme de ne pas être, il peut aussi bien être que ne pas être, et par suite se produire comme ne pas le faire.

77. 19a12 Il nous est manifeste que bien des choses se comportent ainsi. Par exemple, tel vêtement peut se déchirer ou ne pas le faire, mais s’user auparavant. Et c’est tout autant qu’il peut ne pas se dé­chirer; autrement, il ne pourrait pas s’user auparavant.

78. 19a16 Il en va de même pour tout autre sujet de changement qui se voit attribuer cette double possibilité. Manifestement, par suite, tout n’est ni ne se produit avec nécessité. Au contraire, certains faits sont indéterminés, et alors ce ne sera pas plus l’affirmation que la négation qui sera vraie; pour d’autres, l’une se réalise davantage et le plus souvent, bien que parfois l’autre puisse aussi le faire et pas elle.

Leçon 14

#176. — Le Philosophe vient de montrer, par réduction à l’ab­surde, que dans le cas des énonciations singulières et futures, à la diffé­rence des autres, le vrai et le faux ne qualifient pas déterminé­ment chacune des opposées. Il montre maintenant que les absurdités auxquelles il avait réduit la position opposée souffrent effective­ment d’impossi­bilité.

Il le fait en deux points : il montre d’abord qu’effectivement ces conséquences se trouvent impossibles, puis (19a23) conclut ce qu’il en est de la vérité à leur sujet.

#177. — Le premier point se divise en trois : le Philosophe dé­clare d’abord absurdes ces conséquences, puis (18b33) montre qu’elles s’en­suivent effectivement de la position incriminée et enfin (19a7) montre que les absurdités rappelées sont effectivement impos­sibles.

En conclusion des arguments qui précèdent, voici quelles absur­dités s’ensuivent, rappelle le Philosophe, si on soutient que “néces­saire­ment”, dans le cas d’énonciations singulières tout comme dans celui d’univer­selles, “l’une des opposées est vraie et l’autre fausse” : “rien de ce qui se produit n’est indéterminé; au contraire, tout est et se pro­duit avec nécessité”.

De cette absurdité, le Philosophe en induit deux autres. La pre­mière est qu’on ne devra délibérer de rien; la délibération, en effet, ne porte pas sur ce qui comporte nécessité, mais seulement sur les faits contin­gents, susceptibles d’être et de ne pas être[438].

La seconde est que toute activité humaine ordonnée à une fin sera superflue, comme le commerce, ordonné à l’acquisition de ri­chesses. Si en effet tout arrive avec nécessité, toute intention se réa­lisera de pareille façon qu’on agisse ou non. Or cela contrarie l’im­pression commune[439], car on délibère et s’affaire sous l’impression que telle action résultera en telle fin, telle autre en telle autre.

#178. — Le Philosophe prouve ensuite (18b33) que les absurdités mentionnées s’ensuivent effectivement de la position incriminée.

Il le fait en deux points : il montre d’abord que ces absurdités s’en­suivent en supposant une éventualité, puis (18b36) qu’elles s’en­suivent même sans cette supposition.

Il n’est pas impossible, dit-il, que “mille ans à l’avance”, quand on ne concevait ni ne préméditait encore rien de ce qu’on fait mainte­nant, un tel ait prédit que “tel événement se pro­duira”, par exemple que telle cité sera détruite, et que tel autre ait prédit “que non”. Or si toute affirmation ou négation est déterminément vraie, forcément l’un des deux déterminément aura dit vrai. Forcé­ment donc, l’un des deux événements devait nécessairement arriver. Le même argument vaut en tout autre con­texte. Donc tout arrive avec nécessité.

#179. — Le Philosophe montre ensuite que la même conséquence s’ensuit sans cette supposition. “Cela ne change rien”, en effet, à l’existence de quoi que ce soit ou à son avènement, qu’un tel ait affirmé qu’il se produirait et que tel autre l’ait ou non nié. Sa réalité demeurera la même, qu’on ait annoncé ou nié sa venue. Le cours des choses ne change pas, rien n’est ni n’est pas en fonction de nos affir­ma­tions et de nos négations, car ce n’est pas la vérité de notre énonciation qui fait exister quoi que ce soit; c’est plutôt l’inverse. Pareil­lement, cela ne change rien à l’événement présent, d’avoir été affir­mé ou nié mille ans à l’avance ou n’importe quel temps aupara­vant. Ainsi donc, si en n’importe quel temps passé, la vérité d’énon­cia­tions éventuelles se trouvait telle que forcément l’une des oppo­sées dirait vrai, étant donné que forcé­ment le fait de dire vrai im­plique que la chose soit ou se produise avec nécessité, il s’ensuit que tout ce qui se produit soit de nature à le faire avec né­cessité.

Le Philosophe explique cette conséquence par le fait qu’en suppo­sant que l’on dise avec vérité que telle chose sera, elle ne peut pas éventuellement ne pas être. Tout comme, à supposer un homme, il ne peut pas ne pas y avoir un animal rationnel mortel. C’est en effet ce qu’on signifie, quand on déclare dire une chose avec vérité : qu’elle soit comme on la dit[440]. Il y a la même relation entre ce qu’on dit maintenant et les événements à venir qu’entre ce qu’on a dit aupa­ravant et les événements présents ou pas­sés. Aussi, tout est arrivé, et arrive, et arrivera avec nécessité, dans la mesure où ce qui maintenant a eu lieu, dans le présent ou dans le passé, “il a toujours été vrai de dire qu’il le ferait”.

#180. — Le Philosophe montre ensuite (19a7) que les absurdités énumérées sont effectivement impossibles. Il le montre d’abord avec un argument, puis (19a12) avec des exemples sensibles.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe montre d’abord son propos dans le cas des affaires humaines, puis (19a9) aussi pour tout le reste.

Dans le cas des affaires humaines, signale le Philosophe, ce qui dénonce ces conséquences comme impossibles, c’est que l’homme se trouve manifestement au commencement de bien des événements à venir, qu’il réalise comme maître de ses actes, du fait d’avoir en son pou­voir d’agir ou de ne pas le faire. Or à élimi­ner cette source, tout l’ordre des échanges humains se trouve­rait détruit, ainsi que tous les principes de la philosophie morale. L’éliminer, en effet, en­lèverait toute leur utilité à la persuasion, aux me­naces, aux punitions et aux récompenses qui incitent les hommes aux biens et les dé­tournent des maux. On éva­cuerait ainsi en son entier la science politique.

Que l’homme procure le commencement d’événements à venir, le Philosophe l’ad­met comme un principe manifeste. Or il ne l’est que par sa délibéra­tion et son action. Les vivants qui agissent sans déli­bération n’ont pas la maîtrise de leurs actes que confère le fait de juger librement de ce qu’on doit faire; c’est plutôt un instinct naturel qui les pousse à agir, comme on l’observe chez les animaux bruts. Par conséquent, ce qu’on a conclu plus haut, qu’on ne doit ni s’af­fairer ni délibérer, ne se peut pas. La supposition qui forçait à le conclure est tout aussi impossible : que tout arriverait avec né­ces­sité.

#181. — Le Philosophe montre ensuite (19a9) la même chose pour le reste. Les choses naturelles en comportent mani­festement qui ne soient pas toujours en acte. Il leur est donc pos­sible d’être comme de ne pas être. Autrement, toujours elles seraient ou toujours elles ne seraient pas. Or ce qui n’est pas tel commence à l’être du fait de le devenir; par exemple, ce qui n’est pas blanc commence à l’être du fait de le devenir. Et s’il ne le devient pas, il demeure non blanc. Ce qui peut être et ne pas être, peut aussi devenir et ne pas devenir. Il n’est donc ni ne devient avec nécessité, mais comporte un type de possibi­lité qui l’habilite à devenir et à ne pas devenir, à être et à ne pas être.

#182. — Le Philosophe montre ensuite (19a12) son propos avec des exemples sensibles. Supposons par exemple, dit-il, un vêtement neuf. Manifestement, il peut se déchirer, car rien n’empêche sa dé­chirure, ni du côté de l’agent ni du côté du patient. Le Philosophe prouve qu’il est simultanément capable tant de se déchirer que de ne pas le faire. Il le prouve de la même manière qu’il a prouvé que deux é­nonciations indéfinies opposées peuvent être simultanément vraies[441] : en assu­mant le contraire : tout comme ce vêtement peut se déchi­rer, il peut aussi s’user, se corrompre à force d’usage. Ce­pen­dant, s’il s’use, il ne se déchire pas; donc, les deux sont pos­sibles, qu’il se déchire et qu’il ne se déchire pas.

Partant de là, le Philosophe conclut universellement (19a16) que chez les autres faits à venir qui ne sont pas toujours en acte, mais parfois en puissance, manifestement “tout n’est ni ne se produit avec néces­sité” : “certains faits sont indéterminés” et ne laissent pas plus at­tendre l’affirmation que la négation; chez d’autres l’une se réalise le plus souvent, bien que par exception ce soit l’autre qui se vérifie, et non celle qui le fait le plus souvent.

#183. — Sur le possible et le nécessaire, comme Boèce le relève dans son commentaire[442], certains auteurs, chose notable, ont sou­tenu des opinions variées.

Certains, comme Diodore, les ont ramenés à une distinction de fait : selon son dire, est impossible ce qui ne sera jamais; nécessaire, ce qui sera toujours; possible, ce qui tantôt sera, tantôt ne sera pas.

Les Stoïciens quant à eux, les ont distingués en rapport à des em­pêchements extérieurs. Est impossible, disaient-ils, ce qu’on ne peut empêcher d’être vrai; impossible, ce qui se trouve toujours empêché de la vérité; possible, ce qui peut l’être ou ne pas l’être.

Les deux distinctions sont clairement incompétentes. La première est à l’envers[443] : on n’est pas nécessaire parce qu’on sera toujours, en effet, mais plutôt on sera toujours parce qu’on est nécessaire; il en va manifestement de même pour les autres. La seconde est extrin­sèque et quasi par accident : on n’est pas nécessaire parce qu’on ne rencontre aucun empêchement; c’est plutôt du fait d’être nécessaire qu’on ne peut rencontrer aucun empêchement.

Aussi d’autres ont-ils mieux fait en les distinguant d’après leur na­ture : est impossible, ont-ils dit, ce qui en sa nature est déterminé seulement à être; impossible, ce qui est déterminé seulement à ne pas être; possible[444], ce qui n’est tout à fait déterminé ni à l’un ni à l’autre, tantôt porté plus à l’un qu’à l’autre, tantôt également aux deux et qualifié d’“ouvert aux deux”[445]. Boèce attri­bue cette distinc­tion à Philon.

Or c’est manifestement la pensée d’Aristote en ce lieu. Il assigne en effet la raison de la possibilité et de la contingence, en ce qui dépend de nous, au fait que nous sommes aptes à délibérer et, ail­leurs, au fait que la matière est en puissance aux deux opposés.

#184. — Cette raison, toutefois, ne donne pas l’impression de suf­fire. De même en effet que chez les corps corruptibles leur matière se trouve en puissance tant à être qu’à ne pas être, de même aussi chez les corps célestes leur matière se trouve en puissance à des lieux différents; pourtant, rien ne leur arrive de manière contin­gente, mais tout avec nécessité. L’ouverture de la matière aux deux éven­tualités, faut-il donc concéder, ne constitue pas, si on parle commu­né­ment, une raison suffisante de la contingence, à moins qu’on ajoute aussi, du côté de la puissance active, que cette dernière ne soit pas tout à fait déterminée à l’une des éventualités; autrement, si elle est si déterminée à l’une qu’elle ne peut être empêchée de la réaliser, il s’ensuit qu’avec nécessité elle réduise toujours en acte de la même manière la puissance passive.

#185. — En en prenant conscience, certains ont donc soutenu que la puissance présente dans les choses naturelles tient sa nécessité d’une cause déterminée à l’une seule des éventualités, cause qu’ils ont appelée le destin. Parmi eux, les Stoïciens ont identifié ce destin à une série ou connexion de causes, en supposant que tout ce qui arrive en ce monde dépend d’une cause de sorte qu’une fois la cause en action l’effet doive suivre. Quand par ailleurs une seule cause ne suffit pas en elle-même, ajoutent-ils, plusieurs causes con­courent et équivalent alors à une cause unique suffisante. De la sorte, con­cluaient-ils, tout arrive avec nécessité.

#186. — Cet argument, Aristote le résout en en annulant les deux propositions[446]. Tout ce qui arrive ne dépend pas d’une cause, dit-il, mais seulement ce qui est par soi. Aussi ce qui est par accident n’a pas de cause, parce qu’il n’est pas proprement de l’être, mais se range plutôt avec le non-être, comme l’a dit aussi Platon[447]. Ainsi d’être musicien dépend d’une cause, et pareillement d’être blanc. Mais que tel blanc soit musicien, cela ne dépend pas d’une cause et il en va de même en tout ce qui se présente de la sorte. Pareillement aussi, cette proposition est fausse, qu’une fois donnée une cause suffisante, l’effet se réalise avec nécessité. Toute cause n’est pas de sorte, en effet, même quand elle est suffisante, que son effet ne puisse s’empê­cher; par exemple, le feu est une cause suffisante pour la combustion du bois, mais cette combustion peut s’empêcher en versant de l’eau.

#187. — De fait, si les deux propositions données étaient vraies, il s’ensuivrait infailliblement que tout se produirait avec nécessité. En effet, si tout effet dépendait d’une cause, il y aurait lieu de réduire un effet futur, dû dans cinq jours ou peu importe dans combien de temps, à une cause antérieure. Et ce jusqu’à ce qu’on arrive à une cause présente ou ayant déjà agi dans le passé. Et si, une fois don­née la cause, l’effet devait se réaliser, la nécessité s’étendrait selon l’ordre des causes jusqu’à l’ultime effet. Par exemple : “Ayant mangé de la sauce, on aura soif; ayant soif, on sortira de la mai­son pour boire; sorti de la maison, on sera tué par des voleurs. Bref, pour avoir mangé de la sauce, on sera forcément tué.” Aussi Aris­tote, pour exclure cette absurdité, montre que les deux propositions sont fausses.

#188. — Certains auteurs, du fait de ne pas avoir conscience de la différence entre effets par accident et par soi, se sont efforcés de réduire tous les effets produits ici-bas à une cause par soi, qu’ils désignaient comme une vertu des corps célestes et en laquelle ils plaçaient le destin; celui-ci, disaient-ils, n’est rien d’autre que la force de la position des astres. Cependant, cette cause ne peut être tenue responsable d’une nécessité qui jouerait en tout ce qui se passe ici-bas.

Bien des faits dépendent de l’intelligence et de la volonté, et celles-ci ne sont pas par soi et directement soumises à la puissance des corps célestes. L’intelligence, en effet, ou raison, et la volonté qui réside dans la raison, ne sont pas les perfections d’un organe corporel[448]. Impossible, donc, que l’intelligence, ou la raison, et la volonté se trouvent directement soumises à la puissance de corps célestes. En effet, toute puissance corporelle ne peut agir par soi que sur une chose corporelle. Les puissances sensitives, par ailleurs, en tant que perfections d’organes corporels, se trouvent par accident soumises à l’action des corps célestes. C’est pourquoi cette opinion qui prétend la volonté humaine soumise au mouvement du ciel, le Philosophe l’assigne aux auteurs inconscients que l’intelligence dif­fère du sens. Indirectement, toutefois, la puissance des corps cé­lestes rejaillit sur l’intelligence et la volonté, pour autant que celles-ci se servent des puissances sensitives. Manifestement néanmoins, les passions de ces dernières n’impliquent aucune nécessité pour la raison et la vo­lonté. Celui qui est maître de soi, en effet, ressent éven­tuellement des désirs pervers, mais ne leur est pas asservi[449]. Ainsi donc, de la puissance des corps célestes ne provient aucune nécessité pour ce qui dépend de la raison et de la volonté.

Pareillement, il n’en provient pas non plus pour les autres effets corporels des choses corruptibles, où tant de faits se produisent par ac­cident. Or ce qui est par accident ne peut pas se réduire comme à sa cause par soi à une puissance naturelle, parce que toute puissance naturelle ne vise qu’un résultat. Cette unité fait défaut à ce qui est par accident. Ainsi l’énonciation ‘Socrate est un musicien blanc’ n’en est pas une seule, car ce qu’elle signifie ne présente pas d’uni­té[450]. C’est ainsi qu’au dire du Philosophe[451], beaucoup de faits dont les signes déterminés pré­existent chez les corps célestes, par exemple en matière de pluies et de tempêtes, ne se produisent pas, se trouvant empêchés par acci­dent. Bien que chaque empêchement, regardé en lui-même, se ré­duise aussi à une cause céleste, leur con­cours pourtant, comme il s’effectue par accident, ne peut se réduire à une cause qui agisse natu­rellement.

#190. — Toutefois, devons-nous remarquer, ce qui est par acci­dent, l’intelligence peut le concevoir comme un seul fait. Ainsi, que tel blanc soit musicien, bien qu’en soi cela ne comporte pas d’unité, l’intelligence peut quand même l’admettre comme un seul fait, en tant que dans son activité de composition elle n’en forme qu’une seule énonciation. Sous ce rapport, il se peut que ce qui, en soi, arrive par accident et par hasard, se ramène à un seul fait en une intelligence qui le préordonne. Par exemple, la rencontre de deux esclaves en un lieu leur paraît quelque chose d’accidentel et de casuel, puisque chacun ignore la venue de l’autre; elle peut pour­tant être visée par soi par leur maître qui les y a envoyés tous deux pour qu’ils s’y rencontrent.

#191. — Sous cet angle, tout ce qui se fait en ce monde, de l’avis de certains auteurs, même ce qui a l’air fortuit et casuel, se réduit en l’ordonnance d’une providence divine dont, disent-ils, dépend le destin. Cela, des auteurs stupides l’ont nié, jugeant l’intelligence divine sur le modèle de la nôtre, qui ne connaît pas les singuliers. Mais cela est faux, puisque l’acte en lequel Dieu intellige et veut est son propre être. Aussi, de même que son être comprend en sa vertu tout ce qui est de quelque façon, en tant qu’il est par participation à lui, de même son acte d’intelliger et son objet d’intellection com­prend toute connaissance et tout objet de connaissance; et son vou­loir et son objet de volonté comprend tout désir et tout objet de dé­sir qui soit bon. De sorte que, du fait même d’être connaissable, on tombe sous sa connaissance, et du fait même d’être bon, on tombe sous sa volonté; comme du fait même d’être, on tombe sous sa puis­sance active, qu’il comprend lui-même parfaitement, puisque son action est celle d’une intelligence[452].

#192. — Mais si la providence divine est par soi cause de tout ce qui arrive en ce monde, et du moins de ce qui y arrive de bon, il semble que tout arrive avec nécessité.

D’abord du côté de sa science : sa science ne peut en effet se tromper; ainsi ce dont il sait que cela se produira doit manifestement arriver. Ensuite, du côté de sa volonté : la volonté de Dieu, en effet, ne peut souffrir d’inefficacité; il semble donc que tout ce qu’il veut arrive avec nécessité.

#193. — Ces objections procèdent cependant de ce que la con­naissance de l’intelligence divine et l’opération de la divine volonté sont conçues sur le modèle des nôtres, malgré leur immense diffé­rence.

#194. — Du côté de la connaissance ou de la science, doit-on avoir conscience, une puissance cognitive de quelque manière con­tenue sous l’ordre du temps entretient avec la connaissance de ce qui arrive selon cet ordre une relation différente de celle qu’entre­tient une puissance cognitive totalement en dehors de cet ordre. Ce dont il convient de tirer illustration de l’ordre du lieu; c’est que l’antériorité qui s’observe dans la grandeur précède celle qui s’ob­serve dans le changement et par conséquent celle qui s’observe dans le temps[453]. Supposons une multitude de gens passant sur un che­min : tous les gens insérés dans cet ordre de passants ont con­nais­sance les uns des autres[454], justement du fait de se précéder et de se suivre. L’ordre propre au lieu fait que chacun voie les gens autour de lui et quelques-uns de ceux qui le précèdent; ceux qui viennent après lui, par contre, il ne peut les voir. Cependant, si on se trouvait en dehors de tout l’ordre des passants, au sommet d’une tour, par exemple, d’où on pourrait voir tout le che­min, on verrait simultané­ment tous les gens sur le chemin, sans en avoir la vue en rien limi­tée du fait qu’ils se précèdent et se suivent[455]. On verrait tout le monde simultanément et aussi comment chacun précède l’autre.

Or notre connaissance est soumise à l’ordre du temps, par soi ou par accident, ce qui fait même qu’en composant et divisant, notre intelligence doit ajouter un temps[456]. Par conséquent, tout tombe sous sa connaissance avec la nature de chose présente, passée ou future. Cela fait qu’elle connaît les choses présentes comme existant en acte et perceptibles de quelque manière au sens, et les choses pas­sées en s’en souvenant. Et qu’elle ne connaît pas les choses fu­tures en elles-mêmes, puisqu’elles ne sont pas encore; elle peut tou­tefois les con­naître en leurs causes : avec certitude, si elles y sont totalement déter­minées; avec conjecture, si elles n’y sont pas déter­minées au point de ne pouvoir être empêchées, à la manière de ce qui a régulièrement lieu; d’aucune façon, si elles n’y sont que tout à fait en puissance et pas plus déterminées à être qu’à ne pas être, comme ce qui reste ouvert aux deux éventualités. Rien, en effet, n’est con­naissable selon qu’il est en puissance, mais tout ne l’est que selon qu’il est en acte[457].

#195. — Dieu, lui, échappe tout à fait à l’ordre du temps, installé qu’il est sur la hauteur de l’éternité, qui existe toute simultané­ment, d’où tout le déroulement du temps s’aperçoit d’un seul et simple regard. Aussi aperçoit-il d’un coup d’œil tout ce qui se fait en sui­vant le déroulement du temps, chaque chose en sa propre existence, sans que rien n’apparaisse futur à son regard du fait de n’exister encore seulement en l’ordre de ses causes. Il voit tout de même l’ordre des causes et des effets, mais de toute éternité il aperçoit chaque être de n’importe quel temps à la manière dont l’œil humain voit en lui-même et non en sa cause le fait que Socrate s’assoit.

#196. — Le fait qu’on voie Socrate s’assoir n’annule cependant pas sa contingence : celle-ci regarde l’ordre de cause à effet. Malgré la contingence de pareil fait, l’œil de l’homme voit très certaine­ment et infailliblement Socrate s’assoir pendant qu’il s’assoit, parce que toute chose, du fait d’être, est en elle-même désormais détermi­née. Ainsi donc, il reste que Dieu connaît très certainement et infail­liblement tout ce qui se produit dans le temps; et pourtant, cela n’est pas ni ne se fait avec nécessité, mais avec contingence.

#197. — Pareillement, il y a une différence à attendre du côté de la volonté divine : celle-ci doit se concevoir comme se trouvant en dehors de l’ordre entre les êtres, comme une cause qui s’étend à tout l’être et à toutes ses différences. Or le possible et le nécessaire constituent des différences de l’être. Aussi est-ce de la volonté di­vine même que sont issues la nécessité et la contingence qui diffé­rencient les choses et la distinction dont elles colorent leurs causes pro­chaines : pour les effets que la volonté divine veut nécessaires, elle a disposé des causes nécessaires, tandis qu’à ceux qu’elle a voulus contingents, elle a ordonné des causes qui agissent avec con­tingence, c’est-à-dire avec possibilité de défaillir. Selon la condition de leurs causes, les effets se disent nécessaires ou contingents, mais tous dépendent de la volonté divine, comme d’une cause première, qui transcende l’ordre de la nécessité et de la contingence.

Ni la volonté humaine, toutefois, ni aucune autre cause ne peuvent mériter pareille attribution, elles tombent toutes déjà sous l’ordre de la nécessité ou de la contingence. Aussi faut-il qu’une cause puisse défaillir, sinon ses effets ne seront pas contingents, mais néces­saires. Seule la volonté divine, sans être déficiente, n’a pas tous ses effets nécessaires, mais certains contingents.

#198. — Quant à l’autre racine de la contingence que le Philo­sophe pose ici : notre capacité de délibérer, certains auteurs ont pa­reillement essayé de la détruire en s’efforçant de montrer que la volonté qui choisit y est forcée par son objet. Le bien étant son objet, elle ne peut, à ce qu’il semble, éviter de vouloir ce qui lui semble bon, tout comme la raison ne peut pas non plus éviter d’ad­hérer à ce qui lui paraît vrai. L’élection qui suit la délibération semble donc bien toujours s’effec­tuer avec nécessité, ce qui ferait que tout ce dont nous sommes source par notre délibération et élec­tion proviendrait avec nécessité.

#199. — Cependant, on doit s’attendre, à propos du bien, à une différence semblable à celle qu’on observe à propos du vrai. Il y a du vrai connaissable par soi : les premiers principes indémontrables, auxquels l’intelligence adhère avec nécessité; il y a aussi des vérités qui ne sont pas connaissables par elles-mêmes, mais le sont par d’autres.

Ces dernières se présentent sous deux conditions : certaines dé­coulent avec nécessité de leurs principes; de la sorte, elles ne peuvent être fausses, en découlant de principes vrais : c’est le cas de toutes les conclusions de démonstrations. À de pareilles vérités l’intelligence adhère avec nécessité, quoique seulement après avoir perçu l’ordre selon lequel elles découlent de leurs principes, mais non avant.

D’autres néanmoins ne découlent pas avec nécessité de leurs prin­cipes, de sorte qu’elles peuvent être fausses même en découlant de principes vrais : c’est le cas des objets d’opinion, auxquels l’intelli­gence n’adhère pas avec nécessité, bien qu’elle ait motif d’être da­vantage inclinée d’un côté que de l’autre.

Il y a de même un bien désirable pour lui-même : le bonheur, qui a la nature d’une fin ultime. À pareil bien, la volonté inhère avec nécessité. C’est par une nécessité naturelle, en effet, que tous dé­sirent être heureux. Il y a par ailleurs des biens désirables pour une fin : ils se rapportent à leur fin comme les conclusions se rapportent à leurs principes[458].

Dans le cas de biens sans lesquels on ne pourrait être heureux, ceux-là aussi seraient désirables avec nécessité, spécialement pour qui percevrait cette ordonnance : c’est peut-être le cas d’être, de vivre et d’exercer son intelligence, et d’autres pareils s’il en est. Toutefois, les biens particuliers visés par les actes humains ne sont pas ainsi; on n’y reconnaît pas une nature telle que sans eux le bonheur serait impossible. S’il s’agit de manger tel aliment ou tel autre, par exemple, ou de s’en abstenir. Ils restent cependant ca­pables de mouvoir l’appétit, du moment qu’on y trouve un bien. Mais pas au point que la volonté serait forcée de les choisir.

Pour tout cela, le Philosophe a eu raison, pour ce qui trouve en nous son principe, d’assigner la racine de la contingence à la délibé­ration, elle qui porte sur les moyens qui visent une fin sans toutefois se trouver encore déterminés. Quand les moyens sont déjà détermi­nés, en effet, aucun travail de délibération n’est requis[459].

Il fallait développer ces considérations pour sauver les racines de la contingence signalées ici par Aristote. Certes, elles dépassent tout de même la méthode de la science logique.

Chapitre 9 – Indétermination du futur contingent

Vérité et nécessité dans la réalité

79. 19a23 Forcément, donc, ce qui est, quand il est, est et de même ce qui n’est pas, quand il n’est pas, n’est pas. Mais pas : c’est avec néces­sité qu’est tout ce qui est et que n’est pas tout ce qui n’est pas. Car ce n’est pas la même chose que tout soit avec nécessité, quand il est, et qu’il soit avec nécessité, absolument. Il en va de même pour ce qui n’est pas.

80. 19a27 Le même argument vaut pour la contradiction : tout, forcé­ment, est ou n’est pas, sera ou ne sera pas. En les divisant, cepen­dant, on n’en peut dire ni l’un ni l’autre nécessaire. Par exemple : forcément, demain il y aura ou n’y aura pas bataille na­vale; mais il n’est forcé ni qu’il y en ait une, ni qu’il n’y en ait pas. Qu’il y en ait une ou qu’il n’y en ait pas, voilà le seul nécessaire.

Vérité et nécessité dans l’énonciation

81. 19a32 Or les énonciations[460] sont vraies de la manière dont la réa­lité est[461]. Par conséquent, manifestement, leur contradiction doit respecter toute réalité assez indéter­minée pour rester ouverte aux contraires. C’est spécialement le cas avec ce qui ni n’est pas tou­jours ni toujours n’est pas : à son sujet, nécessairement, chaque par­tie de la contra­diction doit être vraie ou fausse; ce n’est pas détermi­nément telle qui est telle[462], néan­moins, mais l’une ou l’autre indé­ter­minément; même celle qui se vé­rifie plus souvent n’est encore ni vraie ni fausse.

Conclusion : l’énonciation singulière future contingente n’est encore ni vraie ni fausse

82. 19a39 Manifestement, par conséquent, il ne se trouve pas for­cément pour toute affirmation et négation que l’une des opposées soit vraie et l’autre fausse. En effet, pour ce qui n’est pas, mais peut éventuellement être comme ne pas être, il n’en va pas comme pour ce qui est déjà. Cela se passe plutôt ainsi qu’on l’a dit.

Leçon 15

#200. — Le Philosophe vient de montrer l’impossibilité attachée aux conclusions découlant des arguments présentés. Écartant ces conséquences impossibles, il conclut ici la vérité, et ce en deux points.

En réduisant à l’impossible, il a procédé des énonciations à la réa­lité et a ensuite écarté les absurdités qui s’ensuivaient dans la réali­té. Inversant l’ordre, il montre maintenant ce qu’il en est de la vérité d’abord dans la réalité, puis (19a32) pour les énonciations.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe montre ce qu’il en est de la vérité et de la nécessité pour les réalités considé­rées d’abord absolument, puis (19a27) par comparaison à leurs opposées.

#201. — L’absurdité en question était que tout arriverait avec né­cessité. On doit donc dire, déclare-t-il, comme en concluant des considérations antérieures, que voici comment il en va de la réalité : “forcément”, tout “ce qui est, quand il est, est” et forcément tout “ce qui n’est pas, quand il n’est pas, n’est pas”. La nécessité s’en fonde sur ce principe : On ne peut simultanément être et n’être pas. Si on est, en effet, on ne peut simultanément ne pas être; on est donc forcément alors.

En effet, l’impossibilité de ne pas être signifie la même chose que la nécessité d’être[463]. Pareillement, aussi, si on n’est pas, on ne peut pas simultanément être; forcément donc, on n’est pas, puisque cela signifie la même chose. Aussi est-il manifestement vrai que tout ce qui est, quand il est, est forcément et que tout ce qui n’est pas, le temps qu’il n’est pas, forcément n’est pas. Il s’agit néanmoins ici d’une nécessité non pas absolue, mais sous condition[464]. Aussi ne peut-on pas simplement et absolument dire qu’est avec nécessité tout ce qui est et que c’est avec nécessité que n’est pas tout ce qui n’est pas. Car cela ne signifie pas la même chose : ‘tout ce qui est, quand il est, est avec nécessité’ et ‘tout ce qui est, absolument, est avec né­cessité’. En effet, le premier signifie la nécessité sous condition et le second, la nécessité absolue.

Ce qu’on vient de dire de l’être, on doit l’entendre pareillement du non-être : nécessairement ne pas être, absolument, est différent de nécessai­re­ment ne pas être, quand on n’est pas. Avec cela, manifes­tement, Aristote exclut la déclaration antérieure à l’effet que si en ce qui est déjà, l’un[465] est déterminément vrai, il serait déterminément à venir même avant d’être produit[466].

#202. — Le Philosophe montre ensuite (19a27) quelle relation la vérité et la nécessité entretiennent dans la réalité sous le rapport de ses situations opposées[467] : le même argument, dit-il, vaut dans la contradiction sous condition[468].

Ce qui n’est pas nécessaire absolument le devient, en effet, sous même condition, car on est forcément quand on est. Pareillement, ce qui en soi n’est pas nécessaire absolument le devient sous disjonc­tion de son opposé, parce que, sous disjonction, forcément chacun est ou n’est pas, et sera ou ne sera pas. Cette nécessité se fonde sur le principe que “les contradictoires ne peuvent simultanément ni être vraies ni être fausses”[469]. Par conséquent, voilà une chose im­possible : que ni on soit ni on ne soit pas. Forcément, donc, ou on est ou on n’est pas. Sans que cependant l’un, pris à part, ne soit né­cessaire absolument.

Il le manifeste par un exemple : “forcément demain il y aura ou n’y aura pas bataille navale”. Cependant, il n’y en aura pas forcé­ment une demain; pareillement aussi, il n’est pas forcé qu’il n’y en ait pas : les deux relèveraient de la nécessité absolue. Par contre, de­main il est forcé qu’ou bien il y en ait une ou bien il n’y en ait pas : cela relève de la nécessité sous disjonction.

#203. — Le Philosophe montre ensuite (19a32), partant de ce qu’il en est de la réalité, comment il en va pour les énonciations[470].

Il montre d’abord comment la vérité des énonciations s’identifie à ce qu’en réalité on soit ou ne soit pas, puis (19a39) conclut finalement la vérité sur l’ensemble de la difficulté.

Les phrases énonciatives, dit-il, se rapportent à la vérité comme la réalité au fait d’être ou de n’être pas : c’est du fait qu’il en soit ou non réellement comme elle le dit que l’énonciation est vraie ou fausse. Par conséquent, la contradiction entre énonciations doit se conformer à elle, quand la réalité se trouve assez indéterminée pour que l’un ou l’autre fait contraire[471] puisse se produire, que ce soit à éga­lité ou que l’un revienne le plus souvent.

Le Philosophe désigne ensuite le type de réalité ouvert à la pro­duction des contraires. Il s’agit, dit-il, du type qui ni “n’est pas tou­jours”, comme le nécessaire, “ni toujours n’est pas”, comme l’im­possible, mais tantôt est tantôt n’est pas. Il manifeste après com­ment cette situation se reflète dans les énonciations contradictoires. Pour les énonciations portant sur des faits contingents, dit-il, c’est sous dis­jonction que “chaque partie de la contradic­tion doit être vraie ou fausse”. Ce n’est pas telle ou telle déterminément; chacune reste en elle-même indéterminée.[472] Même s’il se trouve que l’une se vérifie plus souvent, comme c’est le cas des faits contingents qui se pro­duisent régulièrement, il n’en résulte pas que forcément chacune soit déterminément vraie ou fausse.

#204. — Le Philosophe conclut ensuite (19a39) son propos princi­pal. Nos considérations rendent manifeste, dit-il, qu’on ne trouve pas for­cément en tout genre d’affirmations et de négations l’une des oppo­sées déterminément vraie et l’autre fausse. C’est que la vérité et la fausseté ne se rapportent pas de la même façon à ce qui appar­tient déjà au présent et à ce qui n’est pas encore, mais demeure ouvert à être ou à n’être pas. Il en va plutôt en chacune ainsi qu’on l’a dit : en ce qui est, forcément l’une déterminément est vraie et l’autre fausse; mais ce n’est pas le cas pour les énonciations portant sur des faits futurs ouverts à être comme à ne pas être. Et c’est ainsi que se termine le premier livre.


Livre  II

Unité, modalité et séquence des énonciations

Texte d’Aristote, avec les Commentaires de Thomas d’Aquin (deux premières leçons) et de Cajetan (leçons suivantes)

 


livre II

Chapitre 10 – Diversité des énonciations à deux expressions

Le sujet : nom ou nom infini

83. 19b5 L’affirmation signifie une chose d’une autre, nom ou ano­nyme[473], et chacune dans l’affir­mation doit être une, la chose attri­buée et celle à laquelle elle l’est[474].

84. 19b7 On a déjà défini le nom et l’anonyme : je n’appelle pas ‘non-homme’ un nom tout court, mais un nom infini, du fait qu’en un sens il signifie quelque chose d’un, quoique infini, tout comme ‘ne-court-pas’[475] n’est pas non plus un verbe tout court, mais un verbe infini.

85. 19b10 Par conséquent, toute affirmation et toute négation se constituera soit d’un nom et d’un verbe, soit d’un nom infini et d’un verbe.

L’attribut : verbe ou cas de verbe

86. 19b12 Sans verbe, on n’a aucune affirmation ni négation. En ver­tu de la définition posée, toutefois, ‘est’, ‘sera’, ‘était’, ‘devient’ ou toute autre expression du genre sont des verbes, car ils consignifient un temps.

Deuxième expression[476], ‘est’ génère trois oppositions

87. 19b14 Par conséquent, la première affirmation et sa négation sont : ‘l’homme est’ et ‘l’homme n’est pas’. On a ensuite : ‘le non-homme est’ et ‘le non-homme n’est pas’. Puis encore : ‘tout homme est’ et ‘tout homme n’est pas’; ‘tout non-homme est’ et ‘tout non-homme n’est pas’. La même différenciation[477] vaut pour les temps exté­rieurs[478].

Leçon 1

#205. — Dans le premier livre, le Philosophe a traité de l’énoncia­tion regardée absolument. Il en traite ici quant à la diversité qui lui échoit du fait de certains ajouts.

Il y a trois aspects à considérer dans l’énonciation : d’abord les expressions mêmes qui y servent d’attributs et de sujets, puis leur composition, qui confère à l’énonciation, affirmative ou négative, d’exprimer le vrai ou le faux, et enfin l’opposition d’une énoncia­tion à l’autre. Cette seconde partie du traité appelle ainsi trois consi­dérations : le Philosophe montre dans la première quelle modifica­tion reçoit l’énonciation d’ajouts aux expressions qui y servent de sujet ou d’attribut; il montre dans la seconde (21a34) quelle modifica­tion elle reçoit d’ajouts qui précisent la vérité ou la fausseté de sa composition; il résout dans la troisième (23a27) une difficulté concer­nant les opposi­tions des énonciations, issue d’un ajout à l’énon­cia­tion simple.

L’ajout fait à l’attribut ou au sujet par­fois compromet l’unité de l’énonciation, parfois non, comme celui d’une négation qui rende indéterminée leur expression.

La première considération se divise en deux : le Philosophe montre comment affecte l’énonciation d’abord l’ajout d’une néga­tion qui rende indéterminée l’ex­pression de son sujet ou de son attri­but, puis (20b12) un ajout qui compromette son unité.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe traite d’abord des énonciations les plus simples, où un nom fini ou infini intervient seulement comme sujet, puis (19b19) de celles où un nom fini ou infi­ni intervient non seulement comme sujet, mais aussi comme attri­but.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe d’abord pro­pose des critères pour distinguer entre ces énonciations, puis (19b14) pré­sente cette distinction et l’ordonnance des membres résultants.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe donne d’abord des critères de distinction offerts par les noms, puis (19b12) montre que les verbes ne peuvent offrir les mêmes.

Le premier point se divise en trois : le Philosophe propose d’abord des critères pour distinguer entre ces énonciations, puis (19b7) les ex­plique et enfin (19b10) conclut son propos.

#206. — Le Philosophe rappelle d’abord sa définition de l’affir­mation : elle est “une énonciation qui attribue une chose à une autre”[479]. Or c’est le verbe, proprement, “le signe de ce qu’on attri­bue à autre chose”[480]. Signifier le sujet qui se voit assigner un attri­but re­vient donc au nom. Le nom, par ailleurs, est ou fini ou infi­ni[481]. C’est pour­quoi, comme tirant une conclusion de ce que “l’af­fir­mation attribue une chose à une autre”, le Philosophe déduit que ce à quoi l’attribut est assigné, le sujet de l’affirmation, est ou bien un “nom”, le nom fini qui mérite proprement qu’on l’appelle tel[482], “ou l’ano­nyme”, le nom infini, qu’il appelle ‘anonyme’ parce qu’il ne nomme rien qui revête une forme déterminée, mais écarte seule­ment telle forme déterminée[483]. Pour exclure ensuite l’interpré­tation que ce qui sert de sujet dans l’affirmation soit à la fois nom et ano­nyme, le Philosophe précise que “dans l’affirma­tion”, celle qui est une, dont on parle ici, “ce qui est”, à savoir l’attribut, “doit être un et d’un” sujet[484]. Bref, le sujet de pareille affirma­tion doit être ou bien un nom ou bien un nom infini.

#207. — Le Philosophe explique ensuite (19b7) ce qu’il vient de dire. “On a déjà défini”[485], rappelle-t-il, ce qu’est le nom et ce qu’est l’ano­nyme, c’est-à-dire le nom infini : ‘non-homme’, disait-on alors, n’est pas un nom, mais un nom infini, comme ‘ne-court-pas’ n’est pas un verbe, mais un verbe infini. Le Philosophe insère une remarque utile pour échapper à une difficulté : “en un sens le nom infini signifie quelque chose d’un”. Il ne signifie pas quelque chose d’un absolu­ment, comme le nom fini, qui signifie une seule forme, celle d’un genre, d’une espèce ou même d’un individu; néan­moins, si­gnifiant la négation d’une forme[486], il se trouve à réunir plusieurs entités en un concept qui présente une certaine unité ra­tionnelle.

L’un se dit en effet en autant de sens que l’être. Or le non-être est en un sens de l’être, non certes absolument, mais sous une certaine ré­serve, c’est-à-dire rationnellement[487]. Sous la même réserve, c’est-à-dire rationnellement, la négation présente une certaine unité. Le Philosophe introduit cette remarque pour ne pas prêter à ce qu’on dise qu’une affirmation où un nom infini sert de sujet ne signifie pas un seul attribut assigné à un seul sujet, comme si un nom infini ne signifiait pas quelque chose d’un.[488]

#208. — Le Philosophe conclut ensuite (19b10) son propos : l’affir­mation présente deux modalités. Il y a une affirmation constituée d’un nom et d’un verbe; il y en a une autre constituée d’un nom infini et d’un verbe. Cette conclusion découle de la déclaration anté­rieure que ce à quoi l’affirmation assigne un attribut est ou le nom ou l’anonyme. La même différence s’applique à la né­gation, puis­que de tout sujet dont on peut affirmer un attribut, on peut le nier[489].

#209. — Le Philosophe montre ensuite (19b12) que la différence entre énonciations ne peut venir du verbe.

“Sans verbe”, dit-il, “on n’a aucune affirmation ni négation”[490]. Il peut toutefois y en avoir sans nom, si, plutôt qu’un nom, c’est un nom infini qui sert de sujet. Un verbe infini ne peut néanmoins rem­placer le verbe dans une énoncia­tion, et ce pour deux raisons.

La première, c’est que le verbe infini se constitue par l’addition d’une particule d’indétermination[491] qui, ajoutée au verbe pris tout seul, c’est-à-dire hors énonciation, l’annule absolument, comme, ajoutée au nom, elle annule absolument la forme qui inspire le nom. C’est ce qui permet, hors énonciation, de formuler le verbe infini sous forme d’expression unique, comme c’est aussi le cas pour le nom infini. Quand cependant la négation s’ajoute au verbe inséré en une énon­ciation, elle annule son attribution à un sujet, de sorte qu’elle rend l’énonciation négative; ce n’est pas le cas pour le nom. Or une énon­ciation ne devient négative qu’en autant que se voit niée la composi­tion impliquée dans le verbe. Le verbe infini, inséré dans une énon­ciation, devient donc un verbe négatif.

La seconde, c’est que la vérité d’une énonciation ne varie pas du tout, que la particule négative serve à priver le verbe de détermina­tion ou à rendre négative l’énonciation. Aussi la prend-on toujours dans sa conception plus simple, qui se saisit plus facilement[492]. C’est pourquoi le Philosophe n’a pas distingué l’affirmation sur le motif qu’elle se constitue d’un verbe ou d’un verbe infini, comme il l’a fait sur celui qu’elle se constitue d’un nom ou d’un nom infini.

Pour les noms et les verbes, en plus de la différence entre fini et infini, il y a la différence entre droit et oblique à considérer. Le cas du nom, en effet, même avec l’addition d’un verbe, ne constitue pas une énonciation signifiant le vrai ou le faux[493]. C’est que le nom oblique n’implique pas le droit, tandis que le cas du verbe in­clut le verbe de temps présent : le passé et le futur, cas du verbe, se disent en rapport au présent. Ainsi, dire “cela sera” revient au même que de dire : “cela est à venir” et dire “cela fut”, que “cela est passé”. Pour cela, un cas de verbe et un nom constituent une énonciation.

C’est pourquoi le Philosophe précise qu’en autant qu’on dise “est”, “sera”, “était”, ou “tout autre” verbe “du genre”, on tient un verbe qui compte au nombre des verbes en question sans lesquels ne peut se constituer d’énonciation, car tous ceux-là consignifient un temps[494]. Les autres temps que le présent se disent par rapport à lui.

#210. — Le Philosophe conclut ensuite (19b14) de ce qu’il vient de dire la distinction à reconnaître entre les énonciations selon qu’in­tervient, mais seulement comme sujet, un nom fini ou infini. On peut y discerner trois occasions de différences : une selon l’affirma­tion et la négation; une autre selon le sujet fini et infini; une troisième selon que le sujet s’y prend universellement ou non uni­versellement.

Or rationnellement le nom fini précède l’infini, comme l’affirma­tion précède la négation[495]. Aussi le Philosophe donne-t-il comme pre­mière affirmation : ‘l’homme est’ et comme première négation : ‘l’homme n’est pas’. Il donne ensuite comme seconde affirmation : ‘le non-homme est’ et comme seconde négation : ‘le non-homme n’est pas’. Il ordonne à leur suite les énonciations où le sujet se prend uni­versellement; elles sont quatre, comme aussi celles dans lesquelles le sujet ne se prend pas universellement.

Il omet toutefois de donner des exemples où un singulier sert de sujet, comme ‘Socrate est’, ‘Socrate n’est pas’, parce qu’aux noms singuliers ne peut s’ajouter de signe. Ce type d’énonciations n’offri­ra donc pas toutes les différences.[496] Il omet pareillement d’exem­pli­fier les énonciations où les sujets se prennent particulièrement, car ils présentent en un sens la même force qu’un sujet universel pris non universellement. Néanmoins, il ne tire aucune différence du verbe, selon ses cas par exemple, parce que, à son dire, aux temps extrin­sèques, c’est-à-dire au passé et au futur, qui entourent le pré­sent, “la même différenciation vaut” qu’au présent[497].

Chapitre 10 – Diversité des énonciations à trois expressions

Troisième expression, ‘est’ génère double d’oppositions

88. 19b19 Lorsque ‘est’ s’ajoute à l’attribution comme troisième ex­pres­sion, les oppositions se présentent de deux manières[498].

89. 19b20 C’est-à-dire que dans ‘l’homme est juste’, par exemple, ‘est’ constitue une troisième expression, nom ou verbe, à intervenir dans l’affirmation.

Sujet fini pris non universellement : deux affirmations et deux négations en séquence

90. 19b22 Il en résultera quatre énonciations, dont deux entretiennent avec l’affirmation et la négation correspondantes la même consé­quence que les privations, alors que les deux autres ne le font pas[499].

91. 19b24 ‘Est’, c’est-à-dire, s’ajoutera à ‘juste’ ou à ‘non-juste’, et pareillement sa négation, ce qui fera bien quatre énonciations.

92. 19b26 Le tableau suivant[500] facilitera la compréhension de ce qu’on vient d’expliquer :

affirmation : l’homme est juste                 négation : l’homme n’est pas juste

                                          conséquence                        

négation : l’homme n’est pas non-juste     affirmation : l’homme est non-juste

Ici, ‘est’ et ‘n’est pas’ s’adjoignent à ‘juste’ et à ‘non-juste’. Voilà donc leur disposition, telle qu’indiquée dans les Analytiques.

Leçon 2

#211. — Le Philosophe vient de distinguer entre les énonciations selon qu’intervient, seulement comme sujet, un nom, fini ou infini. Il en vient ici à distin­guer entre elles selon qu’un nom, fini ou infini, y intervient tant comme attri­but que comme sujet.

Cette considération se divise en deux : le Philosophe distingue d’abord entre les énonciations de ce type, puis (20a16) manifeste cer­tains points qui pourraient faire difficulté à leur sujet.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe traite d’abord des énonciations où un nom est attribué à l’aide du verbe ‘est’, puis (20a3) de celles où interviennent d’autres verbes.

Ce type d’énonciations, le Philosophe les distingue de la même manière que les premières, d’après trois différences tirées du su­jet : il traite successivement des énonciations où interviennent comme sujet d’abord un nom fini pris non universellement, puis (19b32) un nom fini pris uni­versellement et enfin (19b37) un nom in­fini.

Le premier point se divise en trois : le Philosophe propose d’abord la variété des oppositions entre pareilles énonciations, puis (19b22) conclut leur nombre et présente leur relation; enfin (19b26), il exem­plifie.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe, d’abord, pro­pose son intention, puis (19b20) explique une remarque faite.

#212. — Sur le premier point, il y a deux choses à saisir : d’abord, qu’entend le Philosophe par “s’ajoute à l’attribution comme troi­sième expres­sion”? En avoir l’évidence requiert d’avoir cons­cience que parfois, dans l’énonciation, le verbe ‘est’ s’attribue tout seul[501], comme lorsqu’on dit : ‘Socrate est’; on n’entend alors signi­fier rien d’autre que l’existence de Socrate dans la réalité. Mais que par­fois aussi il ne s’attribue pas tout seul à titre d’at­tribut principal, mais joint à lui pour le lier au sujet; lorsqu’on dit : ‘So­crate est blanc’, par exemple, l’intention n’est pas de confirmer l’existence de Socrate dans la réalité, mais de lui attri­buer la blan­cheur à l’aide du verbe ‘est’; aussi ‘est’ s’attribue-t-il alors comme adjoint à l’attribut prin­cipal. On le quali­fie comme troisième, non à titre de troisième attri­but, mais de troi­sième expres­sion à entrer dans l’énonciation; avec le nom attribué, il fait un seul attribut, de sorte que l’énonciation se divise en deux parties et non en trois.

#213. — Ensuite, qu’entend-il en disant que “lorsque ‘est’ s’ajoute à l’attri­bution comme troisième expres­sion”, au sens qu’on a expli­qué, “les oppositions se présentent de deux manières”?

À ce sujet, on doit considérer que lors des énonciations anté­rieures, où un nom n’intervenait que du côté du sujet, tout sujet n’offrait qu’une seule opposition. Ainsi, comme sujet, un nom fini pris non universellement entraînait cette seule opposition : ‘l’homme est’ vs ‘l’homme n’est pas’. Mais en s’ajoutant à l’attribu­tion comme troi­sième expres­sion, ‘est’ contraint le même sujet à deux opposi­tions, en raison de la différence du nom attribué, qui peut être fini ou infini. En voici une : ‘l’homme est juste’ vs ‘l’homme n’est pas juste’. Mais il y en a une autre : ‘l’homme est non-juste’ vs ‘l’homme n’est pas non-juste’. En effet, il se produit une négation dès qu’il y a apposition de la particule négative au verbe ‘est’, qui agit comme signe de l’attribution.

#214. — Le Philosophe explique ensuite (19b20) cette façon de par­ler : “comme troisième expression”. Lorsqu’on énonce : ‘l’homme est juste’, explique-t-il, le verbe ‘est’ s’ajoute à l’attribut et constitue un troisième nom ou verbe dans l’affirmation. C’est que ‘est’ peut se considérer comme un nom, comme c’est le cas de toute expres­sion[502], et devenir ainsi un troisième nom, c’est-à-dire, une troi­sième expres­sion, dans l’énonciation. Cependant, l’usage com­mun appelle plutôt un verbe qu’un nom une expression qui signifie le temps; aussi le Philosophe ajoute-t-il : “ou verbe”, comme pour signaler qu’en ce qu’il compte comme troisième, il n’importe pas qu’on le désigne comme nom ou comme verbe.[503]

#215. — Le Philosophe conclut ensuite (19b22) le nombre d’énon­ciations impliquées.

Il conclut d’abord leur nombre, puis (19b22) présente leur relation et enfin (19b24) justifie leur nombre.

Lorsque ‘est’ s’ajoute à l’attribution comme troisième ex­pres­sion”, dit-il, “les oppositions se présentent de deux manières”. Or toute opposition inter­vient entre deux énonciations. Elles sont donc quatre, conclut-il, les énoncia­tions où ‘est’, en troisième expression, s’attribue à un sujet fini pris non universellement.

Le Philosophe montre ensuite (19b23) la relation qu’entretiennent les énonciations annoncées. Deux d’entre elles, dit-il, “entretiennent avec l’affirmation et la négation correspondantes la même consé­quence”, corrélation, ou le même rapport[504], comme on a en grec, que les privations; mais pas les deux autres. La brièveté et l’obscu­ri­té de cette déclara­tion a suscité chez les auteurs une variété d’inter­préta­tions.

#216. — Pour arriver à quelque évidence, on doit avoir conscience qu’un nom dispose de trois manières de s’attribuer en pareilles énon­ciations[505]. C’est tantôt un nom fini qui s’attribue, donnant oc­casion à deux énonciations, l’une affirmative et l’autre négative, comme ‘l’homme est juste’ et ‘l’homme n’est pas juste’; on les qua­lifie de simples. Tantôt un nom infini, donnant occasion à deux autres énon­ciations, comme ‘l’homme est non-juste’ et ‘l’homme n’est pas non-juste’; on les qualifie d’infinies. Tantôt encore un nom privatif[506], donnant encore occasion à deux autres énonciations, comme ‘l’homme est injuste’ et ‘l’homme n’est pas injuste’; on qualifie celles-là de privatives.

#217. — D’après certains, deux des énonciations annoncées par le Philosophe : celles qui comportent un attribut infini, entretiennent avec l’affirmation et la négation, qui comporte un attribut fini, la même conséquence, le même rapport, que les privations, c’est-à-dire que les énonciations comportant un attribut privatif. En effet, les deux énonciations d’attribut infini entretiennent avec celles d’at­tribut fini une conséquence qui appelle une certaine transposi­tion, l’affirmation s’ensuivant de la négation et la négation de l’af­fir­ma­tion : ‘l’homme est non-juste’, par exemple, affirmation de l’attribut infini, s’ensuit de la négative d’attribut fini, ‘l’homme n’est pas juste’; tandis que la négative de l’attribut infini, ‘l’homme n’est pas non-juste’, s’ensuit de l’affirmative de l’attribut fini, ‘l’homme est juste’. Pour cela, Théophraste qualifiait de ‘transpo­sées’ les énon­cia­tions d’attribut infini. Pareillement, l’affirmative d’attribut priva­tif, ‘l’homme est injuste’, s’ensuit aussi de la néga­tive d’attribut fini, ‘l’homme n’est pas juste’ et la négative, ‘l’homme n’est pas in­juste’, de l’affirmative, ‘l’homme est juste’. – Le tout se figure en un tableau : la première ligne énonce les énon­ciations d’attribut fi­ni : ‘l’homme est juste’, ‘l’homme n’est pas juste’; la seconde ligne énonce la négative d’attribut infini sous l’affirmative d’attribut fini et l’affirmative sous la négative; la troisième, la négative d’attribut privatif sous l’affirmative d’attribut fini et l’affirmative sous la né­gative, comme ci-après :

L’homme est juste – L’homme n’est pas juste

L’homme n’est pas non-juste – L’homme est non-juste

L’homme n’est pas injuste – L’homme est injuste

De cette façon, deux énonciations, celles d’attribut infini, entre­tiennent avec l’affimation et la négation d’attribut fini la même con­séquence que celle des privations, c’est-à-dire que celle des énon­ciations d’attribut privatif. Par contre, deux autres énonciations, de sujet infini, cette fois : ‘le non-homme est juste’, ‘le non-homme n’est pas juste’, n’entretiennent manifestement pas la même consé­quence. C’est ainsi qu’Herminos explique les mots qui suivent : “… alors que les deux autres ne le font pas”, les interprétant comme énonciations de sujet infini.

Cette interprétation, toutefois, contrarie manifestement la lettre. En effet, en annonçant quatre énonciations, deux d’attribut fini et deux d’attribut infini, le Philosophe ajoute par manière de subdivi­sion : “dont deux…”, “alors que les deux autres ne le font pas”. Cette formulation donne à comprendre que les deux groupes de deux sont compris dans les énonciations annoncées. Or celles de su­jet infini n’y sont pas incluses; il en sera plutôt question dans la suite. Manifeste­ment donc, il n’en est pas question maintenant.

#218. — C’est pourquoi, comme Ammonios le rapporte[507], on a imagi­né d’autres explications. Deux des quatre propositions d’attri­but in­fini annoncées, a-t-on dit, par exemple, se rapportent à l’affir­mation et à la négation, c’est-à-dire à leur nature spécifique elle-même, comme des privations, c’est-à-dire comme des affirmations ou des négations privatives. L’affirmation ‘l’homme est non-juste’, en ef­fet, n’en est pas une absolument, mais sous certaine réserve, telle une affirmation par privation, à la manière dont un homme mort n’en est pas un absolument, mais par privation. La même chose vaut de la négative d’attribut infini. Deux autres, par contre, étant d’attri­but fini, ne se rapportent pas à la nature spécifique de l’affirmation et de la négation par privation, mais absolument : ‘l’homme est juste’, en effet, est absolument une affirmative et ‘l’homme n’est pas juste’, absolument une négative.

Cette interprétation ne convient pas non plus aux mots d’Aristote. Celui-ci déclare plus loin, en effet : “Voilà donc leur disposition, telle qu’indiquée dans les Analytiques[508]”, où on ne trouve rien con­cernant cette interprétation. C’est pourquoi Ammonios tire, de ce qu’Aristote dit à la fin des Premiers Analytiques[509] des propositions d’attribut fini, infini ou privatif, une autre interprétation.

#219. — Pour comprendre celle-ci, on doit avoir conscience que, comme il le dit, une énonciation se rapporte virtuellement à ce à quoi tout ce qui se trouve signifié dans l’énonciation peut s’attribuer avec vérité. Ainsi, l’énonciation ‘l’homme est juste’ se rapporte à tout ce dont on peut dire avec vérité que ‘c’est un homme juste’. Pareil­lement, l’énonciation ‘l’homme n’est pas juste’ se rapporte à tout ce dont on peut dire avec vérité que ‘ce n’est pas un homme juste’.

Cette formulation rend manifeste que la simple négative présente plus d’extension que l’affirmative infinie correspondante. En effet, que ce soit ‘un homme non-juste’ peut seulement se dire avec vérité de tout homme sans habitus de justice. Par contre, que ce ‘ne soit pas un homme juste’ peut se dire non seulement de l’homme sans habitus de justice, mais aussi de ce qui n’est pas même un homme. L’énonciation ‘le bois n’est pas un homme juste’ est vraie, mais celle-ci est fausse : ‘le bois est un homme non-juste’. De la sorte, la négative simple présente plus d’extension que l’affirmative infinie, comme aussi l’animal en présente plus que l’homme, se vérifiant de plus de sujets.

Pour pareille raison, la négative simple présente aussi plus d’ex­tension que l’affirmative privative : de qui ‘n’est pas un homme’ ne peut se dire que c’est ‘un homme injuste’.

Par ailleurs, l’affirmative infinie présente plus d’extension que l’affirmative privative, car on peut dire de l’enfant et de tout homme encore sans habitus de vertu ou de vice que c’est ‘un homme non-juste’, mais pas que c’est ‘un homme injuste’. – L’affirmative simple, par contre, présente moins d’extension que la négative infi­nie, car que ce ‘n’est pas un homme non-juste’ peut se dire non seu­lement de l’homme juste, mais aussi de ce qui n’est pas du tout un homme.

Pareillement aussi, la négative privative présente plus d’extension que la négative infinie. En effet, que ‘ce ne soit pas un homme in­juste’ peut se dire non seulement de l’homme avec habitus de jus­tice, mais aussi de ce qui n’est pas du tout un homme, dont sans exception on peut dire que ce ‘n’est pas un homme non-juste’. Au-delà, cela peut même se dire de tout homme sans habitus de justice ni habitus d’in­justice.

#220. — Tout ceci compris, il devient facile d’interpréter la pré­sente lettre de la manière suivante : “dont”, parmi les quatre énon­ciations an­non­cées, “deux”, les indéfinies, “entretiennent avec l’af­firmation et la né­gation correspondantes”, les deux énonciations simples, l’affir­ma­tive et la négative, “la même conséquence”, c’est-à-dire s’en­suivent d’elles de la même manière, “que les privations”, les deux énon­cia­tions privatives. En effet, de la simple affirma­tive s’ensuit la néga­tive in­finie sans conversion, puisque la négative infinie revêt une exten­sion plus grande[510]; c’est ainsi aussi que de la simple affir­mative s’ensuit la négative priva­tive, sans conversion non plus, puisque la privative revêt aussi plus d’ex­tension. Par contre, la simple néga­tive s’ensuit de l’infinie affirmative, mais sans conver­sion, comme elle présente moins d’extension; c’est ainsi aus­si que la néga­tive simple s’ensuit de la privative affirmative, encore sans conversion, comme elle présente moins d’extension. Il devient ainsi évident que les énoncia­tions infinies entretiennent avec les simples la même rela­tion de conséquence que les privatives.

#221. — Le Philosophe continue : “alors que les deux autres”, les énonciations simples, qui restent, des quatre annoncées, une fois qu’on en a retiré deux, les infinies, “ne le font pas”, c’est-à-dire ne s’ensuivent pas des infinies comme le font les privatives, parce que dans un cas la simple affirmative présente moins d’extension que la négative infinie, et qu’au contraire la négative privative en présente plus que la négative infinie et que, dans l’autre cas, la négative simple en présente plus que l’affirmative infinie et qu’au contraire l’affirma­tive privative en présente moins que l’affirmative infinie. Il en devient évident que les énonciations simples n’entretiennent pas avec les infinies la même relation de conséquence que les privatives avec les infinies.

#222. — Voilà la lettre du Philosophe expliquée bien subtilement, mais l’interprétation s’en trouve passablement contournée. Or la lettre du Philosophe ne fait clairement pas attendre les différences de relations entre des énonciations différentes. Pourtant, l’interpréta­tion présente admet d’abord une similitude de relations avec les énoncia­tions simples, puis une dissimilitude de relations avec les in­finies. Aussi l’interprétation de la lettre d’Aristote par Porphyre, rapportée par Boèce, se trouve-t-elle plus simple et convient-elle da­vantage : elle fait attendre une similitude et une dissimilitude dans la con­séquence des affirmatives aux négatives.

C’est ainsi qu’il dit : “Dont”, des quatre prémises, “deux”, les affir­matives, l’une simple et l’autre infinie, “entretiennent avec l’af­firmation et la négation correspondantes” : d’une affirmative s’en­suit la négative de l’autre. De fait, de l’affirmative simple s’en­suit la négative in­finie et de l’affirmative infinie s’ensuit la négative simple. “… alors que les deux autres”, les négatives, “ne le font pas”, c’est-à-dire n’entretiennent pas la même conséquence avec les affirma­tives, de sorte que des néga­tives s’ensuivraient les affirma­tives, comme des affirmatives s’en­suivaient les négatives. – Dans les deux cas, les privatives entre­tiennent la même relation que les infinies.

#223. — Le Philosophe manifeste ensuite (19b24) une remarque qu’il a faite, qu’elles sont quatre, les énonciations annoncées. Nous parlons maintenant en effet des énonciations où le verbe ‘est’ in­tervient dans l’attribution seulement comme adjoint à un nom fini ou infini : comme adjoint, par exemple, à ‘juste’, comme dans ‘l’homme est juste’; ou comme adjoint à ‘non-juste’, comme dans ‘l’homme est non-juste’. Puisqu’en ni l’une ni l’autre la négation n’est adjointe au verbe, les deux énonciations sont affirmatives. Or à toute affirma­tion s’oppose une négation[511]; aux deux énonciations affirmatives men­tionnées doivent donc répondre deux autres néga­tives. Voilà donc qu’on a tout simplement quatre énonciations[512].

#224. — Le Philosophe manifeste ensuite (19b26) ce qu’il vient de dire avec une espèce de tableau[513]. “Le tableau suivant”[514], dit-il, “facili­tera la compréhension de ce qu’on vient d’expliquer”. Tra­çons une figure à quatre angles avec, écrit dans son premier angle, l’énoncia­tion ‘l’homme est juste’. Écrivons dans l’angle opposé sa négation : ‘l’homme n’est pas juste’. Dessous, on écrira les deux autres, les infinies qui en découlent : ‘l’homme est non-juste’, ‘l’homme n’est pas non-juste’.

l’homme est juste

angles opposés

l’homme n’est pas juste

angles subordonnés

 

angles subordonnés

l’homme n’est pas non-juste

angles opposés

l’homme est non-juste

Ce tableau montre que le verbe ‘est’, affirmatif ou négatif, s’ad­joint à ‘juste’ et à ‘non-juste’ et que cela entraîne quatre énon­cia­tions diffé­rentes.

#225. — Le Philosophe conclut finalement (19b32) que les énoncia­tions annoncées se trouvent disposées dans leur ordre de consé­quence, tel qu’expliqué aux Analytiques, dans les Premiers plus pré­cisément[515].

Une autre lettre tient : “C’est-à-dire : puisque ‘est’ va s’adjoindre à l’homme ou au non-homme” et, dans la figure : “Ici, ‘est’, c’est à ‘homme’ et à ‘non-homme’ qu’il va s’adjoindre”. Il ne faut pas don­ner à cela le sens que ‘homme’ et ‘non-homme’ se prennent du côté du sujet; il ne s’agit pas maintenant des énonciations de sujet infini; aussi faut-il les prendre du côté de l’attribut. Comme le Philosophe exemplifie en mettant du côté de l’attribut ‘juste’ et ‘non-juste’, Alexandre a dénoncé cette lettre comme corrompue. D’autres ont cru recevable qu’Aristote ait bien fait de varier les noms dans les exemples, pour montrer que rien ne change, quels que soient les noms qu’on y met.

Chapitre 10 – Diversité des énonciations (suite)

Sujet fini pris universellement : deux affirmations et deux négations en séquence

93. 19b32 Il en va pareillement, même si l’attribut est affirmé du nom pris universellement. Voici ce que devient le ta­bleau :

affirmation : tout homme est juste            négation : pas tout homme est juste

                                     [conséquence :]                        

négation : pas tout homme est non-juste       aff. : tout homme est non-juste

94. 19b35 Sauf que les angulaires[516] ne présentent pas pareille capa­cité de se trouver vraies simultanément[517], quoiqu’elles en soient parfois capables.

95. 19b36 En voilà donc deux paires qui s’opposent.

Sujet infini : pas davantage d’oppositions

96. 19b37 Deux autres paires le font, qui joignent un attribut à ‘non-homme’ comme à une espèce de sujet[518], de la façon suivante :

aff. : le non-homme est juste                 nég. : le non-homme n’est pas juste

                                     [conséquence :]                       

nég. : le non-homme n’est pas non-juste    aff. : le non-homme est non-juste

97. 20a1 Il ne se créera pas davantage d’oppositions.

98. 20a1 Ces dernières resteront néanmoins à part des précédentes, toutes seules, du fait de se servir de ‘non-homme’ comme de nom.

Verbes à deux expressions, sans ‘est’

99. 20a3 Tous les verbes qui n’affichent pas ‘est’, comme ‘guérir’[519] ou ‘marcher’, donnent en s’ajoutant au sujet le même résultat que si c’était ‘est’ qui s’ajoutait. On aura par exemple : ‘tout homme gué­rit’, ‘tout homme ne guérit pas’; ‘tout non-homme guérit’, ‘tout non-homme ne guérit pas’.

100. 20a7 On ne doit pas dire : ‘non tout homme’; ce ‘non’, la parti­cule négative, c’est plutôt à ‘homme’ qu’on doit l’ajouter, car ‘tout’ ne signifie pas qu’une entité soit universelle, mais qu’elle soit prise univer­sellement[520].

101. 20a10 Les énonciations suivantes rendent cela manifeste : ‘l’homme guérit’, ‘l’homme ne guérit pas’; ‘le non-homme guérit’, ‘le non-homme ne guérit pas’. Elles diffèrent des précédentes du fait de ne pas s’exprimer universellement. On le voit donc, ‘tout’ ou ‘nul’ ne consignifient rien d’autre que le fait d’affirmer ou de nier d’un nom pris universellement.

102. 20a14 Quant au reste, donc, il faut faire les mêmes ajouts.

Leçon 3

#226. — Le Philosophe vient de distinguer entre les énonciations où un nom fini[521] pris non universellement intervient comme sujet; il entend ici distinguer entre celles où joue comme sujet un nom fini pris univer­sellement.

Cette considération se divise en trois : le Philosophe signale d’abord la similitude de ces énonciations avec les énonciations in­définies[522] considérées plus haut, puis (19b35) montre leur dissimili­tude et enfin (19b36) conclut le nombre des oppositions entre les énonciations en question.

Elles leur sont semblables, dit-il, les énonciations où “l’attribut est affirmé du nom pris universellement”.

#227. — Dans les énon­ciations indéfinies qu’on vient d’exami­ner[523], on doit se le rappeler, en vue de ce premier point, on a trouvé deux oppositions et quatre énonciations. En outre, des affirmatives découlaient les négatives, sans que ces dernières le fassent des pre­mières, comme le soulignent tant le commentaire d’Ammonios que celui de Porphyre. On trouve de même, dans les énonciations où intervient comme sujet un nom fini pris universellement, deux op­positions et quatre énonciations; et encore là, des affirmatives dé­coulent les négatives, sans réciprocité. De la sorte, les énonciations qu’on examine montrent les mêmes relations quand c’est universel­lement qu’on assigne un attribut au nom pris comme sujet. Quatre énonciations en seront issues : deux d’attribut fini, comme ‘tout homme est juste’ et sa négation : ‘pas tout homme est juste’; et deux d’attribut infini, comme ‘tout homme est non-juste’, et sa néga­tion : ‘pas tout homme est non-juste’. Or toute affirmation ne cons­titue avec sa négation qu’une seule opposition. Deux oppositions seule­ment se voient ainsi produites, comme on a vu que c’était le cas pour les indéfinies. Il n’y a pas d’inconvenance à ce que le Philo­sophe insère des énonciations particulières alors que c’est des uni­verselles qu’il traite : en traitant des indéfinies, il a dû toucher leurs négations; traiter maintenant des affirmations universelles le con­traint de même à présenter leurs négations. Or justement, la né­ga­tion de l’universelle affirmative n’est pas l’universelle négative, mais la particulière négative[524].

#228. — La similitude de conséquence qu’on vient de traiter entre les universelles et les indéfinies se laisse voir à l’aide d’exemples. Pour éviter d’obscurcir par prolixité des faits clairs d’eux-mêmes, dessinons d’emblée le tableau des indéfinies associé au commen­taire de Porphyre : mettons à gauche l’affirmative finie, sous elle la négative infinie, puis sous cette négative la privative. À droite, met­tons d’abord la négative finie, sous elle l’affirmative infinie, puis sous elle l’affirmative privative. Sous ce premier ta­bleau, dessinons-en un autre pareil pour les universelles[525] : mettons à gauche l’uni­verselle affirmative d’attribut fini, sous elle la particu­lière négative d’attribut infini, puis sous elle, en complément de si­milititude, la particulière négative d’attribut privatif; mettons à droite d’abord la particulière négative d’attribut fini[526], sous elle l’universelle affir­mative d’attribut infini[527], puis sous elle l’univer­selle affirmative d’attribut privatif. Voici les tableaux obtenus :

Tableau des indéfinies

L’homme est juste                                              L’homme n’est pas juste

L’homme n’est pas non-juste                                   L’homme est non-juste

L’homme n’est pas injuste                                             L’homme est injuste

Tableau des universelles

Tout homme est juste.                                         Pas tout homme est juste[528]

Pas tout homme est non-juste.                               Tout homme est non-juste[529]

Pas tout homme est injuste.                                Tout homme est injuste

Dans cette disposition, la conséquence joue toujours en ce nou­veau tableau comme elle le faisait dans le précédent qui illustrait les indéfinies. Elle le fait, qu’on suive le commentaire d’Ammonios, où les énonciations infinies se rapportent aux finies comme le font les privatives, alors que les finies ne se rapportent pas aux infinies du milieu comme les privatives le font avec elles; ou qu’on prenne le parti du commentaire de Porphyre, où les affirmatives impliquent les négatives, mais pas l’inverse. Les tableaux qui précèdent servent aux deux interprétations, comme peut s’en rendre compte le cher­cheur diligent. Les énoncia­tions universelles imitent donc les indéfi­nies sous trois aspects : leur nombre de propositions, leur nombre d’oppo­sitions et leur mode de conséquence.

#229. — Le Philosophe expose ensuite (19b35) une dissimilitude entre les énonciations universelles actuelles et les indéfinies d’aupa­ravant : leurs angulaires ne s’adonnent pas pareillement quant à se trouver vraies[530]. Ces paroles demandent une exposition fidèle à l’in­terprétation qui nous paraît conforme à la pensée d’Aris­tote, avant la présentation du point de vue d’autres commentateurs. Dans les deux tableaux ci-dessus, Aristote qualifie d’angulaires les énon­cia­tions op­posées diamétralement : l’affirmative finie dans un angle et l’affirma­tive infinie ou privative dans l’autre angle; pareil­lement, la négative finie dans un angle et la négative infinie ou pri­vative dans l’autre angle.

#230. — Les énonciations semblables en qualité, donc, appelées angulaires du fait d’occuper des angles, c’est-à-dire de s’opposer diamétralement, s’accordent différemment en leur vérité chez les in­définies et les universelles. Les angulaires indéfinies, en effet, tant dans le diamètre de leurs affirmations que celui de leurs négations, peuvent se trouver simultanément vraies, comme le montre leur ta­bleau. Comprenons : en une matière contingente. Les angulaires du ta­bleau des universelles ne s’accordent pas autant, puisque celles qui se correspondent sur le diamètre des affirmations ne peuvent se trou­ver si­multanément vraies en aucune matière. Celles qui se cor­res­pondent sur le diamètre des négations, néanmoins, peuvent par­fois se trouver simultanément vraies, à la condition de porter sur une matière contingente; mais en matière nécessaire et disqualifiée[531], il leur est impossible de se trouver toutes deux vraies. Voilà l’interpré­tation de Boèce et elle nous paraît vraie.

#231. — Herminos, toutefois, à ce que rapporte Boèce, interprète autrement. Bien qu’il admette la similitude entre univer­selles et in­définies quant à leur nombre d’énonciations et d’oppositions, il y prend quand même autrement les oppositions. De fait, il compte celles des indéfinies comme on l’a fait : il en admet une entre les finies affirma­tive et négative, puis une autre entre les infinies affir­mative et néga­tive, tout comme on l’a fait. Ce n’est cependant pas ainsi qu’il compte les oppositions des universelles : il assume celle entre l’universelle affirmative finie et la particulière négative finie, comme entre ‘tout homme est juste’ et ‘pas tout homme est juste’; mais il en assume une autre entre la même universelle affirmative finie et l’universelle affirmative infinie, comme entre ‘tout homme est juste’ et ‘tout homme est non-juste’. Les dernières s’opposent par contrariété, les premières par contradiction. – Il définit aussi au­trement la dissimilitude entre universelles et indéfinies. Il ne fonde pas comme nous la dissimilitude entre les angulaires des univer­selles et des indéfinies sur la différence qu’il y a entre angulaires des uni­verselles affirmatives et négatives, mais sur la différence qu’il y a entre les angulaires des universelles elles-mêmes des deux côtés. Il conçoit d’ailleurs autrement le tableau : à gauche, sous l’universelle affirmative finie, il place l’universelle affirmative infi­nie; à droite, sous la particulière négative finie, il place la particu­lière négative infi­nie. Les angulaires se trouvent ainsi de qualité dif­férente. Il conçoit pareillement le tableau des indéfinies. Voici le résultat obtenu :

tout homme est juste

contradictoires

pas tout homme est juste

contraires

Angulaires

 

subcontraires

tout homme est non-juste

contradictoires

pas tout homme est non-juste

 

 

l’homme est juste

 

l’homme n’est pas juste

 

Angulaires

 

 

l’homme est non-juste

 

l’homme n’est pas non-juste

Avec cette disposition, Herminos fait tenir la dissimilitude au fait qu’au tableau des indéfinies les angulaires s’appellent mutuellement en une conséquence de vérité, alors qu’au tableau des universelles cette inférence manque de nécessité dans une direction. En allant en effet de l’une des universelles à son angulaire, la vérité de l’univer­selle ne peut coexis­ter avec celle de son angulaire jusqu’à la con­traindre à être vraie. C’est que l’universelle vraie force l’univer­selle contraire à être fausse, car elles ne peuvent se trouver simultané­ment vraies. Et l’universelle contraire fausse contraint, elle, sa con­tradic­toire particulière[532], l’angulaire de la première universelle prise, à être vraie, car des contradictoires ne peuvent pas se trou­ver simultanément fausses. En allant inversement de l’une des particu­lières vers son an­gulaire, la vérité de la particulière peut tenir avec celle de son angu­laire sans cependant inférer forcément sa vérité. C’est que, cette im­plication : la particulière est vraie, donc l’univer­selle contra­dictoire est fausse, n’entraîne pas cette autre : l’univer­selle contradictoire est fausse, donc son universelle contraire, l’an­gulaire de la particulière assumée, est vraie. Car les contraires peuvent être simultanément fausses.[533]

#232. — Cette interprétation s’écarte toutefois clairement de l’es­prit d’Aristote quant à la façon de concevoir les oppositions. Le Phi­losophe n’entend pas en effet parler ici de l’opposition entre énon­ciations finies et infinies, mais séparément de celles qui inter­viennent entre finies et entre infinies. Comparer les deux ensemble ferait déjà trouver non pas deux, mais trois oppositions : une pre­mière entre énonciations finies, une seconde entre infinies, une troi­sième entre finie et infinie, celle qu’Herminos mentionne. Son ta­bleau non plus ne se conforme pas à celui dessiné par Aristote à la fin des Premiers Analytiques, auquel il renvoie ainsi : “Voilà donc leur disposition, telle qu’indiquée dans les Analytiques.”[534] Dans le tableau d’Aristote, en effet, les angulaires opposent les af­firmatives aux affirmatives et les négatives aux négatives.

#233. — Le Philosophe conclut ensuite (19b36) le nombre de propo­sitions. Deux interprétations s’offrent. Dans la première, ‘en’[535] tient lieu des universelles; le sens devient que les universelles fi­nies et infinies ont les deux oppositions qu’on a décrites plus haut. Dans la seconde, ‘en’ tient lieu des énonciations finies et infinies, univer­selles ou indéfinies quant à leur attribut; le sens devient alors que les énon­ciations mentionnées ont deux oppositions, l’une entre l’af­firmation finie et sa négation, l’autre entre l’affirmation infinie et sa négation. La seconde exposition m’agrée davantage, puisque la brièveté à laquelle Aristote s’efforce n’exigeait pas de répétition; comme il avait énuméré selon des quantités distinctes les énoncia­tions finies et infinies par leur attribut, il a voulu, en terminant leur traité, réduire toutes les oppositions à deux.

#234. — Le Philosophe entend ensuite (19b37) manifester la diver­sité des énonciations de troisième expression où c’est un nom infini qui intervient comme sujet.

Cette considération se divise en trois : le Philosophe propose d’abord et effectue cette distinction, puis (20a1) montre qu’elle n’offre pas plus d’énonciations que les cas précédents et enfin (20a1) montre la relation de ces dernières avec les autres.

Il y a, doit-on remarquer, en vue de l’évidence du premier point, trois espèces d’énonciation de convenance où apparaît explicite­ment le verbe ‘est’. – Certaines ne joignent rien d’autre que le verbe au sujet, tant fini qu’infini; par exemple : ‘l’homme est’, ‘le non-homme est’. – D’autres joignent à un sujet fini, en plus du verbe, un attribut fini ou infini; par exemple : ‘l’homme est juste’, ‘l’homme est non-juste’. – D’autres enfin joignent à un sujet infini, à part le verbe, un attribut fini ou infini; par exemple : ‘le non-homme est juste’, ‘le non-homme est non-juste’.

Comme on a déjà déterminé des deux premières, le Philosophe dit, au moment de traiter des dernières : “Deux autres paires le font”, de celles qui, en plus du verbe ‘est’, joignent, c’est-à-dire assignent, “un attribut à ‘non-homme’ comme à une espèce de sujet”, c’est-à-dire à un sujet infini. Le Philosophe use de l’expression ‘une espèce de’ parce qu’autant un nom infini décline de la notion de nom[536], autant il décline de la notion de sujet. À vrai dire, le signifié du nom infini ne se soumet pas proprement à la composition avec un attribut im­pliquée par ‘est’ comme troisième expression. Le Philosophe énu­mère donc encore quatre énonciations et deux oppositions dans cette série, comme il l’a fait pour les pré­cédentes.

Il les distingue aussi par le caractère fini ou infini de l’attribut. Il établit d’abord les oppositions entre l’affirmative et la négative de sujet infini et d’attribut fini, de la sorte : ‘le non-homme est juste’, ‘le non-homme n’est pas juste’. Il établit ensuite l’autre opposition entre l’affirmative et la négative de sujet infini et d’attribut infini, de la sorte : ‘le non-homme est non-juste’, ‘le non-homme n’est pas non-juste’.

#235. — Le Philosophe montre ensuite (20a1) que cette série n’ad­met pas davantage d’énonciations que les précédentes. Aussi, doit-on noter, les énonciations de convenance dont il est question, où on met explicitement le verbe ‘est’ comme seconde ou troisième ex­pression, ne peuvent en comporter davantage que les douze énumé­rées; par conséquent leurs oppositions selon l’affirmation et la néga­tion n’en comptent que six. Les énonciations se divisent en effet en trois séries : celles de seconde expression, celles de troisième ex­pression et de sujet fini, celles de troisième expression et de sujet infini. En outre, chaque série ne présente que quatre énonciations. Par consé­quent, ces énonciations en font douze en tout et leurs oppositions six. Ensuite, leur sujet en chaque série se présente en quatre quan­tités : universel, particulier, singulier et indéfini. Ainsi multi­pliés, les douze en font quarante-huit : quatre fois douze font qua­rante-huit, on ne peut en imaginer davantage qu’eux. Aristote, en ne si­gnalant que vingt d’entre elles : huit de la première série, huit de la seconde et quatre de la troisième, a voulu par elles suggérer celles qui restent. Voici la manière d’énumérer et ordonner une à une les séries : placer en face de l’affirmation sa négation directe, de façon à faire ressortir clairement l’intention d’opposition. Ainsi, il ne s’agit pas de mettre en face de l’universelle affirmative l’universelle négative, mais la particulière négative, qui en est proprement la né­gation; inversement, en face de la particulière affirmative, il ne s’agit pas de placer la particulière négative, mais l’universelle né­gative, sa négation directe. Pour les compter plus aisément, par ailleurs, il faut coordonner sur une ligne droite celles qui présentent une quantité semblable, tout en distinguant bien les trois séries énu­mérées. Le tableau suivant éluci­dera le tout plus clairement :

Première série

Socrate est

Socrate n’est pas

Non-Socrate est

Non-Socrate n’est pas

Quelq. homme est

Q homme n’est pas

Q non-homme est

Q non-homme n’est pas

L’homme est

L’homme n’est pas

Le non-homme est

Le non-homme n’est pas

Tout homme est

Tt homme n’est pas

Tt non-homme est

Tt non-homme n’est pas

Seconde série

Socrate est juste

Soc n’est pas juste

Socrate est non-juste

S n’est pas non-juste

Q homme est juste

Q hm n’est pas juste

Q hm est non-juste

Q h n’est pas n-juste

L’homme est juste

L’hm n’est pas juste

L’hm est non-juste

L’h n’est pas n-juste

Tt homme est juste

Tt hm n’est pas juste

Tt homme est n-juste

Tt h n’est pas n-juste

Troisième série

Non-Soc est juste

N-Soc n’est pas juste

N-Soc est non-juste

N-S n’est pas n-juste

Q n-homme est juste

Q n-h n’est pas juste

Q n-hm est non-juste

Q n-h n’est pas n-jst

Le n-hm est juste

Le n-h n’est pas juste

Le n-hm est non-juste

Le n-h n’est p n-jst

Tt n-homme est juste

Tt n-h n’est pas juste

Tt n-h est non-juste

Tt n-h n’est p n-juste

Qu’il n’y en a pas plus que celles-ci devient évident du fait qu’on ne peut varier de plus de façons le sujet et l’attribut quant à leur caractère fini et infini. En ef­fet, aucune énonciation de seconde ex­pression ne peut varier quant à un attribut fini ou infini; elle ne peut varier ainsi qu’en regard de son sujet, ce qu’on a manifeste­ment fait à satisfaction. Les énonciations de troisième ex­pression, par ail­leurs, peuvent varier de quatre façons : elles sont ou de sujet et d’at­tribut finis, ou de sujet et d’attribut infinis, ou de sujet fini et d’attri­but infini ou de sujet infini et d’attribut fini. Le tableau ci-haut laisse clairement voir qu’aucune énonciation possible n’a été omise.

#236. — Le Philosophe montre ensuite (20a1) la relation qu’entre­tiennent les énonciations de la troisième série avec celles de la se­conde : elles “resteront à part”, dit-il, car elles n’en découlent pas et celles de la seconde ne découlent pas d’elles non plus. Voici la rai­son qu’il donne à cela : “du fait de se servir de ‘non-homme’ comme d’un nom”. Elles restent en dehors d’elles, autrement dit, parce qu’elles font usage d’un nom infini en guise de nom, puisque toutes ont un sujet infini. C’est bien à propos que le Philosophe a dit que les énonciations de sujet infini font usage d’un nom infini “comme d’un nom” : servir de sujet dans une énonciation est propre au nom, tandis qu’être attribué est commun au nom et au verbe; tout sujet d’énon­ciation sert donc de sujet en tant que nom.

#237. — Le Philosophe traite ensuite (20a3) des énonciations où in­terviennent des verbes adjectifs.

La considération se divise en trois : le Philosophe, d’abord, effec­tue sa distinction, puis (20a7) répond à une question tacite et enfin (20a14) conclut leurs conditions.

Les énonciations où ‘est’ intervient comme seconde expression, doit-on rappeler, pour développer l’évidence du premier point, et celles où il intervient comme troisième expression, présentent cette différence : celles de seconde expression montrent des oppositions absolues, concernant leur sujet seulement, seul à varier comme fini et infini; celles de troisième expression, par contre, montrent des oppositions de deux manières, tant du côté de l’attribut que du côté du sujet, car l’un comme l’autre peuvent varier comme finis et infinis. C’est ce qui limitait à une seule la série d’énonciations de seconde expression, avec quatre énonciations quantifiées de quatre manières et deux oppositions. Par contre, les énonciations de troi­sième expres­sion demandaient à se répartir en deux séries, comme elles compor­taient quatre oppositions et huit énonciations. – Les énonciations qui usent de verbes adjectifs, on doit maintenant en prendre conscience, équivalent, quant à l’objet de leur signification, à celles de troisième expression. C’est que le verbe adjectif se ré­sout à son participe propre avec ‘est’; on est toujours légitimé d’ef­fectuer cette réduction, parce que tout verbe adjectif renferme le verbe substantif. En conséquence, l’énonciation ‘tout homme court’ signifie la même chose que celle-ci : ‘tout homme est courant’. C’est ce qui porte Boèce à déclarer que l’énonciation à verbe adjec­tif sonne de seconde expression[537], mais vaut de troi­sième ex­pres­sion[538], parce qu’elle peut se résoudre à celle de troi­sième expres­sion à laquelle elle équivaut. Pour leur nombre et leur nombre d’op­positions, cepen­dant, les énonciations à verbe ad­jectif n’équi­valent pas, formellement prises, à celles de troisième expres­sion, mais à celles où intervient ‘est’ en seconde expression. En effet, les oppo­si­tions ne peuvent pas s’y faire de deux manières et varier en regard du sujet et de l’attribut, comme le faisaient les énonciations subs­tan­tives de troisième expression, parce que le verbe attribué dans les adjec­tives ne peut revêtir le caractère infini. Les opposi­tions des ad­jec­tives se font donc absolument, en regard du sujet seulement, seul à varier selon l’infini et le fini, quantifié de façons différentes, comme on a vu que le faisaient les énonciations subs­tantives de se­conde ex­pression, pour la même raison induite alors : sans verbe il n’y a au­cune affirmation ou négation[539], alors qu’il peut y en avoir sans nom. Dans le présent traité, il s’agit non des signi­fications, mais du nombre d’énonciations et d’oppositions; c’est pour cela qu’Aristote fait porter les distinctions sur la façon dont se distin­guent les énon­ciations du fait d’afficher ‘est’ en seconde expression. Dans les énonciations, dit-il, où ce n’est pas le verbe ‘est’ qu’on prononce formellement, mais un autre, comme ‘court’ ou ‘marche’, bref dans les énonciations adjectives, le nom et le verbe impliquent le même nombre d’oppositions et d’énoncia­tions que si c’était ‘est’ qui s’ajoutait en seconde expression au nom sujet. Ces énonciations ad­jectives, comme celles où ‘est’ constitue à lui tout seul le verbe, impliquent deux oppositions seulement, l’une entre énonciations de sujet fini, comme : ‘tout homme court’, ‘tout homme ne court pas’, l’autre entre énonciations de sujet infini, comme : ‘tout non-homme court’, ‘tout non-homme ne court pas’.[540]

#238. — Le Philosophe répond ensuite (20a7) à une question tacite, et cela en deux points : il présente d’abord la solution à la question, puis (20a10) la prouve.

Voici donc la question : pourquoi la négation qui rend un nom in­fini ne s’ajoute-t-elle jamais au signe universel ou particulier? Par exemple, pour rendre infinie l’énonciation ‘tout homme court’, pour­quoi ne pas dire : ‘non tout homme[541] court’, plutôt que : ‘tout non-homme court’? À cette question, le Philosophe ré­pond que c’est que le nom à rendre infini doit signifier une entité universelle ou singu­lière. Or ‘tout’ et autres pareils signes ne signi­fient pas “qu’une entité soit universelle“ ou singulière, “mais qu’elle soit prise universelle­ment” ou particulièrement. C’est pour cela que pour rendre infini on ne doit pas dire : ‘non tout homme’, ce qui convien­drait pour nier la quantité de l’énonciation. On doit plu­tôt ajouter à ‘homme’ la néga­tion capable de rendre infini et dire : ‘tout non-homme’.

#239. — Le Philosophe prouve ensuite (20a10) ce qu’il vient de dire, que ‘tout’ et autres pareilles expressions ne signifient pas qu’une entité soit universelle, mais “qu’elle soit prise universelle­ment” par telle conception[542]. La différence précise, en effet, qui marque des énonciations du fait qu’on y trouve ou non ‘tout’ n’est pas l’expres­sion d’une entité universelle, mais que celle-ci y “soit prise universel­lement”. Or c’est justement cette différence que si­gnifie ‘tout’. Ce dernier ne signifie donc pas la pré­sence d’une entité universelle, “mais qu’elle soit prise universelle­ment”. La mineure de cet argu­ment, tacite dans le texte, est de soi claire : la différence entre deux énonciations pour le reste égales, dont l’une présente un terme absent de l’autre, réside dans le sens de ce terme. La majeure, quant à elle, est déclarée dans le texte sous forme d’exemples. Les énoncia­tions ‘l’homme court’ et ‘tout homme court’ diffèrent préci­sément du fait de la présence et de l’absence de ‘tout’. Elles ne dif­fèrent pourtant pas du fait que l’une soit universelle et l’autre non[543] : toutes deux ont un sujet universel, ‘homme’. Leur diffé­rence tient plutôt à ce que celle où apparaît ‘tout’ porte sur un sujet pris universelle­ment, l’autre sur un sujet pris non universellement. Avec ‘l’homme court’, en effet, on attribue la course à l’homme universel, à l’homme commun, mais non quant à toute son univer­salité d’homme; avec ‘tout homme court’, par contre, on signifie que la course inhère à l’homme quant à tous ses inférieurs. – Une pareille explication peut se donner des trois autres énonciations apportées dans le texte; par exemple, pour l’uni­verselle ‘l’homme ne court pas’, en regard de l’universelle prise universellement : ‘tout homme ne court pas’. Il en va de même des autres. ‘Tout’ et ‘nul’, donc, et autres pareils signes, ne signifent pas la présence d’une entité universelle, mais seulement qu’on affirme ou nie universelle­ment d’homme.

#240. — Il y a deux choses à bien noter ici. D’abord, le Philo­sophe n’a pas dit : ‘tout’ et ‘nul’ signifient une entité universelle[544], mais “qu’elle soit prise universellement”[545]; ensuite, il ajoute “le fait d’af­firmer ou de nier d’un nom”. – Le motif de la première précision est que le signe distributif signifie le mode de l’universa­lité ou de la particularité non pas absolument, mais appliqué au terme distribué. Dans ‘tout homme’, en effet, ‘tout’ dénote l’univer­salité appliquée au terme ‘homme’; en conséquence, Aristote, en di­sant que ‘tout’ signi­fie “qu’elle est prise universellement”, a suggé­ré, avec ‘que’, l’appli­cation exercée en acte de l’universalité impli­quée par ‘tout’. Dans sa définition de l’acte de ‘savoir’, il a noté ainsi l’ap­plication de la cause avec ce mot ‘que’, disant que savoir, c’est “con­naître la cause grâce à la­quelle la chose est et qu’elle en est cause.”[546] – Le motif de la seconde chose suggère la différence entre termes catégorématiques et syncatégorématiques. Les seconds imposent absolument leurs sens aux termes; les premiers leur imposent leurs sens en rapport aux attributs. Dans ‘homme blanc’, en effet, ‘blanc’ dénomme l’homme en lui-même, sans regard à quoi que ce soit à lui ajouter. Dans ‘tout homme’, par contre, ‘tout’ dis­tribue ‘homme’, mais cette distribution n’engage l’intelligence que dans la mesure où un attribut est con­cerné. Le signe en est qu’en disant : ‘tout homme court’, on n’entend pas distribuer absolument l’homme pour toute son universalité, mais seulement en rapport à la course. En disant par ailleurs : ‘l’homme blanc court’, on qualifie l’homme en lui-même de blanc sans aucun rapport à la course. Ainsi donc, ‘tout’ et ‘nul’, tout comme les autres syncatégorèmes, ne font rien d’autre dans l’énonciation que de dis­poser le sujet en rapport à un attribut; or cela ne peut se faire hors d’une affirmation ou d’une négation; voilà pourquoi le Philosophe dit qu’ils ne signi­fient rien d’autre que le fait qu’on affirme ou nie uni­versellement d’un nom, c’est-à-dire d’un sujet; autrement dit, ils mesurent com­ment l’affirmation ou la négation se fait. Par cette déclaration, le Philosophe se trouve à les séparer des catégorèmes. On peut aussi rattacher la mention “d’af­firmer ou de nier” aux signes ‘tout’ et ‘nul’ comme tels, puisque l’un distribue en établissant et l’autre en annulant.

#241. — Le Philosophe conclut ensuite (20a14) les conditions des énonciations adjectives. Les énonciations adjectives aboutissent au même nombre d’oppositions que les substantives de seconde ex­pression, venait-il de dire, ce qu’il venait de manifester avec le nombre d’oppositions dans les exemples apportés. Or cette similari­té en entraîne aussi une quant au caractère fini des attributs, et quant à la variété de quantité des sujets, et quant à leur double multiplica­tion par quatre. Aussi conclut-il : “Quant au reste, donc”, de ce qu’il fallait y conserver, “il faut faire les mêmes ajouts”, c’est-à-dire de sem­blables.

Chapitre 10 – Solution de difficultés

1ère difficulté : contraires et sous-contraires

103. 20a16 La négation contraire à ‘tout animal est juste’ est celle qui signifie que ‘nul animal n’est juste’. Manifestement donc, elles ne se trouveront jamais vraies simultanément et dans le même sens[547]. Par contre, leurs opposées le seront parfois; par exemple : ‘pas tout animal n’est juste’ et ‘quelque animal est juste’.

104. 20a20 Voici par ailleurs qui se suit : de ‘tout homme est non-juste’ s’ensuit ‘nul homme n’est juste’; de ‘quelque homme est juste’ s’ensuit l’opposée[548] ‘pas tout homme est non-juste’, car elle contraint qu’il y ait quelque juste.

2: Place de la négation

105. 20a23 Manifestement aussi, pour les énonciations singulières, si on refuse avec vérité la demande, même affirmer sera vrai. Par exemple : ‘Socrate est-il sage?’ – ‘Non!’ Donc, ‘Socrate est non-sage’. – Pour les universelles, par contre, la pareille ne se vérifie pas; c’est plutôt la négation qui le fait. Par exemple : ‘tout homme est-il sage? Non!’ En tirer que ‘tout homme est non-sage’ serait faux. La vérité qui en découle, c’est plutôt que ‘pas tout homme n’est sage’. Voici l’opposée[549]; l’autre était la contraire.

3: nom infini et négation

106. 20a31 Les expressions antithétiques sous mode de noms et verbes infinis, du style ‘non-homme’ et ‘non-juste’, ont bien l’air de négations sans nom ni verbe. Mais elles n’en sont pas. Forcément, en effet, la négation dit toujours vrai ou faux. Or en disant ‘non-homme’ sans rien ajouter, on ne dit pas plus vrai ou faux qu’en disant ‘homme’. On le fait même moins.

4: Unicité des énonciations de sujet infini

107. 20a37 ‘Tout non-homme est juste’ ne présente un sens identique à aucune des énonciations précédentes, ni non plus son opposée ‘tout non-homme n’est pas juste’.

5: Consécution d’énonciations de sujet infini

108. 20a39 Par contre, ‘tout non-homme est non-juste’ et ‘nul non-homme n’est juste’ signifient la même chose.

6: Transposition du nom et du verbe

109. 20b1 Transposés, les noms et les verbes signifient la même chose. Par exemple : ‘l’homme est blanc’, ‘blanc est l’homme’.

110. 20b3 S’il n’en allait pas ainsi, on aurait plusieurs négations pour la même affirmation. Or on a démontré que pour chacune il n’y en a qu’une[550] : pour ‘l’homme est blanc’, la négation est ‘l’homme n’est pas blanc’. Pour ‘blanc est l’homme’, si ce n’était pas la même affirmation que ‘l’homme est blanc’, la négation serait soit ‘blanc n’est pas le non-homme’, soit ‘blanc n’est pas l’homme’. Mais la pre­mière est la négation de la proposition ‘blanc est le non-homme’ et la seconde, celle de ‘l’homme est blanc’. Il y en aurait ainsi deux pour une seule seule. Avec son nom et son verbe transposés, une affirmation ou une négation reste la même, c’est donc manifeste[551].

Leçon 4

#242. — Le Philosophe vient de traiter de la diversité des énoncia­tions. Il entend maintenant écarter quelques difficultés sur les consi­dérations qui précèdent.

Ce développement se divise en six points, d’après le nombre des difficultés, comme on s’en apercevra au fur et à mesure. Dans le cas des énonciations universelles, le Philosophe vient de le dire, les énonciations angulaires ne se trouvent pas simultané­ment vraies de la même façon : les affirmatives angulaires, en effet, ne peuvent pas se trouver simultanément vraies, tandis que les négatives le peuvent. On pourrait se demander quelle est la cause de pareille diversité. En réponse, le Philosophe entend maintenant en assigner pour cause que les affirmatives angulaires se contrarient; or des contraires ne peuvent se trouver simultanément vraies en aucune matière[552]. À la différence, les angulaires négatives sont les sous-contraires qui leur sont opposées; or des sous-contraires peuvent se trouver simultané­ment vraies[553]. À ce propos, le Philosophe développe deux autres points : il éclaire d’abord les conditions des contraires et des sous­contraires, puis (20a20) déclare que les angulaires affirmatives sont contraires et que les angulaires négatives sont sous-contraires. – L’énonciation néga­tive contraire à l’affirmative universelle ‘tout animal est juste’, dit-il, comme en résumant, est ‘nul animal n’est juste’; manifeste­ment, par conséquent, elles ne peuvent se trouver vraies “simultané­ment”, c’est-à-dire en même temps, “ni dans le même”, c’est-à-dire pour le même sujet. Par contre, leurs opposées, sous-contraires entre elles, peuvent parfois se trouver simultané­ment vraies, dans le cas d’une matière contingente; par exemple : ‘quelque animal est juste’ et ‘pas tout animal est juste’[554].

#243. — Le Philosophe déclare ensuite (20a20) que les énonciations angulaires affirmatives mentionnées sont contraires, tandis que leurs négatives sont sous-contraires. – Il déduit la première déclaration de ce que l’universelle affirmative infinie et l’universelle négative simple s’équivalent; en conséquence, les deux sont contraires à l’uni­ver­selle affirmative simple, l’autre angulaire. L’universelle né­gative finie : ‘nul homme n’est juste’, dit-il donc, suit en équiva­lence l’uni­verselle affirmative infinie : ‘tout homme est non-juste’. – Il tire la seconde déclaration de ce que la particulière affirmative finie et la particulière négative infinie s’équivalent. Par conséquent, les deux sont sous-contraires à la particulière négative simple, l’autre angu­laire, comme on peut le vérifier dans un tableau précé­dent. C’est pourquoi il poursuit que la particulière affirmative finie : ‘quelque homme est juste’, suit en équivalence l’opposée : ‘pas tout homme est non-juste’; par ‘opposée’, on entend non à cette parti­culière, mais à l’universelle affirmative infinie : c’en est en effet la contradictoire. Pour voir clairement comment les énonciations énu­mérées sont équi­valentes, dessinons un tableau à quatre angles, dans le premier angle duquel on place l’universelle négative finie, et sous elle la contradic­toire particulière affirmative finie; de l’autre côté, on placera l’univer­selle affirmative infinie, et sous elle sa con­tradictoire particulière négative infinie. On notera ainsi la contradic­tion entre angulaires et collatérales entre elles, de la façon suivante :

nul homme n’est juste

équivalentes

tout homme est non-juste

contradictoires

contradictoires

 

contradictoires

quelque homme est juste

équivalentes

pas tout homme est non-juste

Dans cette disposition, appert d’abord la conséquence mutuelle des universelles en vérité et fausseté, parce que si l’une d’elles est vraie, son angulaire contradictoire est fausse; et si celle-là est fausse, sa collatérale contradictoire, qui est l’autre universelle, sera vraie; le même processus vaut pareilllement quant à la fausseté des particu­lières. Ensuite, leur conséquence mutuelle se trouve manifes­tée de la même façon. Si l’une d’elles est vraie, en effet, son angu­laire contra­dictoire est fausse, et celle-là se trouvant fausse, sa con­tradictoire collatérale, qui est l’autre particulière sera vraie; on doit procéder de la même façon aussi pour à la fausseté.

#244. — Une difficulté surgit ici. Ailleurs[555], Aristote détermine expressément que l’universelle négative ne se juge pas comme l’uni­verselle affirmative infinie. En outre, à propos de cette déclara­tion : “… dont deux entretien­dront avec l’affirmation et la négation corres­pon­dantes la même conséquence que les privations, alors que les deux autres ne le feront pas”[556], Ammonios, Porphyre, Boèce et saint Thomas ont dit que la négative simple suit l’affirmative infi­nie, mais non réciproquement.[557]

C’est, doit-on répliquer, d’après saint Albert, à la condition de garder son sujet constant que l’affirmative infinie suit la négative finie, tandis que c’est absolument que la négative simple suit l’affir­ma­tive. Par conséquent, les deux déclarations se vérifient : qu’il y a entre elles conséquence mutuelle à la condition d’une constance de sujet, mais qu’il n’y en a pas absolument. Plus haut, peut-on aussi dire ensuite, on parlait de l’énonciation infinie en réduisant son sens total à la forme de l’attribut; d’après cela, l’extension supérieure de la négative finie sur l’affirmative infinie empêchait leur consé­quence mutuelle; ici, on parle de l’infinie elle-même prise formelle­ment. C’est pourquoi saint Thomas, sur la base du commentaire d’Ammo­nios, a dit, selon cette façon de parler : la négative simple présente davantage d’extension que l’affirmative infinie.

Par ailleurs, le texte allégué[558] contracte davantage que le contexte présent et considère les énonciations finie et infinie en rapport au rai­sonnement. Or manifestement l’universelle affirmative, finie comme infinie, ne se conclut que dans le premier mode de la pre­mière figure, tandis que l’universelle négative se conclut tant dans le second mode de la première que dans les premier et second modes de la seconde.

#245. — Le Philosophe soulève ensuite (20a23) une seconde diffi­culté sur la variation de la position de la négation : cela change-t-il quoi que ce soit à la vérité et à la fausseté de l’énoncé qu’on avance ou recule la négation? Cette difficulté surgit du fait d’avoir tout juste déclaré que cela ne touche pas la vérité de dire ‘tout homme est non-juste’ ou de dire ‘tout homme n’est pas juste’[559]. Pourtant c’est dans un cas reculer, dans l’autre avancer la négation; cela risque de toucher radicalement l’affirmation et la négation concer­nées. Dans un effort de résoudre cette difficulté grâce à une distinc­tion, le Phi­losophe répond que pour les énonciations singulières la négation singulière et l’infinie affirmative du même attribut relèvent de la même vérité, mais qu’il n’en va pas pareillement pour les uni­ver­selles.

Si la négation de l’universelle est vraie, l’affirmation infinie uni­verselle n’a pas à l’être[560]. La négation universelle est en effet la contradictoire de la particulière; or la vérité de cette dernière ne contraint pas celle de sa subalterne[561], contraire à sa contradic­toire[562] : deux contraires peuvent être simultanément fausses. Pour les énonciations singulières, par contre, dit-il, manifestement, si on répond avec vérité en refusant la demande, c’est-à-dire, si la néga­tion de l’énonciation singulière sur laquelle porte la demande est vraie, il est encore vrai d’affirmer; c’est-à-dire : l’affirmation infinie de la même singulière sera vraie. Ainsi : ‘Socrate est sage, n’est-ce pas?’ S’il est vrai de répondre : ‘Non!’, à savoir, si donc ‘Socrate n’est pas sage’, l’affirmation infinie ‘Socrate est non-sage’ sera vraie.

Par contre, “pour les universelles, la pareille ne se vérifie pas”. C’est-à-dire : de la vérité de la négation universelle de l’affirmative demandée ne s’ensuit pas celle de l’universelle affirmative infinie de même quantité et qualité que l’énonciation demandée; “c’est plutôt la négation” qui est vraie; c’est-à-dire : la vérité de la réponse négative entraîne la négation de l’universelle demandée, la négative particu­lière. Par exemple : ‘Tout homme est sage, n’est-ce pas?’ Si la ré­ponse ‘Non!’ est vraie, l’affirmative correspondante qu’on se­rait ten­té d’en inférer est : ‘Donc, tout homme est non-sage’. Mais elle ne s’ensuit pas de cette négation. Il est faux que cela s’ensuive de la réponse. On doit plutôt inférer : ‘Donc, pas tout homme est sage’. – La raison pour les deux réside dans le fait que la particu­lière fina­lement inférée est l’opposée, c’est-à-dire la contradictoire de l’uni­verselle demandée déclarée fausse par le répondeur; aussi doit-elle se trouver vraie. En effet, entre contradictoires, si l’une est fausse, l’autre est vraie. L’autre, l’universelle affirmative infinie d’abord inférée, est contraire à l’universelle demandée. Or il n’y a aucune obligation, si l’une des universelles est fausse, que l’autre soit vraie. Elle saute aux yeux la cause de cette différence entre sin­gulières et universelles : chez les singulières, varier la position de la négation ne change pas la quantité de l’énonciation; chez les univer­selles, par contre, cela la change, c’est évident. Il en résulte qu’il n’y a pas la même vérité à nier l’universelle où on avance la néga­tion que dans celle où on la recule, cela va de soi.

#246. — Le Philosophe résout ensuite (20a31) une troisième diffi­culté : les noms et les verbes infinis sont-ils des négations? Cette difficulté est suggérée par la déclaration que la négative et l’in­finie s’équivalent. De plus, on vient de dire que, chez les singulières, placer la négation avant ou après ne change rien. De fait, si le nom infini constitue une négation, l’énonciation de sujet ou d’attribut in­fini sera négative et non affirmative.

Le Philosophe résout cette difficulté en recourant à l’interpréta­tion[563]. Il prou­ve que ni les noms ni les verbes infinis ne sont des négations, mal­gré l’air qu’ils en donnent. Il développe deux points à ce sujet. Il pro­pose d’abord la solution : “Les expressions en anti­thèse”, comme ‘non-homme’ et ‘homme’, ‘non-juste’ et ‘juste’[564]… On peut encore lire ainsi : “Les expressions qui, sous mode d’infi­nis”, c’est-à-dire sous nature d’infinis, “font antithèse aux noms et aux verbes”, du fait de signifier par annulation de noms et de verbes, comme ‘non-homme’, ‘non-juste’ et ‘ne-court-pas’, qui font antithèse à ‘homme’, ‘juste’ et ‘court’, ces expressions infinies au­ront quasi­ment l’air, à première vue, de constituer des négations sans nom ni verbe, puisque, comparées aux noms et aux verbes auxquels elles font antithèse, elles les annulent. En vérité, toutefois, elles n’en sont pas. “Sans nom ni verbe”, a-t-il dit; c’est que le nom infini est privé de la nature du nom et que le verbe infini ne possède pas la nature du verbe. “Ont bien l’air de”[565], a-t-il précisé, parce que le nom infini n’est pas tout à fait étranger à la notion du nom, ni le verbe infini à toute pro­priété du verbe. Aussi, s’ils paraissent des négations, ils sembleront sans nom et verbe, quoique pas tout à fait, mais comme si.

Ensuite, il prouve, avec l’argument suivant, que les distinctions in­finies ne sont pas des négations. Forcément, la négation est toujours vraie ou fausse, parce que la négation énonce qu’un attribut ne con­vient pas à un sujet, tandis que le nom infini ne dit ni vrai ni faux. L’expression infinie ne constitue donc pas une négation. – Il mani­feste la mineure par le fait qu’en disant ‘non-homme’, on ne dit rien de plus sur l’homme qu’en disant ‘homme’. Le sens est très clair : “non-homme” n’ajoute rien à ‘homme’; il l’annule plutôt. Pour ce qui est de concevoir vérité ou fausseté, on n’apporte rien de plus en disant ‘non-homme’ qu’en disant ‘homme’, si on n’ajoute rien d’autre. On est même encore moins vrai ou faux; on en est plus éloigné, car tant la vérité que la fausseté consiste dans la composi­tion; or l’expression finie est plus proche d’une composition, car au moins elle présente quelque chose à composer, tandis que l’expres­sion infinie ni ne com­pose ni ne présente rien à composer.

#247. — Le Philosophe répond ensuite (20a37) à une quatrième dif­ficulté : comment doit-on comprendre cette déclaration antérieure sur les énonciations de sujet infini : “Ces dernières resteront néan­moins à part des précédentes, toutes seules”[566]? Cela, dit-il, se com­prend en rapport à la conséquence du sens, non formellement en rapport aux seules énonciations. Aussi, en citant deux de sujet infini, l’universelle affirmative et l’universelle négative, le Philo­sophe déclare qu’aucune “ne présente un sens identique à aucune des énonciations précé­dentes”, à savoir des énonciations de sujet fini. L’universelle affirma­tive, en effet, ‘tout non-homme est juste’, ne présente le même sens qu’aucune énonciation de sujet fini : elle n’équivaut en effet ni à ‘tout homme est juste’, ni à ‘tout homme est non-juste’. Pareillement, la négation opposée et négative universelle de sujet infini, qui contrarie la précédente, à savoir ‘tout non-homme n’est pas juste’ n’équivaut à aucune énonciation de sujet fini. Cela ressort clairement de la diver­sité de sujet chez les unes et les autres.[567]

#248. — Le Philosophe répond ensuite (20a39) à une cinquième question : entre énonciations de sujet infini, y a-t-il quelque con­sé­quence? La difficulté se trouve suggérée par l’assignation an­térieure d’une conséquence réciproque entre elles. Le Philosophe admet donc aussi une conséquence entre elles : l’affirmative uni­verselle de sujet et d’attribut infini et l’universelle négative de sujet infini, mais d’at­tribut fini, s’équivalent, déclare-t-il. ‘Tout non-homme est non-juste’, en effet, signifie la même chose que ‘nul non-homme n’est juste’. On doit d’ailleurs porter le même jugement sur les indéfinies particu­lières et les singulières semblables dont on a déjà parlé. De quelque quantité qu’elles soient, en effet, l’affirmative aux deux extrêmes infinis et la négative de sujet infini, mais d’attribut fini, s’équivalent, comme des exemples le font faci­lement voir. Aussi Aristote, en l’ex­primant pour les universelles, a voulu qu’on ap­plique la même chose aux autres.

#249. — Le Philosophe résout ensuite (20b1) une sixième diffi­culté : la transposition des noms et des verbes change-t-elle la signi­fication d’une énonciation? Ce qui suggère la question, c’est son enseigne­ment que la transposition de la négation la change. Cela si­gnifie autre chose, a-t-il affirmé, dire ‘tout homme n’est pas juste’ et dire ‘tout non-homme est juste’[568]. Partant de là, on se demande s’il en va pareillement avec la transpositon des noms : transposés, changent-ils le sens de l’énonciation, comme le fait la négation transposée? Sur cela, le Philosophe développe deux points. D’abord, il présente sa solution : les noms et verbes transposés, dit-il, signi­fient la même chose; par exemple, ‘l’homme est blanc’ et ‘blanc est l’homme’, où on observe une transpositon des noms. Pareillement, les verbes, même transposés, signifient la même chose; par exemple : ‘l’homme est blanc’ et ‘est blanc l’homme’.

#250. — Le Philosophe prouve ensuite (20b3) la solution énoncée, avec une réduction à l’impossible basée sur le nombre des négations contradictoires. Voici l’argument. “S’il n’en allait pas ainsi”, c’est-à-dire si en transposant les noms on créait une énonciation distincte, cela donnerait pour la même affirmation deux négations. Or on l’a montré[569], une affirmation n’admet qu’une négation. Donc, de la des­truction du conséquent à la destruction de l’antécédent, transpo­ser les noms ne crée pas une énonciation distincte. Pour clarifier la preuve de la conséquence, formons un tableau avec, d’un côté, l’une au-dessus de l’autre, les deux affirmations avec noms transposés; de l’autre côté, mettons en opposition les deux négatives qui leur res­semblent en termes et positions. Ensuite, après un peu d’espace, mettons sous les affirmatives l’affirmation de sujet infini, et sous les néga­tives, sa négation. Notons la contradiction entre la première affir­mation et les deux premières négations, et entre la seconde affirma­tion et toutes les trois négations, de sorte tout de même qu’entre elle et la négation plus basse on note une contradiction non pas vraie, mais imaginaire. Notons aussi une contradiction entre la troisième affirma­tion et la troisième négation. Ainsi :

l’homme est blanc

contradictoires

l’homme n’est pas blanc

 

contradictoires

 

 

blanc est l’homme

contradictoires

blanc n’est pas l’homme

 

contradictoires imaginaires

 

contradictoires imaginaires

blanc est le non-homme

contradictoires

blanc n’est pas le non-homme

Avec cette disposition, Aristote prouve ainsi la conséquence. De cette affirmation : ‘l’homme est blanc’, la négation est : ‘l’homme n’est pas blanc’; de la seconde affirmation : ‘blanc est l’homme’, si celle-ci n’est pas la même que la précédente, ‘l’homme est blanc’, à cause de la transposition des noms, la négation sera l’une d’elles : ‘blanc n’est pas le non-homme’ ou : ‘blanc n’est pas l’homme’. Mais les deux ont comme affirmation opposée assignée une autre que ‘l’homme est blanc’. En effet, pour l’une des néga­tions, ‘blanc n’est pas le non-homme’, la négation est ‘blanc est le non-homme’. Pour­tant, l’autre : ‘blanc n’est pas l’homme’, est la négation de l’affirma­tion qui dit : ‘l’homme est blanc’, la toute première affirmation. Donc n’importe laquelle des négations énon­cées vient contredire cette in­termédiaire; par consé­quent, elles en constituent deux d’une seule, une seule négation contredit deux affir­mations et une seule affirma­tion se voit opposer deux néga­tions : ce qui est impossible. Or cela s’ensuit de la supposition erro­née que la transposition des noms fait de ces affirmations des affir­mations dis­tinctes.

#251. — À remarquer d’abord qu’Aristote, avec ces deux né­gations : ‘blanc n’est pas le non-homme’, et ‘blanc n’est pas l’homme’, prises sous disjonction pour trouver la négation de cette affirmation : ‘blanc est l’homme’, entend entend le reste comme s’il avait dit : ou bien la négation admise pour telle affirmation sera vrai­ment sa négation, ou c’en sera une étrangère qu’on donnera. De toute manière, quelle que soit celle qu’on suggère, en gardant la supposi­tion initiale[570], il s’ensuit qu’on ait pour une seule affirma­tion plus d’une négation, l’une la véritable contradictoire de sa cor­respondante avec les noms transposés et l’autre, acceptée comme distincte, mais faussement, c’est-à-dire contradictoire seule­ment de manière imagi­naire. De sorte que, contre plusieurs affirma­tions on ne trouve qu’une seule négation, comme le tableau apporté le rend évident. De quelque énonciation de ces quatre qu’on parte, on fait face à deux opposées. Aussi le Philosophe conclut-il à pro­pos avec une certaine indétermi­nation : “Il y en aurait ainsi deux pour une seule seule.”

#252. — À remarquer ensuite qu’Aristote ne s’est pas donné la peine de prouver que la contradictoire de la première affirmation soit aussi celle de la seconde, ni pareillement que la contradictoire de la seconde soit celle de la première. Il l’a admis comme connu par soi, du fait qu’elles ne peuvent se trouver simultanément vraies ni simul­tanément fausses, comme il appert manifestement du terme singulier antérieurement suggéré, car ces deux énoncés ne tiennent simultané­ment d’aucune façon : ‘Socrate est un homme blanc’ et ‘Socrate n’est pas un homme blanc’. On n’a pas à se troubler que le Philosophe n’ait pas proposé d’énonciations singulières : on savait déjà quelles affir­mations et négations sont contradictoires et les­quelles ne le sont pas[571]. Aussi n’y avait-il pas besoin d’exemples pour le clarifier.

Il devient donc clair, par le fait que les négations des affirmations des noms transposés ne sont pas distinctes, que leurs affirmations ne le sont pas non plus et qu’ainsi les noms et les verbes, même trans­po­sés, gardent le même sens.

#253. — Une difficulté surgit toutefois, puisque manifestement il est faux que la transposition des noms garde identique l’affirma­tion : ‘tout homme est animal’, donc ‘tout animal est homme’, cela ne vaut pas. La transposition du verbe ne vaut pas plus : ‘l’homme est animal rationnel’, donc ‘l’homme animal rationnel est’, de se­conde expres­sion. Malgré sa maladresse grammaticale[572], la se­conde affirmation ne s’ensuit pas de la première.

Les choses naturelles, doit-on y répondre, permettent deux trans­mutations : une locale, d’un lieu à un autre, et une formelle, d’une forme à une autre. Les énonciations aussi s’offrent à deux transmu­tations : l’une de position, quand le terme d’abord mis avant se met après, et réciproquement, et une formelle, quand le terme d’abord attribut devient sujet, et réciproquement, ou change absolu­ment de n’importe quelle fonction. – La même chose arrive aussi aux choses naturelles. La transmutation locale en est parfois une simple, quand la chose transportée d’un lieu à un autre ne subit aucune autre modi­fication; mais elle s’accompagne aussi parfois d’une modification formelle, comme lorsqu’on la transporte d’un lieu froid à un chaud. De même, dans les énonciations, la transmuta­tion est tantôt pure­ment de position, quand un nom ou un verbe change de position seulement sur le plan vocal. Mais la transmuta­tion de position s’en accompagne parfois simultanément d’une formelle, comme lorsque l’attribut de­vient ainsi sujet, ou lorsque le verbe comme troisième expression devient de seconde expression. – Mais ici, Aristote con­sidère la transmutation des noms et des verbes purement quant à leur position, comme l’indique son mot ‘transpo­sition’. Aussi peut-il dire que, même avec leurs noms et leurs verbes transposés, les énonciations signifient la même chose : il veut alléguer que, si rien d’autre ne se produit dans l’énonciation que la transposition du nom ou du verbe, on reste avec la même phrase. – Ainsi appert la réponse aux objec­tions. Manifestement, en effet, dans les deux cas, il n’y a pas seule­ment transposition, mais changement de sujet à attribut, et de ‘est’ comme troisième expression à ‘est’ comme seconde. De ce fait la réponse à pareilles objections devient évi­dente.

Chapitre 11 – Unité ou multiplicité de l’énonciation

Sujet ou attribut multiple entraîne énonciation multiple

111. 20b12 Affirmer ou nier un seul attribut de plusieurs sujets ou plu­sieurs attributs d’un seul sujet, si leur composition ne revient à quelque chose d’un, n’aboutit pas à une affirmation ou né­ga­tion une. On n’est pas un, dis-je, du simple fait de se voir imposé un nom unique, sans que des termes nommés ne se constitue quelque chose d’un[573]. Par exemple, l’homme est sans doute animal et bipède et civil, mais il en résulte quelque chose d’un, tandis que ce n’est pas le cas du blanc, de l’homme et de marcher. Aussi, en affirmer un seul attribut ne donnera pas une affirmation une; la voix sera une, mais l’affir­mation multiple. Les affirmer d’un seul su­jet fera pareil­lement l’af­firmation multiple.

Preuve : sa demande est multiple

112. 20b22 En effet[574], la demande dialectique ne réclame qu’une ré­ponse, qui soit la proposition comme telle ou l’autre partie de la contradic­tion[575], car la proposition est une partie d’une contradiction unique[576]. Or pour elles[577], une réponse unique ne suffirait pas. Leur demande non plus, donc, n’en serait pas qu’une, même pas si, en restant la même, elle de­meurait vraie[578].

À noter : demander de définir ne constitue pas une demande dialectique

113. 20b26 On en a parlé dans les Topiques.[579] En outre, demander ce qu’est le sujet ne constitue évidemment pas non plus une de­mande dialectique, car celle-ci doit laisser le choix d’énon­cer la partie qu’on veut de la contradiction. Aussi le demandeur doit-il déjà dé­terminer ce qu’il demande si tel sujet, l’homme, par exemple, l’est ou non[580].

Leçon 5

#254. — Aristote vient de décrire la diversité qu’entraîne dans une énonciation l’addition de la négation qui rend infini le nom ou le verbe. Il entend ici décrire l’effet sur l’énonciation de quelque ajout au sujet ou à l’attribut qui le prive de son unité.

Sa considération se divise en deux : le Philosophe traite d’abord de la diversité résultante, puis (20b31) d’autres conséquences.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe décrit d’abord cette diversité, puis (20b22) prouve que toute énonciation en devient plusieurs.

“Affirmer ou nier un attribut de plusieurs sujets ou plusieurs attri­buts d’un sujet, si leur composition ne revient à quelque réalité une, n’aboutit pas”, dit-il, en rapport au premier point, comme pour ré­sumer ses considérations antérieures, à une énon­ciation une, affir­mative ou négative[581]. “On n’est pas un”, précise-t-il, pour faire comprendre clairement l’unité à laquelle le sujet et l’attribut doivent se ramener, “du simple fait de se voir imposé un nom unique.” En somme, l’unité de nom ne suffit pas, il faut l’unité du signifié. Quand, en effet, plusieurs réalités reçoivent le même nom sans que n’en résulte pour ce nom un seul signifié, l’unité est purement vo­cale. Quand, par contre, un même nom est imposé à plusieurs réalités qui se trouvent des parties subjectives ou intégrantes renfer­mées dans la même signification, il en résulte une unité à la fois de voix et de signifié, et l’unité de l’énonciation ne s’en trouve pas empêchée.

#255. — Son exemple, “l’homme est sans doute ani­mal, civil et bipède”, ne manque pas d’obscurité. Certes, on peut le comprendre comme un exemple par l’opposé, comme si le Philo­sophe disait : pour être quelque chose d’un, il ne suffit pas de l’unité du nom imposé à plusieurs réalités qui ne reviendraient pas à une seule et même, à la manière dont l’homme constitue une seule et même réa­lité issue de l’ani­mal, du civil et du bipède, les parties de sa défi­ni­tion. Pour éviter, tout de même, qu’on croie que ce seraient là les parties véri­tables de la définition de ce nom, le Philosophe a inséré ce “sans doute”[582]. Porphyre, par contre, à ce que Boèce rapporte et ap­prouve, sépare ces particules dans le texte. Aristote, dit-il, a jus­qu’ici déclaré multiple l’énonciation où plusieurs sujets recevraient un seul attribut et celle où plusieurs attributs seraient assignés à un seul sujet sans que de cette multiplicité ne résulte quelque chose d’un. Avec cet exemple : “L’homme est sans doute…”, il entend, dit-il, illustrer comme multiple l’énonciation où se verraient assu­jetties ou attribuées plusieurs réalités, même si elles constituent quelque chose d’un, comme dans le cas où l’on dirait : “l’homme est animal, civil et bipède”, en insérant une pause ou une conjonc­tion, à la manière des orateurs. Aussi expliquent-ils l’ajout de “sans doute” par l’insinuation qu’il s’agit d’une possibilité, non d’une néces­sité[583].

#256. — En gardant cette même pensée de Porphyre, de Boèce et d’Albert, on peut présenter plus subtilement le texte, de manière à lui faire réaliser quatre intentions.

Il résume d’abord la nature de l’énonciation en général : elle est multiple, dit-il, celle où un attribut est assigné à plus d’un sujet et celle où plus d’un attribut le sont à un seul sujet, dans la mesure où cette pluralité ne se ramène pas à quelque chose d’un[584].

Il clarifie ensuite la nature de l’unité concernée : “On n’est pas un”, dit-il, c’est-à-dire un seul nom, du fait de l’unité vocale; il y faut aussi l’unité de signification[585].

Le Philosophe clarifie en troisième, en les divisant, et divise, en les clarifiant, en combien de sens un nom se voit imposé à plusieurs réalités dont ne ressorte pas quelque chose d’un, de manière à sug­gérer la diversité de l’énonciation multiple. Il en énumère deux.

Le premier se rencontre lorsqu’un nom se voit imposé à plusieurs réalités dont une seule ressorte, mais cependant non en tant que c’est le cas. Alors, à parler matériellement et par accident, le nom se trouve imposé à plusieurs réalités dont ressorte quelque chose d’un. Cependant, à parler formellement et par soi, ce nom unique se voit imposé à plusieurs réalités, dont ne ressort pas de fait quelque chose d’un. C’est qu’il leur est imposé non en tant qu’elles en consti­tuent une seule. Par exemple, le nom ‘homme’, imposé pour signi­fier l’animal, l’être civil et le bipède, qui sont peut-être les parties de sa définition, mais sans les signifier ainsi, en tant que réunies en une seule nature humaine sous mode d’acte et de puissance et plutôt comme des réalités distinctes entre elles. Le Philosophe suggère alors qu’il prend ainsi ces parties de définition comme distinctes en les séparant par une conjonction et par le fait d’ajouter par opposi­tion : “si leur composition ne revient à quelque chose d’un”, comme s’il sous-entendait : alors pourtant que c’est le cas. Son autre préci­sion : “sans doute”, se doit à ce que le nom ‘homme’ ne se trouve pas de fait imposé pour signifier les parties de sa définition en tant que distinctes[586]. Néanmoins, si cela avait été ou était le cas, on dispose­rait d’un nom imposé à plusieurs réalités dont ne ressorte pas quelque chose d’un. Or on doit porter le même jugement sur pareil nom et sur les multiples éléments de définition qu’il signifie; aussi ces derniers peuvent-ils se prendre en deux sens. En l’un, sous mode d’actuel et de possible; ils ne font alors qu’une réalité et se considèrent formelle­ment parlant plusieurs réalités dont ressorte une seule. En ce cas, on doit les prononcer en une phrase continue pour n’en faire qu’une seule énonciation, et dire par exemple : ‘l’animal rationnel mortel court’. On tient ainsi autant une énonciation unique qu’en disant : ‘l’homme court’.

En l’autre sens, les parties de définition énumérées se prennent comme des réalités distinctes et n’en font pas une seule : de deux actes comme tels, en effet, ne se constitue pas quelque chose d’un[587]. Il en résulte plusieurs énonciations qu’on doit prononcer en les sé­parant avec une pause ou une conjonction, en disant, avec un style d’orateur : ‘l’homme est animal et civil et bipède’ ou : ‘l’homme est animal, doux, bipède’. Les deux constituent des énon­ciations mul­tiples. C’est aussi le cas de celle-ci : ‘Socrate est homme’, si ‘homme’ est imposé à ces réalités, comme à des actua­lités à si­gnifier distincte­ment. Le Philosophe suggère ce second sens où un nom se voit imposé à plusieurs réalités dont ne ressorte pas quelque chose d’un, lorsqu’il dit : “tandis que ce n’est pas le cas du blanc, de l’homme et de marcher”. Il insinue alors qu’il s’agit d’un autre sens, quand on impose un nom à plusieurs réalités dont ne puisse ressortir quelque chose d’un, comme le sont ‘homme’, ‘blanc’ et ‘marcher’. De ces réali­tés, en effet, on ne peut d’aucune façon constituer une nature unique, comme on le pouvait avec des parties de définition; il en devient clair que si un même nom leur était imposé, il s’agirait d’un nom qui ne signifierait pas une réalité unique, comme dans le cas de cet autre exemple du Philosophe : le nom ‘tunique’, si on l’imposait à l’homme et au cheval.[588]

#257. — Voilà donc deux sens de l’énonciation plurielle ou mul­tiple, qui aboutissent à quatre du fait que l’un et l’autre se divise en deux autres. Le premier se rencontre quand un nom unique sert de sujet ou d’attribut à plusieurs réalités dont ressorte une réalité unique, mais non en tant que ce soit le cas. Le second se rencontre quand plusieurs réalités dont ressorte une réalité unique servent elles-mêmes de sujets ou d’attributs en tant que réalités distinctes. Le troisième, quand joue ces rôles un nom unique imposé à plu­sieurs réalités dont ne ressorte pas une réalité unique. Le quatrième, quand plusieurs réalités dont ne ressorte pas une réalité unique servent elles-mêmes de sujets ou d’attributs.

Notons que l’énonciation, à considérer les membres de cette divi­sion en unique et multiple qu’on vient de lui appliquer, pourrait varier de quatre façons : un seul attribut assigné à un seul sujet, un seul assi­gné à plusieurs, plusieurs à un seul, plusieurs à plusieurs. Toutefois, le Philosophe a passé le dernier sous silence, soit que sa pluralité soit claire par soi, soit que, de l’avis d’Albert, il n’entendait traiter que de l’énonciation qui revêt quelque unité.

C’est seulement alors qu’il conclut toute sa pensée en disant : “Aussi, en affirmer un seul attribut”, de cette pluralité, “ne donnera pas une affirmation” effectivement “une; la voix sera une, mais”, quant au sens, “l’affir­mation” sera non pas une, mais “multiple”. Réci­proquement, “affirmer” cette pluralité “d’un seul su­jet” ne don­nera pas non plus une affirmation une. Cela en effet : ‘l’homme est blanc, en marche et musicien’ embrasse trois affirmations : ‘l’homme est blanc et il marche et il est musicien’, comme leur contradiction le rendrait évident. Il faudra en effet trois négations pour s’opposer adéquatement à ces trois affirmations.

#258. — Le Philosophe prouve ensuite (20b22) a posteriori que les énonciations concernées en sont plusieurs, et ce en deux points : il présente d’abord sous mode de conséquence l’argument pour le prouver et prouve ensuite (20b26) l’antécédent de la conséquence en question.

Voici d’abord son argument : “La demande dialectique ne réclame qu’une réponse, qui soit la proposition comme telle ou l’autre partie de la con­tra­dic­tion.” Or pour aucune des énonciations énumérées, si on devait les tourner en demande, ne suffirait une réponse unique. La demande qui cor­respond à chacune n’est donc pas non plus une, mais multiple. Le Philo­sophe énonce d’abord l’antécédent de son argu­ment : “La demande dialectique…” Pour en comprendre les termes, on doit prendre conscience qu’énonciation, demande et réponse sonnent pareil. Dire par exemple : ‘le ciel a une âme’ pour énoncer un attribut d’un sujet, cela s’appelle une énonciation; le proposer en vue d’un assentiment, cela devient une demande; l’accorder sur demande, cela s’appelle une réponse. Il revient donc au même de prouver que la réponse ou la demande ou l’énonciation n’est pas une.

On doit remarquer ensuite qu’il y a deux façons de de­mander. L’une propose en laissant le choix de l’une ou l’autre partie de la contra­diction; c’est celle-ci qu’on appelle dialectique, car le dialec­ticien, du fait de partir d’endoxes[589], dispose de voies pour prou­ver l’une ou l’autre partie de la contradiction. L’autre impose la réponse détermi­née susceptible de prouver l’une des parties de la contradic­tion; c’est une demande démonstrative, étant donné que le démons­trateur ne tend déterminément à conclure que d’un côté. On doit encore consi­dérer que la demande dialectique est ouverte à deux ré­ponses. On peut consentir à la demande, affirmative comme néga­tive; à la demande : ‘le ciel a-t-il une âme?’, on répondra ainsi : ‘il en a une’; à la demande : ‘Dieu ne se déplace-t-il pas?’, on ré­pondra : ‘Il ne le fait pas.’ C’est pareille réponse que le Philosophe appelle “la proposition comme telle”. On pourrait aussi répondre sous forme de refus; à la demande : ‘le ciel a-t-il une âme?’, on ré­pon­drait : ‘Il n’en a pas’; à la demande : ‘Dieu ne se déplace-t-il pas?’, on répondrait : ‘Il le fait.’ C’est pareille réponse que le Philo­sophe appelle “l’autre partie de la contradiction”, du fait qu’on ré­ponde une négation à une affirmation et une affirmation à une négation. Bref, la demande dialectique réclame une réponse d’as­sentiment, dite “la proposi­tion”, ou de dissentiment, dite “l’autre partie de la contradiction”, d’après le commentaire cité de Boèce.

#259. — Le Philosophe ajoute ensuite (20b24) la preuve de la con­séquence. Si la réponse dialectique, faut-il noter, pouvait être mul­tiple, il ne s’ensuivrait pas qu’une énonciation multiple, donnée en réponse, ne pourrait être dialectique; par contre, si la réponse dialec­tique doit être une énonciation une, alors il s’en­suit correctement qu’une énonciation multiple, donnée en réponse, ne cons­titue pas une proposition dialectique, puisque celle-ci doit être une. Si une énonciation, faut-il encore noter, fait partie de plusieurs contradic­tions, cela prouve qu’elle n’est pas une énonciation une, car une seule énonciation n’en contredit qu’une seule. Par contre, si elle est partie d’une seule contradiction, elle est une énonciation unique, pour la même raison, qu’une affirmation unique comporte une néga­tion unique, et réciproquement. Aristote prouve donc la consé­quence par le fait que la proposition, c’est-à-dire la réponse dialec­tique, est partie d’une seule contradiction, étant une énonciation af­firmative ou négative. Par conséquent, pour aucune énonciation multiple il ne peut y avoir de réponse dialectique, ni de réponse unique. Lorsque, tenons-en compte aussi, le Philosophe a présenté comme réponse à la demande dialectique la proposition ou l’autre partie de la contradiction, c’est pour la seule proposition qu’il a précisé qu’elle n’en est qu’une; c’est que la dénomination de l’autre impliquait déjà l’unité : dès qu’on entend “l’autre partie de la con­tradiction”, on comprend aussitôt qu’il s’agit d’une affirmation ou négation une.

Le Philosophe, curieusement, met ‘donc’ au début de l’antécé­dent[590]. C’est pour laisser voir que cette déclaration découle d’autre chose qu’il expliquera en détail par la suite. Ou encore c’est qu’il inverse la position du signe de la conséquence qui intervient entre cet antédécent et son conséquent et lui fait précéder l’antécédent. C’est ainsi qu’on dirait : ‘Si donc Socrate court, il se déplace’, alors qu’on devrait dire : ‘Si Socrate court, donc il se déplace’.

Vient ensuite le conséquent. “Or pour elles”, dit-il, “une réponse unique ne suffirait pas”; d’où il infère sa conclusion principale en ajoutant : “Leur demande non plus, donc, n’en serait pas qu’une”. Si en effet la réponse ne peut être une, la demande non plus.

#260. — Son complément : “Même si, en restant la même, elle de­meurait vraie”, va dans la même ligne. À une demande multiple, on ne peut donner une ré­ponse une; c’est évident quand l’attribut sur lequel porte la ques­tion ne peut s’affirmer ou se nier de tous les sujets con­cernés. Par exemple, quand on demande : ‘le chien est-il un ani­mal?’, on ne peut répondre avec vérité ‘c’est le cas’ pour tous ses sujets éven­tuels, à cause de la constellation céleste; on ne peut non plus répondre avec vérité ‘ce n’est pas le cas’ pour tous les sujets, à cause du chien qui aboie. Évidemment, donc, pas moyen de s’en tenir à une réponse unique. On pourrait cependant croire, quand l’at­tribut qui tombe sous la demande peut avec vérité s’affirmer ou se nier de tous les sujets, qu’on peut fournir une réponse unique. Par exemple, à la demande : ‘le chien est-il une substance?’, comme on peut avec vérité répondre pour tous les sujets : ‘c’est le cas’, puis­qu’il leur convient à tous d’être substance, on pourrait penser don­ner une réponse unique. C’est cette estimation erronée que le Philo­sophe annule en disant : “ Même si, en restant la même, elle de­meurait vraie.” C’est-à-dire : même en concédant que la réponse donnée à l’énon­ciation multiple se vérifie de tous les cas, elle n’est quand même pas une, parce qu’elle ne signifie pas une réalité unique et ne fait pas partie d’une unique contradiction. Bien au con­traire, cette réponse comporte plu­sieurs contradictoires, comme il appert de soi.

#261. — Le Philosophe prouve ensuite (20b26) l’antécédent de deux manières : d’abord, par l’autorité de son enseignement dans les To­piques, puis en en tirant un signe. La présentation de ce signe se divise en deux. Le Philo­sophe présente d’abord celui-ci comme tel avec l’autorité des Topiques[591] : “Évidemment”, dit-il. Quoi? L’an­técédent assumé plus tôt, que la de­mande dialectique réclame une réponse affirma­tive ou négative. “Demander ce qu’est le sujet”, continue-t-il, c’est-à-dire la question ‘qu’est-ce qu’est le sujet?’, “ne constitue pas non plus une demande dialec­tique”[592]. Par exemple, demander : ‘qu’est-ce que c’est un ani­mal?’, ce n’est pas deman­der dialectique­ment. Le Philosophe ajoute ensuite la preuve de ce qu’il vient d’as­sumer, que demander ce qu’est le sujet n’est pas une de­mande dialectique. C’est que, veut-il dire, la demande dialectique doit offrir au répon­deur la liberté d’opter pour la partie qu’il veut de la contradic­tion et que la question ‘qu’est-ce qu’est le sujet?’ ne l’offre pas. En deman­dant : ‘qu’est-ce qu’est un animal?’, on con­traint le répondeur à as­signer une définition déjà fixée sur une seule possibilité; en outre, celle-ci échappe à toute partie de contradiction, puisqu’il n’y est question ni d’être, ni de ne pas être. Par consé­quent, la question ‘qu’est-ce qu’est le sujet?’ n’est pas une demande dialectique. Aussi le Philosophe rappelle-t-il qu’il faut qu’une fois proposée la de­mande dialectique le répondeur puisse choisir la par­tie qu’il veut de la contradiction. C’est au demandeur de la définir, c’est-à-dire qu’il doit la proposer détermi­nément, comme suit : “L’homme est-il tel animal ou non?” Là apparaît avec évidence qu’un choix s’offre au répondeur. Voilà donc un autre signe que la demande dialectique ré­clame en réponse la proposition ou l’autre partie de la contradic­tion : cette exigence disqualifie des demandes dialectiques la ques­tion de ce qu’est le sujet.

Chapitre 11 – Si l’attribution séparée entraîne la conjointe

La question : quel caractère interdit de joindre des attributs séparés

114. 20b31 Certaines réalités attribuées séparément s’attribuent com­posées, formant une espèce d’attribut glo­bal unique[593], tandis que d’autres ne le font pas. À quoi tient cette différence? Tel homme, par exemple, se dit avec vérité ‘animal’ et, séparément, ‘bipède’; on en dit aussi les deux comme un attribut unique. Il se dit aussi ‘homme’ et ‘blanc’, et se dit les deux comme un attribut unique. Mais bien qu’il se dise ‘citha­riste’[594] et ‘bon’, il ne peut se dire aussi ‘bon cithariste’.

Composer des attributs identiques tourne à la tautologie

115. 20b36 Soutenir que le fait que chacun de deux attributs se vé­rifie im­plique que les deux s’attribuent ensemble entraînera plu­sieurs absur­dités. Tel homme, certes, il est vrai de le dire homme et blanc, et par conséquent les deux ensemble[595]. Il reste vrai de le dire blanc et encore les deux ensemble, de sorte qu’il faudra le dire homme blanc blanc et ainsi de suite à l’infini. On peut encore le dire musi­cien, blanc, en marche, et tous ces attributs composés bien des fois. En outre, comme Socrate est Socrate et homme, il sera aussi Socrate homme; étant encore homme et bi­pède, il sera aussi homme bipède. Suppo­ser valides absolument ces compositions entraîne ma­nifeste­ment plusieurs absurdités; on doit donc préciser maintenant sous quelle réserve les admettre[596].

L’attribution séparée par accident n’implique pas l’attribution composée

116. 21a7 Les attributs et les sujets auxquels ils s’attribuent, quand ils sont assignés par accident, soit au même sujet, soit l’un à l’autre, ne formeront jamais quelque chose d’un[597]. Tel homme, par exemple, est blanc et musicien, mais ‘blanc’ et ‘musicien’ ne font pas quelque chose d’un, car les deux sont des accidents pour le même sujet. Même s’il est vrai de dire musicien le blanc, blanc musicien ne consti­tuera pas quelque chose d’un, car c’est par acci­dent que le blanc se dira musicien, ce qui empêchera blanc musicien de consti­tuer quelque chose d’un.

117. 21a14 Voilà pourquoi on ne peut pas non plus par­ler absolu­ment de bon cithariste, tandis qu’on le peut d’animal bipède, car cette composition ne se fait pas par accident.

118. 21a16 Ce ne sera pas non plus le cas de tous ceux dont l’un est contenu en l’autre. C’est pourquoi ce ne sera pas le cas de blanc répété plusieurs fois, ni d’homme qualifié d’homme animal ou d’homme bipède, car ‘animal’ et ‘bipède’ se trouvent contenus en ‘homme’.

Leçon 6

#262. — Le Philosophe vient de manifester la diversité de l’énon­ciation multiple; il entend maintenant traiter de la consécution de ses éléments[598].

Dans cette intention, il développe deux points en rapport à deux difficultés qu’il résout.

Le premier se divise en trois : le Philosophe propose d’abord une question, puis (21a36) en montre l’à propos et enfin (21a7) la ré­sout.

Voici donc une première difficulté. Pourquoi certains attributs as­signés sé­parément[599] à un sujet unique permettent-ils une énoncia­tion où ils s’assignent à lui unis, tandis que d’autres ne le permettent pas? D’où vient cette différence? Par exemple, ces énonciations : ‘Socrate est animal’ et ‘il est bipède’, justifient que ‘donc, Socrate est un animal bipède’. Pareillement, celles-ci :  ‘Socrate est homme’ et ‘il est blanc’ justifient que ‘donc, Socrate est un homme blanc’. Par contre, celles-ci : ‘Socrate est bon’ et ‘il est cithariste’, ne justi­fient pas que ‘donc, il est bon cithariste’. Voici comment le Philo­sophe a formulé sa question : “Certaines réalités”, c’est-à-dire certains attri­buts, “attribuées séparément s’attribuent composées”, c’est-à-dire se joignent, “formant une espèce d’attribut unique”. Bref, de ces attri­buts séparés résulte une attribution unique. “Tandis que d’autres ne le font pas”. “À quoi tient cette différence?” D’où provient pareille diversité?

Le Philosophe soumet des exemples qu’il a déjà apportés et qui s’appliquent bien à son propos. Le premier comporte des attributs dont résulte une réalité une par soi : ‘animal’ et ‘bipède’, un genre et sa différence[600]. Le second, des attributs dont résulte une réalité qui soit une par accident : l’homme blanc. Le troisième, par contre, ainsi qu’on le manifestera, présente des attributs dont ne résulte au­cune réalité qui soit une, ni par soi ni par accident : ‘cithariste’ et ‘bon’.

#263. — Le Philosophe manifeste ensuite (20b36) la vérité de la diversité signalée entre les attributs, qui fait tout l’à-propos de la question. Il la montre avec une réduction à l’absurde, plus précisé­ment une réduction au verbiage[601]. Or le verbiage se commet de deux manières : explicitement et implicitement. Le Philosophe ré­duit d’abord à un verbiage explicite, puis (21a2) à un verbiage impli­cite.

En l’absence, dit-il, de toute différence entre des attributs, pen­ser que deux attributs qui se disent séparément d’un sujet s’en disent indifféremment aussi conjointement entraîne beaucoup d’absurdi­tés. De “tel homme”, en effet, de Socrate par exemple, il est vrai de dire séparément qu’il est homme et qu’il est blanc; “et par consé­quent les deux ensemble”, c’est-à-dire qu’on dira aussi con­jointe­ment que ‘Socrate est un homme blanc’. On peut encore dire séparé­ment du même Socrate qu’il est un homme blanc et qu’il est blanc; “et en­core les deux ensemble”, c’est-à-dire qu’on dira aussi con­jointement que ‘Socrate est un homme blanc blanc’, ce qui com­porte verbiage manifeste. Si on persiste à dire cela du même So­crate, on en dira encore avec vérité et conve­nance qu’il est blanc et, continuant dans cette ligne, on pourra répétér indéfiniment, sans s’éloigner de la vérité, qu’il est blanc, de sorte qu’il s’ensuivra que Socrate soit un homme blanc blanc blanc… à l’infini. La pareille se montre avec un autre exemple : vu la possibilité de dire séparément de Socrate qu’il est musicien, qu’il est blanc, qu’il marche, on sera contraint de concéder qu’il est musicien blanc en marche musicien blanc en marche… à l’infini. Du simple fait que tout cela se dise séparément, mais en même temps, le verbiage procède sans fin.

Le Philosophe réduit ensuite cette pratique à un verbiage implicite. Du fait, dit-il, qu’on puisse avec vérité dire séparément de Socrate qu’il est homme et qu’il est bipède, s’il est permis de les inférer conjointe­ment, il s’ensuivra que Socrate soit un homme bipède, ce qui com­porte verbiage implicite. ‘Bipède’, en effet, constituant une différence de l’homme, est conceptuellement inclus en acte dans sa notion[602]. Ainsi, en remplaçant ‘homme’ par sa définition, ce qu’il est permis de faire[603], le verbiage deviendra manifeste. On dira en effet : ‘Socrate est un homme, c’est-à-dire un animal bipède, bi­pède’. “Plusieurs absurdités” s’ensuivent donc du fait de “supposer valides absolument”, c’est-à-dire sans aucune distinction, “ces com­posi­tions”, c’est-à-dire ces réunions d’attributs, voilà qui de­vient mani­feste. “Sous quelle réserve les admettre”, c’est ce qu’on doit préci­ser “maintenant”, c’est-à-dire par la suite. À noter que, quant aux mots, ce texte ne présente pas une version uniforme dans tous les manus­crits, mais comme le sens n’en varie pas, chacun peut bien le lire dans la version qu’il veut.

#264. — Le Philosophe résout ensuite (21a7) la question proposée, et ce en deux points : il répond d’abord aux objections apportées lors de la formulation même de la question, puis (21a14) satisfait à celles présentées lors de la preuve.

À cette fin, il applique à la difficulté la distinction que voici. Il y a  deux genres d’attributs ou de sujets multiples : certains at­tributs se disent de leur sujet par accident, d’autres le font par soi. S’ils le font par accident, ce peut être de deux manières : ou bien deux attributs se disent par accident d’un troisième terme, ou bien chacun se dit de l’autre par accident. Quand séparément plus d’un s’attribuent par accident de l’une ou l’autre manière, il n’en résulte pas qu’ils s’attri­buent conjointement, tandis que lorsque chacun s’attribue par soi, il s’ensuit qu’ils le font conjointement. Aussi le Philosophe déclare-t-il, en faisant suite à ce qui précède : “Les attributs et les sujets aux­quels ils s’attribuent, quand ils sont assignés par accident”, par quoi il fait penser au membre opposé, l’attribut qui se dit par soi, “soit au même sujet”, concourant ainsi par accident à la dénomina­tion d’un troisième terme qui leur sert de sujet, “soit l’un à l’autre”, se dé­nommant alors mutuellement par accident, le Philosophe énu­mé­rant ainsi les membres d’une division en deux genres, “ne forme­ront ja­mais quelque chose d’un”, c’est-à-dire n’impliquent pas leur attribu­tion con­jointe.

#265. — Le Philosophe explique les deux cas avec des exemples. D’abord le premier, où plus d’un attribut se disent par accident d’un troisième terme : “Tel homme, par exemple, est” séparément “blanc et musicien”. “Mais ‘blanc’ et ‘musicien’ ne constituent pas la même réalité[604]”, c’est-à-dire : il ne s’ensuit pas qu’ils s’attribuent ensemble et qu’on infère que ‘donc, cet homme est blanc musicien’. C’est que les deux sont des accidents d’un même troisième terme.

Il explique ensuite le second cas, où tout simplement plus d’un at­tribut se disent par accident l’un de l’autre mutuellement : “Même s’il est vrai de dire musicien le blanc”, c’est-à-dire même si ces at­tributs, en raison du sujet où ils se trouvent réunis, s’attribuent par accident l’un à l’autre du fait de dire séparément : “tel homme est blanc’, ‘il est musicien’ et ‘le blanc est musicien’, il ne s’ensuit ce­pendant pas que ‘blanc musicien’ s’attribue conjointement et qu’on puisse inférer que ‘donc, cet homme est blanc musicien’. Le Philo­sophe en donne la cause : “c’est par accident que le blanc se dit mu­sicien”, et récipro­quement.

#266. — Bien que le Philosophe ait divisé en deux membres l’at­tribut par accident, doit-on noter ici, il a pourtant expliqué les deux avec un seul exemple, pour laisser voir que cette distinction ne créait pas des attributs par accident différents, mais visait les mêmes en les comparant différemment : rapportés à un homme, ‘blanc’ et ‘musi­cien’ tombent sous le premier membre; mais rapportés l’un à l’autre, ils tombent sous le second. Par l’unité de son exemple, le Philosophe a donc ramené la pluralité de membres quant à leurs rapports à une identité quant aux types d’attributs.

#267. — ‘Par accident’, on doit aussi en être averti, pour obtenir une évidence sur la division apportée dans le texte, présente deux sens. En un sens, il s’oppose à la perséité a posteriori, mais ce n’est pas en ce sens qu’il se prend ici. En parlant en effet en ce sens de plusieurs attributs par accident, ‘par accident’ qualifierait ou bien leur composition entre eux, ce qui rendrait manifestement fausse la règle énoncée par le Philosophe. Les premiers attributs, en effet, ‘animal bipède’ ou ‘animal rationnel’ présentent une attribution par accident en ce sens, car la différence ne s’attribue au genre en aucun sens de la perséité, et pourtant Aristote, dans ce texte, nie qu’ils soient des attributs par accident et affirme excellente cette infé­rence : ‘il est animal et bipède, donc il est animal bipède’. Ou bien ‘par accident’ qualifierait la composition des attributs à leur sujet, ce qui introduirait encore de la fausseté dans cette règle, car on a raison de dire que ‘le mur est coloré’ et qu’‘il est visible’, quand pourtant ‘coloré visible’ n’appartient pas par soi au mur.

En son autre sens, ‘par accident’ se distingue de ‘à cause de soi-même’ ou de ‘non à cause d’autre chose’; il signifie alors la même chose qu’‘à cause d’autre chose’. C’est ce sens qu’il revêt ici : tout ce qui est tel qu’il ne se trouve pas joint en raison de sa propre nature, mais à cause d’autre chose, manque forcément à l’inférence conjointe, du fait que l’inférence conjointe subordonne les deux attributs l’un à l’autre et les réunit comme puissance et acte à cause de leur propre nature.

Voici donc le sens de la division présente : plusieurs attributs le sont tantôt par accident, tantôt par soi, c’est-à-dire qu’ils se trouvent réunis tantôt à cause d’eux-mêmes, tantôt à cause d’autre chose. Ceux qui se trouvent réunis par soi s’attribuent conjointement en conséquence, tandis que ceux qui le sont à cause d’autre chose ne le font pas du tout.

#268. — Le Philosophe applique ensuite (21a14) aux parties de la question la vérité qu’il vient de clarifier. Il le fait d’abord à la se­conde partie, à l’effet que cette conséquence ne vaut pas : il est bon et il est cithariste, c’est donc un bon cithariste. “Voilà pourquoi”, dit-il, “on ne peut pas non plus par­ler absolument de bon citha­riste”. Il l’applique ensuite à l’autre partie de la question, à l’effet que cette conséquence valait : ‘il est animal et il est bipède, c’est donc un animal bipède : “… tandis qu’on le peut”, dit-il, “d’animal bipède”. Il en donne ensuite la cause; c’est qu’animal et bipède ne sont pas des attributs joints par accident l’un à l’autre ou dans un troisième terme, mais joints par soi.

Avec cela le Philosophe se trouve à éclairer l’autre membre de la première division, qu’il n’a pas encore manifesté ex­plicitement. Aristote, il faut le remarquer, assimilant le cas du cithariste et du bon et celui du musicien et du blanc, a conclu que ‘blanc’ et ‘musi­cien’ n’impliquent pas leur attribution conjointe, de sorte que ‘citha­riste’ et ‘bon’ n’impliquent pas absolument non plus bon cithariste, c’est-à-dire leur attribution conjointe. En voici la raison : bien que la mu­sique et la blancheur se distinguent de la bonté et de l’art de la ci­thare, [les deux cas se ressemblent tout de même], du fait que la bonté aussi est de nature à dénommer un sujet comme troisième terme : elle dé­nomme toutefois séparément l’homme et l’art de la cithare, ce qui rend la fausseté manifeste, quand on infère : un tel est bon et cithariste, donc bon cithariste. La musique et la blancheur aussi sont de nature à dénommer un sujet comme troisième terme, mais pas plus; elles ne se dénomment pas l’une l’autre[605]; aussi ce cas devient-il plus obscur quand on infère : un tel est blanc et est musicien, donc il est blanc musicien. Cette dissimilitude rend la dé­marche d’Aristote moins suffisante en apparence. Les deux cas restent semblables en ce que, à la condition de conserver l’identité totale de sens des attributs, même quand des attributs séparés s’im­pliquent comme inférés conjointement, [comme blanc et musicien], du fait que la musique ne dénomme pas la blancheur, ni réciproque­ment, de même la bonté non plus, celle dont on parle quand on dit : “tel homme est bon”, ne dénomme pas l’art de la cithare, ni récipro­quement. ‘Bon’, est homo­nyme, en effet, bien qu’à dessein; aussi est-ce pour une raison diffé­rente qu’on l’attribue à la perfection du cithariste et à celle de l’homme. En disant que ‘Socrate est bon’, on pense à la bonté morale, celle de l’homme absolument (l’analogue désigné absolument se prend en son sens le plus fort); mais quand on en tire le bon cithariste, ce n’est pas la bonté des mœurs qu’on attribue, mais celle de l’art, de sorte qu’on ne garde pas l’identité des termes. Aristote a donc, avec suffisance et subtilité, porté le même jugement sur les deux cas, parce que sous ce rapport ils sont pareils, et en voilà la raison.

#269. — Le Philosophe, cependant, ne l’oublions pas, a énuméré trois conséquences lorsqu’il a proposé sa question : un tel est animal et bipède, donc animal bipède; un tel est homme et blanc, donc homme blanc; un tel est cithariste et bon, donc bon cithariste. Il a jugé les deux premières bonnes, mais pas la troisième. Puis, à la re­cherche de la cause de cette diversité pour résoudre sa question, il ne s’est pas souvenu du tout de la seconde conséquence, mais seule­ment de la première et de la troisième. Pourquoi donc ne discute-t-il pas si cette seconde conséquence est bonne ou mau­vaise? – Dans sa brièveté, doit-on dire, à ce qu’il me semble, il a laissé voir la nature de cette conséquence aussi. Le texte pointait un sens plus profond quand le Philosophe disait que “blanc musicien ne consti­tuera pas quelque chose d’un”, car le Philosophe ne se limitait pas à affirmer cela, il en donnait aussi la cause, de façon à éclairer la nature de la seconde consé­quence. La cause qui empêche le blanc et le musicien d’inférer une attribution conjointe, c’est que l’attribution conjointe requiert qu’une partie supporte l’autre comme la puissance l’acte, de sorte qu’en résulte en quelque manière quelque chose d’un et qu’ainsi l’une soit dénommée par l’autre; la force de l’attribution conjointe l’exige, comme on le disait pour les parties de la défini­tion. Or ‘blanc’ et ‘musicien’ ne font pas en eux-mêmes quelque chose d’un par soi, comme il appert, ni même quelque chose d’un par accident. Bien qu’en tant que réunis en un même sujet ils forment quelque chose d’un par accident par leur sujet, cependant eux-mêmes, réunis en un sujet comme en un troisième terme, ne font même pas entre eux quelque chose d’un par accident : à la fois parce que ni l’un ni l’autre n’informe l’autre, ce que requiert l’unité par accident de deux réalités, et non par le simple fait de se retrou­ver en un troisième terme; tant parce qu’à part l’unité de leur sujet, qui reste étrangère à leurs notions, rien ne reste comme cause d’uni­té entre eux. Ainsi, en disant que ‘blanc’ et ‘musicien’ ne forment pas quelque chose d’un, le Philo­sophe a exprimé d’une certaine manière la cause pour laquelle aucun attribut conjoint n’est issu d’eux. Comme c’est la même discipline qui considère les oppo­sés, le Philosophe s’est trouvé à laisser voir par les mêmes mots la bonté de cette conséquence : du fait qu’homme et blanc se rap­portent comme puissance à acte, la blancheur informe, dénomme et fait quelque chose d’un avec l’homme à cause de lui, de sorte que de ces attributs divisés peut s’inférer leur attribution conjointe, tel que remarqué : ‘un tel est homme et blanc, il est donc homme blanc’. Tout comme, par opposé, on remarquait que ‘musi­cien’ et ‘blanc’ n’impliquent pas leur attribut conjoint, puisqu’aucun des deux n’in­forme l’autre.

#270. — Il n’y a pas problème à ce que le blanc fasse quelque chose d’un par accident avec l’homme. On ne disait pas que l’unité par accident d’attributs séparés empêche leur implication conjointe, mais seulement que leur unité par accident résultant de leur attribu­tion à un troisième terme l’empêchait. En effet, les attributs qui n’ont pas d’autre unité que leur présence en un tiers ne présentent aucune unité entre eux; aussi ne peuvent-ils impliquer leur attribu­tion conjointe, car cette dernière requiert une unité plus directe. Par contre, les attributs qui sont un par accident par eux-mêmes, c’est-à-dire entre eux, comme, ‘homme blanc’, pris conjointement, ne manquent pas de l’unité nécessaire, car ils en ont une entre eux. C’est à propos que le Philosophe a précisé “seulement” : en effet, si deux attributs font quelque chose d’un par accident en raison d’un sujet qui joue comme troisième terme, et qu’ils ne tiennent pas leur unité seulement de lui, mais aussi d’eux-mêmes, du fait que l’un informe l’autre, alors l’implication de leur attribution conjointe n’en est pas empêchée. Par exemple, on dit très bien : un tel est quantifié et il est coloré, il est donc un quantifié coloré; c’est que la couleur informe la quantité.

#271. — D’ailleurs, bien qu’Aristote n’ait pas explicitement con­firmé la bonté de cette seconde conséquence dans sa réponse à la question, on peut la connaître du fait qu’en proposant sa question il l’assurait déjà bonne et ne lui opposait aucune exception. En outre, Aristote laissait voir aussi la seule unité qui empêche l’inférence conjointe quand il disait : “Les attributs … assignés par accident, soit au même sujet, soit l’un à l’autre…” En disant : “assignés par accident au même sujet”, il signalait que leur unité se devait à leur seule réunion en un troisième terme, car eux seuls s’attribuent par accident au même sujet. En ajoutant ensuite : “soit l’un à l’autre”, en posant leur mutuelle accidentalité, il ne leur laissait aucune unité. Ainsi donc, les deux attributs rapprochés par accident du fait de se retrouver en un troisième terme empêchent leur inférence conjointe, du fait ne trouver d’unité que dans ce troisième.

#272. — Le Philosophe satisfait ensuite (21a16) aux exceptions si­gnalées dans la preuve, tant là où se commettait un verbiage expli­cite que là où s’en commettait un implicite. Non seulement, dit-il, des attributs séparés n’impliquent pas leur attribution conjointe quand il s’agit d’attributs par accident, mais c’est aussi le cas de “tous ceux dont l’un est contenu dans l’autre”. Autrement dit, ce n’est pas non plus permis quand les attributs s’incluent de sorte que l’un soit inclus dans le signifié formel de l’autre, et cela soit explici­tement, comme le blanc dans le blanc, soit implicitement, comme l’animal et le bipède dans l’homme. Par conséquent, ‘blanc’ attribué à répétition n’implique pas son attribution conjointe; ni non plus ‘homme’, attribué séparément à ‘animal’ ou à ‘bipède’, n’implique son attribution conjointe avec eux, de sorte qu’on infère : ‘Socrate est homme bipède’ ou ‘animal homme’. En effet, la notion de l’homme inclut conceptuellement en acte ‘animal’ et ‘bipède’, bien qu’impli­citement. La solution de la question tient donc à ce que l’unité par accident de plusieurs attributs en un troisième terme seulement, ainsi que le verbiage empêchent les attributs assignés séparément d’impli­quer leur attribution conjointe. Par conséquent, où ces deux cas ne se rencontrent pas, les attributs séparés infére­ront leur attri­bution conjointe. À la condition, certes, que séparés ils soient simul­tanément vrais du même sujet.

Chapitre 11 – Si l’attribution conjointe entraîne la séparée

La question : quel caractère interdit de séparer des attributs conjoints

119. 21a18 À certain sujet, par ailleurs, il est vrai d’attribuer absolu­ment aussi; tel sujet dit homme blanc, par exemple, le dire homme ou le dire blanc[606]. Ce n’est pas toujours le cas, ce­pendant.

Solution – 1ère règle : l’opposition empêche l’attribution séparée

120. 21a21 Quand l’élément ajouté comporte avec l’autre une oppo­sition qui entraîne contradiction, leur attribution séparée n’est pas vraie, mais fausse; le sujet dit homme mort, par exemple, le pré­tendre homme. Mais quand il n’en comporte pas, elle est vraie.

2e règle : l’attribution par accident empêche l’attribution séparée

121. 21a24 Plutôt, quand il en comporte, elle n’est jamais vraie, et quand il n’en comporte pas, elle n’est pas toujours vraie[607]. Ainsi, Homère est telle chose, poète, par exemple. Est-il donc aussi alors, ou non?[608]

122. 21a26 Or c’est par accident qu’on attribue ‘est’ à Ho­mère : on lui attribue est poète, mais non pas est par soi.[609]

123. 21a29 Par conséquent, toute attribution composée qui ne révèle pas de contrariété ni aucune opposition[610] lorsque leurs définitions y remplacent les noms et qui se fait par soi et non par accident im­pliquera aussi l’attribution vraie de chacun de ses éléments pris ab­solument.

Corollaire : la conception n’entraîne pas la réalité

124. 21a32 Ainsi, le non-être est objet de pensée; il n’est pas vrai pour autant de le dire un être[611]. Ce qu’on en pense, justement, n’est pas qu’il est, mais qu’il n’est pas[612].

Leçon 7

#273. — Le Philosophe est venu à bout de la première diffi­culté. Il s’attaque maintenant à la seconde, et ce en trois points : il soulève d’abord la question, puis (21a21) la résout et enfin (21a32) exclut une erreur à partir de là.

Voici cette question : partant d’une énonciation à attribut conjoint, est-il légitime d’inférer chacune des énonciations qui attribuent sé­parément les éléments de celui-ci? C’est la question contraire à la précédente, où on deman­dait si les attributs assignés séparément im­pliquaient l’attribut conjoint; on demande ici si l’attribut conjoint implique les attributs séparés. Voici comment le Philosophe soulève la question : “À certain sujet, par ailleurs, il est” parfois “vrai d’at­tribuer absolu­ment aussi”, c’est-à-dire d’attribuer séparé­ment ce qu’auparavant on a attribué conjointement; “tel sujet dit homme blanc, par exemple, le dire homme ou le dire blanc”. Autre­ment dit : de l’énonciation ‘So­crate est homme blanc’ s’ensuit, en séparant les éléments de son attribut : ‘donc, Socrate est homme’ et ‘donc, So­crate est blanc’. “Ce n’est pas toujours le cas, cependant” : par­fois, c’est-à-dire, l’attribut composé n’implique pas ses éléments pris séparé­ment[613]. Voici, par exemple, qui ne s’ensuit pas : ‘So­crate est un bon cithariste, donc il est bon.’ Bref, il y a cette diffé­rence que la con­séquence est parfois légitime et parfois ne l’est pas. En présen­tant son exemple de l’homme blanc, notons-le, le Philo­sophe en a fort à pro­pos inféré les deux parties séparément, pour laisser voir que l’in­ten­tion de sa question est de vérifier quand l’at­tribut com­posé peut impliquer séparément ses deux parties, non pas quand il peut en inférer une seule­ment.

#274. — Le Philosophe résout ensuite (21a21) la question, et ce en deux points. Il répond d’abord à la partie négative de la question : quand n’est-ce pas légitime? Puis (21a29) à la partie affirma­tive : quand est-ce légitime?

Il y a deux façons de composer un attribut, on a besoin d’en avoir conscience, concernant le premier point : on le compose d’éléments opposés ou d’éléments non opposés. Aussi cette considération se divise-t-elle en deux : le Philosophe montre d’abord que l’attribut composé d’éléments opposés n’implique jamais ses parties prises séparément, puis (21a24) que même composé d’éléments non opposés il ne les implique pas légitimement non plus de manière universelle. “Quand”, dit-il, “l’élément ajouté comporte avec l’autre une oppo­sition qui entraîne contradiction, leur attribution séparée”, à sa­voir celle qui infère ces termes sé­parément, “n’est pas vraie, mais fausse”. Admettre par exemple : ‘César est un homme mort’, n’im­plique pas : “donc, c’est un homme”. C’est que ‘mort’, ajouté à ‘homme’, s’oppose à lui au point de le contre­dire : si on est homme, on n’est pas mort, parce qu’on n’est pas un corps inanimé; et si on est mort, on n’est pas homme, parce qu’on est un corps inanimé. “Mais quand il n’en comporte pas”, de pareille opposition, “elle est vraie”, l’inférence sé­parée. La raison qui empêche l’inférence sépa­rée, quand l’élément ajouté présente pareille opposition, c’est que, dans leur énonciation conjointe, l’autre terme se trouve détruit du fait de l’opposition de celui qu’on lui ajoute. Or un terme détruit ne s’infère pas lui-même sans sa destruction, comme sonnerait l’infé­rence sépa­rée.

#275. — Une difficulté surgit d’emblée ici concernant la supposi­tion initiale : comment pourrait-on dire avec vérité que César est un homme mort? Une énonciation où deux termes contradic­toires s’at­tribuent ensemble à un sujet ne saurait pourtant être vraie, c’est là un premier principe. Or ‘homme’ et ‘mort’, tels que le texte les prend, emportent contradiction, puisque ‘homme’ inclut vie et ‘mort’, non-vie.[614] – Une seconde difficulté concerne la consé­quence blâmée par Aristote : elle est pourtant manifestement très bonne. En effet, l’énonciation où s’attribuent deux termes contradic­toires pour­rait les impliquer tous les deux, puisqu’elle équivaut à une énoncia­tion co­pulative, ou ne les impliquer ni l’un ni l’autre, du fait qu’elle se détruit. Or l’énonciation concernée attribue des termes oppo­sés contradictoirement; elle implique donc manifeste­ment les deux par­ties, parce qu’il est faux qu’elle n’implique ni l’une ni l’autre[615].

#276. — C’est autre chose, répond-on aux deux objections à la fois, parler de deux termes à part et en parler dans la mesure où l’un soutient sa signification sous la détermination de l’autre[616]. Au premier point de vue, ‘homme’ et ‘mort’ se contredisent et ne peuvent se retrouver en­semble en le même sujet. Au second, par contre, ‘homme’ et ‘mort’ ne s’opposent plus : ‘homme’, déjà modi­fié en son sens par la détermina­tion corruptive impliquée par ‘mort’, ne soutient plus ce qu’il signifierait à part, mais se plie à l’exi­gence du terme ajouté, qui le détourne de la réalité signifiée initiale­ment[617]. C’est pour attirer l’at­tention sur les deux points de vue qu’Aristote a élaboré ces deux formules : celle sur l’opposition qui met les deux éléments en contradiction, attentif là à ce qu’ils signi­fient séparément, puis sur l’énon­cia­tion vraie formée même avec eux : ‘Socrate est un homme mort’, attentif là à une composition qui se trouve corruptive de l’un d’eux. Ce qu’on doit ré­pliquer aux diffi­cultés en devient évident : on ne se trouve pas à attribuer ensemble deux termes contradictoires au même sujet, ré­pond-on aux deux ob­jections à la fois; on lui attri­bue plutôt un terme en ce qu’il signifie, une fois détourné ou changé en son sens par l’autre, auquel, pris à part, il se trouvait contradic­toire.

#277. — Une autre difficulté surgit concernant la formulation du Philosophe : “… comporte avec l’autre une oppo­sition qui entraîne contradiction”. L’ajout de la précision : “qui entraîne contra­diction” fait clairement superflu. Tout opposé implique en effet une contra­diction, comme leur induction le rend évident : un père est un non-fils; un blanc est un non-noir; un voyant est un non-aveugle, etc.

Les opposés peuvent se prendre en deux sens, faut-il répliquer : formellement, c’est-à-dire selon les réalités signifiées; ou dénomina­tive­ment, c’est-à-dire subjectivement. Par exemple : on peut prendre ‘père’ et ‘fils’ pour la paternité et la filiation, ou pour les gens qu’on dé­nomme pères ou fils. Or toute distinction tient à une opposi­tion[618]. On suppose donc que tout ce qui s’oppose se distingue tout à fait. En conséquence, tout ce qui s’oppose ou se distingue im­plique une contradiction tant qu’on le prend formellement. Cepen­dant, ce n’est pas le cas si on le prend dénominative­ment. ‘Père’ et ‘fils’, pris for­mellement, im­pliquent leur négation mutuelle, parce que la paternité est non-filiation et la filiation, non-paternité. Toute­fois, la relation entre ceux qu’ils dénomment n’implique pas forcé­ment contradic­tion. La conséquence ne vaut pas en effet : ‘Socrate est un père, donc il n’est pas un fils’, ni la réciproque. Aristote veut faire saisir que ce ne sont pas tous les opposés qui, unis en un attri­but conjoint, em­pêchent l’inférence de leur attribution séparée; ce n’est pas le cas de ceux auxquels s’attache une contradiction seule­ment en tant que pris formellement; ce l’est de ceux auxquels cela arrive en tant que pris formellement et en rapport à la réalité dénom­mée. C’est pourquoi il ajoute cette précision : “… qui entraîne con­tra­diction”, à savoir, à l’occasion du troisième terme dénommé[619]. Le Philosophe a fait un usage assez adéquat de l’expression ‘en­traîne’[620] : en effet, cette contradiction intervient à l’occasion du troisième terme et se trouve, en un sens, extérieure aux termes op­posés comme tels[621].

#278. — Le Philosophe manifeste ensuite (21a24) que l’attribut unique fait de termes conjoints exempts de pareille opposi­tion à l’occasion du troisième terme n’implique quand même pas univer­sellement l’at­tribution séparée de ses parties. Il le propose d’abord comme une correction à ce qu’il vient de dire : “Plutôt”, précise-t-il, “quand il en comporte”, à savoir une opposition entre les termes qu’il com­pose, “elle n’est jamais vraie”, à savoir l’inférence séparée de ses éléments. C’est comme s’il disait : je disais que quand les éléments de l’attribut pré­sentent une opposi­tion, il n’est pas vrai, mais faux, que cet attribut implique l’attribution séparée de ses élé­ments, tandis que lorsqu’ils n’en présentent pas, cela est vrai. Ou encore mieux, c’est comme s’il disait que lorsqu’il y a opposition, cela est toujours faux, tandis que lorsqu’il n’y en a pas, ce n’est pas toujours vrai. Il se trouve à modifier sa première déclaration par l’ajout de ‘toujours’ et ‘pas toujours’. Puis il complète avec un exemple à l’effet que l’attribu­tion séparée d’éléments non opposés ne s’en­suit pas toujours[622] : “Ainsi”, dit-il, “Homère est une réalité, un poète, par exemple. Est-il donc aussi alors? Non!”[623] En énonçant d’Homère l’attribut composé ‘est poète’, il y en a une partie dont on n’implique pas l’attribution : ‘donc, Homère est’ ne s’ensuit pas. Clairement, pourtant, les deux parties composées, ‘est’ et ‘poète’ ne comportent aucune opposition qui entraîne quelque contradiction. Ce n’est donc pas toujours que la composition d’éléments non op­posés im­plique leur attribution séparée.

#279. — Le Philosophe prouve ensuite (21a26) ce qu’il vient de dire[624]. Dans l’énonciation antécédente dont l’attribut est composé, une partie de l’attribut composé, ‘est’, se trouve attribuée à Ho­mère “par accident”[625], c’est-à-dire en raison de l’autre partie, à savoir parce que ‘poète’ lui est attribué. ‘Est’ ne lui est pas attribué par soi[626]. Or c’est ce qu’on impliquerait en concluant : ‘donc, Homère est’. – Pour confirmer[627] cette con­clusion négative : un attribut com­posé d’éléments non opposés n’implique pas toujours leur attribu­tion séparée, il suffit, on doit en être conscient, d’appor­ter une ex­ception à son opposée universelle affirmative. Aristote le fait en re­courant au genre d’énonciations où une partie de l’attribut composé relève de l’activité de l’âme : on parle maintenant d’Ho­mère vivant grâce à ses poèmes dans les esprits des hommes. Dans ces énoncia­tions de troisième expression, les parties de l’attribut composé ne s’opposent pas; pourtant en inférer les deux parties séparément n’est pas légitime. C’est en effet commettre le sophisme de la réserve et de l’absolu. Voici par exemple qui n’est pas valide : ‘César est loué, donc il est.’ Il en va pareillement de l’être effectif déduit de son sou­venir.[628] Comment comprendre l’argument apporté à cet effet par Aristote, on l’expliquera dans le paragraphe suivant.

#280. — Le Philosophe répond ensuite (21a29) à la partie affirma­tive de la question : quand l’attribut composé implique-t-il légitime­ment l’attribution de chacun de ses éléments? Un attribut composé, déclare-t-il, doit satisfaire à deux conditions opposées aux cas pré­cédents pour justifier pareille conséquence : ses parties ne doivent présenter aucune opposition et doivent s’attribuer par soi. Aussi dit-il, par manière de conclusion : “Par conséquent, toute attribution composée”, c’est-à-dire tout ensemble d’attributs assem­blés en un certain ordre, “qui ne révèle pas de contrariété”, laquelle se définit comme une contradiction interne dans la troisième expres­sion – les contraires sont en effet ceux qui s’expulsent mutuellement d’un même sujet – “ni”, universellement, “aucune opposition” dont s’en­suive une contradiction dans la troisième expression, “lorsque leurs définitions y remplacent les noms”. Il fait cette précision parce que, bien que certains attributs composés laissent voir de l’opposition dès qu’on en énonce les noms, comme ‘vivant mort’, d’autres n’en laissent pas voir tout de suite, comme ‘homme mort’. Cela ne fait cependant pas obstacle : si remplacer les noms par leurs définitions montre une opposition, ce sont bien des éléments opposés que l’at­tri­but compose. C’est le cas avec ‘homme mort’ : il ne laisse pas voir d’opposition, mais si on remplace ‘homme’ et ‘mort’ par leurs définitions, on apercevra la contradiction, car on attribuera alors à quelqu’un d’être un ‘corps animé rationnel’ ‘inanimé irrationnel’. Bref, tout attribut composé qui n’inclut aucune opposition et s’attri­bue par soi et non par accident implique qu’on attribue aussi avec vérité ses éléments pris absolument, c’est-à-dire qu’on attribue sé­parément ce qu’on a d’abord énoncé tout ensemble.

#281. — ‘Par soi’, doit-on remarquer, pour comprendre la seconde condition, peut se prendre en deux sens : en un sens positif, recou­vrant les premier, second et, universellement, quatrième sens de la perséité; et en un sens négatif : il revient alors à ‘non par autre chose’. – En outre, notons-le, lorsqu’Aristote exige que l’attribut conjoint soit attribué par soi, ‘par soi’ peut renvoyer à trois choses : à ses parties entre elles, à son tout en rapport à son sujet, à ses parties en rapport à son sujet. En son sens positif, ‘par soi’ n’est pas faux, ici, mais en chacun de ses trois aspects il se trouve étranger à l’idée d’Aristote. Certes, ces conséquences sont valides : ‘C’est un homme capable de rire, donc c’est un homme et il est capable de rire’. De même : ‘C’est un animal rationnel, donc c’est un animal et il est rationnel’. Cependant, les conséquences restent valides pour des cas opposés. On peut aussi bien dire : ‘C’est un blanc musicien, donc il est musicien et il est blanc’, même si cette composition n’est pas par soi, mais par accident, tant entre les parties qu’entre le tout et le sujet et entre les parties et le sujet. Clairement donc, Aristote ne prend pas ‘par soi’ en son sens positif, puisque cette précision se révélerait vaine, comme elle ne marquerait pas la différence que présentent des attributs constitués d’éléments opposés. Pourquoi en effet exiger l’attribution par soi et non par accident, si, comme ce serait le cas au sens signalé, les éléments attribués par accident im­pliquent tout autant que ceux attribués par soi leur attribution sépa­rée? – Par ailleurs, à prendre ‘par soi’ en son sens négatif : ‘non par autre chose’, en renvoyant aux parties de l’attribut composé entre elles, la règle se trouve fausse. En effet, voici qui n’est pas légi­time : ‘C’est un bon cithariste, donc il est bon et il est cithariste’. Pourtant, l’art de la cithare et sa bonté se composent sans intermé­diaire. C’est pareil en renvoyant à tout l’attribut composé en rapport à son sujet, comme on le constate dans le même exemple. Le tout ‘bon cithariste’ ne convient pas à ‘homme’ par autre chose. Cepen­dant, il n’implique pas l’attribution séparée de ses éléments. Il faut donc que le sens négatif renvoie à chaque partie de l’attribut compo­sé en rapport à son sujet, de sorte que le sens soit : quand les élé­ments d’un attribut composé s’attribuent à son sujet chacun ‘par soi’, c’est-à-dire non par l’autre. Autrement dit : quand chaque par­tie s’attribue au sujet non par l’autre, mais par elle-même et par le sujet aussi, alors l’attribution de l’attribut composé implique celle de chacun de ses éléments pris séparément.

#282. — Voilà la manière dont Averroës et Boèce expliquent cette règle. De la sorte, elle se vérifie, comme une induction le manifeste facilement et la réflexion le persuade. Car si les parties d’un attribut composé inhèrent à son sujet de telle manière qu’aucune ne le fasse à cause de l’autre, leur séparation ne fait rien qui empêche la vérité de leur attribution séparée. Ce sens s’harmonise bien aussi avec les mots d’Aristote, puisqu’il veut justement distinguer ainsi entre des énonciations où un attribut composé implique l’attribution séparée de ses éléments et d’autres où ce n’est pas le cas. Les dernières, au lieu de présenter une opposition entre leurs éléments, comportent un attribut composé dont l’une des parties constitue une détemination de l’autre au point que cette dernière ne le concerne que par elle, comme le montre bien l’exemple apporté par Aristote : ‘Homère est poète.’ ‘Est’ ne concerne pas Homère à cause d’Homère même, mais à cause des poésies qu’il a laissées. Aussi n’est-il pas légitime d’inférer : ‘donc, Homère est’. C’est pareil dans la négative. Avec ‘Socrate n’est pas un mur’, il n’est pas légitime d’inférer : ‘donc, Socrate n’est pas’. La raison est la même : parce que l’être n’est pas nié de Socrate, mais de l’attribution du mur à Socrate.

#283. — Cela rend évident comment comprendre l’argument appor­té dans le passage précédent : on y prend ‘par soi’ en son sens négatif, comme on vient de l’expliquer, et ‘par accident’ au sens d’à cause d’autre chose. C’est en ce sens qu’on fait usage de ‘par acci­dent’ pour résoudre cette question et la précédente : aux deux en­droits le Philo­sophe a entendu que les éléments de l’attribut compo­sé étaient joints ‘par accident’ au sens de ‘à cause d’autre chose’, mais en ren­voyant à des causes distinctes. Dans le premier cas, ‘par accident’ détermi­nait la composition de deux at­tributs entre eux[629]; ici, il détermine la relation d’une partie de l’attribut composé à son su­jet[630]. Aussi, ‘blanc’ et ‘musicien’ comptaient là comme joints par accident; mais pas ici.

#284. — Une difficulté d’importance s’oppose toutefois à cette interprétation : si ce qui rend illégitime d’inférer séparément les par­ties de l’attribut composé, c’est que l’une de ses parties ne con­cerne pas le sujet à cause d’elle-même, mais à cause de l’autre partie, comme le remarque Aristote à propos de l’énonciation : ‘Homère est poète’, jamais la conséquence de l’énonciation de troisième ex­pression à celle de seconde ne sera bonne. En toute énonciation de troisième expression, en effet, ‘est’ concerne le sujet à cause de l’at­tribut et non à cause de lui-même.

#285. — Pour y voir clair avec cette difficulté, on doit prendre garde à la distinction suivante : ce n’est pas la même règle qui inter­vient pour juger quand inférer l’énonciation de seconde expression de celle de troisième et quand ne pas le faire et pour juger quand inférer de l’attribut composé chacun de ses éléments et quand ne pas le faire. La première ne nous concerne pas; c’est sur la seconde que nous enquêtons. Celle-là peut souffrir une variation dans les termes, celle-ci non[631]. Si en effet l’un des termes qui constitue une partie de l’attribut com­posé change de signification ou de supposi­tion en se trouvant séparé de l’autre, ce n’est plus lui-même qui se trouve impliqué en passant de l’attribut composé à son attribution séparée, mais son autre sens ou suppôt[632]. – Il y a encore cette remarque à faire : quand, de l’énonciation de troisième expression, on infère celle de seconde, on n’en garde pas identiques les termes. C’est clair quant au terme ‘est’ : saint Thomas l’a bien dit[633], ‘est’ implique autre chose comme seconde expression et comme troi­sième expression. Le pre­mier vise l’acte d’être absolument, le se­cond la relation d’inhérence ou d’identité de l’attribut au sujet. On change donc l’un des termes en passant de l’énon­ciation de troi­sième expression à celle de se­conde, de sorte que l’infé­rence ne vaut pas de l’attribut composé à chacun de ses éléments. – La ré­ponse à l’objection en devient claire : bien que l’énonciation de troi­sième expression puisse parfois impliquer celle de seconde, elle ne peut pourtant ja­mais le faire en tant que l’expression ‘est’ soit sépa­rée de l’attribut conjoint, parce qu’on ne peut inférer séparément ce dont une partie périt du fait même de leur séparation. On refuse donc la conséquence de l’objection et on apporte en preuve que l’illégitimité de l’inférence concernée se soutient très bien dans les limites d’inférences qui conduisent de l’at­tribut com­posé à ses par­ties. C’est de celles-ci qu’Aristote parle ici.

#286. — Une objection reste quand même possible à cette solu­tion. En effet, dira-t-on alors, en tant qu’allant d’un attribut composé à ses parties séparées, l’inférence ‘Socrate est blanc, donc il est’ est valide, par le lieu du tout à la partie qualifiée[634], qui ne fait pas va­rier les termes. – Certes, répond-on, ‘homme blanc’ est une partie qualifiée de ‘homme’, car sa blancheur n’enlève rien à sa nature d’homme[635]; elle implique même qu’il en soit un absolument. ‘Est blanc’ n’est néanmoins pas partie qualifiée de ‘est’, car une partie qualifiée est une entité universelle sous une condition qui ne la di­minue pas et même l’implique absolument[636]. Or clairement ‘blanc’ en­lève à la nature de ‘est’ et ne l’implique pas absolument : il le con­tracte à un être relatif[637]. Tellement que chez les philo­sophes, lors­qu’on devient blanc, on ne dit pas simplement qu’on est engen­dré, mais qu’on l’est relativement.

#287. — À le prendre ainsi, objecte-t-on encore, en disant : ‘c’est un animal, donc il est’, l’inférence séparée est valide, grâce au même lieu, car ‘animal’ n’enlève rien à la nature de ‘est’. – Si ‘est’, doit-on ré­pondre, ex­prime la vérité de la proposition, on pèche manifeste­ment en allant de ‘relativement’ à ‘absolument’. Mais s’il exprime l’acte d’être, l’inférence est bonne, mais elle ne part pas d’une énon­ciation de troisième expression, elle part d’une de se­conde.

#288. — On peut revenir en arrière et faire encore difficulté sur le point principal. En effet, cette conséquence vaut : ‘c’est un quantifié coloré, donc c’est un quantifié’ et ‘il est coloré’. Pourtant, ‘coloré’ regarde le sujet moyennant la quantité. Clairement donc, l’explica­tion donnée plus haut n’est pas correcte. – ‘Coloré’, doit-on ré­pondre à cette objection et à d’autres pareilles, n’inhère pas au sujet par la quantité de sorte qu’il détermine son sujet à cause de pareille détermination, à la manière dont ‘bonté’ détermine l’art de la ci­thare, quand on dit : ‘c’est un bon cithariste’. C’est plutôt le sujet lui-même qui se dénomme ‘coloré’ en premier; le ‘quantifié’ se dit ‘coloré’ en second, même si le sujet reçoit sa couleur moyennant sa quantité. Aussi était-il à propos plus haut de dire qu’une partie de l’attribut composé est attribuée par accident quand elle dénomme à part le sujet du fait de dénommer son autre partie. Or ce n’est pas ce qui se produit en pareils cas.[638]

#289. — Le Philosophe exclut ensuite (21a32) l’erreur de ceux qui prétendaient conclure que le non-être est, grâce à l’argument sui­vant : l’être est objet de pensée; or le non-être est tout de même objet de pensée; donc le non-être est. – Aris­tote fait avorter cette dé­marche en annulant sa première proposition, du fait qu’elle attribue séparément à un sujet une partie de son attri­but composé, comme si l’argument disait : ‘il est objet de pensée’, donc il est. Il prend donc le sujet de leur con­clusion : “Le non-être”, ajoute leur moyen terme : “est objet de pensée”, puis exclut leur terme majeur : “il n’est pas vrai pour autant de le dire un être”. Il en donne comme cause que “ce qu’on en pense, justement”, ne dépend pas de ce qu’il soit, mais de ce “qu’il n’est pas”.[639]

Chapitre 12 – L’opposition entre énonciations modales

Propos

125. 21a34 Après ces distinctions, on doit examiner quelles relations entretiennent entre elles les négations et les affirmations lorsque l’attribution concernée y est donnée comme possible ou non[640], con­tingente ou non, et comme impossible et comme nécessaire. Car ce­la présente certaines difficultés.

Difficulté : leur contradiction devrait viser l’être et le non-être dans la déclaration

126. 21a38 Les expressions composées se contredisent toutes dans la mesure où elles s’opposent quant à être ou ne pas être. Ainsi, pour ‘l’homme est’, la négation est ‘l’homme n’est pas’, et non ‘le non-homme est’. Puis, pour ‘l’homme est blanc’, c’est ‘l’homme n’est pas blanc’, et non ‘l’homme est non-blanc’. Autrement, comme de tout sujet soit l’affirmation soit la négation se vérifie, il serait vrai de dire ‘le bois est un homme non-blanc’[641]. Il en va donc ainsi. En outre, partout où ‘être’ ne se dit pas à part, le verbe qui prend sa place fait pareil. Par exemple, pour ‘l’homme marche’, la négation ne sera pas ‘le non-homme marche’, mais ‘l’homme ne marche pas’. Cela ne change effectivement rien qu’on dise que ‘l’homme marche’ ou que ‘l’homme est marchant’. Par conséquent, puisqu’il en va partout ainsi, face à la possibilité d’attribuer, la né­ga­tion sera la possibilité de ne pas attribuer, et non la non-possibi­lité d’attri­buer[642].

Vérité : leur contradiction vise l’être et le non-être du mode

127. 21b12 Il semble bien pourtant que c’est à la même chose qu’il est possible d’être et possible de ne pas être : tout sujet auquel il est possible d’être coupé ou de marcher, il lui est aussi possible de ne pas être coupé et de ne pas marcher. La preuve en est que tout ce qui est ainsi possible ne s’actualise pas toujours[643], de sorte que la négation lui con­vient aus­si : apte à marcher, on peut aussi ne pas le faire; visible, on peut aussi ne pas être vu. Or les affirmations et né­ga­tions op­po­sées ne peuvent être vraies du même sujet[644]. ‘Il est pos­sible d’être’ n’a donc pas pour négation ‘il est possible de ne pas être’[645].

128. 21b19 Il en découle qu’ou bien on affirme et nie simultanément le même attribut du même sujet, ou bien ce n’est pas dans la mesure où elles s’opposent quant à ‘être’ ou ‘ne pas être’ que ces énoncia­tions deviennent des affirmations et des négations. Or en vérité la première conclusion relève de l’impossible. On doit donc opter pour la se­conde.

Leçon 8

#290. — Le Philosophe vient de traiter des énonciations où une addition à leurs parties respecte ou compro­met leur unité. Il entend ici manifester l’effet sur une énonciation d’une addition touchant non ses parties, mais sa compo­sition.

Il le fait en deux points : il traite d’abord de l’opposition, puis (22a14) de la consécution qui résulte.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe propose d’abord son intention, puis (21a38) l’exécute.

On doit maintenant, propose-t-il, examiner soigneusement quelles relations entretiennent les affirmations et les négations des énoncia­tions qui portent sur ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, et ainsi de suite. – Mais avant d’aller plus loin, puisqu’on entreprend de par­ler des énoncia­tions dites modales, on doit d’abord signaler succinc­tement leur exis­tence, préciser quels modes les rendent modales et combien il y en a, indiquer quel est le sujet et quel est l’attribut de pareilles énon­ciations, définir ce qu’elles sont, décrire leur rapport avec les précé­dentes et justifier le besoin d’élaborer un traité spécial à leur sujet.

#291. — Or on peut adopter deux ordres pour parler des choses : les composer entre elles ou, une fois qu’elles se trouvent compo­sées, mani­fester leur type de composition. Deux genres d’énoncia­tions en résultent. Certaines énoncent qu’un attribut convient ou ne convient pas à un sujet : on les appelle de convenance[646] et c’est d’elles qu’on vient de traiter. D’autres énoncent le mode de compo­sition d’un attribut avec son sujet : on les appelle modales, du nom de leur partie principale, leur mode. En effet, quand on dit : ‘Il est possible que Socrate courre’, on n’attribue pas à Socrate de courir, mais on nomme le type de composition qui rattache la course à So­crate : il s’agit d’une composition possible. On précise à juste titre ‘mode de composi­tion’, car on rencontre deux types de modes dans une énonciation. Il y en a un qui qualifie le verbe : en raison de son signifié, comme ‘Socrate court vite’, ou en raison du temps qu’il consignifie, comme ‘Socrate court aujourd’hui’.[647] Un autre type de mode qualifie par contre la composition de l’attribut avec son su­jet, comme lorsqu’on précise : ‘Que Socrate courre est possible’. Dans les premières énonciations, on spécifie quel type de course convient à Socrate, ou à quel moment il court; dans la dernière, on indique plutôt quel type d’union joint la course à Socrate. Ceux qui rendent modales les énonciations, ce ne sont pas les modes qui spé­cifient la réalité que le verbe signifie, mais ceux qui précisent sa composition avec le sujet, parce que sa composition, c’est-à-dire sa forme glo­bale, contient toute l’énon­ciation.[648]

#292. — À proprement parler, il existe quatre de ces modes : la composition en question est pos­sible ou impossible, nécessaire ou contingente[649]. – Certes, quand on dit : ‘il est vrai que Socrate court’, ou : ‘il est faux que l’homme soit un quadrupède’, le vrai et le faux qualifient la composi­tion. Claire­ment, cependant, ils ne la modifient pas[650]. On est modifié au sens propre quand on est rendu ‘tel’, non quand sa substance se trouve engendrée. Dire vraie la composition n’exprime pas qu’elle ‘est telle’, mais qu’elle ‘est’. En effet, dire ‘que So­crate court est vrai’, c’est ne rien dire d’autre que le fait d’une composition de la course avec Socrate. Pareillement, qualifier de fausse une énon­ciation re­vient sim­plement à la nier : dire ‘que Socrate court est faux’ est simplement dire qu’il n’y a pas de com­position de la course avec Socrate. Par contre, qualifier cette com­position comme possible ou contingente, ce n’est plus dire sim­ple­ment qu’elle ‘est’, mais qu’elle ‘est telle’. En vérité, dire ‘que So­crate courre est pos­sible’ ne confère pas à la composition de la course avec Socrate sa substance, mais sa qua­lité : elle est possible, précise-t-on. Aussi, en proposant ici des modes, Aristote ne fait au­cune allusion au vrai et au faux, bien qu’il le fera plus tard, pour une cause à assigner alors.[651]

#293. — Par ailleurs, l’énonciation modale contient deux compo­sitions : l’une entre les parties de sa déclaration[652], l’autre entre cette déclaration et son mode. Or, on doit le comprendre, l’énoncia­tion modale modi­fie la composition qui intervient entre les parties de sa déclara­tion, non celle qui intervient entre son mode et son contenu. Voici com­ment s’en persuader. L’énonciation modale ‘que Socrate soit blanc est possible’ comporte deux parties : l’une est ‘que Socrate soit blanc’ et l’autre, ‘est possible’. On appelle la pre­mière sa dé­clara­tion, du fait que c’est ce qu’elle déclarerait sous sa forme indi­cative : ‘Socrate est blanc’. Celui qui prononce cette énonciation : ‘Socrate est blanc’, ne déclare rien d’autre que le fait que Socrate soit blanc. On appelle sa seconde partie un ‘mode’, puisqu’elle constitue l’ajout d’un mode. La première partie contient en elle la composi­tion de ‘Socrate’ et ‘blanc’; la seconde partie, à la différence de la pre­mière, sonne comme une composition entre la composition inhé­rente à la déclaration et un mode. En outre, la pre­mière partie, bien qu’elle possède tous les éléments propres à une énonciation : un sujet et un attribut, une copule et une composi­tion, joue pourtant tout entière le rôle de sujet de l’énonciation modale, tandis que la seconde partie en constitue l’attribut. Bref, la com­po­si­tion inhérente à sa déclaration intervient comme sujet et se voit mo­difiée dans l’énon­ciation modale. En effet, qui dit ‘que Socrate soit blanc est pos­sible’ ne signifie pas de quel type est l’union de la possibilité avec la déclaration que ‘Socrate est blanc’, mais laisse voir de quel type est la composition entre les parties de la déclara­tion, entre ‘blanc’ et ‘Socrate’ : il s’agit d’une composition possible. L’énonciation mo­dale ne dit donc pas qu’un attribut convient ou ne convient pas, mais énonce plutôt le mode de pareille déclaration. Elle ne compose pas proprement quant au signifié, car il n’y a pas de composition de composition[653], mais elle assigne un mode à la composition entre des entités. Par conséquent, une énonciation mo­dale est simplement une énonciation qui mo­difie une déclaration.

#294. — Toutefois, qu’elle présente ainsi tout en double ne doit pas faire considérer l’énonciation modale comme multiple, car c’est à une composition unique qu’elle attribue un mode, même si cette compo­sition comporte plusieurs parties. Il y a en effet une pluralité qui concourt à la composition d’une déclaration, comme il y en a une qui concourt à la constitution d’un sujet unique, dont on a dit plus haut qu’elle ne compromet pas l’unité de l’énonciation. Pareil­lement, on n’a pas, avec ‘la maison est blanche’, une énonciation multiple, même si une maison se fait de plusieurs parties.

#295. — D’autre part, c’est à juste titre qu’on doive traiter des énonciations modales après avoir traité de celles de convenance, puisque les parties sont naturellement antérieures au tout et que la connaissance du tout dépend de celle des parties. On doit aussi tenir à leur propos un discours spécial, parce qu’elles présentent leurs dif­ficultés propres. Aristote en a d’ailleurs signalé plusieurs dans son texte : leur ordre, en disant : “Après ces distinctions…”; leur iden­tité et leur nombre, quand il les a exprimées et énumérées; leur variation par l’affirmation et la négation, quand il a dit : “… lorsque l’attri­bution concernée y est donnée comme possible ou non, contin­gente ou non …”; le besoin d’en traiter, quand il a ajouté : “Cela pré­sente certaines difficultés” propres.

#296. — Le Philosophe exécute ensuite (21a38) son traité de l’op­position des énonciations modales, et ce en deux points : il sou­lève d’abord une question et argumente en faveur de ses parties, puis (21b19) éta­blit la vérité à son propos.

Voici la difficulté : dans les énonciations modales, la contradiction résulte-t-elle d’une négation apposée au verbe de la déclaration qui exprime la réalité concernée? Ou résulte-t-elle plutôt d’une négation apposée au mode qui qualifie cette déclaration?

Il argumente d’abord en faveur de la partie affirmative, à l’effet qu’on doive ajouter la négation au verbe, puis (21b12) en faveur de la partie négative, à l’effet qu’on ne doive pas l’apposer au verbe.

#297. — Le Philosophe apporte d’abord l’argument que voici. Les contradictions des expressions composées s’opposent quant à être ou ne pas être. L’induction le rend évident, comme le fait se vérifie pour les énonciations substantives de seconde et de troi­sième ex­pression, ainsi que pour les énonciations adjectives : par­tout les contradictions doivent se prendre de cette façon. Par consé­quent, pour ‘il est possible d’être’, la contradictoire sera ‘il est possible de ne pas être’, et non ‘il n’est pas possible d’être’. Pour former l’oppo­sition entre énonciations modales, ce sera donc au verbe qu’on de­vra apposer la négation. La conséquence est évidente, puisque c’est en disant qu’il est possible d’être et qu’il est possible de ne pas être que la négation tombe sur ‘être’. Aussi le Philosophe dit-il : “Les expressions composées se contredisent toutes dans la mesure où elles s’opposent quant à être ou ne pas être.” Bref, la contradiction tient à ce qu’en une énonciation il soit affirmé qu’on est et qu’en l’autre ce soit nié.

#298. — Le Philosophe apporte une induction à l’appui. Il com­mence par l’énonciation de seconde expression : par exemple, pour l’énoncia­tion qui affirme que l’homme soit, c’est-à-dire : ‘l’homme est’, la négation est que l’homme ne soit pas, où le verbe est nié, c’est-à-dire : ‘l’homme n’est pas’. Sa négation n’est pas celle qui affirme que le non-homme soit, c’est-à-dire : ‘le non-homme est’. Cette énon­ciation, en effet, n’est pas négative, mais affirmative : elle concerne un sujet infini et elle est vraie en même temps que l’initiale, qui était : ‘l’homme est’.

#299. — Le Philosophe poursuit son induction avec les énoncia­tions substantives de troisième expression. Pour ce qui est de ce que l’homme soit blanc, par exemple, c’est-à-dire pour l’énonciation ‘l’homme est blanc’, la négation est que l’homme ne soit pas blanc, où le verbe se trouve nié, c’est-à-dire : ‘l’homme n’est pas blanc’. Sa négation n’est pas que l’homme soit non-blanc, c’est-à-dire : ‘l’homme est non-blanc’. Cette dernière n’est d’ailleurs pas néga­tive, mais affirmative à propos d’un attribut infini. – Comme ces deux affirmatives qui assignent l’attribut fini et l’attribut infini ne peuvent pas se vérifier du même sujet, leurs attributs s’opposant, on pourrait les croire contradictoires. Aussi, pour écarter cette erreur, le Philo­sophe interpose un argument prouvant qu’elles ne le sont pas. Voici cet argument. La nature des contradictoires implique que pour toutes soit l’expression, c’est-à-dire l’affirmation, soit la négation se véri­fie. Entre deux contradictoires, de fait, on ne peut trouver d’in­termé­diaire. Supposons que ces deux énonciations : ‘l’homme est blanc’ et ‘l’homme est non-blanc’ soient contradictoires par soi; leur nature obligera alors qu’en tous les cas l’une se vérifie. Or il est faux de dire du bois que c’est un homme blanc; il sera donc vrai d’en dire, du bois c’est-à-dire, que c’est un homme non-blanc, de dire : ‘le bois est un homme non-blanc’. Or voilà qui est manifeste­ment faux : le bois, en effet, n’est ni un homme blanc ni un homme non-blanc. Il faut donc, les deux se trouvant simultanément fausses pour le même sujet, qu’il n’y ait pas contradiction entre elles. La contra­diction se produit donc quand la négation est apposée au verbe.

#300. — Le Philosophe poursuit encore son induction avec les énonciations de verbe adjectif. “Il en va donc ainsi”, dit-il; autre­ment dit, c’est comme on vient de le dire que se prend la contradic­tion. “En outre”, poursuit-il, “partout où être ne se dit pas à part” explicite­ment, “le verbe qui prend sa place”, c’est-à-dire le verbe adjectif, qui rem­place ‘être’ pour autant qu’à cause de la vérité qu’il exprime il fait office de copule, “fera pareil”, pour ce qui est de formuler l’opposi­tion. “Par exemple, pour” l’énonciation “l’homme marche, la néga­tion ne sera pas le non-homme marche”, puisqu’il s’agit d’une affirmative à propos d’un sujet infini, “mais l’homme ne marche pas.” Comme dans les énonciations de verbe substantif, la négation devra s’ajouter au verbe. “Cela ne change effectivement rien, qu’on dise”, avec un verbe adjectif, que “l’homme marche” ou, avec un verbe substantif, “que l’homme est marchant”.

#301. — Le Philosophe présente ensuite (21b10) la seconde partie de son induction. “Par conséquent”, dit-il, “puisqu’il en va partout ainsi” et qu’on doit toujours formuler la contradiction en apposant la négation à ‘être’, on en conclut qu’aussi pour l’énonciation qui dit qu’il est possible d’être, la négation est qu’il est possible de ne pas être, et non qu’il n’est pas possible d’être. Que la conclusion s’en­suive est évident, car en l’énonciation ‘il est possible de ne pas être’, on ap­pose la négation au verbe, tandis qu’en l’autre non. Or au début de cette argumentation, le Philosophe disait : “Les expres­sions com­posées se contredisent toutes dans la mesure où elles s’opposent quant à être ou ne pas être”, à la différence des expres­sions simples, qui ne produisent pas leur opposition moyen­nant une néga­tion qui dise ne pas être, mais une négation apposée à l’expres­sion simple elle-même. Par exemple : ‘homme’ et ‘non-homme’; ‘lit’ et ‘ne-lit-pas’.

#302. — Le Philosophe argumente ensuite (21b12) en faveur de la partie négative de la question, à l’effet que dans les énonciations modales, pour formuler une contradiction on ne doit pas ajouter la négation au verbe. Voici l’argument dont il use. Deux contradic­toires ne peuvent être vraies du même sujet. Or les énonciations ci­tées : ‘il est possible d’être’ et ‘il est possible de ne pas être’ se véri­fient simultanément du même sujet. Elles ne sont donc pas contra­dictoires. Par conséquent, la contradiction des énonciations mo­dales ne résulte pas de la négation du verbe. Le texte présente d’abord la proposition mineure de cet argument, avec sa preuve, puis sa ma­jeure et enfin sa conclusion.

Le Philosophe énonce la mineure quand il dit : “Il semble bien pourtant que c’est à la même chose qu’il est possible d’être et pos­sible de ne pas être.” Par exemple : “tout sujet auquel il est possible d’être coupé”, “il lui est aussi possible de ne pas être coupé”; et celui auquel il est possible de marcher, il lui est aussi possible de ne pas le faire. La preuve de cette mineure est que “tout ce qui est ainsi possible”, qui a par exemple la possibilité de marcher ou celle d’être coupé, “ne s’actua­lise pas toujours”. En effet, qui le peut ne marche pas toujours actuelle­ment; et qui peut l’être n’est pas toujours coupé en acte. “De sorte que la négation lui convient aussi”, c’est-à-dire : pour la même chose, non seulement l’affirmation, mais aussi la né­gation est pos­sible. – ‘Possible’, on doit le remarquer, présente plu­sieurs sens, comme on le dira plus loin. C’est pourquoi Aristote pré­cise à bon escient ‘ainsi’, assumant que “ce qui est ainsi possible ne s’actua­lise pas toujours”. En effet, il ne se vérifie pas de tout ce qui est pos­sible qu’il ne s’actua­lise pas toujours, mais d’une partie, ce qui l’est comme marcher et être coupé le sont. Ce fait possible, remarquons encore, présente deux conditions : il peut se réaliser et il ne le fait pas toujours. Forcément donc, il se trouve simultané­ment vrai d’en dire qu’il lui est possible d’être et qu’il lui est possible ne pas être. Comme il peut être en acte, il lui est possible d’être; comme il n’est pas toujours en acte, il lui est pos­sible de ne pas être. Ce qui n’est pas toujours peut en effet ne pas être. Aristote en a donc bien con­clu : “De sorte que la négation lui convient aussi”, et non seulement l’affir­mation, car “apte à marcher, on peut aussi ne pas le faire” et “visible, on peut aussi ne pas être vu”.

Le Philosophe ajoute la majeure, quand il dit : “Or” les contradic­tions “ne peuvent être vraies du même sujet”. Il en tire finalement la conclusion : “il est possible d’être n’a donc pas pour négation il est possible de ne pas être”, parce que les deux expressions sont simul­tanément vraies du même sujet. – Le texte ne doit cependant pas nous faire penser que ‘possible’, au sens d’un mode, doive toujours se prendre comme ouvert aux deux résultats[654]. Ce sera d’ail­leurs déclaré faux plus loin. Il suffisait tout de même, pour ce qui est de manifester que la contradiction des modales ne résulte pas de la négation du verbe, de relever une exception chez les modales de mode possible.

#303. — Le Philosophe établit ensuite (21b19) la vérité sur cette dif­ficulté.

Il posait deux questions : pour les modales, la contradiction vient-elle de la négation du verbe ou non? Et : vient-elle plutôt de la néga­tion du mode? Aussi établit-il d’abord la vérité quant à la première demande : leur contradiction ne vient pas de la négation du verbe; puis (21b23) il établit la vérité quant à la seconde demande : la contra­diction vient pour les modales de la négation du mode. – Ces argu­ments, dit-il, contraignent à l’une des deux conclusions établies : “ou bien on affirme et nie simultanément le même attribut du même sujet”, c’est-à-dire : deux contradictoires se vérifient simultanément du même sujet, tel que le premier argument concluait; “ou bien ce n’est pas dans la mesure où elles s’opposent quant à ‘être’ ou ‘ne pas être’ que ces énonciations” modales “deviennent des affirma­tions et des négations”, c’est-à-dire : la contradiction entre mo­dales ne résulte pas de la négation du verbe, tel que le second argu­ment le concluait. “Or en vérité la première conclusion relève de l’impos­sible”, cette idée que deux contradictoires pourraient se véri­fier si­multanément du même sujet. “On doit donc opter pour la seconde”, que la contra­diction entre modales ne résulte pas de la né­gation du verbe. On doit toujours éviter l’impossible, en effet. De la façon de parler du Philosophe, on tire un signe que les deux conclu­sions en question font difficulté. Mais l’impossibilité en crée pour la pre­mière une qui ne peut absolument pas s’accepter. Quant à la se­conde, ne lui fait obstacle que de devoir renoncer à faire porter la négation sur la copule de l’énonciation. Si la négation peut résulter autrement qu’en niant le verbe de la délaration, et elle le peut comme on le manifestera, “on doit donc opter pour la seconde”, que la contradiction entre modales ne résulte pas de la négation du verbe. De toute manière, la première conclusion se montre comme tout à fait à écarter.

Chapitre 12 – La négation d’une modale est celle de son mode

La contradiction entre modales tient à l’affirmation et à la négation du mode

129. 21b23 Ainsi donc, pour ‘il est pos­sible d’être’, la négation est ‘il n’est pas possible d’être’. Le même raison­nement vaut pour ‘il est contingent d’être’; sa négation est ‘il n’est pas contingent d’être’. Il en va pareille­ment pour les autres, celles que c’est nécessaire et que c’est impossible.

Preuve pour les modes possible et contingent

130. 21b26 De fait, cela se passe comme dans les énonciations précé­dentes. Là, ‘être’ et ‘ne pas être’ constituaient les ajouts[655], tandis que ‘blanc’ et ‘homme’ en procuraient le sujet[656]. De même ici, c’est ‘être’ et ‘ne pas être’ qui deviennent ce sujet, et c’est ‘être pos­sible’ et ‘être contingent’ qui se définissent comme les ajouts[657]. Dans les pré­cédentes encore, ‘être’ et ‘ne pas être’ définissaient le vrai et le faux; en celles-ci, c’est pareillement ‘être possible’ et ‘ne pas être pos­sible’[658] qui le font.

Extension de la preuve à tous les modes

131. 21b34 Pour ‘il est possible de ne pas être’, la négation n’est pas ‘il n’est pas possible d’être’, mais ‘il n’est pas possible ne pas être’. Pour ‘il est possible d’être’, la négation n’est pas ‘il est possible de ne pas être’, mais ‘il n’est pas possible ne pas être’[659]. D’ailleurs, on a bien l’impression que ‘il est possible d’être’ et ‘il est possible de ne pas être’ s’im­pliquent réciproquement : c’est à la même chose, en effet, qu’il est possible d’être et de ne pas être. ‘Il est possible d’être’ et ‘il est possible de ne pas être’ ne se contredisent pas. Par contre, ‘il est possible d’être’ et ‘il n’est pas possible d’être’ ne se trouvent jamais vraies simultanément du même sujet, car elles s’op­posent. ‘Il est possible de ne pas être’ et ‘il n’est pas possible de ne pas être’ ne se trouvent non plus jamais vraies simultanément du même sujet. Pareillement, pour ‘il est nécessaire d’être’, la négation n’est pas : ‘il est né­cessaire de ne pas être’, mais : ‘il n’est pas né­cessaire d’être’; enfin, pour ‘il est nécessaire de ne pas être’, la né­gation est : ‘il n’est pas nécessaire de ne pas être’. – Encore, pour ‘il est impossible d’être’, la négation n’est pas ‘il est impossible de ne pas être’, mais ‘il n’est pas impossible d’être’ et pour ‘il est impos­sible de ne pas être’, elle est : ‘il n’est pas impos­sible de ne pas être’.

132. 22a8 D’une façon générale, tel qu’expliqué, on doit prendre ‘être’ et ‘ne pas être’ comme sujets, puis leur joindre ces modes qui produisent l’affirmation et la négation. Et voici les expressions à considérer comme opposées : ‘est possible’ et ‘n’est pas possible’; ‘est contin­gent’ et ‘n’est pas contingent’; ‘est impos­sible’ et ‘n’est pas impossible’; ‘est néces­saire’ et ‘n’est pas néces­saire’; ‘est vrai’ et ‘n’est pas vrai’[660].

Leçon 9

#304. — Le Philosophe établit maintenant où il faut mettre la né­gation pour formuler la contradiction chez les énonciations modales.

Il le fait en quatre points : il établit d’abord sommairement la vé­rité, argumente en second (21b26) à son appui, en rapport à l’argu­ment précédemment apporté en faveur de l’opposé, applique en troisième (21b34) cette vérité en tout type de modales et conclut en quatrième (22a8) une règle universelle.

La négation, disait-on, doit s’apposer au verbe ou au mode; or, a-t-on manifesté, elle ne doit pas s’apposer au verbe. Le Philosophe conclut donc en se fondant sur le lieu de la division et établit cette vérité : “pour il est pos­sible d’être, la négation est il n’est pas pos­sible d’être”, où c’est le mode qu’on nie[661]. La même raison vaut pour les énonciations contingentes. “Pour il est contingent d’être”, “la néga­tion est il n’est pas contingent d’être”. Des autres cas, quant à ce que ce soit nécessaire et que ce soit impossible, on juge de la même façon.

#305. — Le Philosophe apporte ensuite (21b26) à l’appui de cette vérité l’argument que voici. Pour formuler une contradiction entre des énonciations, il faut appliquer la négation sur l’ajout, c’est-à-dire sur la composition de l’attribut au sujet. Or dans les énoncia­tions modales, cet ajout, ce sont les modes. La négation doit donc là s’appliquer au mode pour produire une contradiction. La majeure de cet argument est sous-entendue et la mineure prend place dans le texte sous forme de double[662] ressemblance avec les énonciations de convenance. Dans les énonciations de convenance, dit le Philo­sophe, l’ajout, c’est-à-dire le signe de l’attribution[663], est ‘être’ et ‘ne pas être’, c’est-à-dire les verbes qui les signifient, car le verbe est toujours le signe de l’attribut assigné à l’autre terme. Par ail­leurs, ce qui est assujetti à cet ajout, c’est la réalité à laquelle ‘être’ ou ‘ne pas être’ s’applique : par exemple ‘blanc’, quand on dit ‘est blanc’, ou ‘homme’, quand on dit ‘est homme’. Cela se passe de la même manière dans les énonciations modales. “C’est être qui de­vient ce sujet”, c’est-à-dire la déclaration qui signifie que quelque chose est ou n’est pas tient lieu du sujet; “et c’est être contingent et être possible”, c’est-à-dire les modes, “qui se définissent comme ajouts”, c’est-à-dire qui signifient l’attribution. En outre, dans les énoncia­tions de convenance on déterminait la vérité ou la fausseté d’après ‘être’ et ‘ne pas être’; dans les modales, on en détermine de même d’après les modes. C’est la raison de préciser “définis­saient” : les modes constituent en celles-ci la vérité comme ‘être’ et ‘ne pas être’ la définissaient en celles-là.

#306. — On voit ainsi comment répondre à l’argument d’abord apporté en faveur de l’opposé[664], lequel concluait qu’on doit appo­ser la négation au verbe, comme c’est le cas avec les énonciations de convenance. L’énonciation modale, à ce qu’on vient de dire, at­tribue le mode à la déclaration comme l’énonciation de conve­nance attribue à un sujet d’être ou d’être tel, blanc, par exemple. Le mode tient donc ici la place que le verbe tenait là, de sorte que proportion­nellement la négation tombe sur le même terme dans les deux cas. Ainsi qu’on l’a dit, le mode entretient avec la déclaration le même rapport que le verbe avec le sujet. – En outre, la vérité et la fausseté suivent l’affirmation et la négation; c’est donc de la même source qu’on doit attendre pour l’énonciation son statut d’affirma­tion ou de négation et sa vérité ou sa fausseté. Or comme, dans les énoncia­tions de convenance, la vérité ou la fausseté dépend de ce que l’at­tribut soit ou ne soit pas attribué, de même, dans les énonciations modales, elle vient du mode. La modale, en effet, est vraie, à la condition d’attribuer à la déclaratioon le mode que sa composition revêt de fait, comme l’énonciation de convenance l’est à la condi­tion de signifier qu’on soit justement de la façon dont on est. La négation doit donc ici s’appliquer au mode comme là au verbe, puisque les deux détiennent le même pouvoir quant à la vérité et à la fausseté de l’énonciation.

À noter que le Philosophe a appelé les modes, comme ‘être’ dans le cas des énonciations de convenance, des ajouts, c’est-à-dire des attributions, en comprenant par ‘mode’ la totalité de l’attribut de l’énonciation modale : ‘est possible’, par exemple. En signe de quoi il a présenté les modes sous forme de verbes : “Être contingent et être possible”, dit-il, “se définissent comme les ajouts.” ‘Est contin­gent’ et ‘est possible’ contiennent de fait la totalité de l’attribut de l’énon­ciation modale.

#307. — Le Philosophe étend ensuite (21b34) la vérité établie à toutes les énonciations modales : aux possibles, aux nécessaires et aux impossibles. Dans ce contexte, ‘contingent’ se convertit avec ‘possible’[665]. Chaque mode, remarquons-le, entraîne deux énoncia­tions modales affirmatives, l’une de délaration affirmée et l’autre de dé­claration niée. Aussi le Philosophe précise-t-il en chaque mode quelle négation vise quelle affirmation. Il commence avec les énon­ciations de mode possible de déclaration affirmée. À ‘il est possible d’être’, on a déjà assigné comme négation : ‘il n’est pas pos­sible d’être’. Il passe donc à l’autre affirmative de mode pos­sible : pour ‘il est possible de ne pas être’, où la déclaration se trouve niée, la néga­tion est ‘il n’est pas possible de ne pas être’. Il le prouve par la suite du fait que, pour ‘il est possible de ne pas être’, la contra­dictoire est ou bien ‘il est possible d’être’ ou bien celle qu’on a an­noncée : ‘il n’est pas possible de ne pas être’. Or la première, ‘il est possible d’être’ n’est pas sa contra­dictoire. Ces énonciations ne se con­tredisent pas, en effet : ‘il est possible d’être’ et ‘il est possible de ne pas être’, parce que les deux peuvent simultanément être vraies. “On a bien l’impres­sion”, dit-il, qu’elles “s’impliquent réci­proquement” puisque, tel que déjà dit, c’est à la même chose qu’il est possible d’être et qu’il est possible de ne pas être; comme, par conséquent, ‘pouvoir être’ implique ‘pouvoir ne pas être’, réci­pro­quement ‘pouvoir ne pas être’ entraîne ‘pouvoir être’. La contra­dic­toire, pour ‘il est possible d’être’, celle qui ne peut simultané­ment être vraie, est ‘il n’est pas possible d’être’ : voilà celle qui s’oppose strictement. Il reste donc que, pour ‘il est possible de ne pas être’, la négation soit ‘il n’est pas possible de ne pas être’ : ces ceux-là ne sont jamais simultané­ment vraies ou fausses. “On a bien l’impres­sion”, disait-il, que s’impliquent réciproquement ‘il est pos­sible d’être’ et ‘il est possible de ne pas être’. Le Philosophe n’a pas dit simplement qu’elles s’impliquent; c’est qu’en vérité elles ne s’im­pliquent pas universellement, mais particulière­ment seulement, comme on le dira plus loin, ce qui porte à penser qu’elles s’im­pliquent absolument.

Le Philosophe manifeste ensuite la même chose pour les énoncia­tions de mode nécessaire. Il commence avec l’affirmative de décla­ration affirmée : “Pareillement, pour il est nécessaire d’être, la né­gation n’est pas il est nécessaire de ne pas être”, où le mode ne se trouve pas nié, “mais il n’est pas nécessaire d’être”. Il mentionne ensuite l’affirmative de mode nécessaire de dé­claration niée : “Pour il est nécessaire de ne pas être”, dit-il, “la négation est il n’est pas nécessaire de ne pas être.” Il passe ensuite aux énonciations de mode impossible, en gardant le même ordre : “En­core, pour il est impossible d’être, la négation n’est pas il est impossible de ne pas être, mais il n’est pas impos­sible d’être”, où le mode se trouve de fait nié. Pour l’autre affirmative, “il est impossible de ne pas être, elle est il n’est pas impossible de ne pas être”. Ainsi, la négation doit toujours s’ajouter au mode.

#308. — Le Philosophe conclut ensuite (22a8) une règle univer­selle. “Tel qu’expliqué”, dit-il, les déclarations, qui importent ‘d’être’ et ‘de ne pas être’, il faut les prendre comme sujets dans les énonciations modales. Et comme négation et affirmation, c’est-à-dire pour ce qui crée l’opposition de contradiction, c’est le mode qu’il faut prendre, mais alors opposer seulement même mode à même mode, et non mode différent à mode différent. Pour qu’il y ait contradiction effective, on doit nier le mode précis affimé aupa­ra­vant. Le Philo­sophe explique sous forme d’exemple comment faire cela : “Voici”, dit-il, “les expressions à considérer comme op­po­sées”, c’est-à-dire celles qui tiennent lieu d’affirmation et de né­ga­tion dans les énoncia­tions modales : “est possible et n’est pas pos­sible; est con­tingent et n’est pas contingent”.

Par ailleurs, en disant que comme négation on doit seulement opposer même mode à même mode, le Philosophe n’a pas exclu la copule du mode, mais sa déclaration. Il y a en effet cela de singulier dans les énonciations modales que la même opposition ressort de la négation appliquée au mode et au verbe : s’oppose contradictoire­ment à ‘il est possible d’être’ non seulement ‘il n’est pas pos­sible d’être’, mais aussi ‘il est possible de ne pas être’. Le Philosophe a mentionné de préférence le mode. C’est, comme on vient de le dire, pour laisser savoir que la négation, posée après le verbe du mode et avant le mode, fait la même chose que si elle était posée avant le verbe modal. C’est aussi parce que, comme le mode ne fait jamais défaut à l’énonciation modale, la négation peut tou­jours s’appliquer au mode. Mais elle ne peut pas toujours s’appli­quer à son verbe, car le verbe peut faire défaut à la modale, si on dit, par exemple : ‘So­crate court nécessairement’. C’est pourquoi la né­gation peut tou­jours s’appliquer au verbe.[666]

En ajoutant à la fin : “vrai et non-vrai”, le Philosophe laisse savoir qu’à part les quatre modes énumérés, il s’en trouve d’autres suscep­tibles de qualifier la composition d’une énonciation, comme ‘vrai’ et ‘non-vrai’, ‘faux’ et ‘non-faux’. Pourquoi ne pas les avoir comp­tés avec les modes présentés aupara­vant, c’est que, tel que déjà ma­nifesté, ceux-ci ne modifient pas proprement.

Chapitre 13 – Consécutions des énonciations modales

Doctrine des Anciens

133. 22a14 Voici comment leurs consécutions se font rationnelle­ment, d’après nos prédécesseurs[667] : la possibilité d’être implique sa con­tin­gence, qui se convertit avec elle[668], puis sa non-impossibilité et sa non-nécessité.[669] – La possibilité et contingence de ne pas être impliquent sa non-nécessité et sa non-impossibilité. – La non-possi­bilité d’être et sa non-contingence impliquent la né­ces­sité de ne pas être et l’impossibilité d’être. – Enfin, la non-possibilité de ne pas être et sa non-contingence impliquent la nécessité d’être et l’impos­sibilité de ne pas être. Visualisons ces sé­ries avec le tableau ci-des­sous.

Tableau récapitulatif

134. 22a24

< 1ère série >

< 3e série >

Possibilité d’être

Non-possibilité d’être

Contingence d’être

Non-contingence d’être

Non-impossibilité d’être

Impossibilité d’être

Non-nécessité d’être

Nécessité de ne pas être

< 2e série >

< 4e série >

Possibilité de ne pas être

Non-possibilité de ne pas être

Contingence de ne pas être

Non-contingence de ne pas être

Non-impossibilité de ne pas être

Impossibilité de ne pas être

Non-nécessité de ne pas être

Nécessité d’être

Consécutions des énonciations de mode impossible – Examen et approbation

135. 22a32 L’impossible et le non-impossible accompagnent donc le contingent et le possible, le non-contingent et le non-possible. Ils le font de contradictoire à contradictoire, mais avec in­version : la pos­sibilité d’être entraîne la négation de son impossibili­té, tandis que la né­gation de sa possibili­té entraîne l’affirmation de son impossibilité, comme la non-possibilité d’être entraîne son im­possibilité. Effecti­vement, la possibili­té d’être est une affirmation et sa non-impossi­bilité, une négation[670].

Consécutions des énonciations de mode nécessaire – Examen et réprobation

136. 22a38 Regardons maintenant comment il en va du nécessaire. Manifestement, ce n’est pas de la même façon; les con­traires s’en­suivent effectivement, mais les contradictoires se trouvent en de­hors de leurs consé­cutions.

137. 22a39 En effet, la non-nécessité d’être n’est pas la négation de la nécessité de ne pas être, puisque les deux peuvent se vérifier du même sujet; ce qui comporte nécessité de ne pas être, en effet, ne comporte pas nécessité d’être.

138. 22b3 La cause qui empêche le nécessaire de s’ensuivre des autres modes[671] en demeurant pareil[672]­ est que c’est à con­fronter leurs contraires que l’impossible revient au même que le néces­saire : ce à quoi il est impossible d’être, en effet, il lui est nécessaire non pas d’être, mais plutôt de ne pas être[673]; et ce à quoi il est im­possible de ne pas être, il lui est nécessaire d’être. Par conséquent, comme ceux-là[674] s’ensuivent du possible et du non-possible en de­meurant pareils, ceux-ci[675] le font en devenant con­traires, parce que, tel qu’on l’a dit, c’est en s’inver­sant que le nécessaire et l’impos­sible signifient la même chose.

139. 22b10 N’est-il d’ailleurs pas impossible d’enchaîner comme ils le font les contradictoires de mode nécessaire? La nécessité d’être entraîne sa possibilité; autrement, il faudrait la lui nier, puisqu’il faut ou affirmer ou nier. Or sans possibilité d’être il y en a impos­sibilité. La nécessité d’être impliquerait alors son impossibilité. Quelle absurdité! Plutôt, la possibilité d’être implique sa non-impos­sibilité. Or cette dernière, à ce qu’ils sou­tiennent, implique sa non-nécessité. La nécessité d’être, en résulte-t-il, en constituerait une non-nécessité. Encore une absurdité!

Correction

140. 22b17 Plutôt, la possibilité d’être n’implique ni sa nécessité ni la nécessité de ne pas être. Elle est ouverte, en effet, aux deux résultats opposés; or n’importe laquelle de ces deux nécessi­tés, en se véri­fiant, rendrait fausse cette double ouverture. Il y a en effet possibi­lité simultanée d’être et de ne pas être; la nécessité d’être ou de ne pas être annulerait cette possibilidé des deux. Il reste donc que ce soit la non-nécessité de ne pas être qu’implique la possibilité d’être.

141. 22b23 Elle se vérifie d’ailleurs de la nécessité d’être. En outre, elle entre en contradiction avec ce qu’implique la non-possibilité d’être.

Ordonnance rectifiée de l’ensemble des consécutions des énonciations modales

142. 22b25 Cette dernière implique en effet l’impossibilité d’être et la nécessité de ne pas être, dont la négation est la non-nécessité de ne pas être. Ces contradictoires aussi s’enchaînent donc de la ma­nière indiquée et aucune impossibilité ne découle de pareille dispo­sition.

Leçon 10

#309. — Le Philosophe vient de traiter de l’opposition des énon­ciations modales. Il entend traiter ici de leurs consécutions.

Il le fait en deux points : il livre d’abord la vérité, puis (22b29) sou­lève une difficulté sur ce qu’il a établi.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe présente d’abord ces consécutions d’après les autres au­teurs, puis (22a32) exa­mine et corrige leur opinion pour éta­blir la vérité.

#310. — Chaque mode, on doit se le rappeler, produit deux affir­mations[676]; or à deux affirmations s’opposent deux né­gations[677]. Par conséquent, à chaque mode correspondent quatre énonciations : deux affirmatives et deux négatives. Nos quatre modes produiront donc seize énonciations modales, car quatre multiplié par lui-même aboutit à seize. Par ailleurs, de l’avis général, toute énonciation de n’importe quel mode, en partant d’où on voudra, n’en implique qu’une en n’importe quel autre mode. Aussi, pour assigner les con­sécutions des énonciations modales, il faut prendre chacune de chaque mode et l’intégrer à un ordre de consécution.

#311. — C’est ainsi qu’ont procédé les Anciens dont parle Aris­tote : “Voici”, décrit ci-après, “comment leurs consécutions s’or­donnent, d’après les Anciens.”[678] Ils ont formé quatre séries[679] d’énonciations mo­dales où ils les ont toutes placées comme elles s’impliquent. – En chaque mode, par souci de clarté, on appellera par la suite, avec Averroës, affirmative simple l’affirmative de dé­claration et de mode; affirma­tive déclinée, l’affirmative de mode, négative de dé­claration; néga­tive simple, la négative de mode, mais non de décla­ration; négative déclinée, la négative des deux. Ainsi, on nommera simplicité l’affir­mation ou la négation du mode et dé­clinaison, celles de la déclara­tion. – Ainsi donc, de l’avis des An­ciens, l’affirmative[680] simple du mode possible, ‘il est possible d’être’, implique l’affirma­tive simple du mode contingent, ‘il est con­tingent d’être’, car le contingent se convertit avec le pos­sible[681]. Elles impliquent à leur tour la négative simple du mode impossible, ‘il n’est pas impossible d’être’ et pareillement la négative simple du mode nécessaire, ‘il n’est pas nécessaire d’être’. Voilà la première série d’implications des énonciations mo­dales. – Dans la seconde, poursuivaient-ils, les affirma­tives décli­nées des modes pos­sible et contingent, ‘il est possible de ne pas être’ et ‘il est con­tingent de ne pas être’, im­pliquent les négatives décli­nées des modes nécessaire et impossible, ‘il n’est pas nécessaire de ne pas être’ et ‘il n’est pas impossible de ne pas être’[682]. – Dans la troisième série, disaient-ils, les négatives simples des modes pos­sible et contingent, ‘il n’est pas possible d’être’ et ‘il n’est pas contingent d’être’, impliquent l’affir­mative déclinée du mode nécessaire, ‘il est nécessaire de ne pas être’ et l’affirmative simple du mode impossible, ‘il est impossible d’être’. – Dans la quatrième sé­rie, enfin, disaient-ils, les négatives déclinées de modes possible et contingent, ‘il n’est pas possible de ne pas être’ et ‘il n’est pas contingent de ne pas être’, impliquent l’affir­mative simple du mode nécessaire, ‘il est nécessaire d’être’ et l’affirmative décli­née du mode impossible, ‘il est impossible de ne pas être’.

#312. — Voici un tableau susceptible de faire concevoir plus clai­rement les consécutions décrites.

Consécutions des énonciations modales suivant l’ordonnance des anciens en quatre séries

Première série

Seconde série

Il est possible d’être

Il est possible de ne pas être

Il est contingent d’être

Il est contingent de ne pas être

Il n’est pas impossible d’être

Il n’est pas impossible de ne pas être

Il n’est pas nécessaire d’être

Il n’est pas nécessaire de ne pas être

Troisième série

Quatrième série

Il n’est pas possible d’être

Il n’est pas possible de ne pas être

Il n’est pas contingent d’être

Il n’est pas contingent de ne pas être

Il est impossible d’être

Il est impossible de ne pas être

Il est nécessaire de ne pas être

Il est nécessaire d’être

#313. — Pour établir la vérité, le Philosophe examine ensuite (22a32) l’opinion citée.

Il le fait en deux points : il examine d’abord les consécutions des énonciations de mode impossible, puis (22a38) celles des énoncia­tions de mode nécessaire. Dans le premier cas, il conclut son examen en approuvant l’opinion citée : “L’impossible et le non-impossible ac­compagnent donc le contingent et le possible, le non-contingent et le non-possible”, dit-il. “Ils le font de contradictoire à contradictoire”, de sorte que les contradic­toires du mode impossible accompagnent celles des modes possible et contingent, “mais avec inversion” : l’af­firmation n’accompagne pas l’affirmation, ni la né­gation, la négation; inver­sement, la négation accompagne l’affirma­tion et l’af­firmation, la négation. Le Philosophe explique : “La pos­sibilité d’être”, c’est-à-dire l’affirmation du possible, “entraîne la négation de son impossi­bilité”, c’est-à-dire la non-impossibilité d’être; “tan­dis que la néga­tion de sa possibilité entraîne l’affirma­tion de son impossibi­lité”. En effet, “la non-possibilité d’être en­traîne son im­possibili­té”. Or cela, la possibilité d’être, est une affir­mation, tan­dis que l’autre, sa non-impossibilité est une négation[683] : la dernière, de fait, nie le mode; la précédente, non. Les Anciens ont donc cor­rectement exprimé en toutes les séries les consécutions des énoncia­tions de mode impos­sible, puisque, le tableau précédent en atteste, ils in­fèrent toujours de l’af­firmation du possible la négation de l’im­pos­sible et de la négation du possible, l’affirmation de l’im­possible.

#314. — Le Philosophe poursuit ensuite (22a38) son examen pour établir les consécutions des énonciations de mode nécessaire.

Il procède en deux points : il examine d’abord les dires des An­ciens, puis (22b17) établit la vérité qu’il vise. Le premier point se di­vise en quatre : en premier, le Philosophe distingue entre ce que les Anciens ont bien et mal dit à ce propos. – Il y a, on doit se le rap­peler, quatre énonciations de mode nécessaire et elles diffèrent en quantité et en qualité. C’est pourquoi, remarquons-le, elles finissent par intégrer un tableau d’opposition à l’imitation de celui des énon­ciations de con­venance : deux énonciations se contrarient et deux autres contredisent ces contraires, comme le montre le tableau sui­vant :

Nécessité d’être

contraires

Nécessité de ne pas être

 

contradictoires

 

 

Non-nécessité de ne pas être

sous-contraires

Non-nécessité d’être

Ces énonciations contraires, qui tiennent la place des universelles, les Anciens les ont bien inférées des énonciations des modes pos­sible et non-pos­sible; ils ont cependant mal inféré leurs contradic­toires, qui tiennent la place des particulières. C’est pourquoi on doit, dit le Phi­losophe, reconsidérer comment les énon­ciations de mode nécessaire dé­coulent des autres. Manifestement, elles ne le font pas de la même manière que celles de mode impossible. Les Anciens ont correcte­ment inféré toutes les énonciations de mode impossible, mais pas toutes celles de mode nécessaire. Deux de ces dernières, contraires l’une à l’autre, ‘il est nécessaire d’être’ et ‘il est néces­saire de ne pas être’, s’ensuivent tel qu’indiqué; les An­ciens les ont déduites correc­tement dans les troisième et quatrième séries. Par contre, les deux autres énonciations de mode nécessaire, ‘il n’est pas nécessaire de ne pas être’ et ‘il n’est pas nécessaire d’être’, con­tradictoires des précé­dentes, sont placées dans les seconde et pre­mière séries en dehors de leurs consécutions. Bref, les Anciens ont tout fait correctement dans les troisième et quatrième séries, mais se sont trompés dans les pre­mière et seconde séries, non quant à tout, mais seulement quant aux énonciations de mode nécessaire.

#315. — En second (22a39), le Philosophe répond à une objection tacite, à laquelle on pourrait recourir pour justifier la consécution de l’énonciation de mode nécessaire introduite dans la première série par les Anciens. Voici l’objection en question. La non-possibilité d’être et la nécessité de ne pas être s’ensuivent mutuellement l’une de l’autre dans la troisième série déjà approuvée; donc la pos­sibilité d’être et sa non-nécessité doivent aussi le faire dans la première sé­rie. La conséquence tient, puisque les contradictoires de deux énon­cia­tions qui s’impliquent mutuellement l’une l’autre le font aussi; or ces deux énonciations de la première série sont les contradic­toires des deux de la troisième série qui s’impliquent mutuellement l’une l’autre. Celles de la première série : la possibilité d’être et sa non-nécessité le font aussi. – Aristote répond à cette objection en annu­lant sa mineure qui prétend que les énonciations nécessaires des première et troisième séries sont contradictoires : “En effet”, dit-il, “la non-nécessité d’être”, qu’on trouvait dans la troisième série, “n’est pas la négation de la nécessité de ne pas être”, qu’on trouvait dans la pre­mière. Il en précise la cause : “Les deux peuvent se véri­fier” simul­tanément “du même sujet”, ce qui répugne aux contradic­toires. De fait, ce qui a nécessité de ne pas être n’a pas nécessité d’être. Effec­tivement, l’homme doit ne pas être du bois, mais il ne doit pas pour autant en être. À noter que, comme ce de­viendra évident plus loin, ces deux énonciations de mode néces­saire que les Anciens ont placées dans les première et troisième sé­ries, sont des subordonnées[684], ce qui leur permet d’être simultané­ment vraies, alors qu’on aurait dû placer là des contradictoires. C’est en cela que les Anciens se sont trompés.

#316. — Boèce et Averroës, néanmoins, ne voient comme des cri­tiques ni cette partie du texte ni la précédente, mais les rattachent comme une explication. À leur avis, Aristote explique là comment interpréter le tableau précédent en ce qui concerne les consécutions des énonciations de mode nécessaire, après avoir expliqué ce qui con­cerne celui de celles de mode impossible. En ce tableau, dirait-il, les énonciations de mode nécessaire ne s’ensuivent pas de celles de mode possible de la même manière que celles de mode impos­sible. Les con­tradictoires de mode impossible, en effet, s’ensuivent des contradic­toires de mode possible, mais avec inversion. À leur diffé­rence, ce ne sont pas les contradictoires de mode nécessaire qu’on dit suivre celles de mode possible, mais plutôt les contraires de mode nécessaire. Non pas celles qui se contrarient entre elles, toutefois, mais de la sorte que la négation du mode nécessaire suive l’affirmation du mode possible et que suive la négation du mode possible non pas l’affirmation du mode nécessaire contradictoire à la négative dite suivre l’affirmation du mode possible, mais contra­dictoire à telle affirmation du mode nécessaire contraire. – Que cela se passe ainsi en ce tableau est rendu évident par les première et troisième séries, qui portent en tête l’affir­mation et la négation du mode possible[685] et à la fin la non-nécessité d’être et la nécessité de ne pas être. Celles-ci justement ne sont pas contradictoires; la néga­tion de la nécessité de ne pas être n’est pas la non-nécessité d’être, puisqu’elles peuvent très bien se vérifier simul­tané­ment du même sujet. Plutôt, la nécessité de ne pas être se trouve la con­traire de la contradictoire de la non-nécessité d’être, qui est la nécessité d’être.

Cependant, notre interprétation s’harmonise mieux à la suite du texte aristotélicien; même Albert y agrée. En outre, l’explication que les autres font des contraires paraît assez tourmentée. Aussi, à mon jugement, on doit plutôt admettre la première interprétation et adres­ser ce texte comme une critique aux Anciens.

#317. — En troisième (22b3), le Philosophe manifeste ce qu’il avait annoncé : les énonciations de mode nécessaire ne s’ensuivent pas de celles de mode possible de la manière dont le font celles de mode impossible. Les Anciens se sont trompés tant dans la première que dans la seconde série en ce qu’ils ont inféré de la même manière les énonciations de mode impossible et de mode nécessaire : dans la première série, ils ont mis la négative simple du mode nécessaire tout comme la négative simple du mode impossible, puis ils ont pareille­ment placé dans la seconde série les deux négatives décli­nées. La rai­son de leur erreur, “la cause qui empêche le nécessaire de s’ensuivre” du possible “en demeurant pareil”, c’est-à-dire en gar­dant la qualité “des autres modes”, à savoir celle du mode impos­sible[686], c’est que “l’impossible revient au même que le né­cessaire”, c’est-à-dire équi­vaut au nécessaire, “à confronter leurs contraires”, c’est-à-dire pris avec la qualité contraire et non la même[687]. En effet, s’il est impos­sible que telle chose soit, nous n’en inférons pas qu’il est nécessaire que cela soit, mais qu’il est néces­saire que cela ne soit pas. Bref, l’im­possible et le néces­saire s’en­suivent mutuellement l’un de l’autre à la condition de conférer une qualité contraire à leurs déclarations, mais non en leur conservant la même qualité. C’est pour cela que l’impos­sible et le nécessaire n’entre­tiennent pas la même relation, mais qu’on doit en prendre les con­traires : l’énonciation de mode possible dont s’ensuit une énoncia­tion de mode impossible avec une déclaration affirmée implique l’énonciation de mode nécessaire avec cette décla­ration niée; et in­versement. Pourquoi il en va ainsi, on le dira plus loin. Les Anciens se sont donc trompés en gardant semblables les énonciations de mode impossible et de mode nécessaire qu’ils ont placées dans les première et seconde séries.

#318. — On voit donc que notre interprétation précédente est plus conforme à Aristote. Il rédigeait en effet son texte pour manifester ces mots : “Manifestement, ce n’est pas de la même façon.” Il faut donc les prendre au sens de ce dont il donne ici la cause. Or claire­ment, la cause donnée ici est celle de la différence véritable entre les énonciations nécessaires et les impossibles dans leur consécution aux possibles, non de la fausse différence suggérée par les Anciens; car c’est d’une cause vraie qu’on ne conclut que du vrai. C’est donc en critiquant les Anciens, doit-on comprendre, que le Philo­sophe a pro­posé cette différence véritable que les Anciens n’ont pas respectée entre les énoncia­tions né­cessaires et les impos­sibles dans leur consé­cution aux possibles. Il l’avait donnée à comprendre alors, il l’a main­tenant manifestée. Quant à la fausseté de la différence telle que posée par les Anciens, elle se dégagera de ce qui reste à dire. Les contradic­toires du mode nécessaire, on le montrera, s’ensuivent des contradic­toires de mode possible en les inversant. En cela elles ne diffèrent pas de celles de mode impos­sible; elles en diffèrent de la façon que nous avons décrite : la consécution des possibles et des impossibles les garde pareilles, tan­dis que pour les possibles et les nécessaires leur consécution im­plique de les prendre avec une déclaration contraire, comme on en fera plus loin pleine lumière.

#319. — En quatrième (22b10), le Philosophe manifeste une autre annonce qu’il a faite : les Anciens ont mal placé dans leurs consécu­tions les contradictoires de mode nécessaire. Dans la première série, ils ont mis la négation contradictoire à la nécessité d’être : sa non-nécessité; dans la seconde, la négation contradictoire à la nécessité de ne pas être : sa non-nécessité. Le Philo­sophe prouve maintenant l’ina­déquation des consécutions dans la première série. En l’aper­cevant, il devient facile d’apercevoir celle de la seconde série.

Il effectue cette preuve moyennant une réduction à l’impossible. La nécessité d’être implique sa possibilité : autrement, s’ensuivrait sa non-possibilité, une implication manifeste. Or évidemment la possi­bilité d’être implique sa non-impossibilité. D’après les An­ciens, dans leur première série, la non-impossibilité d’être implique sa non-nécessité. Donc, du début à la fin, la nécessité d’être im­plique sa non-nécessité. Voilà qui est absurde, puisque cela contient une contradic­tion manifeste. Il reste donc qu’à la fin de cette pre­mière série on ait mal déduit la non-nécessité d’être. Il est donc impossible, en tire le Philosophe, d’établir les consécutions comme les Anciens l’ont fait et de placer là les contradictions du nécessaire, c’est-à-dire ces deux énonciations de mode nécessaire qui incarnent les négations contra­dictoires des deux autres énoncia­tions de mode nécessaire. C’est que, répétons-le, la nécessité d’être implique sa possibilité : autrement, c’est-à-dire si on nie cela, c’est la négation du possible qui en découle. Il faut bien, en effet, comme consé­quence du nécessaire, ou dire, c’est-à-dire affirmer, le possible, ou le nier, car partout l’affirmation ou la négation est vraie. Aussi, en refusant que la nécessité d’être entraîne sa possibilité, en accor­dant plutôt sa non-possibilité, comme cette dernière équivaut à son impossibilité, il résulte que la nécessité d’être entraîne son im­possibilité et que cela devient la même chose, nécessité et impos­si­bilité d’être, ce qui est absurde. La première infé­rence était bonne : il est nécessaire d’être, donc cela est possible. Et pareil­lement pour le reste : qu’il soit possible d’être implique que ce ne soit pas impossible, comme l’indique la première série. Mais à cette non-impossibilité d’être, les Anciens ajoutent, dans la même pre­mière série, la non-nécessité d’être, ce qui donne lieu à argumen­ter, du début à la fin, que la nécessité d’être entraîne sa non-néces­sité, chose absurde et donc impossible.

#320. — Une difficulté surgit ici. Ailleurs[688], le Philosophe sou­tient que le possible implique le non-nécessaire, alors qu’il soutient ici l’opposé. Le possible, doit-on répliquer, se prend en deux sens. En l’un, il se prend communément. Il devient ainsi quelque chose de supérieur au nécessaire et au contingent ouvert aux deux opposés, comme l’animal en rapport à l’homme et au bœuf : en ce sens, le possible n’implique pas la non-nécessité, comme l’animal n’im­plique pas le non-homme. En l’autre sens, le possible se prend pour une partie du possible commun, c’est-à-dire le possible au sens de contin­gent ouvert aux deux opposés, qui peut être comme ne pas être; c’est en ce sens que le possible implique le non-nécessaire. Ce qui peut être et ne pas être n’a pas nécessité d’être et n’a pas non plus nécessité de ne pas être. Or c’est ici du possible commun qu’on parle et ailleurs du possible spé­cial.[689]

#321. — Le Philosophe établit ensuite (22b17) la vérité visée.

Il le fait en deux[690] points : il établit d’abord quelle énonciation de mode nécessaire s’ensuit du mode possible, puis (22b25) ordonne les consécutions de toutes les énonciations modales.

Quant au premier point, comme il a critiqué les Anciens sous deux chefs, il prouve de même son propos sous deux motifs. Il entend prouver que la possibilité d’être entraîne la non-nécessité de ne pas être. Il le prouve en recourant comme premier motif au lieu de la division. La possibilité d’être, on l’a prouvé, n’implique ni la non-nécessité d’être ni sa nécessité ni la nécessité de ne pas être. Il reste donc qu’elle implique la non-nécessité de ne pas être, car il n’existe pas davan­tage d’énonciations du mode nécessaire. De cette division globale, le Philosophe propose d’abord les deux membres qui restent à exclure : “La possibilité d’être”, dit-il, “n’implique ni sa nécessité ni la nécessité de ne pas être.” Il le prouve ensuite comme suit. Aucun conséquent formel ne diminue son antécédent; autre­ment, l’opposé du conséquent tiendrait avec l’antécédent. Or ces deux-là, la nécessité d’être et celle de ne pas être, diminuent la pos­sibilité d’être; s’ensuit donc ce qu’il fallait prouver. De cet argu­ment, le Philosophe tait la majeure et formule la preuve de la mi­neure : “Elle”, la possibilité d’être, “est ouverte”, dit-il, “aux deux résultats opposés”, à savoir être et ne pas être. “Or”, continue-t-il, “n’importe laquelle de ces deux nécessi­tés”, celle d’être et celle de ne pas être, “en se vérifiant, rendrait fausse cette double ouverture”, c’est-à-dire qu’être et ne pas être en puissance ne seraient plus simultanément vrais. “Il y a en effet pos­sibilité simultanée d’être et de ne pas être”, dit le Philosophe, pour expliquer le premier élé­ment. Puis il précise le second : si on soutient qu’il est nécessaire d’être ou qu’il est né­cessaire de ne pas être, les deux possi­bilités ne demeurent pas, d’être et de ne pas être : s’il est nécessaire d’être, la possibilité de ne pas être est exclue; s’il est nécessaire de ne pas être, la possibilité d’être est écartée. Les deux donc diminuent l’an­técédent, la possibilité d’être, qui s’étend à être et à ne pas être. Le Philosophe précise enfin sa conclusion : “il reste donc que” la com­pagne de l’énonciation qui affirme la possibilité d’être “soit la non-nécessité de ne pas être”. C’est elle par consé­quent qui doit prendre place dans la première série.

#322. — Une difficulté surgit là quant à cette déclaration que le possible n’implique pas le nécessaire, puisqu’il disait auparavant qu’il n’implique pas le non-nécessaire. Ces deux-là, en effet, consti­tuent des opposés contradictoires; or en tout ou l’affirmation ou la négation est vraie. Clairement, on ne peut échapper à ce que le possible implique ou le nécessaire ou le non-nécessaire. Si le néces­saire ne s’ensuit pas, le non-nécessaire doit le faire, comme les An­ciens le soutenaient. – La difficulté s’augmente du fait qu’Aris­tote vient juste de faire usage de pareille argumentation pour prou­ver que la nécessité implique le possible : “La nécessité d’être entraîne sa possibilité; autrement”, disait-il, “il faudrait la lui nier, puisqu’il faut ou affirmer ou nier”.[691]

#323. — Pour la solution de cette difficulté, on doit se rappeler la relation entre le possible et le nécessaire : le premier l’emporte en universalité sur le second. On doit donc s’attendre à ce que celui qui l’emporte contienne à la fois son inférieur et son opposé, de manière que ni l’un ni l’autre ne le revendique actuellement et qu’il demeure ouvert aux deux. De la manière dont l’animal peut se trouver homme comme non-homme. En somme, la proportion est la même pour un supérieur en universalité, quant à s’affirmer ou se nier d’un infé­rieur, et pour un sujet quant à subir l’attribution affirmative ou négative d’un futur contingent : dans les deux cas, on ne retient ni l’un ni l’autre, et on garde puissance aux deux. Pour les futurs con­tingents, ni l’affirmation ni la négation n’est déterminément vraie; sous disjonction cependant, l’une l’est nécessairement[692]. De même, l’af­firmation du supérieur[693] n’entraîne ni l’affirmation ni la néga­tion de l’inférieur; sous disjonction cependant, l’une s’ensuit néces­sairement. Cette conséquence ne vaut pas : c’est un animal, donc c’est un homme; ni celle-ci : donc ce n’est pas un homme; Mais celle-ci vaut : donc, c’est un homme ou ce n’en est pas un. – Le pos­sible l’emportant sur le nécessaire, Aristote a eu tout à fait raison de considérer que ni l’une ni l’autre partie de la contradiction du mode nécessaire ne s’ensuit déterminément du possible. Il n’a cependant pas prétendu que, sous disjonction, ni l’une ni l’autre ne s’en ensuit; cela irait contre le premier principe, qu’en tout l’affir­mation est ou vraie ou fausse.

La difficulté amplifiée tire réponse de la même racine. Le néces­saire se trouvant inférieur au possible, et l’inférieur, non en puis­sance, mais en acte, incluant par ailleurs son supérieur, le supé­rieur s’ensuit nécessairement et déterminément de son inférieur : autre­ment ce serait son contradictoire qui s’ensuivrait. Aussi, en raison de la relation différente entre nécessaire et possible et non-possible d’une part, entre possible et nécessaire et non-néces­saire d’autre part, le Philosophe a très bien procédé, là, à une partie déterminée de la contradiction, et ici à ni l’une ni l’autre déterminé­ment.

#324. — D’autres petites difficultés surgissent encore. Aristote a bien l’air de prendre ‘possible’ en des sens différents[694] dans le pas­sage précédent et en celui-ci : là, il le prenait en son sens commun, de sorte qu’il s’ensuivait du nécessaire; ici il semble le prendre spé­cialement pour le possible ouvert aux deux opportunités, puis­qu’il le dit simultanément en puissance à être et à ne pas être.

De fait, il en a fait usage au même sens[695]. Sa formulation ne pose pas obstacle non plus. D’un côté, du possible commun il est vrai de dire que les deux, être et ne pas être, peuvent lui arriver : tant parce que quoi que ce soit qui se vérifie de l’inférieur se vérifie aussi du supérieur, même si ce n’est pas de la même manière; tant parce que le possible commun ne retient pour lui ni l’une ni l’autre partie de la contradiction, de sorte qu’il se trouve compatible avec les deux, bien qu’il n’implique pas la puissance aux deux opportunités de la manière dont le fait le possible ouvert aux deux.

#325. — Le Philosophe ajoute un second motif (22b23) à la même conclu­sion, en correspondance à l’objection tacite des Anciens qu’il a ex­clue plus haut. Aristote, doit-on remarquer, assume ici une mi­neure sous la majeure apportée plus haut en faveur des Anciens, à l’effet que “les contradictoires de deux énonciations qui s’im­pliquent mutuellement l’une l’autre le font aussi”[696]. Les énoncia­tions qui s’impliquent mutuellement dans la troisième série : la non-possibilité d’être et la nécessité de ne pas être, ont pour contradic­toires la possibilité d’être et la non-nécessité de ne pas être, puisque leurs modes s’opposent par la négation. Donc, ces deux-ci : la pos­sibilité d’être et la non-nécessité de ne pas être, s’impliquent aussi et ce sont elles qu’il faut placer dans la première série. Aussi, abor­dant le second motif de sa conclusion, le Philosophe déclare : “Elle”, la majeure assumée, “se vérifie d’ailleurs de”, c’est-à-dire s’applique aussi à[697], “la nécessité de ne pas être”[698], c’est-à-dire qu’à partir d’elle : la non-nécessité de ne pas être, se tire son oppo­sée : la nécessité de ne pas être. Ou : “Elle”, la non-nécessité de ne pas être, “se vérifie d’ailleurs de” la contradictoire de “la nécessité de ne pas être”.[699] Ajoutant sa mineure, le Philo­sophe dit : “Elle”, la non-nécessité de ne pas être, “entre en contra­diction avec ce qu’im­plique” mutuelle­ment “la non-possibilité d’être”. Pour s’expliquer, il s’ex­prime en termes. En effet, de la non-possibilité d’être, en tête de la troisième série, son impossibi­lité, à savoir l’impossibilité d’être, et la néces­sité, celle de ne pas être, dont la négation ou la contradictoire est la non-nécessité de ne pas être. Comme, tout le reste étant égal, en niant le mode, la possi­bilité d’être est contradic­toire de sa non-possibilité, ces deux se suivent mutuellement, la possibilité d’être et la non-nécessité de ne pas être, en tant que contradictoires de deux énonciations qui se suivent mu­tuellement.

#326. — Le Philosophe ordonne ensuite (22b25) toutes les consécu­tions des énonciations modales selon son opinion propre. Les con­tradictions du nécessaire, dit-il, s’ensuivent de celles du pos­sible, selon le mode décrit et approuvé de celles de l’impossible. Les con­tradictoires du possible, en effet, impliquent celles de l’im­possible, bien qu’avec inversion; de même, les contradictoires du possible im­pliquent avec inversion celles du nécessaire. Néanmoins, comme on l’a dit, intervient la différence que la déclaration reste pareille quant aux contradictoires du possible et de l’impossible, mais que les déclarations du possible et du nécessaire se contrarient, tel que cela se voit dans le tableau suivant :

Enchaînements des énonciations modales suivant l’ordonnance d’Aristote en quatre séries

Première série

Seconde série

Il est possible d’être

Il est possible de ne pas être

Il est contingent d’être

Il est contingent de ne pas être

Il n’est pas impossible d’être

Il n’est pas impossible de ne pas être

Il n’est pas nécessaire de ne pas être

Il n’est pas nécessaire d’être

Troisième série

Quatrième série

Il n’est pas possible d’être

Il n’est pas possible de ne pas être

Il n’est pas contingent d’être

Il n’est pas contingent de ne pas être

Il est impossible d’être

Il est impossible de ne pas être

Il est nécessaire de ne pas être

Il est nécessaire d’être

De cette façon, on le voit, aucune différence ne distingue Aristote et les Anciens, sinon les consécutions des énonciations de mode né­cessaire, dans les deux premières séries. Les Anciens ont en effet interverti les places des énonciations de mode nécessaire de pre­mière et de seconde séries. De plus, remarquons-le, Aristote a res­pecté l’exigence que les contradictoires des énonciations qui s’en­suivent mutuellement le fassent toujours elles aussi; or chacune des énoncia­tions de la première série est contradictoire à chacune de celles de la troisième série; pareillement, chacune de celles de la seconde série est contradictoire à chacune de celles de la quatrième série. Les Anciens, eux, n’ont pas respecté cette exigence.

Chapitre 13 – Nécessité entraîne possibilité

Difficulté

143. 22b29 Est-ce que vraiment, pourrait-on objecter, la nécessité d’être im­plique sa possibilité? Si ce n’est pas le cas, pourtant, elle impliquera sa contradiction, la non-possibilité d’être. Et si on ne concède pas qu’en voilà la contradiction, on devra admettre qu’elle est la possibi­lité de ne pas être. Or justement, les deux sont fausses, en face de la nécessité d’être.

144. 22b33 En revanche, c’est la même chose, de l’avis général, qui peut être coupée et ne pas l’être, être et ne pas être, de sorte que s’il est nécessaire qu’on soit, il sera contingent qu’on ne soit pas. Or voilà qui est faux.

Solution

145. 22b36 Manifestement, tout de même, tout ce qui peut être ou marcher n’est pas capable des opposés. Il arrive que cela ne soit pas vrai. C’est d’abord le cas de ce qui en a une puissance non-ration­nelle; le feu, par exemple, peut réchauffer et il en possède une puis­sance irration­nelle. Les puissances rationnelles sont donc, elles, ca­pables d’ef­fets variés et même contraires, mais ce n’est pas le cas de toutes les puissances irrationnelles. Comme on vient de le dire, le feu n’est pas capable et de réchauffer et de ne pas le faire; rien d’autre qui se trouve toujours en acte[700] n’en est non plus ca­pable[701]. Il y en a quand même, parmi les puissances irrationnelles, qui sont simulta­nément capables des effets op­posés. Notre distinc­tion vi­sait seule­ment à établir que toute puis­sance ne peut pas les ef­fets oppo­sés, pas même toutes celles qui relèvent de la même es­pèce.

Leçon 11

#327. — Aristote vient de manifester l’enchaînement des énon­ciations modales. Il soulève ici une difficulté concernant l’un des principes abordés, à l’effet que la nécessité impliquerait la possibi­lité.

Il procède en deux points : il résout d’abord la difficulté, puis (23a18), elle réglée, il ordonne autrement les consécutions des énon­cia­tions modales.

Le premier point se divise en deux : le Philosophe soulève d’abord la question, puis (22b36) en dispose.

Il soulève donc la question : “Est-ce que vraiment, pourrait-on ob­jecter, la nécessité d’être im­plique sa possibilité?” Il argumente en second (22b30) en faveur de sa partie affirmative : “Si ce n’est pas le cas, pourtant, elle impliquera sa contradiction, la non-possibilité d’être”, comme on l’a déduit plus tôt, du fait qu’en tout ou l’affir­mation ou la néga­tion est vraie. Mais, pourrait-on objecter, ce n’est pas la non-possi­bilité d’être qui en contredit la possibilité. On vou­drait ainsi esqui­ver l’argument et prétendre que ni l’une ni l’autre n’a besoin de s’ensuivre de la nécessité d’être. On dirait alors faux, mais con­cédons-le. Il fau­dra alors admettre pour contradictoire la pos­sibilité de ne pas être. Il faut bien, en effet, qu’ou bien la non-possibilité d’être ou bien la possibilité de ne pas être incarne la con­tradictoire de la possibilité d’être. Cela aboutira à la même er­reur, puisque toutes “les deux”, tant la possibilité de ne pas être que la non-possi­bilité d’être, “sont fausses, en face de la nécessité d’être”. Par consé­quent, ni l’une ni l’autre ne peut en découler. Aucune énon­ciation, en effet, ne découle de celle dont elle détruit la vérité. Il reste donc que la nécessité d’être implique la possibilité d’être.

#328. — Le Philosophe argumente en troisième (22b33) en faveur de la partie négative et présente l’argument qui suit. La possibilité d’être im­plique la possibilité de ne pas être, par conversion en la qualité opposée[702], étant donné que c’est la même chose qui peut être et qui peut ne pas être. Par conséquent, si la nécessité d’être en implique la possibilité, il s’ensuivra, du début à la fin, que ce qui doit être peut ne pas être, ce qui est manifestement faux. Ainsi on en vient à s’opposer à la supposition[703]. “En revanche”, com­mence-t-il, “c’est la même chose, de l’avis général, qui peut … être et ne pas être”, comme une maison, et “être coupée et ne pas être coupée”, comme un vêtement. C’est pourquoi, du début à la fin, “s’il est né­cessaire qu’on soit, il sera contingent qu’on ne soit pas. Or voilà qui est faux.” Donc la supposition que le possible s’ensuive de la néces­sité est fausse elle aussi.

#329. — Le Philosophe répond ensuite (22b36) à la difficulté.

Il manifeste d’abord la vérité en elle-même, puis (23a15) l’applique au propos.

Il propose donc d’abord la vérité à manifester : “Manifestement”, dit-il, à partir de ce qu’il a expliqué, “tout ce qui peut être ou mar­cher”, c’est-à-dire passer à l’acte[704] – bref, tout ce qui a la possibi­lité d’un acte premier ou d’un acte second – “n’est pas capable des oppo­sés”, c’est-à-dire ne détient pas une ouverture aux opposés. De fait, on en rencontre auxquels on n’attribue pas avec vérité de pou­voir les opposés. Ensuite (22b38), comme la possibilité naît de la puis­sance, le Philosophe manifeste quelle relation la puissance en­tretient avec les opposés; il en deviendra clair quelle relation la pos­sibilité entretient avec eux.

Cette considération se divise en deux : le Philosophe le manifeste d’abord pour les puissances de même défini­tion, puis (23a6) pour celles que l’on considère comme telles par homonymie. Le pre­mier point se divise en trois : le Philosophe manifeste d’abord quelle re­lation la puissance irrationnelle entretient avec les opposés : elle ne peut pas, dit-il, aboutir aux résultats opposés.

#330. — À noter là que la puissance active, comme elle n’est rien d’autre qu’un principe pour agir en autre chose, se divise en puis­sances rationnelle et irrationnelle[705]. La puissance rationnelle est celle qui opère avec raison et choix; comme l’art de la médecine, grâce auquel le médecin, en connaissance de ce qui convient au malade à soigner et en volonté de le faire, lui applique les remèdes pertinents. On appelle au contraire irrationnelle la puissance qui opère sans raison ni liberté, mais forcée par sa disposition naturelle; la chaleur du feu, par exemple, en est une, car elle réchauffe non comme elle le sait et le veut, mais comme sa nature l’exige. C’est une double différence pertinente au propos qui se trouve assignée là entre ces puissances. – La première, c’est que la puissance active irrationnelle ne peut pas aboutir aux deux résultats opposés, mais est limitée à l’un d’eux, qu’on entende l’opposé comme contradic­toire ou comme contraire. Par exemple : la chaleur ne peut pas ré­chauffer et ne pas réchauffer, qui s’opposent contradictoirement; elle ne peut pas non plus réchauffer et refroidir, qui se contrarient; elle est limi­tée à réchauffer. Ce qui doit s’entendre par soi, car par accident la chaleur peut refroidir, soit en supprimant la matière de la chaleur, l’humide, soit par échange avec le contraire[706]. Par acci­dent, elle peut aussi ne pas réchauffer, faute de matière à réchauffer. La puis­sance ration­nelle, de son côté, peut aboutir aux résultats op­posés tant comme contradictoires que comme contraires. Grâce à l’art de la médecine, de fait, le médecin peut appliquer les remèdes et peut ne pas les ap­pliquer, des opérations contradictoires; il peut aussi ap­pliquer des remèdes sains et des remèdes nocifs, des opéra­tions con­traires. – La seconde différence est que la puissance active irration­nelle, du mo­ment que son patient est présent, opère forcé­ment, en absence d’em­pêchements : la chaleur, du moment qu’une matière réchauffable lui est présente, la réchauffe forcément, si rien ne l’en empêche. Par contre, la puissance rationnelle, même en pré­sence de son patient, n’opère pas forcément : en présence du ma­lade, de fait, le médecin ne lui administre pas forcément les remèdes pertinents.

#331. — Laissons toutefois le métaphysicien expliquer ces diffé­rences et revenons au texte. Là, pour décrire comment la puissance irrationnelle se rapporte à l’opposé, le Philosophe déclare : “C’est d’abord le cas”, ce fait qu’il ne soit pas vrai de dire la puissance ou­verte aux opposés, “de ce qui en a une puissance non ration­nelle”, c’est-à-dire dont le pouvoir relève de puissances irration­nelles. “Le feu, par exemple, peut réchauffer et il en possède une puissance irration­nelle”. Le feu, de fait, ne peut pas refroidir; il n’est pas non plus à la fois en son pouvoir de réchauffer et de ne pas réchauffer. La préci­sion faite par le Philosophe, “d’abord”, ordonne ce premier cas, notons-le, au se­cond genre de possible dont il devra dire plus loin qu’on n’y trouve pas non plus de puissance aux effets oppo­sés[707].

#332. — En second (22b39), le Philosophe manifeste de quelle ma­nière la puissance rationnelle se rapporte aux opposés : son pouvoir, laisse-t-il entendre, s’étend aux opposés : “Les puissances ration­nelles sont donc, elles, capables d’effets variés et même contraires.” Et non seulement de deux contraires, mais aussi de plusieurs; grâce à l’art de la médecine, par exemple, le médecin peut appliquer plu­sieurs jougs de contraires et aussi s’abstenir de nom­breuses opéra­tions[708]. Le Philosophe a joint cette affirmation à la précédente par un ‘donc’ pour laisser entendre qu’elle s’ensuit de ce qui précède : les propriétés des opposés sont opposées, en effet; or la puissance irrationnelle, du fait même qu’elle soit irrationnelle, ne s’étend pas aux effets opposés; la puissance rationnelle doit donc avoir une ou­verture à eux, du fait même qu’elle soit rationnelle.

#333. — En troisième (23a1), le Philosophe ajoute à ce qu’il a dit des puissances irrationnelles une distinction qui relève d’une cause qu’il devra assigner plus loin : ce qu’il a dit de la puissance irra­tionnelle, qu’elle ne peut aboutir aux effets opposés, n’est pas vrai univer­sellement, précise-t-il, mais particulièrement. – La puissance irra­tionnelle, doit-on noter ici, se divise en puissance active, principe d’action, et puissance passive, principe de passion. Par exemple, la puissance de chaleur se divise en pouvoir de réchauffer et pouvoir d’être réchauf­fé. Quant aux puissances actives irration­nelles, il est vrai qu’elles ne peuvent conduire aux effets opposés, tel que déclaré; mais pour les puis­sances passives, par contre, ce ne l’est pas. Ce qui peut être ré­chauffé peut aussi être refroidi, en effet, parce que les con­traires s’adressent à la même matière, à la même puissance pas­sive[709]. Il peut aussi ne pas être réchauffé, parce que la privation et la forme se logent dans le même sujet[710]. C’est pour cela que le Philosophe poursuit : “Mais ce n’est pas le cas de toutes les puis­sances irrationnelles”, qu’on doive les concevoir comme exclues de pou­voir aboutir aux opposés; c’est seulement le cas de celles qui res­semblent à celle que le feu a de réchauffer; manifeste­ment, en effet, le feu ne peut pas ne pas réchauffer. C’est universel­lement le cas de toutes celles qui sont de nature à toujours agir[711], à savoir celles qui, en ce qui tient à elles, ne peuvent pas ne pas agir, mais sont con­traintes par leur forme à toujours agir. Il s’agit, on l’a dit, de toutes les puissances actives irrationnelles. Il y en a d’autres, cepen­dant, même parmi les puissances irrationnelles, dont la condi­tion est de pouvoir aboutir aux effets opposés; il s’agit des puis­sances passives, comme l’air, qu’on peut réchauffer et refroidir.

Ce “simultanément” que le Philosophe dit détermine “capables” et non “opposés”. Le sens en est qu’on ait simultanément la puissance passive d’aller vers un opposé ou l’autre, non qu’on ait la puissance passive d’admettre simultanément les deux opposés. En effet, il est impossible d’admettre simultanément les deux opposés. Aussi a-t-on coutume de dire, et avec raison, que ces cas comportent simulta­néité de puissance, non puissance de simultanéité. Bref, la puis­sance irrationnelle n’est pas exclue en toute son extension de pou­voir aboutir aux effets opposés, mais seulement en sa partie active.

#334. — Cette différence ajoutée par le Philosophe entre les puis­sances irrationnelles actives et passives pourrait paraître superflue, car on pourrait croire qu’il suffisait au propos d’avoir montré que toute puissance ne l’est pas simultanément des effets opposés. Aussi le Philosophe précise-t-il qu’il l’a introduite pour faire savoir que ce n’est pas seulement en parlant de puissance très communément que toute puissance ne l’est pas des effets opposés, mais même à l’inté­rieur de la même espèce. Les puissances irrationnelles se con­tiennent toutes en une même espèce et pourtant elles ne sont pas toutes ca­pables des opposés; seules les passives le sont. Il n’était donc pas si vain d’in­troduire cette différence entre les puissances irrationnelles pas­sives et actives; il le fallait plutôt pour manifester que pas toutes les puis­sances de cette même espèce sont ouvertes aux opposés. “Notre distinction” peut aussi renvoyer aux deux dif­férences, à celle entre puissances rationnelles et irrationnelles, et à celle entre puis­sances irrationnelles actives et passives. Le sens en serait alors qu’on l’a faite pour montrer que toutes les puissances ne peuvent aboutir aux effets opposés, qu’elles répondent à la même notion de puissance natu­relle, ce qui inclut en quelque sorte les puis­sances rationnelle et irration­nelle, ou qu’elles se trouvent con­te­nues sous la même es­pèce, comme les puissances active et passive contenues sous l’es­pèce irrationnelle.

Chapitre 13 – Nouvelle consécution des énonciations modales

Puissances homonymes et opposés

146. 23a6 Toutefois, certaines puissances sont homonymes[712]. C’est que ‘possible’ ne comporte pas seulement un sens[713]. Il en présente un qui se vérifie du fait qu’on soit déjà en acte : par exemple, mar­cher est possible, étant donné qu’on marche; de même, en général, on est possible si on est déjà en acte. En un autre sens, on est pos­sible du fait qu’on pourrait être en acte[714] : par exemple, mar­cher est possible, puisqu’on pourrait marcher[715].

147. 23a11 Cette puissance-ci, en outre, se trouve chez les seuls êtres mobiles, tandis que l’autre existe aussi chez les immobiles. Il se vé­rifie dans les deux cas, par contre, que marcher ou être ne soit pas impossible, tant chez qui déjà marche et est en acte[716] que chez qui en est seulement capable.

Application de la solution au propos

148. 23a15 Cette puissance-ci ne se vérifie donc pas du nécessaire absolument, mais l’autre s’en vérifie. Par conséquent, puisque la partie implique l’universel, la nécessité d’être implique sa possibi­lité, bien que pas toute[717].

Nouvelle ordonnance des consécutions

149. 23a18 Peut-être bien[718], c’est le nécessaire et le non-néces­saire qui sont principe pour tout, quant à être et à ne pas être; on doit regarder les autres comme découlant d’eux.

Justification

150. 23a21 Nos explications rendent manifeste que ce qui est néces­sairement est en acte. Ce sont les êtres éternels qu’on doit mettre en premier; aussi l’acte passe-t-il avant la puissance.

151. 23a23 Certains êtres sont des actes sans puissance, comme les premières substances[719]; d’autres sont des actes avec puissance, dont l’acte précède la puissance par nature, mais la suit en temps; d’autres, enfin, ne sont jamais des actes, mais seulement des puis­sances.

Leçon 12

#335. — Le Philosophe entend maintenant manifester la relation entretenue avec leurs opposées par les puissances dites homonymes.

Il le fait en deux points : il manifeste d’abord la nature de pareille puissance, puis (23a11) établit la différence et la ressemblance entre elles et celles dont on a parlé plus haut.

Aristote, doit-on remarquer, pour la clarté du premier point, divise les puissances en celles qui répondent à une même définition et celles qui n’en portent pas le nom au regard de la même définition qu’elles, mais au regard d’une autre. Celles-ci, c’est avec homony­mie[720] qu’il les ap­pelle des puissances. Le premier membre com­prend toutes les puis­sances actives et passives, rationnelles et irra­tionnelles. C’est que toutes celles auxquelles on attribue de pouvoir parce qu’elles dé­tiennent une puis­sance active ou passive sont des puissances au re­gard de la même définition, du fait justement de comporter une force au principe de quelque action ou passion[721]. Quant à lui, le se­cond membre comprend les puissances mathéma­tiques et logiques. La puissance mathématique est celle qui permet de dire qu’une ligne peut constituer un carré[722], du fait que retour­née sur elle-même elle en constitue un. Quant à la puissance lo­gique, elle per­met à deux termes de s’unir sans contradiction dans une énoncia­tion. Elle contient aussi celle qui fait reconnaître une chose comme pos­sible[723] du fait qu’elle existe déjà. C’est d’ailleurs à bon droit qu’on considère ces puis­sances désignées avec homony­mie à partir des précédentes, étant donné qu’elles n’attribuent au­cune vertu active ou passive et qu’en ces sens on dise ‘possible’ sans renvoyer à une vertu d’agir ou de pâtir telle ou telle chose, comme c’était le cas des précédentes. Or ce sont les puissances actives ou passives qui s’ouvrent à des effets opposés. Par consé­quent, celles qui se disent avec homonymie[724] des puis­sances ne présentent pas pareille ouverture. “Certaines puissances”, dit-il donc, en en parlant, “sont homonymes” et pour cela elles ne gardent pas une ouverture aux effets opposés.

#336. — Pour manifester la nature de cette puissance dite avec homonymie, le Philosophe présente ensuite (23a7) la division d’usage du possible qui la fait connaître. “C’est que ‘possible’ ne com­porte pas seulement un sens”, dit-il, mais deux. En un sens, on est dit possible pour autant que cela “se vérifie du fait qu’on soit déjà en acte”, du fait d’exister actuellement. Par exemple, “marcher est possible”, quand on marche déjà : “de même, en général”, c’est-à-dire univer­selle­ment, il lui est possible d’être, ce dont on dit qu’il est possible du fait qu’il soit déjà en acte[725]. Au second sens, on est dit possible non pour la raison qu’on soit actuellement, mais parce qu’on sera éven­tuelle­ment en acte, c’est-à-dire parce qu’on peut passer à l’acte[726]; par exemple, marcher est possible, puisque qu’on marchera éven­tuelle­ment. Avec cette division en deux membres du possible, remarquons-le ici, le Philosophe s’est trouvé à manifester après coup la division de la puissance qui précédait, car ‘possible’ vient en effet de ‘puissance’. Sous le premier membre du possible, le Philosophe a renvoyé aux puissances homo­nymes et, sous le se­cond, aux puis­sances syno­nymes[727] : les actives et les passives. Son idée était donc que, comme ‘possible’ se dit en deux sens, ‘puis­sance’ aussi. Il n’a cité par ailleurs qu’un seul de leurs membres pour manifester les puis­sances homonymes : le cas de ce qu’on dit possible parce qu’il est déjà, car cela satisfaisait son propos.

#337. — Le Philosophe assigne ensuite (23a11) la différence entre les deux puissances. On ne trouve, dit-il, la puissance mentionnée en dernier, dite natu­relle, que dans les choses mobiles, tandis que l’autre existe tant dans les immobiles que dans les mobiles. La pos­sibilité, attribuée à une puissance en autant qu’elle pourrait se trou­ver en acte, mais ne l’est pas de fait[728], ne peut se rencontrer sans mutabilité chez ce qu’on dit ainsi se pouvoir. Si en effet maintenant on peut se trouver en acte, mais ne l’est pas, il faudra, pour être en acte, passer de puissance à acte[729]. Par ailleurs, ce qu’on considère possible du fait qu’il est n’exige aucune mutabilité pour se considé­rer ainsi possible : l’être en acte qui fonde pareille possibilité se rencontre à la fois dans les choses nécessaires, dans celles qui sont inchangeables et dans celles qui sont mobiles. Le possible qu’on appelle logique est donc plus commun que celui qu’on a coutume d’appeler naturel.

#338. — Le Philosophe montre ensuite (23a13) la ressemblance entre les deux sens de ‘possible’. Par contre, dit-il, “que marcher ne soit pas impossible se vérifie dans les deux” types de puis­sances et de possibles, celui de “qui déjà marche et est en acte”[730] et celui de “qui en est seulement capable”. Autrement dit, qu’on soit dit pos­sible du fait qu’on est en acte ou du fait qu’on puisse l’être, il se vérifie de ces deux puissances qu’elles ne soient pas impossibles. Par conséquent, le possible se vérifie du nécessaire, puisque le non-impossible l’implique. Il s’agit du second genre de possible, dont Aristote disait auparavant que c’en est “d’abord le cas”[731], c’est-à-dire qu’on n’y trouve pas d’ouverture aux deux opposés, à savoir, le pos­sible déjà en acte : ce qu’on dit possible pour une telle raison est déjà déterminé, en fait, puisqu’on l’a supposé en acte. Tout possible n’est donc pas ouvert aux deux résultats, qu’on parle du possible na­turel ou logique.

#339. — Le Philosophe applique ensuite (23a15) à son propos la vérité qu’il vient de déterminer. Il conclut d’abord ce qu’il vient de dire, manifestant ainsi la relation que le possible ouvert aux effets opposés entretient avec le nécessaire. Ce possible, dit-il, le naturel, présent seulement chez les êtres mobiles, son attribution au néces­saire absolument ne se vérifie pas, car ce qui est nécessaire absolu­ment ne peut être autrement. Or le possible naturel, tel que dit, peut aboutir à un effet ou à l’autre. Le Philosophe précise “absolu­ment”, parce que le nécessaire revêt plusieurs sens : il y a un néces­saire en vue du bien-être, il y en a un autre sous supposition; il ne nous ap­partient pas d’en traiter, mais seulement de les signaler. C’est pour écarter ces modes du nécessaire que le Philo­sophe a ajouté la préci­sion “absolument”, car ils ne satisfont pas parfaite­ment et en tout à la notion de nécessaire. Or c’est du néces­saire absolu que le pos­sible naturel ne se vérifie pas. L’autre, par contre, le possible lo­gique, qu’on rencontre même dans les choses immo­biles, se vérifie de lui, puisqu’il n’enlève rien à la nécessité. Avec cela se résout l’argument apporté en faveur de la partie néga­tive de la question[732] : sa faute consistait à inférer du nécessaire le possible ouvert à l’un et l’autre effets, lequel se convertit en la qualité op­posée.

#340. — Le Philosophe répond ensuite (23a16) formellement à la question. À son idée, on doit en adopter la partie affirmative[733], à l’effet que le nécessaire implique le possible. Il en assigne la cause : c’est que la partie subjective implique compréhensivement[734] son tout universel. Or le nécessaire est une partie subjective du pos­sible, puisque ce dernier se divise en logique et naturel, et que le logique comprend le nécessaire. Le nécessaire implique donc le possible. “Par conséquent”, dit-il, “puisque la partie”, la partie subjective, “im­plique” son tout “universel”, “la nécessité d’être”, c’est-à-dire le mode nécessaire, en tant que partie subjective, “implique sa possibi­lité”, c’est-à-dire le mode possible, comme il en constitue le tout universel, “bien que pas toute”, c’est-à-dire sans cependant im­pli­quer toute espèce de possible. Pareillement, l’homme implique l’animal, bien que pas tout-à-fait : ce n’est pas en toutes ses parties subjectives que l’animal s’ensuit de l’homme. Cette conséquence ne vaut pas, en effet : c’est un homme, donc c’est un animal irration­nel. L’argument en faveur de la partie affirmative se trouvant de ce fait confirmé, le Philosophe résout plus expressément celui en fa­veur de la partie négative, fautif par sophisme du conséquent, du fait d’in­férer du nécessaire le possible en descendant à l’une de ses espèces, comme il appert de soi.

#341. — Le Philosophe confère ensuite (23a18) aux mêmes consé­cutions des énonciations modales une autre disposition : il place le né­cessaire avant tous les autres modes.

Il procède en deux points : il propose d’abord la disposition qu’il entend, puis (23a21) en assigne la cause.

Il dit donc : “Peut-être bien”, dit-il, “c’est le nécessaire et le non-nécessaire qui sont principe pour tout”, à savoir pour toutes les énonciations modales, “quant à être et à ne pas être”, c’est-à-dire quant à ce qu’elles soient affirmatives ou négatives. Et “on doit re­garder les autres”, à savoir le possible, le contingent et l’impos­sible, “comme découlant d’eux”, à savoir du nécessaire et du-non néces­saire, de la façon suivante :

Consécutions des énonciations modales suivant l’ordonnance d’Aristote en quatre séries en une disposition convenable différente

Première série

Seconde série

Il est nécessaire d’être

Il est nécessaire de ne pas être

Il n’est pas possible de ne pas être

Il n’est pas possible d’être

Il n’est pas contingent de ne pas être

Il n’est pas contingent d’être

Il est impossible de ne pas être

Il est impossible d’être

Troisième série

Quatrième série

Il n’est pas nécessaire d’être

Il n’est pas nécessaire de ne pas être

Il est possible de ne pas être

Il est possible d’être

Il est contingent de ne pas être

Il est contingent d’être

Il n’est pas impossible de ne pas être

Il n’est pas impossible d’être

On le voit, rien n’a changé, sinon que les énonciations nécessaires, qui tenaient la dernière place, en ont obtenu la première. En quali­fiant sa déclaration par “peut-être bien”, le Philosophe n’y je­tait pas un doute, mais proposait la chose sans en donner de raison détermi­née.

#342. — Le Philosophe entend tout de même ensuite (23a21) assi­gner la cause de l’ordre proposé.

Il donne d’abord la cause pour laquelle il a placé le nécessaire avant le possible, en usant de l’argument qui suit : l’éternel a précé­dence sur le temporel; or le nécessaire dit éternité. C’est qu’il im­plique être en acte et exclut toute mutabilité et en conséquence toute temporalité, inimaginable sans changement. Le possible dit par contre temporalité, puisqu’il n’exclut pas qu’on puisse être et ne pas être. Le nécessaire passe donc à bon droit avant le possible. “Nos explica­tions”, en traitant du nécessaire, dit-il pour proposer sa mi­neure, “rendent manifeste que ce qui est nécessairement est en acte”, parce que ce qui est par nécessité est totalement en acte : il exclut en effet toute mutabilité et toute puissance à l’opposé, car ce qui pourrait changer et devenir de quelque façon l’opposé ne serait déjà plus nécessaire. – “Ce sont les êtres éternels qu’on doit mettre en premier”, avant les temporels, ajoute-t-il, en guise de majeure. – Les êtres tout-à-fait en acte, conclut-il finalement, à savoir les êtres nécessaires, “passent avant la puissance”, c’est-à-dire avant les êtres possibles, incapables de se trouver tout-à-fait en acte, bien qu’ils admettent les deux.

#343. — Le Philosophe assigne ensuite (23a23) la cause de tout l’ordre qu’il a mis entre les énonciations modales, en usant de l’argument qui suit. L’univers présente trois degrés. “Certains êtres sont des actes sans puissance”, sans mélange de puissance, “comme les premières substances”, non pas celles que nous avons qualifiées de premières dans la science présente, du fait qu’elles interviennent principalement et le plus comme sujet, mais celles qui sont pre­mières du fait d’être causes de toutes choses, les Intelligences. – “D’autres sont des actes avec puissance[735]”, comme tous les êtres mobiles. En ce qu’ils ont d’acte, ils ont priorité par nature sur eux-mêmes en ce qu’ils ont de puissance, bien que ce soit le contraire si on considère l’ordre du temps. Sous cet aspect, en effet, en ce qu’ils ont de puissance, ils ont priorité sur eux-mêmes en ce qu’ils ont d’acte. Par exemple, quant au temps, Socrate pouvait être philo­sophe avant, et ne l’a été qu’après en acte; en Socrate, donc, la puis­sance précède l’acte selon l’ordre du temps. Par ordre de nature, de perfection et de dignité, par contre, il en va à l’inverse. La priorité en dignité, ce qu’il y a de plus digne et de plus parfait, a appartenu à Socrate une fois qu’il s’est trouvé philosophe en acte, plutôt que lorsqu’il pouvait seulement le devenir. L’ordre de la puissance et de l’acte s’intervertit ainsi en le même être, selon qu’on porte attention à la nature ou au temps. – “D’autres enfin ne sont jamais des actes mais seulement des puissances”, comme le changement, le temps, la division infinie de la grandeur et l’augmentation infinie du nombre. Ces entités-là, en effet, ne viennent jamais en acte[736], parce que cela répugne à leur notion : aucune d’elles n’existe jamais sans qu’on en attende quelque nouvelle partie; aucune par conséquent ne peut jamais être sauf en puissance. Mais il faudra en traiter ailleurs.

#344. — Ces considérations visaient à faire ressortir que notre dis­position assignée aux consécutions des énonciations modales imite l’ordre de l’univers. On a mis en premier le mode nécessaire, qui donne l’impression d’un être en acte sans mélange de puissance ou de mutabilité, en imitant le premier degré de l’univers. – On a dis­posé en second le possible et le contingent, qui font tous deux l’im­pression d’actes mélangés de puissance, de façon à conserver la conformité au second degré de l’univers. – On a fait précéder le possible et non le contingent, parce que le possible regarde l’acte, tandis que le contingent, quant à la signification du nom, regarde plutôt le défaut de cause, qui concerne la puissance, puisqu’il en découle. On se conforme ainsi à la seconde partie de l’univers, où l’acte a priorité sur la puissance par nature, sinon quant au temps. – On a réservé la dernière place à l’impossible, qui fait l’impression de ne jamais de­voir être, tout comme la partie ultime de l’univers, qui n’est jamais en acte. On obtient l’ordre le plus beau, quand on respecte l’ordre divin.

#345. — Par ailleurs, les consécutions qu’on a supposées entre les énonciations modales interviennent simplement entre énoncia­tions équipollentes via une variation de la place de la négation qui en­traîne un changement de leur qualité ou de leur quantité ou des deux à la fois. Pour une connaissance complète de ces consécutions entre modales, il y avait donc peu à dire de leur qualité et de leur quantité jusqu’à maintenant. La nature du tout résulte des na­tures de ses par­ties. Le sujet de l’énonciation modale, on doit donc le savoir, à la fois exprime qu’une chose soit ou ne soit pas, en constitue une dé­claration unique et contient en lui le sujet de cette déclaration. Son attribut, par ailleurs, à savoir son mode, constitue l’attribut total de l’énonciation modale, car explicitement ou impli­citement il en con­tient le verbe, lui-même toujours le signe de ce qui s’attribue à autre chose. Aussi Aristote disait-il que le mode est l’ajout. Il comprend de plus en lui le pouvoir de distribuer selon les parties du temps. Le nécessaire et l’impossible, en effet, distribuent pour le temps entier, soit absolu­ment soit sous quelque réserve[737]; quant au possible et au contingent, ils le font en général pour quelque temps[738].

#346. — Ces cinq conditions entraînent en toute énonciation mo­dale une double qualité et une triple quantité. – Du fait que tant son sujet que son attribut possèdent un verbe, résultent deux qualités : celle de la déclaration et celle du mode. C’est pourquoi on a pu dire que telle énonciation se trouve affirmative de mode, mais non de déclaration, et inversement[739]. – Du fait par ailleurs que le sujet de la modale comprend le sujet de la déclaration, résulte une quantité, appelée quantité du sujet de la déclaration, qui se distingue en uni­verselle, particulière et singulière, comme celle des énonciations de convenance : que Socrate courre, peut-on dire, ou quelque homme, ou tout homme, ou aucun homme, est possible. – Du fait que le su­jet d’une énonciation modale constitue une déclaration, résulte une autre quantité, appelée quantité de la déclaration. Celle-ci, unique, est la singularité. C’est que toute déclaration de n’importe quelle énoncia­tion modale constitue un singulier de cette entité universelle, la déclaration. Voici de quoi rendre cela évident. L’énonciation ‘que l’homme soit blanc est possible’ s’expose comme suit : telle décla­ration : ‘que l’homme soit blanc’, est possible. Or ‘telle déclaration’ est un singulier, tout comme ‘tel homme’. Plus précisément, faut-il dire, toute modale est singulière de déclaration, mais universelle ou particulière de sujet de déclaration. – Du fait enfin que l’attribut de la modale, son mode, présente une puissance distributive, résulte une troisième quantité, appelée quantité du mode ou modale. Celle-ci se distingue en universelle et particulière.

#347. — Deux choses méritent ici attention diligente. D’abord, les énonciations modales ont ceci de spécial que leur attri­but les quan­tifie absolument, tout comme il les qualifie absolu­ment : comme elle est absolument affirmative, celle dont le mode est affirmé, et négative, celle dont le mode est nié, de même elle est absolument universelle, celle dont le mode est universel, et particu­lière, celle dont le mode est particulier. C’est que l’énonciation mo­dale suit la nature de son mode. Ensuite, on doit porter attention à ce fait, qui est la cause du précé­dent, que l’attribut de la modale, son mode, ne se limite pas à la seule relation de son attribut à son sujet : qu’il soit ou ne soit pas, mais comporte aussi une relation de synca­tégorème distributif, quoique non en regard de la quantité des par­ties subjec­tives de son sujet, mais de la quantité des parties de son temps. Et à bon droit. En effet, la quantité propre au sujet de l’énon­ciation de convenance concerne la division ou indivision de ce su­jet, puisque le nom signifie à la manière d’une substance, laquelle se quantifie par division de son continu. C’est pourquoi son signe quantifiant distribue selon ses parties sub­jectives. Or la quantité propre du sujet de l’énonciation modale, c’est le temps, puisque ce sujet est un verbe, qu’un verbe signifie à la manière d’un change­ment, et que la quantité propre d’un changement est le temps qu’il prend. C’est pourquoi le mode, en quantifiant, distribue son sujet, qui consiste à être ou ne pas être, selon les parties du temps. À y regarder subtile­ment, il devient clair que la quantité de l’énonciation modale est celle de son sujet propre, celle du fait d’être ou de ne pas être. En conséquence, l’énonciation modale est absolu­ment universelle, dont le sujet propre se distribue pour tout temps : soit absolument, comme ‘que l’homme soit animal est nécessaire’ ou ‘impossible’; soit pour tout temps donné, comme ‘que l’homme courre aujour­d’hui’ ou ‘pendant qu’il court’ ‘est nécessaire’ ou ‘im­possible’. Celle-là par contre est particulière, où la distribution se fait en général non pour tout temps, mais pour quelque temps seulement; par exemple, ‘que l’homme soit animal est possible’ ou ‘contin­gent’. Cette quantité de l’énon­ciation modale est donc aussi la propriété de son sujet, étant donné aussi qu’universellement la quantité se tient du côté de la matière. Elle dérive cependant du mode non pas en tant qu’attribut, ce qui reste formellement le cas, mais en tant qu’il fait office de syncaté­gorème, ce qu’il tient juste­ment du fait qu’il est mode.

#348. — Ainsi donc, certaines énonciations modales, à parler de leur quantité propre, sont universelles affirmatives, comme celles de mode nécessaire, parce qu’elles distribuent à toujours être; d’autres sont universelles négatives, comme celles de mode impossible, parce qu’elles distribuent à ne jamais être; d’autres, particulières af­firmatives, comme celles de modes possible et contingent, parce qu’elles distribuent l’une et l’autre à être quelque temps; d’autres, particulières négatives, comme celles de modes non-nécessaire et non-impossible, parce qu’elles distribuent à ne pas être quelque temps. Il en va tout comme dans les énonciations de convenance, où ‘tout’, ‘nul’, ‘quelque’, ‘pas tout’, ‘pas nul’, créent une diversité semblable.

Cette quantité des énonciations modales tient à ce qu’elles sont modales et c’est à elles, en tant que telles, qu’Aristote adresse le présent traité. C’est pour cela que leurs équipollentes, ou consécu­tives, s’ordonnent d’après la variation de position de la négation, comme les équivalentes des énonciations de conve­nance. La néga­tion placée avant le mode fait équivaloir à la contradictoire; la néga­tion placée après le mode, adressée au verbe de la déclara­tion, fait équivaloir à la contraire; placée avant comme après, par ailleurs, elle fait équivaloir à sa subalterne. On peut le vérifier dans le ta­bleau des consécutions fourni en dernier par Aristote. Avec ce ta­bleau de leurs oppositions, on voit clairement que toutes celles qui s’im­pliquent s’équivalent selon l’une ou l’autre des trois règles. Par conséquent, toute la première série contrarie la seconde, contredit la troisième et se subalterne à la quatrième.

Nécessité d’être

sous-contraires

Impossibilité d’être

subalternes

contradictoires

 

subalternes

Possibilité d’être

contraires

Contingence de ne pas être

 

Chapitre 14 – L’énonciation contraire est la négation

La question : contrarier, est-ce nier le même attribut ou affirmer l’attribut contraire?

152. 23a27 Par ailleurs, quelles énonciations se contrarient : l’affir­mation et sa négation, ou l’affirmation et une autre affirmation? Les phrases contraires sont-elles, par exemple, celles qui énoncent que ‘tout homme est juste’ et que ‘nul homme n’est juste’? Sont-elles plutôt ‘tout homme est juste’ et ‘tout homme est injuste’? Entre ‘Callias est juste’, ‘Callias n’est pas juste’ et ‘Callias est injuste’, laquelle contrarie laquelle?

Question pré-requise : qu’en est-il des conceptions dans l’âme?

153. 23a32 C’est que ce qui se passe sur le plan vocal découle de ce qui se passe dans la pensée[740]. Si donc là, le jugement[741] contraire est celui qui porte sur l’attribut contraire; si, par exemple, celui que ‘tout homme est juste’ est contraire à celui que ‘tout homme est injuste’, il en ira forcément pareil avec les affirmations vocales. Si par contre pas même là ce n’est celui qui porte sur un attribut con­traire qui constitue le jugement contraire, ce ne sera pas non plus l’affirmation qui sera contraire à l’affirmation, mais la négation an­noncée. Exa­minons par conséquent quel jugement vrai contrarie quel jugement faux, si c’est celui qui nie l’attribut ou celui qui af­firme que c’est l’attribut contraire qui convient. Allons-y avec le cas suivant. Supposons un jugement vrai sur tel bien, à l’effet qu’il est bon; puis un autre, faux, à l’effet qu’il n’est pas bon; et encore un autre, à l’effet qu’il est mauvais. Lequel de ces deux-ci contrarie le vrai? S’il n’y en a qu’un, sous quel rapport est-il contraire?

154. 23b3 L’idée que les jugements contraires se définissent par le fait de porter sur des objets contraires est fausse. En effet, le juge­ment, sur tel bien, à l’effet qu’il est bon et, sur tel mal, à l’effet qu’il est mauvais, est sans doute le même et il est vrai, qu’il en constitue plusieurs ou un seul. Pourtant, ces objets sont des contraires. Ce n’est donc pas de porter sur des objets contraires qui rend des juge­ments contraires; c’est plutôt de juger contrairement.

155. 23b7 Supposons donc ce jugement sur tel bien, à l’effet qu’il est bon, et cet autre, à l’effet qu’il ne l’est pas. On peut encore mention­ner ceux à l’effet qu’il est telle ou telle autre chose que de fait il n’est pas ni ne peut être. Ce n’est aucun de ces autres jugements qu’on doit ad­mettre[742] : aucun de ceux qui pré­tendent le sujet être ce qu’il n’est pas, ni aucun de ceux qui le prétendent ne pas être ce qu’il est. Les deux types en comptent une infinité, tant ceux qui prétendent le sujet être ce qu’il n’est pas que ceux qui le prétendent ne pas être ce qu’il est.

Leçon 13

#349. — Le Philosophe a traité de l’énonciation quant à la variété qu’entraîne pour elle toute addition faite tant à ses termes qu’à sa compo­si­tion. Il entend traiter ici, d’après la division faite par saint Thomas au début de ce second livre, une question touchant les op­positions qu’entraîne entre énonciations tout ajout à une énonciation simple.

Il le fait en quatre points : il soulève d’abord une question, déclare en second (23a32) que cette question dépend d’une autre à traiter auparavant, traite en troisième (23b3) de cette autre question, puis re­vient en quatrième (24b1) répondre à la question soulevée en premier.

Voici la question que le Philosophe entend soulever : l’énoncia­tion contraire à une affirmative est-elle la négation de son attribut ou l’affirmation d’un attribut contraire ou privatif? “Quelles énoncia­tions se contrarient”, dit-il; “l’affirmation et sa négation” contradic­toire? Est-ce universellement la phrase affirmative et la phrase né­gative? Par exemple, la phrase affirmative qui énonce que ‘tout homme est juste’ est-elle contraire à la phrase négative ‘nul homme n’est juste’ ou à la phrase ‘tout homme est injuste’, affirmative de l’attribut privatif? Pareillement, l’affirmation ‘Callias est juste’ est-elle contraire à la négation contradictoire ‘Callias n’est pas juste’ ou à ‘Callias est injuste’, affirmative de l’attribut privatif?

#350. — Saisir clairement la formulation de cette question, laissée jusque-là sans discussion par les autres auteurs, exige de saisir qu’une énon­ciation présente deux aspects : elle-même, c’est-à-dire sa signifi­ca­tion, et sa manière d’énoncer ou de signifier. Pour cette raison, il peut se produire deux oppositions : l’une en raison de l’énonciation comme telle, l’autre en raison de sa manière d’énon­cer. En portant at­tention à leurs manières d’énoncer, on trouvera à l’ampleur des énon­ciations deux espèces d’opposition : la contrarié­té et la contradic­tion; on a de fait plus haut divisé les énonciations opposées en con­traires et contradictoires[743]. La contradiction entre énoncia­tions en raison de leur manière d’énoncer se produit quand le même attribut est assigné au même sujet selon une manière con­tradictoire d’énoncer. Ainsi, comme l’un de termes contradictoires n’établit rien, mais seulement détruit l’autre, de même l’une des énonciations contradictoires n’affirme rien, mais seulement détruit ce que l’autre énonçait. Il est évident de soi que c’est ainsi que font toutes les énonciations qu’on appelle contradictoires : par exemple, ‘tout homme est juste’ et ‘pas tout homme est juste’, ‘Socrate est juste’ et ‘So­crate n’est pas juste’. En conséquence, elles ne peuvent être simultanément vraies ou fausses, puisque ne le sont jamais non plus deux contradictoires. Par ailleurs, la contrariété en raison de la manière d’énoncer se produit entre énonciations quand le même attribut est assigné au même sujet selon une manière contraire d’énoncer. Ainsi, tout comme l’un de contraires établit une matière commune à lui et à l’autre à la distance la plus grande sous leur genre, comme il appert du blanc et du noir, de même une énoncia­tion contraire établit un sujet commun à elle et à son opposée à la distance la plus grande sous leur attribut. C’est ainsi que se trouvent toutes les énonciations appelées contraires dans le tableau : ‘tout homme est juste’ et ‘tout homme n’est pas juste’[744]. Ce sont en effet elles qui font leur sujet, ‘homme’, le plus distant sous la justice, du fait que l’une énonce que la justice convient à l’homme, et non de n’im­porte quelle manière, mais universellement, et que l’autre énonce que la justice ne convient pas à l’homme, encore non de n’importe quelle manière, mais universellement. Il ne peut en effet y avoir plus grande distance que celle qui sépare le fait de recevoir un attribut en toute son universa­lité[745] de celui de ne le recevoir en rien de son universalité[746]. Ces énonciations, s’ensuit-il, ne peuvent être simultanément vraies, tout comme des contraires ne peuvent pas non plus convenir simul­tanément au même sujet; mais elles peuvent se trouver simultané­ment fausses, comme aussi des contraires peuvent simultanément ne pas convenir au même sujet.

Par contre, en portant attention à l’énonciation comme telle, c’est-à-dire à sa signification, en une seule espèce d’opposition, nous ne découvrirons en toute l’ampleur des énoncia­tions que de la contra­riété, celle qui oppose la vérité et la fausseté : c’est que les signifi­cations de deux énonciations présentent des entités positives, qui ne peuvent s’opposer ni contradictoirement ni privative­ment, parce que l’autre terme en ces deux oppositions est formelle­ment du non-être. Comme des énonciations ne s’opposent pas non plus relativement, c’est bien clair, elles ne s’opposent pas autrement que comme des contraires s’opposent.

#351. — Cette contrariété consiste d’ailleurs à ce que l’une de deux énonciations ne soit compatible avec l’autre ni en vérité ni en fausseté. Pour autant, certes, qu’on présuppose toujours les condi­tions des contraires : ils concernent le même sujet au même temps. Que pareille opposition constitue de la contrariété ressort aussi de la nature des conceptions de l’âme qui impliquent composition et divi­sion; or chacune des énonciations compte parmi elles. Juste­ment, les conceptions adéquates de l’âme ne s’opposent aux inadé­quates d’aucune autre façon que par contrariété; même les concep­tions ina­déquates, si elles s’excluent l’une l’autre, sont aussi à considérer comme contraires. Saint Thomas prouve d’ailleurs que le vrai et le faux s’opposent comme des contraires.[747] Pareillement aussi pour les énonciations, leurs significations adéquates s’opposent à leurs inadéquates, c’est-à-dire les vraies aux fausses, comme des con­traires; et même les indéquates, c’est-à-dire les fausses, s’opposent aussi entre elles comme des contraires, s’il se trouve qu’elles ne soient pas compatibles, toujours pour autant qu’on respecte les con­ditions des contraires. Il existe donc entre les énonciations deux contrariétés : l’une en raison de leur manière d’énoncer, l’autre en raison de leur signification, mais une unique contradiction, due à leur manière d’énoncer. Pour éviter la confusion, on appellera la première contrariété ‘modale’ et la seconde ‘formelle’. Par ailleurs, on peut appeler aussi ‘modale’ la contradiction, quoique non pour éviter la confusion, puisqu’elle est unique, mais pour exprimer sa propriété. On trouvera ainsi une contrariété formelle entre toutes les énoncia­tions contradictoires, parce que l’une exclut toujours l’autre; et, quant à la vérité, entre toutes les énoncia­tions de manière con­traire, parce qu’elles ne peuvent être simultanément vraies, bien que cela ne se retrouve pas entre toutes quant à la fausseté, comme cer­taines peuvent être simulta­nément fausses.

#352. — Dans cette question, Aristote parle d’une contrariété entre énonciations qui s’étend, sur le plan modal, aux énonciations contraires et aux contradictoires. Le début et la fin de la question le montrent bien. Le début, puisqu’il y propose les deux contradic­toires : “l’affirmation et sa négation…” et les contraires modales : “… ou l’affirmation et une autre affirmation…”, dont il fournit aussitôt des exemples pour les deux, comme il appert dans le texte. La fin aussi, puisque là il divise expressément celle qu’il a conclue contraire à l’universelle affirmative en contraire universelle néga­tive, sur le plan modal, et contradictoire. Cette division ne manque­rait pas de fausseté si sa conclusion ne visait pas la contraire sur le plan for­mel, comme il appert de soi. Du fait qu’il prenne ainsi la contrariété, on doit comprendre que la question porte sur la contra­riété formelle. Or il s’agit d’une question très subtile, nécessaire et encore touchée d’aucune façon.

Voilà donc comment formuler la question : est-ce que l’énoncia­tion contraire, sur le plan formel, à l’affirmative vraie est la négative fausse du même attribut ou l’affirmative fausse de l’attribut privatif ou contraire? Le sens de la formulation devient alors évident, et on comprend pourquoi le Philosophe ne fait porter la question sur au­cune autre opposition entre énonciations : c’est qu’il ne s’en trouve aucune autre sur le plan formel. On saisit aussi qu’il prend la contra­riété au sens propre et le plus strict, même si pareille con­tra­riété in­tervient entre contradictoires et contraires, sur le plan modal.

Cette difficulté provient d’ailleurs, mentionnait saint Thomas, du fait d’un ajout fait à l’énonciation simple; si on portait attention seu­lement aux énonciations simples, c’est-à-dire à celles de seconde expression, on ne donnerait aucune occasion à cette question. C’est parce qu’on fait à la simple énonciation, c’est-à-dire au sujet et au verbe substantif, un ajout, à savoir un attribut, que naît cette diffi­culté sur l’opposition, à savoir si les énonciations deviennent con­traires du fait de cet ajout, de ce même attribut, par la négation apposée au verbe, ou du fait d’un attribut contraire ou privatif, sans négation placée avant le verbe.

#353. — Le Philosophe manifeste ensuite (23a32) d’où tirer lumière pour trancher la question, et il le fait en deux points. Cette question, déclare-t-il d’abord, dépend d’une autre : le jugement vrai[748], à sa­voir la conception vraie de l’âme dans la seconde opéra­tion de l’es­prit, contrarie-t-il le jugement faux qui nie le même attri­but ou le jugement faux qui affirme un attribut contraire ou privatif? Le Philo­sophe explique pourquoi la première question dépend de cette se­conde : c’est que les énonciations orales découlent des men­tales comme les effets adéquats découlent de leurs causes propres, et comme des objets signifiés découlent leurs signes adéquats. En con­séquence, les deux na­tures se ressemblent sur ce point. “C’est que ce qui se passe sur le plan vocal”, dit-il, en commençant par la cause, “découle de ce qui se passe dans la pensée”, comme il le di­sait dès le début[749]. “Si donc là”, c’est-à-dire dans l’âme, le juge­ment qui affirme l’attribut contraire du même sujet est contraire à l’autre qui affirme l’autre contraire du même sujet, à la manière de ces énonciations mentales : ‘tout homme est juste’ et ‘tout homme est injuste’, “il en ira forcé­ment pareil avec les affirmations vo­cales”, c’est-à-dire prononcées avec la voix, et deux affirmatives se­ront contraires, qui affirment du même sujet des attributs contraires. “Si par contre pas même là”, c’est-à-dire dans l’âme, l’affirmation de l’attribut contraire ne consti­tue pas de contrariété entre les énon­cia­tions mentales, les affirmations vocales qui visent des attributs contraires ne seront pas contraires. Plutôt, l’énonciation contraire à l’affirmation sera la négation du même attribut.

#354. — La question soulevée dépend donc de cettte autre comme un effet de sa cause. On doit traiter en premier de cette seconde question, ajoute le Philosophe, par manière de conclusion, de sorte que la cause, une fois connue, fasse connaître l’effet. “Exa­minons par conséquent”, dit-il, “quel jugement vrai contrarie quel jugement faux, si c’est celui qui nie l’attribut ou celui qui af­firme que c’est l’attribut contraire qui convient.” De façon à user d’un exemple, “allons-y avec le cas suivant” : “Supposons” trois jugements “sur tel bien”, par exemple sur la vie. Le premier représente le jugement vrai sur ce bien, “à l’effet qu’il est bon”, disons : ‘la vie est bonne’. Le second constitue un jugement faux négatif, “à l’effet qu’il n’est pas bon”, disons : ‘la vie n’est pas bonne’. Le troisième, encore faux, affirme un attribut contraire, “à l’effet qu’il est mauvais”, disons : ‘la vie est mauvaise’. Lequel des deux jugements faux, demandons-nous, est contraire au vrai?

#355. — L’ajout du Philosophe : “S’il n’y en a qu’un, sous quel rapport est-il contraire?”, peut se lire en trois sens. D’abord avec un sens dubitatif, pour en faire une partie de la question. Le sens en devient alors : on demande lequel des faux jugements est contraire au vrai et en même temps si seulement il y en a un apte à contrarier le vrai. Étant donné que chaque contraire n’en a qu’un[750], demander lequel de ces jugements est contraire, c’est aussi demander s’il y en a un au moins qui le soit. – On peut ensuite lire avec une intention de défi; le sens devient : on demande lequel de ces jugements est con­traire, mais on sait bien que ce ne sont pas les deux et que la contrariété n’en touche qu’un. – En un troisième sens, on peut lire en séparant cette partie : “S’il n’y en a qu’un”, de la suivante : “sous quel rapport est-il contraire?” La première partie se lit alors d’un ton ferme et la seconde d’un ton dubitatif; le sens devient : on de­mande lequel de ces jugements faux est contraire au vrai, non seule­ment en suppo­sant que les deux faux se distinguent tout en se sui­vant, mais en se demandant aussi si les deux n’en font qu’un, indivi­siblement unis l’un à l’autre, et selon lequel alors se fait la contra­riété. C’est de cette manière que l’explique Boèce; Aristote, dit-il, a ajouté ces mots à cause des contraires immédiats, où le contraire ne diffère pas du privatif. Or entre contraires médiats et immédiats il y a cette dif­férence que les médiats ne permettent pas d’inférer l’attribut con­traire à partir du privatif. Cette conséquence ne vaut pas, en effet : ‘Tel corps de couleur est non-blanc, donc il est noir’, car il pourrait être rouge. Avec des contraires immédiats, par contre, elle vaudrait, comme dans ce cas : ‘Tel animal est non-sain, donc il est malade’ ou dans celui-ci : ‘Tel nombre est non-pair, donc il est impair’. Aris­tote aurait donc voulu exprimer que maintenant, en demandant la­quelle de ces énonciations fausses, celle qui nie l’attribut ou celle qui en affirme un contraire, est contraire à l’énonciation affirmative vraie, on demande universellement si elles se suivent indivisible­ment ou non.

#356. — Le Philosophe s’intéresse ensuite (23b3) à la seconde question, qu’il expédie en quatre points. Il déclare en premier que la contrariété entre jugements ne dépend pas d’une contrariété inhé­rente à la matière sur laquelle ils portent, mais plutôt de l’opposi­tion entre vrai et faux; en second (23b7), que ce n’est pas n’importe quoi d’op­posé sur le plan de la vérité et de la fausseté qui entraîne con­trariété entre des opinions; en troisième (23b13), avec trois argu­ments, que la contrariété entre jugements dépend d’opposés par soi en premier sur le plan de la vérité et de la fausseté; en quatrième (24a3), que ce qu’il vient d’établir se vérifie partout.

Elle “est fausse”, dit donc le Philosophe, en proposant la conclu­sion qu’il vise, “l’idée que les jugements” doivent se définir ou se considérer comme contraires “du fait de porter sur des objets con­traires”. Il ap­porte à l’appui deux arguments. Voici le premier : des jugements contraires n’en font pas qu’un seul et même; or le juge­ment qu’on porte sur des con­traires est éventuellement le même; des jugements ne se contrarient donc pas du fait de porter sur des objets contraires.

Voici le second : des opinions contraires ne sont pas simultané­ment vraies; or des opinions portant sur des contraires, qu’ils en constituent plusieurs ou un seul, sont parfois simultanément vrais; des jugements ne sont donc pas contraires du fait de porter sur des objets contraires.

Le Philosophe sous-entend les majeures de ces arguments et en énonce ensemble les deux mineures : “Le juge­ment, sur tel bien, à l’effet qu’il est bon”, dit-il, quant au premier argument, “et, sur tel mal, à l’effet qu’il est mauvais, est sans doute le même”. “Et il est vrai”, ajoute-t-il, quant au second argument, “qu’il en constitue plu­sieurs ou un seul”. Le Philosophe use toutefois d’un adverbe de doute et d’une disjonction, parce que ce n’est pas le lieu de trancher si c’est le même jugement qu’on porte sur les contraires et parce qu’en un sens c’est le même et en un autre sens non : au sens du ju­gement habituel, en effet, c’est le même; mais au sens du jugement actuel, ce ne l’est pas. En fait, ce sont des compositions mentales distinctes qu’on se forme actuellement en concevant qu’un bien est bon et qu’un mal est mauvais; on connaît néanmoins les deux avec le même habitus, le premier par soi et en premier, le second en se­cond.[751]

Les termes assumés pour la formulation des mineures, ajoute en­suite (23b6) le Philosophe, tel bien et tel mal, sont effectivement des contraires, en prenant au sens strict la contrariété en matière morale, de sorte qu’ils conviennent à cet usage.

Le Philosophe induit enfin (23b6) sa conclusion : “Ce n’est donc pas de porter sur des objets contraires qui rend des juge­ments con­traires”; on doit plutôt les considérer comme contraires pour autant qu’ils le sont adverbialement, du fait de juger contrairement, en énonçant avec vérité et fausseté. Et voilà pour le premier point.

#357. — La contrariété des jugements, a dit le Philosophe, se prend selon leur opposition quant à la vérité et la fausseté. Ce ne sont tou­tefois pas n’importe quels jugements opposés sur le plan de la vérité et de la fausseté qui sont contraires, précise-t-il maintenant, moyennant l’argument qui suit (23b7).

Sur tel bien, la justice, par exemple, on peut porter quatre juge­ments : qu’elle est bonne, qu’elle ne l’est pas, qu’elle doit se fuir et qu’elle n’est pas désirable. Le premier en est vrai et les autres faux. Ces derniers connaissent une certaine diversité : le premier nie du bien concerné le même attribut que le jugement vrai en affirmait; le second en affirme de lui un autre qui ne lui convient pas; le troi­sième nie de lui un attribut qui lui convient, mais pas le même que le jugement vrai en affirmait.

Voici alors la situation. Si tous les jugements opposés sur le plan de la vérité et de la fausseté se contrariaient, un seul et même, le ju­gement vrai, par exemple, ne connaîtrait pas seulement plusieurs con­traires, mais même une infinité. Or cela est impossible, puis­qu’un seul contraire peut s’opposer à une seule chose. La consé­quence tient, car on peut imaginer une infinité de jugements faux concer­nant un même sujet, semblables aux deux derniers faux ap­portés en exemple : les uns affirmeront des attributs qui ne con­viennent pas au sujet, les autres en nieront qui lui conviennent d’une façon quelconque. Les deux types d’attributs sont indéterminés et innombrables : on peut par exemple penser que la justice est une quantité, qu’elle est une relation, qu’elle est ceci ou cela; on peut pareillement penser qu’elle n’est pas une qualité, qu’elle n’est pas désirable, qu’elle n’est pas un habitus. Aussi le Philosophe, à partir de ce qu’il a dit pour formuler la question, infère-t-il comme suit la pluralité des faux jugements à l’encontre d’un unique vrai : “Suppo­sons donc ce jugement” vrai “sur tel bien”, la justice, par exemple, “à l’effet qu’il est bon”, et aussi ce faux jugement qui nie le même attribut, “à l’effet qu’il ne l’est pas”. Un troisième jugement peut cependant se porter, faux lui aussi, qui affirme que tel autre attribut lui convient, alors qu’il ne lui convient pas ni ne peut lui convenir, que la justice doit se fuir, par exemple, ou qu’elle est illicite. Celui-ci en fait imaginer un quatrième, faux aussi, qui nie de la justice tel autre attribut qu’un jugement vrai en affirmerait et qui lui convient, que, par exemple, elle n’est pas une qualité ou n’est pas une vertu. Dans ces conditions, “aucun de ces autres” faux “ju­gements ne doit s’admettre” comme contraire au jugement vrai. “Aucun de ceux qui prétendent le sujet être ce qu’il n’est pas”, ajoute le Philosophe pour manifester ce qu’il vise par ces “autres jugements”, ce qui rejoint ceux du troisième type. “Ni aucun de ceux qui le prétendent ne pas être ce qu’il est”, ajoute le Philosophe pour exclure les jugements du quatrième type. Il souligne la cause, d’ailleurs déjà mentionnée auparavant : “Les deux types en comptent une infinité, tant ceux qui prétendent le sujet être ce qu’il n’est pas que ceux qui le prétendent ne pas être ce qu’il est”. Ce ne sont donc pas n’importe quels juge­ments opposés sur le plan de la vérité et de la fausseté qui s’op­posent comme contraires. Et voilà pour le second point.

Chapitre 14 – L’énonciation contraire est la négation (suite)

1ère preuve : similitude avec la génération et la corruption

156. 23b13 Ce sont plutôt tous ceux qui présentent de la tromperie. Or ceux-ci pro­cèdent des termes des générations et c’est des termes opposés que procèdent les générations. Par conséquent, les trompe­ries aussi.

157. 23b15 Ainsi donc, tel bien est à la fois bon et non-mauvais, mais il est l’un par soi, l’autre par accident, car il lui est accidentel d’être non-mauvais. Or sur tout sujet, le jugement qui attribue par soi est plus vrai, si tant est qu’il soit vrai, et plus faux, si tant est qu’il le soit. Or le jugement sur tel bien comme quoi ‘il n’est pas bon’ est faux concernant son attribut par soi, tandis que celui comme quoi ‘il est mauvais’ l’est concernant son attribut par accident. Sur ce bien, par suite, sera davan­tage faux le jugement qui en nie le bien que celui qui lui attribue le con­traire. Par ailleurs, on se trompe au plus haut point, sur tout sujet, en tenant le jugement contraire à la vérité, car les contraires sont ce qui diffère le plus sur le même sujet. Si c’est donc l’un d’eux le jugement contraire, manifestement, comme celui qui con­tredit[752] comporte plus de contrariété, ce sera celui-là. En fait, le juge­ment sur ce bien comme quoi ‘il est mauvais’ est conjoint[753], car il doit sans doute lui-même sous-entendre celui comme quoi ‘il n’est pas bon’.

2e preuve : le cas des termes sans contraires

158. 23b27 En outre, si même ailleurs il doit en aller pareillement, en ce cas aussi, on donnera fortement l’impression de s’être correcte­ment exprimé, car c’est partout que se vérifie cette priorité de la contradiction, ou ce n’est nulle part. Or, sur tous les termes sans contraires, est faux le jugement opposé au vrai; par exemple, en pensant que tel homme n’est pas un homme, on pense faux. Si donc voilà des jugements contraires, il en va de même des autres qui comportent contradiction.

3e preuve : le cas des noms infinis correspondants

159. 23b33 En outre, il y a similarité entre le jugement sur tel bien comme quoi ‘il est bon’ et celui sur tel non-bien comme quoi ‘il n’est pas bon’; de même qu’entre celui sur tel bien comme quoi ‘il n’est pas bon’ et celui sur tel non-bien comme quoi ‘il est bon’. Le jugement sur tel non-bien comme quoi ‘il n’est pas bon’, lequel se trouve vrai, quel en sera le contraire? Assurément pas celui qui dit : ‘il est mauvais’, car il pourrait éventuellement se trouver vrai simul­tanément, alors qu’un jugement vrai n’en contrarie jamais un autre. Il se peut de fait que n’étant pas bon on soit mauvais, de sorte que les deux peuvent se trouver simultanément vrais. Ce n’est pas non plus ‘il n’est pas mauvais’, éventuellement vrai lui aussi[754], étant donné que les deux pourraient se réaliser simultanément. Reste donc que pour le juge­ment sur tel non-bien comme quoi ‘il n’est pas bon’, le contraire est celui sur ce non-bien comme quoi ‘il est bon’, lequel est faux juste­ment[755]. Par conséquent, celui sur tel bien comme quoi ‘il n’est pas bon’ l’est aussi pour celui sur ce bien comme quoi ‘il est bon’.

Extension de la conclusion aux énonciations de toute quantité

160. 24a3 Manifestement, cela ne fera aucune différence de supposer universelle l’affirmative; ce sera alors l’universelle négative sa con­traire. Ainsi, le jugement comme quoi ‘tout bien est bon’ aura pour contraire celui comme quoi ‘nul bien n’est bon’. En effet, le ju­gement sur le bien à l’effet qu’il est bon, si le bien se prend univer­sellement, est le même que celui qui attribue à ce qui éventuelle­ment est bon qu’il est bon et ce dernier ne diffère en rien de celui à l’effet qu’est bon tout ce qui éventuellement est bon. Il en va pareil­lement du non-bien.

161. 24b1 Manifestement, par conséquent, s’il en va justement ainsi du jugement, si les affirmations et les négations orales constituent les signes[756] des mentales, l’affirmation a pour contraire la négation qui porte sur le même attribut. Universellement[757] : le juge­ment à l’effet que tout bien ou que tout homme est bon a alors pour con­traire celui à l’effet que nul ne l’est; ou contradictoirement : il a alors pour contraire celui à l’effet qu’il ne l’est pas tout.

162. 24b6 Manifestement aussi, le vrai ne peut contrarier le vrai, ni comme jugement, ni comme contradiction. En effet, on se contrarie en portant sur des objets opposés, mais sur le même, on peut se vé­rifier en même temps. D’ailleurs, les contraires ne peuvent con­venir simultanément au même sujet.

Leçon 14

#358. — Ce n’est pas la contrariété de leur matière, comme vient de le montrer le Philosophe lors d’une enquête subtile, ni n’importe quelle sorte d’opposition sur le plan du vrai et du faux, qui constitue la contra­riété des jugements. Comme c’est tout de même une cer­taine opposition de cette sorte qui le fait, il entend maintenant éta­blir de quelle nature elle est. C’est par là qu’il satisfera directement à sa question. Or à son idée, seule l’opposition par af­firmation et né­gation est à même de constituer une contrariété entre jugements. Aussi entend-il prouver la conclusion suivante, qui donne réponse à sa re­cherche : ce sont les jugements opposés par le fait d’affirmer et de nier le même attribut du même sujet qui se contrarient. Par con­sé­quent, ceux qui s’opposent du fait d’affirmer du même sujet des at­tributs contraires ne se contrarient pas; autrement, l’énonciation affir­mative vraie connaîtrait deux contraires, ce qui est impossible; chaque énonciation ne contrarie en effet qu’un seul contraire.

#359. — Cette conclusion, le Philosophe la prouve avec trois ar­guments. – Voici le premier. Ce sont les jugements qui comportent en premier une tromperie qui se contrarient; or ce sont ceux qui s’opposent comme affirmation et négation du même attribut au même su­jet qui présentent ce caractère; ce sont donc ceux-là qui se con­trarient. Voici le sens de la majeure : ce sont les jugements qui en premier, par ordre de nature, présentent les termes d’une trom­perie, c’est-à-dire d’une duperie ou d’une erreur, qui se con­trarient; quand on se trompe ou qu’on erre, en effet, on se situe entre deux termes : celui d’où on déchoit et celui où on échoue.[758] – Le texte pré­sente d’abord la majeure de cet argu­ment : continuant à refuser, comme dans ses allégations antérieures, d’admettre comme con­traires tous les jugements énumérés, le Philosophe déclare que sont plutôt contraires les premiers à comporter tromperie, au sens qu’on vient d’expliquer. Il prouve ensuite (23b13) la mineure comme suit : gé­nérations et tromperies procèdent de termes compa­rables[759]; or les gé­nérations pro­cèdent de termes opposés par affir­mation et né­gation; les tromperies aussi alors. C’est ce qu’il assu­mait dans la mineure. “Or ceux-ci”, les jugements qui impliquent tromperies, énonce le Philosophe, en guise de majeure pour ce pré-argument, “procèdent”, selon une cer­taine ana­logie tout de même, “des termes des générations”. Le Phi­losophe en assume ensuite la mineure : “et c’est des termes opposés” par affirmation et négation “que pro­cèdent les générations”. Alors seulement con­clut-il : “Par consé­quent, les tromperies aussi” pro­cèdent de termes opposés par affir­mation et négation du même attribut au même sujet.

#360. — Pour rendre cette preuve plus évidente, on doit savoir que la connaissance et la tromperie, c’est-à-dire l’erreur, dans la dé­marche intellectuelle, et la génération et la corruption, dans le pro­cessus naturel, font pareil : les perfections naturelles s’acquièrent par génération et cessent par corruption; de même les perfections in­tellectuelles s’acquièrent par connaissance et se perdent par erreur ou duperie. Aussi, comme génération et corruption se déroulent entre affirmation et négation en tant que leurs termes propres[760], de même connaître et se tromper se passent aussi entre affirmation et négation en tant que leurs termes propres. De la sorte, dans la se­conde opération de l’esprit, le terme atteint en premier par qui con­naît est l’affirmation de la vérité et ce dont il se sépare par soi en premier en est la négation. Pareillement, ce que perd en premier qui se trompe est l’affirmation de la vérité et ce qu’il encourt en premier en est la négation. Le Philosophe a donc déclaré avec rectitude que généra­tion et tromperie se passent entre les mêmes termes, car les deux ont pour termes l’affirmation et la néga­tion.[761]

#361. — Le Philosophe entend ensuite (23b15) prouver la majeure de son argument principal. Mais comme il a déjà manifesté que les jugements qui comportent en premier tromperie sont l’affirmation et la néga­tion[762], il se sert, au lieu de la majeure à prouver, que les jugements qui comportent en premier tromperie se contrarient, de sa conclusion, que les jugements opposés par affirmation et négation du même attribut se contrarient. Il a déjà manifesté en effet qu’elles s’équivalent. Il fait ainsi en s’en tenant à son habituelle brièveté; de cette façon, à la fois il prouve sa majeure, il répond directement à sa question et il s’adresse à son propos. Il prouve donc, au lieu de sa majeure, la conclusion que la question vise principalement, que les jugements opposés par affirmation et négation du même attribut se contrarient et que ceux qui s’opposent par affirmation d’attributs contraires du même sujet ne se contrarient pas.

Voici l’argument qu’il propose. Le jugement vrai et le plus faux à son endroit sont des jugements contraires; or ceux qui s’opposent par affirmation et négation sont le jugement vrai et le plus faux à son endroit; donc les jugements opposés par affirmation et négation se contrarient. La majeure se prouve du fait que le plus distant sur un même sujet est contraire; or le jugement vrai et le plus faux à son endroit sont ce qu’il y a de plus distant pour le même sujet, c’est évident. La mineure, elle, se prouve du fait que le jugement opposé par négation du même attribut quant au même sujet est faux par soi en regard de son affirmation vraie. Or le jugement faux par soi est plus faux que n’importe quel autre. Tout ce qui en effet est tel par soi l’est plus que quoi que ce soit qui l’est par autre chose.

#362. — Aussi, pour montrer plus clairement son propos en usant d’exemples, le Philosophe retourne aux jugements qu’il a déjà énon­cés en proposant sa question. Il commence ainsi par la preuve de la mineure. Supposons encore ces quatre jugements : deux vrais, que tel bien est bon et qu’il n’est pas mauvais; et deux faux, que ce bien n’est pas bon et qu’il est mauvais. Clairement, le premier vrai l’est en raison de lui-même, tandis que le second l’est par accident, c’est-à-dire en raison de l’autre, parce que ne pas être mauvais est associé au bien même; c’est en effet parce que le bien est bon que le juge­ment à l’effet qu’il n’est pas mauvais est vrai, et non l’inverse. Aussi, le premier, vrai par soi, est plus vrai que le second, car en tout genre le jugement vrai par soi l’est davantage. Il faut penser pareillement des deux jugements faux : celui qui l’est par soi l’est davantage. Or le premier d’entre eux, négatif, comme quoi ‘tel bien n’est pas bon’, est faux par soi et non en raison de l’autre jugement faux. En outre, il correspond au jugement affirmatif comme quoi ‘ce bien est bon’, tandis que le second, comme quoi ‘ce bien est mau­vais’, qui affirme le contraire, correspond au jugement faux par ac­cident, faux en raison de l’autre. Que ‘tel bien est mauvais’, en effet, n’est pas falsifié immédiatement par le jugement vrai, comme quoi ‘ce bien est bon’, mais moyennant l’autre jugement faux, que ‘ce bien n’est pas bon’. Pour tout cela, en regard de l’affirmation vraie, la négation du même attribut est plus fausse que l’affirmation de l’at­tribut contraire. Voilà ce que le Philosophe assumait dans sa mi­neure.

#363. — Aussi, comme on le disait, retournant aux jugements déjà énoncés, le Philosophe apporte les deux premiers vrais et dit : “Ain­si donc, tel bien est à la fois bon et non-mauvais.” Cependant, “l’un”, l’attribut assigné par le premier jugement, est vrai “par soi”, c’est-à-dire en raison de lui-même, tandis que “l’autre”, l’attribut assigné par le second jugement, est vrai par accident, parce qu’il est accidentel au bien, il lui est associé, de ne pas être mauvais. Or partout est davantage vrai le jugement qui l’est par soi et donc aussi davantage faux celui qui l’est par soi. Justement, le jugement vrai est de telle nature, tel que manifesté, qu’il est plus vrai quand il l’est par soi. Par conséquent, entre ces deux jugements faux énoncés à l’occasion de la formulation de la question : ‘tel bien n’est pas bon’ et ‘il est mauvais’, le premier, qui nie qu’il soit bon, se trouve faux par soi; c’est en raison de lui-même qu’il con­tient de la fausseté. L’autre jugement faux, par contre, qui affirme : ‘il est mauvais’, af­firme l’attribut contraire; en disant le bien mauvais, il veut contra­rier l’affirmation qui disait qu’il est bon. Ce jugement-là est faux par accident, c’est-à-dire en raison de l’autre.

Le Philosophe assume ensuite (23b20) la mineure elle-même : “Sur ce bien, par suite, sera davan­tage faux le jugement qui en nie le bien que celui qui lui attribue le con­traire.” Il propose ensuite (23b21) la majeure : “On se trompe au plus haut point sur tout sujet”, dit-il, “en tenant le jugement contraire à la vérité”, comme pour dire que le jugement contraire au vrai est le plus faux. Voilà ce qu’il assumait dans sa majeure. Puis (23b22) il en ajoute la preuve, qui est que “car les contraires sont ce qui diffèrent le plus sur le même sujet”. Certes, rien ne diffère davantage du jugement vrai que le plus faux à son endroit.

#364. — Finalement (23b23), le Philosophe s’adresse directement à la question initiale. “Si c’est donc l’un d’eux”, à savoir l’un de ces deux jugements faux : celui qui nie le même attribut et celui qui affirme l’attribut contraire, “le jugement contraire” à l’affirmation vraie l’opinion, “comme celui qui contredit”, c’est-à-dire qui nie le même attribut du même sujet, “comporte plus de contrariété”, c’est-à-dire plus de fausseté, c’est-à-dire est plus fausse, “manifestement” “ce sera celui-là”, c’est-à-dire : l’opinion fausse qui nie, ce sera elle la contraire à l’affirmation vraie, et réciproquement. Par ailleurs, le jugement qui affirme mauvais tel bien, c’est-à-dire l’affirmation de l’attribut contraire, n’en est pas un contraire, mais conjoint[763] : il implique en lui le jugement contraire au vrai, comme quoi ‘tel bien n’est pas bon’. Effectivement, qui pense l’affirmation de l’attribut contraire doit penser aussi que cela dont il affirme le contraire n’est pas bon. Si par exemple on pense que la vie est mauvaise, on doit penser qu’elle n’est pas bonne. C’est cela qui s’ensuit forcément de ceci, et non l’inverse. C’est pourquoi l’affirmation de l’attribut con­traire est qualifiée de conjointe. Par contre, la négation du même attribut du même sujet n’est pas conjointe, elle. – Et voilà la fin du premier argument.

#365. — D’abord, on doit le faire remarquer, elle est spécialement sévère, cette règle générale transmise ici par Aristote sur la con­trariété des jugements, à l’effet que ne sont strictement contraires que ceux qui s’opposent comme affirmation et négation du même attribut pour le même sujet, et elle est déconcertante tant en elle-même que dans tout ce que le Philosophe assume pour la prouver. Elle occa­sionne par conséquent de multiples difficultés.

La première tient à ce que l’opposition comme affirmation et né­gation, chez tous les philosophes, ne constitue pas une contrariété, mais une contradiction. Comment se fait-il alors qu’Aristote qualifie comme contraires précisément les opinions opposées comme affir­mation et négation? La difficulté s’augmente du fait de sa déclara­tion à l’effet que ce sont les jugements qui comportent en premier trom­perie qui sont contraires, tout en ajoutant que ceux-ci s’op­posent comme les termes de la génération qui s’opposent pourtant de toute évidence contradictoirement. On ne voit pas trop non plus comment pourrait être vrai ce qu’on a rapporté plus haut, en s’inspi­rant de la pensée de saint Thomas, qu’il n’existe pas deux juge­ments opposés contradictoirement, bien qu’il soit ici expressément dit que certains[764] s’opposent comme affirmation et négation.

Une seconde difficulté surgit quant à l’assomption du Philosophe à l’effet que le jugement contraire à n’importe quel jugement vrai est par soi faux. Cela paraît manifestement faux. En effet, le juge­ment contraire à ce jugement vrai : ‘Socrate est blanc’, est celui-ci : ‘So­crate n’est pas blanc’, d’après ce qu’on a établi. Celui-ci n’est pour­tant pas faux par soi : étant donné que l’affirmation qui s’y op­pose est vraie par accident, ainsi cette négation est elle-même fausse par accident. La fausseté se trouve accidentelle, en effet, pour cette énonciation, car celle-ci peut devenir vraie, puisqu’elle porte sur une matière contingente.

Une troisième difficulté concerne cette déclaration du Philosophe : “C’est plutôt le jugement de contradiction qui est contraire.”[765] Il en découle clairement que les deux, tant le jugement de négation que de contrariété, sont contraires à l’affirmation vraie. Par conséquent, ou bien il reconnaît deux contraires pour une seule chose, ou bien il ne parle pas de contrariété en la prenant propre­ment, ce dont on a montré l’opposé.

#366. — Les conceptions et jugements intellectuels dont nous par­lons, concernés par la seconde opération, peuvent, on doit le savoir, pour obtenir quelque évidence sur toutes les difficultés qu’on vient de soulever, se prendre en trois sens : en l’un selon leur existence absolue; en un autre, selon ce qu’ils représentent absolument; en un troisième, selon ce qu’ils représentent, quant à sa présence en les ju­gements mêmes. Omettons le premier cas, comme il ne concerne pas notre présente considération. Au second sens, selon ce qu’ils re­présentent, ils comportent entre eux opposition de contradiction, de privation et de contrariété. De fait, cette énonciation mentale : ‘So­crate est voyant’, quant à ce qu’elle représente, s’oppose contradic­toirement à celle-ci : ‘Socrate n’est pas voyant’; privativement à celle-ci : ‘Socrate est aveugle’; contrairement à celle-ci : ‘Socrate est borgne’. En les prenant selon ce qu’elles représentent. En effet, non seulement la cécité est privation de la vue, mais aussi être aveugle est privation d’être voyant, et ainsi de suite[766]. – Au troi­sième sens, maintenant, quant à la présence en eux de ce qu’ils re­présentent, les jugements ne comportent aucune opposition entre eux sinon de contrariété : que ce qu’ils représentent s’oppose con­tradictoirement, privativement ou contrairement, quant à leur pré­sence en eux, les jugements ne sont capables que de l’opposition qu’on peut rencon­trer entre deux entités réelles. Les jugements constituent en effet des entités réelles. Il est normal que tout ce qui convient à autre chose selon l’être qu’il a en lui, lui convienne selon le mode et la nature de ce en quoi il se trouve, et non selon que l’exigerait sa nature propre. Or entre les êtres réels, on ne rencontre formellement que la contra­riété. Omettons pour le moment l’oppo­sition relative. En ce sens, donc, les jugements opposés connaissent la contrariété. Néanmoins, ils ne sont pas tous proprement con­traires; le sont seulement ceux qui diffèrent le plus sur le même su­jet en vérité et fausseté. Or Aristote a prouvé qu’il s’agit des juge­ments d’affirmation et de négation du même attribut concernant le même sujet. Ceux-là sont donc les vrais contraires. Les autres le sont dits par réduction à eux.

#367. — Partant de là, comment répliquer aux objections devient évident. Une affirmation et une négation, répétons-le, constituent en elles-mêmes une contradiction. Cependant, ce qui se trouve repré­senté dans les jugements cause une contrariété entre eux par la dis­tance extrême qu’ils mettent entre les êtres réels représentés par le jugement vrai et le jugement faux porté sur le même sujet. Les deux faits valent ensemble : les jugements qui comportent en premier tromperie s’opposent comme les termes de la génération, tout en se trouvant contraires d’après la distinction qui précède; ils s’opposent contradictoirement comme les termes de la génération, quant à ce qu’ils représentent, mais constituent quand même des contraires du fait de tenir en eux les contradictoires, ce qui les rend le plus dis­tants. – Il en découle clairement que nulle dissension n’oppose les dires d’Aristote et de saint Thomas : que des jugements s’opposent par affirmation et négation, nous l’admettons comme vrai, en ce qui concerne ce qu’ils représentent, tel que dit ici.

#368. — En autant qu’on possède les dispositions intellectuelles perspicaces et mûres requises, on réalise par ces explications qu’entre jugements opposés le seul mouvement est de passer d’une chose af­firmée à l’autre. En rapport toutefois à ce que chacune re­présente, on aperçoit une ressemblance avec la génération et la cor­ruption, dans un changement restreint à l’affirmation et la néga­tion. Aussi la tromperie, c’est-à-dire l’erreur, se conçoit parfois à la fois comme mouvement et comme changement[767], quand, portant atten­tion à divers objets, on passe d’un jugement vrai à un autre faux par soi, ou inversement, et qu’on se trouve à changer d’idée; parfois par ailleurs elle imite le pur changement, quand sans vérité préconçue on commet un jugement faux; parfois encore elle se conçoit comme mouvement en toutes directions, quand sur le même sujet on passe de l’affirma­tion vraie à la fausse affirmation de l’attribut contraire. Cependant, la première racine, quand on se trompe, c’est l’opposi­tion par affirma­tion et négation; aussi est-ce à bon droit qu’on a dé­claré que les termes où on trouve en premier la tromperie s’op­posent comme les termes de la génération.

#369. — Quant à la seconde difficulté, elle pèche par l’homony­mie des expressions ‘par soi fausse’ et ‘par soi vraie’. C’est en effet en deux sens que le jugement comme l’énonciation peuvent se dire par soi vrais ou par soi faux. Au premier sens, en lui-même, comme le sont tous les jugements vrais selon les sens de la perséité énumé­rés aux Seconds Analytiques[768]; on est pareillement faux selon les mêmes sens, comme dans le cas de ‘l’homme n’est pas un animal’. Mais ce n’est pas en ce sens que la règle de la contrariété des juge­ments et des énonciations considère un jugement par soi vrai ou par soi faux, comme le conclut efficacement l’objection apportée[769]. Si en effet la contrariété des jugements exigeait vérité et fausseté par soi en ce sens, il ne pourrait pas y avoir de jugements contraires en ma­tière contingente, ce qui est faux à l’extrême.

En l’autre sens, c’est en regard de son opposé qu’on qualifie un jugement ou une énonciation de vrai ou faux par soi : il sera vrai par soi en regard de tel jugement faux concerné, faux par soi en regard de tel jugement vrai concerné. Rien d’autre n’est alors à exiger pour déclarer un jugement vrai par soi, sinon qu’il se vérifie par lui-même et non par autre chose devant la fausseté de l’autre. De même, on en dit un faux par soi en regard d’un autre pour autant qu’il se falsifie en raison de lui-même et non d’autre chose en face de la vérité de l’autre. Par exemple, face à ce jugement vrai : ‘So­crate court’, n’est pas faux par soi celui-ci : ‘Socrate est assis’, parce que sa fausseté ne découle pas immédiatement de lui, mais moyennant cet autre faux jugement : ‘Socrate ne court pas’, qui, lui, est faux par soi en regard du premier, puisque c’est en raison de lui-même et non par quelque intermédiaire qu’il se falsifie en regard de la vérité du jugement initial, comme c’est évident. Pareillement, en re­gard de ce faux jugement : ‘Socrate est quadrupède’, n’est pas par soi vrai celui-ci : ‘Socrate est bipède’, parce que ce n’est pas par la vérité du premier qu’il se falsifie, mais moyennant la vérité de celui-ci : ‘Socrate n’est pas quadrupède’, par soi vrai en regard du pre­mier : c’est à cause de lui que se vérifie sa fausseté, comme il appert de soi. C’est en ce second sens que nous en usons en expri­mant la règle de la contrariété entre jugements et entre énonciations. Elle se trouve ainsi de fait universellement vraie en toute matière cette règle qui dit que le jugement vrai et que celui qui est faux par soi à son égard, de même que le jugement faux et que celui qui est vrai par soi à son égard, sont contraires. Appert de là la réponse à l’objec­tion, parce qu’elle procède en prenant ‘par soi vrai’ et ‘par soi faux’ au premier sens.

#370. — Voici comment répliquer à la dernière difficulté. Entre les jugements qui se concernent mutuellement, il ne se trouve au­cune opposition que la contrariété. Pour cette raison, Aristote s’est vu contraint, voulant user de termes techniques appropriés, d’en qualifier l’un plus contraire que l’autre, donnant à penser, bien sûr, que les deux présentent une opposition de contrariété face au juge­ment vrai. Il précise cependant tout de suite qu’un seul, celui qui nie, s’y trouve contraire. Il ajoute en effet : “Manifestement… ce sera celui-là.”[770] Le Philosophe a donc fait les deux déclarations : à la fois que les deux jugements, tant la négation du même attribut que l’affirmation de l’attribut contraire, contrarient l’affirmation vraie, et que l’un d’eux seulement, celui qui nie, lui est contraire. Les deux déclarations sont vraies, et cela parce que, tel que dit, les deux con­trariétés se construisent par opposition à l’affirmation initiale. Mais chacune en un sens différent[771], car le jugement qui nie contrarie en premier et par soi, tandis que celui qui affirme contrarie secondaire­ment et par accident, c’est-à-dire par autre chose, justement moyen­nant le jugement qui nie, tel que décrit. Dans les choses naturelles aussi, à la fois le noir et le rouge contrarient le blanc, mais le noir en premier et le rouge par réduction, car c’est en tant qu’il se réduit au noir qu’il contrarie le blanc[772].

Sa seconde déclaration, par contre, est vraie absolument, puisque seuls sont contraires absolument les termes extrêmes les plus dis­tants sur une distance; or les termes extrêmes d’une distance ne sont que deux. Comme, entre des opinions qui se concernent l’une l’autre, l’affirmation vraie se situe à un extrême, on ne peut trouver en l’autre extrême qu’un autre jugement, le plus distant de ce juge­ment vrai. On a prouvé qu’il s’agit du jugement négatif pertinent. Il n’y a donc qu’un jugement contraire à l’affirmation vraie, à parler absolument. Les autres ne s’y opposent qu’en raison de lui et le con­trarient à la manière d’intermédiaires. Le Philosophe n’a donc pas assigné plusieurs contraires à un seul jugement, ni n’a parlé au sens large de contrariété, comme l’objection le prétendait.

#371. — Usant d’un second argument, le Philosophe prouve en­suite (23b27) la même chose, à savoir que le jugement contraire à une affirmation est sa négation même et non l’affirmation de l’attribut contraire. “Si même ailleurs”, dit-il, c’est-à-dire en d’autres ma­tières, “il doit en aller pareillement” pour les jugements, c’est-à-dire de sorte qu’en ces matières aussi les jugements contraires soient l’affirmation et sa propre négation, “en ce cas aussi”, quant à ce qu’on a dit des jugements sur tel bien et tel mal, “on donnera forte­ment l’impression de s’être correcte­ment exprimé”, en soutenant que le jugement contraire à l’affirmation du bien n’est pas l’affirma­tion du mal, mais la négation du bien. Pour prouver cette consé­quence, le Philosophe ajoute : “Car c’est partout”, c’est-à-dire, en toute matière, “que se vérifie cette priorité” de l’autre membre “de la contradiction” à considérer comme contraire à son affirmation, “ou ce n’est nulle part”, c’est-à-dire en aucune matière. S’il existe en effet un art général pour admettre un jugement comme contraire, il faut que partout et en toute matière on l’identifie d’une seule et même manière. En consé­quence, s’il est une matière où la négation du seul et même attribut est contraire à son affirmation, en toute matière ce sera de même la négation du même attribut qui sera contraire à son affirmation.

Le Philosophe veut ensuite (23b29) conclure en établissant l’antécé­dent, qu’il affirme à partir de sa cause, citant les matières qui ne comportent pas de contraire, comme la substance et la quantité, auxquelles rien n’est contraire[773]. Là, clairement, “est faux” par soi “le jugement opposé” contradictoirement “au vrai”; “par exemple, en pensant que tel homme”, disons Socrate, “n’est pas un homme, on pense” par soi “faux”, face à qui pense que Socrate est un homme. Le Philosophe affirme ensuite (23b31) l’antécédent formelle­ment et conclut directement son propos, de la position de l’antécé­dent à celle du conséquent. “Si donc voilà des jugements con­traires”, cette affir­mation et négation en matière qui ne comporte pas de contraire, il faut de même penser que toutes les autres con­tradictions constituent des jugements contraires.

#372. — Usant ensuite (23b33) d’un troisième argument, le Philo­sophe prouve la même chose. Le voici. La relation entre ces deux jugements sur tel bien : ‘ce bien est bon’ et ‘ce bien n’est pas bon’, est pareille à celle qu’entretiennent ces deux autres sur tel non-bien : ‘ce non-bien n’est pas bon’ et ‘ce non-bien est bon’. Les deux com­binaisons gardent en effet l’opposition de contradiction et les deux premiers jugements de chacune sont vrais, tandis que les seconds sont faux. Aussi le Philosophe dit-il, pour proposer la majeure quant au jugement vrai de chaque combinaison : “Il y a similarité entre le jugement sur tel bien comme quoi ‘il est bon’ et celui sur tel non-bien comme quoi ‘il n’est pas bon’.” Puis il ajoute, quant au juge­ment faux de chaque combinaison : “… de même qu’entre celui sur tel bien à l’effet qu’il n’est pas bon et celui sur tel non-bien comme quoi ‘il est bon’.” Voilà la majeure de l’argument. Cepen­dant, pour ce jugement vrai sur ce non-bien : ‘ce non-bien n’est pas bon’, le jugement contraire n’est pas ‘ce non-bien est mauvais’, ni ‘tel bien n’est pas mauvais’, qui portent sur l’attribut contraire, mais celui-ci : ‘ce non-bien est bon’, son contradictoire. Donc, pour ce juge­ment vrai sur tel bien : ‘ce bien est bon’, le jugement contraire sera aussi son contra­dictoire : ‘ce bien n’est pas bon’, et non l’affir­ma­tion de l’attribut contraire : ‘ce bien est mau­vais’. Aussi amène-t-il la mineure avec cette interrogation : “Le jugement sur tel non-bien comme quoi ‘il n’est pas bon’, lequel se trouve vrai, quel en sera le contraire?” Ce n’est pas le jugement qui énonce l’attribut contraire du jugement affirmatif, à savoir : ‘ce non-bien est mauvais’, parce que les deux seront parfois simultanément vrais; or jamais un juge­ment vrai n’est contraire à un vrai. Que les deux soient parfois si­multanément vrais appert de ce que ‘quelque non-bien est mau­vais’ : l’injustice, par exemple, est un non-bien et est mauvaise. Il arriverait ainsi que des jugements contraires se trouvent simultané­ment vrais, ce qui est impossible. Par ailleurs, le jugement vrai sus-mentionné ne peut avoir pour contraire celui qui nie l’attribut con­traire, à savoir : ‘ce non-bien n’est pas mau­vais’, et cela pour la même raison : les deux seront aussi simultanément vrais éventuelle­ment. La Chimère est en effet un non-bien dont il est simultanément vrai de dire qu’il n’est pas bon et qu’il n’est pas mauvais. Il reste donc la troisième partie de la mineure : pour le jugement vrai comme quoi ‘tel non-bien n’est pas bon’, le jugement contraire est celui sur ce non-bien comme quoi ‘il est bon’, lequel se trouve son contradictoire. Le Philosophe termine avec la conclusion visée : “Par conséquent”, “aussi pour celui sur ce bien” comme quoi ‘il est bon’, le jugement contraire est le jugement “sur tel bien” comme quoi ‘il n’est pas bon’, c’est-à-dire le jugement contradictoire. Les contradictions doivent donc être considérées comme contraires en toute matière.

#373. — Le Philosophe déclare ensuite (24a3) que la vérité qu’il vient d’établir s’étend aux jugements de toute quantité. Quant aux juge­ments indéfinis, particuliers et singuliers, on se trouve l’avoir déjà établi, puisqu’évidemment c’est le même jugement qu’il faut porter sur eux en ce contexte. Les indéfinis et les particuliers, à moins de supposer pour les mêmes entités, comme le font les juge­ments singu­liers, ne s’opposent pas comme affirmation et négation, car ils sont éventuellement vrais simultanément. Aussi le Philo­sophe passe-t-il directement aux jugements de quantité universelle. “Manifestement”, dit-il, cela ne touche en rien la question posée, “de supposer uni­verselle l’affirmation”. Pour l’affirmation univer­selle, en effet, “ce sera alors l’universelle négative sa contraire”, et non l’affirmation universelle de l’attribut contraire. Par exemple, “le jugement comme quoi ‘tout bien est bon’ aura pour contraire” que rien de ce qui est bon, c’est-à-dire “nul bien”, “n’est bon”. Le Philo­sophe manifeste cela à partir de la définition nominale de l’univer­selle affirmative. “En effet”, dit-il, “le ju­gement sur le bien comme quoi ‘il est bon’, si le bien se prend univer­sellement”, c’est-à-dire ce jugement univer­sel : ‘tout bien est bon’, “est le même que”, c’est-à-dire équivaut à “celui qui attribue à ce qui éventuelle­ment est bon qu’il est bon”. Par conséquent, sa négation contraire est celle qu’on a annoncée : rien de ce qui éventuellement est bon ne l’est, c’est-à-dire : “nul bien n’est bon”. “Il en va pareillement du non-bien”, car à l’affirmation univer­selle sur le non-bien, on doit donner comme contraire la négation universelle du même sujet, tel que dit du bien.

#374. — Le Philosophe retourne ensuite (24b1) répondre à la ques­tion soulevée au début[774], maintenant qu’il en a terminé avec la se­conde, dont elle dépend.

Il le fait en deux points, répondant d’abord à la question, puis (24b6) manifestant certaine déclaration de la solution qui précède.

Le premier point se divise en deux. Le Philosophe répond d’abord directement à la question. “Par conséquent”, dit-il, s’il en va juste­ment ainsi” qu’on a dit “du jugement”, quant à sa contrariété, “si les affirma­tions et les négations orales constituent les signes des men­tales”, c’est-à-dire, des affirmations et des négations présentes dans l’es­prit, “manifestement”, assure-t-il, “l’affirmation”, c’est-à-dire l’énonciation affirmative, “a pour contraire la négation qui porte sur le même attribut”, c’est-à-dire l’énonciation négative du même attri­but quant au même sujet, et non l’énonciation affirmative de l’attri­but con­traire. Voilà évidente la réponse à la question initiale, qui demandait si une énonciation affirmative avait pour contraire sa né­gative ou l’affirmative contraire[775]; c’est la négative qui lui est con­traire, répond le Philosophe.

Le Philosophe divise ensuite (24b4) la négation contraire à l’affir­mation, distinguant la négation universelle et la contradictoire. “Universellement”, dit-il, c’est-à-dire, c’est la négation universelle qui est con­traire à l’affirmation, ce qu’il explicite en exemples : l’énonciation universelle affirmative “à l’effet que tout bien ou que tout homme est bon a pour contraire” l’universelle négative “à l’ef­fet que nul” bien ou nul homme, respectivement, “ne l’est”. La né­gation contra­dictoire contraire à l’affirmation universelle est, quant à elle, soit “pas tout” homme, soit “pas tout” bien n’est bon, respec­tivement. – Voilà ainsi énoncés et manifestés les deux membres de la division.

#375. — Surgit ici une difficulté à ne pas se dissimuler : si l’affir­mation universelle a pour contraire une double négation, l’univer­selle et la contradictoire, ou bien une seule affirmation a deux con­traires, ou bien Aristote parle au sens large de contrariété. Or on a manifesté que ni l’un ni l’autre n’est le cas. – La difficulté aug­mente encore du fait qu’au paragraphe précédent Aristote a déclaré que “cela ne fera aucune différence” de faire la négation universelle contraire à l’affirmation universelle, plutôt que la singulière à la singulière : il ne peut ainsi éviter que l’affirmation universelle ait deux négations contraires, de la manière dont il parle ici de la con­trariété.

#376. — C’est autre chose, doit-on remarquer, pour y voir clair, parler de la contrariété que comporte la négation d’une universelle affirmative en rapport à l’affirmation de l’attribut contraire quant au même sujet et en parler en rapport à la négation contradictoire à l’affirmative même. Supposons par exemple les quatre énonciations dont nous nous souvenons : l’universelle affirmative, sa contradic­toire, l’universelle négative et l’affirmation universelle de l’attribut contraire, disposées ainsi sur la même ligne droite : ‘Tout homme est juste’, ‘pas tout homme est juste’, ‘tout homme n’est pas juste’, ‘tout homme est injuste’. On aperçoit que bien que toutes les autres contrarient de quelque manière la première, il y a tout de même une grande différence entre la contrariété de la première et celle des autres. La dernière, en effet, l’affirmation de l’attribut contraire, contrarie la première en raison de la négation universelle qui vient avant elle : ce n’est pas par elle-même, mais en raison de celle-là qu’elle est fausse, comme l’a prouvé Aristote, et du fait qu’elle lui soit conjointe[776]. La troisième, quant à elle, la négation universelle, ne contrarie pas non plus la première par elle-même, mais en raison de la seconde, la négation contradictoire, pour la même raison qu’elle non plus n’est pas fausse par elle-même du fait de la vérité de cette affirmation, mais conjointement : c’est qu’elle contient la négation contradictoire : ‘pas tout homme est juste’, moyennant la­quelle elle se trouve falsifiée par la vérité de l’affirmation. À parler absolument, en effet, la fausseté de la négation contradictoire est an­térieure à la fausseté de la négation universelle, car le tout est plus composé et postérieur aux parties. Il y a donc entre ces trois fausses énonciations un ordre, de sorte que l’affirmation vraie a seule la négation contra­dictoire pour contraire, à parler absolument, parce qu’absolument, en regard d’elle, elle est fausse par elle-même. L’af­firmative de l’attribut contraire, d’ailleurs, n’est con­traire que par accident, puisqu’elle n’est fausse que par accident; la négation universelle, elle, ne l’est qu’en tant qu’intermédiaire qui participe à la nature des deux extrêmes : en rapport à l’affirmation de l’attribut contraire, elle est par soi contraire et par soi fausse, mais en rapport à la négation contradictoire, elle est fausse et con­traire par accident. Comme le rouge est blanc en rapport au noir et noir en rapport au blanc[777]. C’est donc autre chose parler de la néga­tion universelle en rapport à l’affirmation de l’attribut contraire et en rapport à la néga­tion contradictoire : si on en parle sous le premier rapport, la néga­tion universelle est par soi contraire et par soi fausse; si on en parle sous le second rapport, elle n’est ni par soi fausse ni contraire à l’affirmation.

#377. — Or la question dont il s’agit maintenant pour Aristote est de discerner laquelle, entre l’affirmation de l’attribut contraire et la négation du même attribut, serait contraire à l’affirmation vraie et non pas de discerner laquelle entre les négations serait contraire à l’affirmation, comme il appert en toute sa démarche autour de la question. C’est ce qui permet à Aristote d’assigner indistinctement les deux négations comme contraires à l’affirmation vraie, en oppo­sition à l’affirmation de l’attribut contraire. Son intention présente, répétons-le, est de manifester la différence entre l’affirmation de l’attribut contraire et la négation quant à contrarier l’affirmation vraie et non de soutenir que les deux négations sont contraires abso­lument. Ce n’est pas le second qui fait ici problème, mais seulement le premier. – Il en va pareillement quant à sa déclaration que “cela ne fera aucune différence” de considérer la négation universelle : cela ne change rien, de fait, quant à montrer que l’affirmation de l’attribut contraire n’est pas ce qui contrarie l’affirmation vraie, ce sur quoi on enquête. Cela en ferait une si on voulait discuter la­quelle des négations elles-mêmes contrarie absolument l’affirma­tion. – Évidemment donc, Aristote a parlé très subtilement de la contrariété véritable des énonciations, il a assigné une seule con­traire à une seule énonciation, il a étendu sa réponse à toute matière et quantité, tout en soutenant les contradictions contraires absolu­ment.

#378. — Le Philosophe rappelle ensuite (24b6) l’une de ses décla­rations pour la prouver. “Manifestement aussi”, dit-il, cela découle de nos explications, “le vrai ne peut contrarier le vrai, ni comme ju­gement” mental, “ni comme contradiction”, c’est-à-dire, ni comme énonciation vocale. Il en produit la cause : se contrarie ce qui s’op­pose sur le même sujet. Par conséquent, des énonciations et des jugements vrais sur des sujets distincts ne peuvent se contrarier. Sur le même sujet, par ailleurs, toutes les énonciations, tous les juge­ments vrais peuvent se vérifier, puisque ce qu’ils en signifient ou re­présentent lui conviennent simultanément; autrement, ils ne seraient pas vrais. Par conséquent les énonciations et les jugements vrais sur le même sujet ne se contrarient pas, puisque les contraires ne peuvent pas convenir simultanément au même sujet. Rien de vrai, donc, tant sur le même sujet que sur des sujets distincts, ne se con­trarie mutuelle­ment.



[1] Ainsi : « La théoré­tisation de la dialectique naît chez Aristote seule­ment quand la découverte de l’analytique a rendu impossible la situation dialogique et a élimi­né la discussion comme instrument de recher­che. » (Carlo Augusto Viano, La Dialet­tica in Aristotele, dans Studi sulla dialettica, Torino : Taylor, 1969, 50) De même : « Étroitement solidaires de l’activité qu’ils prétendent promouvoir du rang de pra­tique aveugle à celui d’art méthodique, les Topiques, vademecum du parfait dia­lecticien, risquent de nos jours d’apparaître comme un art de gagner à un jeu auquel on ne joue plus. » (Jacques Brunschwig, Topiques, Paris : Les Belles Let­tres, 1967, vol. 1, introduction, ix)

[2] J. Tricot, Organon, II De l’interprétation, Paris : Vrin, 1959, viii-ix.

[3] C. Dalimier, Introduction, traduction, notes et index de ‘Sur l’interprétation’, dans Aristote, Catégories, Sur l’interprétation, Paris : Flammarion, 2007, 246.

[4] Paris : Armand Colin, 1996, pp. 125-166.

[5] Nous entendons par logique classique celle qui a été effectivement ensei­gnée dans les classes, et exposée dans les manuels, depuis le xviie siècle jusqu’à nos jours. Cette cristallisation comporte bien des simplifications plus ou moins défor­mantes, dictées par des commodités pédagogiques, subissant aussi, sans doute, cette dégradation progressive qui affecte les produits de la pensée lorsque l’esprit créateur s’en est retiré. Chez les auteurs originaux, la doctrine était souvent plus subtile et plus nuancée. (Ma remarque : Pourquoi alors se limiter à cette source pour manifester la supériorité de la logique moderne? N’opte-t-on pas ainsi d’en­trée de jeu pour une ignorance de la réfutation?)

[6] « Ὅταν δὲ τὸ ἔστι τρίτον προσκατηγορηθῇ, lorsque ‘est’ s’ajoute à l’attribu­tion comme troisième ex­pres­sion. » (De l’int., 10, 19b19) Aristote distingue l’énoncia­tion où ‘est’, comme troisième mot, en plus du sujet et d’un adjectif ou d’un nom qui signifie la matière de l’attribut, sert de copule entre les deux autres, de celle où ‘est’, comme second mot de l’énonciation, constitue à lui seul l’attri­but, matière et forme, sens et composition, ainsi que de celle où ‘est’ n’apparaît pas.

[7] « Ἐφὅσων δὲ τὸ έστι μὴ άρμόττει, οἷον ἐπὶ τοῦ ὑγιαίνειν καὶ βαδίζειν, ἐπὶ τούτων τὸ αὐτὸ ποιεῖ οὕτω τιθέμενα ὡς ἂν εἰ τὸ ἐστι προσήπτετο, tous les verbes qui n’affichent pas ‘est’, comme ‘guérir’ ou ‘marcher’, donnent en s’ajoutant au sujet le même résultat que si c’était ‘est’ qui s’ajoutait. » (De l’int., 10, 20a3-5)

[8] « Ἔστι δ μὲν ἁπλῆ ἀπόφανσις φωνὴ σημαντικὴ περὶ τοῦ εἰ ὑπάρχει τι μὴ ὑπάρχει, l’énonciation simple est une voix signifiant qu’un attribut con­vient ou ne convient pas [à un sujet]. » (De l’int., 5, 17a23-24) – « Ἐστι τὶ κατὰ τινὸς κατά­φασις σημαίνουσα, l’affirmation signifie un attribut d’un sujet. » (Ibid., 10, 19b5)

[9] En signalant que le verbe, à lui tout seul, sans composition avec un sujet, n’affirme ni ne nie rien, Aristote argumente comme a fortiori à propos du verbe ‘être’, qui donne le plus l’impression d’exprimer existence et conve­nance : hors composition, signale-t-il, il n’est même pas un verbe, il n’a aucun sens. « Ἐὰν τὸ ὂν εἴπῃς ψιλόν, αὐτὸ μὲν γὰρ οὐδέν ἐστιν, προσσημαίνει δὲ σύν­θεσίν τινα, ἣν ἄνευ τῶν συγκειμένων οὐκ ἔστι νοῆσαι, dit en toute nudité, l’être n’est rien en lui-même; il consignifie une composition qu’on ne peut pas conce­voir sans disposer des éléments qui s’y trouvent composés. » (De l’int., 3, 16b23-25)

[10] Pour une exposition plus détaillée de ces trois angles de considération d’une nature, voir Thomas d’Aquin, De l’être et de l’essence, c. 4.

[11] Voir supra, les notes 6 et 7.

[12] Ἔστι δὲ εἶς λόγος ἀποφαντικὸς ἢ ὁ ἓν δηλῶν ἢ ὁ συνδέσμῳ εἶς, πολλοὶ δὲ οἱ πολλὰ καὶ μὴ ἓν ἢ οἱ ἀσύνδετοι... τούτων δ’ ἡ μὲν ἁπλῆ ἐστὶν ἀπόφανσις, οἷον τὶ κατὰ τινὸς ἢ τὶ ἀπὸ τινός, ἡ δ’ ἐκ τούτων συγκειμένη, οἷον λόγος τις ἤδη σύνθετος, est une la phrase énonciative manifestant une seule entité ou unie par une conjonc­tion, tandis qu’est multiple celle qui en ma­nifeste plus d’une, non une seule, ou qui se trouve sans conjonc­tion… Entre celles qui sont unes, l’une est une énonciation simple, où un at­tribut est affirmé ou nié d’un sujet (τὶ κατὰ τινος ἢ τὶ ἀπὸ τινός), tandis que l’autre se constitue de pareilles énonciations simples et devient dès lors une phrase composée. (De l’int., 5, 17a15-17.20-22)

[13] Voir supra, p. 20 et la note 9.

[14] Voir supra, p. 18.

[15] Voir à partir du chapitre 7 du traité De l’interprétation, qui s’introduit ainsi : « Certaines réalités sont universelles et d’autres singu­lières. Entendons par ‘universel’ ce qui peut de nature s’attribuer à plusieurs sujets et par ‘singulier’, ce qui ne le peut pas. Si­gnalons ‘homme’ parmi les réalités universelles et ‘Callias’ parmi les sin­gu­lières. Forcément donc, énoncer que tel attribut convient ou non l’assi­gnera tantôt à une réalité universelle, tantôt à une singulière. » (17a38-b3) et spécialement le traitement particulier accordé aux singuliers futurs contingents au cha­pitre 9.

[16] Ma remarque : Le logicien moderne exagère beaucoup la capacité du logicien à faire abs­traction de la matière. C’est ce qui l’empêche, entre autres inconvénients, de se faire une idée juste du raisonnement. On ne peut rien comprendre à l’in­férence syllogistique, si on admet absolument n’importe quoi comme ses termes, sans considération pour leur degré d’universalité comparée. On ignore jusqu’à la na­ture fondamentale du raisonnement, si on en fait une pure question formelle : on oublie alors qu’il n’y a raisonnement que du connu à l’inconnu, autre considéra­tion qui regarde la matière.

[17] Ἔστι δ’ ἡμῖν πρῶτον δῆλα καὶ σαφῆ τὰ συγκεχυμένα μᾶλλον· ὕστερον δ’ ἐκ τούτων γίνεται γνώριμα τὰ στοιχεῖα καὶ αἱ ἀρχαὶ διαιροῦσι ταῦτα. Διὸ ἐκ τῶν καθόλου ἐπὶ τὰ καθ’ ἕκαστα δεῖ προϊέναι, ce qui nous est d’abord manifeste et certain, c’est ce qui est plus confus ; c’est après, à partir de lui, à mesure qu’on le précise, que les éléments et les principes se font connaître. Aussi doit-on aller de l’universel au particu­lier. Le tout se prête déjà mieux à la connaissance du sens ; or l’universel est une sorte de tout, car il contient bien des éléments comme par­ties. (Phys., I, 1, 184a21-26)

[18] Voir infra, p. 31.

[19] Voir supra, p. 26.

[20] « Συνώνυμα δὲ λέγεται ὧν τό τε ὄνομα κοινὸν καὶ κατὰ τοὔνομα λόγος τῆς οὐσίας αὐτός, on dit synonyme ce dont le nom est commun et dont la notion qu’on se fait de son essence sous ce nom est la même. » (Attributions, 1, 1a6-7)

[21] « Παρώνυμα δὲ λέγεται ὅσα ἀπό τινος διαφέροντα τῇ πτώσει τὴν κατὰ τού­νομα προσητορίαν ἔχει, on dit paronyme tout ce qui, quoique différant d’autre chose par son cas, tient quand même son appellation d’après son nom. » (Ibid., 1a12-13) Dans cette définition du paronyme, on doit comprendre qu’Aristote appelle cas les diverses attributions, dont l’énumération consti­tue une véritable déclinaison de l’être. Pour plus de développement, voir mon article « Les Paronymes. » Paris : Les Cahiers de l’Institut de Philosophie Comparée, mai 1980, 18p.

[22] « Αὐτὰ μὲν οὖν καθ’ αὐτὰ λεγόμενα τὰ ῥήματα ὀνόματά ἐστι καὶ σημαίνει τι : ῥῆμα δέ ἐστι τὸ προσσημαῖνον χρόνον, οὗ μέρος οὐδὲν σημαίνει χωρίς· ἔστι δὲ ἀεὶ τῶν καθ’ ἑτέρου λεγομένων σημεῖον, en eux-mêmes, dits tout seuls, les verbes sont des noms : ils signifient une réalité, mais ils consi­gnifient un temps, n’ont aucune partie signifiante séparément et sont toujours le signe de ce qu’on dit d’autre chose. » (De l’int., 3, 16b19-20.6-7)

[23] Par exemple un adjectif pour qualifier un verbe : ‘Pierre dort bon.’

[24] Voir supra, la note 17.

[25] Ὅταν οὖν ὅροι τρεῖς οὕτως ἔχωσι πρὸς ἀλλήλους ὥστε τὸν ἔσχατον ἐν ὅλῳ εἶναι τῷ μέσῳ καὶ τὸν μέσον ἐν ὅλῳ τῷ πρώτῳ ἢ εἶναι ἢ μὴ εἶναι, ἀνάγκη τῶν ἄχρων εἶναι συλλογισμὸν τέλειον. Καλῶ δὲ μέσον μὲν ὃ καὶ αὐτὸ ἐν ἄλλῳ καὶ ἄλλο ἐν τούτῳ ἐστίν, ὃ καὶ τῇ θέσει γίνεται μέσον· ἄκρα δὲ τὸ αὐτό τε ἐν ἄλλῳ ὂν καὶ ἐν ᾧ ἄλλο ἐστίν, quand trois termes se rapportent entre eux de sorte que le dernier soit en le moyen en son entier et que le moyen soit ou ne soit pas en le premier en son entier, on obtient la conclusion nécessaire et parfaite des ex­trêmes ; j’appelle ‘moyen’ le terme qui, à la fois, est en un autre et en a un autre en lui; il devient donc moyen aussi par sa posi­tion ; j’appelle par ailleurs ‘ex­trêmes’ le terme qui est en les autres et celui en lequel les autres sont. » (Prem. Anal., I, 4, 25b32-37)

[26] Ma remarque : On parlerait plus exactement de calcul.

[27] En toute candeur : « Ce serait une erreur de croire qu’on pourrait améliorer notre habileté à raisonner en nous conformant strictement aux lois de la lo­gique… La logique s’intéresse aux résultats et non au processus de raisonne­ment lui-même. La logique éva­lue les produits finis du processus psycholo­gique de raison­nement ou plus précisé­ment une reconstruction rationnelle de ce produit. La logique ne s’in­té­resse pas au con­texte de découverte, mais bien au contexte de justification, c’est-à-dire, à l’organisation des propositions dans un ordre logique permettant de justifier les affirmations de certaines par d’autres. » (François Tournier, Une introduction informelle à la logique formelle, Québec : Fac. de phil., Univ. Laval, 1988, 25-27)

[28] Voir Top., I, 7.

[29] Voir supra, la note 12.

[30] Voir supra, ibid.

[31] Aristote le fait spécialement remarquer à propos de la contradiction, qui exige qu’on affirme et nie le même attribut du même sujet, en disqualifiant l’ho­monymie. « L’affirmation et la négation opposées, ce sont celles qui se pro­noncent sur le même attribut pour le même sujet, sans le faire avec homony­mie, dans le respect de toutes les conditions définies pour parer aux tracas sophis­tiques. » (De l’int., 5, 17a34-37)

[32] « Ἂδήλου γὰρ ὄντος ποσαχῶς λέγεται, ἐνδέχεται μἠ ἐπὶ ταὐτὸν τόν τε ἀπο­κρινόμενον καὶ τὸν ἐρωτῶντα φέρειν τὴν διάνοιαν, si n’est pas clair en com­bien de sens chaque terme se dit, il se peut que répondeur et demandeur ne pensent pas à la même chose. » (Top., I, 18, 108a22-24)

[33] Ainsi : « Ἕν τί ἐστιν ἀλλοὐ πολλὰ τὸ ζῷον πεζὸν δίπουν, la phrase ‘ani­mal pédestre bipède’ est une et non multiple. » (De l’int., 5, 17a13)

[34] « Ὁμώνυμα λέγεται ὧν ὄνομα μόνον κοινόν, δὲ κατὰ τοὔνομα λόγος τῆς οὐσίας ἕτερος, on dit homonyme ce dont le nom seul est commun, tandis que la notion qu’on se fait de son essence sous ce nom diffère. » (Attr., 1, 1a1-2) – À remarquer que cette définition de l’homonyme n’exige pas que « la notion qu’on se fait de son essence sous ce nom » soit totalement différente; au contraire, c’est justement une similitude presque complète de notion qui invite à donner le même nom. Un même nom pour des entités répondant à des notions totalement diffé­rentes serait le cas d’homonymes par accident, qui ne résulteraient pas d’un effort de connaître et n’auraient aucun intérêt logique.

[35] Voir supra, pp. 17-18.

[36] On voit bien ici que l’algo­rithme logique est une caractéristique, non une langue. On peut sans doute lire à haute voix f(x), lorsque cette expression repré­sente la fonction, en disant : « f de x », mais non plus lorsqu’elle représente la forme propositionnelle. Dire « x est f » serait incor­rect, puisque f peut être un verbe aussi bien qu’un attribut et que d’ailleurs, dans ce dernier cas, il enveloppe la copule. Il faudrait pouvoir dire quelque chose comme : « x effe », en entendant ce dernier terme comme la troisième personne d’un verbe imagi­naire ‘effer’. Faute de mieux nous écrirons, quand il nous faudra traduire pareille ex­pression dans la langue vulgaire : « x satisfait à f » ou « x vérifie f » – sans mécon­naître que c’est là faire un appel, quelquefois malencontreux, à la métalangue. (Ma remarque : Cette référence à la métalangue est l’effort maladroit pour récupérer la substitution logique (suppositio simplex), c’est-à-dire la réflexion de l’intelligence sur les propriétés qu’elle ad­joint aux réalités pour se les représenter. On parle traditionnelle­ment d’intention ‘seconde’ pour y référer, sans besoin d’en faire une langue postérieure, étrangère à celle dont on use pour parler des réalités en leurs considérations absolue ou existentielle.)

[37] On ne fera donc pas de différence essentielle entre les ex­pres­sions de fonc­tion propositionnelle (que nous emploierons plutôt par opposition à forme propo­sitionnelle ou à proposition) et de fonction prédicative (par opposition à variable individuelle ou à argument); de même, nous dirons presque indifféremment fonc­tion (sans qualificatif) lorsque le contexte ne laisse pas de doute, et prédicat. – Si l’on voulait distinguer ex­pressément du prédicat (attribut, processus, relation) le terme qui l’exprime, on pour­rait, pour ce dernier, dire prédicateur, comme on dit foncteur.

[38] On dit souvent spécialiser, ce qui est moins propre qu’individualiser ou singulariser. Par opposition, on appelle généralisation l’opération, dont il sera question au paragraphe suivant, qui consiste à lier la variable. Certains n’usent de ce dernier terme que dans le cas de l’universelle; mais pareille restriction ne s’impose pas, car quelque ou un se rapporte, autant que tout, à un concept, donc à une généra­lité.

[39] Voir supra, p. 34.

[40] Nous croyons pouvoir, faute d’un terme français consacré, traduire ainsi par parcours les termes techniques range (angl.) et Verlauf (all.).

[41] Voir Topiques, I, 11, 105a3-9.

[42] On a dit d’abord, mais on ne dit guère plus : variables appa­rentes et va­riables réelles.

[43] Ma remarque : Quoi qu’en dise Blanché, cette expression pèche par la même ambiguïté qu’il reprochera à la langue naturelle : ‘nier l’universalité de la fonc­tion’ peut tout aussi bien signifier qu’on nie toute la fonction ou qu’on nie qu’elle soit toute valide.

[44] Le langage usuel ne marque pas toujours cette différence. Ainsi, ‘Tout ce qui brille n’est pas d’or’, pris à la lettre, impliquerait que l’or ne brille pas, alors que le proverbe veut évidemment signifier qu’il n’est pas vrai que tout ce qui brille soit d’or. Dans le même sens d’une existentielle négative, où la négation porte réellement sur tous bien que la forme de la phrase paraisse au contraire faire porter l’universalité sur la néga­tion, on dira : Tout le monde n’est pas arrivé, Tous les candidats ne sont pas reçus, Tous les musiciens n’aiment pas Wagner (§39), Toutes les machines qu’on invente ne réussissent pas (Malebranche). Dans tous ces exemples, le sens n’est guère douteux, mais il arrive qu’on puisse hésiter, comme devant telle phrase d’un journal : Toutes les victimes n’avaient pas été vaccinées. Cet usage, peu satisfaisant du point de vue lo­gique, se retrouve en anglais (All that glisters is not gold), tandis que l’allemand, comme faisaient le grec et le latin, évite l’équivoque en faisant expressément porter la négation, pla­cée en début de phrase, sur l’universalité (Nicht alles was glänzt, ist Gold).

[45] Pour simplifier, on peut sans inconvénient, comme nous le ferons désor­mais, économiser les paren­thèses qui encadrent la ou les variables après le signe de la fonction, et écrire fx pour f(x), ou ~fxy pour ~f(x, y), etc.

[46] Voir supra, p. 24.

[47] Voir supra, pp. 21-22.

[48] Théophraste avait aperçu cette expression de la proposition catégorique par une proposition qui ajoute, à ses deux termes considérés comme attributs, un même sujet indéterminé (proposition κατἀ πρόσληψιν).

[49] Aristote suggérera pour cela de substituer à un problème sur lequel on n’arrive pas à raisonner directement un antécédent dont on est à même de prouver la vérité ou un conséquent dont on est à même de prouver la faus­seté comme une stratégie légitime pour raisonner indirectement sur lui. Cette suggestion constitue d’ailleurs une vue autrement plus profonde que celle des Stoïciens ou des logi­ciens contemporains sur le soi-disant raisonnement hy­pothétique. Voir Prem. Anal., I, 44. Voir aussi ma monographie : Le syl­logisme hypothétique (sa concep­tion aristotélicienne), Québec : Société d’études aristotéliciennes [Monographies Philosophia Perennis #2], 2006, 228 pages.

[50] « Pour être vraie », insistera-t-il, quelques lignes plus loin.

[51] Par exemple : « Ἔστιν ἀληθὲς ἐκ ψευδῶν συλλογίσασθαι, il est possible, de prémisses fausses, de conclure du vrai. » (Sec. Anal., I, 32, 88a20-21)

[52] Phys., I, 2, 185a11. S. Thomas aime à redonner ce coup de fouet lorsqu’il critique les commen­tateurs arabes. Ainsi : « Il n’y a pas à s’en étonner : dès qu’on laisse passer une absurdité, d’autres suivent. » (In VIII, Phys., leç. 1, #966)

[53] « Par­fois, en raisonnant à partir de propositions fausses on peut arriver à une conclu­sion vraie. Il s’ensuit tout de même que si la conclusion ne se vérifie pas, le principe non plus, car une conclusion fausse ne se conclut jamais que de principes faux. » (In I Phys., leç. 15, #273)

[54] Rappe­lons que nous parlons ici de la proposition universelle classique, de type Tout a est b. L’universelle atomique (x)fx a bien, elle, une portée existen­tielle; et c’est pourquoi, avec elle, l’inférence des subalternes est légitime. Comme le note justement Mlle Roure [Éléments de logique contemporaine, p. 82, note], si certaines propositions universelles n’ont pas de portée existen­tielle, ce n’est pas en raison du quantificateur universel, mais en raison de la forme implicative, qui exprime leur caractère hypothé­tique [Si… alors…].

[55] Voir supra, p. 61.

[56] Voir supra, p. 20.

[57] Bien que ni l’universelle ni la particulière ne connote l’existence d’office et qu’elles se limitent plus naturellement à l’affirmation ou négation de la conve­nance d’un attribut à un sujet, on peut aussi en user en impliquant l’existence. Il s’agit alors de le préciser, si le contexte ne le laisse pas en­tendre clairement. Toujours, il faut prêter attention au niveau de considé­ration : absolue, existen­tielle ou logique ; toujours, on doit être cons­cient de ce que le sujet se substitue absolu­ment à une nature ou de ce qu’il se substitue à des individus réels qui la revêtent.

[58] Voir supra, p. 26.

[59] Ma remarque : Voir supra, p. 66, pour une rectification de ce slogan.

[60] Voir supra, p. 61.

[61] Cf. Leibniz, Nouveaux Essais, IV, 1, 7 : « Lorsqu’on dit qu’une chose existe, ou qu’elle a l’existence réelle, cette existence même est le prédicat. » Leibniz savait cependant traduire en existentielles les propositions attribu­tives.

[62] Voir supra, p. 20 et la note 9.

[63] Ma remarque : Avec une certaine arrogance, le logicien moderne méprise et condamne « le langage ordinaire » et pense facilement pouvoir faire mieux. Aristote, au con­traire, aime à le prendre à témoin pour confirmer la justesse de ses propres con­ceptions et rejette les modes d’expression qui s’en écartent incon­sidérément. Ainsi : « Les fautes qui se commettent dans les problèmes sont de deux sortes : ou bien on se trompe, ou bien on détourne un terme de son accep­tion reçue. » (Top., II, 1, 109a27)

[64] Ma remarque : On a pourtant vu que de fait l’énoncé dit traditionnel ne présente qu’un attribut. Voir supra, pp. 31ss.

[65] Ma remarque : Non seulement la logique traditionnelle connaît les énoncés hypothétiques, mais elle sait très bien qu’ils sont multiples, qu’ils connectent, justement, plu­sieurs énoncés simples.

[66] Ma remarque : Blanché n’a certainement pas étudié la partie du traité De l’interprétation qui porte sur les énoncés constitués de noms infinis et sur leurs équi­pollences multiples avec les énoncés constitués de noms finis.

[67] « Κατάφασις δέ ἐστιν ἀπόφανσις τινὸς κατὰ τινός, ἀπόφασις δέ ἐστιν ἀπόφανσις τινὸς ἀπὸ τινός, l’affirmation est l’énonciation qu’un attribut con­vient à un sujet et la négation, l’énonciation qu’un attribut ne con­vient pas à un sujet. » (De l’int., 6, 17a25-26) – Dès qu’il y a plus d’un sujet ou plus d’un attribut, on n’a pas une énonciation plus riche ou plus complexe ou plus subtile, on en a plu­sieurs : autant que de sujets et que d’attributs additionnés. On est déjà au domaine des énoncés hypothétiques, disjonctifs, conjonctifs, etc.

[68] Voir supra, la note 27.

[69] Certains auteurs appellent nom propre – en élargissant le sens usuel de ce terme de façon à y comprendre les descriptions – toute expression qui désigne un individu auquel elle convient en propre et qui peut ainsi servir à le nommer : le cube de 2, l’auteur de Candide. Il semble cependant préférable de maintenir la différence. Une /158-159/ description est autre chose qu’une dénomination. Elle a un sens, alors qu’un nom n’est qu’une étiquette (Ma remarque : Blan­ché ignore qu’aucun nom, même propre, « n’est qu’une étiquette ». La raison n’est capable de nommer quoi que ce soit que comme elle le connaît, de telle sorte qu’elle a toujours un motif d’assigner tel nom à tel individu, qui est ce que, aussi minime que ce soit, elle en connaît. L’impression de n’avoir affaire qu’à une étiquette in­signifiante vient seulement de l’oubli du motif initial.). L’auteur de Candide n’est pas un autre nom de Voltaire comme l’est Arouet. Car pour que la proposition Voltaire est Arouet soit vraie, il faut et il suffit que le même personnage ait effectivement reçu ces deux noms, tandis que, pour que soit vraie Voltaire est l’auteur de Candide, il faut et il suffit que le personnage qui porte le nom de Voltaire ait réellement écrit Candide : il n’est ni nécessaire ni suffisant qu’il ait été effectivement nommé ‘l’auteur de Can­dide’.

[70] Voir supra, pp. 18ss.

[71] On remarquera que celui qui…, dans le langage usuel, présente la même ambiguïté que nous avons relevée (§2) à propos des articles défini et indéfini : la même expression qui convient pour l’invididu (celui qui règne dans les cieux) sert aussi pour le genre (celui qui sème le vent récolte la tempête).

[72] Voir, par exemple, Phys., I, 5, 188b29-30.

[73] Voir supra, p. 25.

[74] Voir supra, p. 26.

[75] Si la fonction y est à plusieurs arguments et si, de plus, ses argu­ments n’ap­partiennent pas tous au même type (fonctions dites hétérogènes), c’est l’argument du type le plus élevé qui doit être pris en considération.

[76] Signalons pourtant qu’ultérieurement, c’est bien à une faute de raisonne­ment que Behmann imputera les antinomies logiques, notamment à un usage insuffi­sam­ment surveillé de la règle de substitution. Sur cette théorie, et plus générale­ment sur le problème des antinomies, voir l’article de Fraenkel dans la Revue de méta­physique d’avril 1939.

[77] Comme cette implication est valable pour toute fonction f, il est permis de substituer ~f à f, puis, de l’implication ~fx  ~fy, de tirer par contraposition et double négation fy  fx : ce qui dispense – puisqu’on peut démontrer l’une par l’autre – d’énoncer les deux implications (équivalence) dans la définition.

[78] Voir De l’âme, III, 6, 430a25ss.

[79] Scientia rationalis. – Dans le contexte, ‘rationalis’ désigne l’objet et non le mode, bien qu’il se trouve de fait que la logique, comme toute science, procède aussi selon un mode rationnel, conforme à la nature de la raison.

[80] In libro ‘Praedicamentorum’.

[81] Περὶ Ἑρμηνείας.

[82] In de interpretatione, prooemio.

[83] Vox. –Φωνή’ et ‘vox’ sont délicats à traduire. Il ne s’agit pas de la voix en général, ni de l’ensemble des sons vocaux, mais de chacun de ces sons en lui-même. Ce sens n’est pas coutumier pour ‘voix’, ce qui contraint le traducteur à une périphrase du style ‘son de voix’ ou ‘son vocal’. Pour ma part, je ne me résigne pas à pareille lourdeur, surtout que le mot reviendra régulièrement dans le traité. J’opte pour traiter le français en langue vivante et imposer ce nouveau sens à ‘voix’, en imitant les usages grec et latin.

[84] Similiter. – La remarque qui vient introduit plutôt une réserve qu’une addi­tion. À prendre la définition de Boèce strictement, les cris des animaux se quali­fie­raient comme interprétations, se trouvant des ‘voix dotées de sens par eux-mêmes’.

[85] Cum imaginatione aliquid significandi. – Il est curieux de reconnaître les cris des animaux comme naturellement signifiants tout en refusant à qui les profère de le faire avec cette signification.

[86] Oratio, λόγος. – Le français n’offre aucun terme auquel il soit clairement im­posé de signifier, sans plus, une voix qui présente la complexité d’un groupe de mots. ‘Discours’ évoque trop forcément la composition de plu­sieurs énoncia­tions ordon­nées à un but, à une persuasion; ‘locution’ et ‘syntagme’ en appellent trop à une com­po­si­tion figée, investie du rôle d’un mot simple, indissoluble quant à son sens, ce qui exclut l’énon­cia­tion; ‘parole’, avec le caractère assez moderne de sa référence à la composition, résiste à entrer dans un vocabulaire technique; c’est ‘phrase’, malgré sa connotation apparemment trop grammaticale, qui se prête le plus facilement à recevoir cette nouvelle imposition logique. Son étymologie l’y prépare, de fait, puisque φράζειν, c’est originellement « expli­quer clairement ce qu’on veut dire » (Bailly).

[87] Θέσθαι, constituere. – « Par rapport à un usage flottant des termes », comme l’indique heureusement Catherine Dalimier.

[88] Ὄνομα, nomen; ῥῆμα, verbe; ἀπόφασις, negatio; κατάφασις, affirmatio; ἀπό­φανσις, enunciatio; λόγος, oratio.

[89] Traduire ‘Κατηγορίαι’, titre du premier livre de l’Organon, avec la translitté­ration ‘Catégories’, à laquelle on recourt habituellement, ne convient pas. Cela empêche le lecteur moderne de saisir le propos du traité. Κατηγορίαι, pourtant, dit nettement l’intention d’Aristote. Celui-ci découvre en la substance et ses neuf flexions les chefs d’attribution, les premières des conceptions universelles sus­ceptibles d’exprimer l’essence de tout sujet d’intérêt. Non des attributions déjà ef­fectuées, certes; les énonciations qui composent effectivement attribut et sujet, en signalant leur conformité, font le sujet du présent traité De l’interprétation. Il s’agit plutôt, d’attri­butions éventuelles, de celles auxquelles recourir d’abord pour définir, auxquelles toute autre se rapporte comme une espèce. D’ailleurs, le verbe correspondant κατηγορεῖσθαι, omniprésent dans le traité, de même que l’unique occurrence de κατηγορία au cours du traité (3a34-36), ne se laissent com­prendre qu’en termes d’attribution et répugnent totalement à l’idée de catégorie.

[90] Dictio. – Ce mot correspond à φάσις, dont Aristote usera plus loin (voir 24). Il s’agit de tout son vocal doté de sens en lui-même, ce qui en fait un synonyme de l’interprétation telle que définie par Boèce, mais sans l’application préféren­tielle à l’énonciation (voir supra, #3). D’où le qualificatif de simple pour contracter au concept simple et au mot isolé qui le signifie, excluant l’énonciation. Le Robert dit qu’expression peut aussi bien signifier un « mot ou groupe de mots ».

[91] Le logicien s’intéresse fondamentalement aux concepts, simples ou compo­sés, et par extension aux expressions, simples ou composées, leurs signes atti­trés.

[92] Secundum rationem. – En opposition à ‘absolute’. Il s’agit encore des con­cepts simples et de leurs signes, mais maintenant en tant que parties de l’énoncia­tion.

[93] Leç. 8, #107ss.

[94] Categoricam. – Voir supra, la note 89, sur #5.

[95] Hypotheticam.

[96] De voce. – Pour la traduction de ‘vox’, voir supra, la note 83, sur #3.

[97] Voir De l’âme, II, 7 (leç. 18); De la génération des animaux, 7.

[98] Oὖν τὰ ἐν τῇ φωνῇ, ergo ea quae sunt in voce. – Il s’agit manifestement des formes vocales énumérées au paragraphe précédent : nom, verbe, etc. La conjonc­tion oὖν, ergo, écarte l’idée d’une considération nouvelle et distincte qui em­brasserait toutes les variations de la voix. Pour la traduction de φωνή, vox, voir supra, la note 83, sur #3.

[99] Σύμβολα, notae. – G dit tantôt σύμβολα, tantôt σημεῖα; L traduit tantôt notae, tantôt signa. Aucune nuance n’impose l’un plutôt que l’autre, de sorte que je traduirai ‘signe’ en chaque occurrence. – N.B. Je réfère par L à la version latine telle que la donne Marietti et par G au texte grec critique de Minio-Paluello. J’indiquerai éventuellement comme V. antica et V. recens les diffé­rences signifi­catives que la version latine revêt dans l’édition léonine.

[100] Ἔστι μὲν οὖν τὰ ἐν τῇ φωνῇ τῶν ἐν τῇ ψυχῇ παθημάτων σύμβολα καὶ τὰ γραφόμενα τῶν ἐν τῇ ψυχῇ παθημάτων σύμβολα, sunt ergo ea quae sunt in voce earum quae sunt in anima passionum notae et ea quae scribuntur eorum quae sunt in voce. – Aristote ne donne pas pure­ment le son vocal comme signe du concept, ni l’écri­t comme signe du son. Il les assigne tels qu’affectés par qui parle et écrit, une fois faits nom, verbe, énonciation, à signifier ce que la réalité, moyen­nant les sens, fait subir à l’âme. Le texte mentionne nommément les παθήματα, passiones, affectant l’intelligence, mais les sous-entend clairement pour la voix et l’écrit; on doit comprendre : τὰ ἐν τῇ φωνῇ [παθήματα], eae [passiones] quae sunt in voce, et τὰ [ἐν τῷ] γραφομένῳ [παθήματα], eae [passiones quae sunt in] scriptis.

[101] Καί, et. – Aristote passe à une autre considération, contrairement à l’avis d’Andronicus et en accord avec l’interprétation de Porphyre, comme le remar­quera s. Thomas (#18).

[102] Ὧν μέντοι ταῦτα σημεῖα πρώτων, quorum autem hae primorum primo notae sunt.

[103] Ὁμοιώματα, similitudines.

[104] C. Dalimier suggère différentes références : I, 1, 402a9; 403a3-b19; III, 3, 427b12; III, 7, 431a17-432a14.

[105] Respicit solum ad hic et nunc.

[106] Sunt notae, idest, signa. – Voir supra, la note 99, sur 2.

[107] Οὖν, ergo.

[108] Haec autem tripliciter habent esse.

[109] Quae tantum sunt in voce.

[110] Voir Éth. Nic., II, 7 (leç. 5).

[111] « La voix est signe de la tristesse et du plaisir; c’est pourquoi elle existe aussi chez les autres animaux. » (Pol., I, 1, 1253a10-11)

[112] Voir De l’âme, I, 1 (leç. 2).

[113] Imaginativam Philosophus vocat passivum intellectum. – «  δὲ παθητὸς νοῦς φθαρτός, passivus vero intellectus est corrupti­bilis. » (De l’âme, III, 5, 430a24; voir aussi leç. 10, #745)

[114] Voir De l’âme, III, 4 (leç. 9).

[115] Elementa vocis.

[116] Quorum primorum, idest quarum passionum primarum. – Le commentateur essaie de faire du sens de ce ‘primorum’ que L a gratuitement ajouté au texte grec en le tra­duisant. Voir supra, la note 102, sur 4.

[117] Notae, idest signa. – Voir supra, la note 99, sur 2.

[118] Voir la note précédente.

[119] Conceptiones intellectus. – ‘Intellectus’ et, quelques lignes plus bas, ‘intelli­git’, renvoient à la simple appréhen­sion, première opération de l’esprit, opération infaillible et identique chez tous. L’intelligence qui n’est pas affectée de la même manière par les choses et n’élabore pas de là le même concept ne commet pas une erreur : elle n’appréhende pas la chose et/ou en appréhende une autre.

[120] Si quis a vero discordat, hic non intelligit. – Voir la note précédente.

[121] Même restreinte à son premier acte.

[122] En élaborant une définition, par exemple, l’intelligence met ensemble des notions simples et peut le faire inadéquatement : ainsi, formant la notion de ‘cercle carré’, elle composerait des incompossibles.

[123] Quod quid est.

[124] Voir De l’âme, III, 6 (leç. 11); voir aussi Ia, q. 75, a. 6.

[125] C’est la composition des mots – les voix signifiantes – entre eux qui est écartée, pas celle des lettres (phonèmes) ou des syllabes, privées de sens en elles-mêmes.

[126] Si quis vere intellligit quid est homo, quodcumque aliud aliquid, quam ho­minem apprehendat, non intelligit hominem.

[127] Ratio, quam significat nomen, est definitio. – Ce que saisit en premier l’intel­ligence est l’essence d’une chose; celle-ci est donc le sens du nom qu’on donne à la chose, puisqu’on nomme comme on connaît. Or la définition décrit justement l’essence de la chose. Voir Mét., Γ, 4, 1006a32ss.; In IV Met., leç. 7, #613ss.

[128] Et ideo signanter dicit : “Quorum primorum hae notae sunt”, ut scilicet refe­ratur ad primas conceptiones a vocibus primo significatas. – La citation est mala­droite­ : ‘primo’, le mot principal, y est oublié et ‘primas’, ajout inutile, rend l’ex­plication confuse. Voir supra, la note 102, sur 4, pour comparer G et L. Voir aussi la note 117, sur #19.

[129] Obiiciunt aliqui de nominibus aequivocis.

[130] Τὸ ψεῦδός τε καὶ τὸ ἀληθές, veritas falsitasque.

[131] Οὔτε γὰρ ψεῦδος οὔτε ἀληθές πω, neque enim adhuc verum aut falsum est.

[132] Tradidit ordinem significationis vocum. – Il a précisé leur rang dans la si­gni­fication, entre les concepts qu’elles signifient et l’écriture qui les signifie.

[133] Voir supra, leç. 2, #19.

[134] Voir supra, proème, #1. Voir aussi De l’âme, III, 6 (leç. 11).

[135] Voir De l’âme, ibid.

[136] Voir supra, leç. 2, #19.

[137] Voir De l’âme, II, 6 (leç. 13); voir aussi 3 (leç. 4).

[138] Voir Mét., XII, 7 (leç. 7).

[139] Est bonum intellectus. – Voir Éth. Nic., VI, 2 (leç. 2). L’édition Marietti donne en note : « Il y a un codex E qui se lit : “est obiectum intellectus” et C. semble consentir à cette leçon, tout en la corrigeant avec “bonum”. De fait, cette leçon dit vrai et s. Thomas l’adopte ici et là et l’explique ainsi : “Verum est objectum intellectus, le vrai est l’objet de l’intelligence.” Or comme le vrai est le bien de l’intelligence et que l’objet de toute faculté est sa perfection et son bien, on dit pour cela que le vrai est le bien de l’intelligence. L’une et l’autre leçon sont donc vraies. Mais dans ce contexte, on doit retenir la leçon Piana, puisque s. Thomas y cite Éth Nic. (VI, 2) et qu’à ce propos, dans sa leçon 2, il dit : “Le vrai absolu est le bien de l’intelligence et le faux absolu est son mal.” (tiré de l’éd. Léonine) »

[140] Comparantur autem ad intellectum voces quidem sicut signa, res autem sicut ea quorum intellectus sunt similitudines. – ‘Intellectus’ signifie d’une part l’intel­ligence, d’autre part son œuvre, ses concepts.

[141] In quantum attingit ad rationem artis.

[142] Secundum quam imitatur artem divinam.

[143] Voir Phys., I, 9 (leç. 15).

[144] Voir De l’âme, III, 3 (leç. 6).

[145] Voir Mét., VI, 4 (leç. 4).

[146] Voir Ia, q. 14, a. 14.

[147] Par exemple : pluit, tonat.

[148] « Φωνὴ σημαντικὴ κατὰ συνθήκην ἄνευ χρόνου ἧς μηδὲν μέρος ἐστὶ σημαν­τικὸν κεχωρισμένον, vox significativa secundum placitum sine tempore cuius nul­la pars est significativa separata. » – La Poétique donne sensiblement la même définition : « Φωνὴ συνθετὴ σημαντική ἄνευ χρόνον ἧς μέρος οὐδέν ἐστι καθαὑτὸ σημαντικόν, une voix composée signifiant sans impliquer de temps et sans partie signifiante en elle-même. » (20, 1457a10-12) Une pré­cision s’ajoute comme première différence : qu’il s’agisse d’une voix ‘compo­sée’ (συνθετή). L’indica­tion est intéressante, bien que facultative : le nom com­porte normalement des syllabes, elles-mêmes composées de lettres; à la limite, cette composition se limite à une seule syllabe (v.g. ‘eau’) ou même à une seule lettre (v.g. ‘y’, nom d’un chromo­some sexuel et pronom personnel). Cette différence vaut aussi pour le genre du verbe et de la phrase. De manière facultative aussi (v.g. ‘est’ et ‘a’). Certes, il ne faut pas confondre cette ‘composition’ du nom avec celle de l’énonciation, qui implique nom et verbe.

[149] Κάλλιππος, equiferus. – Comme L, j’ai remplacé l’exemple grec par un autre valide dans la langue de destination.

[150] Ἐν τῷ λόγῳ, in oratione. – J’ai déjà justifié (voir supra, note 86, sur #3) cette traduction technique de λόγος, oratio, par phrase. Ce mot renvoie sans doute plus spon­tanément à un énoncé complet; il faut lui concéder un peu plus d’extension pour lui faire désigner, comme en anglais, toute composition de mots : énoncé, mais aussi définition, description, périphrase, etc. Ce n’est pas trop difficile, car il a déjà ce sens, quoique vieilli; ainsi : « Les synonymes sont plusieurs dictions ou plusieurs phrases différentes qui signi­fient une même cho­se. » (La Bruyère, cité au Robert de 1996). À tout prendre, cette résistance de ‘phrase’ à désigner un groupe de mots qui ne constitue pas encore un énoncé complet en fait une traduction plus fidèle de λόγος, qui paraît offrir la même résistance à cette extension, comme le suggère la remarque erronée de Jean le Grammairien, citée plus loin (#77), à l’effet que la définition de λόγος devrait être réservée à la phrase complète, ce qui laisse soupçonner une difficulté à appeler λόγος une définition ou un autre groupe de mots qui ne forme pas un énoncé complet. Aristote lui-même, ailleurs s’ex­prime comme si qualifier de λόγος une locution non énonciative occasionnait un malaise à surmonter : « Il est possible, sans verbe, qu’il y ait phrase. » (Poétique, 20, 1457a26)

[151] Καλὸς ἵππος (un beau cheval), equus ferus (un cheval sauvage).

[152] « Οὐ μὴν οὐδὥσπερ ἐν τοῖς ἁπλοῖς ὀνόμασιν, οὕτως ἔχει καὶ ἐν τοῖς πε­πλεγμένοις, at vero non quemadmodum in simplicibus nominibus, sic se habet etiam in compositis. » – Plus loin, en 26 (16b32), on trouvera aussi διπλοῦς, du­plex, pour désigner le nom composé.

[153] Ἐν δὲ τούτοις βούλεται μέν, ἀλλοὐδενὸς κεχωρισμένον, in his vult quidem, sed nihil significat separata. – La seule différence est une apparence de significa­tion, mais des interprètes succombent au mirage : « Elle contribue à la significa­tion du tout. » (Tricot); « Les parties des noms composés, bien qu’elles ne signi­fient rien sépa­rément, consignifient cependant quelque chose dans l’ex­pression dont elles font partie. » (Pacius, In de interpretatione, In c. 2, §2) ; « Kelès dans épaktrokélès “veut dire” quelque chose (= de course) qui n’est pas indépendant de l’ensemble. Il y a donc dans le nom composé épaktrokélès une collaboration de sens (et par conséquent une possibilité d’analyse) qui n’existe pas dans Kalip­pos (Beaucheval) mot simple. » (Dalimier, note 2, p. 335)

[154] « Οἷον ἐν τῷ ἐπακτροκέλης τὸ κελης, ut in eo quo est equiferus. ». – Ἐπακ­τροκέλης se compose d’ἐπάκτρον, batelet, et de κέλης, coureur; equiferus se compose d’equus, cheval, et de ferus, sauvage. Chaque élément avait son sens, avant la formation de ces noms composés; c’est même cette confrontation de sens qui a suggéré de les choisir et composer pour former de nouveaux noms pour les nouvelles entités à nommer. Mais les nouveaux sens sont simples; ils ne se com­posent pas des sens additionnés des parties de leurs noms respectifs qui, en eux, n’en ont maintenant au­cun proprement.

[155] Σύμβολον, nota. – Voir supra, la note 99, sur 2.

[156] Ἀγράμματοι, illitterati. – Privés de l’articulation de langue et de lèvres qui permet la divi­sion en éléments phonétiques que des lettres puissent désigner.

[157] Ὄνομα ἀόριστον, nomen infinitum. – Nom ‘indéterminé’, ‘indéfini’, ‘impré­cis’ se comprendraient mieux, mais la tradition a fixé ‘nom infini’ comme éti­quette. S. Albert manifeste bien la justesse du nom suggéré : « Le nom infini prive d’une forme et ne garde qu’une substance indéfinie, limitée ni quant à être ni quant à ne pas être, mais désignée par le nom ‘être’ seulement selon qu’il dit communé­ment quoi que ce soit qu’on trouve ou dans la nature, ou dans la raison, ou simplement en quelque conjecture qu’on puisse imagi­ner ou dont on puisse parler. » (Albert le Grand, In I de interpr., tr. III, c. 2) Encore : « La négation est infinie du fait de ne rien poser. » (Ibid.)

[158] Ὅτι ὁμοίως ἐφὁτουοῦν ὑπάρχει καὶ ὄντος καὶ μὴ ὄντος, quoniam similiter in quolibet est, et quod est et quod non est. – Waiz et Minio-Paluello sup­priment cette ligne, pour la raison qu’elle est identique à 16b15, à propos du verbe, que le rapport au fait d’être et de ne pas être semble plus naturellement concerner. Mais dans le cas, signifier aussi bien une nature existante qu’inexis­tante constitue une propriété commune au nom et au verbe infinis, de sorte que la formuler identique­ment ne fait pas problème.

[159] Οὐκ όνόματα ἀλλὰ πτώσεις ὀνόματος, non nomina sed casus nominis sunt. – Littéralement : “… pas des noms, mais des cas du nom.” Πτῶσις et casus pré­sentent une homonymie que le français a oubliée dans le nom cas : leur sens initial est celui d’une chute et les grammairiens l’ont exploité pour exprimer leur compré­hension de ce qui arrive au nom qui, en sa fonction la plus forte, supporte le verbe et tous les compléments de la phrase, lorsqu’il devient complé­ment de quelque manière du sujet, du verbe ou de quelque élément de la phrase : il tombe, il déchoit, il décline, il s’affaiblit graduellement. – Je traduis plus étymologique­ment en ‘chute’ ici où on a besoin de sentir qu’en ses ‘cas’ le nom en est moins un, mais je reviendrai ensuite à ‘cas’, pour me conformer au terme technique usuel.

[160] Λόγος δέ ἐστιν αὐτοῦ τὰ μὲν ἄλλα κατὰ τὰ αὐτά, ratio autem eius in aliis quidem eadem est. – On peut aussi comprendre, comme s. Thomas, que la défini­tion, l’essence, signifiée par le nom s’attache au nom en tous ses cas. Voir infra, #50.

[161] De ordine significationis vocum. – Voir supra, la note 132, sur #23.

[162] Quae perfecte rationem nominis non habent. – Auxquelles, par conséquent, la définition du nom ne convient pas parfaitement.

[163] Cum imaginatione quadam. – Voir De l’âme, II, 8 (leç. 18). Voir aussi supra, la note 83, sur #3.

[164] In obliquo.

[165] « In hoc enim nomine quod est ‘equiferus’, haec pars ‘ferus’ per se nihil significat sicut significat in hac oratione, quae est ‘equus ferus’. – Dans le nom ‘Cheval-sauvage’ (qu’on pourrait donner comme surnom à quelqu’un), la partie ‘sauvage’ ne signifie rien toute seule, alors qu’elle signifie quelque chose dans la phrase ‘un cheval sauvage’. » Albert le Grand complète adéquatement le commentaire : « On en a un exemple dans le nom composé ‘cheval-sauvage’ : ‘sauvage’, en effet, comme partie de ce nom composé, ne signifie rien à lui seul, séparé de la significa­tion du tout. La raison en est que le nom ‘cheval-sauvage’ est impo­sé à un cheval à partir de la qualité de sauvagerie mêlée à la nature équine. Une fois ce mélange fait, ‘sauvage’ ne signifie plus sau­vage; il ne signifie donc plus rien du tout. Le nom n’est pas imposé à partir des deux qualités séparées, mais unies; c’est pourquoi, une partie qui n’en signifie qu’une à part ne signifie rien de la signification du nom entier. ‘Sauvage’ ne signifie donc rien quand il est partie d’un nom composé, alors qu’il signifie quelque chose à lui seul, quand il est partie de la phrase ‘un cheval sauvage’. Alors, en effet, il est une partie de la phrase et pris à lui seul comme nom, il signifie quelque chose de la significa­tion totale de la phrase. La signification con­vient en effet à la phrase de façon qu’elle se trouve dans la phrase par parties, et qu’une partie exprime une partie de la signifi­cation et une autre le reste. » (In I de interpr., tr. 2, c. 4)

[166] Littéralement : Sicut hoc nomen ‘lapis’ imponitur a laesione pedis, quam non significat : quod tamen imponitur ad significandum conceptum cuiusdam rei. – C’est par exemple une blessure infligée à un pied qui suggère d’imposer le nom ‘lapis’, mais ce n’est pas cela qu’on lui fait signifier; c’est plutôt le concept de pierre.

[167] Equiferus, Chevalsauvage. – Je traduis avec un exemple valide en français. Voir supra, la note 165, sur #44.

[168] Albert le Grand nuance le commentaire de manière digne d’intérêt : « Il n’en va pas dans les noms simples exactement comme dans les composés. Dans les noms simples, en effet, la partie n’est signifiante d’aucune fa­çon. Dans les com­posés, la partie séparée, comme en tant que prise à part elle constitue déjà un nom, veut certes signifier quelque chose sépa­rément, par aptitude d’institution; cepen­dant, elle ne signifie rien qui appartienne à la signification totale du nom composé, ni selon son tout, ni selon sa partie. » (Albert le Grand, loc. cit., c. 4)

[169] Voir infra, leç. 6, #81.

[170] Ὧν οὐδέν ἐστιν ὄνομα, quorum nullum est nomen. – La grammaire est ouverte aux deux traductions : dont aucun n’est un nom” ou “pour lesquelles il n’existe aucun nom”.

[171] Dans un énoncé négatif, on nie qu’un attribut s’affirme d’un sujet; avec ‘non-homme’, il ne s’agit pas encore d’attribuer ou de refuser d’attribuer quoi que ce soit à quoi que ce soit.

[172] Excludit casus nominis. – Voir supra, la note 159, sur 15.

[173] Principaliter.

[174] Huiusmodi autem obliqui vocantur ‘casus’ nominis : quia quasi cadunt per quamdam declinationis originem a nominativo, qui dicitur rectus eo quod non cadit. – ‘Oblique’ exprime par une autre image l’affaiblissement du nom qui reçoit d’autres fonctions que celle de sujet : il dévie, il se place de biais par rapport au plan horizontal, à la droite où se situe le sujet, nom au titre le plus fort, face au verbe. Voir supra, la note 159, sur 15.

[175] La grammaire n’est pas tenue de représenter exactement la réalité; elle ac­corde aux mots et à leur ordre des propriétés grâce auxquelles ils deviennent aptes, eux, à représenter fidèlement la réalité; mais ces propriétés n’ont pas abso­lument besoin, elles, de concorder avec elle. Par exemple, un nom féminin n’est pas tenu de représenter une réalité féminine. Ainsi, le grammairien peut bien, par commo­dité, ‘égaliser’ la forme nominative avec les formes accusative, génitive, dative et ablative, et la considérer elle aussi comme un cas, sans impliquer que le statut logique du nom sujet soit pour la raison sur le même pied que celui que lui confèrent ses autres relations avec le verbe. Il n’y avait donc pas un véritable besoin de lui accoler un autre type de chute pour excuser le grammairien de dé­signer le nominatif aussi comme un cas du nom.

[176] Signanter autem inducit exemplum de verbo substantivo.

[177] Pœnitet Sortem, Socrate se repent. – La nécessité d’un nom-sujet et d’un verbe pour une énonciation vraie ou fausse est logique et la grammaire peut ne pas le refléter : ici, on a grammaticalement un verbe sans sujet personnel avec un objet direct, mais logiquement un verbe avec son sujet. Voir supra, la note 175, sur #49.

[178]Pœnitentia habet Sortem, le repentir tient Socrate.

[179] Une voix. – Comme le remarquera s. Thomas, Aristote raccourcit la défi­ni­tion du verbe en y sous-entendant ce qu’elle partage avec le nom.

[180] Τὸ προσσημαῖνον, quod consignificat. – G, littéralement : sursignifiant, si­gni­fiant en plus. Pacius distingue expressément ‘sursignifier’ de ‘consignifier’ : « Tout verbe, c’est à remarquer, détient trois pouvoirs : il signifie, sur­signifie et consignifie. Il signifie une réalité, sursignifie le temps, consignifie la connexion d’un attribut avec son sujet. Cette consi­gnifi­cation peut aussi s’appeler une sursi­gnification, comme c’est le cas au dernier paragraphe de ce chapitre : on l’appelle une sursi­gni­fication en regard du verbe, à la signification principale duquel cela s’ajoute; on l’appelle consignification dans le contexte de la phrase, où le verbe s’unit à ses autres parties pour en signifier la connexion. » (Loc. cit., In c. 3, §1)

[181] Καὶ ἔστιν ἀεὶ τῶν καθἑτέρου λεγομένων σημεῖον, et est semper eorum quae de altero praedicantur nota.

[182] Ὑγίεια, cursus; ὑγιαίνει, valet. – L mentionne la course où G illustre avec la santé. L’exemple latin se traduit plus facilement par des mots simples.

[183] Προσσημαίνει γὰρ τὸ νῦν ὑπάρχειν, consignificat enim nunc esse. – Il s’agit de la convenance effective d’un attribut à son sujet, non de l’existence réelle de ce sujet. En contexte logique, Aristote utilise souvent ὑπάρχειν, ainsi que συμ­βαίνειν, comme synonymes de εἶναι.

[184] Τῶν ὑπαρχόντων καθἑτέρου λεγομένων, eorum quae de altero dicuntur. – Littéralement, G se traduirait : “des attributs dits d’autre chose”. L reprend plus littéralement la particule telle que for­mulée dans la définition (voir supra, 17).

[185] Καθὑποκειμένου, de subiecto. – J’ajoute ‘subordonné’ pour rendre la con­notation de haut en bas impliquée par κατά.

[186] Οἷον τῶν καθὑποκειμένου ἐν ὑποκειμένῳ, ut eorum quae de subiecto dicuntur vel in subiecto sunt. – C’est la leçon qu’Ammonios (47, 11) privilégie, laquelle distingue les expressions respectives des attributions essentielle et acci­den­­telle, héritées du traité des Attributions (2, 1a20, 23) : « Τῶν ὄντων τὰ μὲν καθὑποκειμένου τινὸς λέγεται... τὰ δὲ ἐν ὑποκειμένῳ ἐστι. » Le mode d’expres­sion peut surprendre : dans un style très abrégé, Aristote semble sous le même chef énumérer du logique et du réel, de l’attribution et de l’être. Il faut saisir le con­texte logique : ce qu’Aristote dit de l’être, il le dit de lui en tant que connu, dans les propriétés qu’il revêt dans l’intelligence : être attribué comme représenta­tion soit d’une essence (genre de l’espèce ou espèce de l’indivi­du, attribués figu­rative­ment selon une ligne verticale, de haut en bas, καθὑποκει­μένου, à un sujet su­bor­donné), soit d’un accident (ἐν ὑποκειμένῳ, quantité, qua­lité dites se trouver en un sujet). Comparer : « Quae vero dicuntur de subiecto, scilicet sicut in subiec­to existentia, accidentia sunt, ce qui se dit d’un sujet, à savoir en tant qu’étant en un sujet, est un accident. » (S. Thomas, In I Post. Anal., 10, #87) Voir aussi infra, #60. Comme la définition donnée en début de chapitre disait “τῶν καθἑτέρου λεγο­μένων, eorum quae de altero praedicantur”, le lecteur pourrait comprendre que le verbe est approprié à l’expression de la seule attribution essentielle; d’où la précision actuelle qu’il exprime aussi l’attribution accidentelle. À ce qu’Ammo­nios (50, 8-10) rap­porte, Porphyre préférait quant à lui omettre cette distinction et s’en tenir à ‘οἷον τῶν καθὑποκειμένου’ comme à une indication globale des attri­buts éventuels.

[187] Τὸ δὲ οὐχ ὑγιαίνει καὶ τὸ οὐ κάμνει, non currit et non laborat. – À com­prendre sur le modèle du nom infini (v.g. ‘non-homme’). On ne peut toutefois traduire ‘non-court’, ‘non-souffre’, dont l’étrangeté répugnerait. On doit faire comme en grec et en latin, et formuler pareillement le verbe infini et le verbe de l’énonciation négative. Je me permets toutefois d’insérer des traits d’union pour signaler qu’il s’agit non de phrases, mais d’expressions simples, hors énonciation.

[188] Mieux : ‘verbe indéterminé’. Voir supra, la note 157, sur 14.

[189] Πτῶσις ῥήματος, casus verbi. – Voir supra, la note 159, sur 15.

[190] Καθαὑτὰ λεγόμενα, secundum se dicta. – En l’absence d’un sujet auquel s’attribuer. – « “En eux-mêmes”, dit Aristote, c’est-à-dire en dehors de la phrase, “les verbes sont des noms” et “signifient une réalité”, c’est-à-dire constituent des noms pour une réalité qu’ils signifient. Par exemple, ‘courir’ est un nom pour la course et ‘lire’ est un nom qui signifie la lecture. Il dit que les verbes sont des noms, même s’il a distingué les verbes des noms, parce qu’en un verbe un nom est contenu, comme une moindre quantité en une plus grande…, comme un triangle dans un carré. Effectivement, en ajoutant à un nom la sursignification d’un temps, on en fera un verbe, comme en ajoutant quatre à six, on obtiendra dix. » (Pacius, Loc cit.., In c. 3, §6)

[191] Dalimier : « … arrête le mouvement de pensée. »

[192] Ἵστησι γὰρ λέγων τὴν διάνοιαν καὶ ἀκούσας ἠρέμησεν, constituit enim qui dicit intellectum et qui audit quiescit. – « La réalité signifiée par le verbe est déter­minée et définie. Il en va ainsi pour que l’intelligence n’erre pas ça et là et ne continue pas à chercher de quoi il s’agit, comme elle le fait en entendant un verbe infini. À entendre ‘ne-court-pas’, en effet, on saisit ce qui n’est pas signifié, qu’on ne signifie pas la course; mais on ne saisit pas ce qui est signifié. C’est pourquoi l’esprit ne repose pas, mais reste suspendu, ignorant de quelle réalité il s’agit. Tandis qu’en entendant ‘court’, on saisit quelle est la réalité signifiée par le verbe : la course. » (Pacius, ibid.)

[193] Ἀλλεἰ ἔστιν μή οὔπω σημαίνει, sed si est vel non est nondum significat. – En comprenant toujours qu’en ce contexte, ‘être’ signifie la convenance à un sujet de l’essence signifiée par le verbe. « Le Philosophe précise la nature de la signification attribuée au verbe : il montre que le verbe n’affirme ni ne nie, qu’il signifie par conséquent un con­cept simple, non composé; autrement, il serait une phrase, non un nom. Ses mots : “que cette réalité soit ou non” pointent l’affirma­tion et la négation. En effet, l’affirmation signifie qu’une réalité soit et la négation signifie qu’une réalité ne soit pas. En disant : “ne signifient toutefois pas encore”, il renvoie au fait que c’est une fois ajouté au nom que le verbe affirme ou nie, comme dans la phrase ‘tel homme court’. Mais tant qu’on le prend seul et à part, il n’affirme ni ne nie encore. » (Pacius, ibid.)

[194] Οὐ γὰρ τὸ εἶναι μὴ εἶναι σημεῖόν ἐστι τοῦ πράγματος, neque enim signum est rei esse vel non esse. Aristote s’applique à manifester qu’hors énonciation, un verbe est exactement comme un nom : il renvoie à un concept, sans inclure l’affirmation ou la négation qui interpréterait sa conformité avec la réalité exté­rieure. Il insiste spécialement sur cette absence de référence à l’actualité, que l’allure du verbe semble démentir. Il apporte à l’appui un argument a majori : il en va ainsi dans le cas où le verbe donne le plus l’impression d’affirmer ou nier l’être : celui du verbe être, justement. Celui-ci n’est pas même un verbe, va-t-il mon­trer : non seulement il n’affirme en lui-même aucune existence, mais il est même dénué de sens. Pacius l’a assez bien compris : « Les verbes, avons-nous dit, ne signifient pas qu’une réalité soit ou ne soit pas, c’est-à-dire qu’ils n’affir­ment ni ne nient. Contre cela, on pourrait opposer que le verbe ‘être’ signifie l’être et que donc il affirme; et que le verbe ‘n’être-pas’ signifie ne pas être et donc nie. Il s’en faut tellement, répond Aris­tote, qu’être soit une affirmation et n’être-pas une négation, qu’ils ne sont pas même des verbes. Autrement et plus clai­rement dit : il s’en faut tellement qu’être et n’être-pas signifient un concept composé de l’esprit, qu’ils ne signifient même aucune réalité simple. C’est ce qu’Aristote veut dire en disant qu’être “n’est signe d’aucune réali­té”, c’est-à-dire ne signifie au­cune chose. Il parle en effet d’être et de n’être-pas, la copule verbale qui n’a pas d’autre pouvoir que de connecter un attribut avec un sujet et, à cette occasion, de signifier un temps. » (Ibid., §6)

[195] Τὸ ὄν, est. – L tourne le participe en indicatif, comprenant qu’Aristote vise là le verbe ‘être’ utilisé comme copule. Je traduis l’être, non l’étant, car malgré la manie qu’en ont développée plusieurs philo­sophes récents, le participe présent français ne s’utilise pas pour ce rôle que le grec et le latin prêtent volon­tiers au leur ; le français est plus à l’aise avec l’infinitif pour la simple désignation du sujet d’existence.

[196] Οὐδἐὰν τὸ ὂν εἴπῃς ψιλόν, nec si hoc ipsum ‘est’ purum dixeris. – ‘Être’, comme verbe, pourrait-on objecter, a au contraire toute la richesse de sens d’un nom : il inclut toute réalité, renferme toute attribution impliquant un sens, il signi­fie au moins l’existence. Il est ouvert à deux fonctions, réplique Aristote : attri­bué seul à un nom, il a sens d’existence pour la réalité signifiée par ce nom; attri­bué avec un adjectif ou un nom, il a le simple rôle d’en confirmer la conve­nance pour la réalité signifiée par le sujet. Mais dans un cas comme dans l’autre, le sens éventuel et la vérité de son attribution ne se révèle que dans l’énonciation. Spécia­lement, l’être nu (τὸ ὂν ψιλόν), c’est-à-dire utilisé comme simple copule, ne signi­fie aucune réalité et a simple rôle de connexion. Encore là, Pacius a assez bien compris : « Le Philosophe s’occupe d’une autre objection. On pourrait re­prendre : “Soit! Le verbe ‘être’ ne signifie aucune réalité. Cependant, l’être, pris comme nom (participium ‘ens’), en si­gnifie sans doute une, lui; il signifie de fait ce qui est et constitue un quasi genre pour les dix attributions. Bien au contraire, répond Aris­tote, pas même l’être ne signifie quoi que ce soit, tant qu’on le prend tout nu, ce dont il est question dans le contexte. Le mot ‘être’, doit-on observer, est homonyme, à la manière dont le verbe ‘suis’, ‘es’, ‘est’, dont il dérive, est lui-même homonyme. La phrase ‘Homère est’ est fausse; par contre, la phrase : ‘Homère est un bon poète’, est vraie, comme Aristote l’enseignera plus loin. On prend donc en des sens différents le verbe ‘est’ dans cette phrase-là : ‘Homère est’ et dans celle-ci : ‘Homère est un bon poète’. Dans celle-là, il est un verbe qui signifie être un être; dans celle-ci, par contre, il est une simple copule : il ne signifie pas être un être, mais seulement connecte ‘poète’ avec ‘Homère, pour signifier qu’Ho­mère est un poète et non qu’Homère est un être. Si donc on tire le nom ‘être’ du verbe ‘suis’, il signifie une réalité, mais si on le tire de la copule ‘suis’, il ne signifie rien. Or c’est cela qu’Aristote appelle l’être tout nu, c’est-à-dire le simple mot et la simple copule, qui ne signifie aucune réalité. » (Ibid.)

[197] Αὐτὸ μὲν γὰρ οὐδέν ἐστιν, προσσημαίνει δὲ σύνθεσίν τινα, ἣν ἄνευ τῶν συγκειμένων οὐκ ἔστι νοῆσαι, ipsum enim nihil est, consignificat autem quamdam compositionem quam sine compositis non est intelligere. – Nu, en lui-même, c’est-à-dire, comme copule, mais hors énonciation, ‘est’ ne veut rien dire ni ne fait rien; c’est seulement placé de fait entre nom et attribut qu’on saisit la compo­sition qu’il en fait. « Aristote manifeste ce qu’il vient de dire, que le nom ou le verbe indéfini ‘être’ (infinitum esse aut participium ens), pris tout nu, c’est-à-dire comme simple copule, n’est pas un verbe et ne signifie aucune réalité. “Il n’est rien”, dit le Philosophe, c’est-à-dire, il ne signifie aucune réalité; “il sursignifie une composition”, c’est-à-dire, il a le pouvoir de composer et d’unir un attribut avec un sujet. En disant : ‘tel homme est blanc’, la copule ‘est’ connecte ‘blanc’ avec ‘homme’. Mais, ajoute Aristote, cette composition ne peut se comprendre “sans les éléments qui s’y trouvent composés”, c’est-à-dire en dehors de l’énon­ciation. En disant : ‘tel homme est blanc’, on comprend facilement comment, par la copule ‘est’, se trouve connecté l’attribut avec son sujet, alors qu’en disant sim­plement ‘est’, on ne peut comprendre comment ce ‘est’ a le pouvoir de connecter quoi que ce soit avec quoi que ce soit. » (Pacius, ibid.)

[198] Homo est animal. – Le verbe ‘être’ devrait certainement se sous-entendre ici pour au moins donner l’impression d’un énoncé constitué seulement de noms. La chose est plus naturelle en latin qu’en français : ‘Homo animal’ étonne moins que ‘L’homme un animal’.

[199] Quasi per se existentem. – Troisième sens de ‘per se, par soi’ : « Par soi  signifie une chose solitaire, au sens où on dit par soi une chose particulière dans le genre de la substance, comme elle ne s’attribue pas à un sujet. » (S. Thomas, In I Post. Anal., 10, #87)

[200] On donne à une réalité un nom pour attirer l’attention sur elle, pour indiquer qu’on va en parler, en dire quelque chose; ce faisant, on la traite en substance. Or ce qu’on dit le plus spontanément d’une réalité, ce qui amène à en parler, et même à la con­naître, c’est son changement : son action ou sa passion. Car c’est ce qui en est le plus sensible. C’en est aussi l’aspect le plus directement lié à son utilité : ce qu’elle peut faire, ce qu’on peut en faire; or le langage est d’abord donné aux hommes pour qu’ils se fassent connaître l’utilité et la nocivité des choses. D’où l’invention du verbe, voix dont le propre est de signifier l’action ou la pas­sion de ce dont on parle, et de les signifier comme elles sont, en tant qu’issues de leur agent ou de leur patient et qu’elles leur inhèrent comme à leur sujet, et donc avec la mesure naturelle du changement : un temps. C’est le temps de l’action qui cause et exprime en quelle mesure l’agent nommé existe dans cette action. Par un pro­cessus d’abstraction graduel difficile à analyser, l’intelligence moule par la suite sur cela tout effort de concevoir la nature et les diverses propriétés sous les­quelles elle connaît toute chose nommée. Ainsi, le temps, faisant même abstrac­tion de l’anté­riorité et de la postériorité qui le caractérisent, exprimera simplement l’exis­tence et l’inhéren­ce, et le verbe arrivera à exprimer toute attribution, même de ce qui n’a plus d’une action que le caractère d’inhérer en un temps non précisé. –L’action n’a pas d’existence en elle-même; elle est la même chose que son agent, elle est lui sous un certain aspect. Le concept formé pour représenter une réalité s’y identifie d’une manière com­parable; il est cette réalité même sous un certain aspect. Ainsi, tout naturellement, juger qu’un concept interprète correcte­ment une réalité, viendra à s’exprimer en en faisant son action ou sa passion.

[201] Que l’infinitif.

[202] Quando ponuntur materialiter. – Sur la propriété du sujet d’un énoncé appe­lée ‘suppositio’, voir mon article « Les mandats logiques du sujet logique. », dans Peripatetikos, No 12 (2017), pp. 7-32.

[203] Voir supra, 11 (16a21), commenté en #44.

[204] Le verbe, au sens logique, exprime la vérité de la représentation. Il représen­te sous allure d’action; aussi exprime-t-il la vérité de la représentation en la mesu­rant avec la mesure de l’action et du changement : le temps. D’après Alfarabi, « consignifier le temps exprime qu’il ne s’agit pas de signifier le temps ou de signifier une réalité qui existe forcément en un temps, mais de signifier un attribut sous le mode qui convient à ce qui com­porte du temps, c’est-à-dire avec le mode de l’agir ou du pâtir » (Albert le Grand, In I de interpr., tr. III, c. 2).

[205] Voir supra, #55-56.

[206] In de interpr., I, De verbo. – La couleur, par exemple, se dit ‘en’ l’homme, comme son accident, et ‘du’ blanc, comme son genre. Mais Boèce semble plutôt, à tort, assimiler les deux formulations – ‘se dire de’ et ‘être en’ – comme syno­nymes.

[207] Non est sic intelligendum, quasi significata verborum sint quae praedi­cantur, quia cum praedicatio videatur magis proprie ad compositionem perti­nere, ipsa verba sunt quae praedicantur, magis quam significent praedicata. – En somme, Aristote en est à préciser que le verbe implique toujours la composi­tion à un sujet de ce qu’il signifie, non à restreindre sa signification à un type spécial d’attribut, essentiel ou accidentel. En lien avec une explication précédente (voir supra, la note 194, sur #56), avec le verbe, l’intelligence attribue une action sous le mode même de l’action; mais par suite, elle découvre la possibilité de faire abs­traction d’action à attribuer, et d’attribuer à un sujet toute nature ou propriété qui le fasse connaître, mais de le lui attribuer selon ce même mode de l’action, à savoir en usant de la consignification du temps pour exprimer l’existence, c’est-à-dire l’adéquation avec la chose que signifie le sujet auquel elle est attribuée. Tant l’essence que l’accident, alors, peut se signifier avec le verbe. Autrement dit, l’es­sence ne convient pas à son sujet à la manière d’une action, d’un accident; mais rien n’empêche que, pour exprimer qu’elle est bien ce que son sujet est, son con­cept soit composé au concept de ce sujet à l’imitation du mode selon lequel une action est dénoncée d’un sujet, et donc prenne forme de verbe.

[208] Voir Phys., VI, 8 (leç. 10).

[209] Voir supra, la note 188, sur 20.

[210] Il est difficile de distinguer entre verbe infini et verbe d’énonciation néga­tive, car le verbe se formule de la même façon. On comprendra plus facilement en compa­rant avec l’opposition semblable, et plus facile à saisir, entre la présence dans une énonciation d’un nom infini : “Telle entité est un non-homme”, et la négation d’une attribution : “Telle entité n’est pas un homme”. Sur ce modèle, on oppose­rait plus clairement : “Un tel ne-court-pas” (non-court) et “Un tel ne court pas”. On voit mieux ainsi comment le verbe infini constitue une expression unique; on voit aussi que son introduction dans une énonciation ne donne pas un sens bien différent de l’énonciation négative : celle-ci nie l’action de courir chez un tel, sans rien affirmer; l’autre affirme chez lui une action ou passion qui soit autre chose que courir. Voir supra, la note 187, sur 20; voir aussi infra, la note 492, sur #209.

[211] Casus verbi. – Voir supra, la note 189, sur 21.

[212] L’intelligence crée le verbe spécialement pour exprimer l’actualité de l’ac­tion conçue. Elle fera par la suite abstraction de ce que le caractère reconnu actuel soit proprement action ou affection et étendra le verbe à signifier l’actualité de tout caractère – situation, relation, qualité, temps et même essence – composé à une réalité nommée. Elle fera finalement abstraction de l’opposition du présent au passé et au futur et entendra l’actualité comme simple existence ou adéquation du concept à la chose conçue. Jamais toutefois le verbe ne sera tout à fait dépossédé de cette consignification de temps entendu comme actualité, existence.

[213] Non constituit casus verbi.

[214] « On appelle ‘cas de verbe’ … tout ce qui est d’un autre mode que l’indi­catif ou d’un autre temps que le présent. Dans le contexte, tou­tefois, Aristote parle seulement des autres temps et non des autres modes, car pour les autres modes la chose est trop manifeste. » (Pacius, Ibid., §5)

[215] Voir supra, #56 et #57.

[216] Voces significativae significant intellectus. – Voir supra, 2.

[217] Constituit intellectum in animo audientis… ille qui audit quiescit. – Compa­rer : « Qui entend ainsi celui qui dit et nomme ce verbe, repose en pareil concept simple et ne cherche rien de plus. Si en effet on parle d’un verbe, et qu’on demande ‘mais quel verbe?’, et qu’on réponde : ‘aimer’ ou ‘lire’, celui qui entend le verbe repose aussitôt, et ne le ferait pas s’il ne se trouverait pas à savoir que ‘aimer’ est le nom déterminé et précis de tel verbe. C’est pourquoi il repose en lui par un concept simple. » (Albert le Grand, loc. cit., tr. III, c. 3)

[218] Oratio perfecta. – ‘Perfectus’ ne connote pas ici l’excellence, mais, étymo­logiquement, être totalement fait, n’être privé d’aucune de ses parties. Il est plus clair de parler en termes de phrase complète. Plusieurs espèces de phrases se con­sidèrent comme complètes – la prière, le souhait, l’interrogation, l’ordre, etc. –, en opposition au nom ou au verbe pris isolément. Bien qu’une seule, l’énonciation, accédera à la ‘perfec­tion’ de dire le vrai et le faux. Voir infra, #85.

[219] Voir supra, #1 et #24.

[220] On se demandait : de quoi va-t-on parler? ou : que va-t-on en dire?

[221] Ipsum verbum. En opposition à un verbe infini, qui décline de la perfec­tion du verbe.

[222] « On le prouve ainsi a majori. Si en effet un verbe signifiait tout seul quelque chose de l’intention du verbe, alors le verbe pris tout seul, semble-t-il surtout, qui signifie­rait ce qui est conçu en tout verbe, serait le verbe ‘est’. Mais si le verbe ‘est’, dit pur et simple, n’est lui-même rien et ne signifie rien de défini…, [alors c’est encore plus le cas de n’importe quel autre verbe]. » (Albert le Grand, loc. cit., tr. III, c. 3)

[223] Ens ipsum nudum. – Voir supra, la note 196, sur 23.

[224] Ipsum ens. – Voir la note précédente.

[225] Praedicamenta. – Correspondant à κατηγορίαι. Voir supra, la note 89, sur #5.

[226] ‘Ens’ non dicitur proprie aequivoce. – À l’encontre de l’intention d’Aris­tote, la tradition latine a tendance à attribuer l’homonymie premièrement aux noms plutôt qu’aux réalités qu’ils nomment et à regarder l’homonymie par acci­dent comme sa forme la plus stricte. Pour éviter cette confusion, je translittère du grec plutôt que du latin, en traduisant, et je précise que le commentateur réfère à l’homonymie accidentelle. Voir supra, pp. 38-39 et la note 34. Pour plus de détails sur la tra­duction d’ὁμώνυμα, voir ma traduction des Attributions (Les Attributions [catégo­ries], le texte aristotélicien et les prolégomènes d’Ammmonios d’Hermeias, Montréal : Bellarmin, Paris : Les Belles Lettres [collection Noêsis], 1983, spéciale­ment la note 1, p. 64)

[227] Secundum prius et posterius. – L’homonymie de l’être n’en est pas une due au hasard (ἀπὸ τύχης), mais imposée à dessein (ἀπὸ διάνοιας), selon un ordre de sens plus stricts à sens moins stricts.

[228] Voir Super ‘De interpr.’, I, §10. Boèce s’accorde avec cette explication : « On ne doit pas comprendre ce que dit Aristote, que “l’être en lui-même n’est rien”, au sens qu’il ne signifierait rien, mais au sens qu’il n’indique rien de vrai ou de faux s’il est dit tout seul, alors que composé, il produit l’énoncation. » (In de interpr., éd. léonine, 317)

[229] Si quidem haec dictio ‘ens’ significaret esse principaliter, sicut significat ‘rem’ quae habet esse… – Le verbe ‘être’ (τὸ ὄν, ens) a comme sens principal une chose susceptible d’exister et seulement comme sens secondaire, comme consi­gnification, le fait que cette chose existe. Cette consignification ne joue pour pro­duire une vérité que pour autant qu’on compose ce verbe ‘être’ avec un nom-sujet, en disant par exemple : ‘Pierre est’. Il en va de même de tout verbe. ‘Danse’ a comme sens principal l’action éventuelle de danser et en consignifie l’actualité dans la mesure où ce verbe est effectivement composé avec un nom-sujet, en disant : ‘Pierre danse’. ‘Est’, tout seul, ou ‘danse’, tout seul, n’implique l’exis­tence ou la vérité de rien.

[230] Significat enim primo illud quod cadit in intellectu per modum actualitatis absolute. – Avant de consignifier, c’est-à-dire de signifier secondairement, la composition, c’est-à-dire la vérité, la conformité à la réalité, le verbe ‘être’, comme tout autre verbe, puisque tout verbe inclut ce verbe fondamental, signifie principalement une forme, une manière d’être, qui est, dans son cas propre, l’exis­tence. Mais il la signifie ‘absolument’, c’est-à-dire abstraction faite de sa compo­sition à un sujet. Il signifie secondairement cette composition, cette affirmation de confor­mité à la réalité, seulement en autant qu’attaché à un sujet nommé, dans une énonciation complète. C’est pourquoi le verbe seul fait abstraction de la vérité.

[231] Ou : absolument, en regard de la simple existence (le verbe ‘être’ comme tel); sous un certain rapport, dans les autres verbes, où une forme, une manière déterminée d’être, est associée au verbe ‘être’.

[232] Λόγος, oratio. – Pour la justification de la traduction en ‘phrase’, voir su­pra, la note 86, sur #3.

[233] Ἧς τῶν μερῶν τι, cuius partium aliquid. – Les parties principales, logique­ment : le nom et le verbe; pas toutes les particules grammaticales.

[234] Φάσις, Dictio. – Terme assez général pour recouvrir le nom et le verbe, mais pas l’énonciation. Voir supra, note 90, sur #5. La traduction de Tricot, énoncia­tion, — même si φάσις peut revêtir ce sens en d’au­tres contextes — fait un grave contresens, l’intention d’Aristote étant justement de définir la phra­se par le fait qu’aucune de ses parties n’a de sens comme énon­ciation, affirmative ou négative, alors que toute énonciation affirme ou nie.

[235] Λόγος δέ ἐστι φωνὴ σημαντική ἧς τῶν μερῶν τι σημαντικόν ἐστι κεχωρισ­μένον ὡς φάσις ἀλλοὐχ ὡς κατάφασις ἀπόφασις, oratio autem est vox signifi­cativa cuius partium aliquid significativum est separatim ut dictio non ut affirma­tio vel negatio. – Plusieurs manuscrits omettent ‘ ἀπόφασις, vel negatio’, d’où le besoin senti par les commentateurs d’en justifier l’absence.

[236] Οὐχ ὅτι ἔστιν οὐκ ἔστιν, non quoniam est aut non est. – Comme il est difficile de le garder à l’esprit, je sens le besoin de rappeler qu’il ne s’agit pas de l’existence réelle de l’homme, mais de son attribution à un sujet ou encore de sa réception d’un attribut.

[237] Οὐδὲ γὰρ ἐν τῷ μῦς τὸ υς σημαντικόν, neque enim in eo quod est sorex rex significat. – Le ‘υς’ de ‘μῦς’, souris, ne veut rien dire, même s’il existe un mot ‘ὗς’, porc, ni le ‘rex’ de ‘sorex’, souris, même s’il existe un mot ‘rex’, roi.

[238] Ἐν δὲ τοῖς διπλοῖς σημαίνει μέν, ἀλλοὐ καθαὑτό, in duplicibus vero signi­ficat quidem aliquid sed non secundum se. – Lettre si elliptique qu’elle se prend facilement à contresens. Le sens en est, en suppléant les mots sous-entendus : comme partie d’un nom composé, la syllabe signifie avec le tout, mais pas en elle-même. Bref : ni une syllabe, ni une partie d’un nom composé ne signifie toute seule une partie du sens de ce nom; prise avec les autres syllabes et parties, elle signifie tout ce sens.

[239] Voir supra, 12.

[240] Οὐχ ὡς ὄργανον, ἀλλὰ κατὰ συνθήκην, non sicut instrumentum sed secun­dum placitum. – L’organe tient sa fonction de la nature, mais la phrase, comme le nom et le verbe, tient sa significa­tion d’une convention.

[241] Sed solum quod est coniunctum ex duabus partibus. Allusion probable à l’exception apparente du nom composé (voir supra, 11 et #44), qu’Aristote appel­lera διπλοῦς, double, dans ce chapitre (voir infra, 26). On pourrait aussi y voir l’affirmation que le nom et le verbe n’ont de sens qu’avec toutes leurs syllabes; la précision de ‘deux’ se­rait alors patronymique.

[242] Cuius pars est significativa aliquid separata. – ‘Pars’ : une partie, n’im­porte laquelle; ‘partium aliquid’ : certaine des parties, pas n’importe laquelle.

[243] La plupart des manuscrits omettent “ ἀπόφασις, vel negatio”. C’est eux que justifie le commentateur, bien que la variante soutenue par la Léonine porte “vel negatio”.

[244] Voir infra, leç. 8, #90.

[245] Ces réponses concèdent trop facilement qu’une partie de phra­se com­posée signifie à titre d’af­firmation. Ce n’est généralement pas le cas. La condition­nelle apportée en exemple n’affirme ni que ‘le soleil luit sur la terre’, ni qu’‘il fait jour’; la seule chose affirmée est la conséquence entre les deux, et c’est seule­ment toute entière que la phrase conditionnelle l’affirme. Il en va de même dans la disjonc­ti­ve, qui n’affirme déterminément aucune de ses parties; la disjonctive affirme seulement que ses parties ne sont pas toutes fausses en même temps, ni toutes vraies, au moins s’il s’agit de la disjonctive forte, dite exclusive; et cela, c’est seulement toute entière qu’elle le fait, non en chacune de ses parties. Les conjonc­tives et les causales, elles, ont leurs parties qui énon­cent déjà quelque chose, même séparé­ment; mais elles représentent plusieurs énonciations plutôt qu’une seule.

[246] En fait, elle convient mieux; elle évite le travers que je viens de signaler.

[247] L’énonciation. Les phrases ‘imparfaites’ – définition, division, description, etc. – sont appelées éventuellement à servir de parties à l’énonciation à la manière de noms ou de verbes.

[248] Voir supra, #45.

[249] Ibid. – « Cela devient évident par le lieu a majori. Si en effet une syllabe signifiait toute seule une partie de la signification totale de certains mots, cela se produirait plus vraisemblablement dans les mots doubles, c’est-à-dire composés, que dans les autres. Or en eux, une syllabe ne signifie rien séparément. Donc dans les autres non plus. » (Albert le Grand, loc. cit., tr. IV, c. 1)

[250] Virtus.

[251] Instrumentum. – ‘Ὄργανον’ désigne tout aussi bien un organe naturel qu’un instrument artifi­ciel; ‘instrumentum’ et ‘instrument’ le font moins bien, à moins de les qualifier de ‘naturel’, le cas échéant.

[252] Potentia interpretativa. – La capacité de juger en quoi nos concepts repré­sentent conformément la réalité.

[253] Complément intéressant : « En déclarant la phrase signifiante, on ne la dit pas telle à la manière d’un organe, mais par convention. En effet, tout organe est naturellement et accidentellement ordonné à un effet et non à un autre. Or la voix littérée et articulée, qu’il s’agisse d’une expression ou d’une phrase, n’est pas limitée à une signification, car ce qui n’en sonne qu’une en une langue en sonne une opposée ou du moins une distincte en une autre langue. Elle n’est donc pas signifiante à la manière d’un organe, mais par convention. » (Albert le Grand, ibid.)

[254] Voir De l’âme, III, 4.

[255] Ἀλλἐν τὸ ἀληθεύειν ψεύδεσθαι ὑπάρχει, sed illa in qua verum vel falsum est. – G : “mais seulement celle à laquelle appartient de dire vrai ou de dire faux”.

[256] Voir supra, #81.

[257] Voir supra, 2 et #15.

[258] Voir Mét., VI, 3 (leç. 4).

[259] Voir Attrib., 5, 4b8.

[260] Voir supra, #76.

[261] Voir Rhét., II.

[262] Πρῶτος, prima. – Comme le remarque Tricot, le mot revêt ici « son sens fort, habituel chez Aristote, de primordial : l’affirmation est antérieure à la néga­tion, comme la possession à la privation ». Aristote le redit aux Sec. Anal. : « L’affirmation est antérieure et plus connaissable que la négation. » (I, 25, 86b33)

[263] Εἶτα ἀπόφασις, deinde negatio.

[264] Οἱ δὲ ἄλλοι, aliae vero omnes.

[265] Συνδεσμῷ εἷς, coniunctione unae. – Dès qu’elle comporte plus d’un nom ou d’un verbe (qu’il s’agisse d’une proposition conditionnelle ou d’une épopée), une énonciation n’est plus absolument une; elle revêt une unité seconde par un lien qu’y découvre ou qu’y met la raison et que traduit grammaticalement une (ou plusieurs) conjonction.

[266] Ἐκ ῥήματος εἶναι πτώσεως, ex verbo esse vel casu verbi.

[267]  τοῦ ἀνθρώπου λόγος, hominis ratio. – Aristote donne un exemple de phrase qui ne soit pas énonciative, d’où l’importance de garder à λόγος sa traduc­tion en ‘phrase’, même si d’autres contextes accepteraient bien la traduction en ‘notion’ ou ‘définition’.

[268] Πεζόν, gressibile. – G : pédestre.

[269] Ἕν τί ἐστιν ἀλλοὐ πολλά, unum quoddam est et non multa.

[270] Πολλοί, plures. – La pluralité, c’est-à-dire le nombre, commence à deux, mais ‘plusieurs’ et ‘multiple’ donnent trop l’impression de viser plus que deux entités; d’où ma traduction occasionnelle en ‘plus d’une’.

[271] Φάσις ἔστω μόνον, dictio sit sola. – Aristote a besoin d’un mot pour désigner la partie d’une énonciation qui ne peut à elle seule constituer une énon­ciation; il impose cette tâche à φάσις, dictio, comme nouveau sens. Il en a d’ail­leurs déjà usé en ce sens (voir supra, 24, et la notre pertinente 234). En traduisant, il faut choisir un mot susceptible de recevoir la même imposition. En contresens radical, Tricot a choisi le mot ‘énonciation’.

[272] Οὕτω δηλοῦντά τι τῇ φωνῇ ὥστἀποφαίνεσθαι, sic aliquid significantem voce enunciare.

[273] Τούτων, harum. – Les deux types d’énonciations unes décrites en 34.

[274] Οἷον τὶ κατὰ τινος τὶ ἀπὸ τινός, ut aliquid de aliquo vel aliquid ab aliquo. – La même préposition de gouverne en français l’attribut affirmé et nié, d’où la nécessité de marquer la différence par des verbes pertinents.

[275] Ἐκ τούτων, ex his. – Ces énonciations simples qu’on vient de définir.

[276] Περὶ τοῦ εἰ ὑπάρχει τι μὴ ὑπάρχει, de eo quod est aliquid vel non est. – Ne pas perdre de vue qu’il s’agit de la convenance de l’attribut, non de l’existence réelle de son sujet.

 [277] Τινὸς κατὰ τινόςτινὸς ἀπὸ τινός, alicuius de aliquo… alicuius ab aliquo. – Ne pouvant compter sur la variété des cas et des propositions, le français a be­soin de préciser l’opération et les termes impliqués.

[278] Enunciationum quaedam est una simplex.

[279] Voir supra, 1, 2; leç. 2, #15 et #19.

[280] L’être au sens de convenance d’un attribut à un sujet.

[281] Voir supra, #90.

[282] Quaedam aliae. – Le commentateur s’aligne sur G; voir supra, la note 259, sur 31.

[283] Pacius fait la même erreur : « L’énonciation s’attribue selon un ordre de priorité, ce qui n’en fait pas un genre vraiment synonyme : sous elle, ses es­pèces ne présentent pas d’égalité. Plutôt, certaines ont priorité, les plus simples; d’autres viennent après, les plus composées. Le pre­mier lieu s’accorde donc à l’affirma­tion simple, comme ‘tel homme court’; le second, à la négation simple, comme ‘Tel homme ne court pas’; le troisième aux énonciations composées, comme ‘si tel homme court, il se déplace’. » (Loc. cit., In c. 5, §1)

[284] Pour saisir la distinction entre verbes négatif et infini, revoir la note 210, sur #62.

[285] C’est-à-dire plusieurs noms, encore sans verbe, ou plusieurs verbes, sans nom.

[286] Erat. – On doit lire ‘erit’. Voir supra, 32.

[287] Voir supra, 3, 17 (leç. 5, #55).

[288] Pars formalis et completiva.

[289] Coniunctio. – Il faut lire conditio. S. Thomas a plus tôt réservé à l’énoncia­tion une absolument la division en affirmation et négation; il étonne en considé­rant ici l’énonciation conditionnelle, une par conjonction, éventuellement néga­tive. Sans doute faut-il recevoir comme homonyme ce type de négative. S. Al­bert semble quant à lui lire cette subdivision comme valide tout autant pour l’unité par conjonction que pour l’unité absolue : « Si on porte attention à la qualité de l’énonciation, elle se divise par l’affirmation et la négation. » (loc. cit., tr. 4, c. 2) Dans sa présentation initiale (voir supra, 31), Aristote excluait pour­tant clairement de cette subdivision l’unité de conjonction.

[290] Voir supra, 3, 23 (leç. 5, #71-72).

[291] Voir Mét., VII, 12 (leç. 12); VIII, 6 (leç. 5).

[292] Orationis. – Le contexte oblige à lire ‘enunciationis’.

[293] Oratio. – Voir la note précédente.

[294] Oratio. – Voir la note précédente.

[295] L’exemple porte à faux; il convient plutôt au deuxième cas, où on a unité, mais composition, puisqu’en somme, malgré la multiplicité et la nature acciden­telle des termes qui l’expriment, on a un seul sujet. On attendrait plutôt quelque chose comme ‘Le général, le capitaine et le lieutenant discutent’ ou ‘Le général réfléchit, décide, puis commande’.

[296] Autre exemple qui porte à faux. Voir la note précédente.

[297] Voir supra, 33.

[298] Voir supra, #100.

[299] Revoir supra, #100.

[300] Quaedam sunt simpliciter plures. – Le contexte demande de lire ‘simpliciter et secundum quid’, pour marquer la différence avec le membre précédent.

[301] Quis sit in scholis? – J’ai accordé la traduction avec la formulation du même exemple qui intervient quelques lignes plus loin : Quis legit in scholis?

[302] Petrus currit. – ‘Petrus’ est manifestement de trop. Il s’agit de donner un cas où un verbe, tout seul, semble exprimer du vrai ou du faux, mais se trouve en fait partie d’une énonciation dont le sujet est simplement sous­-entendu. La situation est plus artificielle en français, où on ne sous-entend généralement pas le sujet, pas même le pronom. Mais dans un contexte où de l’étonnement surgit sur l’absence de Pierre, on pourrait donner l’information avec le verbe seul, en sous-entendant le sujet fourni par le contexte.

[303] Unum. – L’un qu’il s’agit de diviser est l’énonciation une.

[304] “Haec” dicitur una, vel quia significat unum simpliciter, vel quia una est coniunctione. – Je corrige la formulation maladroite.

[305] Sed virtus affirmationis et negationis. – Ce qui les rend possible, l’appré­hension de la convenance ou disconvenance de leurs termes.

[306] Quod est esse vel non esse. – Le contexte est logique : l’être dont il s’agit n’est pas l’existence réelle, mais la convenance ou non-convenance d’un attribut.

[307] Significare essesignificare non esse… – Voir la note précédente.

[308] Voir supra, 28.

[309] Esse.

[310] Non esse.

[311] Τὸ ὑπάρχον ἀποφαίνεσθαι ὡς μὴ ὑπάρχον, enunciare quod est non esse. – Restons-en conscient : l’être dont il s’agit, dans l’énonciation, n’est pas l’exis­tence du sujet, mais la convenance de l’attribut. ‘Τὸ ὑπάρχον’, en G, le fait voir plus clairement que ‘quod est’, en L. Voir infra, #112. Voir aussi, supra, 38 et les notes pertinentes.

[312] Ἀντίφασις, contradictio. – ‘Contradiction’ nomme plusieurs homonymes qu’il faut bien distinguer pour ne pas s’y emmêler. Pacius les distingue bien : « Le mot ‘contradiction’, on doit le noter, se prend en trois sens chez Aristote. En premier, pour les deux énonciations qui se contredisent. En second pour l’opposi­tion qu’on observe entre deux énonciations qui se contredisent; cette seconde si­gnifica­tion diffère de la première comme la relation diffère des relatifs et comme la contrariété diffère des contraires. C’est en effet entre deux termes, c’est-à-dire deux énonciations, qu’intervient une oppo­sition ou contradiction. En troisième, la con­tradiction se prend pour l’énonciation qui en contredit une autre; par exemple, l’énonciation ‘pas tout homme est blanc’ se dit la contra­diction de ‘tout homme est blanc’… Aristote définit ici la contradic­tion prise au premier sens. »

[313] Aristote emploie ici ‘contradiction’ au sens large de toute opposition entre affirmation et négation. Il précisera ensuite que toute affirmation ne s’oppose pas aussi directement à toute négation, même portant sur les mêmes termes. Les ‘contra­dictoires’ seront alors les énonciations les plus directement opposés, à la différence des ‘contraires’, des ‘sous-contraires’ et des ‘subordonnées’. Voir Mét., V, 10, 1018a20-24.

[314] Μὴ ὁμωνύμως δέ, non autem aequivoce. – Univoce et aequivoce se veulent des traductions littérales de συνωνύμως et ὁμωνύμως. Il s’agit de raisons dis­tinctes de porter le même nom, l’une en raison de la même définition, l’autre en raison de définitions divergeant plus ou moins. Les deux procédés se justifient comme assis­tance à la raison dans sa démarche du connu à l’inconnu. (Voir mon article, « La doctrine aristotéli­cienne de l’analogie », dans Philosophia Perennis, vol. II, #1) Comme toutefois la présence du même nom incite l’intelligence inex­périmentée à supposer d’office la même réalité, il y a danger qu’on identifie indû­ment des réali­tés homo­nymes, d’où la tendance regrettable à conférer automati­quement un sens péjoratif à l’homonymie. Cela se sent spécialement en latin, et plus encore en français : on ne peut concevoir une ‘saine’ équivocité, alors que l’homonymie ( ὁμωνυμία) offre pourtant un instrument précieux et indispen­sable à la raison. D’où ma préférence ici à traduire ‘avec homonymie’, plutôt que ‘avec équivocité’. Il reste que des homonymes, comme sujets ou attributs, ne suf­fisent tout de même pas à l’identité de l’énonciation, ni donc à sa contradiction.

[315] Enunciatur aliquid esse… significatur aliquid non esse. – ‘Aliquid’ : l’attribut éventuel; ‘esse’, ‘non esse’ : convenir ou non, s’attribuer ou non. On doit garder à l’esprit le contexte logique; il ne s’agit pas d’exister dans la réalité, mais d’être dans l’intelligence, comme connu.

[316] Quod est… quod non est. – Voir supra, la note 311, sur 39.

[317] Voir supra, 32 et #95.

[318] Voir supra, 34 et #100.

[319] Quae facit aequivocationem. – Voir supra, la note 314, sur 41.

[320] Currit tarde et non movetur velociter. – L’exemple devient inadéquat, si en plus de la modalité on varie le verbe même.

[321] Τῶν πραγμάτων, rerum.

[322] Καλλίας, Plato.

[323] Ἐπὶ δὲ τοῦ κατηγορουμένου τὸ καθόλου κατηγορεῖν καθόλου οὐκ έστιν ἀληθές, in eo vero quod universale praedicant id quod est universale universali­ter praedicari non est verum. – Il faut avoir bien présent à l’esprit les deux aspects de l’universalité : d’une part, les deux termes de l’énonciation, l’attribut comme le sujet, sont, ou non, des réalités universelles, c’est-à-dire conçus chacun comme une seule réalité, du fait de représenter un aspect identique d’une multipli­cité de singuliers réels; d’autre part, l’énonciation porte sur ces réalités univer­selles en englobant, ou non, toute leur universalité, tous les singuliers rangés sous elles. Aristote insiste que ce second aspect concerne exclusive­ment le sujet.

[324] Οὐδεμία γὰρ κατάφασις ἀληθὴς ἔσται, nulla enim affirmatio vera erit. – Tous les manuscrits ne portent pas ἀληθής, vera; s. Thomas commente comme s’il en disposait d’un où il n’apparaît pas. Voir infra, #140.

[325] Οὐδεμία γὰρ κατάφασις ἀληθὴς ἔσται ἐν τοῦ κατηγουμένου καθόλου τὸ καθόλου κατηγορηθήσεται, nulla enim affirmatio vera erit in qua de universali praedicato universaliter praedicetur. – On doit lire cette justification comme cal­quée sur la phrase précédente, dont elle prend excuse pour sous-entendre certains mots-clés : ... ἐν <ἐπὶ> τοῦ κατηγουμένου <τοῦ καθόλου> καθόλου τὸ καθόλου κατηγορηθήσεται. Peut-être du fait de disposer d’un manuscrit plus explicite, L marque bien que la phrase commence par une référence à un attribut qui soit une réalité universelle : ‘de universali praedicato’. À défaut de le saisir, on risque d’imaginer, comme Tricot, une formule obscure où il s’agirait d’une affirmation « dans laquelle l’universel est attribué au prédicat universel ».

[326] Vox significativa ad placitum simplicis intellectus quod est similitudo rei.

[327] Universale non est aliquid extra res existens. – Voir Mét., VII, 14 (leç. 14).

[328] Secundae substantiae non sunt nisi in primis. – Voir Attrib., 5, 3b10-23.

[329] Nomina non significant res nisi mediante intellectu. – Voir supra, 2 et #15.

[330] Quod quid est. – Voir De l’âme, III, 4 (leç. 8).

[331] Voir Mét., VII, 15 (leç. 15). – Aristote, qui ne connaît nommément aucune substance séparée, recourt au cas fictif de la blancheur; s. Thomas pourra appli­quer la même considération aux cas réels de Dieu et des anges. Voir Somme Théol., Ia, q. 3, a. 3, c.

[332] Particulare. – Au sens de ‘singulare’.

[333] Non erit universale, sed aequivocum. – Voir supra, la note 314, sur 41.

[334] Aliquid inesse vel non inesse.

[335] Voir supra, #114.

[336] Voir supra, #89. – Il sera question d’une quatrième et d’une cinquième divi­sion infra, leç. 13, #166.

[337] Divisio analogi. – On dirait plus clairement : divisio homonymi. En raison du sens péjoratif trop exclusif revêtu par ‘aequivocum’, la tradition latine a opté pour ‘analogum’, qui fait toutefois trop facilement attendre une propriété réelle, plutôt que logique. Voir supra, la note 314, sur 41.

[338] Sic enim unum dividitur secundum prius in simplex et per posterius in com­positum.

[339] Voir supra, #90.

[340] Secundum quod differentia significat quale quid.

[341] Voir supra, #126.

[342] Voir supra, #126.

[343] Omnis.

[344] Nullus.

[345] Non ullus. – ‘Nullus’ est la contraction de ‘non aliquis unus’, d’après Ernout-Meillet : « ‘Unus’ a également le sens indéfini de ‘un quelconque’, seul ou joint à d’autres indéfinis : aliquis unus (= fr. aucun, etc.), unus quisque, etc. De là ullus. » (Dict. Étym. de la langue latine, 748)

[346] Ratione particularis. – En raison d’une partie de l’entité universelle consi­dérée, non en raison d’un cas singulier.

[347] Aliquis vel quidam.

[348] Individuum vagum.

[349] Non omnis. – On dira plus naturellement, en français : ‘tout … ne … pas…’ : v.g. ‘tout homme n’est pas blanc’.

[350] La manière de connaître ce sujet, une nature qu’il partage avec d’autres singuliers ou lui-même tout simplement. Voir supra, #126, fin.

[351] Propositionum. – S. Thomas utilise ici ce mot comme synonyme d’énon­cia­tion, ce qu’Aristote ne fait pas.

[352] Continentiam.

[353] Quoniam est.

[354] Voir In V Phys., leç. 3, #664.

[355] Pallidus.

[356] Voir infra, c. 14.

[357] Voir supra, #127.

[358] De l’âme, II, c. 1, 412a21 (leç. 1, #215).

[359] “Nulla affirmatio est in qua”, scilicet vere, “de universali praedicato uni­versaliter praedicetur.” – S. Thomas commente un manuscrit dont le mot ἀλη­θής, vera, est absent et il pense à le suppléer. Voir supra, la note 319, sur 47.

[360] Omnis homo est omnis disciplinae susceptivus. – Le français ne rend pas exactement l’amphibolie de la formule latine : la grammaire permet tout aussi bien, du côté de l’attribut, de prendre ‘omnis’ comme déterminant ‘disciplinae’ que comme déterminant ‘susceptivus’. En le liant à ‘disciplinae’, et en compre­nant que chaque homme, du fait d’être un homme, jouit de l’aptitude à recevoir tout enseignement, on peut avoir faussement l’impression que l’attribut est pris universellement. Mais ce n’est pas le cas; le prendre universel­lement consiste à comprendre, en liant ‘omnis’ à ‘susceptivus’, que chaque homme est tous les in­dividus dotés de cette aptitude, ce qui est manifestement absurde.

[361] Τὴν τὸ καθόλου σημαίνουσαν τῷ αὐτῷ ὅτι οὐ καθόλου, quae universaliter significat ei quae non universaliter. – L exprime plus clairement que l’universalité et la particularité pertinentes concernent la modalité d’attribution. Tricot et Da­limier, plus attentifs au texte grec, traduisent erronément comme si elles concer­naient la na­ture du sujet.

[362] Ἐναντίως δὲ τὴν τοῦ καθόλου κατάφασιν καὶ τὴν τοῦ καθόλου ἀπόφασιν, contrariae vero universalem affirmationem et universalem negationem. – Encore une fois, L met plus clairement le focus sur la modalité de l’attribution.

[363] Les particulières qui les contredisent.

[364] Ἐπὶ τοῦ αὐτοῦ, in eodem. – Expression synonyme de ἅμα, simul, dans le membre de phrase précédent, sous-entendant χρόνου, tempore. Y lire une insis­tance sur le même sujet, comme Tricot et Dalimier le font, a quelque chose d’étrange, comme la chose est déjà entendue par définition et comme dans ce cas précis la vérité simultanée des deux énoncés im­pliquera que ce ne soit justement pas les mêmes individus qui tombent sous ‘quelque homme’.

[365] Καλός, pulcher. – Il s’agit plus spontanément de beauté et de laideur mo­rales. ‘Honnête’ renvoie étymologiquement au mérite de l’honneur attaché aux belles actions.

[366] Αἰσχρός, foedus.

[367] Voir supra, #130.

[368] Voir supra, #117.

[369] Voir supra, #130.

[370] Voir supra, #144.

[371] Unde relinquitur quod universali affirmativae contradictorie opponitur par­ticularis negativa, et particulari affirmativae universalis negativa. – Telle quelle, la phrase n’est pas un corollaire, mais une répétition; il faut intervertir les men­tions d’affirmation et de négation pour compléter l’énumération des contradic­toires.

[372] Simul verificari in eodem. – ‘Simultanément et en même temps’, redon­dance absente de G, de L et de la V. antica, inspirée par la V. recens : de eodem simul veras esse. Le commentateur, comme Tricot, l’interprète comme une in­sistance sur l’exigence de concerner le même sujet, étrange à ce moment. Voir supra, la note 364, sur 50.

[373] Voir supra, #145.

[374] Verum nihil aliud est, nisi quando dicitur esse quod est, aut non esse quod non est. – On ne doit pas perdre de vue que ce contexte logique ne renvoie pas à l’existence réelle, mais à la convenance de l’attribut, exprimée elle aussi avec le verbe ‘être’. Voir supra, leç. 9, #110-111.

[375] Voir Mét., IV, 7 (leç. 9).

[376] Probus. – Choix de terme habile référant à la beauté morale pour concilier l’ambiguïté du terme grec καλὸς entre la beauté et la bonté.

[377] « Οὐκ ἔστι δέ τις κίνησις παρὰ τὰ πράγματα, non est autem motus praeter res. » (Phys., III, 1, 200a32 ; leç. 1, #281).

[378] « Οὐκ ἔστιν αἴσθησις ἑτέρα παρὰ τὰς πέντε, non est sensus alius praeter quinque. » (De l’âme, III, 1, 424b22; leç. 1, #565)

[379] Voir Phys., I, 9 (leç. 15).

[380] Voir supra, #130.

[381] Plutôt que de choisir l’une des deux, le commentateur use des deux beautés, morale et physique, comme de deux exemples distincts.

[382] ‘Homo est pulcher’, ‘homo non est pulcher’. – On attendrait plutôt l’exemple appliqué à l’opposé : ‘Homo est foedus’, ‘homo non est foedus’; ‘l’homme est ignoble’, ‘l’homme n’est pas ignoble’.

[383] Οὐ πᾶσα ἀληθὴς ψευδὴς ἀντίφασις, non omnis vera vel falsa contradictio. – Aristote prend ici ‘ἀντίφασις’ assez largement pour inclure la contrariété et l’opposition entre énonciations indéfinies. Voir infra, #159.

[384]  μὴ ὁμοίως, vel non universaliter. – L’interprétation spontanée de cette étrange locution est d’en faire, comme Ammonios, un synonyme de ‘μὴ καθό­λου’; c’est d’ailleurs ce qu’on lit en L. Pacius préfère séparer ‘μὴ’ de ‘ὁμοίως’ et considérer ce dernier comme introduisant les exemples : “… prise universelle­ment ou non; sont pareillement unes, par exemple…”

[385] Οὐκ ἔστι πᾶς ἄνθρωπος λευκός, non omnis homo albus est. – G, littéra­lement : “ce n’est pas tout homme qui est blanc”. Aristote varie ici la formule en anticipant le verbe. Mais L ne fait pas de même. S. Thomas paraîtra commen­ter d’après un manuscrit qui suit de plus près G. Voir infra, #160. S. Albert insistera que toutes les formulations équipollentes se réduisent à la même énon­ciation : « À une affirmation ne s’oppose qu’une négation. Et s’il s’en trouve plu­sieurs par équipollence, elles se réduisent à une seule et la même. » (Loc. cit., tr. V, c. 2)

[386] Ἱμάτιον, tunica.

[387] Οὐδὲν γὰρ διαφέρει τοῦτο εἰπεῖν ἔστιν ἵππος καὶ ἄνθρωπος λευκός, τοῦτο δοὐδὲν διαφέρει τοῦ εἰπεῖν ἔστιν ἵππος λευκὸς καὶ ἔστιν ἄνθρωπος λευκός, nihil enim differt haec, quam dicere, est homo albus et est equus albus. – G ajoute une étape dans l’assimilation, précisant que l’énonciation à deux sujets équivaut à deux énonciations distinctes.

[388] Πολλά, multa. – Voir supra, la note 270, sur 34.

[389] Οὐδἐν ταύταις ἀνάγκη τὴν μὲν ἀληθῆ τὴν δὲ ψευδῆ εἶναι ἀντίφασιν, nec in his necesse est hanc quidem contradictionem veram esse illam vero falsam. – Encore ici ‘ἀντίφασις’ est pris assez largement pour englober toute opposition (voir supra, la note 383, sur 58).

[390] Voir supra, #151.

[391] Voir supra, #116.

[392] Voir supra, #130.

[393] Voir supra, #150ss.

[394] Voir supra, #144.

[395] Voir supra, #150ss.

[396] Voir supra, #148.

[397] Voir supra, 34 (leç. 8, #100ss).

[398] La pluralité univoque, synonyme.

[399] La pluralité dont les membres sont homonymes.

[400] Non est omnis homo albus. – Littéralement : ce n’est pas tout homme qui est blanc. Voir supra, la note 385, sur 59.

[401] S’il nomme deux réalités, ou davantage.

[402] Que ‘tunique’ nomme à la fois l’homme et le cheval.

[403] L’énonciation dont le sujet renvoie à des homonymes est vraie dans la me­sure où elle l’est quant à l’homonyme visé. Par exemple, la déclaration précé­dente d’Aristote à l’effet que “toute contradiction n’oppose pas une énoncia­tion vraie et une fausse” (voir supra, 58) est vraie tant qu’on entend par ‘contradiction’ toute oppo­sition, mais fausse si on l’entend en son sens le plus strict.

[404] Pacius développe davantage et plus clairement ce point quelque peu obscur : « Avec les mots “puisqu’il n’existe pas d’homme-cheval”, Aristote en­tend repousser un subterfuge auquel on pourrait recourir pour soutenir que ‘la tunique est blanche’ constitue une énonciation une. On pourrait alléguer que l’appellation de ‘tunique’ ne signifie pas séparément l’homme et le cheval, de ma­nière à consti­tuer deux énonciations, mais une réalité commune aux deux. Ainsi, en disant ‘ani­mal’, on ne vise pas sépa­rément les espèces d’animaux, mais une réalité commune à tous. Aristote écarte cette suggestion parce que, en prenant de la sorte ‘tunique’, alors le mot ne signifiera aucune nature. En effet, un mot homonyme ne signi­fie aucune réalité commune, mais, à ce qu’en dit Averroès, il des­cend immédiatement à ses signifiés. Montrons-le avec un exemple et en com­parant avec les synonymes. ‘Animal’ est un mot syno­nyme, du fait qu’il ne signifie pas immédiatement l’homme, le che­val et le bœuf, mais le corps animé sensible; c’est de manière secon­daire qu’il embrasse l’homme, le cheval et le bœuf, en tant qu’ils participent cette nature commune, le corps animé sen­sible. ‘Chien’, par contre, ne signifie rien de commun à la constella­tion, au quadrupède et au poisson, mais il signifie tout de suite, par soi et immédiatement ces trois réalités. Pareillement, ‘tunique’ ne si­gnifie rien de commun à l’homme et au che­val, mais immédiate­ment et distinctement à la fois l’homme et le cheval. C’est ce que veut dire Aristote en disant : “il n’existe pas d’homme-cheval”. C’est-à-dire : il n’existe aucune nature commune à l’homme et au cheval qu’on signifierait avec le mot ‘tunique’. Si on ré­plique que la nature commune en question est justement celle de l’animal, il faudra répliquer que ‘tunique’ ne signifie pas l’animal; autre­ment, il ne signifierait pas seulement l’homme et le cheval, comme l’hypothèse le supposait, mais aussi le bœuf, le lion et les autres espèces d’animaux. » (Loc. cit., Sur le c. 8, §2)

[405] Καί, quidem.

[406] Voir supra, 51.

[407] Voir supra, 52.

[408] δὲ μὴ φήσει τὸ αὐτὸ τοῦτο, ille vero non dicat hoc idem ipsum. – Littéra­lement : “et tel autre ne prédit pas ce même événement”.

[409] Ἐπὶ τοῖς τοιούτοις, in talibus. – Étant donné la supposition qu’on vient d’ac­corder, que déterminément l’une est vraie, l’autre fausse, de l’affirmation et de la négation future contingente.

[410] Ἀληθὲς ἦν, verum est. – G, littéralement : “il était vrai”.

[411] Καὶ εἰ μὴ ὑπάρχει, ψεύδεται, καὶ εἰ ψεύδεται, οὐχ ὑπάρχει, et si non est, mentitur, et si mentitur, non est.

[412] Ὥστἀνάγκη τὴν κατάφασιν τὴν ἀπόφασιν ἀληθῆ εἶναι, quare necesse est aut affirmationem aut negationem veram esse vel falsam. – La phrase présente deux difficultés. D’abord, ὥστε, quare, semble annoncer le conséquent, mais c’est l’antécédent qui est énoncé. En effet, Aristote en est à conclure sa preuve que si, même en matière future contingente, toute affirmation ou négation est déterminé­ment vraie ou fausse, alors tout est ou n’est pas par nécessité. Le lecteur doit donc comprendre, comme je le traduis, que voilà ce qui s’ensuit de cet antécédent, ou, en remplaçant l’obligation faite à l’énonciation d’être ou vraie ou fausse par la nécessité attachée à tout être, qu’en voilà l’impossible conséquent. En­suite, l’alter­nance d’Aristote entre deux formulations possibles de la même sup­position est l’occasion en certains manuscrits et pour la version latine, en les en­trelaçant, de présenter un contresens. Plus haut, Aristote présentait pour examen la supposition que chacune, de l’affirmation et de la négation soit déterminément ou vraie ou fausse”; il suppose ici la nécessité équivalente que “ou l’affirmation ou la négation soit déterminément vraie”. En superposant les deux, certains ma­nuscrits et la version latine arrivent avec l’impossible formulation que ou l’affir­mation ou la négation serait ou vraie ou fausse.

[413] Οὔθὁπότερἔτυχεν, neque ad utrumlibet. – Sans plus de tendance à être ou se produire qu’à ne pas le faire.

[414] Entre la déclaration précédente d’une nécessité universelle et celle qui suit d’une ouverture à la contingence, il faut sous-entendre une indication d’opposi­tion :  ‘sinon’, ‘autrement’ ou la supposition de quelque indétermination.

[415] Οὐδὲν μᾶλλον οὕτως μὴ οὕτως ἔχει ἕξει, nihil magis sic vel non sic se habet aut habebit. – Littéralement : “ne se comporte ni ne se comportera en rien davantage ainsi ou pas ainsi”.

[416] Toujours dans l’hypothèse où même les énonciations futures contingentes sont déterminément vraies ou fausses.

[417] Ὑπάρξει εἰς αὔριον, oportet esse cras. – G ne répète pas l’expression de la nécessité.

[418] Voir supra, 31 (leç. 8, #89-90; aussi leç. 10, #127).

[419] Voir supra, 32 (leç. 8, #95).

[420] Remota.

[421] In propositionibus. – Il vaut mieux lire : ‘in enunciationibus’, comme à la ligne suivante.

[422] Voir supra, 48ss (leç. 11, #145ss).

[423] Voir supra, 51 (leç. 11, #149).

[424] Voir supra, 52 (leç. 11, #150).

[425] Voir supra, la note 412, sur 67.

[426] Contingunt in paucioribus.

[427] Se habent ad utrumlibet, quia scilicet non magis se habent ad unam partem, quam ad aliam.

[428] Eveniunt ut in pluribus.

[429] L’intention d’Aristote paraît plus simple : il tire comme conséquence ab­surde la négation de toute situation ou événement présent : “rien n’est ni ne se pro­duit”, ou futur : “rien non plus ne sera ni ne sera pas”, attribuable au hasard : “ni par hasard”, ou comportant quelque indétermination : “ni indéterminé­ment”.

[430] Futurus quis incedere, non incedet. – Voir De la génér., II, 11, 337b7.

[431] Plus précisément, il apporte une seconde preuve que la conséquence ab­surde annoncée s’ensuit effectivement.

[432] Non potest esse quin illud sit praesens vel futurum.

[433] Voir infra, livre II.

[434] Voir supra, #173.

[435] Πραγματεύεσθαι, negotiari.

[436] Εἰς μυριοστὸν ἔτος, in millesimum annum. – G parle de dix mille ans à l’avance.

[437] Voir la note précédente.

[438] Voir Éth. Nic., III, 5, 1112a21 (leç.  7, #460).

[439] Hoc est contra intentionem hominum.

[440] Voir supra, #170 et #174.

[441] Voir supra, #156.

[442] In de interpr., III, De futuris contingentibus, sur 77 et 78.

[443] A posteriori.

[444] Possibile. – Plus précisément : contingent.

[445] Contingens ad utrumlibet.

[446] Voir Métap., VI, 3 (leç. 3).

[447] Voir Le Sophiste.

[448] Non sint actus organi corporalis. – Voir De l’âme, III, 4 (leç. 7).

[449] Continens habet pravas concupiscentias, sed non deducitur. – Voir Éth. Nic., VII, 1 (leç. 1).

[450] Voir supra, #62.

[451] Voir Du sommeil et de la veille, 2.

[452] Cum sit per intellectum agens.

[453] Voir Phys., IV, 11 (leç. 17).

[454] Habet cognitionem de praecedentibus et subsequentibus. – La formulation suggère facilement contresens, semblant exprimer qu’on connaisse tant ceux qui suivent que ceux qui précèdent. La suite de l’exemple précise qu’on ne voit que ceux qui précèdent.

[455] Non sub ratione praecedentis et subsequentis (in comparatione scilicet ad eius intuitum).

[456] Voir De l’âme, III, 6 (leç. 11).

[457] Voir Mét., IX, 9 (leç. 10).

[458] Voir Phys., II, 9 (leç. 15).

[459] Voir Éth. Nic., III, 3 (leç. 7).

[460] Λόγοι, orationes. – Par antonomase, Aristote désigne les énonciations par leur genre; le contexte oblige que les phrases en question soient les seules con­cernées avec l’expression de la vérité : les énonciations.

[461] Ὁμοίως οἱ λόγοι ἀληθεῖς ὥσπερ τὰ πράγματα, similiter orationes verae sunt quemadmodum et res. – Ἔστιν, sunt, est sous-entendu après τὰ πράγματα, res.

[462] Οὐ μέντοι τόδε τόδε, non tamen hoc vel illud. – Littéralement : “pas telle ou telle néanmoins”. Le traducteur peine à rendre un verbe aussi concis sans lui donner l’apparence de se contredire : il faudra bien que l’affirmation future con­tingente et sa négation soient l’une vraie et l’autre fausse; mais ce n’est pas en­core déterminément le cas que ce soit telle la vraie et telle la fausse. L’opposition entre le futur et le présent de la situation est sous-entendu, sauf dans l’application subséquente au cas régulier : οὐ μέντοι ἢδη, non tamen iam.

[463] Voir infra, II, leç. 10.

[464] Ex suppositione.

[465] L’affirmation ou la négation, que cela soit ou ne soit pas.

[466] Quod si in his quae sunt alterum determinate est verum, quod etiam ante­quam fieret alterum determinate esset futurum. – Voir supra, 4, 64 (leç. 13, #167).

[467] Circa res per comparationem ad sua opposita. – Les situations opposées en question sont que les choses soient et qu’elles ne soient pas.

[468] Eadem ratio est in contradictione, quae est in suppositione. – Parler sous disjonction, vérifier que forcémentl’un ou l’autre’ soit, et que forcément ‘l’un ou l’autre’ ne soit pas, équivaut à la supposition ou condition précédente où forcé­ment on est,quand on est’, forcément on n’est pasquand on n’est pas’.

[469] Voir supra, #149.

[470] Orationes. – Voir supra, la note 460, sur 81.

[471] Contradictoria. – À propos de réalité indéterminée, Aristote opposait des situations contraires; la contradiction concerne plutôt l’énonciation. Voir supra, 81.

[472] « La règle que pour toute contradiction, une partie est vraie et l’autre fausse, ne s’applique pas aux énonciations qui portent sur des faits futurs contingents comme aux autres. Dans les autres, quelle partie est vraie et laquelle est fausse, c’est clair et défini. Ce l’est dans les faits, même si éventuellement on ignore ce qu’il en est. Dans les énonciations qui portent sur des faits futurs contingents, par contre, la chose reste obscure et indéterminée non seulement du fait qu’on ignore quelle contradictoire se réalisera, mais aussi parce que la réalité même en est in­certaine, puisque n’importe laquelle pourrait le faire. » (Pacius, loc. cit., Sur le c. 9, §14)

[473] Le sujet de l’énonciation doit normalement être une réali­té assez déterminée pour se désigner par un nom; à la rigueur, ce peut être une réalité imprécise désignable par une expression qui ne soit pas tout à fait un nom, d’un type d’ailleurs anonyme, privé encore de nom approprié.

[474] Ἐπεὶ δέ ἐστι τὶ κατὰ τινὸς κατάφασις σημαίνουσα, τοῦτο δἐστὶν ὄνομα τὸ ἀνώνυμον, ἕν δὲ δεῖ εἶναι καὶ καθἑνὸς τὸ ἐν τῇ καταφάσει…, quoniam autem est affirmatio de aliquo significans aliquid, hoc autem oportet esse vel nomen vel innominatum, unum autem oportet esse et de uno id quod est in affirmatione… – Littéra­lement : “Puisque l’affirmation signifie une chose d’une autre, c’est-à-dire soit un nom soit l’anonyme, et que cette [chose signifiée] dans l’affirmation doit être une et [signifiée] d’[une autre qui soit aussi] une…”

[475] Οὐχ ὑγιαίνει, non currit.

[476] Le verbe ‘est’ intervient en toute énonciation. Il peut constituer à lui seul le verbe total, exprimant qu’on attribue l’existence au sujet; il peut aussi se sous-entendre en tout autre verbe (‘court’ équivaut à ‘est courant’) et alors signifier la convenance au sujet de l’action signifiée par le verbe (la course). Dans ces deux cas, on parle d’une énonciation à deux expressions : le nom et le verbe, ou d’une énonciation où ‘est’ intervient comme deuxième expression. Il peut encore s’ajou­ter à un adjectif et former comme une partie séparée de l’attribut (un tel ‘est blanc’), pour signifier sa composition au sujet. On parle alors d’une énonciation à trois expressions : le nom, l’adjectif et la copule ‘est’, ou d’une énonciation où ‘est’ intervient comme troisième expression. « L’énonciation est de seconde ou de troisième expression (secundi vel tertii adjacentis). On appelle de seconde ex­pression les énon­ciations dans lesquelles la copule n’est pas séparée de l’attribut, comme ‘l’homme est’, ‘l’homme court’. On appelle de troisième expression celles dans lesquelles la copule est séparée de l’attribut, comme ‘l’homme est juste’. On appelle en effet copule verbale ce ‘est’ qui connecte l’attribut avec le sujet, comme ‘juste’ avec ‘homme’. On les appelle énonciations de troisième ex­pression parce qu’elles se constituent d’une certaine façon de trois parties : un sujet, un attribut et la copule. Cependant, en vérité, la copule n’est pas une troi­sième partie de l’énonciation, distincte du sujet et de l’attribut. C’est qu’elle ne signifie aucune réalité; par conséquent, ce n’est pas plus une partie de l’énoncia­tion qu’une préposition ou une conjonc­tion indéclinable. C’est aussi parce qu’elle ne doit pas se dissocier de l’attribut : ‘l’homme court’ et ‘l’homme est courant’ s’équivalent. De plus, les deux, tant les énonciations de seconde que de troisième expression, se subdivisent en finies et infinies. Mais les énonciations de seconde expression ne reçoivent cette subdivision qu’en raison de leur sujet, comme ‘l’homme court’, ‘le non-homme court’, tandis que leur attribut ne peut être infini, car en disant ‘l’homme ne-court-pas’, on ne rend pas le verbe infini, mais négatif. Tandis que les énonciations de troisième expression ont ou bien seulement le sujet infini, comme ‘le non-homme est juste’, ou bien seulement l’attribut, comme ‘l’homme est non-juste’, ou les deux, comme ‘le non-homme est non-juste’. Pour tous ces genres d’énon­ciations, on cherche comment elles s’opposent et comment elles divisent le vrai du faux. » (Pacius, loc. cit., Sur le c. 10, introd.)

[477]  αὐτὸς λόγος, eadem est ratio.

[478] Καὶ ἐπὶ τῶν ἐκτὸς δὲ χρόνων, et in extrinsecis temporibus. – En dehors du présent. Voir supra, 39, 17a29-30 : « ... περὶ τοὺς ἐκτὸς δὲ τοῦ νῦν χρόνους, circa ea que sunt extra praesens tempus. »

[479] Voir supra, I, 5, 37 (leç. 8, #106ss). – En citant ce rappel de définition, le commentateur supplée le genre ‘énonciation’, qui s’y trouve sous-entendu (voir supra, 83).

[480] Voir supra, I, 3, 17 (leç. 5, #55).

[481] Voir supra, I, 2, 14 (leç. 4, #48).

[482] Voir ibid.

[483] Quia ipsum non nominat aliquid cum aliqua forma determinata, sed solum removet determinationem formae. – Il y a un jeu d’antonomase ici. C’est de fait le nom négatif qu’Aristote considère comme sans nom, non la réalité qu’il dé­signe. Mais il le baptisera comme ‘nom infini’, c’est-à-dire comme nom indéfini, du fait que la réalité visée, regroupant tout être et non-être qui exclut telle forme détermi­née, est si indéterminée qu’elle est innommable : elle ne peut se désigner propre­ment avec un nom, puisqu’un nom désigne une réalité justement par la forme déterminée par laquelle elle prête à conception. Bref, l’anonyme, c’est à la fois le nom négatif, qui n’est pas encore nommé, avant Aristote, et la réalité qu’il désigne, trop informe pour recevoir un nom strict.

[484] Subdit quod “id quod est”, scilicet praedicatum, “in affirmatione”, scilicet una, de qua nunc loquimur, “oportet esse unum et de uno” subiecto. – Voir supra, la note 474, sur 83.

[485] Voir supra, I, 2 (leç. 4).

[486] Voir supra, I, 2, 14 (leç. 4, #48).

[487] Voir Mét., IV, 2 (leç. 1 et 2).

[488] Comparer : « Le Philosophe enseigne que le nom infini signifie en un sens une seule réalité. Il précise “en un sens”, parce qu’il ne signifie pas tout à fait une seule réalité, comme le nom véritable, mais positive­ment plutôt une infinité de réalités et privativement quand même une seule réalité. Par exemple, ‘non-homme’ signifie l’infinité des êtres et des non-êtres sous une espèce de concep­tion unique, c’est-à-dire en tant qu’unis dans la négation de l’homme, c’est-à-dire en tant que tous ceux-là sont des non-hommes. » (Pacius, ibid., §1)

[489] Voir supra, I, 6, 39 (leç. 9, #114).

[490] Voir supra, I, 5, 32 (leç. 8, #95).

[491] Per additionem infinitae particulae.

[492] Accipitur semper in simpliciori intellectu, prout est magis in promptu. – ‘Socrates non currit’ (Socrate ne court pas), énonciation négative, et ‘Socrates non-currit’ (Socrate ne-court-pas), énonciation affirmative à verbe infini, re­viennent exactement à la même chose; aussi prend-on toujours l’interprétation la plus simple, qui est l’énonciation négative. Il n’y a donc aucun intérêt à regarder les énonciations à verbe fini et à verbe infini comme deux espèces distinctes. « ‘Ne-court-pas’, pris en lui-même, est un verbe infini; cependant, dans une phrase /83-84/ comme ‘l’homme ne-court-pas’, il devient non un verbe infini, mais un verbe nié. » (Pacius, ibid.)

[493] Voir supra, I, 2, 16 (leç. 4, #50).

[494] Voir supra, I, 3, 21 (leç. 5, #63).

[495] Voir supra, I, 3, 31 (leç. 8, #90).

[496] La justification fournie par Pacius sonne plus profonde : « Le Philosophe omet les singulières, qui lui importent peu, puisqu’il n’y a pas de science des sin­guliers. » (Pacius, ibid., §5)

[497] Voir supra, I, 3, 21 (leç. 5, #64).

[498] Ὅταν δὲ τὸ ἔστι τρίτον προσκατηγορηθῇ, διχῶς λέγονται αἱ ἀντιθέσεις, quando autem ‘est’ tertium adiacens praedicatur, dupliciter tunc dicuntur oppo­sitiones. – À la différence des énonciations à deux expressions, celles à trois ex­pressions offrent deux tournures à l’opposition, selon que l’attribut joint au sujet par ‘est’ sera un nom fini ou infini. Traducteurs et interprètes tendent plutôt à lire que les oppositions ‘doublent’, ce qui est de fait le résultat direct de ce qu’elles se fassent ainsi en deux manières. Mais saint Albert garde la lecture plus rigou­reuse : « Quand le verbe ‘est’ intervient en troisième expression comme attribut, les op­positions, dit-on, se produisent de deux manières : les énonciations se font d’un sujet et d’un attribut finis ou infi­nis, de sorte qu’elles deviennent deux fois plus. » (S. Albert, loc. cit., II, tr. 1, c. 2)

[499] Ὧν τὰ μὲν δύο πρὸς τὴν κατάφασιν καὶ ἀπόφασιν ἕξει κατὰ τὸ στοιχοῦν ὡς αἱ στερήσεις, τὰ δὲ δύο οὔ, quarum duae quidem ad affirmationem et negationem sese habent secundum consequentiam ut privationes, duae vero minime.

[500] Ἐκ τῶν ὑπογεγραμμένων, ex his quae subscripta sunt.

[501] Praedicatur secundum se.

[502] Voir supra, I, 3, 22 (leç. 5, #66).

[503] « Le verbe ‘est’, portons-y attention, se dit comme troisième expression dans une proposition où il n’est pas l’attribut, c’est-à-dire la réalité attribuée. Il est seule­ment le signe de la composition de l’attribut avec le sujet, comme lorsqu’on dit : ‘l’homme est blanc’. On le dit alors troisième expression non en rang, mais en nombre; en rang, en effet, il est seconde expression. Mais comme les réalités à joindre viennent avant leur conjonction, et les éléments à composer avant leur composition, puisque la composition est inintelligible sans les éléments qui s’y trouvent composés, en parlant de cette façon, le verbe ‘est’ (comme il est le signe d’une composition inintelligible sans ses éléments) devient troisième expression même en rang. » (S. Albert, ibid.) – « Le Philosophe explique pour­quoi ces énon­ciations s’ap­pellent de troi­sième ex­pression et définit ce qu’on y appelle une troi­sième ex­pression. Dans l’énonciation ‘est juste l’homme’, c’est-à-dire ‘l’homme est juste’, c’est ‘est’ qui s’appelle une troisième expression. Aris­tote l’appelle “ou nom ou verbe”, car en vérité ce n’est ni un nom ni un verbe et il ne lui a imposé aucun nom. Mais ses interprètes l’appellent, sans faute, une co­pule verbale. » (Pa­cius, ibid.)

[504] Analogiam. – De fait, G dit κατὰ τὸ στοιχοῦν; il est plutôt question de ‘sé­quence’ que de ‘rapport’.

[505] Où le lien sujet-attribut se présente comme un mot à part : ‘est’.

[506] Voir supra, I, 2, 14 (leç. 4, #48).

[507] Loc. cit. dans la note précédente.

[508] Plus précisément dans les Premiers Analytiques.

[509] I, 46, 51b36ss.

[510] Voir la note précédente.

[511] Voir supra, I, 6, 39 (leç. 9, #114).

[512] Quatuor simplices enunciationes. – La précision ‘simples’ est un lapsus.

[513] Per quandam figuralem descriptionem. – Voir supra, la note 500, sur 92.

[514] Ex sequenti subscriptione. – Voir ibid.

[515] I, 46, 51b36ss.

[516] Τὰς κατὰ διάμετρον, angulares.

[517] Συναληθεύεσθαι, veras esse. – L sous-entend la concordance de leur vérité.

[518] Ὡς ὑποκείμενόν τι, quasi ad subiectum aliquod.

[519] Ὑγιαίνειν, valere. – L’exemple joue plus clairement son rôle en le tradui­sant avec un verbe qui tient en un seul mot, même cela oblige à ne pas être tout à fait littéral, ce qui appellerait une locution pronominale comme ‘bien se porter’.

[520] Τὸ γὰρ πᾶς οὐ τὸ καθόλου σημαίνει, ἀλλὅτι καθόλου, omnis enim non universalem significat, sed quoniam universaliter. – Formule hyperbrève. Plus littéralement : “Tout ne signifie pas l’universel, mais que [ce dernier est pris] universelle­ment.”

[521] Infinitum. – Lapsus manifeste. Voir supra, #211.

[522] Infinitas. – Autre lapsus calami. Voir infra, #227 : « Dans les énon­ciations indé­fi­nies qu’on vient d’exami­ner… » Ce dont il a été question auparavant et à quoi Aristote compare maintenant les énonciations de sujet fini pris universelle­ment, dites universelles, c’était les énonciations de sujet fini pris non universelle­ment, dites indéfinies.

[523] Voir supra, II, 10, 90 (leç. 2, #215).

[524] Voir supra, I, 7, 48 (leç. 11, #145ss).

[525] Primo … de indefinitis; deinde … universaliter. – Pour les énonciations de sujet universel pris universelle­ment, en contrepartie des indéfinies, où on pre­nait le sujet non universellement.

[526] Léonine : de praedicato finito; Marietti : de praedicato infinito. – Lapsus chez Marietti.

[527] Léonine et Marietti : de praedicato finito. – Lapsus commun.

[528] Léonine : justus; Marietti : non iustus. – Lapsus chez Marietti.

[529] Léonine : non justus; Marietti : iustus. – Lapsus chez Marietti.

[530] Angulares non similiter contingit veras esse.

[531] In materia enim necessaria et remota. – Voir supra, I, 9, 64 (leç. 13, #166).

[532] C’est-à-dire sa subordonnée dans le tableau.

[533] Dans ce paragraphe, Herminos, dans la description qu’en fait Cajetan, ne semble pas toujours n’appeler angulaire que la proposition diamétrale; il semble quelquefois qualifier ainsi la subordonnée ou la supérieure, qui se trouvent elles aussi dans un autre angle.

[534] Voir supra, II, 10, 92.

[535] Αὗται, hae.

[536] Voir supra, I, 2, 14 (leç. 4, #14).

[537] De secundo adiacente secundum vocem.

[538] De tertio autem secundum potestatem.

[539] Voir supra, I, 5, 32 (leç. 8, #96).

[540] « Comme tous les exemples d’énonciations proposés tiennent le verbe ‘est’, que les grammairiens appellent substantif, comme ‘l’homme est’ et ‘l’homme n’est pas’, dans le §3, que doit-on dire des verbes ad­jec­tifs, comme ‘court’, ‘pros­père’, et à quoi doit-on référer les énon­ciations ‘l’homme court’, ‘l’homme ne court pas’, ‘l’homme prospère’, ‘l’homme ne prospère pas’? On n’a pas encore présenté de genres d’énonciations qui leur correspondent. Celles-là aussi, ré­pond Aristote, sont des énonciations de seconde expression et elles deviennent infinies seulement en raison de leur sujet, en lui ap­posant l’adverbe de négation. Dans ces énonciations, enseigne-t-il d’abord, le verbe adjectif fait tout comme dans les pré­cédentes le verbe substantif : on a en effet le même genre d’énonciation avec ‘l’homme pros­père’ et ‘l’homme est’. » (Pacius, ibid., §11)

[541] Non omnis homo. – En français, dans cette position, la négation deviendrait plutôt ‘pas’ : ‘pas tout homme’. Le malaise à dire ‘non tout homme’ rend difficile à saisir l’hésitation du locuteur grec ou latin à mettre la négation avant ou après ‘πᾶς’, ‘omnis’, ‘tout’.

[542] Tali ratione. – Par telle conception : argument ou énonciation.

[543] Non ita differunt ex hoc, quod una sit universalis, alia non universalis. – ‘Universel’ s’entend ici en opposition à ‘singulier’ : une énonciation singulière en est une qui porte sur un sujet singulier; de même, une énonciation ainsi dite universelle en est une dont le sujet est une notion universelle. En ce sens, ‘tout homme court’, ‘l’homme court’ et même ‘quelque homme court’ et ‘tel homme court’ sont des énonciations universelles, leur sujet, ‘homme’, étant une entité universelle.

[544] Universaliter. – Plus littéralement : “Tout et nul signifient universellement”, c’est-à-dire ont une portée universelle, ne concernent pas seulement un singulier, mais une nature universelle.

[545] Quoniam universaliter. – Voir supra, la note 520, sur 100.

[546] Τήν ταἰτίαν γινώσκειν διἣν τὸ πρᾶγμά ἐστιν, ὅτι ἐκείνου αἰτία ἐστί, cau­sam cognoscere propter quam res est, et quoniam illius causa est. (Sec. Anal., I, 2, 71b11-12)

[547] Οὔτε ἀληθεῖς ἅμα οὔτε ἐπὶ τοῦ αὐτοῦ, neque verae simul neque in eodem ipso. – Ἐπὶ τοῦ αὐτοῦ, in eodem ipso, compris comme indication d’une identité de sujet, paraît inutile, comme il est évident par le contexte qu’il s’agit du même sujet : ζῷον, animal. L’interpréter du même temps ferait redondance avec ἅμα, simul. Sans doute la condition visée est-elle de ne pas faire un homonyme du sujet et de lui garder le même sens.

[548] De l’universelle affirmative infinie du début de la phrase.

[549] ἀντικειμένη, opposita. – Plus précisément la contradictoire, opposée la plus directe.

[550] Voir supra, I, 7.

[551] L’apparence de problème concerne le grec et le latin, où l’identité de cas du sujet et de l’attribut donne facilement l’impression, en cas de transposition, que le sujet devient attribut et l’attribut sujet, ce qui de fait produirait des affirmations distinctes. L’intention d’Aristote est de maintenir que l’affirmation ou la négation restent logiquement identiques même si, grammaticalement, le sujet et l’attribut sont transposés, tant qu’ils gardent leur fonction de sujet et d’attribut. Le français présente difficilement cette difficulté, comme le sujet se distingue généralement en portant l’article : ‘l’homme est blanc’ et ‘blanc est l’homme’ sont plus mani­festement la même affirmation. – La solution échappe difficilement à la pétition de principe : après avoir concédé l’apparence que ‘l’homme est blanc’ et ‘blanc est l’homme’ constitueraient deux énonciations distinctes, on demande de recon­naître comme immédiatement évident que ‘blanc n’est pas l’homme’ contredit aussi directement ‘l’homme est blanc’ que ‘blanc est l’homme’, ce qui donne deux contradictoires pour la même énonciation.

[552] Voir supra, I, 7, 50 (leç. 11, #148).

[553] Voir supra, I, 7, 48 (leç. 11, #144).

[554] Voir ibid.

[555] Voir Prem. Anal., I, 46.

[556] Voir supra, 10, 90 (leç. 2, #215ss).

[557] Voir supra, leç. 2, #215ss.

[558] Voir Prem. Anal., ibid.

[559] Omnis homo non est iustus. – Le texte cité disait ‘οὐδείς ἐστιν ἄνθρωπος δίκαιος’, ‘nullus homo est iustus(voir supra, 104). Mais on comprend que le com­mentateur veut attirer l’attention sur la seule différence de position de la négation entre ‘non est iustus’ et ‘est non-iustus’.

[560] ‘Nul homme n’est juste’ n’implique pas que ‘tout homme soit non-juste’.

[561] Subalternam. – Le mot est pris largement : l’universelle et la particulière sont subalternes l’une de l’autre, de sorte qu’ici l’universelle affirmative est donnée comme ‘subalterne’ de la particulière affirmative.

[562] La vérité de ‘quelque homme est juste’, contradictoire à ‘nul homme n’est juste’, n’entraîne pas celle de ‘tout homme est juste’, sa ‘subalterne’.

[563] Marietti : per interpretationem. - Ἑρμηνεία, interpretatio, est un autre nom de l’énon­ciation, dont la définition implique expression de vérité ou de fausseté. Léonine : per increpationem. – En recourant au blâme, c’est-à-dire à la réfutation, qui reproche aux expressions infinies de ne pas satisfaire à la définition de la né­gation.

[564] Léonine : verbi gratia, Non homo et Homo, Non iustus et iustus; Marietti : verbi gratia : non homo, et, homo non iustus et iustus.

[565] Ὡσπερ ... δόξαιεν ἂν εἶναι, quasi … esse videbuntur.

[566] Voir supra, 98.

[567] Pacius explique davantage : « Les énonciations finies et infinies peuvent-elles se comparer entre elles? Aristote répond avec une distinction. L’énonciation qui a un sujet infini, montre-t-il d’abord, ne peut se comparer avec celle qui en a un fini. Il l’enseigne avec l’exemple de deux énonciations de sujet infini qui se contredisent et dont aucune ne peut se ramener à une autre de sujet fini. Ni l’affir­mation ‘tout non-homme est juste’, dit-il donc, ni la négation qui lui est opposée, c’est-à-dire qui la contredit, ‘pas tout non-homme est juste’, ne peuvent se com­parer avec l’une des énonciations précédentes qui avaient pour sujet fini ‘homme’. Que des énonciations ne puissent se comparer, doit-on comprendre, signifie qu’elles ne peuvent s’équivaloir, ni se déduire l’une de l’autre, ni s’oppo­ser. On dit s’équivaloir celles qui se concluent l’une de l’autre, comme ‘tout homme est non-juste’ et ‘au­cun homme n’est juste’. On comprend que l’une se déduit de l’autre quand il n’y a pas conséquence réciproque, comme avec celles qu’on appelle subalternées; des universelles, en effet, on déduit les particulières, mais on ne fait pas la réciproque. Par exemple, si ‘tout homme est animal’, ‘quelque homme est animal’ aussi. Mais si ‘quelque homme est juste’, il n’en suit pas que ‘tout homme est juste’. On dit s’opposer celles qui sont contradictoires, ou con­traires, ou sous-contraires. Peuvent se comparer entre elles, montre Aris­tote en second lieu, celles dont l’une a un attri­but fini et l’autre un attribut infini, tant que leur sujet à toutes deux reste le même, c’est-à-dire, restent tous les deux infinis, comme dans les exemples proposés ici dans le contexte : ‘tout non-homme est non-juste’ et ‘nul non-homme n’est juste’, ou tous les deux finis, comme dans les exemples présentés plus haut : ‘tout homme est non-juste’ et ‘aucun homme n’est juste’. Celles-ci s’équivalent, de fait. » (Ibid., §16)

[568] Non omnis homo est iustus. – Lapsus. Le contexte était de questionner la position de ‘non’, avant le signe distributif, avant le nom à rendre infini, avant le verbe. Voir supra, 100.

[569] Voir supra, I, 7 (leç. 12).

[570] Que transposer les noms du sujet et de l’attribut crée une énonciation dis­tincte.

[571] Voir supra, I, 7 (leç. 11, #145).

[572] Licet enim nugatio committatur.

[573] Λέγω δὲ ἓν οὐκ ἐὰν ὄνομα ἓν κείμενον, μὴ δὲ ἕν τι ἐξ ἐκείνων, dico autem unum non si unum nomen positum sit, non sit autem unum aliquid ex illis.

[574] Εἰ οὖν, si ergo. – Je traduis en introduisant autrement pour obtenir des phrases plus courtes, par souci de clarté.

[575]  τῆς προτάσεως θατέρου μορίου τῆς ἀντιφάσεως, vel propositionis vel alterius partis contradictionis.

[576] Comparer : « Est une proposition dialectique celle à laquelle il y a lieu de répondre par oui ou par non. » (Top., VIII, 2, 158a15-17)

[577] Πρὸς ταῦτα, ad haec. – Dans le cas où la discussion viendrait à demander la concession de pareilles énonciations où plusieurs réalités agissent comme sujet ou comme attribut.

[578] Οὐδἂν ἀληθής, nec si sit vera.

[579] Voir Top., VIII, 7.

[580] Δεῖ τὸν ἐρωτῶντα προσδιορίσαι πότερον τόδε ἐστὶν ἄνθρωπος οὐ τοῦτο, oportet interrogantem determinare utrum hoc sit homo an non hoc.

[581] Voir supra, I, 5, 34 (leç. 8, #99).

[582] Un peu paradoxalement, ‘sans doute’, comme ‘ἴσως’ et ‘fortasse’, suggère quelque doute. Comparer Larousse : « Sans doute, probablement. »

[583] Porphyre et Boèce signalent que la multiplicité verbale introduite par une pause ou une conjonction entre les trois éléments – animal, civil, bipède – en­traîne la multi­plicité de l’énonciation, qui ne peut plus en constituer une seule, même si ces trois éléments se trouvaient les parties de la définition d’une réalité unique. Il suffirait cependant de supprimer cette pause et cette conjonction, de dire : ‘l’homme est un animal civil bipède’ tout d’une traite, pour redonner son unité à l’énonciation.

[584] Voir supra, la note 573, sur 111.

[585] Ce n’est pourtant pas l’unité du nom qu’Aristote vise, mais celle du sujet et celle de l’attribut.

[586] Autrement dit, pour reconnaître que l’exemple est fictif.

[587] Voir Mét., VII.

[588] Voir supra, I, 8, 61 (leç. 12, #162).

[589] Ex probabilibus. – Translittérer à partir du latin, comme on le fait tradition­nellement, et traduire ‘opinions probables’, pousse facilement au contresens. On pense spontanément à des énoncés qui pourraient se prouver, alors qu’il s’agit d’énoncés qu’on peut approuver immédiatement, qui n’ont pas besoin de preuve, qui peuvent donc servir de propositions pour prouver autre chose. C’est pourquoi je préfère translittérer de l’expression grecque initiale : ἐξ ἐνδόξοις. Pour une jus­ti­fication plus élaborée, voir mon livre, La dialectique aristotélicienne, les prin­cipes clés des ‘Topiques’, Québec : Société d’études aristotéliciennes, 3e éd., 2012, p. 29, note 79.

[590] Voir supra, la note 574, sur 112.

[591] Il y a ici comme une amphibolie : la formulation grammaticale permet le recours à l’autorité des Topiques pour confirmer les considérations antérieures, comme en conclusion, un procédé dont Aristote use souvent; mais on peut, et Cajetan semble ici le faire, assigner cette autorité à la confirmation du signe supplémentaire qui vient.

[592] Pas plus que la demande multiple disqualifiée plus tôt.

[593] Ὡς ἕν τὸ πᾶν κατηγόρημα, ut unum omne praedicatum fiat.

[594] Σκυθεύς, citharoedus. – G donne plutôt l’exemple d’un cordonnier.

[595] Ὥστε καὶ τὸ ἅπαν, quare et omne.

[596] Ὅπως δὲ θετέον, quemadmodum ponendum est.

[597] Pacius remarque que bien qu’Aristote adresse ses règles nommément aux attributs composés et multiples, elles valent aussi pour les sujets. « La même règle vaut à ce propos pour les attri­buts ou les sujets, même si on traite principale­ment des attributs. » (Pacius, Sur le c. 11, §6)

[598] Intendit determinare de earum consequentiis. – On a vérifié, une fois clari­fiées les manières dont les énonciations s’opposent, quelle vérité ou fausseté s’en­suit pour une opposée, de la vérité ou fausseté de son opposée. Il va s’agir main­te­nant de vérifier avec quelle vérité l’attribution composée des éléments d’une énon­ciation multiple s’ensuit de leur attribu­tion séparée et réciproquement. « Aristote traite mainte­nant des énonciations à composer ou à diviser, afin qu’on sache, quand on tourne plusieurs énonciations en une seule ou une seule en plu­sieurs, si on conserve leur vérité. » (Pacius, loc. cit., Sur le c. 11, intr.)

[599] Divisim.

[600] « L’énonciation multiple ne se tourne pas en une seule quand elle comporte plusieurs attributs ou plusieurs su­jets, s’il n’en résulte pas une réalité unique… On trouve plusieurs termes dans une définition; cependant tous consti­tuent une es­sence unique pour la chose définie, tellement que la définition se con­sidère comme une phrase unique. La raison, donnée en la Métaphysique, est que cer­taines parties de la définition se con­çoivent comme matière ou puissance, comme le genre, et d’autres comme forme et acte, comme la différence. Or de la matière et de la forme, ou de la puissance et de l’acte, résulte une réalité tout à fait unique et la même. » (Pacius, loc. cit., §1)

[601] Ad nugationem.

[602] Bipes enim circumloquens differentiam hominis actu et intellectu clauditur in hominis ratione.

[603] Voir Topiques, II, 2, 110a4-5.

[604] Sed non est idem. – Cajetan remplace ‘unum’ par ‘idem’, ou lit ainsi dans une version différente. Le sens ne change pas, qu’on nie que ‘blanc’ et ‘musicien’ ne constitue pas ensemble quelque chose d’un ou ne fasse pas une même réalité.

[605] L’art de la cithare est bon, mais la musique n’est pas blanche. Cajetan reporte l’intérêt de la substance à la qualité dont elle est paronyme. Mais tout ce passage est très embrouillé.

[606] Οἷον τὸν τινὰ [λευκὸν] ἄνθρωπον [εἰπεῖν] ἄνθρωπον τὸν τινὰ λευκὸν ἄνθρωπον [εἰπεῖν] λευκόν, ut aliquem [album] hominem [dicere] hominem aut aliquem album hominem [dicere] hominem album. – La formulation, en G et en L, montre une corruption qu’évite celle citée par le commentateur, qui lit peut-être une autre version : « Ut quemdam hominem album esse hominem, aut quoddam album hominem album esse », qui traduirait : « Οἷον τὸν τινὰ ἄνθρωπον λευκὸν εἰπεῖν ἄνθρωπον τὸν τινὰ ἄνθρωπον λευκὸν εἰπεῖν λευκόν. » La brièveté du verbe semble avoir empêché le copiste d’avoir conscience claire des trois entités concernées : le sujet (τὸν τινὰ, aliquem), l’attri­but composé (ἄνθρωπον λευκόν, album hominem), ses membres pris séparément (ἄνθρωπον, hominem; λευκόν, album).

[607] Ἀεὶ οὐκ ἀληθές…, οὐκ ἀεὶ ἀληθές, semper non verum est…, non semper verum est. – Littéralement : « Toujours elle n’est pas vraie…, elle n’est pas tou­jours vraie. »

[608] Ἆροὖν καὶ ἔστιν, οὔ;, utrum igitur est, an ergo etiam est; non?. – G pose une question simple : l’attribut composé ‘est poète’ implique-t-il l’attribut séparé ‘est’? L complique en répétant la question et en y répondant. Littéralement : « Im­plique-t-on donc qu’il est? Implique-t-on donc aussi qu’il est? Non! »

[609] Κατὰ συμβεβηκὸς γὰρ κατηγορεῖται τὸ ἔστιν τοῦ Ὁμήρου· ὅτι γὰρ ποιητής ἐστιν, ἀλλοὐ καθαὑτὸ κατηγορεῖται κατὰ τοῦ Ὁμήρου τὸ έστιν, secundum accidens enim praedicatur ‘est’ de Homero; quoniam est enim poëta, sed non secundum se praedicatur de Homero ipsum ‘est’. – L’opposition entre κατὰ συμβεβηκός, secundum accidens, et καθαὑτό, secundum se, distingue un attribut assigné à cause d’un autre (ici, ‘est’ assigné à cause de ‘poète’, pour signifier la composition de ‘poète’ avec ‘Homère’) d’un attribut assigné à cause de lui-même : si on disait : ‘Homère est’, est serait attribué à Homère par soi, tout seul, parce qu’il lui convient en lui-même, dans sa signification propre de l’existence réelle.

[610] Ἐν ὅσαις κατηγορίαις μήτε ἐναντιότης ἔνεστιν, in quantiscunque praedica­tionibus neque contrarietas aliqua aut nulla oppositio inest.

[611] Τὸ δὲ μὴ ὄν, ὅτι δοξαστόν, οὐκ ἀληθὲς εἰπεῖν ὄν τι, quod autem non est, quoniam opinabile, est non est verum dicere esse aliquid. – Aristote donne ce sophisme, fréquent chez les premiers philosophes (voir Sophiste, 237a), comme illustration de la forme sophistique qui tire son apparence de rigueur d’une confu­sion entre ce qui mé­rite de se dire absolument et ce qui ne peut se dire que sous réserve. « Ceux des pararaisonnements extraverbaux issus de ce qu’on soit attri­bué tantôt absolument tantôt sous réserve et non pro­pre­ment se produisent quand on prend comme at­tri­bué abso­­lu­ment ce qui se dit de fait à titre de partie. Par exemple, du fait que le non-être soit objet de pensée, prétendre qu’il soit; or ce n’est pas pareil, être telle chose et être absolument. » (Réf. soph., 5, 166b37-167a2)

[612] Δόξα γὰρ αὐτοῦ οὐκ ἔστιν ὅτι ἔστιν, ἀλλὅτι οὐκ ἔστιν, opinio enim eius non est quoniam est, sed quoniam non est. – Avec ‘ὅτι’, G introduit un complé­ment d’objet direct : ‘que’; L le traduit par ‘quoniam’, donnant occasion de penser qu’il s’agit d’une explication : ‘parce que’, ce que fera le commentateur. Le pre­nant ainsi, on pourrait traduire, en violentant tout de même un peu le contexte : “L’opinion qu’on s’en fait, justement, n’est pas parce qu’il est, mais parce qu’il n’est pas.”

[613] Aliquando autem ex coniuncto non inferri potest divisim. – Tant le texte aristotélicien que celui du commentaire s’en tient à des formules d’une extrême brièveté que par souci de clarté je n’ai pas cru devoir conserver. ‘Coniunctum’ renvoie à un attribut composé, ‘coniunctim’ à l’attribution en bloc des éléments de cet attribut composé et ‘divisim’, ou ‘simpliciter’, à l’attribution de chacun à part.

[614] Apparemment, on ne peut donc pas plus qualifier César d’homme mort que quelque figure de cercle carré.

[615] Selon la difficulté précédente, on ne peut qualifier César d’homme mort; mais l’admettre semblerait entraîner qu’il soit et homme et mort.

[616] Stat sub determinatione alterius. – Ne représente la signification qui lui est imposée que sous certaine réserve signifiée par un autre terme.

[617] Non stat pro suo significato secundum se, sed secundum exigentiam termini additi, a quo suum significatum distractum est. – La tenue (status) désigne l’angle sous lequel un nom renvoie, dans le contexte déterminé d’une énoncia­tion, au concept qu’il signifie, comme le remplacement (suppositio) désigne la réalité précise à laquelle s’addresse le verbe attribué au nom dans l’énonciation.

[618] Voir Mét., X.

[619] In tertio scilicet denominato. – Le troisième terme, celui qu’Aristote qua­lifie d’ajouté (ἐν τῷ προσκειμένῳ, in adiecto) : ‘mort’, par exemple, dans ‘César est un homme mort’.

[620] Ἕπεται, consequitur. – C’est-à-dire : il a bien fait de regarder cette contra­diction comme non immédiate, comme résultat ultérieur.

[621] L’opposition entre ‘homme’ et ‘mort’ est extérieure à ces deux termes tels que pris dans l’énoncé qui présente César comme un ‘homme mort’; elle ne surgit que si on prend ces deux termes à part. Si en effet on attribue séparément à César d’être ‘homme’ et d’être ‘mort’, les deux énonciations se contredisent, puisqu’on fait alors appel au sens strict de chaque terme.

[622] Exemplum quod non semper ex non oppositis sequatur divisio.

[623] Cajetan cite l’exemple d’après L qui, quelque peu corrompu, répond aussi à la question au lieu de simplement la poser. Voir supra, la note 608, sur 121.

[624] Que même sans opposition entre les éléments d’un attribut composé, l’attri­bution séparée de chacun des éléments n’est pas toujours garantie.

[625] Secundum accidens. – Voir supra, la note 609, sur 122.

[626] Non praedicatur secundum se ly ‘est’ de Homero. – Voir supra, la note 609, sur 122.

[627] Ad solvendam.

[628] Simile est de esse in effectu dependente in conservari. – Qu’on conserve les poèmes d’Homère, qu’il soit encore ainsi un poète vivant pour nous, en notre mémoire, n’implique pas qu’il vive encore en réalité.

[629] Et l’entité distincte qui motivait leur union était leur sujet commun.

[630] Et l’entité distincte qui motive son union au sujet est l’autre partie de l’attri­but.

[631] Illa compatitur varietatem terminorum, ista non. – Je ne vois pas comment on pourrait strictement déduire une affirmation d’existence (ce qu’implique une énonciation de seconde expression) de l’attribution d’un autre caractère que l’exis­tence (ce qui est concerné dans une énonciation de troisième expression). Encore moins comment pareille déduction ne se préoccuperait pas d’une modifi­cation des termes impliqués. À moins qu’on vise l’expression séparée d’énoncia­tions où le rôle de copule n’est pas exprimé séparé­ment du verbe. Par exemple, de ‘Pierre court’, on peut déduire que ‘Pierre est’; de même, de ‘Pierre est courant’, de ‘Pierre est en train de courir’, de ‘Pierre est à courir’.

[632] Non infertur ex coniuncto praedicato illudmet divisim, sed aliud.

[633] Voir supra, II, leç. 1 et 2.

[634] Per locum a parte in modo ad suum totum. – Quant à sa qualité (modus), l’homme se divise en homme blanc, homme noir, homme jaune, etc. Le commen­tateur étiquette ici le lieu généralement : il désigne comme comme inférence ‘de la par­tie qualifiée au tout’ tant celle qui va de la partie au tout que celle qui va du tout à la partie.

[635] Nihil minuit de hominis ratione albedo.

[636] Pars in modo est universale cum conditione non minuente, ponente illud simpliciter. – Qualifier un homme d’homme blanc ne le fait en rien être moins un homme et même implique qu’il en soit un.

[637] Contrahit enim ad esse secundum quid.

[638] Le résumé de s. Albert est éclairant, bien qu’il semble négliger des membres des divisions qu’il comporte. « Voici donc l’enseignement de certains auteurs concernant ce dont il faut tenir compte pour les attributs composés com­portant deux ou plusieurs éléments. Leurs éléments sont ou bien les deux subs­tantiels, ou bien les deux acci­dentels, ou bien l’un substantiel et l’autre acciden­tel. Substantiels tous les deux, ils sont con­vertibles ou non. Conver­tibles, leur conve­nance séparée n’en­traîne pas leur attribution con­jointe sans engen­drer de ver­biage. Par exemple : ‘un tel est homme’ et ‘il est risible’; donc, ‘il est homme risible’. Substantiels, mais non convertibles, l’un présente plus d’ex­tension et l’autre moins, et l’un se placera avant l’autre, dans leur attribut composé. Avec le plus commun placé avant et le moins commun adjoint à lui, la convenance sépa­rée entraîne légitime­ment leur attribution con­jointe. Par exemple : ‘un tel est ani­mal’ et ‘il est homme’; donc, ‘il est animal homme’. C’est que l’homme n’est déjà pas conçu dans la notion d’animal, mais s’adjoint à l’attri­but ‘animal’ pour le pré­ciser. Avec par contre le moins commun placé avant, lui qui renferme le plus commun, leur convenance séparée n’infère pas leur attribution conjointe, sous peine de ver­biage. Par exemple : ‘un tel est homme’ et ‘il est animal’ n’entraîne pas : donc, ‘il est un homme animal’, attribut conjoint qui souffre de verbiage implicite. Accidentels tous les deux, l’un convient au sujet par l’autre ou ce n’est pas le cas. Si ce l’est, cette convenance par l’autre entre dans la notion de l’attri­but qui la comporte, de sorte que de leur convenance séparée s’infère leur con­venance conjointe. À la condition que dans l’attribut conjoint celui par lequel l’autre convient se place avant, car il est plus commun. Par exemple : ‘un tel est coloré’ et ‘il est blanc’; donc, ‘il est coloré blanc’. Avec le moins commun placé avant, la conséquence ne vaut pas, sous peine de verbiage. Accidentels tous les deux sans qu’aucun ne convienne par l’autre, leur convenance séparée n’entraîne jamais leur conve­nance conjointe. Par exemple : ‘un tel est blanc’ et ‘il est musi­cien’; donc, ‘il est blanc musicien’. Voilà qui suffit pour la consécution d’énon­ciations de convenance. » (S. Albert, ibid.)

[639] Talis opinatio non propterea est, quia illud sit, sed potius quia non est. – ‘Quia’, comme ‘ὅτι’, est tantôt la conjonction qui intro­duit la subordonnée de type complément d’objet direct (que), tantôt la locution qui introduit la subordon­née de type causal (parce que). Aristote en usait de la première façon; le com­menta­teur l’interprète de la seconde. Voir supra, la note 611, sur 124.

[640] Αἱ τοῦ δυνατὸν εἶναι καὶ μὴ δυνατόν, quae sunt de possibili esse et non possibili. – Littéralement : “celles sur ce qu’il soit possible ou non-possible d’être”. On doit garder à l’esprit que l’être dont la possibilité ou non-possibilité est précisée dans des affirmations ou négations modales est l’expression de la convenance ou non-convenance d’un attribut à un sujet, non la confirmation d’une existence réelle.

[641] Puisqu’il est faux de dire : ‘Le bois est un homme blanc.’

[642] Littéralement : “pour il est possible d’être, la négation est il est possible de ne pas être, et non il n’est pas possible d’être”.

[643] Ἅπαν τὸ οὕτω δυνατὸν οὐκ ἀεὶ ἐνεργεῖ, omne quod sic possibile est non semper in actu est.

[644] Ἀδύνατον κατὰ τοῦ αὐτοῦ ἀληθεύεσθαι τὰς ἀντικειμένας φάσεις, impossibile est de eodem oppositas veras esse affirmationes et negationes.

[645] Οὐκ ἄρα αὕτη ἀπόφασις, non igitur eius quae est ‘possibile esse’ negatio est haec ‘possibile non esse’.

[646] De inesse. – Traditionnellement : ‘d’inhérence’ ou ‘catégoriques’, au sens étymologique d’attributives (κατηγορικαί).

[647] Comparer : « Une énonciation peut en deux sens se dire modale : d’après le mode de sa composition et d’après le mode de la réalité qui y est at­tribuée. C’est d’après le mode de la réalité attribuée, par exemple, quand on dit : ‘Socrate lit bien’, ou ‘à haute voix’, ou ‘mal’. Ce mode, comme il ne modifie pas toute l’énonciation, mais seulement la réalité que représente l’attribut, ne peut rendre toute l’énonciation modale. » (S. Albert, loc. cit., tr. II, c. 1)

[648] S. Albert prend soin d’écarter de ce titre la négation, dont on pourrait ima­giner qu’elle constitue un ajout fait à un énoncé pour modifier sa composition. Ce n’est pas le cas, dit-il; la négation, comme l’affirmation, ne vient pas qualifier une énonciation déjà composée, elle en est la composition même. « La négation qui porte sur la composition ne rend pas l’énonciation modale. C’est qu’elle ne l’étend pas au ni­veau du temps ni même ne l’informe d’un mode spécial, mais sim­plement la divise dans la forme en laquelle elle est signifiée. » (S. Albert, ibid.)

[649] S. Albert fait comprendre cette limite à quatre : « Il y a quatre pareils modes, parce que dans la composition on ne trouve que l’être. Or ce qui dit l’être le dit soit mélangé de puissance ou en acte parfait. Si c’est sous le premier mode, alors il s’agit d’être possible ou contingent. Les deux diffèrent en ce qu’être pos­sible détermine l’être en lui-même, tandis qu’être contingent le fait en comparai­son d’une cause non établie (in comparatione ad causam non stantem). Aussi, l’être qui n’est pas établi est possible, tandis qu’est contingent celui qui n’a pas de cause établie. Si, par contre, il s’agit d’un être parfait quant à son acte, ou bien on y trouve l’être, et alors il est nécessaire, ou bien on y trouve le non-être, lequel est opposé absolument à être, et alors il est impossible. On ne peut recevoir la contin­gence et la possibilité selon une division de l’être et du non-être, car les deux disent un être mélangé de non-être. Voilà donc les modes qui rendent modale une énonciation et qui font différer celle-ci d’une énonciation de convenance, qui rendent différentes aussi l’opposition entre énon­ciations modales et celle entre énonciations de conve­nance, ainsi que la consécution entre les unes et celle entre les autres. » (ibid.)

[650] ‘Modifier’, dans ce contexte, ne veut pas dire changer, mais revêtir d’un mode, ou même plutôt identifier le mode déjà inhérent à une énonciation.

[651] S. Albert insiste sur un autre point capital de l’essence des énonciations modales : elles précisent – elles ‘étendent’, dit-il – le temps, qui est précisément l’aspect que connote le verbe pour composer sa signification à celle du nom con­cerné comme sujet dans l’énonciation. « Il y a des modes de composition qui dis­posent spécialement l’énonciation et lui confèrent une forme spéciale de compo­sition, comme la possibilité, la contingence, la nécessité, l’impossibilité, la vérité et la fausseté. Ce sont précisément ces modes spéciaux qui constituent comme telle l’énonciation dite mo­dale. Les quatre premiers étendent la composition, qui consi­gnifie un temps, au-delà du temps présent. La possibilité et la contingence étendent en effet la composition au futur, tant quant à l’être qu’au non-être, car ce qui est contingent est futur et peut y être et ne pas y être. La nécessité et l’impos­sibilité, par ailleurs, étendent la composition à tout temps, car ils rendent la com­position valide en tout temps. Aussi ces modes spéciaux rendent-ils toute l’énon­cia­tion modale. La nécessité rend la convenance valide absolument pour tout temps et l’impossibilité la rend valide pour aucun temps. Comme de pareils modes en sont de composition et qu’une compo­sition embrasse formellement ses composés et sert de principe pour les comprendre en tant qu’ils se tiennent sous cette composition, de sorte que le mode de composition en est un de toute l’énon­ciation, voilà pourquoi ces modes modifient toute l’énonciation et la font toute modale. La vérité et la fausseté, cependant, bien qu’il s’agisse de modes qui déter­minent la composition, du fait qu’elles n’étendent pas la composition au niveau du temps ni n’entraînent cette composition à un mode spécial, mais disent simple­ment le mode général des énonciations de convenance, ne sont pour cela pas des modes spéciaux, mais sont des modes quelconques qui ne rendent pas une propo­sition modale, sauf relativement. C’est que du fait que la réalité concernée est ou n’est pas, la phrase se dit vraie ou fausse, mais de ce fait elle ne se dit pas possible ou con­tingente, nécessaire ou impossible. C’est plutôt du fait que la réalité con­cernée se rapporte de telle ou telle manière à sa cause que la phrase formée ou composée à son sujet est possible ou contingente, ou relève de la nécessité ou de l’impossibilité. C’est pourquoi ces quatre modes – possible, contingent, néces­saire et impossible – sont les modes spéciaux à cause desquels une énonciation se qualifie de modale. » (S. Albert, ibid.) Ces modes, insiste s. Albert, changent la nature d’une énonciation et la font appartenir à une autre espèce que l’énoncia­tion de convenance. « L’énonciation modale diffère substantiellement et par ses cons­ti­tuants de l’énon­ciation de simple convenance, parce que le mode est subs­tantiel pour l’énonciation modale et en est un constitutif subs­tantiel. » (Ibid.)

[652] Inter partes dicti. – Entre les parties de ce qu’on y dit. Le ‘dictum’, techni­quement, est l’énonciation de convenance dont l’énonciation modale précise le mode suivant lequel son attribut convient à son sujet. Je traduirai ce terme tech­nique par ‘déclaration’.

[653] Quia compositionis non est compositio. – Cela ne se peut pas, ou ce n’est pas ce que ce cas présente. Ou encore : ‘l’énonciation modale n’est pas composi­tion de composition’.

[654] Pro possibili ad utrumlibet.

[655] Ἐπἐκείνων τὸ εἶναι καὶ μὴ εἶναι προσθέσεις, quemadmodum in illis esse et non esse appositiones. – Littéralement, ils constituaient l’ajout, le jugement ajouté sur la convenance de l’attribut au sujet.

[656] Τὰ δὑποκείμενα πράγματα τὸ μὲν λευκὸν τὸ δὲ ἄνθρωπος, subiectae vero res hoc quidem album illud vero homo. – Une simple énonciation comme ‘L’homme est blanc’ comporte des éléments : homme et blanc, auxquels doit s’ajouter ‘être’ ou ‘ne pas être’ pour les assujettir à un jugement sur la conve­nance de leur composition. Tra­ditionnellement, les interprètes, à tort à mon avis, voient plutôt, en ‘homme’ et ‘blanc’, deux exemples séparés. Voir infra, le com­mentaire de Cajetan, #305.

[657] Τὸ δὲ δύνασθαι καὶ ἐνδέχεσθαι προσθέσεις, posse vero et contingere appo­sitiones sunt. – Littéralement, les modes deviennent l’ajout, ce jugement qui cons­titue en énonciation les éléments composés. Voir supra, la note 655, sur 130.

[658] Εἶναι οὐ δυνατόν, esse non possibile. – On doit lire : οὐ εἶναι δυνατόν, non esse possibile.

[659] Minio-Paluello omet ce qui vient après “Pour ‘il est possible qu’on ne soit pas’, la négation n’est pas ‘il n’est pas possible qu’on soit’…”.

[660] Δυνατόν οὐ δυνατόν, ἐνδεχόμενον οὐκ ἐνδεχόμενον..., possibile non possi­bile, contingens non contingens… - Il s’agit de fournir l’expression qui intervient comme verbe dans l’énoncé modal. Comme, en grec et en latin, la néga­tion (οὐ, non) est la même, qu’on nie le nom ou le verbe, on serait tenté de traduire : ‘non-possible’, ‘non-contingent’, etc., mais cela prendrait plus l’apparence d’un verbe infini que d’un verbe nié.

[661] « Tout comme, en les énonciations de convenance, c’est de la convenance et de la non-convenance que dépendent la vérité et la fausseté, de même dans les modales elles dépendent de l’affirmation et de la négation des modes. » (S. Al­bert, ibid., c. 2)

[662] Secundam.

[663] Appositiones, idest praedicationes.

[664] Voir supra, 126 (leç. 8, #297ss).

[665] Contingens convertitur cum possibili. – Strictement, le possible est plus commun; il constitue un genre qui comprend le contingent ainsi que le nécessaire. Mais on a rarement à parler ensemble de ses deux espèces; on a plutôt à opposer le possible nécessaire et le possible contingent. Aussi l’étiquette ‘possible’ s’assi­mile-t-elle le plus souvent au contingent, en opposition au nécessaire. Tellement qu’il est difficile de ne pas s’étonner à la mention que le nécessaire soit possible. C’est déjà le cas en grec, où ἐνδεχόμενον, le nom technique du contingent, est le plus souvent synonyme de δυνατόν. S. Albert veut donner sur un mode plus radical la différence entre les deux : « Leur véritable différence est que ‘possible’ dit absolument la dépendance d’une puissance, active ou matérielle, et varie selon ses différences. Le contingent, lui, regarde plus précisément une cause qui n’en soit pas une par soi; aussi est-ce la différence de cette cause qui le dis­tingue : en dépendance d’une cause disposée et inclinée à faire être, bien que non par soi, on l’appelle contingent inné ou régulier (contingens natum sive ut in pluribus); en dépendance plutôt d’une cause qui ne soit pas plus disposée et incli­née à un effet qu’à l’autre, on le qualifie de contingent ouvert aux deux effets (contingens ad utrumlibet). » (Loc. cit., II, tr. 2, c. 6)

[666] Paragraphe fort étrange qui paraît contredire expressément la doctrine qui vient d’être développée. On dirait l’initiative de quelque copiste audacieux, com­parable à la suggestion d’ajouter une quatrième figure aux Premiers Analytiques.

[667] Αἱ ἀκολουθήσεις δὲ κατὰ λόγον γίγνονται οὕτω τιθεμένοις; Marietti : conse­quentiae vero secundum rationem fiunt cum ita ponuntur; V. antiqua : conse­quentiae vero secundum ordinem fiunt ita ponentibus; V. recens : et consecutio­nes quidem secundum rationem fiunt si ita ponamus. – La référence aux prédéces­seurs, τιθεμένοις, est assez discrète pour que certains interprètes considèrent déjà cette première présentation de l’enchaînement des modales comme l’opinion d’Aristote lui-même et le considèrent en opposition avec lui-même quand, plus loin, il corrige cette opinion. Les versions latines butent sur une ambiguïté de di­vision et de composition, divisant οὕτω, ita, de γίγνονται, fiunt, pour l’associer à τιθεμένοις, ponuntur-ponentibus-ponamus.

[668] Καὶ τοῦτο ἐκείνῳ ἀντιστρέφει, et haec illi convertitur. – À la condition d’entendre ‘possible’ comme contracté à l’une de ses espèces, le contingent, à l’exclusion de l’autre, le nécessaire. Comme ‘animal’ se prend tantôt pour le genre commun à l’homme et à la bête, et tantôt comme la bête, l’espèce opposée à l’homme, ‘possible’ se prend aussi tantôt comme le mode commun qui regroupe le nécessaire et le contingent, en opposition à l’impossible, et tantôt comme l’un de ses inférieurs, le contingent, en opposition au nécessaire. Dans la conversation courante, de fait, c’est le plus souvent ainsi qu’on entend ‘possible’; on est spon­tanément surpris d’entendre qualifier de possible un fait nécessaire. Voir supra, la note 665, sur #307.

[669] Τῷ μὲν γὰρ δυνατῷ εἶναι τὸ ἐνδέχεσθαι εἶναι... καὶ τὸ μὴ ἀδύνατον εἶναι καὶ τὸ μὴ ἀναγκαῖον εἶναι, illam enim quae est possibile esse sequitur illa quae est contingit esse… et non impossibile esse et non necessarium esse. – Du fait de qualifier la convenance d’un attribut à un sujet, l’énonciation modale a quelque chose de lourd. On peut la représenter de plusieurs façons, en exprimant le sujet et l’attribut concernés par des termes indéterminés : ‘il est possible qu’à tel sujet convienne tel attribut’ ou ‘qu’à tel sujet convienne tel attribut est possible’ sont la façon la plus claire et complète, mais aussi la plus lourde. On peut alléger en exprimant la relation d’un attribut à un sujet par le simple verbe ‘être’, comme le fera le commentateur : ‘possibile est esse’, ‘être est possible’ ou ‘il est possible d’être’. Le lecteur doit bien prendre garde alors de ne pas interpréter cet ‘être’ comme l’indication d’une existence réelle et comprendre qu’il marque plutôt la conve­nance d’un attribut. Pour l’y aider, on peut inclure dans la traduction de ‘esse’ la mention de son sujet : ‘il est possible qu’on soit’, ‘il est possible qu’on soit tel’, ou ‘qu’on soit est possible’, ‘qu’on soit tel est possible’. Aristote allège encore plus et accole le simple nom du mode à cette mention de l’être comme expression de la convenance qualifiée : τὸ δυνατὸν εἶναι, possibile esse, le <fait qu’il soit> possible <d’>être. J’ai cru devoir recourir au nom abstrait pour con­server cette concision sans trop sacrifier d’élégance; d’où : la possibilité d’être. Mais le lec­teur doit garder présent à l’esprit qu’il s’agit de se prononcer non sur la possibilité d’une réalité, mais sur la modalité logique selon laquelle tel sujet mé­rite tel attribut : ‘il est possible que tel sujet soit’ ou ‘soit tel’. Les mêmes re­marques s’appliquent à l’expression des autres modes.

[670] Κατάφασις γὰρ τὸ δύνατον εἶναι, τὸ δὲ οὐκ ἀδύνατον ἀποφασις, V. antica : affirmatio enim est possibile esse, non impossibile vero negatio; V. recens : affir­matio enim est to Impossibile est esse, to Non impossibile est esse vero negatio est; Marietti : affirmatio enim est impossibile esse, non impossibile vero negatio. – Minio-Paluello, géné­ralement suivi, préfère ici une version qui donne ἀδύνα­τον au lieu de δύνατον, de sorte que le sens de­vienne : “l’impossibilité d’être est une affirmation”; il me pa­raît aussi fautivement associer une variante δύνατον, au lieu d’ἀδύνατον, à la ligne 22a36, où elle fait absurde : “de la non-possibilité d’être s’ensuit sa possibilité”. Une lecture rapide donne spontanément la préférence à ‘impossible’, affirmation manifeste en face de ‘non-impossible’. Mais le contexte est de manifester que, comme par inver­sion, une négation s’ensuit d’une affirma­tion; or c’est de la pos­sibilité que s’ensuit la non-impossibilité. La versio antiqua, que j’ai citée pour L à partir de l’édition léonine, va aussi dans ce sens. La der­nière phrase de 135 sous-entend assez naturellement : “…; de même, sa non-possibilité est une négation et son impossibilité une affirmation.”

[671] Du possible et du contingent.

[672] Ὁμοίως, similiter. – En gardant la même qualité, affirmative ou négative, à l’assignation de l’attribut au sujet : à la possibilité et à la contingence d’être ré­pond pareille­ment la non-impossibilité d’être, mais ce sera la non-nécessité de ne pas être qu’il faudra leur enchaîner; de même, à la possibilité et à la contingence de ne pas être, répond la non-impossibilité de ne pas être, mais devra ré­pondre la non-nécessité d’être.

[673] Ἀναγκαῖον τοῦτο οὐχὶ εἶναι ἀλλὰ μὴ εἶναι, necesse hoc non quidem esse sed potius non esse.

[674] Ἐκεῖνα, illa. – Le non-impossible et l’impossible.

[675] Ταῦτα, haec. – La non-nécessité et la nécessité.

[676] Voir supra, II, leç. 12, #307.

[677] Voir supra, I, 7, 55ss (leç. 12).

[678] Consequentiae vero fiunt secundum infrascriptum ordinem, antiquis ita po­nentibus. – Cajetan précise la citation d’Aristote comme attribuant nommé­ment aux Anciens cette opinion.

[679] Quatuor ordines.

[680] Affirmationem. – On doit lire ‘affirmativam’ pour harmoniser avec l’an­nonce qui vient d’être faite sur les appellations à utiliser, d’ailleurs respectée par la suite.

[681] Voir supra, la note 668, sur 133.

[682] Cajetan inverse ici l’ordre d’enchaînement des énonciations nécessaires et impossibles rapporté par Aristote. Mais il le rétablira dans le tableau récapitula­tif qui suit.

[683] Haec autem, scilicet, impossibile esse, affirmatio est; illa vero, scilicet, non possibile esse, negatio est. – Aristote illustrait l’inversion d’affirmation à néga­tion qui fait découler la non-impossibilité de la possibilité; Cajetan complète en illustrant l’inversion de négation à affirmation qui fait découler l’impossibilité de la non-possibilité. Voir supra, la note 670, sur 135.

[684] Ce qui n’a pas nécessité d’être, tantôt a tantôt n’a pas nécessité de ne pas être.

[685] Negatio et affirmatio possibilis.

[686] En fait, aussi celle des modes possible et contingent.

[687] Contrario modo sumptum, et non eodem modo. – La déclaration (le ‘dic­tum’, voir, supra, la note 652, sur #293) passe d’affirmatif à négatif, ou de négatif à af­firmatif. Voir supra, la note 138.

[688] Voir Prem. Anal., I, 13, 32a18-19 : « Le contingent, dis-je, c’est ce qui, bien qu’il ne soit pas nécessaire, n’entraînera rien d’impossible à supposer qu’il soit. »

[689] La distinction est précieuse en elle-même, mais hors d’ordre ici. Ce à quoi en a Aristote n’est pas que le fait que la possibilité impliquerait la non-néces­sité, mais qu’elle impliquerait la non-nécessité d’être. Il montrera qu’elle im­plique plutôt la non-nécessité de ne pas être.

[690] Tria. – On doit lire duo.

[691] Voir supra, 139.

[692] Voir supra, I, leç. 13.

[693] Affirmationem vel negationem superioris.

[694] Difformiter.

[695] Uniformiter.

[696] Voir supra, #315.

[697] Idest verum esse ostenditur.

[698] Et de necesse non esse.

[699] Cette obscure double explication s’inspire vraisemblablement d’une version fautive qui porterait la néces­sité de ne pas être au lieu de la nécessité d’être, μὴ εἶναι, non esse, au lieu d’εἶναι, esse, en 22b24.

[700] Ὅσα ἄλλα ἐνεργεῖ ἀεί, quaecumque alia semper agunt. – Voir infra, les notes 714, sur 146, et 716, sur 147.

[701] De faire et de ne pas faire ce dont il est capable.

[702] Voir Prem. Anal., I.

[703] Que “la nécessité d’être implique sa possibilité”. Voir l’énoncé de la diffi­culté, supra, #327.

[704] Operari. – Voir infra, les notes 714, sur 146, et 716, sur 147.

[705] Voir Mét., IX.

[706] Per antiperistasin contrarii.

[707] Voir leç. suiv., 146ss. Certaines des puissances homonymes ne seront pas non plus de nature à aboutir à des résultats opposés.

[708] A multarum operationum contradictionibus abstinere potest. – Littérale­ment : “Il peut s’abstenir des contradictions de plusieurs opérations.” ‘Contradic­tion’ est redondant et annule la négation : le médecin peut s’abstenir de ne pas effectuer plusieurs opé­rations.

[709] Voir Du ciel et du monde, II.

[710] Voir Phys., I.

[711] Quaecunque alia sunt talis potentiae quod semper agunt. – ‘Agir’ a ici le sens général de se trouver en acte, premier ou second. Voir infra, les notes 714, sur 146, et 716, sur 147.

[712] Ὁμώνυμοι, aequivocae. – ‘Équivoque’ sonne trop péjoratif pour intervenir dans la traduction de ce passage qui n’a rien de péjoratif.

[713] Οὐχ ἁπλῶς λέγεται, non simpliciter dicitur.

[714] Τὸ δὲ ὅτι ἐνεργήσειεν ἄν; Marietti : illud vero quoniam actu esse posset, mais V. antica : illud vero quoniam forsitan aget. et V. recens : alterum vero quod operari forte possit. – Ἐνεργήσειεν a trait à l’éventualité de se trouver en acte; il correspond à ἤδη ἔστι κατἐνέργειαν pour une éventuelle situation future, comme le rend bien Marietti. Mais, sans doute sous l’influence de l’exemple concret βαδίσειεν ἄν, il pourrait marcher, les versions antica et recens, que va suivre le commentateur, l’interprètent au sens d’une action éventuelle.

[715] Βαδίσειεν ἄν; V. antica : forsitan ambulavit; V. recens: ambulaverit ali­quando; Marietti : ambulabit. – C’est la V. recens qui rend le mieux l’éventualité future.

[716] Τὸ ... ἤδη ... ἐνεργοῦν, quod iam … agit. – Ἐνεργοῦν se rapporte à εἶναι; ‘agit’ se rapporte ainsi à ‘esse’, à être en acte, comme Marietti le rendait bien auparavant (voir supra, la note 714, sur 146), mais cela saute moins aux yeux et risque plus de s’interpréter comme généralisant ‘ambulat’.

[717] Οὐ μέντοι πᾶν, sed non omne. – La nécessité implique la possibilité, mais pas de toute espèce, car elle exclut la contingence.

[718] Ἴσως, fortasse.

[719] Αἱ πρῶται οὐσίαι, primae substantiae. – Les Intelligences, les substances séparées; à ne pas confondre avec les substances premières, individus matériels du genre de la substance.

[720] Aristote les appelle des puissances ‘homonymes’ (ὁμώνυμοι), mais la V. antica traduit avec l’adverbe ‘aequivoce’ plutôt que l’adjectif, ce qui amène le commentateur à parler d’homonymie plutôt que d’homonymes. Voir supra, la note 712 sur 146.

[721] Est in eis vis principiata alicuius activae vel passivae.

[722] Posse in quadratum.

[723] Quae ea ratione potentia dicitur. – Le texte commenté énumère les sens où on est dit ‘possible’ (δυνατόν, possibile), non ‘puissance’ (δύναμις, potentia). Voir supra, 146. Le commentateur dit d’ailleurs ‘possibile’ dans la suite du para­graphe.

[724] Léonine : aequivoce; Marietti: aequivocae.

[725] Quoniam est actu iam.

[726] Quia forsitan aget, idest quia potest agere. – Littéralement : “parce qu’on agira éventuellement, c’est-à-dire parce qu’on peut agir”. Comme les versions antica et recens, le commentateur oublie la situation générale d’être en acte (voir la note précédente) pour ne mentionner que l’exemple d’une action concrète. Voir supra, les notes 714, sur 146, et 716, sur 147.

[727] Aequivoceunivoce… : les puissances prises avec homonymie, avec syno­nymie, en référence à des définitions distinctes de la puissance, ou à une défini­tion unique. Voir supra, #335. À la leçon précédente, il était question des puis­sances au sens strict, partageant la même définition, donc synonymes. Il en est encore question ici, mais en opposition à leurs homonymes.

[728] Eo quod possit agere, non tamen agit. – Plus littéralement : “en autant qu’elle pourrait agir, mais n’agit pas de fait”. Cajetan interprète ‘agit’ comme généra­lisant ‘ambulat’, plutôt que comme actualisant ‘esse’. Voir supra, les notes 714, sur 146, et 716, sur 147.

[729] Si enim nunc potest agere et non agit, si agere debet, oportet quod mutetur de otio ad operationem. – Littéralement : “Si en effet maintenant on peut agir, mais n’agit pas, il faudra, pour agir, passer d’inaction à opération.” Voir la note précédente.

[730] Quod iam actu ambulat seu agit. – Littéralement : “qui déjà marche en acte ou agit”. Voir les deux notes précédentes.

[731] Voir leç. préc., 145 (22b38; #331).

[732] Voir leç. préc., 144 (#328).

[733] Voir leç. préc., 143 (#327).

[734] Constructive.

[735] Possibilitate.

[736] Voir Mét., IX.

[737] In omne tempus vel simpliciter vel tale.

[738] Pro aliquo tempore in communi. – À l’exception du possible incapable de passer complètement à l’acte. Voir supra, #343.

[739] Voir supra, leç. 10, #311.

[740] Εἰ γὰρ τὰ μὲν ἐν τῇ φωνῇ ἀκολουθεῖ τοῖς ἐν τῇ διανοίᾳ, nam si ea quae sunt in voce sequuntur ea quae sunt in intellectu.

[741] Δόξα, opinio. – Aristote nomme ainsi ici l’acte caractéristique de la se­conde opération de l’esprit : composer un attribut à un sujet ou l’en diviser.

[742] Comme contraire du jugement vrai initial.

[743] Voir supra, I, 7.

[744] Omnis homo non est iustus. – On dirait de manière moins ambiguë : “Nullus homo est iustus.

[745] Léonine : universalitate; Marietti : universitate.

[746] Même différence entre les éditions Léonine et Marietti.

[747] Voir Somme Théol., Ia, q. 17, a. 4.

[748] Opinio vera. – Voir supra, la note 741, sur 153.

[749] Voir I, 1, 16a3-4.

[750] Voir Mét., X.

[751] Voir Mét., IX.

[752]  τῆς ἀντιφάσεως; V. antica : contradictio; V. recens : opinio negationis; Marietti : negationis.

[753] Συμπεπλεγμένη, implicita. – V. recens : complicita.

[754] Ἀληθὴς γὰρ καὶ αὕτη, vera enim et haec.

[755] Ψευδής, falsa enim haec. – Certains manuscrits grecs ajoutent “οὐκ ἀληθὴς γὰρ αὕτη”, il n’est pas vrai en effet. Certains d’entre eux, inconsidérément, omettent la négation (οὐκ). Au mieux, l’ajout est une redondance.

[756] Σύμβολα, notae.

[757] Καθόλου, universaliter. – On compose généralement cet adverbe avec la partie antérieure de la phrase (voir par exemple Tricot); il fait plus de sens pour­tant en composition avec la partie ultérieure, en opposition avec ἀντιφατικῶς, contradictorie, comme l’interprète Cajetan. Voir infra, #374.

[758] Comme le contraire du vrai est le faux, le contraire d’un jugement vrai sera le premier, le plus direct à lui opposer fausseté.

[759] Eadem proportionaliter.

[760] Voir Phys., V, 1, 224b8.

[761] C’est un exemple, un παράδειγμα, qu’Aristote présente en un style très dense et dont Cajetan développe les termes. L’énoncer complètement donnera comme pré-argument : génération et corruption procèdent fondamentalement d’affirmation et de négation; or elles sont respectivement acquisition et perte de perfection; donc l’acquisition et la perte de perfection procèdent d’affirmation et de négation. La deuxième partie de l’exemple assume comme majeure la conclu­sion de ce pré-argument et continue : or connaissance et tromperie sont respecti­vement acquisition et perte de perfection; donc, elles procèdent fondamentale­ment d’affirmation et de négation.

[762] Du même attribut au même sujet.

[763] Implicita. – Voir supra, la note 753, sur 157.

[764] Aliquas [opiniones]. – Les jugements contraires.

[765] Voir supra, 157 (23b24).

[766] Voir Attrib., 10, 12b4-5.

[767] Et motus et mutationis rationem habet. – ‘Motus’ renvoie au changement local et ‘mutatio’ à la génération et à la corruption. Changer d’idée ressemble à se déplacer et en concevoir une nouvelle ressemble à une génération ou une corrup­tion, selon qu’on conçoit une vérité ou une fausseté.

[768] Voir Sec. Anal., I, 4, 73a34-b16.

[769] Ut efficaciter obiectio adducta cocludit. – L’objection vaudrait, si dans le présent contexte on prenait ‘vrai par soi’ au sens concerné dans les Seconds Ana­lytiques.

[770] Voir supra, 157 (23b24).

[771] Sed difformiter.

[772] Voir Phys., V, 5, 229b14ss., et passim.

[773] Voir Attrib., 5, 3b24; 6, 5b11.

[774] Voir supra, #362ss.

[775] Voir supra, 153 (leç. 13, #353ss).

[776] Implicita. – Voir supra, 157 et la note 753.

[777] Voir Phys., V, passim.