Commentaire du Livre des Sens et des Sensations d’Aristote

Commentaire du traité de la mémoire et de la réminiscence d’Aristote

 

Par saint Thomas d’Aquin

 

Tractatus I ─ Sententia Libri De sensu et sensato

Tractatus II ─ De memoria et reminiscencia

Thomae Aquinatis op

Prologue : Traduction Alain Blachair 2019

© Le reste du livre Georges Comeau 2019

 

 

Edition numérique https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique 2019

Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin

 

 

Introduction aux deux traités 2

Leçon 1 ─ [Principe de la division des sciences] 2

Traité 1 – Sur le sens externe et la sensation, commentaire de saint Thomas 17

Leçon 2 ─ Les sens et les diverses catégories d’animaux. 17

Leçon 4 ─ Opinion de Démocrite sur la vision (Traduction Georges Comeau, 2019) 36

Leçon 5 ─ Blessures aux yeux ; correspondance entre les sens et les éléments (Traduction Georges Comeau, 2019) 44

Leçon 6 ─ Rapport entre la couleur et la lumière (Traduction Georges Comeau, 2019) 53

Leçon 7 ─ La génération et le mélange des couleurs (Traduction Georges Comeau, 2019) 62

Leçon 8 ─ La couleur n’est pas une émanation (Traduction Georges Comeau, 2019) 69

Leçon 9 ─ Les causes de la diversité des saveurs (Traduction Georges Comeau, 2019) 76

Leçon 10 ─ La saveur dépend de la terre, du sec et de l’humide (Traduction Georges Comeau, 2019) 83

Leçon 11 ─ Erreurs de Démocrite au sujet de la saveur (Traduction Georges Comeau, 2019) 93

Leçon 12 ─ Théorie de l’odeur; sa relation avec la saveur (Traduction Georges Comeau, 2019) 101

Leçon 13 ─ Les différentes espèces d’odeur (Traduction Georges Comeau, 2019) 109

Leçon 14 ─ L’odeur chez les animaux inférieurs, et autres questions (Traduction Georges Comeau, 2019) 116

Leçon 15 ─ L’odeur chez les animaux inférieurs, et autres questions (Traduction Georges Comeau, 2019) 125

Leçon 16 ─ L’action de l’objet sensible sur le milieu et autres questions (Traduction Georges Comeau, 2019) 134

Leçon 17 ─ Peut-on percevoir plusieurs choses à la fois? (Traduction Georges Comeau, 2019) 147

Leçon 18 ─ Existe-t-il un temps imperceptible? (Traduction Georges Comeau, 2019) 155

Leçon 19 ─ Rien n’échappe à nos sens, sauf l’indivisible. (Traduction Georges Comeau, 2019) 163

Traité 2 ─ Traité de la mémoire et de la réminiscence_ 171

Leçon 1 ─ Qu’est-ce que la mémoire? (Traduction Georges Comeau, 2019) 172

Leçon 2 ─ À quelle partie de l’âme appartient la mémoire? (Traduction Georges Comeau, 2019) 179

Leçon 3 ─ Comment se produit la mémoire. (Traduction Georges Comeau, 2019) 188

Leçon 4 ─ Différences entre la réminiscence et la mémoire. (Traduction Georges Comeau, 2019) 197

Leçon 5 ─ La réminiscence et les associations d’idées. (Traduction Georges Comeau, 2019) 202

Leçon 6 ─ Différence entre la réminiscence et le réapprentissage. (Traduction Georges Comeau, 2019) 209

Leçon 7 ─ Le temps et la réminiscence. (Traduction Georges Comeau, 2019) 216

Leçon 8 ─ Diffence entre la mémoire et la réminiscence. (Traduction Georges Comeau, 2019) 222

 

 

 

Textum Taurini 1949 editum
ac automato translatum a Roberto Busa SJ in taenias magneticas
denuo recognovit Enrique Alarcón atque instruxit

Prologue : Traduction Alain Blachair 2005.

© Martine Chifflot et Martine Ramet, 2010

Introduction aux deux traités

Lectio 1

Leçon 1[1] ─ [Principe de la division des sciences]

Traduction et notes par Alain Blachair, 2005

[81158] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 1 Sicut philosophus dicit in tertio de anima, sicut separabiles sunt res a materia, sic et quae circa intellectum sunt. Unumquodque enim intantum est intelligibile, inquantum est a materia separabile. Unde ea quae sunt secundum naturam a materia separata, sunt secundum seipsa intelligibilia actu: quae vero a nobis a materialibus conditionibus sunt abstracta, fiunt intelligibilia actu per lumen nostri intellectus agentis. Et, quia habitus alicuius potentiae distinguuntur specie secundum differentiam eius quod est per se obiectum potentiae, necesse est quod habitus scientiarum, quibus intellectus perficitur, etiam distinguantur secundum differentiam separationis a materia; et ideo philosophus in sexto metaphysicorum distinguit genera scientiarum secundum diversum modum separationis a materia. Nam ea, quae sunt separata a materia secundum esse et rationem, pertinent ad metaphysicum; quae autem sunt separata secundum rationem et non secundum esse, pertinent ad mathematicum; quae autem in sui ratione concernunt materiam sensibilem, pertinent ad naturalem.

Prologue : Comme le dit le Philosophe[2] dans le livre III du Traité de l’âme[3], c’est de la manière dont les choses se séparent de la matière qu’elles se rapportent à l’intellect. Tout ce qui est intelligible l’est dans la mesure où il est séparable de la matière. Il suit de là que ce qui est par nature séparé de la matière, est aussi par soi-même intelligible en acte, alors que ce qui est abstrait par nous des conditions matérielles devient intelligible en acte par la lumière de notre intellect agent. Parce que les habitus[4] de chaque puissance se distinguent spécifiquement conformément à la différence de ce qui constitue l’objet propre[5] [de cette puissance], il est nécessaire que ceux qui constituent les sciences[6], qui portent l’intellect à sa perfection, se distinguent eux aussi conformément aux différentes manières dont [leurs objets] sont séparés de la matière ; et c’est pourquoi le Philosophe, au sixième livre des Métaphysiques[7], distingue les genres de science selon les diverses manières [dont leurs objets] sont séparés de la matière. En effet, ceux qui sont séparés de la matière en réalité et selon la raison relèvent du métaphysicien, ceux qui sont séparés selon la raison et ne le sont pas en réalité relèvent du mathématicien, ceux qui selon leur notion concernent la matière sensible, relèvent du philosophe de la nature[8].

[La division de la science de la nature]

[81159] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 2 Et sicut diversa genera scientiarum distinguuntur secundum hoc quod res sunt diversimode a materia separabiles, ita etiam in singulis scientiis, et praecipue in scientia naturali, distinguuntur partes scientiae secundum diversum separationis et concretionis modum. Et quia universalia sunt magis a materia separata, ideo in scientia naturali ab universalibus ad minus universalia proceditur, sicut philosophus docet primo physicorum. Unde et scientiam naturalem incipit tradere ab his quae sunt communissima omnibus naturalibus, quae sunt motus et principium motus, et demum processit per modum concretionis, sive applicationis principiorum communium, ad quaedam determinata mobilia, quorum quaedam sunt corpora viventia: circa quae etiam simili modo processit distinguens hanc considerationem in tres partes. Nam primo quidem consideravit de anima secundum se, quasi in quadam abstractione. Secundo considerationem facit de his, quae sunt animae secundum quamdam concretionem, sive applicationem ad corpus, sed in generali. Tertio considerationem facit applicando omnia haec ad singulas species animalium et plantarum, determinando quid sit proprium unicuique speciei. Prima igitur consideratio continetur in libro de anima. Tertia vero consideratio continetur in libris quos scribit de animalibus et plantis. Media vero consideratio continetur in libris, quos scribit de quibusdam, quae pertinent communiter, vel ad omnia animalia, vel ad plura genera eorum, vel etiam ad omnia viventia, circa quae huius libri est praesens intentio.

Et, de même que les divers genres de sciences se distinguent conformément aux différentes manières dont les réalités sont séparables de la matière, de même les différentes parties de chaque science, et en particulier de la science de la nature, se distinguent selon les différents modes de séparation ou de concrétisation [de leurs objets]. Parce que ce qui est universel est à un plus haut point séparé de la matière, la science de la nature va de ce qui est universel à ce qui l’est moins, comme le philosophe l’enseigne dans le premier livre des Physiques[9]. C’est pourquoi il commence l’exposition de la science de la nature en débutant par ce qui est le plus commun à tous les êtres naturels, le mouvement et son principe, et qu’ensuite il avance[10] par voie de concrétisation, c’est à dire d’application des principes communs à certains [êtres] mobiles déterminés, dont certains sont les corps vivants : à leur propos aussi, il progresse en divisant leur étude en trois parties. En premier lieu, il étudie en effet l’âme en elle-même, d’une manière presque abstraite. Il étudie en deuxième lieu ce qui appartient à l’âme envisagée d’une manière concrète, c’est à dire en relation avec le corps, mais d’une manière générale. Il étudie ensuite les espèces singulières de plantes et d’animaux en leur appliquant tout ceci et en déterminant ce qui est propre à chaque espèce. C’est donc le Traité de l’âme qui contient la première de ces enquêtes, alors que la troisième est contenue dans les livres qu’il a écrits sur les animaux[11] et les plantes[12]. La seconde est contenue dans les livres qu’il a écrits sur certains sujets qui concernent en commun tous les animaux, plusieurs de leurs genres, ou même tous les vivants : l’intention présente de ce livre se rapporte à cette enquête.

[81160] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 3 Unde considerandum est, quod in secundo de anima quatuor gradus viventium determinavit. Quorum primus est eorum quae habent solam partem animae nutritivam per quam vivunt, sicut sunt plantae. Quaedam autem sunt, quae cum hoc habent etiam sensum sine motu progressivo, sicut sunt animalia imperfecta, puta conchylia. Quaedam vero, quae habent insuper motum localem progressivum, sicut animalia perfecta, ut equus et bos. Quaedam vero insuper intellectum, sicut homines. Appetitivum enim, quamvis ponatur quintum genus potentiarum animae, non tamen constituit quintum gradum viventium, quia semper consequitur sensitivum.

C’est pourquoi il faut considérer que, dans le livre II du Traité de l’âme[13], il a déterminé quatre degrés parmi les êtres vivants. Le premier d’entre eux est celui des êtres qui possèdent seulement la partie nutritive de l’âme, qui les fait vivre : ainsi en est-il des plantes. Il en est certains qui, en plus de cela, ont aussi le sens sans le mouvement de déplacement, comme c’est le cas des animaux imparfaits, par exemple les coquillages, alors que d’autres possèdent en outre le mouvement local progressif, comme les animaux parfaits, par exemple le cheval et le bœuf. Certains, d’autre part, ont en plus l’intellect, comme les hommes. Les facultés désirantes[14], bien qu’elles soient posées comme un cinquième genre de puissance de l’âme, ne constituent pourtant pas un cinquième degré des êtres vivants, parce qu’elles résultent toujours des facultés perceptives[15].

[81161] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 4 Horum autem, intellectus quidem nullius partis corporis actus est, ut probatur tertio de anima: unde non potest considerari per concretionem, vel applicationem ad corpus vel ad aliquod organum corporeum. Maxima enim concretio eius est in anima: summa autem eius abstractio est in substantiis separatis. Et ideo praeter librum de anima Aristoteles non fecit librum de intellectu et intelligibili: vel si fecisset, non pertineret ad scientiam naturalem, sed magis ad metaphysicam, cuius est considerare de substantiis separatis. Alia vero omnia sunt actus alicuius partis corporis: et ideo eorum potest esse specialis consideratio per applicationem ad corpus, vel organa corporea, praeter considerationem quae habita est de ipsis in libro de anima.

L’une de ces choses, l’intellect précisément, n’est l’acte d’aucune partie du corps[16], comme cela est prouvé au livre III du Traité de l’âme[17] : on ne peut donc l’étudier en concrétisant [ce qu’on en sait] ou en l’appliquant au corps ou à un organe corporel quelconque. Sa réalisation la plus concrète se trouve dans l’âme[18], la plus abstraite au contraire dans les substances séparées[19]. Et c’est pourquoi Aristote n’a pas composé de livre sur l’intellect et l’intelligible en dehors du Traité de l’âme : autrement, s’il l’avait fait, ce livre ne ressortirait pas de la science de la nature, mais plutôt de la métaphysique, à laquelle il appartient d’étudier les substances séparées. Toutes les autres facultés au contraire sont des actes d’une certaine partie du corps, et il est donc possible de les étudier en particulier dans leur union concrète avec le corps ou avec un organe corporel, après les avoir étudiées [abstraitement] dans le Traité de l’âme.

[81162] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 5 Oportet ergo huiusmodi considerationem mediam in tres partes distingui: quarum unum contineat ea, quae pertinent ad vivum, inquantum est vivum: et hic continetur in libro quem scribit de morte et vita, in quo etiam determinat de respiratione et expiratione, per quae in quibusdam vita conservatur; et de iuventute et senectute, per quae diversificatur status vitae. Similiter autem et in libro qui inscribitur de causis longitudinis et brevitatis vitae et in libro quem fecit de sanitate et aegritudine, quae etiam pertinent ad dispositionem vitae, et in libro quem dicitur fecisse de nutrimento et nutribili, qui duo libri apud nos nondum habentur. Alia vero pertineat[20] ad motivum: quae quidem continentur in duobus: scilicet in libro de causa motus animalium, et in libro de progressu animalium, in quo determinatur de partibus animalium opportunis ad motum. Tertia vero pertinet ad sensitivum. Circa quod considerari potest, et id quod pertinet ad actum interioris, vel exterioris sensus; et quantum ad hoc consideratio sensitivi continetur in hoc libro, qui inscribitur de sensu et sensato; idest de sensitivo et sensibili, sub quo etiam continetur tractatus de memoria et reminiscentia. Et iterum, ad considerationem sensitivi pertinet id, quod facit differentiam circa sensum in sentiendo, quod per somnum et vigiliam determinavit in libro quod inscribitur de somno et vigilia.

Il faut donc diviser l’enquête intermédiaire qui porte sur ce genre de choses en trois parties : l’une d’entre elles comprend ce qui concerne le vivant en tant que vivant : cela est contenu dans le livre qu’il écrivit sur la mort et la vie[21], dans lequel il détermine également ce qui touche à l’inspiration et à l’expiration, qui maintiennent en vie certains êtres, dans le livre sur la jeunesse et la vieillesse[22], qui constituent des états distincts du vivant. Il en est de même dans le livre qui est intitulé sur les causes de la longueur et de la brièveté de la vie[23], dans le livre qu’il a composé sur la santé et la maladie[24], qui concernent tous deux les dispositions de la vie, ainsi que dans le livre qui lui est attribué sur la nutrition et l’aliment[25], livres que nous ne possédons pas encore pour ces deux derniers. Une autre partie concerne les facultés motrices ; elle est contenue dans deux livres : celui qui porte sur la cause du mouvement des animaux[26], et l’autre sur la marche des animaux[27], dans lequel il détermine ce qui touche aux parties des animaux propres au mouvement. La troisième partie concerne la sensibilité. A ce propos, on peut étudier ce qui se rapporte à l’acte du sens intérieur ou à celui du sens extérieur ; en ce qui concerne ce dernier, l’étude de la sensibilité est contenue dans ce livre qui est intitulé De la sensation et du sensible, c’est à dire sur la sensibilité et le sensible, lequel contient également le traité sur la mémoire et la réminiscence[28]. Et enfin, à l’étude de la sensibilité appartient aussi ce qui crée une différence pour le sens dans l’acte de sentir, ce qu’il montre par le sommeil et la veille, dans le livre qui porte ce titre[29].

[81163] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 6 Sed quia oportet per magis similia ad dissimilia transire, talis videtur esse rationabiliter horum librorum ordo, ut post librum de anima, in quo de anima secundum se determinatur, immediate sequatur hic liber de sensu et sensato, quia ipsum sentire magis ad animam quam ad corpus pertinet: post quem ordinandus est liber de somno et vigilia, quae important ligamentum et solutionem sensus. Deinde sequuntur libri qui pertinent ad motivum, quod est magis propinquum sensitivo. Ultimo autem ordinantur libri qui pertinent ad communem considerationem vivi, quia ista consideratio maxime concernit corporis dispositionem.

Mais parce qu’il faut aller au plus dissemblable par l’intermédiaire du plus semblable[30], l’ordre rationnel de ces livres semble être celui ci : après le Traité de l’âme, où est établi ce qui se rapporte à l’âme en elle-même, vient immédiatement le présent livre De la sensation et du sensible, parce que l’acte de sentir lui-même appartient plus à l’âme qu’au corps ; après celui-ci, il faut placer le traité Du sommeil et de la veille, parce que ces états causent la paralysie des sens et leur fin[31]. Viennent ensuite les livres relatifs aux facultés motrices, qui sont plus proches des sens. Sont placés en dernier les livres qui se rapportent à l’étude de ce qu’il y a de commun à tout ce qui vit, parce que cela concerne surtout la disposition du corps.

 

 

[Plan du traité et du prologue]

Traduction du texte d’Aristote, par Guillaume de Moerbeke

Traduction du texte de Guillaume de Moerbeke, par Alain Blachair[32]

Quoniam autem de anima secundum ipsam determinatum est et de uirtute qualibet ex parte ipsius, consequens est facere considerationem de animalibus et uitam habentibus omnibus, que sunt proprie et que communes operationes eorum. Que igitur dicta sunt de anima subiciantur, de reliquis autem dicamus, et primum de primis.

Or, puisque l’on a déterminé ce qu’il en est de l’âme en elle-même et de chacune de ses facultés du point de vue de l’âme, la suite est de procéder à l’étude des animaux et de tous les êtres qui possèdent la vie, de leurs opérations propres, et de celles qui sont communes. Ce qui a été dit de l’âme étant donc supposé, nous parlerons du reste, et premièrement de ce qui vient en premier.

Videntur autem maxime, et communia et propria animalium, communia esse et corporis et anime.

Ce qu’il y a de plus important [dans ce domaine], de commun et de propre aux animaux semble être ce qui est commun au corps et à l’âme.

Puta sensus et memoria, et ira et desiderium et omnino appetitus, et cum hiis gaudium et tristicia ; et enim hec fere insunt omnibus animalibus. Cum hiis autem hec quidem omnium sunt uita participancium communia, hec uero animalium quibusdam. Existant autem horum maxima quatuor coniuga numero, uelut uigilia sompnus, et iuuentus et senectus, et respiratio et exspiratio, et uita et mors ; de quibus considerandum quid est unumquodque ipsorum et quibus pro causis accidit. Verum phisici est et de sanitate et infirmitate prima inuenire principia.

Par exemple : le sens et la mémoire, la colère, le désir et tout appétit, et avec eux la joie et la tristesse ; tout ceci appartient en effet ordinairement à tous les animaux. Outre ces caractères, certains sont communs à tous les êtres participant à la vie, d’autres au contraire à certains animaux [seulement]. Il en existe de plus importants qui forment des paires au nombre de quatre, ainsi la veille et le sommeil, la jeunesse et la vieillesse, l’inspiration et l’expiration, la vie et la mort ; il faut étudier à leur propos ce qu’est chacune d’entre eux, et les causes qui le provoquent. C’est aussi au philosophe de la nature[33] qu’il appartient de découvrir les premiers principes de la santé et de l’infirmité.

Nec enim sanitatem nec infirmitatem possibile fieri carentibus uita. Quare fere phisicorum plurimi et medicorum qui magis philosofice artem prosecuntur, hii quidem finiunt ad ea que de medicina, hii uero ex hiis que de natura incipiunt de medicina.

Ni la santé ni la maladie ne peuvent se produire en ce qui ne possède pas la vie. C’est pourquoi beaucoup de philosophes de la nature finissent par ce qui concerne la médecine, alors que les médecins qui exposent leur art de la manière la plus philosophique commencent à traiter de la médecine en débutant par ce qui appartient à l’étude de la nature.

Quod autem omnia dicta communia sint anime et corporis, non inmanifestum est. Omnia enim hec quidem cum sensu accidunt, hec uero per sensum ; quedam autem hec quidem passiones huius entes existunt, hec uero habitudines, hec autem conseruationes et salutaria, hec uero corruptiones et priuationes. Sensus autem quoniam per corpus insit anime, manifestum et per sermonem et absque sermone.

Que tout ce qui vient d’être dit soit commun à l’âme et au corps ne manque pas d’évidence. Tous ces caractères se produisent soit avec la sensation, soit en raison de la sensation ; certains existent à titre d’altération de la sensation, d’autres de disposition, d’autres afin de la conserver, d’autres pour la guérir, d’autres au contraire à titre de corruption ou de privation. Que la sensation appartienne à l’âme en raison du corps, c’est évident tant par le discours que sans le discours[34].

 

 

 

Commentaire de saint Thomas

 

Traduction et notes par Alain Blachair, 2005

[81164] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 7 Hic igitur liber, qui de sensu et sensato inscribitur, primo quidem in duas partes dividitur, in prooemium et tractatum, quod incipit, ibi, sed de sensu et sentire. Circa primum duo facit. Primo manifestat suam intentionem, ostendens de quibus sit tractandum. Secundo assignat rationem, quare necessarium est de his tractari, ibi, videntur autem maxima[35]. Dicit ergo primo iam determinatum esse in libro de anima, de anima secundum seipsam, ubi scilicet animam definivit. Iterum consequenter determinatum est de qualibet virtute et potentia eius: sed hoc dico ex parte ipsius. Cum enim potentiae animae, praeter intellectum, sint actus quarumdam partium corporis, dupliciter de his considerari potest: uno modo secundum quod pertinent ad animam, quasi quaedam potentiae vel virtutes eius; alio modo ex parte corporis. De ipsis ergo potentiis animae ex parte ipsius animae determinatum est in libro de anima, sed nunc consequens est facere considerationem de animalibus, et omnibus habentibus vitam: quod addit propter plantas determinando scilicet quae sunt operationes eorum propriae scilicet singulis speciebus animalium et plantarum. Et quae communes, scilicet omnibus viventibus, vel omnibus animalibus, vel multis generibus eorum, illa igitur quae dicta sunt de anima subiiciantur vel supponantur, idest utamur ipsis in sequentibus, tamquam suppositionibus iam manifestis. De reliquis autem dicamus, et primum de primis, id est primo de communibus, et postea de propriis. Iste enim est debitus ordo scientiae naturalis, ut determinatum est in principio libri physicorum[36].

Ce livre donc, intitulé De la sensation et du sensible, se divise précisément en deux parties, le prologue et le traité, qui commence par ces mots : Mais, en ce qui concerne le sens. En ce qui concerne la première de ces parties, Aristote fait deux choses. Il manifeste tout d’abord son intention en montrant de quoi il va traiter. En second lieu, il donne la raison pour laquelle il est nécessaire de traiter de cela, lorsqu’il dit : Ce qu’il y a de plus important. Il dit donc premièrement que ce qui concerne l’âme en elle-même a été déterminé dans le Traité de l’âme, où il a défini celle-ci. A été également déterminé par voie de conséquence ce qui concerne chacune de ses facultés et de ses puissances, mais je dis que cela fut déterminé du point de vue de l’âme. Puisque, en effet, les facultés de l’âme, autres que l’intellect, sont les actes de certaines parties du corps, elles peuvent être étudiées de deux manières : d’une première manière en tant qu’elles concernent l’âme, en tant qu’elles sont ses facultés ou puissances ; d’une autre manière, du point de vue du corps. Ce qui concerne les facultés de l’âme, du point de vue de celle-ci, a donc été déterminé dans le Traité de l’âme, et il faut maintenant poursuivre par l’étude des animaux et de tous les êtres qui possèdent la vie (addition qu’il fait à cause des plantes), c’est à dire en déterminant les opérations propres, à chacune des espèces animales ou végétales. Et celles qui sont communes, c’est à dire qui appartiennent à tous les vivants, à tous les animaux, ou à de nombreux genres d’entre eux. Ce qui a été dit de l’âme étant donc supposé, c’est à dire que nous l’utiliserons dans ce qui suit, à titre d’hypothèses[37] déjà démontrées. Nous parlerons du reste, et premièrement de ce qui vient en premier, c’est à dire que nous débuterons par ce qui est commun, et [nous poursuivrons] ensuite par ce qui est propre [à certains genres d’êtres vivants]. Tel est l’ordre qui doit être suivi dans la science de la nature, comme cela est démontré au début du livre des Physiques[38].

[81165] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 8 Deinde cum dicit videntur autem ostendit necessitatem praesentis considerationis. Si enim operationes tam propriae, quam communes animalium et plantarum, essent propriae ipsius animae, sufficeret ad hoc consideratio de anima. Sed quia sunt communes animae et corpori; ideo oportet, post considerationem de anima, de huiusmodi considerare, ut sciatur qualis dispositio corporum ad huiusmodi operationes vel passiones requiritur. Et ideo philosophus hic ostendit omnia communia esse animae et corpori. Circa autem hoc tria facit philosophus. Primo proponit quod intendit. Secundo numerat ea, de quibus est intentio, ibi, puta sensus. Tertio probat propositum, ibi, quod autem omnia dicta. Dicit ergo primo, quod illa quae sunt maxima et praecipua inter ea quae pertinent ad animalia et plantas, sive sint communia omnium animalium aut plurium, sive sint propria singulis speciebus, etiam ex ipso primo aspectu videntur esse communia animae et corporis. Unde aliam considerationem requirunt praeter eam quae est de anima absolute.

Lorsqu’il dit ensuite Ce qu’il y a de plus important[39], il montre la nécessité de l’enquête présente. En effet, si les opérations tant propres que communes des animaux et des plantes n’appartenaient qu’à l’âme elle-même[40], il suffirait pour les connaître d’étudier l’âme. Mais, parce qu’elles sont communes à l’âme et au corps, il faut les étudier, après l’avoir fait pour l’âme, afin de savoir quelle disposition du corps est requise pour ce genre d’opérations ou d’altérations[41]. Et c’est pourquoi le Philosophe montre que tout ceci est commun à l’âme et au corps. A ce propos, il fait trois choses. Tout d’abord, il expose quelle est son intention. En second lieu, il énumère ce dont il à l’intention [de traiter], à ces mots : Par exemple : le sens, etc. En troisième lieu, il prouve ce qu’il a annoncé, à ces mots : Que tout ce qui vient d’être dit, etc. Il dit donc premièrement que ce qu’il y de plus important et de principal dans les animaux et les plantes, est soit commun à tous les animaux ou à beaucoup d’entre eux, soit propre à des espèces singulières, et semble aussi à première vue être commun à l’âme et au corps. Cela exige donc une autre enquête en dehors de celle qui porte sur l’âme considérée à part.

[81166] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 9 Deinde cum dicit puta sensus enumerat ea de quibus est intentio: et primo ponit ea quae pertinent ad sensitivum, scilicet sensum et memoriam. Non facit autem de aliis mentionem, scilicet de imaginatione et aestimatione, quia haec non distinguuntur a sensu ex parte rei cognitae: sunt enim praesentium vel quasi praesentium; sed memoria distinguitur per hoc quod est praeteritorum inquantum praeterita sunt.

Lorsqu’il dit ensuite : Par exemple, le sens, etc., il énumère ce dont il a l’intention de traiter, et il mentionne d’abord ce qui concerne les facultés sensitives, à savoir la sensation et la mémoire. Il ne fait pas mention des autres facultés, l’imagination et l’estimative[42], parce qu’elles ne se distinguent pas du sens au point de vue de la chose connue : elles portent en effet sur des objets présents, ou donnés comme tels ; la mémoire s’en distingue au contraire parce qu’elle porte sur ce qui est passé, en tant qu’il est passé.

[81167] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 10 Secundo ponit illa quae pertinent ad motivum. Est autem propinquum principium motus in animalibus appetitus sensitivus, qui dividitur in duas vires, scilicet irascibilem et concupiscibilem, sicut dictum est in tertio de anima. Ponit ergo iram pertinentem ad vim irascibilem, et desiderium pertinens ad concupiscibilem; a quibus duabus passionibus, tamquam a manifestioribus, praedictae duae vires denominantur. Concupiscibilis enim denominatur a desiderio, irascibilis autem ab ira. Sed, quia sunt quaedam aliae animae passiones ad vim appetitivam pertinentes, ideo subiungit, et omnino appetitus ut comprehendat omnia quae ad vim appetitivam pertinent.

Il mentionne en second lieu ce qui concerne les facultés motrices. Le principe prochain du mouvement dans les animaux est en effet l’appétit sensible, qui se divise en deux facultés, à savoir l’irascible et le concupiscible, comme il est dit au livre III du Traité de l’âme[43]. Il mentionne donc la colère, qui se rapporte à la faculté de l’irascible, et le désir qui se rapporte au concupiscible ; c’est à partir de ces deux passions, en tant qu’elles sont plus apparentes, que les deuxfacultés précédentes sont nommées[44], le concupiscible recevant son nom du désir[45], l’irascible de la colère (ira). Mais, parce qu’il y a d’autres passions de l’âme se rapportant à la faculté désirante, il ajoute et tout appétit, afin que son énumération contienne tout ce qui concerne cette faculté.

[81168] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 11 Ad omnes autem passiones animae, sive sint in irascibili, sive in concupiscibili, sequitur gaudium vel tristitia, ut dicitur secundo Ethicorum; et ideo subdit et cum his gaudium et tristitiam, quasi finales ultimae passiones. Et subiungit quod haec, quae enumerata sunt, fere inveniuntur in omnibus generibus animalium. Dicit autem fere, quia plura eorum inveniuntur in omnibus animalibus tam perfectis quam imperfectis, scilicet sensus et desiderium et appetitus et gaudium et tristitia. Habent enim animalia imperfecta de sensibus solum tactum, habent etiam phantasiam et concupiscentiam et gaudium et tristitiam, licet indeterminate sint, et indeterminate moveantur, ut dictum est secundo de anima. Memoria vero et ira in eis totaliter non invenitur, sed solum in animalibus perfectis. Cuius ratio est, quia non omnia quae sunt inferioris generis, sed solum suprema et perfectiora, pertingunt ad aliquam participationem similitudinis eius, quod est proprium superiori generi. Differt autem sensus ab intellectu et ratione; quia intellectus vel ratio est universalium, quae sunt ubique et semper; sensus autem est singularium quae sunt hic et nunc. Et ideo sensus secundum suam propriam rationem non est cognoscitivus nisi praesentium.

A toute passion de l’âme, qu’elle réside dans l’irascible ou dans le concupiscible, font suite la joie ou la tristesse, comme il est dit au livre II de l’Ethique à Nicomaque[46] ; et c’est pourquoi il ajoute et avec eux la joie et la tristesse, parce qu’elles sont les passions qui terminent [les autres]. Il ajoute que ce qu’il vient d’énumérer se trouve ordinairement dans tous les animaux. Il dit ordinairement, parce que plusieurs d’entre ces choses se trouvent dans tous les animaux, tant parfaits qu’imparfaits, à savoir le sens, le concupiscible et les facultés désirantes, la joie et la tristesse. Des sens, les animaux imparfaits possèdent en effet le toucher seul ; ils possèdent également l’imagination, le désir, la joie et la tristesse, bien qu’elles ne soient pas déterminées et ne soient pas dirigées de manière déterminée[47], comme cela est dit au livre II du Traité de l’âme[48]. La mémoire et la colère ne se trouvent aucunement en eux, mais seulement dans les animaux parfaits. La raison en est que ce n’est pas tout ce qui appartient au genre inférieur, mais seulement ce qu’il y a de  plus parfait en ce genre, qui atteint une participation de ressemblance à ce qui est propre au genre supérieur. Le sens diffère en effet de l’intellect et de la raison : l’intellect ou la raison portent sur les universels, qui sont partout et toujours, le sens au contraire porte sur les [êtres] singuliers, qui sont ici et maintenant. De la vient que le sens selon sa notion propre n’est susceptible de connaître que ce qui est présent.

[81169] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 12 Quod autem sit aliqua virtus sensitivae partis, se extendens ad alia quae non sunt praesentia, hoc est secundum similitudinariam participationem rationis vel intellectus. Unde memoria, quae est cognoscitiva praeteritorum, convenit solum animalibus perfectis, utpote supremum quoddam in cognitione sensitiva. Similiter etiam appetitus sensitivus, consequens sensum secundum propriam rationem, est eius quod est delectabile secundum sensum, quod pertinet ad vim concupiscibilem, quae est communis animalibus. Sed quod animal tendat per appetitum ad aliquod laboriosum, puta ad pugnam vel aliquod huiusmodi, habet similitudinem cum appetitu rationali, cuius est appetere aliqua propter finem quae non secundum sensum sunt appetibilia. Et ideo ira, quae est appetitus vindictae, pertinet solum ad animalia perfecta, propter quamdam appropinquationem ad genus rationalium.

Qu’il existe une certaine faculté de la partie sensitive de l’âme, s’étendant à des réalités qui ne sont pas présentes, cela se produit par une participation par ressemblance à la raison ou à l’intellect. C’est pourquoi la mémoire, à laquelle il appartient de connaître le passé, convient seulement aux animaux parfaits, en tant qu’elle est le terme supérieur de la connaissance sensible. De manière semblable, l’appétit sensible, qui, selon sa notion propre, résulte du sens, porte sur ce qui est agréable aux sens, et se rapporte à la faculté concupiscible qui est commune à tous les animaux. Mais que l’animal tende par le désir à quelque chose de pénible, par exemple à la lutte ou à quelque chose de ce genre, cela ressemble à l’appétit rationnel, auquel il appartient de désirer certaines choses qui ne sont aucunement désirables au sens, en vue d’une fin [ultérieure][49]. Et par conséquent, la colère, qui est le désir de la vengeance, appartient seulement aux animaux parfaits, en raison d’une certaine proximité avec le genre des êtres rationnels.

[81170] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 13 Deinde ponit ea quae pertinent aliqualiter ad rationem vitae: et dicit quod cum praemissis inveniuntur alia in animalibus, quorum quaedam sunt communia omnibus participantibus vitam, non solum animalibus, sed etiam plantis. Quaedam vero pertinent solum ad quaedam genera animalium: et horum praecipua sub quadruplici coniugatione[50] [coniunctione] enumerantur [vel coniugatione]. Primam quidem coniugationem ponit vigiliam et somnum: quae inveniuntur in omnibus animalibus, non tamen in plantis. Secundam autem ponit iuventutem et senectutem, quae inveniuntur tam in animalibus quam in plantis. Cuiuslibet enim corruptibilis et generabilis vita distinguitur per diversas aetates. Tertiam ponit respirationem et expirationem, quae inveniuntur in quibusdam generibus animalium, scilicet in omnibus habentibus pulmonem. Quartam ponit vitam et mortem, quae inveniuntur in omnibus viventibus in hoc mundo inferiori. Et de his omnibus dicit considerandum quid unumquodque eorum sit, et quae sit causa eius. Et quia praedicta dixerat esse maxima, subiungit de quibusdam quae non sunt ita praecipua, sicut sanitas et aegritudo, quae non inveniuntur in omnibus individuis generum, in quibus nata sunt esse, sicut accidit de praemissis; sunt tamen nata inveniri in omnibus viventibus tam animalibus quam plantis.

Il énonce ensuite des caractères qui appartiennent d’une manière ou d’une autre à la notion de vie : et il dit qu’outre ceux qui précèdent, d’autres se trouvent dans les animaux, dont certains sont communs à tout ce qui participe à la vie, non seulement aux animaux, mais aussi aux plantes. D’autres, au contraire, ne concernent que certains genres d’animaux. Il énumère les principaux d’entre eux en quatre paires. La première paire qu’il énonce est celle du sommeil et de la veille, qui se trouvent dans tous les animaux, mais pas dans les plantes. La seconde est celle de la jeunesse et de la vieillesse, qui se trouvent à la fois dans les animaux et dans les plantes. La vie de n’importe quel être qui naît et se corrompt se divise en effet en différents âges. La troisième paire énoncée est celle de l’inspiration et de l’expiration, qui se trouvent dans certains genres d’animaux, à savoir ceux qui possèdent des poumons. La quatrième est celle de la vie et de la mort, qui se trouvent chez tous les vivants de ce monde inférieur[51]. A propos de tous ces caractères, il dit qu’il faut étudier ce qu’est chacun d’entre eux, et quelle est sa cause. Et, parce qu’il a dit que ceux qui précèdent étaient les plus importants [des caractères du vivant], il ajoute à propos de caractères qui le sont moins, comme la santé et la maladie, qu’ils ne se trouvent pas dans tous les individus du genre, dans lequel ils sont susceptibles de se trouver, comme c’est le cas des précédents ; ils sont néanmoins susceptibles de se trouver dans tous les vivants, tant les animaux que les plantes.

[81171] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 14 Dicit autem quod etiam ad naturalem philosophum pertinet invenire prima et universalia principia sanitatis et aegritudinis: particularia autem principia considerare pertinet ad medicum, qui est artifex factivus sanitatis; sicut ad quamlibet artem factivam pertinet considerare singularia circa suum propositum, eo quod operationes in singularibus sunt. Et quod haec consideratio pertineat ad naturalem probat, ibi, nec enim sanitatem et cetera. Et hoc dupliciter.

Il dit également que c’est au philosophe de la nature qu’il revient de découvrir les premiers principes universels de la santé et de la maladie : en étudier les principes particuliers revient au médecin, qui est le technicien qui produit la santé[52]. C’est de même à chaque technique de production[53] qu’il revient d’étudier les principes singuliers relatifs à ses buts, puisqu’elles opèrent dans des circonstances singulières. C’est à partir de ces mots : Ni la santé…, qu’il prouve, de deux manières, que cette étude concerne le philosophe de la nature.

[81172] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 15 Primo quidem per rationem. Non enim potest inveniri sanitas, nisi in habentibus vitam. Ex quo patet quod corpus vivum est proprium subiectum sanitatis et aegritudinis. Principia enim subiecti sunt principia propriae passionis. Unde, cum ad philosophum naturalem pertineat considerare corpus vivum et eius principia, oportet etiam quod consideret principia sanitatis et aegritudinis.

Il le prouve premièrement par une raison. La santé ne peut se trouver que dans les êtres qui possèdent la vie. Il est évident à partir de là que le corps vivant est le sujet propre de la santé et de la maladie. En effet, les principes d’un sujet sont les principes des altérations[54] qui lui sont propres. C’est pourquoi, puisque c’est au philosophe de la nature qu’il revient d’étudier le corps vivant et ses principes, il faut aussi qu’il étudie les principes de la santé et de la maladie.

[81173] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 16 Secundo probat idem per signum sive exemplum, quod concludit ex ratione inducta. Plurimi enim philosophorum naturalium finiunt suam considerationem ad ea etiam quae sunt de medicina. Similiter etiam plurimi medicorum, qui scilicet magis physice artem medicinae prosequuntur, non solum experimentis utentes sed causas inquirentes, incipiunt medicinalem considerationem a naturalibus. Ex quo patet quod consideratio sanitatis et aegritudinis communis est et medicis et naturalibus. Cuius ratio est, quia sanitas causatur quandoque quidem solum a natura, et propter hoc pertinet ad considerationem naturalis, cuius est considerare opera naturae: quandoque vero ab arte, et secundum hoc consideratur a medico. Sed quia ars non principaliter causat sanitatem, sed quasi adiuvat naturam et est ministrans ei; ideo necesse est quod medicus a naturali tamquam a principaliori principia suae scientiae accipiat, sicut gubernator navis ab astrologo. Et haec est ratio quare medici bene artem prosequentes a naturalibus incipiunt. Si qua vero sunt artificialia, quae solum fiunt ab arte, ut domus et navis, haec nullo modo pertinent ad considerationem naturalis, sicut ea quae fiunt solum a natura nullo modo pertinent ad considerationem artis, nisi inquantum ars utitur re naturali.

Il le prouve une seconde fois par un signe ou un exemple, qu’il conclut à partir de la raison présentée. Beaucoup de philosophes de la nature finissent leur enquête par ce qui appartient également à la médecine. De même, beaucoup de médecins, à savoir ceux qui traitent de leur art de la manière la plus proche de la philosophie de la nature, en recherchant les causes et pas seulement en usant d’expériences, commencent l’étude de la médecine en débutant par ce qui appartient à la philosophie de la nature. Il est évident à partir de cela que l’étude de la santé et de la maladie est commune au médecin et au philosophe de la nature. La raison en est que la santé est quelquefois causée par la nature seule, et par là ressort de l’objet d’étude du philosophe de la nature, à qui il appartient d’en étudier les œuvres. Parfois, elle est causée par la technique, et à ce titre, elle est étudiée par le médecin. Mais l’art n’est pas la cause principale de la santé, mais agit pour ainsi dire en secourant et en servant la nature ; c’est pourquoi il est nécessaire que le médecin reçoive les principes de sa science du philosophe de la nature comme d’un principe supérieur, de la même manière que le pilote d’un navire reçoit les siens de l’astronome. Et c’est la raison pour laquelle les médecins traitant correctement de leur art commencent par ce qui appartient à la philosophie de la nature. Si certaines œuvres de la technique sont produites uniquement par elle, comme c’est le cas pour une maison ou un navire, elles ne relèvent à aucun titre de l’étude du philosophe de la nature, de même que ce qui se fait de manière uniquement naturelle ne relève à aucun titre de l’étude des techniques, si ce n’est en tant que la technique utilise des réalités naturelles.

[81174] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 1 n. 17 Deinde cum dicit quod autem probat propositum, scilicet quod omnia praedicta sunt communia animae et corpori: et utitur tali ratione. Omnia praedicta ad sensum pertinent: sensus autem communis est animae et corpori, sentire enim convenit animae per corpus: ergo praedicta omnia sunt communia animae et corpori. Primum manifestat quasi per inductionem. Praedictorum enim quaedam cum sensu accidunt, scilicet quae pertinent ad cognitionem sensitivam, ut sensus, phantasia et memoria, quaedam vero accidunt per sensum, sicut ea quae pertinent ad vim appetitivam, quae movetur per apprehensionem sensus. Aliorum vero, quae pertinent manifestius ad corpus, quaedam sunt passiones sensus, scilicet somnus, qui est ligamentum sensus, et vigilia quae est solutio eius; quaedam vero sunt habitudines sensus, scilicet iuventus et senectus quae pertinent ad hoc, quod sensus bene se habeant vel debiliter; quaedam vero sunt conservationes et salutaria sensus, scilicet respiratio, vita et sanitas; quaedam vero corruptiones, sicut mors et infirmitas. Secundum autem, scilicet quod sensus communis sit animae et corpori, dicit esse manifestum, et per rationem et sine ratione. Ratio enim est in promptu: quia cum sensus patiatur a sensibili, sicut ostensum est in libro de anima, sensibilia autem materialia sint et corporea, necesse corporeum esse, quod a sensibili patiatur. Absque autem ratione manifestum est experimento: quia turbatis corporeis organis impeditur operatio sensus; et eis ablatis, totaliter sensus tollitur.

Ensuite, lorsqu’il dit Que tout ce qui vient, il prouve ce qu’il a avancé, à savoir que tout ce qui vient d’être mentionné est commun à l’âme et au corps. La raison qu’il utilise est la suivante. Tout ce qu’il a mentionné concerne le sens ; or le sens est commun à l’âme et au corps, sentir convenant en effet à l’âme en raison du corps ; donc tout ce qui précède est commun à l’âme et au corps. Il prouve la première proposition par une sorte d’induction. Certaines des opérations mentionnées auparavant se produisent avec le sens, à savoir ce qui concerne la connaissance sensible (comme le sens [lui-même], l’imagination et la mémoire), certaines se produisent au moyen du sens, comme ce qui concerne la faculté désirante, qui est mue par ce que le sens saisit. Parmi les autres, qui concernent au contraire le corps de manière plus évidente, certaines sont des altérations[55] du sens, comme le sommeil, qui en est la paralysie, et la veille qui est la cessation de cette paralysie ; d’autres encore sont des dispositions du sens, comme la jeunesse ou la vieillesse qui se rapportent à son bon fonctionnement ou à sa faiblesse ; d’autres enfin ont rapport à la conservation ou à la survie du sens, comme la respiration, la vie et la santé, d’autres à leur corruption comme la mort ou l’infirmité. Il dit de la seconde proposition, à savoir que le sens est commun à l’âme et au corps, qu’elle est évidente, à la fois par le raisonnement et sans raisonnement. Le raisonnement est facile [à établir] : car, comme cela a été montré dans le Traité de l’âme, le sens est affecté par le sensible ; or, les sensibles sont matériels et corporels, il est donc nécessaire que ce qui est affecté par le sensible soit corporel. Sans raisonnement, c’est évident par l’expérience : le trouble affectant des organes corporels empêche l’opération du sens ; ceux-ci enlevés, le sens est totalement détruit.

Texte d’Aristote, traduit en latin par Guillaume de Moerbeke

Texte de Guillamue de Moerbeke, traduit par Alain Blachair

Capitulum I

Chapitre I[56]

Sed de sensu et sentire quid sit et quare accidit animalibus haec passio, dictum est prius in his quae de anima.

Mais, en ce qui concerne le sens et l’acte de sentir, on a dit auparavant, dans le Traité de l’âme[57], ce qu’ils sont, et pourquoi cette passion affecte les animaux.

Animal autem secundum quod animal necesse est unumquodque habere sensum ; per hoc enim determinamus animal esse et non animal.

Or, il est nécessaire que chaque animal possède des sens ; c’est en effet par là que nous distinguons l’animal et ce qui ne l’est pas.

Proprie autem secundum unumquodque tactus et gustus insequitur omnia necessario, tactus quidem propter dictam causam in hiis que de anima, gustus uero propter escam : sapidum[58] enim et insipidum[59] discernit ipso circa escam, ut hoc quidem fugiat, hoc autem prosequatur ; et omnino sapor est nutritivae partis animae passio.

En particulier, le toucher et le goût appartiennent nécessairement à chacun d’entre eux, le toucher surtout en raison de la cause qui a été exposée dans le Traité de l’âme[60], le goût en raison de la nourriture : c’est lui en effet qui distingue le sapide[61] et l’insipide[62] en matière de nourriture, afin de fuir l’un et de rechercher l’autre ; et la saveur est à tout point de vue une passion de la partie nutritive de l’âme.

Sensus autem qui per exteriora proficiscentibus ipsorum insunt, quemadmodum odoratus, auditus, uisus, omnibus quidem habentibus causa salutis insunt, ut presentientia prosequantur alimentum, mala autem et corruptiua fugiant.

Quant aux sensations extérieures, comme par exemple l’odorat, l’ouïe, elles appartiennent aux animaux qui s’avancent, et cela en vue de leur conservation, en tant qu’elles pressentent[63] les aliments à rechercher et les maux ou les choses nuisibles à fuir.

Et habentibus autem prudentiam eius quod bene gratia : multas enim annuntiant differentias, ex quibus contemplabilium inest discretio et agibilium.

Et pour ceux qui sont doués de prudence, elles servent à leur bien : elles leur annoncent nombre de différences, dont on peut tirer la connaissance des objets de contemplation et des actions.

Horum autem ipsorum ad necessaria quidem melior est uisus, et secundum se ; ad intellectum autem et secundum accidens auditus.

Parmi elles, la meilleure en ce qui concerne les choses nécessaires est la vue, et cela par elle-même ; relativement à l’intellect et par accident, c’est l’ouïe.

Multas quidem enim differentias et multimodas uisus annuntiat potentia, quia omnia corpora colore participant. Quare et communia magis per hunc sentiuntur. Dico autem communia magnitudinem, figuram, motum, numerum. Auditus vero soni tantum differencias ; paucis autem et eas quae uocis.

La faculté visuelle annonce en effet de nombreuses différences de toutes sortes, parce que tous les corps participent à la couleur. C’est pour cette raison que ce qui est commun est surtout senti par ce sens. J’appelle commun la grandeur, la figure, le mouvement, le nombre. En revanche, l’ouïe [ne montre] que les différences du son, et, pour peu d’animaux, les différences des voix.

Secundum uero accidens ad prudentiam auditus plurimam confert partem. Sermo enim audibilis existens causa est disciplinae, non secundum se sed secundum accidens ; ex nominibus enim constat, nominum uero unumquodque symbolum est. Quare sapientiores a natiuitate priuatorum utroque sensu sunt caeci mutis et surdis.

Mais l’ouïe contribue par accident à plusieurs parties de la prudence. La raison pour laquelle la parole audible existe est l’enseignement, non par elle-même, mais par accident ; elle consiste en effet en noms, et chaque nom est un symbole. C’est pourquoi, parmi ceux qui sont privés dès la naissance de l’un ou l’autre sens, les aveugles sont plus sages que les sourds et muets.

De uirtute itaque quam habet sensuum unusquisque, dictum est prius.

Ce qui regarde la puissance de chaque sens a été dit antérieurement[64].

 

 

Tractatus primus : De sensu exteriori

Traité 1[65] – Sur le sens externe et la sensation, commentaire de saint Thomas

Lectio 2

Leçon 2 ─ Les sens et les diverses catégories d’animaux.

Traduction par Alain Blachair, 2005

[81175] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 1 Praemisso prooemio, in quo ostendit philosophus suam intentionem, hic incipit prosequi suum propositum. Et primo determinat ea quae pertinent ad sensum exteriorem. Secundo determinat ea quae pertinent ad cognitionem sensitivam interiorem, scilicet de memoria et reminiscentia, ibi, de memoria et reminiscentia. Ille enim tractatus est pars istius libri secundum Graecos. Circa primum tria facit. Primo resumit quaedam, quae de sensu dicta sunt in libro de anima, quibus utendum est tamquam suppositionibus, ut supra dictum est. Secundo determinat veritatem, quam intendit circa opera sensuum et sensibilia, ibi, in quibus autem habent fieri. Tertio solvit quasdam dubitationes circa praemissa, ibi, obiiciet autem aliquis si omne corpus. Circa primum duo facit. Dicit enim primo, quid circa sensum in libro de anima dictum sit. Secundo assumit quaedam eorum, ibi, animal autem secundum quod animal.

Le prologue, dans lequel il manifeste son intention, une fois achevé, il commence ici à réaliser son dessein. Il détermine d’abord ce qui appartient au sens extérieur. Ensuite, il fait de même pour ce qui appartient à la connaissance sensible intérieure, c’est-à-dire la mémoire et la réminiscence, à partir des mots Qu’est-ce que la mémoire[66]? le traité à ce sujet étant d’après les Grecs une partie du présent livre. Sur le premier sujet, il fait trois choses. Tout d’abord, il rappelle certaines choses qui ont été dites au sujet des sens dans le Traité de l’âme, dont il se servira à titre d’hypothèses déjà démontrées, comme cela a été dit plus haut[67]. En second lieu, il établit la vérité qu’il a en vue au sujet des opérations des sens et des sensibles, à partir des mots : Pour savoir précisément, etc[68]. En troisième lieu, il résout certains doutes au sujet de ce qui précède, où il dit : On peut se demander si tout corps, etc. (leçon 15). Sur le premier point, il fait deux choses : il énonce ce qui a été dit à propos du sens dans le Traité de l’âme, et ensuite, il en reprend certaines choses, où il dit : Or, il est nécessaire que chaque animal, etc.

[81176] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 2 Dicit ergo primo, quod in libro de anima dictum est de sensu et sentire id est de potentia sensitiva et actu eius ; et duo dicta sunt de eis, scilicet quid sit utrumque eorum, et causa quare animalibus haec accidant. Vocat autem sentire passiones, quia actio sensus in patiendo fit, ut probatum est in secundo de anima. Quid autem sit sensus, et quare animalia sentiant, ostendit circa finem secundi de anima, per hoc scilicet quod animalia recipere possunt species sensibilium sine materia.

Il dit donc d’abord qu’il a été question dans le Traité de l’âme sur le sens et l’acte de sentir, c’est à dire la faculté sensible et son acte, et que deux choses en ont été dites : ce qu’est chacun d’entre eux[69], et pourquoi ils se produisent chez les animaux[70]. Il appelle les sensations des passions, parce que le sens est actif lorsqu’il pâtit[71], comme cela est prouvé au livre II du Traité de l’âme[72]. Ce qu’est le sens, et pourquoi les animaux sentent, il le montre, vers la fin du livre II du Traité de l’âme[73], par le fait que les animaux peuvent recevoir les espèces sensibles sans la matière.

[81177] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 3 Deinde cum dicit animal autem assumit tria ex his, quae in libro de anima dicta sunt circa sensum : quorum primum pertinet ad sensum in communi ; secundum pertinet ad sensus qui sunt communes omnibus animalibus, et hoc, ibi, proprie autem secundum unumquodque ; tertium pertinet ad alios sensus, qui inveniuntur in animalibus perfectis, ibi, sensus autem qui per exteriora. Dicit ergo primo, quod omne animal inquantum est animal necesse est quod habeat sensum aliquem. In hoc enim, quod est sensitivum esse, consistit ratio animalis, per quam animal a non animali distinguitur. Attingit enim animal ad infimum gradum cognoscentium : quae quidem aliis rebus cognitione carentibus praeeminent in hoc quod plura entia in se continere possunt ; et ita virtus eorum ostenditur esse capacior, et ad plura se extendens. Et quanto quidem aliquod cognoscens universaliorem habet rerum comprehensionem[74], tanto virtus eius est absolutior et immaterialior et perfectior. Virtus autem sensitiva, quae inest animalibus, est quidem capax extrinsecorum, sed in singulari tantum : unde et quamdam immaterialitatem habet, inquantum est susceptiva specierum sensibilium sine materia ; infimam tamen in ordine cognoscentium, inquantum huiusmodi species recipere non potest nisi in organo corporali.

Ensuite, lorsqu’il dit : Or, il est nécessaire que chaque animal, etc., il reprend trois choses de ce qui a été dit à propos du sens dans le Traité de l’âme : la première concerne les sens en général ; la seconde, les sens qui sont communs à tous les animaux, et il l’expose où il dit : En particulier, le toucher et le goût, etc. ; la troisième concerne les autres sens, qui se trouvent dans les animaux parfaits, où il dit : Quant aux sensations extérieures, etc. Il dit donc d’abord qu’il est nécessaire que tout animal, en tant que tel, possède un sens quelconque. C’est en effet dans le fait d’avoir la sensation que consiste la notion d’animal, par laquelle on le distingue de ce qui ne l’est pas. L’animal en effet parvient au plus bas degré des êtres doués de connaissance. Leur supériorité sur les choses qui sont privées de connaissance consiste dans le fait qu’ils peuvent contenir plusieurs étants : leur faculté se révèle ainsi plus vaste et s’étend à plus de choses. Et la faculté d’un être connaissant est d’autant plus indépendante, immatérielle et parfaite, qu’il a des choses une compréhension plus universelle. Or, la faculté sensible, qui appartient aux animaux, est certes capable de recevoir les choses extérieures, mais seulement en tant qu’elles sont singulières : elle possède pour cette raison un certain caractère immatériel, en tant qu’elle peut recevoir les espèces sensibles sans la matière ; cette faculté est cependant la plus faible dans l’ordre des êtres connaissants, dans la mesure où elle ne peut recevoir les espèces de ce genre que dans un organe corporel.

[81178] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 4 Deinde cum dicit proprie autem ponit id quod pertinet ad sensus communes et necessarios animali. Circa quod considerandum est quod sensus communes et necessarii omni animali sunt illi, qui sunt cognoscitivi eorum, quae sunt necesse animali. Est autem animali aliquod sensibile necessarium dupliciter. Uno modo inquantum corpus est mixtum ex quatuor elementis ; et sic necessarium est animali debita commensuratio calidi et frigidi, humidi et sicci, et aliorum huiusmodi, quae sunt differentiae corporum mixtorum. Aliud autem est necessarium animali, inquantum corpus eius est vivum nutribile ; et sic necessarius est ei cibus conveniens. Per contraria autem horum animal corrumpitur. Et quamvis primum sit necessarium omni mixto corpori, secundum autem sit necessarium etiam plantis, tamen animal superabundat in hoc, quod horum notitiam habere potest ratione iam dicta secundum gradum suae naturae. Ad hoc igitur quod cognoscat ea, quae sibi sunt necessaria vel contraria secundum rationem corporis mixti, ordinatur sensus tactus, qui est cognoscitivus praedictarum differentiarum. Ad hoc autem quod cognoscat conveniens nutrimentum, necessarius est ei gustus, per quem cognoscitur sapidum et insipidum, quod est signum nutrimenti convenientis vel inconvenientis. Et ideo dicit quod gustus et tactus ex necessitate consequuntur omnia animalia.

Lorsqu’il dit ensuite : En particulier, le toucher et le goût, etc., il énonce ce qui touche aux sens communs et nécessaires à tous les animaux. Il faut remarquer à leur propos que ce sont ceux par lesquels est connu ce qui est nécessaire à l’animal. Un objet sensible quelconque est nécessaire de deux manières à l’animal. D’une première manière en tant que son corps est un mélange des quatre éléments : c’est ainsi qu’est nécessaire à l’animal la juste proportion de chaud et de froid, d’humide et de sec et d’autres choses du même genre, qui constituent les différences des corps mixtes. Autre chose est en outre nécessaire à l’animal, en tant que son corps est vivant et susceptible de nutrition : une nourriture qui lui convienne lui est donc nécessaire. Le contraire de ces deux besoins entraîne la corruption de l’animal. Et bien que le premier soit nécessaire à tous les corps composés, et que le second soit également nécessaire aux plantes, l’animal les dépasse parce qu’il peut en avoir, pour la raison déjà exposée, une connaissance dont le degré correspond à sa nature. C’est donc à la connaissance de ce qui lui est nécessaire ou contraire en tant que corps composé qu’est ordonné le sens du toucher, qui a la capacité de connaître les différences déjà mentionnées[75]. Pour connaître la nourriture qui lui convient, le goût lui est nécessaire, donnant la connaissance du sapide et de l’insipide, signes de la nourriture convenable ou nuisible. Et c’est pourquoi il dit que le goût et le toucher résultent nécessairement de ce qu’est tout animal.

[81179] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 5 Et de tactu quidem, causa assignata est in libro de anima, quia scilicet tactus est cognoscitivus eorum ex quibus componitur animal. Gustus autem est ei necessarius propter escam ; quia per gustum animal discernit delectabile et tristabile, sive sapidum et insipidum circa cibum, ut unum eorum prosequatur tamquam conveniens, alterum fugiat tamquam nocivum. Et totaliter, sapor est passio nutritivae partis animae ; non quod sit obiectum potentiae nutritivae, sed quia ordinatur ad actum nutritivae potentiae, sicut ad finem, ut dictum est. Alexander tamen dicit in commento, quod in quibusdam libris invenitur in Graeco quod sapor est gustativae nutribilis partis animae passio, quia videlicet sapor apprehenditur a gustu ordinato ad nutritionem.

En ce qui concerne le toucher en particulier, la cause de sa nécessité est donnée dans le Traité de l’âme[76] et elle consiste dans le fait qu’il connaît ce dont est composé l’animal. Le goût, quant à lui, est nécessaire à l’animal en vue de la nourriture ; car c’est au moyen du goût qu’il discerne l’agréable et le pénible, c’est à dire le sapide et l’insipide en fait de nourriture, afin de rechercher l’un en tant que nourriture convenable et de fuir l’autre en tant que nocif. Et à tout point de vue, la saveur est une passion de la partie nutritive de l’âme, non qu’elle soit l’objet de la faculté nutritive[77], mais parce qu’elle est ordonnée à l’acte de cette faculté comme à sa fin, comme on l’a dit. Alexandre[78] dit pourtant dans son commentaire que dans certains exemplaires grecs de ce traité, on trouve l’affirmation que la saveur est une passion de la partie nutritive et gustative de l’âme, parce que, de toute évidence, elle est perçue par le goût ordonné à la nutrition.

[81180] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 6 Deinde cum dicit sensus autem qui per exteriora prosequitur de sensibus, qui insunt solum animalibus[79] perfectis. Et primo assignat causam, propter quam communiter huiusmodi sensus insunt omnibus talibus animalibus. Secundo assignat causam, propter quam specialiter insunt quibusdam perfectioribus eorum, ibi, et habentibus autem prudentiam. Sciendum est circa primum, quod animalia perfecta dicuntur, quibus non solum inest sensitivum sine motu progressivo, ut ostrea, sed quae praeter id habent motivum secundum motum progressivum. Est autem considerandum quod huiusmodi animalia excedunt animalia imperfecta, idest immobilia, sicut illa animalia excedunt plantas et alia corpora mixta : plantae enim et corpora inanimata non habent aliquam notitiam eorum quae sunt eis necessaria ; sed animalia immobilia habent quidem cognitionem eorum quae sunt necessaria solum secundum quod eis praesentialiter offeruntur ; animalia autem progressiva accipiunt notitiam eorum etiam quae a remotis : unde haec magis accedunt ad cognitionem intellectivam quae non determinatur ad hic et nunc. Et sicut omnibus animalibus ad cognoscendum necessaria, quae pertinent ad nutritionem, secundum quod praesentialiter offeruntur, ordinatur gustus, ita ad cognoscendum ea quae offeruntur a remotis ordinatur odoratus. Odor enim et sapor quamdam affinitatem habent, ut infra dicetur. Et sicut per saporem cognoscitur convenientia cibi coniuncti, ita per odorem cognoscitur convenientia cibi a remotis.

Ensuite, lorsqu’il dit : Quant aux sensations extérieures, etc., il traite des sens qui appartiennent seulement aux animaux parfaits. Tout d’abord, il explique pourquoi, en général, les sens de ce genre appartiennent à tous ces animaux. En second lieu, il explique pourquoi ils appartiennent en particulier à certains des plus parfaits d’entre eux, à ces mots : Et pour ceux qui sont doués de prudence, etc. A propos du premier point, il faut savoir que sont appelés animaux parfaits ceux qui ne sont pas réduits à posséder la sensibilité sans le mouvement de déplacement[80], comme l’huître, mais qui peuvent en outre se mouvoir selon ce mouvement. Il faut remarquer en effet que les animaux de ce genre dépassent les animaux imparfaits, c’est-à-dire immobiles, autant que ces derniers dépassent les plantes et les autres corps composés : les plantes et les corps inanimés n’ont aucune connaissance de ce qui leur est nécessaire, mais les animaux immobiles ont une certaine connaissance de ce qui leur est nécessaire, uniquement dans la mesure où cela leur est présent ; les animaux mobiles reçoivent la connaissance de ces choses, y compris lorsqu’elles sont éloignées ; c’est pourquoi ils sont plus proches de la connaissance intellectuelle, qui n’est pas déterminée par ce qui est ici et maintenant. Et de même que chez tous les animaux, le goût est ordonné à la connaissance de ce qui est nécessaire à la nutrition, en tant qu’il est présent, de même l’odorat est ordonné à la connaissance de ces choses nécessaires lorsqu’elles sont éloignées. L’odeur et la saveur ont en effet une certaine ressemblance, comme on le dira plus loin. Et de même que par la saveur, on connaît la convenance de la nourriture présente, on connaît celle de la nourriture éloignée par l’odeur.

[81181] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 7 Alii autem duo sensus, scilicet visus et auditus, ordinantur ad cognoscendum a remotis omnia necessaria animali, vel corruptiva, sive sint ei necessaria secundum rationem corporis mixti, sive secundum rationem vivi corporis nutribilis. Manifestum enim est quod animalia per visum et auditum fugiunt corruptiva quaelibet, et salubria prosequuntur. Et ideo dicit quod illi sensus, qui per exteriora media fiunt, ut dictum est secundo de anima, scilicet odoratus, auditus et visus, insunt illis de numero animalium quae proficiscuntur, id est motu progressivo moventur omnibus quidem his propter unam causam communem, scilicet causam salutis, ut a remotis scilicet necessaria cognoscant, sicut per gustum et tactum praesentialiter. Et hoc est quod subdit ut praesentientia, id est a remotis sentientia prosequantur conveniens alimentum, et fugiant mala et corruptiva quaecumque, sicut ovis fugit lupum ut corruptivum, lupus autem sequitur ovem visam vel auditam aut odoratam, ut conveniens alimentum.

Deux autres sens, à savoir la vue et l’ouïe, sont ordonnés à la connaissance de tout ce qui est nécessaire à l’animal ou de ce qui peut le détruire, parmi les choses éloignées, que cela lui soit nécessaire de par sa nature de corps composé ou de par sa nature de corps vivant devant se nourrir. Il est en effet évident que les animaux, au moyen de la vue et de l’ouïe, fuient ce qui les détruit et poursuivent ce qui leur est salutaire. C’est pourquoi il dit que ces sensations, qui se produisent par des milieux extérieurs, comme il est dit au livre II du Traité de l’âme[81], à savoir l’odorat, l’ouïe et la vue, appartiennent à ceux des animaux qui s’avancent, c'est-à-dire qui se meuvent d’un mouvement de déplacement, et à tous ceux-ci dans un but commun, à savoir leur conservation, afin qu’ils connaissent parmi les choses éloignées ce qui leur est nécessaire, comme ils les connaissent dans les choses présentes au moyen du goût et du toucher. Et c’est ce qu’il ajoute en disant qu’ils les pressentent, c’est à dire qu’ils recherchent les aliments convenables, et fuient ce qui leur est mauvais ou destructeur en le percevant à distance : c’est ainsi que la brebis fuit le loup en tant que destructeur, alors que le loup la poursuit en tant qu’aliment convenable lorsqu’il la voit, l’entend ou en perçoit l’odeur.

[81182] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 8 Deinde cum dicit : et habentibus autem, assignat aliam causam specialem quibusdam perfectioribus animalibus. Et primo proponit hanc causam. Secundo circa has causas comparat sensus adinvicem, ibi, horum autem ipsorum. Circa primum, considerandum est, quod prudentia est directiva in agendis. Et universalis quidem prudentia est directiva respectu quorumcumque agendorum. Unde non est in animalibus, nisi in solis hominibus, qui habent rationem universalium cognoscitivam : in aliis autem animalibus sunt quaedam prudentiae particulares ad alios aliquos determinatos actus, sicut formica, quae congregat in aestate cibum, de quo vivat in hyeme. Praedicti autem sensus, maxime auditus et visus, proficiunt animalibus, ad huiusmodi prudentias particulares, et hominibus ad prudentiam universalem ad hoc quod aliquid bene fiat. Odoratus autem totaliter videtur necessitati nutrimenti deservire, parum autem prudentiae. Unde in omnibus, in quibus est perfecta prudentia, est deficientissimus iste sensus, ut dicitur libro secundo de anima.

Ensuite, lorsqu’il dit : Et pour ceux qui sont doués de prudence, etc., il en donne un autre but qui est propre aux animaux les plus parfaits. Il commence par présenter ce but. Ensuite, il compare les sens entre eux relativement à ce but, où il dit : Parmi elles, la meilleure, etc. Sur le premier point, il faut remarquer que la prudence est ce qui détermine les actions à accomplir. La prudence universelle en particulier dirige tout ce qui est à faire. C’est pourquoi une telle prudence ne se trouve chez aucun animal autre que l’homme, qui possède, lui, une raison capable de connaître les universels : les autres animaux possèdent une prudence particulière qui porte sur certains actes déterminés, comme la fourmi qui recueille en été la nourriture dont elle vivra en hiver. Les sens qui précèdent[82], et surtout la vue et l’ouie, servent aux animaux dans l’exercice de cette prudence particulière, et aux hommes dans l’exercice de leur prudence universelle, afin que leurs actes soient bien accomplis. L’odorat, quant à lui, semble totalement au service de la nécessité de se nourrir, et guère à celui de la prudence. C’est pourquoi ce sens est le plus déficient de tous, chez tous les êtres en qui se trouve la prudence parfaite, comme cela est dit au livre II du Traité de l’âme[83].

[81183] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 9 Quomodo autem deserviant praedicti sensus prudentiae, ostendit per hoc quod multas differentias rerum ostendunt, ex quibus homo proficit ad discernendum et contemplabilia et agibilia ; per effectus enim sensibiles homo elevatur in intelligibilium et universalium considerationem, et etiam ex sensibus per ea quae audivit, instruitur circa agenda. Alia vero animalia in nullo participant de contemplatione ; actionem autem participant particularem, sicut dicitur decimo Ethicorum. Ideo autem hi duo sensus multas differentias annunciant, quia obiecta eorum inveniuntur in omnibus corporibus, quia consequuntur ab ea, quae sunt communia omnibus corporibus, et inferioribus et superioribus. Color enim consequenter se habet ad lucem et diaphanum in quibus inferiora communicant caelesti corpori ; sonus autem consequitur motum localem, qui etiam invenitur in utrisque corporibus ; odor autem consequitur sola corpora mixta, ex quibus animal natum est nutriri.

Il montre comment ces sens servent à la prudence en disant parce qu’ils révèlent de nombreuses différences entre les réalités, dont l’homme tire profit dans le discernement de ce qu’il a à envisager et à faire ; c’est par les effets sensibles en effet que l’homme est élevé à la connaissance de l’universel et de l’intelligible, et c’est aussi par les sens, du fait de ce qu’il entend, qu’il est instruit dans le domaine de l’action morale[84]. Les autres animaux, au contraire, n’ont aucune part à la contemplation ; quant à l’action, ils y ont part en tant qu’elle est particulière, comme il est dit au livre X de l’Ethique[85]. Or, ces deux sens avertissent de multiples différences, parce que leurs objets se trouvent dans tous les corps, résultant de ce qui leur est commun, que ces corps soient inférieurs[86] ou supérieurs[87]. La couleur résulte de la lumière et du diaphane, que les corps inférieurs ont en commun avec les corps célestes ; le son est une conséquence du mouvement local, qui se trouve de même dans les deux sortes de corps ; l’odeur résulte seulement des corps mixtes, dont l’animal se nourrit par nature.

[81184] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 10 Deinde cum dicit horum autem ipsorum comparat circa praedictas causas visum et auditum. Et primo ponit comparationem. Secundo probat, ibi, multas quidem. Circa primum quidem dicit quod visus dupliciter praeeminet auditui. Uno quidem modo quantum ad necessaria ; puta ad quaerendum cibum, et ad vitandum corruptiva, quae certius apprehenduntur per visum, qui immutatur ab ipsis rebus, quam per auditum, qui immutatur a sonis, consequentibus motus aliquos rerum. Alio modo visus est praevium auditui secundum se, quia magis cognoscitivus est plurium quam auditus. Sed auditus praeeminet visui inquantum deservit intellectui ; et hoc est secundum accidens, ut post manifestabit.

Lorsqu’il dit ensuite : Parmi elles, la meilleure, etc., il compare la vue et l’ouïe quant aux buts susmentionnés. En premier lieu, il énonce cette comparaison. Il la prouve ensuite, à ces mots : La faculté visuelle annonce, etc. Sur le premier point, il dit que la vue est supérieure à l’ouïe de deux manières. En premier lieu, en ce qui concerne ce qui est nécessaire à la vie, c’est à dire à la recherche de la nourriture et à la fuite devant ce qui est nuisible : ces objets sont saisis de manière plus certaine par la vue, qui subit l’impression des les choses elles-mêmes, que par l’ouïe qui subit l’impression du, conséquence de certains mouvements des choses. La vue est supérieure à l’ouïe en elle-même d’une deuxième manière, par qu’elle est apte à connaître plus d’objets que l’ouïe. Mais l’ouïe est supérieure à la vue, lorsqu’elle est au service de l’intellect ; cette supériorité est accidentelle, comme il le montre plus tard.

[81185] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 11 Deinde cum dicit multas quidem manifestat quod dixerat. Et primo quod visus sit secundum se melior. Secundo quod auditus sit melior per accidens, ibi, secundum vero accidens. Dicit ergo primo, quod visus ideo secundum se est melior, quia potentia visiva, sua apprehensione annunciat nobis multas differentias rerum, et diversorum modorum. Et hoc ideo est, quia eius obiectum, quod est visibile, invenitur in omnibus corporibus. Fit enim aliquid visibile per hoc quod diaphanum illuminatur actu a corpore lucido, in quibus inferiora corpora cum superioribus communicant. Et ideo dicit, quod colore omnia corpora participant tam superiora quam inferiora ; quia in omnibus corporibus vel invenitur ipse color secundum propriam rationem, sicut in corporibus in quibus est diaphanum terminatum, vel saltem in eis inveniuntur principia coloris, quae sunt diaphanum et lux ; et ideo plura manifestantur per visum.

Ensuite, à partir des mots : La faculté visuelle, etc., il prouve ce qu’il vient de dire : tout d’abord, que la vue est meilleure en elle-même, et ensuite que l’ouïe est meilleure par accident, où il dit : Mais l’ouïe contribue par accident, etc. Il dit donc d’abord que la vue est meilleure en elle-même parce que la faculté visuelle nous avertit en les saisissant de nombreuses différences dans les réalités et dans leurs manières d’être. Cela vient de ce que son objet, le visible, se trouve dans tous les corps. Quelque chose devient visible en effet lorsque le milieu diaphane est illuminé en acte par un corps lumineux, phénomène que les corps inférieurs ont en commun avec les corps supérieurs. Et c’est pourquoi il dit que tous les corps, inférieurs et supérieurs, participent à la couleur, parce que dans tous les corps se trouve soit la couleur entendue dans sa notion propre, comme c’est le cas dans les corps environnés par le diaphane, soit au moins les principes de la couleur, qui sont le diaphane et la lumière ; c’est pourquoi quantité de choses sont révélées par la vue.

[81186] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 12 Per hunc etiam sensum magis cognoscuntur communia sensibilia : quia quanto potentia habet virtutem cognoscitivam universaliorem, et ad plura se extendentem, tanto est efficacior in cognoscendo ; quia omnis virtus quanto est universalior, tanto est potentior. Et dicuntur sensibilia communia, quae non cognoscuntur ab uno sensu tantum, sicut sensibilia, propria, sed a multis sensibus ; sicut magnitudo, figura, quies, motus et numerus. Qualitates enim, quae sunt propria obiecta sensuum, sunt formae in continuo ; et ideo oportet quod ipsum continuum inquantum est subiectum talibus qualitatibus, moveat sensum, non per accidens, sed sicut per se subiectum, et commune omnium sensibilium qualitatum. Omnia autem haec, quae dicuntur sensibilia communia, pertinent aliquo modo ad continuum, vel secundum mensuram eius ut magnitudo, vel secundum divisionem ut numerus, vel secundum terminationem ut figura, vel secundum distantiam et propinquitatem ut motus.

Les sensibles communs sont surtout connus par ce sens : c’est parce qu’une faculté est d’autant plus apte à la connaissance qu’elle possède une puissance de connaissance plus universelle et portant sur plus d’objets ; la capacité d’une faculté est en effet d’autant plus grande qu’elle est universelle. Lesensibles communs sont ainsi appelés parce qu’ils ne sont pas connus par un seul sens, comme les sensibles propres, mais par plusieurs, comme c’est le cas de la grandeur, de la figure, du repos, du mouvement et du nombre. En effet, les qualités, qui sont les objets propres des sens, sont des formes dans un continu ; c’est pourquoi il faut que ce continu, en tant qu’il est le sujet de telles qualités, meuve les sens, non par accident, mais comme sujet existant par lui-même et en tant qu’il est commun à toutes les qualités sensibles. Or, tout ce qui est appelé sensible commun est, d’une certaine manière, relatif au continu, soit en tant que mesure, comme la grandeur, soit en que division, comme le nombre, soit en tant que limite, comme la figure, soit en ce qui concerne la distance et la proximité, comme le mouvement.

[81187] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 13 Sed auditus annunciat nobis solas differentias sonorum, qui non inveniuntur in omnibus corporibus, nec sunt expressivae multarum differentiarum, quae sunt in rebus.[88] Paucis animalibus autem ostendit auditus differentias vocis. Vox enim est sonus ab ore animalis[89] prolatus cum imaginatione quadam, ut dicitur in secundo de anima ; et ideo vox animalis inquantum huiusmodi naturaliter significat interiorem animalis passionem, sicut latratus canum significat iram ipsorum ; et sic perfectiora animalia ex vocibus invicem cognoscunt interiores passiones : quae tamen cognitio in imperfectis animalibus deest. Sic ergo auditus non cognoscit per se nisi vel differentiam sonorum, utputa grave et acutum, aut aliquid huiusmodi, vel differentias vocis, secundum quod sunt indicativae diversarum passionum ; et sic cognitio auditus non se extendit ad cognoscendum per se tot rerum differentias, sicut visus.

Mais l’ouïe nous avertit seulement des différences des sons, qui ne se trouvent pas dans tous les corps et qui n’expriment pas non plus les nombreuses différences qui sont dans les choses. L’ouïe révèle à de rares animaux les différences des voix. La voix, en effet, est un son émis par la bouche d’un animal et accompagné d’un acte de l’imagination, comme il est dit au livre II du Traité de l’âme[90] ; par conséquent, la voix animale comme telle signifie naturellement la passion intérieure de l’animal, comme l’aboiement des chiens leur colère ; et c’est ainsi que les animaux les plus parfaits se communiquent entre eux par la voix leurs passions intérieures, connaissance absente chez les animaux imparfaits. C’est ainsi que l’ouïe ne connaît par elle-même que les différences des sons, du grave et de l’aigu, par exemple, ou les différences des voix, en tant qu’elles indiquent les différentes passions ; et pour cette raison, l’ouïe ne s’étend pas à la connaissance essentielle s différences des choses, comme s’y étend la vue.

[81188] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 14 Deinde cum dicit secundum accidens vero manifestat quod auditus per accidens melior sit ad intellectum ; et dicit quod auditus multum confert ad prudentiam. Et accipitur hic prudentia pro quadam intellectiva cognitione, non solum prout est recta ratio agibilium, ut dicitur sexto Ethicorum. Sed hoc est per accidens, quia sermo, qui est audibilis, est causa addiscendi non per se, id est secundum ipsas sonorum differentias, sed per accidens, inquantum scilicet nomina, in quibus sermo est, id est locutio componitur, sunt symbola, idest signa intentionum intellectarum, et per consequens rerum. Et sic doctor docet discipulum inquantum per sermonem significat ei conceptionem intellectus sui. Et plus homo potest cognoscere addiscendo ad quod est utilis auditus quamvis per accidens, quam de se inveniendo, ad quod praecipue est utilis visus. Inde est quod inter privatos a nativitate utrolibet sensu, scilicet visu et auditu, sapientiores sunt caeci, qui carent visu, mutis et surdis qui carent auditu.

Lorsqu’il dit ensuite : Mais l’ouïe contribue par accident, etc., il montre que l’ouïe est par accident supérieure à la vue, dans leur rapport à l’intelligence, et il dit qu’elle contribue beaucoup à la prudence. La prudence est ici entendue au sens d’une certaine connaissance intellectuelle, et non seulement en tant qu’elle la droite règle des actions, comme cela est dit au sixième livre de l’Ethique[91]. Mais cela se produit par accident, parce que la parole audible est cause de l’instruction, non par elle-même, c’est à dire en raison des différences sonores, mais par accident, dans la mesure où les noms, dont la parole ou la locution se compose, sont des symboles ou des signes des intentions intellectuelles et par conséquent des choses. Et c’est ainsi que le maître instruit le disciple en lui donnant par la parole des signes de ses concepts intellectuels. L’homme peut apprendre plus par l’instruction reçue, à laquelle l’ouïe, bien que par accident, est utile, qu’en découvrant par lui-même, chose pour laquelle c’est la vue qui est surtout utile. C’est pour cette raison que parmi ceux qui sont de naissance privés de l’un de ces sens, vue ou ouïe, les aveugles, privés de la vue, sont plus instruits que les sourds-muets, privés de l’ouïe.

[81189] Sentencia De sensu, tr. 1 2. 1 n. 15 Addit autem mutis, quia omnis surdus a nativitate ex necessitate mutus est. Non enim potest addiscere formare sermones significativos, qui significant ad placitum. Unde sic se habet ad locutionem totius humani generis, sicut ille, qui nunquam audivit aliquam linguam, ad imaginandum illam. Non est autem necessarium quod e converso omnis mutus sit surdus : potest enim contingere ex aliqua causa aliquem esse mutum, puta propter impedimentum linguae. Ultimo autem epilogando concludit quod dictum est de virtute, quam habet unusquisque sensus.

Il ajoute « muet » parce que tout sourd de naissance est nécessairement muet. Il ne peut en effet apprendre à former des discours dotés de la signification qu’il veut. C’est pourquoi il est face à toutes les paroles du genre humain comme celui qui n’a jamais entendu une certaine langue et qui devrait l’imaginer. Par contre, il n’est pas nécessaire que tout muet soit sourd : il peut arriver que quelqu’un soit muet pour une raison quelconque, par exemple à cause d’un défaut de la langue. Enfin, il conclut que ce qui a trait à la puissance de chaque sens a été dit auparavant.

 

Leçon 3

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Pour savoir précisément quel est le corps qui agit naturellement dans chacun des organes, on a cherché quelquefois des analogies dans les éléments des corps. Mais comme il n'est pas facile de comparer les cinq sens aux éléments, qui ne sont que quatre, on a été conduit à imaginer un cinquième élément.

On s'accorde unanimement à rapporter la vue au feu, et cela tient à ce qu'on ignore la vraie cause du phénomène suivant : lorsqu'on se presse l'œil et qu'on le frotte, il semble qu'il en sorte du feu et des étincelles. Cette apparence se produit surtout dans les ténèbres, ou bien lorsque l'on ferme les paupières, parce que de cette façon aussi l'on se met dans l'obscurité. Ce phénomène d'ailleurs soulève encore une autre question : s'il est impossible, en effet, d'ignorer qu'on sent et qu'on voit ce qu'on voit, il s'ensuit nécessairement que l'œil se voit lui-même. Or, pourquoi cette sensation n'a-t-elle pas lieu quand on laisse l'œil en repos?

L'explication de ce phénomène résoudra à la fois le doute qu'on élève et cette hypothèse qui veut que la vue soit de feu. Voici donc comment on peut l'expliquer : les corps lisses brillent naturellement dans l'obscurité, sans pourtant produire de lumière; or, ce qu'on appelle le milieu et le noir de l'œil paraît être lisse. Mais ce qui fait voir du feu quand l'oeil est frotté, c'est qu'il arrive alors, on peut dire, que ce qui est un devient deux. La rapidité du mouvement fait que ce qui voit et ce qui est vu paraissent différents. Aussi le phénomène n'a-t-il pas lieu si l'on ne frotte pas l'œil très vite, et s'il n'est pas dans l'obscurité; car, je le répète, les corps lisses brillent naturellement dans l'obscurité; et, par exemple, les têtes de quelques poissons et le fiel de la seiche. Quand on frotte l'œil lentement, la sensation ne se produit pas de manière à faire croire que ce qui voit et ce qui est vu soient tout à la fois deux choses et une seule; et c'est ainsi que l'œil se voit lui-même, tout comme il lui arrive également de se voir dans un miroir qui le réfléchit.

Si l'œil était de feu, ainsi qu'Empédocle l'assure, et ainsi qu'on l'avance dans le Timée; si la vision se produisait parce que la lumière sort de l'œil comme elle sort d'une lanterne, pourquoi la vue ne verrait-elle pas aussi dans les ténèbres? Prétendre qu'elle s'éteint dans l'obscurité après être sortie de l'œil, comme le soutient le Timée, c'est une assertion parfaitement vaine. Qu'entend-on, en effet, quand on dit que la lumière s'éteint? Le chaud et le sec sont éteints par l'humide et par le froid, comme on l'observe pour le feu et la flamme dans les corps en ignition. Mais ni l'un ni l'autre de ces deux éléments ne se rencontre dans la lumière; ou du moins, s'ils y sont, et qu'ils nous échappent, parce qu'ils y sont en quantité inappréciable, il faudrait alors que la lumière s'éteignît après le jour et dans l'eau, et que l'obscurité se produisît plus forte dans les temps de gelée. Si donc la flamme et tous les corps ignés subissent ces effets, pour la lumière il n'y y a rien de pareil.

Empédocle a si bien cru que la vision a lieu quand la lumière sort de l'œil, ainsi qu'on vient de le dire, que voici les expressions dont il se sert: « De même que quand on veut sortir, on se munit d'une lampe, - Éclair du feu brillant, dans une nuit d'hiver,

Et qu'on allume la lanterne, qui peut braver tous les vents d’hiver, Et repousser leur souffle changeant ; La lumière, qui se projette au dehors d'autant plus loin qu'elle est plus forte, Éclate en jets de rayons éblouissants ; De même le feu dès longtemps renfermé dans les membranes, Se répand par ces tuniques légères dans la pupille ronde; Mais ces tuniques voilent l’épaisseur de l'eau qui les inonde, Et le feu qui sort de l'œil s'étend d'autant plus loin. »

C'est ainsi que parfois Empédocle explique la vision; ailleurs, il soutient qu'elle est produite par les émanations des objets qu'on voit.

 

 

Lectio 3

Leçon 3 – L’œil est-il de feu ? Opinion d’Empédocle (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81190] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 1 Postquam philosophus resumpsit, ea quae sunt necessaria ad praesentem considerationem de ipsis virtutibus sensitivis, nunc accedit ad principale propositum in hoc libro, applicando considerationem sensus ad corporalia. Et primo quantum ad organum sensuum. Secundo, quantum ad sensibilia, ibi, de sensibilibus autem his. Circa primum duo facit. Primo attribuit organum sensuum elementis, improbando sermones aliorum. Secundo determinando id quod verius esse potest, ibi, quod quidem igitur. Circa primum duo facit. Primo tangit in generali, quomodo antiqui attribuebant organa sensuum elementis. Secundo descendit specialiter ad organum visus, circa quod a pluribus errabatur, ibi, faciunt autem omnes visum. Dicit ergo primo, quod priores philosophi quaerebant secundum elementa corporum, qualia essent corporea instrumenta, in quibus et per quae operationes sensuum exercerentur. Et hoc ideo, quia sicut in primo de anima dictum est, ponebant simile simili cognosci. Unde et ipsam animam ponebant esse de natura principiorum, ut per hoc posset omnia cognoscere, quasi omnibus conformis. Nam omnia in principiis communicant: et pari ratione, quia organa sensuum omnia corporalia cognoscunt, attribuebant ea elementis corporum.

Après être revenu sur les éléments nécessaires à l’étude actuelle sur les facultés sensitives, le Philosophe en vient maintenant au sujet principal du présent livre en appliquant l’étude des sens aux choses corporelles. Et il l’applique, en premier, aux organes des sens ; en deuxième, aux choses sensibles, où il dit : Quant aux choses mêmes qui sont perçues, etc. (leçon VI). Il trtaite la première partie en deux points. En premier, il attribue les organes des sens aux éléments en réfutant les doctrines des autres. En deuxième, il établit ce qui pourrait être plus vrai, où il dit : On a dit ailleurs qu’il était impossible, etc. (leçon V). Il traite le premier point en deux sections. En premier, il décrit en général comment les anciens attribuaient les organes des sens aux éléments. En deuxième, il en vient particulièrement à l’organe de la vue, sur lequel la plupart étaient en erreur, où il dit : On s’accorde unanimement, etc. Il dit donc en premier que les anciens philosophes se sont demandé, parmi les éléments des corps, quels sont les instruments corporels dans lesquels et par lesquels s’exercent les opérations des sens. La raison en est que, comme il est dit au livre I du Traité de l’Âme, ils affirmaient que le semblable est connu par le semblable. Ils affirmaient en conséquence que l’âme elle-même est de la nature des principes, de sorte qu’elle puisse connaître toutes choses en ayant une forme semblable à toutes choses. Toutes choses en effet se rejoignent en leurs principes, et pour la même raison, puisque les organes des sens connaissent tous les êtres corporels, ils leur attribuaient les éléments des corps.

[81191] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 2 Sed statim occurrebat eis una difficultas: sunt enim quinque sensus, et quatuor elementa; et ideo inquirebant cui possent organum quinti sensus applicare. Est autem inter aerem et aquam quoddam medium, aere quidem densius, aqua autem subtilius, quod dicitur fumus vel vapor, quae etiam quidam posuerunt esse primum principium: et huic attribuebant organum odoratus: quia odor secundum quamdam evaporationem fumalem sentitur: alios vero quatuor sensus attribuebant quatuor elementis; tactum autem terrae; gustum autem aquae, quia sapor sentitur per humidum; auditum autem aeri, visum igni.

Mais ils se heurtaient immédiatement à une difficulté : il y a en effet cinq sens et quatre éléments, et ils se demandaient donc auquel ils pouvaient attribuer l’organe du cinquième sens. Il existe cependant un certain intermédiaire entre l’air et l’eau, plus dense que l’air, plus subtil que l’eau, qu’on appelle fumée ou vapeur, que d’autres encore ont affirmé être le premier principe, et ils lui attribuaient l’organe de l’odorat, car l’odeur est sentie du fait d’une sorte d’évaporation de fumée ; quant aux quatre autres sens, ils les attribuaient aux quatre éléments : le toucher à la terre, le goût à l’eau, parce que la saveur est sentie du fait d’un milieu humide, l’ouïe à l’aire, et la vue au feu.

[81192] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 3 Deinde cum dicit faciunt autem accedit specialiter ad organum visus, quod attribuebant igni. Et primo improbat causam positionis. Secundo ipsam positionem, ibi, quoniam autem si ignis esset. Circa primum tria facit. Primo ponit causam, ex qua quidem movebantur ad attribuendum organum visus igni. Secundo movet quamdam dubitationem, ibi, habet autem dubitationem. Tertio determinat veritatem circa utrumque, causa utique huiusmodi. Ait ergo primo, quod omnes, qui attribuunt organum visus igni, hoc ideo faciunt, quia ignorant causam cuiusdam passionis, quae circa oculum accidit: si enim oculus comprimatur et fortiter moveatur, videtur quod ignis luceat: quod accidit si sint apertae palpebrae solum quando aer exterior est tenebrosus, aut etiam in aere claro, si primo claudantur palpebrae, quia per hoc fiunt tenebrae oculo clauso. Et hoc reputabant esse manifestum signum, quod organum visus ad ignem pertineret.

Puis lorsqu’il dit : On s’accorde unanimement, etc., il traite spécialement de l'organe de la vue, qu'ils attribuaient au feu. Et en premier, il exclut la cause de leur théorie. En deuxième, il réfute la théorie elle-même, où il dit : Si l’œil était de feu, etc. Il traite le premier point en trois sections. En premier, il présente la cause qui les incitait à attribuer l’organe de la vue au feu. En deuxième, il soulève un doute, où il dit : Ce phénomène d’ailleurs soulève, etc. En troisième, il établit la vérité sur les deux points et la cause de ce phénomène. Il dit donc en premier que tous ceux qui attribuent l’organe de la vue au feu le font parce qu’ils ignorent la cause d’un certain phénomène qui affecte l’œil ; en effet, si on presse sur l’œil et le bouge violemment, il semble qu’on voit briller du feu : quand les paupières sont ouvertes, cela arrive seulement quand il fait noir, ou encore quand il fait clair si on ferme d’abord les paupières, car on crée ainsi les ténèbres en fermant les yeux. Et ils pensaient que cela est un signe évident de ce que l’organe de la vue se rattache au feu.

[81193] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 4 Deinde cum dicit habet autem movet quamdam dubitationem circa praedicta. Manifestum est enim quod sensus cognoscunt sensibile praesens: unde et visus cognoscit visibile praesens, sicut ignis propter suam lucem est quid visibile praesens. Si ergo semper est praesens ignis visui, utpote organo visus in eo existente, videtur quod semper visus ignem deberet videre. Sed hoc quidem secundum principia, quae Aristoteles supponit, non sequitur. Supponit enim quod sensus est in potentia ad sensibile: et oportet quod per aliquod medium a sensibili immutetur. Unde secundum ipsum, sensibile superpositum sensui non sentitur, ut dicitur secundo de anima. Unde si etiam organum visus esset igneum, propter hoc visus non videret ignem. Sed secundum alios philosophos, visus et alii sensus percipiunt sensibilia inquantum sunt actu tales, idest similes sensibilibus utpote naturam principiorum habentibus, ut dictum est. Et ideo secundum eos, quibus organum visus erat igneum, sequebatur quod praedicto modo videret ignem. Sed tunc remanet dubitatio, quam Aristoteles hic inducit, quare oculus quiescens non videt ignem, sicut oculus motus.

Ensuite, lorsqu’il dit : Ce phénomène d’ailleurs soulève, etc., il soulève un doute sur ce qui précède. Il est évident en effet que les sens perçoivent les objets sensibles présents ; il s’ensuit que la vue perçoit les objets visibles présents, comme le feu, à cause de sa lumière, est un objet visible présent. Si donc le feu est toujours présent à la vue, en tant qu’il existe dans l’organe de la vue, il semble que l’œil devrait constamment voir le feu. Mais, selon les principes établis par Aristote, cela ne s’ensuit pas. Il suppose en effet que le sens est en puissance au sensible, et il faut que le sensible l’affecte par un intermédiaire. Alors, selon lui, le sensible surajouté au sens n’est pas senti, comme il est dit au livre II du Traité de l’âme. Il s’ensuit que, même si l’organe de la vue était de feu, pour cette raison même la vue ne verrait pas le feu. Mais selon d’autres philosophes, la vue et les autres sens perçoivent les sensibles parce qu’ils leur sont semblables en acte, c'est-à-dire en tant qu’ils ont la nature de leurs principes, comme on l’a dit. C’est pourquoi, selon ceux pour qui l’organe de la vue était de feu, il s’ensuivait qu’il voit le feu de la façon décrite. Mais alors, il reste un doute, soulevé ici par Aristote : pourquoi l’œil en repos ne voit-il pas le feu comme l’œil soumis au mouvement ?

[81194] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 5 Deinde cum dicit causa quidem assignat causam praedictae apparitionis: per quam et dubitatio mota solvitur, et ostenditur quomodo inaniter putaverunt ignem visum. Et ad hoc accipiendum est, quod corpora laevia, idest polita et tersa, ex proprietate suae naturae habent quemdam fulgorem, quod in corporibus asperis et non planis non accidit, quia quaedam partes supereminent aliis et obumbrant eas: et quamvis in se aliqualiter fulgeant huiusmodi corpora, non tamen habent tantum de fulgore, quod de se possint facere medium lucidum actu, sicut facit sol et huiusmodi corpora. Manifestum est igitur quod illud quod est medium oculi, quod vocatur nigrum oculi, est quasi laeve et politum. Unde habet quemdam fulgorem ex ratione lenitatis, non ex natura ignis, sicut illi existimabant. Per hoc ergo iam remota est necessitas attribuendi organum visus igni, quia scilicet huius claritatis, quae apparet causa, potest aliunde assignari quam ab igne. Sed, sive hoc sit ex laevitate pupillae, remanet communis dubitatio, quare huiusmodi fulgorem videt oculus motus, quiescens vero non.

Ensuite, lorsqu’il dit : L’explication de ce phénomène, etc., il présente la cause de cette apparence, qui tout à la fois donne la solution de ce doute et montre comment ces philosophes ont supposé sans raison que la vue est du feu. Et dans ce but, il faut remarquer que les corps lisses, c'est-à-dire polis et propres, ont de par leur nature un certain éclat que n’ont pas les corps rugueux et non unis, car certaines parties sont plus élevées que les autres et leur font de l’ombre ; et bien que de tels corps dégagent une certaine lueur par eux-mêmes, ils ne luisent pourtant pas assez pour pouvoir rendre le milieu lumineux en acte, comme le font le soleil et les corps du genre. Or, il est évident que ce qui est le milieu de l’œil, appelé pupille, est comme lisse et poli. Il a donc une certaine lueur du fait de sa douceur et non parce qu’il aurait la nature de feu comme ils le pensaient. Cela suffit déjà à nier la nécessité d’attribuer le feu à lorgane de la vue, car cette clarté, qui semble en être la preuve, peut être attribuée à une autre cause que le feu. Toutefois, même si cela se produit parce que la pupille est lisse, il reste un doute général : pourquoi l’œil voit-il cette lumière quand l’œil est soumis au mouvement et non quand il est en repos ?

[81195] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 6 Et ideo assignat causam huius; et dicit quod talis fulgor apparet moto oculo, quia accidit per oculi motionem quasi quod unum fiat duo. Unum enim et idem subiecto est pupilla fulgens et videns. Inquantum autem est fulgens, proiicit fulgorem suum ad extra: inquantum autem est videns, cognoscit fulgorem, quasi recipiendo ipsum ab exteriori: cum autem est quiescens, emissio fulgoris fit ad exterius, et ita visus huiusmodi fulgorem non recipit ut videre possit. Sed, quando oculus celeriter movetur, illud nigrum oculi transfertur ad exteriorem locum, in quem pupilla emittebat suum splendorem, antequam ille splendor deficiat; et ideo pupilla ad alium locum velociter translata recipit splendorem suum quasi ab exteriori, ut sic videatur esse aliud videns et visum, quamvis sit idem subiecto: et ideo huiusmodi ibi apparitio fulgoris non fit nisi oculus celeriter moveatur: quia si moveatur tarde, prius deficiet impressio fulgoris ab exteriori loco, ad quem fulgor perveniebat, quam pupilla illuc perveniat.

Et il énonce donc la cause de ce fait, en disant que cette lumière se produit quand l’œil est mis en mouvement parce que, en quelque sorte, le mouvement de l’œil produit deux choses à partir d’une. En effet, la pupille qui luit et qui voit est un seul et même sujet. Cependant, en tant qu’elle luit, elle projette sa lueur à l’extérieur ; en tant qu’elle voit, elle connaît cette lueur comme en la recevant de l’extérieur ; mais quand elle est en repos, l’émission de la lueur se fait vers l’extérieur, et ainsi, la vue ne reçoit pas cette lueur de façon à pouvoir la voir. Mais quand l’œil est mû rapidement, ce noir de l’œil est transféré à un endroit extérieur d’où la pupille émet sa lumière avant que celle-ci s’éteigne ; c’est pourquoi la pupille, rapidement déplacée vers un autre lieu, reçoit sa splendeur comme de l’extérieur, de sorte que ce qui voit et ce qui est vu semblent être différents, bien qu’ils soient identiques par leur sujet[92] ; c’est pourquoi cette apparition de lumière ne s’y produit pas à moins que l’œil ne soit mû rapidement, car s’il est mû lentement, l’impression de lumière venant du lieu extérieur où la lumière était parvenue s’éteint avant que la pupille y parvienne.

[81196] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 7 Sed videtur quod nulla celeritas motus ad hoc sufficiat. Quantumcumque enim motus localis sit velox, oportet tamen quod sit in tempore: emissio autem fulgoris ad praesentiam corporis fulgentis, et eius cessatio ab ipsius absentia, utrumque fit in instanti: non ergo videtur possibile, quantumcumque oculus celeriter moveatur, quod prius perveniat pupilla ad exteriorem locum, quam cesset fulgor illuc perveniens ex pupilla in alio loco existente. Sed ad hoc dicendum est secundum Alexandrum in commento: pupilla corpus est quoddam et in partes divisibile: unde celeriter commoto oculo, cum aliqua pars pupillae ad alium locum pervenire incoeperit, adhuc fulgor illuc pervenit ex residuo corpore pupillae, quod nondum attingit locum illum; et inde est quod pupilla incipit videre fulgorem, quasi aliunde resplendentem. Et huius signum est quod huiusmodi fulgor non videtur defecisse, sed pertransit et subito disparet visio.

Mais il semble qu’aucune vitesse du mouvement n’y soit suffisante. En effet, si rapide que soit le mouvement local, il doit tout de même avoir lieu dans le temps ; or, l’émission de la lumière vers la présence du corps lumineux et sa cessation du fait de son absence se produisent tous deux en un instant ; il ne semble donc pas possible, si rapidement que l’œil soit déplacé, que la pupille parvienne au lieu extérieur avant que ne cesse la lumière envoyée à ce lieu par la pupille lorsqu’elle se trouvait dans l’autre lieu[93]. Mais il faut répondre comme l’a fait Alexandre dans son commentaire : la pupille est un corps, et il est divisible en parties ; alors, l’œil étant soumis à un mouvement rapide, quand une partie de la pupille a commencé à parvenir à l’autre endroit, la lueur parvient encore de cette partie au reste du corps de la pupille, qui n’est pas encore parvenu à ce lieu ; et de là vient que la pupille commence à voir la lueur comme venant d’ailleurs. Et le signe de ce fait est que cette lueur ne semble pas s’affaiblir, mais elle s’en va, et on cesse subitement de la voir.

[81197] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 8 Assignat etiam causam, quare talis apparitio accidit in tenebris et non in lumine; quia fulgor corporum laevium propter sui modicitatem obscuratur a magna claritate, sed in tenebris videtur; sicut etiam accidit de quibusdam aliis, quae modicum habent lucis, et propter hoc videntur in tenebris et non in lumine, sicut quaedam capita piscium et humor turbidus piscis, qui dicitur sepia. Et subiungit quod, si aliquis lente vel tarde moveatur, non accidit praedicta apparitio, per hoc quod videns et visum simul videatur esse unum et duo, ut dictum est: sed illo modo, quando scilicet celeriter movetur oculus, tunc oculus videt seipsum, quasi secundum diversum situm a seipso immutatus, sicut accidit in refractione vel in reflexione, puta cum oculus videt seipsum in speculo, a quo scilicet ab exteriori redit species oculi ad ipsum oculum per modum reflexionis cuiusdam, sicut et in praedicta apparitione fulgor oculi redit ad ipsum, ut dictum est.

Il montre aussi la cause du fait que cette apparition se produit dans les ténèbres et non dans la lumière : en effet, la lueur des corps lisses, à cause de sa faiblesse, est éclipsée par une clarté plus grande, mais on la voit dans les ténèbres ; la même chose se produit aussi pour d’autres objets qui dégagent peu de lumière et qui, pour cette raison, sont vus dans les ténèbres et non dans la clarté, comme certaines têtes de poissons et l’humeur brouillée d’un poisson appelé seiche. Et il ajoute que, si un objet bouge lentement ou avec retard, l’apparition par laquelle ce qui voit et ce qui est vu semblent être à la fois un et deux ne se produit pas, comme on l’a dit ; mais c’est ainsi, c'est-à-dire quand l’œil est mû rapidement, que l’œil se voit lui-même, pour ainsi dire affecté par lui-même à partir d’un autre endroit, comme c’est le cas dans la réfraction ou la réflexion, quand l’œil se voit lui-même dans un miroir, à partir duquel l’espèce de l’œil revient de l’extérieur à l’œil lui-même par voie de réflexion, comme dans l’autre apparition la lueur de l’œil retourne à l’œil, comme on l’a dit.

[81198] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 9 Deinde cum dicit, quoniam si accedit ad improbandum ipsam positionem. Et primo quantum ad hoc quod visum attribuebant igni. Secundo quantum ad hoc quod ponebant visum videre extramittendo, ibi, irrationale vero omnino est. Circa primum tria facit. Primo proponit opinionem Platonis. Secundo Empedoclis, ibi, Empedocles autem videtur. Tertio opinionem Democriti, ibi, Democritus autem quoniam. Circa primum duo facit. Primo obiicit contra Platonem. Secundo removet eius responsionem, ibi, dicere autem quod extinguatur. Circa primum sciendum est, quod Empedocles et Plato in Timaeo in duobus conveniebant, quorum unum est quod organum visus pertinet ad ignem: secundum est quod visio contingit per hoc quod lumen exit ab oculo, sicut ex lucerna. Ex his autem duabus concludit philosophus quod visus deberet videre in tenebris, sicut in luce. Potest enim etiam in tenebris lumen a lucerna emitti illuminans medium. Et ita, si per emissionem luminis oculus videt, sequitur quod etiam in tenebris oculus videre possit.

Puis, lorsqu’il dit : Si l’œil était de feu, etc., il en vient à la réfutation de cette théorie. Il la réfute, en premier, quant au fait qu’ils attribuaient à vue au  feu; en deuxième, quant au fait qu’ils affirmaient que l’on voit en projetant quelque chose à l’extérieur, où il dit : Mais c’est une opinion dénuée, etc. (leçon IV, no 8). Il traite le premier point en trois parties. Il présente, en premier, l’opinion de Platon ; en deuxième, celle d’Empédocle, où il dit : Empédocle a si bien cru, etc. ; en troisième, l’opinion de Démocrite, où il dit : Démocrite a raison, etc. (leçon IV). Il traite la première partie en deux sections. En premier, il argumente contre Platon ; en deuxième, il réfute sa réponse, où il dit : Prétendre qu’elle s’éteint dans l’obscurité, etc. Quant au premier point, il faut savoir qu’Empédocle et le Timée de Platon étaient d’accord sur deux points, dont l’un est que l’organe de la vue se rapporte au feu ; le deuxième est que la vision se produit du fait que la lumière sort de l’œil comme d’une lampe. Le Philosophe conclut de ces deux idées que la vue devrait voir dans les ténèbres comme dans la clarté. En effet, même dans les ténèbres, la lumière peut être émise par une lampe et éclairer le milieu. Ainsi, si l’œil voyait par une émission de lumière, il s’ensuit qu’il pourrait voir même dans les ténèbres.

[81199] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 10 Deinde cum dicit dicere autem excludit positionem Platonis quam in Timaeo ponit dicens, quod, quando lumen egreditur ex oculo, si quidem inveniat in medio lumen, salvatur per ipsum, sicut per sibi simile, et ex hoc accidit visio. Si tamen non inveniat lumen, sed tenebras, propter dissimilitudinem tenebrarum ad lumen ab oculo egrediens extinguitur, et ideo oculus non videt.

Puis, lorsqu’il dit : Prétendre qu’elle s’éteint, etc., il réfute la théorie que Platon a avancée dans le Timée en disant que quand la lumière sort de l’œil, si elle trouve de la lumière dans le milieu ambiant, elle est conservée comme le semblable par son semblable, et la vision se produit de ce fait. Si par contre elle ne trouve pas de la lumière mais des ténèbres, à cause de la dissemblance entre les ténèbres et la lumière qui sort de l’œil, cette dernière s’éteint, et donc l’œil ne voit pas.

[81200] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 11 Sed Aristoteles dicit hanc causam non esse veram; et hoc probat ibi, quae enim. Non enim potest assignari ratio, quare lumen oculi a tenebris extinguitur, dicebant enim Platonici tres esse species ignis: scilicet lumen, flammam, et carbonem. Ignis autem, cum sit naturaliter calidus et siccus, extinguitur, vel ex frigido, vel ex humido: et hoc manifeste apparet in carbonibus et flamma. Sed neutrum contingit in lumen, quia nec per frigidum nec per humidum extinguitur. Non ergo bene dicitur, quod extinguitur ignis per modum ignis. Alexander autem in commento dicit, quod invenitur alia litera talis: qualis videtur quidem in carbonibus esse ignis et flamma in lumine: neutrum autem videtur conveniens. Neque enim humidum, nec frigidum, quibus extinctio fit. Et secundum hanc literam ratio Aristotelis magis videtur esse ad propositum. Lumen enim igneum quod apparet in carbonibus et flamma extinguitur frigido aut humido. Tenebrae autem neque sunt aliquid frigidum nec humidum. Non ergo per tenebras potest extingui lumen igneum egrediens ab oculo.

Mais Aristote dit que ce n’est pas une vraie cause, et il le prouve lorsqu’il dit : Qu’entend-on, en effet, etc. En effet, on ne peut pas donner de raison pour que la lumière de l’œil soit éteinte par les ténèbres ; les Platoniciens disaient en effet qu’il y a trois espèces de feu : la lumière, la flamme et le charbon ardent. Or, le feu, puisqu’il est naturellement chaud et sec, est éteint soit par le froid, soit par l’humidité, et cela est manifeste dans le cas des charbons ardents et des flammes. Mais ni l’un ni l’autre n’affecte ainsi la lumière, car elle n’est éteinte ni par le froid ni par l’humidité. Il n’est donc pas correct de dire que le feu est éteint à la manière du feu. Alexandre dit cependant, dans son commentaire, qu’on trouve un autre texte, qui dit plutôt : comme on observe bien que les charbons ardents ont du feu et des flammes dans leur lumière ; mais ni l’un ni l’autre ne semble s’appliquer. En effet, ce n’est ni par l’humidité, ni par le froid que l’extinction se produit. Et selon cette version, l’argument d’Aristote semble plus à propos. En effet, la lumière ardente qu’on voit dans les charbons et les flammes est éteinte par le froid ou l’humidité. Or, les ténèbres ne sont pas quelque chose de froid ni d’humide. Donc, les ténèbres ne peuvent pas éteindre la lumière de feu qui sort de l’œil.

[81201] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 12 Posset autem aliquis dicere, quod lumen igneum egrediens ab oculo non extinguitur in tenebris, sed quia debile est, nec confortatur ab exteriori lumen, ideo latet nos. Et propter hoc non fit visio.

Mais on pourrait dire que la lumière de feu qui sort de l’œil n’est pas éteinte dans les ténèbres mais que, parce qu’elle est faible et n’est pas soutenue par une lumière extérieure, elle nous est cachée ; et pour cette raison, il n'y a pas de vision.

[81202] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 13 Sed Aristoteles hoc reprobat ibi, si igitur. Circa quod sciendum est, quod lumen igneum extinguitur vel obtenebratur dupliciter. Uno quidem modo secundum proprietatem luminis, prout parvum lumen extinguitur ex praesentia maioris luminis. Alio modo secundum proprietatem ignis, qui extinguitur in aqua. Si ergo illud debile lumen ab oculo egrediens esset igneum, oporteret quod extingueretur in die propter excellentiorem claritatem, et in aqua propter contrarietatem ad ignem; et per consequens inter glacies magis obtenebraretur praedictum lumen visibile. Videmus enim hoc accidere in flamma et in corporibus igneis vel ignitis, quod tamen non accidit circa visum. Unde patet praedictam responsionem vanam esse.

Mais Aristote rejette cette idée où il dit : il faudrait alors que la lumière, etc. À ce sujet, il faut savoir que la lumière du feu est éteinte ou obscurcie de deux façons. La première résulte de la propriété de la lumière selon laquelle une faible lumière est éteinte par la présence d’une plus forte lumière. La deuxième façon résulte d’une propriété du feu, qui est éteint dans l’eau. Si donc cette faible sumière sortant de l’œil était de feu, il faudrait qu’elle soit éteinte pendant le jour à cause de la présence d’une clarté plus forte, et dans l’eau à cause de son opposition au feu ; par conséquent, cette lumière visible[94] serait obscurcie davantage parmi les glaces. En effet, nous observons ce phénomène dans les flammes et les corps en feu ou enflammés, et cela n’arrive pourtant pas pour la vue. Il est donc évident que la réponse en question est sans valeur.

[81203] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 14 Deinde cum dicit Empedocles autem narrat opinionem Empedoclis, de cuius improbatione iam dictum est: et dicit quod Empedocles videtur aestimare sicut dictum est, quod visio fiat lumine exeunte: et ponit verba eius quae metrice protulit. Dicebat enim quod ita accidit in visu, sicut quando aliquis cogitans progredi per aliquod iter per noctem hyemis, flant venti, praeparat lucernam, accendens lumen ardentis ignis, licet impetus omnium ventorum sufficienter prohibens, ponens accensum in laternam, et per hoc flatum ventorum spirantium impediens, scilicet eos ne possint eorum flatus pervenire usque ad lumen ignis, lumen autem ignis contentum extragrediatur, et quanto magis expansum fuerit extra, tanto magis illustrat aerem, ita tamen quod radii exeuntes sunt domiti, idest attenuati per velum laternae, puta per pellem, vel aliud huiusmodi. Non enim ita clare illuminatur aer per laternam, sicut illuminaretur ab igne non velato. Et similiter dicit accidere in oculo in quo lumen antiquum, idest a prima formatione oculi ad sensum contutatur, idest tute conservatur in miringis, idest in tunicis oculi per quas sicut per quosdam subtiles linteos lumen diffunditur circumquaque per pupillam, quae quidem tunicae revelant radiis per eas emissis profundum aquae fluentis circa ignis accensum in pupilla ad nutritionem, vel potius contemperationem ignis in profundo collocati. Et sic lumen extra pervenit, quando magis fuerit expansum, ab interiori procedens. Vel quod dicit circulo referendum est ad circularitatem pupillae.

Ensuite, lorsqu’il dit : Empédocle a si bien cru, etc., il expose l’opinion d’Empédocle, dont la réfutation a déjà été amorcée, en disant qu’Empédocle semble avoir l’opinion qu’on a dite, que la vision se produit par émission de lumière, et il reproduit les propos formulés en vers par ce philosophe. Il comparait en effet la vision à ce qui se passe quand quelqu'un[95], ayant l’intention d’aller à pied sur un chemin, la nuit, quand soufflent les vents d’hiver, prépare une lanterne, allume la lumière d’un feu ardent, même si la violence de tous les vents l’empêche suffisamment ; il met du feu dans sa lanterne et repousse ainsi le souffle des vents tourbillonnants (afin qu’ils ne puissent pas parvenir jusqu’à la flamme du feu) ; or, la lumière du feu enclos s’échappe et, plus elle se propage au dehors, plus elle illumine l’air, de sorte pourtant que les rayons qui en sortent sont domptés, c'est-à-dire affaiblis par le voile de la lanterne, une peau par exemple ou autre chose du genre. En effet, l’air n’est pas éclairé autant par la lanterne qu’il le serait par un feu non voilé. Et il dit que cela ressemble à ce qui se passe dans l’œil, dans lequel la lumière antique, c'est-à-dire remontant à la formation primitive de l’œil, est gardée pour la sensation, c'est-à-dire conservée en sûreté dans les membranes, c'est-à-dire les revêtements de l’œil, par lesquels, comme par des rideaux, la lumière est répandue tout autour par la pupille, et ces tuniques révèlent, par les rayons qu’ils émettent, une eau profonde qui coule autour du feu allumé dans la pupille pour nourrir, ou plutôt atténuer, le feu rassemblé dans les profondeurs. Et ainsi, la lumière parvient à l’extérieur, quand elle se propage davantage en provenance de l’intérieur. Ou bien, quand il dit de façon circulaire, cela se rapporte au fait que la pupille est ronde.

[81204] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 3 n. 15 Notandum est, quod signanter dixit per velum domitis radiis, ad signandum causam quare non videtur in tenebris, quia scilicet lumen egrediens debilitatur per hoc quod transit per praedicta velamenta ut possint perfecte aerem illuminare. Positis autem verbis Empedoclis, subiungit, quod aliquando dicebat visionem fieri per emissionem luminis, ut dictum est, aliquando autem dicebat quod visio fit per quaedam corpora defluentia a visibilibus et pervenientia ad visum; et forte eius opinio erat, quod utrumque coniungeretur ad visionem.

Il faut remarquer qu’il a dit les mots importants des rayons étouffés par un voile pour signaler la raison du fait qu’on ne voit pas dans les ténèbres, à savoir que la lumière qui sort est affaiblie parce qu’elle traverse ces voiles de sorte qu’elle ne peut pas éclairer l’air parfaitement. Ensuite, après avoir exposé les propos d’Empédocle, il ajoute que celui-ci disait parfois que la vision se produit par émission de lumière, comme on l’a dit, mais il disait parfois que la vision se produit du fait de certains corps qui se dégagent des objets visibles et parviennent à la vue, et son opinion était peut-être que les deux à la fois contribuent à la vision.

 

Leçon 4

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Démocrite a raison quand il dit que la vue est de l'eau; mais il se trompe quand il croit que la vision n'est que l'image de l'objet. L'image se produit parce que l'œil est lisse ; mais la vue ne consiste pas dans cette propriété de l'œil; elle est uniquement dans l'être qui voit, et le phénomène signalé par Démocrite n'est qu'un effet de réflexion. Mais la théorie générale des images et de la réflexion n'était pas encore bien comprise au temps de Démocrite, à ce qu'il semble. Il est étrange aussi qu'il n'ait pas poussé plus loin qu'il ne l'a fait, et qu'il ne se soit pas demandé pourquoi l'œil est seul à voir, tandis qu'aucun des autres corps où se forment également des images ne peut voir comme lui.

Que la vue soit de l'eau, c'est donc là un point qui est vrai; mais il n'est pas vrai que l'on voie en tant qu'elle est de l'eau; on voit en tant qu'elle est diaphane, et c'est une qualité qui est commune encore à l'air. Mais l'eau conserve le diaphane et le reçoit mieux que 1’air, et voilà pourquoi la pupille et l'œil sont d'eau. Les faits eux-mêmes sont là pour le prouver. Ce qui s'écoule des yeux, quand on les perd, c'est de l'eau; et dans les animaux qui viennent de naître, la pupille est toujours d'une très-grande limpidité et d'un très-vif éclat, tandis que le blanc de l'œil, du moins dans les 32 animaux qui ont du sang, est épais et gras. Du reste, cette organisation a pour but d'y conserver l'humidité, sans qu'elle puisse se congeler : aussi l'œil est-il la partie du corps la plus capable de résister au froid ; car personne encore n'a eu le dedans des paupières gelé. Dans les animaux qui n'ont pas de sang, les yeux sont revêtus d'une peau dure, et c'est elle qui leur fait rempart.

Mais c'est une opinion dénuée de toute raison que de prétendre que la vue voie par quelque chose qui sort d'elle, et qu'elle s'étende jusqu'aux astres; ou bien même que, sortie de l'œil, elle se combine à une certaine distance avec la lumière extérieure, ainsi que quelques-uns le soutiennent. Certes il serait beaucoup mieux que cette combinaison eût lieu dans le principe même avec l'œil. Mais cela est encore peu admissible. En effet, qu'est-ce que c'est qu'une combinaison de lumière à lumière? Comment cela peut-il se faire? Le premier corps venu ne se combine point avec un corps quelconque. Comment la lumière du dedans se combinerait-elle avec celle du dehors? et que fait-on de la membrane qui les sépare?

 

 

Lectio 4

Leçon 4 ─ Opinion de Démocrite sur la vision (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81205] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 4 n. 1 Post opinionem Platonis et Empedoclis hic tertio philosophus prosequitur de opinione Democriti. Circa quod tria facit. Primo ostendit in quo Democritus bene dixerit et in quo male. Secundo prosequitur illud in quo male dixit, ibi, incongruum autem est. Tertio prosequitur illud, in quo bene dixit, ibi, quod visus namque. Dicit ergo primo, quod Democritus bene dixit in hoc, quod visum attribuit aquae; sed in hoc male dixit, quod putavit visionem non aliud esse quam apparitionem rei visae in pupilla ex corporali dispositione oculi, quia scilicet oculus est laevis, idest politus, tersus. Et ita patet quod ipsum videre non consistit in hoc quod est apparere talem formam in oculo; sed consistit in vidente, idest in habente virtutem visivam: non enim oculus est videns propter hoc quod est laevis, sed propter hoc quod est virtutis visivae: illa enim passio, scilicet quod forma rei visae in oculo appareat, est reverberatio, idest causatur ex refractione sive reverberatione formae ad corpus politum. Sicut videmus in speculo accidere: cum enim immutatio diaphani, quae fit a corpore visibili pervenerit ad corpus non diaphanum, non potest ultra immutatio transcendere, sed quodam modo reflectitur ad similitudinem pilae, quae repercutitur proiecta ad parietem; et ex tali repercussione redit forma rei visae ad partem oppositam. Unde contingit quod aliquis in speculo videat seipsum, vel etiam in aliam rem, quae non directe visui eius obiicitur.

Après l’opinion de Platon et celle d’Empédocle, le Philosophe traite maintenant, en troisième lieu, de l’opinion de Démocrite. Il traite de ce sujet en trois parties. En premier, il montre en quoi Démocrite a eu raison et en quoi il a eu tort. En deuxième, il discute ce en quoi il a eu tort, où il dit : Il est étrange aussi, etc. En troisième, il discute ce en quoi il a eu raison, où il dit : Que la vue soit de l’eau, etc. Il dit donc en premier que Démocrite a eu raison d’attribuer la vue à l’eau, mais qu’il a eu tort de penser que la vision n’est rien d’autre qu’une apparition de la chose vue dans la pupille en raison de la disposition corporelle de l’œil, à savoir qu’il est lisse, car poli et propre. Et ainsi, il est évident que la vision ne consiste pas dans l’apparition d’une telle forme dans l’œil, mais qu’elle consiste dans le voyant, c'est-à-dire dans l’être qui a la faculté visuelle : en effet, l’œil ne voit pas parce qu’il est lisse, mais parce qu’il a la faculté visuelle, car cette faculté, à savoir que la forme de la chose vue apparaît dans l’œil, est une réflexion, causée par la réfraction ou le reflet de la forme sur le corps poli. C’est ce qui arrive dans le cas d’un miroir : en effet, quand l’impression causée au corps diaphane par un corps visible parvient à un corps non diaphane, le changement ne peut pas continuer plus loin, mais il est réfléchi un peu à la façon d’une balle lancée contre un mur, et, par suite de ce rebondissement, la forme de la chose vue retourne en sens opposé. C’est pourquoi il arrive que quelqu'un se voie dans un miroir, ou encore dans un autre objet qui ne s’offre pas directement à sa vue.

[81206] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 4 n. 2 Sed hoc locum non habet nisi duo concurrant: quorum unum est, ut corpus sit superficie laeve, et ex hoc quodam modo fulgens, ut supra dictum est, per quem fulgorem moderatum manifestatur species in reflexione. Aliud est quod corpus illud sit interius ad aliquid terminatum, ut immutatio praedicta ultra non transeat. Et ideo videmus, quod nisi in vitro apponatur plumbum vel aliquod huiusmodi, quod impediat penetrationem, ne ulterius procedat immutatio, non fit talis apparitio. Utrumque autem horum concurrit in oculo. Est enim moderate fulgens propter laevitatem, ut supra habitum est, et habet aliquod in fundo, quod terminet eius pervietatem: unde manifestum est quod hoc accidens, scilicet quod forma rei visae appareat in oculo, accidit pure propter refractionem, quae est passio corporalis, quae causatur ex determinata corporis dispositione.

Mais cela ne se produit qu’à deux conditions : l’une est que la surface du corps soit lisse et, de ce fait, quelque peu luisant, comme on l’a dit, et que l’image soit manifestée par réflexion par cette légère lumière. L’autre est que ce corps ait une certaine borne intérieure, de sorte que cette impression n’aille pas au-delà. C’est pourquoi nous voyons que, à moins qu’on n’applique à la vitre du plomb ou quelque chose du genre qui empêche la pénétration de sorte que la modification n’aille pas plus loin, une telle image n’apparaît pas. Ces deux conditions sont réalisées dans l’œil. En effet, il est modérément luisant parce qu’il est lisse, comme on l’a vu, et il a quelque chose au fond qui borne sa transparence ; il est donc évident que cet accident, à savoir que la forme de la chose vue apparaît dans l’œil, se produit uniquement à cause de la réflexion, qui est une propriété corporelle et qui est causée par une disposition déterminée du corps.

[81207] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 4 n. 3 Democrito tamen nondum erat manifestum de huiusmodi refractionibus, et de formis, quae apparent in corporibus specularibus propter refractionem praedictam. Ipsa autem visio secundum rei veritatem non est passio corporalis, sed principalis eius causa est virtus animae. Democritus tamen ponebat animam esse aliquid corporale; et ideo non est mirum si operationem animae nihil aliud esse dicebat quam passionem corporalem.

Cependant, ces réflexions et les formes qui apparaissent à cause d’elles dans les corps qui les reflètent n’étaient pas encore connus à l’époque de Démocrite. Or, la vision elle-même, dans la réalité, n’est pas une propriété corporelle, mais sa cause principale est la faculté de l’âme. Démocrite affirmait cependant que l’âme est une réalité corporelle, et il n'est donc pas surprenant qu’il ait dit que l’opération de l’âme n’est rien d’autre qu’une altération corporelle.

[81208] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 4 n. 4 Sciendum tamen quod praedicta apparitio, quantum ad primam receptionem formae quae est visionis, est corporalis, non enim visio est actus animae nisi per organum corporeum: et ideo non est mirum si habeat aliquam causam ex parte corporeae passionis; non tamen ita quod ipsa corporea passio sit idem quod visio. Sed aliqua causa est eius quantum ad primam, ut ita dicam, percussionem formae visibilis ad oculum: namque reflexio consequens, nihil facit ad hoc quod oculus videat rem visam per speciem in eo apparentem, sed facit ad hoc quod alteri possit apparere. Unde etiam oculus videns rem per speciem, non videt ipsam speciem in eo apparentem.

Il faut pourtant savoir que cette image, quant à la première réception de la forme qu’est la vision, est corporelle : en effet, la vision n’est un acte de l’âme que par l’entremise d’un organe corporel ; il n’est donc pas étonnant qu’elle ait une cause du côté des altérations corporelles, mais pas de sorte que l’altération corporelle soit la même chose que la vision. Mais la vision a une cause quant au fait que l’œil est premièrement frappé, pour ainsi dire, par la forme visible, car la réflexion qui s’ensuit ne contribue en rien à ce que l’œil voie la chose au moyen de la forme qui y apparaît, mais elle contribue à ce que la forme puisse apparaître à quelqu'un d’autre. Alors, même l’œil qui voit la chose au moyen de la forme ne voit pas la forme même qui y apparaît.

[81209] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 4 n. 5 Deinde cum dicit incongruum autem prosequitur quantum ad hoc quod Democritus male dixit. Et dicit quod valde incongruum videtur quod Democrito ponenti visionem nihil aliud esse quam apparitionem praedictam, non occurrerit ista dubitatio, quare alia corpora, in quibus formae rerum visibilium, quas idola nominabat, specialiter apparent, non videant, sed solus oculus. Ex quo manifeste apparet, quod non tota ratio visionis est praedicta apparitio; sed in oculo est aliquid aliud, quod visionem causat, scilicet virtus visiva.

Ensuite, où il dit : Il est étrange aussi, etc., il traite de ce en quoi Démocrite a eu tort. Et il dit qu’il semble très étrange que Démocrite, en affirmant que la vision n’est rien d’autre que cette image, n’ait pas songé à la difficulté suivante : pourquoi les autres corps, dans lesquels les formes des choses visibles qu’il appelait « idoles » apparaissent spécialement[96], ne voient-ils pas, et pourquoi est-ce seulement l’œil qui voit ? Il est donc tout à fait évident que cette image n’est pas la seule raison de la vision, mais il y a quelque chose d’autre dans l’œil qui cause la vision, et c’est la faculté visuelle.

[81210] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 4 n. 6 Deinde cum dicit quod visus prosequitur id quod Democritus bene dixit. Et primo proponit necessitatem. Secundo manifestat per signa, ibi, et hoc est et ipsis operibus. Dicit ergo primo: hoc quod Democritus organum visus attribuit aquae, verum est. Sciendum tamen quod visio attribuitur aquae non secundum quod est aqua, sed ratione perspicuitatis, quae communiter in aqua et aere invenitur. Nam visibile est motivum perspicui, ut dicitur in libro de anima. Attribuitur magis tamen visio aquae quam aeri propter duo. Primo quidem, quia aqua magis potest conservari quam aer. Aer enim de facili diffunditur; et ideo ad conservationem visus convenientior fuit aqua quam aer. Natura autem facit semper quod melius est. Secundo, quia aqua est magis spissa quam aer, et ex ratione suae spissitudinis habet quod in ea per quamdam reverberationem appareat forma rei visae; et hoc competit instrumento visus: esse autem perspicuum competit medio in visu, eo quod commune est aeri et aquae: et ideo concludit, quod oculus et pupilla magis attribuuntur aquae quam aeri. Est etiam et corpus caeleste perspicuum; sed quia non venit in compositione corporis humani, propter hoc hic praetermittitur.

Puis lorsqu’il dit : Que la vue soit de l’eau, il explique ce en quoi Démocrite a eu raison. Et en premier, il montre que c’est nécessairement vrai. En deuxième, il le manifeste par des signes, où il dit : Les faits eux-mêmes sont là, etc. Il dit donc en premier que quand Démocrite attribue l’organe de la vue à l’eau, il dit vrai. Il faut pourtant savoir que la vision est attribuée à l’eau non en tant que c’est de l’eau, mais en raison de sa transparence, qui est commune à l’air et à l’eau. En effet, le visible est ce qui meut le milieu transparent, comme il est dit dans le Traité de l’âme. Pourtant, la vision est attribuée davantage à l’eau qu’à l’air pour deux raisons. En premier, parce que l’eau peut davantage se conserver que l’air. En effet, l’air se disperse facilement, et donc, l’eau convenait plus que l’air à la conservation de la vue ; or, la nature fait toujours ce qui est le meilleur. En deuxième, parce que l’eau est plus dense que l’air et que, du fait de sa densité, elle permet à la forme de la chose vue d’y apparaître par réflexion, et cela appartient à l’organe de la vue ; or, la transparence appartient au milieu dans la vue, du fait qu’elle est commune à l’air et à l’eau, et il conclut donc que l’œil et la pupille sont attribués davantage à l’air qu’à l’eau. Le corps céleste, lui aussi, est transparent, mais parce qu’il n’entre pas dans la composition du corps humain, il n’en est pas fait mention.

[81211] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 4 n. 7 Deinde cum dicit et hoc est manifestat organum visus esse aquae, per tria signa, quae in ipsis operibus manifesta sunt; quorum primum est, quod si oculi destruantur, ad sensum apparet inde aqua discurrens. Secundum est, quod in oculis embryonum de novo formatis, qui quasi adhuc recipientes magis virtutem sui principii, excedunt et in frigiditate et claritate, quae duo sunt connaturalia aquae. Tertium signum est, quia in animalibus habentibus sanguinem, in quibus potest esse pinguedo, quasi ex sanguine generata, circa pupillam ponitur album oculi habens pinguedinem et crassitudinem quamdam, ut ex eius caliditate permaneat aqueum pupillae humidum absque congelatione, quae perspicuitatem aquae diminueret, et sic impediretur visio. Et ideo ratione praedictae pinguedinis oculus qui pinguescit propter eius caliditatem nullis unquam passus est frigus in toto eo quod intra palpebras continetur. In animalibus vero, quae sunt sine sanguine, in quibus non invenitur pinguedo, natura facit oculos durae pellis, ad protegendum humidum aqueum, quod est intra pupillam.

Ensuite, où il dit : Les faits eux-mêmes sont là, etc., il manifeste que l’organe de la vue est d’eau, par trois signes qui sont évidents dans ses opérations même ; le premier est que, si les yeux sont détruits, il est visible que de l’eau s’en écoule. Le deuxième est que les yeux nouvellement formés des embryons, qui reçoivent en quelque sorte une plus grande puissance de leur principe[97], ont une froideur et une clarté excessive, deux caractères distinctifs de l’eau. Le troisième signe est que chez les animaux qui ont du sang, et qui peuvent avoir de la graisse, qui est comme engendrée par le sang, la pupille est entourée par le blanc de l’œil, qui est plutôt gras et épais, de sorte que sa chaleur permette à l’eau de la pupille de rester humide sans se congeler, ce qui diminuerait la transparence de l’eau et nuirait ainsi à la vision. Et donc, en raison de cette consistance graisseuse de l’œil, qui est gras en raison de sa chaleur, personne n’a jamais souffert du froid dans tout ce qui est contenu sous les paupières. Par contre, chez les animaux privés de sang, en lesquels on ne trouve pas de graisse, la nature crée des yeux à peau dure afin de protéger l’humidité aqueuse à l’intérieur de la pupille.

[81212] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 4 n. 8 Deinde cum dicit irrationale vero accedit ad improbandum quod aliqui posuerunt visionem fieri extramittendo, quod erat ratio attribuendi visum igni: unde hoc remoto, et illud removetur. Et circa hoc duo facit. Primo proponit duas opiniones ponentium quod videmus extramittendo. Secundo improbat alteram illarum, ibi, isto enim melius est. Dicit ergo primo, quod irrationale videtur quod visus videat aliquo ab eo exeunte. Quod quidem aliqui posuerunt dupliciter. Uno modo, ut id quod egreditur ab oculo extendatur usque ad rem visam; ex quo sequitur, quod cum nos videamus etiam astra, id quod egreditur a visu, extendatur usque ad astra: quod continet manifestam impossibilitatem. Cum enim egredi non sit nisi corporum, sequitur quod aliquod corpus egrediens ab oculo perveniet usque ad astra: quod idem apparet falsum multipliciter. Primo quidem, quia sequeretur plura corpora esse in eodem loco; tum quia illud quod egrederetur ab oculo simul esset cum aere; tum quia huiusmodi egredientia ab oculis oporteret multiplicari in eodem medio secundum multitudinem videntium per idem medium. Secundo, quia quaelibet emissio corporis in principio quidem est maior, in fine vero attenuatur, propter quod contingit quod flamma ex corpore accenso procedens tendit in summum: hic autem accidit contrarium. Dicunt enim mathematici, quorum est haec positio quod conus corporis egredientis ab oculo, est intra oculum basis illius res visae. Tertio, quia non posset quantitas oculi sufficere ad hoc quod tantum corpus ab eo progrederetur, quod attingeret usque ad astra quantumcumque subtiliaretur: talis enim est terminus subtilitatis corporum naturalium; et propterea quanto esset subtilius, tanto facilius corrumperetur. Et iterum: oporteret quod vel esset aer vel ignis illud corpus emissum ab oculo. Et aerem quidem emitti ab oculo non est necessarium, quia abundat exterius. Si vero esset ignis, videremus etiam ignem, vel non possemus videre media in aqua: nec etiam possemus videre nisi in sursum, quo tendit motus ignis. Non autem potest dici quod illud corpus, quod egreditur ab oculo, sit lumen, quia lumen non est corpus, ut probatum est in libro de anima.

Puis lorsqu’il dit : Mais c’est une opinion dénuée, etc., il en vient à la réfutation des propos de certains, qui ont affirmé que la vision se fait par émission hors de l’œil, ce qui était la raison d’attribuer la vue au feu ; alors, l’un étant réfuté, l’autre l’est aussi. Et il traite ce sujet en deux parties. En premier, il présente deux opinions de ceux qui affirment que nous voyons en émettant quelque chose. En deuxième, il en réfute une, où il dit : Certes il serait beaucoup mieux, etc. Il dit donc en premier qu’il semble déraisonnable que la vue voie en émettant quelque chose. Certains ont affirmé cela de deux façons. D’une façon, en disant que ce qui sort de l’œil s’étend jusqu’à la chose vue, d’où il s’ensuit que lorsque nous voyons jusqu’aux astres, ce qui sort de la vue s’étend jusqu’aux astres, ce qui constitue une impossibilité manifeste. En effet, comme rien ne peut sortir sinon un corps, il s’ensuit qu’un corps sortant de l’œil parvient jusqu’aux astres, ce qui est manifestement faux pour bien des raisons. En premier, parce qu’il s’ensuivrait que plusieurs corps se trouvent dans le même lieu, tant parce que ce qui sortirait de l’oeil serait au même endroit que l’air que parce que ce qui sortirait des yeux devreait se multiplier dans le même milieu selon le nombre de ceux qui voient par le même milieu. En deuxième, parce que toute émission d’un corps est plus forte au début, mais s’affaiblit à la fin, et c’est pourquoi la flamme qui jaillit d’un corps tend vers un sommet ; mais ici, c’est le contraire. Les mathématiciens, à qui appartient ce domaine, disent en effet que le sommet du corps qui sort de l’œil est à l’intérieur de l’œil et que sa base est la chose vue. En troisième, parce que la taille de l’œil n’est pas suffisante pour qu’il en sorte un corps assez grand pour parvenir jusqu’aux astres, peu importe combien il se raréfie : il y a en effet une limite à la raréfaction des corps naturels, et de plus, plus il se raréfie, plus il se corrompt facilement. Qui plus est, il faudrait que le corps émis par l’œil soit ou bien de l’air, ou bien du feu. Or, il n’est pas nécessaire que l’œil émette de l’air, car l’air est abondant à l’extérieur, mais s’il émettait du feu, nous verrions aussi le feu[98], ou nous ne pourrions pas voir à travers l’eau ; aussi, nous ne pourrions voir que vers le haut, car c’est là que tend le mouvement du feu. Et on ne peut pas dire que le corps qui sort de l’œil est de la lumière, car la lumière n’est pas un corps, comme il a été prouvé dans le Traité de l’âme.

[81213] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 4 n. 9 Alia opinio est Platonis qui posuit quod lumen egrediens ab oculo non procedit usque ad rem, sed quodantenus, idest aliquod determinatum spatium, ubi scilicet cohaeret lumini exteriori, ratione cuius cohaerentiae fit visio, ut prius dictum est.

L’autre opinion est celle de Platon, qui a affirmé que la lumière qui sort de l’œil ne se rend pas jusqu’à la chose, mais jusqu’à un point, c'est-à-dire sur une distance déterminée où elle se rattache à la lumière extérieure, et que la vision se produit du fait de cette jonction, comme on l’a dit.

[81214] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 4 n. 10 Deinde cum dicit isto enim melius praetermissa prima opinione tamquam maxime inconvenienti, consequenter improbat secundam dupliciter. Primo quidem, quia inutiliter et vane aliquid ponitur. Et hoc est quod dicit: melius esset dicere quod lumen interius coniungeretur exteriori in ipsa interiore extremitate oculi, quam extra per aliquam distantiam. Et hoc ideo, quia in illo spatio intermedio, si non est lumen exterius, extingueretur lumen interius a tenebris, secundum eius positionem, ut supra habitum est. Si vero attingat lumen usque ad oculum, melius est quod statim coniungatur; quia quod potest fieri sine medio melius est quam quod fiat per medium: cum aliquid fieri per pauciora melius sit quam per plura.

Ensuite, où il dit : Certes il serait beaucoup mieux, etc., omettant la première opinion parce qu’elle est parfaitement absuerde, il réfute la deuxième de deux façons. En premier, parce qu’elle affirme quelque chose d’inutile et de vain. Et c’est ce qu’il dit : il vaudrait mieux dire que la lumière intérieure se joint à l’extérieure dans l’extrémité intérieure de l’œil qu’à une certaine distance à l’extérieur. La raison en est que, dans cet espace intermédiaire, s’il n'y a pas de lumière à l’extérieur, la lumière intérieure sera éteinte par les ténèbres selon leur théorie, comme on l’a vu plus haut. Mais si la lumière se rend jusqu’à l’œil, il est préférable que les lumières se joignent immédiatement, car ce qui peut se faire sans intermédiaire est meilleur qu’avec un intermédiaire : il est préférable qu’une chose se fasse avec peu qu’avec beaucoup de moyens.

[81215] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 4 n. 11 Deinde cum dicit sed hoc improbat coniunctionem luminis interioris ad exterius, etiam si fiat in principio oculi. Et hoc tripliciter. Primo quidem, quia coniungi vel separari est proprie corporum, quorum utrumque habet per se subsistentiam, non autem qualitatum, quae non sunt nisi in subiecto. Unde cum lumen non sit corpus sed accidens quoddam, nihil est dictum quod lumen adiungatur lumini, nisi forte corpus luminosum adiungeretur corpori luminoso. Potest autem contingere quod lumen intendatur in aere per multiplicationem luminarium: sicut et calor intenditur per augmentum calefacientis, quod tamen non est per additionem, ut patet in quarto physicorum. Secundo improbat per hoc, quod etiam dato quod utrumque lumen esset corpus, non tamen esset possibile quod utrumque coniungeretur, cum non sint eiusdem rationis. Non enim quodlibet corpus natum est coniungi cuilibet corpori, sed solum illa quae sunt aliqualiter homogenea. Tertio, quia cum inter lumen interius et exterius intercidat corpus medium, scilicet meninga, idest tunica oculi, non potest utriusque luminis esse coniunctio.

Puis lorsqu’il dit : Mais cela est encore, etc, il nie la jonction des lumières intérieure et extérieure, même si elle a lieu à la racine de l’œil. Il réfute cette idée de trois façons. En premier, parce que la jonction et la séparation sont le propre des corps, et c’est essentiellement la substance qui est sujette à ces deux choses, et non les qualités, qui sont uniquement dans un sujet. Alors, puisque la lumière n’est pas un corps mais un accident, rien n’établit que la lumière se joint à la lumière, à moins peut-être qu’un corps lumineux ne se joigne à un autre corps lumineux. Il peut cependant arriver que la lumière s’intensifie dans l’air par multiplication des luminaires, comme la chaleur s’intensifie par augmentation des sources de chaleur, ce qui ne se produit toutefois pas par addition, comme il est prouvé au livre IV des Physiques. La deuxième réfutation est que, même si on admettait que les deux lumières sont des corps, il ne serait pas possible qu’elles se joignent, puisqu’elles ne sont pas de la même source. En effet, n’importe quel corps ne peut pas se joindre à n’importe quel autre, mais seulement ceux qui ont une certaine homogénéité le peuvent. La troisième est que, puisqu’il se trouve entre la lumière intérieure et la lumière extérieure, soit la méninge, c'est-à-dire la membrane de l’œil, il ne peut pas y avoir jonction des deux lumières.

 

Leçon 5

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

On a dit ailleurs qu'il était impossible de voir sans lumière. Mais que ce soit la lumière ou l'air qui soit interposé entre l'objet qui est vu et l'œil qui le voit, c'est toujours le mouvement passant par cet intermédiaire qui produit la vision.

Et voilà bien pourquoi l'on a raison de dire que le dedans de l'œil est de l'eau; c'est que l'eau est diaphane, et l'on ne voit pas plus en dedans qu'en dehors sans lumière. Il faut donc que le dedans de l'œil soit diaphane, et qu'il soit de l'eau, puisqu'il n'est pas de l'air. En effet, l'âme n'est pas certainement à l'extrémité de l'œil, pas plus que l'organe sensible de l'âme. Évidemment elle est en dedans. Il s'ensuit que nécessairement il faut que le dedans de l'œil soit diaphane, et qu'il puisse recevoir la lumière.

Et cela peut bien se vérifier encore par les faits. Ainsi il est arrivé que des hommes blessés à la guerre près des tempes, de manière à ce que les pores des yeux fussent tranchés, ont senti survenir une obscurité comme si une lampe s'était éteinte, parce qu'en effet c'était bien une sorte de lampe que le diaphane et ce qu'on appelle la pupille, tranchés en eux par la blessure.

Si, dans ces divers cas, les choses se passent comme nous venons de le dire, il est évident qu'il faut aussi rapporter et attribuer chacun des sens à quelque élément de la manière suivante : il faut supposer que la partie de l'œil qui voit est de l'eau, que ce qui entend et perçoit les sons est de l'air, et que l'odorat est du feu.

En effet, ce que l'odoration est en acte, l'organe qui odore l'est en puissance, puisque c'est la chose sentie qui fait que le sens est en acte, de telle façon que nécessairement le sens n'est primitivement qu'en puissance. Mais l'odeur est une sorte d’exhalaison fumeuse, et l'exhalaison fumeuse vient du feu. Si l'organe de l'odorat est spécialement placé au lieu qui environne le cerveau, c'est que la matière du froid est chaude en puissance; et l'origine de l'œil est toute pareille à celle de l'odorat. L'œil est formé d'une partie du cerveau ; et le cerveau est la plus humide et la plus froide de toutes les parties qui entrent dans la composition du corps.

Quant au toucher, il se rapporte à la terre; et le goût n'est qu'une espèce de toucher. Et voilà pourquoi les organes propres à ces deux sens, le goût et le toucher, sont rapprochés du cœur, qui est l’opposé du cerveau, puisqu'il est la plus chaude des parties du corps.

Bornons ici nos considérations sur les parties sensibles du corps.

 

 

Lectio 5

Leçon 5 ─ Blessures aux yeux ; correspondance entre les sens et les éléments (Traduction Georges Comeau, 2019)

 [81216] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 1 Postquam philosophus improbavit opinionem ponentium visionem, fieri extramittendo, hic determinat veritatem. Et circa hoc tria facit. Primo manifestat qualiter visio fiat secundum suam sententiam. Secundo ex hoc reddit causam eius quod supra positum est de organo visus, ibi, et rationabiliter. Tertio manifestat causam illam per signum, ibi, et hoc etiam ab accidentibus. Resumit ergo primo, quod dictum est in libro de anima, quod sine lumine impossibile est videre: quia enim visio fit per medium, quod est diaphanum, requiritur ad visionem lumen, quod facit aliquod corpus esse actu diaphanum, ut dicitur in libro de anima. Et ideo sive illud medium, quod est inter rem visam et oculum sit actu aer illuminatus, sive sit lumen, non quidem per se subsistens, cum non sit corpus, sed quocumque alio corpore, puta aqua vel vitro, motus, qui fit per huiusmodi medium, causat visionem.

Après avoir réfuté l’opinion de ceux qui affirment que la vision se produit par émission vers l’extérieur, le Philosophe établit maintenant la vérité. Et il le fait en trois parties. En premier, il manifeste comment la vision se produit selon sa doctrine. En deuxième, il en déduit la cause de ce qui a été affirmé plus haut au sujet de l’organe de la vue, où il dit : Et voilà bien pourquoi, etc. En troisième, il manifeste cette cause par un signe, où il dit : Et cela peut bien se vérifier, etc. En premier, il reprend donc ce qui est dit dans le Traité de l’âme, à savoir qu’il est impossible de voir sans lumière ; en effet, puisque la vision se fait à travers un milieu, qui est diaphane, la vision nécessite la lumière, qui rend un corps diaphane en acte, comme il est dit dans le Traité de l’âme. Et donc, soit que ce milieu entre la chose vue et l’œil est de l’air illuminé en acte, soit qu’il est la lumière, non certes subsistante par elle-même, puisqu’elle n’est pas un corps mais affecte tout autre corps, tel que l’eau ou la vitre, le mouvement qui a lieu à travers ce milieu cause la vision.

[81217] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 2 Non est autem intelligendum quod huiusmodi motus sit localis, quasi quorumdam corporum defluentium a re visa ad oculum, sicut Democritus et Empedocles posuerunt: quia sequeretur quod per huiusmodi defluxum corpora visa diminuerentur quo usque totaliter consumerentur; sequeretur etiam quod oculus ex occursu continuo huiusmodi corporum destrueretur; neque etiam esset possibile ut totum corpus ab oculo videretur, sed solum secundum tantam quantitatem, quantam posset pupilla capere.

Il ne faut toutefois pas comprendre que ce mouvement serait local, comme consistant en certains corps qui s’écoulent de la chose vue jusqu’à l’œil, comme l’ont affirmé Démocrite et Empédocle, car il s’ensuivrait que, du fait de cet écoulement, les corps vus diminueraient au point de disparaître complètement ; il s’ensuivrait aussi que l’œil serait détruit par l’arrivée continue de tels corps ; il ne serait pas possible non plus que tout le corps soit vu par l’œil, qui en verrait seulement la quantité que la pupille serait capable de capter.

[81218] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 3 Est autem motus iste secundum alterationem: alteratio autem est motus ad formam, quae est qualitas rei visae, ad quam medium est in potentia inquantum est lucidum in actu, quod est diaphanum interminatum. Color autem est qualitas diaphani terminati, ut infra dicetur. Quod autem interminatum est, sic se habet ad terminatum, sicut potentia ad actum. Nam forma est quidam terminus materiae.

Ce mouvement consiste plutôt en une altération ; or, l’altération est un mouvement vers la forme, qui est une qualité de la chose vue, à laquelle le milieu est en puissance en tant qu’il est lumineux en acte, c'est-à-dire diaphane illimité. La couleur est la qualité du diaphane limité, comme on le verra plus loin. Or, ce qui est illimité a avec ce qui est limité un rapport de puissance à acte, car la forme est une certaine limitation de la matière.

[81219] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 4 Sed propter aliam rationem diaphaneitatis in medio perspicuo, sequitur quod medium recipiat alio modo speciem coloris quam sit in corpore colorato, in quo est diaphanum terminatum, ut infra dicetur. Actus enim sunt in susceptivis secundum modum ipsorum: et ideo color est quidem in corpore colorato sicut qualitas completa in suo esse naturali; in medio autem incompleta secundum quoddam esse intentionale; alioquin non posset secundum idem medium videri album et nigrum. Albedo autem et nigredo, prout sunt formae completae in esse naturali, non possunt simul esse in eodem: sed secundum praedictum esse incompletum sunt in eodem, quia iste modus essendi propter suam imperfectionem appropinquat ad modum quo aliquid est in aliquo in potentia. Sunt autem in potentia opposita simul in eodem.

Cependant, à cause d’une autre propriété de la transparence dans un milieu transparent, il s’ensuit que le milieu reçoit l’espèce de la couleur d’une autre façon qu’un corps coloré, auquel la transparence se termine, comme on le dira plus loin. En effet, les actes sont dans les sujets qui les reçoivent selon le mode de ces sujets ; il s’ensuit que la couleur est dans un corps coloré comme une qualité complète dans son être naturel, mais une qualité incomplète dans le milieu selon un être intentionnel[99] ; sinon, on ne pourrait pas voir le blanc et le noir à travers le même milieu. En effet, la blancheur et la noirceur, en tant qu’elles sont des formes complètes dans un être naturel, ne peuvent pas être en même temps dans le même objet, mais, selon cet être incomplet, elles sont dans le même objet, car ce mode d’être, du fait de son imperfection, s’approche du mode par lequel un être se trouve dans un autre en puissance : en effet, les opposés en puissance se trouvent dans la même chose.

[81220] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 5 Deinde cum dicit et rationabiliter assignat, super id quod dictum est, causam quare necesse sit visum attribuere aquae, quod supra solum per signa ostenderat. Et dicit quod quia immutatio medii illuminati a corpore viso causat visionem, rationabiliter id quod est intra pupillam, quae est organum visus, est aqueum. Aqua enim est de numero perspicuorum. Oportet autem quod, sicut exterius medium est aliquod perspicuum illuminatum sine quo nihil potest videri, ita etiam quod intra oculum sit aliquod lumen. Et, cum non sit visio nisi in perspicuo, necesse est quod est intra oculum sit aliquod perspicuum; non autem corpus caeleste, quia non venit in compositionem humani corporis; et ideo necesse est quod sit aqua quae sit servabilior et spissior quam aer ut dictum est.

Ensuite, où il dit : Et voilà bien pourquoi, etc., en plus de ce qui a été dit, il montre la cause pour laquelle il est nécessaire d’attribuer la vue à l’eau, ce qu’il a seulement montré ci-dessus par des signes. Et il dit que, comme l’impression du corps vu sur le milieu éclairé cause la vision, il est raisonnable que ce qui est à l’intérieur de la pupille, qui est l’organe de la vue, soit aqueux. En effet, l’eau est au nombre des corps transparents. Or, puisque le milieu extérieur est un corps transparent et éclairé sans lequel rien ne peut être vu, il est également nécessaire qu’il y ait de la lumière à l’intérieur de l’œil. Et comme il n'y a de vision que dans un milieu transparent, il est nécessaire qu’il y ait quelque chose de transparent dans l’œil, et non pas le corps céleste, qui n’entre pas dans la composition du corps humain ; c’est donc nécessairement de l’eau, qui se conserve mieux et est plus dense que l’air, comme on l’a dit.

[81221] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 6 Quare autem ad videndum requiratur lumen interius, manifestat cum dicit: non enim in ultimo. Si enim virtus visiva esset in exteriori superficie oculi, sufficeret ad videndum solum lumen exterioris perspicui, per quod immutatio coloris perveniret ad exteriorem superficiem pupillae. Sed anima sive sensitivum animae non est in exteriori superficie oculi, sed intra. Et est attendendum quod signanter addit aut animae sensitivum; anima enim cum sit forma totius corporis et singularum partium eius, necesse est quod sit in toto corpore et in qualibet parte eius: quia necesse est formam esse in eo, cuius est forma; sed sensitivum animae dicitur potentia sensitiva, quae quia est principium sensibilis operationis animae quae per corpus exercetur, oportet esse in aliqua determinata parte corporis; et sic principium visionis est interius iuxta cerebrum, ubi coniunguntur duo nervi ex oculis procedentes. Et ideo oportet quod intra oculum sit aliquod perspicuum receptivum luminis, ut sit uniformis immutatio a re visa usque ad principium visivum.

Il manifeste la raison pour laquelle une lumière intérieure est nécessaire à la vision quand il dit : elle n’est pas à l’extrémité. En effet, si la puissance visuelle était à la surface extérieure de l’œil, il suffirait pour voir d’avoir la lumière du milieu extérieur transparent, par laquelle l’impression de la couleur parviendrait à la surface extérieure de la pupille. Mais l’âme, ou la faculté sensitive de l’âme, n’est pas à la surface extérieure de l’œil, mais à l’intérieur. Et il faut remarquer qu’il ajoute intentionnellement ou la faculté sensitive de l’âme ; en effet, puisque l’âme est la forme du corps entier et de chacune de ses parties, elle est nécessairement dans le corps entier et dans chacune de ses parties, car la forme est nécessairement dans ce dont elle est la forme ; mais la partie sensitive de l’âme est appelée puissance sensitive ; celle-ci, étant le principe des opérations sensibles de l’âme qui sont effectuées par le corps, doivent être dans une partie déterminée du corps ; et ainsi, le principe de la vision est à l’intérieur près du cerveau, où se rejoignent deux nerfs provenant de l’œil. Il faut donc qu’il y ait dans l’œil quelque chose de transparent qui reçoit la lumière, de sorte qu’il y ait une altération uniforme allant de la chose vue jusqu’au principe de la vision.

[81222] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 7 Deinde cum dicit et hoc etiam manifestat quod dixerat per signum, quod accidit in quibusdam, qui in pugnis circa tempora vulnerantur; scissis enim poris, qui pupillam continuant visivo principio, subito tenebrae fiunt per visus amissionem, ac si lucerna extingueretur. Pupilla enim est sicut quaedam lampas illuminata ab exteriori lumine; et ideo, quando praescinduntur pori continuantes pupillam principio visivo, non potest lumen huius lampadis usque ad visivum principium pervenire, et ideo visus obscuratur.

Ensuite, où il dit : Et cela peut bien se vérifier, etc., il manifeste ce qu’il a dit par un signe, constaté chez certains qui ont été blessés près de la tempe dans une bataille ; en effet, lorsque les nerfs qui relient la pupille au principe visuel sont coupés, les ténèbres viennent subitement par la perte de leur vision, comme si une lampe s’éteignait. En effet, la pupille est comme une lampe éclairée par la lumière extérieure, et donc, quand sont coupés les nerfs qui relient la pupille au principe de la vue, la lumière de cette lampe ne peut par parvenir au principe de la vue, et la vue est donc obscurcie.

[81223] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 8 Deinde cum dicit igitur si exclusis falsis opinionibus aliorum, accedit ad principale propositum. Et primo quantum ad organa sensuum non necessariorum. Secundo quantum ad organa sensuum necessariorum, ibi, tactivum autem. Circa primum duo facit. Primo adaptat organa sensuum elementis. Secundo manifestat quod dixerat, ibi, quod enim actu odoratur. Circa primum, considerandum est quod non fuit secundum sententiam Aristotelis quod organa sensuum elementis attribuerentur, ut patet in libro de anima, sed quia alii philosophi organa sensuum quatuor elementis attribuebant; ideo quasi in hoc condescendens, dicit quod suppositis his quae dicta sunt de visu, oportet, secundum quod aliqui dicunt, unumquodque sensitivorum, idest organorum sensus, attribuere alicui uni elementorum, sicut alii faciunt. Existimandum est quod visivum oculi attribuendum sit aquae, sensitivum autem sonorum sit attribuendum aeri, igni vero odorativum.

Puis lorsqu’il dit : Si, dans ces divers cas, etc., après avoir réfuté les opinions des autres, il en vient à sa thèse principale. Et il traite, en premier, des organes des sens non nécessaires ; en deuxième, des organisations des sens nécessaires, où il dit : Quant au toucher, il se rapporte, etc. Il traite le premier point en deux parties. En premier, il fait correspondre les organes des sens aux éléments. En deuxième, il manifeste ce qu’il a dit, où il dit : En effet, ce que l’odoration, etc. Quant au premier point, il faut remarquer que ce n’était pas la doctrine d’Aristote d’attribuer les organes des sens aux éléments, comme cela est évident dans le Traité de l’âme, mais, parce que d’autres philosophes ont attribué les organes des sens aux quatre éléments, comme par condescendance envers eux, dit que, si on suppose ce qui a été dit de la vue, il faut attribuer, selon les dires de certains, chacune des facultés sensitives, c'est-à-dire des organes des sens, à l’un des éléments, comme le font les autres. Il faut penser que la faculté visuelle de l’œil doit être attribuée à l’eau, que la sensation des sons doit être attribuée à l’air et que l’odorat doit être attribué au feu.

[81224] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 9 Sed hoc videtur esse contra id quod dictum est in libro de anima. Pupilla est aquae, auditus vero aeris, olfactus autem alterius, horum autem ignis aut nullius est, aut omnibus communis. Sed dicendum est, quod id quod est odoratus potest accipi dupliciter. Uno modo secundum potentiam; et sic organum odoratus est aeris vel aquae, ut dicitur in secundo de anima. Alio modo secundum actum; et sic est verum quod hic dicitur, ut ipse probabit. Et ideo signanter non dixit odorativum esse ignis, sicut dixerat sensitivum sonorum esse aeris, visivum oculi esse aquae; sed dicit odoratum esse ignis. Odorativum enim dicitur secundum potentiam, sed odoratus secundum actum.

Mais cela semble contraire à ce qui est dit dans le Traité de l’âme, à savoir que la pupille est d’eau, l’ouïe est d’air, l’odorat est des deux, et quant au feu, il n’appartient à aucun ou est commun à tous. Mais il faut dire que l’odorat peut être considéré de deux façons. L’une est selon la puissance, et ainsi, l’organe de l’odorat est d’air ou d’eau, comme il est dit au livre II du Traité de l’âme. L’autre façon est selon l’acte, et ainsi, ce qu’il dit ici est vrai, comme il l’a prouvé. C’est pourquoi il est notable qu’il n’ait pas dit que l’odorat est de feu, comme il avait dit que le sens de l’ouïe est d’air et que la vision de l’œil est d’eau, mais il dit que la senteur est de feu. En effet, on parle de l’odorat comme étant en puissance, mais de la senteur comme étant en acte.

[81225] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 10 Deinde cum dicit quod enim probat quod dixerat de organo odoratus. Et circa hoc tria facit. Primo ostendit odorativum esse in actu ignis. Secundo concludit quale debeat esse organum odoratus, quod est odoratus in potentia, ibi, propter quod et circa cerebrum. Tertio ostendit similitudinem organi odoratus ad organum visus, oculi autem generatio. Ait ergo primo, quod odorativum, idest organum habens virtutem odorandi, oportet quod sit hoc in potentia, quod actualis odoratus est in actu: quod manifestat per hoc quod sensibile facit sensum agere, idest esse in actu vel etiam operari. Oportet enim quod sensitivum sit in potentia sensibile; alioquin non pateretur ab ipso. Unde relinquitur quod sensitivum sit in potentia, sensus in actu. Manifestum est autem quod odor est fumalis evaporatio: non quidem ita quod fumalis evaporatio sit ipsa essentia odoris, hoc enim improbatum est, secundo de anima, longius enim diffunditur odor quam fumalis evaporatio; sed hoc dicitur, quia fumalis evaporatio est causa quod sentiatur odor. Fumalis enim evaporatio est ab igne vel a quocumque calido: ergo odoratus in actu fit per caliditatem, quae principaliter est in igne; et ideo in temporibus et locis calidis flores sunt maioris odoris.

Ensuite, où il dit : Mais l’odeur est une sorte, etc., il prouve ce qu’il a dit de l’organe de l’odorat. Et ce sujet se divise en trois points. En premier, il montre que l’odeur[100] est du feu en acte. En deuxième, il conclut comment doit être l’organe de l’odorat, qui est l’odorat en puissance, où il dit : Si l’organe de l’odorat, etc. En troisième, il montre la ressemblance de l’organe de l’odorat avec l’organe de la vue, où il dit : et l’origine de l’œil, etc. Il dit donc en premier que l’odorat, c'est-à-dire l’organe qui a la faculté de sentir, doit être en puissance ce que le fait de sentir est en acte ; la preuve en est que le sensible fait agir le sens, en le faisant être en acte ou en provoquant son activité. Il faut en effet que la faculté sensitive soit en puissance à l’objet sensible, sinon elle n’en serait pas affectée. Il reste donc que la faculté sensitive est en puissance et que la sensation est en acte. Or, il est évident que l’odeur est une exhalaison fumeuse[101], non de sorte que l’exhalaison fumeuse soit l’essence même de l’odeur, car cette idée a été réfutée au livre II du Traité de l’âme, car l’odeur se propage plus loin que l’exhalaison fumeuse, mais le Philosophe dit cela parce que l’exhalaison fumeuse est la cause de la sensation de l’odeur. En effet, l’exhalaison fumeuse vient du feu ou de quelque chose de chaud ; l’odorat en acte est donc produit par la chaleur, qui se trouve principalement dans le feu ; c’est pourquoi les fleurs sont plus odorantes dans les temps et les lieux où il fait chaud.

[81226] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 11 Deinde cum dicit propter quod concludit ex praemissis, quod organum odoratus dicitur esse in loco, qui est circa cerebrum. Organum enim odoratus est in potentia odor in actu, qui est per calorem vel ignem; et ita oportet quod sit potentia: potentia autem calidum est materia contrariorum, nec potest esse in potentia ad unum eorum nisi secundum quod est actu sub altero, vel perfecte, vel imperfecte. Perfecte, sicut quando est sub forma medii, et ideo oportet quod substantia organi odoratus sit id, quod est actus frigidum, quod praecipue est in loco circa cerebrum.

Ensuite, lorsqu’il dit : Si l’organe de l’odorat, etc., il conclut de ce qui précède qu’on dit que l’organe de l’odorat se trouve à un endroit voisin du cerveau. En effet, l’organe de l’odorat est en puissance l’odeur en acte, qui est causée par la chaleur ou par le feu ; il faut donc qu’il soit en puissance ; or, ce qui est chaud en puissance est une matière susceptible des contraires et ne peut pas être en puissance à l’un des contraires à moins d’être l’autre contraire en acte, de façon parfaite ou imparfaite : de façon parfaite, comme quand il[102] est sous la forme du milieu, et il faut donc que la substance de l’organe de l’odorat soit ce qui est froid en acte, ce qui se trouve principalement dans le voisinage du cerveau.

[81227] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 12 Deinde cum dicit oculi autem ostendit convenientiam organi odoratus ad organum visus: et dicit, quod etiam oculi generatio habet eundem modum quantum ad hoc quod constat ex cerebro, quia cerebrum inter omnes partes corporis est humidius et frigidius, et ita habet naturam aquae quae est naturaliter frigida et humida; et congruit organo odoratus, quod debet esse calidum in potentia, et organo visus quod debet esse aquae.

Ensuite, où il dit : L’œil est formé d’une partie, etc., il montre ce que l’organe de l’odorat a en commun avec l’organe de la vue : il dit que la génération de l’œil, elle aussi, a lieu de la même façon parce qu’elle se fait à partir du cerveau, car le cerveau est la plus humide et la plus froide de toutes les parties du corps, et il a ainsi la nature de l’eau, qui est naturellement froide et humide ; cela aussi à l’organe de l’odorat, qui doit être chaud en puissance, et à l’organe de la vue, qui doit être d’eau.

[81228] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 13 Sed tunc videtur convenienter attribuisse Plato visum igni, sicut et hic Aristoteles odoratum. Dicendum est autem quod organum odoratus est aquae, inquantum aqua est potentia calidum, quod est ignis; organum autem visus est aqua inquantum est perspicua, et per consequens lucida in potentia.

Mais alors, il semblerait que Platon a raison d’attribuer la vue au feu, comme Aristote lui attribue ici l’odorat. Il faut dire toutefois que l’organe de l’odorat est d’eau en tant que l’eau est en puissance à la chaleur, qui est de feu, alors que l’organe de la vue est d’eau en tant que l’eau est transparente, et donc lumineuse en puissance.

[81229] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 14 Sed quia ignis est etiam lucidus actu sicut et calidum, adhuc posset aliquis dicere quod convenienter visus attribuitur igni. Dicendum est ergo quod eodem modo quo Aristoteles attribuit odoratum igni, nihil prohibet visum attribui igni, non secundum proprias eius qualitates, quae sunt calidum et siccum, sed secundum quod est lucidus actu: quod etiam attendisse videntur aliquid philosophi, augmentum sumentes a fulgore, qui apparet moto oculo. Sed tamen quantum ad hoc improbavit eorum opinionem Aristoteles; non quidem quia ponebant visum in actu esse ignem, quod aliqualiter esset verum, inquantum scilicet visus in actu, non fit sine lumine, sicut nec odoratus in actu sine calore; sed quia ponebant organum visus esse lucidum actu, ponentes visionem fieri non suscipiendo, sed extramittendo.

Mais comme le feu, lui aussi, est lumineux en acte aussi bien que chaud, on pourrait dire de plus qu’il est convenable d’attribuer la vue au feu. Il faut donc dire que de la même façon qu’Aristote attribue l’odorat au feu, rien n’empêche d’attribuer la vue au feu, non en raison de ses qualités propres, qui sont le chaud et le sec, mais en tant qu’il est lumineux en acte ; cela semble aussi avoir été l’opinion de certains philosophes, qui s’appuient sur l’argument[103] de la lumière qui apparaît par suite du mouvement de l’œil. Pourtant, à ce sujet, Aristote a réfuté leur opinion, non certes parce qu’ils affirmaient que la vue est du feu en acte, ce qui serait vrai d’une certaine façon (en tant que la vue en acte n’a pas lieu sans lumière, comme l’odorat en acte n’a pas lieu sans chaleur), mais parce qu’ils affirmaient que l’organe de la vue est lumineux en acte en disant que la vision se produit non par réception, mais par émission de lumière.

[81230] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 15 Deinde cum dicit tactivum autem determinat de organis sensuum necessariorum. Et primo ostendit quae cuique elemento sunt attribuenda. Secundo in quo loco sint sita, ibi, et ideo iuxta cor. Dicit ergo primo, quod organum tactus attribuitur terrae, et similiter organum gustus, qui est tactus quidam, ut in tertio de anima dictum est. Quod quidem non est sic intelligendum, quasi organum tactus vel gustus sit simpliciter terreum. Capillis enim et crinibus non sentimus, quae sunt magis terrea; sed quia, ut tertio de anima dicitur, terra maxime miscetur in organo ipsorum sensuum. Et de organo quidem tactus ratio ista est quia ut dicitur secundo de anima, organum tactus, ad hoc quod sit in potentia ad contrarias qualitates tangibiles, debet esse mediocriter complexionatum: et ideo oportet quod sit ibi secundum quantitatem plus de terra, quae inter alia elementa minus habet de virtute activa. De organo autem gustus ratio manifesta est. Sicut enim organum odoratus debet esse aqueum, ut sit ibi potentia calidum, sine quo non fit odoratus in actu, ita etiam organum gustus debet esse terreum, ut sit potentia humidum, sine quo non est gustus in actu.

Ensuite, où il dit : Quant au toucher, il se rapporte, etc., il traite des organes des sens nécessaires. Et il montre lesquels doivent ê attribuer à quel élément. En deuxième, il montre où ces organes se trouvent, où il dit: Et voilà pourquoi ces organes, etc. Il dit donc en premier que l’organe du toucher est attribué à la terre, ainsi que l’organe du goût, qui est une sorte de toucher, comme il est dit au livre III du Traité de l’âme. Il ne faut cependant pas comprendre cela comme si l’organe du toucher ou du goût était fait absolument de terre. En effet, nous ne sentons pas les cheveux et les poils, qui sont plus terreux. Il faut plutôt comprendre, comme il est dit au livre III du Traité de l’âme, que la terre entre davantage dans la composition de ces sens. Dans le cas de l’organe du toucher, la raison en est que, comme il est dit au livre II du Traité de l’âme, l’organe du toucher, pour être en puissance à des qualités palpables contraires, doit avoir une composition moyenne, et il faut donc qu’il s’y trouve une plus grande quantité de terre, élément qui a moins de puissance active que les autres. Dans le cas de l’organe du toucher, la raison est évidente. En effet, comme l’organe de l’odorat doit être d’eau pour être en puissamce à la chaleur, sans laquelle il n'y a pas d’odorat en acte, de même l’organe du goût doit être de terre pour être en puissance à l’humidité, sans laquelle il n'y a pas de goût en acte.

[81231] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 16 Deinde cum dicit et ideo ostendit, ubi sit organum tactus et gustus constitutum; et dicit quod est iuxta cor, et assignat huius rationem, quia cor est oppositum cerebro secundum situm et qualitatem: et sicut cerebrum est frigidissimum omnium, quae in corpore sunt, ita et cor est calidissimum inter omnes corporis partes: et propter hoc sibi invicem opponuntur secundum situm, ut per frigiditatem cerebri temperetur caliditas cordis. Et inde est quod illi, qui habent parvum caput secundum proportionem ceterorum membrorum, impetuosi sunt, tamquam calore cordis non sufficienter reflexo per cerebrum. Et e converso illi, qui excedunt immoderate in magnitudine capitis sunt nimis humorosi et pinguiores per magnitudinem cerebri calorem cordis impedientem: propter quod oportet organum tactus, quod terreum est, esse principaliter in loco calidissimo corporis, ut per caliditatem cordis ad temperiem terrae frigiditas reducatur.

Ensuite, où il dit : Et voilà pourquoi les organes, etc., il montre où les organes du toucher et du goût sont constitués, en disant que c’est près du cœur. Il en donne comme raison que le cœur est l’opposé du cerveau par sa position et sa qualité, et, de même que le cerveau est le plus froid de tous les organes du corps, de même le cœur est la plus chaude des parties du corps; pour cette raison, ils s’opposent par leur position, de sorte que la froideur du cerveau tempère la chaleur du corps. De là vient que ceux qui ont de petites têtes en proportion des autres membres sont impétueux, du fait que la chaleur du cœur n’est pas suffisamment freinée par le cerveau. Et inversement, ceux dont la tête est excessivement grosse sont trop lymphatiques et trop gras parce que la grandeur du cerveau entrave la chaleur du corps; pour cette raison, il faut que l’organe du toucher, qui est de terre, se trouve principalement à l’endroit le plus chaud du corps, de sorte que la froideur de la terre soit ramenée à une température modérée par la chaleur du cœur.

[81232] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 17 Nec obstat quod per totum corpus animal sentit sensu tactus: quia sicut alii sensus fiunt per medium extrinsecum, ita tactus et gustus per medium intrinsecum, quod est caro. Et sicut visivum principium non est in superficie oculi, sed intrinsecus; ita etiam principium tactivum est intrinsecus circa cor. Cuius signum est quod laesio, si accidat in locis circa cor, est maxime dolorosa.

Et cela n’empêche pas l’animal d’avoir le sens du toucher dans tout son corps, car, de même que les autres sens s’exercent par un intermédiaire extérieur, de même le toucher et le goût s’exercent par un intermédiaire intérieur, qui est la chair. Et de même que le principe de la vue n’est pas à la surface de l’œil, mais à l’iintérieur, de même le principe du toucher est à l’intérieur, près du cœur. Un signe de ce fait est qu’une blessure, si elle est subie à un endroit voisin du cœur, est excessivement douloureuse.

[81233] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 5 n. 18 Nec tamen oportet esse duo principia sensitiva in animali; unum circa cerebrum ubi constituitur principium visivum, odorativum et auditivum, et aliud circa cor ubi constituitur principium tactivum et gustativum. Sensitivum enim principium primo quidem est in corde, ubi est fons caloris in corde animalis. Nihil enim est sensitivum sine calore, ut dicitur in libro de anima. Sed a corde derivatur virtus sensitiva ad cerebrum, et exinde procedit ad organa trium sensuum, visus, auditus et odoratus: tactus autem et gustus referuntur ad ipsum cor per medium coniunctum, ut dictum est. Ultimo autem epilogat quod de sensitivis partibus corporis sit hoc modo determinatum sicut in superioribus habitum est.

Cependant, il n’est pas nécessaire qu’il y ait deux principes sensitifs dans l’animal, l’un près du cerveau, où est constitué le principe de la vue, de l’odorat et de l’ouïe, et l’autre près du cœur, où est constitué le principe du toucher et du goût. En effet, le principe de la sensation est en premier dans le cœur, où se trouve la source de chaleur dans le cœur des animaux. En effet, rien ne peut sentir sans chaleur, comme il est dit dans le Traité de l’âme. Mais la faculté sensitive se propage du cœur au cerveau et procède de là aux organes des trois sens, vue, ouïe et odorat; le toucher et le goût, par contre, se ramènent au cœur par un intermédiaire uni au corps, comme on l’a dit. En dernier, il conclut qu’il faut traiter des parties sensitives du corps de la façon exposée ci-dessus.

 

Leçon 6

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Quant aux choses mêmes qui sont perçues par chacun des organes des sens en particulier, c'est-à-dire la couleur, le son, l'odeur, le goût et le toucher, il a été expliqué d'une manière générale dans le Traité de l’âme, quelle en est l'action, et comment elles sont en acte relativement à chacun des organes spéciaux. Voyons maintenant en détail ce qu'il faut entendre par chacune de ces choses, c'est-à-dire ce que c'est que la couleur, le son, l'odeur, le goût et enfin aussi le toucher. Nous commencerons par la couleur.

D'abord toutes ces choses peuvent être considérées sous deux points de vue, soit en acte, soit en puissance. Jusqu'à quel point la couleur en acte et le son en acte se rapprochent- ils ou diffèrent-ils des sensations en acte que nous avons appelées vision et audition? c'est ce qui a été discuté dans le Traité de l’âme. Expliquons ici ce que doit être chacune de ces choses pour produire la sensation et l'acte.

Ainsi qu'il a été dit dans ce même ouvrage, la lumière est la couleur du diaphane par accident. Lors donc qu'il y a un corps igné dans le diaphane, sa présence fait la lumière; et son absence, les ténèbres. Ce que nous appelons diaphane n'appartient pas exclusivement à l'air ou à l'eau ou à tout autre corps qui reçoit aussi sa dénomination de cette propriété. C'est en quelque sorte une nature et une force commune qui n'existe pas séparément, mais qui est dans ces corps, et qui est également dans les autres, plus dans ceux-ci, moins dans ceux-là.

De même qu'il y a nécessairement une limite extrême pour les corps, de même aussi il y en a une pour cette force particulière.

Ainsi donc la nature de la lumière est bien dans le diaphane indéterminé; mais quant au diaphane qui est dans les corps, il est bien évident qu'il a une limite.

C'est là précisément ce qu'est la couleur, comme on peut s'en convaincre par l'observation des faits; car, ou la couleur est à la limite des corps, ou elle est elle-même leur limite. Aussi les Pythagoriciens appelaient-ils la surface, couleur. En effet, la couleur est bien à la limite du corps, mais elle n'est pas précisément la limite même du corps; il faut penser au contraire que la même nature qui prend couleur en dehors la prend aussi en dedans.

L'eau et l'air même paraissent également se colorer, et l'éclat qu'ils prennent quelquefois n'est pas autre chose qu'une couleur; mais si la mer et l'air, quand on les regarde de loin, n'ont pas la même couleur que quand on s'en approche, c'est que la couleur est alors dans une substance tout indéterminée. Au contraire pour les corps déterminés, à moins que le milieu qui les entoure n'en fasse changer l'aspect, l'apparence même de la couleur se fixe et se détermine. Ainsi, il est évident que de l'une et de l'autre part c'est bien la même chose qui reçoit la couleur; et c'est le diaphane qui, en tant qu'il est dans les corps, et il est plus ou moins dans tous, fait que tous peuvent participer de la couleur.

Mais comme la couleur est dans une limite, elle doit être aussi à la limite du diaphane; et par conséquent, on pourrait définir la couleur : la limite du diaphane dans un corps déterminé. De plus, pour tous les corps qui sont diaphanes, à proprement parler, comme l'eau ou tels autres corps analogues, et même pour ceux qui paraissent avoir une couleur propre, la couleur est également à leur extrémité.

 

 

Lectio 6

Leçon 6 ─ Rapport entre la couleur et la lumière (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81234] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 1 Postquam philosophus ad organa sensuum applicavit considerationem de sensibus animalium, hic applicat ea ad ipsa sensibilia. Et primo dicit de quo est intentio. Secundo exequitur propositum, ibi, quemadmodum igitur dictum est de lumine. Circa primum duo facit. Primo proponit intentum secundo manifestat quod dixerat, ibi, est quidem igitur unumquodque. Dicit ergo primo, quod de sensibilibus propriis, quae sentiuntur secundum unumquodque sensitivum, idest secundum singula organa sensuum, (quod dicitur ad differentiam sensibilium communium scilicet de colore, sono et odore, quae sentiuntur per visum, auditum et odoratum) et de gustu et tactu, idest de sensibilibus horum sensuum, dictum est in libro de anima, universaliter et quomodo habent in sensum agere, et qualis sit operatio sensus secundum unumquodque organum immutatum a praedicto sensibili. Dictum est enim in secundo de anima, quod sensus est potentia sensibile, et quod sensibilia faciunt sensum esse in actu. Sed nunc considerandum est quid sit quodlibet sensibile secundum seipsum, scilicet quid sit color, quid sonus, quid odor, quid sapor; et similiter de tactu, idest de sensibilibus tactus. Sed primum dicendum est de colore, qui est obiectum visus, eo quod visus est spiritualior inter omnes sensus.

Après avoir appliqué aux organes des sens l’étude sur les sens des animaux, le Philosophe l’applique ici aux objets sensibles. Et en premier, il dit quelle est son intention. En deuxième, il approfondit la question, où il dit : Ainsi qu’il a été dit, etc. Il traite le premier point en deux parties. En premier, il présente son intention; en deuxième, il manifeste ce qu’il a dit, où il dit : D’abord toutes choses, etc. Il dit donc en premier que les sensibles propres (ainsi appelés par distinction avec les sensibles communs) qui sont perçus par chaque faculté sensitive, c'est-à-dire par chacun des organes des sens, à savoir la couleur, le son et l’odeur, qui sont sentis par la vue, l’ouïe et l’odorat, ainsi que le goût et le toucher, c'est-à-dire les sensibles perçus par ces sens, ont été discutés dans le Traité de l’âme de façon générale : on y a expliqué comment ils agissent sur les sens et quelle est l’opération de chaque sens en fonction de chaque organe affecté par l’objet sensible en question. On a dit en effet, au livre II du Traité de l’âme, que le sens est en puissance le sensible et que les sensibles rendent le sens en acte. Mais maintenant, il faut examiner ce qu’est chacun des sensibles en lui-même, c'est-à-dire ce qu’est la couleur, ce qu’est le son, ce qu’est l’odeur, ce qu’est la saveur, et de même pour le toucher, c'est-à-dire les objets sensibles au sens du toucher. Mais il faut parler en premier de la couleur, qui est l’objet de la vue, parce que la vue est le plus spirituel des sens.

[81235] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 2 Non est tamen per hoc intelligendum, quod de omnibus his sensibus in hoc libro determinare intendat; sed quod omnium horum sensibilium consideratio, necessaria sit ad propositam intentionem. Sed cum sensibilia tactus sint vel proprietates elementorum, idest calidum, frigidum, humidum et siccum, de quibus determinatum est in libro de generatione, vel sint proprietates corporum distinctorum, sicut durum et molle et alia huiusmodi, de quibus determinatum est in libro Meteororum; unde nunc restat determinare de tribus, scilicet de colore, odore et sapore. De sono enim determinatum est in libro de anima, eo quod eadem est ratio generationis soni et immutationis auditus organi a sono. Qualiter autem immutentur organa sensuum a sensibilibus, pertinet ad considerationem libri de anima.

Il ne faut pourtant pas comprendre qu’il ait l’intention de traiter de tous ces sens dans le présent traité, mais que l’étude de tous ces sensibles est nécessaire au présent propos. Mais comme les sensibles objets du toucher sont soit des propriétés des éléments, comme le chaud, le froid, l’humide et le sec, dont on a traité dans le livre De la génération, soit des propriétés de corps distincts, comme le dur, le mou et d’autres propriétés du genre, dont on a traité dans le livre des Météorologiques, il reste donc à traiter de trois choses : la couleur, l’odeur et la saveur. En effet, le son a été étudié dans le Traité de l’âme, parce que la raison de la génération du son est également la raison de l’impression du son sur l’organe de l’ouïe. Cependant, la façon dont les organes des sens reçoivent l’impression des sensibles relève de l’étude du Traité de l’âme.

[81236] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 3 Deinde cum dicit est quidem exponit quod dictum est, scilicet quod considerandum sit quid sit color et sapor et cetera. Unumquodque horum enim dupliciter est. Uno quidem modo prout sentitur in actu. Alio vero modo, prout est sensibile in potentia. Quid autem sit unumquodque eorum secundum actum, idest secundum quod est color actu perceptus a sensu, aut sapor vel quodcumque aliud sensibile, dictum est in libro de anima, quomodo scilicet unumquodque horum idem sit vel alterum sensui secundum actum, scilicet visioni vel auditioni, quia videlicet visibile in actu est idem visioni in actu, visibile autem in potentia non est idem visui in potentia. Ergo quid unumquodque sensitivum sit in actu dictum est in libro de anima, in quo determinatum est de sensibilibus in actu; sed quid sit unumquodque eorum secundum seipsum, quod natum est facere sensitivum actu, est nunc dicendum in hoc libro.

Ensuite, où il dit : D’abord toutes ces choses, etc., il explique ce qui a été dit, à savoir qu’il faut étudier ce que sont la couleur, la saveur et le reste. En effet, chacun d’eux existe de deux façons : d’abord, en tant qu’il est senti en acte, ensuite, en tant qu’il est sensible en puissance. Ce qu’est chacun d’eux en acte, c'est-à-dire en tant qu’il est une couleur perçue en acte par le sens, ou une saveur ou tout autre sensible, a été expliqué dans le Traité de l’âme, à savoir comment chacun d’eux est identique ou différent de la sensation en acte, telle que la vision ou l’audition ; en effet, le visible en acte est la même chose que la vision en acte, mais le visible en puissance n’est pas la même chose que la vision en puissance. Alors, ce qu’est chaque faculté sensitive en acte a été dit dans le Traité de l’âme, où on a traité des sensibles en acte, mais ce qu’est chacun d’eux en lui-même qui soit capable d’actualiser la faculté sensitive est ce dont il faut traiter maintenant dans ce livre.

[81237] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 4 Deinde cum dicit quemadmodum igitur determinat de sensibilibus secundum modum praetactum. Et primo de colore. Secundo de sapore, ibi, de odore vero et sapore. Tertio de odore, ibi, eodem autem modo oportet intelligere. Prima autem pars dividitur in duas partes. In prima, ostendit quid sit color in communi. In secunda parte determinat de differentiis colorum, ibi, est ergo inesse perspicuo. Circa primum duo facit. Primo proponit principia coloris. Secundo investigat coloris definitionem ex huiusmodi principiis, ibi, quemadmodum ergo et corporum. Est autem duplex coloris principium: unum quidem formale, scilicet lumen; aliud materiale, scilicet perspicuum. Primo ergo tangit principium formale, scilicet lumen. Secundo principium materiale, scilicet perspicuum, ibi, quod autem dicimus. Dicit ergo primo, quod sicut dictum est in libro de anima, lumen est color perspicui: quod quidem dicitur secundum quamdam proportionem, ex eo quod sicut color est forma et actus corporis colorati, ita lumen est forma et actus perspicui.

Ensuite, où il dit : Ainsi qu’il a été dit, etc., il traite des sensibles de la manière qu’il vient de dire. Et en premier, il traite de la couleur. En deuxième, il traite de la saveur, où il dit : Parlons ici de l’odeur, etc. (leçon IX). En troisième, il traite de l’odeur, où il dit : C’est en suivant encore la même marche, etc. (leçon XII). La première partie se divise en deux sections. Dans la première, il montre ce qu’est la couleur en général. Dans la deuxième, il traite des différences de couleurs, où il dit : Il est donc possible, etc. (leçon VII). Il traite la première section en deux points. En premier, il présente les principes de la couleur. En deuxième, il recherche la définition de la couleur à partir de ces principes, où il dit : @@@ Or, la couleur a deux principes : un formel, qui est la lumière ; l’autre matériel, qui est le transparent. Il traite donc, en premier, du principe formel, à savoir la lumière ; en deuxième, du principe matériel, où il dit : Ce que nous appelons diaphane, etc. Il dit donc en premier que, comme il est dit dans le Traité de l’âme, la lumière est la couleur de ce qui est transparent ; on dit cela toutefois selon une certaine proportion, du fait que, comme la couleur est la forme et l’acte du corps coloré, de même la lumière est la forme et l’acte de ce qui est transparent.

[81238] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 5 Differt autem quantum ad hoc quod corpus coloratum in seipso habet causam sui coloris, sed corpus perspicuum habet lumen ab alio. Et ideo dicit quod lumen est color perspicui secundum accidens, idest per aliud, non quia lumen sit actus perspicui inquantum huius. Quod autem sit actus eius secundum aliud, manifestat per hoc, quod, quando aliquod corpus ignitum, scilicet actu lucidum, adest perspicuo, ex praesentia eius fit lumen in perspicuo, ex privatione vero fiunt tenebrae. Non sic autem est de colore; quia color manet in corpore colorato quocumque praesente vel absente, licet non sit actu visibilis sine lumine.

Les deux diffèrent cependant en ce que le corps coloré a en lui-même la cause de sa couleur, alors que le corps transparent tire sa lumière d’ailleurs. C’est pourquoi il dit que la lumière est la couleur du transparent par accident, c'est-à-dire du fait d’autre chose, et non parce que la lumière est l’acte du transparent en tant que tel. Qu’elle soit l’acte du transparent du fait d’autre chose, il le manifeste en montrant que, quand un corps allumé, c'est-à-dire lumineux en acte, est près d’un corps transparent, sa présence rend lumineux le corps transparent, et son absence provoque les ténèbres. Il n’en va pas de même pour la couleur, car la couleur demeure dans le corps coloré, peu importe ce qui est présent ou absent, même si elle n’est pas visible en acte sans lumière.

[81239] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 6 Deinde cum dicit quod autem determinat de perspicuo: et dicit quod, hoc quod dicitur perspicuum, non est proprium vel aeris vel aquae, vel alicuius huiusmodi corporum, sicut est vitrum et alia corpora transparentia; sed est quaedam natura communis, quae in multis corporibus invenitur; scilicet quaedam naturalis proprietas in multis inventa, quam etiam virtutem nominat, inquantum est quoddam principium visionis. Et quia Platonici ponebant communia, sicut sunt separata secundum rationem, ita etiam separata esse secundum esse, ideo ad hoc excludendum subiungit, quod natura perspicuitatis non est aliqua natura separata, sed est in his corporibus sensibilibus, scilicet in aere et aqua et in aliis; in quibusdam quidem magis, in quibusdam vero minus.

Ensuite, où il dit : Ce que nous appelons diaphane, etc., il traite de la transparence, en disant que ce qu’on appelle transparent n’est pas propre à l’air ou à l’eau, ou à un autre corps de ce genre comme la vitre ou d’autres corps transparents, mais elle est une nature générale qu’on trouve dans beaucoup de corps, c'est-à-dire que c’est une propriété naturelle qu’on trouve dans bien des corps et qu’il appelle aussi force, en tant qu’elle est un principe de la vision. Et parce que les Platoniciens affirmaient que les caractères communs, de même qu’ils sont séparés par la raison, sont également séparés dans leur être, il ajoute pour écarter cette idée que la nature de la transparence n’est pas une nature séparée, mais elle est dans ces corps sensibles, à savoir l’air, l’eau et certains autres corps, davantage dans certains et moins dans d’autres.

[81240] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 7 Ad cuius evidentiam sciendum est quod philosophus dicit in secundo de anima, visibile non solum est color, sed etiam quoddam aliud, quod ratione comprehenditur innominatum. Est autem in genere visibilis communiter accepti, aliquid ut actus, aliquid vero ut potentia. Non est autem in hoc genere ut actus aliqua qualitas propria alicuius elementorum; sed ipsorum lumen, quod est quidem primo in corpore caelesti, derivatur autem ad inferiora corpora. Ut potentia quidem in hoc genere est id, quod est proprium luminis susceptivum: quod quidem in triplici ordine graduum se habet.

Pour bien comprendre, il faut savoir que le Philosophe dit, au livre II du Traité de l’âme, que le visible n’est pas seulement la couleur, mais aussi autre chose qui est perçu par la raison mais n’a pas de nom. Or, dans le genre du visible considéré en général, il y a quelque chose en acte et quelque chose en puissance. Ce qui est en acte dans ce genre n’est pas une qualité propre à l’un des éléments, mais la lumière de ceux-ci, qui a sa source dans le corps céleste, en est dérivée vers les corps inférieurs. Ce qui est en puissance dans ce genre est ce qui est propre à recevoir la lumière, ce qui peut se produire en trois degrés.

[81241] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 8 Primus quidem gradus, cum id quod est luminis susceptivum est totaliter lumine repletum, quasi perfecte in actum reductum, ita quod ulterius non sit receptivum alicuius qualitatis vel formae huius generis; quod quidem inter omnia corpora maxime competit soli. Unde corpus solare non potest esse medium in visu, ut sit recipiens et reddens formam visibilem. Proprietas autem lucendi secundum ordinem quemdam descendendo, procedit usque ad ignem: ulterius usque ad quaedam corpora, quae propter parvitatem sui luminis, non possunt lucere nisi in nocte, ut supra dictum est.

Le premier degré se réalise lorsque ce qui est capable de recevoir la lumière en est totalement rempli et est ainsi parfaitement en acte, de sorte qu’il n’est plus capable de recevoir une autre qualité ou une autre forme dans ce genre; parmi tous les corps, cela s’applique surtout au soleil. Le corps du soleil ne peut donc pas être l’intermédiaire dans la vue en recevant et en redonnant la forme visible. La propriété d’émission de lumière, dans l’ordre descendant, passe ensuite au feu, et ensuite jusqu’à certains corps qui, à cause de la faiblesse de leur lumière, ne peuvent luire que pendant la nuit, comme on l’a dit.

[81242] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 9 Secundus gradus est, eorum quae de se non habent lumen in actu, sed sunt susceptiva luminis per totum: huiusmodi corpora proprie dicuntur perspicua sive transparentia, vel diaphana. Phanon enim in Graeco idem est quod visibile. Et haec quidem proprietas transparendi invenitur quidem maxime in corporibus caelestibus, praeter corpora astrorum, quae occultant quod post se est; secundario autem in igne, secundum quod est in propria sphaera propter raritatem; tertio in aere; quarto in aqua; quinto etiam in quibusdam terrenis propter abundantiam aeris vel aquae in ipsis.

Le deuxième degré est celui des corps qui n’ont pas par eux-mêmes de la lumière en actes, mais dont la totalité est capable de recevoir la lumière; ces corps sont proprement appelés transparents ou diaphanes. En effet, phanon en grec veut dire visible. Et cette propriété de transparence se trouve au plus haut degré dans les corps célestes, à l’exception des corps des astres qui cachent ce qui est au-delà d’eux, puis deuxièmement dans le feu, en tant qu’il est dans sa propre sphère à cause de sa faible densité, troisièmement dans l’air, quatrièmement dans l’eau, et cinquièmement dans certains corps terreux à cause de l’abondance d’air ou d’eau qu’ils contiennent.

[81243] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 10 Tertius et infimus gradus est terrae, quae maxime distat a corpore caelesti, quae minime nata est recipere de lumine, sed in superficie tantum: exteriores enim partes propter sui grossitiem interiores obumbrant, ut ad eas non perveniat lumen. Quamvis autem in solis corporibus medii gradus proprie dicatur perspicuum vel diaphanum secundum nominis proprietatem, communiter tamen loquendo, potest dici perspicuum, quod est luminis susceptivum qualitercumque. Et ita videtur philosophus hic de perspicuo loqui.

Le troisième et dernier degré est celui de la terre, qui est la plus éloignée du corps céleste et est la moins apte à recevoir la lumière, sinon en surface seulement; en effet, les parties extérieures, à cause de leur grossièreté, voilent les parties intérieures de telle sorte que la lumière n’y parvient pas. Cependant, même si c’est seulement les corps du deuxième degré qu’on appelle transparents ou diaphanes au sens propre de ces termes, on peut pourtant appeler transparent de façon générale ce qui peut recevoir la lumière de n’importe quelle façon. Et il semble que c’est ainsi que le Philosophe parle de la transparence.

[81244] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 11 Deinde cum dicit quemadmodum ergo investigat definitionem coloris. Et primo investigat genus. Secundo differentiam, ibi, sed eamdem naturam. Tertio definitionem concludit, ibi, quare color utique etiam. Est autem considerandum quod semper oportet subiectum ponere in definitione accidentis, ut dicitur septimo metaphysicae: differenter tamen. Nam, si accidens definitur in abstracto, subiectum ponitur loco differentiae; id autem, quod pertinet ad genus accidentis, ponitur loco generis; sicut cum dicitur, simitas est curvitas nasi. Cum autem accidens definitur in concreto, e converso subiectum ponitur loco generis, sicut cum dicitur, simus est nasus curvus. Quia ergo hic color definiendus est in abstracto, primo incipit investigare loco generis id quod est essentialiter ipse color. Et concludit ex praedictis, quod, cum perspicuum non sit natura separata, sed in corporibus existens; necesse est quod sicut corporum, in quibus haec natura invenitur, est aliquod ultimum, si sit finita: ita et ipsius perspicui, quod significat qualitatem talium corporum, oportet esse aliquod ultimum.

Ensuite, où il dit : De même qu’il y a nécessairement, etc., il recherche la définition de la couleur. Et en premier, il en recherche le genre; en deuxième, la différence spécifique, où il dit : il faut penser au contraire, etc.; en troisième, il conclut la définition, où il dit : et par conséquent, on pourrait, etc. Or, il faut remarquer qu’on doit toujours inclure le sujet dans la définition de l’accident, comme il est dit au livre VII des Métaphysiques, mais de manières différentes : si l’accident est défini abstraitement, le sujet tient lieu de différence spécifique, et ce qui appartient au genre de l’accident tient lieu de genre, comme quand on dit que la « camusité » est la courbure du nez. Lorsque l’accident est défini concrètement, au contraire, le sujet tient lieu de genre, comme quand on dit que le camus est un nez courbé. Alors, comme il faut ici définir la couleur dans l’abstrait, il commence par rechercher en premier, en fait de genre, ce que la couleur est essentiellement. Et il conclut de ce qui précède que, puisque la transparence n’est pas une nature séparée mais existe dans les corps, dans lesquels on trouve cette nature, il est nécessaire que, comme les corps dans lesquels on trouve cette nature ont une limite extrême, s’ils sont finis, de même aussi le transparent lui-même, qui signifie la qualité de ces corps, doit avoir une limite extrême.

[81245] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 12 Et eadem ratio est de omnibus qualitatibus corporum quae per accidens fiunt quanta secundum corporum quantitatem: unde per accidens terminatur secundum corporum terminationem. Est ergo considerandum quod sicut corporum, quaedam terminata dicuntur, quia propriis terminis terminantur, sicut corpora terrestria; quaedam interminata, eo quod non terminantur propriis terminis, sed alienis: ita etiam est et circa perspicuum. Quoddam enim est interminatum ex seipso, quia nihil habet in se determinatum unde ipsum videatur. Quoddam autem est terminatum, quia determinate habet aliquid in seipso, unde videatur secundum propriam terminationem.

Et la même raison s’applique à toutes les qualités des corps qui, par accident, ont une certaine quantité en raison de la quantité des corps; alors, elles se terminent par accident là où les corps se terminent. Il faut donc remarquer que de même que certains corps sont qualifiés de limités parce qu’ils se terminent à leurs propres limites, comme c’est le cas des corps terrestres, alors que d’autres sont illimités parce qu’ils ne se terminent pas à leurs propres limites mais aux limites d’autres corps, de même en va-t-il pour la transparence. En effet, un objet est illimité en lui-même parce qu’il n’a rien de limité en lui-même qui lui permette d’être vu. Un autre objet est limité parce qu’il a en lui-même quelque chose de déterminé qui lui permet d’être vu de fait de sa propre limite.

[81246] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 13 Perspicuum igitur indeterminatum est susceptivum luminis, cuius natura non est ut suscipiatur solum in extremo, sed per totum medium. Manifestum est autem quod ipsius perspicui, quod significat qualitatem in corporibus existentem, ut dictum est, est aliquid ultimum: et quod sit color, manifestum est ex his, quae accidunt; non enim videntur corpora colorata, nisi secundum suas extremitates. Per quod apparet quod color, vel est extremitas corporis, vel est in extremitate corporis. Et inde est quod Pythagorici colorem vocabant Epiphaniam, idest apparitionem, quia illud, quod apparet in superficie corporum, color est. Non est autem verum quod color sit extremitas corporis, ut Pythagorici posuerunt; quia sic esset superficies, vel linea, vel punctus; sed est in extremitate corporis, sicut natura perspicui est in corporibus.

Or, le transparent illimité peut recevoir la lumière, dont la nature est d’être reçue non seulement à son extrémité, mais dans tout son milieu. Or, il est manifeste que le transparent, qui signifie une qualité qui existe dans les corps, comme on l’a dit, a une limite, et le fait que cette limite est la couleur est évident parce que l’on constate que seules les extrémités des corps colorés sont visibles. On reconnaît par là que, ou bien la couleur est l’extrémité du corps, ou bien elle se trouve à l’extrémité du corps. Et c’est pourquoi les Pythagoriciens appelaient la couleur « épiphanie », c'est-à-dire apparition, parce que ce qui apparaît à la surface du corps est la couleur. Il n’est pourtant pas vrai que la couleur soit l’extrémité du corps, comme l’affirmaient les Pythagoriciens, car elle serait alors une surface, une ligne ou un point, mais elle est à l’extrémité du corps, tout comme la nature du transparent se trouve dans les corps.

[81247] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 14 Deinde cum dicit sed eamdem investigat id quod ponitur in definitione coloris sicut differentia; scilicet eius subiectum, quod est perspicuum. Et dicit, quod oportet existimare eamdem naturam esse, quae est susceptiva coloris in corporibus, quae colorantur exterius, idest non per proprium colorem, sed ex aliquo exteriori, et in his quae colorantur interius per proprium colorem. Illa autem quae colorantur ab exteriori, sunt perspicua, sicut aer et aqua: et hoc manifestat per colorem, qui apparet in aurora ex resplendentia radiorum solis ad aliqua corpora.

Ensuite, lorsqu’il dit : il faut penser au contraire, etc., il recherche ce qui entre dans la définition de la couleur en tant que différence spécifique, c'est-à-dire son sujet, qui est le transparent. Et il dit qu’il faut estimer que c’est la même nature qui reçoit les couleurs dans les corps qui sont colorés extérieurement, c'est-à-dire pas par leur propre couleur mais par quelque chose d’extérieur, et dans ceux qui sont colorés de l’intérieur par leur propre couleur. Or, ceux qui sont colorés de l’extérieur sont transparents, comme l’air et l’eau; et il illustre ce fait par la couleur qui apparaît à l’aurore à cause de l’éclat des rayons du soleil sur certains corps.

[81248] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 15 Assignat tamen differentiam inter corpora quae colorantur ab exteriori vel a seipsis. In his enim quae ab exteriori colorantur, propter hoc quod non habent determinatum colorem de se, non videtur idem color de prope et de longe, sicut apparet in aere et aqua maris, quae de longe apparet alterius coloris quam de prope. Quia enim horum color videtur secundum aliquam reverberationem, necesse est quod secundum varietatem situs prospicientis varietur apparitio propter diversam reverberationis figuram; sed in corporibus quae de se habent determinatum colorem est determinata phantasia, idest apparitio coloris, et non variatur secundum diversum situm aspicientium, nisi forte per accidens, puta cum corpus continens facit aliquam transmutationem apparitionis, vel quando color videtur per alium; sicut quae continentur in vase vitri rubei videntur rubea, vel etiam per aliquam reverberationem splendoris, sicut patet in collo columbae.

Il établit cependant une différence entre les corps qui sont colorés de l’extérieur et ceux qui le sont d’eux-mêmes. En effet, ceux qui sont colorés de l’extérieur, du fait qu’ils n’ont pas par eux-mêmes une couleur déterminée, ne semblent pas avoir la même couleur de près et de loin, comme on le voit dans l’air et dans l’eau de la mer, qui semble avoir une autre couleur de loin que de près. En effet, comme leur couleur est vue par une sorte de réflexion, il est nécessaire que leur apparence varie selon la différence de position du spectateur à cause de la configuration différente de la réflexion, mais, pour les corps qui ont par eux-mêmes une couleur déterminée, leur imagination, c'est-à-dire leur apparence de couleur, est déterminée et ne varie pas selon la position différente du spectateur, sinon peut-être par accident, comme quand le corps qui les contient provoque un changement d’apparence ou quand la couleur est vue à travers autre chose, par exemple quand le contenu d’un vase en verre rouge semble rouge, ou encore quand la lumière est réfléchie comme on le voit sur le cou de la colombe.

[81249] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 16 Quia igitur color, qui videtur in utrisque corporibus, non differt secundum proprium subiectum coloris, sed secundum apparitionis causam, quae est vel interius vel exterius; manifestum etiam quod utrobique est idem susceptivum coloris. Manifestum etiam quia in iis quae colorantur ab exteriori, perspicuum est susceptivum coloris, et etiam quod in his quae colorantur interius, perspicuum est quod facit ea participare colorem: quod quidem perspicuum in corporibus invenitur secundum magis et minus, ut dictum est. Quae enim istorum corporum plus habent de aere vel aqua, plus habent de perspicuo; minus autem habent quae superabundant in terrestri. Si ergo coniungamus duo quae dicta sunt: scilicet quod color sit in extremitate corporis, et quod corpora participent colorem secundum perspicuum; sequitur quod color sit quaedam extremitas perspicui.

Alors, comme la couleur qu’on voit dans les deux corps ne diffère pas en raison du sujet propre de la couleur, mais en raison de la cause de son apparence, qui est soit intérieure soit extérieure, il est également manifeste que dans les deux cas, c’est la même chose qui reçoit la couleur. Il est évident en effet que dans les objets qui sont colorés par une influence extérieure, c’est le transparent qui reçoit la couleur, et même dans les objets qui sont colorés de l’intérieur c’est le transparent qui les fait participer à la couleur; or, le transparent se trouve dans les corps dans une plus ou moins grande mesure, comme on l’a dit. En effet, ceux de ces corps qui ont plus d’air ou d’eau ont plus de transparence; ceux qui sont excessivement terrestres en ont moins. Si nous mettons ensemble deux choses déjà dites, à savoir que la couleur est à l’extrémité du corps et que les corps participent à la couleur du fait de la transparence, il s’ensuit que la couleur est une extrémité de la transparence.

[81250] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 17 Deinde cum dicit quare color concludit definitionem coloris. Et primo in his quae per se colorantur interius. Secundo in his quae colorantur ab exteriori, ibi, et ipsorum autem perspicuorum. Concludit ergo, quod color est extremitas perspicui in corpore determinato: quod quidem additur, eo quod huiusmodi corpora sunt, quae secundum se colorantur. In definitione autem debet poni id quod est per se. Quod autem dicit colorem esse extremitatem perspicui, non repugnat ei quod dixerat supra, colorem non esse extremitatem. Illud enim dixit de extremitate corporis; hoc autem de extremitate perspicui, quod nominat corporis qualitatem, sicut calidum et album. Et ideo color non est in genere quantitatis, sicut superficies, quae est extremum corporis; sed est in genere qualitatis, sicut et perspicuitas; quia extremum et id cuius est extremum, unius generis sunt. Si autem corpora intrinsecus quidem habent superficiem in potentia, non autem actu, ita etiam intrinsecus non colorantur in actu, sed in potentia, quae reducitur ad actum facta corporis divisione: illud autem intrinsecum non habet virtutem movendi visum, quod per se colori convenit.

Ensuite, où il dit : et par conséquent, on pourrait définir, etc., il donne pour conclure la définition de la couleur. Et il le fait, en premier, pour les choses qui sont colorées par elles-mêmes de l’intérieur; en deuxième, pour celles qui reçoivent la couleur de l’extérieur, où il dit : De plus, pour tous les corps, etc. Il conclut donc que la couleur est l’extrémité de la transparence dans un corps déterminé; il ajoute ces derniers mots parce que de tels corps sont ceux qui sont colorés par eux-mêmes. Cependant, quand il dit que la couleur est l’extrémité du transparent, cela ne contredit pas son énoncé précédent selon lequel la couleur n’est pas une extrémité : il avait dit cela de l’extrémité du corps, mais il dit ceci de l’extrémité de la transparence, qu’il dit être une qualité du corps, comme le chaud et le blanc. Il s’ensuit que la couleur n’est pas dans le genre de la quantité, comme la surface, qui est l’extrémité du corps, mais elle est dans le genre de la qualité, comme la transparence, car l’extrémité et ce dont elle est l’extrémité appartiennent au même genre. Si donc les corps ont à l’intérieur une surface en puissance mais non en acte, de même aussi ils ne sont pas colorés à l’intérieur en acte, mais en puissance, et la couleur est amenée à l’acte une fois effectuée la division du corps : en effet, l’intérieur n’a pas le pouvoir d’affecter la vue, ce qui est une propriété essentielle de la couleur.

[81251] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 6 n. 18 Deinde cum dicit et ipsorum manifestat rationem coloris quantum ad ipsa perspicua interminata, sicut est aqua vel quicquid aliud huiusmodi habet aliquem colorem; quia in omnibus his non est color, nisi secundum extremitatem.

Ensuite, lorsqu’il dit : De plus, pour tous les corps, etc., il manifeste la notion de la couleur dans le cas des transparents illimités, tels que l’eau ou tout autre corps du genre qui ont une couleur, car tous ces corps n’ont aucune couleur, sinon à leur extrémité.

 

Leçon 7

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Il est donc possible que ce qui produit la lumière dans l'air se trouve aussi dans le diaphane des corps déterminés; il est possible qu'il ne s'y trouve pas et que le diaphane en soit privé; et de même que dans l'air il y a tantôt lumière et tantôt obscurité, de même dans les corps, il y a le blanc et le noir.

Quant aux autres couleurs, il faut dire avec quelques détails à quel nombre elles peuvent s'élever. D'abord le blanc et le noir pourront être placés à côté l'un de l'autre, de telle sorte que l'un et l'autre soient invisibles séparément à cause de leur petitesse, tandis que le résultat des deux sera pourtant visible. Or, ce résultat ne peut être ni blanc ni noir; mais comme nécessairement il doit avoir une couleur, et qu'aucune de ces deux-là n'est possible, il faut qu'il ait une couleur mélangée et d'une autre espèce. Voilà donc un moyen d'expliquer comment il y a beaucoup d'autres couleurs que le blanc et le noir.

Le rapport des parties entre elles peut à lui seul créer aussi un grand nombre de couleurs. On peut en effet réunir trois parties contre deux ou trois contre quatre, et ainsi du reste pour d'autres nombres, et les combiner de cette façon l'une avec l'autre. Les parties qui n'ont entre elles aucun rapport numérique, soit par excès, soit par défaut, sont incommensurables; et en ceci il en est absolument comme pour les accords des sons. Les couleurs qui pourront être exprimées par des nombres proportionnels, aussi bien que les accords qui sont dans le même cas, paraissent être les couleurs les plus agréables, telles que le pourpre, l'écarlate, et d'autres couleurs analogues. D'ailleurs elles sont peu nombreuses, par la même raison qu'il y a également fort peu d'accords de ce genre. Mais les autres couleurs sont celles qui ne sont pas exprimables en nombres; ou pour mieux dire, il serait possible de rendre toutes les couleurs par des nombres; mais les unes sont ordonnées régulièrement, les autres ne le sont pas; et ces dernières précisément, lorsque la proportion n'est pas régulière, ne sont pas ordonnées, parce qu'elles ne peuvent pas être exprimées en nombres. Voilà donc une première manière d'expliquer la génération des couleurs.

 

Une seconde, c'est que les couleurs peuvent paraître les unes à travers les autres, comme le savent bien les peintres; aussi parfois ils passent une seconde couleur sur une autre qui est plus éclatante, et ils emploient ce procédé, par exemple, lorsqu'ils veulent représenter quelque chose qui doit être dans l'air ou dans l'eau. C'est ainsi que le soleil paraît blanc par lui-même, tandis que vu à travers un nuage ou de la fumée, il paraît rouge. Dans ce cas encore, les couleurs se multiplieront de la même façon qu'on a d'abord exposée, c'est-à-dire qu'on pourrait établir un certain rapport des couleurs qui sont à la surface avec celles qui sont plus profondes; et il y en aura également qui ne seront pas du tout en rapport.

 

 

Lectio 7

Leçon 7 ─ La génération et le mélange des couleurs (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81252] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 7 n. 1 Postquam philosophus ostendit quid est color, hic procedit ad distinguendum species colorum. Et primo quantum ad colores extremos. Secundo quantum ad colores medios, ibi, de aliis autem coloribus. Quia vero differentiae, quibus species distinguuntur, debent esse per se generis divisivae et non per accidens, ut patet in septimo metaphysicae; ideo ex ipsa natura coloris, quam per definitionem supra positam explicaverat, concludit diversitatem specierum ipsius. Habitum est enim ex praemissis, quod subiectum coloris est perspicuum secundum suum extremum in corporibus terminatis. Proprius autem actus perspicui inquantum huius est lux, cuius praesentia in diaphano non determinato, sicut est aer, facit lumen, eius autem absentia facit tenebras. Contingit ergo in extremo perspicui terminatorum corporum inesse illud, quod in aere facit lumen; et hoc faciet ibi colorem album, et per eius absentiam efficietur color niger. Quod quidem non est sic intelligendum quasi in colore nigro nihil sit luminis: sic enim nigredo non esset contraria albedini, utpote non participans eamdem naturam, sed esset pura privatio, sicut tenebra aeris. Sed dicitur nigredo causari per absentiam luminis, quia minimum habet de lumine inter omnes colores, sicut albedo plurimum. Contraria enim sunt, quae in eodem genere maxime distant, ut dicitur decimo metaphysicae.

Après avoir montré ce qu’est la couleur, le Philosophe en vient maintenant à distinguer les espèces de couleurs. Et il le fait, en premier, pour les couleurs extrêmes; en deuxième, pour les couleurs intermédiaires, où il dit : Quant aux autres couleurs, etc. Mais comme les différences par lesquelles les espèces se distnguent doivent diviser le genre par elles-mêmes et non par accident, comme on le oit au livre VII des Métaphysiques, c’est donc à partir de la nature même de la couleur, qu’il a expliquée dans la définition donnée ci-dessus, qu’il conclut la diversité de ses espèces. On a vu en effet dans ce qui précède que le sujet de la couleur est le transparent par son extrémité qui touche les corps bornés. Or, l’acte propre du transparent en tant que tel est la lumière, dont la présence dans le transparent illimité tel que l’air crée la clarté et dont l’absence crée les ténèbres. Il arrive donc, à l’extrémité du transparent, qu’il y a dans les corps limités quelque chose qui produit la clarté dans l’air, et cela produit en eux la couleur blanche, et leur absence produit la couleur noire. Il ne faut pourtant pas comprendre cela au sens où il n’y aurait aucune clarté dans la couleur noire : ainsi, en effet, la noirceur ne serait pas le contraire de la blancheur, ne participant pas à la même nature, mais elle serait pure privation, comme les ténèbres de l’air. Mais on dit que la noirceur est causée par l’absence de clarté, parce qu’elle a le moins de lumière parmi toutes les couleurs, comme la blancheur en a le plus. Les contraires sont en effet les choses le plus distantes l’une de l’autre dans le même genre, comme il est dit au livre X des Métaphysiques.

[81253] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 7 n. 2 Deinde cum dicit de aliis procedit ad distinguendum colores medios; et dividitur in partes duas. In prima ponit quosdam modos generationis distinctionis colorum mediorum, non secundum ipsorum existentiam, sed secundum apparentiam. Secundo assignat veram generationem mediorum colorum secundum suam naturam, ibi, si autem commixtio est corporum. Circa primum philosophus duo facit. Primo ponit duos modos generationis et distinctionis mediorum colorum secundum apparentiam. Secundo comparat illos modos adinvicem, ibi, dicere autem sicut antiqui. Prima pars dividitur in duas, secundum duos modos, quos ponit. Secunda pars incipit ibi, unus autem apparere. Circa primum duo facit. Primo ponit generationem colorum mediorum. Secundo assignat distinctionem ipsorum, ibi, multos autem proportione.

Ensuite, lorsqu’il dit : Quant aux autres couleurs, etc., il en vient à distinguer les couleurs intermédiaires, et cela se divise en deux parties. Dans la première, il présente certains modes de génération et de distinction des couleurs interméiaires, non selon leur existence mais selon leur apparence. En deuxième, il montre la vraie génération des couleurs intermédiaires selon leur nature, où il dit : S’il y a mixtion des corps, etc. (leçon VIII, no 9). Le Philosophe traite la première partie en deux sections. En premier, il présente deux modes de génération et de distinction des couleurs intermédiaires selon leur apparence. En deuxième, il compare entre eux ces deux modes, où il dit : Il est d’ailleurs absurde, etc. (leçon VIII). La première section se divise en deux selon les deux modes qu’il a présentés. La deuxième partie commence où il dit : Une seconde, c’est que les couleurs, etc. Il traite le premier mode en deux points. En premier, il décrit la génération des couleurs intermédiaires; en deuxième, il établit leur distinction, où il dit : Le rapport des parties entre elles, etc.

[81254] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 7 n. 3 Dicit ergo primo, quod cum dictum sit de coloribus extremis, dicendum est de aliis coloribus, scilicet mediis, distinguendo quot modis contingit eos generari. Supponitur ergo aliquid esse invisibile propter eius parvitatem. Contingit ergo duobus parvis corporibus non visibilibus propter parvitatem iuxta se positis, quorum unum sit nigrum, et aliud sit album, illud quod ex utroque compositum est, videri propter maiorem quantitatem. Omne autem quod videtur in huiusmodi corporibus, secundum aliquem colorem videtur. Illud autem totum, nec videtur ut album, nec ut nigrum: quia tam illud quod est album, quam illud quod est nigrum in ipso, positum est esse invisibile propter parvitatem. Unde necesse est quod videatur quasi quidam color ex utroque commixtus: et sic fit alia species coloris praeter album et nigrum. Ex quo patet quod contingit colores plures accipere, quam album et nigrum.

Il dit donc en premier qu’on a parlé des couleurs extrêmes et qu’il reste à parler des autres couleurs (les couleurs intermédiaires) en distinguant le nombre de façons dont elles peuvent être engendrées. Supposons donc qu’une chose est invisible à cause de sa petitesse. Il peut donc arriver que deux corps juxtaposés, qui ne sont pas visibles à cause de leur petitesse et dont l’un est noir et l’autre est blanc, forment un composé qui est visible parce qu’il est plus grand. Or, tout ce qui est vu dans de tels corps est vu selon une certaine couleur. Mais ce tout n’est vu ni comme blanc, ni comme noir, car on a affirmé que ce qui est blanc en lui-même et ce qui est noir en lui-même sont invisibles à cause de leur petitesse. Il est donc nécessaire qu’on voie une certaine couleur comme mélange des deux, et une autre espèce de couleur est ainsi produite en plus du blanc et du noir. Il est donc évident qu’on peut admettre plus de couleurs que le noir et le blanc.

[81255] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 7 n. 4 Deinde cum dicit multos autem assignat distinctionem mediorum colorum. Et primo assignat causam distinctionis mediorum colorum ex diversa proportione albi et nigri. Secundo assignat causam quare quidam colores medii sunt delectabiles, et quidam non, ibi, et eodem itaque modo. Circa primum considerandum est quod sicut philosophus dicit decimo metaphysicae, ratio mensurae primo quidem invenitur in numeris, secundo in quantitatibus continuis, deinde ultimo transfertur etiam ad quantitates, secundum quod in eis potest inveniri excessus unius qualitatis super aliam, sive per modum intensionis, prout aliquid dicitur albedo maior, quae est in maiori superficie. Quia vero proportio est quaedam habitudo quantitatum adinvicem; ubicumque dicitur quantum aliquo modo, ibi potest dici proportio. Et primo quidem in numeris; quia omnes in prima mensura, quae est unitas, sunt adinvicem commensurabiles. Communicant autem omnes in prima mensura, quae est unitas.

Ensuite, où il dit : Le rapport des parties entre elles, etc., il établit la distinction entre les couleurs intermédiaires. Et en premier, il présente la cause de leur distinction d’après les différentes proportions de noir et de blanc. En deuxième, il établit la cause pour laquelle certaines couleurs intermédiaires sont agréables et d’autres pas, où il dit : et en ceci il en est absolument, etc. Pour le premier point, il faut remarquer que, comme le dit le Philosophe au livre X des Métaphysiques, la notion de mesure se trouve tout d’abord dans les nombres, deuxièmement dans les quantités continues, et en dernier on l’applique également aux quantités soit selon qu’on peut y trouver l’excès d’une qualité par rapport à une autre, soit par mode d’élargissement, selon qu’un objet est dit avoir plus de blancheur parce qu’il a une plus grande surface. Alors, comme la proportion est un certain rapport de quantités entre elles, partout où on parle de quantité de quelque façon, on peut parler de proportion. Et ce, en premier, dans les nombres, car ils sont tous commensurables entre eux dans la première mesure, qui est l’unité. En effet, ils ont tous en commun la première mesure, qui est l’unité.

[81256] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 7 n. 5 Sunt autem diversae proportiones numerorum, secundum quod diversi numeri adinvicem comparantur. Alia enim est proportio trium ad duo, quae vocatur sesquialtera, et alia quatuor ad tria, quae vocatur sesquitertia. Quia vero quantitates continuae non resolvuntur in aliquod indivisibile, sicut numeri in unitatem, non est necesse omnes quantitates continuas esse adinvicem commensurabiles; sed est invenire aliquas, quarum una excedat alteram, quae tamen non habent commensurationem. Quaecumque tamen quantitates continuae proportionantur adinvicem, secundum proportionem numeri ad numerum, earum est una mensura communis; puta si una sit trium cubitorum, et alia quatuor, utraque mensuratur cubito.

Mais il existe diverses proportions des nombres, selon que des nombres divers sont comparés entre eux. En effet, la proportion de 3 à 2, appelée sesquialtère[104], diffère de la proportion de 4 à 3, appelée sesquitierce[105]. Mais comme les quantités continues ne se ramènent pas à quelque chose d’indivisible, comme les nombres se ramènent à l’unité, il n’est pas nécessaire que toutes les quantités continues soient commensurables entre elles, mais on en trouve certaines dont l’une dépasse l’autre sans qu’elles soient pourtant commensurables. Cependant, toutes les quantités continues qui sont proportionnées entre elles selon une proportion d’un nombre à un autre ont une mesure commune; par exemple, si l’une a trois coudées et l’autre quatre, les deux sont mesurées par la coudée.

[81257] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 7 n. 6 Et ad hunc modum in qualitatibus etiam contingit esse excessum et defectum, vel secundum aliquam proportionem numeralem, vel secundum excessum incommensurabilem. Et hoc est quod dicit quod contingit esse multos medios colores secundum diversas proportiones. Contingit enim quod album iaceat iuxta nigrum secundum proportionem duorum ad tria, vel trium ad quatuor, vel quorumlibet aliorum numerorum: aut secundum nullam proportionem numeralem, sed solum secundum incommensurabilem superabundantiam et defectum.

Et de cette façon, dans les qualités aussi il peut y avoir excès et défaut soit selon une proportion numérique, soit selon un excès incommensurable. Et c’est ce qu’il dit : il peut y avoir beaucoup de couleurs intermédiaires selon des proportions diverses. Il arrive en effet que le blanc soit juxtaposé au noir selon une proportion de 2 à 3, ou de 3 à 4, ou de n’importe quels autres nombres, ou selon aucune proportion numérique mais seulement selon un excès et un défaut incommensurables.

[81258] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 7 n. 7 Deinde cum dicit eodem itaque ostendit quare quidam colores sunt delectabiles et quidam non; et assignat circa hoc duas rationes. Secundam ponit, ibi, vel etiam omnes colores. Dicit ergo primo, quod ex quo medii colores distinguuntur secundum diversas proportiones albi et nigri, eodem modo oportet se habere in mediis coloribus, sicut et in consonantiis quae causantur secundum proportionem vocis gravis et acutae. Sicut enim in consonantiis illae sunt proportionatissimae et delectabilissimae quae consistunt in numeris, sicut diapason in proportione duorum ad unum, et diapente in proportione trium ad duo; ita etiam in coloribus illi qui consistunt in proportione numerali sunt proportionatissimi, et hi etiam videntur delectabilissimi, sicut croceus et purpureus, idest rubeus. Et sicut paucae symphoniae delectabiles, ita etiam pauci sunt colores tales. Alii vero colores, qui non sunt delectabiles, non consistunt in proportione numerali.

Puis lorsqu’il dit : et en ceci il en est absolument, etc., il montre pourquoi certaines couleurs sont agréables et d’autres pas, et il donne deux raisons pour cela. Il donne la deuxième où il dit : ou, pour mieux dire, il serait possible, etc. Il dit donc en premier que, du fait que les couleurs intermédiaires se distinguent selon des proportions diverses de blanc et de noir, il en est absolument de même pour les couleurs intermédiaires et pour les accords des sons, qui sont causés selon la proportion des sons aigus et graves. En effet, de même que parmi les accords des sons les mieux proportionnés et les plus agréables sont ceux qui consistent dans des nombres, comme l’octave dans la proportion de 2 à 1 et la quinte dans la proportion de 3 à 2, de même dans les couleurs celles qui consistent en une proportion numérique sont les mieux proportionnées, et elles semblent également les plus agréables, comme le jaune safran et le pourpre, c'est-à-dire le rouge. Et de même que peu d’accords sont agréables, de même peu de couleurs le sont. Mais les autres couleurs, qui ne sont pas agréables, ne consistent pas en une proportion numérique.

[81259] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 7 n. 8 Deinde cum dicit vel etiam assignat aliam rationem, quare quidam colores sunt delectabiles, et quidam non. Et dicit quod omnes species colorum possunt dici quod sint ordinatae secundum numeros. Et potest ad hoc movere, quia si sit excessus solum secundum superabundantiam et defectum, non erit alia species coloris, sed tunc solum quando superabundantia et defectus est secundum aliquam proportionem numeralem. Hoc autem supposito, adhuc sequeretur ipsos eosdem colores esse inordinatos quando sunt puri; puta si in una parte sit excessus albi supra nigrum secundum unam proportionem, in alia autem parte secundum aliquam aliam numeralem proportionem, et hoc confuse et absque ordine. Et ideo, quando non erit per totum eadem proportio numeralis, sequitur quod huiusmodi colores erunt inordinati et indelectabiles. Ultimo autem concludit hunc esse unum modum generationis mediorum colorum.

Ensuite, où il dit : ou pour mieux dire, il serait possible, etc., il donne une autre raison pour laquelle certaines couleurs sont agréables et d’autres pas. Et il dit qu’on peut affirmer que toutes les espèces de couleurs sont ordonnées selon des nombres. Et il peut en venir à cette affirmation parce que, s’il y avait supériorité seulement par excès et défaut, on n’aurait pas une autre espèce de couleur, mais seulement lorsque l’excès et le défaut seraient selon une proportion numérique. Si cela est admis, il s’ensuit aussi que ces mêmes couleurs sont désordonnées quand elles sont pures[106], par exemple s’il y a un excès de blanc par rapport au noir selon une certaine proportion dans une partie et selon une autre proportion dans une autre partie, le tout de façon confuse et sans ordre. C’est pourquoi, quand la proportion numérique n’est pas la même partout, il s’ensuit que ces couleurs sont désordonnées et désagréables. En dernier, il conclut que tel est un mode de génération des couleurs intermédiaires.

[81260] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 7 n. 9 Deinde cum dicit unus autem ponit secundum modum generationis mediorum colorum. Et primo assignat generationem colorum mediorum. Secundo distinctionem ipsorum, ibi, multi autem et sic erunt. Dicit ergo primo, quod praeter modum praedictum est unus alius modus generationis mediorum colorum secundum apparentiam, per hoc, quod unus colorum apparet per alium, ita quod ex duobus coloribus resultat apparitio cuiusdam medii coloris. Et ponit duo exempla: primum in artificibus; sicut quandoque faciunt pictores ponentes unum colorem super alium, ita tamen quod manifestior color, idest fortior et tenacior, subtus ponatur; alioquin si debilior poneretur subtus, nullatenus apparet: et hoc praecipue faciunt quando volunt facere in sua pictura quod aliquid appareat ac si esset in aere vel aqua, ut puta cum pingunt pisces quasi in mari natantes, tunc enim superponunt fortiori colori piscium, quaedam debilem colorem, quasi aqua. Aliud vero exemplum ponit in rebus naturalibus. Sol enim secundum se videtur albus propter luminis claritatem; sed quando videtur a nobis mediante caligine sive fumo resoluto a corporibus, fit tunc puniceus, idest rubicundus. Et sic patet quod id quod secundum se est unius coloris, quando videtur per alium colorem, facit apparentiam tertii coloris. Fumus enim secundum se non est rubeus, sed magis niger.

Puis lorsqu’il dit : Une seconde, c’est que les couleurs, etc., il montre le deuxième mode de génétation des couleurs intermédiaires. Et il explique, en premier, la génération des couleurs intermédiaires; en deuxième, leur distinction, où il dit : Dans ce cas encore, les couleurs, etc. Il dit donc en premier qu’en plus du mode précédent, il y a un autre mode de génération des couleurs intermédiaires selon leur apparence, du fait qu’une couleur apparaît à travers une autre de sorte que deux couleurs produisent l’apparence d’une couleur intermédiaire. Et il donne deux exemples : le premier est celui des artistes; ainsi, les peintres mettent parfois une couleur par-dessus une autre; ils mettent toutefois en dessous la couleur plus éclatante, c'est-à-dire plus vive et plus résistante; autrement, si la couleur plus faible était en dessous, elle ne paraîtrait pas du tout; et ils agissent ainsi surtout quand ils veulent faire en sorte qu’un objet, dans leur peinture, semble être dans l’air ou dans l’eau, par exemple lorsqu’ils peignent des poissons nageant dans la mer; en effet, ils superposent à la couleur plus vive des poissons une couleur faible comme celle de l’eau. Il donne un autre exemple dans les êtres naturels. En effet, en lui-même, le soleil semble blanc à cause de la clarté de sa lumière, mais quand nous le voyons à travers le brouillard ou la fumée dégagée des corps, il devient pourpre, c'est-à-dire rougeâtre. Et ainsi, il est évident que ce qui est en soi d’une seule couleur, quand il est vu à travers une autre couleur, donne l’apparence d’une troisième couleur. En effet, la fumée n’est pas rouge par elle-même, mais plutôt noire.

[81261] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 7 n. 10 Deinde cum dicit multi autem assignat etiam secundum hunc modum rationem distinctionis colorum. Et dicit, quod eodem modo multiplicantur medii colores secundum hunc modum generationis eorum, sicut et secundum praedictum, scilicet secundum diversas proportiones. Est enim accipere quamdam proportionem coloris infra positi, quod dicit esse in profundo, ad colorem supra positum, quem dicit esse in superficie. Et quidam tamen colores, supra et infra positi, non sunt in proportione aliqua numerali, et ideo causantur colores ut delectabiles et indelectabiles, ut supra dictum est.

Ensuite, où il dit : Dans ce cas encore, les couleurs, etc., il établit pour ce mode également une raison de la distinction des couleurs. Et il dit que les couleurs intermédiaires se multiplient de la même façon selon ce mode de génération que selon le mode précédent, c'est-à-dire selon des proportions diverses. On peut en effet admettre une certaine proportion de la couleur du dessous, qu’il appelle profonde, par rapport à la couleur appliquée par-dessus, qu’il dit être à la surface. Pourtant, certaines couleurs, appliquées au dessus ou en dessous, ne sont en aucune proportion numérique, et c’est pourquoi cela cause des couleurs agréables ou désagréables, comme on l’a dit.

 

Leçon 8

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Il est d'ailleurs absurde de prétendre, comme le voulaient les anciens, que les couleurs ne sont que des émanations des corps, et que c'est là la cause qui nous les fait voir. En effet, on doit nécessairement, dans ce système, réduire toutes les sensations au toucher; et alors il vaut mieux sur-le-champ admettre que c'est l'intermédiaire indispensable à la sensation qui, par le mouvement reçu de la chose sensible, produit la sensation même, qui ainsi a lieu par le toucher et non par des émanations.

Ainsi donc, pour les couleurs placées les unes à côté des autres, on doit nécessairement supposer que, de même qu'elles ont une grandeur invisible, de même aussi le temps dans lequel elles sont perçues est insensible; de telle sorte que les mouvements des deux couleurs nous échappent, et qu'elles semblent n'en être qu'une seule parce qu'elles sont aperçues à la fois.

Mais dans l'autre cas, il n'y a aucune nécessité pareille; seulement la couleur qui est à la surface étant mobile et étant mue par celle qui est au-dessous, elle ne produira pas un mouvement identique à celui qu'elle produirait étant seule. Aussi elle paraît autre et ne paraît ni blanche ni noire.

Mais s'il ne peut y avoir aucune grandeur qui soit invisible, et si tout ce qui est visible a une dimension quelconque, il y aurait aussi dans ce cas un certain mélange des couleurs, et cette supposition n'empêche point encore qu'il n'en résulte une certaine couleur commune quand on regarde de loin.

Nous montrerons dans ce qui va suivre qu'il n'y a pas de grandeur qui soit invisible.

S'il y a mixtion des corps, ce n'est pas seulement ainsi que le croient quelques philosophes quand les formes les plus petites possible et qui échappent alors à nos sens, sont placées les unes près des autres; mais les corps peuvent aussi se combiner tout entiers et en restant tout ce qu'ils sont, les uns avec les autres, comme on en a établi la théorie pour tous les corps au Traité de la Mixtion. Pans ce dernier sens, il n'y a de mélange que pour les corps qu'on peut réduire à leurs formes les plus petites possible, comme des hommes, des chevaux, ou des graines, parce que pour les hommes, un individu homme est la forme la plus petite; pour les chevaux, c'est un cheval; et par suite c'est la juxtaposition des individus qui de la masse de ces deux genres d'êtres forme un mélange; mais nous ne disons jamais qu’un individu homme se mêle à un individu cheval. Quant à toutes les choses qui ne peuvent pas se diviser en leurs formes les plus petites, pareilles à celles-là, il ne peut pas y avoir pour elles le genre de mélange qu'on vient d'indiquer; mais elles se mêlent absolument, et c'est de ces choses qu'on peut dire surtout que naturellement elles se mêlent. Nous avons déjà dit antérieurement, dans le Traité de la Mixtion, à quelles conditions le mélange peut le plus ordinairement devenir possible.

Mais il est évident que quand les corps se mêlent, il faut bien que leurs couleurs se mêlent aussi, et que c'est là la cause vraie qui fait qu'il y a beaucoup de couleurs ; et ce n'est pas parce qu'elles sont superposées les unes sur les autres ou juxtaposées. Car ce n'est pas en regardant de loin qu'on ne voit qu'«ne couleur unique aux choses mélangées, c'est en les regardant de près, c'est de quelque façon qu'on les regarde. S'il y a plusieurs couleurs, c'est que les corps qui se mêlent peuvent se mêler dans des rapports très-divers, tantôt en conservant des proportions numériques, tantôt en ayant seulement des différences incommensurables du plus au moins, tantôt enfin aussi de la même façon que semblent se mêler les couleurs placées, soit l'une à côté de l'autre, soit l'une sur l'autre.

Nous avons déjà parlé ailleurs du mélange des corps; nous dirons plus loin pourquoi les espèces des couleurs, des sons et des saveurs, sont limitées, et non pas infinies.

Voilà ce que nous avions à dire pour expliquer la nature de la couleur et ses nombreuses diversités.

Il a déjà été question du son et de la voix dans le Traité de l’âme.

 

 

Lectio 8

Leçon 8 ─ La couleur n’est pas une émanation (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81262] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 1 Positis duobus modis generationis colorum mediorum, hic comparat praedictos modos adinvicem. Et circa hoc tria facit. Primo excludit quamdam positionem, ex qua procedebat unus praedictorum modorum. Secundo comparat praedictos modos adinvicem, ibi, in his autem quae secus invicem. Tertio ostendit quantum ad quid utrique praedictorum modorum sustineri possint, ibi, quare si non contingit. Dicit ergo primo, quod antiqui posuerunt colorem nil aliud esse quam quemdam effluxum a corporibus visis, sicut supra Democritus, et etiam Empedocles posuerunt, quod visio sit propter huiusmodi causam, scilicet propter defluxum idolorum a corporibus visis. Et quia unumquodque videtur per proprium colorem, ideo crediderunt nihil aliud esse colorem quam huiusmodi defluxionem. Sed hoc dicere est omnino incongruum.

Après avoir exposé deux modes de génération des couleurs intermédiaires, il les compare maintenant entre eux. Et cela se divise en trois parties. En premier, il réfute une théorie d’où provenait l’un des modes décrits. En deuxième, il compare ces modes entre eux, où il dit : Ainsi donc, pour les couleurs, etc. En troisième, il montre dans quelle mesure ces deux modes peuvent être reconnus vrais, où il dit : Mais s’il ne peut y avoir, etc. Il dit donc en premier que les anciens ont affirmé que la couleur n’est rien d’autre qu’un certain effluve dégagé par les corps vus, comme on a vu plus haut que Démocrite ainsi qu’Empédocle ont affirmé que la vision est produite par cette cause, celle de l’émanation d’une image hors des corps vus. Et comme toute chose est vue grâce à sa couleur propre, ils ont cru que la couleur n’était rien d’autre que cet effluve. Mais une telle affirmation ne convient pas du tout.

[81263] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 2 Non enim poterant ponere, quod huiusmodi corpora, defluentia a corporibus visis ingrederentur intra oculum, quia sic corrumperetur substantia eius: unde oportebat omnibus modis quod visio fieret per contactum corporum resolutorum ad ipsum oculum, ex huiusmodi contactu immutatum ad videndum. Si ergo immutatio talis sufficit ad causandum visionem, melius est dicere quod visio fiat per hoc quod medium statim a principio moveatur a sensibili, quam dicere visionem fieri per contactum et defluxionem. Natura enim per pauciora se expedit inquantum potest.

En effet, ils ne pouvaient pas affirmer que ces corps qui se dégagent des corps vus entrent dans l’œil, car cela corromprait la substance de ce dernier; il fallait donc, selon tous les modes mentionnés, que la vision se fasse par contact des effluves de ces corps avec l’œil, dont la vision serait provoquée par ce contact. Si donc cette impression suffit à causer la vision, il vaut mieux dire que la vision se produit du fait que le milieu est mû tout de suite au point de départ par l’objet sensible, plutôt que de dire que la vision se produit par effluve et contact. La nature agit en effet en utilisant le moins de moyens qu’elle peut.

[81264] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 3 Sunt autem et alia, quibus praedicta positio ostenditur esse falsa. Primo quidem, quia si visio fieret per contactum, tunc sensus visus non distingueretur a tactu, quod patet esse falsum. Visus enim non est cognoscitivus contrarietatum tactus. Secundo, quia corpora visa per continuum defluxum diminuerentur, et tandem totaliter consumerentur, nisi aliis defluxionibus supervenientibus, eorum quantitas servaretur. Tertio quia huiusmodi corpora defluentia a rebus visis cum sint subtilissima, a ventis propellerentur. Unde non fieret recta visio. Quarto, quia visus non indigeret lumine ad videndum, ex quo visio fieret per contactum visibilis: et multa alia huiusmodi inconvenientia sequuntur quae, quia manifesta sunt, philosophus praetermisit.

Il y a aussi d’autres façons de montrer que cette théorie est fausse. En premier, si la vision se faisait par contact, le sens de la vue ne se distinguerait pas de celui du toucher, ce qui est évidemment faux. En effet, la vue ne connaît pas les qualités contraires perçues par le toucher. Deuxièmement, parce que les corps vus à cause des effluves continus diminueraient et finiraient par disparaître totalement, à moins que leur quantité ne soit conservée par l’arrivée d’autres effluves. Troisièmement, parce que ces corps dégagés par les choses vues, étant excessivement subtils, seraient chassés par le vent; la vision n’aurait donc pas lieu en ligne droite. Quatrièmement, parce que la vue n’aurait pas besoin de lumière pour voir, puisque la vue aurait lieu par contact avec le visible; et il s’ensuivrait beaucoup d’autres absurdités du genre, mais le Philosophe n’en fait pas mention parce qu’elles sont évidentes.

[81265] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 4 Deinde cum dicit in his autem comparat praedictos modos adinvicem. Ubi considerandum est quod primum modus generationis mediorum colorum assignabatur ab illis, qui ponebant colorem esse defluxionem. Et ideo, postquam Aristoteles ostendit falsitatem huius positionis secundum se, concludit inconveniens, quod sequitur in eis hac assignatione generationis colorum mediorum. Et dicit, quod qui ponunt medios colores generari, per hoc quod colores extremi secus invicem ponuntur necesse est eis dicere non solum quod magnitudo sit invisibilis, sed etiam, quod aliquod tempus sit insensibile ad hoc quod habeant propositum; quia ponebant visionem fieri per motum localem corporum defluentium. Nihil autem movetur ad aliquam distantiam secundum motum localem, nisi in tempore. Oportet autem assignare aliquod tempus, in quo defluxus fiat a re visa ad oculum; et tanto oportet ponere maius tempus, quanto fuerit maior distantia.

Ensuite, lorsqu’il dit : Ainsi donc, pour les couleurs, etc., il compare ces deux modes entre eux. Il faut remarquer ici que le premier mode de génération des couleurs intermédiaires était supposé par ceux qui affirmaient que la couleur est une émanation. C’est pourquoi, après avoir montré la fausseté de cette théorie comme telle, Aristote cojclue une absurdité qui s’ensuit pour eux du fait qu’ils attribuent ce mode de génération aux couleurs intermédiaires. Et il dit que pour ceux qui affirment que les couleurs intermédiaires sont engendrées du fait que les couleurs extrêmes sont placées les unes à côté des autres, il est nécessaire de dire non seulement qu’elles ont une grandeur invisible, mais aussi que le temps pendant lequel elles sont perçues est insensible pour prouver leur assertion, car ils affirmaient que la vision est produite par le mouvement local des effluves des corps. Mais rien ne se meut sur une certaine distance par mouvement local, sinon dans le temps. Or, il faut supposer un certain temps pendant lequel les émanations se déplacent de la chose vue à l’œil, et il faut supposer un temps d’autant plus long que la distance est plus grande.

[81266] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 5 Manifestum est autem quod corporum minimorum secus invicem positorum non est omnino eadem distantia ad oculum: et sic oportet diversa esse tempora, in quibus perveniunt motus ab eis ad oculum. Non ergo videbitur totum, quod ex huiusmodi corporibus componitur, ut unum, sicut supra ponebatur nisi lateat tempus, in quo unus motus praeoccupat alium. Et ita necesse est ponere tempus insensibile in hoc modo generationis colorum. Sed hic, in secundo modo generationis colorum nulla necessitas est quod ponatur tempus insensibile, quia non ponitur visio fieri per defluxum secundum motum localem, sed ille color, qui in superficie, ponitur immobilis existens, idest cum maneat immobilis secundum locum, immutatur tamen per motum alterationis ab inferiori colore, ita ut non similiter moveat, visum, sicut per se moveret vel color supra positus vel suppositus, vel alius color medius apparebit et nec album nec nigrum.

Il est cependant évident que les corps minuscules placés ensemble n’ont pas tout à fait la même distance à l’œil, et ainsi, le mouvement qui part d’eux doit parvenir à l’œil à divers moments. Alors, on ne verra pas le tout composé de ces corps comme une unité, comme on l’a affirmé plus, haut, à moins que le temps pendant lequel un mouvement précède l’autre ne soit pas perçu. Et ainsi, il est nécessaire de supposer un temps imperceptible dans ce mode de génération des couleurs. Mais dans l’autre cas, dans le second mode de génération des couleurs, il n’y a aucune nécessité de supposer un temps imperceptible, car on n’affirme pas que la vision est produite par un effluve en mouvement local, mais la couleur qui est à la surface, qu’on suppose comme étant immobile, c'est-à-dire qui reste immobile selon le lieu, est pourtant affectée d’un mouvement d’altération par la couleur d’en dessous, de sorte qu’elle n’affectera pas la vue semblablement, comme la couleur du dessus ou celle du dessous affecterait la vue à elle seule, mais elle semblera être une autre couleur intermédiaire, ni blanche ni noire.

[81267] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 6 Est autem considerandum quod ponentibus visum fieri per defluxionem et tactum, etiam remota generatione mediorum colorum, quam ponebant, sequitur tempus esse insensibile. Oportet enim eos dicere quod nullum corpus totum simul videatur, sed per aliquam temporis successionem, cum ponant visum fieri per contactum. Non est autem possibile quod totum aliquod magnum corpus, vel defluxus eius, simul tangatur a pupilla, propter eius parvitatem. Et ideo sequitur tempus esse insensibile, cum de aliquibus nobis videatur, quod simul ea tota videamus.

Il faut remarquer par ailleurs que pour ceux qui affirment que la vision se produit par émanation et contact, même si on rejette le mode de génération des couleurs intermédiaires qu’ils affirmaient, il s’ensuit que le temps est imperceptible. Ils sont obligés de dire en effet qu’aucun corps n’est vu en entier d’un seul coup, mais qu’il est vu selon une succession temporelle, puisqu’ils affirment que la vision se produit par contact. Il n’est pas possible qu’un corps de grande taille, ou son émanation, soit touché tout à la fois par la pupille, petite comme elle est. Il s’ensuit donc que ce temps est imperceptible, puisqu'il nous semble que nous voyons certaines choses en entier d’un seul coup.

[81268] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 7 Est tamen considerandum quod aliquod corpus visui se offerens potest considerari dupliciter. Uno modo secundum quod est totum unum in actu, et singulae partes eius in eo existentes sunt quodammodo in potentia, et sic visio fertur in totum simul sicut in aliquid unum, non autem in aliquam eius partem determinate. Alio autem modo potest considerari corpus, quod visui se offert, secundum quod aliqua pars ipsius accipitur ut determinata in seipsa, et quasi ab aliis partibus distincta; et sic visus non fertur in totum simul, sed in unam partem post aliam. Et hoc quidem tempus, quo visio totius mensuratur, non est insensibile simpliciter, cum anima sentiendo prius et posterius in motu, sentiat tempus, ut patet in quarto physicorum. Sed tanto est huiusmodi tempus sensibilius quanto sensus fuerit perspicacior, et maior diligentia fuerit apposita.

Il faut pourtant remarquer qu’un corps qui s’offre à la vue peut être considéré de deux façons. En premier, selon qu’il est un tout unique en acte et que chacune des parties qui se trouvent en lui sont d’une certaine façon en puissance, et ainsi la vision se porte sur le tout en même temps comme sur quelque chose d’un et non de façon déterminée sur l’une de ses parties. De l’autre façon, le corps qui s’offre à la vue peut être considéré selon que l’une de ses parties est considérée comme déterminée en elle-même et comme distincte des autres parties, et ainsi, la vue ne s’attache pas au tout d’un seul coup, mais à une partie après l’autre. Alors, ce temps qui mesure la vision du tout n’est pas absolument imperceptible, puisque l’âme, en percevant l’avant et l’après dans le mouvement, perçoit le temps, comme il est évident au livre IV des Physiques. Mais ce temps est d’autant plus perceptible que le sens est plus aigu et qu’on y porte une plus grande attention.

[81269] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 8 Deinde cum dicit quare si non ostendit qualiter praedicti duo modi generationis colorum sustineri possint, et usque ad quid se extendant, scilicet usque ad apparentiam; concludens ex praedictis, quod si non contingit aliquam magnitudinem esse invisibilem, sed quaelibet magnitudo ab aliqua distantia est visibilis, ut sequitur, erit quaedam commixtio colorum haec, scilicet per alternos colores, et illo etiam modo per positionem colorum secus invicem, nihil prohibet, quin appareat quidam color communis ab aliqua distantia, ex qua scilicet non potest videri per se uterque color simplicium propter corporis parvitatem. Quod autem nulla magnitudo sit invisibilis simpliciter propter parvitatem, dicit in sequentibus esse videndum.

Ensuite, où il dit : Mais s’il ne peut y avoir, etc., il montre comment ces deux modes de génération des couleurs peuvent être admis et jusqu’à quoi ils s’étendent, c'est-à-dire jusqu’à l’apparence : il conclut de ce qui précède que s’il ne peut y avoir aucune grandeur qui soit invisible, mais si toute grandeur est visible à partir d’une certaine distance, il s’ensuit qu’il y aura un certain mélange des couleurs, à savoir par alternance de couleurs, et de cette façon aussi, en juxtaposant les couleurs, rien n’empêche qu’une certaine couleur commune n’apparaisse à partir d’une certaine distance, à partir de laquelle on ne peut voir seule aucune des deux couleurs simples à cause de la petitesse des corps. Quant au fait qu’aucune grandeur n’est invisible de façon absolue à cause de sa petitesse, il dit qu’on discutera cela plus loin.

 

[81270] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 9 Deinde cum dicit si autem ponit modum generationis mediorum colorum, qui est non solum secundum apparentiam, sed secundum existentiam. Et primo determinat generationem mediorum colorum. Secundo assignat rationem distinctionis ipsorum secundum istum modum generationis, ibi, multi autem erunt. Quia vero iste modus generationis mediorum colorum accipitur secundum mixtionem corporum, ideo praemittit primo de mixtione corporum adinvicem; et subiungit secundo de mixtione colorum, ibi, simul autem quae sit necessitas. Dicit ergo primo, quod mixtio corporum adinvicem non solum est secundum quidem hunc modum, quem quidam putaverunt, quod quaedam minima iuxta alia ponerentur, quae propter parvitatem essent nostris sensibus immanifesta. Sed contingit aliqua corpora totaliter immisceri, ita scilicet quod totum toti immisceatur, sicut dictum est in libro de generatione, ubi universaliter tractatum est de corporum mixtione. Est autem verum, quod quaedam miscentur illo modo scilicet per positionem minimorum iuxta invicem, quaecumque scilicet possunt usque ad minima dividi; sicut multitudo hominum dividitur usque ad unum hominem, tamquam usque ad aliquid unum minimum, et multitudo equorum usque ad unum equum, et multitudo seminum usque ad unum semen, quod est unum granum tritici, vel aliquid huiusmodi. Unde bene potest dici quod talium multitudo est permixta per hoc, quod minima secus invicem ponuntur, sicut si homines confuse equis permiscentur, vel semina tritici seminibus hordei, non tamen erit permixtio talium totaliter. Singulae enim partes multitudinum remanebunt impermixtae, quia unus homo non permiscetur uni equo, nec aliquod aliud huiusmodi alicui tali.

Puis lorsqu’il dit : S’il y a mixtion des corps, etc., il présente un mode de génération des couleurs intermédiaires qui ne touche pas seulement l’apparence, mais aussi l’existence. Et en premier, il traite de la génération des couleurs intermédiaires. En deuxième, il établit la raison de leur distinction selon ce[107] mode de génération, où il dit : S’il y a plusieurs couleurs, etc. Mais comme ce mode de génération des couleurs intermédiaires se rapporte au mélange des corps, il traite d’abord du mélange des corps entre eux, et il enchaîne en deuxième par le mélange des couleurs, où il dit : Mais il est évident que quand les corps, etc. Il dit donc en premier que le mélange des corps entre eux ne se fait pas seulement de la façon que certains ont supposée, à savoir que des éléments minimes sont juxtaposés et qu’ils ne seraient pas perçus par nos sens à cause de leur petitesse. Mais il affive que des corps soient totalement mélangés de telle sorte que le tout est mélangé au tout, comme il est dit au Traité de la génération, où on traite de façon universelle du mélange des corps. Mais il est vrai que certaines choses sont mélangées de cette façon, c'est-à-dire par juxtaposition d’éléments minimes : ce sont les choses qui peuvent se diviser jusqu’à des éléments minimes; ainsi, une multitude d’hommes se divise jusqu’à un seul homme, en tant qu’on parvient à la plus petite unité, une multitude de chevaux se divise jusqu’à un seul cheval, une multitude de semences se divise jusqu’à une seule semence, c'est-à-dire un grain de froment ou quelque chose du genre. On peut donc dire avec raison qu’une multitude de ces choses est mélangée par le fait que les plus petits éléments sont mis les uns à côté des autres, comme si les hommes étaient mélangés sans ordre avec les chevaux, ou les grains de froment aux grains d’orge, mais ce ne sera pourtant pas un mélange total de ces choses. En effet, chacune des parties de ces multitudes demeure sans mélange, car un homme n’est pas mélangé à un cheval, ni autre chose du genre à autre chose.

[81271] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 10 Sed eorum quae non dividuntur usque ad minimum, scilicet corporum continuorum et similium partium, sicut vinum et aqua, non potest fieri mixtio modo praedicto, scilicet per positionem minimorum iuxta invicem, quia non est in eis accipere minimum; sed per hoc quod totum toti commiscetur, ita quod nulla pars remanet impermixta. Et haec sunt, quae maxime et verissime nata sunt permisceri. Quomodo autem haec fieri possint, determinatum est in libro de generatione.

Mais les choses qui ne se divisent pas jusqu’à un élément minimal, à savoir les corps continus qui ont des parties semblables, comme le vin et l’eau, ne peuvent pas se mélanger de cette façon, c'est-à-dire par juxtaposition des plus petits éléments, car on ne peut pas y trouver un plus petit élément, mais plutôt, le tout se mélange au tout de telle sorte qu’aucune partie n’en reste non mélangée. Et ces choses sont celles qui sont les plus véritablement aptes à se mélanger. Mais la manière dont cela peut se faire a été décrite dans le Traité de la génération.

[81272] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 11 Deinde cum dicit simul autem post commixtionem corporum tangit commixtionem colorum. Et dicit manifestum esse secundum praedeterminata quae sit necessitas quod commixtis corporibus colores misceantur. Dictum enim est supra quod perspicuum secundum quod existit in corporibus, facit colores participari. Perspicuum autem diversimode invenitur in corporibus secundum maius et minus, et similiter lucidum; et ideo permixtis coloribus in quibus est lucidum et diaphanum, necesse est quod fiat permixtio colorum. Et ista est principalis causa quod sunt multi colores praeter album et nigrum. Non autem est principalis causa supernatatio, idest quod unus color ponatur super alium, neque secus invicem positio, scilicet quod minima colorata iuxta invicem ponantur, quia color medius videtur praeter album et nigrum, non quidem de longe, nec de prope, sed ex quacumque distantia. Et ita patet quod iste est modus generationis colorum mediorum secundum ipsorum existentiam; alii autem duo modi pertinent ad solam apparentiam.

Ensuite, lorsqu’il dit : Mais il est évident, etc., après le mélange des corps, il traite du mélange des couleurs. Et il dit que d’après ce qui précède, on voit avec évidence pourquoi il est nécessaire que quand les corps se mélangent, leurs couleurs se mélangent. On a dit plus haut, en effet, que la transparence, en tant qu’elle existe dans les corps, fait participer aux couleurs. Or, la transparence se trouve de façons diverses dans le corps, à un degré plus ou moins grand, et la luminosité également; c’est pourquoi, quand des corps[108] qui ont de la luminosité et de la transparence sont mélangés, les couleurs sont nécessairement mélangées. Et c’est la principale cause du fait qu’il y a beaucoup de couleurs en plus du blanc et du noir. La cause principale n’est pas la superposition, ou le fait qu’une couleur est appliquée sur une autre, ni la juxtaposition, c'est-à-dire la mise de tout petits objets colorés les uns à côté des autres, car la couleur semble intermédiaire entre le blanc et le noir, pas de loin ni de près, mais à n’importe quelle distance. Et ainsi, il est évident que tel est le mode de génération des couleurs intermédiaires selon leur existence même; les deux autres modes ne concernent que leur apparence.

[81273] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 12 Deinde cum dicit multi autem assignat causam distinctionis colorum mediorum secundum praedictum modum generationis. Et dicit quod multi generantur colores medii, quoniam multis proportionibus solum invicem contingit commiscere corpora, et per consequens ipsos colores. Quaedam quidem secundum determinatos numeros, quaedam vero secundum solam superabundantiam incommensurabilem. Et alia omnia eodem modo hic dicenda sunt circa mixtionem, quae supradicta sunt in aliis duobus modis, scilicet in positionem colorum iuxta invicem, et in superpositione unius coloris super alterum. Unum autem est, quod restat posterius determinandum, quare scilicet sint finitae et non infinitae species colorum, saporum et sonorum.

Puis lorsqu’il dit : S’il y a plusieurs couleurs, etc., il donne la cause de la distinction des couleurs intermédiaires selon ce dernier mode de génération. Et il dit que beaucoup de couleurs intermédiaires sont engendrées parce que les corps peuvent se mélanger selon de nombreuses proportions, et par conséquent les couleurs aussi. Cependant, certaines peuvent le faire selon des nombres déterminés, et d’autres seulement selon un excédent impossible à mesurer. Et il faut redire ici tout ce qui a été dit plus haut au sujet des mélanges pour les deux autres modes, à savoir la juxtaposition des couleurs et l’application d’une couleur par-dessus une autre. Il reste cependant une question à résoudre plus tard, à savoir s’il y a un nombre fini ou infini d’espèces de couleurs, de saveurs et de sont.

[81274] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 8 n. 13 Ultimo autem epilogando concludit. Iam dictum est quid sit color, et propter quam causam sint multi colores. Excusat autem se deinceps a determinatione soni et vocis: quia de his iam determinatum est in libro de anima, eo quod eadem est ratio generationis ipsorum et immutationis, quae secundum quod immutant pertinent ad considerationem libri de anima.

En dernier, il conclut en disant qu’on a expliqué ce qu’est la couleur et quelle est la cause du grand nombre de couleurs. Mais il se dispense de traiter ensuite du son et de la voix, car il en a déjà parlé dans le Traité de l’âme, étant donné que l’explication de leur génération est la même que celle de l’impression qu’ils produisent sur les sens, et, en tant qu’ils affectent les sens, leur étude relève du Traité de l’âme.

 

Leçon 9

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Parlons ici de l'odeur et de la saveur. Ces affections sont à peu près les mêmes, bien qu'elles ne se produisent pas toutes les deux dans les mêmes organes. La nature des saveurs est plus claire pour nous avons l'odorat beaucoup moins fin que tous les autres animaux. Il faut ajouter même que l'odorat est en nous le moins bon de tous les sens dont nous sommes doués. Au contraire, nous avons le toucher plus délicat que tous les autres animaux; et le goût n'est qu'une sorte de toucher.

D'abord la nature propre de l'eau, c'est d'être sans saveur; mais il faut nécessairement, ou que l'eau ait en elle toutes les saveurs, qui alors n'échappent à nos sens que par leur faiblesse même, comme le prétend Empédocle; ou bien, que l'eau renferme une matière qui soit eu quelque sorte le germe de toutes les saveurs, et qu'ainsi toutes les saveurs viennent de l'eau, celles-ci d'une partie, celles-là d'une autre; ou bien enfin, que l'eau n'ayant en soi aucune diversité de saveurs, la cause effective des saveurs soit par exemple la chaleur et aussi le soleil.

Mais ici l'erreur où tombe Empédocle est par trop facile à découvrir. Ainsi l'on peut bien se convaincre que les saveurs des fruits changent par l'effet de la chaleur, quand on les a détachés de l'arbre et qu'on les fait sécher au soleil ou au feu. Dans ce cas apparemment les saveurs ne se modifient pas parce qu'elles tiennent de l'eau quelque nouveau principe; mais elles changent dans l'intérieur même du fruit, soit que se desséchant avec le temps elles deviennent sûres et amères de douces qu'elles étaient, et s'altèrent de cent façons ; soit que soumises à l'action du feu elles prennent, l'on peut dire, toutes les variétés possibles sans exception.

Il ne se peut pas davantage que l'eau soit la matière unique qui contienne le germe de toutes les saveurs ; car nous voyons sortir de la même eau, comme d'une même nourriture, les saveurs les plus différentes.

Reste donc la dernière explication, à savoir que la saveur change parce que l'eau vient à éprouver quelques modifications. Mais il est évident que ce n'est pas par la puissance seule de la chaleur que l'eau acquiert cette puissance que nous appelons saveur. L’eau en effet est le plus léger de tous les liquides; elle est même plus légère que l'huile, bien que l'huile par sa viscosité s'étende et surnage à la surface de l'eau, qui d'ailleurs est fluide, et qu'on retiendrait plus difficilement dans la main que de l'huile. Mais comme l'eau est le seul liquide qui ne s'épaississe pas en s'échauffant, il faut évidemment chercher une autre cause à la saveur; car tous les liquides qui ont de la saveur deviennent plus épais; et ainsi, la chaleur ne fait que contribuer à cet effet que produisent aussi d'autres causes.

 

 

Lectio 9

Leçon 9 ─ Les causes de la diversité des saveurs (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81275] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 9 n. 1 Postquam philosophus determinavit de colore, hic consequenter determinat de sapore. Et primo dicit de quo est intentio. Secundo exequitur propositum, ibi, igitur aquae natura. Dicit ergo primo, quod post colorem dicendum est de odore et sapore. Et circa hoc assignat duorum causam. Prima quidem, quare coniunctim de eis sit agendum, scilicet propter eorum convenientiam, quia utrumque eorum est fere eadem passio. Nominat autem utrumque passionem, quia utrumque eorum est in tertia specie qualitatis, quae est passio, vel passibilis qualitas. Dicit autem saporem et odorem fere esse eamdem passionem, quia utrumque causatur ex permixtione humidi et sicci secundum aliqualem terminationem a calido: non tamen utrumque eorum est omnino in eisdem: quia odor magis sequitur siccum, et ideo principalius est in fumali evaporatione; sapor autem magis sequitur humidum.

Après avoir traité de la couleur, le Philosophe traite ensuite de la saveur. Et en premier, il dit ce qu’il entend montrer. En deuxième, il développe sa thèse, où il dit : La nature propre de l’eau, etc. Il dit donc en premier qu’après la couleur, il faut parler de l’odeur et de la saveur. Et à ce sujet, il montre la cause des deux. La première raison pour laquelle il faut traiter des deux en même temps est leur association, parce que les deux sont presque la même affection. Il donne aux deux le nom d’affection parce que les deux sont dans la troisième espèce de la qualité, qui est l’affection ou la qualité qui peut subir. Et il dit que la saveur et l’odeur sont presque la même affection parce que les deux sont causées par un mélange d’humide et de sec qui se termine d’une certaine façon par la chaleur, non toutefois parce que les deux sont absolument dans les mêmes choses, car l’odeur est causée davantage car le sec et se trouve donc principalement dans l’évaporation fumeuse, alors que la saveur est causée davantage par l’humide.

[81276] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 9 n. 2 Deinde cum dicit manifestius autem assignat causam, quare prius dicendum est de sapore quam de odore. Videbatur enim esse dicendum de odore immediate post colorem, quia odor sentitur per medium extrinsecum sicut et color, non autem sapor. Sed ordo disciplinae requirit, ut a manifestioribus ad minus manifesta procedatur: manifestius est autem nobis genus saporum quam odorum. Unde de saporibus prius est agendum. Ideo autem sapor est nobis manifestior, quia certiori sensu sentitur a nobis. Sensum enim olfactus peiorem habemus et per comparationem ad cetera animalia, et per comparationem ad ceteros sensus qui in nobis sunt. Cuius ratio est, quia sicut supra dictum est, odoratus in actu perficitur per calidum igneum. Est autem organum olfactus circa cerebrum, quod est frigidius et humidius omnibus partibus corporis, ut supra habitum est. Homo autem inter omnia animalia habet cerebrum maius secundum quantitatem sui corporis, ut dicitur in libro de partibus animalium. Et ideo oportet quod homo deficiat in sensu odoratus.

Ensuite, où il dit : La nature des saveurs, etc., il donne la raison pour laquelle il faut traiter de la saveur avant l’odeur. Il semblait en effet qu’il fallait parler de l’odeur tout de suite après la couleur parce que l’odeur est perçue par un milieu extrinsèque comme la couleur, ce qui n’est pas le cas de la saveur. Mais l’ordre de l’apprentissage exige que l’on procède du plus évident au moins évident; or, le genre des saveurs nous est plus évident que celui des odeurs. Il faut donc traiter des saveurs en premier. Et la raison pour laquelle la saveur nous est plus évidente est que nous la percevons par un sens plus certain. En effet, notre sens de l’odorat est moins bon, tant par comparaison aux autres animaux que par comparaison aux autres sens que nous avons. La raison en est que, comme on l’a dit, l’odorat en acte se réalise par une chaleur venue du feu. Or, l’organe de l’odorat est près du cerveau, qui est la plus froide et la plus humide de toutes les parties du corps, comme on l’a vu plus haut. Or, l’homme est celui de tous les animaux qui a le plus gros cerveau par rapport au volume de son corps, comme il est dit au livre des Parties des animaux. C’est pourquoi il faut que l’odorat soit faible chez l’homme.

[81277] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 9 n. 3 Sed homo habet certissimum tactum inter omnia animalia. Cum enim tangibilia sint ea ex quibus constituitur corpus animalis, scilicet calidum et frigidum, humidum et siccum, et alia huiusmodi, quae consequuntur; non potuit esse, quod organum tactus esset denudatum ab omni qualitate tangibili, sicut pupilla caret omni colore; sed oportuit organum tactus esse in potentia ad qualitates tangibiles, sicut medium est in potentia ad extrema, ut dicitur in secundo de anima. Et ideo oportet, quod sensus tactus tanto sit certior quanto complexio corporis est magis temperata, quasi ad medium reducta. Hoc autem maxime oportet esse in homine, ad hoc quod corpus eius sit proportionatum nobilissimae formae. Et ideo homo inter alia animalia habet certissimum tactum, et per consequens gustum, qui est tactus quidam. Et huius signum est, quod homo minus potest sustinere vehementiam frigoris et caloris quam alia animalia: et etiam inter homines tanto est aliquis magis aptus mente, quanto est melioris tactus; quod apparet in his qui habent molles carnes, sicut dictum est in secundo de anima.

Mais l’homme a le sens du toucher le plus certain de tous les animaux. En effet, comme les objets tangibles sont ce de quoi est constitué le corps de l’animal, à savoir le chaud et le frois, l’humide et le sec, et les autres propriétés du genre qui s’ensuivent, il n’était pas possible que l’organe du toucher soit dépouillé de toute qualité tangible comme la pupille est privée de toute couleur, mais il fallait que l’organe du toucher soit en puissance aux qualités tangibles comme le milieu est en puissance aux extrêmes, comme il est dit au livre II du Traité de l’âme. Il faut donc que le sens du toucher soit d’autant plus certain que la complexion du corps est plus tempérée, et située ainsi dans le milieu. Mais il faut que cela se réalise au plus haut degré chez l’homme, de sorte que son corps soit proportionné à la forme la plus noble. C’est pourquoi, parmi tous les animaux, c’est l’homme qui a le toucher le plus certain, et le goût aussi par conséquent, puisqu’il est une sorte de toucher. Et un signe de ce fait est que l’homme est moins capable que les autres animaux de subir un froid et une chaleur intenses, et même parmi les hommes, plus il a l’esprit vif, meilleur est son sens du toucher, et on le voit chez ceux qui ont la chair délicate, comme on l’a dit au livre II du Traité de l’âme.

[81278] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 9 n. 4 Deinde cum dicit igitur aquae exequitur propositum. Et primo determinat de sapore secundum veritatem. Secundo excludit falsas positiones quorumdam de natura saporis, ibi, Democritus autem. Prima pars dividitur in duas. In prima determinat quae sit natura saporis. In secunda determinat de speciebus saporum, ibi, quemadmodum autem colores. Circa primum duo facit. Primo excludit opiniones quasdam circa generationem saporum. Secundo determinat veritatem, ibi, apparent autem sapores. Circa primum duo facit. Primo ponit tres opiniones circa generationem saporum. Secundo improbat eas, ibi, horum autem, sicut Empedocles.

Ensuite, où il dit : D’abord la nature propre de l’eau, etc., il développe sa thèse. Et en premier, il traite de la saveur selon la vérité. En deuxième, il réfute les fausses théories de certains au sujet de la nature de la saveur, où il dit : Démocrite et la plupart des naturalistes, etc. (leçon XI, no 7). La première partie se divise en deux. Dans la première, il détermine quelle est la nature de la saveur. Dans la deuxième, il traite des espèces de saveurs, où il dit : De même que les couleurs se forment, etc. (leçon XI). Il traite la première partie en deux points. Dans la première, il réfute certaines opinions concernant la génération des saveurs. En deuxième, il établit la vérité, où il dit : Toutes les saveurs qu’on découvre, etc. Il traite le premier point en deux sections. En premier, il présente trois opinions concernant la génération des saveurs. En deuxième, il les réfute, où il dit : Mais ici l’erreur où tombe Empédocle,etc.

[81279] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 9 n. 5 Incipit autem determinare naturam sive generationem saporum ab aqua, quae videtur esse subiectum saporum; et dicit, quod ipsa natura aquae secundum se, vult esse idest habet naturalem aptitudinem ad hoc quod sit insipida: et si aqua habet aliquem saporem, hoc est per mixtionem alicuius terrestris. Tamen quamvis aqua sit secundum se insipida, est tamen radix et principium omnium saporum. Qualiter autem hoc esse possit, tripliciter aliqui assignaverunt.

Il commence donc à traiter de la nature ou de la génération des saveurs à partir de l’eau, qui semble être le sujet des saveurs, et il dit que la nature même de l’eau comme telle veut être, c'est-à-dire a la capacité naturelle d’être insipide, et si l’eau a quelque saveur, c’est par mélange avec quelque chose de terrestre. Pourtant, même si l’eau comme telle est insipide, elle est pourtant la racine et le principe de toutes les saveurs. Mais certains ont expliqué de trois façons comment cela peut se faire.

[81280] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 9 n. 6 Empedocles enim dixit, quod omnes sapores sunt actu in ipsa aqua, sed sunt insensibiles propter parvitatem partium, in quibus radicantur. Secunda opinio fuit Democriti et Anaxagorae, sicut dixit Alexander in commento, quod in aqua quidem non erant sapores, idest actu, sed erat ibi quaedam materia saporum quemadmodum pansperma, idest universale semen, ita scilicet quod omnes sapores fiant quidem ex aqua, sed alii sapores ex aliis aquae partibus. Ponebant enim partes indivisibiles esse principia corporum. Nullum autem indivisibile est actu saporosum, sed oportet corpus sapidum esse compactum. Et ideo non ponebant esse sapores in actu sed saporum semina, ita tamen quod diversa indivisibilia corpora sint semina diversorum saporum, sicut et diversarum naturarum. Tertia opinio est dicentium quod differentia saporum non est ex parte ipsius aquae, sed solum ex parte agentis, quod aquam transmutat diversimode, sicut sol, vel quodcumque aliud calidum.

Empédocle a dit en effet que toutes les saveurs sont en acte dans l’eau, mais sont imperceptibles à cause de la petitesse des parties dans lesquelles elles s’enracinent. La deuxième opinion était celle de Démocrite et d’Anaxagore, comme le dit Alexandre dans son commentaire : il n’il y a pas de saveurs dans l’eau, du moins en acte, mais il y a une matière des saveurs qui est de quelque manière pangénératrice, c'est-à-dire qui est un germe universel, de sorte que toutes les saveurs viennent de l’eau, mais que des saveurs différentes viennent de parties différentes de l’eau. Ils affirmaient en effet que les principes des corps sont des parties indivisibles. Or, rien d’indivisible n’a une saveur en acte, mais il faut que le corps sapide soit un assemblage. C’est pourquoi ils affirmaient qu’il n'y a pas de saveurs en acte, mais des germes de saveurs, de sorte toutefois que des corps indivisibles divers soient les germes de diverses saveurs comme de diverses natures. Dans la troisième opinion, on affirmait que la différence de saveurs n’est pas du côté de l’eau, mais seulement du côté de l’agent, qui modifie l’eau de façons diverses, comme le soleil ou tout objet chaud.

[81281] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 9 n. 7 Deinde cum dicit horum autem improbat per ordinem praedictas tres opiniones. Et primo opinionem Empedoclis: dicens quod dictum Empedoclis est apertum mendacium. Si enim diversitas saporum esset actus in parvis partibus aquae, oporteret quod immutatio saporum non fieret nisi per hoc quod diversae partes aquae attraherentur ad corpus cuius sapores immutantur: hoc autem non semper fit. Si enim fructus ablati ab arbore exponantur soli, vel etiam decoquantur ad ignem, manifestum est quod immutatur eorum sapor per actionem caloris et non per aliam actionem ab aqua, quod posset dici de fructibus, qui dum pendent in arbore, mutant saporem attrahendo diversos humores a terra, sed in fructibus decisis ab arbore, videmus transmutationem saporum factam, per hoc quod ipsi fructus transmutantur facta resolutione interioris humoris per modum cuiusdam resudationis; et ita, dum iacent aliquo tempore ad solem, transmutantur de dulcedine in amaritudinem, aut e converso, vel ad quoscumque alios sapores, secundum diversam qualitatem decoctionis.

Ensuite, où il dit : Mais ici l’erreur ou tombe, etc., il réfute dans l’ordre ces trois opinions. Et en premier, celle d’Empédocle, en disant que cette opinion est un mensonge évident. En effet, si la diversité des saveurs était en acte dans de petites parties d’eau, l’impression des saveurs ne pourrait avoir lieu que par le fait que diverses parties d’eau seraient attirées au corps dont les saveurs sont affectées ; or, ce n’est pas toujours le cas. Si en effet les fruits cueillis d’un arbre sont exposés au soleil, ou encore s’ils sont cuits au feu, il est évident que leur saveur est modifiée par l’action de la chaleur et non par une autre action de l’eau, ce qu’on pourrait dire des fruits qui, lorsqu’ils pendent à l’arbre, changent de saveur en attirant diverses humeurs de la terre, mais dans les fruits détachés de l’arbre, on voit le changement des saveurs se faire du fait que les fruits eux-mêmes changent en perdant leur humidité intérieure par voie d’évaporation, et ainsi, quand ils sont exposés pendant quelque temps au soleil, leur saveur change du doux à l’amer ou inversement, ou à toute autre saveur, selon la qualité diverse de leur cuisson.

[81282] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 9 n. 8 Secundo cum dicit similiter autem improbat secundam opinionem Democriti et Anaxagorae. Et dicit, quod etiam impossibile est aquam esse materiam saporum, quasi continentem omnia semina eorum, ita scilicet quod diversae partes eius sint semina diversorum saporum; quia videmus omnes unum et idem corpus immutari ad diversos sapores. Sicut enim eadem esca, quae sumitur ab animali vel planta, convertitur in diversas partes animalis vel plantae, ita et convertitur in diversos sapores convenientes diversis partibus; sicut unius plantae alius sapor est radicis, seminis et fructus; et diversarum plantarum ex eodem cibo nutritarum sunt diversi sapores. Et hoc est manifestum indicium quod diversi sapores non causantur ex diversis partibus aquae. Unde relinquitur quod causantur ex hoc quod aqua transmutatur in diversos sapores, secundum quod aliqualiter patitur ab aliquo immutante.

En deuxième, où il dit : Il ne se peut pas davantage, etc., il réfute la deuxième opinion, qui est celle de Démocrite et d’Anaxagore. Et il dit qu’il est également impossible que l’eau soit la matière des saveurs comme si elle contenait tout leurs germes, de telle sorte que les diverses parties de l’eau soient les germes des diverses saveurs, car nous voyons tous qu’un seul et même corps reçoit l’impression de diverses saveurs. En effet, comme la même nourriture prise par un animal ou une plante est convertie en diverses parties de l’animal ou de la plante, de même elle est convertie en diverses saveurs qui conviennent aux diverses parties, comme dans une même plante la racine, les semences et les fruits ont des saveurs différentes; de plus, des plantes différentes recevant la même nourriture ont des saveurs différentes. Et cela est un indice évident que les saveurs diverses ne sont pas causées par les parties diverses del’eau. Il reste donc qu’elles sont causées par le fait que l’eau est transformée en saveurs diverses selon qu’elle subit une certaine influence d’un agent modificateur.

[81283] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 9 n. 9 Tertio ibi, quod quidem improbat tertiam opinionem dicentium, quod sapores causantur ex mutatione aquae a solo calido. Et dicit manifestum esse quod aqua non accipit qualitatem saporis ex sola virtute calidi immutantis: aqua enim est subtilissima inter omnes humores et inter omnia corpora, quae sensibiliter humectant. Non autem dicit, inter omnia humida, quia aer, qui est humidus, est subtilior aqua.

En troisième, où il dit : Reste donc la dernière explication, etc., il réfute la troisième opinion, selon laquelle les saveurs sont causées par une modification de l’eau provenant uniquement de la chaleur. Et il dit qu’il est évident que l’eau ne reçoit pas la qualité de la saveur sous la seule influence de la chaleur; en effet, l’eau est la plus subtile de toutes les humeurs et de tous les corps qui humectent de façon perceptible. Mais il ne dit pas « de tous les corps humides », car l’air, qui est humide, est plus subtil que l’eau.

[81284] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 9 n. 10 Poterat autem esse dubium de oleo propter hoc quod supernatat aquae et plus diffunditur quam aqua. Et ideo ad hoc removendum subdit, quod aqua est subtilior etiam ipso oleo, et quod oleum supernatet aquae est propter aeritatem vel raritatem ipsius, sicut et ligna supernatant aquae. Sed quod oleum plus diffundatur quam aqua contingit propter eius lubricitatem et viscositatem: aqua enim est valde divisibilis, et ita una pars eius non sequitur ad aliam, sicut contingit in oleo. Et propter hoc quia aqua est subtilior oleo et magis divisibilis, difficilius est conservare aquam in manu, quam oleum: facilius enim tota cum manu elabitur, quam oleum.

On peut avoir un doute au sujet de l’huile, étant donné qu’elle flotte sur l’eau et se répand davantage que l’eau. C’est pourquoi, pour écarter cette idée, il ajoute que l’eau est plus subtile même que l’huile et que l’huile flotte sur l’eau parce qu’elle contient de l’air ou est de faible densité, comme le bois flotte aussi sur l’eau. Mais si l’huile se répand davantage que l’eau, c’est parce qu’elle est glissante et visqueuse; l’eau, en effet, est très divisible, et une de ses parties n’adhère pas à l’autre comme c’est le cas de l’huile. Et à cause du fait que l’eau est plus subtile et plus divisible que l’huile, elle est plus difficile à garder dans la main que l’huile; en effet, elle s’écoule totalement de la main plus facilement que l’huile.

[81285] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 9 n. 11 Quia igitur aqua, propter sui subtilitatem, si sit pura non habens aliquid permixtum, non ingrossatur a calido agente, sicut alia, in quibus sunt partes terrestres, quae remanent subtili humido exhalante, manifeste sequitur quod oportet aliquam aliam causam ponere generationis saporum, quam immutationem aquae a caliditate: quia omnes sapores inveniuntur in corpore aliquo grossitudinem habente. Non tamen removetur, quod calidum sit aliqua causa immutans aquam ad saporem; sed non est tota causa: requiritur enim aliquid aliud; unde est magis concausa quam causa.

Alors, comme l’eau, à cause de sa subtilité, si elle est pure et n’est mélangée à rien, n’est pas épaissie par un agent chaud comme d’autres corps qui contiennent des parties terrestres, lesquelles demeurent après évaporation de l’humidité subtile, il s’ensuit avec évidence qu’il faut supposer une autre cause de la génération des saveurs que l’impression de la chaleur sur l’eau, car toutes les saveurs se trouvent dans des corps qui ont une certaine épaisseur. Cela n’empêche pourtant pas que la chaleur soit une cause qui produit la saveur dans l’eau, mais ce n’est pas la cause unique : il faut en effet quelque chose d’autre. Elle est donc une cause contributive plutôt que la cause.

 

 

 

Leçon 10

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Toutes les saveurs qu'on découvre dans les fruits se trouvent aussi, à ce qu'il semble, dans la terre. Du moins, plusieurs anciens naturalistes ont prétendu que l'eau variait avec la nature du sol qu'elle traverse; et cela est surtout manifeste pour les eaux salées, puisque les sels sont une espèce de terre. Ainsi, les eaux, quand elles filtrent dans la cendre qui est amère, produisent une saveur amère comme elle. il en est de même pour les autres matières que les eaux traversent; et de fait, il y a beaucoup de sources qui sont amères, d'autres qui sont acides, d'autres enfin qui ont les saveurs les plus variées.

Par là on comprend sans peine comment c'est surtout dans les végétaux que se montre la diversité des saveurs. En effet, l'humidité, comme toute autre chose, est naturellement modifiée par son contraire; or, c'est le sec qui est ce contraire. Aussi l'humidité est-elle modifiée par le feu; car la nature du feu est sèche; mais le propre du feu, c'est le chaud, comme le sec est le propre de la terre, ainsi qu'on l'a dit dans le Traité des Eléments. Du reste, en tant que feu et que terre, ces éléments ne peuvent par leur nature, ni rien faire ni rien souffrir, pas plus qu'aucun autre élément; c'est seulement en tant qu'il y a en eux une opposition des contraires qu'ils peuvent produire et souffrir des modifications de toutes sortes.

Ainsi donc, de même que quand on dissout quelque couleur ou quelque saveur dans un liquide, on fait que l'eau contracte cette couleur et cette saveur, de même la nature agit sur l'élément sec et l'élément terreux; elle filtre l'humidité à travers le sec et le terreux, elle la met en mouvement par le chaud, et lui donne enfin toutes les qualités qu'elle doit avoir.

La modification qui est alors produite dans l'humidité est précisément la saveur; et cette modification affecte et change le sens du goût, en le faisant passer de la puissance à l'acte, puisqu'elle amène l'organe qui sent à cet état nouveau, tandis qu'antérieurement il n'était qu'en puissance. En effet, sentir n'est pas un acte analogue à celui par lequel on apprend ce qu'on ne sait point ; c'est bien plutôt un acte analogue à celui par lequel on contemple ce qu'on sait.

Pour se convaincre que les saveurs sont ou une modification ou une privation, non pas du sec en général, mais seulement du sec qui peut nourrir, il suffit d'observer qu'il n'y a pas plus de sec sans humidité qu'il n'y a d'humidité sans sec; car aucun de ces éléments ne peut isolément nourrir les animaux : il n'y a que leur mélange qui soit nutritif. Dans, la nourriture que s'assimilent les animaux, ce sont les parties sensibles au toucher qui seules font l'accroissement et la mort de l'animal; et la substance assimilée ne cause ces deux phénomènes qu'en tant que chaude et froide; car c'est le chaud et le froid qui font l'accroissement de l'animal et son dépérissement. Mais l'aliment assimilé ne nourrit qu'en tant qu'il est perceptible au goût, puisque tout être ne se nourrit que de ce qui est doux en soi, ou le devient par suite d'un mélange. Nous discuterons ce sujet d'une manière complète dans le Traité de la Génération; ici nous ne ferons que l'effleurer en tant qu'il nous sera nécessaire de le faire. Ainsi, c'est la chaleur qui fait augmenter l'être qui se nourrit; elle élabore la nourriture, elle attire toutes les parties légères, et elle laisse toutes les parties amères et salées qui sont trop lourdes.

Ce que la chaleur extérieure produit sur l'extérieur des corps, elle le produit aussi dans l'organisation intérieure des animaux et des végétaux; c'est par son action qu'ils ne se nourrissent que de ce qui est doux. Si les autres saveurs viennent se mêler au principe doux dans la nourriture, c'est de la même façon que l'on mêle dans celle-ci un corps salé et acide pour l'assaisonner ; et c'est en vue de contrebalancer ce que le doux et la partie qui surnage pourraient avoir de trop nutritif.

 

 

Lectio 10

Leçon 10 ─ La saveur dépend de la terre, du sec et de l’humide (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81286] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 1 Postquam philosophus exclusit opiniones aliorum de causa generationis saporum, hic assignat veram causam secundum propriam opinionem. Et circa hoc tria facit. Primo assignat causam generationis saporum. Secundo definit saporem, ibi, et hoc est sapor. Tertio manifestat quod dixerat, ibi, quoniam autem non omnis sicci. Circa primum tria facit. Primo ostendit quod sapor est terrae et non solum aquae, ut antiqui ponebant. Secundo ostendit quod aqua immutatur a sicco terrestri ad sapores, ibi, pati enim et cetera. Tertio concludit causam generationis saporum, ibi, quemadmodum igitur qui lavant. Circa primum duo facit. Primo proponit quod intendit. Secundo manifestat propositum, ibi, quare multi antiquorum. Dicit ergo primo, quod omnes sapores quicumque apparent in fructibus plantarum, in quibus manifeste diversificantur sapores, sunt et in terra: non quidem ita quod terra pura saporem habeat, cum non habeat humorem; sed ad modicam permixtionem humidi, cum alteratione calidi, acquirit aliquem saporem.

Après avoir réfuté les opinions des autres sur la cause de la génération des saveurs, le Philosophe en détermine maintenant la vraie cause selon sa propre opinion. Et il traite ce sujet en trois parties. En premier, il donne la cause de la génération des saveurs. En deuxième, il définit la saveur, où il dit : La modification qui est alors produite, etc. En troisième, il manifeste ce qu’il a dit, où il dit : Pour se convaincre que les saveurs, etc. Il traite la première partie en trois sections. En premier, il montre que la saveur vient de la terre et non seulement de l’eau, comme le pensaient les anciens. En deuxième, il montre que l’eau subit l’impression du sec de la terre pour prendre des saveurs, où il dit : En effet, l’humidité, etc. En troisième, il conclut en énonçant la cause de la génération des saveurs, où il dit : Ainsi donc, de même que, etc. Il traite la première section en deux points. En premier, il propose sa thèse. En deuxième, il la manifeste, où il dit : Du moins, plusieurs anciens, etc. Il dit donc en premier que toutes les saveurs qui se révèlent dans les fruits des plantes, dans lesquels les saveurs sont manifestement diverses, se trouvent aussi dans la terre, non que la terre pure ait une saveur, car elle n’a pas d’humidité, mais quand elle est mélangée à un peu d’humidité, avec modification produite par la chaleur, elle acquiert une saveur.

[81287] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 2 Deinde cum dicit quare multi manifestat quod dixerat, per duo signa. Quorum primum sumitur secundum dictum, in quo multi antiquorum naturalium conveniunt: qui dicunt talis saporis esse aquam, per qualem terram transeat; et hoc manifestum est maxime in salsis aquis, non quidem ipsius maris, quia hoc habet aliam causam, ut in libro Meteororum ostensum est; sed quia aquae quorumdam fontium sunt salsae, propter hoc quod transeunt per similem terram. Nec hoc debet videri mirum; quia sal est quaedam species terrae, sicut et alumen vel sulphur. Unde et quidam montes inveniuntur de sale: hoc etiam apparet in aquis colatis per cinerem, quae habent amarum saporem, sicut cinis, per quem colantur. Inveniuntur quoque fontes diversorum saporum propter diversas terras per quas transeunt.

Ensuite, lorsqu’il dit : Du moins, plusieurs anciens, etc., il manifeste ce qu’il a dit par deux signes. Le premier est tiré d’un énoncé sur lequel beaucoup d’anciens philosophes de la nature sont d’accord : ils disent que l’eau a la saveur de la terre qu’elle traverse ; et cela est surtout évident pour les eaux salées, pas celles de la mer cependant, car cela a une autre cause, comme il est montré dans le livre des Météorologiques, mais parce que les eaux de certaines sources sont salées du fait qu’elles traversent une terre semblable. Et cela ne doit pas sembler étonnant, car le sel est une espèce de terre, comme l’alun ou le soufre. Ainsi, on trouve des montagnes faites de sel ; on constate cela également dans les eaux filtrées à travers la cendre, qui ont une saveur amère comme la cendre qu’elles traversent. On trouve aussi des sources de saveurs diverses à cause des terres diverses qu’elles traversent.

[81288] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 3 Est autem considerandum quod Aristoteles non inducit hoc ad ostendendum universaliter causam generationis saporum: quia per hoc non manifestatur nisi causa saporum in aquis; sed totum hoc inducit quasi quoddam signum ad ostendendum quod sapores conveniunt terrae et non soli aquae.

Il faut cependant remarquer qu’Aristote ne mentionne pas cela pour montrer de façon universelle la cause de la génération des saveurs, car cela manifeste seulement la cause des saveurs dans les eaux, mais il mentionne tout cela comme signe pour montrer que les saveurs se rattachent à la terre et non seulement à l’eau.

[81289] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 4 Secundum signum ponit ibi rationabiliter itaque et dicit quod sapores conveniunt terrae rationabiliter, quia saporum genus maxime manifestatur et diversificatur in his quae nascuntur immediate ex terra, propter affinitatem ipsorum ad terram.

Il donne le deuxième signe où il dit : Par là on comprend sans peine, etc. Il dit qu’il est raisonnable que les saveurs se rattachent à la terre, car le genre des saveurs se manifeste surtout dans les choses qui naissent immédiatement de la terre, du fait de leur affinité avec la terre.

[81290] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 5 Deinde cum dicit pati enim probat quod humidum aquae immutatur ad sapores a terra. Et primo probat propositum. Secundo excludit quamdam obiectionem, ibi, qua quidem igitur. Dicit ergo primo, quod humidum natum est pati a suo contrario sicut et omnia alia patiuntur a suis contrariis, ut probatum est in primo de generatione. Contrarium autem humido est siccum: unde humidum naturaliter patitur a sicco. Et, quia non solum terra est sicca, sed etiam ignis; ideo etiam patitur ab igne; quamvis quatuor qualitatum elementalium duae conveniant singulis, nam ignis est calidus et siccus, aer calidus et humidus, aqua frigida et humida, terra frigida et sicca. In singulis tamen elementis singulae harum qualitatum principaliter inveniuntur quasi propriae ipsis.

Puis lorsqu’il dit : En effet, l’humidité, etc., il prouve que l’humidité de l’eau subit l’impression de la terre pour acquérir des saveurs. Et en premier, il prouve son énoncé. En deuxième, il écarte une objection, où il dit : Du reste, en tant que feu, etc. Il dit donc en premier que l’humide est susceptible de subir les effets de son contraire, comme toute autre chose subit les effets de son contraire, comme il a été prouvé au livre I du Traité de la génération. Or, le contraire de l’humide est le sec ; donc, l’humide subit naturellement l’effet du sec. Aussi, parce que ce n’est pas seulement la terre qui est sèche, mais le feu aussi, l’humide subit aussi l’effet du feu, même si deux des quatre qualités des éléments se trouvent dans chaque élément : en effet, le feu est chaud et sec, l’air chaud et humide, l’eau froide et humide, la terre froide et sèche. Pourtant, dans chacun de ces éléments, on trouve principalement une seule de ces qualités qui soit sa qualité propre.

[81291] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 6 Nam ignis proprie calidus est, quia ignis est nobilissimum inter elementa et propinquissimum caelesti corpori, ideo contingit ei proprie et secundum se calidum esse, quod est maxime activum; siccum vero competit ei propter excessum caliditatis, quasi iam humiditate consumpta. Aeri vero competit quidem calidum secundario ex affinitate ad ignem; secundum se autem competit ei humidum, quod est nobilius inter qualitates passivas, quasi calore resolvente humiditatem et non consumente propter maiorem distantiam a prima causa caloris, quae est corpus caeleste. Aquae vero proprie et secundum se competit frigidum, quod est secunda qualitas activa, quasi privative se habens ad calidum: competit autem ei humidum secundario secundum propinquitatem ad aerem. Terrae vero competit quidem frigidum secundario, quasi ex propinquitate aquae; siccum autem competit ei proprie et per se, quasi propter longissimam distantiam a fonte caloris non soluta terra in humiditatem, sed in ultima grossitie permanente. Et haec determinata sunt in libro de elementis, idest in secundo de generatione, unde humidum maxime natum est pati a sicco terrestri.

En effet, la chaleur est le propre du feu, car le feu est le plus noble des éléments et le plus proche du corps céleste ; c’est pourquoi il lui appartient en propre et essentiellement d’être chaud, ce qui est la qualité la plus active ; le sec lui convient à cause de l’excès de chaleur, du fait que l’humidité est éliminée. La chaleur appartient à l’air de façon secondaire du fait de son affinité avec le feu ; essentiellement, il lui appartient d’être humide, ce qui est la plus noble des qualités passives, de sorte que la chaleur y dissout l’humidité, mais sans la consumer, à cause de la plus grande distance de la cause première de la chaleur, qui est le corps céleste. Quant à l’eau, il lui appartient en propre et essentiellement d’être froide, ce qui est la deuxième qualité active, du fait de son rapport de privation avec la chaleur ; l’humidité lui appartient de façon secondaire du fait de sa proximité avec l’air. Le froid appartient à la terre du fait de sa proximité avec l’eau, alors que le sec lui appartient proprement et essentiellement, car, du fait de sa très grande distance de la source de chaleur, la terre ne se dissout pas dans l’humidité, mais son épaisseur demeure extrême. Et cela a été été établi dans le traité des éléments, c'est-à-dire le livre II du Traité de la génération. C’est pourquoi l’humide est le plus susceptible d’être affecté par le sec de la terre.

[81292] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 7 Deinde cum dicit qua quidem excludit quamdam obiectionem. Non enim sequitur quod humidum a magis sicco patiatur, nisi patiatur a sicco in quantum est siccum. Posset autem aliquis hoc negans dicere, quod humidum patitur maxime ab igne inquantum est ignis; et ideo ad hoc excludendum dicit quod ignis inquantum est ignis, nihil natum est facere vel pati, nec etiam aliquod aliud corporum. Et hoc probat, quia secundum hoc nata sunt aliqua agere et pati abinvicem, quia habent contrarietatem, ut ostensum est in primo de generatione. Igni autem inquantum ignis, et terrae, inquantum terrae, nihil est contrarium, sicut nec alicui substantiae. Unde relinquitur quod huiusmodi corpora non agant et patiantur inquantum sunt ignis vel terra vel aliquid huiusmodi; sed inquantum calidum vel frigidum, humidum et siccum. Sed contra hoc videtur esse dubitatio.

Ensuite, où il dit : Du reste, en tant que feu et terre,etc., il écarte une objection. En effet, il ne s’ensuit pas que l’humide soit affecté par du plus sec, à moins qu’il ne soit affecté par le sec en tant qu’il est sec. Mais quelqu'un pourrait nier cela en disant que l’humide est affecté surtout par le feu en tant qu’il est feu ; c’est pourquoi, pour réfuter cette idée, il dit que le feu, en tant que feu, n’est susceptible de rien faire ni subir, ni aucun des autres corps non plus. Et il prouve cela parce que les choses sont susceptibles d’agir et de subir mutuellement en autant qu’elles ont des contraires, comme il est démontré au livre I du Traité de la génération. Or, rien n’est contraire En effet, rien n’est contraire au feu en tant que feu, à la terre en tant que terre, ni à aucune autre substance. Il reste donc que de tels corps n’agissent pas ni ne subissent en tant qu’ils sont du feu, de la terre ou autre chose du genre, mais en tant qu’ils sont chauds ou froids, humides ou secs. Mais il semble y avoir une objection contre ce que nous disons.

[81293] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 8 Si enim igni competit per se esse calidum et siccum, si agit inquantum est calidum, videtur sequi quod agit inquantum est ignis. Ad hoc sciendum est, quod quidam opinati sunt calorem esse formam substantialem ignis, et secundum suam formam substantialem habebit aliquod contrarium et per consequens erit activus: sed quia ignis non solum significat formam, sed compositum ex materia et forma, ideo hic dicitur, quod ignis non est activus, nec est ei aliquid contrarium. Et sic solvit Alexander in commento. Sed hoc non potest stare; quia idem non potest esse in genere substantiae et accidentis secundum illud philosophi primo physicorum: quod vere est, nulli accidit. Forma autem substantialis ignis reducitur ad genus substantiae; ergo non potest esse quod calor sit forma substantialis ignis, cum sit accidens aliorum. Item forma substantialis non percipitur sensu, sed intellectu: nam quod quid est, est proprium obiectum intellectus, ut dicitur tertio de anima. Unde cum calidum sit sensibile per se, non potest esse forma substantialis alicuius corporis.

En effet, s’il appartient au feu d’être essentiellement chaud et sec, s’il agit en tant qu’il est chaud, il semble s’ensuivre qu’il agit en tant qu’il est du feu. Il faut savoir à ce sujet que certains ont pensé que la chaleur est la forme substantielle du feu et que, de par sa forme substantielle, il a un contraire et par conséquent il est actif, mais que, parce que le feu ne signifie pas seulement la forme, mais le composé de matière et de forme, c’est pour cette raison qu’il dit ici que le feu n’est pas actif et n’a pas de contraire. Et telle est la solution d’Alexandre dans son commentaire. Mais cela n’est pas soutenable, car la même chose ne peut pas être dans le genre de la substance et celui de l’accident, selon ce que dit le Philosophe au livre I des Physiques : ce qui existe vraiment n’est pas l’accident de quelque chose. Or, la forme substantielle du feu tombe dans le genre de la substance ; il n’est donc pas possible que la chaleur soit la forme substantielle du feu, puisqu’elle est l’accident d’autres choses. De plus, la forme substantielle n’est pas perçue par les sens, mais par l’intelligence, car le ce-que-c’est est l’objet propre de l’intelligence, comme il est dit au livre III du Traité de l’âme. Alors, comme la chaleur est essentiellement sensible, elle ne peut pas être la forme substantielle d’un corps.

[81294] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 9 Est ergo dicendum, quod calor per se inest igni non sicut forma substantialis, quae non percipitur sensu, sed sicut proprium accidens eius; et quia actio naturalis est alicuius contrarii alternantis, ideo ignis agit secundum suum calorem, cuius est aliquid contrarium; non autem secundum suam formam substantialem, quae caret contrarietate; nisi contrarietas large accipiatur secundum differentiam perfecti et imperfecti in eodem genere; per quem modum etiam in numeris contrarietas invenitur, secundum quod minor numerus est ut imperfectum et pars respectu maioris. Formae autem substantiales rerum sunt sicut numeri, ut dicitur octavo metaphysicorum. Et per hunc modum est etiam inter differentias cuiuslibet generis contrarietas, ut in decimo metaphysicorum: sic enim animatum et inanimatum, sensibile et insensibile sunt contraria. Sed adhuc potest esse dubitatio.

Il faut dire que la chaleur est essentiellement dans le feu non comme forme substantielle, car celle-ci n’est pas perçue par les sens, mais comme sa propriété essentielle, et puisque l’action naturelle fait passer d’un contraire à l’autre, le feu agit par sa chaleur, laquelle a un contraire, et non selon sa forme substantielle, qui n’a pas de contraire, à moins qu’on n’entende la contrariété au sens large selon la différence de l’imparfait et du parfait dans le même genre ; de cette façon, on trouve aussi de la contrariété dans les nombres, en ce qu’un plus petit nombre est imparfait par rapport à un plus grand et en est une partie. Or, les formes substantielles des choses sont comme les nombres, comme il est dit au livre VIII des Métaphysiques. Et de cette façon, il y a aussi contrariété entre les différences spécifiques de tout genre, comme il est dit au livre X des Métaphysiques ; par exemple, l’animé et l’inanimé, le sensible et l’insensible sont des contraires. Mais il peut y avoir encore un doute.

[81295] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 10 Si enim in elementis non est principium actionis forma substantialis sed accidentalis; cum nihil agat ultra speciem, non videtur, quod per actionem naturalem elementorum transmutetur ad formam substantialem, sed solum ad formam accidentalem. Et propter hoc quidam posuerunt quod omnes formae substantiales sunt a causa supernaturali, et quod agens naturale solum alterando disponat ad formam. Et hoc reducitur ad opinionem Platonicorum, qui posuerunt quod species separatae sunt causae generationis, et quod omnis actio est a virtute incorporea. Stoici autem, sicut Alexander dicit, posuerunt quod corpora secundum seipsa agunt, inquantum scilicet sunt corpora. Aristoteles autem hic tenet mediam viam, quod corpora agunt secundum qualitates suas.

En effet, si le principe d’action dans les éléments n’est pas la forme substantielle mais une forme accidentelle, puisque rien n’agit hors de l’espèce, il ne semble pas que l’action naturelle des éléments produise une transformation vers une forme substantielle, mais seulement vers une forme accidentelle. Pour cette raison, certains ont affirmé que toutes les formes substantielles proviennent d’une cause surnaturelle et que l’agent naturel ne fait que disposer à la forme quand il cause une modification. Et cela se ramène à l’opinion des Platoniciens, qui affirmaient que les espèces séparées sont les causes de la génération et que toute action provient d’une puissance incorporelle. Quant aux Stoïques, comme l’a dit Alexandre, ils affirmaient que les corps agissent par eux-mêmes, c'est-à-dire en tant qu’ils sont des corps. Aristote propose ici une solution intermédiaire, à savoir que les corps agissent du fait de leurs qualités.

[81296] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 11 Et ideo dicendum quod unumquodque agit secundum quod est in actu, ut patet primo de generatione. Necesse est autem quod esse qualitatum elementalium derivetur a principiis essentialibus eorum; ita etiam, ut virtus Angeli competat huiusmodi qualitatibus ex virtute formarum substantialium. Omne autem, quod agit in virtute alterius, facit simile ei in cuius virtute agit; sicut terra facit domum ex virtute domus quae est in anima; et calor naturalis generat carnem animatam ex virtute animae; et per hunc etiam modum, per actionem qualitatum elementalium transmutatur materia ad formas substantiales.

Il faut donc dire que tout être agit en tant qu’il est en acte, comme il est montré au livre I du Traité de la génération. Il est cependant nécessaire que l’être des qualités des éléments soit dérivé de leurs principes essentiels, de même aussi que le pouvoir de l’ange[109] convient à de telles qualités en vertu des formes substantielles. Or, tout ce qui agit par le pouvoir d’un autre fait quelque chose de semblable à ce par le pouvoir de quoi il agit, comme la terre fait une maison en vertu de la maison qui est dans l’âme, et la chaleur naturelle engendre la chair animée par le pouvoir de l’âme ; et c’est également de cette façon, par l’action des qualités des éléments, que la matière est transformée pour recevoir des formes substantielles.

[81297] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 12 Deinde cum dicit quemadmodum ergo concludit ex praemissis generationem saporum. Et dicit, quod sicut illi qui in humido aqueo lavant colores et sapores, idest corpora colorata et saporosa, faciunt aqua habere talem colores et saporem: ita etiam e converso, quando humidum aqueum colatur per siccum terrestre, et cum hoc fit aliqua immutatio a calido digerente et quodammodo commiscente humidum sicco, qualificatur humor aqueus qualitate saporosa.

Ensuite, où il dit : Ainsi donc, de même que, etc., il tire dece qui précède sa conclusion sur la génération des saveurs. Et il dit que, de même que ceux qui lavent des couleurs et des saveurs, c'est-à-dire des corps colorés et savoureux, dans une mixture aqueuse donnent à l’eau ces couleurs et ces saveurs, de même inversement, quand la mixture aqueuse est filtrée par un corps sec terreux et qu’une impression est produite ainsi par la chaleur qui digère l’humidité sèche et s’y mélange en quelque façon, l’humidité aqueuse reçoit une qualité savoureuse.

 [81298] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 13 Deinde cum dicit et hoc est inducit, ex praemissis praedictis, definitionem saporum; et dicit, quod sapor nihil est aliud quam passio facta in humido aqueo a dicto sicco, scilicet terrestri cum additione calidi, quae gustum secundum potentiam alterando, in actum reducit; quod quidem additur ad differentiam odoris et quarumdam aliarum passionum, quae causantur ab humido et sicco per actionem calidi, quae tamen non sunt immutativa gustus, sed aliorum sensuum.

Ensuite, où il dit : La modification qui est alors produite, etc., il déduit de ce qui précède la définition des saveurs, en disant que la saveur n’est rien d’autre que l’affection produite dans la mixture aqueuse par un certain élément sec, qui est terreux avec addition de chaleur et qui, en modifiant le goût selon sa puissance, l’amène à l’acte; il ajoute cette dernière mention pour distinguer la saveur de l’odeur et de certaines autres affections qui sont causées par l’humide et le sec sous l’action de la chaleur et qui n’affectent pourtant pas le goût, mais d’autres sens.

[81299] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 14 Deinde cum dicit ducit enim manifestat definitionem saporis, et quantum ad ultimam partem eius: nam prima pars eius manifesta est ex praecedentibus. Dixerat autem quod sapor alterat gustum secundum potentiam: et ad hoc manifestandum subdit, quod sapor, sicut et quodlibet sensibile, reducit in actum sensitivum, quod prius erat in potentia ad sensibile; quia sentire, quod sequitur actionem sensibilis in sensum, non fit secundum addiscere, sed secundum speculari, idest non habet similitudinem cum eo quod est addiscere, quia alias in eo qui addiscit, generatur habitus scientiae de novo; sed in eo qui sentit, non generatur sensus de novo per actionem sensibilis, sed sensus fit actu operans, sicut contingit in eo qui speculatur actu.

Ensuite, lorsqu’il dit : En effet, sentir n’est pas, etc., il manifeste la définition de la saveur pour ce qui est de sa dernière partie, car sa première partie est évidente d’après ce qui précède. Or, il avait dit que la saveur modifie le goût selon sa puissance, et, pour que cela soit évident, il ajoute que la saveur, comme tout sensible, amène à l’acte la faculté sensible qui était auparavant en puissance au sensible, car la sensation, qui fait suite à l’action du sensible sur le sens, n’a pas lieu par apprentissage, mais par contemplation, c'est-à-dire qu’elle ne ressemble pas au fait d’apprendre, car chez celui qui apprend, un nouvel habitus de science est engendré, mais chez celui qui a une sensation, un sens nouveau n’est pas engendré par l’action du sensible, mais le sens devient agissant en acte, comme c’est le cas chez celui qui contemple en acte.

[81300] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 15 Deinde cum dicit quoniam autem manifestat quod supra dixerat, scilicet quod sapor non sit solum in humido sive sicco. Et circa hoc tria facit. Primo ostendit quod sapor fundatur simul in humido et sicco. Secundo probat quoddam quod supposuerat, ibi, et sunt oblati cibi. Tertio probationem manifestat, ibi, oportet quidem. Dicit ergo primo, quod sapores sunt passiones quantum ad dulce, vel privationes quantum ad amarum, quod se habet ut imperfectum et privatio ad dulce sicut nigrum ad album; sed non cuiuslibet sicci, sed nutrimentalis; ex quo scilicet possunt nutriri animalia et plantae. Ex hoc possumus accipere quod nec siccum sine humido, nec humidum sine sicco pertinet ad sapores; quia esca, qua nutriuntur animalia, non est solum humidum, vel solum siccum, sed commixtum ex his. Ex iisdem enim nutrimur, ex quibus sumus, ut dictum est secundo de generatione et eadem ratio est de plantis.

Ensuite, où il dit : Pour se convaincre que les saveurs, etc., il manifeste ce qu’il a dit, à savoir que la saveur ne se trouve pas seulement dans l’humide ou le sec. Et il traite ce point en trois parties. En premier, il montre que la saveur est fondée sur l’humide et le sec à la fois. En deuxième, il prouve quelque chose qu’il a supposé, où il dit : Dans la nourriture que s’assimilent, etc. En troisième, il clarifie sa preuve, où il dit : Nous ne discuterons ce sujet, etc. Il dit donc en premier que les saveurs sont des affections, dans le cas du doux, ou des privations, dans le cas de l’amer, qui a valeur d’imparfait et de privation par rapport au doux, comme le noir par rapport au blanc; elles n’affectent pas n’importe quelle substance sèche, mais les substances nutritives, dont les animax et les plantes peuvent se nourrir. Nous pouvons comprendre par là que ni le sec sans l’humide, ni l’humide sans le sec n’appartient aux saveurs, car les aliments dont se nourrissent les animaux ne sont pas seulement humides, ni seulement secs, mais ils sont un mélange des deux. En effet, nous sommes nourris par ce dont nous provenons, comme il est dit au livre II du Traité de la génération, et cela s’applique également aux plantes.

 [81301] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 16 Deinde cum dicit et sunt probat quod supposuerat, quod sapor sit passio vel perfectio nutrimenti. Ubi considerandum est quod cibi, qui offeruntur animalibus, ad duo eis deserviunt: scilicet ad augmentum, quo perducuntur ad perfectam quantitatem, et ad nutrimentum, per quod conservatur substantia. Deserviunt etiam cibi et ad generationem; sed hoc iam non pertinet ad individuum, sed ad speciem. Dicit ergo, quod cibi animalibus oblati, cum sint de numero sensibilium, inquantum sunt tangibilia, causant augmentum et decrementum, quia calidum et frigidum facit augmentum et decrementum; ita quod calidum proprie facit augmentum: eius est enim dilatare et diffundere quasi movendo ad circumferentiam; frigidum autem causat decrementum, quia eius est constringere, quasi movendo ad centrum, unde in iuventute animalia augentur, in senectute decrescunt.

Ensuite, où il dit : Dans la nourriture que s’assimilent, etc., il prouve ce qu’il avait supposé, à savoir que la saveur est une affection ou une perfection de la nourriture. Il faut remarquer ici que la nourriture qui est offerte aux animaux leur sert à deux choses : la croissance, qui les amène à leur quantité parfaite, et l’alimentation, qui sert à conserver leur substance. Les aliments servent aussi à la génération, mais cela ne concerne plus l’individu, mais l’espèce. Il dit donc que les aliments offerts aux animaux, puisqu’ils sont au nombre des êtres sensibles, en tant qu’ils sont tangibles, causent l’augmentation et la diminution, parce que le chaud et le froid produisent l’augmentation et la diminution, de sorte que le chaud est la cause propre de l’augmentation; il lui appartient en effet de dilater et de répandre en dirigeant en quelque sorte vers la circonférence, alors que le froid cause une diminution, car sa propriété est de resserrer, comme en dirigeant vers le centre; c’est pourquoi les animaux augmentent dans la jeunesse et décroissent dans la vieillesse.

[81302] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 17 Nec est contrarium quod dicitur secundo de anima, quod cibus auget prout est quantus; quia quantitas non sufficeret ad augmentum, nisi esset calor convertens et dirigens; sed cibus oblatus nutrit, inquantum est gustabilis. Et hoc probat per hoc quod omnia nutriuntur dulci, quod percipitur gustu; et hoc vel simplici dulci, vel commixtione aliorum saporum. Nec etiam est contrarium, quod secundo de anima dictum est, quod tactus est sensus animalium alimenti; quia ibi humorem, idest saporem ponit inter tangibilia; et ibidem dicit, quod sapor est delectamentum nutrimenti, inquantum scilicet indicat convenientiam eius.

Et cela n’est pas contraire à ce qui est dit au livre II du Traité de l’âme, à savoir que la nourriture fait augmenter selon qu’elle a une quantité, car la quantité ne suffirait pas pour produire l’augmentation s’il n'y avait pas la chaleur qui la convertit et la dirige, mais la nourriture offerte nourrit en tant qu’elle peut être goûtée. Et il prouve cela en disant que toutes choses sont nourries par le doux, qui est perçu par le goût, soit que le doux le soit absolument, soit qu’il soit mélangé à d’autres saveurs. Ce n’est pas contraire non plus au livre II du Traité de l’âme lorsqu’il est dit que le toucher est la sensation de la nourriture des animaux, car il place à cet endroit l’humidité, c'est-à-dire la saveur, parmi les choses tangibles, et il dit au même endroit que la saveur est le plaisir de la nourriture, en tant qu’elle indique que la nourriture est convenable.

[81303] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 18 Deinde cum dicit oportet quidem confirmat probationem praemissam. Et primo quantum ad hoc, quod dixit omnia nutriri dulci. Secundo quantum ad hoc quod dixerat de commixtione aliorum, ibi, commiscetur autem. Dicit ergo primo: quae pertinent ad augmentum et nutrimentum, oportet determinare in his quae sunt de generatione: dixit autem de his in libro de generatione in universali, sed adhuc magis dicendum est de his in libro de generatione animalium, ad quem pertinet consideratio de alimento animalium; nunc autem quantum ad propositum pertinet, tangendum est aliquid, scilicet quod calor naturalis active causat augmentum per extensionem quamdam; et construit nutrimentum digerendo, inquantum scilicet attrahit id quod est leve et dulce, et relinquit id quod est salsum et amarum propter gravitatem. Unde omnes faeces animalium sunt satis amarae vel salsae; et hoc manifestat per similitudinem in toto universo. Quia facit calor naturalis in animalibus et plantis, quod facit calor solis in corporibus exterioribus: attrahit enim humidum subtile, et relinquit id quod est terrestre et grossum; unde aquae complutae sunt dulces, quamvis mare a quo plurima fit resolutio, sit quod alii sapores commiscentur in cibo dulci quod solum nutrit, loco condimenti; sicut manifeste apparet de sapore salso et acuto, ut scilicet per huiusmodi sapores reprimatur dulce, ne nimis nutriat. Est enim nimis repletivum et supernatativum, quia facile attrahitur a calore propter sui levitatem.

Ensuite, où il dit : Nous discuterons ce sujet, etc., il confirme cette preuve. Et il le fait, en premier, quant à son affirmation que toutes choses sont nourries par le doux; en deuxième, quant à ce qu’il a dit au sujet du mélange avec d’autres choses, où il dit :  Si les autres saveurs viennent, etc. Il dit donc en premier qu’il faut traiter de ce qui concerne l’augmentation et la nutrition dans la discussion entourant la génération; or, il en a parlé dans le Traité de la génération de façon universelle, mais il faudra en parler davantage dans le livre De la génération des animaux, dont relève l’étude des aliments des animaux; mais maintenant, pour ce qui concerne notre propos, il faut mentionner quelque chose, à savoir que la chaleur naturelle cause activement l’augmentation par un certain agrandissement, et elle produit la nutrition en dirigeant, du fait qu’elle attire ce qui est léger et doux et laisse de côté ce qui est salé et amer à cause de sa pesanteur. C’est pourquoi, les matières fécales des animaux sont assez amères ou salées; et il manifeste cela par une comparaison avec l’univers entier. En effet, la chaleur naturelle des animaux et des plantes fait ce que fait la chaleur du soleil dans les corps extérieurs : elle attire en effet l’humidité subtile et laisse de côté ce qui est terreux et épais. C’est pourquoi les eaux de pluie sont douces, même si la mer, d’où provient la majeure partie de l’évaporation, est salée[110]. D’autres saveurs se mélangent à la nourriture douce, laquelle seule nourrit, en tant que condiments, comme cela est évident pour les saveurs salées et acides, de sorte que ces saveurs tempèrent le doux pour qu’il ne nourrisse pas à l’excès. En effet, le doux est trop bourratif et surnage trop, car il est facilement attiré par la chaleur à cause de sa légèreté.

[81304] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 10 n. 19 Deinde cum dicit commiscentur autem assignat causam commixtionis aliorum saporum ad nutrimentum. Et dicit salsum. Ex hoc concludit quod omnia nutriuntur dulci, quod est attractum a calido naturali.

Puis lorsqu’il dit : Si les autres saveurs viennent, etc., il donne la cause du mélange d’autres saveurs dans la nourriture. Et il parle du salé. Et il parle du salé[111]. Et il conclut de là que toutes choses sont nourries par le doux, lequel est attiré par la chaleur naturelle.

 

Leçon 11

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

De même que les couleurs se forment du mélange du blanc et du noir, de même les saveurs se forment de l'amer et du doux. Les nuances des saveurs varient selon que le doux et l'amer y entrent en plus ou moins grande proportion, soit d'après certains nombres et certains mouvements précis du mélange, soit même dans des proportions tout indéterminées. Les saveurs qui, dans leur mélange, plaisent au goût, sont les seules qui soient soumises à un rapport numérique. Ainsi, le gras est la saveur du doux; le salé et l'amer sont à peu près la même saveur; le fort, l'âcre, l'aigre et l'acide sont des nuances intermédiaires. C'est qu'en effet les espèces de saveurs ressemblent beaucoup à celles des couleurs. Des deux côtés, ces espèces sont au nombre de sept ; si l'on suppose, comme il est bon de le faire, que le gris soit une sorte de noir, il ne reste que le fauve qui se rapporte au blanc, comme le gras se rapporte au doux; l'écarlate, le violet, le vert et le bleu se placent entre le blanc et le noir, et toutes les autres couleurs ne sont que des mélanges de celles-là. Et de même que le noir est dans le diaphane la privation du blanc, de même aussi le salé et l'amer sont la privation du doux dans l'humide nutritif. Aussi voilà pourquoi la cendre des choses brûlées est toujours très amère; c'est que la partie potable que ces choses contenaient est épuisée.

Démocrite et la plupart des naturalistes qui ont traité de la sensibilité, commettent ici une erreur énorme : ils croient que toutes les choses sensibles sont tangibles. Pourtant s'il en était ainsi, il faudrait évidemment que chaque sens ne fût qu'une sorte de toucher; mais il est bien facile de reconnaître que ceci est impossible.

Ils confondent en outre les perceptions communes à tous les sens avec celles qui sont propres à chacun séparément. Ainsi, la grandeur, la figure, le rude et le lisse, l'aigu et l'obtus dans les masses, sont des choses que perçoivent en commun tous les sens, ou si ce n'est tous, du moins la vue et le toucher. C'est là aussi ce qui fait que les sens se trompent sur ces choses, tandis qu'ils ne se trompent pas sur les perceptions propres : la vue, sur la couleur; et l'ouïe, sur les sons. Il y a des naturalistes qui ramènent les perceptions propres aux perceptions communes, comme le fait encore Démocrite, qui, pour expliquer le blanc et le noir, prétend que l'un est rude, et l'autre, lisse.

Démocrite confond aussi les saveurs et les figures; et cependant connaître les choses communes appartiendrait à la vue bien plutôt qu'à tout autre sens, si aucun d'eux pouvait avoir cette faculté. Or, si c'était plutôt au goût qu'appartînt cette fonction, les plus petites nuances dans chaque genre d'objets devant être discernées par le sens le plus délicat, il faudrait que le goût sentît mieux qu'aucun autre sens toutes les choses communes, qu'il jugeât le mieux aussi des autres figures. Ajoutons que toutes les choses sensibles ont des contraires ; ainsi, dans la couleur le noir est le contraire du blanc; et dans les saveurs, l'amer est le contraire du doux. Mais la figure ne paraît pas pouvoir être contraire à la figure; et par exemple, de quel polygone la circonférence est-elle le contraire? En outre, les figures étant infinies, il faut alors aussi que les saveurs soient infinies comme elles; car comment telle saveur produirait-elle sensation, tandis que telle autre n'en produirait pas?

Voilà ce qu'il y avait à dire ici sur la saveur et sur ses rapports aux objets que perçoit le goût. Les autres faits relatifs aux saveurs doivent être étudiés spécialement dans cette partie de l'histoire de la nature qui concerne les végétaux.

 

 

Lectio 11

Leçon 11 ─ Erreurs de Démocrite au sujet de la saveur (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81305] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 1 Postquam philosophus determinavit generationes saporum, hic distinguit species saporum. Et circa hoc tria facit. Primo ostendit in communi generationem mediorum saporum. Secundo ostendit quomodo medii sapores diversificantur, ibi, et secundum proportionem et cetera. Tertio ostendit quomodo album et nigrum se habeant adinvicem, ibi, et quemadmodum nigrum. Dicit ergo primo, quod sicut alii colores medii generantur ex commixtione albi et nigri, et ipsorum secundum se vel ex compositione causarum albi et nigri, ita medii sapores generantur mixtione dulcis et amari, vel ipsorum secundum se, vel ex mixtione causarum dulcis et amari. Calidum enim perfecte digerens humidum, causat saporem dulcem; privatio autem humidi perfecte digesti, est causa amaritudinis. Alii vero sapores causantur secundum quod humidum medio modo se habet, nec totaliter est consumptum, nec totaliter est indigestum. Quia enim sapor propinquius sequitur humorem quam calorem, non oportet considerare medium et extrema secundum calidum, sed secundum humidum aliqualiter passum a sicco et calido, quia in hoc principaliter consistit natura saporis; alioquin si medium et extrema acciperentur in saporibus secundum calidum, non essent dulce et amarum extrema, sed dulce esset medium. Nam calidum intensum et consumens frigidum, aut digerens calidum, aut omnino deficiens in digerendo propter victoriam frigidi, causat Ponticum vel acetosum saporem; calor autem moderatus sufficiens ad digerendum causat dulcedinem.

Après avoir traité de la génération des saveurs, le Philosophe distingue maintenant les espèces de saveurs. Et il le fait en trois parties. En premier, il montre en général la génération des saveurs intermédiaires. En deuxième, il montre comment les saveurs intermédiaires se diversifient, où il dit : Les nuances des saveurs varient, etc. En troisième, il montre quel est le rapport du blanc et du noir entre eux, où il dit : Et de même que le noir est dans le diaphane, etc. Il dit donc en premier que, de même que les couleurs intermédiaires sont engendrées par mélange de blanc et de noir, qui se mélangent soit par eux-mêmes, soit par mélange des causes du blanc et du noir, de même les saveurs intermédiaires sont engendrées par le mélange du doux et de l’amer, soit en eux-mêmes, soit par le mélange des causes du doux et de l’amer. En effet, la chaleur, en digérant parfaitement l’humidité, cause la saveur douce, alors que la privation de l’humidité parfaitement digérée est la cause de l’amertume. Quant aux autres saveurs, elles sont causées par le fait que l’humidité se situe entre-deux : elle n’est ni totalement consumée, ni totalement indigérée. En effet, puisque la saveur suit l’humidité de plus près que la chaleur, il ne faut pas consirérer le milieu et les extrêmes selon la chaleur, mais selon l’humidité subie de quelque façon par le sec et le chaud, car c’est en cela que consiste principalement la nature de la saveur; autrement, si on considérait le milieu et les extrêmes des saveurs d’après la chaleur, le doux et l’amer ne seraient pas les extrêmes, mais le doux serait le milieu. En effet, la chaleur intense qui consume le froid, soit en digérant le chaud, soit en ne parvenant pas du tout à digérer parce que le froid l’emporte, cause la saveur piquante[112] ou acide, tandis qu’une chaleur modérée qui suffit pour digérer cause la saveur douce.

[81306] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 2 Deinde cum dicit et secundum agit de distinctione mediorum saporum. Et primo quantum ad differentiam delectabilis et indelectabilis. Secundo quantum ad nomina, ibi, qui quidem ergo pinguis. Tertio quantum ad numerum, per similitudinem ad colores, ibi, fere enim aequales. Dicit ergo primo, quod medii sapores diversificantur secundum proportionem commixtionis, inquantum scilicet unusquisque eorum vel magis vel minus accedit ad dulcedinem, sive amaritudinem. Quod quidem contingit dupliciter, sicut in coloribus dictum est: uno modo secundum numeralem proportionem observatam in praedicta commixtione et transmutationem humidi a calido; alio modo secundum indeterminatam superabundantiam, absque proportione numerali. Solum autem illi sapores delectant gustum, qui sunt commixti secundum numeralem proportionem.

Puis lorsqu’il dit : Les nuances des saveurs varient, etc., il traite de la distinction des saveurs intermédiaires. Et il le fait, en premier, quant à la différence entre les saveurs agréables et désagréables ; en deuxième, quant à leurs noms, où il dit : Ainsi, le gras est la saveur, etc. ; en troisième, quant à leur nombre, par comparaison avec les couleurs, où il dit : C’est qu’en effet les espèces, etc. Il dit donc en premier que les saveurs intermédiaires se diversivient selon la proportion du mélange, en tant que chacune d’elles s’approche plus ou moins de la douceur ou de l’amertume. Cela se produit de deux façons, comme on l’a dit pour les couleurs : d’une façon, selon une proportion numérique observée dans ce mélange et dans la transformation de l’humide par le chaud ; d’une autre façon, selon un excédent indéterminé et sans proportion numérique. Or, les seules saveurs qui plaisent au goût sont celles qui sont mélangées selon une proportion numérique.

[81307] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 3 Distinguit sapores medios secundum nomina. Et dicit quod sapor pinguis est quasi idem cum dulci: uterque enim sapor designat digestionem humidi a calido: verumtamen in dulci sapore ostendit calor magis dominari super humidum; unde pinguis sapor propinquior est aquoso sive insipido sapori propter abundantiam humiditatis. Similiter etiam amarus sapor et salsus fere sunt idem: uterque enim ostendit excessum caloris consumentis humidum: verumtamen in amaro videtur esse maior consumptio humiditatis quam in salso quia in salso videtur esse consumptum humidum infusum corpori: in amaro autem videtur esse ulterius resolutum et consumptum, vel totaliter vel in parte, humidum, conglutinans substantiam corporis. Unde faeces corporum resolutorum et interminatorum sunt amarae.

Il distingue les saveurs intermédiares par leurs noms. Et il dit que la saveur grasse est presque identique à la saveur douce : les deux saveurs, en effet, dénotent la digestion de l’humidité par la chaleur. Il est pourtant vrai que dans la saveur douce, on voit la chaleur prédominer sur l’humidité; c’est pourquoi la saveur grasse est plus proche de celle de l’eau ou d’une saveur insipide à cause de l’abondance d’humidité. Pareillement, les saveurs amère et salée sont prèsque identiques : les deux en effet présentent un excès de chaleur qui consume l’humidité; cependant, on voit que dans la saveur amère l’humidité est consumée davantage que dans le salé, car, dans le salé, c’est l’humidité infuse dans le corps qui se trouve consumée, alors que dans l’amer, l’humidité qui agglutine la substance du corps semble évaporée et consumée davantage, soit totalement, soit en partie. C’est pourquoi les restes des corps désagrégés et dissous sont amers.

[81308] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 4 In medio autem sunt Ponticus sive mordicativus sapor, et austerus, idest acetosus, et acutus: ita tamen quod Ponticus et acetosus consistunt in humore nondum digesto propter defectum caloris: propter quod fructus indigesti sunt vel acetosi saporis, ut poma acerba vel Pontici, sicut pyra acerba. Ponticus tamen sapor videtur plus habere de terrestri. Unde et terra fere Ponticum saporem habet: acetosus autem videtur plus habere de frigido. Stypticus autem sapor videtur etiam multum habere de terrestri, propinquius enim est Ponticus, sed plus habet de calido, magis enim ad digestionem accedit; unde etiam quaedam digesta habent saporem stypticum, sicut fructus myrti. Acutus autem sapor significat excessum caloris, non quidem consumentis, sed superdigerentis humidum.

Au milieu, on trouve la saveur piquante ou âpre et aigre, c'est-à-dire acide, et aiguë, de telle sorte pourtant que le piquant et l’acide consistent en une humidité non encore digérée à cause du manque de chaleur; c’est pourquoi les fruits indigestes ont soit une saveur acide, comme les prunes acides, ou piquante, comme les poires vertes. Pourtant, la saveur piquante semble être plus terreuse. Cest pourquoi la terre a à peu près une saveur piquante; la saveur acide semble avoir plus de froid. La saveur astringente semble en effet être très terreuse; elle est plus proche de la saveur piquante, mais elle a plus de chaleur, car la digestion[113] y est plus avancée; c’est pourquoi certaines choses digérées ont une saveur astringente, comme le fruit du myrte. La saveur aigre dénote un excès de chaleur, qui ne consume pas l’humidité cependant, mais la digère à fond.

[81309] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 5 Deinde cum dicit fere enim distinguit sapores medios secundum numerum per similitudinem ad colores. Et dicit quod species humorum, idest saporum, sunt fere aequales numero speciebus colorum: septem autem species saporum sic numerandae sunt, ut pinguis sapor non distinguatur a dulci, salsum autem distinguatur ab amaro: ita quod si his tribus saporibus addantur alii quatuor supernumerati, erunt septem sapores. Similiter etiam rationabiliter dicitur ex parte colorum, quod lividum se habet ad nigrum sicut salsum ad amarum; flavum autem ad album, sicut pingue ad dulce. In medio autem erunt hi colores: puniceus, idest rubeus, et alurgon, idest citrinus, et viridis et ciarium, idest color caelestis, ita tamen quod viride et ciarium magis appropinquant ad nigrum, puniceum autem et citrinum magis appropinquant ad album. Sunt autem aliae species plurimae colorum et saporum, ex commixtione praedictarum specierum adinvicem.

Puis lorsqu’il dit : C’est qu’en effet les espèces, etc., il distingue les saveurs intermédiaires selon leur nombre par ressemblance aux couleurs. Et il dit que les espèces d’humidité, c'est-à-dire de saveurs, sont à peu près égales en nombre aux espèces de couleurs : en effet, on compte ainsi sept espèces de saveurs, puisque la saveur grasse ne se distingue pas de la douce et que la salée se distingue de l’amère, de sorte que si on ajoute à ces trois saveurs les quatre autres énumérées ci-dessus, cela fait sept saveurs. De même aussi, on peut dire raisonnablement du côté des couleurs que le gris se rapporte au noir comme le salé à l’amer ; le jaune se rapporte au blanc comme le gras au doux. Dans le milieu, il y a les couleurs suivantes : le punique, ou rouge, l’alurgon, ou citron, le vert et le ciarium, c'est-à-dire la couleur du ciel, de sorte pourtant que le vert et le ciarium s’approchent davantage du noir, alors que le punique et le citron s’approchent davantage du blanc. Il y a par ailleurs un très grand nombre de couleurs et de saveurs par suite du mélange des espèces énmérées entre elles.

[81310] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 6 Deinde cum dicit et quemadmodum comparat amarum ad dulce. Et dicit, quod sicut nigrum est privatio albi in perspicuo, ita amarum et salsum est privatio dulcis in humido nutrimentali. Semper enim alterum contrariorum est ut privatio, ut patet ex decimo metaphysicorum. Et, quia amarum est privatio dulcis, inde est quod omnium combustorum cinis est amarus, propter exhalationem humidi nutrimentalis, quod potabile vocat.

Ensuite, où il dit : Et de même que le noir est, etc., il compare l’amer au doux. Et il dit que, comme le nour est la privation du blanc dans le transparent, de même l’amer et le salé sont la privation du doux dans l’humidité nourrissante. En effet, l’un de deux contraires est toujours une privation, comme il est montré au livre X des Métaphysiques. Et comme l’amer est la privation du doux, il s’ensuit que la cendre de toute chose brûlée est amère, à cause de l’évaporation de l’humidité nourrissante, qu’il appelle potable.

[81311] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 7 Deinde cum dicit Democritus autem excludit falsas opiniones aliorum de natura saporum. Primo in generali quantum ad omnia sensibilia. Secundo in speciali, quantum ad sapores, ibi, quidam autem proprie. Circa primum duo facit. Primo improbat opinionem antiquorum, quantum ad hoc quod reducebant omnia sensibilia ad qualitates tangibiles, secundo quantum ad hoc quod reducebant sensibilia propria ad sensibilia communia, ibi, amplius autem communibus. Dicit ergo primo, quod Democritus et plurimi naturalium philosophorum, quicumque intromittunt se ad loquendum de sensibilibus, faciunt quoddam incongruissimum, quia omnia, scilicet sensibilia, dicunt esse tangibilia: quod si esset verum, sequeretur quod quilibet sensus esset tactus, cum potentiae distinguantur secundum obiecta. Quod autem hoc sit falsum, facile est videre; quia alii sensus sentiuntur per medium extraneum, non autem tactus.

Puis lorsqu’il dit : Démocrite et la plupart des naturalistes, etc., il réfute les fausses opinions des autres au sujet de la nature des saveurs. Il le fait, en premier, de façon générale au sujet de tous les sensibles, et en deuxième, en particulier pour les saveurs, où il dit : Il y a des naturalistes qui ramènent, etc. Il traite le premier point en deux parties. En premier, il réfute l’opinion des anciens quant au fait qu’ils réduisaient tous les sensibles à leurs qualités tangibles ; en deuxième, il la réfute quant au fait qu’ils ramenaient les sensibles propres aux sensibles communs. Il dit donc en premier que Démocrite et la plupart des philosophes de la nature (tous ceux qui ont entrepris de parler des sens) font quelque chose de très incohérent, car ils disent que tous les objets sensibles sont tangibles ; or, si c’était vrai, il s’ensuivrait que chaque sens est un toucher, puisque les puissances se distinguent selon leurs objets. Il est facile de voir que cela est faux, car les autres sens perçoivent par un milieu externe, mais pas le toucher.

[81312] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 8 Deinde cum dicit amplius autem arguit antiquos in hoc, quod utebantur sensibilibus communibus quasi propriis. Reducebant enim colores et sapores et alia sensibilia ad magnitudinem et figuram. Magnitudo enim et figura, et asperum et leve, secundum quod ad figuram pertinent, et similiter acutum et obtusum, quae etiam pertinent ad dispositiones figurarum habentium angulos, sunt communia sensuum: quamvis non omnia haec percipiantur ab omnibus sensibus, percipiuntur tamen saltem tactu et visu; et ita non sunt propria sensibilia, quia sic uno solo sensu sentirentur. Dicit autem quod acutum et obtusum, quod est in melodiis, vel in magnitudinibus secundum aliam literam, id est in corporibus ad differentiam acuti, secundum quod est in vocibus et in saporibus. Et quod praedicta sunt sensibilia communia, manifestat per quoddam signum, quod circa huiusmodi, quae dicta sunt decipiuntur sensus, qui tamen non decipiuntur de propriis sensibilibus, sicut visus non decipitur de colore, nec auditus de sonis.

Ensuite, où il dit : Ils confondent en outre, etc., il reproche aux anciens le fait qu’ils considéraient les sensibles communs comme des sensibles propres. Ils réduisaient en effet les couleurs, les saveurs et les autres sensibles, à leur grandeur et à leur figure. La grandeur et la figure, en effet, ainsi que le rude et le léger en tant qu’ils se rapportent à la figure, et également l’aigu et l’obtus, qui concernent aussi la configuration des figures qui ont des angles, sont communs aux sens : même si toutes ces choses ne sont pas perçues par tous les sens, elles sont perçues au moins par le toucher et la vue; et elles ne sont donc pas des sensibles propres, car ainsi, elles seraient perçues par un seul sens. Il dit donc que l’aigu et l’obtus, qui sont dans les mélodies, ou dans les grandeurs selon une autre version, c'est-à-dire dans les corps, diffère de l’aigu qui se trouve dans les voix et dans l’aigre qui est dans les saveurs. Et que ces choses soient des sensibles communs, il le montre au moyen d’un signe : les sens sont trompés au sujet des choses qu’on a énumérées, alors qu’ils ne sont pas trompés au sujet de leurs sensibles propres, comme la vue n’est pas trompée au sujet de la couleur, ni l’ouïe au sujet des sons.

[81313] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 9 Deinde cum dicit quidam autem excludit opiniones praedictas in speciali. Et primo narrat eas. Secundo improbat, ibi, quamvis autem nullius. Dicit ergo primo, quod quidam reducunt propria sensibilia ad ista communia, sicut Democritus, qui nigrum dixit esse asperum, existimans obscuritatem nigri causari propter hoc quod partes, quae supereminent in aspero, occultant alias. Album autem dixit esse laeve, existimans claritatem albi provenire ex hoc, quod laeve totaliter illustretur propter hoc quod partes eius aequaliter iacent. Sapores autem reduxit ad figuras propter hoc, quod invenit acutum et obtusum in saporibus sicut in figuris, aequivocatione deceptus.

Puis lorsqu’il dit : Il y a des naturalistes qui ramènent, etc., il réfute ces opinions en particulier. Et en premier, il les relate ; en deuxième, il les réfute, où il dit : et cependant connaître les choses communes, etc. Il dit donc en premier que certains réduisent les sensibles propres à ces choses communes, comme Démocrite, qui a dit que le noir était rude, estimant que l’obscurité de la couleur noire était causée par le fait que les parties surélevées dans l’objet rude cachent les autres. Il a dit par contre que le blanc est lisse, estimant que la clarté du blanc provient du fait que l’objet lisse est totalement éclairé parce que ses parties sont toutes au même niveau. Quant aux saveurs, il les a ramenées aux figures parce qu’il a trouvé l’aigu et l’obtus dans les saveurs comme dans les figures, car il était trompé par les noms équivoques[114].

[81314] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 10 Secundo ibi, quamvis aut improbat praedictam opinionem de saporibus tribus rationibus. Quarum prima est, quod nullus sensus cognoscit figuras quasi propria sensibilia; et si essent alicui sensui propria maxime pertinerent ad visum. Sed, si sapores essent figurae, sequeretur quod gustus magis ea cognosceret. Si ergo hoc est verum, cum sensus aliquis quanto est certior tanto possit maxime discernere etiam minima in unoquoque genere, sequeretur, quod gustus tamquam certissimus cognosceret communia sensibilia, et maxime discerneret figuras: quod patet esse falsum, quia visus in hoc est potentior.

En deuxième, où il dit : et cependant connaître les choses communes, etc., il réfute cette opinion sur les saveurs par trois arguments. Le premier est qu’aucnn sens ne connaît les figures comme ses sensibles propres, et, si elles relevaient en propre à l’un des sens, ce serait surtout la vue. Mais si les saveurs étaient des figures, il s’ensuivrait qu’elles seraient connues surtout par le goût. Si donc cela était vrai, puisqu’un sens est d’autant plus certain qu’il est le plus capable de discerner même ce qui est le plus petit en tout genre, il s’ensuivrait que le goût connaîtrait de la façon la plus certaine les sensibles communs et discernerait le mieux les figures, ce qui est évidemment faux, car c’est la vue qui a la meilleure capacité de le faire.

[81315] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 11 Secundam rationem ponit ibi amplius sensibilia quae talis est. Omnia sensibilia habent contrarietatem, quia secundum ea fit alteratio, ut probatum est septimo physicorum, sicut in colore sunt contraria album et nigrum, in saporibus autem dulce et amarum, et idem patet in aliis.

Il présente le deuxième argument où il dit : Ajoutons que toutes les choses, etc. Le voici : tous les sensibles ont des contraires, car l’altération se produit selon ces contraires, comme il est prouvé au livre VII des Physiques : par exemple, les contraires sont le blanc et le noir dans les couleurs, le doux et l’amer dans les saveurs, et ainsi de suite.

[81316] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 12 Videtur autem esse instantia in lumine, quod secundum se non habet contrarietatem, utpote qualitas propria existens supremi corporis contrarietate carentis. Tenebra vero opponitur ei ut privatio, non ut contrarium. Habet tamen contrarietatem secundum quod participat in coloribus. Sed figura non videtur esse contraria figurae; non enim est assignare quod polygoniarum, idest figurarum habentium multos angulos sit contrarium circumferens, idest circulus, qui nullum angulum habet. Contraria enim maxime distant. Non enim est dare aliquam figuram, qua non sit invenire aliam plures angulos habentem: ergo sapores non sunt figurae.

Il semble y avoir exception dans le cas de la lumière, qui en tant que telle n’a pas de contraire, car elle existe comme qualité propre du corps suprême, qui n’a pas de contraire. Les ténèbres s’y opposent en tant que privation et non comme contraire. Elle admet pourtant un contraire selon qu’elle participe des couleurs. Mais une figure ne semble pas être contraire à une autre; on ne peut pas dire en effet lequel des polygones, c'est-à-dire des figures ayant plusieurs angles, est contraire à la circonférence, c'est-à-dire au cercle, qui n’a aucun angle. En effet, les contraires ont la plus grande distance entre eux. Or, on ne peut pas trouver une figure dont le nombre d’angles ne serait dépassé par aucune autre figure; donc, les saveurs ne sont pas des figures.

[81317] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 13 Tertiam rationem ponit ibi amplius et quae talis est. Figurae sunt infinitae, sicut et numeri: multiplicantur enim secundum numerum angulorum et linearum, ut patet in triangulo. Si ergo sapores essent figurae, sequeretur quod essent infinitae species saporum: quod patet esse falsum, quia nulla esset ratio quare unus sapor sentiretur et non alius. Non autem discernit sensus infinitos sapores: ergo sapores non sunt figurae.

Il présente la troisième raison où il dit : En outre, les figures étant infinies, etc. La voici : les figures sont en quantité infinie, comme les nombres; elles se multiplient en effet selon le nombre d’angles et de lignes, comme on le voit dans le triangle. Si donc les saveurs étaient des figures, il s’ensuivrait qu’il y aurait une infinité d’espèces de saveurs, ce qui est évidemment faux, car il n’y aurait aucune raison pour qu’une saveur soit sentie et non une autre. Or, le sens ne discerne pas une infinité de saveurs; donc, les saveurs ne sont pas des figures.

[81318] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 11 n. 14 Ultimo autem epilogando concludit quod dictum est de sapore et gustabili: quaedam autem aliae proprietates saporum propriam habent considerationem in libro de plantis, quem Aristoteles non fecit, sed Theophrastus, ut Alexander hic dicit in commento.

En dernier, il conclut en disant qu’on a parlé de la saveur et du goûtable; cependant, d’autres propriétés des saveurs ont été étudiées comme telles dans le livre des plantes, qui n’a pas été écrit par Aristote, mais par Théophraste[115], comme le dit Alexandre dans son commentaire à cet endroit.

 

Leçon 12

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

C'est en suivant encore la même marche qu'il faut traiter des odeurs, parce que l'effet que le sec produit dans l'humide, l'humide sapide le produit également, en un autre genre, dans l'air et dans l'eau. Ici aussi, pour les odeurs, nous rappelons que le diaphane est commun à ces deux éléments; mais le diaphane est odorable, non pas en tant qu'il est diaphane, mais en tant qu'il peut transmettre et retenir la sécheresse sapide.

En effet, l'odoration a lieu, non pas seulement dans l'air, mais encore dans l'eau; c'est ce qu'on peut voir bien évidemment par les poissons et par les animaux à écailles. Certainement ils perçoivent les odeurs, bien qu'il n'y ait pas d'air dans l'eau, l'air, quand il y en a dans l'eau, remontant à la surface; et que de plus ces animaux ne respirent point. Si donc l'on admet que l'eau et l'air sont tous deux humides, la nature du sec sapide dans l'humide sera précisément l'odeur; et le corps qui aura ces qualités sera un corps odorant.

Que toute cette modification des corps vienne de leur sapidité, c'est ce dont on peut facilement se convaincre en observant les choses qui ont de l'odeur et celles qui n'en ont pas. Ainsi, les éléments, c'est-à-dire le feu, l'air, l'eau, la terre, sont sans odeur, parce que leurs parties sèches et leurs parties humides sont privées de saveur, à moins que quelque chose d'étranger ne s'y mêle et ne leur en donne. Voilà aussi pourquoi la mer a de l'odeur ; car elle a de la saveur et de la sécheresse ; et le sel est plus odorant que le nitre, comme le prouve bien l'huile qu'on tire de tous deux en les desséchant ; mais le nitre est plutôt de la terre. La pierre est aussi sans odeur, parce qu'elle est insipide ; mais les bois sont odorants, parce qu'ils ont une saveur; et ceux qui sont aqueux en ont moins que les autres. Parmi les métaux, l'or est sans odeur, parce qu'il est sans saveur; mais l'airain et le fer sont odorants. Quand l'humide des métaux a été calciné par le feu, les scories ont toujours moins d'odeur; l'argent et le plomb sont plus ou moins odorants que quelques autres métaux, parce qu'ils sont aqueux.

Quelques naturalistes pensent que l’exhalaison fumeuse qui est commune à la fois à l'air et à la terre, est l'odeur; et tous ceux qui ont traité de l'odeur se jettent dans cette explication. Aussi Héraclite a-t-il dit que si tout venait à se réduire en fumée, ce seraient les nez qui connaîtraient toutes choses. Dans ce système que tous appliquent à l'odeur, on la considère, tantôt comme une vapeur, tantôt comme une exhalaison, parfois aussi comme l'un et l'autre à la fois. Or, la vapeur est une sorte d'humidité, et l'exhalaison fumeuse est bien, comme on l'a dit, commune à la terre et à l'air; et c'est de celle-là que l'eau se compose, comme de celle-ci se forme une espèce de terre. Mais l'odeur ne paraît être ni l'un ni l'autre; car la vapeur est bien de l'eau, et il est impossible que l'exhalaison fumeuse se produise jamais dans l'eau; or, les êtres qui vivent dans l'eau ont la perception de l'odeur, comme on vient de le dire. De plus, dans ce système, l'exhalaison ressemble beaucoup aux émanations ; et si cette hypothèse n'est pas admissible (pour la vue), elle ne l'est pas non plus (pour l'odeur).

Il est donc clair que l'humide, tant celui qui est dans l'air que celui qui est dans l'eau, peut recevoir et souffrir quelque modification de la part de la sécheresse sapide; car l'air est humide par sa nature.

Il est tout aussi clair que, si le sec qui est comme filtré dans les liquides agit également dans l'air, il faut que les odeurs soient analogues aux saveurs; et cette ressemblance est réelle en effet à certains égards; par exemple, les odeurs sont âpres et douces, rudes et fortes, grasses même; et l'on pourrait dire que les odeurs fétides correspondent aux saveurs âcres. Aussi de même qu'on ne peut boire les saveurs de ce genre, de même on ne peut respirer les odeurs fétides. Il est donc évident que ce que la saveur est dans l'eau, l'odeur l'est dans l'air et dans l'eau tout à la fois, et que c'est ce qui fait que le froid et la congélation, qui émoussent les saveurs, annulent aussi les odeurs ; car le refroidissement et la congélation font disparaître la chaleur qui met en mouvement et élabore les unes et les autres.

 

 

Lectio 12

Leçon 12 ─ Théorie de l’odeur; sa relation avec la saveur (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81319] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 1 Postquam philosophus determinavit de saporibus, hic incipit determinare de odoribus. Et dividitur in duas partes. In prima determinat de odoribus. In secunda comparat sensum odoratus ad alios sensus, ibi, videtur autem sensus, qui est odorandi. Circa primum duo facit. Primo determinat generationem et naturam odoris. Secundo determinat species ipsius, ibi, species autem odorabilis. Circa primum duo facit. Primo manifestat quid sit passivum in generationem odorum. Secundo quid sit activum, ibi, quoniam vero ab enchymo. Circa primum tria facit. Primo proponit quod intendit. Secundo exponit quod dixerat, ibi, commune autem his. Tertio probat, ibi, non enim solum. Dicit ergo primo, quod eodem modo oportet intelligere in generatione odorum, sicut et in generatione saporum: scilicet quod aliquid est in generatione saporum passivum, et aliquid activum. Dictum est enim circa sapores, quod humidum aqueum patitur a sicco terrestri, et sic reducitur per actionem caloris ad hoc quod sit saporosum: in generatione autem odoris est activum humidum enchymum. Et dicitur enchymum ab en, quod est in, et chymos, quod est humor, quasi humore existente imbibito et incorporato alicui sicco. Hoc igitur est activum in odore; passivum autem est aliquod aliud genus, quod comprehendit sub se aerem et aquam.

Après avoir traité des saveurs, le Philosophe commence ici à traiter des odeurs. Et cela se divise en deux parties. Dans la première, il traite des odeurs; dans la deuxième, il compare le sens de l’odorat aux autres sens, où il dit : Comme les sens sont en nombre impair, etc. (leçon XIV, no 10). Il traite la première partie en deux points. En premier, il traite de la génération et de la nature de l’odeur. En deuxième, il en détermine les espèces, où il dit : Il y a deux espèces principales d’odeurs, etc. (leçon XIII). Il traite le premier point en deux sections. En premier, il manifeste ce qu’il y a de passif dans la génération des odeurs. En deuxième, il montre ce qui est actif, où il dit : Que toute cette modification, etc. Il traite la première section en trois points. En premier, il énonce ce qu’il veut montrer. En deuxième, il explique ce qu’il a dit, où il dit : Ici aussi, pour les odeurs, etc. En troisième, il le prouve, où il dit : En effet, l’odoration a lieu, etc. Il dit donc en premier qu’il faut comprendre la génération des odeurs de la même façon que la génération des saveurs, à savoir qu’il y a dans la génération des saveurs un élément passif et un élément actif. On a dit en effet au sujet des saveurs que l’humidité de l’eau est affectée par la sécheresse de la terre et est ainsi amenée, par l’action de la chaleur, à avoir une saveur; dans la génération de l’odeur, l’élément actif est l’humidité enchyme. Et le mot enchyme vient de « en » (dans) et « chyme » (humidité), c'est-à-dire que l’humidité imbibe quelque chose de sec et y est incorporée. Tel est donc l’élément actif de l’odeur ; l’élément passif est d’un autre genre et inclut de l’air et de l’eau.

[81320] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 2 Deinde cum dicit commune autem exponit quid sit illud genus commune aeri et aquae, quod est susceptivum odoris. Et dicit, quod commune utrique dicitur esse perspicuum, non tamen perspicuum, inquantum perspicuum est susceptivum odoris, sed coloris, ut supra habitum est; sed est susceptivum odoris secundum quod est lavabile vel mundabile enchymae siccitatis, idest secundum quod est receptivum enchymi sicci: quam quidem receptionem vocat lavationem, vel mundationem, inquantum aliquid per humidum receptivum natum est ablui vel mundari.

Ensuite, lorsqu’il dit : Ici aussi, pour les odeurs, etc., il explique quel est le genre commun de l’air et de l’eau qui est capable de recevoir l’odeur. Et il dit que ce qui est commun aux deux est appelé transparence, mais ce n’est pas la transparence comme telle qui est capable de recevoir l’odeur : elle peut recevoir la couleur, comme on l’a vu; mais elle peut recevoir l’odeur en tant qu’elle est lavable ou purifiable de la sécheresse enchyme, c'est-à-dire en tant qu’elle peut recevoir l’enchyme sec, et il appelle cette réception lavage ou nettoyage en tant qu’une chose, en recevant l’humidité, est susceptible d’être lavée ou purifiée.

[81321] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 3 Deinde cum dicit non enim probat quod supposuerat, scilicet quod susceptivum odoris non solum sit aer, sed etiam aqua. Et primo inducit huius probationem. Secundo concludit quid sit proprium susceptivum odoris, ibi, si quis ergo. Dicit ergo primo, quod odor non solum suscipitur in aere, sed etiam in aqua; et hoc manifeste ostenditur propter hoc quod pisces aliqui, ut sunt ostracoderma, idest animalia durae testae, viventia in aqua, videntur odorare ex hoc quod a longe odore trahuntur ad alimentum, quod videre non possunt. Et ex hoc apparet quod aqua est susceptiva odoris, duplici ratione. Primo quidem, quia huiusmodi animalia non vivunt in aere, sed in aqua. Quod autem sub aqua, in qua huiusmodi pisces degunt, non sit aer sed aqua, probat per hoc, quod aer supernatet aquae etiam si infra aquam ponatur; sicut patet de ventre inflato, si per violentiam submergatur, quod supernatabit aquae. Secundo etiam, quia si daretur quod aer esset intra aquam, cum tamen huiusmodi animalia non respirent aerem, ita non sentirent odorem, si solus aer esset odoris susceptivus.

Ensuite, où il dit : En effet, l’odoration a lieu, etc., il prouve ce qu’il a supposé, à savoir que ce qui peut recevoir l’odeur n’est pas seulement l’air, mais également l’eau. Et en premier, il présente cette preuve. En deuxième, il conclut ce qui a la propriété de recevoir l’odeur, où il dit : Si donc l’on admet que l’eau, etc. Il dit donc en premier que l’odeur n’est pas reçue seulement dans l’air, mais aussi dans l’eau, et ce qui le montre avec évidence, c’est que certains poissons, comme les ostracodermes[116], c'est-à-dire des animaux à coquille dure qui vivent dans l’eau, semblent percevoir l’odeur parce qu’ils sont attirés de loin par l’odeur vers leur nourriture, qu’ils ne peuvent pas voir. Et cela manifeste que l’eau peut recevoir l’odeur, pour deux raisons. En premier, parce que ces animaux ne vivent pas dans l’air, mais dans l’eau. Et il prouve le fait que sous l’eau, dans laquelle de tels poissons séjournent, il n'y a pas d’air mais de l’eau, en disant que l’air surnage l’eau même si elle est poussée sous l’eau, comme c’est évident d’une outre gonflée si elle est submergée par violence, qui revient flotter sur l’eau. En deuxième aussi, parce que si on admettait que l’air est à l’intérieur de l’eau, puisque ces animaux ne respirent pas l’air, ils ne sentiraient pas l’odeur si l’air était seul à pouvoir recevoir l’odeur.

[81322] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 4 Deinde cum dicit si quis ergo concludit quid sit proprium susceptivum odoris: et dicit quod aer et aqua, quae sunt susceptiva odoris, sunt humida; sequitur quod odor nihil sit aliud quam quaedam natura, scilicet forma ab enchymo sicco impressa in humido, quod est aer et aqua; et illud est odorabile, quod est tale, idest humidum habens naturam sibi impressam ab enchymo sicco.

Puis, où il dit : Si donc l’on admet, etc., il conclut en disant ce qui est propre à recevoir l’odeur : il dit que l’air et l’eau, qui sont capables de recevoir l’odeur, sont humides; il s’ensuit que l’odeur n’est rien d’autre qu’une certaine nature, à savoir la forme du sec enchyme imprimée dans l’humide, qui est l’air et l’eau; et c’est cela qui peut être perçu par l’odorat, à savoir l’humide qui a une nature imprimée en lui par le sec enchyme.

[81323] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 5 Deinde cum dicit quoniam vero probat quod enchymus sit effectivum odoris. Et hoc probat tripliciter. Primo quidem per ea quae habent vel non habent odorem. Secundo per diversas opiniones quorumdam de odore, ibi, videtur autem quibusdam. Tertio per affinitatem odoris ad saporem, ibi, adhuc autem siquidem. Dicit ergo primo, quod manifestum est et per ea quae habent odorem, quod haec passio, quae est odor, sit impressa ab enchymo, idest ab humore imbibito et comprehenso a sicco, ut supra dictum est. Primo enim elementa omnia, scilicet ignis, aqua, terra, carent odore; quia sive sint humida, sive sicca, sunt achyma, idest sine humore comprehenso a sicco; quia quae eorum sunt humida habent humidum sine sicco; quae autem eorum sunt sicca habent siccum sine humido, nisi sit facta aliqua commixtio elementorum. Unde mare habet aliquem odorem, quia in eo siccum terrestre est admixtum humido aqueo, ut manifestatur per salsum saporem. Sal etiam magis habet odorem, quam nitrum. Et quod ista duo, scilicet sal et nitrum, habeant aliquid de enchymo, manifestatur per hoc quod oleum exit ab eis per aliquod artificium; et ex hoc manifestatur quod est in eis aliquis humor pinguis comprehensus a sicco: sed nitrum minus habet de huiusmodi humore quam sal; et ideo est minus odorabile.

Ensuite, où il dit : Que toute cette modification, etc., il prouve que l’enchyme est ce qui produit l’odeur. Et il le prouve de trois façons. En premier, par les choses qui ont une odeur ou n’en ont pas. En deuxième, par les diverses opinions de certains au sujet de l’odeur, où il dit : Quelques naturalistes pensent, etc. En troisième, par l’affinité entre l’odeur et la saveur, où il dit : Il est tout aussi clair que, etc. Il dit donc en premier qu’il est évident, tant par les choses qui ont une odeur [que par celles qui n’en ont pas[117]], que la propriété qu’est l’odeur est conférée par l’enchyme, c'est-à-dire l’humidité imbibée dans le sec et englobée par lui, comme on l’a dit. En premier, en effet, tous les éléments, feu, [air,] eau et terre, sont sans odeur, car, qu’ils soient humides ou qu’ils soient secs, ils sont achymes, c'est-à-dire sans humidité englobée dans le sec, car les éléments qui sont humides ont l’humide sans le sec, et ceux qui sont secs ont le sec sans l’humide, à moins qu’il n’y ait un mélange des éléments. C’est pourquoi la mer a une odeur, car le sec de la terre y est mélangé à l’humide de l’eau, comme la saveur du sel le montre bien. En effet, le sel est plus odorant que le nitre[118]. Et que les deux, le sel et le nitre, ont quelque chose d’enchyme, on le voit parce que de l’huile en est extraite par un moyen artificiel; et cela montre qu’ils contienneut une certaine humeur grasse contenue par le sec, mais le nitre contient moins de cette humidité que le sel, et c’est pourquoi il est moins odorant.

[81324] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 6 Secundo manifestat idem in lapidibus et lignis: et dicit quod lapis solidus et durus caret odore, quia non habet praedictum humorem, a quo odor causatur, propter magnam sui terrestritatem; sed ligna habent odorem, quia habent aliquid de praedicto humore: quod patet ex hoc, quia inflammabilia sunt propter pinguedinem in eis existentem. Unde ligna, quae habent humorem magis aquosum et minus pinguem, quasi non comprehensum a sicco, sunt minus odorabilia, sicut patet de ligno populeo: ligna autem abietis et pinea sunt multum odorabilia, propter pinguedinem humoris ipsorum.

En deuxième, il montre la même chose pour les pierres et le bois, en disant que la pierre, solide et dure, est sans odeur, parce qu’elle n’a pas cette humidité qui cause l’odeur, parce qu’elle est très terreuse, mais le bois a une odeur parce qu’il a une certaine quantité de cette humidité; cela est évident parce qu’il est inflammable à cause du gras qu’il contient. C’est pourquoi les bois qui ont une humidité plus aqueuse et moins grasse, non incluse dans le sec, sont moins odorants, comme c’est évident pour le bois de peuplier, tandis que les bois de sapin et de pin sont très odorants parce que leur humidité est grasse.

[81325] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 7 Tertio manifestat idem in metallis, inter quae aurum est minime odorabile, eo quod caret praedicto humore: quod contingit propter eius magnam terrestritatem, quae significatur ex maximo pondere eius. Est enim ponderosius ceteris metallis. Sed aes et ferrum est odorabile, quia humidum in eis digestum est imbibitum a sicco, et non est totaliter ab eo separatum, sicut in auro. Unde et scoriae eorum, propter adustionem humidi, sunt minus odorabiles. Argentum vero et stannum sunt magis odorabilia quam aurum, minus vero quam aes et ferrum: habent enim humorem magis aquaticum et minus comprehensum a sicco quam aes et ferrum. Quia tamen humiditas eorum aliqualiter comprehenditur a sicco, non sunt penitus absque odore, sicut aurum.

En troisième, il montre la même chose pour les métaux, dont l’or est le moins odorant, du fait qu’il est privé de cette humidité; il en est ainsi parce qu’il est très terreux, ce qui est manifesté par son poids très grand. En effet, il est plus pesant que les autres médaux. Mais l’airain et le fer sont odorants, parce que leur humidité est digérée et imbible par le sec et n’en est pas totalement séparée comme dans l’or. C’est pourquoi leurs scories[119], parce que l’humidité a été consumée, sont moins odorantes. Cependant, l’argent et l’étain sont plus odorants que l’or, mais moins que l’airain et le fer; leur humidité, en effet, est plus aqueuse et moins enfermée par le sec que celle de l’airain et du fer. Pourtant, comme leur humidité est renfermée de quelque façon dans le sec, ils ne sont pas totalement sans odeur comme l’or.

[81326] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 8 Deinde cum dicit videtur autem ostendit quod enchymum sit activum odoris per opiniones aliorum. Secundo excludit eas, ibi, sed neutrum horum. Tertio concludit propositum, ibi, quoniam ergo. Dicit ergo primo: quibusdam videtur quod odor sit fumalis evaporatio, quae est communis aeri et terrae, quasi medium inter ea, quia est aliquid resolutum a sicco terrestri non pertingens ad subtilitatem aeream: et omnes antiqui qui loquuntur de odore, propinqui fuerunt ad hanc positionem. Unde et Heraclitus dicit, quod, si omnia entia resolverentur in fumum, nares percipientes odorem, discernerent omnia entia, quasi omnia entia essent odores. Existimabat enim Heraclitus vaporem esse rerum principium.

Ensuite, lorsqu’il dit : Quelques naturalistes pensent, etc., il montre que l’enchyme est le principe actif de l’odeur, d’après les opinions des autres. En deuxième, il les réfute, où il dit : Mais l’odeur ne paraît être, etc. En troisième, il établit sa conclusion, où il dit : Il est donc clair que l’humide, etc. Il dit donc en premier qu’il semble à certains que l’odeur est une évaporation fumeuse, qui est commune à l’air et à la terre comme une sorte d’intermédiaire entre eux, parce qu’elle est une substance dégagée par la sécheresse de la terre et qui n’atteint pas à la subtilité de l’air ; et tous les anciens qui ont parlé de l’odeur ont été proches de cette théorie. C’est pourquoi Héraclite dit que si tous les êtres étaient réduits en fumée, les narines, percevant l’odeur, discerneraient tous les êtres, comme si tous les êtres étaient des odeurs. Héraclite estimait en effet que la vapeur est le principe des choses.

[81327] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 9 Quia tamen non omnes philosophi posuerunt odorem esse fumum, sed quidam aliquid simile, ideo ad hanc diversitatem manifestandam subiungit, quod quidam attribuebant odori exhalationem, quidam evaporationem, quidam utrumque; et ostendit differentiam inter haec duo; quia evaporatio nihil aliud est quam quaedam humiditas aquea resoluta; exhalatio autem sive fumus est commune aeri et terrae, cum sit resolutio quaedam ex sicco terrestri, sicut dictum est. Et signum huius differentiae est quod ex evaporatione quando condensatur, generatur aqua, ex fumali autem evaporatione aliquid terrestre.

Pourtant, comme tous les philosophes n’ont pas affirmé que l’odeur est une fumée, mais autre chose de semblable, il ajoute, pour montrer cette divergence, que certains attribuaient l’odeur à l’exhalaison, d’autres à l’évaporation, d’autres aux deux, et il montre la différence entre les deux, car l’évaporation n’est rien d’autre qu’une humidité aqueuse dissoute, alors que l’exhalaison ou la fumée est commune à l’air et à la terre, puisque elle une sorte de dissolution de la sécheresse terrestre, comme on l’a dit. Et le signe de cette différence est que l’évaporation, lorsqu’elle se condense, engendre de l’eau, alors que l’évaporation fumeuse engendre quelque chose de terreux.

[81328] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 10 Secundo ibi sed neutrum excludit praedictas positiones duabus rationibus. Quarum prima est, quia vapor pertinet ad aquam, quae non est odorabilis absque admixtione sicci, sicut supra dictum est; fumus autem non potest fieri in aqua, tamen fit odor, ut supra est ostensum per hoc, quod quaedam animalia odorant in aqua: ergo odor non est fumus nec vapor.

Deuxièmement, où il dit : Mais l’odeur ne paraît être, etc., il réfute ces théories, par deux arguments. Le premier est que la vapeur se rattache à l’eau, qui n’est pas odorante sans mélange avec une substance sèche, comme on l’a dit plus haut; or, il ne peut pas y avoir de fumée dans l’eau, et pourtant il y a de l’odeur, comme on l’a montré par le fait que certains animaux perçoivent une odeur dans l’eau; l’odeur n’est donc ni une fumée ni une vapeur.

[81329] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 11 Secundam rationem ponit ibi amplius evaporatio quae talis est. Similis ratio est quod evaporatio dicatur odor, et quod colores dicantur effluxiones; sed illud non dicitur de coloribus, ut supra dictum est; ergo nec istud bene dicitur de odoribus. Utrobique enim sequitur quod sensus fiat per tactum, et odorum, et colorum; et quod corpora odorata et visa diminuerentur, et tandem totaliter resolverentur per effluxionem: et hoc est inconveniens, praesertim cum inveniatur tam a remotis aliquid videri et odorari, quod nullo modo resolutio corporis usque illuc reduci possit. Sic enim ad tantam distantiam, et color et odor per spiritualem immutationem medii percipi possunt.

Il présente le deuxième argument où il dit : De plus, dans ce système, etc. Le voici : c’est pour une raison semblable que l’évaporation est appelée odeur et que les couleurs sont appelées émanations. Or, on ne peut pas dire cela des couleurs, comme on l’a dit; donc, on ne peut pas le dire sensément pour les odeurs. Dans les deux cas, en effet, il s’ensuit que la sensation a lieu par toucher des odeurs comme des couleurs, et que les corps sentis et vues diminueraient et finiraient par se dissoudre totalement par émanation; et cela est absurde, principalement parce qu’une chose peut être vue et sentie de si loin qu’il n’y a aucun moyen que ce qui se dégage du corps puisse se rendre jusque-là. En effet, à une si grande distance, la couleur et l’odeur peuvent être perçues par l’impression spirituelle du milieu.

[81330] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 12 Deinde cum dicit quod ergo concludit propositum, scilicet quod ex quo odor non est nec vapor, nec fumus, manifestum est quod humidum, quod est in spiritu, idest in aere et in aqua, patitur ab enchyma siccitate, et sic odor fit et sentitur. Humidum enim non solum invenitur in aqua, sed etiam in aere.

Puis lorsqu’il dit : Il est donc clair que l’humide, etc., il tire la conclusion souhaitée, à savoir que, puisque l’odeur n’est ni une vapeur ni une fumée, il est manifeste que l’humidité qui est dans le souffle, c'est-à-dire dans l’air et dans l’eau, est affectée par la sécheresse enchyme, et c’est ainsi que l’odeur est produite et sentie. En effet, l’humidité ne se trouve pas seulement dans l’eau, mais aussi dans l’air.

[81331] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 13 Deinde cum dicit adhuc autem manifestat quod enchymum sit activum odoris per affinitatem ad saporem. Et circa hoc tria facit. Primo proponit dicens: et si enchymum similiter facit odorem in humido aqueo et in aere, sicut siccum terrestre lavatum per humidum aqueum facit sapores, manifestum est quod odores oportet proportionatos esse saporibus.

Ensuite, où il dit : Il est tout aussi clair que, etc., il manifeste que l’enchyme est l’élément actif de l’odeur en raison de son affinité avec la saveur. Et il traite ce sujet en trois points. En premier, il propose sa thèse en dicant que, si l’enchyme produit pareillement l’odeur dans l’humidité aqueuse et dans l’ir, de même que la sécheresse terreuse lavée par l’humidité aqueuse produit les saveurs, il est manifeste que les odeurs sont forcément proportionnées aux saveurs.

[81332] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 14 Secundo ibi, sed adhuc manifestat propositum adaptando odores saporibus. Et dicit quod in quibusdam hoc accidit manifeste. Dicuntur enim acetosi et dulces odores, et austeri, et styptici, et Pontici, et crassi, sicut et sapores; sed amaros odores non dicimus, sed putridi odores proportionabiliter respondent amaris saporibus, quia amari sapores difficile sorbentur. Putrida sunt dysanapneusta, idest difficilis respirationis. Unde manifestum est ex hac affinitate odoris ad saporem, quod sicut sapor fit in aqua, ita odor in aere et aqua.

En deuxième, où il dit : et cette ressemblance est réelle, etc., il manifeste son assertion en comparant les odeurs aux saveurs. Et il dit que dans certains cas, cela apparaît ave évidence. On parle en effet d’odeurs aigres, douces, âpres, astringentes, piquantes et grasses, comme pour les saveurs, mais on ne parle pas d’odeurs amères; toutefois, les odeurs putrides correspondent de façon proportionnelle aux saveurs amères, car les saveurs amères sont avalées difficilement. Les odeurs putrides sont dysanapseustes, c'est-à-dire difficiles à respirer. Il est donc évident, en raison de cette affinité entre l’odeur et la saveur, que de même que la saveur se produit dans l’eau, de même l’odeur est produite dans l’air et dans l’eau.

[81333] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 12 n. 15 Tertio ibi, et propter. Probat praedictam affinitatem per impedimenta saporis et odoris; quia per frigus et congelationem, sapores hebetantur et odores, exterminantur, inquantum per praedicta aufertur calidum, quod generat et movet odores et sapores, ut ex dictis apparet.

En troisième, où il dit : et que c’est ce qui fait que le froid, etc. Il prouve cette affinité au moyen de ce qui empêche la saveur et l’odeur : en effet, le froid et la congélation émousse les saveurs et suppriment les odeurs du fait qu’ils enlèvent la chaleur qui engendre et meut les odeurs et les saveurs, comme il ressort de ce qu’on a dit.

 

Leçon 13

 

Texte d’Aristote, traduit par Barthélémy Saint-Hilaire, 1838

 

Il y a deux espèces principales d'odeurs; car on a tort de soutenir que les odeurs n'ont pas d'espèces, comme quelques-uns le disent. Il est certain qu'elles en ont; nous montrerons ici comment cela est, et jusqu'à quel point cela n'est pas. D'abord on a pu essayer de les classer comme les saveurs, ainsi que nous l'avons dit; et alors c'est indirectement qu'elles sont agréables et désagréables. En effet, comme les saveurs sont des affections de la faculté nutritive, les odeurs des aliments sont agréables à l'animal quand il désire sa nourriture; mais elles cessent de lui plaire quand il s'est repu, et qu'il n'a plus besoin de rien; la nourriture même qui exhale ces odeurs ne lui plaît pas alors davantage. Ainsi donc, nous pouvons le redire, ces odeurs ne sont agréables et pénibles qu'indirectement et par accident; et voilà aussi pourquoi celles-là sont perçues indistinctement par tous les animaux. Mais il y en a d'autres qui sont agréables par elles-mêmes, comme celles des fleurs; celles-là n'excitent ni plus ni moins l'animal à prendre ses aliments ; elles ne contribuent en rien à provoquer son appétit; elles feraient plutôt le contraire; car le mot de Strattès, se moquant d'Euripide, est très-juste : « Quand vous faites cuire de l'oignon, n'y versez pas de l'ambre. » Et ceux qui aujourd'hui mettent ainsi des aromates dans leurs boissons, forcent le plaisir par l'habitude même, jusqu'à ce que des deux sensations diverses qu'ils reçoivent, il se forme comme une seule impression agréable, et que le plaisir leur vienne d'une sensation unique.

Ainsi, la perception de cette espèce d'odeurs est propre à l'homme. Quant à la perception des odeurs qui tiennent aux saveurs, elle appartient aussi aux autres animaux, comme on vient de le dire. Et c'est parce que ces odeurs ne sont agréables que par accident qu'on a pu classer leurs espèces selon les saveurs mêmes; mais on ne peut classer ainsi les autres, parce que leur nature est par elle-même ou agréable ou pénible. Ce qui fait que cette odoration est spéciale à l'homme, c'est la frigidité même qui règne autour de son cerveau. En effet, comme le cerveau est froid naturellement, comme le sang des veines qui l'environnent est léger et très-pur, mais facile à se refroidir, et que par suite l'évaporation de la nourriture en se refroidissant dans ces parties produit des fluxions morbides, cette espèce particulière d'odeurs a été donnée à l'homme comme un moyen puissant de santé. Elle n'a pas certainement un autre objet que celui-là, et bien évidemment elle remplit cette fonction.

Ce qui le prouve, c'est que souvent la nourriture, tout agréable qu'elle est, soit sèche, soit liquide, est dangereuse; mais celle qui plaît parce qu'elle exhale une odeur bonne en soi-même, quelle que puisse être d'ailleurs la disposition de l'individu, celle-là, on peut dire, lui est toujours favorable.

Voilà pourquoi c'est par la respiration que l'odeur est perceptible, non pas à tous les animaux il est vrai, mais aux hommes; et parmi les animaux qui ont du sang, aux quadrupèdes, et à tous ceux en général qui par leur organisation sont davantage en rapport avec l'air. Les odeurs étant portées vers le cerveau par la légèreté même de la chaleur qu'elles contiennent, les parties qui environnent cet organe en sont plus saines. C'est que la puissance de l'odeur est naturellement chaude, et que la nature emploie la respiration à deux fins : directement, à la fonction qu'accomplit la poitrine, et indirectement et par surcroît, à celle de l'odorat. En effet, quand on respire, on produit, comme en passant, le mouvement qui a lieu par les narines.

Mais ce mode particulier d'odoration appartient spécialement à l'organisation de l'homme, parce que, relativement à sa grandeur, il a le cerveau plus humide et plus gros que le reste des animaux. Aussi l'homme est pour ainsi dire le seul des animaux qui sente, et qui goûte avec plaisir l'odeur des fleurs et toutes les autres odeurs analogues; car la chaleur et le mouvement de ces odeurs sont en rapport avec l'excès d'humidité et de fraîcheur qui est dans le cerveau humain.

Quant à tous les autres animaux qui ont des poumons parce qu'ils respirent, la nature ne leur a donné que la sensation de l'autre espèce d'odeur, afin de ne pas faire deux organes; et il leur suffit, quoiqu'ils respirent les deux espèces d'odeurs comme les hommes, d'avoir uniquement la perception de l'une des deux.

 

 

Lectio 13

Leçon 13 ─ Les différentes espèces d’odeur (Traduction Georges Comeau, 2019)

[81334] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 1 Postquam philosophus determinavit generationem et naturam odoris, hic determinat de speciebus odorum. Et circa hoc duo facit. Primo determinat diversas species odoris. Secundo determinat modum odorandi, ibi, et propter hoc fit per respirationem. Circa primum tria facit. Primo proponit esse aliquas species odoris. Secundo determinat de speciebus odoris per convenientiam ad species saporum, ibi, hoc quidem enim est secundum sapores. Tertio determinat species, quae sunt odoris secundum se, ibi, quidam autem secundum ipsos. Dicit ergo primo, quod duae sunt species odorabilis: una quidem per convenientiam ad sapores, alia secundum se. Falsum est enim quod quidam dicunt, odorabile species non habere; sed oportet determinare quomodo habeat, et quomodo non habet. Est enim determinare species odorum secundum convenientiam ad species saporum, ut supra dictum est; non autem sunt determinatae odoris species secundum se nisi solum secundum diversa odorabilia; sicut si dicamus alium esse odorem rosarum et violarum, et aliorum huiusmodi. Discernitur tamen in his odoribus delectabile et abominabile.

Après avoir traité de la génération et de la nature de l’odeur, le Philosophe traite maintenant des espèces d’odeurs. Et il traite ce sujet en deux parties. En premier, il détermine les diverses espèces d’odeurs. En deuxième, il traite de la façon de percevoir les odeurs, où il dit : Voilà pourquoi c’est par la respiration, etc. Il traite la première partie en trois sections. En premier, il affirme qu’il y a des espèces d’odeurs. Deuxièmement, il traite des espèces d’odeurs par comparaison avec les espèces de saveurs, où il dit : D’abord on a pu essayer, etc. Troisièmement, il détermine les espèces qui relèvent essentiellement de l’odeur, où il dit : Mais il y en a d’autres qui sont agréables, etc. Il dit donc en premier qu’il y a deux espèces d’odorants : l’une par comparaison avec les saveurs, l’autre par essence. Certains disent que l’odorant n’a pas d’espèces, mais c’est faux; il faut toutefois déterminer comment il a des espèces et comment il n’en a pas. On peut en effet déterminer les espèces d’odeurs selon leur concordance avec les espèces de saveurs, comme on l’a dit; cependant, il n'y a pas d’espèces déterminées d’odeurs en tant que telles, sinon selon divers odorants, comme si nous disons que l’odeur des roses diffère de celle des violettes et de choses du genre. On distingue cependant dans ces odeurs l’agréable et le détestable.

[81335] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 2 Deinde cum dicit hoc quidem determinat de speciebus odorum, quae consequuntur species saporum. Et dicit, quod inter odorabilia aliquid est odorativum secundum saporis species, ut supra dictum est; et ideo delectabile et contristans est in eis secundum accidens, idest non inquantum habent odorem, sed inquantum eorum odor significat nutrimentum. Odor enim est quaedam passio nutrimenti, sicut et sapor: animal enim discernit conveniens nutrimentum a remotis per odorem, sicut coniunctum per saporem. Et ideo huiusmodi odores non sunt delectabiles animalibus repletis, et quae cibo non indigent, sicut nec esca habens hos odores est his delectabilis; sed animalibus appetentibus cibum, idest esurientibus vel sitientibus, sunt huiusmodi odores appetibiles, sicut et cibus vel potus est eis appetibilis. Unde manifestum est quod huiusmodi odorabile habet delectationem et tristitiam secundum accidens, sicut dictum est, scilicet ratione nutrimenti.

Puis lorsqu’il dit : D’abord on a pu essayer, etc., il traite des espèces d’odeurs qui sont consécutives aux espèces de saveurs. Et il dit que parmi les odorants, certains le sont selon les espèces de saveurs, comme on l’a dit; et ainsi, ils sont agréables ou déplaisants par accident, c'est-à-dire pas en tant qu’ils ont une odeur, mais en tant que leur odeur signifie la nourriture. En effet, l’odeur est une propriété de la nourriture, comme la saveur, car l’animal perçoit la nourriture éloignée qui lui convient par l’odeur, comme il perçoit la nourriture en contact avec lui par la saveur. C’est pourquoi ces odeurs ne sont pas agréables aux animaux repus, qui n’ont pas besoin de nourriture, comme les aliments qui ont ces odeurs ne leur sont pas agréables, mais pour les animaux qui désirent se nourrir, parce qu’ils ont faim ou soif, ces odeurs sont désirables, comme la nourriture ou la boisson leur sont désirables. Il est donc évident qu’un tel odorant apporte plaisir ou tristesse par accident, comme on l’a dit, en raison de la nutrition.

[81336] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 3 Et, quia nutrimentum est commune omnibus animalibus, idcirco omnia animalia percipiunt hos odores: quod tamen intelligendum est de omnibus animalibus habentibus motum progressivum, quae necessario habent quaerere alimentum ex longinquo per odorem: animalibus autem immobilibus sufficit gustus et tactus ad discernendum convenientiam alimenti.

Et comme la nutrition est commune à tous les animaux, pour cette raison tous les animaux perçoivent ces odeurs; il faut toutefois comprendre cela de tous les animaux qui ont un mouvement progressif, qui doivent nécessairement chercher une nourriture éloignée par l’audeur; pour les animaux immobiles, le goût et le toucher suffisent pour discerner la convenance de la nourriture.

[81337] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 4 Deinde cum dicit quidam autem determinat species odoris per se. Et primo ponit huiusmodi species odoris. Secundo ostendit a quibus animalibus percipiantur, ibi, hoc quidem igitur odorabile. Circa primum tria facit. Primo proponit quid intendit. Secundo probat propositum, ibi, nihil enim magis. Tertio excludit obiectionem contrariam, ibi, qui autem nunc commiscent. Dicit ergo primo, quod quidam odores sunt delectabiles secundum seipsos, idest non per comparationem ad alimentum, sicut fit de odoribus florum.

Puis lorsqu’il dit : Mais il y en a d’autres qui sont, etc., il détermine les espèces de l’odeur comme telle. Et en premier, il énonce ces espèces de l’odeur. En deuxième, il montre par quels animaux elles sont perçues, où il dit : Ainsi, la perception de cette espèce, etc. Il traite la première partie en trois points. En premier, il propose ce qu’il veut montrer. En deuxième, il prouve sa proposition, où il dit : celles-là n’excitent ni plus ni moins, etc. Il dit donc en premier que certaines odeurs sont agréables en elles-mêmes, c'est-à-dire sans rapport avec des aliments, comme c’est le cas des odeurs des fleurs.

[81338] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 5 Deinde cum dicit nihil enim probat quod huiusmodi odores sunt secundum se delectabiles; quia scilicet non habent conferre ad escam, ut videlicet appetentes escam magis his odoribus delectentur, et repleti minus. Neque etiam huiusmodi odores conferunt aliquid ad desiderium escae, sicut odores, de quibus supra dictum est, promoventes escae appetitum; sed magis accidit contrarium: quia per immixtionem horum odorabilium, redditur esca indelectabilis, quia frequenter quae bene redolent secundum huiusmodi odorem, sunt mali saporis.

Ensuite, lorsqu’il dit : celles-là n’excitent ni plus ni moins, etc., il prouve que ces odeurs sont agréales par elles-mêmes : en effet, elles n’ont pas de rapport avec la nourriture de sorte que ceux qui désirent manger prennent plus de plaisir à ces odeurs, et ceux qui sont repus s’en réjouissent moins. De plus, ces odeurs ne contribuent en rien au désir de manger, comme les odeurs dont on a parlé plus haut, qui stimulent le désir de la nourriture; c’est plutôt le contraire qui arrive, car le mélange de ces odorants rend la nourriture désagréable : il arrive souvent que ce qui dégage une bonne odeur de ce genre a un mauvais goût.

[81339] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 6 Et inducit ad hoc verbum cuiusdam poetae comici, qui Stratis dicebatur, qui in vituperium alterius poetae, scilicet Euripidis exquirentis cibaria nimis delicate parata, dixit: quando lentem decoquis, non infundas myron, idest unguentum suaviter redolens: quia non oportet quod in pulmento tuo apponas aliqua suaviter redolentia.

Et il cite en ce sens les paroles d’un poète comique appelé Stratis[120], qui, en critiquant u autre poète, Euripide[121], parce qu’il recherchait une nourriture trop délicatement apprêtée, a dit : Quand on cuit des lentilles, on n’y verse pas du parfum, c'est-à-dire un onguent qui dégage une odeur agréable, car il n’est pas nécessaire d’ajouter à ton ragoût des produits aromatiques.

[81340] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 7 Deinde cum dicit qui autem excludit obiectionem quae posset fieri propter consuetudinem quorumdam talia cibis admiscentium. Sed ipse respondet dicens, quod illi qui huiusmodi virtutes, idest res odoriferas, commiscent cibis et potibus, faciunt per consuetudinem quamdam violentiam naturali delectationi, ut scilicet perveniant ad hoc quod unum et idem sit delectabile duobus sensibus, scilicet gustui et odoratui, sicut naturaliter est unum delectabile uni sensui.

Ensuite, où il dit : Et ceux qui aujourd'hui mettent ainsi, etc., il écarte une objection qui pourrait être soulevée à cause de la coutume de certains qui mélangent de tels produits aux aliments. Il y répond en disant que ceux qui mélangent de telles puissances, c'est-à-dire des substances odorantes, à leur nourriture et à leur boisson, font violence en quelque sorte par leur habitude au plaisir naturel, de sorte qu’ils parviennent à ce qu’une seule et même chose soit agréable aux deux sens, le goût et l’odorat, comme un seul objet est naturellement agréable à un seul sens.

[81341] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 8 Deinde cum dicit hoc quidem ostendit a quibus huiusmodi odorabilia percipiantur. Et circa hoc tria facit. Primo proponit quid intendit. Secundo assignat causam dictorum, ibi, causa autem est. Tertio excludit obiectionem, ibi, cibus. Dicit ergo primo, quod hoc odorabile, quod secundum se delectat vel contristatur, est proprium hominis, quia scilicet solus homo huiusmodi odorabilia discernit, et in eis delectatur vel contristatur. Unde quantum ad hoc abundat in homine sensus odoratus prae aliis animalibus. Sed odor, qui coordinatur sapori, competit etiam aliis animalibus, quae in huiusmodi odoribus discernendis habent acutiorem sensum quam homo; et quantum ad hoc supra dixit, quod sensum odoratus habemus peiorem aliis animalibus. Et, quia illi odores, qui coordinantur saporibus, habent delectationem per accidens, scilicet per comparationem ad escam; ideo species eorum distinxit secundum species saporum: quod non contingit in his odoribus, qui secundum propriam naturam habent tristitiam vel delectationem; sed huius odoris species distingui non possunt nisi secundum odorabilia, ut dictum est.

Ensuite, lorsqu’il dit : Ainsi, la perception de cette espèce, etc., il montre par qui de tels odorants sont perçus. Et il traite ce point en trois sections. En premier, il énonce ce qu’il veut montrer. En deuxième, il indique la cause de ce qu’il a dit, où il dit : Ce qui fait que cette odoration, etc. En troisième, il écarte une objection, où il dit : Ce qui le prouve, c’est que souvent, etc. Il dit donc en premier que l’odorant qui réjouit ou attriste en lui-même est propre à l’homme, parce que l’homme seul discerne de tels odorants et s’en réjouit ou s’en attriste. C’est pourquoi, sous ce rapport, le sens de l’odorat est plus développé chez l’homme que ches les autres animaux. Mais l’odeur qui est coordonnée à la saveur se trouve aussi chez les autres animaux, qui ont une perception plus vive que l’homme pour discerner ces odeurs; et sous ce rapport, il a dit plus haut que nous avons un moins bon sens de l’odorat que les autres animaux. Et comme les odeurs qui sont coordonnées aux saveurs causent du plaisir par accident, c'est-à-dire par comparaison à la nourriture, il distingue leurs espèces selon les espèces de saveurs, ce qu’il ne fait pas pour les odeurs qui causent en elles-mêmes du plaisir ou de la tristesse, car les espèces de ces odeurs ne peuvent être distinguées que selon les odorants, comme on l’a dit.

[81342] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 9 Deinde cum dicit causa autem assignat causam praedictorum: et dicit, quod odor secundum se delectabilis, est proprius hominis ad contemperandum frigiditatem cerebri ipsius. Homo enim habet maius cerebrum secundum quantitatem sui corporis inter cetera animalia: cerebrum autem secundum suam naturam est frigidum, et sanguis qui circa cerebrum continetur in quibusdam subtilibus venis, est de facili, infrigidabilis; et ex hoc contingit, quod fumi resoluti a cibo sursum ascendentes propter loci infrigidationem, inspissantur infrigidati, et ex hoc causantur rheumaticae infirmitates in hominibus; et ideo in adiutorium sanitatis contra superfluam cerebri frigiditatem attributa est ita species odoris hominibus; et si quandoque huiusmodi odores gravent cerebrum, hoc est quia non adhibentur secundum quod debent, sed superflue ipsum calefacientes faciunt nimiam resolutionem; sed, si modo debito adhibeantur, conferunt ad sanitatem; et hoc manifeste apparet ex effectu, cum tamen nulla alia utilitas appareat talis odoris: parum enim deservit intellectui perceptio talium odorum ad investigandas naturas rerum, cui multum deservit visus et auditus, ut supra ostensum est.

Ensuite, lorsqu’il dit : Ce qui fait que cette odoration, etc., il présente la cause de ce qu’il vient de dire, en disant que l’odeur agréable par elle-même est propre à l’homme et vise à tempérer la froideur de son cerveau. En effet, l’homme a un cerveau plus gros par rapport à la masse de son corps que les autres animaux; or, selon sa nature, le cerveau est froid, et le sang qui est contenu dans les veines très fines qui l’entourent est facilement refroidissable; de là vient que les vapeurs dégagées par un aliment qui montent à cause du refroidissement de l’endroit épaississent une fois refroidies, et cela cause des rhumatismes chez les hommes; c’est pourquoi cette espèce d’odeurs a été accordée aux hommes, pour protéger leur santé contre une froideur excessive du cerveau; et si ces odeurs accablent parfois le cerveau, c’est parce qu’elles ne sont pas employées comme il faut, mais, en le réchauffant excessivement, causent trop d’évaporation; si toutefois elles sont employées de la bonne façon, elles sont utiles à la santé; et leurs effets le montrent avec évidence, même si on ne voit aucune autre utilité à de telles odeurs; en effet, leur perception n’a guère d’utilité pour l’intelligence dans sa recherche de la nature des choses, à laquelle la vue et l’ouïe sont grandement utiles, comme on l’a montré plus haut.

[81343] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 10 Deinde cum dicit cibus enim excludit quamdam obiectionem. Posset enim aliquis dicere, quod ad praedictum remedium sanitatis sufficeret aliqua species odorabilis, quae coordinatur sapori. Sed ipse respondet, quod illa species odoris, quae est delectabilis propter cibum, multotiens magis gravat caput, vel propter superfluam humiditatem, vel propter superfluam siccitatem. Sed illa species odoris, quae est secundum se delectabilis, semper est utilis ad sanitatem ex sui natura. Addit autem ut est dicere, propter indebitum usum.

Ensuite, lorsqu’il dit : Ce qui le prouve, c’est que souvent, etc. On pourrait dire en effet que pour apporter un tel remède à la santé, il suffirait d’avoir une espèce d’odorant qui est jointe à la saveur. Mais il répond que l’espèce d’odeur qui est agréable à cause de la nourriture, dans bien des cas, appesantit plutôt la tête, soit à cause de l’excès d’humidité, soit à cause de l’excès de sécheresse. Mais l’espèce d’odeur qui est agréable en elle-même est toujours utile à la santé de par sa nature. Mais il ajoute pour ainsi dire à cause de son usage inapproprié.

[81344] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 11 Deinde cum dicit et propter concludit ex praedictis debitum modum odorandi. Et primo in hominibus et in aliis animalibus respirantibus. Secundo in animalibus non respirantibus, ibi, quae vero non respirant. Circa primum tria facit. Primo proponit quod intendit. Secundo assignat causam propositam quantum ad homines, ibi, ascendentibus namque. Tertio quantum ad alia animalia, ibi, aliis vero. Dicit ergo primo, quod, quia odor utilis est ad contemperandum cerebri frigiditatem, ideo odoratio fit per respirationem; non quidem in omnibus animalibus, sed in hominibus et quibusdam animalibus habentibus sanguinem, sicut in quadrupedibus et avibus, quae etiam magis participant aerem et naturam aeris, ut eorum motus demonstrat.

Puis lorsqu’il dit : Voilà pourquoi c’est par la respiration, etc., il conclut de ce qui précède la façon requise de percevoir les odeurs. Et il le fait, en premier, pour les hommes et les autres animaux qui respirent; en deuxième, pour les animaux qui ne respirent pas, où il dit : Il est du reste évident que les animaux, etc. (leçon XIII). Il traite la première section en trois parties. En premier, il présente ce qu’il veut montrer. En deuxième, il en donne la cause quant aux hommes, où il dit : Les odeurs étant portées vers le cerveau, etc. En troisième, il la montre pour les autres animaux, où il dit : Quant à tous les autres animaux, etc. Il dit donc en premier que c’est parce que l’odeur est utile pour tempérer la froideur du cerveau que l’odorat se fait par respiration, non certes chez tous les animaux, mais chez les hommes et certains animaux qui ont du sang, tels que les quadrupèdes et les oiseaux, qui participent également davantage de l’air et de la nature de l’air, comme le démontre leur mouvement.

[81345] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 12 Deinde cum dicit ascendentibus namque manifestat causam, quare odor percipitur respirando quantum ad homines. Et dicit quod odores ascendunt ad cerebrum, quia calor igneus, qui resolvit odores, dat eis quamdam levitatem, ut superiora petant; et ex hoc sequitur quaedam sanitas circa cerebrum. Odor enim habet virtutem calefaciendi, propter calidum igneum a quo causatur et resolvitur. Unde natura utitur respiratione ad duo: ut operose quidem, id est principaliter ad adiutorium thoracis, id est pectoris et ad refrigerium caloris. Ut adventitie autem, idest secundario ad percipiendum odorem. Dum enim homo respirat commovet aerem per nares attrahendo, et sic facit pertransire odores usque ad organum olfactus.

Puis lorsqu’il dit : Les odeurs étant portées vers le cerveau, etc., il manifeste la raison pour laquelle l’odeur est perçue dans la respiration dans le cas des hommes. Et il dit que les odeurs montent vers le cerveau parce que la chaleur du feu, qui fait évaporer les odeurs, leur donne une légèreté qui les fait chercher les hauteurs, et il s’ensuit une certaine santé autour du cerveau. En effet, l’odeur a le pouvoir de réchauffer, à cause de la chaleur du feu qui la cause et fait qu’elle se dégage. Alors, la nature utilise la respiration à deux fins : au fonctionnement, c'est-à-dire principalement pour aider le thorax, c'est-à-dire la poitrine, et pour refroidir ce qui est chaud. De façon accessoire ou secondaire, pour la perception de l’odorat. En effet, quand l’homme respire, il fait bouger l’air en l’attirant dans ses narines et fait ainsi parvenir les odeurs jusqu’à l’organe de l’odorat.

[81346] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 13 Ideo autem tale genus est proprium naturae humanae, quia homo habet inter cetera animalia, secundum proportionem suae magnitudinis, maius cerebrum et humidius aliis animalibus: et ideo solus homo inter cetera animalia sentit et delectatur in odoribus florum et aliorum huiusmodi odorum, et motus ad cerebrum reducet ad debitam mensuram hyperbolem, id est superexcessum frigiditatis et humiditatis cerebri. Addit autem ut est dicere quia alia animalia fugiunt malos odores inquantum sunt corruptivi.

La raison pour laquelle ce genre d’odeurs est propre à la nature humaine, c’est que l’homme, entre tous les animaux, a le cerveau le plus gros et le plus humide en proportion du volume de son corps; c’est pourquoi, seul parmi tous les animaux, il sent l’odeur des fleurs et d’autres odeurs du genre et y prend plaisir, et leur mouvement vers le cerveau ramène à la mesure requise l’hyperbole, c'est-à-dire l’excès de froideur et d’humidité du cerveau. Et il ajoute pour ainsi dire parce que les autres animaux fuient les mauvaises odeurs en tant qu’elles sont causes de corruption.

[81347] Sentencia De sensu, tr. 1 l. 13 n. 14 Deinde cum dicit aliis vero assignat causam odorandi per respirationem quantum ad alia animalia. Et dicit, quod animalibus habentibus pulmonem, quae sola respirant, natura dedit sensum alterius odoris, idest pertinentia ad cibum per respirationem, ut non faciat duo organa, unum respirandi et alium odorandi, cum sufficiat organum respirandi etiam ad odorandum, sicut hominibus, quantum ad duo genera odorabilium, et ita etiam aliis animalibus quantum ad unum tantum.

Ensuite, où il dit : Quant à tous les autres animaux, etc., il établit la cause pour laquelle les autres animaux perçoivent les odeurs par la respiration. Et il dit que la nature a donné aux animaux qui ont des poumons, les seuls qui respirent, la sensation de l’une des odeurs, celle qui détecte les aliments par la respiration, afin de ne pas produire deux organes, l’un pour respirer et l’autre pour sentir les odeurs, puisque l’organe de la respiration suffit également à l’odorat, comme il suffit auxles hommes pour les deux genres d’odeurs et suffit également aux autres animaux pour un genre d’odeurs seulement.