Jean Paul II, Fides et ratio, n° 81
Table des matières
Le climat dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui est marqué par un positivisme très répandu ; nous vivons dans un monde positiviste. À cause de cela, la distinction de la sagesse et de la science n’est plus vivante ; la science se prétend sagesse et supprime donc la sagesse. Aussi, on ne comprend plus le sens et le rôle de la philosophie et on l’écarte comme inutile. Ce climat atteint même beaucoup d’hommes d’Église, de théologiens et de ceux qui doivent enseigner la théologie. On le voit de multiples manières, par exemple par rapport à la parole de Dieu, soumise à l’emprise des sciences exégétiques ; par rapport à la vie théologale, que la psychologie et les sciences humaines voudraient pouvoir mesurer et relativiser ; par rapport à une conception fausse du droit et du droit canonique, selon laquelle la lettre de la loi passe avant l’esprit de la vie chrétienne dans la miséricorde, etc. Il s’agit d’une véritable négation de l’âme spirituelle et donc de l’intelligence et de l’amour dans ce qu’ils ont de plus profond. Or seule la redécouverte d’une authentique philosophie première de ce qui est, découvrant la substance ( l’ousia ) et l’être-en-acte ( l’energeia ) et, grâce à ces deux principes, découvrant le problème de la personne humaine au niveau de l’être et de l’esprit, peut nous aider à dépasser ce positivisme et redonner à l’intelligence humaine toute sa dimension.
D’autre part, on a depuis longtemps ramené la recherche intellectuelle à la connaissance de la cause formelle, des concepts et des définitions logiques. C’est ce qui a engendré le fidéisme qui aboutit à la destruction de la foi et de l’intelligence et supprime leur coopération profonde dans la sagesse théologique au service de la parole de Dieu. De fait, si toute la connaissance se réduit à la recherche de la forme et des idées, on est conduit à dire que l’intelligence humaine ne peut pas connaître Dieu, puisqu’il n’y a pas d’idée de Dieu et qu’on ne peut pas connaître ce qu’il est, son quid. L’ontologisme de Descartes engendre directement le fidéisme et prépare l’athéisme philosophique. Car, plutôt que de se réfugier dans une attitude fidéiste, caricature de la foi, ne vaut-il pas mieux avoir enfin le courage d’affirmer que Dieu n’existe pas et redonner à l’homme ( et à sa pensée ) sa dignité et son autonomie ?
Cette position, qui exalte l’appréhension de la forme, oublie que le jugement peut aller plus loin que l’appréhension, grâce à l’amour. Et, comme nous le verrons, c’est cette redécouverte de l’amour dans ce qu’il a de plus profond qui nous permet de découvrir l’être-en-acte, cause finale de ce qui est en tant qu’il est. Sans cela, nous ne pouvons plus véritablement parler de la personne humaine, ni nous élever jusqu’à la sagesse, jusqu’à la découverte sapientiale de l’existence de la Personne première, du Créateur, Celui que les traditions religieuses nomment Dieu.
Il n’est donc pas du tout secondaire de reprendre cette recherche métaphysique 1 pour elle-même. Saint Thomas n’a pas fait cela parce que, de son temps, il fallait surtout montrer l’authenticité d’une véritable théologie doctrina sacra. Il en a développé le caractère scientifique grâce à la philosophie d’Aristote. Mais de notre temps, il est absolument nécessaire de reprendre la philosophie première pour elle-même, étant donné le fidéisme qui imprègne l’intelligence de certains croyants aujourd’hui. L’encyclique Fides et ratio réclame de nous une recherche philosophique renouvelée, reprise à sa source, qui permette à la théologie de se renouveler elle-même véritablement et de se développer d’une façon plus profonde et ultime.
Étant donné donc cette poussée du positivisme et le danger du fidéisme annoncé déjà clairement par Paul VI 2, il est nécessaire de prendre très au sérieux l’affirmation de saint Thomas selon laquelle la philosophie est une sagesse et atteint par elle-même le mystère de Dieu. En fait, le positivisme et le fidéisme sont deux formes d’exaltation de la subjectivité. Dans le positivisme, qui est un triomphalisme de la science, l’homme se fait la mesure du réel par sa science. Dans le fidéisme, la critique passe avant tout ; en effet, en affirmant que l’intelligence est détruite par le péché et que seule la foi atteint la vérité, on se fait soi-même le juge de la foi, puisqu’on ne suit pas l’enseignement de l’Église selon lequel l’intelligence est par elle-même capable de découvrir la vérité et l’existence de Dieu.
Ne sommes-nous pas aujourd’hui dans une position analogue à celle de saint Thomas ? Saint Thomas avait en face de lui la Sorbonne qui soutenait une certaine tradition doctrinale ( celle de Pierre Lombard ). Et il a voulu, cherchant avant tout la vérité, redécouvrir la philosophie d’Aristote dans sa pureté, au-delà de la position d’Avicenne. S’il a fait cela, n’est-ce pas avant tout pour mieux saisir cette finalité humaine intermédiaire qu’est l’amour d’amitié ( selon son expression si noble 3 qui reprend et approfondit la découverte de la philia par Aristote ) ? En effet, saint Thomas se sert de l’analogie de l’amour d’amitié pour expliciter le mystère de la charité. Et en faisant cela, il nous aide à mieux comprendre la profondeur de ce mystère et explicite l’amour d’amitié dans le mariage et dans la charité fraternelle. Par là même, saint Thomas a remis en pleine lumière la cause finale, cause des causes, ce qui est bien la recherche la plus caractéristique de la philosophie d’Aristote.
En face du thomisme classique qui, parfois, peut être inconsciemment infidèle à saint Thomas en le réduisant à une école, nous cherchons donc à redécouvrir saint Thomas non pas dans ses conclusions mais dans sa source, grâce à une philosophie reprise dans Aristote lui-même. Une philosophie qui soit une véritable sagesse et qui permette à la théologie d’être elle-même une vraie sagesse, tout au service du mystère de la parole de Dieu.
De fait, c’est la sagesse qui est défigurée et dont on a perdu le sens aujourd’hui. Le positivisme cherche à faire de la science un absolu, en affirmant que la recherche du « pourquoi » est inutile et dépassée et que le « comment » efficace est la clé de la vie humaine. Le fidéisme, lui, supprime la rigueur de la théologie et conduit à une fausse mystique en écartant de la foi l’exigence de l’intelligence. Or l’intelligence ne peut être mise au service de la foi que si elle atteint la sagesse. Le thomisme veut être fidèle dans les conclusions mais oublie le fond de ce que dit saint Thomas : l’importance de cette recherche première de la vérité dans une philosophie capable de la développer. Elle ne peut être un ensemble de conclusions mais elle est une recherche de la vérité capable de s’élever jusqu’à la découverte de l’existence de l’Être premier, le Créateur.
Seule la découverte de la finalité peut nous permettre d’atteindre Dieu, ce qui ne peut se faire que par l’intelligence dans ce qu’elle a de plus profond et de plus pénétrant. Si cette recherche n’est plus vivante, on se rabat alors sur une recherche historique et on remplace la réalité de la personne humaine dans sa substance et sa finalité par son « faire » et son histoire. Les documents remplacent l’être et toute connaissance devient une herméneutique. La philosophie première comme vraie sagesse au service de la théologie tend à être remplacée par la logique et par l’histoire. En faisant cela, on rejette délibérément ce que saint Thomas reconnaît à la suite de tous les Pères de l’Église : l’intelligence humaine est capable d’atteindre l’existence de Dieu. On traite alors la Somme théologique du point de vue de l’histoire, prétendant qu’elle était valable pour le Moyen Âge mais qu’aujourd’hui elle est dépassée.
Devant ces confusions qui risquent de toucher la foi des catholiques, après avoir longuement réfléchi et prié, il m’a semblé bon et utile, pour ceux qui désirent encore être de vrais disciples de saint Thomas, de tâcher d’écrire une philosophie première, une métaphysique. L’ayant enseignée depuis 1938, j’ai voulu répondre à l’appel du pape Jean-Paul II, qui nous a donné dans cette merveilleuse encyclique Fides et ratio un enseignement très net et très profond, montrant comment la parole de Dieu réclame une métaphysique de l’être extrêmement précise.
C’est dans la lumière de cette encyclique, après les longues années d’enseignement, d’abord au Saulchoir, puis à l’université de Fribourg et enfin au couvent des Frères de Saint-Jean, qu’il m’a paru bon d’avoir cette audace d’écrire une philosophie première. Avec l’aide très précieuse d’un père de Saint-Jean, je me suis mis au travail. Ce n’est pas un livre, c’est un cours que j’ai tâché d’écrire malgré mon âge avancé. J’ai voulu montrer qu’une véritable philosophie première est encore possible aujourd’hui, qu’elle a sa place et son utilité indispensable pour faire une véritable théologie, si elle cherche vraiment à découvrir l’existence de l’Être premier, Dieu. Affirmer comme certains que la philosophie première n’a plus d’intérêt aujourd’hui, qu’elle serait inutile, est triste, car c’est méconnaître la nature même de notre intelligence et la ramener à la raison scientifique. C’est nous livrer au primat des mathématiques ou à celui de l’histoire, ou encore à celui de l’amour, et c’est le moindre mal. Mais l’amour sans la sagesse sera vite victime de la passion.
Cette étude de la philosophie première, je l’écris avant tout pour mes frères de Saint-Jean et pour tous ceux qui veulent suivre saint Thomas dans leur lecture de la Somme théologique. Si la philosophie première vient à manquer, la théologie perdra nécessairement sa noblesse de sagesse car elle s’orientera vers l’histoire ou la critique. Certes, l’étude des Pères de l’Église est très importante mais elle demeure descriptive, évidemment très proche de beaucoup de pensées modernes. Saint Thomas a révélé tout ce qu’il y a en eux de sapiential et nous permet de développer une vraie théologie sagesse. Si j’écris cette étude, c’est aussi pour nos frères orthodoxes et protestants ; les orthodoxes ont tellement besoin de trouver une théologie sapientiale qui touche le cœur, qui mette en pleine lumière la cause finale. Enfin, j’ai écrit ce livre comme une sorte de testament de fidélité à Thomas d’Aquin. Son désir de retrouver directement la pensée d’Aristote est extrêmement éloquent et manifeste la profondeur de sa pensée. Il faut saisir l’importance de la découverte de la finalité, finalité de l’amour d’amitié, de l’amour et de la bonté, et comprendre l’importance de la saisie du jugement d’existence « ceci est », présent à toute la philosophie.
Tout spécialement, je remercie le père Marie-Dominique Goutierre qui, ayant assisté à tous mes cours de philosophie depuis plus de vingt ans, a profondément aidé à rédiger et à ordonner ce livre. Sans lui, vu mon âge, je n’aurais pu le faire. Merci de m’avoir permis de réaliser ce travail pour mes frères étudiants et, par eux, pour l’Église.
Comprenons bien que nous préférons à « métaphysique » le terme de « philosophie première ». C’est le terme qu’Aristote lui-même a utilisé, alors que le mot « métaphysique » apparaît tardivement avec la classification des ouvrages d’Aristote. Pour Aristote, la philosophie première est le développement ultime et parfait de la philosophie dont l’objet est la connaissance de ce qui est en tant qu’il est ( to on hè on ). Elle se structure par la découverte des principes propres de l’être, la substance ( ousia ) et l’être-en-acte ( energeia ), et s’achève en théologie « naturelle » par la question philosophique de Dieu.
2Il affirmait ainsi que la recherche philosophique de Dieu devait contribuer à « dissiper la méprise d’un certain nombre de croyants qui sont aujourd’hui tentés par un fidéisme renaissant. N’attribuant de valeur qu’à la pensée de type scientifique, et défiants à l’égard des certitudes propres à la sagesse philosophique, ils sont portés à fonder sur une option de la volonté leur adhésion à l’ordre des vérités métaphysiques. En face de cette abdication de l’intelligence, qui tend à ruiner la doctrine traditionnelle des préambules de la foi », il faut rappeler « l’indispensable valeur de la raison naturelle, solennellement affirmée par le premier concile du Vatican, en conformité avec l’enseignement constant de l’Église, dont saint Thomas d’Aquin est l’un des témoins les plus autorisés et les plus éminents » ( Paul VI, « Allocution du 10 septembre 1965 aux participants du VIe Congrès thomiste international », texte français publié par l’Osservatore Romano des 13-14 septembre 1965, Documentation catholique n° 1457, 17 octobre 1965, col. 1747-1750 ).
3Amor amicitiae ( voir notamment Somme théologique [ST], I-II, q. 26, a. 4, et II-II, q. 23, a. 1 ). Saint Thomas distingue l’amour de convoitise, amor concupiscentiae , qui regarde le bien que nous voulons posséder pour nous-même, de l’amour d’amitié qui regarde la personne de l’ami. L’amour d’amitié est donc un véritable amour spirituel, personnel et réciproque ; c’est un amour parfait.
Notre époque est marquée, et c’est un des problèmes les plus graves que nous ayons à affronter, par ce qu’on pourrait appeler un enfouissement de l’intelligence. L’intelligence comme intelligence est en quelque sorte étouffée, saisie par le développement intense et très étendu de la raison. Le rationalisme est devenu tellement fort qu’on a identifié l’intelligence et la raison, de sorte que tout développement de la raison apparaît comme celui de l’intelligence. Certes, le progrès de la raison est un développement de l’intelligence humaine. Mais, pour être à sa juste place, il réclame un éveil et une croissance de l’intelligence pour elle-même dans la recherche de la vérité. C’est souvent ce qui ne se fait plus aujourd’hui. Par le fait même, la raison qui devrait nous aider et nous conduire à un éveil de l’intelligence dans ce qu’elle a de plus profond devient le grand obstacle que nous avons à affronter.
Cette domination de la raison se manifeste avant tout dans l’emprise très forte et universelle de la pensée scientifique. Depuis le XVe siècle, celle-ci s’est développée avec une extraordinaire intensité. Et les mathématiques, dont les sciences modernes ont toujours besoin pour pouvoir s’établir et se structurer, ont pris la place de la philosophie première. Cet état de fait exige donc du philosophe d’avoir un regard très net sur les mathématiques pour pouvoir les situer à leur juste place dans les connaissances humaines. De ce point de vue, le problème déjà posé par Platon et Aristote est extrêmement révélateur. Pour Platon, les mathématiques sont l’intermédiaire par lequel on doit nécessairement passer pour atteindre la pensée philosophique. Au contraire, Aristote considère que les mathématiques restent une connaissance d’un autre ordre que la philosophie. Il les respecte, considérant qu’elles ont une certitude plus grande que toutes les autres connaissances ( c’est-à-dire la philosophie ), mais souligne qu’elles n’atteignent pas ce qui est, l’être réel 1. En mathématiques, l’être se ramène au possible, à la relation. Les mathématiques ne saisissent donc pas ce qui est et, dans la mesure où elles l’emportent sur la philosophie, on ne saisit plus ce qui est.
Cela, pour nous, est particulièrement important pour comprendre la pensée de Husserl. En effet, Husserl est d’abord un mathématicien. Ayant fait son doctorat de mathématiques, il a ensuite voulu développer une philosophie. Mais sa philosophie n’est pas une métaphysique. N’est-elle pas plutôt une méta-mathématique ? En effet, la phénoménologie husserlienne implique l’épochè, la mise entre parenthèses de l’être 2. Quand on comprend bien ce qu’est l’épochè, on comprend immédiatement que la pensée de Husserl se développe dans le possible dont elle essaie de saisir l’intelligibilité. Disons bien : dont elle essaie de saisir l’intelligibilité parce que, dans la pensée mathématique, qui n’atteint pas l’être, c’est l’intelligence qui actue le possible. « L’être » de la phénoménologie husserlienne est donc actué par l’intelligence. On comprend par le fait même que pour cette philosophie, c’est ce qui est pensé qui est l’absolu. L’absolu n’est donc que dans la pensée et ne peut pas être en dehors d’elle.
Cela fait bien comprendre ce que représente aujourd’hui l’emprise des mathématiques sur la pensée : le possible actué par la raison remplace l’être réel. L’avantage ( ou l’inconvénient ! ) de la pensée de Husserl est de chercher une philosophie dans une méta-mathématique ; d’une certaine façon, il exprime donc très clairement la tendance foncière du développement des sciences modernes... Certes, les vrais savants connaissent les limites de leur science mais, pour beaucoup aujourd’hui, la connaissance scientifique devient impérative et exclusive - les développements actuels de la biologie le montrent tout particulièrement. Bien qu’on ne puisse réduire les mathématiques aux autres sciences, celles-ci, cependant, n’existent que par les mathématiques. Par le fait même, l’être propre de l’homme et sa finalité disparaissent de toutes ces connaissances ; de même, l’être dans son caractère propre d’être, l’âme comme principe d’être disparaissent, et l’on se retrouve uniquement en face de ce qui est immédiatement mesurable. Et cela, c’est l’intelligence rationnelle elle-même qui le détermine par les mathématiques. Certes, les mathématiques gardent leur noblesse propre ; mais quand, en raison de leur rigueur et de leur certitude, elles s’imposent comme ce qui structure et formalise toute connaissance scientifique, elles exercent la plus terrible des tyrannies, car on assiste alors à une mise à mort de l’intelligence comme intelligence pour que la raison domine tout. Il y a bien une sorte de tyrannie mathématique sur l’intelligence de l’homme contemporain.
Nous devons donc chercher à découvrir comment faire sortir de son sépulcre l’intelligence humaine comme intelligence. N’est-ce pas l’urgence principale qui s’impose à nous aujourd’hui ? C’est le rôle du philosophe qui a compris que le développement suprême de l’intelligence comme intelligence est la sagesse et que ce qui l’arrête, c’est la raison mathématique. Aujourd’hui, le philosophe doit comprendre la gravité de cet enjeu, la réalité de cette sépulture de l’intelligence, pour se demander et voir comment redonner à l’intelligence sa vie propre, sa vie native ; une vie qui soit vraiment spirituelle car, si la découverte du possible mathématique est déjà spirituelle, c’est un spirituel imaginatif qui ne conduit pas à la sagesse. Le problème de l’acte et de la puissance est donc pour nous le problème radical, nous le verrons 3. Ce n’est pas l’intelligence qui actue ce qui est. Mais l’intelligence, actuée par ce qui est, fait reculer la raison pour regarder la réalité existante, le réel, tel qu’il est. C’est ce qu’Aristote avait déjà découvert : la philosophie première est faite pour libérer l’intelligence comme intelligence et découvrir l’Être premier 4. Et c’est ce que Hegel a repris à sa façon comme le véritable problème philosophique.
Il est donc nécessaire maintenant, en premier lieu, de mettre en lumière les grands obstacles à l’éveil propre de notre intelligence.
Le premier obstacle, et il est massif, est le positivisme. Disons bien le positivisme et non pas la science ! Car le positivisme, c’est la connaissance scientifique transformée en idéologie. La vraie science est humble, on le voit bien chez les grands savants qui développent une recherche dont ils connaissent les limites - ils ne cherchent pas à en faire un système. Ils savent que leur recherche est particulière, qu’elle n’est pas universelle, qu’elle n’est pas totale. C’est une intelligence absorbée par la raison qui cherche l’universel et veut faire de la science un système total. Cela vient de ce que l’universel est, avec la négation, le seul être qui vienne de la raison. Et c’est son enfant privilégié 5 ! Le positivisme, c’est la science universalisée par une raison humaine qui voudrait que le dernier mot soit au savant. On le voit très nettement, par exemple, dans les rapports de la science et de l’éthique : c’est peut-être le domaine où c’est le plus sensible.
Il suffit, pour le remarquer, d’évoquer la position exprimée par le professeur Jean-Pierre Changeux, qui a présidé le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé de 1992 à 1998. Si le professeur Jean Bernard, son prédécesseur, respectait encore, dans une vision humaniste, le rôle propre de la philosophie, lui l’évacue radicalement, allant jusqu’à poser cette question au terme de son ouvrage L’Homme neuronal : « Désormais, à quoi bon parler d’“Esprit” 6 ? » Ce sont ainsi les progrès de la science biologique, donc avec l’aide des mathématiques, qui deviennent la mesure de l’éthique nouvelle : « Tout scientifique [...] qui souhaite rester cohérent avec lui-même et s’efforce de rejeter toute référence à la métaphysique devra tenter, dans sa réflexion, de rechercher les bases naturelles de l’éthique. Ce n’est, somme toute, que réactualiser la démarche des Lumières et de la Révolution française, avec le bénéfice considérable que peuvent nous procurer les résultats récents des neurosciences, des sciences cognitives et de l’anthropologie sociale. » En résumé : « La science a pour vocation première de pourchasser, en permanence, l’irrationnel, pour atteindre la connaissance objective 7. »
En affirmant cela, il est vraiment le petit-fils d’Auguste Comte ! Car c’est bien, déjà, la position d’Auguste Comte au XIXe siècle. Pour celui-ci, l’âge métaphysique, celui de la recherche des causes, du pourquoi des choses, est un âge infantile ; l’humanité adulte, scientifique, positive, ne se pose plus que la question du comment 8, elle ne cherche plus que des lois : « Le positivisme poursuivant toujours l’étude des lois chemine sans cesse entre deux voies également dangereuses, le mysticisme qui veut pénétrer jusqu’aux causes et l’empirisme qui se borne aux faits 9. » Donc, la foi positive « écarte comme radicalement oiseuse toute recherche sur les causes proprement dites, premières ou finales 10 ». L’idéologie positiviste passe donc, dans une sorte d’universalisation, d’une démarche scientifique qui se développe indépendamment de la finalité de l’homme et qui a sa propre objectivité, à une position philosophique et à une éthique : tout peut se ramener à la science, à l’intelligibilité que donnent les lois scientifiques ; par le fait même, tout ce qui est scientifique est éthique et est bon pour l’homme.
En réalité, on ne regarde plus du tout l’homme mais uniquement le progrès scientifique. Le positivisme en arrive donc, non seulement à nier l’être existant qui se trouve devant nous ( on ne fait plus attention qu’à ce qui est scientifiquement intelligible ), mais aussi à commander des positions pratiques extrêmement dangereuses : tout ce que la science peut sauver est digne de respect et vaut la peine d’être regardé. Mais si quelque chose est en dehors des critères habituels de la science ( ce que la personne humaine est toujours ), il est bon à disparaître...
Diamétralement opposé au positivisme, d’une certaine manière, se trouve l’historicisme qui considère que toute vérité n’est qu’historique et relative à une période et à un contexte culturel déterminés. Certes, l’histoire, comme science particulière, est une certaine connaissance. Mais elle repose sur des données qui nous parviennent à travers des documents. Le vivant qu’on veut « ressusciter » par l’histoire n’est saisi que par des documents. C’est donc à travers l’« habillage » des documents qu’on le connaît historiquement ; on ne saisit pas ce qu’il est réellement. Ce qu’il est réellement échappe à l’historien qui le regarde à travers le prisme des documents. Cela, le véritable historien le sait bien. Il a donc, lui aussi, une humilité analogue à celle du grand savant. L’historicisme, au contraire, voudrait que la science historique, en se développant, devienne totale et remplace la connaissance de ce qui est.
Comprenons bien : par les documents, nous saisissons ce qui a été vécu et enregistré dans un témoignage humain. La conclusion de l’historien, qui ne regarde pas le vivant mais les documents, devrait donc toujours être celle-ci : « Selon les documents connus actuellement, je peux conclure ceci... ». Il ne peut pas dire : « C’est cela qui a été. » Il ne saisit donc jamais le réel existant directement. L’historicisme, au contraire, passe directement du document au réel.
D’autre part, on peut manier et utiliser les documents comme on le désire, selon telle ou telle idéologie. C’est en ce sens que l’histoire de la Révolution française, par exemple, est tout à fait différente si elle est écrite par un homme de droite ou par un homme de gauche. Pourquoi ? Parce que si les documents sont les mêmes, leur interprétation est cependant différente, selon la perspective de l’historien. Nous voyons donc intervenir en histoire l’interprétation, l’herméneutique des documents. Et si celle-ci s’impose, l’histoire, la science historique ne joue plus que le rôle d’une cause matérielle pour cette interprétation, cette herméneutique. C’est alors cette dernière qui actue ce qui est en puissance : ce qui a été vécu mais qui ne vit plus. La vie de l’histoire provient alors de l’idéologie de l’historien. N’est-il pas étrange que les historiens qui voudraient que leur science devienne totale ne s’aperçoivent jamais de cela ? En réalité, c’est toujours leur histoire, leur manière d’interpréter qui passe devant les autres.
Certes, l’histoire en elle-même est bonne. Aristote, en citant ses devanciers, nous donne dans ses recherches philosophiques une quantité d’aspects de l’histoire de la pensée philosophique ; il s’agit alors pour lui d’une « dialectique », d’une topique historique qui dispose à la philosophie en montrant toutes les difficultés, les apories auxquelles l’intelligence est confrontée dans la recherche de la vérité. Mais il sait bien que la philosophie ne se réduit pas à ces aspects historiques. La vérité que cherche le philosophe ne se réduit pas à la vérité historique ; celle-ci consiste à donner les documents, en les précisant et en les situant, et elle cherche à les interpréter selon la plus faible des interprétations pour qu’ils gardent la plus grande objectivité possible. Quand l’interprétation est très grande, l’objectivité des documents peut lui devenir tout entière relative et, par le fait même, perdre toute sa force. C’est ce qui fait comprendre pourquoi Aristote dit que l’art est plus proche de la philosophie que l’histoire 11. Il est tellement difficile de respecter l’objectivité des documents et d’en donner une interprétation qui la mette en pleine lumière, qu’il est très rare de rencontrer de véritables historiens. Beaucoup sont, plus ou moins consciemment, prisonniers d’une approche et d’une interprétation.
Bien que les sciences modernes et l’histoire soient très différentes, nous retrouvons dans les deux cas la même « maladie », que nous essaierons de caractériser ainsi : dans l’historicisme, l’histoire veut être totale, exactement comme dans le positivisme la pensée scientifique se veut totale. Et pour cela, on fait appel à la raison humaine qui apporte ce caractère universel. Alors l’universel devient l’absolu, l’être de raison remplace l’être réel.
Le troisième grand obstacle que nous rencontrons aujourd’hui dans l’éveil de l’intelligence est le règne du point de vue psychologique. Ne sommes-nous pas à l’ère psychologique ? Certes, la psychologie en elle-même n’est pas mauvaise. Elle est née en réaction contre les manques de réalisme d’un développement rationnel qui ne voyait plus l’influence qu’exerce sur nous le milieu dans lequel nous vivons. De fait, la scolastique décadente n’avait gardé de la philosophie que les définitions ! La philosophie a donc été mangée, dominée par la logique dont le but est de définir. On en est ainsi venu à ne plus vouloir que des définitions correctes, sans aucune finalité profonde dans la recherche de la vérité. Avec les définitions, on s’est focalisé sur la causalité formelle, d’où la réaction violente de beaucoup de chercheurs : dépasser à tout prix la définition pour regarder le développement, la croissance au milieu des luttes, dans un milieu donné, de notre vie humaine. Pour échapper au carcan de la logique, on a exalté le « comment » des choses, le conditionnement. Mais cela d’une façon telle qu’il en est venu à prendre la place de la réalité dans ce qu’elle est, dans ce qu’elle a de plus profond. C’est ainsi qu’aujourd’hui, devant quelqu’un qui a des difficultés à vivre sa vie humaine, à aimer ou tout simplement à réussir, à réaliser quelque chose et à être responsable de ce qu’il a commencé, on est avant tout très attentif à chercher ce qui peut être la raison de ces difficultés. Et l’on conclut souvent que c’est le milieu dans lequel cet homme a vécu : le milieu familial de l’enfant - donc l’autorité du père ; le milieu de travail ; le milieu social, etc. Le milieu dans lequel on est, c’est justement « l’autre » le plus sensible. Cela a l’avantage de rendre l’autre anonyme. Il est donc facile de l’accuser, il a « bon dos » ! On dira facilement que c’est lui qui nous a empêché de développer notre intelligence, notre cœur et toutes nos capacités, et l’on accuse ainsi « l’autre » de tous les refoulements que l’on porte.
La psychologie essaie donc de dévoiler tous les obstacles rencontrés dans la croissance. Mais elle ne peut pas donner de solutions pour les dépasser, puisque ce milieu de notre jeunesse est passé : nous sommes maintenant dans un autre milieu. Si donc on essaie de se corriger en fonction de ce passé, on est en retard. On pourrait dire que la psychologie est toujours en retard, parce qu’elle ne voit pas la réalité actuelle. Elle exalte toujours un peu le rôle d’un milieu ennemi qui a étouffé une petite plante et devient responsable de tous les arrêts de la croissance. On met en évidence l’obstacle qui nous a arrêté et qu’il faut détruire, et non pas la véritable cause. Mais l’homme est un vivant qui, comme tout vivant, devrait normalement dépasser son milieu et se l’adapter : le milieu est pour le vivant, il lui est relatif. On devrait donc chercher la vraie cause, qui est intérieure, et se demander pourquoi ce vivant a courbé la tête devant ce milieu. Pourquoi ce vivant a-t-il voulu travailler comme une taupe de telle sorte qu’il est devenu moribond à force de vivre « par en dessous », en état de refoulement. Le milieu est donc devenu ce qui l’étouffe, il est devenu le tombeau, la pierre tombale de ce vivant. Platon, lui, dit cela du corps 12. On pourrait dire que ce n’est pas le corps mais le milieu qui devient le tombeau du vivant, quand il parvient à l’étouffer et le met en situation limite. Certes, le milieu provient du corps : c’est à cause du corps que nous avons un milieu de vie. Mais ce n’est pas le corps comme tel qui étouffe l’âme. C’est telle situation, liée au corps, qui peut provoquer cela. En définitive, c’est souvent l’autorité qu’on attaque parce qu’elle constitue le milieu. S’il n’y avait pas d’autorité, il n’y aurait pas de milieu humain : l’autorité donne la détermination, dans la matière du conditionnement, normalement en vue d’une fin. Le milieu est donc défini par l’autorité. Mais si la finalité disparaît ou est oubliée, la détermination s’impose pour elle-même et risque toujours de provoquer un refoulement.
Comprenons donc que la psychologie n’analyse pas les causes propres mais décrit une manière de vivre, relative au milieu, dans le cas des situations limites. Elle décrit l’état d’un vivant en état de refoulement, dans toute la complexité de relations qu’implique la situation limite. Mais elle n’est pas une recherche des causes, une étiologie. Il n’y a donc pas de science psychologique mais des descriptions qu’on peut donner des différents milieux et des obstacles qui peuvent s’imposer à l’homme dans sa croissance. Mais là aussi, on voudrait très souvent que la psychologie soit la véritable et la seule connaissance de l’homme. Alors on ramène l’homme à la complexité de son conditionnement et de ses limites.
Nous devons encore constater que nous vivons dans un monde où l’art joue un rôle extrêmement important. Nous nous trouvons là devant quelque chose qui reste encore vrai, au moins chez les grands artistes qui ont le sens de la qualité, comparativement au positivisme, à l’historicisme et à la psychologie. Quand l’art est encore authentique, il nous donne un monde qui reste vrai, qualitatif, et qui garde le sens de la gratuité.
Hélas ! Souvent, aujourd’hui, l’art est abîmé et suscite de fausses séductions, avec un pouvoir énorme sur l’homme, empêchant alors l’intelligence de pouvoir vraiment se développer. Il est faussé quand on s’en sert pour se glorifier ou pour proclamer une idéologie ou une conception fausse de l’homme. Alors ce n’est plus l’art, il est asservi. Le grand art n’empêche jamais l’intelligence mais, quand la raison remplace l’intelligence dans l’art, ce qu’on voit chez beaucoup d’artistes contemporains pour qui la méthode remplace l’inspiration, l’intelligence est étouffée. On est alors enfermé dans une sorte de logique intérieure à l’art.
Un art véritable, en revanche, exalte les qualités et la forme. Mais le risque est alors que la forme, qui séduit, arrête l’intelligence et l’empêche d’aller plus loin. À ce moment-là, l’art peut devenir occasion de ne pas s’élever jusqu’à la sagesse. D’autre part, la forme impliquant la contrariété, l’art exalté pour lui-même risque de maintenir l’homme dans le drame. L’artiste aime l’opposition et c’est pourquoi l’art exprime mieux que la philosophie le drame et le mal. Son rôle est alors d’éveiller et, par là, de disposer à la sagesse. Mais chez certains modernes comme Dostoïevski, Camus ou Malraux, on demeure peut-être dans un art qui n’est plus porté par la sagesse et cherche à se finaliser par lui-même. La personne humaine est en quelque sorte « mangée » par l’artiste : l’art devient une fausse sagesse et se referme sur l’homme, sans lui ouvrir, par les questions qu’il suscite, une porte vers la sagesse. Certes, il a encore une certaine noblesse. Il y a une noblesse dans l’art, même quand il se finalise par lui-même, parce qu’il dépasse ce monde relatif de l’universel. L’artiste est concret et garde le sens du concret, c’est sa grandeur. C’est en ce sens que, face à un positivisme aussi fort que celui d’aujourd’hui, l’art est indispensable pour permettre à l’homme de découvrir qu’il y a autre chose que l’absolu de la science. Alors on se sert de l’art pour avancer, pour faire le premier pas vers quelque chose de plus grand, de plus spirituel.
Au fond, on pourrait dire, et nous y reviendrons, que l’art véritable permet de dépasser l’universel. Tous les obstacles que nous avons relevés nous montrent combien les gens sont fascinés par l’universel, par la loi qui doit être universelle. L’art permet de montrer que l’absolu est dans le singulier, parce que toute œuvre d’art sera toujours singulière. De ce point de vue-là, l’artiste fait craquer l’absolu de la science, l’absolu de l’universel, l’absolu de la raison. Et c’est très précieux. Dans notre monde, l’artiste et l’art permettent à l’homme de continuer de respirer. S’il n’y avait plus que le positivisme, très vite il ne pourrait plus respirer : il serait enseveli, étouffé, agonisant.
Après avoir vu ces obstacles objectifs, que nous pouvons constater et qu’il est bon d’essayer de saisir avec le plus grand réalisme possible, il faut voir comment la philosophie, même quand elle est radicalement faussée au point de départ, essaie de répondre.
Il est évident qu’aujourd’hui la première grande réponse à tout cela est la phénoménologie. Elle est bien la philosophie contemporaine par excellence... La phénoménologie est, en fait, la philosophie de ce que nous avons déjà connu, de ce que nous avons déjà reçu des autres, de ce que nous avons déjà digéré. Et, un peu comme le caméléon, elle prend la couleur du milieu dans lequel on regarde le « connu », le vécu. Il y a ainsi une phénoménologie intellectuelle, une phénoménologie affective, une phénoménologie artistique, selon tous ces différents aspects du vécu humain. Et c’est la richesse de la phénoménologie de montrer, de mettre en lumière toute la diversité de ce vécu humain, jusqu’à un vécu mystique, comme chez Edith Stein qui cherche à exprimer le vécu du lien avec Dieu au plus intime du cœur humain.
Si la phénoménologie a en quelque sorte ces tonalités différentes, le vécu est cependant étudié selon une méthode qui est toujours la même. Par conséquent, la phénoménologie a son unité, non pas à partir de l’objet, mais dans la méthode : il y a une méthode phénoménologique. Husserl précise d’ailleurs que, dans la phénoménologie, c’est l’exercice ( la méthode, la manière de connaître ) qui donne la détermination. Ce que l’on connaît, c’est donc notre manière de connaître, modifiée selon toutes les variations du vécu humain, du milieu interne dans lequel elle se déploie.
À ce sujet, il est intéressant de rapporter une anecdote vécue avec Levinas. Il était de passage à Fribourg pour un colloque sur la phénoménologie et l’on m’avait invité à prononcer une conférence en sa présence. N’étant pas phénoménologue, je ne voulais pas, mais, devant l’insistance de certains étudiants, j’acceptai finalement l’invitation. Je pris donc un sujet qui pouvait les toucher et les rejoindre : l’amour de l’autre et l’amour de soi 13. Comme je m’étonnais des réactions très fortes de Levinas pendant que je parlais, certains étudiants me dirent ensuite : « Vous dites ce que Levinas voudrait dire mais que sa méthode l’empêche de dire. » C’est très éclairant pour comprendre que, souvent, les phénoménologues sont fidèles à leur méthode plus qu’à la réalité qu’ils connaissent, qu’ils contemplent, qu’ils analysent. La réalité, ils l’analysent avec une méthode. Et même si elle craque, ils veulent être fidèles à la méthode.
La phénoménologie est bien, avant tout, une méthode de la raison. Elle n’est pas encore un véritable éveil de l’intelligence. L’intelligence y demeure liée à la raison parce qu’elle se lie à une méthode. Dès que l’intelligence s’éveille vraiment, on n’a plus de méthode. Et c’est cela qui est déconcertant, déroutant, pour la plupart des gens.
Quel est donc le caractère propre de la méthode phénoménologique ? N’est-ce pas la dialectique, qui avance toujours en opposant ? En opposant, on montre mieux ce que l’on est. Et l’on n’apparaît que dans la mesure où l’on se voit en opposition face à l’autre. C’est pourquoi, lorsqu’il s’agit de l’amitié, par exemple, la phénoménologie n’étudie pas l’amitié, ni ce qu’est l’ami, mais la manière dont on regarde l’ami, la manière dont on se donne, la manière dont on aime. Au lieu d’étudier l’amour, on étudie la manière d’aimer, l’exercice de l’amour en nous et l’on cherche à décrire le « comment » de cet exercice. Certes, regarder l’exercice de l’amour d’amitié est très intéressant. Mais l’amitié comme telle échappe à cette approche : l’amour d’amitié n’est pas un exercice. C’est précisément un au-delà de l’exercice et de la manière d’aimer. Si l’on reste dans l’exercice, on n’aime pas. Car l’amour, étant extatique, regarde l’autre. Et justement, l’autre est au-delà de notre manière d’aimer. Il échappe donc à la méthode. C’est du reste pour cela que des phénoménologues très authentiques, très « vertueux » dans leur phénoménologie, avouent à un moment leur impuissance, la limite terrible de leur approche philosophique. Un phénoménologue sincère se veut vrai dans sa méthode mais ne la dépasse pas, préférant mourir d’inanition plutôt que de renoncer à sa méthode, même si, de temps en temps, un sursaut de réalisme se manifeste.
Comprenons donc bien : dans la méthode phénoménologique, c’est l’exercice même qui remplace l’objet, qui devient l’objet. Et cet exercice dépend toujours d’un autre parce que nous ne sommes pas un vivant parfait. On étudie donc le vécu. Mais le vécu, ce n’est plus le vivant. Car le vivant est celui qui se meut ; dans le vécu, en revanche, on est mû par un autre et c’est pourquoi l’autre y apparaît toujours comme celui qui nous détermine en nous limitant. La phénoménologie, qui veut exalter le vivant, le tue par la méthode parce qu’en ne regardant que l’exercice, elle ramène le vivant au vécu. Plus que le vivant, elle regarde le vécu et donc l’autre qui agit sur nous. Or l’autre qui agit sur nous nous meurtrit toujours. Au lieu donc de regarder l’homme vivant d’une vie plénière, elle le regarde comme réagissant à une blessure, celle qui provient de l’autre. Elle ne saisit pas la réalité elle-même et le mal passe devant le bien. Ne considère-t-elle pas que l’homme est bon pour réagir au mal ? En réalité, il est bon en aimant, en étant en relation avec le bien, attiré par le bien. La phénoménologie est un peu comme le serpent qui se mord la queue : au lieu de saisir et d’expliciter ce qu’il y a de plus profond dans le vivant ( ce que le primat de la logique avait complètement oublié ), elle regarde avant tout ce que le vivant subit passivement de la part d’un autre. C’est cela qu’elle met le plus en lumière ; et cela, parce qu’on est souvent beaucoup plus sensible à l’action d’un autre qui nous arrête qu’à l’action du vivant qui se meut et se développe lui-même.
Il est très important de remarquer que dans cette méthode phénoménologique, qui est une méthode dialectique descriptive, l’aspect négatif du vivant est ce qui est le plus mis en valeur. Cela se voit très clairement dans des phénoménologies plus affectives comme celle de Levinas, mais la racine se trouve dans une phénoménologie plus intellectuelle comme celle de Husserl. Celle-ci est beaucoup plus pauvre mais également beaucoup plus aiguë et plus nette. Aussi est-il capital de remarquer à quoi Husserl aboutit. Il aboutit à la valeur et à l’absolu envisagé comme un « pôle », ce qui est l’exaltation de la cause exemplaire. C’est ce qu’on verrait aussi chez Max Scheler. À ce moment-là, la cause exemplaire prend la place de la finalité. Or la valeur est toujours faite d’un aspect négatif : « Je vaux parce que je suis plus que l’autre », ce qui implique de nier l’autre. On est donc toujours dans le relatif. Par exemple, on ne voit plus l’amour en lui-même mais dans sa comparaison : il faut que j’aime plus que l’autre. Or vouloir aimer plus que l’autre, c’est tuer l’amour parce que l’amour nous enfouit dans celui qu’on aime, il nous fait disparaître en lui. Quand on est enfoui dans celui qu’on aime, tous les autres disparaissent : il n’y a que celui qu’on aime qui est vivant et, soi-même, on disparaît dans celui qu’on aime. Là, nous voyons bien la différence entre la cause exemplaire et la cause finale. Si l’on saisit bien cela, on comprend qu’une phénoménologie de l’amour se détruit elle-même. Une phénoménologie de l’intelligence survit dans les valeurs mais elle n’aboutit pas à la sagesse parce que l’absolu ne peut pas être une valeur. La valeur est encore subjective, relative à nous. C’est nous qui la créons, nous sommes créateur des valeurs. On voit donc comment cette philosophie qui s’appuie sur ce qui est déjà connu, ce qui est premièrement connu, est toujours une philosophie réflexive tournée vers le primat du sujet.
On doit se demander, en faisant l’histoire des philosophes, d’où provient ce marécage philosophique. Car la phénoménologie, c’est la philosophie qui se perd dans le marécage du vécu où tout se décompose. Alors on ne cherche plus que ce qui est intéressant, ce qui brille. Mais ce n’est plus vraiment la recherche de la vérité et c’est vite fatigant ! Merleau-Ponty dit cela admirablement quand il affirme que la phénoménologie ne peut être que descriptive 14. La source de cette tendance philosophique semble bien être le primat de la négation. Si l’on découvre, dans la vie de l’intelligence, le primat de l’affirmation sur la négation, on ne peut pas être phénoménologue ; au contraire, si l’on considère que la négation est première dans la vie intellectuelle, on ne peut s’en tirer, on ne peut avancer que par la phénoménologie. En effet, la négation supprime l’objet et exalte le sujet. La mort de l’objet fait donc la vie du sujet ; il vit en fonction de la mort de l’objet... Car quand nous nions, nous affirmons que nous sommes plus que l’objet et que nous n’en sommes pas dépendant. Pourquoi cette haine de l’aspect objectif? Parce qu’on hait la dépendance. On n’accepte plus la dépendance et l’on ne l’accepte plus dans ce qu’il y a de plus profond en nous, c’est-à-dire dans notre intelligence. Or, par le primat de l’objectivité, on reconnaît qu’on est dépendant, qu’on est second. On n’accepte plus, dans le monde moderne, d’être second ; on doit toujours être premier. Et par la négation, on s’affirme premier, on s’exalte.
La phénoménologie naît à partir de cette exaltation de soi, il est capital de le remarquer. Et l’on voit par là la possibilité pour la phénoménologie de s’engager dans l’herméneutique. Pour en arriver à l’herméneutique, il faut avoir mis la négation en premier, négation par laquelle le sujet s’exalte lui-même. L’erreur foncière de l’herméneutique est que la négation passe avant l’affirmation et l’herméneutique se nourrit de ce primat de la négation, voulant toujours le justifier. Par conséquent, quand on déclare que nous sommes à l’âge herméneutique, on exalte le sujet, l’intelligence qui refuse l’objet et se fait la mesure de tout.
L’herméneutique est d’une certaine manière l’aboutissement de l’exaltation de l’intelligence présente dans la phénoménologie. Elle est dans la logique de la phénoménologie et l’achève, parce qu’elle prétend établir un ordre subjectif en interprétant la réalité. C’est donc une caricature de la sagesse : au lieu d’affirmer que Dieu existe et que la sagesse de Dieu mesure et ordonne toutes choses, notre intelligence, exaltée par la négation, se fait la mesure et l’interprète de tout. L’herméneutique est toujours celle d’un sujet, d’un individu. Il y a l’herméneutique de chaque individu et l’on se trouve très vite devant la « multiplication des langues », au lieu de comprendre que l’intelligence, dans ce qu’elle a de plus profond, est au-delà des langues et des conditionnements de chaque individu. On se fait alors dieu dans son herméneutique mais on ne règne que dans son herméneutique, propre à un individu, à une langue, à une culture...
Nous sommes là à l’opposé de cette grande montée de la philosophie grecque qui, avec Aristote, affirme que le philosophe, dans sa contemplation, est mesuré par la contemplation que Dieu a de lui-même : « Nous vivons par brefs moments ce que Dieu vit éternellement 15 », lui qui possède la sagesse ! Dans la sagesse on découvre sa petitesse devant Dieu et une objectivité suprême, parce qu’on se met dans le regard de Dieu. Dans l’herméneutique, au contraire, on fait obstacle par la négation - Non serviam 16 - au regard de Dieu sur nous. Il n’y a plus que notre regard sur les choses. La sagesse, nous y reviendrons, n’implique pas d’interprétation. Elle est éminemment personnelle parce qu’elle regarde la finalité, mais elle est vraie, elle n’est pas interprétative. La sagesse sauvegarde l’universalité en la dépassant. Au contraire, dans toute idéologie, l’universel est devenu comme un dieu et tue la personne dans l’herméneutique, par le primat de la négation.
La phénoménologie et l’herméneutique sont donc deux réponses philosophiques qui n’en sont pas parce qu’elles comportent une mise en vedette, une exaltation de la subjectivité. La science, qui veut être objective, quand elle veut se faire absolue devient subjective, parce que c’est le savant qui donne à la science ce caractère suprême, absolu.
La source profonde de la phénoménologie et de l’herméneutique est donc le primat de la négation qui est au cœur de la pensée dialectique. Si, du point de vue historique, le primat de la négation s’enracine dans la théologie médiévale, en particulier chez Occam, et jusque dans la philosophie de Platon, il trouve cependant son expression la plus forte dans la phénoménologie hégélienne. La négation est première chez Hegel, en ce sens que la raison ne progresse dans son développement vital que par « le labeur du négatif ». De plus, le mouvement dialectique est pour lui la structure même de la réalité, de toute la réalité - de l’esprit divin jusqu’à l’univers physique 17. La négation, qui pour Aristote est un être de raison, fait partie pour Hegel de la structure même du réel et elle est le moteur de tous les développements philosophiques. La philosophie n’est alors rien d’autre que la manifestation à soi-même du mouvement de l’esprit. C’est un jeu de relations qui se recompose constamment comme un kaléidoscope, selon l’image de Karl Barth 18. Mais on en devient fou car ce jeu de miroirs va à l’infini. N’est-ce pas un des caractères de la phénoménologie ? D’une certaine manière, elle est infinie, d’un infini intentionnel qui se présente comme un tout. Elle n’est pas absolue, en ce sens qu’elle saisirait un absolu existant, mais elle saisit un possible infini. Et cet infini en puissance devient une valeur, en fonction de nous qui le créons comme valeur.
C’est avec Hegel que le primat de la négation a pris sa forme la plus séduisante car c’est dans sa philosophie que la phénoménologie est le plus spirituelle, dans l’identification de la raison et de l’intelligence capable de connaître Dieu. Hegel a le sens de la sagesse, il en a une nostalgie éperdue : il sait que l’intelligence est faite pour la contemplation. Mais il ramène l’intelligence contemplative au mode humain, rationnel de l’intelligence. Pour lui, ce qui est caractéristique de l’intelligence divine est caractéristique de l’intelligence comme telle, ce qui est le propre de Dieu est le propre de l’intelligence comme telle. Il ne distingue donc plus ce qu’est l’intelligence du mode divin de l’intelligence, de l’intelligence en Dieu. Dieu, éternellement, se contemple lui-même, il est la pensée de la pensée, selon l’expression d’Aristote 19, il est la contemplation de la contemplation. L’intelligence humaine, elle, découvre sa parenté avec Dieu en le découvrant, en le contemplant, nous le verrons. Mais Hegel, identifiant la raison et l’intelligence, considère que l’intelligence humaine est divine dans sa propre vie, dans son développement vital : elle se contemple elle-même dans sa propre vie. C’est peut-être ce qui fait la séduction suprême de la philosophie de Hegel : connaître le divin en se contemplant soi-même, saisir en soi-même, dans sa propre vie intellectuelle, le mouvement éternel de l’esprit divin...
En raison de cette nostalgie éperdue de la sagesse contemplative, la philosophie de Hegel a une pureté et une noblesse qu’on ne trouve plus dans la phénoménologie contemporaine. Et il y a une pureté intellectuelle qui séduit : arriver directement, à partir de notre manière de connaître, à partir de notre vie intellectuelle, à ce qui est le plus subtil dans l’intelligence, la sagesse, quelle séduction ! C’est la séduction d’une intelligence humaine par elle-même, quand elle se veut et se croit substantielle, comme celle de Dieu. C’est pourquoi on peut dire que la philosophie hégélienne est la philosophie de l’homme-Dieu 20 et qu’elle est une rationalisation du mystère du Christ. Si Dieu s’est incarné, il faut que l’homme lui rende la pareille en se divinisant ! Mais Hegel considère que sa philosophie ne peut « s’édifier », se développer que sur le fonds de la culture allemande qui est marquée par Luther. Il est capital de comprendre qu’il y a, d’une certaine façon, cette ligne de Luther à Hegel 21. Et Luther provient d’Occam, il a été formé par une théologie occamienne. Mais pour être Hegel, il fallait une intelligence extrêmement brillante, follement brillante. Et c’est cela qui est très séduisant dans sa philosophie.
La philosophie de Hegel est donc, en définitive, le grand obstacle pour nous aujourd’hui. On pourrait faire cette comparaison : Hegel est pour nous ce que Platon a été pour Aristote ! Hegel voudrait saisir la contemplation dans le mode humain de la raison, à l’intérieur de la vie de l’intelligence humaine. La finalité, où le bien se tient en lui-même, autre que nous et nous attirant, disparaît complètement ; elle est ramenée au bien saisi en nous-même, qui est tout pour nous et qui se déploie dans notre vécu spirituel. Au lieu de regarder Dieu dans la contemplation, l’intelligence se regarde elle-même saisissant la vie divine. C’est donc la séduction la plus radicale : vouloir capter le divin ! A une époque, il y avait au cirque Knie le clown Dimitri qui, dans un mime, essayait de capter la lumière avec un filet à papillons. Cela fait penser à la philosophie hégélienne : capter la lumière, capter le divin ! Hegel essaie de capter dans l’immanence de la raison ce qui finalise notre intelligence, la contemplation de Dieu. Or on ne peut pas capter la lumière : elle est acte. Aussi la distinction qu’Aristote fait entre l’entelecheia et l’energeia est-elle ici capitale. Nous y reviendrons 22.
Quand on n’a pas découvert Aristote et le réalisme de l’être-en-acte, on comprend que la philosophie de Hegel puisse séduire. Elle est si puissante, qu’en dehors d’Aristote Hegel prime ! Aristote devait avoir ce regard sur Platon. Il devait être fasciné par sa pensée mais en saisissant que ce n’était pas la vérité. C’est bien ce qu’il évoque dans l’Éthique à Nicomaque, en critiquant la théorie platonicienne du Bien-en-soi 23. Hegel a saisi ce qui pouvait nous séduire en dehors de Dieu : notre intelligence livrée à elle-même. Puisqu’elle est une intelligence vivante, elle est capable de nous donner une image vivante de Dieu. Et un jour, cette image vivante de Dieu devient « moi » ; ce n’est plus l’image de Dieu, c’est moi. Et par le fait même, cela m’exalte infiniment. On peut être séduit par cela et l’on peut, à partir de là, construire toute une philosophie.
C’est donc, là encore, la cause exemplaire qui fait obstacle à l’éveil de l’intelligence en quête de vérité. La philosophie hégélienne est une éclipse : la cause exemplaire passe devant la cause finale et celle-ci s’assombrit. La philosophie contemporaine est commandée par l’hégélianisme. Et elle est grande dans la mesure où elle a compris Hegel qui exalte la cause exemplaire dans la vie de l’intelligence, à un point tel qu’elle en arrive à produire une éclipse parfaite. Alors, « le soleil devient noir comme un sac de crin... 24 » Nous sommes dans ce monde-là : la plupart, identifiant la sincérité et la vérité, considèrent que la pensée dialectique, la phénoménologie de l’esprit est la vérité. Hegel est sincère et ceux qui prétendent que la phénoménologie a le dernier mot sont sincères : ils sont médusés devant cette éclipse du soleil, pour eux, rien n’a été plus grand que cela. Mais le soleil est comme les ténèbres et la lune comme du sang.
Devant une grande part de la mentalité contemporaine, nous sommes un peu comme le petit David face à Goliath 25. Et nous devons, comme David, refuser de prendre les armes du roi Saül, semblables à celles de Goliath. Nous refusons de prendre cette méthode dialectique, et nous avançons avec une petite fronde. Il s’agit de redécouvrir que l’intelligence est faite pour ce qui est. Il se peut que nous soyons traités de naïfs, comme David a été traité de naïf, mais nous serons dans la vérité. Pour beaucoup, en effet, considérer que l’intelligence est capable d’atteindre la vérité et de connaître ce qui est, est une utopie !
La chose primordiale est d’être très attentif à l’expérience, à nos expériences, et tout spécialement à ce jugement d’existence « ceci est », présent dans toutes nos expériences humaines. Dans ce jugement, qui est notre fronde de David, notre intelligence s’éveille radicalement au contact de la réalité existante. Elle s’éveille en étant attentive au « est », c’est-à-dire à l’être de la réalité, du « ceci » expérimenté. Dans nos expériences, notre intelligence, dans ce qu’elle a de plus elle-même, s’éveille donc par elle-même et affirme « ceci est ». Cependant, notre intelligence ne peut pas s’arrêter uniquement à la description de l’expérience. Elle cherche à aller plus loin en l’analysant, parce que l’expérience est un tout, un tout complexe, confus, qui n’est pas intelligible par lui-même : il ne livre toute son intelligibilité que grâce à l’analyse, à la division. Notre intelligence étant, dans son exercice, liée à nos sens, a besoin de dépasser la complexité des réalités sensibles en les analysant, pour comprendre ce qu’elles sont en elles-mêmes et pour elles-mêmes. Et c’est proprement l’éveil de l’intelligence dans l’interrogation qui commandera cette analyse. C’est par l’interrogation que l’intelligence découvrira les diverses causes de la réalité, le pourquoi de ce que nous constatons dans l’expérience 26. C’est donc à partir de l’expérience, qui est complexe, que s’éveillent nos grandes interrogations. Et, à partir de l’interrogation et dans sa lumière, nous revenons à la réalité expérimentée, en l’analysant pour découvrir les diverses causes propres de ce qui est.
D’autre part, la philosophie s’intéresse en premier lieu aux activités humaines. La philosophie réaliste s’éveille ainsi à partir de l’expérience humaine, impliquant le jugement de l’intelligence sur ce qui est, et développe sa recherche en commençant par une « anthropologie philosophique », une philosophie des activités humaines qu’Aristote appelait « philosophie humaine 27 ». C’est une philosophie « pratique », c’est-à-dire une recherche de la vérité sur l’homme dans ses diverses activités, mais ordonnée à l’action et à une action plus profondément humaine. L’homme existant, celui dont nous avons l’expérience en nous-même et dans nos amis, se pose immédiatement la question du pourquoi de ses activités qui sont complexes. Et en philosophie, nous partons des expériences les plus simples et les plus humaines qui soient, en écartant tout a priori. C’est bien ces activités humaines que le philosophe analyse en premier lieu pour découvrir ce qu’elles sont, en ce qu’elles ont de plus profond et de premier, ce qui leur donne toute leur signification et leur caractère humain. En s’interrogeant sur ces activités, il découvre alors leurs principes et leurs causes propres.
Parmi les activités humaines, la première, la plus proche et la plus facile à connaître, est l’activité artistique, l’activité de réalisation d’une œuvre, le travail humain. De fait, l’homme est fondamentalement un travailleur, un artiste ; et l’activité de réalisation d’une œuvre est proprement humaine. Elle est essentielle, non seulement par son extension dans la vie humaine - il suffit de penser au temps que le travail occupe dans notre vie ! - mais aussi pour l’éveil et le développement de la personne humaine. L’intelligence de l’homme s’exerce, en effet, et se développe fondamentalement dans l’activité artistique, dans le faire, la poïésis. Du fait que l’homme fait partie du monde physique par son corps et doit se l’adapter, le transformer, le travail fait essentiellement partie de l’expérience humaine. L’homme s’épanouit ainsi par son activité artisanale, artistique et technique, dans une extrême diversité et richesse. À travers cette activité, l’homme peut connaître aussi de terribles défigurations : un travail peut devenir inhumain et avoir ainsi d’immenses conséquences sur la personne et sur sa croissance. Mais le philosophe cherche d’abord à connaître cette activité dans ses déterminations propres et dans ses qualités proprement humaines.
Les premiers pas que nous faisons en philosophie sont donc d’essayer de comprendre l’homme artiste, capable de rendre le monde habitable par son travail. L’homme est d’abord un fabricant de huttes, d’outils, de brouettes ! Par là, il regarde l’univers en le transformant, en faisant son univers dans l’univers. Et, par son travail, l’homme est capable de coopérer avec un autre homme : une amitié existe dans le travail car il faut avoir confiance dans le travailleur qui est notre compagnon pour que nous puissions faire ensemble quelque chose. La philosophie humaine aura donc immédiatement ces deux grandes parties : philosophie de l’art, à partir de l’expérience du travail, et philosophie morale, à partir de l’expérience de l’amour d’amitié 28. Il y aura aussi la philosophie politique, la philosophie de la communauté, qui reposera sur l’expérience de la coopération.
Il est très important de commencer toujours une philosophie réaliste par l’analyse de l’activité artistique. Nous avons là, nous allons le voir, une connaissance unique et indispensable de la cause matérielle. Nous sommes obligés, quand nous travaillons, de respecter l’ordre qu’est l’univers dans lequel nous nous trouvons. L’idéalisme a été, justement, d’oublier l’autre comme on oublie un adversaire : nous avons oublié que nous étions dans un monde qui n’était pas nous, qui était autre que nous, que nous devions respecter. On a détourné la science de sa véritable finalité en s’en servant pour exalter l’homme et non pas pour lui permettre de bien vivre. Et ne respectant plus l’univers, on en est arrivé à ne plus respecter l’homme et à oublier l’amour de l’autre ; l’autre, c’est véritablement l’homme dont nous dépendons ( nos parents ), la personne que nous aimons avoir comme compagnon de travail, l’ami que nous aimons comme celui qui pourra marcher avec nous dans la recherche de la vérité, jusque dans la contemplation la plus élevée et la plus profonde.
Quand nous analysons la réalité sensible dont nous avons l’expérience, premièrement à travers l’activité artistique, nous pouvons nous interroger de plusieurs manières. Nous nous demandons d’abord « en quoi » est la réalité que nous expérimentons. Elle est en terre, en pierre ; elle est en bois, en marbre, en papier... Le papier du reste est déjà une matière élaborée par l’homme - comme toutes les matières « artificielles ». Mais ici, arrêtons-nous à la matière dans ce qu’elle a de plus simple. Nous nous demandons : « En quoi est cette réalité ? » Et quand nous posons cette question « en quoi », là, nous découvrons l’ordre.
Qui dit « cause » matérielle veut dire quelque chose de radical. La cause, c’est justement ce qui est à la base, à la source, ce qui est premier d’une certaine manière. Premier, d’abord, dans l’intelligibilité de la réalité, dans la connaissance que nous en avons en l’analysant. La cause, c’est donc ce au-delà de quoi on ne peut plus analyser, interroger. Mais ce premier que nous découvrons est réel : découvrir en quoi une réalité est faite, c’est aller jusqu’à découvrir ce qui constitue cette réalité d’une manière immanente, en elle-même et pour elle-même. Par là, nous atteignons déjà cette réalité dans ce qu’elle a de plus elle-même, ce par quoi elle se distingue des autres, ce par quoi elle a son originalité ; le bois n’est pas le fer, ni la terre, ni la pierre. Nous touchons là, vraiment, à ce qu’il y a de premier. La cause n’est donc pas immédiatement l’objet de l’expérience ( celle-ci porte sur la réalité complexe ) ; mais c’est en soumettant l’expérience à l’interrogation que nous découvrons la cause.
En interrogeant : « En quoi est cette réalité ? », l’intelligence cherche ce qui est premier dans la constitution immanente de cette réalité. Et comme nos expériences portent sur des réalités sensibles, nous aboutissons toujours à la matière. Nous dépassons la quantité. Certes, la quantité est présente pour toute réalité sensible, pour toute réalité matérielle, mais on ne peut pas dire que la quantité soit vraiment cause matérielle. La quantité présuppose la matière ; elle permet à la matière d’être divisée mais elle n’est pas ce qu’il y a de plus fondamental, de dernier, dans la réalité. Quand on se demande : « En quoi est cette réalité ? », on ne répondra pas en exprimant sa quantité. Sa quantité nous montre comment elle peut s’étendre, se prolonger, entrer en contact avec d’autres réalités, mais elle n’est pas la réalité considérée en elle-même et pour elle-même. Tandis que la question « en quoi est-ce ? » regarde la cause matérielle et touche quelque chose de radical dans les réalités sensibles expérimentées.
On se demande ensuite « ce qu’est » cette réalité, on s’interroge pour connaître son ti esti, comme dit le grec. Ce qu’elle est, sa forme, peut très bien se réaliser dans diverses matières, surtout quand il s’agit d’objets d’art. Ceux-ci peuvent avoir la même forme, la même physionomie, la même figure, et se trouver réalisés dans de l’argile, de la pierre ou du bois... On distingue ainsi la forme et la matière. « En quoi est-ce ? » - c’est sa matière. « Qu’est-ce ? » - c’est sa forme. On découvre là sa détermination spécifique et propre. Ce qu’est la chose s’exprime d’abord par la forme. La forme, c’est ce qu’est telle réalité distincte de telle autre ; c’est le tel, avec sa qualité de distinction qui s’exprime par elle-même et pour elle-même. Nous découvrons là la cause formelle, ce qui détermine la réalité pour être telle chose. Le genre, lui, se prend de la matière ; la différence spécifique se prend de la forme.
Nous pouvons ensuite chercher l’origine des choses : « D’où cela vient-il ? », parce que tout ce que nous expérimentons est dans le devenir. Tout ce que nous expérimentons a une origine, une cause efficiente d’où elle vient, sous l’action de laquelle elle devient, une cause agissante qui la fait passer de la matière à la forme. Une réalité ne passe pas par elle-même de la cause matérielle à la cause formelle. Elle passe de la matière à la forme sous l’influence d’un agent, d’une cause efficiente qui agit directement sur sa matière et la transforme, lui communique telle forme. La cause efficiente ne constitue donc pas la réalité en elle-même. Elle est là pour la faire passer du devenir à la détermination et, par ses déterminations, à tel être, pour être telle qu’elle est. La cause efficiente est très importante dans le devenir mais elle ne constitue pas directement la réalité dans son être. La réalité sensible est constituée de la matière - ce en quoi elle est - et de la forme - ce qu’elle est. La cause efficiente, elle, est extrinsèque ; elle n’est pas immanente à la réalité. C’est l’autre qui agit sur moi parce qu’il est plus en acte que moi. C’est pourquoi la cause efficiente, si elle est trop forte, peut très bien dominer, écraser. Elle est au contraire ce qui permet l’éclosion de la forme à partir de la matière si elle agit avec douceur, en connaturalité avec la matière. Il y a une sorte de complicité de la cause efficiente avec la cause matérielle. Et de cette complicité jaillit la forme. Quand nous parlons de ces trois causes, nous pouvons donc les exprimer selon deux ordres différents. On peut dire, en effet : cause matérielle, cause efficiente, cause formelle, car la cause efficiente permet l’éclosion de la forme à partir de la matière. Et, d’autre part, on peut exprimer la cause formelle avant la cause efficiente, parce que cela nous fait comprendre l’orientation de la cause efficiente. Celle-ci reste toujours dépendante de la cause formelle qui la détermine. Et elle est d’un autre ordre, parce qu’elle est d’un autre, tandis que la cause matérielle et la cause formelle sont immanentes à la réalité sensible.
Nous découvrons enfin « ce en vue de quoi » on agit, ce en vue de quoi la cause efficiente est déterminée. Elle est orientée, dirigée par la forme mais elle est attirée par la finalité : « en vue de quoi ? » Cette attraction, que nous explicitons par la découverte de la cause finale, est ce qu’il y a d’ultime. Certes, on peut ne pas avoir de fin ! Mais alors on est vain. Ce qui n’a pas de fin est vain, malgré sa détermination. Ce n’est donc pas la détermination qui montre l’importance de cette réalité, mais sa finalité. C’est sa finalité qui lui donne son importance : si la finalité disparaît, la réalité devient vaine.
On peut encore parler d’une cinquième cause qui, d’une certaine façon, ne fait pas partie de l’analyse première mais qui, dans l’ordre artistique, a une très grande importance. Très souvent, d’ailleurs, elle remplace la cause finale, ce qui fait que la réalité perd alors sa perfection. En effet, la cause formelle, si elle n’est pas accompagnée de la fin, va permettre à la cause efficiente de se refermer sur elle-même, de ne plus agir en vue d’une fin mais pour elle-même. Une cause efficiente qui n’est pas finalisée et qui agit en étant déterminée par une forme, deviendra très facilement une cause exemplaire et une mesure, ce qui conduit à la tyrannie. Dans la cause exemplaire, la forme l’emporte sur la fin, elle devient tellement parfaite qu’elle étouffe la finalité en repliant la cause efficiente sur elle-même. Quand cela se produit en art, on a l’académisme, qui est un repli sur soi, une répétition de la forme. Et quand on le trouve en morale, la perfection remplace la finalité : on est heureux d’être soi-même, d’être parfaitement soi-même et de posséder sa forme pour mesurer les autres. Il faut donc toujours bien analyser la cause exemplaire, parce qu’elle peut très facilement devenir un éteignoir de la cause finale et l’empêcher de s’exercer et d’attirer à elle.
Nous découvrons donc quatre interrogations principales de l’intelligence, auxquelles s’ajoute la recherche de la cause exemplaire et, dans l’ordre pratique, la recherche du comment : « Comment faire ? », « comment agir ? ». Ces interrogations de l’intelligence, d’où viennent-elles ? Il faut se poser la question. Elles proviennent de l’expérience. En effet, notre expérience implique toujours une manifestation de la réalité ; et cependant, l’intelligence atteint dans cette manifestation quelque chose de plus profond : ce qui est. Ce passage de la manifestation à l’être se fait par l’interrogation, qui est le point de départ et l’âme de l’induction. L’intelligence passe ainsi de l’expérience, qu’elle peut décrire, à la saisie de quelque chose de ce qui est. Ce qui est se donne à travers les diverses causes, parce que les causes sont premières dans leur ordre. Elles sont donc plus que l’expérience, plus que la manifestation, mais elles ne sont pas encore l’être. La matière, la forme, l’efficience, la finalité ne sont que des modalités de l’être et ne sont pas encore « l’être ». L’interrogation provient donc de notre intelligence, désireuse de saisir ce qui est, et de nos sensations, qui touchent et atteignent les manifestations de la réalité. Le passage de la manifestation à l’être implique ces grandes interrogations.
Comme nous l’avons déjà souligné, c’est à partir de nos expériences dans l’ordre de l’activité artistique que nous découvrons en premier lieu ces quatre ou cinq causes et que nous saisissons toute l’importance du « comment » dans l’ordre de l’efficacité. C’est pourquoi la philosophie de l’art demeure première dans l’ordre de découverte, de naissance de la pensée philosophique. Dans l’ordre de l’origine, elle est première. Or, la philosophie dite « thomiste », la scolastique, a complètement négligé la philosophie de l’art, la considérant comme secondaire et sans importance, alors qu’elle est capitale dans l’ordre génétique, dans l’ordre de découverte. Parce qu’elle l’a oubliée ou négligée, la scolastique ne s’est pas renouvelée, elle n’a pas su reprendre toujours à la source la recherche de la vérité, à partir des grandes expériences humaines. Par le fait même, elle s’est sclérosée et est morte en se repliant sur la logique. Si l’on ne se renouvelle pas constamment dans l’intelligence par l’expérience et par l’interrogation, à partir du travail humain et de l’art, on se dessèche, on ne voit plus que le mode humain de la connaissance qui est un mode rationnel. C’est le premier moment où l’on glisse vers la logique parce qu’on n’a pas eu le courage de chercher les diverses causes propres de l’activité artistique et de ce que nous sommes naturellement : des hommes qui travaillent, des hommes qui réalisent des œuvres, des hommes qui complètent l’œuvre créatrice.
La philosophie de l’art est première parce qu’elle touche ce qu’il y a de plus humain en nous, de fondamentalement humain. Des enfants au bord de la mer, que font-ils ? Pendant que les grandes personnes se baignent, ils construisent leur château, leur maison, leur cabane. Ils sont architectes dans le sable. Et si l’on s’approche d’eux pour leur demander ce qu’ils font, ils expliquent très bien, exactement, ce qu’ils construisent. Ce n’est pas un plan ( un plan est déjà très abstrait ), mais c’est une maquette. Spontanément, les enfants font des maquettes. C’est très symbolique mais c’est déjà quelque chose de réel. L’enfant réalise quelque chose en imitant, en copiant, mais en voulant le réaliser d’une autre manière que ce que sont les maisons, les châteaux dans la réalité. C’est là la véritable copie ! La maquette, c’est la même réalité ( une maison ) mais réalisée d’une autre manière. Les enfants copient selon leur mémoire, selon ce qu’ils ont vu là où ils habitent.
Les premières réalisations se font donc en imitant, par mode de jeu. Lorsque déjà l’enfant grandit, il réfléchit et fait l’expérience du travail. Le travail est pour réaliser rationnellement cette copie, telle petite œuvre. Quelle est la différence entre le jeu et le travail ? C’est que le travail est déterminé. Dans le jeu, la détermination n’est pas antérieure à la réalisation ; elle se précise au fur et à mesure que la réalité apparaît. Dans le travail, au contraire, on veut faire, élaborer quelque chose de précis et déterminé. Et c’est à partir de là que naît le travail de l’artiste qui veut réaliser une sculpture ( pour le sculpteur ), une peinture ( pour le peintre )... Tous les arts arrivent ainsi à se préciser et empruntent les voies par lesquelles l’homme réalise une œuvre par son travail. Le travail est donc finalisé par l’œuvre et, d’une certaine manière, l’œuvre est dépassée par l’idée que l’artiste s’est faite et qui a déterminé et orienté son travail. Dans son labeur, l’artiste reprendra son œuvre plusieurs fois, pour qu’elle soit plus conforme à l’idea qu’il a conçue en lui-même.
L’idea est donc en quelque sorte la forme, la cause formelle du travail artistique, elle détermine le travail artistique. Et elle se retrouve déterminant l’œuvre 29. Si nous analysons l’activité artistique, nous voyons donc bien que la finalité y est commandée par la forme. La forme est dans l’idea une cause formelle exemplaire, qui mesure ce que nous voulons réaliser et détermine le travail. Nous avons ensuite le travail qui est la cause efficiente - dans l’art la cause efficiente prend la couleur du travail, comme elle prenait la couleur du jeu chez l’enfant. Puis nous avons la matière - en quoi on réalise cela. Au début, on le réalise avec du sable, plus tard, on le réalise avec du ciment, avec des briques, avec des pierres, avec du bois : toutes les grandes réalisations se font selon les diverses causes matérielles. Nous découvrons donc bien ces quatre causes dans l’activité artistique : cause matérielle, cause formelle ( exemplaire dans l’idea, et déterminant la matière dans l’œuvre ), cause efficiente, cause finale.
Il faut être attentif, si nous voulons vraiment saisir ce qu’est la philosophie de l’art, à préciser l’ordre qui existe dans la recherche des causes. Car cet ordre n’est pas le même dans une réalisation artistique et dans nos activités morales ou intellectuelles. Dans l’activité artistique, la cause exemplaire mesure la finalité. C’est pourquoi la finalité y est réalisée matériellement - c’est le poids de la matière qui rappelle toujours qu’il y a une finalité. Et c’est pourquoi la cause formelle, la mesure que l’artiste porte en lui, son idea, passe qualitativement avant la matière. Il y a donc un ordre typique de l’activité de l’artiste. Il contamine parfois la recherche philosophique et la transforme en une sorte de philosophie idéaliste. Mais dans l’activité artistique, ce n’est pas idéaliste. La forme est ce qu’elle doit être : une forme-idea qui mesure l’œuvre que l’on fait, qui dirige l’activité et qui est en harmonie plus ou moins grande avec la matière.
Nous savons la qualité et les difficultés propres de ce rapport de la forme et de la matière. Il peut y avoir un très grand écart entre la cause formelle, la détermination qu’on doit donner à l’objet, et la matière en laquelle cette détermination se fait ; cet écart explique les disharmonies de certaines réalisations humaines qui ne parviennent pas à le surmonter. Le grand artiste sait mettre une adéquation merveilleuse entre la matière dont il se sert et la forme qu’il impose à cette matière par son travail. L’idéal serait qu’on ait l’impression que la forme sort de la matière, qu’elle n’est pas imposée de l’extérieur. Tant qu’elle est imposée de l’extérieur, l’œuvre ne sera jamais parfaite, elle sera toujours boiteuse, il y aura un déséquilibre entre la matière et la forme. Mais quand cette forme, qui provient de l’idea, sort de la matière comme si elle y était présente avant le travail de l’artiste mais cachée, l’œuvre de l’artiste semble être de manifester, de montrer, de déclarer ces formes comme si elles sortaient de la matière elle-même. En réalité, elles ne sortent pas de la matière, elles proviennent vraiment de l’artiste. Mais l’artiste a tellement épousé la matière qu’il travaille, que ces formes viennent déterminer cette matière comme de l’intérieur, d’une façon harmonieuse.
L’œuvre de l’artiste est donc commandée par l’idea, cause formelle. Et la matière a une importance capitale, seconde mais essentielle, pour permettre à la forme idéale de s’incarner et, en s’incarnant, de s’imposer à l’artiste. L’artiste regardera donc toujours l’œuvre qu’il a faite comme venant de lui et, en même temps, comme s’imposant à lui : on retrouve là une certaine victoire de la matière sur l’idea. L’idea ne peut pas être seule, elle doit nécessairement être complice de la matière pour former une œuvre. Il faut qu’il y ait une coopération, une coopération qui se fait sous l’action même de l’artiste travaillant et par lui. C’est en ce sens que l’artiste est un démiurge qui fait quelque chose d’unique, de grand.
Nous pouvons, au terme de cette petite recherche, nous demander de quelle façon la philosophie de l’art peut conduire à la recherche de la substance en philosophie première. Comment la découverte de la qualité, de la forme, peut-elle orienter vers la recherche de la substance qui implique un dépassement de la forme ? La philosophie de Platon s’est arrêtée à la forme, exaltant ainsi l’art et identifiant la forme et l’être. C’est ce qui fait dire à Aristote que si toutes les réalités existantes étaient des œuvres d’art, c’est la forme qui serait substance 30. Dans l’art, nous l’avons vu, ce qui est primordial, c’est l’idea. L’idea est une forme ; cette forme existe dans la pensée de l’artiste, c’est une forme spirituelle. Elle deviendra matérielle par le travail de l’artiste, en explicitant et en manifestant dans la matière toutes ses virtualités, toutes ses richesses, toutes ses semences en quelque sorte. L’artiste découvre son absolu dans la forme ; c’est la forme en tant que qualité qui le charme.
La réalisation la plus parfaite de cette qualité, de la « forme qualité », est bien le visage de l’homme. Et c’est par là qu’on voit combien l’artiste est saisi par la figura. Le visage de l’homme ou même, métaphoriquement, le visage d’un pays, d’un paysage naturel, est vraiment ce qui unifie le regard de l’artiste, tout spécialement du peintre ; tout homme a son visage, tout paysage a son visage... Le visage est quelque chose de très grand pour l’artiste, on le voit d’une façon remarquable dans l’art de Rembrandt, par exemple. Chez l’artiste, la forme, la figura, l’emporte toujours. Mais le philosophe qui cherche à connaître ce qui est dépassera la forme, le visage, pour voir le rapport qui existe entre la forme, la figura, qui est première dans l’art, et la substance, qui est première dans l’être 31 et qui est invisible. Il découvrira alors que la qualité est la manifestation et la disposition de la substance. Cela ne nous montre-t-il pas déjà que la philosophie première s’achève sur le problème de la personne ? Car c’est la personne humaine qui fait l’unité de la figura et de la substance. Pour comprendre ce qu’est la personne humaine dans son être, il ne faut pas en rester à la forme, au visage qui manifeste son être-là ; mais il faut dépasser la forme pour découvrir la substance, cause radicale de ce qu’elle est en tant qu’elle est.
Notre intelligence ne peut pas se satisfaire uniquement de la connaissance du monde qui est autour de nous, que nous transformons et que nous adaptons. Certes, il est très important de réaliser un milieu favorable à l’homme. L’homme fait sa maison, crée son milieu. Mais l’intelligence humaine veut aller plus loin : elle veut savoir ce que sont les réalités existantes prises en elles-mêmes. En définitive, c’est parce que l’intelligence est ordonnée à ce qui est qu’il y a ce dépassement, dès l’expérience ( qui implique le jugement « ceci est », nous l’avons vu ), vers une connaissance qui ne soit plus uniquement ordonnée au faire, à la réalisation d’une œuvre, mais qui soit une connaissance de la vérité pour elle-même. Nous voulons savoir ce qu’est la réalité existante. Et nous nous demandons ce qu’elle est en elle-même, ce qu’elle est par rapport à son origine, ce qu’elle est par rapport à sa finalité. Nous ne voulons plus seulement être acteur et transformer l’univers mais notre intelligence cherche à être plus contemplative ; c’est-à-dire qu’elle cherche la vérité pour elle-même et non pas seulement pour réaliser un monde meilleur.
C’est, du reste, une erreur devenue presque habituelle aujourd’hui, de ne s’intéresser qu’à la réalisation, qu’à une certaine efficacité : on veut tout de suite tout transformer, tout changer, on veut changer « pour changer », sans voir que les réalités et les personnes doivent être regardées plus profondément, pour elles-mêmes, dans ce qu’elles sont en elles-mêmes. Cette exaltation de l’efficacité, nous le savons, est très présente dans l’idéologie marxiste 32. Or, il doit y avoir un respect plus grand de la réalité et du monde dans lequel nous commençons à vivre : ce monde, cet univers a existé avant nous. Il est bien pour nous, il est bien pour que nous le transformions et le rendions meilleur, mais il est aussi en lui-même, il existe en lui-même, il est. Il y a donc une nouvelle connaissance, très importante à découvrir. Les Grecs l’appelaient la connaissance « théorétique 33 », c’est-à-dire une connaissance contemplative. Elle n’a pas d’autre fin qu’elle-même, elle se finalise par elle-même. Elle n’est pas finalisée par un résultat qui proviendrait de notre action, de notre activité, mais par elle-même. Nous voulons connaître les réalités qui nous entourent et les connaître pour elles-mêmes.
Il est vrai, nous l’avons noté, que notre intelligence se développe d’abord dans le faire, dans l’activité artistique. C’est notre connaissance originelle au sens propre : elle est celle qui commence, qui débute, celle qui vient de nous et où nous marquons notre manière d’être, notre style. Mais il y a une connaissance plus profonde qui implique le respect de ce qui est. L’enfant vit presque toujours dans le faire, dans la réalisation. Et l’enfant demeure très souvent chez l’homme. Cela est bon, d’une certaine manière, parce que cela le rajeunit tout le temps, et l’art commande ce rajeunissement. Mais l’homme qui commence à grandir, à être lui-même, réfléchit aussi sur lui-même et commence à comprendre ce qu’il est au milieu des autres ; ce que sont les autres pour lui mais aussi ce que sont les autres en eux-mêmes, pas seulement pour lui. 11 ne les respectera pleinement que de cette manière. Nous avons alors cette nouvelle expérience de la réalité considérée dans ce qu’elle est.
Le jugement d’existence « ceci est » montre bien qu’on s’intéresse plus au « est » qu’au « ceci ». « Ceci », c’est telle réalité qu’on peut transformer. « Ceci est », c’est la réalité qu’on veut saisir en elle-même. Si l’on supprime le verbe « être », comme certains philosophes ont voulu le faire, dans L’épochè husserlienne, par exemple, c’est parce que, précisément, on considère un monde qui ne commence pas par la réalité qui existe mais qui commence par la connaissance du possible mathématique, que nous pouvons faire, « fabriquer » nous-même. Le verbe « être » est supprimé parce que c’est justement ce que nous ne pouvons pas faire. Marcher, nous pouvons le faire, travailler, nous pouvons le faire. Mais être, nous ne pouvons pas le faire ! Nous sommes contraints d’arrêter notre activité propre et d’accepter une activité beaucoup plus profonde, plus spirituelle : l’activité propre de l’intelligence. L’intelligence fabricatrice, artistique, est bien l’intelligence ; mais c’est une intelligence toujours avide de se dépasser pour faire quelque chose de nouveau, pour réaliser quelque chose qui s’impose, pour exalter la matière qui est autour de nous en lui donnant une nouvelle physionomie, un nouveau visage. Tandis qu’en admirant la réalité telle qu’elle est, nous arrêtons notre mouvement instinctif de « faire », de réaliser. L’admiration est le premier moment de la contemplation et c’est le premier moment d’une expérience qui est toute différente de celle du travail, de la réalisation. Nous sommes en présence d’une réalité qui se tient par elle-même, qui existe, qui existait peut-être même avant nous, et que nous respectons. Et nous essayons de la considérer de multiples manières : ce qu’elle est en elle-même, d’où elle vient, où elle va.
Ces considérations, qui se font encore par les quatre causes, ne sont plus les mêmes que dans l’activité artistique. Elles sont plus radicales, plus profondes. C’est en quelque sorte un second éveil de l’intelligence. C’est l’éveil d’une intelligence plus pure, qui regarde et cherche à analyser la réalité pour mieux la comprendre. À ce stade, en effet, nous sommes encore dans une connaissance scientifique qui analyse ; ce sont les causes propres que nous cherchons, causes propres matérielle, formelle, efficiente, finale. Mais ce sont les causes propres de cette réalité existante qui nous étonne, que nous admirons et que nous respectons. C’est cette réalité qui captive notre intelligence et nous ne cessons de la regarder, voulant connaître ce qu’elle est. C’est une connaissance nouvelle, qui atteint quelque chose de plus radical que la connaissance pratique de ce que nous sommes capables de faire. En effet, ce que nous sommes capables de faire est toujours en référence avec nous et n’existe qu’en fonction de nous. Nous sommes contemporains de l’œuvre que nous faisons, ce qui nous la rend toujours sympathique et intéressante. Mais quand nous regardons la réalité qui est, il y a comme une brisure avec nous et le temps importe peu ; il n’y a plus de « contemporain » ! Est vrai ce qui est, en tant qu’il est ; il est au-delà du temps, il échappe au temps. Nous avons là une expérience qui va beaucoup plus loin que nous. Cela nous inquiète un peu et c’est pour cela que, la plupart du temps, les gens évitent de la regarder. C’est pour eux comme un abîme ! Il est pourtant capital de regarder cette réalité indépendamment de nous, de la regarder pour elle-même. Même si, apparemment, elle semble être inférieure à nous, elle a toujours une certaine supériorité sur nous parce qu’elle existe et que ce n’est pas nous qui l’avons réalisée dans son être. La réalité qui est, est toujours impressionnante pour une intelligence qui s’éveille et n’est pas encore suffisamment forte pour respecter l’autre. Il faut être très fort pour regarder l’autre pour lui-même et non pas pour soi ; le regarder pour lui-même, tout simplement parce qu’il est. Parce qu’il est, il a quelque chose qui nous dépasse. Et nous nous en apercevons très bien en voyant que nous ne l’avons pas fait. L’autre est peut-être avant nous, et de beaucoup, cela importe peu : la question du temps est dépassée.
Il est capital de voir ici que dans cette expérience, dans ce jugement sur ce qui est, l’art ( la réalisation efficace ) aussi bien que l’histoire sont dépassés. L’artiste transforme et réalise. Quant à l’historien, il ne regarde pas ce qui est mais la manifestation de ce qui a été, ce qui a été conservé de l’événement dans les documents, ce qui est toujours un « avoir » assez reposant. En revanche, ce qui est peut susciter l’inquiétude et oblige l’esprit à se soumettre. Se soumettre à la réalité existante est quelque chose de capital pour l’éveil de l’intelligence théorétique, pour ne pas en rester à la tranquillité de ce que nous avons fait ou des événements que nous ordonnons. Il y a donc une expérience très spéciale dans l’affirmation « ceci est ».
L’expérience de ce qui est appelle une interrogation. Nous avons déjà évoqué comment l’interrogation exprime le désir de l’intelligence. Tant que notre intelligence n’est pas parfaite, nous interrogeons, et tant que nous interrogeons, nous sommes en appétit de connaître et docile à recevoir ce que toutes les réalités peuvent nous apprendre ; non seulement les hommes qui nous enseignent, mais les réalités elles-mêmes. Saint Thomas souligne qu’être enseigné par les hommes est très bien, mais qu’être enseigné par les réalités qui existent est mieux 34. Il y a là quelque chose de très important : être enseigné par quelque chose qui existe montre justement que, quand l’intelligence touche et atteint ce qui est dans ce commencement de la connaissance contemplative, sa noblesse, c’est-à-dire son autonomie, se manifeste beaucoup plus que dans la lecture d’un livre, qui est la pensée d’un autre, ou dans le fait d’écouter ce qu’il nous enseigne. Lire un livre ou écouter un cours est très bien mais n’oublions pas que la noblesse de l’intelligence, qui connaît ce qui est, nous donne une autonomie très spéciale. On ne la comprend pas toujours bien car on croit toujours un peu que l’autonomie de l’intelligence se manifeste dans l’originalité, ce qui est une profonde erreur puisque cela consiste à mettre le faire avant la connaissance contemplative. C’est très souvent, hélas, ce qui arrive aujourd’hui, alors que la connaissance contemplative a une noblesse plus grande que la connaissance pratique de la réalisation. Celle-ci est certes très belle, surtout quand il s’agit d’un grand artiste. Mais la connaissance pratique de la fabrication en série, qui tombe dans la répétition, fatigue énormément. Et l’intelligence, quand elle se fatigue, n’interroge plus. Parce qu’elle est trop fatiguée, elle répète. Distinguons donc bien l’intelligence qui répète, l’intelligence qui invente et réalise, et l’intelligence en admiration, qui cherche à contempler et à connaître la vérité pour elle-même en interrogeant. Dans un monde comme le nôtre, cet état contemplatif de l’intelligence est très souvent nié. Alors, pour éviter la répétition qui fatigue, on veut l’originalité... En réalité, la véritable autonomie, la véritable noblesse de l’intelligence consiste à chercher la vérité en interrogeant pour se mettre plus profondément à l’école de la réalité existante.
Dans l’expérience, l’intelligence n’épuise pas la réalité et éprouve le besoin d’interroger. Et si, dans l’activité artistique, la question « comment faire ? » est essentielle, dans la connaissance théorétique, le « comment » n’est plus présent de la même manière. « Comment ? », c’est la question de celui qui veut agir : « Comment faire ? Donnez-moi les outils nécessaires pour faire, pour fabriquer. » Les outils regardent le comment ; et la transformation très grande des outils nous montre la transformation du comment. Dans la connaissance théorétique, le « pourquoi » ( la recherche de la cause ) devient primordial.
Dans la connaissance théorétique, la recherche de la vérité commandée par l’interrogation se réalisera par rapport à nos diverses expériences de ce qui est. Et la première connaissance de la vérité cherchée pour elle-même, c’est celle du devenir des réalités existantes ; en effet, toutes les réalités dont nous avons l’expérience sont mues, elles sont en devenir. Dans le devenir, la matière l’emporte toujours et elle est, tôt ou tard, victorieuse de la forme. En effet, devient ce qui n’est pas ; et cela n’est pas parce que la forme n’est pas là, parce que la réalité physique reste en puissance, capable d’être transformée. Or, la capacité d’être transformé provient radicalement de la matière. C’est donc la matière qui domine toujours dans le devenir, qui est victorieuse.
Le devenir se réalisera donc à des degrés différents en fonction de la matière : il est sûr, par exemple, que le devenir du vivant n’est pas le même que celui de la pierre... Nous avons même parfois l’impression que le devenir de la pierre n’existe pas, puisque nous ne la voyons pas changer ! C’est, apparemment, une matière qui résiste au devenir. En fait, c’est parce que le devenir de la pierre est très lent. C’est pourquoi on s’étonne aujourd’hui de constater des dégradations, des devenirs très rapides de la pierre qui n’existaient pas avant. À Athènes, par exemple, le Parthénon se dégrade très vite alors que, jusqu’à aujourd’hui, il avait résisté. Certes, on peut dire que c’est parce que la pierre a mis très longtemps à se dégrader et qu’on ne s’en aperçoit que maintenant. On sait très bien, par exemple, que la pierre ne se creuse pas tout de suite sous l’action de l’eau : il y faut de nombreuses gouttes d’eau ! Mais elle n’attend tout de même pas 2 500 ans ! On peut donc se dire aussi que l’atmosphère a changé et est devenue beaucoup plus agressive. Nous ne savons pas immédiatement quels sont ces éléments d’agressivité mais il est intéressant de les étudier. Et nous pouvons constater ces phénomènes d’accélération dans beaucoup d’autres lieux. C’est étonnant et cela conduit le philosophe à s’interroger. Il doit être sensible à ces faits actuels. Il est étrange que la pierre crie, il est étonnant que la pierre pleure. Que se passe-t-il ? Quelle en est la cause ? Notre atmosphère a-t-elle changé ? Les gens très sensibles le sentent et il faudrait voir si, chez les animaux ou chez l’homme, certaines maladies ne sont pas dues à ces changements de l’atmosphère.
Il y a donc bien ici la constatation d’un fait et la recherche du pourquoi 35... Tout de suite, on s’interroge ; on ne s’arrête pas à la constatation, à la description, mais on veut aller plus loin, on veut savoir pourquoi : pourquoi ceci est-il dominé par le devenir ? Pourquoi la pierre qui, jusque-là, résistait à la corruption, devient-elle subitement friable, n’a-t-elle plus de force d’attaque et de résistance ? Pourquoi le devenir l’emporte-t-il ? Nous disions que le devenir est la victoire de la matière. C’est donc en deux sens, selon que l’on considère la potentialité de la matière, sa passivité, ou sa puissance d’action, son « agressivité ». En effet, si la pierre qui se dégrade est matérielle, l’atmosphère est encore matérielle ; de même, l’eau ou le feu, qui peuvent agir de l’extérieur, sont matériels. Il y a donc un combat incessant, une lutte, entre ce qu’on peut voir chosifié dans telle pierre et telle matière qui domine de l’extérieur. Le devenir est donc toujours la victoire de la matière, de telle matière : d’une matière immanente à la réalité ou d’une matière extrinsèque à la réalité. La victoire de la matière peut donc être celle du feu, celle de l’air, celle de l’eau, celle de la terre. Elle se réalise de quatre manières différentes, ce que les Anciens avaient très bien saisi 36. La terre, l’eau, l’air, le feu sont ces quatre victoires de la matière dans la lutte du devenir.
Mais qu’est-ce qui est premier dans le devenir ? C’est la question que nous nous posons. Y a-t-il un premier dans le devenir ? Puisque le devenir est relatif, peut-on dire qu’il y a un premier dans le devenir ? Il faudrait dire qu’il y a un premier du point de vue de la matière quand la matière est victorieuse. Et nous venons de le voir, elle l’est de quatre manières différentes. La détermination est première en tant que la forme résiste au devenir ou s’impose à une réalité matérielle capable de la recevoir. Il y a encore un premier du point de vue de ce qui attaque ( la cause efficiente ) ou de ce qui attire ( la finalité ). Nous sommes donc en face de quatre premiers, quatre causes, ce que l’on a appelé la nature, la physis 37. La matière est physis, la forme est physis, l’efficience est physis, la finalité est physis. Et quand nous disons « physis », « nature », nous voulons dire qu’elle est première, qu’elle est victorieuse, qu’elle l’emporte, qu’elle est source de tel devenir pour une réalité de notre univers. Il n’y a donc pas de véritable premier, de premier absolu dans le monde physique. Le premier y est toujours relatif et nous restons dans le domaine du relatif. Il n’y a pas de repos dans le monde physique, il est constamment en mouvement, ce qui nous fait comprendre pourquoi les savants considèrent que tout est toujours en mouvement. Certes, il y a des victoires momentanées : victoire apparente de la matière, victoire apparente de la forme. Mais c’est toujours momentané car, dans le monde physique, nous demeurons dans le devenir. La découverte de la nature est un repos pour l’intelligence qui désire saisir quelque chose au-delà du devenir ; mais elle la saisit dans le devenir, comme cause du devenir. Si ce premier était au-delà du devenir, nous serions au niveau de l’être et ce ne serait plus l’analyse du devenir. Dans le devenir, le premier demeure relatif, il n’est pas absolu. Et c’est le propre de la nature d’être principe du devenir dans différents ordres.
Comme le devenir est ce que nous expérimentons en premier lieu, puisque toutes les réalités dont nous avons l’expérience sont en devenir, nous avons une sorte de connaturalité très profonde avec lui. Très facilement, par conséquent, nous considérons que toutes choses deviennent. Nous connaissons ces philosophies, telle celle d’Héraclite, qui demeurent dans le devenir parce qu’elles ne le distinguent pas de l’être. D’une certaine façon, c’est normal : si nous n’allons pas à ce qui est, nous sommes dans un devenir parfait et nous considérons que le devenir est tout.
Il faut donc distinguer deux connaissances du devenir : une connaissance scientifique ( au sens des sciences modernes ) et une connaissance philosophique. Les sciences, elles, restent dans le devenir qu’elles décrivent grâce à l’outil mathématique, par les relations. La philosophie ne quitte jamais le jugement d’existence « ceci est », même dans la connaissance du devenir. Elle aura donc une connaissance propre du devenir, en considérant « ce qui est mû » et en découvrant le devenir comme une manière d’exister, une manière d’être. Connaître cette manière d’être qu’est le devenir appartient à la philosophie et non pas aux sciences. Nous expérimentons une réalité existante. C’est son existence qui nous intéresse, pas seulement son devenir. Mais nous ne pouvons pas expérimenter son être séparé du devenir ; c’est à travers et au-delà du devenir de la réalité existante sensible que notre intelligence touche ce qui est, en distinguant l’être du devenir. Parménide s’est demandé si l’être pouvait se séparer du devenir et a fait cette erreur, que l’on retrouve ensuite chez Platon, d’affirmer que toute distinction implique une séparation. Il est capital de comprendre que, pour toutes les réalités dont nous avons l’expérience, nous distinguons l’être du devenir mais nous ne les séparons pas. En séparant l’être du devenir, nous détruirions le devenir en identifiant le devenir au non-être et l’être à l’être divin.
Si nous nous intéressons philosophiquement à ce qui est mû ( et non pas au devenir abstrait de la réalité existante dont nous avons l’expérience ), nous saisissons aussi que nous ne pouvons pas nous arrêter au monde physique. Aristote a très bien vu cela 38 en affirmant que l’existence du monde physique, de ce qui est mû, réclamait un être non mobile, qui ne soit pas dans le devenir. Du point de vue de l’être, ce qui est mû ne peut pas être premier. Au fond, le devenir est le cri de l’être imparfait à être : il est toujours en appétit d’être et il ne l’atteint jamais, il reste « en devenir ». C’est aussi pour cela qu’Aristote étudie les éléments. On ne peut pas s’arrêter à la physis, qui est principe du devenir. Il faut regarder les éléments : la terre, l’eau, l’air, le feu 39. L’élément est le moment particulier où la cause matérielle peut être première sans sortir du devenir, où elle est qualitativement première, où elle est première momentanément, dans un aspect qualitatif. La nature reste liée aux qualités, et donc aux éléments. Elle est donc en quelque sorte l’appétit vers l’être de l’élément matériel, qui peut se réaliser du côté de la forme et du côté de la fin. Nous avons donc la physis-forme ( la physis-matière est tout entière ordonnée à la physis-forme ) et la physis-fin qui dépend de la forme. La physis-matière et la physis-efficience demeurent relatives. C’est pourquoi il n’y aura pas de premier du point de vue de la matière ni de l’efficience au niveau métaphysique de ce qui est en tant qu’il est.
La découverte de la nature, de la physis, n’est donc pas celle d’un principe parfait : c’est un principe du devenir, qui reste lié à telle manière d’être et donc aux qualités. La physis ne nous permet pas de connaître parfaitement « ce qu’est » la réalité, son ti esti 40. C’est pourquoi la philosophie de la nature implique le dépassement de ce qui est mû vers ce qui est immobile. La nature existe ; mais si elle existe, elle existe grâce à un autre. Par elle-même, elle ne peut pas exister. Le devenir n’existe pas par lui-même, il existe grâce à un autre 41.
Dans tout ce que nous expérimentons, le devenir nous enveloppe et parce qu’il nous enveloppe complètement, il nous enivre ! Le devenir enivre l’intelligence et c’est pourquoi ceux qui demeurent dans le relatif veulent faire de l’histoire une sagesse. Or, ce n’est pas possible car le devenir ne peut pas être premier. Il appelle autre chose.
Avec le vivant, nous sommes en présence d’une sorte de contradiction du devenir. En effet, la vie est un devenir immanent, un devenir qui se fait par soi : le vivant se meut. Or, nous avons vu que le devenir dépend d’un autre : la réalité physique est mue. Comment comprendre alors ce phénomène très étonnant du devenir du vivant, d’un devenir vital ? Qu’est-ce que le vivant ? Pourquoi se meut-il ?
Le vivant, en tant que vivant, demande de demeurer lui-même, dans l’immanence. Certes, un petit vivant, qui n’est pas vivant en tout ce qu’il est, dépend davantage du devenir. Mais dans un grand vivant, c’est-à-dire dans l’homme parfaitement vivant, nous constatons deux aspects constamment présents : quelque chose qui demeure, qui demeure toujours en nous - nous avons conscience de cette permanence - et, en même temps, un devenir, dans la croissance et dans la décroissance, la dégradation. La croissance se fait lentement, selon le pas du montagnard, et la décroissance se fait rapidement : c’est la glissade, on glisse et l’on ne peut s’arrêter qu’en prenant une canne !
Cette expérience du vivant montre que, dans l’homme ( c’est l’homme qui intéresse le philosophe ), le se movere ( se mouvoir ) est essentiel. L’homme vivant se meut ; et, en tant qu’il se meut, on ne peut pas dire qu’il devient : il demeure, il demeure lui-même. Dans le « se mouvoir », l’immanence commande le devenir. Le vivant se meut, c’est-à-dire qu’il demeure dans son devenir. Or, d’une certaine manière, demeurer dans le devenir, c’est supprimer le devenir. L’homme, en tant que vivant, demeure ; en tant que petit vivant, il devient. Nous pourrons donc regarder la diversité des vivants pour comprendre en qui le devenir domine et étouffe l’autonomie vitale, et en qui, parce qu’il s’agit d’un grand vivant, le « se mouvoir » domine et absorbe le devenir. Si le propre de la vie biologique est l’immanence dans le devenir, nous ne pouvons plus analyser le vivant par les éléments du monde physique. Il nous faut aborder le vivant différemment, en étudiant le vivant de vie végétative, chez qui le devenir l’emporte encore, car il peut mourir ; le vivant de vie sensible où l’immanence de la connaissance sensible est en partie victorieuse du devenir ; et le vivant de vie intellectuelle, chez qui le devenir est comme abandonné, qui se sépare du devenir et contemple - ce qu’on ne peut saisir parfaitement qu’en philosophie première.
La vie végétative est essentiellement matérielle mais implique déjà une certaine immanence. En effet, le vivant assimile, il se nourrit en transformant substantiellement l’autre, extérieur à lui, pour le faire sien. Avec le vivant de vie sensible apparaît l’intentionnalité de la connaissance dans la sensation ; elle permet au vivant de se créer un milieu qui ne soit plus le milieu physique mais un milieu intérieur. Le vivant de vie sensible s’intériorise toujours pour réaliser en lui son propre milieu ; et dans la vie sensible, c’est avec l’imagination que l’intentionnalité domine et se développe parfaitement. Enfin, dans le vivant spirituel, l’intentionnalité intellectuelle rejoint le réel et l’affronte dans le jugement ; et dans l’ordre de l’amour, l’intentionnalité de la volonté se porte vers la réalité, s’incline vers elle.
Le vivant de vie végétative et de vie sensible émerge donc du devenir du monde physique, en réalisant un monde immanent qui lui est propre. Cette « victoire » se réalise de deux façons très différentes selon qu’il s’agit de la vie végétative ou de la vie sensible. La vie végétative est substantielle, parce qu’elle se termine et se finalise dans la génération ( la procréation pour l’homme ), qui est bien une victoire du vivant sur le devenir physique. Si le devenir physique implique la corruption, comme nous l’avons vu, il implique une certaine victoire de la matière. Le vivant a cette « précaution » de lutter contre la victoire de la matière par la génération 42. Dans la génération, la vie est suffisamment elle-même pour être dans un autre, pour quitter le vivant originaire et s’élever, se développer dans un autre vivant. Pensons à ce phénomène très curieux qu’on trouve dans la vie végétative tout à fait primitive : en enterrant les branches d’un arbre vivant, au bout d’un certain temps, on pourra couper la branche, elle continuera à vivre en donnant un nouvel arbre. C’est un signe que le vivant a besoin d’être victorieux de la corruption du devenir. Il l’est de diverses manières et l’on va jusqu’à caractériser un vivant par la manière dont il engendre 43. La génération se fait différemment selon les vivants, la plus complexe étant celle qui réclame deux vivants pour s’accomplir et se fait par leur rencontre dans la coopération, nécessaire dans la mesure où leur vie est plus parfaite.
Cette première victoire de l’immanence de la vie sur le devenir de la matière exprime combien la vie végétative est substantielle. Parce qu’elle est substantielle, elle se communique à un autre vivant. Certains animaux meurent en engendrant, comme si la génération d’un nouveau vivant réclamait la disparition du précédent : il se rajeunit dans un autre en acceptant de périr. Cela fait très profondément comprendre ce qu’est la vie : elle continue dans un autre, plutôt que de se désagréger et de disparaître avec la mort d’un être vivant. Le vivant appelle le vivant et ne supporte pas la victoire de la matière.
La diversité de la génération nous montre déjà dans le vivant de vie végétative un dépassement de l’univocité. Par la diversité dans la génération, nous comprenons que la perfection du vivant a des modalités très différentes dans la vie végétative. Avec le vivant, nous sommes donc déjà en présence d’une diversité analogique. Nous pouvons d’ailleurs affirmer que l’univocité n’existe même pas au niveau du devenir, puisque les devenirs de la terre, de l’eau, de l’air et du feu sont déjà différents. Mais évidemment, le devenir matériel est plus radical, il n’a pas toute la souplesse du vivant de vie végétative dans sa perfection vitale.
Avec la vie sensible apparaît une nouvelle victoire du vivant sur la matière, dans l’intentionnalité de la connaissance sensible. L’immanence se développe alors d’une façon toute nouvelle et spéciale. La connaissance sensible, comme acte vital, implique que le vivant possède et assimile intentionnellement ce qu’il connaît. Cette assimilation demeure sensible mais ce n’est pas la qualité sensible telle qu’elle est dans la réalité qui spécifie la sensation. La qualité sensible qui existe réellement détermine une réalité matérielle et quantifiée. Le vivant, lui, possède cette qualité selon un mode « intentionnel ». Nous disons cela pour essayer d’exprimer ce passage du « physique » à la connaissance sensible. La connaissance sensible réalise une immanence mais, à la différence de celle de la vie végétative, elle est intentionnelle, c’est-à-dire qu’elle est relative à la qualité sensible existant réellement - elle ne peut pas exister sans elle - et demeure dans le vivant de vie sensible selon un mode nouveau. Son existence est donc objectivement dépendante de l’autre du point de vue de la détermination mais existentiellement dépendante du vivant connaissant.
Notons encore que, dans l’ordre sensible, l’intentionnel reste lié à des organes corporels et donc au devenir physique, ce qui lui impose des limites. Cela se voit nettement avec le phénomène de la vieillesse qui fait que notre vie sensible diminue. En raison de l’usure du corps, elle diminue plus vite que l’intentionnalité. En revanche, celui qui est jeune et en pleine santé ne s’aperçoit pas du devenir physique présent dans l’intentionnalité sensible parce qu’il ne connaît pas encore les limites qui viennent du corps : celles-ci sont portées et en quelque sorte dépassées.
Avec l’intentionnel de la connaissance sensible, nous sommes donc devant un ordre réel tout à fait nouveau et sui generis. Ce premier degré de connaissance demeure imparfait en tant que connaissance et est tout entier ordonné à la vie intellectuelle chez l’homme ou, chez l’animal, à l’estimative, elle-même tout entière finalisée par sa vie végétative 44. Quant à la vie de l’intelligence, elle peut se séparer du sensible puisque l’intelligence peut atteindre ce qui est, au-delà de la matière 45.
D’autre part, le vivant a un rythme dans son développement : la conception, la naissance, l’accroissement jusqu’à un sommet, puis une descente qui aboutit à la mort. Ce rythme implique aussi des moments de repos et d’activité. Le repos n’existe pas dans le pur devenir ; il n’existe et n’apparaît que dans le vivant. Le vivant doit se reposer ( par exemple le sommeil dans la vie végétative ) pour repartir avec plus d’élan, et cela fait partie de son immanence. Il peut se reposer grâce à cette immanence, tandis que la matière, qui est le fondement du devenir physique, refuse le repos : elle est purement relative. Le repos exige une certaine immanence car on demeure en soi, on se repose.
La naissance est capitale dans le rythme et le développement du vivant. Elle est l’apparition de cet être nouveau qui se manifeste au monde, en présence des autres, comme étant lui-même autre, ayant sa richesse propre et son individuation particulière. La naissance présuppose la conception, qui demeure cachée comme une nouvelle source de vie. La vie est donnée et ne se manifestera que plus tard. Le temps qui suit la conception est plus ou moins long, selon les différents animaux ; il est cette première période de la vie qui n’est connaissable que d’une façon extérieure et en pointillé. Nous pouvons opérer des coupes successives de cette période, très proches les unes des autres ( on sait avec quelle précision on peut les réaliser aujourd’hui ), mais le continu de cette période demeure secret pour le vivant lui-même. Cette période est au-delà de la conscience, elle est comme enfouie, portée par le milieu maternel. Et pour la mère elle-même, cette période demeure secrète, elle n’est connaissable qu’en pointillé. C’est durant cette période que, pour l’homme, Dieu crée l’âme spirituelle dans le corps embryonnaire de l’enfant 46. Et pour les animaux, les Anciens n’hésitaient pas à parler d’une « âme sensitive », à cause de l’intentionnalité de la connaissance sensible.
À partir de la naissance, la croissance s’opère selon un rythme nouveau, plus autonome, propre à chaque vivant, et qui peut durer une année, 2 ans, 10 ans, 20 ans, 25 ans, jusqu’au moment où la croissance atteint son sommet dans le vivant parfait, achevé. Durant cette période de croissance, c’est la victoire de la forme et de l’âme sur la matière qui permet que l’organisation du vivant se fasse parfaitement, harmonieusement. Chaque puissance a donc là son rôle propre à accomplir, en assumant un corps qui s’ordonne d’une manière organique, selon un ordre vital.
Tout ce que nous venons de dire, nous pouvons le constater et cela nous permet de comprendre de quelle façon le vivant se développe dans une immanence plus ou moins profondément victorieuse de l’extériorité du monde physique et de la corruptibilité de la matière. Mais qu’est-ce que le vivant ? C’est cette interrogation qui nous oriente vers la découverte d’un principe, d’une cause radicale de vie, que les traditions religieuses ont appelé l’âme, la psyché.
Cette question est particulièrement importante pour nous étant donné qu’aujourd’hui on n’aime plus beaucoup parler de l’âme. On parle de la personne, mais très peu de l’âme. Certains affirment même que parler de l’âme, c’est évoquer un mythe ancien, religieux, mais sans aucune signification réelle : l’âme ne serait pas réelle, mais symbolique et mythique. Il est donc capital de nous demander si nous pouvons parler de l’âme sur le plan philosophique, et comment. Cela d’autant plus que cette attitude de rejet de l’âme atteint même la théologie chrétienne. Dans certains milieux théologiques, ne dit-on pas ouvertement qu’il ne faut absolument plus parler de la distinction de l’âme et du corps ?
Ce rejet est caractéristique du climat intellectuel dans lequel nous sommes. Dans une perspective phénoménologique, par exemple pour Merleau-Ponty, la distinction de l’âme et du corps est complètement dépassée, puisque l’on décrit les états, les dimensions successives du moi, du sujet vivant. Et quand on se situe dans cette perspective, on ne comprend plus comment on peut progressivement arriver à saisir ce qu’est l’âme, sa distinction et son unité avec le corps. Car, pour cela, il ne faut pas seulement décrire mais chercher à connaître ce qu’est le vivant humain dans sa source, dans la cause profonde de son immanence vitale.
Pour sortir de la phénoménologie, la première chose est peut-être de s’interroger à la manière de Socrate, en se demandant s’il existe une différence entre dormir et faire de la philosophie, entre manger et penser... Il est facile de découvrir que lors d’une discussion philosophique intense et profonde, une interruption commandée par une nécessité de la vie végétative - se nourrir - ou un élément sensible - du bruit, un spectacle étonnant pour la vue, etc. - a des répercussions sur l’intensité et la profondeur de notre pensée. Nous savons bien, par exemple, qu’il est difficile de travailler intellectuellement en étant dehors ou en étant assis d’une manière qui ne facilite pas le travail mais plutôt la paresse ! Certes, un habitus intellectuel 47 très enraciné nous aide à dépasser les limites du conditionnement sensible - on sait que saint Thomas, étant chez le dentiste, était capable de réfléchir avec une telle intensité qu’il ne ressentait plus la douleur ! Mais, même dans ce cas, nous avons à dépasser un conditionnement pour penser avec profondeur et liberté.
Cela nous aide à bien comprendre que, si nous affirmons qu’il est différent de dormir et de faire de la philosophie, qu’il est différent de boire du thé et de faire de la philosophie, nous admettons implicitement qu’il y a en nous un principe radical de vie qui nous permet d’être éveillé et de faire de la philosophie, et qu’il y a un autre principe conjoint, très proche de l’autre pour certains, plus éloigné pour d’autres - cela dépend du degré d’intelligence que l’on a ! Evidemment, quand l’âme est complètement enfouie dans le corps, quand notre occupation principale est de dormir ou de manger, il est difficile de discerner son existence...
Souvent, donc, ceux qui refusent la distinction de l’âme et du corps le font en fonction d’un a priori. On rencontre aujourd’hui beaucoup d’attitudes comme celle-là, qui s’appuient sur des opinions fausses. Par exemple, ne dit-on pas couramment que la distinction de l’âme et du corps trouve son origine dans la philosophie grecque ? Or, elle relève premièrement des traditions religieuses, en particulier celles de l’Inde. Il faut le redire parce que, dès que l’on parle de l’Inde, tout le monde fait « chapeau bas », alors qu’on tourne le dos à la Grèce. Il est donc intéressant de rappeler au passage que Platon - car c’est lui qui l’a introduite dans la philosophie grecque - tient cette distinction de l’Inde. Et de fait, la distinction de l’âme et du corps est présente dans toutes les traditions religieuses qui parlent d’une âme immortelle et d’un salut de l’âme au-delà de la mort.
Après Platon, Aristote a repris cette distinction en en montrant le fondement philosophique. Car nous pouvons découvrir l’existence de l’âme au niveau philosophique en nous interrogeant pour chercher à comprendre ce qu’est l’homme en tant qu’il se meut. Pourquoi, au niveau philosophique, devons-nous affirmer l’existence de l’âme ? Et comment comprendre que, dans une perspective phénoménologique, on rejette cette distinction pour ne plus parler que du moi ? De fait, la conscience relève proprement de la personne et la phénoménologie ne peut saisir que le contenu du vécu, que nos opérations dans leur exercice. Or, précisément, toutes nos opérations dans leur exercice impliquent toujours l’âme et le corps. Seule une philosophie qui analyse les opérations vitales par ce qui les spécifie saisit que le corps conditionne mais ne détermine pas nos opérations humaines : il peut y avoir des opérations spirituelles dont le contenu propre est au-delà de ce conditionnement corporel.
Nous placer dans une perspective purement philosophique, c’est philosopher à partir de notre expérience. Et il est bien évident que nous n’avons pas l’expérience de l’âme séparée du corps car nous n’avons pas l’expérience de notre mort et de ce qui est après la mort. Il faut donc partir de cette distinction entre l’expérience externe et l’expérience interne. Chaque jour, nous faisons des expériences au sens fort : nous voyons, nous touchons les réalités existantes sensibles. Quand nous donnons la main à quelqu’un, c’est une expérience externe ; et normalement, en donnant la main à quelqu’un, nous ne lui demandons pas s’il existe. Cela va de soi, c’est évident. Il arrive que certains se mettent à en douter mais, normalement, si l’on est suffisamment éveillé, cela va de soi... Le réalisme de cette expérience externe suppose bien cet éveil. Quand nous avons un cauchemar, nous sommes très heureux de nous réveiller et nous disons : « Heureusement, ce n’est pas vrai, ce n’était qu’un rêve ! » À ce moment-là, nous faisons très nettement la distinction entre une expérience interne et une expérience externe. Toucher une table est une expérience externe ; voir la couleur de cette table est une expérience externe. Il y a aussi diverses expériences internes : lorsque nous sommes euphoriques, de bonne humeur, ou au contraire de mauvaise humeur ; lorsque nous pensons, lorsque nous contemplons ; lorsque nous aimons...
Cette distinction entre l’expérience externe et l’expérience interne est impossible à refuser. Quand nous nous regardons dans la glace, nous nous voyons de l’extérieur et nous nous disons : « Tout le monde me regarde de cette manière ; c’est curieux ! » Nous disons cela parce que nous nous connaissons aussi de l’intérieur. Les autres peuvent juger ou imiter le visage extérieur. Mais le « visage intérieur », nous sommes seul à le connaître. L’extériorité provient du corps ; c’est le corps qui nous donne un visage que tout le monde peut regarder, que tout le monde peut dévisager, ce qui n’est pas drôle. Au contraire, nous sommes seul à nous connaître de l’intérieur et, intérieurement, à comprendre que nous pouvons penser, aimer, imaginer quantité de choses sans que personne n’en voie rien.
Si nous avons une vie intérieure, et que nous ne sommes pas seulement dans l’extériorité, nous pouvons avoir une certaine expérience affective de notre âme. C’est ce que Plotin évoque admirablement 48. Il distingue l’intériorité, par laquelle nous rejoignons le « quelque chose » de divin de notre âme, et l’extériorité qui nous disperse. Cette intériorité nous donne une certaine expérience affective de ce qui est le plus profond en nous. Et ce qu’il y a de plus profond en nous, notre intériorité dans sa source, notre « moi profond », c’est bien notre âme : c’est notre âme spirituelle ( intérieure ), qui se distingue du corps ( extérieur ) et qui nous permet de découvrir une source très profonde en nous qui unifie des expériences internes très diverses ; parce qu’elle unifie cette diversité, elle est donc au-delà de celle-ci.
Voilà la première connaissance que nous avons de notre âme. Elle reste très dépendante de notre réflexion et progresse selon que notre vie intérieure est plus ou moins grande. Quand notre vie intérieure d’amour et de connaissance tend à disparaître, nous avons l’impression de vivre à l’extérieur de nous-même. Nous n’arrivons plus à retrouver notre intériorité, notre âme nous échappe, nous ne savons plus qui nous sommes et où nous allons ; nous perdons notre identité. Cela arrive quand nous ne vivons qu’à l’extérieur, dans la très grande diversité de nos activités : nous nous levons, nous prenons notre petit-déjeuner, nous travaillons, nous rencontrons des gens, parfois beaucoup, nous sommes agités, nous recevons des compliments ou, au contraire, on nous fait des observations ; et tout à coup, nous nous rappelons une rencontre merveilleuse ou, au contraire, une rencontre très désagréable... La vie à l’extérieur est très diverse. Et, dans la mesure où nous vivons dans l’extériorité, nous en arrivons à perdre notre identité et notre unité. Les stoïciens ( pas seulement eux, du reste ) recommandaient à leurs étudiants de faire tous les jours un quart d’heure de méditation pour retrouver leur intériorité et, par là, leur unité. Si nous quittons cette intériorité, nous vivons dans la dispersion et dans la superficialité et nous ne savons plus où nous allons ; par le fait même, nous n’avons plus un regard suffisamment profond sur les choses extérieures et sur nous-même. Nous devons chercher l’intériorité, parce que c’est ce qui permet à l’homme de se découvrir dans ce qu’il a de plus profond. Aujourd’hui, cette première connaissance de nous-même est très nécessaire. Mais évidemment, elle présuppose une certaine vie intérieure qui, hélas, est rare...
Il y a donc une première connaissance de l’âme qui est une connaissance affective ; et la réflexion est nécessaire pour mieux la saisir, mieux la découvrir. Fermons les yeux, taisons-nous et essayons de comprendre ce qu’il y a de plus intérieur en nous, de plus profond : notre capacité d’aimer, notre capacité de penser, qui sont au-delà de tout ce qui peut se voir et se mesurer de l’extérieur. Il est très difficile de bien préciser ce qu’est cette connaissance affective que nous avons de nous-même mais, dans la mesure où nous nous intériorisons, elle peut être extrêmement forte. On rencontre aujourd’hui des personnes qui ne s’aiment plus du tout et qui n’ont plus du tout de vie intérieure. Et de fait, si l’on n’a plus de vie intérieure, si l’on perd son intériorité, il est impossible de s’aimer vraiment soi-même. Nous devons redécouvrir cela, nous aimer nous-même et saisir par là notre intériorité dans ce qu’elle a de plus profond. Et en nous aimant nous-même dans cette intériorité, nous découvrons en nous-même une source profonde, notre âme.
Il y a une autre manière de découvrir en nous-même la présence de cette source cachée, de ce principe de vie qu’on appelle l’âme. Cette autre voie présuppose la première et cherche à être beaucoup plus rigoureuse. La première voie est facile si nous avons une certaine vie intérieure 49. L’autre s’impose à tout être intelligent qui veut réfléchir ; c’est la voie philosophique proprement dite. Tandis que la première est subjective, celle-ci est objective mais demeure difficile pour quelqu’un qui ne cherche plus la vérité et refuse toute démarche philosophique.
Nous constatons que nous sommes le sujet d’activités multiples qui sont, toutes, nos activités. Tous les matins, nous nous réveillons, c’est la première activité. Puis nous commençons à prier, nous faisons un acte d’adoration - le philosophe peut dire cela indépendamment de la foi chrétienne. Puis nous nous préparons pour la journée, nous prenons notre petit-déjeuner, une activité humaine très agréable, souvent un des moments les plus détendus, surtout si nous le prenons avec quelqu’un que nous aimons et avec qui nous pouvons parler... C’est ensuite le travail. Dans le travail, il y a des moments où le labeur est très intense et des moments de détente, il y a des moments d’agacement et des moments merveilleux de coopération avec d’autres : travailler avec quelqu’un de très intelligent nous rend intelligent et nous fait aimer le travail. Il y a aussi l’amitié dans le travail qui nous permet de coopérer dans la joie avec un autre ; c’est le côté affectif : le milieu affectif de nos activités peut nous éveiller beaucoup ou, à l’inverse, nous inhiber complètement. À travers tout cela, nous voyons la diversité de nos opérations vitales. Il faut en faire l’inventaire philosophique. Il y a là une richesse étonnante qui peut être troublante, parce que nous pouvons rester dans la complexité de cette richesse et ne plus très bien savoir où nous en sommes. Sommes-nous plus présent quand nous aimons ou quand nous mangeons ? Certains êtres sont surtout présents quand ils dégustent quelque chose ! On a l’impression que là, ils sont parfaitement eux-mêmes. Pour d’autres, c’est quand ils rencontrent un ami ; alors ils se dérident, ils se détendent et apparaissent dans ce qu’ils ont de merveilleux. Pour d’autres encore, ce sera dans le travail : il faut voir comment ils s’y attachent avec acharnement...
Cette diversité d’opérations est constatable ; mais qu’est-ce qui fait l’unité de tout cela ? Il y a en nous une diversité d’opérations vitales et, cependant, ce sont toujours nos opérations. Nous remarquons donc, d’une part, la multiplicité et la complexité de nos opérations vitales ; cette complexité est facile à découvrir, surtout aujourd’hui avec toutes les études psychologiques : nous sommes, comme disaient les Anciens, un microcosme, un petit monde. Et, d’autre part, nous ne pouvons abandonner aucune de ces opérations : elles sont nôtres, nous en sommes source. Nous pouvons dire : « Ce sont mes opérations et elles me trahissent ! » Chacun, en effet, a sa propre manière de travailler, sa propre manière d’être joyeux, d’aimer, et même de manger. Pour chacun, tout cela est très individuel et très personnel, tout cela porte sa marque. Tout cela est très révélateur de sa manière d’être et de vivre. Pensons à la manière dont les gens marchent, dont ils courent ; elle est souvent extrêmement révélatrice et leurs activités, qui sont multiples, trahissent, projettent à l’extérieur ce qu’ils sont. Si nous sommes attentifs et si nous essayons de bien le comprendre, nous voyons cela tout de suite en regardant les autres et en nous regardant nous-même, parce que les autres nous aident aussi à comprendre ce que nous sommes.
Toute la diversité de nos opérations vitales implique donc une unité, une unité vitale immanente. Et nous nous interrogeons : pourquoi cette unité de toutes nos activités ? Certes, le corps implique une complexité et est source en partie de la diversité de nos opérations, de leur multiplicité : il faut dormir, manger, marcher, parler, etc. Toutes ces opérations font comprendre ce qu’est le corps dans ses fonctions vitales et il suffit d’être privé de telle ou telle activité normale pour nous apercevoir de son importance. Mais le corps n’explique pas toute la diversité des opérations car certaines d’entre elles le dépassent, sont au-delà du corps. Et surtout, le corps n’explique pas leur unité vitale immanente qui fait qu’à travers toutes nos opérations nous nous mouvons, nous vivons. D’où vient cette unité ? Qu’est-ce que cette unité ? Pourquoi cette unité ?
Dans la mesure où nous nous posons ces questions, nous voyons, en effet, que toutes nos opérations vitales sont marquées d’une certaine originalité qui fait que ce sont nos opérations. Nous ne mangeons pas tout à fait de la même manière que notre voisin ; nous ne parlons pas tout à fait comme lui ; nous ne travaillons pas tout à fait de la même façon... Toutes nos opérations, dans leur diversité, impliquent une certaine unité, non pas seulement parce qu’elles sont celles d’un sujet à qui on les attribue : Pierre marche, Pierre mange, etc., mais parce qu’elles impliquent une unité vitale qualitative dont nous sommes source. Pourquoi ? C’est en regardant cette diversité et cette unité que nous sommes conduits, si nous voulons aller jusqu’au bout et répondre à cette interrogation, à affirmer qu’il existe nécessairement, au-delà de cette diversité, une source cachée d’unité. L’unité biologique, le « génome », ne suffit pas pour expliquer cela, parce qu’il y a des opérations qui dépassent le point de vue biologique : la pensée, l’amour, le sourire, la parole, le travail. Il existe donc une source cachée de toutes nos opérations. Cette source est principe d’unité. Ce principe d’unité de toutes les opérations vitales, c’est ce qu’on appelle l’âme.
Le mot « âme » n’est pas inventé par le philosophe, nous l’avons vu. Le philosophe le reçoit des traditions religieuses et a le devoir, puisqu’il n’a pas d’a priori, de se demander si ces traditions religieuses sont de purs mythes, de pures inventions imaginatives, ou si elles touchent quelque chose de réel. Le philosophe constate que toute la diversité de nos opérations vitales est, d’une certaine manière, marquée de l’intérieur, et non pas de l’extérieur, par une certaine unité, par quelque chose qui vient de nous. Quelque chose est notre signature ! Il faut donc qu’il y ait, à la racine de toutes ces opérations très diverses, un principe, une source qui soit la même. Autrement, nous n’expliquons pas cette unité. Évidemment, on peut se contenter de décrire. Mais l’intelligence veut aller le plus loin possible dans l’ordre de la signification : elle veut savoir pourquoi cette diversité implique une unité, d’où vient cette unité et comment elle se réalise. Nous sommes là dans une démarche inductive, nous remontons à la source, à la cause. Il faut remonter à la source, trouver la source cachée qui fait l’unité profonde de toutes nos activités. Nous découvrons alors un principe interne que les traditions religieuses appellent l’âme. Selon les traditions religieuses, en effet, l’âme est une source de vie ; c’est la source de notre vie, le corps n’étant que ce qui manifeste le vrai trésor qui est caché, l’âme.
Le principe découvert à partir de l’unité qui demeure à travers la diversité est une source de vie, une source qui permet d’accomplir ces diverses activités et qui permet que toutes ces activités soient bien les nôtres, dans un développement multiple, dans des orientations diverses. À travers toutes nos activités, c’est bien nous, c’est bien notre âme. Ce principe est cause, puisqu’il est la source de toutes nos activités, à travers le corps, qui en est distinct mais avec lequel elle existe dans une unité profonde de vie et d’être. Nous sommes partis, dans une démarche inductive, de la constatation de l’unité à travers la diversité. La découverte de l’âme ne supprime pas cette diversité : elle explique la marque d’unité qui existe à travers la multiplicité de nos opérations. L’âme, découverte comme un principe, explique, au-delà de la diversité, la présence d’une unité vitale plus radicale que la diversité. Cette dernière provient en partie du corps mais pas seulement, puisque les opérations intellectuelles et volontaires, qui sont au-delà du corps, impliquent aussi une très grande diversité. Toute diversité provient de la potentialité. Et en l’homme, cette potentialité existe à deux niveaux : celui de l’âme spirituelle et celui du corps. C’est évidemment la potentialité du corps qui se manifeste avant tout pour nous, dans la diversité de nos opérations biologiques. Mais la diversité des opérations spirituelles est plus radicale et plus profonde — c’est en premier lieu celle de la connaissance intellectuelle et de l’amour spirituel, volontaire.
Nous découvrons donc une source d’unité au-delà de toute la diversité des opérations vitales, visibles et invisibles, mais aussi au plus intime de ces opérations. Cette source, nous venons de le dire, est ce que nous appelons l’âme, principe et cause des opérations vitales et donc de notre être, de notre exister actuel. En effet, pour nous, vivre, c’est être 50, nous ne pouvons séparer nos opérations vitales de notre exister actuel. Cette âme, découverte comme source radicale de toutes nos opérations vitales sensibles et spirituelles, qui fait et maintient cette unité, est donc cause propre de notre être. L’âme est source de vie et elle est source de notre être. C’est pourquoi, pour nous, l’âme est substance, la substance étant cause d’être 51. Notre âme, c’est notre substance. C’est donc ce qu’il y a de plus intime et de plus profond en nous, comme une source immanente de vie et d’être. Il ne s’agit pas de quelque chose d’extrinsèque. C’est au contraire ce qu’il y a de plus intime en nous-même, c’est ce par quoi nous vivons, ce par quoi nous sommes.
Ayant fait cette démarche inductive, nous pouvons revenir alors à notre première découverte de l’âme par la connaissance affective. Et, en effet, la première découverte de l’âme, cette présence affective de notre intériorité et d’une source d’intériorité, correspond bien à cette découverte plus objective, plus philosophique, qui se fait par l’induction du principe d’unité de nos opérations vitales complexes. Ces deux manières de s’approcher de l’âme, de la découvrir, ne s’excluent pas du tout mais se complètent. En effet, si l’âme est posée comme principe radical des opérations vitales, si elle est découverte comme la source cachée, elle se manifeste à travers ces diverses opérations : notre âme, nous la saisissons quand nous pensons, quand nous aimons, quand nous mangeons. Nous n’y pensons pas beaucoup et, pourtant, elle est présente à travers toutes nos activités, comme une source. Elle est d’un autre ordre, puisqu’elle est source d’unité, mais elle est présente à travers elles. Elle est indivisible et ne fait pas nombre avec elles ; elle est donc présente à toutes nos activités. C’est pourquoi nous avons conscience, intérieurement, de la présence de quelque chose qui nous unifie. L’intelligence philosophique précise cette présence en découvrant la nécessité de poser un principe, une source, au-delà de toute la diversité des opérations vitales, mais immanente à toute cette diversité, qui demeure présente à travers elle.
Comprenons bien l’importance de cette recherche philosophique dans le contexte qui est le nôtre. Beaucoup d’attitudes affectives d’opposition à l’existence de l’âme viennent d’un manque de philosophie. Nous l’avons vu, le mot « âme » a une origine religieuse. Et on comprend que ceux qui sont entièrement acquis au positivisme d’Auguste Comte soient agacés dès qu’un mot a une saveur religieuse et en arrivent à refuser de considérer le problème. Il est donc capital, dans ce contexte, de repenser philosophiquement la découverte de l’existence d’un principe radical de notre vie humaine. C’est bien cela, notre âme : un principe radical de toutes nos opérations en tant qu’humaines 52. Il est vrai que l’âme ne peut être atteinte que par la philosophie et non pas par une méthode scientifique expérimentale ; mais nous maintenons qu’on ne peut pas parler de la vie humaine en demeurant dans une perspective purement positiviste. Il n’est pas scientifique de rejeter un mot en raison de son origine religieuse. C’est un fait, le mot « âme » provient historiquement des traditions religieuses, il faut le reconnaître ; mais il faut comprendre, au-delà du mot, que son intelligibilité est purement philosophique.
L’âme humaine connaît un développement très particulier, au-delà de la sensibilité, de l’imagination et de la mémoire avec l’intelligence et la volonté. Ce développement vital est unique à l’homme et se fait au-delà de tout organe physique, corporel 53. C’est pourquoi l’âme humaine est un principe de vie qui subsiste au-delà de la mort. Le vivant humain, à sa mort, au terme de sa croissance, ne meurt pas dans son âme. Son âme spirituelle dépasse la corruptibilité du corps, elle est substance, elle subsiste au-delà de son union avec le corps. C’est ce que permettra d’expliciter une nouvelle recherche philosophique, celle du premier dans ce qui est en tant qu’être.
Dans ces trois développements : végétatif, sensible et spirituel, l’âme humaine est une. C’est ce qui fait comprendre que le vivant humain a une vigueur plus grande que tout autre vivant. Puisque son âme, qui est spirituelle, est la même que celle qui informe le corps et qui est source des opérations de vie végétative et de vie sensible, le développement de l’intelligence et de la volonté aura chez l’homme une répercussion sur sa sensibilité et jusque sur sa vie végétative. L’âme spirituelle caractérise l’homme. Certes, la vie sensible est analogiquement la même pour les animaux et pour l’homme : on retrouve du côté sensible des caractères semblables chez les animaux et chez l’homme, par exemple pour les différents sens externes. Mais l’estimative de l’animal devient, chez l’homme, la cogitative, qui participe à l’intelligence et au caractère spirituel de l’âme. Elle lui permet d’avoir une connaissance, non pas de ce qui est, mais de ce qui est bon et mauvais pour lui-même dans l’ordre vital. C’est donc du côté affectif et sensible que nous pourrons le mieux voir la différence entre la sensibilité de l’homme et la sensibilité animale, différence qui existe grâce à cette « influence » de l’intelligence sur la sensibilité humaine. Cela provient radicalement du fait que notre âme, qui informe notre corps est, en même temps, une âme spirituelle qui dépasse le corps.
La connaissance sensible sera, elle aussi, beaucoup plus affinée chez l’homme que chez l’animal, surtout quand il s’agit du toucher. Certes, pour la vue et l’ouïe, certains animaux, comme l’aigle ou le chien, semblent avoir une acuité sensible beaucoup plus grande que l’homme. Mais le toucher de l’homme reste particulièrement remarquable 54 et il est lié à l’intelligence pour affirmer que la réalité existe : il faudra le toucher pour pouvoir affirmer qu’une réalité autre que nous existe. Il est donc à la fois le sens le plus lié au corps et celui qui a un réalisme unique dans le jugement d’existence.
Notons encore que l’âme humaine, parce qu’elle est spirituelle, ne peut pas être communiquée par les parents dans la génération 55. Les parents forment le corps qui reste lié à la nature et à la matière. Mais ils ne peuvent pas communiquer l’âme de l’enfant, qui est spirituelle. Celle-ci ne peut provenir de la génération chamelle. Ainsi parlerons-nous de « procréation » humaine, pour marquer que la naissance d’un nouveau vivant humain impliquera le concours de Dieu créateur.
Découvrant en philosophie du vivant que notre âme est spirituelle, qu’elle est source de notre intelligence, nous saisissons que nous avons avec l’intelligence la capacité de découvrir l’être des réalités, de dépasser les qualités pour saisir ce qui est, ce qui s’exprime radicalement dans le jugement « ceci est ». À partir de là pourra se développer toute la connaissance « métaphysique » : au-delà de la matière, au-delà du vivant, la connaissance de ce qui est. Nous chercherons alors ce qui est premier dans l’être, du point de vue de la cause selon la forme et du point de vue de la cause finale. Dans l’ordre de l’être, il n’y a pas de cause matérielle : pas de matière qui soit première dans l’être, elle est toujours liée au devenir, puis à la croissance vitale par le devenir. Il n’y a pas non plus de cause efficiente propre de l’être : la cause efficiente est cause propre du devenir et du mouvement vital 56 ; or ce qui est, comme tel, est au-delà du devenir.
Nous aurons d’abord à découvrir la substance, l’ousia, cause propre selon la forme de ce qui est. Cette découverte inductive nous permettra de comprendre parfaitement que notre âme, qui est première dans l’ordre de la vie, est aussi première dans l’ordre de l’être : elle est substance, en tant qu’elle est séparée de la matière et en tant qu’elle est source d’être en nous.
Dans toute la philosophie grecque, puis dans toute la philosophie européenne qui en dépend, le problème des rapports de l’être et du devenir a été une recherche capitale et essentielle. Toutes les réalités que nous expérimentons sont dans le devenir. Et notre intelligence saisit leur être, quand nous affirmons : « ceci » que je touche, que je vois, « est ».
Une question se pose donc : le problème de l’être et du devenir est-il encore actuel pour nous ? Ou bien est-il un problème déjà vu, déjà connu, déjà résolu ? Beaucoup de philosophies contemporaines, en effet, ne se le posent plus et ne l’étudient qu’historiquement. Or, on ne peut pas le résoudre historiquement car il concerne la vie même de l’intelligence et se pose d’une manière radicale pour toute pensée philosophique. La question primordiale est bien celle-ci : notre intelligence peut-elle saisir ce qui est à travers le devenir ou, au contraire, doit-elle demeurer dans l’expérience du devenir et ne parler de l’être que d’une manière abstraite et donc lointaine ? C’est bien de cette manière que se pose le problème métaphysique au sens précis, au sens fort. Nous ne pouvons pas l’éviter car notre intelligence ne peut vivre parfaitement sans le poser. Bien plus, elle s’éveille en le résolvant, bien qu’elle ne puisse jamais le résoudre définitivement. Elle ne peut le régler une fois pour toutes et cela demeure toujours une question, une recherche. C’est le problème de l’intelligence elle-même car elle s’éveille parfaitement au contact de ce qui est et en s’interrogeant sur l’être des réalités existantes, en cherchant à connaître ce qui est, en tant qu’il est 57.
Qu’est-ce que la réalité existante, qu’est-ce que l’homme dans son être ? C’est la question primordiale et fondamentale. Elle se pose par rapport à nous-même, par rapport à notre ami, par rapport à l’autre : pourquoi et comment l’être est-il singulier en nous-même et dans l’autre ? Pourquoi est-il notre être et pourquoi est-il l’autre, à tel point que l’autre, considéré du point de vue de l’être, apparaît comme existant par lui-même indépendamment de nous ? Cette question est fondamentale et radicale. Nous pouvons dire : « Je suis », « l’autre est ». Qu’est-ce que l’être, unique à chacun et cependant commun à tous ?
Dans cette recherche, l’histoire de la philosophie européenne a connu un premier grand développement avec la philosophie d’Aristote en affirmant le primat de ce qui est sur la vie de l’esprit. Puis, très vite, la foi chrétienne a orienté cette recherche de l’être dans un sens spécial, Dieu affirmant par la Révélation : « Je suis »58. Et de fait, un glissement s’est opéré à partir de là, la philosophie européenne insistant avant tout, avec le « je suis », sur l’affirmation du sujet par lui-même. C’est un fait que la Révélation chrétienne a permis le développement d’une réflexion philosophique et théologique sur la personne. Cela, en raison du mystère du Christ, en raison de la Révélation des Personnes divines, du mystère de la Très Sainte Trinité, et en raison de l’orientation personnelle de l’homme, comme sujet libre coopérant avec le don de la grâce, vers la béatitude surnaturelle. Mais si cette recherche s’est développée dans une grande montée depuis les Pères de l’Église jusqu’à saint Thomas d’Aquin, la théologie médiévale après lui, puis la philosophie moderne se sont en quelque sorte repliées sur la subjectivité spirituelle. De sorte que, dans le développement de la philosophie occidentale, nous nous trouvons devant deux grandes périodes : l’une, commandée par l’affirmation « ceci est », l’autre qui la suit et la prolonge mais qui affirme avant tout : « Je suis » - nous pensons au cogito cartésien. N’y a-t-il pas eu une déchirure très profonde dans la philosophie européenne, un tournant qui sépare ces deux points de vue tout à fait différents et qui se développent de façon diamétralement opposée ? Il y a la philosophie première d’Aristote, commandée par le « ceci est », et la philosophie moderne, inaugurée par Descartes, qui développe l’affirmation « je suis »...
Ces deux points de vue sont-ils irrémédiablement opposés ? Pour résoudre cette question, il nous faut d’abord saisir que l’affirmation « ceci est » est tout à fait primordiale. En effet, notre intelligence est à la fois celle qui affirme « ceci est » et qui nie « ceci n’est pas » ; c’est encore elle qui affirme « je suis » et « je ne suis pas l’autre qui a son existence propre ». A travers ces diverses affirmations, notre intelligence apparaît comme relative à la réalité existante, celle-ci pouvant être aussi bien ce qui est autre, que nous-même qui existons. Mais si nous commençons par « je suis », nous nous enfermons en nous-même et nous ne connaissons les autres qu’à partir de nous. En revanche, en affirmant « ceci est », notre intelligence s’ouvre à toutes les réalités qui sont autres que nous. Dans l’affirmation « ceci est », tout l’accent porte sur « est » car le « ceci » est neutre, il est multiple ; dans l’affirmation « je suis », tout l’accent porte sur le « je » qui est unique. Nous sommes donc bien là en présence de deux perspectives toutes différentes : ou nous regardons en premier lieu ce qui est, l’être du ceci, ou nous regardons en premier lieu le je, le sujet.
De fait, si nous regardons en premier lieu ce qui est, nous pouvons reconnaître que, parmi tous les jugements de l’intelligence sur ce qui est, il y en a un qui est privilégié, tout à fait spécial, celui par lequel nous affirmons : « Je suis ». La primauté du jugement « ceci est » respecte donc la place unique et privilégiée de « je suis », jugement par lequel nous saisissons l’être de l’intérieur. Chaque homme est seul à pouvoir dire de lui-même : « Je suis ». Au contraire, si l’affirmation « je suis » devient première, « ceci est » paraîtra tout à fait secondaire et dépendant du sujet connaissant. C’est bien ce qu’implique la position de Descartes. L’existence y apparaît comme dépendante de la pensée ; elle est donc relative à la pensée, elle n’est saisie que dans le sujet. L’affirmation de l’être à partir de la pensée nous enferme dans notre existence : c’est moi qui existe. En revanche, dans le jugement « ceci est », l’accent est mis sur l’être du ceci, parce que le « ceci » est divers : ce caillou est, cette table est, cet homme est ; l’être est toujours le même dans la diversité.
Il y a donc dans le jugement « ceci est » un primat de l’objectivité de l’être et dans « je suis » un primat de l’affirmation du sujet par lui-même. Or, dans le jugement, l’intelligence cherche en premier lieu une objectivité : nous énonçons quelque chose d’une réalité ( « Pierre est assis » ) et ce que nous affirmons est relatif à une réalité existante que nous expérimentons. Cette objectivité conduit à une universalité, celle de l’être : « ceci est », cela peut être n’importe quelle réalité. C’est donc une affirmation universelle qui demeure en même temps singulière, car nous n’expérimentons pas l’être mais telle réalité dont nous affirmons qu’elle est. Dans le jugement « ceci est », la singularité s’inscrit dans l’universalité où l’universalité s’inscrit au-delà de la singularité ; le singulier n’exclut donc pas l’universel. Au contraire, dans « je suis », le singulier exclut l’universel : je suis unique, singulier dans mon être. Seul le jugement « ceci est » nous permet de découvrir ce que l’être est en propre : il est à la fois universel et singulier. Mais si le « je suis » est premier, donc si la singularité du sujet absorbe l’être, le singulier ne pourra devenir universel que s’il est Dieu ou s’il se nie lui-même - ce sont les deux perspectives de l’idéalisme.
En affirmant la primauté du jugement « ceci est », nous affirmons donc que l’être est au-delà du subjectif et de l’objectif, au-delà de l’universel et du singulier. Il a quelque chose d’unique, et le propre de l’intelligence est de le saisir. Pour exprimer ce caractère propre de l’être, nous dirons qu’il est analogique. Selon l’expression d’Aristote, « ce qui est, est dit de multiples façons 59 » : il est dit d’une manière singulière, il est dit d’une manière universelle. Ce qui est, est donc au-dessus de l’objectivité et de la subjectivité, il est premier. Nous sommes bien là à la racine de tout ce que nous affirmons puisque le jugement « ceci est » se retrouve dans toutes nos autres affirmations.
Il est ici très important de saisir plus profondément le sens du jugement « ceci est » et donc de bien comprendre la différence entre « ceci » et « ceci est ». Connaître « ceci » dans sa détermination et affirmer « ceci est » relève de deux actes distincts de l’intelligence qui s’ordonnent l’un par rapport à l’autre. Ils sont divers et cependant unis et il est capital de maintenir à la fois leur diversité et leur unité. Si nous ramenons le jugement « ceci est » à la connaissance du « ceci », nous mettons l’être entre parenthèses. Or si nous sommes logiques avec nous-même, nous ne devons plus parler. Car selon l’expérience humaine, ce n’est pas la même chose de dire « ceci » et « ceci est ». Tout le monde sera d’accord avec cela. Dire « la soupe » n’est pas ce qui nourrira un homme ! Et celui qui affirmerait que l’existence réelle de la soupe n’a pas d’importance se verrait vite ramené à la réalité... Car pour notre estomac, l’idée et la réalité sont loin d’être identiques. Seule la réalité, la soupe qui est, qu’on nous sert et que nous pouvons manger, nous rassasie.
Ce simple exemple nous aide à comprendre que l’homme est engagé dans l’affirmation « ceci est ». En tant qu’homme, en étant attentif à nos expériences humaines, les plus simples comme les plus profondes, nous ne pouvons pas dire que « ceci » et « ceci est » soient la même chose ; toute notre vie montre que ce sont deux affirmations différentes. Or la philosophie, une philosophie réaliste, ne peut pas se séparer de notre vie humaine : celle-ci est engagée dans notre philosophie car c’est un homme réel qui philosophe à partir de son expérience et de celle de ses amis. Cela nous fait comprendre que la philosophie ne peut pas commencer avec le « ceci ». Mettre « est » entre parenthèses, suspendre notre jugement d’existence, c’est nier que notre philosophie soit liée à notre vie humaine et c’est faire de la philosophie une idéologie. Cela est précisément contradictoire avec la philosophie qui est une recherche de la vérité au service de l’homme dans ce qu’il a de plus grand. La philosophie est celle de notre vie humaine, autrement elle n’a aucun intérêt. On raconte que Brunschvicg disait au début de ses cours de philosophie : « Mesdames et messieurs, mettez à la porte toutes vos expériences, toute votre vie, nous allons faire de la philosophie. » C’était une piètre philosophie que celle-là ! La philosophie repose sur notre expérience humaine et cherche à connaître ce qu’est l’homme existant.
Nous nous séparons donc dès le point de départ de toute idéologie. Et cette séparation est très radicale : nous ne faisons pas la philosophie des idées, ni celle du possible, mais de ce qui est, de l’homme réel que nous expérimentons. Et en disant « ceci est », nous mettons en lumière « est » parce que nous pouvons dire : « la table est », « Pierre est », « la soupe est », etc. L’être demeure lui-même en se diversifiant, parce que l’existence de la table n’est pas celle de la soupe, l’existence de Pierre n’est pas celle de la table. « Est » prend donc des significations différentes dans ces diverses affirmations mais c’est toujours ce qui est. Voilà ce qui est insupportable pour la raison logique qui veut que les choses soient bien déterminées, qui veut définir : la table c’est la table, Pierre c’est Pierre. Mais il y a quelque chose qui les unit : l’être. Et ce quelque chose qui les unit, c’est ce que l’intelligence humaine cherche et que la raison, comme telle, ne peut pas saisir : on ne peut définir l’être, il échappe à la logique ! La vitalité propre de l’intelligence est de saisir, dans la réalité expérimentée, quelque chose que la raison ne saisit pas : l’être, qui apparaît tout de suite dans cette très grande diversité. Cette diversité de l’être est la grande « trouvaille » d’Aristote face à Platon 60. C’est bien ce qui manque au platonisme qui en reste à la forme et à la participation, et c’est ce qui manque à tous ceux qui ne voient pas que l’être est la nourriture propre de l’intelligence : ce qui la détermine et ce qui l’actue, la finalise.
La négation de l’intelligence comme intelligence se fait donc radicalement dans le refus ou le rejet de cette distinction entre « ceci » et « ceci est », distinction que tout être humain accepte, s’il est vraiment humain. Seule une philosophie d’un certain genre, qui n’est plus la philosophie mais qui s’apparente aux mathématiques, rejette cela, nous l’avons vu. En effet, les mathématiques abstraient leur objet de la réalité existante et regardent les possibles. La philosophie, en revanche, regarde ce qui est tout à fait fondamental, ce qui est radical dans la réalité : ce qui est. Et c’est le jugement « ceci est » qui permettra à toutes nos recherches philosophiques de garder leur caractère propre. Le philosophe ne peut jamais se séparer de ce qui est. Ce qui est, est toujours présent à tout ce qu’il dit. Et ce qu’il dit n’a d’intérêt philosophique que dans la mesure où cela est lié à ce qui est et en dépend. Dès que nous quittons le jugement sur ce qui est, nous tombons dans des idéologies. Celles-ci se multiplient toujours, car l’erreur est multiforme 61. On peut faire l’idéologie de l’araignée, l’idéologie du crapaud, etc., cela se multiplie à l’infini, d’un infini en puissance, celui du possible. La philosophie, elle, et d’une façon radicale en métaphysique, reste liée à ce jugement d’existence « ceci est ».
Allons un peu plus loin : quand la subjectivité devient première dans le primat de l’affirmation « je suis », cela a comme conséquence que nous ramenons le « ceci est » à l’intelligibilité du « ceci » et l’être n’est plus que la position de nos idées en dehors de nous. On rêve de temps en temps d’un dialogue entre Aristote et Descartes. Cela reviendrait au dialogue entre « ceci est » et « je suis », entre « ceci est » et « ceci ».
La distinction de « ceci » et de « ceci est » nous permet donc de distinguer, sans les séparer, deux activités de notre intelligence : elle appréhende et elle juge ; elle appréhende et elle discerne ; elle appréhende et elle est capable de voir que ce qu’elle affirme existe. L’intelligence domine dans l’appréhension ; elle s’incline dans le jugement. Elle domine dans l’appréhension parce qu’elle porte en elle-même la signification connue et produit des concepts. Mais dans le jugement « ceci est », elle s’incline devant la réalité qui existe et qu’elle n’a pas faite. Elle l’a connue, elle en a saisi l’intelligibilité mais elle n’a pas fait, elle n’a pas créé son être. Ce qui est, en tant qu’il est, est en dehors de nous ; il est, d’une certaine manière, plus que nous. Il est, il a son originalité, il est autre. Au contraire le ceci, comme ceci, n’existe que dans notre intelligence. Si donc nous ne voulons plus distinguer « ceci » et « ceci est », seul ce que nous pensons existe ; c’est de là que vient la phénoménologie qui ne regarde que ce qui est pensé, connu. L’être s’identifie alors à l’intentionnel et la réalité existante autre que nous devient « ce qui n’est pas pensé », « ce qui n’est pas connu ».
Le jugement « ceci est » est donc capital ; et une diversité d’interprétation de ce jugement et de son rôle dans la vie de l’intelligence engendrera immédiatement des philosophies totalement différentes.
À partir de ce jugement « ceci est », qui est présent dans toutes nos grandes expériences humaines, s’éveille une nouvelle recherche, une nouvelle interrogation de l’intelligence : cet être saisi dans le « ceci est », qu’est-ce qu’il est ? Qu’est-ce que l’être ? Et si l’être peut se dire, s’attribuer de diverses façons, s’il est analogique, nous allons donc essayer de saisir ce qui est primordial dans l’être, en tant que nous considérons l’être pris pour lui-même. L’être ne s’identifie pas au « ceci » : nous ne faisons pas une philosophie de la table ou une philosophie du crapaud. Nous cherchons à connaître l’être dans ce qu’il a de premier. Et nous cherchons à connaître l’être dans l’homme, « l’être à l’homme » selon l’expression d’Aristote 62, l’homme étant la réalité existante la plus parfaite dont nous avons l’expérience. L’être dans le crapaud, « l’être au crapaud », ne nous dit pas grand-chose, pas plus que dans l’araignée. « L’être à la table » est déjà plus intéressant puisque cette table provient d’un artiste : l’idée que l’artiste a eue de cette table a été cause de cette table ; là, l’être se ramène à l’idée. Mais nous partons de quelque chose de plus radical encore : l’expérience de l’homme existant, en tant qu’il est. Nous voulons étudier l’être pris analogiquement, l’être dans l’homme existant : qu’est-ce qui est premier, principe d’être ? Quelle est la cause selon la forme de l’être ?
Dans l’interrogation « qu’est-ce que l’être ? », nous retrouvons donc la recherche des causes propres dont nous avons montré l’importance en philosophie de l’art, puis en philosophie de la nature et du vivant. Mais ici, la recherche de la cause selon la forme se libère de la recherche de la cause matérielle. L’interrogation « en quoi ? » disparaît, il n’y a pas de recherche de la cause propre matérielle de ce qui est en tant qu’il est, pas de découverte de l’être comme matière 63. Nous avons toujours du mal à bien comprendre cela, parce que toutes nos expériences, nous l’avons vu, portent sur des réalités sensibles et en devenir.
Pour bien le comprendre et bien saisir le sens de l’interrogation : « Qu’est-ce que l’être ? », il n’est pas inutile de nous arrêter un instant sur l’itinéraire que nous avons parcouru jusqu’ici.
Notre intelligence s’éveille d’abord par l’art : c’est le premier éveil de l’intelligence. Et là, nous avons l’expérience du spirituel engagé dans la matière ; dans l’œuvre réalisée, la forme pensée par l’artiste existe dans la matière. L’art n’est pas encore la philosophie première, mais nous pourrions dire : puisque l’art existe, la philosophie première existe ; c’est ce que les Grecs avaient compris et c’est pourquoi ils éduquaient les enfants d’abord par l’art 64. Aujourd’hui, l’art ( la qualité ) est pour nous la fronde de David contre Goliath ( le règne de la quantité ). À côté de ce qui se fait aujourd’hui par les mathématiques, qui développent la raison, la philosophie première n’est pas grand-chose et l’on peut être tenté de dire : « Le monde est pris par les mathématiques ; soyons donc les premiers en mathématiques. » C’est le raisonnement fondamental de beaucoup de ceux qui nous dirigent. Et, de fait, les mathématiques sont très importantes pour la technique, comme instrument pour dominer la matière. Mais les mathématiques ne développent pas l’esprit ; elles sont la perfection de l’esprit humain comme raison, en tant qu’il est uni à l’imagination et à la matière. C’est pourquoi il y a là une grande séduction. Elle peut conduire l’humanité à se fourvoyer et à se perdre dans l’orgueil de construire des choses toujours plus grandes. D’une certaine manière, il n’y a pas de limites, on peut aller toujours plus loin dans ce domaine. Certes, il y a la limite de la résistance des matériaux ; mais on peut toujours l’augmenter, car c’est quantitatif.
Face à cela, l’art sauvegarde les sensibles propres, alors que les mathématiques sont au niveau des sensibles communs. Cette distinction capitale entre les sensibles propres et les sensibles communs, Aristote l’avait déjà faite 65, sans doute pour répondre à Platon et à l’importance qu’il accorde aux mathématiques 66.
Il est capital de distinguer les sensibles propres des sensibles communs, pour comprendre pourquoi l’art est si important pour sauvegarder une pensée intelligente et pour ne pas tomber dans une pensée purement humaine, rationnelle. L’humain qui se contente d’être humain ne vole pas très haut ; mais l’humain est capable de développer l’intelligence, qui peut être « surhumaine », car l’intelligence se développe dans la connaissance de ce qui est et pourra aller jusqu’à affirmer que Dieu existe. Par l’intelligence, et non pas par la raison, nous avons la capacité de nous poser la question : « Qu’est-ce que l’être ? ». Et en posant cette question, nous sommes sur la voie des sensibles propres, car le jugement d’existence « ceci est » est lié aux sensibles propres. L’art nous met sur cette voie, il « capte » les sensibles propres et les met en pleine lumière. S’il en reste aux sensibles communs, il tombe dans l’extension et perd sa qualité. C’est toujours une tentation, parce que la quantité, qui est source des sensibles communs, s’impose à nous comme la chose la plus lourde, la plus massive.
Les sensibles communs peuvent être mesurés, les sensibles propres ne se mesurent pas. En mesurant les sensibles communs, nous les dominons : nous nous servons de la quantité en la mesurant. Nous pouvons chercher à mesurer la mer avec un petit instrument, en disant : « La mer, c’est tant de bouteilles. » C’est massif, tellement massif que c’est infini ; nous n’arriverons jamais à mettre la mer dans une bouteille. L’infini du monde physique est d’ordre quantitatif. Mais aujourd’hui, la domination que nous avons sur l’univers du point de vue de la quantité nous montre qu’il est limité. C’est une expérience propre à notre temps. Et le progrès technique demande d’aller toujours de l’avant et d’être toujours plus efficace ! Nous cherchons toujours à repousser les limites de notre domination. Les sensibles propres, eux, ne se mesurent pas. Nous les connaissons immédiatement, ils s’imposent à nous, nous les connaissons ou non. Nous ne pouvons pas les dominer. L’artiste cherche à les exprimer dans leur qualité propre ; et le philosophe, par eux, reconnaît que ce qui est s’impose à son intelligence et la mesure. C’est pourquoi, souvent, nous préférons ne pas nous arrêter aux sensibles propres, pour rester dans un domaine mesurable, que nous pouvons dominer.
Du point de vue de la philosophie première, la mise en pleine lumière des sensibles propres et du jugement d’existence conduit à l’interrogation : « Qu’est-ce que l’être ? », « qu’est-ce que ce qui est, en tant qu’il est, du point de vue de l’être ? ». L’interrogation « en quoi ? » n’a pas de sens par rapport à l’être. Se demander « en quoi est l’être ? », c’est ramener l’être à l’être matériel. Or, ce que nous voulons connaître, c’est ce qu’est l’être en lui-même. L’être matériel est une réalisation de l’être. Et dans l’être matériel, l’être est toujours donné dans le devenir. La matière est source de tout devenir et l’être matériel est l’être en mouvement, ce qui conduit à la découverte de la nature. Or, la philosophie première découvre l’être au-delà du devenir car, dans le jugement d’existence, nous saisissons quelque chose qui est au-delà de la quantité et nous arrivons à distinguer les sensibles propres et les sensibles communs. Quand nous affirmons « ceci est », nous voulons exprimer autre chose que le devenir, bien que, dans toutes les réalités que nous touchons, que nous voyons, que nos sens atteignent, l’être soit lié au devenir.
En nous interrogeant sur l’homme comme vivant, nous avons découvert un principe, une réalité profonde qui, elle, n’est pas liée au corps : l’âme, qui donne au corps humain sa subtilité. Le corps humain n’est pas le corps animal. Il est animé par l’âme spirituelle ; et l’homme vivant existe selon un mode d’être particulier qui ne se ramène pas à celui de l’univers physique ni de l’animal. En découvrant l’âme humaine, nous découvrons déjà la distinction du devenir et de l’être. L’âme est source de toute notre croissance mais elle est plus que cela par l’intelligence, qui est capable de connaître l’universel. L’être, en tant qu’être, n’est donc pas fixé à la matière ; l’être matériel est un certain être mais ne s’identifie pas à l’être.
Pour bien saisir qu’affirmer « ceci est » est autre chose qu’affirmer « ceci est en mouvement », il est capital de saisir la différence entre l’âme spirituelle, capable de vouloir et d’aimer, et l’âme dans le corps. La philosophie du vivant met en lumière cette distinction capitale, ce qui conduit à affirmer qu’il n’y a pas de recherche de la cause matérielle en philosophie première. En commençant par le jugement « ceci est », nous nous plaçons au-delà de « ceci devient », « ceci est en mouvement », « ceci vit ». Nous faisons donc aussi la distinction entre la vie et l’être, ce qui est capital car beaucoup de philosophies restent au niveau de la vie et n’atteignent pas le niveau de ce qui est en tant qu’être. Certes, « ceci est » nous est toujours donné à travers le mouvement et à travers la vie. Mais il faut les distinguer pour comprendre ce qu’est la philosophie première.
La philosophie première commence quand nous sommes au-delà de la matière et que nous atteignons ce qui est. Cela ne veut pas dire que le devenir n’est pas ou qu’il n’est rien, que l’histoire n’est rien. Nous savons que notre être est vivant et qu’il est historique. Mais la philosophie première dépasse l’historicité de notre être, son devenir, pour saisir ce qui est en tant qu’il est. Le « en tant qu’il est » écarte la matière, le devenir, l’histoire, la vie. L’être est plus radical : il est, il est en tant qu’être. La philosophie première ne supprime donc ni l’étude philosophique du devenir, ni l’étude philosophique du vivant, mais elle se situe au-delà : elle regarde ce qui est, elle considère toute chose du point de vue de l’être, ce qui est en tant qu’il est, et laisse de côté le devenir et la croissance. Notre intelligence, comme telle, ne peut se nourrir que si elle regarde l’être des réalités existantes.
C’est ce qui s’explicite en premier lieu dans l’interrogation : « Qu’est-ce que l’être ? », c’est-à-dire : « Qu’est-ce qui est premier, du point de vue de la détermination, dans ce qui est, en tant qu’il est ? » Il est difficile de répondre à cette question. En effet, l’être, qui est commun à tout ce qui est, n’est-il pas au-delà de la détermination ? Certains, confondant le dépassement de la forme par l’être et la négation de la forme, ont même affirmé que l’être est ce qui est le plus indéterminé 67. Mais toutes les réalités que nous expérimentons sont des réalités qui sont telles, qui sont déterminées de telle et telle façon et qui se présentent d’une manière originale, qualitativement distinctes les unes des autres. La détermination existe. Nous partons donc de l’expérience la plus forte et la plus qualitative, celle de l’homme existant, celle de l’ami, et nous cherchons la détermination de l’être, ce qui est premier dans l’être du point de vue de la détermination.
Quelle réponse donnons-nous, quelle découverte faisons-nous, lorsque nous cherchons à découvrir ce qui est premier dans ce qui est, en tant qu’il est, l’intelligibilité radicale de l’autre atteint dans le jugement d’existence « ceci est » ?
Pour connaître ce qui est, l’autre dans son être, nous regardons l’homme dans l’ami. Ce qui nous intéresse, c’est l’homme ; l’homme, tout homme, a une richesse unique de vie et d’être. Mais où connaîtrons-nous le mieux l’homme existant ? N’est-ce pas dans l’ami, dans la personne que nous rencontrons par l’amour d’amitié ? En effet, dans l’ami nous n’hésitons pas à reconnaître qu’il y a quelqu’un qui nous dépasse et nous aimons le découvrir. C’est peut-être le signe de la véritable amitié. Dominer l’ami, c’est ne pas l’aimer vraiment ; c’est l’aimer pour soi et préférer son propre amour à la personne de l’ami. La véritable expérience de l’amitié nous fait découvrir l’autre : une personne que nous admirons et que nous aimons, une personne qui a quelque chose de plus que nous. Cela ne veut pas dire que nous disions immédiatement, dans un esprit de comparaison, que cet autre est plus intelligent que nous, plus généreux, meilleur, etc. Non, cela signifie qu’il a « quelque chose » d’unique ; c’est sa personne que nous aimons et respectons. Le grand signe de l’amitié est donc le respect envers l’autre ; et un respect qui grandit, parce que l’ami reste toujours autre que nous. L’ami n’est pas un avoir que nous possédons et que nous gardons dans un coffre-fort. Même si nous pouvons dire : « Tu es mon ami », ce qui nous intéresse ici, c’est l’existence de l’ami, son être. Certes, l’ami existe pour nous en tant qu’il est notre ami. Mais ce n’est pas ce que nous regardons ici : nous nous arrêtons au fait qu’il existe et nous sommes attentifs au fait que nous connaissons l’être d’une manière unique dans l’ami. Dans l’ami, l’être nous est devenu très proche, l’ami est « un autre nous-même », selon l’expression d’Aristote 68 ; et cependant, dans son être, il n’est pas nous.
Dans l’ami, et c’est le caractère unique de ce jugement d’existence sur l’ami, le « je suis » et le « ceci est » se rejoignent : l’ami est un autre moi-même, donc je suis en lui. Et en même temps il est autre : « ceci est », l’ami est mon ami. L’objectivité de cette expérience repose donc sur l’être de l’ami, elle nous est donnée dès que nous regardons l’ami en tant qu’il est. Certes, nous pouvons aussi nous arrêter à sa bonté qui suscite en nous l’amour. Mais sa bonté existe : ce n’est pas une bonté idéale ou imaginaire. L’ami est et il est bon pour nous : la bonté transcendante devient immanente grâce à l’ami. Nous pouvons donc regarder l’ami en tant qu’ami - « tu es mon ami » ; nous pouvons le regarder en tant qu’il est bon ; nous pouvons le regarder en tant qu’il est. Et c’est cela qui nous intéresse ici.
Il est très important de découvrir cela radicalement pour comprendre de quelle façon l’expérience de l’amour d’amitié peut être le point de départ de la recherche métaphysique de la cause selon la forme de ce qui est. L’ami est l’être que nous respectons le plus. Certes, nous sommes impressionné et heureux de rencontrer un grand artiste ou un grand savant que nous connaissons par ses œuvres ou par ses découvertes. Mais quand il s’agit d’un ami, cela nous est égal qu’il ait fait de grandes œuvres ou qu’il n’ait rien réalisé. Nous ne nous arrêtons pas à ses œuvres ; c’est intéressant, nous sommes heureux qu’il puisse faire, réaliser quelque chose, mais c’est sa personne, et c’est toujours sa personne qui s’impose à nous.
Cette expérience a donc ceci de particulier : avec l’ami, nous sommes vraiment en présence de l’autre. Quand on cherche toujours où découvrir l’autre, quand on dit, comme Levinas, que l’autre nous échappe toujours, c’est qu’on ne prend pas cette voie, ce sentier qu’est l’amour d’amitié. Dans l’amour d’amitié, nous rencontrons l’autre, qui est toujours le même et qui n’est jamais le même. L’admiration continue et se renouvelle constamment : la véritable amitié ne vieillit pas et l’on ne s’ennuie jamais avec un véritable ami. Tout prend un caractère particulier car tout est commun entre l’ami et nous et, pourtant, tout est différent. Si donc nous cherchons à connaître l’être en métaphysique, la réalité qui nous dévoilera le mieux l’être c’est l’ami, parce que c’est l’homme existant que nous connaissons le mieux. Comparativement à l’ami, toutes les autres réalités sont lointaines. L’ami est proche et nous pouvons être immédiatement vrai avec lui, sans le poids conventionnel qui est le fruit d’une civilisation, d’une éducation ancestrale qui nous enferme souvent dans des a priori, dans des schèmes. Tant que nous n’avons pas découvert l’être de l’autre, nous restons conventionnel, poussiéreux. C’est l’image de l’autre, la vieille statue, qui domine ! On dira par exemple : « On m’a parlé des Africains, j’ai lu tel livre qui m’a montré le fonds commun et les différences entre les pays. Alors j’aborde cet Africain de telle manière. » C’est affreux, parce qu’alors on a un schème ; on ne voit pas l’autre, on le voit avec des lunettes, avec un prisme. Ou encore, on aborde quelqu’un en fonction de tel aspect de son passé que l’on connaît : au lieu de le voir, lui, tel qu’il est maintenant, on le voit à travers son passé. Or le passé est passé, il est complètement passé ! Le vivant ne s’identifie pas à son passé ; il se meut. Et l’être, c’est ce qui est, ce n’est pas ce qu’il était hier ! Hier est fini, c’est du passé. Or je suis et l’ami existe. Je ne dis pas en voyant mon ami : « Tu as été... tu seras un grand capitaine ! » Non : « Je t’aime, toi qui existes. »
Comprenons donc que la réalité expérimentée qui, pour nous, exprime le mieux l’être, c’est l’ami. Découvrir cela change tout. La philosophie première n’est plus abstraite puisque c’est l’ami qui nous révèle le mieux ce qui est. Nous saisissons alors que la recherche du premier dans ce qui est n’est pas du tout abstraite. C’est très concret et tant que nous ne pouvons pas dire cela en toute vérité, nous vivons sur le passé ou en fonction de l’avenir et nous n’avons pas atteint l’être actuel. Il y a un voile ( le passé, l’avenir ) qui nous empêche de saisir ce qui est. L’amitié nous oblige à dépasser ce voile. C’est l’ami qui est pour nous de la manière la plus actuelle, la plus vraie. En face de la philosophie hégélienne, en face de la phénoménologie, il est très important de le comprendre. L’ami nous révèle de la manière la plus profonde ce qu’est le contenu le plus actuel et le plus pur du jugement « ceci est ». Car nous pouvons dire : « Mon ami, il est ».
Nous partons donc de ce jugement d’existence sur l’ami, parce que nous ne voulons pas perdre de temps. Il y a une telle noblesse de l’être que, pour ne pas l’abîmer, nous partons de l’expérience qui est la plus forte pour nous : « Je t’aime, tu es mon ami, toi qui es. » Tout être humain en a une certaine expérience. Et s’il ne l’a pas, il comprend qu’il y a un manque dans sa vie. Il est comme affamé et, s’il a traversé vaille que vaille toutes les luttes sans cet amour, il dira facilement : « Oui, j’ai survécu à tout cela, et c’est pour cela que j’ai d’autant plus le désir de comprendre que l’autre n’est pas un étranger, que l’autre est quelqu’un qui est capable de m’aimer. Et le jour où l’autre deviendra mon ami, je comprendrai ce qu’est l’être pour moi. »
Il est donc très important de considérer que la philosophie première, dans sa recherche du premier dans l’être, ne s’appuie pas sur n’importe quelle expérience mais sur l’expérience de l’existence de l’ami. Nous avons le droit de faire cela ; et aujourd’hui, n’est-ce pas quasi nécessaire, étant donné le contexte intellectuel dans lequel nous nous trouvons ? Hegel a tellement de poids pour beaucoup, sa pensée s’exprime avec une telle rigueur et une telle certitude, son système est tellement cohérent que si on l’accepte au point de départ, tout y passe. Mais, comme philosophes, avons-nous le droit d’y mettre le petit doigt et de nous laisser prendre ? Avons-nous le droit de considérer que notre raison dans son développement est identique à l’intelligence divine et doit se prendre elle-même pour objet ? Du fait de l’expérience humaine ( sans parler ici du réalisme de la foi chrétienne qui nous interdit radicalement un tel point de départ parce qu’il ne peut être vrai ), ce qui « résiste » le plus à cette perspective est l’expérience de l’autre par excellence, de ce qui est dans ce qu’il a de plus fort pour nous : l’ami. Dans cette recherche du premier dans l’ordre de l’être, que découvrons-nous donc à partir de la personne de l’ami ?
La première détermination que nous saisissons quand nous nous demandons ce qu’est l’être, en le regardant dans l’ami existant, c’est sa physionomie, sa figura. Nous sommes en présence de quelqu’un qui se manifeste dans sa singularité. Il est unique au milieu des autres. Cela joue un très grand rôle dans notre expérience et, pour la phénoménologie, cela jouera un rôle capital, nous le verrons.
Du point de vue des apparences, du point de vue de la manifestation, la première détermination de ce qui est, est évidemment pour nous la figura, la physionomie de quelqu’un. Il ne s’agit pas de la figure géométrique mais de la figure de quelqu’un ; c’est non seulement son visage mais sa manière d’être, sa manière de se présenter, son allure, sa manifestation singulière et originale. On peut aussi parler de la figura d’un pays : la Toscane, par exemple, a sa figura, l’Auvergne, l’Île-de-France ont leur figura, etc. La physionomie nous montre quelque chose de très différent de la quantité, elle est qualitative. Spontanément, nous dirons que telle réalité a du caractère... Certains paysages ont du caractère : le Tyrol, l’Himalaya, le Mont-Blanc, un pays de vignes, un champ de blé, ont du caractère... Avoir du caractère, c’est avoir une manière de se présenter, c’est une manière d’être qui se manifeste. La figura présuppose l’action, car elle est en partie le résultat d’une action ou d’un mouvement ( par exemple, l’érosion qui a façonné un paysage ), mais elle n’est pas l’action, elle n’est pas le mouvement, c’est le caractère d’une réalité. Elle est donc liée à la présence de la réalité. Une réalité est présente pour nous d’abord par sa figura : elle se manifeste par cette physionomie qui est enracinée dans son être. Ce n’est pas quelque chose de superficiel mais cela fait partie de ce qu’est la réalité. C’est pour cela qu’il faut parfois du temps pour découvrir toute la richesse de la physionomie de quelqu’un ou d’un paysage, l’artiste le sait bien ! Il faut habiter dans un pays pour en découvrir toute la physionomie. Celui qui ne fait que passer, qui voyage, ne voit rien ! Les habitants du pays, les gens du coin, voient et savent bien ce que c’est : les bords de la Loire, la lenteur de la Loire, ont un caractère très particulier ; cela caractérise la Loire. Et quand on voit la Loire dans sa naissance, on voit « l’âme d’un pays », c’est ce qu’on dira.
Le caractère d’un pays, sa physionomie, cela se voit. Mais d’autre part, il faut du temps pour le voir, ce n’est pas clinquant ni subit. On sent qu’il faut voir, revoir, demeurer pour découvrir vraiment le caractère d’un pays. Il est très difficile de traduire cela, car c’est fait d’une quantité de choses particulières ; elles ne s’additionnent pas et ne s’analysent pas mais donnent à la réalité sa physionomie et sa manière d’être, celle d’un être dans sa totalité, à travers sa quantité et ses qualités. La physionomie d’un paysage ou d’un homme est faite de choses qui ne s’analysent pas mais qu’un artiste saura saisir et manifester. En effet, si la figura est toujours liée à la quantité, elle est surtout l’émergence d’une qualité dans la quantité. C’est cela qui caractérise la figura. On peut à ce sujet donner l’exemple du Saint-Dominique de Matisse. Du point de vue artistique, cette œuvre est une recherche de la figura : Matisse cherche uniquement le trait et supprime tout le secondaire. Tout doit être essentiel. Par la grosseur ou la finesse du trait, par les courbes et les droites ( cela se joue parfois à un détail ), l’ensemble, l’ajustement de l’ensemble, a une figura, une physionomie originale où tout se tient. La figura est donc faite d’une quantité de détails qualitatifs qui, tous, achèvent la quantité, la déterminent et en font l’unité. Il y a une unité dans la figura. Nous en voyons tous les détails mais, au-delà, il y a quelque chose d’unique : on ne peut pas transposer tel détail autre part, l’unité est propre à ce site, à ce visage... Décrire la physionomie de quelqu’un ou d’un paysage appartiendra au grand artiste. Il sera simple et saura dire l’essentiel, car la figura tend toujours vers la simplicité. Un moins grand artiste en rajoutera et se perdra souvent dans les détails. Si la figura implique, certes, une très grande complexité ( en raison de la quantité ), elle tend vers l’unité car, plus la qualité est elle-même, moins elle est divisible. C’est ce que montre en peinture le portrait et, surtout, l’autoportrait. En effet, quand le portrait est fait par un autre, l’extériorité domine ; quand c’est un portrait du peintre par lui-même, l’intériorité et l’unité dominent, une unité qui n’est plus extérieure mais intérieure. Le portrait est bien l’expression par excellence de la figura car notre physionomie est avant tout dans notre visage : physionomie d’un enfant, toute d’attente, encore peu déterminée, physionomie d’un homme mûr, plus marquée, ciselée, physionomie d’un vieillard, labourée et comme dégagée de toutes les scories. La figura est la manifestation qualitative la plus visible, la plus éclatante de la réalité. Et, pour l’artiste, elle est en quelque sorte la vérité de la réalité. C’est pourquoi l’artiste s’y attarde, ce qui étonne l’homme du commun : il s’étonne que Rembrandt fasse son propre portrait tant de fois ; il s’étonne que Cézanne revienne à la Sainte-Victoire tant de fois... Observer longuement une physionomie, s’y attarder et en constater toutes les variations, n’est-ce pas du temps perdu ? Habituellement, on s’y arrête si peu. Mais, pour l’artiste, c’est, à travers le visible, la quête d’une vérité, la manifestation d’une intériorité invisible.
La première détermination que nous voyons et qui reste inscrite en nous de ce qui est, c’est donc sa figura. La figura d’un paysage, la figura d’un homme. Chez les Grecs, l’acteur mettait un masque pour jouer un rôle dans la tragédie ; le masque donnait une figura qui correspondait au personnage de la tragédie. Mais chacun a un « masque » qui lui est propre et qui change avec la souffrance, les luttes, les joies... La figura de quelqu’un qui a beaucoup souffert est marquée par la souffrance, cela se voit. Ce n’est pas seulement un trait du visage mais c’est l’ensemble, l’harmonie. C’est pourquoi la figura joue un rôle très important dans la présence et, très facilement c’est à la figura qu’on s’arrêtera. Même quand une personne a parlé, même si elle a dit des choses très intéressantes, ce qui demeure, ce que l’on garde, ce qui impressionne le plus et qui a fait que cette personne était présente pour nous, c’est sa physionomie, c’est sa figura.
Il est très important de voir que la première détermination de l’être pour nous est la figura, la physionomie, le visage qui nous donne la présence et, dans le visage, le regard. Le regard d’un ami est le regard d’une personne ; et il y a des regards morts et des regards vivants. Certes, la physionomie reste une apparence : elle peut être un masque trompeur ou une manifestation à partir de laquelle nous essayons de pénétrer dans quelque chose de plus profond. Une pensée phénoménologique, de la manifestation de l’être, en restera à la figura. Une philosophie réaliste, à partir de la figura, recherchera à rejoindre ce qui est dans ce qu’il a de plus radical, de premier. Mais pourquoi cette différence ?
Revenons à notre expérience, à notre jugement d’existence sur la réalité, sur l’ami que nous rencontrons. Cette expérience implique toujours deux aspects, à savoir la manifestation qualitative de l’autre, sa figura, et son être actuel, au sujet duquel nous affirmons : « ceci », qui se manifeste d’une manière originale, de telle manière, « est ». Ce que nous pouvons posséder de l’autre par la connaissance que nous en avons, c’est ce qui se manifeste pour nous de lui dans son originalité, dans son caractère propre. De fait, la réalité individuelle est toujours unique, elle nous frappe toujours dans son originalité qualitative. Et c’est par là que nous pouvons ensuite nous rappeler que cette personne ou cette réalité est telle ou telle, se présente de telle façon singulière. La phénoménologie se développe à partir de ce rappel. Elle n’est plus dans l’expérience mais demeure dans le « déjà connu ». Nous ne pouvons pas nous rappeler l’être de la réalité : nous n’avons pas d’image de l’être mais de la physionomie de la réalité existante. C’est donc la figura qui fait le mieux comprendre l’intérêt et les limites de la phénoménologie et d’une philosophie de la manifestation. En effet, pour saisir la figura, nous avons besoin à la fois d’une « toile d’araignée » très vaste et d’une vision immédiate de l’unité. Et on peut dire que la phénoménologie est en quelque sorte la philosophie de l’homme séduit, fasciné par la figura, ce que la pensée de Levinas montre très bien à propos du visage.
La phénoménologie demeure descriptive. Or, la description demande d’être le plus vaste possible pour être exacte et, d’autre part, de saisir l’unité. Pour que l’un apparaisse seul, pour que l’unité apparaisse parfaite, l’être demande d’être mis entre parenthèses. Dans une perspective phénoménologique, l’un est donc premier, l’unité passe avant l’être. C’est la philosophie de la manifestation de l’un, qui croit pouvoir saisir l’un d’une façon pointue en mettant l’être entre parenthèses. Elle prétend le rendre substantiel en le manifestant pour lui-même comme premier. En réalité, nous le verrons 69, l’un est propriété de l’être, il n’est pas premier par lui-même. Il est second, puisque est un ce qui est indivisible : pour connaître et dire l’un, nous nous servons de la négation, qui est un être de raison et n’est pas lumineuse par elle-même. Mettre l’être entre parenthèses pour manifester l’un, c’est faire de la négation une lumière, c’est donc s’aveugler soi-même ! La phénoménologie se rend aveugle. Faire de l’un une substance en mettant l’être entre parenthèses, de sorte que la propriété prenne la place de l’être, c’est marcher en aveugle, accepter de ne rien comprendre de ce qui est et demeurer dans la manifestation.
La phénoménologie, qui cherche ce qui se montre comme un absolu dans son unité, dans son originalité, peut donc être très intéressante pour décrire la figura. Car il reste vrai que la figura exerce une extraordinaire séduction sur la sensibilité et sur l’intelligence humaines. Il faut sentir, pour ne pas s’y arrêter, la séduction que le regard humain exerce sur nous. Si le visage humain est la figura par excellence, s’il est en quelque sorte la figura de la figura, le regard en est la fine pointe et lui donne toute son unité. Dans la figura humaine, le regard est la figura « au carré ». Le regard, dont Platon disait qu’il jette du feu, est la lumière. Ce qu’il y a de plus lumineux dans la figura, c’est le visage humain illuminé par le regard.
Une philosophie de la manifestation et de la lumière, de la qualité, trouvera donc son sommet dans l’étude de la figura à laquelle elle s’arrêtera. La phénoménologie n’est donc parfaite que dans l’art, et dans l’art pictural parce que c’est l’art de la lumière et du regard. On comprend aussi la séduction qu’exerce la photographie qui saisit le visage de quelqu’un et le manifeste « en grand ». L’âge de la phénoménologie est l’âge de la figura, c’est l’âge du regard, c’est l’âge de la lumière. Nous devons voir ce qu’il y a de grand et de noble dans une telle pensée. Cela a un sens pour mettre en pleine lumière la qualité. Mais c’est monstrueux quand on veut le faire pour la pensée et pour l’amour car on prétend alors connaître l’être et saisir Dieu dans sa propre pensée et l’on ramène l’amour à une présence intersubjective, à un jeu de relations dans lequel l’ami est totalement absorbé.
La philosophie réaliste, qui cherche le pourquoi de ce qui est et ne se contente pas de décrire, devrait ainsi nous permettre de saisir parfaitement, à la fois la noblesse et les limites de la phénoménologie. Si nous comprenons que la figura n’est qu’une qualité et n’est première que dans l’ordre de la manifestation ( ce que nous saisissons immédiatement dans le jugement « ceci est » ), nous avons un chemin pour dépasser la figura et découvrir la substance, principe et cause selon la forme de ce qui est. Nous comprendrons alors que la substance se manifeste dans la figura. Aussi la figura nous conduit-elle à la substance quand nous comprenons que, dans l’expérience de l’ami qui existe, elle est relative, seconde. Mais il est difficile de la dépasser, parce qu’elle se manifeste et s’impose. Le danger est toujours d’identifier la figura et la substance. Il est donc capital de saisir la nécessité de poser, de découvrir, à partir du jugement « ceci est », la substance, principe et cause dans l’ordre de l’être. Ayant découvert la substance, nous pourrons saisir la séduction très forte que la phénoménologie exerce sur l’intelligence humaine. C’est la séduction de l’art et il faut la philosophie première pour la dépasser ; pour dépasser le visage que nous voyons, il faut atteindre l’âme, la substance.
Mais quelle est exactement la nature de cette séduction pour notre intelligence ? L’art en lui-même n’est pas mauvais. Mais le danger est de s’y arrêter et de ramener l’être à la qualité, la substance à la figura. Pourquoi pouvons-nous nous y arrêter ? Certes, parce que c’est plus proche de notre intelligence humaine qui, dans son exercice, est liée au sensible. Mais il faut aller un peu plus loin. Si le visage est la première chose que nous voyons quand nous cherchons à connaître ce qui est, l’être à l’homme, l’ami qui existe, il a une unité très particulière car il se modifie avec le temps et, cependant, demeure le même. Dans la figura, le « comment », et le « qu’est-ce ? » s’identifient, la modalité et la détermination se rejoignent. La figura de l’enfant et celle du vieillard sont toujours la même et sont cependant différentes : c’est toujours le même être qui apparaît sous des modalités différentes. Cet être, qui demeure le même, porte les variations du « comment », des dispositions qui sont dans le temps et changent. La figura se modifie en fonction du temps : dans le visage pacifié d’un vieillard, celui de l’enfant est toujours là, celui de la jeunesse est toujours là mais dépassé, labouré, celui de l’homme qui a lutté est toujours là. La figura est donc dans le temps et montre le pôs, le « comment » d’un être ; et cependant, elle est en même temps celle de l’homme et de tel homme : alors, le ti esti et le pôs sont unis et c’est cela qui est très séduisant pour notre intelligence. Quand elle s’arrête à la figura, elle ne pourra donc plus distinguer ce qu’est l’être et son « comment ». C’est là la grande faiblesse d’une pensée phénoménologique ; dans une telle pensée, il n’y a plus d’analogie mais une univocité idéale, artistique, spirituelle. Au contraire, la philosophie, en saisissant ce qui est premier dans l’ordre de l’être, fera la distinction entre le « ceci est » et le « je suis », entre le ti esti et le pôs, entre l’être dans ce qu’il a de premier et sa manifestation qualitative pour nous.
Il est donc très grand de saisir la figura, qui unit l’être et sa manifestation et, par là, le rend présent. Mais du point de vue philosophique, nous nous interrogeons : qu’est-ce que l’être dans ce qu’il a de premier ? Quelle est la relation de la figura avec l’être ? Elle manifeste l’unité de ce qui est, elle manifeste sa richesse. Mais qu’est-ce que l’être ? Allons un peu plus loin en revenant à l’expérience de l’amour d’amitié. Dans l’amour, l’ami est présent pour nous. Qu’est-ce que la présence ?
L’ami existe. Et ce qui est unique dans notre ami pour nous permettre de saisir son être, pour saisir ce qu’il est pour nous et ce que nous sommes pour lui, c’est sa présence, au-delà de la Sa présence n’est pas son être, mais nous avons l’expérience de sa présence. Là encore, il serait intéressant de comparer ce que la phénoménologie et ce qu’une philosophie réaliste disent sur la présence. Étant donné la force de la pensée phénoménologique aujourd’hui, il est important de constater qu’il peut y avoir, d’une certaine manière, une frontière commune entre les deux : c’est la présence.
L’ami est celui dont la présence est pour nous la plus forte. Quand Sartre arrive au café et demande : « Pierre est-il là ? », ce qu’il cherche, c’est la présence de Pierre. Les autres individus n’existent pas, ils n’ont aucune importance. Ce qui est important, c’est que Pierre soit là. Et si l’on dit : « Il n’est pas là », il n’y a donc rien, les autres sont néantisés. Si Pierre était là, ce serait intéressant, mais il n’est pas là. C’est très significatif : l’ami que nous cherchons est celui qui donne la lumière à tout le reste. C’est cela, la présence. Quand quelqu’un est présent, il nous est présent, il est présent pour nous. Et il arrive que nous disions à notre ami : « Aujourd’hui tu n’es pas présent. Qu’y a-t-il ? Tu es pris par autre chose, tu n’es pas présent. »
La présence est cette relation mutuelle de deux personnes qui s’aiment, se connaissent, ont une même sensibilité. Car la sensibilité joue dans la présence : elle se réalise par le regard, par le toucher. Nous pouvons dire à un ami : « Regarde-moi, tu n’es pas présent comme je voudrais que tu sois présent, tu es loin. Donne-moi la main, sois présent pour moi. » La vision et le toucher ( les deux sens extrêmes ) nous donnent la présence de l’autre, de l’ami. Et le sourire unit les deux car il est un regard affectif, de complicité. La phénoménologie, elle aussi, s’intéresse à la présence. Mais elle demeure dans la présence, dans la description du vécu de la présence. Si nous dépassons cette description, nous cherchons à comprendre le pourquoi de cette présence, et nous cherchons ce qu’est l’être dans l’ami, l’être à l’ami. Aristote, nous l’avons vu, parle de « l’être à l’homme »; précisons : l’être à l’ami. Il n’est pas suffisant de parler de « l’être à l’homme », il faut chercher « l’être à l’ami », l’ami étant l’homme existant, l’autre pour nous par excellence.
La présence de l’ami est donc quelque chose de très fort. Mais qu’est-ce qui la réalise ? Qu’est-ce qui permet de comprendre la présence de l’ami, la présence à l’ami ? C’est ce qu’il y a de commun entre nous. Quelqu’un de totalement différent de nous ne nous est pas présent, il reste un étranger. Il reste l’autre. Et l’autre, par définition, n’est pas présent. Celui qui est présent, c’est celui qui communie avec nous ; dans toute présence, il y a une communion, une koïnônia ( selon l’expression d’Aristote 70 ), dont le caractère spécifie la présence. Certaines présences, en effet, restent sensibles : « Je suis présent à toi, je te touche, je te regarde. » Mais d’autres sont plus intérieures : « Je ferme les yeux, je suis présent plus profondément par l’intérieur que par la vue. » Quelqu’un nous est donc présent dans la mesure même où nous sommes en communion avec lui. Communion sensible par le toucher ou la vision, communion plus intérieure, plus spirituelle.
Si la présence suppose donc une connaissance ( sensible ou intellectuelle ), elle ne s’y réduit pas. Car elle est vécue dans un amour d’amitié réciproque, dans la rencontre de deux amours qui se répondent, et se fonde sur cette communion. Quand on se renvoie la balle dans un amour réciproque, la réciprocité fait qu’à un moment la balle s’arrête. Alors on est présent l’un à l’autre, dans l’amour réciproque que l’on a l’un pour l’autre. C’est donc un amour d’amitié qui réalise la présence et c’est pourquoi il ne faut pas confondre connaissance et présence, même si la présence implique une connaissance particulière, la connaissance affective. Quant à la connaissance métaphysique, elle est une connaissance spéculative où l’objectivité est radicale : il y a ce côté vertical de la philosophie première qui regarde l’être dans l’autre, dans l’ami.
Comprenons donc que seul l’ami est vraiment présent. Mais quand on s’arrête à la présence amicale, amoureuse, on risque de perdre ce réalisme de l’intelligence qui atteint ce qui est, l’être à l’ami, l’être dans l’ami. L’amitié peut rancir, elle devient phénoménologique : seule la présence compte, seule l’affectivité compte, on perd le réalisme de l’autre et, petit à petit, on le contamine, on l’alourdit, on le freine. Un véritable ami, au contraire, permet à l’autre d’être plus lui-même et de grandir dans ce qu’il a de plus lui-même, dans sa propre personne. Alors la présence, parce qu’elle est vraie, rend l’autre plus libre : le véritable amour est source de liberté. Cela repose sur le fait que l’ami existe avant que nous l’aimions ; et parce qu’il existe avant que nous l’aimions, nous respectons son altérité. Il n’existe pas à cause de notre amour. Dire l’inverse serait nous faire Dieu et nous ferait devenir l’idole de notre ami, ce qui corromprait l’amour. Nous devons donc toujours respecter l’altérité de l’autre dans sa présence et, pour cela, il est bon que chacun ait son travail. Le travail rejoint la matière en coopérant avec elle, il ne s’identifie pas avec elle. Et en ce sens, un vrai travail est nécessaire pour maintenir le sens de l’altérité. De plus, cela fait partie de la vie commune dans l’amitié qui implique l’usage du temps : « Tu dois faire cela à telle heure, je le respecte ; moi, je fais cela aussi à telle heure. » Chacun est à son travail, à son devoir d’état, ce qui maintient l’altérité dans l’ordre de l’être et assainit donc l’affectivité dans l’amour d’amitié. Deux amis véritables savent qu’ils sont différents et que chacun a quelque chose d’unique qui doit être infiniment respecté. Le jour où ce respect n’est plus là, on sonne le glas de l’amour d’amitié : l’ami est devenu affectivement un esclave, ce n’est plus l’ami.
En analysant ce qu’est la présence, nous voyons donc qu’elle se fonde sur la communion. Comme toute relation, la présence dépend de son fondement ; et la qualité de la présence dépend de celle de son fondement. Le fondement de la présence amicale est une similitude en acte dans la communion entre les deux amis. C’est pourquoi nous avons dit que la présence amicale ne se réduit pas à la connaissance. Dans la communion que l’amour réalise, nous sommes semblable en acte à l’ami. La présence est donc toujours en acte, le souvenir n’est pas suffisant. Le souvenir n’est pas la présence, c’est une commémoration : « En t’écrivant, je me rappelle que tu étais là, à côté de moi. Je me souviens de ton dernier regard quand nous nous sommes quittés. Personne n’a rien compris mais nous, nous nous sommes regardés et nous nous sommes compris... » Le souvenir est un rappel de la communion qui a existé en acte mais il n’est pas la présence. Il est une présence gardée intentionnellement dans la mémoire, dans l’intelligence, dans le cœur. Et il y a différents souvenirs, des souvenirs sensibles, avec un luxe de détails ( du point de vue sensible, tous les détails prennent une valeur extraordinaire ), et des souvenirs plus profonds, dans lesquels tous les détails ont disparu : ce qui demeure, c’est l’amour et l’intelligence de cette communion.
Pour comprendre ce qu’est la présence, il est donc très important d’analyser son fondement. Le fondement de la présence est le vécu ensemble que la phénoménologie peut décrire admirablement. Mais dans une perspective phénoménologique, qui met l’être entre parenthèses, on demeure dans le vécu, ce qui conduit à identifier le vécu passé et le vécu actuel. Cela prend une force d’autant plus grande qu’il s’agit d’un vécu spirituel plus immanent : « Je t’aime spirituellement. Je t’aime dans mon cœur, je te porte dans mon intelligence, tu es là présent. Et donc tu es, présent dans ce vécu, et c’est comme cela que nous nous rejoignons. » On en reste alors à une commémoration, à une présence dans la commémoration. Ce n’est plus l’autre qui, en tant qu’il est et qu’il est l’ami, est présent pour nous à travers cette communion actuelle dans l’amour. C’est la présence dans son développement, dans son vécu, qui absorbe l’autre et le ramène à nous. Et comme cela est mutuel, c’est une présence intersubjective, un jeu de relations. On se commémore, on se remémore avec l’autre, ensemble, on se rappelle ensemble la présence, on se rappelle l’au revoir, on le rend présent comme un vécu spirituel, on se le rend présent intentionnellement. Et dans une perspective phénoménologique, cet intentionnel est le réel : « ceci » et « ceci est » sont identiques. L’intentionnel prend tout, il est la réalité, et l’on s’arrête là. La phénoménologie ne rejoint jamais l’être, c’est une philosophie de la commémoration 71.
Il est très important de comprendre ici que la présence est une frontière commune entre la phénoménologie et la philosophie réaliste. Mais ce qui les différenciera sera le regard qu’elles portent sur le fondement de la présence. Pour la phénoménologie, l’intentionnalité de la présence est le réel, l’intentionnalité spirituelle est le réel. Pour la philosophie réaliste, l’intentionnalité, même si elle est spirituelle, demeure un réel second ; elle n’est pas « l’être actuel » : il faut donc dépasser la commémoration pour retrouver le jugement d’existence « ceci est », « je t’aime, toi qui existes ». La commémoration peut être un signe qui conduit à l’autre, mais il faut la dépasser. Comment la dépasser ? En comprenant que le réalisme de l’être de l’ami, atteint dans le jugement d’existence, est une chose capitale. L’ami est-il là, dans la salle ? C’est la grande question. Car ce n’est pas la même chose de dire « ceci » ou « ceci est ». « Ceci » demeure intentionnel, « ceci est » touche le réel.
La présence amicale est donc le lieu par excellence où la confusion peut se faire entre une pensée phénoménologique et la philosophie réaliste. Toutes deux s’intéressent à la présence dans l’amour d’amitié, car l’homme n’est vraiment présent pour nous que quand il est notre ami. Celui qui n’est pas notre ami n’est pas réellement, totalement présent. Il peut l’être physiquement sans l’être affectivement. L’ami, lui, est pleinement présent. C’est ce qui explique qu’on puisse s’arrêter à la présence vécue, à l’intentionnalité de la présence : il y a bien une « séduction » de la présence, comme il y a une séduction de la figura. La phénoménologie prend la présence en soi : pour elle, elle devient la substance, il n’y a rien et il ne peut rien y avoir au-delà. Mais alors la présence devient le dernier moment de l’agonie de l’autre du point de vue métaphysique ! Il est présent mais il n’est plus autre, il est mangé, absorbé. La présence devient en quelque sorte le dernier sursaut de l’altérité de l’être. La phénoménologie parle bien de la présence mais en réalité c’est l’agonie de la présence dans le vécu. Car n’est vraiment présent que l’autre qui répond, parce qu’il est. Si l’autre ne répond plus parce qu’il est absorbé, il agonise et meurt... La mort supprime la présence car le cadavre n’est plus la personne que nous aimions. Le cadavre de l’ami est comme le dernier signe de sa présence : ce n’est plus sa présence, c’est le signe ou le symbole de sa présence. La présence réclame la réponse et, pour répondre, il faut être autre. On voit bien cela aussi quand on lance une balle contre un mur : certes, la balle revient mais ce n’est pas la même chose que quand on lance une balle à quelqu’un qui nous la renvoie. Il y a deux retours totalement différents. L’ami qui existe n’est pas un mur. C’est l’autre et sa réponse est une vraie réponse.
La présence vécue d’une façon phénoménologique est donc absorbée, dépassée par l’unité : on reste dans l’intentionnalité. Alors que dans le réalisme, la présence conduit à l’altérité de l’autre : dans l’ami, nous rejoignons le jugement d’existence qui implique la présence actuelle, la présence existentielle de l’ami, son altérité dans l’ordre de l’être. La véritable intentionnalité est en quelque sorte le témoin de la distinction entre le réel et ce qui est vécu intellectuellement ou affectivement. À travers l’ami nous saisissons l’être. L’ami existe et son exister nous actue. Cet ami est et nous pouvons toucher son être au-delà du lien d’amitié dans lequel il y a une similitude dans l’amour entre nous. Certes, cette similitude est une relation et une qualité qui existe entre nous. Mais il y a quelque chose de plus profond : l’ami est et son être est précisément ce qu’il a d’irréductible à nous. Au contraire, dans une perspective phénoménologique, on ne regarde que le vécu de l’amitié. Or, le vécu de l’amitié n’est pas l’être car il n’y a pas de vécu de l’être. Dans le jugement « ceci est », nous atteignons une réalité qui nous échappe, qui est au-delà de nous, qui est irréductible à nous.
Nous devons donc voir la différence entre telle qualité de l’autre qui, par cette qualité, est semblable à nous, et l’être de l’autre. Certes, l’ami a telle qualité et existe avec cette qualité, comme nous-même nous existons avec cette qualité ; nous nous retrouvons là dans une certaine similitude. Mais l’être montre qu’il est autre : l’être de l’ami n’est pas vécu par nous. Ce qui est vécu, c’est la similitude mais il y a quelque chose d’irréductible au vécu : il est. L’ami est autre que nous dans son existence, autrement il ne serait pas l’ami. À ne regarder que la similitude avec l’autre, on ramène l’amitié à une fusion car dans la qualité on peut être formellement unis. Mais nous ne sommes pas un dans l’être avec l’autre : nous sommes deux dans notre existence. La présence de l’ami implique son existence irréductible à la nôtre. Et de ce point de vue, il nous donne une expérience de ce qui est totalement différente de ce que nous sommes : dans son être, l’ami est autre que nous, même si, dans telle ou telle de ses qualités, il est semblable à nous.
Comprenons donc que le jugement d’existence sur l’ami est pour nous le plus éloquent. L’autre le plus éloquent pour nous n’est pas la pierre mais l’homme ; et dans l’homme celui qui, par ses qualités et par l’amour, est en connaturalité profonde avec nous tout en étant, dans son être, distinct de nous. C’est, d’une certaine façon, la situation la plus dangereuse pour connaître l’être ! Mais il faut aimer le danger, philosophiquement parlant : le philosophe aime les extrêmes parce qu’ils lui révèlent ce qu’il ne verrait pas autrement. C’est en ce sens que les hommes timorés ne sont pas philosophes, ils n’entrent pas en philosophie première. Le philosophe de philosophie première aime quelquefois être comme le chamois qui se tient en face d’un abîme et regarde, ou comme l’aigle dont le nid est dans les hauteurs inaccessibles et qui est familier de l’abîme. Dans l’amour d’amitié, nous sommes à la fois à l’extrême pointe de la connaturalité, donc de l’unité avec l’autre - l’ami et moi, nous sommes un et c’est en quelque sorte la fête de la phénoménologie -et dans le réalisme métaphysique le plus radical, celui de la plus grande altérité dans l’être. Si nous en restons au vécu phénoménologique de l’unité, de la présence, de la similitude, à un moment donné nous dérapons et glissons dans l’abîme : l’autre se révolte contre une union telle qu’il n’est plus lui-même. C’est souvent pourquoi la fidélité dans l’amour est très difficile aujourd’hui. Parce que nous vivons dans un climat phénoménologique, nous absorbons vite l’autre dans une fusion affective. Mais l’autre se réveille, parce qu’il est ; il se révolte contre cette absorption par le boa phénoménologique du vécu. Ce n’est pas la psychologie qui expliquera cela, c’est la philosophie première parce qu’elle va bien plus loin : la psychologie n’atteint jamais l’autre, alors que la philosophie première nous montre le réalisme de ce qui est.
Un regard phénoménologique sur l’amour d’amitié nous fait croire que l’amour passe avant l’être, que l’amour dans son vécu peut se tenir tout seul par lui-même. Mais quand l’être se réveille dans l’amour, nous sommes bien obligé de reconnaître que c’est l’autre que nous aimons et non pas celui qui est semblable à nous, et non pas nous-même que nous retrouvons dans l’autre. Le réalisme de ce qui est, découvert en philosophie première, est bien ce qui nous fait saisir ce qu’est le véritable amour et la séduction à laquelle succombe la phénoménologie. La phénoménologie se perd dans un brouillard impénétrable qui cache la réalité : « L’amour, c’est moi, cela vient de moi, rien n’est plus beau que ce qui vient de moi. » Mais dans un tel amour, nous ne découvrons pas vraiment l’autre. Nous en restons à notre amour, nous nous enfermons dans notre bulle affective, imaginative, qui gonfle toute seule et nous disons : « C’est extraordinaire, personne n’a aimé comme moi. Au moins sur un point, je suis au-dessus de tous les autres. Pas du point de vue de l’être, puisque l’autre qui est à côté de moi existe, mais du point de vue de l’amour. » Là, la phénoménologie est bien une philosophie de l’amour intentionnel.
Le jugement d’existence sur l’ami est le jugement d’existence sur la réalité existante la plus proche de nous ; c’est donc le plus délicat mais c’est aussi le plus merveilleux. Il est merveilleux de découvrir que l’ami est autre. Le réalisme maintient toujours l’autre dans son altérité car il y aura toujours dans l’autre quelque chose que nous n’arriverons pas à saisir. C’est d’ailleurs pourquoi nous ne pouvons jamais abandonner le jugement « ceci est », même quand nous regardons l’ami. Car dans ce jugement très simple « ceci est », le ceci, qui est « neutre », permet que l’être soit mis en pleine lumière.
Dans la lumière de l’interrogation : « Qu’est-ce qui est premier dans l’ordre de l’être ? », nous revenons donc à la réalité existante la plus parfaite pour nous, la personne de l’ami, qui nous donne l’expérience de la présence la plus forte et la plus qualitative. Après la découverte de la figura, nous devons entrer en philosophie première en regardant la présence de l’ami. Non seulement le rappel de tout ce que nous avons vécu ensemble, mais la présence réelle de l’ami : tant que l’ami n’est pas là, réellement présent, nous ne saisissons pas son être, nous restons dans le vécu, dans notre vécu. Dès que l’ami est là, nous voyons le passage de l’intentionnel au réel. C’est un réveil. Le vécu était un rêve, un rêve éveillé. Quand l’ami est là, nous nous retrouvons en arrêtant de nous rappeler le passé et nous nous écrions : « Tu es encore beaucoup plus avec moi maintenant qu’avant. La séparation nous a aidés à mieux comprendre ce qu’est la présence. Enfin ! Maintenant tu es là. » C’est le jugement d’existence : « Tu es là, tu existes. »
La présence implique donc le réalisme de la personne. L’ami est une personne autre que nous dans l’être et identique à nous dans la similitude que réalise l’amour - nous avons les mêmes sentiments, la même affectivité, le même vouloir 72. En découvrant l’autre dans l’ami, nous nous posons alors la question : « Pourquoi est-il autre ? Qu’est-ce que l’être ? Quelle est la cause radicale de son altérité dans l’être alors que, dans la personne de l’ami, l’être est présent pour nous ? » Nous pouvons faire cela, puisque nous savons qu’au-delà de la connaissance affective il y a une connaissance spéculative : nous cherchons la vérité. Nous découvrons là le dépassement de la connaissance affective par la connaissance spéculative de ce qui est. La connaissance affective est une connaissance pratique ; elle est même ce qu’il y a de plus élevé dans l’ordre pratique. Mais il y a quelque chose de plus grand : la connaissance spéculative, parce qu’elle nous conduit à la vérité totale, à la connaissance de ce qui est.
En découvrant ce dépassement, nous ne quittons pas l’amour d’amitié. L’analyse philosophique de l’être n’est pas rivale de l’amitié. Au contraire, elle permet de comprendre jusqu’au bout le réalisme de l’amitié, l’altérité de l’ami qui existe avant même que nous l’aimions. Dans une philosophie réaliste, nous comprenons alors que l’amitié est pour nous l’expérience la plus merveilleuse pour que notre intelligence contemplative s’éveille dans la recherche de la vérité. C’est ce qu’elle fait en se posant la question : « Qu’est-ce que l’être ? Pourquoi l’ami est-il autre dans son être, autre que mon amour, au-delà de sa présence pour moi ? »
Dans l’amour d’amitié, le passage de l’affectivité ( qui est très belle mais qui risque de se noyer dans le vécu de la présence ) au réalisme de l’être de l’ami est donc capital. Sans cela, nous risquerions de tomber dans l’imaginaire en faisant de l’ami une idole, une cause exemplaire, et nous perdrions le contact avec ce qui est. Comme la figura, la présence peut être source d’une séduction telle qu’elle nous empêche d’aller plus loin, de chercher la vérité tout entière. Mais si vraiment nous aimons l’autre, nous devons savoir ce qu’est l’être de l’ami. Qu’est-ce que l’être ? Qu’est-ce qui est premier dans l’être ? Il est très important de nous poser cette question avec beaucoup d’acuité, beaucoup de lucidité. Quand nous cherchons la vérité, l’interrogation a ce pouvoir de dépasser le vécu de l’amour d’amitié. Et quand nous cherchons la vérité, nous cherchons ce qu’est l’être, qui est fondamental et premier pour notre intelligence : nous ne pouvons pas aller plus loin. En nous posant la question, nous découvrons le dépassement de l’amour d’amitié par l’être. Qu’est-ce qui est premier dans l’être ? Ce n’est pas l’amour d’amitié. L’amour d’amitié est un moment merveilleux, une oasis délicieuse : nous aimons rester là dans la présence de l’ami. Mais nous devons nous réveiller et nous poser la question : « Qu’est-ce qui est premier dans l’ordre de l’être ? »
C’est l’interrogation qui est l’âme de l’induction ; c’est donc elle qui nous oblige à aller toujours plus loin, à découvrir le premier. La présence amicale est une expérience extraordinaire : c’est la présence d’une personne à une autre personne. Elle est donc très complexe et très mobile. Pour bien saisir ce qu’est la présence, nous voyons qu’étant une relation, elle est qualifiée par son fondement. Qu’est-ce qui fait la présence de quelqu’un ? C’est la qualité propre de ce qui fonde cette présence : une certaine similitude de vie, une communion d’amour, une proximité dans la finalité et l’organisation des moyens en vue de cette fin, etc. La présence implique donc un tissu de déterminations que nous pouvons étudier et décrire. Mais tout cela n’est pas premier dans l’être. Qu’est-ce qui fait l’unité de tout cela ? Car il y a une certaine unité de cette présence. L’unité, c’est celle de la personne : le moi fait l’unité de la présence. C’est le « moi » qui fait l’unité et qui est en même temps le sujet de cette unité. Il y a donc le moi conscient et le sujet matériel ; et tous deux constituent la personne. C’est ce qui fait que nous sommes en présence de quelqu’un.
Comprenons bien : pour être présent à l’ami, pour vivre de la présence, nous avons besoin de la conscience ; et plus nous sommes présent, plus notre conscience est forte. Mais il y a le sujet qui fait aussi partie du moi et qui n’est pas le moi conscient ; c’est le moi matériel, qui a aussi une certaine unité. Mais qu’est-ce que l’être ? Ce n’est ni le sujet, ni la conscience. Le moi reste devant cette dualité du moi conscient et du sujet, il ne permet pas de répondre à la question : « Qu’est-ce que l’être ? » Qu’est-ce qui nous permettra de répondre à cette question ? Comment découvrir la cause de ce qui est, en tant qu’il est ? Quelle est la cause de ce qu’est l’autre, de l’ami, dans son être ? Quelle est la cause de ce que je suis dans mon être ?
Si nous prenons maintenant une démarche objective pour répondre en philosophie première à cette question : « Qu’est-ce que l’être ? », nous pouvons nous servir des dix catégories. Aristote, le premier, a fait cela 73. Et si l’on regarde souvent les catégories du point de vue logique, on peut aussi les considérer comme une propédeutique à la philosophie première, en ce sens qu’elles nous donnent une première connaissance, très proche de la description, des déterminations de ce qui est. En effet, quand nous nous interrogeons : « Qu’est-ce que l’être ? », nous ne pouvons répondre qu’en revenant à la réalité existante, à l’homme existant dont nous avons l’expérience.
Cette réalité, nous la connaissons d’abord en découvrant les diverses déterminations qui la caractérisent : ce qui est, est dit de multiples manières. Et nous nous servons ici du langage comme d’un signe : tout est dit du sujet ( qui lui-même n’est attribué à rien d’autre ) et ce qui est dit de lui, ce sont les diverses déterminations existantes qui font qu’il est tel être. Ces déterminations, qu’Aristote est le premier à avoir précisées, sont la substance seconde ( ou quiddité 74 ) : homme, cheval, etc. ; la qualité : intelligent, beau, etc. ; la quantité : son poids, sa taille, etc. ; la relation : il est l’ami d’un tel, il est deux fois plus grand que lui, etc. ; l’action : il marche, et la passion : il est tombé ; le lieu : il est à Athènes, à Paris ; le temps : hier, aujourd’hui ; la position ( ou situs ) : il est assis, debout au milieu de la salle ; l’avoir ( habitus ) : il tient son violon, son manteau. Et tout cela est dit de Pierre, de Socrate, qui est ainsi déterminé de ces dix manières différentes : il est le sujet ou la « substance première », qui reçoit toutes les attributions et n’est lui-même attribué à rien d’autre. Nous pouvons dire : Pierre est un homme, Pierre est intelligent, Pierre pèse 80 kg, Pierre est l’ami de Paul, Pierre marche, etc. Tout cela dit ce qui est, décrit ce qui est par ses diverses déterminations : ce qui est, est dit de multiples manières. Mais qu’est-ce que l’être ? L’être, est-ce la relation ? Certes, la relation est de l’être, surtout la relation amicale. La relation amicale compte, elle n’est pas du « conventionnel », elle fait partie de l’être de Pierre. La relation est un être très particulier, qui n’existe qu’en fonction de l’autre, que grâce à l’autre, et qui peut disparaître. Par exemple, si Paul est assis à côté de Pierre, la relation n’existe que si Paul reste là. Si Paul s’en va, la relation a disparu, c’est la néantisation de la relation et Pierre n’est pas changé. La qualité, elle, ne peut pas être néantisée. Elle peut changer mais n’est pas néantisée : un corps chaud peut se refroidir mais ne se néantise pas, il peut devenir glacial, mais ne se néantise pas, il a reçu une nouvelle qualité qui a chassé la précédente.
Nous pouvons alors nous poser la question : la relation est-elle première dans l’être ? Non, car elle peut disparaître sans que la réalité existante soit changée. La qualité est-elle ce qu’il y a de primordial dans l’être ? La figura, par exemple, qui est une qualité, est-elle première ? Non, car c’est une « manière d’être » et la qualité vient s’ajouter ou se retirer. Quand une qualité disparaît, Pierre est le même, certes avec un manque, le « manque » d’une qualité ; et quand une qualité s’ajoute, s’acquiert ( comme l’habitus ) , Pierre est parfait parce qu’il demeure dans sa qualité, dans sa perfection - la qualité permet d’être parfait. Mais être parfait n’est pas ce qu’est l’être, car cela implique encore une dualité : Pierre demeure
en soi et dans la qualité acquise. L’action non plus n’est pas ce qui est le principal en nous, parce qu’elle s’ajoute. Nous pouvons dire : « Aujourd’hui, j’ai eu beaucoup d’activités, j’ai été pris toute la journée, j’ai besoin de m’arrêter. » Pourquoi avoir besoin de s’arrêter ? Pour se retrouver soi-même, calmement, paisiblement. L’action s’ajoute et, de même, la passion : quand nous recevons la correction de quelqu’un, cela ne doit pas durer trop longtemps, parce que notre patience a des limites. Nous pâtissons.
Rien de tout cela n’est donc premier, nous pouvons le voir en prenant la liste des dix catégories qui déterminent le sujet : il reçoit tout cela, toutes ces déterminations. Mais tous ces attributs qui lui appartiennent ne sont pas son être. Chacune des catégories est quelque chose de ce qui est : la relation existe, la qualité existe, la quantité existe... Tout cela existe, mais ce n’est pas « l’être ».
Nous sommes bien là devant une analyse objective de ce qui est, que nous retrouvons dans notre ami aussi bien qu’en nous-même. Et il est difficile d’ajouter une catégorie à toutes ces déterminations parce que la dernière, l’avoir, contient une quantité de choses. Ce qui le montre le mieux, c’est notre corps qui est à la fois notre avoir et notre être - c’est ce qui fait la situation unique du corps. Nous avons un corps, c’est notre guenille mais elle nous est chère, parce que c’est quand même notre corps. Notre corps n’est pas le corps d’un imbécile, nous pouvons dire : « C’est mon corps. Il est donc qualifié, il a quelque chose de bien. De plus, il est unique. J’ai un nez unique, j’ai des yeux uniques, j’ai une bouche unique. Mon corps est unique ; il est tout à fait singulier. »
En nous servant des dix catégories, nous pouvons donc regarder objectivement tout notre avoir et tout ce que nous sommes. Revenons à la question : « Qu’est-ce qui est premier dans ce qui est en tant qu’il est ? » Ce qui est premier n’est jamais l’attribut, car ce qui est attribué à un sujet lui est relatif. Est-ce donc le sujet ? Voilà que nous rejoignons ce que nous avons dit auparavant 75. Dans la perspective du vécu, le sujet est premier. Et dans l’attribution des déterminations, il est premier en tant qu’il les reçoit toutes. Mais les attributs sont aussi de l’être ! Quel est l’attribut principal ? Pierre est le sujet et il est un homme. « Homme » est l’attribut principal : Pierre est homme. Pierre a un nez, c’est l’avoir, mais il est homme. Nous ne disons pas que Pierre a l’homme, mais qu’il est homme.
En cherchant ce qu’est l’être, nous voyons donc que les dix catégories s’attribuent au sujet et qu’il y en a une qui est première, que la logique appelle « l’espèce » : Pierre est homme. Si donc nous cherchons ce qu’est l’être, c’est cet attribut que nous regardons en premier lieu et c’est le sujet que nous regardons en premier lieu. Dans une vision objective, par les catégories, nous aboutissons donc à deux premiers : le sujet et l’attribut premier, la quiddité, « Pierre » et « homme », comme nous sommes arrivés à la dualité du sujet et du moi conscient. Mais pouvons-nous rester dans cette dualité ?
C’est à travers cette interrogation que notre intelligence doit entrer dans son domaine propre : saisir ce qui est en tant qu’il est, l’être dans ses principes propres. Ce qui est, est dit de multiples manières et ne peut être défini. En nous servant des catégories, nous cherchons ce qui est premier, du point de vue de la détermination, dans ce qui est en tant qu’il est. Dans cette recherche, nous aboutissons à deux premiers, à deux substances au niveau des catégories, donc au niveau de l’attribution, au niveau du langage : la substance première, Pierre, et la substance seconde, homme. Si elles sont deux, c’est que ni l’une ni l’autre n’est absolument première ; elles sont relatives l’une à l’autre sous deux aspects différents. Ni l’une ni l’autre ne peut être première dans l’ordre de l’être, c’est la première constatation que nous devons faire. Au niveau de l’être, Pierre a quelque chose d’irréductible : il existe avec son autonomie, il est. Et il est dans un tel absolu que c’est lui qui reçoit toutes les attributions. Pierre a bien quelque chose d’unique qui ne se trouve pas dans « homme ». Mais « homme » a quelque chose de premier par rapport à Pierre : il explicite le caractère propre de Pierre, sa spécification. Et parce que Pierre est homme, il est capable de rire ; cela le distingue de tous les autres animaux qui sont autour de lui et qui sont incapables de rire. Il y a donc dans « homme » quelque chose qui est explicité par rapport à Pierre. Dans « homme », c’est l’intelligibilité qui est première. Dans « Pierre », c’est l’existence. Nous arrivons donc à cette position : deux aspects sont premiers dans l’être, l’un du côté existentiel, l’autre du côté intelligible. Ce qu’il y a de plus intelligible, c’est « homme » ; ce qu’il y a de plus existentiel, c’est ce que Pierre est dans son autonomie. Nous aboutissons donc, par les catégories, à cette dualité à l’intérieur de l’être. Cette dualité peut-elle être dépassée ou bien demeure-t-elle ? Si elle demeure, nous ne découvrons pas ce qui est premier dans l’être.
C’est là où l’interrogation est capitale : elle permet le dernier dépassement. C’est pourquoi on peut dire que l’interrogation est l’âme de l’induction. Notons ici que c’est l’interrogation, et donc la découverte inductive des principes propres, qui avait disparu dans la scolastique décadente : elle en restait aux conclusions et les répétait indéfiniment. Or quand l’interrogation disparaît, on n’avance plus, on ne respire plus, on se retrouve sous l’éteignoir 76 ! Il y a des « sacristains » de l’intelligence qui se promènent avec un éteignoir et étouffent toute interrogation, toute recherche du premier, en assénant des conclusions dont on ne voit pas la source. Chaque fois qu’on éteint une interrogation, cela produit un refoulement intellectuel. Et les refoulements intellectuels sont pires que les refoulements affectifs car l’affectivité est seconde, elle ne structure pas la personne. Il est donc capital de comprendre qu’il existe des refoulements intellectuels - ce que seule la philosophie peut découvrir, car elle seule peut affirmer que nous sommes premièrement des êtres intelligents qui avons besoin que notre intelligence se développe comme intelligence.
Notre intelligence se développe grâce à l’interrogation. Celle-ci est capitale dans notre vie intellectuelle, on peut même dire qu’elle est la vie de l’intelligence. Quand interrogeons-nous ? Quand notre intelligence connaît déjà quelque chose et, en même temps, se trouve devant une certaine obscurité. Nous n’interrogeons pas quand nous sommes dans une totale ignorance mais quand, connaissant déjà quelque chose par l’expérience, nous cherchons à connaître davantage la réalité dont nous avons l’expérience. Il faut donc être « en recherche » pour interroger et l’interrogation est le sommet de la recherche, c’est ce qui pointe : un esprit pointu, qui découvre tout de suite ce qui est intéressant, est toujours possédé par l’interrogation. Car ce qui éveille la recherche, c’est à la fois le premier contact que nous avons avec la réalité dans l’expérience et la part d’obscurité, d’inconnu, qui nous reste : nous ne connaissons pas encore la réalité dans ce qu’elle a de premier, d’essentiel. Et de fait, certaines interrogations portent sur des choses secondaires, d’autres portent sur l’essentiel et veulent porter sur l’essentiel. En philosophie, l’induction est la recherche du premier, du principe. Et quand il s’agit de la connaissance de ce qui est en tant qu’il est, elle est la recherche du premier dans l’ordre de l’être. C’est ce qu’il y a de plus « pointu », de plus intelligible !
Il est très important de rappeler cela aujourd’hui, pour réveiller l’intelligence et renouveler la philosophie, d’autant plus que l’interrogation a repris cours dans beaucoup de recherches contemporaines. Merleau-Ponty, par exemple, était à la fin de sa vie un homme de l’interrogation. N’est-il pas capital de le comprendre pour ne jamais en rester à ce que nous connaissons déjà mais toujours progresser dans la recherche de la vérité, pour être de « grands vivants » du point de vue de l’intelligence ? L’interrogation est dans l’ordre intellectuel ce qu’est le désir dans l’ordre affectif : c’est le sommet de la vitalité de l’intelligence, c’est le désir d’une intelligence qui cherche la vérité. Si l’on ne cherche plus la vérité, on n’interroge plus ; on est donc passif, on reçoit tout sans rien comprendre et l’on répète les conclusions, ce qui fait qu’on vieillit très vite et qu’on devient intellectuellement stérile.
Dans cette recherche de ce qu’est l’être, nous nous trouvons donc en présence de ces deux premiers : la substance première et la substance seconde, le primat de l’existence - c’est toujours le singulier, n’existe que le singulier - et le primat de l’intelligibilité qui, quand elle est saisie par l’intelligence, a un mode universel. Découvrir ces deux premiers est capital mais n’est pas encore la découverte de ce qui est premier dans l’ordre de l’être. Qu’est-ce qui est premier ? Est-ce Pierre, est-ce homme ? Sous un point de vue, Pierre est premier, sous un autre point de vue, « homme » est premier. Du point de vue de l’existence, Pierre est premier, du point de vue de l’intelligibilité, « homme » est premier. Mais si nous restons dans cette dualité, il n’y a pas de premier dans l’être, il n’y a donc pas de philosophie première, nous restons à la porte. Si nous demeurons dans cette dualité entre la substance première et la substance seconde, nous n’entrons pas et nous sommes obligé de reconnaître notre incapacité, notre impuissance. Nous disons : « Je ne peux pas connaître l’être, “ceci est” est un mur. » Pour beaucoup, le jugement d’existence est un mur, il n’est pas intelligible, l’être est inconnaissable. Certains comprennent la forme, la définition, la quantité. Mais l’être leur échappe, ils ne voient même pas le sens de la question !
En nous posant la question : « Qu’est-ce que l’être ? », nous pouvons donc préciser : « Pierre existe, l’homme est intelligible, donc il est ( et autrement que Pierre ), mais qu’est-ce que l’être ? » La question se précise donc ainsi : de ces deux, l’un est-il premier dans l’ordre de l’être ? Tant que nous n’avons pas saisi ce qui est premier dans l’ordre de l’être, nous n’avons pas saisi le principe de ce qui est en tant qu’il est. Car le principe, c’est ce qui est premier, c’est ce au-delà de quoi nous ne pouvons pas aller. On ne définit pas un principe mais on dit : « C’est ce au-delà de quoi je ne puis pas aller, ce au-delà de quoi je ne peux plus analyser la réalité. » Pouvons-nous aller au-delà de Pierre ? Oui, en découvrant « homme ». Pouvons-nous aller au-delà de « homme » ? Oui, en regardant « Pierre ». D’un côté, nous allons au-delà de l’homme par l’exister ; et l’exister c’est l’être, c’est l’être en acte. De l’autre nous allons au-delà de Pierre en pensant « homme », en saisissant « homme » qui est premier du point de vue de l’intelligibilité. Donc, ni l’un ni l’autre ne sont le premier dans l’être. Qu’est-ce qui est premier dans ce qui est en tant qu’il est, du point de vue de la détermination ?
L’interrogation creuse, c’est le « vilebrequin » de l’intelligence ! Qu’est-ce qui est premier dans ce qui est, dans l’ordre de l’être ? Ce qui est premier dans l’ordre de l’être, c’est justement ce qui est commun à Pierre et à homme. L’un et l’autre sont premiers dans un ordre donné ; et ce qu’il y a de commun est au niveau de l’être. Le premier dans l’ordre de l’exister et le premier dans l’ordre de l’intelligibilité n’ont quelque chose de commun qu’au niveau de l’être. En effet, l’intelligibilité se ramène à l’être : « tout ce qui est » est intelligible ; et l’exister se ramène à l’être : tout ce qui existe est en lui-même distinct des autres. Notre intelligence, par l’interrogation, cherche ce qu’il y a de commun entre deux choses diverses ; et ce qui est commun est toujours avant la diversité. Il est donc premier. Ce qui est commun entre Pierre et homme, c’est l’être, Pierre et homme sont deux modalités de l’être.
Pour aller plus loin, nous pouvons nous servir du langage, qui nous aide comme un signe. Nous disons : ousia, « substance » première, et ousia, « substance » seconde. Ce qui est donc commun, c’est ousia, substance. Notons ici que le mot français, qui provient du latin substantia, est très malheureux et ne traduit pas le grec ousia. Ousia est le nom correspondant au verbe « être » : to ôn, ce qui est ; eïnaï, être ; ousia, « substance », c’est ce que l’être a de premier, ce qui est au sens premier... Et l’être au sens premier est dit de deux manières principales : l’être dans ce qu’il a de premier est source d’autonomie, il existe ; l’être dans ce qu’il a de premier est intelligible, il est déterminé. Ce qu’il y a de commun à cela, c’est l’être dans ce qu’il a de premier, la substance. « Pierre », substance première, « homme », substance seconde : il y a quelque chose de commun dans le langage lui-même. Nous ne nous y arrêtons pas car le langage n’est qu’un intermédiaire. Il est relatif à l’intelligence et indique donc quelque chose qui est plus radical, que l’intelligence atteint dans la réalité. Avant Pierre, avant homme, l’intelligence touche l’ousia-substance, première dans l’ordre de perfection : source de l’autonomie existentielle de Pierre, source de l’intelligibilité essentielle de homme. Qu’est-ce que l’ousia ? C’est ce qui est premier dans l’ordre de l’être. Et ce qui est premier dans l’ordre de l’être selon deux modalités différentes, c’est l’exister, l’acte d’être, et l’intelligibilité essentielle, homme.
En interrogeant : « Qu’est-ce qui est premier dans l’ordre de l’être ? » nous découvrons donc que, tant du côté de Pierre que du côté de « homme », c’est la substance, l’ousia. L’intelligence seule saisit cela, parce qu’elle saisit l’être. Au-delà de l’exister, l’intelligence saisit l’être ; au-delà de l’intelligibilité, l’intelligence saisit l’être. Ce qui est commun, ce qui est source de l’un et de l’autre, parce que c’est premier et source, source de l’exister, source de l’intelligibilité, c’est l’être substantiel, c’est ce principe, ce premier. Il est découvert comme un au-delà du sujet et un au-delà de la quiddité. Or l’au-delà du sujet et de la quiddité, c’est ce qui est en tant qu’être. La substance, c’est donc ce par quoi le sujet est sujet, et ce par quoi la quiddité est quiddité. Elle est donc « à la racine » du sujet et de la quiddité. Nous la saisissons comme ce qui est source de la quiddité et du sujet, une dans l’ordre de l’être. Si donc la substance est l’au-delà du sujet et l’au-delà de la quiddité, elle est « quiddité dans le principe », elle est « sujet dans le principe ». Elle est ce qui est premier, ce par quoi l’être en tant qu’être est déterminé, ce par quoi l’être en tant qu’être peut être sujet et donc subsister.
Ce principe premier, l’intelligence seule le saisit : nous n’avons jamais touché la substance, tandis que nous avons touché Pierre ; nous n’avons jamais assimilé la substance, tandis que nous avons assimilé la signification de « homme ». Ce sont nos deux grandes expériences : l’expérience externe, toucher Pierre ; et l’expérience interne : tant que nous n’avons pas réfléchi sur « homme », nous n’avons pas saisi l’intelligibilité profonde de Pierre. L’expérience interne première est de saisir la quiddité de la réalité. Cette expérience interne, la connaissance de la détermination première, de l’intelligibilité essentielle de la réalité existante, et l’expérience externe la plus réaliste, celle du toucher, qui nous fait adhérer à ce fait que Pierre est et qu’il existe indépendamment des autres, qu’il a son autonomie propre, ces deux expériences se ramènent à l’être dans ce qu’il a de tout à fait premier : l’ousia, la substance.
En découvrant l’ousia, la substance, nous dépassons donc l’expérience externe la plus simple - le toucher de Pierre, « ceci est » -et l’expérience interne la plus profonde - la saisie de la quiddité, de « homme ». En connaissant l’être, l’intelligence saisit le principe au-delà de l’expérience. Nous avons là la première induction par rapport à l’être. Elle est très simple : nous ne pouvons pas nous arrêter à la substance première, nous ne pouvons pas nous arrêter à la substance seconde, c’est impossible, si nous cherchons ce qu’est l’être. L’être n’est ni Pierre, ni homme. Et d’autre part, d’un côté comme de l’autre, nous saisissons quelque chose par l’expérience. Nous touchons que Pierre existe, nous l’affirmons, c’est évident ; et nous saisissons que Pierre a cette intelligibilité particulière : il est homme. Et tous deux sont bien quelque chose de l’être. Mais l’être n’est ni l’exister singulier, ni l’intelligibilité saisie dans Pierre : l’être est au-delà. Et cet au-delà de l’être, nous le saisissons dans la substance-principe. L’ousia est principe de ce qui est : principe de l’intelligibilité, principe de l’exister.
L’induction est donc la vie de l’intelligence qui saisit ce qu’elle seule peut saisir : le dépassement de l’expérience grâce à l’interrogation. Si nous n’interrogeons pas, si nous ne demandons pas : « Qu’est-ce qui est premier dans l’ordre de l’être ? », nous resterons d’une façon paresseuse dans l’expérience. Mais l’intelligence ne s’arrête pas à l’expérience, elle se nourrit de ce qui est premier. L’expérience est donc faite pour être dépassée, ce qui ne veut pas dire niée... Si nous en restons à l’expérience, nous restons devant des faits, des événements ; ils nous encombrent, nous obnubilent et nous n’arrivons plus à comprendre la réalité. La vie de l’intelligence se manifeste donc à travers l’interrogation qui lui permet de dépasser l’expérience et de ne pas en rester à la description, pour saisir la substance, qui est principe.
En saisissant la substance-principe, notre intelligence saisit quelque chose de radical, au-delà de l’exister singulier et de l’intelligibilité universelle. Dans l’être parfait, dans l’être à l’homme, dans l’être à l’ami, nous découvrons la racine profonde de tout ce que l’expérience, externe et interne, nous donne : la substance, « principe propre selon la forme de ce qui est en tant qu’il est ». Dire cela n’est pas une définition, c’est une découverte de ce qui est premier. Un principe est premier dans un ordre donné et, parce qu’il est premier, il n’est pas une relation : ce qui vient après lui est relatif à lui, mais le principe n’est pas relatif à ce qui vient après lui. Il est principe par lui-même et en lui-même. C’est « ce au-delà de quoi nous ne pouvons pas aller ». Le principe est donc indivisible. C’est pourquoi nous le saisissons ou nous ne le saisissons pas ; et parce qu’un principe n’est pas complexe, il est toujours difficile pour notre intelligence humaine, qui est complexe, de le saisir : nous touchons quelque chose d’ultime, de propre à la vie de l’intelligence.
Nous commençons alors à comprendre ce qu’est la philosophie de ce qui est, la philosophie première. Tant que nous n’avons pas saisi la substance, nous décrivons la réalité à travers des modalités de l’être. C’est très intéressant, mais ce n’est pas la connaissance de ce qui est en tant qu’il est, dans ce qu’il a de premier du point de vue de l’être ; ce n’est pas la philosophie première. La découverte inductive de la substance nous fait donc entrer dans la dimension proprement scientifique de la philosophie première. C’est la découverte des principes propres qui permet à la philosophie d’être une science. Tant que l’intelligence n’a pas saisi de principe propre, elle reste à la porte de la philosophie, elle décrit et définit. Nous pouvons décrire le sujet, la substance première, nous pouvons définir la substance seconde, la quiddité 77, mais nous ne pouvons pas décrire ni définir la substance, principe selon la forme de ce qui est en tant qu’il est. Nous la découvrons par une induction, comme l’au-delà de la dualité de la substance première et de la substance seconde. Nous découvrons, grâce à l’interrogation, ce qui est premier, principe, dans l’ordre de l’être du point de vue de la détermination. Il faut bien préciser les deux : premier dans l’ordre de l’être, du point de vue de la détermination. C’est pourquoi nous disons que la substance est principe propre selon la forme de ce qui est en tant qu’il est. La substance-principe existe donc dans la réalité. Nous touchons quelque chose de réel quand nous découvrons la substance comme principe propre selon la forme de ce qui est. Mais le principe, comme principe, n’est saisi que par l’intelligence : nous n’en avons pas l’expérience. Notre expérience ne porte que sur ce qui est relatif et nous sommes tellement marqués par les réalités existantes sensibles dont nous avons l’expérience que nous avons toujours un peu peur de regarder quelque chose que seule l’intelligence saisit dans le réel. Seule l’intelligence saisit le principe ; et celui-ci, comme tel, détermine directement l’intelligence.
Le principe, comme tel, parce qu’il est premier, est toujours saisi dans un jugement. Ce jugement implique une appréhension, comme tout jugement, mais le principe ne peut pas être saisi dans l’appréhension, parce que le principe est et est toujours relié à « ceci est ». À partir du jugement d’existence portant sur la réalité expérimentée, le principe est saisi par l’intelligence au-delà de l’expérience. Comme principe, il n’est saisi que par l’intelligence, et l’intelligence s’éveille en le saisissant. Toute la difficulté de la démarche inductive est là : le principe n’est donné que dans la découverte. C’est quelque chose de premier et c’est l’intelligence qui le saisit comme principe. Un principe ne peut être touché, découvert que par l’intelligence. Au-delà de la substance, il n’y a rien dans l’ordre de la détermination : c’est la détermination fondamentale et ultime de ce qui est.
Ayant saisi la substance, nous distinguons immédiatement la substance des accidents. Les accidents sont relatifs et n’existent que dans un sujet. Nous saisissons ici toute la différence entre le principe et ce qui découle du principe : le principe est premier mais la manière dont il existe assume immédiatement la complexité. La substance, parce qu’elle est première dans l’être, existe par elle-même ; elle existe dans sa réalité profonde d’être, comme ce qui est premier, dans l’ordre de la détermination de ce qui est. Nous dirons donc que la substance subsiste : le mot « subsister » n’est pas chez Aristote qui affirme simplement que la substance existe kat’auto, par soi 78. Aristote n’éprouve pas le besoin d’utiliser ici un mot nouveau et nous pouvons, avec lui, dire simplement que la substance existe par elle-même, tandis que les accidents n’existent pas par eux-mêmes mais par la substance ; les accidents ne sont pas premiers dans l’ordre de l’être, ils existent relativement à la substance.
Nous existons donc par notre âme qui est substance, principe propre selon la forme de ce qui est. La substance est donc toujours en acte : elle est, dans l’ordre de l’être, ce qui détermine fondamentalement et premièrement l’être. Dans le jugement d’existence « ceci est », nous ne saisissons pas la substance mais son fruit, l’autonomie dans ce qui est, parce qu’elle existe par elle-même. Et dès que nous saisissons la substance comme principe, nous saisissons par le fait même toutes les autres déterminations comme secondes. Toutes ces déterminations secondes affectent l’être et le déterminent ; elles sont des modes particuliers de ce qui est. Mais ce qui est premier, c’est la substance qui existe par elle-même parce qu’elle est première dans l’être. Par le fait même, elle fait subsister tous les accidents, tout ce qui est secondaire : elle en est la source et elle en est le sujet. Pierre est une réalité distincte des autres, il est quelqu’un ; et il est quelqu’un grâce à sa substance. S’il n’était pas substance, il serait relatif à quelqu’un d’autre dans l’ordre de l’être. S’il a un être indépendant, autonome, qui a son caractère propre, c’est par sa substance.
Ayant donc saisi la substance par induction, en nous servant des deux déterminations les plus proches d’elle : le sujet ( la substance joue le rôle de sujet ), et la quiddité ( la détermination essentielle de la réalité ), nous essayons de préciser ce qu’elle est dans l’ordre de l’être. La substance existe par elle-même. En disant cela, nous regardons la substance par rapport à l’être. La substance est première dans l’ordre de la détermination, donc dans l’ordre de la forme, au niveau de l’être. Et parce qu’elle est première, elle est par elle-même, elle a un lien nécessaire avec l’être, elle subsiste. Elle est quelque chose de premier dans la réalité existante. Une loi ne subsiste pas, sauf dans notre raison qui l’a découverte. Certes, la substance est aussi découverte par notre intelligence mais elle est première dans l’ordre de ce qui est. Nous devons donc distinguer les principes qui sont premiers seulement dans l’ordre de l’intelligibilité et les principes qui sont premiers dans l’ordre de l’être. En philosophie première, nous ne quittons jamais le jugement d’existence sur ce qui est. En découvrant la substance comme principe, nous découvrons un premier réel, au niveau même de l’être : la substance est principe de l’être. Elle est découverte comme principe par notre intelligence mais « dans » la réalité existante. Elle est donc une cause.
Comprenons bien ici ce qui différencie loi, principe et cause. Un principe est premier : c’est ce au-delà de quoi on ne peut pas aller dans l’analyse. Et parce qu’il est premier, il est évident par lui-même et il est principe d’un ordre, donc source d’intelligibilité ; à partir de ce premier, nous avons l’intelligibilité de tout ce qui lui est relatif. La substance est principe en ce sens qu’elle est première dans l’ordre des déterminations de ce qui est. Elle est donc source d’un ordre : tout ce qui est, toutes les déterminations de l’être sont intelligibles relativement à la substance-principe. Mais elle est première dans l’ordre des déterminations de l’être : elle subsiste, elle existe par elle-même, comme première. Elle est donc cause selon la forme de ce qui est. La cause est première dans un ordre donné pour ce qui existe, elle n’est jamais uniquement dans l’ordre de l’intelligibilité. Nous dirons donc que toute cause est principe, mais que tout principe n’est pas cause. Toute cause est principe, parce que la cause est toujours première ; et en tant qu’elle est première, elle est principe. La cause est cause de tout le reste ; elle est donc première et par conséquent elle est principe. Mais on ne peut pas dire que tout principe soit cause, parce qu’il y a des principes qui demeurent dans l’ordre de l’intelligibilité et ne regardent pas directement l’être : on parle du principe de non-contradiction, du principe d’identité, etc. Ce sont des principes évidents par eux-mêmes qui ne sont pas causes. Quant à la loi, elle n’est pas une cause, mais exprime une relation d’intelligibilité. Certaines lois peuvent exprimer une causalité mais la loi, comme telle, n’est pas une cause : elle est une relation constante d’intelligibilité entre ce qui est antérieur et ce qui est postérieur. La loi reste donc descriptive. Elle ne saisit pas le pourquoi, mais décrit une relation constante dans le comment des choses.
Il faut donc bien comprendre la force de cette affirmation : « La substance est principe propre selon la forme de ce qui est en tant qu’il est. » Qui dit principe, principe propre, dit premier ; selon la forme, c’est-à-dire dans l’ordre des déterminations ; de ce qui est en tant qu’être : la substance existe par elle-même, elle est donc cause d’être, toutes les déterminations secondes de ce qui est existent relativement à elle et par elle. Nous pouvons donc dire : « J’existe par ma substance, principe et cause propre de mon être. »
Soulignons bien qu’en disant cela nous nous situons au niveau de l’analyse de ce qui est en tant qu’il est et non pas au niveau du jugement de sagesse à partir de l’Être premier créateur, sur lequel nous reviendrons 79. La connaissance scientifique de la réalité dont nous avons l’expérience, qui se réalise à partir de la découverte des principes propres, n’est pas au même niveau que le jugement de sagesse où tout est regardé à partir de la Cause ultime de tout ce qui est, l’Être premier créateur. Il ne faut surtout pas confondre ces deux niveaux mais bien discerner ce qui relève de la philosophie comme science et ce qui n’est atteint qu’au niveau de la sagesse. La science analyse la réalité dont nous avons l’expérience et découvre ses principes et ses causes propres ; la sagesse contemple l’Être premier créateur et juge de tout à partir de lui comme Cause ultime de tout ce qui est. En philosophie première, nous analysons d’abord ce qui est, en fonction de l’expérience que nous en avons - nous n’avons pas d’expérience de Dieu mais de toutes les réalités sensibles, de notre ami et de nous-même. Et nous pouvons découvrir la substance principe propre et cause propre selon la forme de ce qui est en tant qu’il est. Par cette découverte, notre intelligence commence à découvrir ce qu’est l’être : l’être est premièrement substance, la substance est ce qui est au sens premier. Donc, tout ce qui n’est pas substance est relatif, dépendant, multiple ; et par le fait même, il est dans le devenir : le devenir n’est pas substance, il change indéfiniment. Grâce à la découverte de la substance, la distinction de l’être et du devenir se fait donc avec une acuité beaucoup plus profonde. La substance est au-delà du devenir, elle est par elle-même ; au contraire, tous les accidents existent dans un certain devenir et en dépendent. Certes, des accidents tels que l’intelligence dépendront de la substance d’une façon tout à fait particulière. Nous dirons alors que l’intelligence émane de l’âme qui est substance : « émane », pour montrer ce caractère de nécessité qui existe entre les deux. Notre intelligence n’est pas notre substance mais elle est une qualité qui émane directement de notre âme, au-delà de son unité avec le corps.
Comment comprendre à partir de là la distinction et la relation entre l’âme et la substance ? Nous avons découvert notre âme à partir de nos opérations vitales : elle est ce qui est premier dans l’ordre de la vie. Elle est principe de vie, source, cause de vie. Et elle est source de notre être : en tant qu’elle est source de notre être, elle est substance.
Voir le lien entre l’âme et la substance nous aide à comprendre de façon plus forte ce qu’est la substance. Comme l’âme est une source invisible de vie, la substance est au-delà des accidents, elle est au-delà de ce que nous connaissons immédiatement par l’expérience, par nos sens. Elle est une source cachée, ce par quoi nous existons au-delà de toute la diversité des déterminations accidentelles.
Quand nous découvrons notre âme, nous découvrons en même temps l’unité substantielle de vie et d’être de l’âme et du corps : ce ne sont pas deux réalités séparées. Il existe un homme vivant, en lequel nous distinguons l’âme ( cause de vie ) et le corps ; et nous affirmons que notre âme subsiste dans notre corps 80. Elle est principe radical de toutes nos opérations vitales mais elle subsiste dans notre corps, elle n’est pas sans le corps. La substance, en tant que substance, subsiste par elle-même et fait exister les accidents : nous sommes là au niveau de l’être et non plus au niveau de la vie. La distinction propre à l’analyse du vivant est celle de l’âme et du corps et donc celle du visible et de l’invisible. Le visible et l’invisible nous conduisent à la distinction de l’âme et du corps : le corps est visible, quantitatif, il se manifeste ; le principe d’unité qu’est l’âme est plus radical, plus profond, toutes les opérations vitales relèvent d’un principe invisible qui est l’âme. L’âme est donc source de tout ce qui est invisible en nous et le corps est, au contraire, lié à tout ce qui se manifeste. Si nous voulons aller plus loin, du point de vue de la philosophie première, l’être est à la fois visible et invisible. Le visible et l’invisible ne nous conduisent pas directement à saisir ce qui est premier dans l’être. L’analyse de ce qui est en tant qu’il est se fait par la distinction de la substance et des accidents. La distinction propre du vivant est celle de l’âme et du corps ; la distinction propre de ce qui est, est celle de la substance et des accidents et, nous y reviendrons 81, celle de l’acte et de la puissance.
Du point de vue de la vie, le corps est relatif à l’âme et nous découvrons que notre âme subsiste dans notre corps. Mais du point de vue de l’être, la substance ne se distingue pas du corps qui n’est pas un accident ; la substance existe par elle-même. Nous pouvons donc regarder notre âme sous deux points de vue différents : d’une part, comme source de vie, elle gouverne et détermine le corps ; d’autre part, elle a quelque chose qui est au-delà du corps : comme substance, cause d’être, elle existe par elle-même et, même si elle est séparée du corps ( par la mort ), elle subsiste. 11 y a dans l’âme une autonomie dans l’ordre de l’être qui permet de comprendre qu’elle dépasse réellement tout le monde physique et tout le devenir : voilà l’âme découverte comme substance, source d’être indépendante du corps et cependant informant notre corps. Notre âme est substance, source de vie et source d’être. En tant que source d’être, elle est substance. En tant que source de vie, elle informe notre corps.
Comprenons bien ce passage de la vie à l’être : l’expérience que nous avons du jugement d’existence est avant l’expérience du vivant en ce sens qu’elle touche quelque chose de plus radical. Le jugement « ceci est » conduit à l’induction de la substance ; et l’expérience des opérations vitales conduit à l’induction de l’âme - le vivant est celui qui se meut. Il y a donc une unité et une diversité entre l’âme et la substance. Toutes deux sont principes selon la forme : de ce qui est en tant qu’il est, et de ce qui est en tant qu’il se meut. Le vivant ajoute une modalité, une qualité particulière à ce qui est. Il est donc normal que l’intelligence découvre deux principes distincts à deux niveaux d’analyse différents : le principe propre selon la forme de ce qui est, c’est la substance ; le principe propre de ce qui se meut, c’est l’âme. Mais puisque le vivant existe et puisqu’il est un être plus parfait que le non-vivant, nous pouvons dire qu’en découvrant l’âme comme principe de vie, nous découvrons en même temps un principe d’être. Si donc il y a une âme en tout vivant, il y a une substance. Certes, on pourra se demander si tout ce qui est vivant a une substance ou bien si l’homme seul a une âme-substance. Mais cela n’a pas grand intérêt parce que, du point de vue philosophique, nous regardons toujours l’homme. Et il est évident que tous les vivants en dehors de l’homme sont des vivants imparfaits. L’homme est le premier des vivants, le plus parfait, et il est la réalité existante la plus parfaite que nous expérimentons. C’est la vie de l’homme et c’est l’être à l’homme que nous cherchons à connaître ; c’est la vie de notre ami et l’être à l’ami que nous cherchons à connaître ; c’est notre propre vie et notre être que nous cherchons à connaître.
En saisissant la différence qu’il y a entre le premier dans l’être et le premier dans la vie, nous voyons que notre intelligence fait une distinction. Elle n’implique pas de séparation réelle car notre substance, c’est notre âme ; c’est la même réalité. Nous passons là de l’analyse philosophique au jugement d’existence. Nous disons de l’âme qu’elle est principe de vie, car c’est à partir des opérations vitales que nous la découvrons. Et c’est à partir du jugement d’existence sur ce qui est et en nous servant des catégories que nous découvrons la substance. Dans l’analyse, nous faisons donc une distinction nette entre la substance et l’âme ; mais nous voyons que, pour nous, elles s’identifient dans le jugement d’existence. L’analyse philosophique fait la distinction entre la substance et l’âme parce que nous faisons la distinction entre l’être et la vie. Mais dans la réalité, notre âme, principe de vie, est cause de notre être, elle est substance. Elle subsiste donc au-delà de son union avec le corps.
La découverte de la substance comme principe propre selon la forme de ce qui est en tant qu’il est se fait par une induction. Mais qu’est-ce que cette induction pour notre intelligence ? Il s’agit de la découverte d’un principe et non pas de la conclusion d’une démonstration. Une démonstration conclut et mesure, alors qu’un principe est saisi comme quelque chose de premier, quelque chose de réel qui nous dépasse. Ainsi l’induction permet-elle à notre intelligence de s’éveiller et de dépasser les raisonnements pour saisir quelque chose qui est avant le raisonnement, qui est dans la réalité et qui est premier. Nous découvrons toujours ce qui est comme ce qui nous dépasse.
L’induction de la substance, nous l’avons vu, part du jugement d’existence : « ceci est », « Pierre est ». Et quand nous affirmons : « ceci est », nous affirmons que la réalité est avant notre intelligence, que notre intelligence lui est relative. D’autre part, notre intelligence connaît ce qu’est l’homme, elle saisit la quiddité de Pierre : Pierre est un homme. Cela aussi existe mais n’est connu que grâce à une abstraction. Quand nous affirmons l’existence de Pierre, cela touche l’expérience. Quand nous saisissons « homme », c’est encore quelque chose de réel ( Pierre est un homme ) mais qui est saisi grâce à une abstraction. Nous avons donc deux aspects qui existent selon deux modalités totalement différentes mais qui sont un dans la réalité car l’homme n’existe que dans Pierre, Jacques ou Timothée - l’homme existe dans tous ces individus, selon des accents différents, mais c’est toujours l’homme. Il est capital de comprendre, nous l’avons vu, que nous touchons là deux premiers. Nous ne pouvons pas aller au-delà de Pierre : l’individu existe, il est autonome ; et nous ne pouvons pas aller au-delà de la quiddité qui est la détermination première, essentielle de Pierre. Tous deux touchent quelque chose de réel, le jugement d’existence est explicite, nous ne le quittons pas.
L’induction ne peut se faire qu’à partir du jugement d’existence, en cherchant ce qui est premier dans l’être. Certes, la connaissance de l’homme implique une abstraction. Mais nous abstrayons en maintenant un contact avec le réel : « homme » n’est pas un être de raison, c’est une réalité précise qui n’est pas le singe ni le cochon. Pierre et homme sont donc quelque chose de réel sous deux modalités différentes. Mais notre intelligence est-elle capable de dépasser ces deux modalités ? Oui, parce que quand elle affirme « ceci est », elle saisit Pierre ( il est une réalité ) et elle saisit ce qu’elle a pu assimiler de Pierre : Pierre est un homme. Dans le jugement d’existence, l’intelligence saisit donc un au-delà de Pierre et de homme. Dans le jugement d’existence le plus simple, nous saisissons que nous pouvons aller au-delà de Pierre, puisque Pierre est. En affirmant que Pierre est, nous disons autre chose que Pierre : nous insistons sur son être. L’être à Pierre, voilà ce qui nous intéresse.
Et nous désirons saisir ce qu’il y a de plus profond dans l’être, ce qui est premier du point de vue de l’être. L’interrogation dirige notre induction. Sans cette interrogation, nous nous arrêterions, nous resterions dans la dualité de l’expérience. Parce que nous cherchons la vérité, nous cherchons à connaître ce qui est dans ce qu’il a de premier. Aussi nous interrogeons. Nous voulons donc comprendre ce qui dans Pierre est radical, premier, du point de vue de l’être. Ce n’est pas l’homme ( sa quiddité ), car l’homme existe en Pierre. En Pierre, il existe donc une modalité particulière d’être. Pierre existe, et il existe comme Pierre. Mais nous voulons aller plus loin, nous ne pouvons pas non plus en rester à Pierre, ce serait rester dans le singulier existant complexe.
Comprenons donc qu’il y a là une nouvelle abstraction. Le passage de Pierre à homme et le passage de Pierre à être impliquent deux types d’abstractions totalement différents. Le passage de Pierre à homme implique une abstraction universelle : Pierre, Paul, Jacques ont quelque chose de commun. Abstraire, c’est ici laisser tomber tout ce qui est second pour ne garder que la détermination essentielle commune, la quiddité, qui est donc connue selon un mode universel. « Homme » est dans Pierre mais, pour toucher ce qu’est l’homme, nous devons laisser tomber ce qui caractérise Pierre d’une façon originale, toute son individuation et toute son existence actuelle singulière. C’est une abstraction universelle parce que nous laissons tomber le singulier pour regarder l’universel, la détermination spécifique qui est la même pour Pierre et Jacques.
Le passage de Pierre à ce qui est premier dans l’être est beaucoup plus subtil : nous essayons de saisir ce qu’il y a de radical en Pierre du point de vue de l’être. Nous ne quittons donc pas le jugement d’existence sur Pierre qui est. Nous interrogeons : « Qu’est-ce que l’être ? ». Et puisque nous nous trouvons devant la substance première et la substance seconde, nous ne pouvons pas en rester à ces deux modalités. Nous avons découvert Pierre et homme dans un jugement d’existence : « ceci est ». Et, en philosophie première, nous n’avons pas quitté ce jugement puisque nous regardons ce qui est en tant qu’il est. Grâce à ce jugement d’existence, nous ne pouvons nous arrêter ni à Pierre ni à homme, nous devons aller plus loin et les regarder au niveau de l’être. Au niveau de l’être, ce sont deux modalités, singulière et universelle. Qu’y a-t-il de commun entre ces deux modalités ? Nous interrogeons, nous voulons chercher ce qu’il y a de premier, donc de commun. La plupart des intelligences s’arrêtent à la dualité entre le sujet et l’attribut essentiel, entre Pierre et homme, ce qui est tout à fait caractéristique de la raison et de l’abstraction universelle - tout le monde accepte l’abstraction universelle, parce qu’elle est toujours présente dans le langage. Mais une nouvelle question se pose du point de vue de l’être, à partir du jugement d’existence « ceci est ». Si la détermination appelle l’abstraction universelle, le jugement d’existence « ceci est » exige la recherche du premier dans l’être.
Le jugement d’existence est capital et c’est parce qu’il y a un jugement d’existence que la philosophie première existe, et non pas seulement une connaissance de l’universel abstrait. En regardant « ceci est », nous saisissons la différence qui existe entre « ceci est » et Pierre, et entre « ceci est » et homme. Du point de vue de l’être, Pierre est premier du point de vue de l’existence singulière, « homme » est premier du point de vue de la détermination universelle. Mais qu’est-ce qui est plus important pour l’être, qu’est-ce qui est premier pour l’être ? C’est cela que nous cherchons : tant que nous n’avons pas saisi le premier, nous ne sommes pas à un niveau philosophique. Pierre, d’une certaine manière, est premier ; « homme », d’une autre manière, est premier. Ils sont premiers chacun à leur façon mais il y a quelque chose de commun puisque l’un et l’autre sont premiers. Alors, dans une nouvelle abstraction, une abstraction philosophique, nous pouvons saisir qu’il y a, sous le point de vue de l’être, quelque chose de commun entre « homme » et « Pierre », entre la quiddité et le sujet. Ce quelque chose de commun, c’est la substance, c’est-à-dire ce qui est premier selon la détermination, selon la forme, au niveau de l’être.
Si nous ne voyons pas le jugement d’existence, il n’y a pas de raison d’aller plus loin que « Pierre » et « homme ». Mais si le jugement d’existence est vraiment posé par notre intelligence, nous sommes obligé d’aller plus loin, nous ne pouvons pas nous arrêter à « homme » ni à « Pierre ». Nous devons aller plus loin et nous demander : « Qu’est-ce qui est premier dans l’ordre de l’être ? » Alors nous découvrons un principe qui est présent dans Pierre, qui est présent dans « homme ». Il y a quelque chose de commun que nous appelons l’ousia, la substance, parce qu’au point de départ de l’induction nous sommes précisément en face de la substance première et de la substance seconde.
Le langage est lié à l’expérience : une expérience exige un mot pour être communiquée aux autres. Par exemple, en voyant un animal que nous n’avons encore jamais vu, nous disons immédiatement : « Comment cet animal s’appelle-t-il ? » Il nous faut le désigner. Dès qu’il y a une expérience, la dénomination apparaît. Et quand quelque chose est au-delà de l’expérience, nous n’avons plus de mot : l’intelligence est, d’une certaine manière, seule. Or quand l’intelligence, par l’induction, fait ce passage de l’expérience à la découverte du principe, elle est seule, le langage est abandonné, il est inadéquat. Nous prenons alors le langage commun et nous disons : « Substance seconde et substance première sont des modalités de la substance. Quand nous dépassons ces modalités, il reste “substance”. » Mais nous n’en avons pas l’expérience immédiate. L’expérience est au niveau de la substance première et de la substance seconde et, quand nous les regardons dans la lumière du jugement d’existence, nous interrogeons : « Qu’est-ce qui est premier dans l’ordre de l’être ? » C’est le jugement d’existence qui rend cette interrogation vivante. Et ce qui fait l’au-delà de la substance première et de la substance seconde, c’est ce qui est premier dans l’ordre de l’être, c’est ce principe, saisi à partir et au-delà de la substance première et de la substance seconde. Ce qu’il y a de commun dans l’ordre de l’être, c’est la substance : la substance est dans homme, la substance est dans Pierre, mais nous ne pouvons pas dire que la substance est Pierre, que la substance est homme. Elle est ce qui est premier dans l’ordre de l’être. Le sujet est le premier existentiel, la quiddité est le premier intelligible, mais ni l’existentiel ni la quiddité ne sont premiers dans l’être. Ce sont encore deux modalités de l’être, et non pas le principe. C’est là où l’intelligence doit s’éveiller comme intelligence. Arriver à dégager dans le sujet ce qu’il y a d’être, et dans l’intelligibilité ce qu’il y a d’être, ce qui est premier dans l’ordre de l’être. La substance existe dans le sujet et elle est intelligible dans la quiddité. Nous devons donc saisir ce qu’est la substance, aussi bien dans le sujet que dans la quiddité : il s’agit de dégager ce qu’est la substance, la ratio substantiae, des modes selon lesquels elle se donne à nous : le sujet et la quiddité. La substance est présente dans le sujet, elle est présente dans la quiddité. Saisir ce par quoi le sujet est, ce par quoi la quiddité est, c’est une piste pour « dépouiller » le sujet et la quiddité de tout ce qui les empêche d’être substance.
Ce par quoi le sujet est : nous saisissons dans le sujet ce qui est premier dans son être. Ce par quoi la quiddité est : nous saisissons son intelligibilité. Or, ce par quoi le sujet est et ce par quoi l’intelligibilité est, c’est le même. Pierre existe et existe en étant un homme. Tous deux existent donc dans l’unité. L’être est à la fois ce qui est et son intelligibilité. Selon notre manière humaine de connaître, nous nous arrêtons au sujet et à son intelligibilité. Mais si nous cherchons, non plus le mode humain, mais la réalité telle qu’elle est, nous dépassons la division du sujet et de la quiddité. Si nous voulons saisir ce qu’est la réalité, elle est sujet et quiddité, elle est. Cela, c’est l’être comme substance. En philosophie première, nous faisons donc l’effort de nous dépouiller de la quiddité et du sujet, si connaturels à notre intelligence selon son mode humain. Il nous est connaturel de saisir la main de Pierre, le sujet, et de penser à lui : « C’est un homme », mais la philosophie première veut saisir ce qu’est l’être dans ce qu’il a de premier. Le principe est donc riche du sujet et de la quiddité, il l’est dans le principe, il est substance.
L’induction revient donc au jugement d’existence et, sans ce retour au jugement d’existence, nous quitterions la philosophie, nous serions dans l’imaginaire. L’imaginaire quitte le jugement d’existence. Au contraire, l’interrogation, qui relève de l’intelligence, revient au jugement d’existence pour saisir ce qui est premier dans l’être, toucher le principe dans un jugement, à travers une abstraction formelle qui saisit la « pointe » de l’être présent dans Pierre et dans « homme ». Nous opérons donc une séparation pour saisir ce qui est premier dans l’ordre de l’être, le principe selon la forme de ce qui est. L’intelligence seule saisit cela dans le réel.
Ce moment est un peu comme le décollage d’un avion ! Quand l’avion quitte terre, c’est impressionnant... Il pourrait ne pas décoller ! Certaines intelligences décollent, et d’autres ne décollent pas, elles préfèrent rester toujours avec Pierre, dans l’expression du singulier, rester toujours avec « homme », dans la définition universelle. Saisir un principe est au-delà et c’est impressionnant, parce que nous saisissons alors ce que l’intelligence « séparée » de la matière peut saisir, donc l’au-delà de l’expérience immédiate. Nous n’avons pas l’expérience immédiate de la substance, ce qui est déroutant pour un positiviste. Aujourd’hui, les intelligences ont une telle difficulté à sortir de l’immédiat et de la logique ! Pourtant, l’intelligence ne se ramène pas à la raison. La raison saisit avant tout les relations, les lois. Quand on dit de l’homme qu’il est un « animal rationnel », on en reste à l’instinct ( l’animal ) et à la saisie des lois et des relations ( rationnel ). L’homme se réduit à l’instinct et à la logique, aux sciences. Il faut aller beaucoup plus loin : notre intelligence s’éveille au contact de ce qui est en tant qu’il est, et saisit le principe, ce qui est premier dans ce qui est du point de vue de l’être. Au début, nous restons devant un mot : « substance » ! Mais à l’aide du mot, nous pouvons faire le dépassement, décoller, dépasser l’expérience. L’intelligence s’éveille alors, elle se sépare du sensible et saisit un principe. Le mot « substance » n’est qu’un fil conducteur. Car la substance, qu’est-ce que c’est ? C’est ce qui, selon la forme, est premier dans l’ordre de l’être. Et dès que nous saisissons ce premier, nous nous séparons de tout ce qui est second, accidentel ; ce qui est accidentel, c’est l’individuation. Que ce qui est soit individué, c’est évident, mais l’individuation n’est pas ce qui est en tant qu’être. Et nous nous séparons encore de l’homme ; l’homme est essentiel mais ce n’est pas l’être non plus, c’est tel être et tel être pensé. Nous ne voulons rester ni dans le singulier ni dans l’intelligibilité. Ce qui est, est rebelle, il s’impose, il est tyrannique ; le jugement d’existence « ceci est » est tyrannique, il nous interdit de ne pas le regarder. Nous préférons parfois être libre, mettre l’être entre parenthèses, en prison, le rejeter et rester dans ce qui peut être connu, le ceci. À ce moment-là, Pierre devient un faisceau de relations. Nous croyons saisir Pierre en étudiant ces relations, mais nous ne le saisissons pas du tout. C’est ce qui est qui fait l’unité. Et si nous supprimons ce qui est, nous n’avons plus d’unité, nous avons un ensemble de relations que nous ordonnons selon des perspectives différentes. Cela ne nous fait pas comprendre ce qu’est la réalité : ce qui est a disparu, il n’y a plus que les relations.
La philosophie première dépasse donc le mode humain de connaître ( celui du genre et de la différence spécifique ) et c’est pourquoi elle est un effort constant de l’intelligence pour saisir ce qui est commun au sujet et à la quiddité, la substance. Ce n’est qu’en saisissant ce qu’il y a de commun dans l’un et l’autre que nous saisissons la substance comme principe selon la forme de ce qui est, dans ce dépassement. Le principe est alors saisi comme principe selon la forme de ce qui est. C’est la détermination vue du côté de l’être, et le sujet vu du côté de l’être. Le dépassement de ce qui existe et de ce qui est intelligible, c’est l’être. L’être est intelligible, l’être demande d’exister. La substance, c’est le premier selon la forme, parce que notre intelligence est d’abord orientée vers la détermination des choses, vers ce qu’elles sont à la différence des autres. En découvrant la substance, l’intelligence demeure au niveau de ce qui est, mais saisit dans ce qui est sa détermination première.
Ce qui forme l’intelligence humaine en philosophie, c’est donc bien l’induction. C’est pour cela qu’il n’y a pas de méthode en philosophie : l’induction n’est pas une méthode, c’est une découverte. Certes, c’est très déroutant ; les gens aiment les méthodes, ils veulent l’efficacité et des résultats immédiats. Alors que nous mettons du temps pour entrer en philosophie. L’induction, nous ne la possédons jamais : il faut interroger constamment et revenir sans cesse à ce qui est. L’induction implique toujours en acte le jugement d’existence ; le singulier est toujours présent et nous devons toujours rester en contact avec l’homme réel, avec notre ami, pour saisir la substance, principe propre de ce qui est.
Pour beaucoup, la philosophie est abstraite parce qu’ils la ramènent à la logique ; en découvrant les principes propres, nous comprenons que la philosophie nous permet de connaître la personne humaine, le réel existant. Or, nous ne pouvons pas connaître la personne humaine si nous ne voyons pas le singulier. La recherche philosophique de la vérité est donc quelque chose d’unique et de très précieux ; c’est la vie de l’intelligence. C’est notre intelligence qui ne peut pas se contenter des définitions ni de la description du singulier. Elle veut en quelque sorte le singulier dans la définition, l’être dans l’universel. C’est cela le principe : la découverte d’un premier dans la réalité. Il ne s’agit donc pas de raisonner indéfiniment, mais de toucher, d’atteindre dans un jugement, à travers un dépassement de l’expérience, ce qui est premier dans la réalité. Et pour cela, l’interrogation est capitale. Or, elle ne s’éveille que dans le climat de l’admiration : l’admiration permet ce petit coup de génie, cette part d’inspiration, qui permet l’éveil d’une véritable interrogation. Il y a là quelque chose de ce qu’Aristote a appelé l’intellect actif 82, semblable à la lumière, qui nous permet de dépasser la logique et la description : le couvercle bien assujetti des définitions saute pour que l’intelligence entre dans la connaissance de ce qui est. L’être ne se définit pas. Pour saisir ce qui est premier dans l’être, il faut donc faire sauter ce carcan de la logique et de la définition. C’est au fond ce qu’a fait Aristote dans le livre Z de la Métaphysique en montrant que la substance n’est pas le sujet, ni la forme, ni l’universel, ni le genre...
C’est donc une grande erreur de commencer la philosophie par la logique. C’est ce qu’a fait la scolastique décadente et elle s’est enfermée dans la logique. Pour en sortir, certains, dont Maritain, se sont tournés vers l’existentialisme. Ils ont voulu dépasser les définitions par l’existentialisme. C’est juste mais ce n’est pas suffisant et, au fond, beaucoup sont restés dans une dialectique entre la description du singulier et la définition de l’universel logique. La découverte de la substance n’est ni d’un côté, ni de l’autre, elle est au-delà.
Ayant découvert par induction la substance comme principe, première dans ce qui est du point de vue de la détermination, nous pouvons donc avoir un nouveau regard sur la phénoménologie. Nous avions vu que la réflexion sur notre connaissance nous conduisait à une dualité entre le moi pensant et le sujet singulier. Il y a ces deux aspects ultimes dans la perspective de la phénoménologie : le moi pensant, aimant, travaillant, et le moi lié au corps, quantitatif, irréductible au moi pensant, à la conscience. Le moi pensant est universel, il peut communiquer avec tous les êtres pensants, il est communicable. Le moi singulier est incommunicable : il y a quelque chose d’individuel en moi, d’irréductible aux autres, qui m’isole en moi-même. Pouvons-nous aller plus loin ? Voilà la grande question. Mon moi, qui est ma personne, apparaît avec une dualité : le moi pensant, universel, et le moi individuel, unique, singulier. Les deux sont en moi mais pouvons-nous dépasser cette dualité pour découvrir un premier ?
Qu’est-ce que le moi ? Est-ce ce dont nous avons conscience dans le vécu de notre intelligence qui réfléchit sur elle-même, dans le vécu de notre amour ? Ou bien est-ce le vécu dans le corps, dans la quantité ? Y a-t-il un premier dans le moi ? Certes, le moi pensant est beaucoup plus important que le moi quantitatif, mais ils sont irréductibles : ce n’est pas le moi pensant qui changera notre quantité ! Ils sont irréductibles et en lutte perpétuelle, dialectique. L’induction n’existe donc pas en phénoménologie, c’est la description qui se développe dans les oppositions. Moi pensant et quantité s’opposent et restent dans cette opposition. On ne peut pas aller plus loin parce qu’au-delà du connu, au-delà de ce qui est aimé, il n’y a rien : c’est le vécu qui est le terme puisqu’on a mis l’être entre parenthèses. Et ce vécu est ou pensant ou quantitatif. L’un est spirituel, l’autre corporel. Ce qu’on décrit est l’absolu : il n’y a pas d’interrogation qui naisse à partir de là, pour aller plus loin et saisir un premier. C’est sans doute plein d’intérêt de regarder ce qu’on connaît, ce qu’on aime, mais c’est toujours limité car très quantitatif, ce n’est plus de la philosophie. On ne découvre pas le premier, on demeure dans la dualité. La philosophie cherche ce qui est premier, la description ne cherche jamais ce qui est premier, elle aime au contraire voir la dualité la plus forte qui soit. Et la dualité la plus forte qui soit, c’est le drame - le drame réclame la dualité. Quand on est seul, il n’y a plus de drame ; ou alors on le porte tellement qu’on le trouve en soi : on se divise en deux, entre le moi pensant et le moi quantitatif. Descartes fait cela parce qu’il aime être seul et rester dans le « je suis ». Etant seul, il se fait premier. Mais il ne l’est jamais vraiment puisqu’il est ou pensant ou quantitatif. La phénoménologie ne saisit donc jamais la source, ce qui est premier ; elle ne fait que décrire et maintient la personne humaine dans la dialectique. C’est pour cela qu’elle ne peut jamais atteindre Dieu. Dieu n’est pas dans la dualité, il est premier. Quand notre intelligence saisit un principe, elle trouve une piste pour s’élever jusqu’à Celui qui est premier, mais quand elle décrit, elle ne peut pas saisir le premier ou ce qui conduit au premier. Elle bavarde, elle divise, elle compare, elle raisonne, elle mesure, elle établit des lois mais elle ne saisit jamais la cause ultime, la finalité.
La phénoménologie est incapable de saisir ce qui est premier dans l’ordre de ce qui est en tant qu’il est. Elle demeure dans la dualité, dans le combat et dans le tragique. Elle sera donc la plus parfaite dans une description artistique ( nous l’avons vu à propos de la figura ), en montrant les deux contraires les plus opposés qui soient : le moi pensant et le moi quantitatif. Mais elle ne peut pas saisir ce qui est premier parce qu’elle part de la conscience ; or la conscience n’est jamais première. Le vécu n’est jamais premier. Il est toujours dans la dualité parce que dans le vécu, il y a le vivant et il y a 1’autre, il y a ce que le vivant a saisi, assimilé, et ce qu’il n’a pas assimilé ; il y a ce qui est assimilable, vécu, et ce qui est inassimilable. C’est la grande distinction du vécu et elle ne conduit pas à un premier : ce qui n’est pas assimilable nous échappe et ce qui est assimilable est un avec nous. On reste donc toujours dans la dualité : ce qui est identique à nous-même et ce qui est autre que nous.
La découverte de la substance à partir du jugement sur ce qui est, sur l’ami qui existe, nous montre que seule une philosophie réaliste, et non pas une philosophie du vécu, permet le dépassement vers ce qui est premier. Une philosophie du vécu ne peut pas aller au-delà de la description ; elle ne saisit jamais de principe et, par le fait même, jamais de cause première. Elle reste dans le « comment » et ne touche jamais le « pourquoi » final.
Après avoir découvert la substance comme principe et cause selon la forme de ce qui est, nous pouvons revenir aux déterminations secondes de ce qui est pour en avoir une connaissance métaphysique dans la lumière de la substance. Nous ne pouvons pas nous arrêter à la découverte du principe : l’ayant découvert, nous revenons à la réalité concrète ; car nous avons induit le principe pour mieux connaître la réalité existante, pour mieux connaître les qualités et, en dernier lieu, la personne humaine. Dans la lumière de la substance, principe et cause selon la forme de ce qui est, nous pouvons donc regarder la qualité comme manifestation et disposition de la substance : la qualité ne se comprend métaphysiquement qu’à partir de la substance, elle lui est relative.
Nous pouvons découvrir quatre espèces de qualité : l’habitus 83 qualité des qualités ( dans l’ordre qualitatif on va toujours à l’extrême ) et ce qui y dispose - ce sont des qualités invisibles, habitus de l’intelligence ou vertus ; les puissances, capacités d’agir ou de pâtir ; les qualités sensibles, par exemple les couleurs ; enfin la figura que nous avons déjà étudiée 84. Nous avons donc quatre sortes de qualités, de la figura, qualité la plus proche de la quantité, aux habitus, qualités spirituelles acquises et stables, qualités de qualités. La figura est pour nous ce qui est le plus manifeste, les habitus sont les qualités les plus profondes et les plus proches de la finalité.
La phénoménologie, nous l’avons vu, est une philosophie de la manifestation. Elle est en quelque sorte fascinée par la figura. Mais que serait une connaissance métaphysique de la figura à la lumière de la découverte de la substance ? La phénoménologie husserlienne met l’être entre parenthèses. Mais si la substance est principe et cause de ce qui est, dès qu’on considère quelque chose dans la lumière de la substance on le considère relativement à ce qui est premier dans l’être. Considérer la figura dans la lumière de la substance, c’est donc se demander comment la figura nous manifeste la substance et ce qu’elle nous dit de l’être. Elle est bien, en quelque sorte, une manifestation de l’invisible : la figura de l’homme, ses yeux, son regard disent, manifestent son âme 85. Une mère dira à son enfant : « Je vois ton âme. » Dire cela est certes métaphorique, mais exprime quelque chose de vrai.
Une « phénoménologie » de la figura, du visage humain, développée dans la lumière de la substance ne prétend pas remplacer la philosophie première de ce qui est. Elle montre la figura comme la manifestation de ce qui est invisible, en cherchant à préciser par là la relation qui existe entre l’être dans ce qu’il a de premier et la manifestation. C’est donc le passage de ce qu’est 86 l’être au comment de l’être. Et, en effet, la découverte métaphysique de la substance, loin d’empêcher une phénoménologie, permet d’en avoir une qui soit vraie et beaucoup plus profonde. Car on comprend mieux la manifestation de la substance en l’ayant découverte qu’en l’oubliant ! On ne connaît vraiment la manifestation d’une chose que quand on regarde sa source. On ne saisit le comment, le pôs, que quand on a découvert ce qu’est la réalité, le ti esti. Ayant découvert l’âme et la substance, nous pourrons donc beaucoup mieux montrer ce qu’est le visage humain, sa profondeur ; nous pourrons saisir comment le visage humain, par le regard, peut manifester ce qu’est l’âme ainsi que son intention d’être unie à sa fin. Ayant découvert la substance, nous pouvons faire la « phénoménologie » du visage de l’homme philosophe contemplant sa fin, de l’homme ami rencontrant son ami, de l’homme artiste réalisant son œuvre. Il est évident que le regard de quelqu’un qui est finalisé et qui sait ce qu’est sa fin n’est pas le même que le regard de l’égaré qui ne sait pas où il va. Chez l’homme finalisé, il y a une détermination profonde, vraie, qui vient de la substance et de la fin.
À cause de la substance, nous pouvons dire que la figura humaine tend vers la simplicité. Mais une simplicité qui n’est pas l’isolement. Si la découverte de la substance nous permet d’avoir un regard beaucoup plus profond sur la figura ( nous comprenons alors qu’elle n’est pas première dans l’être mais qu’elle est la manifestation qualitative de la source cachée ), l’étude de la figura apporte quelque chose à notre philosophie première de ce qui est. Car, si nous voulons aller jusqu’au bout du sens de la figura, nous pouvons dire que la figura permet à la substance, qui par elle-même est simple et isolée, de réaliser le contact avec les autres. Nous avons vu la fascination que le regard humain peut exercer sur nous. Et il est vrai qu’un regard dit beaucoup... Quand quelqu’un ne s’intéresse pas à nous, nous le regardons fermement, avec une volonté profonde de faire qu’il se retourne vers nous. Au bout de quelques instants, il se retournera ! Et plus nous avons affaire à des êtres spirituels, plus ils sont sensibles à cela. S’il n’y avait pas la figura, il n’y aurait pas beaucoup de contacts. L’isolement, la solitude du contemplatif proviennent radicalement de sa substance et de sa finalité. Cette solitude et cette finalité sont intérieures, tout intérieures. La figura, elle, est extérieure, elle se manifeste ; elle permet donc le contact. Mais puisqu’elle existe relativement à la substance, dont elle est la manifestation, et que celle-ci est directement en relation avec la finalité, la figura se modifiera en fonction de la substance : quelqu’un qui n’est pas finalisé sera une girouette, on lui fera tourner la tête comme on veut. Au contraire, quelqu’un qui est très déterminé ira dans le même sens : un être qui a vraiment découvert sa finalité mobilise toutes ses forces dans ce sens-là et se simplifie jusque dans sa figura. La détermination de la finalité est tellement grande chez lui qu’elle arrive à tout assumer. On voit cela même chez les animaux, à l’état d’ébauche, de croquis préparatoire à la figura humaine... Et un croquis dit quelquefois beaucoup ! La figura d’un aigle est plus nette que celle d’un moineau. Si le moineau vole partout, toute la physionomie de l’aigle prend un caractère pointu ! C’est un exemple auquel nous pouvons être attentifs.
La figura a comme fondement la quantité et rend celle-ci qualitative. Grâce à la figura, la quantité devient vivante, belle, animée, alors que, sans elle, elle serait terne, sans vie, triste, monotone. La quantité est toujours source d’univocité et est mesurée d’une façon univoque. La qualité est source de diversité, ce qui se voit particulièrement dans la figura. Par son âme qui est substance, chaque individu est unique, ce qui se manifeste dans la figura. Par la quantité et par son corps, il retombe dans le troupeau...
Quand nous avons compris cela, nous pouvons donc dire que la première manière pour nous de « dépister » un peu quelqu’un que nous ne connaissons pas du tout, c’est sa figura : est-il dispersé ? Avons-nous affaire à quelqu’un qui rêve un peu partout ? Est-ce quelqu’un qui est très déterminé ? Et chez l’homme, l’habit, le vêtement ( donc la catégorie de l’avoir ), contribue à cette manifestation de la figura. Si l’habit ne fait pas le moine ( car le moine l’est d’abord intérieurement, par sa finalité ), il simplifie, trace une manière d’être et oriente. Cela fait partie de la figura. Quand on est fidèle à la contemplation et à une vraie vie religieuse, l’habit religieux fait partie de la personne, il fait partie de cette simplification de notre être par notre substance et notre finalité. En supprimant la part de l’habit dans la figura, on replonge un homme dans la multitude et dans l’indétermination des accidents et des relations, on le ramène à l’univocité de la quantité. La maison, l’habitat lui-même, fait partie de la figura, parce qu’on vit autrement quand on vit dans un cadre humain, familial, religieux, que quand on vit sur la place publique. L’habitat d’un chartreux est fait de son ermitage, de son jardin et de l’église. C’est très significatif et cela ne se comprend que de l’intérieur car, pour quelqu’un qui n’a pas de finalité et qui vit dans la dispersion, il sera impossible de vivre là ! Alors, il mettra vite la télévision ou la radio pour éviter de se retrouver face à lui-même.
La figura est donc un aspect très important de l’être, relativement à la substance. Ce qu’elle peut avoir de plus grand, c’est d’être la manifestation, de montrer ce qu’est l’être dans ce qu’il a de premier : la substance, l’âme.
L’habitus est une qualité tout à fait différente de la figura. Mais il est en quelque sorte une figura intérieure 87. Ce sont les habitus intellectuels 88 ( car notre intelligence se développe selon différents habitus ), les plus manifestes et les plus ordonnés, qui nous font le mieux comprendre ce qu’est l’habitus comme qualité.
Qu’est-ce qu’avoir un habitus de sagesse, un habitus philosophique ? Notre intelligence, au point de départ, est en puissance à toutes les réalités qui viendront la déterminer 89. Elle est en puissance toute chose, elle peut devenir toute chose et donc aussi n’importe quoi ! Notre intelligence peut devenir un capharnaüm de premier ordre : c’est bien ce que fait le monde d’aujourd’hui par l’exaltation de l’imaginaire. Par le cinéma et la télévision, un homme peut s’imaginer qu’il connaît tout et qu’il peut tout absorber - cela ne fait d’ailleurs que se développer avec la croissance des moyens de communication. Son intelligence devient alors une bête vorace qui se nourrit de tout, comme un moineau qui picore et mange chaque jour plusieurs fois son poids. Celui qui vit devant sa télévision absorbe d’une façon imaginative toutes les relations de l’expérience humaine sans avoir d’expérience réelle et veut tout posséder. Comment pourrait-il avoir une limpidité, une simplicité d’intelligence, et donc une intelligence pénétrante ? L’habitus, comme qualité, tend vers la simplicité : un habitus intellectuel, et celui de sagesse philosophique d’une façon particulièrement qualitative, unifie toute l’extension possible de notre intelligence et la finalise. Il unifie donc la potentialité très grande de l’intelligence pour que nous puissions saisir immédiatement ce qui est intelligible dans tout ce que nous pouvons voir et expérimenter. Nous pouvons alors en saisir la quintessence intellectuelle en découvrant les principes propres de la réalité existante et, quand il s’agit de la sagesse, en remontant jusqu’à la découverte de l’existence de Dieu et en regardant tout dans sa lumière. Cette qualité intérieure unifie donc la potentialité spirituelle de l’intelligence. Grâce à l’habitus, l’intellect passif, dont la potentialité est quasi infinie, s’unifie et s’organise. Tout pourra servir au philosophe mais il verra toujours tout sous le point de vue de l’habitus qui qualifie et oriente son intelligence. Par le fait même, toute la diversité et la variété de l’expérience deviendra intéressante et lui permettra d’aller plus loin. Cette qualité est donc à l’opposé de l’attitude du moineau qui picore à droite et à gauche et pour qui rien ne s’organise, ne s’ordonne.
L’habitus de sagesse philosophique est donc la « qualité de la qualité ». En effet, l’intelligence est elle-même une qualité. L’ordonner de l’intérieur est ce qu’il y a de plus qualitatif. L’intelligence ne supporte pas d’être organisée de l’extérieur. Certes, au début de la recherche de la vérité, nous acceptons un maître qui ordonne « de l’extérieur », en ce sens qu’il nous enseigne par sa parole et n’agit pas directement sur notre intelligence. Mais un maître ne nous forme vraiment que s’il nous conduit à la réalité existante dont notre intelligence se nourrit. Et peu à peu, notre intelligence s’organise elle-même de l’intérieur. C’est d’ailleurs ce qui fait toute la différence entre la méthode et l’habitus. La méthode s’impose de l’extérieur ; l’habitus s’explicite et se développe de l’intérieur.
Notre intelligence a naturellement soif de vérité et cherche à acquérir quelque chose de stable et de profond. C’est l’habitus de sagesse qui vient qualifier notre intelligence de l’intérieur de la manière la plus profonde ; il la fortifie dans son appétit naturel de vérité le plus radical. Alors, grâce à l’habitus acquis, cette qualité de l’intelligence qu’est la vérité se décante de toutes les fausses lumières, de toutes les imaginations. Notre intelligence émerge ainsi progressivement de son conditionnement. Car l’intelligence, selon son mode humain, passe par l’imaginaire et en dépend dans son exercice. Or l’imagination est toujours là pour nous faire aller à droite et à gauche - elle est dans un mouvement constant 90. Il n’y a pas d’habitus pour l’imagination et l’on ne peut pas l’éduquer pour elle-même. Certes, l’art permettra de la purifier. Mais l’art est justement un habitus de l’intelligence pratique réalisatrice. Par l’art, l’intelligence vient s’emparer de l’imagination ; elle s’en sert et la rend ainsi plus forte et plus profonde, elle l’affine et la mobilise dans la réalisation concrète d’une œuvre. Mais l’art n’est pas un habitus de l’intelligence dans toute sa pureté. Dans l’art, nous faisons plus que nous servir de l’imaginaire, nous l’intégrons : la pensée de l’artiste est faite d’intelligence et d’imagination, elle n’implique pas un développement de l’intelligence pour elle-même, séparée de l’imaginaire. Or, l’intelligence en elle-même évite l’imagination. Elle s’en sert mais elle la quitte. Elle la laisse de côté et évite aussi la passion qui risque de tout brouiller. Elle veut une grande simplicité, une grande limpidité, pour chercher la vérité pour elle-même, qui est une qualité de l’intelligence perfectionnée grâce à l’habitus. L’habitus de sagesse aidera donc notre intelligence à aller le plus loin possible dans la recherche de la vérité. Il vient qualifier l’intelligence, la rendre plus pénétrante, lui donner une acuité et une pénétration plus grandes. Grâce à la sagesse, on peut pénétrer le plus loin possible dans la connaissance de ce qui est.
D’autre part, celui qui possède un habitus ne peut jamais s’arrêter dans la recherche de la vérité, car l’habitus vient perfectionner l’intelligence dans l’ordre de sa propre finalité. Même celui qui a un habitus d’art a intérieurement le besoin d’aller toujours plus loin et n’est jamais satisfait par ce qu’il a déjà réalisé. L’art commence par une idée qui doit s’incarner dans la réalisation de l’œuvre. Et parce qu’on a un habitus, on n’est jamais content dans l’incarnation de cette idée. Celui qui griffonne, l’amateur, le peintre du dimanche, est tout de suite content parce qu’il n’a pas de véritable idée et donc pas d’habitus. Il n’a que des dispositions. On dira peut-être qu’il est capable, qu’il est doué ; il a des dispositions mais n’a pas encore acquis d’habitus. Un véritable habitus intellectuel peut toujours gagner en perfection, en détermination, en profondeur. D’une certaine manière, l’intelligence est infinie, elle est capable d’aller toujours plus loin. Même dans l’habitus d’art, qui perfectionne l’intelligence pratique et qui reste en contact avec la matière, il y a des possibilités de creuser toujours plus profond. Certes, l’artiste pourra s’arrêter à un moment donné en disant qu’il est très difficile d’aller plus loin. Il saisit alors la difficulté de pousser son idée et de travailler davantage la matière : elle lui impose des limites. Mais comme artiste, il désire avancer toujours plus : un peintre ne pourra jamais dire qu’il a assez saisi ce qu’est la lumière. Mais ce désir est encore beaucoup plus vrai de l’habitus de sagesse qui explicite la dimension contemplative de l’intelligence : nous ne pouvons jamais dire que nous avons assez contemplé, car Dieu dépasse toujours notre intelligence ; la contemplation appelle la contemplation. L’habitus de sagesse ne peut jamais « fausser » l’intelligence ni donc l’arrêter dans son développement. Comme habitus, il est dans la ligne de la finalité de l’intelligence, de la découverte de la vérité qui peut toujours s’emparer davantage de notre intelligence. Les dispositions, elles, sont encore dans la recherche, et c’est pourquoi nous pouvons nous arrêter en chemin ou nous tromper. L’habitus, lui, ne peut pas naître à travers une erreur.
Dans la recherche, nous pouvons aussi nous arrêter à des habitus intellectuels moins forts, moins profonds, comme la logique ou les mathématiques 91. Les mathématiques ne sont pas une sagesse et c’est pourquoi les mathématiciens, comme mathématiciens, peuvent commettre des erreurs et fausser leur intelligence en la développant dans une phénoménologie. Et de fait, il y a bien en définitive deux grandes phénoménologies : l’une dépend des mathématiques, l’autre dépend de l’art et de l’affectivité. L’habitus métaphysique ne peut pas engendrer de phénoménologie car il tourne notre intelligence vers ce qui est, vers les principes propres de l’être et vers l’Être premier, Dieu. L’habitus mathématique, en revanche, peut être un appui pour la phénoménologie, ce qu’on voit dans la pensée de Husserl ; de même, l’art peut conduire à une phénoménologie quand on s’arrête à la figura et à la présence, ce que l’on voit chez Levinas. Ces deux phénoménologies sont tout à fait différentes mais elles ont le même caractère descriptif. Il y a chez Husserl une mise entre parenthèses de l’être. La pensée mathématique met l’être réel entre parenthèses et toute la phénoménologie husserlienne est une sorte de méta-mathématique : l’habitus mathématique peut permettre un retour sur ce qui est pensé d’une façon très formelle. Et il y a une phénoménologie de la figura et de la présence, de la manifestation pour nous de l’autre : l’art poétique, par la relation, peut permettre une phénoménologie affective de la présence. Des deux côtés, l’habitus devient comme une disposition à la phénoménologie.
Si cette qualité intérieure qu’est l’habitus ne se développe pas dans la recherche toujours plus profonde de la vérité, elle peut donc nous jouer des tours terribles. En effet, l’habitus, qui est une qualité acquise, manifeste l’intelligence à elle-même, ce qui n’est pas sa finalité première. On dira parfois de quelqu’un qui parle très bien, qu’il s’écoute trop, qu’il parle pour soi... Par l’habitus, nous pouvons donc réfléchir sur la qualité de notre intelligence et voir comment elle manœuvre. Alors l’habitus intellectuel conduit l’intelligence à se replier sur elle-même et à se regarder elle-même au lieu de regarder l’objet. Elle regarde le pli que la réalité lui fait prendre, la manière dont elle regarde le réel plutôt que le réel lui-même. Cela est certes très intéressant du point de vue critique, mais n’est pas suffisant dans la recherche de la vérité : en cherchant la vérité, nous ne cherchons pas comment notre intelligence manœuvre, mais à connaître ce qui est. Cette qualité d’une qualité qu’est l’habitus peut donc alourdir l’intelligence, l’amener à ne réfléchir que sur sa propre qualité, à aimer se regarder à travers sa propre qualité, alors qu’elle devrait être tout entière tournée vers la réalité et la contempler. Celui qui est « sauvage », sans habitus, a d’une certaine manière plus de facilité à regarder objectivement et directement ce qui est. Il a une certaine innocence de l’intelligence et regarde la réalité telle qu’elle est, sans s’intéresser à la manière dont il l’atteint, sans s’intéresser aux déviations possibles ni aux différents apports extérieurs. On traitera parfois ce réalisme de naïf parce qu’il regarde la réalité. Le véritable habitus de l’intelligence, qui est ordonné à la recherche et à la connaissance de la vérité, doit conserver cette fraîcheur native de l’intelligence. Or, la plupart du temps, ce n’est pas ce qui arrive : les gens regardent tout à travers leur manière de connaître et à travers ce qu’ils ont déjà acquis. Ils disent : « Telle chose m’a beaucoup apporté, m’a beaucoup intéressé ». et ils l’intègrent dans leur propre perspective même si celle-ci est très partielle et très peu vraie, très limitée.
L’aspect subjectif des qualités intellectuelles peut donc jouer des tours pendables à l’intelligence. Alors que celle-ci est faite pour atteindre la réalité, pour connaître ce qui est, elle peut modifier la réalité par les qualités qu’elle possède, tout voir à travers celles-ci et se faire l’herméneute de la réalité... Cela se voit particulièrement pour la logique, qui est d’une certaine manière un habitus important pour la communication. La logique est à la fois un art et un habitus intellectuel : c’est un art de l’intelligence qui lui permet de tout voir à travers l’universel et d’avoir ainsi une rigueur implacable qui ne laisse rien passer ! En voyant tout à travers l’universel, l’intelligence ramène tout au genre et à la différence spécifique, donc à la définition. Mais ce n’est pas toute l’intelligence humaine. Le défaut de la scolastique décadente a été de réduire la philosophie à la logique et à la définition... Une intelligence très logique sera très forte pour poser des questions, pour argumenter, pour défendre mais elle pourra devenir terriblement réductrice. Une intelligence qualifiée par l’habitus métaphysique sera beaucoup plus profonde et pénétrante. Apparemment moins forte pour poser des questions et des apories, elle sera plus profonde en nous conduisant à regarder, à écouter, à contempler : elle cherchera à connaître ce qui est. Cela fait bien comprendre comment un habitus transforme intérieurement un pouvoir, une puissance. Cette puissance intellectuelle qu’est l’intelligence, nous pouvons la transformer. Nous pouvons en faire une puissance enfermée dans la logique ou nous pouvons en faire une intelligence qui est elle-même et qui cherche la vérité.
Les deux qualités tout à fait différentes que sont la figura et l’habitus sont donc en même temps très proches. La figura, qualité visible, l’habitus, qualité invisible : il y a là un parallèle qu’il serait intéressant de faire, d’autant plus que les deux se retrouvent dans la phénoménologie. L’intelligence peut se mirer dans la logique et les mathématiques, elle peut se mirer dans l’art. Alors, au lieu de regarder l’objet, elle se regarde, se contemple, s’intéresse et s’arrête à elle-même.
Après avoir vu ces deux extrêmes de la qualité que sont la figura et l’habitus, il faut encore étudier les qualités sensibles, par exemple les couleurs. Elles font certes partie de la figura, qui les intègre, mais elles peuvent en être séparées : la couleur est indépendante de la figura, de même le tangible, la saveur, l’odeur et le son. Ce sont des qualités sensibles et, nous l’avons vu 92, il est capital de bien comprendre la distinction des sensibles propres et des sensibles communs, car elle a d’immenses conséquences.
Les sensibles propres sont propres à chaque sens et sont purement qualitatifs ; ils sont donc immédiats et indivisibles. Certes, les qualités sensibles sont toujours liées à la quantité mais la qualité, comme qualité, est indivisible : nous la sentons, nous la connaissons en la sentant. Il est très difficile de décrire ce qu’est la qualité sensible comme qualité, parce qu’elle est indivisible, nous la connaissons en la saisissant. Certains ne savent pas saisir les qualités et n’en saisissent que le fondement quantitatif, les sensibles communs, qui sont mesurables : le mouvement, le repos, la grandeur, le nombre et la figura. Et c’est ce que fait Descartes 93 ! Pour lui, n’est objectif que ce qui est mesurable. Or la qualité sensible n’est mesurable que par la quantité, pas en elle-même puisqu’elle est indivisible. Elle est ou elle n’est pas, nous la saisissons ou non. Et c’est le propre des cinq sens, justement, de saisir les qualités sensibles spécifiques à chacun : nous ne saisissons pas le son par le toucher, si ce n’est que le son peut emprunter une voie quantitative particulière qui devient tangible et permet, non pas de toucher le son, mais de percevoir par le toucher la vibration qu’il implique. Mais la qualité du son comme telle ne se mesure pas. Et il en va de même pour les autres sensibles propres. Ramener la qualité à la mesure, c’est donc la supprimer. Et cela a d’immenses conséquences, puisque le jugement d’existence « ceci est » est radicalement lié aux sensibles propres. Réduire les qualités sensibles aux sensibles communs, qui sont divisibles et mesurables, c’est finalement réduire la réalité à la quantité et l’intelligence à la mesure.
Les qualités sensibles propres sont utilisées par la figura comme des aspects très importants. En effet, nous voyons qu’une qualité sensible peut modifier la figura : une qualité très intense attire, c’est un centre d’attraction. Il suffit, par exemple, de faire pousser dans un paysage un groupe d’arbres, de mettre un point de couleur violent et très intense dans un coin, pour tout modifier. Le philosophe est donc très attentif à ce que représentent les qualités sensibles. Elles nous permettent d’avancer dans la connaissance. Ce n’est pas la quantité qui nous fait grandir dans la connaissance mais la qualité, qui est une voie très directe vers la connaissance de ce qui est et la saisie de la substance.
Les qualités sensibles sont donc très intéressantes du point de vue de l’art et du point de vue de la connaissance théorétique. D’une certaine manière, nous pouvons les saisir, les reproduire et, par là, posséder la figura. Et d’autre part, les qualités sensibles propres nous donnent le sens de l’élément, de quelque chose qui ne bouge pas : elles transforment la figura mais elles ne sont pas faites par la figura. Les qualités sensibles propres nous donnent donc le sens de l’indivisible et de la recherche de ce qu’est l’être, du ti esti saisi à partir du jugement « ceci est ». À partir des sensibles propres, nous comprenons la différence entre ce qui s’impose comme indivisible et ce qui reste relatif, ce qui peut se modifier : la différence entre la saisie d’un principe indivisible - la qualité est l’annonce du principe dans le sensible, elle est indivisible, nous ne modifions pas une qualité - et la mesure - une réalité peut être modifiée par les sensibles communs qui sont mesurables.
Cette distinction est donc capitale et il est important de bien voir ces deux extrêmes dans les qualités sensibles. Ce qui nous donne le sens des principes, de l’indivisible, du premier, ce sont les qualités sensibles propres. Elles ont le caractère « intransigeant » de quelque chose qui ne bouge pas, qui demeure. Il y a, par exemple, quelque chose d’unique pour chaque couleur, le peintre le sait bien. Il cherchera à le retrouver et aura toujours beaucoup de mal à le faire parce que, justement, le sensible propre est analogue au principe dans l’ordre sensible : c’est quelque chose qui nous échappe, qu’on ne peut pas faire, qui jaillit. Et c’est en ce sens que le peintre restera réaliste : il sait qu’il y a dans la nature quelque chose qu’il n’a pas, qu’il ne peut pas avoir et qu’il ne peut pas faire, parce que la nature est avant lui et a une richesse unique. De même, la substance de l’homme, son âme, lui permet d’avoir certaines qualités qui sont propres à son être et qui se voient dans le domaine sensible : la substance transforme la qualité et produit des choses inédites. D’autre part, puisque la qualité sensible est toujours liée à la quantité, elle est mesurable dans son fondement ; non pas en elle-même, mais dans son fondement quantitatif. Les sensibles communs ne donnent plus le sens de l’indivisible mais de l’adaptation et de la mesure, de ce qui est mouvant, changeant et relatif.
Il y a enfin ces qualités que sont nos capacités à transformer les choses, ou à être transformé : les puissances actives et passives. Nos facultés intellectuelles et affectives, l’intelligence et la volonté, sont des qualités. Elles ne sont pas la substance mais des qualités que nous pouvons saisir comme qualités. Nous dirons alors de tel homme qu’il est capable d’aller loin dans son intelligence ou d’aller loin dans l’amour. Par là, nous saisissons à propos de la personne humaine ces capacités qui ne sont pas l’âme, la substance, mais qui viennent, qui émanent de l’âme, qui sont des qualités existant relativement à la substance.
Certains philosophes ont considéré ces qualités comme des substances : Platon considère que l’intelligence est une substance et Descartes a fait de l’intelligence une substance, la substance pensante qui s’oppose à la substance étendue, quantifiée. Comment en arrive-t-on à identifier la puissance avec la substance, à identifier ces qualités spirituelles que sont l’intelligence et la volonté avec la substance ? Il est très important de le saisir puisque cela nous permet de comprendre comment tout homme est incliné à devenir platonicien vers quarante ans... Nous avons une telle admiration pour l’intelligence que nous sommes tenté de la considérer comme une substance, comme première dans ce qui est.
Comment pouvons-nous donc distinguer la substance de ces qualités spirituelles ? Comment distinguer l’âme de l’intelligence et de la volonté ? La substance est principe radical d’être, l’âme est principe radical de vie, source de vie. Et nous avons vu que nous saisissons l’âme et la substance non pas directement, car elles ne sont pas sources d’activité ou de non-activité, mais par des inductions. En revanche, l’intelligence et la volonté sont saisies par leur acte propre : nous n’avons pas l’expérience de l’intelligence mais de penser ; nous n’avons pas l’expérience de la volonté mais d’aimer. Nous sommes donc capable de poser un acte d’intelligence et d’y être attentif, de ne pas nous laisser prendre par l’imagination et de bien distinguer l’intelligence de l’imagination ; nous sommes capable d’aimer d’un véritable amour spirituel, au-delà des passions. Nous voyons donc qu’il y a en nous quelque chose qui nous permet d’actuer notre activité, de passer à l’acte ou de nous arrêter, ce que nous ne pouvons pas faire pour notre âme et pour notre substance. Nous avons donc des puissances, des capacités d’agir ou d’être modifié. Elles proviennent de notre âme, elles émanent de notre âme et existent par notre substance, mais elles ne sont pas la substance. Il y a toujours une séduction à dire que notre intelligence et que notre volonté sont notre substance, à identifier notre pensée et notre être, notre amour et notre être. Mais nous ne pensons pas toujours, alors que notre substance est toujours en acte, comme principe d’être. Nous ne cessons pas d’exister quand nous dormons, mais nous cessons de penser, nous cessons d’aimer.
Notre âme informe toujours notre corps, nous n’avons pas la faculté de ne plus informer notre corps et de permettre à l’âme de se séparer du corps : il y a quelque chose de radical dans l’âme et nous la saisissons comme un principe de vie qui est toujours en acte. Notre âme est toujours unie à notre corps, même quand nous dormons. De même, nous ne pouvons pas ne pas exister : notre substance est principe radical de notre être, au-delà de nos activités intellectuelles et volontaires qui peuvent être en acte ou demeurer en puissance. C’est cela qui montre la distinction entre les puissances et la substance : les puissances s’exercent indépendamment de l’âme, elles s’arrêtent et elles s’exercent quand nous le voulons. Nous avons un pouvoir, un dominium, sur le fait de penser et de parler, sur le fait d’aimer et de vouloir. En revanche, nous n’avons pas de pouvoir sur notre âme, elle informe notre corps et elle subsiste. C’est une donnée qui s’impose.
Il y a donc, là aussi, quelque chose de très important à saisir et qui permet de maintenir le réalisme. Cela nous fait comprendre que le réalisme de l’intelligence s’acquiert et se perfectionne ( grâce aux habitus qui viennent perfectionner nos activités et, par là, nos puissances ), tandis que notre âme, notre substance ne s’acquiert pas : nous la découvrons comme première. En découvrant les puissances, nous découvrons en nous des capacités qui peuvent aller très loin, qui peuvent progresser. Nous pourrons, par notre intelligence, remonter jusqu’à la découverte de l’existence de Dieu ; nous pourrons, par notre capacité d’aimer, aimer Dieu. Notre âme s’élève, non pas substantiellement mais par l’intelligence, par la volonté. Par là, nous voyons bien de quelle manière nous devons distinguer l’être et la vie et que nous ne pouvons pas nous arrêter à la recherche de la substance. Nous devrons nous interroger sur la finalité de l’être, sur la cause finale de ce qui est en tant qu’il est.
Il n’est pas facile de saisir ce qu’apporte la quantité du point de vue de l’être. Par la quantité, la matière est dans l’extension et peut être mesurée. Comme telle, la matière, que nous saisissons intellectuellement comme pure puissance, échappe à la mesure. Mais le monde matériel et notre corps qui en fait partie sont mesurables ; nous pouvons peser notre corps, pas notre substance ! La quantité apporte donc le mesurable, le divisible. Elle est ce qui est capable d’être mesuré, une capacité d’être mesuré. Si c’est par elle que la matière est mesurable, c’est donc par elle que l’homme peut user de la matière. En effet, la mesure peut être manipulée par l’homme ; nous ne pouvons donc manipuler la matière que grâce à la quantité qui la détermine. Nous n’avons jamais vu un être purement matériel. Nous faisons l’expérience d’une réalité sensible déterminée par des qualités sensibles. Et c’est par le sensible que la quantité s’impose à nous : nous la posons à partir des qualités sensibles que sont le lourd et le léger. Seule l’imagination se représente une matière qui ne soit plus sensible, qui soit uniquement quantifiée et donc purement mesurable. Si la matière pouvait exister sans les qualités sensibles, elle serait tout ordonnée à l’homme parce que ce serait la mesure qui l’actuerait.
Mais qu’est-ce que la quantité du point de vue de l’être ? Elle est un intermédiaire entre la matière et la qualité. Elle détermine la pure matière. Certes, la matière existe mais elle demeure très indéterminée ; elle demande d’être déterminée par autre chose que la matière. La quantité n’est pas la matière mais elle est ce qui détermine en premier lieu la matière. Il y a donc une forme de la quantité. Ce qu’est la quantité, c’est l’être divisible, l’être mesurable, qui attend une autre détermination et la permet. Elle est donc la première forme dans le monde physique, très particulière puisqu’on elle-même elle n’achève pas la détermination : elle demeure une attente à la détermination. La matière quantifiée est déterminée mais, parce que sa détermination est quantitative, elle est mesurable, potentielle, en attente de la détermination que sont la qualité et la mesure.
La quantité est donc un être essentiellement intermédiaire, divisible. Elle est par le fait même essentiellement inachevée du point de vue de l’être. C’est pourquoi une grandeur démesurée suscite la peur : ce qui n’est pas mesurable s’impose d’une façon barbare. Par là, la matière s’impose brutalement. Tout ce qui est inachevé et réclame d’être achevé est terrible, sauvage, n’est pas humain. La quantité maintient donc ce qui est dans l’attente, ce que l’art arrive quelquefois à manifester.
La quantité ne se manifeste pas, puisqu’elle est intermédiaire, en attente de la qualité. Si la qualité est la manifestation de l’être, de la substance, la quantité est attente de la qualité. Mais quand cette attente est trop grande, démesurée, elle est source d’angoisse. La quantité par elle-même est source d’angoisse, parce qu’elle n’est pas mesurée. Or, ce qui n’est pas mesuré peut être infiniment petit ou infiniment grand ; il y a dans la quantité un infini potentiel du point de vue de l’être, et c’est ce qui explique combien elle peut être par elle-même source d’angoisse. Normalement, on ne demeure pas dans la quantité, on cherche à atteindre la qualité. La quantité par elle-même est source d’une présence, non pas une présence « glorieuse », mais une présence lourde, pénible, qui s’impose.
Il y a donc un lien très étonnant entre la quantité et l’imagination, ce qui nous aiderait à comprendre beaucoup de choses de la pensée moderne. Nous n’avons jamais manipulé autant la quantité que dans notre monde. Or, la quantité peut conduire à faire des choses monstrueuses. Certes, on essaie de la dompter en manifestant sa hauteur, son poids, sa grandeur ; c’est ce que manifeste une grande partie de l’art contemporain. Si l’art était auparavant commandé par la physionomie, la figura, l’art contemporain brise la figura pour montrer la grandeur de la quantité ou la domination que l’homme acquiert sur elle. De fait, l’homme peut dominer sur la quantité jusqu’à un certain point. Et l’orgueil se manifeste toujours dans la démesure, qui peut exister grâce à la quantité. Cela relève de l’imagination et non pas du logos. Le logos cherche au contraire la mesure. La démesure dans la recherche de la quantité montre le primat de ce qui est potentiel, de l’indéterminé. La seule mesure sera dans l’intelligence mathématique. Mais les mathématiques peuvent aller à l’infini ; par conséquent, ce qui dépasse la mesure ne peut plus être mesuré que par l’intelligence mathématique et non par la qualité physique. La démesure est donc une manière d’exalter l’intelligence. Choisir le primat de la quantité sur la qualité est un moyen pour l’intelligence de s’exalter, car ce qui n’est plus mesurable par la réalité existante ne l’est que par l’intelligence humaine mathématique. Du point de vue de la philosophie première, nous ne pouvons jamais chercher la quantité pour elle-même puisqu’elle est un intermédiaire ; chercher la quantité pour elle-même reviendrait à ramener l’être à la matière, ce qui est une erreur. Dans la recherche de la quantité pour elle-même, il y a donc une recherche orgueilleuse : on ne veut plus que l’intelligence soit mesurée par la réalité existante, mais que l’intelligence reste la mesure du réel. Et c’est par la quantité qu’on arrive à montrer le mieux, d’une façon tangible, le primat de l’intelligence sur ce qui est.
Chaque époque trouve ainsi une manière de réaliser la tour de Babel 94. L’alliance de la quantité et de l’imaginaire fait que l’on trouve une joie très particulière à dompter la matière. Elle implique d’isoler le plus possible la matière du sensible. Certes, on ne pourra jamais l’isoler complètement, mais on rejette le sensible le plus loin possible pour que l’intelligence elle-même mesure la matière. La quantité est donc source de toutes les tentations parce que c’est un être « débile », comparativement à la qualité. Nous pouvons le gonfler et en faire « notre être ». L’homme ne domine pas sur ce qui est mais cherche par tous les moyens à réaliser un être nouveau, à sa mesure. Par rapport à la quantité, c’est possible !
Tout ce qui touche aux mathématiques exalte la quantité - en prenant « mathématique » au sens le plus vaste du terme, c’est-à-dire l’alliance de l’intelligence raisonnable, de la raison, avec la quantité. La quantité est toujours double : la grandeur ( le continu ) et le nombre ( la quantité discrète ). Le nombre jouit d’une faveur très particulière avec le nombre infini. C’est en quelque sorte un infini humain, ce qui nous séduit. Si l’humain veut atteindre le divin, puisqu’il ne peut l’atteindre par l’être ( l’homme n’est pas créateur ), il croit l’atteindre par la quantité à travers le nombre infini. De fait, la quantité étant un être essentiellement intermédiaire ( c’est le divisible, le virtuel ), elle peut être finalisée par la qualité ou par l’intelligence humaine liée à l’imaginaire mathématique. Puisque la quantité n’est pas finalisée par elle-même, elle l’est ou naturellement par la qualité, ou intellectuellement par les mathématiques qui lui procurent une noblesse humaine en lui donnant toute son ampleur.
La quantité nous aide donc à saisir le caractère propre d’une certaine grandeur imaginaire, donc d’un orgueil humain. L’orgueil humain s’installe dans la quantité parce que celle-ci, n’ayant pas de finalité en elle-même, est propre à être finalisée par l’intelligence unie à l’imaginaire. L’intelligence humaine prend alors la quantité comme ce par quoi elle peut se réaliser selon son bon plaisir imaginaire. L’attente de la quantité est alors déterminée par l’imagination liée à la raison, qui s’empare du divisible comme de sa proie. Elle en fait quelque chose qui est propre à l’homme : avec la quantité, l’homme trouve son jouet, un jouet rationnel...
C’est bien ce que nous voyons dans le virtuel, un monde imaginaire donné comme un monde réel, dans lequel l’homme peut s’engouffrer. La quantité y joue un rôle extraordinaire. Il est possible de s’évader, de ne plus s’occuper de ce qui est ni de la finalité, en restant dans le monde de la grandeur et de la quantité. C’est imaginaire, mais ce monde a quelque chose de réel, un fondement qui n’est pas purement imaginaire. Ce fondement, c’est la quantité, le divisible.
Comprenons donc qu’il est très difficile de saisir le divisible pour lui-même, parce que nous le saisissons en le déterminant, en le finalisant. Or, dès qu’il est déterminé, il n’est plus « la grandeur » ; il reste la grandeur en restant non finalisé, en attente. C’est un être imparfait, capable de séduire notre intelligence parce qu’elle peut lui apporter une finalité qui n’est pas réelle. Il faut donc voir la quantité comme ce qui risque toujours de nous séduire et de nous empêcher de saisir la vraie finalité. Elle est l’obstacle majeur pour découvrir la vraie finalité, parce qu’elle a une emprise très spéciale sur l’imaginaire : l’emprise de celui qui attend. La quantité est en quelque sorte le pauvre de l’être, puisqu’elle est toute proche de la matière. Mais elle a un poids très grand parce qu’elle risque de remplacer la cause finale en captant, en « attirant » à elle : la quantité est l’objet préféré de l’imaginaire.
Ayant découvert la substance, nous avons découvert ce qui est dans ce qu’il a de premier, de plus lui-même : ce qui est en tant qu’il est n’est pas la manifestation qualitative, ni la divisibilité quantitative. La qualité manifeste la substance ; la quantité permet la mesure. Mais ce qui est, est aussi relatif, en relation avec autrui. En lui-même, dans sa substance, ce qui est, est unique, seul. Mais par les qualités, par la quantité, il se manifeste et se communique à un autre. À côté de l’isolement de la substance, il y a donc l’être dans sa relation. Le relatif est ce qui n’a pas assez de vigueur, assez d’être, pour être seul 95. Parmi les réalités existantes, il y a, au sommet, la réalité qui est l’ami. Connaître l’ami, c’est connaître l’autre ; et connaître l’autre, c’est connaître ce qui nous est relatif et celui à qui nous sommes relatif. Grâce à la relation, nous pouvons donc mieux connaître ce qui est.
Certes, l’être n’est pas immédiatement relatif, alors qu’il est immédiatement substance. Il n’est pas premièrement, uniquement relatif, car ce qui est relatif est second ; mais il a besoin de la relation pour s’appuyer sur un autre. Celui qui est fragile, par exemple celui qui vieillit, s’appuie sur un autre ; il a besoin de s’appuyer sur un autre. Celui qui est en pleine force, celui qui est jeune, développe son indépendance. Ce qu’il y a d’extrême dans ce qui est, ce n’est donc pas sa détermination, mais sa possibilité d’être relatif à un autre.
Nous pourrions donc dire qu’il y a en quelque sorte deux déterminations extrêmes dans ce qui est : la détermination fondamentale de la substance, où l’être montre son exigence d’unité, et l’éclatement de l’être, le relatif. Ce qui est relatif est vers l’autre, il se porte vers l’autre. Ce qui se replie sur soi, c’est l’être qui aime sa solitude : la substance est solitaire. Mais grâce à la qualité et à la quantité, ce qui est peut dépasser sa solitude substantielle et rejoindre l’autre par la relation.
Rejoindre l’autre qualitativement, c’est ultimement la relation d’amitié. Dans l’amitié, notre être est tout entier tourné vers l’autre. Et plus cette amitié grandit, plus notre être est tout entier relatif à un autre. L’amitié nous permet donc de quitter notre solitude. Il est très bien d’exister seul mais, quand nous découvrons nos limites et que nous sommes un être parmi d’autres, nous désirons entrer en relation avec les autres. La nécessité d’être relatif, nous la découvrons donc parfaitement dans l’amitié. Dans l’amitié, en étant relatif à un autre être substantiel, nous ne perdons pas notre solitude. C’est quand nous nous laissons aller à être relatif à des réalités qui ne sont pas substantielles que nous la perdons. Mais quand nous découvrons une personne avec qui nous pouvons être en relation, nous découvrons une très grande richesse : être deux en un, dépasser l’isolement. Si la première découverte de l’autre nous fait découvrir la solitude ( car nous ne savons pas comment l’atteindre, comment faire pour que cet autre devienne un avec nous ), l’autre n’est pas seulement pour nous une limite qui nous montre que nous sommes dépendant, que nous ne sommes pas tout. Il peut être aussi pour nous source d’un développement, d’un dépassement de nos limites. En effet, toute notre richesse peut être relative à l’autre comme celle de l’autre peut nous être relative. Il est possible de réaliser quelque chose de tout à fait nouveau : être un dans la recherche de la vérité et de l’amour.
À cause de la quantité, la relation nous montre nos limites et c’est pourquoi l’autre nous devient quelquefois insupportable. Il peut être l’ami mais aussi celui qui nous fait découvrir nos limites. Cela nous montre que la relation, comme telle, est au-dessus du bien et du mal. Elle n’est pas par elle-même bonne ou mauvaise, elle est neutre, nous en faisons ce que nous voulons. Nous pouvons nous servir de la relation pour aimer et donc nous épanouir, ou pour voir et sentir nos limites, parce que l’autre apparaît comme ayant des richesses que nous n’avons pas. C’est la double découverte de la relation : une relation qualitative ou une relation quantitative. La relation est ultime et dépend d’un fondement qui est ou la qualité, ou la quantité 96. Quand le fondement est qualitatif, nous pouvons nous servir de la relation pour nous perfectionner et atteindre notre fin. Quand son fondement est quantitatif, elle nous fait saisir nos limites.
Nous ne pouvons donc pas séparer la relation de notre être substantiel. Elle fait partie de l’extension de notre être. Grâce à elle, nous entrons en contact amical avec une autre personne ; à cause d’elle, nous découvrons davantage nos limites. La relation n’est donc pas par elle-même ce qui vient nous perfectionner ; elle est neutre.
Il est extrêmement difficile pour l’homme de maintenir la rectitude d’une intelligence réaliste, car cela implique de garder une très grande pauvreté. La pauvreté de saint Dominique doit être pour nous aujourd’hui une pauvreté très intérieure : celle d’une intelligence qui cherche la vérité à travers tout et ne se laisse pas prendre par la volonté d’avoir quelque chose, par la sécurité d’avoir fait, d’avoir réalisé une œuvre. À quarante-cinq ans, un homme a une famille, il a un lieu où reposer la tête. Et du point de vue intellectuel, on veut souvent, à partir d’un certain âge, avoir un lieu où se reposer... Or, Jésus nous dit que « le Fils de l’homme n’a pas de lieu où reposer la tête 97 ». Ce que Jésus dit est pour notre vie chrétienne mais le philosophe a le droit de regarder le Christ comme un sage dont les paroles sont particulièrement profondes et vraies. De fait, si nous voulons garder une intelligence qui cherche le premier dans ce qui est mû, le premier dans ce qui se meut, le premier dans ce qui est, il est nécessaire qu’elle demeure alors toujours dans une très grande pauvreté : il faut que nous aimions la réalité qui existe et que nous cherchons à connaître, plus que notre propre avoir intellectuel. Quand nous nous arrêtons à notre avoir intellectuel, nous devenons des petits bourgeois de l’intelligence. Nous avons peut-être des projets très intéressants mais nous ne sommes plus possédés par la recherche de la vérité. La vérité n’est plus ce qui nous conduit, ce que nous cherchons à travers tout. C’est ce qui explique comment, très facilement, notre intelligence se laisse séduire par tel ou tel aspect secondaire et quitte cette limpidité dans le labeur et la recherche.
Il est donc important de noter les grandes séductions qui, au lieu de nous conduire à quelque chose de plus grand, nous retournent sur nous-même et sur notre avoir. Une séduction n’est pas mauvaise lorsqu’elle reste orientée vers ce qui nous agrandit et nous permet de dépasser notre avoir ; notre sensibilité en a besoin et la séduction peut maintenir une admiration. Mais nous glissons vite et nous revenons alors à ce qui nous séduit en nous y arrêtant et en l’accaparant.
La première séduction est celle du « faire » de l’intelligence en logique. Au lieu de chercher la vérité, nous nous laissons prendre par ce que nous faisons et qui vient de nous - car la logique vient de nous, c’est nous qui la faisons. Historiquement, un glissement s’est opéré au XIVe siècle avec Occam qui accorde une telle importance à la logique qu’elle finit par remplacer la métaphysique. Occam avait pourtant tout pour rester pauvre : il était franciscain ! Mais il a achoppé sur la métaphysique qui exige de nous d’être pauvres dans notre intelligence et d’être seulement des hommes qui cherchons, qui acceptons, au-delà d’une sécurité, de chercher la vérité toute notre vie et de ne pas mettre notre nom sur une découverte. La philosophie première exige de nous d’accepter d’être pauvres : la grandeur de l’intelligence et de la recherche de la vérité doivent nous suffire... Mais Occam a identifié la métaphysique et la logique et il a fait que le premier objet de l’intelligence soit non plus l’être mais le fait de connaître, l’intelligere 98.
La logique occamienne ne se fonde donc plus, comme l’Organon d’Aristote, sur la connaissance de ce qui est, et donc sur l’attribution, mais sur l’avoir de notre propre pensée qui se développe par la supposition ; le possible passe avant ce qui est. De ce fait, elle est une logique de la proposition et de l’énonciation : on ne regarde plus le sujet et l’attribut mais la proposition relative à une autre proposition. La relation devient l’élément formel de cette logique et c’est pourquoi elle peut s’étendre à la logique mathématique, à la logistique... Une telle logique nous rend « gourmand » de définitions, nous aimons nous y reposer, comme si définir était le vrai bien de notre intelligence. Or, définir consiste uniquement à mettre les choses en place, ce qui n’est pas précisément une finalité. Fixer trop l’attention sur les définitions, c’est la détourner de ce qui est. Nous possédons les définitions. Alors, si nous aimons mieux posséder que contempler, nous nous arrêtons aux définitions et à la logique, nous n’entrons plus en philosophie première et notre intelligence devient stérile : le drame est là.
Le premier glissement dans la recherche de la vérité se fait donc quand on cherche la logique avant tout. Certains thomistes déclarent que si on ne leur laissait qu’une seule partie de la philosophie à enseigner, ils choisiraient la logique sans hésitation : c’est une trahison complète de la pensée de saint Thomas. Mais d’où cela provient-il ? De ce qu’on cherche à demeurer dans une sécurité intellectuelle : la définition sécurise car on la possède. La découverte inductive des principes propres de ce qui est ne sécurise pas parce qu’on ne la possède jamais. Une intelligence qui n’a pas vraiment découvert l’âme, la substance, préfère s’arrêter sur les définitions ou sur la dualité de la substance première et de la substance seconde ( qui relève en partie de la logique de l’attribution ) plutôt que de chercher à découvrir ces principes qu’elle ne possède jamais et qu’elle ne peut pas définir. Une telle intelligence se retourne, se replie sur elle-même et considère qu’il est plus important d’être dans une conscience parfaitement limpide et une sécurité, une certitude subjective par rapport à ce qu’elle affirme, plutôt que de chercher la vérité, d’être en attente de la vérité en revenant constamment à ce qui est et en interrogeant toujours.
Certes, une intelligence logique a déjà quelque chose. Mais elle n’est pas vraiment formée. Elle possède un certain bien ( la logique est un art que l’on peut posséder ) mais elle s’y arrête. Elle n’est donc pas formée en profondeur puisqu’elle n’atteint pas sa fin. Si la logique que nous possédons n’est pas utilisée pour être dépassée et aller toujours plus loin dans la recherche de la vérité, elle risque, au lieu d’être un instrument ( organon ) utile pour la précision de la communication de la pensée, de devenir un obstacle qui nous barre la route, un plafond à hauteur d’homme qui nous empêche de nous élever à la hauteur de ce qui est. La logique est à la hauteur de ce que l’homme possède. La référence devient alors l’homme qui construit un système où tout n’est regardé qu’en fonction de la cohérence qui remplace la vérité. Le primat de la logique conduit directement à une philosophie systématique, c’est-à-dire à une pensée qui cherche à définir et à ordonner la connaissance comme un tout d’une cohérence parfaite 99.
Le système cherche donc avant tout des relations certaines et oublie de s’interroger sur le fondement de ces relations. Ce qui est tout à fait caractéristique de la relation, en effet, c’est qu’elle peut être une détermination de l’être réel ou une relation de raison dont le fondement est une activité de la raison humaine. L’universel, par exemple, est une relation de raison ; de même la négation. Ceux qui cherchent la définition cherchent avant tout l’universel et oublient très vite la réalité existante. Ils construisent leur pensée par les relations de raison et sont ainsi conduits à donner le primat à ce qu’ils connaissent, à ce qu’ils gardent, à ce qu’ils ont atteint et possèdent du réel ; ils ne cherchent plus en premier lieu la référence à la réalité par le jugement d’existence « ceci est ». Descartes et ses successeurs engendrent des philosophies systématiques. Ce ne sont donc plus de vraies philosophies, c’est-à-dire la connaissance de la réalité, de l’homme existant, mais des constructions rationnelles qui organisent et gèrent un avoir intellectuel de la manière la plus exacte et la plus cohérente possible. Ce sont vraiment des avoirs de l’intelligence humaine - seule l’intelligence humaine peut posséder - et non pas des perfections de l’intelligence comme telle. La perfection de l’intelligence comme telle est la vérité, qui est la conformité, l’adéquation à ce qui est. Au contraire, des intelligences humaines qui restent humaines cherchent à posséder des relations certaines et deviennent très vite systématiques. Mais alors elles restent terrestres et limitées aux possibilités de l’homme rationnel. C’est un terrible glissement par rapport à l’éveil et à la croissance de l’intelligence en quête de vérité et de sagesse. N’est-ce pas ce qu’Aristote exprimait déjà à sa manière en disant que « si le noûs est divin par rapport à l’homme, la vie selon le noûs est divine par rapport à la vie humaine. Il ne faut donc pas suivre ceux qui conseillent à l’homme, parce qu’il est homme, de borner sa pensée aux choses humaines, et mortel, aux choses mortelles » - nous pourrions dire « logiques ». « Mais l’homme doit, autant qu’il le peut, s’immortaliser et tout faire pour vivre selon la partie la plus excellente qui est en lui ; car même si elle est petite par la masse, par la puissance et par la valeur elle dépasse de beaucoup tout le reste 100. » N’est-ce pas là un merveilleux appel à la sagesse, au-delà du mode humain et rationnel dans lequel l’intelligence humaine risque si souvent de s’enfermer ?
Le second glissement de l’intelligence, peut-être aussi répandu que le premier, est de se sécuriser grâce aux mathématiques. Pour des philosophies de type platonicien, les mathématiques sont un passage obligé et essentiel. Et dans la pensée de Husserl, nous l’avons souligné, c’est l’être mathématique qui domine, donc la relation, puisque l’être mathématique est une relation ; une relation très précise, très certaine, mais une relation. Or, la relation, nous l’avons rappelé, peut avoir un fondement réel ou un fondement de raison. Par la relation, on peut donc quitter l’être réel, le mettre entre parenthèses : l’être réel est gênant, il se dresse devant nous et nous empêche d’aller toujours plus loin dans les possibles... Nous ne faisons pas la philosophie des possibles. Les mathématiques, par contre, ont « l’avantage » de ne pas avoir de limites et d’être en quelque sorte infinies ; la recherche mathématique est infinie. Et l’être mathématique favorise cet infini, car il implique la négation de ce qui est fini. Notre intelligence peut faire cela, par cette relation de raison qu’est la négation.
Il nous faut bien comprendre l’enjeu de cette question : nous avons découvert, en voyant l’importance du jugement d’existence « ceci est », que la personne est engagée dans la connaissance philosophique, car nous cherchons à connaître ce qu’est l’homme existant. Notre intelligence ne s’exerce vraiment qu’au niveau personnel, que d’une manière personnelle : nous sommes engagé dans la recherche de la vérité et l’affirmation « ceci est » engage la personne. L’appréhension de la forme, de la quiddité, reste donc un conditionnement de l’intelligence humaine ( qui est obligée de saisir les choses par l’universel ) et ne peut jamais nous finaliser ; seul le jugement peut finaliser l’intelligence. En revanche, dans la connaissance mathématique, le jugement est ordonné à l’appréhension, ce qui est l’inverse de ce que nous voyons en philosophie première. Les mathématiques mettent en pleine lumière la grandeur de l’appréhension mais l’isolent du jugement d’existence. Elles mettent donc la personne entre parenthèses. Parce qu’elles impliquent l’épochè, la suspension de l’être, elles sont aussi « en dehors » de la personne et de sa finalité. C’est ce qui explique comment un homme qui ne serait que mathématicien pourrait être un savant brillant et être, en même temps, du point de vue de la personne humaine, très peu développé et même lamentable. Cela n’est pas possible en philosophie : on ne peut pas être philosophe, c’est-à-dire chercher à connaître ce qu’est l’homme dans sa finalité et, en même temps, ne pas chercher à vivre une vie humaine ; c’est en ce sens que la philosophie exige un certain milieu de vie. Cela veut dire aussi que la philosophie n’est jamais neutre et est capitale pour la vie de la personne, en ce sens qu’elle lui permet d’être plus humaine ; c’est bien ce que Socrate avait déjà compris.
La logique et les mathématiques impliquent donc toutes deux un primat du « faire » : ce sont fondamentalement des connaissances artistiques qui font leur objet, qui se le donnent et l’orientent dans tel ou tel sens. La connaissance objective du réel à partir du jugement d’existence « ceci est » disparaît donc. L’être est entre parenthèses pour que puisse apparaître pour notre pensée un système mathématique ou logique dans lequel la relation absorbe tout et détermine notre recherche. Il n’y a donc plus de premier ni de dernier : on est dans l’infini, parce qu’on est dans ce que l’intelligence peut posséder et réaliser à partir d’elle-même. L’intelligence ne pourra jamais de l’intérieur, à partir d’elle-même, dire qu’elle s’arrête. En mathématiques, plus elle poursuit son objet, plus elle le réalise et se le donne.
Ainsi apparaît facilement un certain orgueil, une certaine recherche d’originalité pour elle-même : pouvoir faire quelque chose que personne ne comprendra, que seuls deux ou trois mathématiciens de haut niveau, qui sont vraiment intelligents, pourront comprendre... Il y a bien cela chez Platon pour qui le philosophe est d’une race à part, un homme au-dessus du commun des hommes. Dans une perspective réaliste, au contraire, si notre intelligence se nourrit de la réalité, nous dirons que tout homme est et doit être intelligent. L’intelligence est le bien commun de tous. Et c’est bien ce qu’Aristote affirme au début de la Métaphysique : « Tous les hommes désirent par nature connaître. L’amour des sensations en est le signe 101. » Si nous avons du mal à comprendre cela et à l’affirmer, c’est parce que l’intelligence s’individualise toujours. Mais elle ne doit pas s’individualiser en en restant à la simple description de l’expérience subjective... Elle doit s’éveiller par l’interrogation et chercher à connaître ce qui est premier, les principes et les causes propres de la réalité.
Le développement artistique de l’intelligence joue donc un rôle capital pour l’homme, soit comme un premier éveil, nous l’avons vu 102, soit comme réalisant un terrible repli de l’homme sur lui-même. Il est évident que la connaissance artistique est très proche de nous. Elle est première et fondamentale et c’est pour cela qu’elle est très séduisante. Et de fait, il y a un lien secret entre notre intelligence humaine liée aux sens, à l’expérience, et l’intelligence mathématique. Nous ne pouvons pas faire l’être, nous serions créateurs. Ce que nous pouvons faire, ce sont des relations : nous pouvons mettre en relation des qualités que nous saisissons et que nous aimons. Ce qui est donc premier dans le faire, du point de vue de la connaissance, c’est la relation. Par le fait même, ce n’est plus le jugement « ceci est » qui est premier mais l’intuition des relations ; car l’intuition est toujours la saisie d’une relation. Cela nous fait comprendre comment la connaissance artistique est vraiment fondamentale à toute notre recherche : notre intelligence s’éveille par le faire, l’intelligence de l’enfant s’éveille dans ses constructions... Notre intelligence s’éveille dans ce que nous réalisons et il y a là un certain repos pour elle. Mais si nous n’y prenons pas garde, nous risquons de regarder les relations pour elles-mêmes, en oubliant l’exigence de la réalisation et du travail. La relation saisie, connue, dont nous avons l’intuition, doit être réalisée dans une œuvre que nous édifions ; nous retrouvons alors le réel par la matière avec laquelle nous travaillons. Au contraire, si nous considérons la relation pour elle-même, « en soi », nous quittons la matière et nous nous enfermons dans l’idée. La relation peut donc jouer un double rôle : nous permettre de retrouver le réel et de le construire ; nous permettre au contraire de nous évader du réel et de demeurer dans les relations que nous pensons.
Il y a là un point sur lequel nous pouvons nous arrêter un instant : quand on se sert des mathématiques pour rejoindre le réel, on considère que la construction mathématique est ce qu’il y a de plus formel, et donc de plus rigoureux, pour atteindre le réel. Il y a là quelque chose de vrai parce que tout le domaine quantitatif peut se formaliser de cette façon. Si le monde était uniquement quantitatif, les mathématiques régneraient, elles seraient sagesse et seraient le développement le plus grand et le plus parfait de l’intelligence humaine. Mais le monde réel n’est pas seulement quantitatif, il est aussi qualitatif. La quantité est le support de la qualité mais c’est avant tout la qualité qui nous permet de connaître ce qui est : le jugement d’existence « ceci est » est lié aux sensibles propres qui déterminent immédiatement nos sensations et qui ne sont pas formalisables. L’art véritable joue donc un rôle capital pour éveiller l’intelligence parce qu’il maintient un primat de la qualité 103. Les mathématiques, par contre, quand elles s’imposent pour être la connaissance suprême, se séparent de la qualité et ne voient plus que la quantité et la relation. Et c’est à partir de là que peut naître une pensée dialectique car toute pensée dialectique est une pensée de la quantité. De même, la logique n’existe que grâce à la quantité puisque le fondement de la logique est l’universel ; et dans l’universel, ce qui est fondamental, c’est le genre. Or l’abstraction universelle qui saisit le genre se fait grâce à la quantité et non pas par la qualité. La distinction radicale que nous avons étudiée, et qui permet de comprendre cela, est la distinction des sensibles communs et des sensibles propres. Si nous ne voyons plus que les sensibles communs, il n’y a plus que la quantité ; les sensibles propres sauvent donc notre intelligence de l’emprise des mathématiques et de la logique.
Il y a une sorte de connaturalité entre les mathématiques et la logique. Or, toute l’éducation qui est donnée aujourd’hui aux jeunes s’appuie sur les mathématiques et la logique ; on ne développe dans l’intelligence que l’universel et l’habileté, la virtuosité dans les relations. Cela conduit à faire des êtres humains qui ne sauront plus regarder la réalité : la seule chose qui les intéressera sera d’édifier, de construire des jeux de relations possibles. Il n’y aura plus de contemplation, plus de vraie connaissance philosophique, plus de recherche de la vérité mais l’unique souci de dominer, d’être mesure de tout et de tous.
Au terme de cette première recherche, il est capital de comprendre que ces glissements, qui jouent un tel rôle dans l’histoire de la philosophie occidentale, impliquent une erreur, une confusion fondamentale : ils oublient le réalisme du jugement d’existence et considèrent avant tout l’intelligence humaine dans ses opérations d’assimilation ( l’appréhension ) et de croissance ( le raisonnement ), donc dans son conditionnement rationnel, qu’ils ramènent d’une manière univoque à ce qui caractérise la vie végétative. Cette erreur, confondre la vie de l’esprit et la vie végétative, se trouve très clairement exprimée dans la pensée hégélienne.
À la suite d’Aristote, Hegel distingue ces trois opérations intellectuelles que sont le jugement, l’appréhension et le raisonnement et, en montrant à plusieurs reprises comment il en conçoit le rapport et l’ordre, il exprime d’une façon très claire l’esprit et la méthode de sa démarche philosophique. Pour lui, tout part du concept, la philosophie n’étant pas autre chose que le développement de celui-ci. Le concept affirme, pose l’identité à soi de l’intelligence : c’est ce que Hegel appelle l’être et c’est le germe, la semence à partir de laquelle le vivant se développe en son entier. En second lieu vient la manifestation de ce concept ; c’est le moment de la différence, de la position de l’autre, donc de la négation de soi : c’est le jugement, qui est d’abord négatif. En troisième lieu vient l’identité de l’identité et de la différence ( de l’être et du non-être ), dans la manifestation à soi du concept : c’est le devenir, ou le raisonnement. La philosophie culmine dans la saisie de ce cheminement de l’esprit en lui-même, car c’est ainsi que l’esprit devient manifeste pour lui-même, se manifeste, c’est-à-dire se réalise tel qu’il est en soi. Pour Hegel, le contenu ultime de l’esprit est bien la méthode absolue, ce qu’il appelle la méthode spéculative, la méthode dialectique. Pour Karl Barth, nous avons là le vrai centre de la philosophie hégélienne, dans l’invention de cette méthode qui est le rythme même de la vie de l’esprit : « Là où retentit le rythme à trois temps : thèse, antithèse, synthèse ( et il retentit partout : la pansophie hégélienne ressemble à un de ces villages de passementiers ou de tisserands, dans lesquels s’échappait tout le jour, de toutes les maisons, le même claquement régulier des machines ), là donc où retentit ce rythme, là est chaque fois le “tout”, le centre de cette philosophie. » Et il ajoute que ce n’est même pas « dans le caractère particulier de cette méthode, dans le fait qu’elle est la méthode du rythme à trois temps fondé sur la division et la réunification du concept » que réside le véritable intérêt de la philosophie hégélienne, mais « dans la découverte d’une méthode universelle », d’une clé permettant d’ouvrir toutes les serrures. C’est pour lui la véritable promesse que Hegel semblait accomplir, celle de la connaissance du tout grâce à une méthode universelle 104.
L’ordre hégélien des opérations de l’intelligence est donc tout différent de celui que nous découvrons dans une philosophie réaliste où, nous l’avons vu, le jugement est premier et est seul parfait. Pour Hegel, tout part de l’appréhension et culmine dans le raisonnement, considéré comme l’opération parfaite en tant qu’elle explicite pleinement ce qui est contenu dès le point de départ dans le concept, le jugement étant le moment de la médiation. C’est, pour Hegel, ce qui se comprend quand nous regardons tout du point de vue de la croissance de la vie, de la vie dans son développement. Il souligne ainsi que « l’idée immédiate est la vie 105 ». Et ce qui fait l’unité du concept ( l’appréhension ) et de l’objectivité ( le jugement ), en tant que l’objectivité est la particularisation du concept et qu’elle est ramenée dans l’intériorité de celui-ci ( le syllogisme ), c’est la vie. Le mouvement immanent de l’idée est, pour Hegel, intelligible par ce regard sur la vie qui est différenciation d’elle-même dans l’unité avec elle-même.
Ainsi Hegel affirme-t-il que « le vivant est un syllogisme, ( ... ) le processus de son enchaînement avec lui-même dont le cours se déroule à travers trois processus 106 ». Les trois syllogismes qui constituent l’unique syllogisme concret de la vie sont ceux de la figure, « processus du vivant à l’intérieur de lui-même 107 » dans l’unité différenciée de ses membres ; de l’assimilation 108 ; et du genre où il est alors « universalité substantielle 109 ». Or le syllogisme est le raisonnement en matière nécessaire, le raisonnement scientifique ; il exprime donc la croissance la plus parfaite de l’intelligence. Dire que le vivant est un syllogisme, n’est-ce pas le considérer avant tout du point de vue de l’exercice et de la croissance ? L’ordre est alors celui-ci : la croissance suppose l’unité, l’identité fondamentale immanente du vivant, et l’assimilation, donc l’existence d’un autre qui doit être absorbé, pour s’achever dans le genre par la mort et la fécondité.
Pour le comprendre, il nous faut reprendre une distinction capitale pour toute la philosophie et que Hegel ne fait plus : celle du ti esti et du pôs, du « qu’est-ce ? » et du « comment ». Le philosophe cherche d’abord à connaître ce qu’est l’intelligence en analysant ce qui la détermine et l’actue, c’est-à-dire ce qui est. Le comment de la vie de l’intelligence, la manière dont elle se développe progressivement dans la recherche de la vérité, ne peut se comprendre que relativement à ce qui est. La croissance n’est qu’un conditionnement, elle ne spécifie pas le vivant - le raisonnement ne spécifie pas l’intelligence. Mais du point de vue du conditionnement, la croissance du vivant apparaît capitale. Le raisonnement apparaît alors comme premier dans la vie de l’intelligence humaine.
Du point de vue de la manière d’être de l’intelligence humaine, le mode rationnel de l’intelligence est essentiel car l’intelligence émerge toujours au-delà de la raison mais en se servant d’elle. C’est le mode rationnel qui nous montre comment l’intelligence se développe et grandit mais il n’est pas ce qu’est l’intelligence. Celle-ci ne peut être atteinte, dans ce qu’elle a de tout à fait propre, que relativement à ce qui est, qui la spécifie et l’actue. Mais dans une perspective qui ne distingue plus le « qu’est-ce ? » et le « comment », qui ramène tout à l’exercice et au mode rationnel, donc à la vie dans sa croissance, le vécu intellectuel et le raisonnement absorbent tout. Pour Hegel, l’esprit est un devenir : s’il ne grandit pas en se manifestant et en se réunissant avec lui-même, il est mort... Ce devenir réalisé dans le syllogisme, semblable à la fécondité et à la mort par lesquelles l’individu rejoint le genre, l’universalité, suppose une identité fondamentale, celle du concept ou de l’appréhension, immanence subjective de l’intelligence en elle-même : l’appréhension est première comme point de départ. Elle est donc pour Hegel semblable à l’unité de la figure ; c’est l’affirmation du moi conscient dans le « je pense ». Mais pour que le vivant puisse se développer, il doit assimiler, et donc poser face à lui ce qui est autre que lui ( moment négatif de la différence, de la médiation ) : le jugement est pour Hegel semblable à l’assimilation, puisque l’autre n’est affirmé qu’en tant qu’il doit être assimilé ; il est un passage pour nous réaliser nous-même. C’est bien ce que Hegel affirme : « La philosophie doit à l’expérience ( ... ) sa première origine - en fait la pensée est essentiellement la négation de quelque chose d’immédiatement présent -, tout autant que l’on doit le manger aux aliments, car sans ceux-ci l’on ne pourrait pas manger ; le manger est à vrai dire, sous ce rapport, représenté comme ingrat, car il est l’acte de consommer ce à quoi il doit être redevable de lui-même. La pensée est en ce sens non moins ingrate 110. »
La comparaison entre l’assimilation végétative et la pensée est certes très intéressante car, du point de vue de la vie, la pensée implique fondamentalement une assimilation intentionnelle. Mais l’analogie entre l’appréhension et la nutrition implique une diversité totale, parce que l’assimilation intellectuelle est intentionnelle. Elle respecte donc la réalité existante : l’appréhension se réalise à l’intérieur d’un jugement qui adhère à l’autre tel qu’il est. Hegel prend cela d’une façon univoque, ramenant ainsi la vie de l’esprit à la vie végétative. De même que le vivant de vie végétative, en se nourrissant, détruit l’aliment - il le transforme substantiellement en lui-même - ainsi le vivant de vie intellectuelle détruit l’objet dans son identité formelle par la négation. Ne proclame-t-il pas ainsi sa propre gloire de vivant intellectuel qui domine tout ce qu’il connaît ? N’y a-t-il pas de fait une très grande séduction dans la puissance de la négation ? En niant, nous proclamons la primauté de la pensée par rapport à tout ce qui est. Pour Hegel, la vie de l’esprit est donc substantielle, alors que pour Aristote, elle a dans l’homme, à cause de la fragilité de son conditionnement, un mode intentionnel.
Cette confusion entre la vie de l’esprit et la vie végétative, cette tentation de faire de la vie de l’intelligence une substance, ne provient-elle pas, paradoxalement, d’une peur terrible de s’engager dans la vie de l’intelligence et donc d’une peur de n’avoir qu’une connaissance intentionnelle, abstraite, d’un refus très profond de ne pouvoir toucher le réel que par l’être dans le jugement « ceci est » ? L’identification de l’assimilation intellectuelle à l’assimilation végétative provient de la crainte qui est toujours mauvaise conseillère. Ici, cette crainte conduit en dernier lieu à un matérialisme effroyable : considérer que les lois de l’esprit s’identifient aux lois de la vie végétative et en dernier lieu aux lois de l’univers physique, du devenir, c’est une terrible déchéance ! Il y a là un positivisme radical, commandé par une crainte, par la peur du spirituel. En effet, le spirituel est toujours quelque chose qui nous engage au-delà de nous-même. En définitive, il nous fera découvrir Dieu, l’Être premier qui est esprit. Dans la vie végétative, dans la matière, nous l’avons vu, il n’y a pas de premier dans l’être : nous n’y rencontrerons pas Dieu...
Nous avons très peur de nous engager dans une voie spirituelle, donc en philosophie première, parce que le spirituel nous possède, il nous attire toujours plus loin dans la recherche de la vérité et nous attirera jusqu’à Dieu. Cela nous inquiète parce que cela nous met face à une option radicale : en découvrant l’existence de Dieu, où nous le reconnaissons comme un Père - alors c’est merveilleux - ou nous l’imaginons comme un tyran - nous sommes prisonniers, nous ne faisons plus ce que nous voulons -, ce qui conduit, par la peur, à une position fondamentale de repli sur soi. Nous nous replions sur notre vie végétative. Momentanément, la nourriture et la boisson arrêtent la peur, l’angoisse. Mais ce n’est que momentané puisque, par la suite, cela ne fait que l’augmenter, et l’on en devient l’esclave.
Le monde d’aujourd’hui, volontairement, ne veut pas du spirituel, il le nie et s’engage délibérément dans des voies où les hommes deviennent esclaves de la matière et de leur corps. Quand on se replie sur soi, on cherche nécessairement ce qui est le plus tangible. C’est la vie végétative qui prend alors le dessus et commande tout.
Cette vie de l’esprit nous fait peur parce qu’elle nous conduira jusqu’à Dieu. Mais en elle-même aussi, elle nous engage d’une façon très particulière. Nous avons vu que ce que nous connaissons de la réalité, nous le connaissons selon un mode intentionnel. Nous utilisons ce mot pour montrer que nous connaissons toutes choses mais au-dedans de notre intelligence, grâce à l’abstraction. Nous connaissons toutes les réalités intentionnellement, c’est-à-dire d’une façon qui n’est plus le réel dans ce qu’il a de substantiel. C’est de là que naît la phénoménologie qui construit un monde du vécu : le vécu est intentionnel, il n’est qu’intentionnel ; il est donc confortable puisqu’il est relatif à nous. Mais nous ne pouvons pas, à travers le vécu, rejoindre la réalité. Il nous faut reprendre des forces vives pour l’atteindre dans le jugement « ceci est », qui nous engage.
Nous distinguons donc l’appréhension, qui saisit les réalités intentionnellement, et le jugement. Ce n’est pas l’appréhension ajoutée à l’appréhension qui nous fera rejoindre le réel ; ce n’est pas l’intentionnel ajouté à l’intentionnel qui nous fera dépasser l’intentionnel. Il faut tout reprendre directement pour que notre intelligence discerne, juge et adhère au réel. Le jugement n’est pas une somme d’appréhensions. Il dépasse l’appréhension et l’achève. L’appréhension est première génétiquement, dans le vécu de l’intelligence, mais elle est imparfaite et est dépassée par le jugement : nous jugeons, non pas à cause de l’appréhension, comme si elle devait nous conduire au réel, mais à cause de la réalité existante elle-même qui détermine notre intelligence et qui l’attire. C’est ce qui est, la réalité elle-même, qui a ce pouvoir sur notre intelligence, qui peut susciter dans notre intelligence une opération parfaite : juger, discerner. C’est la réalité existante qui nous attire et nous permet d’affirmer : « Ceci est ».
Nous n’arriverons jamais à saisir le réel par une addition d’appréhensions. Il y a ces deux opérations, qui sont la vie de l’intelligence. Notre intelligence a besoin de deux opérations pour être intelligente, elle n’a pas la compréhension immédiate du réel... Nous aurions parfois le désir de cela : un homme intuitif a le désir d’appréhender tout de suite la réalité et croit facilement que son intuition est adéquate au réel. Elle ne l’est pas, elle n’est qu’intentionnelle, elle n’est que la saisie d’une relation. Pourquoi notre intelligence a-t-elle cette dualité ? Parce qu’elle n’est pas substantielle, elle n’est pas première dans l’intelligence, elle est participée. Notre intelligence n’avance qu’en respectant ce rythme. Tout être vivant a un rythme, et pour avoir un rythme il faut qu’il y ait deux extrêmes : pour l’intelligence, l’appréhension et le jugement. C’est le rythme premier du vivant intellectuel que nous sommes. L’erreur fondamentale qui augmente les glissements, qui appelle l’erreur, est de faire de notre intelligence quelque chose d’absolu, de substantiel. C’est là que nous saisissons l’importance de la découverte de la substance : elle nous permet de comprendre que notre intelligence n’est pas substantielle. Nous ne pouvons donc pas partir du « je pense ». L’appréhension a quelque chose de premier dans le vécu intellectuel mais elle n’est pas première dans l’ordre de la recherche de la vérité. C’est le jugement d’existence « ceci est » qui est premier pour toute notre philosophie : premier et ultime. Premier en ce sens qu’il est présent dans l’expérience, ultime en ce sens que toute appréhension se termine dans un jugement.
Vouloir que notre intelligence soit substantielle c’est, en définitive, vouloir être Dieu, vouloir que notre intelligence soit infaillible, qu’elle soit la vérité. Elle ne l’est pas. Dans l’histoire de la philosophie et chez les personnes que nous rencontrons, l’équilibre entre l’appréhension et le jugement est, au fond, très rare ; la plupart des hommes restent dans l’appréhension. Et beaucoup d’esprits intuitifs restent dans l’appréhension ; par crainte, ils ne vont pas jusqu’au jugement qui seul nous amène à ce qui est. L’appréhension saisit les formes, la relation, la quantité et les qualités ; nous ne touchons ce qui est que par le jugement. Mais c’est très exigeant parce qu’il faut se mettre à l’école de la réalité existante et y revenir constamment en acceptant de ne pas la posséder.
Il est capital de saisir l’importance de cette erreur fondamentale : vouloir tout ramener à l’appréhension et la rendre substantielle, au lieu de la considérer comme un moment nécessaire mais qui doit être dépassé pour aller jusqu’au jugement. Si nous considérons que l’appréhension est substantielle, nous développerons notre vie intellectuelle par une méthode dialectique. Une intelligence qui se veut substantielle voudrait être unique, comme celle de Dieu. Mais elle n’est unique qu’intentionnellement, dans son vécu. Elle prétend alors rejoindre le réel par la dialectique : en commençant par l’unité intentionnelle, que l’on veut substantielle, on ne peut progresser qu’en réalisant une division qui nous pose en face de la diversité. Au contraire, dans une pensée philosophique qui respecte l’analogie, la diversité est un donné, elle est première : nous la voyons, nous la constatons, c’est un fait. Notre intelligence la reçoit et cherche, à l’intérieur de cette diversité, ce qu’il peut y avoir de commun : elle cherche le premier. Une intelligence qui se veut substantielle, première, commence par l’unité : la sienne. Elle cherche donc la division, la dualité ; elle la fait, elle la produit à partir d’elle-même en se contemplant. En se contemplant elle s’affirme ; et l’autre, c’est ce qui n’est pas elle. Au lieu de connaître l’autre directement, elle le connaît par rapport à elle : l’autre, c’est celui qui n’est pas moi. Par le fait même, la pensée dialectique se sert de l’autre, elle ne le connaît pas en lui-même et pour lui-même. Elle se sert de l’autre pour mieux se connaître elle-même sous tous les aspects où elle développera cette dialectique, dans une phénoménologie de l’esprit. Notre propre complexité permettra de connaître, non plus le réel, mais une complexité et une unité purement construite, réalisée par nous-même, un système.
Dans la dialectique, l’affirmation de l’autre ne nous fait rien connaître de l’autre, si ce n’est qu’il n’est pas nous. Nous nous enfermons donc en nous-même. La dialectique donnera le change, elle nous fera croire que nous nous intéressons à l’autre alors qu’en réalité nous ne nous intéressons pas à l’autre mais à nous-même. Nous le posons face à nous mais nous ne le connaissons pas. Cette pensée dialectique est terrible puisqu’elle supprimera toute contemplation : même si nous posons Dieu, nous le posons comme n’étant pas nous. Cela ne dit rien sur Dieu. En réalité, nous n’avons jamais connu, jamais atteint Dieu. Et quand nous posons que Dieu est autre que nous, c’est parce que nous n’osons pas nous affirmer Dieu. Mais en réalité, la dialectique aboutit à cela. Nous ne sortons jamais de nous-même, nous restons dans cette assimilation substantielle qui fait que tout devient nous-même ; l’intentionnalité disparaît et s’identifie à la recherche du réel. C’est l’erreur terrible de l’ontologisme. N’est-ce pas pour cela que Hegel a engendré l’athéisme alors qu’il ne le voulait pas et s’affirmait croyant ?
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Nous voyons donc l’importance de la découverte de l’ousia, de la substance comme principe propre selon la forme de ce qui est en tant qu’être. C’est bien la première grande découverte de ce qui est et de notre intelligence comme intelligence. Si elle se perd, on est conduit progressivement à ne plus voir dans la substance que le sujet. Alors on s’arrête à la recherche de la connaissance de soi : « Je connais, je suis ». L’intelligence, au lieu d’être considérée comme ce qui est ordonné avant tout à ce qui est en tant qu’il est, est ordonnée à sa propre vie, à sa propre activité, à sa propre connaissance : elle est la connaissance de sa propre connaissance. Elle s’enferme sur elle-même. Dieu seul est la pensée de la pensée 111, parce qu’il est premier dans l’être. La découverte de la substance nous permet de ne pas confondre notre propre vie intellectuelle avec celle de Dieu. Notre intelligence ne se saisit elle-même qu’en connaissant ce qui est, c’est-à-dire en découvrant l’ousia comme principe et cause propre de ce qui est.
Cf. Aristote, Métaphysique [Mét.], Μ, 1, 1076 a 32 sq.
2« Il faut d’abord perdre le monde avec l’épochè pour le regagner ensuite dans l’automéditation transcendantale » ( Husserl, Les Conférences de Paris. Méditations cartésiennes et..., p. 41 ) ; « L’épochè est, comme on peut aussi le dire, la méthode radicale et universelle, par laquelle je me saisis comme je pur, avec la vie pure de la conscience qui m’est propre, vie dans laquelle et par laquelle le monde objectif tout entier existe pour moi tel qu’il est précisément pour moi » ( Méditations cartésiennes, Première méditation, § 8, p. 63 ) ; « En opérant l’épochè universelle à l’égard de l’existence ou de la non-existence du monde, nous n’avons pas purement et simplement perdu ce monde ; nous le conservons qua cogitatum » ( ibid., Deuxième méditation, § 15, p. 81 ).
3Cf. ci-dessous, chapitre II, p. 165.
4« Quant à déterminer la manière d’être de ce qui est séparé et ce qu’il est, c’est l’œuvre de la philosophie première » ( Physique [ Phys. ], II, 2, 194 b 14 ) ; « Ce qui est séparé [ne peut être considéré que par] le philosophe de philosophie première » ( De l’âme, I, 1, 403 b 15 ) ; « La puissance sensible n’est pas sans le corps, tandis que l’intellect est séparé » ( Ibid., III, 4, 429 b 5 ).
5L’universel est un « être de raison », comme on dit d’une façon classique : il est une relation dont le fondement n’est pas réel mais une activité de l’intelligence rationnelle.
6Op. cit., p. 334. « Il n’est pas nécessaire de faire appel à des forces nouvelles, à de quelconques influences mystérieuses et immatérielles pour rendre compte de l’origine des productions les plus nobles de notre espèce et que l’on qualifie le plus souvent de “spirituelles” » ( J -P. Changeux, « Le cerveau : de la biologie moléculaire aux sciences cognitives », p. 47-48 ).
7Cité dans Le Monde du 3 juin 1992, p. 11.
8Voir notamment A. Comte. Catéchisme positiviste, p. 65-66.
9ibid., p. 86 ; « Les bons esprits n’ont jamais cherché la cause qu’autant qu’ils ne pouvaient trouver la loi » ( ibid., p. 88 ).
10ibid., p. 65.
11Cf. Poétique, 9, 1451 a 36 sq.
12Cf. Cratyle, 400 c ; Gorgias, 493 a.
13C’est cette conférence qui a donné naissance à l’article : « L’amour de soi, obstacle ou moyen privilégié de la rencontre de l’autre. »
14Cf. Phénoménologie de la perception, Avant-propos, p. ii.
15Cf. Aristote, Mét., A, 2, 982 b 28 sq. ; Λ, 7, 1072 b 14 sq.
16« Je ne servirai pas ! » ( Jr 2, 20 ). La tradition attribue cette parole à Lucifer, l’ange « plein de sagesse et parfait en beauté » ( Ez 28, 12 ) dont le cœur « s’est exalté à cause de sa beauté » ( 28, 17 ) et qui a dit : « Je suis un dieu » ( 28, 2 ).
17« Si la pensée, fondamentalement, se meut - n’est-elle pas, de part en part, l’agilité même ? -, c’est qu’elle se réfléchit, est présente à elle-même en son identité à soi, au sein du mouvement, du développement ou de la différenciation. L’affirmation de l’identité de l’être et de la pensée requiert donc que l’être, tout être, visé dans le pensé soit, en tant même qu’il est, le même auto-mouvement que l’agir pensant ou le penser. Alors, la méthode qui organise la pensée ou la connaissance est aussi le cheminement même de l’être connu » ( B. Bourgeois, Hegel, p. 12 ) ; « La dialectique, telle que la comprend et pratique Hegel, est ainsi le devenir ( quant au sens ) à travers lequel l’être se fait être en se faisant concret ou total » ( ibid., p. 15-16 ).
18« Hegel voit la vie - à coup sûr, la vie de la raison, la vie de l’esprit, la vie de la vérité — mais la vie dans un mouvement total. Seul un kaléidoscope ou un film cinématographique pourrait fournir ici l’image souhaitée » ( K. Barth, Hegel, p. 26 ).
19Mét., Λ. 9, 1074 b 34.
20« Dans le kantisme, la question des questions, celle à laquelle se ramènent les trois autres questions philosophiques, c’est la question : “Qu’est-ce que l’homme ?” Pour Hegel, la question philosophique fondamentale, c’est la question : “Qu’est-ce que l’homme-Dieu ?”, et l’on connaît l’intérêt hégélien originel pour la figure du Christ. L’hégélianisme ne se présente pas comme une philosophie de l’homme, mais comme une philosophie de 1’unité de 1’homme et de Dieu » ( B. Bourgeois, « L’homme hégélien », in Études hégéliennes..., p. 181 ).
21« Je suis luthérien, et par la philosophie aussi bien pleinement affermi dans le luthéranisme » ( lettre du 3 juillet 1826, Correspondance, t. III, p. 333-334 ).
22Cf. ci-dessous, chapitre II, p. 248.
23Cf. op. cit., I, 4, 1096 a 11 sq.
24Ap 6, 12.
25Cf. 1 Sam 17.
26Aristote relève que nous passons du fait, du to oti ( l’expérience ), au pourquoi, au to dioti ( la cause ) ; cf. Seconds analytiques, II, 8, 93 a 17 sq.
27Voir, par exemple, Éthique à Nicomaque [ Éth. Nic. ], X, 10, 1181 b 12-15.
28Cf. ci-dessous, chapitre II, p. 180 sq.
29C’est cette analyse qui conduit Aristote à bien distinguer la forme-eïdos ( conçue par l’artiste et mesure de l’œuvre ) de la forme-morphè ( qui détermine la matière dans l’œuvre réalisée ), distinction qui n’est pas encore présente dans la pensée de Platon.
30Cf. Mét., Z, 7, 1032 b 1 sq. ; 9, 1034 a 9 sq.
31Cf. ci-dessous, p. 86 sq.
32« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières; ce qui importe, c’est de le transformer » ( K. Marx, Thèses sur Feuerbach, p. 1033 ).
33Adjectif formé sur le mot theôria : action de voir, contemplation.
34Cf. De Magistro, a. 1 et a. 2, ad 4 ; ST, I, q. 117, a. 1 ; III, q. 12, a. 3, ad 2. Voir aussi Commentaire sur l’évangile de saint Jean, n° 1040, t. I, p. 444 : « Toute connaissance de la vérité vient d’un autre : par mode d’enseignement, à partir du maître ; ou par mode de révélation, à partir de Dieu ; ou par mode de découverte, à partir des réalités existantes elles-mêmes, parce que, comme il est dit, les réalités invisibles de Dieu ( ... ) se laissent voir à l’intelligence par le moyen des réalités qui ont été faites. »
35« Rechercher le pourquoi, c’est toujours se demander pourquoi une chose appartient à une autre. [...] Qu’elle lui appartienne, il faut toujours que ce soit évident car, s’il n’en est pas ainsi, on ne cherche rien. ( ... ) Il est donc manifeste que ce qu’on cherche, c’est la cause » ( Aristote, Mét., Z, 17, 1041 a 10 sq. ).
36Ce qui fait dire à Empédocle que les éléments sont les racines de l’univers : cf. Les Présocratiques, Empédocle, A, xxi, xxviii, xxx, xxxii, xxxiii, xxxiv, xxxvi, xxxvii ; B, vi, xvii.
37Physis se rattache à la racine indo-européenne *bhü, « pousser ». « croître », « se développer » ; la nature, la physis, est principe de mouvement.
38Dans la Physique, aux livres VII et VIII. Ce sont des livres critiques qui montrent que l’existence des réalités mues ne peut pas être première.
39Comprenons bien qu’il s’agit là d’une connaissance philosophique du monde physique, à partir de l’expérience humaine des sensibles propres du toucher et du mouvement naturel ( cf. Aristote. De la génération et de la corruption, II, 1, 328 b 26 sq. ; Du Ciel, III, 3, 301 b 10 sq. ). Cette distinction des quatre éléments ne se situe pas au même niveau que celle des éléments chimiques faite par la science moderne.
40« À propos du principe selon la forme, est-il un ou multiple, et qu’est-il ( ou que sont-ils ) ? C’est l’œuvre de la philosophie première de le déterminer en toute rigueur » ( Aristote, Phys., I, 9, 192 a 34-36 ); « Jusqu’à quel point le physicien doit-il connaître la forme et le ti esti ? Comme le médecin le nerf, ou le forgeron l’airain, jusqu’à ce point. En effet, chacune de ces considérations est en vue de quelque chose et est au sujet de ces choses qui sont séparables par la forme, mais dans une matière ( ... ) ; quant à déterminer la manière d’être de ce qui est séparé et ce qu’il est, c’est l’œuvre de la philosophie première » ( ibid., II, 2, 194 b 9-15 ).
41C’est peut-être radicalement ce qui permettrait de distinguer la participation et la causalité. La causalité regarde l’être, la participation demeure dans le devenir. Platon, qui reste au niveau de la participation, ne saisit pas vraiment l’être et demeure dans la qualité du devenir, donc dans la forme.
42« La plus naturelle des œuvres pour les vivants achevés et qui ne sont pas incomplets ou dont le devenir n’est pas spontané, c’est de produire un autre tel que soi-même : l’animal, un animal, la plante, une plante, pour participer à l’éternel et au divin autant qu’il le peut. En effet, toutes choses y aspirent et c’est en vue de cela qu’elles agissent en tout ce qu’elles accomplissent selon la nature ( le « ce en vue de quoi » est dit ici en deux sens : le but et celui pour qui ce but est fin ). Puis donc qu’il est impossible de communier à l’éternel et au divin d’une façon continue - car rien de corruptible ne peut persister dans son identité ni dans son unité numérique - c’est dans la mesure où chacun peut y participer qu’il y communie, l’un plus et l’autre moins. Et s’il persiste dans l’être, ce n’est pas en lui-même mais tel que lui-même, non pas dans son unité numérique mais spécifique » ( Aristote, De l’âme, II, 4, 415 a 26 - 415 b 7 ).
43C’est ce que fait Aristote dans ses traités De la génération des animaux et Les Parties des animaux.
44« Les chiens ne se réjouissent pas à l’odeur des lièvres mais à les manger, l’odeur produit seulement la sensation. De même, le lion ne se réjouit pas à la voix du bœuf mais à le dévorer ; et le fait qu’il soit à sa portée - ce qu’il a senti par la voix - fait qu’il semble s’en réjouir. De même, il ne se réjouit pas de voir ou de trouver un cerf ou une chèvre sauvage, mais de les avoir pour les manger » ( Aristote, Éth. Nic., III, 13, 1118 a 18-23 ).
45Cf. ci-dessous, p. 69 sq.
46Nous reviendrons sur cette question dans le second volume.
47Sur les habitus de l’intelligence, Cf. ci-dessous, p. 131 sq.
48« D’où vient donc que les âmes ont oublié Dieu leur Père et que, fragments venus de lui et complètement à lui, elles s’ignorent elles-mêmes et l’ignorent ? Le principe du mal pour elles, c’est l’audace, la génération, la différence première, et la volonté d’être à elles-mêmes. Joyeuses de leur indépendance, elles usent de la spontanéité de leur mouvement pour courir à l’opposé de Dieu. Arrivées au point le plus éloigné, elles ignorent même qu’elles viennent de lui : comme des enfants, arrachés à leur père et élevés longtemps loin de lui, s’ignorent eux-mêmes et ignorent leur père. Ne le voyant plus et ne se voyant plus elles-mêmes, elles se méprisent parce qu’elles ignorent leur race. Elles estiment tout le reste, et il n’est rien qu’elles n’admirent plus qu’elles-mêmes ; tout les frappe d’étonnement, les passionne et les tient suspendues ; et elles rompent elles-mêmes, autant qu’elles peuvent, avec les choses dont elles se sont éloignées par mépris pour elles ; si bien que la cause de leur totale ignorance de Dieu se trouve être leur estime pour les choses d’ici-bas et leur mépris d’elles-mêmes. Car poursuivre et admirer une chose, c’est, pour l’être qui l’admire et la poursuit, se reconnaître inférieur à elle ; se plaçant plus bas que les choses sujettes à naître et à périr, se croyant la plus méprisable et la plus mortelle des choses qu’il trouve, jamais il ne pourrait se mettre dans l’esprit la nature et le pouvoir de Dieu » ( Ennéades, V. I. 1 ).
49Quand des théologiens refusent l’existence de l’âme, on se demande quelle vie intérieure ils ont !
50« Le vivre, pour les vivants, c’est l’être » ( Aristote. De l’âme, II, 4, 415 b 13 ).
51Cf. ci-dessous, p. 116 sq.
52C’est déjà la démarche d’Aristote face à Platon : « L’âme est le principe des vivants » ( De l’âme, 1, 1, 402 a 6-7 ) ; « L’âme est le principe des [opérations vitales] dont on a parlé et se définit par elles, à savoir la nutritive, la sensitive, la pensante et le mouvement » ( ibid., II, 2, 413 b 11-13 ). C’est cette recherche proprement philosophique que saint Thomas présuppose connue dans son approche théologique de l’âme humaine : « Pour s’interroger sur la nature de l’âme, il faut présupposer que l’on dit que l’âme est le premier principe de vie dans ces réalités qui, auprès de nous, vivent : en effet, nous appelons animées les réalités vivantes mais inanimées celles qui sont privées de vie » ( ST, I, q. 75, a. 1 ).
53« On ne peut pas penser avec raison que l’intelligence soit mêlée au corps ; car alors, elle deviendrait de telle qualité, serait chaude ou froide, voire aurait un organe, comme c’est le cas de la puissance sensitive ; mais en fait, il n’en est aucun » ( Aristote, De l’âme, III, 4, 429 a 24-27 ).
54« Le toucher atteint chez l’homme un très haut degré d’acuité. Quant aux autres sens, en effet, l’homme est inférieur à beaucoup d’animaux mais selon le toucher, il les dépasse tous de beaucoup en acuité. C’est pourquoi aussi il est le plus intelligent des animaux. Le signe en est aussi que dans le genre humain, c’est l’organe de ce sens, et aucun autre, qui partage les individus en bien doués et mal doués. Ceux qui ont la chair dure sont mal doués intellectuellement mais ceux qui ont la chair tendre sont bien doués » ( Aristote, De l’âme, II, 9, 421 a 19-26 ).
55C’est déjà ce qu’affirme Aristote : le noûs, l’esprit, et donc l’âme humaine, vient d’au-delà de la génération chamelle. « Seul le noûs vient de l’extérieur ; seul il est divin » ( De la génération des animaux, II, 3, 736 b 27-28 ; voir aussi ibid., 737 a 9-10 ) ; « Le noûs est quelque chose de plus divin et d’impassible » ( De l’âme, I, 4, 408 b 29 ) ; voir aussi Les Parties des animaux, II, 10, 656 a 7 ; IV, 10, 686 a 27.
56« Cette cause [la cause efficiente] n’est cherchée qu’au sujet du fait d’être engendré ou d’être corrompu » ( Aristote, Mét., Z, 17, 1041 a 31-32 ).
57To on hè on : c’est ainsi qu’Aristote précise l’objet de la philosophie première : « Il existe une science qui considère ce qui est en tant qu’il est et ce qui lui appartient par soi. [...] Nous devons saisir les causes premières de ce qui est en tant qu’il est » ( Mét., Γ, 1, 1003 a 20-30 ). Cf. ci-dessus, p, 10, note 1.
58« Dieu dit à Moïse : “Je suis celui qui est” » ( Ex 3, 14 ) ; « Si vous ne croyez pas que Je Suis, vous mourrez dans vos péchés » ( Jn 8, 24 ) ; « Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous saurez que Je Suis » ( Jn 8, 28 ) ; « En vérité, en vérité, je vous le dis, avant qu’Abraham existât, Je Suis » ( Jn 8, 58 ).
59Cf. Mét., A, 9, 992 b 19 ; Γ, 2, 1003 a 33 ; Δ, 7, 1017 a 6 sq. ; Z, 1, 1028 a 10.
60« Chercher d’une manière générale les éléments de ce qui est sans avoir distingué qu’il est dit de multiples manières, c’est être incapable de trouver » ( Mét., A, 9, 992 b 19 ).
61« L’erreur est multiple ( car le mal relève de l’infini, comme les Pythagoriciens l’ont supposé, et le bien du limité ), tandis que ce qui est selon le droit est unique. C’est pour cela aussi que la première est facile, et l’autre difficile ; il est facile de manquer le but et difficile de l’atteindre » ( Aristote, Éth. Nic., II, 5, 1106 b 28-33 ).
62Cf. Mét., H, 1043 b 1-5.
63« Il est impossible que la matière soit substance » ( Aristote, Mét., Z, 3, 1029 a 26-27 ).
64Il serait intéressant de comparer la civilisation grecque qui commençait par l’art, et celle du IIIe millénaire qui commence par les mathématiques. Les mathématiques ne nous permettent pas de dépasser l’homme, puisqu’elles demeurent dans le possible ; elles ne conduisent pas à la philosophie première.
65« J’appelle sensible propre celui qui ne peut être senti par un autre sens et qui ne laisse aucune possibilité d’erreur : tels pour la vue la couleur, pour l’ouïe le son, pour le goût la saveur. ( ... ) Les sensibles de ce genre sont appelés propres à chaque sens ; les sensibles communs sont le mouvement, le repos, le nombre, la figure, la grandeur, car les sensibles de cette sorte ne sont propres à aucun sens mais communs à tous » ( De l’âme, II, 6,418 a 7-25 ).
66Il faudrait étudier le cheminement de la pensée de Platon sur ce point. Sans doute le « premier » Platon n’a-t-il pas saisi les sensibles propres ; ils réapparaissent quand Platon se met à critiquer sa propre philosophie, à partir du Parménide. À partir de là, on retrouve une certaine place accordée à l’expérience.
67Voir, par exemple, Hegel, Science de la logique, I, p. 72 : l’être est « l’indétermination pure et le vide pur. Il n’y a rien à contempler en lui, si toutefois il peut être question à son propos de contemplation, à moins que ce ne soit de contemplation pure et vide. 11 n’y a rien non plus à penser à son sujet, car ce serait penser à vide ».
68Cf. Éth. Nic., IX, 4, 1166 a 31-32 ; 9, 1170 b 6-7.
69Cf. ci-dessous, p. 332 sq.
70Voir par exemple Èth. Nic., VIII, 11, 1159 b 25 - 1160 a 30.
71Notons que dans le protestantisme l’Eucharistie est une commémoration de la Cène, alors que dans la foi catholique, elle est la présence existentielle, réelle, de Jésus. On voit la parenté de la phénoménologie et de la position religieuse protestante. La présence se ramène à la commémoration ; elle est vécue intentionnellement, comme quelque chose qui est passé et demeure dans le vécu. Dans le présent, nous nous servons du passé pour ne pas oublier, nous demeurons dans l’intentionnel, nous ne touchons pas le réel.
72Cf. Aristote, Éth. Nic., VIII, 4, 1156 b 6 sq ; IX, 4, 1166 a 1 sq. Voir aussi saint Thomas, ST, I-II, q. 28, a. 2 ; II-II, q. 25, a. 6, obj. 4 ; q. 29, a. 3. Contra Gentiles, III, 95, 151 ; IV, 21.
73Cf. en particulier Mét., Z, 1, 1028 a 10 sq.
74Le to ti ên eïnaï, littéralement : « à l’être, le ce que c’est », ce qui demeure dans ce qui est, la détermination essentielle de ce qui est. Aristote a inventé ce mot pour exprimer qu’il y a une expérience tout à fait première de l’intelligibilité de Pierre : sa quiddité, c’est ce qu’il y a d’essentiel en lui du point de vue de la détermination. 75
Cf. ci-dessus, p. 101-102.
76Toute pédagogie qui n’implique pas l’interrogation est une « pédagogie-éteignoir ». Une vraie pédagogie doit éveiller avant tout l’intelligence. En éveillant l’intelligence, elle pourra corriger l’affectivité.
77« La quiddité est pour chaque chose ce qu’elle est dite par soi » ( Aristote, Mét., Z, 4, 1029 b 14 ) ; « 11 n’y a quiddité que des choses dont l’intelligibilité est une définition » ( ibid., 1030 a 6 ) ; « Que la définition soit l’intelligibilité de la quiddité ( ... ), c’est évident » ( ibid., 5, 1031 a 13-14 ).
78« En outre, est par soi ce qui n’est pas dit de quelque autre sujet : par exemple, pour le marchant, c’est quelque autre chose qui est marchant ( ou blanc ) ; mais la substance, et ce qui signifie telle chose déterminée, n’est pas quelque chose d’autre que ce qu’elle est elle-même » ( Seconds analytiques, I, 4, 73 b 5-9 ).
79Dans le volume II.
80« Si donc il faut dire quelque chose de commun sur toute âme, elle serait l’acte premier d’un corps naturel organique. C’est pourquoi il ne faut pas chercher si l’âme et le corps sont un... » ( Aristote, De l’âme, II, 1, 412 b 4-6 ) ; « L’âme n’est pas un corps, mais quelque chose du corps, et c’est pourquoi elle se trouve dans un corps et dans tel corps déterminé » ( ibid., 2, 414 a 20-22 ).
81Cf. ci-dessous, chapitre II, p. 165 sq.
82Cf. De l’âme, III, 5. 430 a 10-17.
83C’est ainsi que le latin a traduit le grec hexis. Habitus vient de habere, « avoir », « posséder », comme hexis vient du verbe echeïn, « tenir », « avoir », « posséder ».
84Cf. ci-dessus, p. 86 sq.
85« L’habit d’un homme, son rire, sa démarche, révèlent ce qu’il est » ( Si 19, 30 ).
86« Ce qui est cherché dans le passé, à présent et toujours, et ce qui est toujours mis en question : “Qu’est-ce que l’être ?”. revient à ceci : “Qu’est-ce que la substance ?” » ( Aristote, Mét., Z, 1, 1028 b 2-4 ).
87Comme Platon le suggère déjà. Parlant de la diversité et de l’unité des vertus cardinales, il montre qu’elles sont en quelque sorte le visage de l’âme : « La vertu est une et les vertus [...] en sont les parties. - Est-ce à la façon dont les parties du visage sont les parties de ce visage, la bouche, le nez, les yeux, les oreilles, ou à la façon des parties d’une masse d’or, qui ne diffèrent les unes des autres et chacune du tout que par la grandeur ou la petitesse ? - De la première manière, ce me semble, Socrate, et selon le même rapport que les parties du visage à l’égard du tout » ( Protagoras, 329 d ).
88Aristote le premier les a dénombrés et étudiés. Ce sont l’art ( technè ) , la prudence ( phrônèsis ), l’intelligence ( noûs ) , la science ( épistémè ) et la sagesse ( sophia ) ; cf. Éth. Nic., VI.
89« Si donc l’intellection est analogue à la sensation, elle doit être ou une sorte de passion sous l’action de l’intelligible ou quelque autre chose de semblable » ( Aristote. De l’âme, III, 4, 429 a 14 ) ; « Par conséquent, cette partie de l’âme qu’on appelle intellect ( et j’entends par intellect ce par quoi l’âme pense et croit ) n’est en acte aucune des réalités existantes avant de penser » ( ibid., 429 a 22 ) ; « L’intellect est, en puissance, d’une certaine façon, les intelligibles, mais il n’est rien en acte avant d’avoir pensé. Et ce qui a lieu, en ce qui concerne l’intellect, doit se passer comme dans une tablette où il n’y a rien d’écrit en acte » ( ibid., III, 4, 429 b 30 - 430 a 2 ).
90« L’imagination est, semble-t-il, un mouvement » ( Aristote, De l’âme, III. 3, 428 b 12 ) ; « L’imagination peut se définir : un mouvement produit par la sensation en acte » ( ibid., 428 b 30 ).
91Cf. ci-dessous, p. 148 sq.
92Cf. ci-dessus, p. 79 sq.
93« Je reconnus qu’il n’y avait rien qui appartînt à la nature ou à l’essence du corps, sinon qu’il est une substance étendue en longueur, largeur et profondeur, capable de plusieurs figures et de divers mouvements, et que ses figures et mouvements n’étaient autre chose que des modes, qui ne peuvent jamais être sans lui ; mais que les couleurs, les odeurs, les saveurs, et autres choses semblables, n’étaient rien que des sentiments qui n’ont aucune existence hors de ma pensée, et qui ne sont pas moins différents des corps que la douleur diffère de la figure ou du mouvement de la flèche qui la cause ; et enfin, que la pesanteur, la dureté, la vertu d’échauffer, d’attirer, de purger, et toutes les autres qualités que nous remarquons dans les corps, consistent seulement dans le mouvement ou dans sa privation, et dans la configuration et arrangement des parties » ( Descartes, Sixièmes réponses, Œuvres, IX-1, p. 239 ) ; voir aussi Principes de la philosophie, IV, art. 198 et 199, Œuvres, IX-2, p. 316-318.
94Cf. Gn 11. 1-9.
95« Le relatif est, de toutes les catégories, celle qui est le moins nature ou substance » ( Aristote, Mét., N, 1, 1088 a 23 ) ; « On appelle relatives ces choses dont tout l’être est d’être dit d’autre chose » ( Id., Catégories, 7, 6 a 36-37 ) ; « L’ousia de tout relatif est d’être orienté vers un autre, puisque pour chacun des relatifs tout ce qu’il a d’être est exactement ce qui se rapporte de quelque façon à quelque chose » ( Id., Topiques, VI, 8, 146 b 4 ) ; « Ce qui est par soi, la substance, est antérieur par nature au relatif ( qui est semblable à un rejeton et à un accident de ce qui est ) » ( Id., Éth. Nic., I, 4, 1096 a 21-22 ).
96La relation peut aussi se fonder sur l’action ou la passion mais nous la prenons ici dans ses aspects les plus fondamentaux.
97Lc 9, 58.
98« Qu’en effet d’autres choses [que les sensibles] soient connues de nous en particulier et intuitivement, cela est patent, parce que cette [proposition] m’est connue avec évidence : “ J’intellige ”. ( ... ) Entre les [propositions] contingentes, celle-ci est première absolument et elle ne peut être connue avec évidence par une proposition antérieure » ( Occam, Prologue des Sentences, q. 1, 1, trad. par A. de Muralt in La Connaissance intuitive.... p. 125-126 ).
99« Le savoir n’est effectif et ne peut être exposé que comme science ou comme système » ( Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Préface, § 24, p. 77 ); « Que le vrai soit effectif seulement comme système, ou que la substance soit essentiellement sujet, c’est exprimé dans la représentation qui énonce l’absolu comme esprit - le plus sublime des concepts, et qui appartient à l’époque moderne et à sa religion » ( ibid, § 25, p. 79 ). « Le système hégélien est sans doute, rigoureusement parlant, le premier et le dernier système accompli de la culture humaine » ( B. Bourgeois, Hegel, p. 34 ) ; « Système : terme qui peut bien récapituler tout [le] vocabulaire hégélien. ( ... ) Hegel réalise absolument le projet kantien et post-kantien de systématiser, pour le rendre scientifique, le discours philosophique » ( ibid., p. 63 ).
100Éth. Nic., X, 7, 1177 b 29 - 1178 a 1.
101Op. cit., A. 1, 980 a 21-22.
102Cf. ci-dessus, p. 23-24 et p. 35 sq.
103Les artistes s’exprimeraient tous de cette façon mais nous pouvons citer à ce sujet cette parole de Rouault : « La machine envahit terre et ciel, va aux profondeurs de la mer et jusqu’au désert, sans crainte de troubler l’air du matin. On va de plus en plus vite, on n’a même plus le temps de soupirer à l’instant de disparaître. L’art en ce siècle mécanique ne serait-il pas parfois le miracle ? Un savant a pu dire : “Il n’y a plus de mystère.” On peut être très savant et très sot en même temps. Tout est impondérable dans les régions spirituelles où s’aventure l’artiste, mais il y règne un ordre plus vrai que celui du contrôleur des Poids et Mesures. Le regard de Rembrandt vieux ou le masque de Beethoven aux yeux clos m’émeuvent autant qu’un siècle entier d’actions épiques. En fait, ce qui est beau reste caché et il en a toujours été ainsi. Il faut être digne de le chercher et de persévérer jusqu’à la mort pour le trouver. Il y aura toujours peine et tourment pour celui qui s’engage en cette quête mais aussi joie profonde et silencieuse » ( Sur l’art et sur la vie, p. 125 ).
104K. Barth, Hegel, p. 33-37.
105Encyclopédie... ( 1830 ), I. § 216, p. 450.
106ibid., § 217, p. 451.
107ibid., § 218, p. 451.
108« C’est l’activité du vivant certain de lui-même qui, par là. dans ce processus qui le met aux prises avec une nature inorganique, se conserve lui-même, se développe et s’objective » ( ibid., § 219. p. 452 ).
109ibid., § 220, p. 452.
110Encyclopédie... ( 1830 ), § 12, p. 178.
111Selon l’expression d’Aristote : « C’est elle-même que [l’intelligence divine] pense, puisqu’elle est ce qu’il y a de plus excellent, et sa pensée est la pensée de la pensée » ( Mét., A, 9, 1074 b 33-35 ).
Après cette première grande recherche de la cause selon la forme de ce qui est en tant qu’il est, l’expérience humaine nous invite à entrer dans une nouvelle recherche : celle de la fin, de la cause finale de ce qui est en tant qu’il est. Il faut reconnaître que c’est un développement de la philosophie première qui a été complètement perdu et ignoré dans la philosophie occidentale depuis longtemps ! N’est-ce pas la découverte vivante et profonde de la finalité qui, aujourd’hui, est le plus défigurée ? Et dans toutes les idéologies contemporaines, ce qui est le plus dangereux, c’est la disparition de la recherche humaine de la finalité. On pourrait même dire qu’une idéologie se caractérise par le fait de chercher à se construire dans une cohérence logique parfaite mais de ne plus s’interroger sur le pourquoi des choses, de ne plus chercher la fin de ce qui est et de l’homme. En revanche, cette recherche est ce qui caractérise une recherche philosophique authentique et réaliste.
De ce point de vue, la philosophie grecque est marquée par ce qu’on pourrait appeler une grande montée jusqu’à l’éthique et à la philosophie première d’Aristote. Heidegger lui-même n’hésite pas à affirmer que la philosophie première d’Aristote représente de ce point de vue le sommet de toute la philosophie grecque 1. C’est dans le livre Θ de la Métaphysique qu’Aristote développe cette recherche pour découvrir l’energeia comme fin ( télos 2 ) de l’être. Il est capital de saisir l’importance qu’a cette recherche de la finalité dans la philosophie d’Aristote, non seulement au niveau de l’acte humain, non seulement au niveau du devenir ( là où la finalité demeure toujours liée à l’efficience et donc à l’exercice ), mais aussi au niveau de l’étude de ce qui est en tant qu’il est.
Thomas d’Aquin s’est mis à l’école d’Aristote avec une très grande exigence de vérité. Il a assumé en théologie les découvertes de la finalité en philosophie éthique et en philosophie première pour aborder le mystère de Dieu et celui de la destinée surnaturelle de la personne humaine 3. Par contre, dans la « philosophie » dite thomiste, le problème a été complètement négligé ou mal compris et l’on a ramené la cause finale à une cause métaphorique 4. La scolastique après saint Thomas n’a plus fait l’effort de redécouvrir une philosophie dans toute sa pureté. Elle a répété des conclusions en ne saisissant plus la démarche caractéristique de la philosophie. Celle-ci, à partir du jugement d’existence, découvre par induction les principes et les causes propres de ce qui est. Réduire la philosophie à un ensemble de définitions et de conclusions et commencer la démarche « philosophique » par la logique, comme le fait la scolastique décadente, est une grande erreur. Ces confusions sont particulièrement terribles quand il s’agit de la découverte de la finalité, car elle est toujours découverte comme une source qui nous attire et nous dépasse ; nous ne la possédons jamais. Faire de la finalité une cause métaphorique, c’est la réduire à une conclusion, à l’aboutissement de la forme ou du mouvement. Ce n’est plus la saisir proprement comme cause de ce qui est. La philosophie est ramenée à une logique. Or la logique ne peut rien dire de la cause finale.
En réalité, la philosophie prend son sens pour l’homme dans la mesure où elle lui permet de découvrir lui-même d’une manière vivante, par sa propre intelligence et à partir de son expérience, ce pour quoi il est, vit, pense et aime. Si la finalité de l’homme n’est plus au cœur de la recherche philosophique, comme ce qui la caractérise, elle perd son sens. Aussi les sciences modernes apparaissent-elles comme beaucoup plus fascinantes par leur précision et leur extension. De même, la psychologie prétend s’ériger en sagesse dans la débâcle actuelle de la morale. Et la philosophie, que l’on ne connaît plus qu’à travers les modernes, devient avant tout un questionnement critique. Alors la philosophie n’est plus sagesse : elle n’est plus une recherche humaine de la vérité aboutissant à une véritable découverte par l’homme du sens profond de sa vie humaine.
Devant un tel oubli de la cause finale de ce qui est, il est capital de reprendre cette recherche d’une façon très radicale. Et pour cela, il est nécessaire de comprendre qu’elle ne peut se faire qu’à partir de la découverte la plus profonde et la plus vraie de l’expérience de l’amour. L’esprit humain est intelligence et volonté, connaissance de la vérité ( de ce qui est ) et amour du bien réel, existant. Sans l’amour, nous ne découvrons pas l’intelligibilité ultime de ce qui est et, pour découvrir l’être-en-acte comme cause finale de ce qui est en tant qu’il est, l’amour est nécessaire. C’est bien ce que souligne saint Thomas quand, comparant l’intelligence et la volonté, il affirme que pour les réalités bonnes plus nobles que nous, la volonté est supérieure à l’intelligence 5. Grâce à l’amour, nous allons donc plus loin dans la connaissance de ces réalités.
Il est capital de comprendre cela et de ne pas tomber dans la peur de l’amour, de l’affectivité. Certains, par peur, chassent l’amour et le tuent. Cela a d’immenses conséquences sur l’intelligence et sur toute la philosophie. En effet, la crainte est mauvaise conseillère et est à la source de nombreuses erreurs de notre intelligence. Elle est une affectivité rentrée, elle provient toujours d’un amour qui n’a pas pu se développer. Et elle se termine normalement à la tristesse : parce qu’on a peur, on ne peut pas se donner pleinement à ce qu’on aime et l’on en est triste. Il est donc nécessaire d’avoir une très grande lucidité sur notre vie affective pour que la crainte ne soit pas un ferment de perversion et de repli sur soi de l’intelligence. C’est pourquoi, après avoir essayé de saisir la première grande ligne du développement de notre intelligence, il nous faut maintenant regarder d’une façon plus directe tout le point de vue de l’affectivité et de l’amour. Cela nous permettra de mieux découvrir aussi comment la personne humaine réclame ce double développement de l’intelligence et de la volonté. La personne humaine ne peut pas se contenter de développer son intelligence. Elle implique aussi un développement affectif. Nous voudrions même parfois que toute connaissance engendre en nous l’amour et que tout amour nous rende plus intelligent - n’est-ce pas le souhait grec du kalon-kagathon ( le beau et le bien ) réalisé parfaitement pour nous ? Certes, il y a une harmonie profonde entre l’amour et la connaissance, ce qui nous permet de poser des quantités d’analogies ou de similitudes entre eux. Mais il y a cependant entre l’intelligence ( notre capacité de connaître ) et la volonté ( notre capacité d’aimer ) une diversité, que nous devons bien saisir pour respecter le caractère original de chacune de ces deux puissances et leur développement différent.
Le développement de notre âme spirituelle qui est celui de l’amour est, d’une certaine manière, premier et fondamental et, d’une autre manière, second et ultime : il achève tout. Et les relations entre le développement de l’intelligence et celui de la volonté capable d’aimer peuvent très bien se comprendre sous deux points de vue différents : soit en voyant d’abord le développement de l’intelligence, puis celui de la volonté ; soit en regardant d’abord le développement de la volonté, puis celui de l’intelligence. De fait, nous savons bien par expérience que si nous aimons travailler la philosophie, nous le faisons avec ardeur et nous nous y mettons de tout notre cœur. Si, au contraire, nous n’avons pas d’amour pour la philosophie et que nous l’acceptons uniquement parce que c’est un devoir, nous creuserons moins et nous nous arrêterons dans la recherche de la vérité. L’amour permet d’aller plus loin et il est, d’une certaine manière, premier pour le développement de l’intelligence. Mais d’autre part, nous ne pouvons pas aimer si nous ne connaissons rien. La connaissance est alors première, comme une condition sine qua non de l’amour 6. Il ne faut pas opposer dialectiquement la connaissance et l’amour, l’intelligence et la volonté, mais découvrir leur diversité ( elle doit être respectée ) pour atteindre ensuite leur unité dans la sagesse.
Cela est d’autant plus important que l’on dit facilement de la philosophie d’Aristote qu’elle permet de comprendre le développement de l’intelligence mais qu’elle reste très pauvre pour aborder celui de la volonté et de l’amour. On dit encore que la philosophie d’Aristote est intellectualiste et que celle de Platon développe l’amour. Il est sûr que Platon développe dans le Banquet une description remarquable de l’amour passionné et qu’il a de l’intelligence une vision très poétique, très artistique - chacun de ses dialogues est construit comme une œuvre d’art ayant sa propre valeur, sa propre unité. Mais Platon en reste à un mode poétique et n’analyse pas avec autant de précision et de profondeur qu’Aristote le développement de l’intelligence et de l’amour. Nous aimons donc nous référer à Aristote, parce qu’une plus grande précision de l’intelligence, nous le verrons, loin de s’opposer à l’amour, permet de le vivre et de le comprendre plus profondément, avec une plus grande intensité. Tout manque de précision et de profondeur dans l’ordre de l’intelligence a des répercussions immédiates dans l’ordre de l’amour. Nous ne voulons pas entrer ici dans toutes les discussions historiques selon lesquelles la volonté, la boulèsis, a été découverte par Aristote ou non. Mais il est sûr que l’étude de l’acte volontaire est présente dans toute la philosophie éthique d’Aristote, et que l’Ethique à Nicomaque comporte deux livres remarquables sur l’amour d’amitié, la philia 7. Aristote a compris que l’amitié joue un rôle essentiel à notre vie affective, alors que Platon a développé avant tout une description de l’éros, de l’amour dans ce qu’il a de viscéral, de plus passionné, à la fois instinctif et spirituel ; la philia a été l’objet d’un de ses petits dialogues, le Lysis, mais son étude reste peu développée. Platon n’a pas vraiment analysé l’amour : il l’a décrit d’une façon très forte et très belle, mais sans l’analyser. Ce que nous voulons ici, c’est, au contraire, analyser en philosophe ce qui caractérise d’une façon ultime l’intelligence et la volonté dans leurs actes propres, et comprendre leur distinction et leur coopération. Cela est capital pour comprendre la personne humaine dans sa manière d’être. Puis, d’une façon tout à fait ultime en philosophie, nous pourrons saisir comment l’intelligence et l’amour peuvent s’unir pour nous permettre de nous élever à une connaissance de sagesse à partir de la découverte de l’existence d’un Être premier, d’une Personne première, Celui que les traditions religieuses appellent Dieu.
Nous devons donc développer d’abord la distinction de l’intelligence et de l’amour, en vue de saisir leur profonde unité dans la sagesse. Très souvent, on les oppose dialectiquement parce qu’au lieu d’analyser profondément, dans une perspective proprement philosophique, ce qu’est l’intelligence, on en reste à la raison, au mode humain, rationnel, de l’intelligence. Et de fait, quand on raisonne, on est loin de l’amour : l’amour ne raisonne pas, il a une sorte de rapidité dans son expression et dans son développement, étrangère à tout raisonnement. L’intelligence humaine, nous l’avons vu, se replie facilement sur la logique. Et l’amour ne supporte pas cet affaiblissement de l’intelligence. Il n’est pas précisément logique !
L’opposition que beaucoup font entre l’intelligence et l’amour provient donc radicalement d’une confusion entre la raison et l’intelligence. Aussi est-il capital de redécouvrir cette distinction avec netteté. L’intelligence est en nous cette capacité de connaître ce qui est, de chercher la vérité ; la raison est le mode humain de l’intelligence. Parce que l’intelligence humaine est très faible ( dans son exercice elle est liée aux sens et à l’imagination ), elle doit abstraire et raisonner pour comprendre : c’est le conditionnement de l’intelligence humaine. Mais dans ce qu’elle a de plus profond, elle est capable de connaître ce qui est, en dépassant le mode rationnel qui la conditionne dans son exercice. Par conséquent, la réduire à la raison, c’est confondre l’intelligence comme intelligence 8 et son mode particulier en nous. Cette confusion se fait facilement quand nous ne comprenons plus suffisamment ce qu’est la connaissance analogique de l’être, et cela conduit à opposer la connaissance et l’amour. Au contraire, si nous distinguons bien l’intelligence et la raison, ce qu’est l’intelligence et le mode rationnel selon lequel elle s’exerce, nous comprenons que l’intelligence comme intelligence, loin de s’opposer à l’amour, est au contraire indispensable pour aimer. Tout amour présuppose une connaissance. Pas une connaissance abstraite et logique mais un éveil de l’intelligence. Nous le comprenons bien dans notre expérience : quelqu’un qui apparaît uniquement dans ses abstractions universelles n’est pas amicabilis ; il ne suscite pas l’amour, il repousse plutôt. Au contraire, une personne intelligente, c’est-à-dire dont l’intelligence est pénétrante et saisit ce qui est d’une façon profonde, a une qualité, une noblesse, et peut nous attirer.
Pour comprendre de quelle façon l’amour peut naître et s’épanouir en nous, il y a donc un premier dépassement que nous devons faire, qui est absolument nécessaire : celui de la raison et de la logique, en découvrant ce qu’est l’intelligence capable de chercher et de connaître la vérité. Et quand nous avons compris cela, nous saisissons que la connaissance réclame de s’achever dans un amour et que l’amour véritable exige la connaissance et la recherche de la vérité.
Cherchons donc à bien comprendre ce qu’est l’amour, à saisir l’amour comme cette force spirituelle qui est en nous, dans notre esprit, et qui nous permet d’avoir une vie affective humaine, grande et belle.
De même que nous avons essayé de préciser quels sont les grands obstacles à l’éveil propre de notre intelligence comme intelligence 9, il est important de mettre en évidence les grands obstacles qui empêchent l’éveil en nous de l’amour spirituel, volontaire.
Il y a en nous un amour passionnel très fort, qui s’éveille en premier lieu à l’égard des biens temporels, sensibles. Il s’exerce en nous dès que nous sommes en présence d’un bien sensible qui nous attire ; et la connaissance sensible que nous en avons nous pousse à aimer ce bien et à l’attirer à nous. Ce qui caractérise l’amour passionnel, c’est qu’il reste sensible et qu’il est conscient de sa véhémence et de sa force ; une force qui risque toujours de nous aveugler et de nous empêcher de nous élever à un amour spirituel. Car, selon l’ordre génétique, l’amour passionnel est premier en nous. Il se divise en un amour de concupiscence et en une force de conquête, l’irascible.
Dans le concupiscible, nous aimons ce qui nous est agréable, ce qui est bon pour nous du point de vue sensible, ce qui est conforme à notre sensibilité et à notre nature corporelle. Nous connaissons le bien sensible par la sensation et nous sommes porté, attiré vers lui : le bien sensible exerce donc une certaine force d’attraction sur nous. Mais si nous sommes attiré par le bien sensible, c’est en définitive pour le posséder et le ramener à nous. Cet amour de convoitise a donc une opacité, une extériorité et une lourdeur extraordinaires. Il risque toujours, par conséquent, de s’imposer comme le seul amour et, très facilement, il étouffe toute autre forme d’amour. Quand il s’impose, nous sommes saisi, englué dans cette convoitise. Nous cherchons à ramener à nous le bien sensible que nous aimons pour le posséder.
Ce poids du concupiscible commande aussi l’irascible, qui vient conforter l’amour passionnel et lutte contre tout ce qui pourrait nous enlever le bien sensible, nous en écarter, nous le cacher. Dans un désir passionnel, nous cherchons toujours à avoir le bien sensible que nous convoitons sous les yeux, à l’avoir toujours proche de nous pour pouvoir en jouir. L’irascible combat donc tout ce qui pourrait écarter, éloigner de nous ce bien. Il présuppose donc l’amour de concupiscence et vient à son secours, de sorte que l’irascible et le concupiscible, tout en se distinguant, sont souvent très mêlés dans leur exercice.
De plus, par l’imagination, et à cause d’elle, ces deux orientations de la passion peuvent s’amplifier et prendre un caractère très violent, très impératif, aussi bien dans le désir d’être uni au bien sensible, de le posséder, que dans la colère qui s’élève pour écarter les obstacles et rejeter tout ce qui, de l’extérieur, viendrait nous en éloigner, nous empêcher de le posséder et d’en jouir. Ces deux grands développements de la passion sont évidemment liés à notre corps et agissent sur nous d’une façon immédiate et sensible. C’est pourquoi ils apparaissent très présents, très actuels pour nous, très ressentis. Et par l’imagination, ils peuvent se développer avec une très grande puissance : nous pouvons être en quelque sorte enveloppé par l’amour de concupiscence qui attire tout à lui ( c’est-à-dire à nous ), qui nous fait intensément vibrer dans notre sensibilité, dans notre affectivité. Nous sommes alors possédé par cette passion, et nous sommes tout autre que ce que nous étions avant.
L’amour passionnel nous pousse toujours à chercher à être premier parce qu’il tend à posséder le bien sensible d’une façon absolue. Et parce que le bien sensible reste limité, l’amour passionnel suscite de terribles jalousies envers ceux qui semblent être plus proches que nous de ces biens sensibles, les accaparent, les gardent et s’y enferment. Cela anime radicalement le psychisme affectif et nous empêche, là encore, de nous élever vraiment vers un amour spirituel, vers un amour « extatique », qui se donne et nous fait sortir de nous-même.
Comprenons donc que l’affectivité passionnelle est souvent l’empêchement majeur à l’éveil de l’amour spirituel. Beaucoup de jeunes, dans la jeunesse même de leur âge, deviennent esclaves de leurs passions. Ils ne pensent plus qu’à se nourrir de friandises, de sucreries, de mets qui leur sont agréables... Tout ce qui peut augmenter la chaleur de la concupiscence devient un bien impératif pour lequel toute leur vie est mobilisée. Et quand il n’est pas possible de posséder tel bien, très vite alors la colère et le caprice apparaissent, les entraînant à la violence pour parvenir à leurs fins.
Si la passion en elle-même n’est pas mauvaise, puisqu’elle est l’amour naturel d’un bien sensible, son excès peut en faire l’obstacle majeur à l’éveil de l’amour spirituel. L’amour passionnel, qui est toujours très intéressé, est aussi très individuel : il n’est pas le même en tous. Il nous conduit à chercher à posséder tous les biens sensibles en les ramenant à nous d’une façon exclusive. Nous devons donc devenir lucide sur ces passions et lutter contre le caractère exclusif de l’amour passionnel pour que notre volonté puisse s’épanouir dans un amour spirituel, pur et désintéressé.
L’amour passionnel de convoitise se développe dans un sens particulier, celui de l’amour érotique, en se liant à tout le point de vue sexuel et charnel. Par elle-même, la passion reste confuse et c’est pourquoi il est capital de bien distinguer l’amour sensible ( la passion proprement dite ), qui a pour objet le bien sensible, et la dimension sexuelle, qui est naturellement ordonnée à la génération. De fait, l’imagination aidant, les deux sont souvent liés et se mêlent ; pourtant, il n’y a pas entre eux de lien nécessaire, contrairement aux affirmations freudiennes. Mais quand la passion s’est dégradée dans un amour érotique, elle est le plus grand obstacle qui s’élève devant la volonté en empêchant l’éveil de l’amour spirituel. Celui-ci est en quelque sorte étouffé. Il est donc essentiel de bien saisir que la passion n’est pas par elle-même nécessairement liée à l’aspect sexuel. Mais elle peut se dégrader et être en quelque sorte polarisée par l’appétit naturel ( ce que l’on appelle aujourd’hui l’instinct sexuel ).
Du point de vue purement psychologique, nous pouvons confondre la passion et l’érotisme et avoir l’impression d’une sorte de continuité entre les deux. Car la passion, en raison de sa véhémence sensible exacerbée par l’imagination, réclame toujours plus et se sert de la force de l’appétit naturel et de l’intensité spéciale des jouissances chamelles. Aussi est-il capital d’analyser un peu notre affectivité passionnelle, et de découvrir que la passion, en elle-même, n’est pas nécessairement liée à l’aspect sexuel mais est orientée vers un bien sensible existant, connu par la sensation. Thomas d’Aquin a étudié ainsi ( même si c’est dans une perspective théologique ), d’une façon très belle et très précise, l’amour passionnel et toutes les passions 10 ; cela fait partie de son génie propre. Et il a montré que l’amour-passion a cette orientation vers le bien sensible 11. Il nous porte vers celui-ci pour l’atteindre et le posséder ; il ne se réduit donc pas à l’exercice d’un appétit aveugle et déterminé ad unum
De fait, ces confusions sont constamment alimentées par le milieu dans lequel nous vivons. Notre monde ne cesse d’exalter l’amour sensible et sensuel. Au lieu de nous porter et de nous aider à nous élever, notre milieu de vie est, au contraire, marqué par une complicité tacite, et quelquefois très ouverte, par le cinéma, les affiches, la télévision, avec ce qui avilit et dégrade l’homme. Il tend à maintenir toujours présent le désir de posséder et un érotisme qui ne demande qu’à croître, qu’à éclater. Aussi, bien souvent, fait-il de l’homme un esclave des biens sensibles, ce qui est un terrible esclavage.
Ce que l’on appelle l’« affectivité » est donc très complexe et l’affectivité sensible peut facilement nous envelopper, au point que nous ayons de la peine à en sortir. Du point de vue chrétien, nous dirons que ce poids du sensible est une conséquence du péché originel 12 qu’il y a un déséquilibre dans l’homme et que c’est pour cela qu’il est très faible, très facilement englué dans l’affectivité sensible et passionnelle. Le philosophe ne peut pas l’affirmer mais constate que l’homme, la plupart du temps, n’est pas maître de ses passions, surtout de cette passion du concupiscible : il se laisse porter par le bien sensible et se donne l’illusion d’être alors son propre maître dans ces passions alimentées par l’imaginaire. De fait, dans ce domaine, l’imagination est terrible parce qu’elle ne peut pas considérer par elle-même ce qui pourrait nous permettre de dépasser la passion. Au contraire, elle nous enfonce dans un univers limité, relatif et adapté à notre vie sensible en nous donnant l’illusion que tout peut être atteint par le sensible. Elle nous plonge dans l’affectivité passionnelle et nous pousse à des actes par lesquels, seul ou dans une fausse communion avec d’autres, nous cherchons à nous exalter et à sortir de nous-même. C’est très souvent la peur de la solitude, qui peut devenir très forte, qui augmente les besoins de l’homme. Les gens deviennent alors bestiaux dans ce domaine, complètement passionnés, et se retrouvent avec ceux qui sont dans des situations similaires. Ce sont de faux amis, eux-mêmes saisis par ces besoins passionnels, par le besoin de se laisser prendre entièrement par un appétit que personne ne contrôle. Ils sont en quelque sorte refermés sur eux-mêmes, emmurés, fixés en cela.
Cette dégradation de l’amour est très caractéristique. Dans toutes les fins de civilisation, on remarque ce repli sur soi du point de vue affectif. L’homme, pris par la peur, cherche à prendre sa satisfaction partout où il le peut et se rabat facilement sur des êtres semblables à lui. Il se laisse prendre par l’érotisme qui est vraiment le contraire du véritable amour. Dans ce climat-là, le véritable amour spirituel ne peut pas naître et une espèce de corruption, qui saisit progressivement tout, s’établit et s’installe en se généralisant.
Quels sont les éléments qui favorisent l’installation d’un tel climat où l’amour sensible envahit tout ? C’est le fait de ne plus chercher la vérité mais de suivre l’instinct et la spontanéité du vécu. On est alors tellement pris par l’expérience interne immédiate qu’on s’y jette et qu’on ne voit plus la nécessité ou la possibilité d’en sortir. La sincérité peut alors être tellement forte qu’on essaie de justifier ce comportement par une philosophie qui affirme que l’autre, pour être parfaitement proche de nous, doit être semblable à nous. L’amour, au lieu d’être un amour « extatique » qui nous fait sortir de nous-même et nous donner, est au contraire extraordinairement possessif. On veut tout posséder immédiatement et de la manière la plus forte, la plus intense qui soit. Ce repliement sur soi conduit justement à ne plus chercher dans l’autre qu’un reflet de soi-même. Cela permet à deux égoïstes de « s’aimer » égoïstement et de s’entraîner dans une intersubjectivité tout à fait perverse. En définitive, il n’y a plus d’amour, mais un égoïsme mutuel dont on ne veut plus sortir.
La phénoménologie est un élément qui contribue à enfermer les hommes dans cette impasse, puisqu’elle permet de faire de l’autre un reflet, une réplique, une similitude de soi-même. Alors l’amitié n’est plus l’unité de deux personnes, mais une fusion, une union qui peut même conduire jusqu’au don des corps pour une fusion plus totale. Le corps devient lui-même un moyen de nourrir cette fausse unité. On cherche alors dans l’autre ce qu’on cherche pour soi-même, comme si l’autre était une extension de nous-même. On s’élance dans une extension matérielle, quantitative et sensible, d’un sensible exalté par l’imaginaire au niveau des sensibles communs : on cherche à repousser les limites du sensible vers un infini imaginatif et quantitatif.
Précisons bien ce point qui est d’une grande importance : l’affectivité suit toujours une connaissance. Nous avons vu que la connaissance sensible la plus qualitative, celle qui permet l’éveil de l’intelligence dans le jugement d’existence, est celle des sensibles propres qui sont indivisibles et actuent celui qui les connaît. L’expérience de la réalité sensible à travers la connaissance des sensibles propres permet donc l’éveil, à travers une affectivité sensible saine, d’un amour spirituel, volontaire, qui respecte l’autre tel qu’il est : la passion n’est pas supprimée mais dépassée, ordonnée à l’amour spirituel personnel. Au contraire, quand ce sont les sensibles communs qui dominent, l’imaginaire peut s’en emparer et les amplifier par la quantité ; et l’intelligence les connaît en les actuant par la mesure : le jugement d’existence n’est plus immédiatement présent. Du point de vue affectif, c’est alors la passion qui domine en cherchant à posséder la réalité et à repousser les limites du sensible. Et puisque la jouissance la plus forte est du côté charnel et sexuel, on glisse de l’affectivité sensible à la jouissance charnelle. La volonté peut alors être complètement inhibée ; elle peut même se pervertir pour se mettre au service de la recherche de la plus grande possession et jouissance possibles, au-delà de toute limite. Nous voyons par là comment une différence du point de vue de la connaissance sensible ( sensibles propres ou sensibles communs ) et de l’éveil de l’intelligence ( jugement d’existence ou mesure de la quantité ) a d’immenses répercussions sur le point de vue affectif et volontaire 13.
Dans une telle exaltation imaginative, on prétend souvent découvrir une liberté totale. En réalité, on cherche à repousser les limites, à augmenter la passion le plus possible, en se servant de tout ce qui peut augmenter l’acuité de la sensibilité - on voit cela, par exemple, dans certaines musiques modernes ou la drogue qui accompagnent cette exaltation des passions. Tout cela rend l’homme esclave des biens sensibles et de la jouissance qu’il en retire. L’amitié se dégrade et se transforme en un égocentrisme : « l’amitié » dure tant que l’autre est source de jouissance et donc d’un désir sensible. Le jour où l’on ne trouve plus cela, on change pour un autre à qui l’on demande de procurer les mêmes joies... Ce n’est donc plus l’amour pour une personne ; c’est soi-même qu’on recherche à travers l’autre vu comme une matière nouvelle qui nous permet d’étendre notre domination, nos passions, et d’exercer notre désir d’aller toujours plus loin. C’est par là que se forment des clans dans une société. De tels clans, qui ne sont plus une véritable communion amicale, se réservent à eux-mêmes la possibilité de s’agrandir, préférant d’ailleurs un nombre restreint pour que les choses soient secrètes et plus intenses. « L’amour » n’est plus que ce qui peut augmenter la jouissance, la joie d’être ensemble... C’est la caricature la plus terrible de l’amitié, car ce n’est plus du tout l’autre qui est aimé pour lui-même !
Comprenons donc bien la différence qui existe entre la similitude recherchée ici dans l’amour passionnel et le fait que l’ami est « un autre soi-même ». Dans le véritable amour d’amitié, l’ami est une personne. Nous aimons dans l’autre ce qui est le meilleur, le plus grand, et nous cherchons à progresser avec l’ami dans ce qui est le meilleur en lui et en nous. En revanche, dans l’amour passionnel de similitude, on cherche, non pas ce qu’il y a de plus grand, mais ce qui occasionne la plus grande jouissance, ce qui permet d’exalter le plus la sensibilité affective et dont le fruit est entièrement individuel. Cela va si loin qu’on abandonnerait l’autre s’il devenait incapable de fournir cette jouissance sensible. Dans le véritable amour d’amitié, quand l’ami devient un autre nous-même, nous sommes capable de nous offrir nous-même pour l’ami ; nous agrandissons donc en nous-même ce qui est le plus noble : nous donner à l’autre, à l’ami, pour être son bien spirituel, pour être ce qui lui permettra d’être plus lui-même. Dans l’exaltation de la sensibilité affective, on cherche uniquement un sommet sensible. L’autre n’est pas intéressant ; on ne se demande même pas si l’ami est joyeux d’être avec nous. On exerce alors une véritable tyrannie et c’est pourquoi on passe si vite à la violence. L’irascible reste toujours lié au concupiscible ; si donc l’autre ne fournit pas ce que l’on désire, on devient furieux. Dans l’amour passionnel, on épuise l’autre, on est comme une sangsue par rapport à lui : on pompe son sang, toutes ses possibilités d’aimer. Et quand il ne les donne plus, alors on est capable, non seulement de le rejeter, mais de l’abattre et de le frapper avec une violence extraordinaire. C’est cohérent, puisqu’il n’y a plus de respect de l’autre. Il n’y a que soi, c’est le solipsisme parfait.
Si nous regardons les choses de près, nous pouvons nous demander si la phénoménologie n’est pas souvent utilisée comme une philosophie qui justifie un tel comportement. Tant du point de vue intellectuel que du point de vue pratique, l’altérité n’existe plus. Et si l’on parle beaucoup de l’altérité, c’est justement parce qu’elle n’existe plus dans la réalité : on a « son ami », celui qui nous accompagne toujours, qui est indispensable pour tout ! En réalité, il est l’objet d’un accaparement qui lui ôte toute liberté. Cela caricature le véritable amour et détruit ce qu’il y a de plus grand dans l’homme. En effet, l’amour d’amitié est bien ce qui est le plus grand et le plus beau dans l’homme. Il est la première finalité humaine. Le désir de contempler sera encore plus grand et ultime mais, du point de vue spirituel et sensible, l’amour d’amitié est un don de soi très grand et très beau. Dans l’amour passionnel, l’amitié devient uniquement épidermique ou esthétique, suscitant son propre milieu doublement égocentrique. Tout ce qui caractérise la véritable amitié est alors transformé et faussé. Cela fait comprendre que ceux qui ne veulent pas qu’on parle d’« amour d’amitié » sont très souvent dans ce travers et le projettent chez les autres...
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Devant cette dégradation de l’amour, il est d’abord essentiel de bien saisir et de rappeler la distinction entre la passion et l’aspect sexuel, nous l’avons vu. De fait, si les deux sont souvent mêlés et confondus dans l’exercice, il est cependant possible de les distinguer. L’affectivité sensible n’est pas mauvaise mais elle n’est pas finalisée par elle-même ; elle demande à l’être par l’amour spirituel et l’intelligence. L’aspect érotique, lui, est ordonné au plaisir, ce qui rend la passion infra-humaine. C’est donc toujours la finalité qui nous permet de saisir que ce qui se ressemble extérieurement est cependant totalement différent. Il peut y avoir un positivisme dans l’amour qui juge de l’extérieur sans saisir l’intention des personnes. Il est intéressant de noter au passage qu’Aristote parlait déjà de trois formes d’amitié : l’amitié utilitaire, l’amitié de jouissance, et l’amitié pleinement humaine 14. En réalité, seul l’amour d’amitié humain, personnel, qui implique un véritable amour spirituel, est vraiment une amitié 15. Les autres ne le sont que par une ressemblance extérieure qui devient vite une caricature : être à deux !
Tout cela nous amène à nous demander comment nous pouvons éduquer notre affectivité, pour nous-même et pour ceux qui sont auprès de nous. Devant des jeunes qui se fourvoient, il ne faut pas dire immédiatement : « Oh, c’est abominable ! » Il faut s’intéresser à eux et se demander comment ils en sont arrivés là. La plupart du temps, c’est parce qu’ils n’ont jamais connu l’amour véritable. Ils ont désiré aimer et ils ont rencontré des obstacles qui les ont arrêtés. L’obstacle a provoqué un repli sur soi et une sorte de vengeance : ils veulent à tout prix s’emparer de l’autre, parce que personne ne s’est jamais intéressé à eux pour eux-mêmes ! C’est donc en ayant un amour de bienveillance envers ces jeunes que, petit à petit, on éveille en eux autre chose, un vrai désir d’aimer. Ils en sont souvent très étonnés parce qu’ils pensent que, du fait qu’ils sont classés de telle ou telle manière, on ne s’intéresse plus à eux. C’est donc une erreur complète de les fixer dans ce qu’ils sont, en les définissant par leur comportement et en les classant d’une manière définitive, ce que font certaines approches trop psychologiques.
Dans les déviations affectives, il y a toujours au point de départ un véritable désir d’aimer qu’il faut réveiller. La nature n’est pas totalement corrompue et il y a un appétit naturel d’aimer qui, lui, reste vrai. Certes, au point de départ, il est sensible, passionnel, mais la passion en elle-même n’est pas mauvaise. Elle se pervertit très vite si elle n’est pas assumée par autre chose, mais dans son origine elle n’est pas mauvaise. C’est pourquoi il est capital de ne pas moraliser l’éducation. Le désir d’aimer qui s’éveille au point de départ est au-delà du point de vue moral : il est naturel. Si l’on moralise trop, la passion s’exacerbe, elle conduit à la révolte, et la morale devient une bête noire... Il est donc capital de comprendre que le point de vue moral commence par un amour : un amour spirituel, volontaire, qui s’éveille à travers l’amour passionnel et au-delà de lui.
Le contexte très fort et très puissant que nous venons d’évoquer nous rejette sur nous-même et entretient une inquiétude fondamentale, et même une angoisse radicale : existe-t-il encore une possibilité d’un véritable épanouissement humain ? La découverte d’un véritable bonheur, d’un véritable amour, est-elle encore possible ? La plupart du temps, le milieu dans lequel nous vivons, au lieu de nous aider à découvrir notre fin, le sens de notre vie - ce qu’il devrait faire s’il était un milieu humain - nous en détourne et nous étouffe. Aussi est-il capital de chercher à redécouvrir la première émergence de l’amour spirituel : c’est dans le désir que l’amour spirituel, volontaire, s’éveille en premier lieu.
Nous avons tous le désir d’un certain bonheur, d’un épanouissement personnel et d’être en harmonie avec ceux qui sont autour de nous. C’est la première manière dont nous pouvons aborder, au-delà de l’activité efficace de réalisation d’une œuvre ( le faire ), le second grand développement de l’activité humaine qu’est l’agir 16. En nous, ce désir d’être heureux, ce désir du bien, a une très grande force, comme le premier éveil d’une gratuité, d’une nécessité autre que celle de l’efficacité. Cependant, il est en même temps d’une très grande fragilité : c’est peut-être ce qui explique pourquoi, si souvent, le désir du bonheur disparaît. Il est pourtant indispensable à l’homme.
L’agir humain naît dans un désir qui est l’éveil de notre amour spirituel, de notre volonté. Ce désir, nous l’exprimons très peu, souvent très mal, et il reste toujours un peu voilé. C’est le propre du désir car, à son point de départ, il n’est pas très déterminé : l’élan y est plus fort que la détermination. C’est là que nous voyons une grande différence entre la « ligne » de l’amour humain et celle de la connaissance. Alors que l’intelligence cherche la détermination, et donc l’évidence, le désir est avant tout un élan spirituel, un dynamisme. C’est un amour imparfait qui sort du plus profond de nous et qui nous porte à être pleinement nous-même dans un certain bonheur. Si l’intelligence nous structure, la volonté nous donne un dynamisme, une possibilité de croître, de grandir. Le désir, un désir efficace, est donc capital pour construire notre propre vie. Quand un homme n’a plus de désir, il ne marche plus, il ne progresse plus : il vieillit.
C’est sans doute dans le domaine du désir, de l’amour, que nous voyons le plus la croissance d’une personne. Et, d’une certaine manière, la croissance vitale est plus de l’ordre de l’amour que de l’intelligence. Certes, la vie de l’intelligence implique une recherche, mais en vue d’un repos dans la découverte de la vérité. Quand nous comprenons quelque chose et que nous pouvons en juger, nous nous arrêtons, au moins momentanément. En revanche, l’amour est source d’amour et va toujours plus loin. Nous avons en nous une force d’amour et un désir d’aimer toujours plus. On ne dira pas à quelqu’un qui aime : « Maintenant c’est assez, tu as assez aimé. » L’amour engendre l’amour ; et quand nous ne pouvons plus aimer parce que l’autre nous rejette, nous chercherons par tous les moyens à le retrouver. L’amour ne demeure lui-même que s’il grandit et s’approfondit toujours. D’une certaine manière, il n’a pas de repos...
Il faut donc bien comprendre qu’au point de départ, l’amour spirituel demeure voilé, caché, enveloppé du désir. Ce n’est que progressivement que nous arrivons à découvrir que le bien qui éveille en nous un amour spirituel, au-delà de l’amour égoïste et de l’affectivité passionnelle, est une personne. Aristote le soulignait déjà en montrant que, si tous sont d’accord pour dire que le bien humain est le bonheur, les opinions sur ce qu’est le bonheur sont diverses :
Les uns identifient le bonheur à quelque chose d’apparent et de visible, comme le plaisir, la richesse ou l’honneur ; pour les uns, c’est une chose, et pour les autres une autre chose ; souvent le même homme change d’avis à son sujet : malade, il place le bonheur dans la santé, et pauvre, dans la richesse. ( ... ) Certains, enfin, pensent qu’en dehors de tous ces biens multiples, il y a un autre bien qui existe par soi et qui est pour tous ces biens-là cause de ce qu’ils sont bons 17.
Pour dépasser toutes ces opinions, le philosophe devra s’interroger sur ce qu’est le bien humain, capable de rendre l’homme heureux. Voilà l’importance de l’interrogation sur la fin de nos activités : « En vue de quoi agissons-nous ? » Le bien, c’est ce en vue de quoi nous accomplissons toutes nos activités volontaires. L’homme ne peut pas être heureux par le simple fait de vivre 18. Il n’a pas en lui-même sa propre fin, son propre bonheur et il cherche à atteindre un bien qui l’élève, qui l’agrandisse, qui lui permette de s’épanouir dans ce qu’il a de meilleur et de plus profond, de plus humain.
Le désir implique cette sortie de soi, ce qui est bien le mouvement propre de l’amour : l’amour nous fait sortir de nous-même, il est source d’extase 19. Dans le désir, cette sortie de nous-même est à la fois très forte et très fragile. N’est-ce pas une caractéristique de l’amour spirituel ? Il est plus fort que tout et, en même temps, d’une extraordinaire fragilité. En lui-même, le désir a quelque chose de très fort : il nous porte vers ce que nous ne connaissons pas encore explicitement mais dont nous pressentons qu’il pourra seul permettre un épanouissement parfait, un développement complet de nous-même. Nous sommes en quelque sorte en attente, « suspendu », pressentant que quelque chose, qu’une personne, pourra nous combler, nous permettre de nous reposer en elle. Ce désir, cet amour, jaillit donc au plus intime de notre volonté comme une source vitale très profonde. Il est la vie de notre cœur. Mais en même temps, quand le désir s’éveille, quand nous commençons à aimer, nous sommes très fragile par rapport à tout le contexte humain dans lequel nous sommes, et nous n’avons pas encore la force de proclamer ce désir. Nous le vivons en nous-même d’une façon très cachée mais, très souvent, l’opinion des personnes qui nous entourent nous empêche de l’exprimer. En effet, nous sentons qu’il ne correspond pas à leur opinion, à ce que la plupart des hommes considèrent et proclament comme le bien humain.
À cause de son indétermination et de son caractère inchoatif, le désir, pour pouvoir grandir en restant dans sa pureté, dans sa limpidité initiales, réclame donc d’être enveloppé et de s’appuyer sur des tuteurs. C’est pourquoi l’exemple des personnes qui sont autour de nous est plus important que les conseils qu’elles peuvent donner. Il faut donc bien comprendre la responsabilité que nous avons envers ceux qui sont plus jeunes que nous : l’exemple joue énormément dans l’éducation car, comme Aristote le souligne, l’enfant commence par imiter 20. Cette phase d’imitation vient fortifier le désir et lui permettre de s’orienter. Et quand on vit dans un milieu où personne ne peut être un exemple, où il n’y a pas de maîtres qui éduquent, on perd beaucoup de temps et l’on se replie bien souvent sur soi-même.
Il n’y a pas d’agir humain sans l’éveil de ce désir du bien et c’est pourquoi il doit être maintenu comme une petite flamme intérieure qui éclaire et réchauffe. À chaque fois que l’on éteint ce désir, qu’on le brise en taxant celui qui l’exprime d’être illuminé et de chercher des choses impossibles, on fait un grand mal parce qu’on empêche l’agir humain de se développer... On doit, au contraire, le maintenir et l’aider à s’orienter vers de véritables biens humains et spirituels, par l’exemple et le témoignage. Celui qui prétendrait se passer de ces appuis est sûr de se replier sur lui-même parce que l’agir humain commence dans une très grande fragilité. À la différence des animaux qui parviennent très vite à leur perfection, l’homme met très longtemps à atteindre la sienne ; d’une certaine manière, il la cherche constamment, de sorte que, du point de vue de l’agir humain, l’exemple d’aînés est absolument nécessaire. Nous avons besoin d’avoir autour de nous de grandes figures qui nous aident à découvrir le sens de la personne humaine, qui est pour nous le premier bien spirituel. Il faut du temps pour le découvrir et notre désir doit se fortifier progressivement. Mais quand il pourra rencontrer une personne, naîtra alors un véritable amour pour l’ami, pour l’autre qui est notre bien. Le véritable amour spirituel porte sur une personne et il s’épanouit pleinement dans l’amour d’amitié.
Commençons donc par voir toutes les phases du désir à travers lequel s’éveille l’amour spirituel. Il est très important de bien les comprendre pour nous éduquer nous-même et pour éduquer vraiment les jeunes, surtout aujourd’hui où le milieu politique n’éduque plus mais oriente plutôt l’homme vers de faux biens et, au bout d’un certain temps, le conduit à se replier sur lui-même.
Le désir, que nous gardons dans notre cœur comme un trésor, se fortifie d’abord lorsque nous découvrons qu’il est nécessaire d’agir. Nous ne pouvons pas le garder au-dedans de nous-même : il est trop fragile et doit se fortifier. Nous avons donc très vite ce réalisme : l’affectivité du désir doit se fortifier par une « réalisation » concrète de nous-même. L’affectif devient « réalisateur », effectif ; le désir demande de se réaliser. Et pour cela, des biens concrets qui nous conduiront vers un bonheur plus intérieur, vers le bien personnel, sont nécessaires : nous ne pouvons pas être heureux sans user de moyens qui nous permettent de nous épanouir vraiment.
La réalisation proprement dite consiste à nous commander à nous-même : « Il faut faire cela », « fais ceci ». La réalisation dans l’imperium n’est pas première, elle présuppose le désir qui est la première forme de l’amour spirituel. Nous devons « acquérir » l’imperium, l’acquérir de nous-même. Et pour cela, il faut que le désir devienne en nous une intention de vie : nous voulons vraiment tendre vers le bonheur, vers ce développement de nous-même, il ne s’agit pas d’une velléité. Par exemple, s’éveille en nous le désir de chercher la vérité. C’est un désir très profond qui peut devenir une intention de vie ; ou encore, nous avons le désir de rencontrer telle personne et d’en faire un ami. Pour y parvenir effectivement, il faut que notre volonté se mobilise dans une véritable intention. La phase qu’est le passage du désir à l’intention est très importante, puisque c’est la première détermination dans l’agir humain. Cette première détermination doit donc être, autant que possible, bonne. Autrement dit, il faut, pour que l’intention soit bonne, qu’elle porte sur un véritable bien humain et non pas sur un bien factice, faux.
Cependant, l’intention de vie est encore trop universelle, trop lointaine, et le choix de moyens est nécessaire. Celui-ci réclame que des personnes autour de nous nous aident et nous soutiennent : c’est toute la phase du conseil ou de la délibération. Le conseil nous aide à choisir. Et quand nous avons choisi tel moyen nécessaire pour atteindre la fin, une détermination ultime est encore nécessaire : il faut agir de telle façon maintenant. Très souvent, nous ne pouvons passer à l’exécution qu’en nous appuyant sur une autorité, sur quelqu’un qui marche devant nous et nous donne l’exemple. N’est-ce pas là qu’apparaît l’obéissance ? Si nous voulons passer par nous-même à cette phase d’exécution, souvent nous hésiterons tellement que nous resterons devant la possibilité d’agir, sans agir effectivement. Il est très difficile de sortir de la décision que nous avons prise et du désir que nous portons en nous-même, de cette soif de bonheur, pour parvenir à la détermination concrète : « Il faut faire ceci », « il faut réaliser cela ». En effet, nous sommes la plupart du temps en face d’obstacles imprévisibles : nous ne connaissons pas vraiment la réaction des autres, le milieu dans lequel nous sommes, ce qui nous met dans une grande fragilité. Mais si nous avons un exemple devant nous et sur lequel nous nous appuyons, nous aurons la force de passer à l’exécution.
Nous comprenons par là que l’amour humain, pour être véritablement un amour spirituel, doit conquérir toutes les difficultés devant lesquelles nous nous trouvons. C’est un amour conquérant, efficace, qui ne reste pas dans une affectivité imaginative. Il faut vaincre ce halo imaginatif, qui est très fort et qui, ordinairement, est amplifié quand nous passons à l’exécution de ce que nous avons décidé. L’imaginaire est ici très subtil et transforme parfois une vraie décision en un mirage ou en une bulle dans laquelle nous nous enfermons. Alors, au lieu d’accepter d’avancer lentement mais véritablement, en nous appuyant sur ceux qui nous indiquent la route, nous nous révoltons, prétendant ainsi être nous-même. C’est alors que, très facilement, la liberté devient un mythe : nous voulons à tout prix une « liberté » totale pour que notre action soit vraiment la nôtre, oubliant qu’obéir, agir en nous appuyant sur quelqu’un qui est devant nous et qui nous montre la route, est peut-être le moyen le plus rapide pour nous d’avancer. C’est être vrai, que d’accepter de nous appuyer sur quelqu’un plutôt que de vouloir à tout prix inventer par nous-même tous les moyens pour arriver à notre fin. La liberté ne consiste donc pas du tout à « faire n’importe quoi », à pouvoir agir selon notre imagination, uniquement par nous-même, pour être l’unique auteur de notre acte dans son originalité, dans son caractère propre. Elle consiste au contraire à choisir les moyens qui nous permettront d’atteindre vraiment notre fin. La liberté, c’est justement la possibilité de choisir les vrais moyens qui nous permettront d’atteindre d’une façon plus efficace notre fin, le véritable épanouissement de notre être, notre bonheur.
La liberté dans l’acte humain est donc parfaite dans ce moment très important qu’est le passage de l’intention de vie et du désir au choix d’un moyen concret. C’est, du reste, avec le choix des moyens concrets que toutes les divergences et les diversités apparaîtront entre les personnes. Il y aura toujours là deux grandes tendances : ceux qui choisissent un moyen plus connaturel à eux-mêmes, au point d’oublier parfois la finalité en regardant avant tout le contexte, l’opinion des autres, pour être parfaitement admis -leur choix reste horizontal et ne les fait pas avancer ; ou, au contraire, ceux qui choisissent des moyens plus efficaces, plus proches de la fin, qui aident à la réaliser et à l’atteindre plus parfaitement. Le choix est donc ce qui dévoile le mieux la personne humaine. C’est aussi par le choix qu’une amitié se nouera avec quelqu’un ou, au contraire, qu’une diversité trop grande obligera à dire : « Non, cette amitié n’aboutit pas, nous sommes trop différents. » Le choix permet donc à l’amour de devenir efficace, il rend l’affectivité efficace, et par là la purifie, permettant qu’elle ne reste pas encombrée par l’imaginaire mais, au contraire, s’oriente avec plus de force et de réalisme vers notre finalité. Ainsi, notre désir devient de plus en plus une intention de vie, dont le réalisme nous permet de choisir les moyens les plus efficaces pour atteindre effectivement la fin.
L’agir humain se développe donc dans des moments très différents. Il comporte une phase d’intériorité très importante ; mais elle exige, à un moment donné, de passer à l’exécution, ce qui est particulièrement délicat et difficile : plus l’intention de vie est profonde, plus elle touche une finalité importante, plus le passage à l’exécution est difficile. En effet, quand on a une finalité banale, celle du bien commun, tout le monde est d’accord. Mais si l’on a une finalité qui regarde la personne humaine dans son développement le plus pur et le plus vrai, par exemple la recherche de la vérité, elle sera très exigeante dans le choix de ses moyens. Et c’est là que les divergences apparaîtront entre les personnes : alors que dans la phase d’intention tous pensaient être d’accord, le passage à l’exécution manifeste que tous n’étaient pas vraiment d’accord sur la finalité. Les uns affirmeront avant tout le point de vue affectif - la bonne entente -, les autres, au contraire, insisteront davantage sur la finalité - la découverte de la vérité.
Cette diversité se manifestera le plus au moment précis du passage à l’acte, de l’imperium, en ce sens que c’est là, nous l’avons noté, que nous pouvons accepter ou non l’aide de l’autre et son autorité ; c’est là que nous pouvons accepter qu’un autre soit devant nous parce qu’il a plus d’expérience que nous et connaît mieux ce qu’il faut faire. L’accepter effectivement, dans l’exécution, demande une très grande humilité, un grand effacement, car cela réclame d’imiter encore, de ne pas avoir son « originalité ». L’imperium nous fait comprendre que la véritable originalité dans l’agir humain n’est pas dans la rupture avec l’autorité. Celle-ci est plutôt, la plupart du temps, le fruit d’un égoïsme farouche qui n’est pas la véritable recherche du bien mais la volonté de s’affirmer. La véritable originalité dans l’agir est d’abord intérieure, dans la recherche assidue de la finalité : plus nous serons proche de cette fin, plus nous verrons d’une façon lumineuse et personnelle ce que nous devons faire.
Tout ce que nous venons de dire à propos du désir et de l’éveil de l’amour spirituel se noue pleinement et trouve son sommet dans l’expérience de l’amour d’amitié. Dans cette expérience, notre agir prend subitement une très grande force et peut se concrétiser d’une façon personnelle et singulière. En effet, n’est-ce pas lorsqu’une personne se trouve en présence d’une autre personne qui non seulement l’attire, mais aussi l’aime d’un amour spirituel, que l’amour humain spirituel pourra être pleinement lui-même ? Ce n’est pas la même chose d’aimer une personne humaine qui nous plaît, nous attire, mais nous ignore ou demeure totalement indifférente à notre égard, et d’aimer quelqu’un qui s’intéresse à nous, bien plus, nous aime vraiment pour nous-même, pour ce que nous sommes. Il y a alors une attraction mutuelle qui permet à l’amour humain de se réaliser dans une intensité nouvelle, unique. Cela prend toute sa force et sa lucidité dans le choix amical mutuel. Dans ce choix, une personne humaine choisit vraiment une autre personne et rencontre son amour et son choix en retour. Ne sommes-nous pas là en présence d’un amour humain parfait ? C’est un amour spirituel, réciproque, libre, saisissant à la fois la personne humaine dans ce qu’elle a de plus personnel, de plus intime, de plus secret - c’est le vécu le plus fort - et dans une exigence actuelle très réaliste - c’est la personne de l’ami qui existe qui est regardée, aimée, qui est respectée telle qu’elle est.
N’est-ce pas à partir de cette expérience unique, très profonde, très personnelle et très humaine, que nous pouvons redécouvrir pleinement toutes les exigences d’une éthique humaine véritable ? En effet, l’expérience de l’amour d’amitié, qui implique une réciprocité dans l’amour - les amis s’aiment mutuellement en se choisissant comme amis -, permet à l’amour spirituel d’aller jusqu’au bout de ses exigences. À la différence de l’amour de soi, l’amour de l’ami a un réalisme très profond. Nous n’en restons pas à l’intentionnalité du « vécu », mais nous atteignons l’autre en lui-même et pour lui-même. Dans l’ami, nous atteignons précisément l’autre dans sa propre altérité, en tant qu’il existe en dehors de nous, mais comme notre bien propre, personnel, qui suscite en nous l’amour le plus personnel. Il faut donc bien comprendre que nous aimons l’ami pour lui-même, tel qu’il est, et non parce qu’il nous aime. Si nous n’aimons l’ami que parce qu’il nous aime, dès qu’il semblera nous aimer moins, nous commencerons à l’aimer moins ; par le fait même, l’amour qui nous unit commencera lui-même à se détruire, l’amour d’amitié n’aura plus cette fidélité, cette stabilité qui fait sa force. Hélas ! c’est ce qui arrive très souvent dans l’exercice même de l’amour, étant donné le climat psychologique dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui. Très souvent, on n’aime plus vraiment la personne de l’ami pour elle-même, on en reste à la manière dont elle nous aime. On ne regarde plus la personne pour elle-même, on ne répond même plus à son amour, mais on ne s’intéresse qu’à la manière dont elle apparaît à nos propres yeux.
Certes, dans l’amour d’amitié, la réciprocité est nécessaire. Mais ce n’est pas la manière dont l’ami répond à notre amour qui détermine notre amour pour sa personne. C’est une personne que nous aimons, dans ce qu’elle a de plus elle-même. Et quand nous aimons l’ami pour lui-même, nous savons discerner son amour profond des limites qui existent dans la manière dont cet amour s’exerce actuellement en raison de la fatigue, des difficultés, etc. Nous savons rejoindre la personne de l’autre et l’aimer, au-delà de tout ce qui la rend vulnérable et l’empêche d’être vraiment elle-même.
Mais comment une personne humaine peut-elle être pour une autre son véritable bien, alors qu’elle ne peut l’être pour elle-même ? N’y a-t-il pas là une vraie question ? En effet, si nous sommes pour nous-même la réalité existante la plus proche et la mieux connue, nous devrions être à nous-même notre propre bien avant de l’être pour un autre. L’amour de soi ne devrait donc pas être seulement une condition pour l’amour d’amitié mais ce qui le détermine.
Cette question est importante et a une grande répercussion du point de vue pratique et pédagogique. En nous aimant nous-même, nous savons, certes, que nous sommes aimable, bon pour nous-même. Mais cette bonté ne peut pas nous finaliser, parce qu’elle est limitée et immanente à nous-même. En nous aimant nous-même, nous nous dédoublons intentionnellement, tout en restant identique à nous-même. Nous expérimentons ainsi une distance entre notre capacité spirituelle d’aimer et l’existence actuelle de notre propre bonté : notre désir spirituel d’aimer est, d’une certaine façon, sans limites, alors que notre bonté demeure limitée. Seul un être parfait et infini en bonté pourrait être à lui-même sa propre fin. Un être limité en bonté ne peut se finaliser lui-même, car son intelligence et sa volonté demeurent ouvertes à l’infini. Par contre, il peut finaliser, partiellement mais réellement, une autre personne humaine, car il lui apporte un bien nouveau qu’elle n’a pas, un bien autre qu’elle : c’est une autre personne. Dans l’amour d’amitié, chacun a une noblesse que l’autre n’épuisera jamais ; et cela, nous ne pouvons évidemment pas l’être pour nous-même. Nous pouvons donc finaliser partiellement une autre personne humaine, ce que nous ne pouvons faire pour nous-même. On pourrait dire que c’est parce que nous nous connaissons trop bien nous-même ! En réalité, il ne s’agit pas d’une question de connaissance, mais d’une véritable capacité d’attraction du bien. L’altérité existentielle est une condition pour exercer une telle attraction. Ce n’est pas l’altérité existentielle comme telle qui exerce cette attraction, mais elle permet à un bien limité d’exercer une attraction sur une autre personne, limitée elle aussi : grâce à cette altérité, une personne humaine peut être pour une autre personne humaine une source véritable d’achèvement, de perfectionnement, une véritable fin.
Nous découvrons donc que l’élément fondamental de l’amour d’amitié est d’être ébranlé par une personne humaine que, subitement, nous considérons comme notre bien, quelqu’un qui nous attire, qui suscite en nous un amour : « Le bien est ce que tous désirent 21. » Le bien attire, c’est son effet propre, il suscite un amour - pas une émotion mais un amour. Et quand il s’agit d’un bien spirituel, cet amour est spirituel, volontaire, et suppose une connaissance. Cette connaissance est très simple : nous nous sommes trouvé subitement devant quelqu’un que nous ne connaissions pas et, sans savoir pourquoi, nous ne pouvons pas être indifférent, quelque chose nous a éveillé et a suscité en nous une attention pour cette personne.
Mais l’amour d’amitié est un amour réciproque et, grâce à cela, il est pleinement conscient : les amis savent, d’une connaissance affective, qu’ils s’aiment. Ils se sont choisis mutuellement et se veulent l’un à l’autre le bien. Ils s’aiment en se donnant l’un à l’autre et en aimant ce qu’il y a de plus profond, de plus personnel dans la personne de l’ami. Cette relation personnelle, intime et profonde, qui se réalise entre amis, se fonde, nous l’avons déjà vu, sur une koïnônia 22, une « mise en commun » de ce que chacun a de meilleur. Et plus l’amour d’amitié est intense, plus il est personnel, et plus cette « mise en commun » est profonde. Ce n’est pas cette « mise en commun » qui constitue la personne de l’ami, mais elle la manifeste et lui permet d’exercer son amour d’une manière bien déterminée.
L’amour d’amitié a pu naître de façons très diverses. Il suffit quelquefois d’un regard pour que notre cœur soit conquis ; parfois, il faut au contraire de nombreuses rencontres et toute une vie commune pour que cet amour naisse... En tout cas, l’amour d’amitié implique un véritable amour spirituel personnel, qu’il jaillisse dès le point de départ ou qu’il soit le fruit de nombreuses rencontres. Comment comprendre cet amour spirituel ? Dans le cœur de l’homme, il y a diverses possibilités d’aimer. On peut, en effet, aimer d’une manière sensible et passionnelle tel bien sensible, tel visage, tel regard ; on peut aimer tel aliment, tel vin de grand cru ( le gourmet a ses préférences )... Il y a toute une gamme dans l’amour sensible, passionnel, qui dépend radicalement de notre connaissance sensible. Et il serait intéressant d’étudier toute la diversité de l’affectivité passionnelle dans sa dépendance à l’égard des cinq sens. Nous avons vu aussi que l’amour passionnel est très accaparant : il veut posséder l’objet aimé.
II y a aussi un amour imaginatif, romantique, qui porte sur un idéal de vie, sur un modèle, sur soi-même ou sur une personne qu’on idéalise : on se bâtit des situations, on se fait un petit roman dans lequel on joue son rôle, etc. Et cela peut, d’une certaine façon, se développer indéfiniment et nous maintenir dans un monde qui nous coupe de la réalité et du véritable amour. Un tel amour peut « nourrir » notre affectivité sensible durant de longs moments mais il ne peut jamais satisfaire pleinement notre cœur, notre appétit spirituel, car un idéal ne peut être un bien existant qui nous attire réellement. Il peut nous séduire, accaparer notre imagination, mais il ne peut pas vraiment nous prendre profondément : ce qui est capté en nous par un tel amour, c’est plus une curiosité esthétique que notre cœur profond.
Il y a encore un amour instinctif qui nous fait désirer boire quand nous avons soif, qui nous fait désirer manger quand nous avons faim. Cet amour peut être très impératif, jusqu’à nous faire renoncer à notre droit d’aînesse pour avoir le plat de lentilles tant désiré, comme Esaü 23 ! Il y a aussi un amour instinctif au niveau sexuel, qui nous porte vers tel homme, vers telle femme, pour assouvir notre soif de jouissance dans une union chamelle, ou même qui nous replie sur notre sensualité pour l’assouvir par l’imagination ou par des gestes. L’amour peut connaître, par la soif de jouissance, à cause de notre imagination, cette sorte d’inversion : au lieu d’être extatique, il nous replie sur nous-même.
Mais il y a aussi un appétit naturel spirituel, qui porte vraiment sur une personne humaine qui nous attire, qui éveille en nous cet appel, cette soif d’aimer. L’amour spirituel est « oblatif » parce qu’il est extatique : nous nous portons vers l’autre, par amour pour l’autre, et nous voulons l’aimer dans ce qu’il a de plus lui-même, dans ce qu’il a de plus profond. À ce moment-là, nous nous offrons tout entier pour l’aimer, et nous sommes tout entier porté vers lui, pour l’aimer. Ce premier amour spirituel nous déloge donc de nous-même ; et nous acceptons d’être délogé, d’être pauvre. Platon montre avec force dans le Banquet que l’amour implique la surabondance et la pauvreté 24. La surabondance, c’est l’extase : quand on est dans une attitude extatique, on est entièrement donné, puisqu’on est tout entier porté vers l’autre. Et en même temps, l’amour appauvrit, il nous dépouille de nous-même : quand on aime, on n’a plus rien à soi, on est entièrement à l’autre ; et parce que l’amour appauvrit, il rend accueillant. Quand on aime, on est accueillant pour la personne qu’on aime, et l’on est au-delà du temps, on n’a plus aucune « occupation », on est libre pour elle, on a tout le temps pour elle. Quand on aime quelqu’un, on l’accueille tout entier, tel qu’il est, on l’accueille pour lui-même. Voilà les deux attitudes très profondes de l’amour spirituel : l’extase et l’accueil, qui permettent de comprendre ce que Platon décrivait en parlant de la surabondance et de la pauvreté.
La première manifestation de cet amour dans ce qu’il a de plus fondamental n’est pas la parole mais le sourire. Le sourire est le signe de la présence de ce premier amour. En effet, si ce premier amour, qui est une connaturalité avec le bien, nous fait sortir de nous-même pour l’accueillir, il implique une présence : présence de quelqu’un qui est à la fois au plus intime de nous-même et au-delà de nous, qui est au-delà de nous mais qui est présent à nous. Alors nous saisissons que l’amour fortifie et rend vulnérable ; et toutes les qualités particulières de l’amour nous font saisir et comprendre qu’il se repose dans la joie de la présence, ce qui se traduit dans le sourire. La joie est une détente et le sourire exprime cette joie de la présence qui élève notre cœur au-delà de l’utilité immédiate, au-delà de ce que nous devons faire et qui nous durcit parfois dans la lutte. Le sourire d’un enfant est toujours très important à saisir, parce qu’on ne le falsifie pas. C’est un signe naturel, qui est le même dans toutes les civilisations, comme quelque chose de très fondamental et qui exprime le premier amour spirituel.
L’appétit spirituel, le premier amour, n’est pas séparé des autres formes d’amour, mais il s’en distingue par le bien qui l’attire. Souvent d’ailleurs, il naît à l’intérieur d’un amour plus ou moins passionnel, en le dépassant grâce à l’attraction d’un bien plus élevé, caché mais pourtant présent. L’attraction d’une personne, du bien spirituel, peut en effet s’exercer à travers une sorte de voile, à travers une connaissance très peu explicitée, mais toujours dans une présence. Par là se distinguent connaissance et amour : la connaissance peut être faible et demeurer très peu explicite, et l’attraction être très forte, très impérative. Dans le premier amour spirituel, quelque chose de très spontané s’impose à nous, avec d’autant plus de force qu’il actue ce qui est le plus profond dans notre appétit spirituel, notre volonté. Il est en effet très radical, il est premier dans l’amour. Il est l’amour dans ce qu’il a de plus pur car il n’est qu’amour. Mais il demeure souvent caché, en raison de sa simplicité. Ordinairement, nous nous apercevons de cet amour par la séparation, parce qu’il est très discret, très caché. La passion, elle, n’est jamais discrète, elle éclate et se manifeste à gros sanglots ou par un désir véhément de possession de l’autre... L’amour spirituel est discret parce qu’il implique ce dépassement de soi vers un bien spirituel, personnel, découvert par l’intelligence.
L’amour spirituel, qui demande d’assumer toutes les autres modalités d’amour, a donc un caractère propre : c’est d’être extatique, de se porter sur l’autre, sur le bien, en ne regardant que l’autre. Nous aimons l’autre pour lui-même et de manière telle que nous le respectons tel qu’il est ; pour l’aimer pour lui-même, il faut le respecter dans son altérité, dans sa diversité. Le premier amour spirituel coïncide avec la volonté d’aimer : nous voulons aimer. C’est ce que nous avons souvent beaucoup de peine à comprendre : si nous restons un peu cartésiens, nous ne comprenons pas que la volonté est premièrement une volonté d’amour et non pas une volonté d’efficacité. Descartes ramène la volonté à l’efficacité et réduit l’amour à la passion, au sentiment.
En réalité, la volonté, dans son éveil qui est le premier amour spirituel, nous connaturalise avec le bien personnel qui nous attire. C’est le propre de l’amour de connaturaliser celui qui aime ( l’aimant ) à celui qui est aimé, de les « fusionner » dans une véritable union affective, intentionnelle : celui qui est aimé est dans l’aimant, et celui-ci peut également être dans l’aimé, si leur amour devient réciproque 25. Quand on aime vraiment quelqu’un, on est saisi par cette personne, on la porte affectivement dans son cœur. Alors, une véritable union se réalise entre l’aimant et l’aimé, l’un étant actif, l’autre passif. Et si elle est réciproque, celui qui est actif est aussi passif à l’égard de l’autre, qui de passif devient actif. Cette union réciproque est affective, c’est-à-dire qu’elle est intentionnelle, vécue par ceux qui s’aiment ; elle demande de devenir une union effective, ce qui ne pourra se réaliser que grâce à la réciprocité de l’amour et dans une coopération effective de l’un et de l’autre à travers une certaine vie commune.
Le premier amour spirituel demeure fragile, il porte en lui une attente, il n’est pas encore parfait. S’il s’impose affectivement, sa fragilité implique cependant qu’il puisse être rejeté à partir d’un jugement de l’intelligence sur ce qu’il est : « Ce premier amour spirituel est-il conforme avec la vie humaine que je mène maintenant, ou non ? Puis-je l’accepter ? » Notre volonté peut alors l’accepter ou le rejeter.
Pour que ce premier amour spirituel se transforme en amour d’amitié, il faut donc que celui qui en vit l’accepte pleinement et qu’il le considère comme un amour capable d’orienter sa vie, de devenir une véritable intention de vie. Il y a là un passage très important qui réclame une attention toute particulière de l’intelligence au service de l’amour. Il s’agit de l’intelligence pratique qui discerne, et non de la raison. La raison ne peut être immédiatement au service de l’amour, alors que l’intelligence le peut : elle ne lui est pas extérieure.
Comment passons-nous du premier amour spirituel à l’intention de vie ? L’intention de vie porte sur la fin et pas seulement sur le bien : la fin est un principe, le bien est une réalité. C’est une personne qui nous attire, qui est bonne : elle suscite un amour, une attraction spontanée, directe, immédiate. Le bien spirituel a donc une existence personnelle, substantielle. La fin, elle, est un principe que nous découvrons grâce à une induction. Cette induction est d’ordre pratique et elle est peut-être la plus facile à saisir avec la découverte de l’idea comme principe de l’activité artistique. Cette découverte inductive de la fin est capitale pour notre vie humaine, morale, pour nous permettre de passer d’un amour fondamental et premier à une intention de vie dont nous sommes responsable. Ce passage se fait quand nous découvrons comment un bien réel, existant, devient pour nous une fin. Autre chose aimer, autre chose mobiliser toutes nos forces pour tendre vers ce bien comme vers la fin qui « polarise » notre activité volontaire. Si le premier amour est naturel, l’intention de vie est lucide et, par le fait même, elle est beaucoup plus consciente. En effet, découvrir la fin « à l’intérieur » du bien permet de découvrir un ordre dans un amour actuel : quand nous découvrons la fin, nous découvrons ce pour quoi nous agissons, nous découvrons la cause de notre activité volontaire, capable de mesurer et d’ordonner tous les moyens et, par le fait même, de les relativiser et donc de les dépasser. Le propre de cette découverte de la fin est donc de mobiliser toute notre efficacité et de l’ordonner en vue de la fin, ce qui nous donne une intention de vie.
Ce passage de l’amour spirituel à l’intention de vie se fait grâce à l’intelligence pratique. Celle-ci est plus présente à l’intention de vie qu’à l’amour. Certes, l’intelligence est déjà présente dans l’amour spirituel, puisque nous ne pouvons aimer le bien que s’il est connu : la connaissance n’est pas source de l’amour mais elle est une condition sine qua non à l’éveil de l’amour. Mais dans l’intention de vie, ce qui détermine c’est la fin, saisie, découverte par l’intelligence. L’intelligence spécifie donc notre intention de vie : il faut une intelligence pratique pénétrante, à l’intérieur même de l’amour du bien, pour arriver à découvrir la fin qui déterminera et orientera notre intention de vie. Un effort, un nouvel éveil de l’intelligence est donc nécessaire pour ordonner notre vie. Des personnes purement affectives n’arrivent jamais à une véritable intention de vie et se dispersent. Elles peuvent être d’une grande générosité, mais s’arrêtent à tous les moyens et y déploient leur énergie. C’est admirable, mais un peu anarchique : il manque l’intelligence ! C’est ainsi que beaucoup de personnes restent dans l’imaginaire et deviennent des moutons de Panurge. La générosité rend les gens un peu univoques dans l’ordre de l’amour et les amène facilement à dire qu’il ne faut pas être trop précis, que tout est relatif, que l’essentiel est de se donner ! Or, l’intelligence est nécessaire pour aimer : c’est elle qui opère cette rectification, car c’est elle qui, au service de l’amour, permet de découvrir l’intention. L’intention de vie est donc une intelligence de l’amour, une perspicacité dans l’ordre de l’amour. Nous voulons atteindre ce bien absolu personnel, il mobilise nos forces, et l’intention nous ordonne en vue d’atteindre la fin d’une manière efficace. Elle est donc notre première décision : « Je me décide à m’orienter de cette manière-là, c’est ce bien qui est ma fin. »
Dans l’amour d’amitié, ce passage est nécessaire pour que l’union affective du premier amour s’oriente vers une véritable union effective. Sans cette transformation intérieure, l’union affective du premier amour spirituel risque de se dégrader. C’est ce qui arrive, de fait, lorsque l’imagination liée aux passions s’empare du premier amour spirituel : celui-ci perd alors toute sa vigueur en se repliant sur lui-même. Seule l’intelligence pratique, en se mettant au service de l’amour, le purifie et explicite toute sa force de conquête : se transformant en intention de vie, l’amour devient capable de mobiliser toutes nos forces vives en les orientant vers ce bien, regardé comme fin. Notre intelligence pratique nous permet de considérer ce bien aimé comme notre fin, capable d’ordonner de l’intérieur toute la diversité de nos capacités vitales spirituelles et sensibles. Cette personne humaine que nous aimons comme notre bien, qui nous attire, devient notre propre fin, en laquelle nous pouvons trouver un « roc » ; elle est un bien capable d’orienter toutes les ressources que nous possédons en nous. On voit là comment l’amour peut nous orienter vers la personne que nous aimons, comment il peut nous mettre en « extase », tout entier tendu vers l’autre ; et l’on voit comment l’intelligence, dans son activité tout au service de l’amour, demeure pleinement consciente dans son immanence propre et, par là, peut assumer toutes nos capacités, toutes nos énergies, en les orientant vers cette personne aimée comme vers notre propre fin.
Pourquoi ce passage du bien à la fin est-il une induction pratique ? Parce qu’en découvrant la fin, l’intelligence découvre subitement l’au-delà de tous les autres biens ; elle découvre, à l’intérieur de l’amour, un premier bien qui est le bien personnel absolu, qui nous mobilise dans l’amour d’une façon unique. Il faudrait donc dire : c’est parce que nous aimons notre ami que nous le découvrons comme notre fin, c’est-à-dire comme un bien qui s’impose à nous, polarisant tous les autres, leur donnant par le fait même leur signification pour nous. Pour nous qui découvrons ce bien comme notre fin, tous les autres apparaissent relatifs, secondaires, orientés vers la fin. Il y a donc là un jugement de l’intelligence : « Ce bien est ma fin. » Mais nous découvrons ce bien comme fin à cause de l’amour que nous avons pour lui. Si nous n’avions pas cet amour, nous ne le découvririons pas. Cette induction se réalise donc à l’intérieur d’une connaissance affective.
Le premier amour spirituel prend alors une nouvelle force en se transformant en une intention, car l’intention implique un ordre : le bien aimé « polarise » une quantité de biens sensibles qui, à ce moment-là, apparaissent comme secondaires, relatifs. Ils sont liés à ce bien absolu mais ils sont secondaires ; ils pourraient disparaître et le bien absolu demeurerait. La beauté du regard, la joie que nous procure cette personne, ses bienfaits pour nous, son attention envers nous, tout cela nous attire. Mais subitement, tous ces aspects deviennent secondaires. Certes, ils existent, ils sont dans le rayonnement du bien personnel, mais ils apparaissent secondaires, alors qu’auparavant tout était lié : nous ne savions pas pleinement si nous aimions cette personne pour elle-même ou à cause de ses bienfaits. Si donc l’induction de la fin suppose déjà un dépassement lucide de l’amour passionnel vers l’amour spirituel, elle implique aussi le dépassement de tout le rayonnement, de tous les dons de la personne. Son rayonnement fait partie de sa bienveillance spirituelle. Mais aimer quelqu’un à cause de ses dons n’est pas encore une intention de vie.
Cette induction a donc des étapes successives. Elle est d’autant plus progressive qu’elle est affective, pratique, et non pas spéculative. C’est une induction qui se réalise toujours dans l’attraction souterraine de l’amour, mais aussi dans la certitude et dans la lumière de l’amour. En découvrant la fin, nous découvrons que nous aimons une personne Elle serait la plus malheureuse de toutes, elle n’aurait plus aucun don à nous faire, qu’elle resterait la même ; ses yeux perdraient tout éclat, toute beauté, elle n’aurait plus aucune attirance, elle serait un objet devant lequel « on se voile la face », que nous continuerions de l’aimer ! À ce moment-là, nous sommes sûr d’atteindre un bien qui est notre fin. Tant que nous n’avons pas fait cette expérience, nous n’en sommes pas absolument sûr, parce que la connaissance affective est toujours un peu liée à la passion et à l’imaginaire ; elle est donc toujours un peu obscure. Qui oserait dire qu’il aime une personne pour elle-même, au-delà de tous les bienfaits qu’il en reçoit ? Nous ne pouvons le dire que négativement. Mais évidemment, nous ne pouvons pas souhaiter cela pour être sûr d’aimer une personne avec fidélité...
Si l’induction affective de la fin se fait progressivement, nous comprenons qu’un coup de foudre n’est justement pas la découverte de la fin ! C’est une intuition affective, souvent très liée à l’imaginaire et à la séduction. Cette intuition peut avoir quelque chose de vrai si notre cœur est limpide, et devancer ainsi la découverte de la fin. Mais elle peut être aussi très imaginative et s’achever dans de terribles désillusions ! C’est pourquoi nous avons parfois très peur de nous approcher d’une personne : nous craignons que l’idole disparaisse, nous redoutons d’affronter la réalité et de voir qu’elle n’est pas tout à fait ce qui nous avait séduit... Il faut, pour aimer vraiment, être sûr que le bien personnel soit notre fin. Ce n’est plus une séduction, c’est un bien réel qui est fin. Cette induction implique donc des purifications. L’induction est une purification de l’intelligence et, dans l’expérience de l’amour, elle est une purification du cœur et de l’intelligence ( les deux sont liés ), pour arriver à être sûr que le bien qui nous séduit et nous attire est véritablement notre fin.
C’est dans cette lucidité mobilisant toutes nos énergies en vue d’atteindre notre fin qu’il faut comprendre la recherche des moyens. Celle-ci est en vue d’acquérir le bien qui s’impose à nous comme notre fin. Le bien-fin ne peut pas être relativisé par un autre bien, à la différence du moyen qui, lui, est essentiellement relatif. Quand le bien est découvert comme fin par l’intelligence, nous saisissons immédiatement ce que sont les moyens. La fin est unique et les moyens sont multiples.
Pour mieux le saisir, nous pouvons nous servir d’une analogie avec d’autres inductions. Nous avons découvert en philosophie de la nature la distinction de la forme et de la matière, en philosophie du vivant, celle de l’âme et du corps, en philosophie première, celle de la substance et de la qualité. Ce sont des niveaux différents qu’il faut respecter. Du point de vue pratique, en éthique, dès que nous découvrons la fin, nous découvrons les moyens. Nous ne découvrons les moyens que quand nous avons découvert la fin, de même que nous ne découvrons la matière que quand nous avons découvert la forme, le corps que quand nous avons découvert l’âme, la qualité comme qualité que quand nous avons découvert la substance. Certes, dans l’ordre existentiel, la qualité nous conduit à la substance ; mais quand nous découvrons la substance comme principe et cause selon la forme de ce qui est, nous avons un regard nouveau sur la qualité, détermination seconde de ce qui est. De même, dans l’ordre pratique, il y a toujours un peu le carpe diem épicurien ! Souvent, nous aimons d’abord les biens sensibles et relatifs. Alors nous nous arrêtons à eux parce qu’ils sont sensibles. Nous ne les saisissons pas comme moyens, mais simplement comme des biens sensibles qui nous séduisent et nous attirent ; d’une certaine manière, la fin est cachée dans les moyens. L’épicurisme, lui, ne veut pas distinguer les moyens de la fin et s’arrête aux biens relatifs.
Mais si un véritable amour spirituel s’éveille, notre intelligence pratique, affective, arrive petit à petit à discerner la fin ; et au moment où se réalise cette induction pratique, la saisie de la fin, nous comprenons immédiatement ce qu’est un moyen comme moyen. Il faut saisir la fin pour relativiser le moyen et, pour cela, il faut aimer la fin.
C’est de cette manière que nous comprenons la véritable éducation de la volonté, puissance naturelle, capacité d’aimer qui est en nous. Celui qui veut éduquer de l’extérieur dira : « Mon petit, tu ne dois pas t’arrêter à ce bien sensible, il y a autre chose. » Mais si nous n’avons pas encore saisi le bien-fin, cela devient vite de la moralisation. On nous dit : « Ne t’arrête pas là ! » Mais nous ne connaissons rien d’autre et nous nous perdons dans le vide, la loi s’impose de l’extérieur... En revanche, quand nous découvrons un amour plus fort, plus profond, il nous détache d’un amour relatif. C’est là la purification qui se fait de l’intérieur par l’amour, et c’est là l’éducation de l’amour. De l’amour des biens sensibles qui nous séduisent, nous passons à la découverte de la fin, à partir de et grâce à l’amour d’un bien spirituel. Dès que nous découvrons la fin, notre cœur est saisi par un bien absolu ; c’est alors que nous pouvons regarder les biens sensibles comme des moyens, ils sont relativisés. Nous saisissons donc pour nous, à l’intérieur du bien, la distinction du bien sensible et d’un bien qui est au-delà du sensible, d’un bien spirituel. La fin de l’homme est toujours un bien spirituel, le bien sensible ne peut pas nous finaliser.
Cela nous permet de bien comprendre que le passage du bien à la fin s’opère dans une analyse qui est une distinction et non pas une séparation. Il faut bien préciser cela car nous risquons toujours de faire d’une analyse, d’une distinction, une séparation. C’est dans une induction pratique que, progressivement, nous distinguons la fin des moyens. Du point de vue de l’expérience, les moyens sont toujours pour nous beaucoup plus proches. Nous pouvons d’ailleurs nous poser cette question : au sens strict, avons-nous l’expérience de la fin ? Nous avons l’expérience de biens aimés, nous avons l’expérience des moyens et de ce qu’on appellerait du point de vue psychologique les motivations, qui n’expliquent pas la fin car elles sont périphériques et restent de l’ordre des moyens. Nous avons donc une expérience des biens eux-mêmes dans l’expérience interne de l’amour et nous avons une expérience extérieure des motivations multiples, de tout ce qui nous conditionne dans nos activités : notre tempérament, nos différents désirs, les opinions des autres, etc. Mais avons-nous l’expérience de la raison de bien ? Au sens strict, non : la raison de bien, comme fin-principe, est saisie uniquement par l’intelligence. Par cette induction, notre intelligence saisit la fin comme principe et découvre qu’elle ordonne tous les moyens en leur donnant leur signification propre. C’est alors que nous dépassons les motivations, en voyant qu’elles ne sont pas ce qui nous finalise. Le danger du psychologisme est d’en rester aux motivations et de ne jamais saisir la fin.
Sans l’induction, qui relève de l’intelligence en quête de vérité, nous n’opérons pas ce dépassement vers la fin qui est au-delà de tous les moyens. La philosophie joue là un rôle capital dans notre vie pratique, humaine. Trop souvent, dans l’expérience habituelle, nous ne faisons pas attention à l’importance de cette découverte de la fin. Certes, si nous sommes très spirituel, nous purifions, nous rectifions nos intentions ; c’est ce que Ton dira dans le langage spirituel habituel.
Si Platon et Plotin parlent de purification, ils le font dans un sens différent car seule une philosophie réaliste précise le rôle de l’intelligence dans l’induction de la fin. L’induction est dans l’ordre intellectuel ce qu’est la purification dans l’ordre affectif. La purification consiste à relativiser quantité de choses secondaires qui peuvent nous arrêter, qui nous enfoncent dans des ornières. L’intelligence, qui doit être au service de cette purification de la volonté, doit donc avoir un sens très aigu de la découverte inductive de la fin. Car si nous n’avons que les purifications au niveau affectif sans avoir de support intellectuel, nous risquons de tomber dans un volontarisme. L’induction montre la fin comme un petit point lumineux au bout du tunnel. Nous nous purifions en vue de la fin.
C’est donc l’intelligence pratique qui, au milieu de la forêt des moyens, au milieu des circonstances dans lesquelles nous nous trouvons, les dépasse pour saisir la fin. Cette fin est inséparable de ces biens secondaires puisque c’est à partir de l’amour que nous avons pour eux que nous la saisissons. Nous aimons les moyens parce qu’au fond ils nous conduisent vers le bien que nous cherchons. Le bien est donc présent à travers tous les moyens et les motivations ; ceux-ci sont comme l’hirondelle annonçant le printemps : c’est le bien qui vient au-devant de nous à travers cette physionomie particulière, ce « masque » des moyens. Le bien, le vrai bien, le bien profond, spirituel, la raison de bien, est en quelque sorte caché dans les moyens et c’est à travers eux que nous pouvons l’atteindre. Les moyens, les motivations sont sensibles, mais le bien y est présent : si nous aimons ces biens sensibles, c’est au fond parce que nous cherchons le bien présent en eux. L’amour du bien est donc présent dans des moyens qui sont aimables en fonction du bien présent et caché en eux. Et nous le découvrons d’une façon beaucoup plus explicite quand notre intelligence saisit la fin dans l’au-delà des moyens. Le bien est présent d’une manière absolue dans la fin, alors qu’il est présent relativement dans les moyens. Nous ne pouvons pas découvrir la fin sans l’amour du bien qui se trouve dans les moyens.
C’est pourquoi nous disions qu’il y a toujours deux ordres ( l’ordre de nature et l’ordre génétique ) que nous devons saisir et que nous devons bien expliciter. Dans l’ordre de nature, l’amour du bien spirituel est premier et commande la découverte de la fin ; dans l’ordre génétique, l’amour du bien-fin est annoncé par l’amour des moyens. Génétiquement, l’amour des moyens est premier. Au niveau pratique, il est important de bien saisir ces deux ordres et leur différence : l’analyse est selon l’ordre de nature ( ordre de perfection ), l’éducation s’appuie au contraire sur l’ordre génétique. Si nous confondons ces deux ordres, nous ne comprenons plus rien. La lucidité dans l’éducation consiste à comprendre que, selon l’ordre génétique, nous commençons à aimer les biens sensibles et que, par eux, nous atteignons progressivement la fin. Dans l’analyse, en revanche, nous voyons d’abord le bien que nous découvrons comme notre fin et qui ordonne les moyens comme relatifs. En exposant une analyse philosophique, nous commençons par ce qui est le plus absolu, pour voir ensuite ce qui est relatif. Mais dans un ordre génétique, c’est l’inverse, puisque nous sommes dans le devenir ; nous commençons donc par ce qui est pour nous le plus immédiat, pour nous orienter vers la fin.
L’analyse philosophique, qui est commandée par la découverte de la fin inséparable de l’amour du bien spirituel, nous permet ici de mieux comprendre ce qu’est la recherche des moyens. Elle est d’abord une recherche intellectuelle. La raison peut y intervenir car cette recherche n’est pas immédiatement dépendante de l’amour spirituel qui l’anime. Il s’agit d’abord d’une enquête, en quelque sorte, sur les divers moyens qui peuvent nous permettre de nous approcher d’une manière efficace de la personne aimée, désirée comme notre bien, notre propre fin. Cette phase d’investigation, d’information, implique une recherche inventive : il faut être à l’affût de tous les moyens possibles capables de nous aider dans cette approche, dans cette acquisition, dans cette union existentielle avec la personne que nous aimons. Cela réclame d’intéresser le plus possible d’autres personnes que nous connaissons à cette recherche : pour l’efficacité de celle-ci, la diversité de nos relations personnelles est importante. Il s’agit vraiment d’une phase inventive et intéressée, « utilitaire », où l’aspect quantitatif a son importance. Nous demandons conseil et nous délibérons, en cherchant à mieux connaître tous les moyens possibles pour nous permettre d’avancer.
Cette recherche, cette réflexion, réclame en même temps un aspect critique. Il n’est pas suffisant de connaître la diversité des moyens possibles, il faut connaître leur valeur d’efficacité et les ordonner de la manière la plus sûre en fonction de la fin. Mais il n’est pas encore suffisant de connaître la valeur d’efficacité des moyens considérés en eux-mêmes : il faut encore discerner celui qui apparaît comme le plus à notre portée, le plus proche de nous. La délibération impliquera donc constamment ces deux critères : proximité avec la fin, proximité avec nous-même qui sommes capable de nous en servir.
La phase de délibération, de conseil, est en vue du choix que nous devons faire. Toute la phase d’investigation, qui éclaire les divers moyens possibles en vue d’atteindre la fin désirée et aimée, se termine donc dans le choix. Celui-ci noue la personne dans un nouvel acte d’intelligence et d’amour qui la détermine d’une manière nouvelle vers sa fin. Il y a deux grands choix différents : le choix d’un moyen en vue de la fin et le choix amical, qui est le choix le plus qualitatif, le plus personnel, le plus parfait.
Dans le choix d’un moyen, le moyen comme tel est ce qui détermine le choix, « l’élection » : nous choisissons ce moyen en vue de la fin. Nous ne voulons pas perdre de temps, nous voulons vraiment la fin ; nous voulons la vérité, et la vérité demande cette lucidité. Alors nous choisissons les moyens de la manière la plus consciente qui soit. Au sens strict, le choix ne porte donc pas sur la fin, qui s’impose, mais sur les moyens en vue d’atteindre la fin. Et puisque les moyens sont des biens relatifs, et non pas absolus, ils comportent du plus et du moins et, normalement, ils sont multiples. Pour mieux choisir, la phase d’information, d’investigation a donc été nécessaire ; mais elle est ordonnée au choix, qui exige un nouvel acte d’amour et d’intelligence dans l’expérience réelle du moyen. Le choix relève donc de l’intelligence et de la volonté. C’est l’acte où connaissance et amour sont le plus liés. Ils sont intimement liés.
Le choix ne porte pas seulement sur les moyens permettant d’atteindre la fin aimée. Il porte en définitive sur la personne même de l’ami : c’est cette personne qui est l’élue, celle-ci qui est choisie. Car l’ami est choisi. Il n’est pas seulement une personne que nous aimons, notre bien aimé pour lui-même, ni seulement la personne que nous aimons comme notre fin ; l’ami est une personne que nous choisissons pour elle-même, par amour pour elle et non pas comme un moyen choisi en vue d’un autre bien.
C’est dans ce choix libre que l’amour d’amitié se noue. Et c’est à l’égard de la personne de l’ami que le choix libre, très discuté par les psychologues aujourd’hui, apparaît dans toute sa netteté : il est difficile de prétendre qu’on n’a pas choisi librement un ami qu’on aime vraiment. Certes, peut-être beaucoup de circonstances fortuites nous ont-elles conduit à ce choix. Mais les circonstances, que nous n’avons pas choisies librement, qui se sont imposées, ne sont pas le choix. Elles ont pu le conditionner, elles ne l’ont pas déterminé. Le choix est déterminé par l’ami en sa propre personne. Et ce choix est libre, précisément parce qu’en aimant l’ami nous le choisissons comme ami : c’est à l’intérieur de l’amour que nous avons pour telle personne, que nous pouvons la choisir librement comme ami, de préférence à telle autre personne, à toute autre personne.
Le choix amical est donc le fruit d’un amour spirituel pour une personne et d’une réflexion de l’intelligence pratique sur les diverses possibilités d’orienter notre volonté, notre capacité d’aimer ; c’est à la fois un acte de la volonté aimante et de l’intelligence pratique. C’est même dans le choix amical que l’intelligence pratique et la volonté aimante coopèrent de la manière la plus intense et la plus personnelle. L’intelligence pratique montrant les diverses possibilités d’orienter notre cœur, c’est en définitive celui-ci qui, librement, choisit. En ce sens, tout choix implique une préférence : notre cœur opte pour telle personne, excluant toutes les autres qui auraient pu être choisies. Le choix est donc toujours un acte complexe et très révélateur du caractère propre et secret de la personne. Pensons au choix du fiancé à l’égard de sa fiancée ; c’est le choix amical par excellence, qui engage bien toute la personne de l’homme.
Le choix de l’ami est au sommet de l’expérience de l’amour d’amitié, ou ce qui est le plus intime en elle. L’ami n’est pas choisi comme un moyen mais comme la personne que nous aimons et qui nous finalise. Pourquoi donc la même réalité, la même personne humaine, est-elle à la fois celle que nous choisissons, et celle que nous aimons et qui finalise notre vie ? Le choix de l’ami n’est pas le choix d’un moyen. Pourquoi choisissons-nous la personne de l’ami comme ami, alors que nous l’aimons et qu’elle nous finalise ? N’y a-t-il pas là une contradiction ?
De fait, le choix comporte une très grande diversité et une très grande extension. Nous choisissons tel outil dans le travail - évidemment, ce choix est très faible du point de vue moral ; nous choisissons encore tel moyen d’ascèse pour progresser dans la vertu de tempérance ; nous choisissons tel moyen - un livre, un cours, etc. - dans la recherche de la vérité ; nous choisissons tel ami... Plus la fin est lointaine, plus le choix sera contingent. Le choix amical, au contraire, a un poids particulier, parce que nous choisissons quelqu’un que nous aimons et qui est notre fin ; il mobilise donc toute notre volonté aimante et notre intelligence pratique cherchant la vérité dans l’ordre de l’agir. C’est dans ce choix que l’intelligence et la volonté se rejoignent de la façon la plus humaine et la plus personnelle car, d’une certaine manière, le moyen y rejoint la fin.
C’est là que l’intelligence pratique est la plus actuelle et c’est là que, d’une certaine manière, elle mesure notre acte. En effet, le choix nous place devant une multiplicité que nous pouvons ordonner, et nous choisissons en fonction d’un ordre. Dans le choix amical, cet ordre peut être tel qu’il relativise tous les possibles. Le fiancé, en choisissant sa fiancée, fait un choix qui relativise, qui écarte les autres : « C’est toi que je choisis. » L’intelligence est donc capable de relativiser toutes les autres personnes, pour mettre en lumière celui ou celle que nous choisissons. Elle est capable de regarder telle personne humaine que nous aimons comme la personne la plus aimée. C’est donc un ordre de préférence, d’estimation dans l’amour. Le choix amical transforme complètement le choix, mais il s’appuie toujours sur un discernement entre un bien absolu et d’autres biens qui deviennent relatifs. D’une certaine manière, dans le choix de l’ami, l’intelligence opère un « transfert ». Ce n’est plus tel bien utile que nous relativisons en vue de la fin ; c’est ce bien, cette personne, que nous considérons par rapport aux autres comme ayant quelque chose d’unique dans l’amour. La personne garde toute sa « valeur » de personne et d’absolu ; mais relativement aux autres, par rapport aux autres, nous la mettons comme première. Il y a donc un choix par rapport aux autres, une préférence amoureuse.
Le choix a donc deux aspects principaux : l’élément affectif qui permet de relativiser ce que nous choisissons par rapport à notre fin ; et l’élément intellectuel qui permet la recherche et le discernement du moyen le plus adapté à nous ou le plus proche de la fin. Et quand il s’agit de l’ami, l’intelligence discerne que ce moyen s’identifie à la fin. Nous ne relativisons donc pas l’ami en le choisissant ; au contraire, nous le « valorisons ». Ce choix a un caractère tout à fait particulier : l’ami devient la personne choisie de préférence à toutes les autres, et donc le bien le plus parfait.
Il est très important de saisir que dans le choix amical la personne de l’ami n’est pas relativisée en elle-même ; cela s’opposerait au fait que l’ami est notre fin. C’est par rapport aux autres qu’elle est préférée et mise en « valeur » ; elle devient première, et nous la choisissons en sachant très bien qu’elle est première. Nous pourrions en choisir d’autres. Par le fait même, nous la choisissons librement en la mettant en pleine lumière. C’est en ce sens que nous pouvons dire que le choix peut porter aussi bien sur un bien relatif ( un moyen ) que sur un bien absolu ( l’ami ). « Tu es l’objet de mon choix » ne veut pas dire : « Je te relativise », mais : « Tu es l’objet de mon choix parce que, par rapport à tous les autres, je te mets en pleine lumière ; par rapport à tous les autres tu es premier, tu es celui, celle que j’aime en premier lieu ; c’est toi que je choisis, c’est toi que j’aime de préférence à tous les autres. »
Le choix est donc un acte complexe, l’acte par excellence où intelligence et volonté se lient et coopèrent intimement 26. Dans tout choix il y a un ordre, et dans tout choix il y a un amour. Dans le choix amical, l’amour mesure l’ordre, puisqu’il est source de préférence ; dans le choix d’un outil, l’intelligence qui ordonne mesure l’amour, puisque l’outil est ordonné à l’efficacité ou au résultat.
Dans le choix amical, là où l’amour est préférentiel, là où l’ordre de l’intelligence est entièrement au service de l’amour, nous expérimentons l’acte qui, du point de vue humain, est le plus libre et le plus personnel. C’est bien le choix de l’ami qui est le choix par excellence, c’est là où le choix apparaît dans toute sa force et là où il est le plus libre. Ce choix ne diminue rien de l’intention car, en choisissant l’ami, nous choisissons la personne qui finalise en premier lieu notre vie humaine, éthique. Nous savons en la choisissant que cette personne est notre bien avec tout l’absolu de la fin. Cela fait comprendre que l’analyse que nous faisons de l’acte humain en éthique se fait dans l’immanence de l’amour et n’implique aucune extériorité. Si elle impliquait une extériorité, si les distinctions que nous faisons étaient des séparations, il y aurait une contradiction entre le premier amour spirituel et le choix. Mais cette analyse est celle de l’acte volontaire, qui est d’abord un amour et ensuite un choix : c’est l’immanence de l’amour volontaire qui se creuse de plus en plus. C’est donc dans le choix de l’ami que l’amour spirituel du point de départ est parfaitement lui-même. Voilà l’immanence de l’acte volontaire, qui n’a rien de la juxtaposition quantitative du monde physique, matériel. Nous le soulignons parce qu’instinctivement, notre imagination jouant, nous croyons que l’analyse se réalise dans l’extériorité et la juxtaposition. L’analyse propre à l’éthique se réalise dans l’immanence. Nous creusons progressivement la profondeur de l’acte volontaire et nous voyons qu’il implique l’amour, l’intention et le choix - c’est sa structure profonde.
L’acte volontaire est parfaitement en acte dans le choix, plus parfaitement que dans le premier amour. En effet, le premier amour a toujours un ordre vers le bien ; par le fait même, il implique une certaine potentialité et peut se préciser. Le premier amour n’est pas parfaitement amour, et c’est pourquoi nous pouvons le rejeter. Mais il peut devenir une intention de vie et s’achever, devenir parfait, se déterminer dans le choix. Nous avons donc là, à l’intérieur même de l’analyse de l’amour humain, trois moments qui se tiennent. Et il est très important de le comprendre pour bien saisir toute la différence entre une analyse dialectique et une analyse philosophique.
Dans l’analyse dialectique, le premier amour s’oppose au choix ; et nous voyons constamment cela du point de vue psychologique. Certaines personnes considèrent que choisir quelqu’un, c’est l’aimer moins : « Ah ! il vaut mieux rester dans l’indétermination du premier amour. Le premier amour est tellement nébuleux qu’il est beaucoup plus parfait que tout le reste ; dès qu’il faut préciser, ce n’est plus l’amour. » Certes non ! En réalité, l’amour spirituel demande d’être précisé, il réclame d’être déterminé et d’aller jusqu’au bout de la détermination. C’est le propre de l’amour spirituel, volontaire : il réclame un choix. Maintenir un amour spirituel dans l’indétermination, c’est le maintenir dans une imperfection. Le premier amour demande d’aller jusqu’au choix, et c’est le choix qui est l’amour parfait. En disant : « Je te choisis », nous disons : « Je t’aime parfaitement ». Tant que nous n’aimons pas jusque-là, nous restons dans l’indétermination et l’imperfection. Et quand nous mettons constamment en doute notre choix, cela prouve que nous considérons que l’imperfection est première, et non pas l’acte. En revanche, quand nous avons compris combien le choix seul était l’amour parfait, nous voulons nous déterminer dans l’amour ; et une fois que nous avons choisi, nous continuons et nous maintenons ce choix. La maladie du scrupule, qui est capable de détruire moralement une personne, consiste à ne plus regarder pleinement le choix comme un acte humain et parfait dans l’ordre de l’amour. Si nous mettons en doute le choix, nous n’aimons plus. Un acte humain n’est parfaitement humain que dans le choix ; il n’est parfaitement volontaire que dans le choix. Et toute attitude de scrupule, de mise en doute constante, est contraire à l’amour. Une fois que nous avons compris cela, notre volonté est déterminée. Ce n’est pas de l’entêtement, c’est être humain. Être humain, c’est maintenir la fidélité dans son choix ; la fidélité est dans le choix, parce que le choix représente l’amour volontaire dans toute sa perfection. L’amour volontaire réclame la fidélité : il réclame d’être toujours en acte et l’acte seul peut être parfaitement nécessaire, c’est-à-dire fidèle. La nécessité dans l’ordre de l’amour, c’est la fidélité, parce que l’amour est au-delà de la contingence ; grâce au choix, quelque chose demeure, dure, se stabilise en nous. Au contraire, quand nous maintenons une attitude réflexive, en introduisant le doute dans le choix, nous tuons l’amour. Celui-ci réclame le choix actuel et cette détermination : nous avons choisi en toute lucidité et nous maintenons ce choix.
La détermination du choix dépasse donc le conseil qui l’a préparé. Et le conseil est en vue du choix qu’il prépare. Il est donc bien un acte de l’intelligence pratique, c’est-à-dire finalisée. Il faut être finalisé, il faut chercher la fin, le bonheur, pour pouvoir conseiller quelqu’un en vue d’un vrai choix humain. Et en même temps, il faut une grande expérience. L’homme de conseil est un homme d’expérience, ce qui ne s’invente pas : il faut du temps, et l’on ne peut remplacer l’expérience pour saisir les situations humaines multiples et diverses. Les deux grandes qualités de l’homme de conseil sont donc d’être finalisé et d’avoir une grande expérience. Le conseil n’est donc jamais « objectif » à la manière dont certains le comprennent. Il est toujours « subjectif », parce qu’il réclame que notre intelligence soit finalisée. Mais il doit être intelligent, et c’est en ce sens-là qu’il est objectif, d’une objectivité à l’intérieur d’une subjectivité : la subjectivité de celui qui est engagé, complètement engagé, mais qui prend suffisamment de recul. Autrement dit, le conseil doit émerger, grâce à l’intelligence, au-delà des passions. Celui qui serait plongé dans les passions ne pourrait pas donner un vrai conseil. Il faut être suffisamment au-delà des passions pour comprendre ce que représente le domaine passionnel et ce que représente l’intelligence pratique. Celle-ci se sert des passions, mais elle les domine et les dépasse ; c’est le propre de l’intelligence pratique. Le bon conseiller est donc rare ! Il faut qu’il soit engagé vers la fin et il faut qu’il ait dépassé les passions pour ne pas se laisser aveugler.
Cela est capital, car celui qui conseille a une responsabilité importante, celle de disposer au choix. Un conseil ne détermine pas le choix, il ne fait qu’y disposer. C’est pourquoi celui qui donne un conseil dira toujours : « Je vous conseille cela, mais vous ferez ce qui vous semble le mieux », surtout s’il exerce une autorité, et a un ascendant sur celui à qui il donne conseil. Le conseil est d’ordre intellectuel et c’est pourquoi un autre peut nous donner un conseil : l’intelligence a un mode universel. En revanche, personne d’autre ne peut choisir pour nous, sauf si nous sommes malade ou scrupuleux ! Il arrive donc que des intellectuels aient beaucoup de mal à choisir. Ils peuvent être merveilleux au stade du conseil, parce qu’ils ont une imagination d’une fertilité prodigieuse, mais n’arrivent jamais à choisir parce que l’élection est un dépassement de la délibération par l’amour. Il y a dans tout choix un engagement qui est irréductible au conseil. Le choix est donc un acte principalement volontaire grâce à une intelligence qui juge en ordonnant. En revanche, le conseil est un acte principalement intellectuel, d’une intelligence qui délibère et qui raisonne. Le conseil implique donc encore une distance, tandis que le choix implique nécessairement un engagement, qui reprend toute l’intention de vie et le premier amour.
Le conseil dispose donc au choix mais ne le détermine pas. Ce qui détermine le choix, c’est ce qui est le plus proche de la fin que nous poursuivons ou, au contraire, ce qui est le plus adapté à nous et à notre conditionnement. Ces deux éléments jouent toujours mais l’un ou l’autre est premier. Quand nous analysons un choix, ce sont en définitive ces deux éléments que nous devons bien comprendre. Nous choisissons toujours au milieu de nos passions et dans la lumière de notre fin ; mais, ou bien nous regardons avant tout la fin, ou bien nous nous regardons avant tout nous-même dans notre conditionnement passionnel et sensible. De là viendra la diversité fondamentale des choix humains.
Dans l’analyse philosophique de l’acte humain à partir de l’expérience de l’amour d’amitié, la liberté apparaît donc à deux moments différents : pour accepter ou refuser l’amour spirituel du bien, et dans le choix des moyens ou de l’ami. Il est important de bien distinguer ces deux types de liberté, d’autant plus que le problème de la liberté prend aujourd’hui une grande importance. Cette distinction repose sur l’analyse que nous avons faite de l’acte humain. Dans une perspective phénoménologique, l’amour de préférence ( donc la liberté de choix ) sera premier, parce que c’est là où notre conscience est le plus éveillée. Mais dans une véritable analyse philosophique, nous découvrons que tout amour d’amitié repose sur un premier amour spirituel, qui est un lien de notre volonté avec un bien personnel ; et nous découvrons que le bien personnel qui suscite en nous cet amour peut être notre fin ou non, que le premier amour est donc capable d’être une intention de vie ou non. L’intention de vie et la préférence du choix sont deux choses distinctes et c’est pourquoi il y a deux aspects de la liberté.
Nous avons vu que dans l’acte humain, le jugement de l’intelligence prend une place toujours plus importante. La coopération de l’intelligence avec la volonté est toujours plus grande. L’intelligence n’est pas rivale de l’amour, et c’est ce qui nous permet de bien comprendre la place de la liberté. Le premier amour qui porte sur le bien est au-delà de la liberté, il est plus fondamental. Nous ne sommes pas libre d’aimer une personne : nous constatons que nous l’aimons ! Mais nous sommes libre d’accepter ou non la transformation de ce premier amour en intention de vie ; et nous sommes libre de choisir le moyen qui nous permettra d’en être plus proche.
Il existe donc bien deux types d’actes libres du point de vue moral : l’acte libre de l’intention de vie acceptée, et le choix ; un acte libre qui consiste simplement à reconnaître que l’amour de ce bien nous finalise ( nous l’acceptons ), et l’acte libre qui consiste à préférer tel moyen à tel autre, ou telle personne à telle autre.
L’acte libre de l’intention est le plus radical. Nous acceptons de laisser cet amour nous envahir, en découvrant l’autre non seulement comme notre bien mais comme notre fin. C’est donc un amour absolu qui s’impose à nous comme primordial. Nous aimons, et nous transformons cet amour en intention de vie. Nous mobilisons donc toutes nos forces en vue de cet amour, pour cet amour. Il y a là une liberté fondamentale : accepter de se laisser prendre par le bien aimé. Nous ne choisissons pas le bien mais nous acceptons l’exercice de cet amour, nous acceptons qu’il prenne possession de notre cœur et devienne alors pour nous une fin. Nous acceptons que ce bien, qui est une personne, nous finalise. Le premier acte libre est l’acceptation de cet amour qui nous envahit. Comment cela s’opère-t-il ? En découvrant que le bien peut nous attirer d’une façon telle qu’il nous prend entièrement. Alors nous pouvons réfléchir en disant : « Ce bien, j’accepte qu’il m’envahisse et qu’il devienne une fin, que cet amour soit une intention de vie. » Il y a donc une acceptation de la force, de la puissance, de l’efficacité de l’amour. La première efficacité de l’amour est là : il peut mobiliser toutes nos forces. Quand il mobilise toutes nos forces et que nous le reconnaissons et l’acceptons, nous sommes devant le premier acte libre. Nous ne disons pas « oui » à l’attraction du bien. Le « oui », c’est lorsque nous avons compris que ce bien nous attirait, qu’il était bon pour nous d’être attiré et que cette attraction du bien s’exerçait d’une manière telle qu’il pouvait polariser toutes nos forces dans un amour spirituel efficace, conquérant, qui s’empare de toute notre volonté. Alors nous sommes fort, capable de tout entreprendre et de tout supporter. L’amour comme tel ne nous rend pas capable de cela : il demeure affectif. La première efficacité qui apparaît dans l’amour se fait par le passage du bien à la fin. Il est intéressant de le comprendre parce qu’il peut y avoir des gens « finalisés » sans amour. Les stoïciens sont ainsi : l’efficacité l’a emporté sur l’amour, à travers un but qui les mobilise et les rend « forts ». Ce sont des gens qui ont une certaine intention de vie : coûte que coûte, mort ou vif, il faut y arriver ! Alors la volonté est nouée. Mais l’intention volontaire l’emporte sur l’amour, l’efficacité l’emporte sur l’amour. C’est une fausse force, toujours un peu brutale et blessante. Ce n’est plus un véritable dépassement dans l’amour vers la fin : celui-ci se réalise toujours de l’intérieur. C’est la conquête héroïque d’un but, d’un idéal, sans amour mais à force de volonté... Il n’est pas suffisant d’être « finalisé », il faut aimer. Il ne faut pas que la fin tue le bien, il ne faut pas que l’intention tue l’amour.
Le second acte libre est dans le choix amical ou dans le choix d’un moyen en vue d’aimer la personne de l’ami. Nous l’avons vu, dans l’amour d’amitié la fin peut être objet de choix, lorsque nous saisissons qu’elle peut être multiple. Ce bien que nous aimons et qui est notre fin n’est pas le seul, il y en a d’autres. Quand nous aimons telle personne, il y a aussi telle autre, c’est évident. Elle n’est pas seule. Et parce qu’elle n’est pas seule, il faut la choisir, ce qui implique un certain ordre de préférence : nous faisons passer devant tel ami plutôt que tel autre, tel bien plutôt que tel autre, tel moyen plutôt que tel autre. Le choix amical opère cela d’une façon plénière : en choisissant l’ami, nous le préférons, nous lui donnons un sort unique. Et la manière dont nous choisissons est très importante, parce que le choix est avant tout subjectif. Il a quelque chose d’objectif, mais il est plus subjectif qu’objectif, et c’est ce qui fait comprendre la liberté de choix. L’ami est fin, le bien absolu ; et il peut devenir le « moyen », mais un moyen numéro un ! « Je te choisis » : quand nous disons cela, nous regardons l’ami relativement à tous les autres. « Au milieu de dix mille, je te choisis, tu es l’unique. » Tous les autres disparaissent ! Comment peut-on faire cela ? C’est parce que le choix est subjectif. Dans le choix, l’aspect subjectif est plus important que l’aspect objectif ; le sujet peut donc donner à un moyen une valeur unique, et se servir de l’absolu comme d’un moyen identique à la fin. Quand nous choisissons l’ami, nous le choisissons toujours de préférence à tous les autres. C’est l’intelligence qui, subitement, donne à ce moyen ou à cet ami une valeur unique, bien que nous sachions qu’objectivement cela ne s’impose pas. Nous sommes absolument libre. La liberté de choix va donc très loin, plus loin que la liberté d’exercice dans le passage du premier amour à l’intention. La liberté d’exercice est fondamentale, mais la liberté de choix va plus loin parce qu’elle enveloppe non seulement l’exercice mais aussi l’objet : c’est nous qui donnons à cet objet, donc à ce moyen, une valeur d’absolu, parce que nous le rendons conjoint à la fin ; c’est nous qui donnons à tel ami ce caractère unique. Le moyen conjoint à la fin est alors rayonnant de la splendeur de la fin. C’est alors que l’ami est le secret de notre cœur. Le choix libre de l’ami est donc un « prolongement » du premier amour pour le bien spirituel, en impliquant tout le contexte concret dans lequel nous le choisissons de préférence à tout autre bien personnel, spirituel. L’ami demeure un objet d’élection, de choix préférentiel.
Dans le choix amical, la liberté personnelle est au-delà de l’obéissance et de l’autorité. Nous ne pouvons pas dire à quelqu’un ayant l’autorité sur nous : « Choisis pour moi et je choisirai avec toi. » Et nous ne pouvons pas dire, en exerçant l’autorité : « Je choisis pour toi » ou « je juge ton choix et je le mesure ». L’autorité ne mesure pas la liberté de choix car celle-ci est proprement au niveau de l’amitié : dans l’amour d’amitié, les amis ont le même vouloir, donc le même choix. Il s’agit du réalisme propre à l’amour d’amitié, qui est au-delà de l’autorité comme telle. Et cela peut s’étendre à beaucoup de domaines et les transformer : sachant que notre ami a une compétence plus grande que nous dans tel domaine ( l’ami connaît souvent mieux son ami que l’ami ne se connaît lui-même ), nous pouvons « abdiquer » notre propre élection et dire : « Tu choisiras mieux que moi. » Mais ce n’est pas un acte d’obéissance ; c’est plus grand, cela relève de l’amitié. Un ami peut ainsi demander certaines choses qu’un supérieur exerçant l’autorité ne demanderait pas. L’autorité reste toujours celle d’un supérieur. Dans l’amitié, il n’y a plus de supérieur ni d’inférieur, il y a l’unité. Il y a alors cet échange mystérieux, par lequel la volonté de l’un passe dans la volonté de l’autre ; et tous deux sont unis dans une souveraine liberté. Là, la liberté consiste donc en ce qu’il y a un passage de la volonté de l’un dans la volonté de l’autre : les amis sont deux mais il n’y a qu’un seul vouloir. C’est en ce sens que l’amour d’amitié est au-delà du bien commun d’une communauté.
Comprenons bien la différence entre l’autorité et l’extension, le rayonnement de notre choix amical. Nous choisissons en sachant très bien que notre choix est unique et personnel. Mais comme nous ne sommes jamais absolument sûr de nos choix, nous pouvons très bien en arriver à dire à notre ami : « J’ai pleine confiance en toi, c’est toi qui choisiras pour moi. » Ce n’est pas une abdication de notre volonté mais simplement un fruit de l’amitié : l’ami prend possession du cœur de son ami d’une manière telle qu’il choisit avec lui et pour lui. C’est le fruit le plus immanent de l’amour d’amitié, surtout quand ce choix porte sur des choses importantes. Cela peut aller jusqu’à une orientation de vie, ce qu’il est essentiel de saisir parce que cela fait comprendre ce que représente vraiment l’amitié et la communication de ce qu’il y a de plus intime dans l’acte volontaire qui est le choix. Dans le choix, nous laissons passer quelqu’un devant nous et nous le mettons dans une situation unique en le faisant passer avant tous les autres. L’ami, en tant qu’ami, est toujours unique : au moment même où nous le choisissons comme ami, il est unique et passe donc devant tous les autres. Nous lui donnons notre amour, nous lui donnons notre cœur d’une manière telle que notre cœur et le sien ne sont plus qu’un, dans une unique intention et un unique amour.
Les deux types d’acte libre que nous avons étudiés impliquent donc un jugement, portant sur l’amour et comparant deux biens entre eux. L’un met en lumière la bonté même de l’acte d’amour -c’est la liberté d’exercice dans l’intention ; l’autre met en lumière la qualité de tel bien-moyen ou l’absolu du choix préférentiel de l’ami - c’est la liberté de choix. Il est donc important de ne pas chercher ce qu’est la liberté en elle-même, mais d’analyser les actes libres dont nous avons l’expérience. C’est là que nous voyons que l’amour spirituel, volontaire, est antérieur à l’acte libre qui naît à partir de l’amour. Ce n’est donc pas le problème de la liberté qui est premier dans l’ordre éthique, mais celui de l’amour spirituel portant sur une personne, sur le bien spirituel. Il est du reste facile de le comprendre : à quoi me sert-il d’être libre si je n’aime pas, si je ne puis aimer ? La liberté vient qualifier l’amour, et non l’inverse. Cela est capital pour fonder l’éthique. Certes, l’homme a besoin de liberté et n’est heureux que s’il est libre ; mais ce n’est pas la liberté qui le rend heureux, c’est l’amour. La liberté demeure seconde, elle se fonde sur l’amour.
Avec la liberté apparaît la responsabilité éthique : ayant accepté librement le premier amour spirituel, nous en sommes responsable. Nous aurions pu le refuser ; l’ayant accepté, nous sommes responsable de toutes les conséquences qui s’ensuivront. Et plus profondément, le choix libre de l’ami nous en rend responsable : l’ayant choisi librement comme ami, nous nous engageons à son égard, nous promettons d’être son bien, de l’aider à être pleinement lui-même, de l’achever, d’être source de bonheur pour lui. Ayant choisi cette personne comme ami, nous sommes lié à elle, à sa propre finalité. Nous ne pouvons l’abandonner, la laissant seule, sans trahir notre engagement libre, sans trahir l’amour spirituel qui est à la source de ce choix.
La responsabilité, qui est un élément très important de la personne et de l’éthique personnelle, a bien un double visage : nous sommes responsable de nos actes et de l’orientation profonde de notre vie ; et nous sommes responsable de notre ami - d’une personne autre que nous - dès que nous l’avons choisi comme ami. Avant d’être responsable de ce qui nous appartient et de ce que l’on nous a prêté - responsabilité dans l’ordre de l’avoir - nous exerçons une responsabilité fondamentale sur nos propres opérations ; et nous exerçons une responsabilité sur la personne de notre ami, ce qui présuppose toujours celle que nous avons de nos propres activités. « Être responsable » qualifie donc la personne dans son propre développement humain : celle-ci est « maîtresse d’elle-même », capable de se gouverner dans son orientation la plus radicale - son premier amour spirituel -, grâce à l’autonomie profonde qu’elle possède en elle-même, et dans son choix le plus personnel le plus parfait, le choix amical 27.
Puisque le choix libre de l’ami est réciproque et engage deux personnes, il faut qu’il s’exprime et se dise. En le disant et en l’exprimant, l’ami sort de ce qu’il portait au plus intime de lui-même comme un secret et le communique ; à l’ami en premier lieu, puis à ceux qui vivent proches de lui. En se disant, l’amour spirituel s’extériorise et s’incarne ; il assume le corps et réclame une certaine vie commune. L’amour d’amitié, pour s’épanouir, réclame la réalisation d’une certaine œuvre commune : c’est par là que l’union affective devient de plus en plus effective. L’amour en lui-même est au-delà de l’œuvre commune, puisqu’il est relatif à la personne, au bien spirituel existant. Mais pour se développer, il se sert de tout le conditionnement extérieur et de la réalisation d’une œuvre commune avec l’ami.
Le passage de ce que l’ami porte au plus intime de lui-même à la communication extérieure que tous peuvent voir réclame un acte humain spécial : l’imperium. On se commande alors à soi-même : « C’est le moment opportun, fais ceci. » La personne mobilise alors toutes ses énergies pour exécuter, pour réaliser ce qu’elle a décidé de faire. C’est là qu’elle doit être victorieuse des dernières difficultés qui peuvent se présenter, provenant du milieu extérieur en lequel elle doit agir. Celui-ci, en effet, peut toujours cacher des oppositions et susciter des attaques insoupçonnées.
L’imperium est un acte particulièrement important car c’est sur lui que repose l’efficacité ultime de notre choix et de notre intention de vie. Si nous n’arrivons pas à nous commander à nous-même, si à ce moment-là la peur, l’angoisse, le « trac » nous saisissent, notre choix, si parfait qu’il soit, ne peut aboutir. Nous restons alors dans notre immanence, sans être capable de rejoindre l’autre dans sa propre existence. Nous subissons alors un phénomène d’inhibition, une fuite devant l’obstacle qui pourrait surgir, que nous imaginons et qui nous panique. Ce phénomène est particulièrement fréquent chez les intellectuels, toujours un peu idéalistes. Le « réel sauvage » leur fait peur, car ils ne le maîtrisent pas et ne le connaissent pas vraiment. C’est l’inconnu qui, comme inconnu, les terrorise. Ils deviennent alors incapables de passer à l’exécution, de dire leur choix et de se jeter à l’eau.
Cet acte de se commander à soi-même réclame un nouvel amour du bien désiré, de la personne aimée, mais il est avant tout un acte de l’intelligence pratique qui ordonne l’exécution. C’est bien notre intelligence pratique qui doit éclairer jusqu’au bout la réalisation concrète de notre activité humaine. Celle-ci est orientée par l’intention de vie, déterminée par le choix, et elle réclame cette ultime précision de l’exécution pour ne pas être abandonnée au hasard mais rester une œuvre humaine et personnelle, parfaitement assumée.
On dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions ! On veut dire par là que beaucoup d’hommes demeurent dans l’intention, qui devient une velléité, et que très peu sont réellement, effectivement présents dans leur activité. Ils manquent de réalisme dans l’imperium, ils n’ont pas fait ce passage de l’invisible au visible. Quand les choses ne nous coûtent pas beaucoup et que nous pouvons nous contenter de « bonnes intentions », nous sommes là ! Mais quand il s’agit d’exécuter et d’être effectivement engagé, il n’y a souvent plus personne. Un partage se fait donc là, dans le passage du choix à l’imperium. Et l’on peut voir, là encore, deux extrêmes. Si l’imperium est posé comme l’acte dominant de la morale, nous aurons une morale du devoir : « Il faut faire cela, je dois faire cela. » Mais il y a aussi ceux qui mettent entre parenthèses l’imperium : « L’exécution est inutile, l’essentiel est de garder une pureté de cœur, une droiture d’intention. » L’imperium est donc une clef, nous en avons besoin et, par là, nous maintenons un réalisme affectif. Les personnes qui ont tendance à se laisser emporter par l’imaginaire doivent être très attentives à l’imperium : certaines personnes choisissent avec une délicatesse merveilleuse, avec finesse, avec goût, mais n’ont jamais aucune réalisation, elles manquent d’imperium. Celles qui ont tendance à prendre trop les choses en main, à tout commander, doivent être attentives au fait que l’imperium est relatif à l’intention et au choix. Nous devons toujours essayer d’harmoniser en nous l’amour et l’efficacité. Le caractère effectif de nos actes provient de l’imperium, tandis que l’amour, l’intention de vie et le choix demeurent intérieurs. Une véritable morale exige une certaine efficacité : une efficacité enveloppée d’affectivité, de l’intention de vie, de la finalité ; cette efficacité-là ne s’oppose pas à la finalité : elle naît de la finalité et elle est pour elle.
Historiquement, il est intéressant de voir que, pour saint Thomas, l’imperium est un acte d’intelligence pratique 28, alors que pour Suarez, il est un acte de volonté 29. Il est capital d’y réfléchir, parce que cela donne deux perspectives complètement différentes sur le point de vue moral. En analysant cet acte, nous pouvons préciser que l’imperium est encore le fruit de l’intelligence et de la volonté. Saint Thomas et Suarez ont, d’une certaine façon, tous deux raison, mais sur deux plans différents. Au niveau psychologique, nous aurons tendance à affirmer que l’imperium est un acte volontaire ; mais au niveau de l’analyse philosophique, nous saisissons que c’est un acte d’intelligence pratique. C’est sans doute là que nous voyons le mieux la différence entre le niveau psychologique et celui de l’analyse philosophique. Du point de vue psychologique, il apparaît comme un acte de volonté : « Je dois me lever... » Et nous dirons spontanément : « Ce matin j’ai manqué de volonté, j’étais très fatigué, je ne me suis pas levé à l’heure. » Nous sentons bien qu’il y a un potentiel d’énergie qui n’est pas là. Donc, dans l’ordre du conditionnement psychologique, l’imperium apparaît comme un acte volontaire. Mais du point de vue philosophique, qui ne regarde plus le conditionnement mais la signification de l’acte, l’imperium est un acte d’intelligence. En effet, le passage de l’invisible au visible, du cœur profond, affectif, qui se noue dans le choix, à l’exécution, ce passage implique un ordre particulier, donc une intelligence spéciale : il faut dominer intellectuellement et comprendre qu’il y a deux ordres différents, celui de l’immanence profonde de notre cœur dans son choix et celui de l’exécution au milieu de toutes les circonstances extérieures. L’imperium est donc proprement un acte d’intelligence pratique pour ordonner l’exécution, ce qui échappe à la conscience psychologique.
Mais quel est le caractère propre de l’intelligence dans l’imperium ? Il ne s’agit plus de regarder les possibles mais de dire : « Fais ceci ». C’est l’intelligence dans ce qu’elle a de plus impératif, avec tout son poids de rigueur et d’intransigeance. C’est l’intelligence du commandement, qui ordonne d’une façon impérative. Il y a des hommes de bon conseil : ils ont une intelligence « flottante », ils voient toutes les possibilités ; et il y a des hommes de commandement : leur intelligence n’est pas flottante, elle sait, elle détermine. C’est un autre aspect de l’intelligence.
Mais pourquoi l’intelligence domine-t-elle dans l’imperium, alors que la volonté est première dans le choix ? Parce que le choix regarde un bien, alors que l’imperium regarde l’ordre de l’exécution. Certes, ces deux actes concernent l’intelligence et la volonté. Mais si nous les analysons, nous découvrons que le choix porte sur un bien. Il est donc avant tout un acte de volonté, qui est spécifié par le bien. En revanche, ce qui spécifie l’imperium, c’est de se donner un ordre à soi-même : « Fais ceci ». L’imperium ne porte donc pas sur le bien, mais sur l’exécution actuelle : « Fais ceci maintenant ». Il est dans l’instant présent. L’imperium relève donc proprement de l’intelligence. Il présuppose la volonté mais il est un acte d’intelligence. L’exécution, l’ordre, l’imperium, impliquent une adhésion volontaire, un amour : les hommes de commandement aiment car, sans amour, il y a du laisser-aller et ce n’est plus efficace. Mais la spécificité de l’acte de commandement relève de l’intelligence. L’autorité repose donc sur l’intelligence : il faut être intelligent pour arriver à commander dans l’ordre de l’exécution. Ordonner l’exécution, c’est voir ce que l’on doit faire en premier, en second, en troisième lieu. La volonté aimante est présupposée mais un nouvel acte d’intelligence pratique est nécessaire. L’imperium est immédiatement pratique : cela demande de se réaliser maintenant. Il n’y a rien de spéculatif dans le commandement comme tel, c’est ce qui réclame l’application immédiate.
L’intelligence et la volonté s’unissent donc d’une nouvelle manière dans l’imperium. Si nous les séparons ou les confondons, nous n’avons plus de commandement. Il faut les distinguer et toujours maintenir l’équilibre entre les deux. Un véritable chef est totalement engagé par amour et est suffisamment intelligent pour prendre du recul et ordonner l’exécution. Pour commander, il faut être suffisamment séparé. Nous pensons ici à cette affirmation d’Héraclite, constamment reprise : « Le sage est séparé de tous 30. » Or, c’est l’intelligence qui sépare parce qu’elle saisit l’ordre ; la volonté, au contraire, unit dans l’amour. Pour pouvoir commander, il faut être suffisamment séparé, et c’est pourquoi beaucoup d’hommes aujourd’hui n’aiment plus commander, parce qu’il faut accepter une certaine solitude. Mais d’autre part, quand la distance est trop grande entre celui qui commande et les autres et qu’il n’y a pas assez d’amour, l’autorité blesse. Nous connaissons la question posée par saint Augustin et, bien plus tard, par Machiavel : « Faut-il être plus aimé que craint ? » Saint Augustin dit qu’il faut être plus aimé que craint 31, Machiavel qu’il faut être plus craint qu’aimé 32... Certes, une certaine crainte est nécessaire pour le début de la sagesse, surtout quand on a affaire à des gens « rustiques » ! Mais d’une manière générale, il faut beaucoup plus d’amour ; l’amour rend proche, l’intelligence distingue, sépare.
Comprenons donc que l’ami qui déclare à son ami qu’il le choisit et veut réaliser avec lui une œuvre commune doit assumer dans un regard très lucide toutes les conséquences de son choix amical, il doit en porter toute la responsabilité. Et l’ami doit être pleinement associé à cette responsabilité : il est co-responsable, il est lui-même totalement responsable, car il a accepté ce choix et l’a déclaré à son tour. Dans l’amour d’amitié, l’imperium permet donc aux amis de se nouer concrètement et dans la durée, dans une responsabilité mutuelle de l’un à l’égard de l’autre et à l’égard de leur amitié et de sa croissance.
L’application, l’usage volontaire de nos diverses puissances suit cette ultime décision, pour réaliser concrètement, dans ce lieu et à ce moment, tout ce qui a été ordonné.
L’analyse philosophique de l’amour d’amitié nous met donc en présence, de la façon la plus parfaite, des divers moments de l’activité humaine personnelle, de toute activité morale. C’est en ce sens que nous pouvons dire que cette expérience fonde bien une philosophie éthique. En effet, tout acte humain moral est un acte volontaire. Les actes qui ne sont pas volontaires, qui relèvent de notre imagination, de nos passions et de nos instincts, sans être assumés par notre intelligence et notre volonté ( comme cela peut arriver lorsque nous dormons ou dans certains états de fragilité et de faiblesse ), ne sont pas des actes humains. Certes, ce sont des actes qui proviennent de l’homme, mais en ce qu’il a de commun avec les animaux et non en ce qu’il a de propre. Ce qui est propre à l’homme, et qui le distingue des animaux, c’est son esprit : son intelligence et sa volonté. Les actes vraiment humains sont volontaires, impliquant la lucidité de l’intelligence.
Or, l’acte volontaire fondamental et premier est l’amour spirituel. L’éthique, qui étudie les actes humains, doit donc analyser en premier lieu l’amour spirituel portant sur un bien spirituel : la personne. Cet amour spirituel est ordinairement vécu et expérimenté à travers d’autres actes volontaires plus complexes, d’autres modalités d’amour : le désir, l’intention, le choix des moyens. Il existe cependant comme un appétit fondamental qui porte sur le bien spirituel, la personne. Nous l’avons analysé comme le fondement même de l’amour d’amitié.
Cet appétit spirituel premier, s’il ne se corrompt pas en amour imaginaire qui regarde un idéal, se transforme en une intention de vie. L’intention est capitale pour préciser ce qu’est l’éthique ; mais elle présuppose un amour spirituel. L’intention de vie nous oriente vers un bien que nous regardons comme notre fin. Un homme finalisé est capable de mobiliser toutes ses forces pour atteindre ce bien aimé et découvert comme une fin.
Pour l’atteindre, il faut passer de l’union affective avec la fin aimée, à l’union effective. Et pour cela, il est nécessaire de réfléchir sur les moyens permettant d’atteindre cette fin. C’est la phase d’enquête, d’information sur les moyens. Nous devons demander conseil à nos amis, à nos connaissances, pour savoir quel moyen il faut choisir pour aboutir de la manière la plus efficace à la fin recherchée. Cette phase d’enquête, de conseil, s’achève par un choix libre de tel ou tel moyen ou de tel ami.
Nous passons ensuite à l’exécution, nous commandant à nous-même de faire ceci ou cela. Et nous nous servons de tout ce qui est à notre usage personnel pour que cette réalisation soit parfaite et bonne.
Nous découvrons donc bien tous les moments de l’acte volontaire dans l’analyse de l’amour d’amitié. De plus, dans cette expérience, la réciprocité dans l’amour spirituel renforce et stabilise tous les grands aspects de notre vie morale. C’est déjà le cas pour le désir : rien n’augmente plus le désir d’aimer que la rencontre de quelqu’un qui nous aime et qui nous paraît réaliser d’une façon tout à fait bonne notre désir. Nous trouvons dans l’ami une réalisation très concrète du désir le plus profond de notre volonté, de notre cœur. De même, dans l’intention de vie : nous la rencontrons chez l’ami, et son intention est la nôtre. Deux amis se nouent dans l’intention de vie, et parce que chacun la retrouve chez l’ami, elle devient beaucoup plus forte et concrète. Le choix est encore un moment particulièrement grand dans le choix amical. En effet, dans le choix amical, nous choisissons à la fois un bien qui nous aidera, qui nous permettra d’être plus nous-même, d’acquérir davantage notre finalité, et une certaine fin. D’une certaine façon, l’ami est un moyen unique conjoint à la fin. La personne de l’ami, en tant qu’elle est aimée comme ami, est un bien substantiel et donc une véritable fin de l’agir humain. Et notre agir humain prend, grâce à l’ami, une tournure très parfaite, très spéciale : nous découvrons une sécurité, une stabilité, une profondeur nouvelles dans l’amour. L’ami ne nous arrête pas dans notre intention profonde de vie. Au contraire, il nous permet d’avoir une intention de vie plus parfaite. Notre intention est en quelque sorte doublée par celle de l’ami : nous sommes deux et l’ami est pour nous une forteresse 33. Notre objectivité sur les réalités qui nous entourent peut donc se réaliser d’une façon beaucoup plus nette ; notre affectivité se purifie, l’imaginaire tombe grâce à l’ami : son regard, son intelligence complètent les nôtres et nous rectifient. Puisque nous aimons sa personne comme un bien absolu, son intelligence compte pour nous pardessus tout et l’ami, loin de nous arrêter dans la recherche de la vérité, sera au contraire celui qui nous y aidera le plus. Grâce au choix amical, la personne de l’ami est donc aussi pour nous le moyen unique, uni personnellement à la fin.
Il est donc très important de considérer ce lien entre le désir du bonheur et la découverte personnelle de l’ami. Dans l’expérience de l’amour d’amitié, notre désir du bonheur se concrétise et acquiert une force très spéciale, toute particulière, unique. Avec l’ami, la personne et l’individu se concrétisent : le moyen et la fin se donnent à nous et nous permettent de poursuivre notre route avec beaucoup plus de force. Nous marchons la main dans la main, nous sommes deux en une intention de vie.
En analysant l’acte humain, du premier désir du bonheur jusqu’à la découverte de l’ami, nous découvrons ainsi que le caractère particulier de l’activité humaine est que nous sommes maître de nous-même, c’est-à-dire responsable de nos actes. Le désir du bien, du bonheur, se concrétisant dans la rencontre de l’ami, nous fait comprendre toute la responsabilité que nous pouvons avoir. En effet, si l’ami nous réconforte et nous fortifie, c’est aussi pour nous une très grande exigence : nous sommes responsable de son amour pour nous. Et si nous nous orientons vers une fausse finalité, nous entraînerons notre ami sur une fausse piste. L’ami nous montre donc la responsabilité que nous avons, non seulement à l’égard de nous-même, mais aussi à l’égard de l’autre.
L’expérience de l’amour d’amitié nous fait comprendre que la responsabilité dans l’agir naît à partir du désir. Nous sommes responsable quand nous acceptons que le désir que nous avons du bien oriente toute notre vie : c’est le passage du désir à l’intention. Et nous sommes responsable de nos intentions. Le désir est né en nous spontanément mais, en réfléchissant sur ce désir pour qu’il devienne en nous une intention de vie, nous en devenons responsable. La responsabilité naît donc à partir de l’intention de vie. Nous la retrouvons dans le conseil que nous pouvons demander ou donner aux diverses personnes que nous connaissons. Et surtout, nous la retrouvons dans le choix : nous sommes responsable de nos choix.
Cette responsabilité nous fait bien comprendre ce qu’est la liberté. Si nous ne voyons pas notre responsabilité, si nous vivons aveuglément, sans réfléchir, nous n’avons pas le sens de notre liberté. Nous aurons peut-être le sens de notre spontanéité, de notre instinct, nous agirons comme un petit animal qui s’oriente en fonction de ce qu’il sent... Nous agirons donc selon les manifestations, en fonction des opinions des autres, mais nous ne serons pas vraiment responsable ni libre. Responsabilité et liberté vont de pair. Nous sommes responsable des autres et libre de nos actes. Responsabilité et liberté impliquent un dominium sur nous-même : nous sommes maître de notre vie, de son orientation, de nos intentions de vie.
Nous devons donc comprendre que les conseils et l’imitation sont très utiles : cela nous accompagne et nous aide. Mais il y a un moment où nous sommes seul en face de notre fin. Notre fin, c’est l’ami. Et l’ami, s’il s’agit d’un véritable ami, a la même évolution que nous et doit aussi choisir. C’est le choix de l’un rencontrant le choix de l’autre qui caractérise l’amitié. Dans l’amour d’amitié, nous choisissons la personne qui nous aime dans ce qu’il y a de plus profond en nous et dans ce qu’il y a de plus connaturel avec elle en nous. Il y a donc un choix qui porte avant tout sur la finalité personnelle et, dans cette lumière, sur notre manière d’être particulière, individuelle, nos passions, notre affectivité.
Nous savons par expérience que chacun des moments de l’acte volontaire peut être défiguré, et même détourné, à cause de l’influence de notre imagination et de nos passions ; celles-ci peuvent étouffer non seulement nos choix libres, nos actes d’imperium, mais également notre intention de vie. Ne risquons-nous pas toujours de nous laisser emporter par un amour imaginatif ou passionnel, plus séduisant, qui empêche alors le premier amour spirituel d’aller jusqu’au bout de ses exigences propres ? C’est donc dans une lutte interne constante qu’il faut maintenir en nous le primat de l’amour spirituel et de l’intelligence pratique au service de l’amour.
C’est le choix amical libre qui nous fait pleinement comprendre combien notre désir de bonheur, notre désir d’être tout entier tourné vers notre fin dans une véritable intention de vie, se réalise dans une lutte, à la fois intérieure et extérieure. Et c’est à travers la lutte, en dépassant nos passions, que nous aurons une lucidité toujours plus grande. Cette lucidité dans le choix et dans l’intention de vie s’acquiert progressivement. Il est donc nécessaire que nos actes volontaires bons s’exercent de nombreuses fois pour être victorieux de ces poussées imaginatives incessantes, et cela tout au long de notre vie. Après la période de la première éducation, où très souvent nous coopérons bien mal avec ceux qui cherchent à nous éduquer, il nous faut vite nous prendre en charge et nous éduquer nous-même. Cette auto-éducation est aidée par l’amour d’amitié, qui la réclame d’une façon impérative. Si l’on aime vraiment, en effet, on ne veut pas régresser ni perdre cet amour, et l’on ne tolère pas que la personne qu’on aime dérive et régresse, oublie ce qui est son véritable bien, sa véritable dignité.
Comment lutter contre l’imaginaire lié aux passions ? En posant des actes qui nous permettent d’acquérir des vertus. L’imaginaire risque toujours de nous faire perdre du temps. Nous devons donc comprendre la nécessité de nous déterminer avec plus de force. Et l’acquisition des vertus n’est pas autre chose que de comprendre que, dans le feu de l’action, il nous faut être très déterminé mais avec beaucoup de souplesse. La loi reste extérieure, et dès qu’elle n’est plus devant nos yeux, si elle n’a pas pénétré au-dedans de nous-même, elle ne tient plus. Les vertus morales, qui sont des habitus 34, sont en quelque sorte une loi intériorisée ; elles sont une détermination intérieure vers la fin. Elles donnent donc à nos actes humains une détermination très profonde avec une souplesse beaucoup plus grande que la loi.
La nécessité d’acquérir des vertus vient donc de ce que nous ne devons jamais oublier la puissance extraordinaire de l’imaginaire et des passions, d’autant plus que le milieu dans lequel nous vivons ne nous aide pas beaucoup car la plupart des hommes se laissent conduire par les propagandes, c’est-à-dire par un imaginaire très orienté. Beaucoup sont incapables de juger les choses par eux-mêmes et se laissent manœuvrer. Comment lutter contre cela pour atteindre notre fin ? En fortifiant notre intelligence, car ce qui lutte en premier lieu contre l’imaginaire, c’est l’intelligence pratique. Nous maintenons la force de l’intellect pratique par la vertu de prudence.
La prudence est la vertu intellectuelle et morale qui commande tout notre agir et harmonise constamment les moyens et la fin ; elle nous donne donc une lucidité plus grande dans le choix des moyens. A certains moments, nous choisirons des moyens plus proches de nous parce que nous nous sentirons plus fatigué ; à d’autres moments, nous choisirons des moyens plus proches de la fin parce que nous serons plus conquérant, parce qu’il y aura en nous une ardeur de vie plus grande, une ferveur plus profonde. La prudence nous rend très lucide dans ces différents choix, spécialement par rapport au choix amical qui nous permet de doubler notre force. Avec notre ami, nous pouvons conquérir quelque chose de plus grand. La prudence rectifie et fortifie donc l’intelligence pratique de ce que nous sommes capable d’accomplir et de réaliser avec notre ami. C’est par la prudence que nous comprenons mieux notre finalité, ainsi que la difficulté pour y tendre ou les différents dangers qui menacent notre intention. Surtout, la prudence nous permet de saisir ce que nous sommes capable de faire, notre capital de vie dans notre activité, pour un choix des moyens qui soit vraiment humain et dont nous sommes capable. Enfin, le fruit de la prudence est le passage, toujours difficile, de l’intériorité de l’intention et du choix, au milieu extérieur dans la réalisation.
Dans certaines circonstances, la prudence nous permettra aussi de comprendre que notre choix sera meilleur si nous obéissons à telle personne que nous aimons et qui est devant nous, qui est plus avancée que nous. Parfois même, si nous voulons avancer, nous choisirons d’emblée cette obéissance, même si les autres nous disent que nous avons l’âge d’agir par nous-même - c’est parfois qu’ils n’ont pas compris que la finalité profonde que nous cherchons exige que nous grandissions toujours. Si nous n’obéissons plus à quelqu’un qui nous permet d’avancer et d’aller plus loin, nous ne grandissons plus, nous restons « à notre taille ». Nous en restons alors à une prudence « normande » : ne choisir que ce qui est à notre niveau, que ce que nous sommes capable de faire par nous-même. Nous gérons notre bien, notre capital de vie, et nous ne progressons plus. Nous comprenons là, même du point de vue purement philosophique, la parole du Christ : « Si vous ne devenez comme les enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume de Dieu 35. » Le royaume de Dieu est un bonheur qui nous dépasse. C’est parfaitement vrai au niveau surnaturel, mais c’est aussi vrai du point de vue humain, car la sagesse nous dépasse toujours. Nous pouvons toujours grandir parce qu’il y aura toujours devant nous des frères aînés plus avancés, plus sages, plus aimants. Certes, il arrive un moment où il n’y a plus d’aîné pour nous ! Alors, ce sera la recherche de la vérité qui commandera notre prudence et nous serons attentif à tout ce qui nous permettra d’aller plus loin dans cette recherche de la vérité. Mais tant que nous avons des frères aînés, nous demeurons attentif à la possibilité que nous avons de nous appuyer sur des hommes qui ont plus d’expérience que nous et qui sont capables de nous agrandir. Nous maintenons donc en nous cette première exigence d’imiter pour être plus libre, pour avancer. Si nous n’acceptons pas cela, nous nous replions sur nous-même et nous n’avançons plus, étant à nous-même notre propre maître.
La prudence est bien ce que les Anciens appelaient la sagesse pratique qui qualifie notre intelligence dans l’agir, nécessaire pour nous conduire à la vraie sagesse et ne pas nous enfermer en nous-même. Quand nous nous arrêtons à nous-même, nous sommes dans une fausse sagesse car nous nous posons comme la mesure de tout.
Parce qu’elle est une sagesse pratique, la prudence est la clef de toutes les vertus qui nous qualifient de l’intérieur. Étant des habitus, les vertus se comprennent donc en fonction des actes humains et non pas uniquement par elles-mêmes. Et pour mieux en comprendre la nécessité, il faut comprendre tous les tremblements de terre qui peuvent se produire dans notre activité humaine, tous les déraillements qui peuvent exister à chacun des niveaux de l’acte humain. Les vertus sont des contreforts que nous bâtissons nous-même ; ce sont des défenses que nous sécrétons nous-même dans notre propre volonté spirituelle. La personne humaine, dans sa propre vitalité, sécrète des vertus par la répétition d’actes volontaires bons. Les vertus sont donc des qualités intérieures, qui viennent augmenter nos capacités d’opérer d’une manière volontaire, bonne, conforme à la fin aimée. Elles sont le fruit d’actes bons réitérés, et c’est pourquoi dans une véritable philosophie éthique elles ne sont pas premières. Les vertus ne finalisent pas notre vie volontaire bonne mais elles sont nécessaires pour la stabiliser, la fortifier, la rendre plus souple et plus facile ( qualités bien importantes, il faut le reconnaître ). Le vivant spirituel que nous sommes doit croître, il implique la croissance, et donc un devenir. Or, le devenir est acte dans la puissance ; et dès qu’il y a une puissance, il y a une possibilité de ne pas atteindre la fin. L’acquisition des vertus est donc l’acquisition de la structure intérieure de notre personne du point de vue moral, pour nous fortifier et nous défendre, en vue de la fin. Les vertus nous permettent de devenir une place fortifiée, d’avoir un capital d’énergie qui nous permette de lutter avec une certaine facilité, en regardant les choses avec un peu de recul, sans être toujours essoufflé. Elles nous permettent donc d’être victorieux dans les luttes.
Les vertus s’acquièrent toujours plus. Personne n’oserait dire : « J’ai acquis des vertus qui ne peuvent plus grandir. » Nous disons plutôt que nous sommes sur la bonne route : nous acquérons la vertu d’obéissance, l’humilité, etc. La vertu naît donc dans la lutte. Et quand le milieu dans lequel nous vivons et grandissons est trop protégé, il risque de nous empêcher de lutter pour acquérir la vertu. Alors nous en payons les conséquences : dès que nous rencontrons un obstacle, nous sommes d’une extrême fragilité... Le sevrage ne s’est jamais fait ! Il y aura bien un jour où il faudra sortir du sein maternel, où nous serons seul et où nous devrons lutter. Le milieu doit donc sauvegarder et protéger, mais pour éduquer, de telle sorte que nous soyons capable de vivre un véritable amour d’amitié qui rend nécessaire l’acquisition des vertus.
Si les vertus viennent, grâce à la prudence, nous fortifier à partir de nos opérations volontaires elles-mêmes, elles naissent et s’épanouissent de l’intérieur même de notre activité. Elles viennent ennoblir et fortifier des puissances qui ont besoin de se déterminer progressivement en vue de leur bien, de s’épanouir toujours plus profondément. Elles sont donc un fruit du vivant spirituel humain, un fruit qui naît et se développe à partir de l’exercice : il faut répéter plusieurs fois le même acte avant d’avoir cette détermination qui nous donne une force nouvelle et une souplesse plus profonde.
La joie est le signe que nous acquérons les vertus : nous sommes joyeux de poser des actes de prudence, d’expérimenter cette conquête sur l’imaginaire et les passions. Certes, nous continuons de lutter mais avec plus de facilité et du recul. La prudence ne supprime pas la lutte puisqu’elle nous qualifie de l’intérieur, à partir de l’activité volontaire, alors que la lutte vient des soubassements, du conditionnement que nous portons en nous ainsi que de l’extérieur, du milieu dans lequel nous agissons. Mais la prudence et les autres vertus nous apprennent à lutter et nous permettent de le faire avec plus de facilité.
Pour endiguer les poussées imaginatives et passionnelles empêchant la croissance de nos actes d’intention, de choix et de commandement, l’intelligence pratique doit donc se fortifier intérieurement en acquérant la vertu de prudence.
La prudence permet à l’imperium d’avoir une lucidité très parfaite ; elle permet par le fait même de poser cet acte au moment opportun, pour que son efficacité soit meilleure. Parfois, la prudence intensifiera l’attente ; parfois, elle poussera à agir avec rapidité. C’est toute la souplesse et la supériorité de l’intelligence pratique prudentielle, capable de s’élever au-dessus de l’instant présent pour prévoir, pour discerner le moment le plus favorable pour agir.
La vertu de prudence permet aussi au choix d’être plus net et plus précis, plus déterminé, moins hésitant, en tenant mieux compte de la valeur objective du moyen choisi et de son lien avec les capacités concrètes de réalisation de celui qui choisit. Un homme prudent choisit toujours les moyens les plus adaptés et ceux qui sont les meilleurs, les plus efficaces selon leurs qualités propres.
La prudence permet encore à l’intention volontaire d’être plus ordonnée, plus pénétrante, plus capable de mobiliser toutes nos énergies en vue de la fin aimée. Si la prudence n’allait pas jusque-là, si elle ne fortifiait pas l’intention morale, elle ne serait pas une sagesse pratique. Mais elle l’est si elle va jusqu’à l’intention. En effet, le propre de la sagesse est de toucher la fin et de lui permettre d’exercer pleinement son rôle sur nous, jusque dans l’ordre pratique. Si la prudence était cantonnée dans les moyens et n’atteignait pas la fin, elle ne pourrait pas rectifier nos choix jusqu’au bout. Il n’y a pas de sagesse au niveau des moyens, comme il n’y a pas de sagesse au niveau des conclusions scientifiques. La sagesse touche ce qui est premier. Dans l’ordre pratique, la prudence doit donc pouvoir toucher le bien en reconnaissant que ce bien est notre fin. C’est l’intelligence affective et perfectionnée par la prudence qui nous donne le sens que le bien que nous aimons est notre fin. Bien juger de la fin est même le premier acte de la prudence, premier dans l’ordre de nature. En découvrant que ce bien spirituel est notre fin, l’intelligence permet la transformation de l’amour spirituel en une intention de vie et fortifie donc toute notre affectivité spirituelle. Elle lui permet d’avoir un ordre. Nous devons reconnaître à l’intellect pratique ennobli par la prudence ce rôle fondamental. En effet, le combat le plus profond en nous du point de vue éthique est ce passage du bien à la fin. Ce combat, parce qu’il se réalise au plus intime de nous-même, ne peut être victorieux que dans la mesure où notre intelligence pratique est ennoblie, fortifiée par la prudence. Celle-ci joue alors son rôle de sagesse, parce qu’elle touche un certain absolu, une fin dans l’ordre pratique. Quand nous considérons qu’un bien spirituel, une personne humaine, peut nous finaliser, nous la respectons comme une fin capable de mobiliser toutes nos forces. L’amour par lui-même a divers visages, nous l’avons précisé ; et c’est là que se font les confusions imaginatives qui nous font oublier que l’amour spirituel est ce qui donne son sel à notre vie. C’est là que nous voyons le rôle le plus profond de la prudence : nous rappeler, à travers le réalisme de la fin, la profondeur de l’amour spirituel.
La vertu de prudence présuppose donc le premier amour spirituel ; elle ne le modifie pas. Celui-ci demeure bien le fondement de toute l’éthique. Sans cet amour premier, l’éthique perdrait en profondeur et deviendrait très vite une éthique de l’efficacité.
Avec la prudence, nous devons acquérir la vertu morale de justice, qui consiste à regarder l’autre avec ses droits et à respecter les droits de l’ami. Plus nous aimons quelqu’un, plus nous sommes son ami, plus nous respectons sa liberté et avons le souci de respecter tout ce qui lui appartient, ce qui est son devoir et ce qu’il considère comme étant pour lui un devoir ( ce que nous ne pouvons jamais considérer de la même manière ). L’ami a toujours sur nous un certain droit par rapport à ce qui, pour lui, est juste : le rayonnement de sa propre personnalité qui lui donne des devoirs de justice à l’égard des autres.
À partir de l’ami, la justice pourra s’étendre à tous les hommes : nous avons tous ce devoir philanthropique de respecter les droits de l’homme en tous les hommes. La justice exige de nous de ne jamais être pour les hommes qui nous entourent un éteignoir qui les étouffe, un obstacle qui les arrête ; au contraire, elle exige de nous de tendre à les aider à aller plus loin, à découvrir davantage leur grandeur, la possibilité pour eux d’atteindre leur fin et de l’atteindre de la manière la plus profonde possible, la plus pratique, par les chemins les plus directs.
La vertu de justice est donc aussi une vertu fondamentale pour l’acquisition de notre personne du point de vue moral. Nous ne pouvons pas être une vraie personne humaine si nous sommes injuste, c’est-à-dire si nous n’avons pas le sens des droits de l’autre. Le droit, non pas à l’erreur ( il n’y a pas de droit à l’erreur, qui est l’effet d’une fragilité ), mais à être quelqu’un, une personne unique ayant sa manière propre d’agir humainement en vue de la fin.
La vertu de force est encore nécessaire pour rectifier les passions de l’irascible. Elle est très importante pour ne pas être toujours en colère, pour ne nous mettre en colère que devant des injustices flagrantes. Lorsque nous constatons une injustice flagrante où le bien commun est entamé, nous sommes fort et nous acceptons d’aller jusqu’au bout, jusqu’au martyre. La vertu de force est très importante dans une société qui, constamment, est dans le mensonge. Il faut révéler ces mensonges. Mais en les révélant, nous suscitons la haine et la vindicte d’une quantité de personnes qui préfèrent vivre dans une fausse paix plutôt que de se mobiliser pour une paix véritable. La force est donc une vertu très importante dans un monde corrompu, pour maintenir farouchement les droits de l’homme.
Enfin, la vertu de tempérance est très importante pour maintenir dans l’amour d’amitié une sorte de rectification profonde, pour ne pas laisser la jouissance devenir première, pour ne pas nous enliser dans la jouissance sensible. Certes, la personne de l’ami nous est très précieuse et nous donne beaucoup de joie mais il ne faut pas que la joie qu’elle nous donne demeure sensible, ou même une jouissance chamelle, parce que cela diminuerait l’amitié. Qu’il puisse y avoir des jouissances sensibles, et même chamelles, certes ! Mais elles sont toujours limitées et doivent être ordonnées à la joie spirituelle qui doit exister entre amis, une joie digne de l’ami.
Les vertus de force et de tempérance permettent donc à notre intelligence pratique de régner sur nos passions, d’y mettre un certain ordre rationnel. Il ne s’agit pas pour nous de supprimer ces passions, à la différence des stoïciens pour qui elles étaient mauvaises. Mais il ne faut pas pour autant considérer qu’elles sont notre bien propre et ultime : il s’agit de découvrir le « juste milieu » entre deux passions extrêmes qui risquent toujours de nous égarer et de nous dégrader. Sous la violence de nos passions, en effet, notre dignité d’être spirituel risque toujours de disparaître, par un excès de colère, dans un acte de vengeance, de jalousie ou par un excès de mollesse, de jouissance. L’instinct sexuel risque de s’imposer à nous en vue d’une recherche de jouissance toujours plus forte, et de nous enfermer aveuglément en nous-même ; alors, il avilit l’homme et l’empêche d’aimer vraiment l’autre pour lui-même : son véritable « appétit spirituel », qui se porte immédiatement sur la personne, risque de disparaître totalement, d’être comme inhibé.
L’acquisition de ces vertus qu’on appelle cardinales, c’est-à-dire fondamentales, principales, est donc absolument nécessaire pour la première formation de l’ami. Nous avons le droit, dans l’amitié et par elle, d’exiger de notre ami d’être prudent, juste, fort, tempérant. En effet, tout débordement des passions de l’irascible et du concupiscible diminue la véritable amitié : l’égocentrisme l’emporte alors car la violence et la jouissance individuelle luttent contre la véritable amitié. Seule la véritable amitié peut nous rendre courageux, patient. Seule elle peut lutter contre le primat de la jouissance, car seul un amour plus noble, supérieur, peut purifier un amour inférieur. Autrement, on reste devant une sorte d’impérialisme volontariste : « Tu n’as pas le droit de faire cela ! » En réalité, c’est l’amour spirituel qui, au-dedans de nous-même, nous fait comprendre que nous ne pouvons pas nous abandonner à la colère ou à la jouissance pour elles-mêmes. Cela est très important quant à l’éducation de nous-même, pour maintenir et garder un véritable amour d’amitié. Beaucoup d’amitiés disparaissent parce qu’il n’y a pas la vertu de tempérance. Nous sommes tempérant pour l’ami et nous gardons nos forces pour notre ami, sans en abuser. De même par rapport à la vertu de force : elle vient régler la force véhémente qu’est l’irascible, cette puissance, cette passion destructrice. Il est très difficile, en effet, de maintenir l’amitié paisible et humaine, si notre ami se met en colère pour un rien et d’autant plus fortement avec nous que nous sommes sans défense, que nous avons abdiqué notre force pour être plus proche de lui. Si nous nous laissons aller à la colère, très vite l’amitié deviendra intolérable, impossible à vivre. C’est vraiment l’amour d’amitié pour l’ami qui est la force qui nous permet de corriger ces poussées colériques qui sont en nous. De même pour la justice : l’amitié exige le respect envers l’autre et ses droits.
L’amour d’amitié est source d’une exigence très profonde : les vertus sont nécessaires pour que l’amour d’amitié puisse progresser et être ce qu’il doit être. Et il est très important de noter ici que cette exigence vient de l’intérieur : on peut dire qu’il y a une auto-éducation de nous-même, en raison de et grâce à l’amitié. Certes, la découverte philosophique de Dieu nous rendra aussi attentif à la vertu, mais Dieu ne commande pas directement l’acquisition des vertus morales. Celles-ci sont réclamées par l’ami, elles font partie de l’exigence même de l’amour d’amitié qui est notre première finalité humaine.
Dans sa recherche de la vérité, le philosophe essaie de préciser ce que représente le choix de l’ami et la coopération qui peut se réaliser, au cœur de l’amour d’amitié, dans la recherche de la vérité. C’est bien la recherche de la vérité qui exige que nous nous posions cette question : « Une personne humaine peut-elle être vraiment une fin pour une autre, puisqu’elle ne peut pas être à elle-même sa propre fin ? » De fait, l’ami est semblable à nous ; si donc nous ne pouvons pas être à nous-même notre propre fin, il semblerait qu’une autre personne humaine ne puisse pas non plus l’être.
Du point de vue de l’éthique humaine, nous avons affirmé que la rencontre de l’ami est la découverte d’un bien personnel, spirituel, qui finalise toute notre activité volontaire, notre agir humain. Quand nous choisissons un ami, nous choisissons un bien absolu qui peut être notre fin. Mais pourquoi et comment une autre personne humaine peut-elle être notre fin ? Ce problème est très important pour bien saisir le rôle de l’amour d’amitié dans le développement de notre propre personnalité 36. Nous sommes alors conduit à nous demander ce qu’est l’ami, l’être de l’ami. Est-il notre bien ? Qu’est-ce que le bien, du point de vue de l’être ? Pourquoi et comment l’ami est-il notre bien, capable de nous finaliser, alors que nous ne pouvons pas nous finaliser nous-même ?
En nous posant cette question, nous regardons alors dans l’ami ce qui est le meilleur, le plus important, le plus grand : son désir de la vérité. S’il ne cherchait pas la vérité, s’il ne cherchait qu’à jouir des biens matériels, il ne pourrait pas être notre fin parce qu’il nous laisserait dans une harmonie, une immanence sensible, « horizontale ». Mais si l’ami cherche de toutes ses forces la vérité, il cherche quelque chose qui est plus grand, plus profond que lui ; par le fait même, il est agrandi par cette recherche. Celle-ci lui donne une dignité : la noblesse de celui qui est en harmonie, en connaturalité avec la vérité. C’est ce qui nous permet de comprendre pourquoi et de quelle manière l’ami a sur nous ce pouvoir d’attraction que nous ne pouvons pas trouver en nous-même. Certes, nous pouvons avoir en nous-même un désir de vérité et orienter toute notre vie vers elle. Mais nous demeurons alors dans une intention qui risque de s’idéaliser très vite. Au lieu de chercher vraiment la vérité, nous risquons de nous arrêter à ce que nous concevons comme la vérité en construisant notre propre monde. Par le fait même, il ne s’agit plus d’une fin. La fin est un bien, une réalité existante qui nous attire et nous permet de sortir de nous, d’aller plus loin que nous-même. Et si nous cherchons la vérité, nous avons conscience d’aspirer à découvrir quelque chose de plus grand que nous. Avec l’ami, et grâce à lui, ce désir ne reste pas purement intentionnel, il devient une réalité : l’ami, en tant qu’il cherche la vérité, est pour nous une réalité existante qui vient concrétiser notre désir de vérité. Notre désir de vérité, nous ne l’avons pas seulement en nous, nous le trouvons dans l’ami. Et le trouvant dans l’ami, nous découvrons quelque chose qui est plus grand que nous et qui nous attire.
C’est donc l’être de l’ami, et non pas notre amour d’amitié, qui est notre fin ; voilà ce qu’il est important de souligner. En effet, si nous restions uniquement dans l’amour que nous avons pour l’ami, nous demeurerions en nous-même, dans notre vécu, croyant nous finaliser par nous-même. « Notre » vérité serait le vécu de notre amour. Mais nous ne sommes pas à nous-même notre propre fin. C’est l’être de notre ami, son existence, qui est notre bien réel. Il est autre que nous et nous permet par le fait même d’être attiré par lui : il est le bien de notre intelligence, le bien de notre cœur. Il est pour nous ce qui nous attire et nous permet d’aller plus loin, d’entrer avec lui et par lui dans le désir de la vérité qui, avec lui, se concrétise d’une manière très spéciale. Nous passons donc de l’intention au choix. L’ami comme tel n’est pas atteint dans l’intention de vie, mais par le choix : c’est cet ami particulier, c’est cet homme réel, existant et cherchant la vérité, qui est notre ami. Alors l’amour que nous avons pour lui nous finalise vraiment. Cet ami est pour nous une possibilité de nous arrêter, de nous reposer, de nous raffermir et d’aller plus loin avec lui. Il est en quelque sorte une réalisation concrète de notre fin. Il est notre bien, celui qui permet à notre intention de vie de se concrétiser dans ce choix : tout ce que l’ami vit, nous le vivons avec lui et par lui.
Le passage de l’intention au choix est ce qui permet de comprendre le dépassement de l’intentionnel vers la réalité concrète : l’être de l’ami. L’être de notre ami est pour nous la réalisation d’un grand désir, la réalisation concrète d’un très grand désir, de notre intention de vie. Nous aimons notre ami et nous le choisissons comme réalisant pour nous et avec nous le désir de vérité le plus profond que nous avons. Certes, il est très rare que cela existe ( il faut bien se le dire ), mais c’est possible. Et n’est-ce pas l’amitié dans ce qu’elle a de plus grand ? En effet, quand l’amitié se réalise entre l’époux et l’épouse dans le mariage, ce qui est cherché en premier lieu c’est, du point de vue humain, le fait d’avoir un compagnon ou une compagne de vie pour fonder un foyer. Mais si nous découvrons dans notre ami celui, celle qui cherche la vérité, et si pour nous cette recherche de la vérité est souveraine, si elle est ce qu’il y a de plus grand, nous découvrons donc dans l’ami la réalisation concrète de ce qu’il y a de plus profond en nous. Ce n’est pas encore la fin ultime, nous le verrons, mais c’est une fin personnelle capitale puisqu’elle nous permet d’être nous-même et de pouvoir rebondir, en quelque sorte, vers une fin plus parfaite. Humainement parlant, cela n’est-il pas quasi nécessaire ? Certes, nous pouvons chercher la vérité seul. Mais nous sommes vite fatigué, épuisé, et nous risquons toujours, en raison même de la fatigue, de l’épuisement, de nous replier sur nous-même. Alors, au lieu de chercher la vérité, nous cherchons à nous exalter, nous cherchons notre propre gloire. Il est sans doute très beau de chercher sa gloire dans la recherche de la vérité ( c’est plus noble que de la chercher dans le pouvoir ou la richesse matérielle ), mais ce n’est pas la finalité. Cette gloire sera peut-être très importante pour les autres, mais nous n’y découvrirons jamais notre finalité. L’ami qui cherche la vérité sera donc pour nous ce critère de vérité : il est là pour nous aider et pour permettre que notre recherche de la vérité aille toujours plus loin. Plus loin que nous grâce à l’ami ; plus loin que l’ami qui, lui-même, cherche la vérité. Dans l’amour d’amitié, nous sommes alors ensemble pour réaliser ce dépassement. C’est ce dépassement ultime que nous verrons avec la découverte de la sagesse.
Il est donc bon de réfléchir sur l’être de l’ami, notre bien, sur l’être de l’ami comme ami, c’est-à-dire sur l’ami dans ce qu’il a de plus grand, dans ce qu’il a de plus fort dans son intelligence et dans sa volonté. L’être de l’ami, « l’être à l’ami », est un être « en attente de la vérité », « en attente de la contemplation de la vérité ». C’est l’être du contemplatif. L’être du contemplatif est tout entier tourné vers le bien absolu, qu’il l’ait ou non déjà découvert ; il est « vers » une réalité qui le dépasse. Et c’est cela que nous pouvons appeler « l’être de l’ami », car l’ami au sens pleinement humain ne peut être que celui qui cherche la vérité. Certes, répétons-le, c’est très rare ! Cela devrait l’être beaucoup moins puisque, si les hommes étaient vraiment intelligents, ils chercheraient tous la vérité. Hélas ! Ils se laissent prendre par le contexte humain et en restent souvent à la recherche du bien commun politique. Ils n’ont pas assez de dignité personnelle pour s’orienter vers une recherche purement personnelle qui dépasse le point de vue politique. La politique cherche le bien commun humain. Or nous ne pouvons pas dire que le bien commun humain soit le véritable amour d’amitié et la recherche de la vérité ; en effet, le bien commun reste au niveau de la réalisation efficace ( le faire ) et de l’agir, au sens de la possibilité d’aimer. L’ami, dans sa recherche de la vérité, n’est découvert que d’un point de vue tout à fait personnel. Le bien personnel, comme tel, est au-delà de la vie politique qui est commandée fondamentalement par les nécessités du corps, et donc par la nature.
Nous pouvons donc dire que l’amour d’amitié, dans ce qu’il a de plus personnel, c’est-à-dire dans le choix de l’ami à l’intérieur de la recherche de la vérité, de la sagesse, échappe à la vie commune. C’est la vie contemplative, dans ce qu’elle a de plus personnel, qui nous montre de la façon la plus vraie ce qu’est la véritable amitié : elle atteint et cherche à atteindre le bien absolu.
Nous en revenons donc à la recherche de la philosophie première pour nous poser la question de la finalité de l’être. Puisque nous voyons que l’ami reste « en appétit » de la découverte du bien suprême, de la fin ultime par la recherche de la vérité, il est nécessaire de préciser « ce en vue de quoi est l’être ». C’est une recherche très importante, capitale, qui, hélas, ne se fait plus depuis très longtemps. Découverte par Aristote d’une façon unique par rapport à ses devanciers 37, elle a été reprise par saint Thomas. Mais avec saint Thomas, cette recherche est assumée dans une perspective proprement théologique et n’est plus regardée exclusivement dans la pureté de la philosophie première, dans la limpidité de ce qui est en tant qu’il est. Certes, la foi ne supprime pas la limpidité de l’être et de la connaissance de philosophie première. Mais elle va plus loin, elle est d’ordre surnaturel, divin, et pour cette raison, saint Thomas, théologien, ne cherche plus avec la même rigueur ce en vue de quoi est ce qui est en tant qu’il est. Il passe très vite à la finalité divine de l’homme, au niveau surnaturel. Cela est, certes, plus grand mais risque de nous faire oublier l’effort premier, fondamental, de notre intelligence comme intelligence. En voulant tout de suite le sommet de la théologie, on tombe dans le fidéisme, ce que ne voulait pas saint Thomas !
Pour entrer dans cette recherche, posons-nous d’abord la question : y a-t-il une fin ultime dans l’ordre du devenir ? Existe-t-il une fin dans le monde physique ? La réalité qui devient, et qui est regardée du point de vue du devenir pris en lui-même, est en effet plus proche de nous. Toutes les réalités que nous expérimentons sont dans le devenir. Nous pouvons donc considérer ce qui est comme « être dans le devenir » et soumis au devenir. Nous étudions alors ce qui est mû, du point de vue de son devenir. Le devenir comme tel demande d’être dépassé par l’être, mais le devenir est, il existe. Posons-nous donc la question : existe-t-il une fin propre au devenir ? Existe-t-il une fin de notre monde physique au-delà de laquelle on ne puisse pas aller ?
La fin du monde physique, donc du devenir, est une qualité suprême, c’est-à-dire une qualité physique mais qui, en elle-même, participe à un au-delà du devenir, du monde physique. Essayons de comprendre pourquoi. Aristote montre déjà 38 que le monde physique ne peut pas être premier du point de vue de l’être ; en tant qu’il existe, il appelle un au-delà du devenir, un être immobile. En tant qu’il est, le monde physique participe donc à ce qui est au-delà du monde physique. Que peut-il y avoir d’immobile dans le monde physique ? Cela ne peut être qu’une qualité, et non une substance, puisque la substance, principe propre selon la forme de ce qui est en tant qu’il est, est au-delà du devenir : elle ne devient pas et ne peut pas devenir, elle subsiste dans l’être. Quelle est donc la qualité ultime dans le monde physique, fin du devenir comme devenir ? N’est-ce pas la lumière ? Si la lumière est ce qui est le plus actuel dans le monde physique 39, elle est la fin du monde physique. Celui-ci s’ordonne donc vers la lumière. On pourrait alors croire que la lumière est en quelque sorte un être « intermédiaire » entre le physique et le spirituel. Mais cela n’est pas vrai : la lumière est physique, elle est la fin immanente du monde physique.
Comprenons bien que la fin du devenir ne peut qu’être immanente au devenir ; une fin extrinsèque au devenir ne serait plus dans le monde physique. C’est en ce sens qu’on ne peut pas dire, au sens strict, que le corps humain soit la fin du devenir physique. Comme corps vivant uni à une âme spirituelle, qui est substance, il a quelque chose qui échappe au pur devenir. La lumière, elle, est une fin immanente au monde physique ; elle fait partie du monde physique et, cependant, elle participe à la fin qui est au-delà du devenir. En effet, elle a ceci de particulier que, dans l’ordre physique, elle est en quelque sorte au-delà du mouvement : elle est instantanée comme l’éclair. Elle est dans le mouvement mais au-delà du mouvement. Elle n’est plus « mouvement », mais instantanée pour notre expérience humaine. La lumière est donc l’horizon du spirituel dans le monde physique. Elle montre que le monde physique serait impossible sans le spirituel. La lumière, l’aurore, est comme le reflet du spirituel dans le monde matériel. C’est pourquoi nous aimons regarder un lever de soleil. Car la lumière, pour nous, c’est le soleil et non pas la lumière électrique ! La lumière électrique est artificielle, la lumière du soleil est une vraie lumière : elle est, avec la chaleur, une propriété du feu. C’est le feu qui est lumineux, c’est le feu qui donne la lumière ; et le feu est, parmi les éléments, l’élément suprême.
Nous pouvons donc dire que la lumière est l’acte, la fin du monde physique.
Quelle est la fin du vivant ? Pour tous les vivants de vie végétative, c’est la génération ( la procréation pour l’homme ). En effet, c’est là que nous voyons la victoire de la vie sur la mort et sur la corruptibilité. La vie continue, reprend ; et elle reprend victorieuse. Toute naissance provenant de la génération est une victoire sur la mort et, par le fait même, est glorieuse. Cette victoire est le premier analogué de la gloire. C’est pourquoi, dans toutes les cultures, on fête la naissance comme une victoire de la vie sur la mort. Il y aurait des exemples éloquents à prendre ici dans toutes les traditions, particulièrement dans la tradition grecque et dans la Bible. Pensons à la naissance d’Isaac 40 ou à celle de Moïse 41, qui sont peut-être les naissances le plus magnifiées dans l’Ancien Testament ; pensons aussi à la naissance du Christ 42 qui, pour le croyant, est la victoire plénière sur la mort. Alors que pour les hommes la naissance est une victoire passagère sur la mort, puisque celui qui naît est lui-même condamné à mourir, le Christ, lorsqu’il meurt sur la Croix, dépasse la mort, est victorieux de la mort ; sa naissance est donc déjà une victoire parfaite de la vie sur la mort 43. Le philosophe ne regarde pas le mystère du Christ, qui est atteint par la foi, mais il peut s’y intéresser comme homme, ce qui le conduit à s’interroger, s’il est respectueux de ce qui existe. La mort du Christ a existé dans notre monde physique comme une mort très spéciale ; et dans la nature elle-même, elle a été signalée comme une mort très spéciale 44. De même, le retour du Christ se signalera d’une façon très spéciale dans notre univers 45. Le philosophe doit donc être attentif à cela. Il ne peut pas l’expliquer mais cela éveille d’une façon toute particulière son interrogation dans la recherche de la vérité.
Comprenons donc que, du point de vue du vivant, la génération est un moment où la vie végétative est pleinement en acte, victorieuse de la corruption et de la mort. Cet acte demeure imparfait, puisque celui qui naît reste lui-même « condamné à mort », mais il nous fait comprendre la qualité extraordinaire du vivant et de sa victoire sur le monde physique. La fécondité n’est pas réductible à l’efficacité ; elle touche une fin, elle est un sommet du vivant.
Mais qu’en est-il de la vie de l’esprit, de l’intelligence et de la volonté ? Touche-t-elle une fin, et une fin qui soit substantiellement au-delà du devenir ? Répondre à cette question exige du philosophe de s’élever jusqu’à un regard de philosophie première.
Posons-nous donc la question : « En vue de quoi est l’être ? » C’est cette interrogation qui nous conduira jusqu’à la découverte de la fin de ce qui est, l’acte de l’être. L’acte de l’être, c’est la victoire de l’être, c’est son achèvement. Il est extrinsèque à tout devenir, au-delà de toute immanence vitale : il est à lui-même la fin de ce qui est en tant qu’être. C’est donc cette découverte qui nous permettra de dépasser tout devenir, toute immanence vitale. Avec elle, nous découvrons la finalité dans ce qu’elle a de plus pur, la finalité dans l’être.
Est-ce l’ami qui est en lui-même l’acte d’être ? Non, car la grandeur de l’ami est dans le désir de la vérité, nous l’avons vu. En lui-même, l’ami est corruptible ; il est donc limité dans son être et n’est pas l’absolu de l’être. C’est pourquoi le désir d’un bien absolu, d’une fin parfaite, demeure, même pour l’ami, de l’ordre de l’intentionnalité. Certes, l’ami permet à son ami de passer de l’intentionnalité à une réalisation de son désir de vérité ; mais en lui-même et par lui-même, il ne réalise pas pleinement ce désir de vérité. Celui-ci ne sera pleinement réalisé que lorsque nous serons en présence de l’acte d’être plénier et total, la Personne première, Celui que les traditions religieuses appellent Dieu.
Cependant, l’expérience de l’ami est sans doute celle qui éveille de la manière la plus forte la recherche de la fin du point de vue de l’être ; essayons de comprendre pourquoi.
Du point de vue historique, le problème de la cause finale de ce qui est a été la grande recherche philosophique d’Aristote ; et il a découvert là quelque chose de très nouveau comparativement à la philosophie de Platon. Mais au-delà du point de vue historique, cette recherche est toujours importante et cette découverte est toujours nouvelle, parce qu’il s’agit du dépassement du mode humain, rationnel, de notre connaissance et de l’émergence de ce qui caractérise notre intelligence dans son réalisme le plus profond. C’est là que la recherche de la philosophie première prend toute son acuité.
De fait, le problème de la finalité humaine se pose d’abord en éthique. L’art dispose à cette découverte, puisque nous travaillons en vue de l’œuvre que nous réalisons ; l’œuvre est ce en vue de quoi nous travaillons. Mais c’est en éthique que la finalité s’impose avec toute son originalité ; et c’est la découverte de la fin en éthique qui exige une recherche de la finalité en philosophie première, au niveau de ce qui est en tant qu’être. Si Socrate est le père de la philosophie éthique en Grèce, il faudrait comprendre comment son précepte « Connais-toi toi-même » ne prend tout son sens que dans un contexte religieux et appelle par le fait même le développement d’une connaissance métaphysique. En effet, se connaître parfaitement soi-même, c’est comprendre le sens qu’a en nous l’attitude religieuse : du point de vue philosophique, nous ne pouvons pas nous connaître jusqu’au bout, sans découvrir que nous sommes dépendant de Celui qui est le Créateur de notre âme et le Père de notre esprit. Nous y reviendrons 46, mais comprenons que la question métaphysique est présente en filigrane dès la recherche préalable de l’éthique qui est celle de Socrate. Si nous prétendons nous connaître en regardant ce que nous sommes capable de faire, sans nous poser la question de ce que nous sommes et du sens ultime de notre être, notre connaissance de nous-même est très limitée. Se pose donc tout de suite le problème de ce qui est, en tant qu’il est. Nous connaître nous-même ne peut se limiter à une attitude réflexive sur notre vécu : notre « vécu » ne peut être connu parfaitement que si nous savons que nous sommes dépendant d’un autre, d’un être en qui nous pourrons trouver le sens profond de notre vie. Socrate, posant cette question avec beaucoup d’acuité, exige de poser le problème métaphysique de la finalité de l’homme, de la finalité de l’esprit. Et c’est ce qui fait comprendre de la façon la plus nette la différence d’orientation philosophique de ses deux disciples que sont Platon et Aristote. Tous deux sont et veulent être disciples de Socrate. Mais Aristote, à travers les critiques qu’il fait de la pensée de Platon, nous fait comprendre qu’il est plus proche, plus fidèle à Socrate que Platon. Et c’est le problème de la finalité qui a non seulement distingué, mais séparé les deux philosophies de Platon et d’Aristote. Aristote, explicitant en éthique la recherche de la finalité ébauchée par Socrate - ce que ne fait pas Platon -, montre qu’il est nécessaire de pousser cette recherche au niveau de ce qui est, pour pouvoir aborder de la façon la plus profonde le problème de la fin ultime de l’homme. Platon met en lumière la forme, qu’il idéalise, mais ne découvre pas la cause finale comme cause propre de ce qui est en tant qu’être. Cela le conduit à faire de la cause efficiente une cause propre de ce qui est et à « briser » l’autonomie de la forme par l’efficience, par la dialectique.
Dans l’esprit de la philosophie d’Aristote, nous découvrons d’abord la substance comme cause propre selon la forme de ce qui est ; la cause efficiente 47 et la cause matérielle 48 ne sont pas des causes propres de ce qui est en tant qu’être, mais du devenir ; enfin, la découverte de la finalité, à partir de l’expérience de l’amour d’amitié étudiée en philosophie éthique, nous éveille à la recherche de la fin de ce qui est en tant qu’il est. Évidemment, si nous ne regardons l’homme que dans ses déterminations, dans son autonomie, et dans les activités efficaces qu’il développe, nous serons conduit à affirmer que la causalité finale n’est que métaphorique ; nous la confondons alors avec la cause exemplaire, la ramenant à un idéal, à un but à poursuivre. C’est ce qui est déjà en germe dans la dialectique platonicienne et c’est surtout le problème fondamental de notre culture moderne occidentale. La recherche métaphysique s’est arrêtée devant ce problème depuis très longtemps, même chez ceux qui se disent disciples de saint Thomas. Thomas d’Aquin, s’étant mis à l’école d’Aristote, avait pourtant découvert et affirmé avec force que la fin est cause des causes 49... Mais il est si difficile de le comprendre, cela exige une telle acuité de l’intelligence, qu’au fond la scolastique est retombée, malgré ses bonnes intentions, dans un certain platonisme et a continué, dans la ligne de la confusion du XIVe siècle, à affirmer que la finalité est une cause métaphorique, qu’elle n’est donc pas une vraie cause de ce qui est en tant qu’il est.
Le jour où l’on a réduit la fin à une cause métaphorique, toute la pensée de saint Thomas dans ce qu’elle a de propre et de plus original a été perdue. De fait, si la cause finale est métaphorique, elle ne sera jamais scientifique. Si l’on maintient que la théologie est une science, il faut donc laisser la cause finale de côté et tout ramener à la cause formelle. C’est ce gauchissement du thomisme qui a empêché la pensée de saint Thomas de se développer parfaitement : il y a eu là comme un arrêt. Il y a donc deux lectures de saint Thomas : l’une, qui reconnaît que saint Thomas, à la suite d’Aristote, comprend que la cause finale est cause des causes ; l’autre, qui prétend que la cause finale est métaphorique et qui s’arrête à la cause formelle ; alors la sagesse disparaît. La sagesse implique, en effet, d’avoir saisi la cause finale puisque, comme nous le verrons, nous ne pouvons atteindre Dieu que par la finalité.
Le comprendre est la seule manière de saisir que l’intelligence humaine est capable par elle-même d’atteindre l’existence de Dieu. Si l’on considère que la cause finale est métaphorique, on doit dire que l’intelligence humaine est incapable par elle-même d’atteindre l’existence de Dieu. Par le fait même, on glisse vers une position fidéiste, selon laquelle l’existence de Dieu ne peut être atteinte que par la foi. Ce n’est donc pas du tout une question d’école, c’est une option radicale et qui, pour un chrétien, a d’immenses conséquences sur la foi et sur la théologie. Hélas, beaucoup de théologiens sont fidéistes ; ils vivent comme si le fidéisme était la seule solution. Ils claudiquent, ils ne marchent plus droitement 50.
Il faut donc comprendre qu’il s’agit d’un problème majeur et que cela demeure pour l’homme et pour le philosophe une recherche constante. C’est à cause de cette recherche ultime que la philosophie première est « divine », selon l’expression des Grecs, qu’elle est une connaissance qui nous dépasse. En effet, c’est par là que notre intelligence dépasse son conditionnement rationnel. Et puisque c’est le problème de la finalité, au niveau de ce qui est en tant qu’il est, qui est le problème dominant du point de vue humain, toute la philosophie prend là sa signification. La découverte inductive de la fin propre de ce qui est en tant qu’il est, est le sommet de notre vie intellectuelle. C’est cette découverte qui mûrit pleinement notre intelligence et maintient en elle cet habitus métaphysique qui nous permettra, au terme, d’atteindre la sagesse philosophique par la découverte de l’existence d’un Être premier. Grâce à la philosophie première et à la recherche de la fin de l’être, cette découverte ne se fera pas seulement affectivement mais par l’intelligence ; et c’est cela qui nous fera devenir adulte du point de vue de l’intelligence. Telle est la grande découverte qu’il est urgent de refaire si nous voulons saisir le grand mal d’aujourd’hui et y remédier. La phénoménologie est incapable d’y remédier et elle ne peut remplacer la philosophie première. En effet, nous avons vu que Husserl met l’être entre parenthèses 51. Précisons ici : puisque l’esse, acte d’être, est mis entre parenthèses, la cause finale de ce qui est, est mise entre parenthèses ; pour Husserl, on ne peut donc pas faire une véritable philosophie si Ton ne met pas entre parenthèses la découverte de la cause finale propre de ce qui est. Sa démarche est cohérente dans la mesure où, pour lui, comme nous l’avons déjà vu, les mathématiques sont présupposées à la philosophie. Or l’être mathématique n’est pas l’être réel et les mathématiques ne regardent pas la cause finale, Aristote l’avait déjà souligné. Les mathématiques regardent le beau 52, en formalisant le divisible, et non pas le bien.
Devant cette emprise des mathématiques sur l’intelligence contemporaine, qui conduit à l’absence de la recherche de la finalité, nous devons reprendre cette recherche à sa source. Bien saisir le point de départ de cette recherche est donc capital. Le point de départ de la philosophie première, nous l’avons déjà souligné, est le jugement d’existence « ceci est ». Cela n’exclut pas « je suis » mais nous ne l’acceptons que dans la mesure où il est relatif à « ceci est ». Nous nous posons donc une nouvelle question à partir du jugement d’existence « ceci est » : qu’est-ce qui finalise ce qui est en tant qu’il est ? Qu’est-ce qui donne le sens ultime de ce qui est en tant qu’il est ? En vue de quoi ce qui est, est-il ?
Puisque cette découverte du principe, de la cause selon la fin de ce qui est en tant qu’il est, est ce qui est le plus difficile, deux voies complémentaires peuvent nous y conduire. La plus intime, la plus proche de nous, a été très peu explicitée ; nous allons essayer de la préciser. L’autre, plus classique, inaugurée par Aristote dans le livre Θ de la Métaphysique, reprend dans toutes les parties de la philosophie toutes les expériences où il y a un ordre de ce qui est imparfait vers le parfait.
C’est à partir de l’expérience de l’amour d’amitié que la question peut se poser de la manière la plus forte, la plus réaliste, la plus personnelle, et que nous pouvons découvrir la cause finale de ce qui est. Nous nous demandons : « En vue de quoi ce qui est, est-il ? » Et pour pouvoir y répondre, nous partons du jugement d’existence le plus fort qui soit, celui qui porte sur l’ami qui existe et qui est présent pour nous : « Je t’aime, toi qui existes ; je te choisis. » Dans l’expérience de l’amour d’amitié, nous saisissons, à travers l’amour spirituel, le dépassement de l’amour qui existe dans le choix amical et qui nous fait rejoindre l’autre dans sa propre personne.
Si nous restons dans la conscience de notre amour ( « j’aime, je désire aimer et j’ai trouvé quelqu’un qui me permet d’aimer » ), nous ne découvrirons jamais la cause de ce qui est, nous resterons dans l’intentionnalité, ce qui est le grand mal d’une culture de la possession, de l’avoir, de la consommation. Or, nous cherchons en vue de quoi est ce qui est en tant qu’il est. Nous avons l’expérience intérieure de l’amour. Mais rien n’est plus fatigant que d’aimer quand l’autre ne répond pas. Alors la passion s’y mêle et cela devient tragique. La conscience de l’amour qui s’enferme en elle-même devient vide. L’homme est un être pensant, conscient, mais la conscience de l’homme n’est pas l’être de l’homme. Or, quand nous nous posons cette question : « En vue de quoi ce qui est, est-il ? », c’est « l’être à l’homme » qui nous intéresse. L’expérience de l’amour d’amitié nous permet de saisir que nous sommes capable, non seulement de nous regarder en train d’aimer, mais d’aimer l’autre et de le choisir. De fait, grâce au choix amical, nous passons de l’intentionnel au réel. Sans cette expérience, la finalité demeure intentionnelle, elle ressemble à ces échelles qui montent vers le ciel sans être appuyées sur rien ; c’est pourquoi la fin dans l’intentionnalité permet une rectification momentanée mais pas la fidélité. La réalité, c’est la personne, qui est un bien absolu, et le choix personnel de l’ami fait passer de l’intentionnalité de la fin à une réalité, l’ami : l’ami est fin, télos
L’autre, au grand sens du terme, c’est celui qui est avant nous, c’est celui qui n’a pas été influencé par nous. Dès que nous regardons l’autre influencé par nous, ce n’est plus l’autre car l’être n’est pas ce que nous pensons qu’il est. L’être, c’est ce qui est plus que notre conscience : « Ceci est ». Dans l’amour d’amitié, nous connaissons l’autre comme s’il était nous-même - il est présent pour nous dans l’amour. Mais il est « l’autre ». Quand Aristote dit de l’ami qu’il est un autre nous-même 53, c’est très juste. Mais aujourd’hui, Aristote ajouterait : « C’est un autre nous-même qui n’est pas nous ». L’ami est un autre nous-même mais qui est autre que nous, ce que nous fait saisir le jugement d’existence : « L’ami existe ». C’est le jugement d’existence qui nous fait saisir l’être « sauvage », ce qui est, tel qu’il est : l’ami qui est, avant d’être notre ami. Ce n’est pas nous qui avons fait notre ami, et c’est pourquoi il nous apporte quelque chose de tout à fait nouveau. Tant que nous n’avons pas saisi cela, nous ne pouvons pas découvrir la cause finale au niveau de l’être.
C’est le jugement d’existence qui nous fait saisir l’être sauvage, l’être tel qu’il est : l’ami qui est, avant d’être notre ami. L’ami, le véritable ami, nous permet de connaître de manière intime et personnelle l’être le plus parfait que nous pouvons expérimenter. Ici, ce n’est pas la manière dont nous aimons qui nous intéresse, mais c’est l’ami - c’est ce que cette expérience a de plus fort. Nous voyons que l’ami est notre bien ; il l’est même tellement que nous pouvons dire qu’il finalise notre propre personne en ce qu’elle a de plus elle-même et c’est pourquoi nous le choisissons comme ami. Nous distinguons alors l’ami, qui est un bien existant, et ce par quoi l’ami nous attire et nous finalise. Notre amour pour l’ami, qui est immanent, intentionnel, existe parce que l’ami est notre bien. Mais pourquoi est-il notre bien de manière telle que nous le choisissons comme ami ? Parce qu’il est capable de nous finaliser, c’est-à-dire d’accomplir ce qui en nous n’est pas accompli. Nous distinguons alors le bien que nous expérimentons dans l’ami et ce par quoi ce bien est pour nous la fin.
Au-delà de l’amour spirituel dans son vécu, il y a donc une découverte du principe de finalité dans le choix de l’ami. Nous expérimentons l’amour spirituel au plus intime de nous-même, nous le vivons. Mais en disant : « Tu es mon ami, je te choisis comme ami », si nous sommes lucide sur cet amour, nous considérons que l’amour que nous avons pour sa personne est tel qu’il nous permet de nous dépasser. C’est un amour extatique, qui atteint la personne de l’autre dans ce qu’elle a de tout à fait propre. Nous découvrons alors, non seulement une personne capable de nous séduire, et même de nous attirer, mais nous découvrons quelque chose d’absolu en elle. Cela, nous le découvrons quand nous la choisissons, parce que nous ne pouvons la choisir parfaitement que si nous savons que l’amour que nous avons pour elle rencontre l’amour qu’elle a pour nous. Dans la rencontre de ces deux amours, nous découvrons que l’ami est la personne qui est capable de finaliser notre vie humaine, c’est-à-dire de la transformer dans ses diverses activités. C’est dans la mesure même où nous voyons cette transformation que nous découvrons, au-delà de l’amour, l’ami existant comme ami. En nous attirant, l’ami transforme tout l’ordre de nos activités. C’est grâce à cette transformation, qui est l’effet direct du choix amical, que nous découvrons que l’ami est vraiment fin : fin propre de notre vie humaine spirituelle.
En découvrant cela, nous découvrons que l’ami ne peut être cette fin que parce qu’il existe, d’une existence proche de nous. La découverte de la fin implique donc à la fois l’exister et la présence de l’ami. Nous ne pouvons pas faire pleinement cette découverte sans la présence, donc sans cette expérience sensible, affective. Certes, la découverte de ce qui est la fin dépasse la présence et l’expérience affective, mais elle se fait « à travers » cette présence. Et en vivant cette présence, nous comprenons que la découverte de la fin ne peut se faire qu’en impliquant l’être actuel. En effet, toutes les expériences que nous faisons de l’amour d’amitié comme fin impliquent l’exister actuel de l’ami. L’aspect négatif, la mort de l’ami ou la séparation d’avec lui, manifeste avec une grande acuité ce que représente cette identification du bien-fin avec l’être. L’amitié ne supporte pas l’imaginaire et l’ami, pour vérifier qu’il est vraiment aimé et vraiment fin, mettra parfois son ami dans des circonstances où tout l’aspect imaginatif, romantique, devra tomber. Alors l’ami comprend que son ami l’aime vraiment dans ce qu’il est comme ami. Et c’est le bien-fin seul, c’est-à-dire le bien absolu dans lequel le bien est parfait, qui s’identifie avec l’expérience que nous avons de ce qui est. En effet, nous pouvons toujours idéaliser des biens relatifs. Mais la personne de l’ami, le bien-fin, exige le réalisme de ce qui est. C’est ce que nous fait comprendre le réalisme du choix.
Nous redécouvrons ici la différence découverte par Aristote entre l’entelecheia et l’energeia 54. Entelecheia, littéralement « l’ayance dans la fin », l’état de celui qui possède la fin, qui est dans la fin : Aristote a inventé ce terme pour nous permettre de saisir la cause. La fin est en nous dans la mesure même où nous l’aimons, mais ce n’est pas parce que nous la possédons qu’elle est notre fin. Nous pouvons en parler parce que nous l’aimons, parce que nous avons choisi l’ami pour être notre ami, le bien que nous pouvons saisir. Mais nous saisissons ce par quoi le bien devient notre fin, parce que nous avons regardé l’ami en tant qu’il est, donc en tant qu’il nous transcende dans son existence. C’est bien dans la mesure où nous découvrons l’au-delà de notre affectivité que nous découvrons la causalité finale au niveau de l’être, au niveau de l’exister, l’energeia
Les Latins ont commis une grave erreur en traduisant entelecheia et energeia par actus ! Ils emploient le même mot pour traduire deux mots grecs tout à fait différents, qui expriment la distinction entre l’état de perfection de celui qui aime le bien et l’expérimente en l’aimant ( entelecheia ), et le bien réel, existant, fin de ce qui est ( energeia ). Pour retrouver cette distinction, on a alors parlé d’acte premier et d’acte second, comme on dit substance première et substance seconde. Mais c’est dangereux, car nous risquons de formaliser les choses ; il est mieux de revenir à la source de la découverte de la finalité. L’amour d’amitié ne nous fait découvrir notre fin que dans la mesure où nous comprenons qu’il nous met en face de l’ami qui est, qui existe. Grâce à l’amour d’amitié, nous avons donc une nouvelle expérience de ce qui est et nous découvrons l’être en tant qu’il est principe et cause selon la fin. Découvrir l’objectivité de l’ami en tant qu’il est capable d’être fin, c’est découvrir le principe et la cause selon la fin de ce qui est en tant qu’il est.
Pourrions-nous le saisir en dehors de l’amitié ? Pouvons-nous découvrir la cause finale dans toute sa force en dehors de l’amitié ? Si notre philosophie repose sur l’expérience, n’est-il pas nécessaire d’avoir une expérience spéciale pour connaître la finalité ? La cause finale ne peut être découverte que dans l’amour, un amour personnel qui touche la fin parce qu’il rencontre un autre amour personnel. Sans un amour qui peut se donner pleinement comme amour, il n’y a pas de cause finale mais seulement un désir. La cause finale ne peut se découvrir que dans un amour réciproque, personnel. Il n’y a donc de découverte de la cause finale pour elle-même que dans un monde personnel et spirituel. Il n’y a pas de découverte de la finalité pour elle-même dans un monde purement physique, dans la nature.
Pour mieux comprendre cette induction de la cause finale de ce qui est, nous pouvons la rapprocher de celle que nous avons faite pour découvrir la substance, principe et cause selon la forme de ce qui est. Pour induire la substance, nous nous sommes servis de ces deux expériences fondamentales : « Pierre », substance première, et « homme », substance seconde 55. Ni l’un ni l’autre n’est principe de ce qui est, parce que ce sont deux premiers, l’un dans l’ordre de l’exister, l’autre dans l’ordre de l’intelligibilité. Il y a donc une unité substantielle qui est au-delà de ces deux modes. Par là, nous saisissons la substance comme principe et cause selon la forme de ce qui est.
Il y a quelque chose d’analogue du point de vue de la finalité. Nous cherchons le principe propre selon la fin de ce qui est : « Qu’est-ce qui est premier, du point de vue de la fin ? » Pour y répondre, nous partons de l’expérience de l’amour d’amitié, parce que c’est l’expérience la plus parfaite de l’amour, l’amour humain parfait. En effet, nous avons vu en éthique 56 que la recherche de la cause finale ne peut se faire que par et dans l’expérience de l’amour d’amitié au sens fort, au sens vrai du terme. La finalité ne se réalise pas parfaitement dans le monde physique. Et l’amour passionnel n’est pas la finalité. Il reste une ébauche, un amour inachevé. L’amour est analogue, dans l’ordre de la finalité, à la substance seconde dans l’ordre de la forme. Dans l’amour d’amitié, dans le choix amical, nous avons l’expérience parfaite de l’amour. Cette expérience est analogue à celle que nous avons de « homme », la quiddité de Pierre. De même que nous assimilons la quiddité, de même nous vivons l’amour, il est immanent à notre volonté. Nous les possédons, nous les portons en nous-même. Cependant, le vécu de l’amour nous conduit à l’ami existant qui est, dans l’ordre pratique de notre vie humaine, analogue à Pierre par rapport à la quiddité : notre ami existe, il est.
Nous avons donc deux expériences : l’amour, le vécu de notre amour, et l’ami existant, réel. Ce sont deux expériences de la fin. Il ne s’agit pas encore du principe, puisqu’il y a une dualité, mais de deux aspects de l’expérience de la fin : l’ami existant, autre que nous, mais qui existe pour nous dans l’amour ( nous l’aimons et il nous aime ). L’ami qui existe et l’amour que nous avons pour lui sont de l’ordre de l’expérience, nous pouvons les décrire et saisir, là encore, ce lien et cette distinction entre l’expérience externe de l’ami et l’expérience interne de l’amour. Mais nous cherchons le « ce en vue de quoi », le principe, la cause : ce par quoi notre amour pour l’ami est parfait comme amour et ce par quoi l’ami existe comme ami. Nous le découvrons en saisissant ce qui fait l’unité de ces deux aspects. Nous nous posons la question : « Qu’est-ce qui fait l’unité de ces deux sommets de notre expérience, de ces deux aspects ultimes ? » C’est ce par quoi l’ami existe comme ami et ce par quoi notre choix amical à son égard est bien la perfection de l’amour que nous portons en nous. Ce qu’il y a de commun, c’est que tous deux sont fin. Alors nous touchons dans le choix amical l’exigence la plus profonde du premier amour spirituel. Le premier amour du bien réel, existant, exige la fidélité du choix qui rejoint la personne même de l’autre, de l’ami. Nous ne cherchons rien en dehors de l’ami, nous le choisissons pour lui-même ; et nous ne cherchons pas un sosie de l’ami, c’est cet être unique, ce bien réel que nous aimons, pas une qualité que nous idéalisons. Et nous l’aimons tel qu’il est, avec ses qualités et ses limites. Il est donc extrêmement important de se poser la question : « Qu’est-ce qui est source de notre amour de l’ami ? » C’est ce qui fait que l’ami est pour nous une fin. Au-delà de sa bonté, nous saisissons la fin. C’est ce qui commande la fidélité : saisir ce pour quoi l’ami est pour nous l’ami et pourquoi notre amour réclame le choix amical. C’est la fin, saisie comme principe, comme cause, qui explicite l’unité de l’amour et de l’ami dans le choix. Nous comprenons par expérience qu’il y a une diversité entre l’ami existant et notre amour ; cette diversité est au niveau de l’être : notre amour est ce qui est le plus nôtre ; l’ami comme autre est ce qui a suscité l’amour. Ce qui fait l’unité, que nous touchons dans le choix, c’est ce par quoi l’ami est ami : il est fin, il est premier. C’est toute la différence qui existe entre le bien ( qui suscite l’amour ), et la fin, ce qui est premier dans le bien. La fin est gardienne de l’absolu du bien. Si ce bien n’est pas absolu, ultime dans l’ordre du bien, il ne peut pas déterminer notre choix amical.
De même que, pour la découverte inductive de la substance, Aristote a inventé un terme : to ti ên einai 57, de même, il se sert du terme entelecheia pour la découverte de l’être-en-acte. Il le fait pour nous mettre sur la piste de ces deux inductions. Face à Platon, il formalise l’expérience interne de la quiddité et explicite l’expérience interne de l’amour, pour saisir, au-delà de la forme et de l’état de perfection, les premiers du point de vue de l’être. Sans ces précisions, nous ne pouvons plus induire, découvrir le pourquoi de ce qui est en tant qu’il est. Dans l’ordre de la cause formelle, la substance se ramène alors à Pierre ( le sujet ) ou à homme ( l’intelligibilité ) ; d’un côté c’est le positivisme, de l’autre l’ontologisme, deux systèmes philosophiques qui ne distinguent plus les deux modes de la substance, de la substance principe et cause. Il y a quelque chose d’analogue du côté de la finalité. Si nous ne voyons plus la distinction de l’entelecheia ( l’état de perfection ) et de l’energeia ( la cause ), nous serons devant un positivisme de l’amour, ne comprenant plus que l’amour réclame la fidélité parce qu’il touche la fin, et nous vivrons dans une relativité incessante. Ou bien nous serons dans un idéalisme affectif, qui est une autre forme d’ontologisme, la finalité étant ramenée à l’exemplarité, au bien possédé, vécu. Alors nous ne sommes plus attiré par le bien existant, mais nous aimons dans la mesure où nous connaissons. Nous ramenons le bien réel, qui est fin, au bien connu, vécu par nous. Certes, le bien doit être connu pour exercer son attraction sur nous, mais c’est le bien existant qui nous attire, nous finalise et commande notre choix, et non pas la connaissance du bien qui mesure notre amour.
Pour mieux comprendre cette découverte inductive du principe, de la cause finale de ce qui est, nous pouvons reprendre le chemin qu’Aristote a ouvert le premier, comme un pionnier. De même qu’il se sert des catégories pour découvrir la substance, principe et cause selon la forme de ce qui est, de même il se sert des états différents de la réalité pour découvrir l’être-en-acte, cause finale de ce qui est. Ce chemin permet d’assumer en philosophie première ce que nous constatons dans toutes nos expériences et qui est étudié dans toutes les parties de la philosophie à un autre niveau d’intelligibilité. En philosophie première, nous reprenons tout du point de vue de ce qui est en tant qu’être.
Dans l’activité artistique, nous faisons une expérience très simple : par l’art, nous avons la capacité de réaliser une œuvre et nous la réalisons. Ce sont deux états différents : autre chose avoir la compétence de l’architecte et ne pas travailler, autre chose concevoir et construire une maison 58. Expérimenter ces deux états différents amène à se poser une question importante : quelle différence y a-t-il entre les deux ? En effet, du point de vue de la détermination, de la cause formelle, donc de la connaissance quidditative, il n’y a pas de différence. C’est le même homme qui est dans ces deux états. Ils se distinguent d’un autre point de vue : la capacité de faire une œuvre, c’est la puissance, et la réalisation en acte, c’est l’exercice de cette puissance. Autre chose la capacité de faire quelque chose, autre chose l’exercice. Ce sont bien deux états différents d’une même réalité existante : l’état d’un être capable de faire quelque chose, mais qui ne l’a pas encore fait, et l’état de celui qui le fait. Celui qui réalise en acte atteint une certaine perfection : en travaillant, il réalise concrètement dans l’œuvre l’unité entre des éléments différents. Ici, l’exercice apporte quelque chose : c’est dans l’exercice que le passage d’un état imparfait à l’état parfait se fait le plus souvent. Ceux qui sont trop logiques ou trop perfectionnistes diront : « Je n’agirai, je ne me jetterai à l’eau que quand je serai sûr, absolument sûr que cela va réussir. » À ceux-là, on répond : « Alors vous ne vous jetterez jamais à l’eau, parce que c’est dans la réalisation elle-même que vous allez acquérir la force d’atteindre la fin. » Dans l’activité artistique, cela est très net. Qu’est-ce qui explique cela et quel est le lien entre les deux états ?
Du point de vue éthique, l’amour d’amitié est la clef de toute l’éthique, nous l’avons vu. Et nous comprenons que l’acte moral actue notre responsabilité. Tant que nous n’avons pas posé un acte humain, volontaire, nous n’avons pas de responsabilité. Nous distinguons donc très nettement, du point de vue moral, le fait d’essayer de tendre vers la fin, d’être parfait, et le choix en acte. Dans l’ordre de l’amour d’amitié, cela se voit très bien. Autre chose être capable d’aimer, autre chose d’affirmer : « Tu es mon ami. Je t’aime dans ce que tu as de meilleur. M’aimes-tu ? » Nous distinguons donc la capacité d’aimer, de réaliser ce lien, et l’acte d’aimer qui est parfait dans le choix réciproque. Et si nous creusons encore, nous comprenons que l’amour que nous découvrons dans le choix est autre chose que le bien existant qui nous attire, la personne de l’ami que nous aimons. Il y a là quelque chose d’important. Il n’est pas suffisant de regarder notre capacité d’aimer. Certes, le plus difficile aujourd’hui est de se jeter à l’eau : beaucoup de gens préfèrent rester dans le flou et ne pas se déterminer, ils préfèrent rester dans un état d’imperfection. L’état de perfection se réalise avec le choix, grâce auquel nous pouvons dire à quelqu’un : « Je t’aime et je serai fidèle dans cet amour d’amitié. » Qu’est-ce qui explique cela ? Pourquoi ce passage du désir au choix ?
L’expérience de la coopération politique ne nous donne pas, au sens strict, de nouvelle expérience de la fin. L’homme politique est en deçà de la finalité. Certes, il gouverne en vue de la fin, mais la vie politique comme telle n’a pas de fin parfaite, elle demeure au niveau des moyens, du conditionnement.
Dans le monde physique, nous constatons que ce qui est indéterminé ( la cause matérielle ) est toujours ordonné à la forme. Que signifie cet ordre entre l’imparfait, la cause matérielle, et le déterminé, le parfait ? La matière ne peut pas par elle-même progresser, passer de l’état imparfait à l’état parfait : pour cela, il faut la détermination de la forme. C’est pourquoi nous distinguons la nature-matière et la nature-forme. Et si nous parlons de « narture-matière », c’est qu’il y a déjà en elle une détermination imparfaite, une disposition vers quelque chose de plus parfait. Elle est ordonnée à la forme ; son indétermination est « pour » l’obtention de la détermination parfaite, ce qui ne peut se faire que par la forme.
C’est encore beaucoup plus net pour le vivant : l’embryon se forme peu à peu et se développe pour arriver à la naissance. Il est facile de constater que l’être vivant imparfait a besoin, pour progresser, de tout un milieu vital. Et si ce milieu est insuffisant ou ne remplit pas son rôle, il faut le remplacer ; autant que possible, on fabrique alors un milieu artificiel de suppléance. Il est donc facile de saisir dans le vivant l’état imparfait et l’état parfait. Et quand on en reste à un point de vue descriptif, l’étude du vivant est particulièrement importante et suggestive. Mais interrogeons-nous : pourquoi le vivant devient-il parfait ? Pourquoi s’épanouit-il ? Quelle est la cause de sa croissance ?
Au niveau de ce qui est en tant qu’il est, nous avons étudié la substance et les qualités. Mais de fait, la découverte de la substance ne suffit pas pour connaître parfaitement ce qui est. Cette découverte n’explicite pas immédiatement le pourquoi de ces états différents dont nous avons l’expérience, ni leur ordre. Du point de vue de la substance, certes, nous avons souligné que ce qui est se dépasse, s’ouvre par la relation 59. Nous sentons ce dilemme au niveau métaphysique quand nous découvrons la substance : la substance nous donne l’autonomie, mais il y a la relation. Certes, le relatif est l’être le plus ténu, le plus débile ; il n’existe que grâce à un autre. Mais il apporte quelque chose de capital pour saisir que dans l’analyse philosophique de ce qui est, la substance ne suffit pas. Certains philosophes ont voulu en rester à la substance, Spinoza par exemple, ou Descartes, qui voit le « je suis » par sa détermination. Mais nous sommes limité dans notre être, notre « je suis » n’est pas l’être. Nous voudrions bien, sans jalousie, avoir toutes les qualités de notre voisin. Or, nous ne le pouvons pas, nous sommes un être imparfait. L’autre nous montre nos imperfections avec une terrible objectivité et c’est pourquoi nous avons tant de mal à le découvrir. L’autre échappe à la connaissance de la phénoménologie parce qu’il n’est jamais notre vécu, notre avoir. Si donc nous en restons à ce que nous possédons, nous l’ignorons. Et si nous ne découvrons pas l’autre, nous ne découvrons pas les limites de notre être et nous nous enfermons dans un égoïsme métaphysique forcené : « Le seul être que je connaisse, c’est moi ! » Tant que nous n’avons pas atteint l’autre dans son être par le jugement « ceci est », nous avons envie de le supprimer. Et si nous ne comprenons le jugement d’existence que dans la lumière de notre « je suis », l’autre ne nous intéresse plus. En effet, il ne peut jamais y avoir deux « je suis ». L’autre est donc l’étranger métaphysique ! Il nous gêne et nous nous enfermons en nous-même. Nous commettons donc un terrible mensonge si nous ne voulons pas reconnaître que notre « je suis » est dépassé par « ceci est ». D’une certaine manière, notre « je suis » nous permet de découvrir de l’intérieur notre être. Il n’y a que nous qui puissions nous connaître de l’intérieur mais le risque est de nous enfermer en nous-même. La relation est, du point de vue de l’être, ce qui fait craquer ce repliement sur notre autonomie. Elle est l’éclatement de l’être. Certes, il y a là un autre danger, celui de ramener l’être à un tissu de relations. Mais nous pouvons aussi découvrir que, grâce à l’autre, nous nous perfectionnons ; c’est ce que nous avons vu en regardant l’expérience du véritable amour d’amitié. Et c’est ce qui suscite une nouvelle question : pourquoi l’autre est-il celui qui nous achève ? Quelle est la cause de cet achèvement de l’être, du fait que ce qui est imparfait est ordonné à ce qui est parfait ?
Nous pouvons donc distinguer ces deux états d’imperfection et de perfection dans l’ordre de la connaissance, dans l’ordre de l’amour, dans l’ordre de l’art, dans l’ordre de la vie, dans l’ordre physique, partout où il y a un devenir. Partout où il y a un devenir, il y a un ordre d’un état imparfait vers un état parfait. Dans l’intelligence, nous distinguons l’intelligence qui cherche la vérité et l’intelligence qui découvre la vérité. Une intelligence qui découvre la vérité est parfaite : elle est vraie dans son opération, alors qu’elle peut être dans le désir de la découverte de la vérité. Quand elle est dans le désir de la découverte de la vérité, il y a en elle un état d’imperfection, c’est-à-dire des possibilités de ne pas être actuée et d’être actuée, d’être ordonnée vers quelque chose qui n’est pas en elle à l’état de perfection. L’intelligence en devenir est une intelligence qui cherche, qui n’a pas en elle suffisamment de perfection pour s’arrêter, pour se reposer. Mais quand l’intelligence saisit ce qui est, elle saisit quelque chose d’actuel, de parfait, et c’est ce qui pourra la mener jusqu’à la perfection de la contemplation.
Du point de vue de l’amour spirituel, l’amour d’amitié est la fin de l’amour, c’est l’amour parfait. L’amour réclame l’amour, et tant qu’il ne rencontre pas l’amour, il reste à l’état de désir. Il y a donc un état imparfait de l’amour et un état parfait dans le choix amical. Qu’est-ce qui est cause de cet état de perfection de l’amour dans l’amour d’amitié ?
Il y a ensuite le devenir vital de celui qui est capable de voir et qui voit en acte : le vivant est parfait dans ses opérations. Enfin, il y a le devenir physique, ordonné à l’être : il est acte de ce qui est en puissance 60.
À tous ces niveaux, nous distinguons deux états : le parfait et l’imparfait. Et à tous ces niveaux, l’imparfait est ordonné au parfait. Ces états sont des modes de ce qui est et permettent de voir que ce qui est en puissance est ordonné à ce qui est en acte. Toute potentialité que nous découvrons, selon telle ou telle modalité, est ordonnée à l’acte. Il y a donc, entre ce qui est en puissance et ce qui est en acte, un ordre à travers lequel nous saisissons l’être-en-acte comme ultime, comme ce qui finalise l’être-en-puissance, comme ce qui l’ordonne. C’est ce que nous appelons le principe de finalité.
C’est en réfléchissant à toutes ces expériences et en constatant qu’il existe un ordre entre l’état de celui qui est imparfait et l’état de celui qui est parfait que nous découvrons ce principe. Dans l’activité artistique, dans l’amour, dans le devenir physique, dans le vivant, dans ce qui est, nous retrouvons la distinction de ces deux états et l’ordre de l’état imparfait vers l’état parfait. Et nous nous posons la question : pourquoi cet ordre ? Pourquoi l’imparfait est-il toujours ordonné vers le parfait ? Cela, nous le constatons dans toutes nos expériences, à tous les niveaux, jusqu’au niveau de l’être. C’est en nous posant cette question que nous pouvons induire, à travers l’expérience de ces états différents et au-delà de la découverte de la substance, un principe de l’ordre entre l’état imparfait et l’état parfait. Pourquoi y a-t-il cet appel vers le parfait ?
D’où cela vient-il ? Le pourquoi ultime est celui-là : pourquoi l’imparfait tend-il vers le parfait, pourquoi est-il ordonné au parfait ?
Cette question est au-delà de la découverte de la substance, mais se pose au niveau de ce qui est en tant qu’il est. En effet, ce qui est imparfait, c’est ce qui est et qui, cependant, est limité : il n’est pas totalement en acte, il est dans un état imparfait et tend vers le parfait. En nous posant la question : « Pourquoi cet ordre de ce qui est ? », nous découvrons que nous ne pouvons pas en rester uniquement au niveau de l’activité humaine. Certes, nous constatons cela dans l’activité humaine : l’expérience de l’amour d’amitié nous permet de nous dépasser. Mais en nous interrogeant sur le pourquoi de l’ordre d’un état imparfait vers l’état parfait, nous découvrons que, au niveau même de ce qui est, ce qui est en acte finalise, attire ce qui est en puissance. Nous découvrons en philosophie première ce primat de l’être-en-acte sur l’être-en-puissance. En effet, c’est à partir de toutes nos expériences et au-delà de leur diversité, que nous retrouvons toujours le même ordre. Et nous cherchons pourquoi. C’est que ce qui est en acte finalise, attire ce qui est en puissance, ce qui est limité. Nous saisissons là, au niveau de ce qui est en tant qu’être, que l’acte finalise et que ce principe se trouve « réalisé » dans toute la diversité des êtres. L’être-en-acte est donc au-delà de l’exercice. Et il est au-delà de la détermination : il la transforme de l’intérieur en lui donnant un élan pour dépasser sa limite et atteindre sa perfection. Il est ce qu’il est et, en raison de ce qu’il est, il attire ce qui vient après lui. La perfection, c’est l’être conjoint à sa fin, qui devient lui-même parfait en devenant cause finale pour les autres. Seul l’être parfait, entièrement en acte, n’ayant plus de potentialité, peut finaliser les autres. Nous découvrons donc là un principe nouveau, distinct du principe de détermination, la substance, que nous pouvons exprimer de cette manière : ce qui est en acte finalise ce qui est en puissance.
Si notre intelligence n’interroge pas, elle ne découvrira jamais ce principe. Interroger, ici, c’est éveiller le désir de notre intelligence qui cherche à découvrir le sens ultime de ce qui est en tant qu’être : « Qu’est-ce que ce qui est dans ce qu’il a d’ultime ? » Nous le cherchons en nous appuyant sur cette distinction faite par Aristote entre l’entelecheia et l’energeia Le repos de l’intelligence est dans la fin de ce qui est ; c’est le vol de l’aigle ( energeia ) et non pas le ronronnement du chat au coin du feu ( entelecheia ). Le principe, la cause découverte par l’intelligence n’est pas l’état de perfection de celui qui possède la fin... La cause est ce par quoi il est dans cet état de perfection : ce par quoi celui qui est capable d’aimer aime ; ce par quoi celui qui est capable de connaître connaît la vérité, etc.
Prêtons encore attention à Aristote, « le maître de ceux qui savent », selon la parole de Dante 61. Quand il s’agit de chercher la fin de ce qui est en tant qu’il est, il s’agit d’une induction « analogique synoptique 62 ». Cette induction est donc très verticale, ce qu’il y a de plus « raide » dans toute la philosophie. Nous ne sommes pas au terme de la philosophie, car la découverte des principes est ce qui permettra l’épanouissement de la contemplation mais, du point de vue de la pénétration de notre intelligence dans la réalité, cette induction est ce qu’il y a de plus raide ; c’est l’ultime moment de l’analyse. En découvrant l’être-en-acte comme cause finale de ce qui est, nous comprenons que l’être est en lui-même sa fin. Alors que le devenir n’a pas de fin en lui-même, mais dans l’être, l’être a en lui-même sa fin, elle ne lui est pas extrinsèque. À partir du devenir, nous pouvons regarder l’être qui devient et l’être qui est ; nous comprenons alors que tout devenir est ordonné à l’être et implique un état de potentialité, d’imperfection. L’être seul est au-delà de l’imperfection, de la potentialité : il est. Il ne cherche donc rien en dehors de lui. Non que l’être se replie sur lui mais, en tant que parfait, il est lui-même. Nous pouvons expérimenter les états : tout ce que nous faisions comme enfant, c’était bien nous, mais c’était nous « en tant qu’enfant ». Ce que nous faisons en tant qu’homme, c’est bien nous « en tant qu’homme ». Il y a donc deux états, un état d’imperfection et un état de perfection. La fin de l’être est l’être parfait. Il ne s’agit plus alors de l’état : il est l’être, dans son état de perfection. Sa perfection est lui-même, et non pas une modalité de l’être.
Si l’on distingue des modes de ce qui est lorsqu’il s’agit des états de l’être parfait et imparfait, l’acte est ce qui est ; il est, comme la substance, ce qu’est l’être, la ratio entis Et cependant, si l’acte est l’être, et si la substance est, elle aussi, l’être, il y a pour nous une différence que nous exprimons en disant que « la substance est l’être dans sa causalité selon la forme » et que « l’acte est l’être dans sa causalité finale ». L’être est saisi par nous selon sa cause formelle et selon sa cause finale. L’être en lui-même est saisi selon ces deux causalités. Il est premier en ces deux ordres. Et il est un quant à ces deux ordres. Il n’y a pas de premier ( de principe ) dans l’ordre de la cause matérielle et dans l’ordre de la cause efficiente de ce qui est en tant qu’être.
La cause finale nous permet de saisir la causalité dans ce qu’elle a d’ultime. Elle est « cause des causes ». De fait, nous nous appliquons à réaliser quelque chose en vue d’une fin. Psychologiquement, on l’exprimera en parlant de ce qui nous « motive ». En réalité, nous sommes motivé par la fin. Nous voulons réaliser telle chose, par exemple chercher la vérité, et, pour cette raison, nous poussons notre analyse le plus loin possible, nous faisons l’effort de nous mettre à ce labeur. La fin, cause des causes, « motive » donc la cause efficiente. Nous agissons toujours en vue de quelque chose. Ou encore, nous nous asseyons en vue de nous reposer ou en vue d’être plus capable d’écouter : celui qui écoute avec attention finalise le fait d’être assis. Mais s’il s’endort, c’est accidentel. « L’animal » étant fatigué, il dort dès qu’il s’assoit ! Nous nous sommes endormi sans le vouloir ; nous voulions écouter, mais nous nous sommes endormi, nous étions très fatigué. Nous distinguons donc la cause finale, qui est ce en vue de quoi nous faisons une activité, et le conditionnement qui provient radicalement de la cause matérielle. En vue de quoi ce qui est, est-il ? En vue de la fin, l’être-en-puissance est ordonné à l’être-en-acte ; il est l’imparfait ordonné au parfait. L’imparfait est toujours ordonné au parfait et nous ne connaissons l’imparfait que par le parfait. Or, très souvent les gens font l’inverse. Ils disent : « Telle chose m’a conditionné ; si j’ai fait cela, c’est parce que telle chose m’a conditionné. » Cela a pu nous conditionner, mais cela ne nous finalise pas. Il faut donc arriver à distinguer le conditionnement et la finalité. Le conditionnement vient de la cause matérielle, la finalité vient du bien aimé pour lui-même.
La philosophie est bien la recherche des causes propres, alors que la psychologie s’intéresse avant tout au conditionnement. Celui-ci peut être extrêmement important, dans la mesure où des êtres qui ne sont pas très finalisés sont très conditionnés. Certaines personnes sont extrêmement conditionnées : elles ne peuvent s’asseoir que sur telle chaise, elles ne peuvent dormir que dans tel lit et dans telles conditions, etc. Et il faut reconnaître que la fatigue et la vieillesse augmentent le conditionnement : celui-ci prend beaucoup plus d’importance que pour quelqu’un de jeune ou en pleine santé. Et il en est de même pour les civilisations : certaines cultures sont totalement conditionnées. Dans notre culture occidentale actuelle ( si elle est encore une vraie culture ), c’est le conditionnement qui commande toutes les lois, jamais la finalité. C’est la fin d’une civilisation : elle meurt dans son conditionnement. En revanche, une culture jeune est très finalisée. La finalité est donc ce qui nous permet de comprendre pleinement ce qu’est la causalité, alors que le conditionnement est constamment dans l’ordre des conditions sine qua non, ce qui s’exprime ainsi : « S’il n’y a pas cela, ceci est impossible ; si je n’ai pas ma canne, je ne pourrai pas me lever. »
Une fois que nous sommes arrivé par l’induction à la distinction de l’être-en-acte - principe et cause finale de ce qui est - et de l’être-en-puissance, nous voyons que l’être-en-acte s’explicite et se donne à nous selon diverses « modalités ». Cela nous aide à mieux comprendre l’être-en-acte et le sens de cette distinction. En effet, cette découverte est ultime pour notre intelligence et, étant donné son caractère très subtil et très délicat, l’expliciter aux différents niveaux de la réalité existante nous éclaire beaucoup. De plus, cela est normal puisque, comme nous l’avons vu, cette démarche inductive met en cause tous les grands aspects de notre expérience humaine et donc toutes les parties de la philosophie. La division de l’être-en-acte et de l’être-en-puissance étant ultime dans ce qui est, nous la retrouvons analogiquement à tous les niveaux de ce qui est ; saisir ces « modalités » de l’être-en-acte est bien dans la continuité de cette induction « synoptique et analogique ».
Comprenons bien ce que nous voulons dire en parlant de « modes » de l’être-en-acte. L’être-en-acte, fin de l’être, est un principe et une cause. En le découvrant, nous découvrons donc le pourquoi ultime de l’être, ce qu’est l’être dans son achèvement, dans la cause finale. Les « modes » de l’être-en-acte sont encore au niveau de la fin. Ils ne sont pas de l’ordre du « comment » de l’être, mais explicitent ce qu’est l’être-en-acte à chacun des niveaux de la réalité existante. L’être-en-acte « se donne » à nous à des niveaux différents. Nous demeurons donc encore ici au niveau de la recherche du principe, de la cause. À l’intérieur de la découverte de ce qu’est l’être-en-acte, nous saisissons telle explicitation du principe à tel niveau. Nous sommes ici dans la connaissance analogique selon son sens le plus vrai.
Ces explicitations de l’être-en-acte nous permettent de distinguer dans la réalité ce qu’est l’acte. Puisque l’être-en-acte est un principe, il ne peut pas être défini. Nous nous exprimons donc négativement en disant : « Du point de vue de la fin, c’est ce au-delà de quoi nous ne pouvons pas aller. » Quand on cherche une source, on va le plus loin possible ; et à un moment, on ne peut pas aller plus loin. Négativement, on dit alors que la source est là. On creuse et l’on s’aperçoit que c’est bien cela : la source jaillit. Toute cause est une source. L’être, en tant que principe et cause finale, est une source d’être. Quand nous découvrons l’être-en-acte, nous découvrons une source, le premier du point de vue de la fin de l’être. La saisie de l’être-en-acte est l’ultime intelligibilité, l’ultime connaissance que nous avons de l’être. Ce qui est, est en acte.
Pour bien le comprendre, nous regardons de quelle manière l’acte s’explicite diversement dans toutes les parties de la philosophie, dans nos diverses expériences de la réalité existante. C’est ce qui nous permet d’avoir une connaissance de l’être-en-acte beaucoup plus précise, en saisissant à chaque niveau que l’être-en-acte ne dépend pas de l’être-en-puissance mais que l’être-en-puissance dépend de l’être-en-acte. Ce qui est en puissance est toujours ordonné à l’être-en-acte, tandis que l’être-en-acte peut exister sans la puissance. Très facilement, nous restons dans une position dialectique. Il faut la briser et la dépasser, car la connaissance dialectique n’est pas philosophique, elle demeure au niveau psychologique. Psychologiquement, on peut opposer ce qui est parfait à ce qui est imparfait. L’être imparfait a des faiblesses, l’être parfait n’a pas « le droit » d’avoir de faiblesses. On pourrait dire : il doit toujours être lui-même ! Cela, nous pouvons le décrire. C’est intéressant mais nous voulons aller plus loin et atteindre l’être par l’intelligence, au-delà du sensible et de l’imaginaire. Seule l’intelligence est capable de saisir ce qui est et de saisir, dans ce qui est, ce qui est premier, ce au-delà de quoi nous ne pouvons pas aller, à partir du jugement d’existence et grâce à l’interrogation : « En vue de quoi est l’être ? » Et nous explicitons cette découverte à tous les niveaux : au niveau de l’être, au niveau de l’esprit, au niveau de la vie, au niveau du devenir.
Au niveau de l’être, nous cherchons d’abord à préciser les relations entre la substance et l’acte. La substance est principe selon la forme, première du point de vue de la détermination. La détermination foncière de l’être, c’est la substance ; toutes les autres déterminations dépendent d’elle. La substance, principe et cause selon la forme de ce qui est, est découverte par une induction, nous l’avons vu. En tant que principe, elle ne peut pas être relative à un autre principe : ce qui est premier est premier. Nous ne pouvons donc pas relativiser la substance par l’acte. Et nous devons saisir que la connaissance philosophique de ce qui est en tant qu’il est, implique la découverte de deux principes : la substance et l’acte. Nous connaissons ce qui est à travers ces deux analyses distinctes : la découverte inductive de la substance, principe et cause selon la forme de ce qui est, qui se distingue des accidents ; et la découverte inductive de l’être-en-acte, principe et cause finale de ce qui est, qui se distingue de l’être-en-puissance. Ces deux analyses sont irréductibles l’une à l’autre, mais elles se réalisent selon un ordre bien précis. Nous saisissons d’abord la substance. Puis, nous regardons la substance dans sa réalisation : la réalité concrète individuelle. La substance-principe est saisie dans une réalité existante et nous donne la cause selon la forme de ce qui est, la source de sa détermination. Dans la découverte de la substance, l’être-en-acte est donc implicite, puisque cette réalité existe. En tant que nous saisissons la substance comme cause de détermination, elle est première ; mais en tant que nous la regardons du point de vue de la fin, c’est-à-dire de l’acte d’être, un nouvel aspect s’explicite et nous permet d’affirmer que l’être actue sans déterminer.
La difficulté est de comprendre la différence entre « déterminer » et « actuer ». C’est à partir du jugement d’existence « ceci est » que nous avons découvert la substance. Mais en la découvrant, nous avons cherché à connaître ce qui est du point de vue de la détermination. Nous connaissons l’être selon ses déterminations. En découvrant l’être-en-acte, nous séparons l’être de la détermination et nous voyons qu’il est au-delà de la détermination : il actue. Du point de vue de la cause finale, la détermination est donc relative à l’acte d’être. La détermination, en elle-même, peut être ou ne pas être. Quand elle existe en acte, en l’être elle touche quelque chose d’ultime.
Il est capital de bien le préciser aujourd’hui, étant donné que la phénoménologie met l’être entre parenthèses et affirme que « ceci » et « ceci est » sont identiques 63. Mais cela est-il vrai ? Saisir la différence entre « ceci » et « ceci est » est la première façon pour nous de bien comprendre l’acte. Nous le saisissons là dans sa première explicitation, sa première « réalisation ». Par là, nous comprenons que la découverte de l’être-en-acte éclaire le jugement d’existence « ceci est ». L’être est saisi à travers une réalité existante singulière déterminée, dans un jugement. Si la connaissance de la détermination de la réalité existante est très importante, car elle dit ce qu’elle est, le jugement « ceci est » touche quelque chose qui va au-delà de la détermination, à savoir que cette réalité existe dans son autonomie, dans son caractère propre du point de vue de l’être. Elle existe en acte, distincte des autres. Si la détermination peut être prise d’une façon abstraite, le jugement « ceci est » montre que « ceci » est pris d’une façon singulière. Autre chose dire : « Pierre est un homme », autre chose : « Cet homme est ». La détermination peut ne renvoyer qu’à la détermination prise en elle-même ; cela ne dit pas qu’elle existe. Cependant, si nous voulons connaître la réalité expérimentée dans ce qu’elle a de plus profond, c’est-à-dire en elle-même, nous la regardons dans son existence. Nous avons découvert la substance à partir de notre expérience de la réalité existante. L’existence en acte est donc présente dans la découverte de la substance, mais elle n’est pas explicitée comme acte. Nous l’explicitons en revenant au jugement « ceci est » à partir de la découverte inductive de l’être-en-acte. Nous explicitons alors l’acte de cette substance. Nous explicitons que cette réalité, que ce « ceci » existe pour lui-même et par lui-même. Il est. Quand nous affirmons « ceci est », nous affirmons que cette réalité a en elle-même son existence, son acte. Et en affirmant qu’elle existe, nous affirmons qu’elle est distincte des autres.
Quelle différence y a-t-il donc entre la détermination et l’actuation ? La détermination correspond à la question : « Qu’est-ce que cette réalité ? » Mais quand nous disons « ceci est », nous ajoutons à sa détermination sa séparation d’avec les autres. Ceci est en acte par lui-même, et il est par lui-même séparé des autres, distinct des autres. Il existe par lui-même dans sa propre détermination et distinct des autres. Une autre réalité existe aussi par elle-même. Nous touchons donc la singularité de la réalité. Le caractère singulier, c’est bien cela : distinct des autres, il est un en lui-même. C’est dans le jugement d’existence « ceci est » que nous touchons l’acte d’être de la réalité, son exister actuel. L’être dans ce qu’il a d’ultime actue la détermination.
Nous voyons par là que la distinction de la découverte de la substance et de celle de l’acte comme principes est une distinction réelle fondamentale. La substance est cause de la détermination la plus radicale de l’être ; l’acte, de l’actuation de ce qui est. Nous avons donc toujours deux axes de recherche différents : celui de la substance, à partir de la quiddité, qui nous permet de connaître ce que cette réalité est en elle-même, sa détermination ; et celui de l’acte, à partir de cette réalité dans son existence unique et distincte des autres. Certes, du point de vue de notre connaissance humaine, il semble que cette explicitation vienne s’ajouter à la détermination. Le langage, qui exprime notre connaissance humaine, le traduit dans le verbe « être ». C’est le verbe le plus radical, mais qui est exprimé comme quelque chose qui s’ajoute à la détermination. Cependant, du point de vue de la signification profonde, le verbe « être » dit cette réalité dans ce qu’elle est le plus elle-même. Dans le langage, le verbe « être » s’ajoute et exprime en même temps ce qui est le plus « radical ». Si nous l’enlevons, « ceci » est uniquement dans notre intelligence. En disant « ceci est », nous affirmons quelque chose qui non seulement s’ajoute - du point de vue du langage - mais qui est absolument capital, plus « essentiel » encore que son essence, que sa détermination quidditative ! Certes, nous ne faisons pas la philosophie du langage mais de la réalité. Si, du point de vue du langage, « est » s’ajoute, dans la réalité il exprime quelque chose de plus radical que sa détermination, c’est-à-dire son acte d’être. Le verbe vient donc s’ajouter au nom, mais comme ce qui est plus radicalement la réalité que le nom qui exprime la détermination. La détermination a donc deux manières d’être : dans la réalité en existant et dans notre intelligence en étant connue. En disant « ceci est », nous affirmons que cette réalité existe indépendamment de nous. Elle est et nous respectons son existence. Elle n’est pas par nous, elle est par elle-même. Quand nous sommes en face d’un homme qui existe, son existence ne dépend pas de nous. Elle lui appartient, elle est quelque chose de lui, sans être « à lui ». La réalité existante est indépendante de nous et s’impose à nous. Elle exige donc le respect. C’est quand l’intelligence affirme « ceci est » qu’elle respecte cette réalité. Même ce crapaud existe en dehors de nous ! Parfois nous aimerions mieux qu’il n’existe pas dans nos pieds, parce que ce n’est pas très agréable ! Mais nous le respectons, il existe comme crapaud.
Nous comprenons donc ce qu’est l’être-en-acte pour la substance individuelle : il « ajoute » à la détermination quelque chose de plus radical, et qui, comme tel, est indépendant de celle-ci. L’être-en-acte s’impose à nous et ne dépend pas de nous. Ce qui dépend de nous, c’est la saisie de sa détermination et la négation « ceci n’est pas ». Nous faisons donc la distinction entre ce qui existe seulement dans notre intelligence et ce qui existe dans la réalité. Distinction que ne fait plus l’idéalisme à partir de Platon. Le réalisme philosophique prend donc naissance dans cette distinction entre ce qui n’est que dans notre intelligence ( parfois seulement même dans notre imagination ) et la réalité. Certes, il y a des gens qui ne font plus la distinction entre le rêve et la réalité ; par le fait même, tout ce qu’ils pensent et imaginent existe, il n’y a plus de différence entre le possible ( le virtuel ) et le réel existant.
Mais d’où vient cette erreur ? Pourquoi Husserl dit-il que la phénoménologie met l’être entre parenthèses ? Parce que c’est vrai du point de vue de la détermination. L’acte n’ajoute rien à la détermination, il l’actue ! Il ne détermine pas. Si donc nous ne saisissons plus la cause finale, nous ne saisissons plus que l’être est acte. Nous en restons à la saisie de la détermination et nous ramenons la substance à la quiddité. Or, l’acte d’être est autre chose que la détermination ; il ne détermine pas, il est acte. Quand nous disons : « ceci est », nous voulons dire que cette détermination est réelle et que quelque chose existe que nous pouvons constater avec évidence. L’imagination, elle, s’enflamme très vite. Et très vite on la considère comme la réalité. Beaucoup de personnes passent très vite de l’imagination de la détermination à son existence, surtout quand la passion est présente : la passion ne distingue plus entre la détermination et l’acte, et c’est là qu’elle peut nous conduire à commettre des erreurs.
Cette distinction semble très simple. Mais elle est très profonde et toute notre vie intellectuelle repose sur elle. En effet, ou bien nous considérons que l’appréhension de la forme et le jugement sur ce qui est sont deux actes distincts et que toute appréhension est ordonnée au jugement ; c’est le réalisme. Ou bien nous disons que le jugement est ordonné à l’appréhension de la forme et nous en arrivons à supprimer, à mettre entre parenthèses l’être, sous prétexte qu’il est présent dans tous les verbes. Certes, quand nous disons : « Pierre marche », cela veut dire : « Pierre est marchant ». Mais alors on ramène le verbe à un nom. Ceux qui suppriment la distinction du verbe et du nom en restent toujours au participe : « l’étant », « le marchant », « le courant ». Ce faisant, ils prennent l’être comme une réalité appréhendée, ils ramènent le jugement à l’appréhension, et le verbe « être » n’existe plus comme verbe. Mais la vie de l’intelligence implique radicalement cette distinction entre l’appréhension et le jugement. Le reconnaître libère donc notre intelligence. Tout ramener à l’appréhension, c’est réduire le réel à la réalité connue par nous, assimilée par nous, c’est se condamner à ne plus jamais saisir le réel pour lui-même, tel qu’il est. En découvrant l’être-en-acte et en l’explicitant au niveau de la substance individuelle dont nous affirmons « ceci est », nous explicitons l’existence, nous la dégageons de la détermination. L’acte montre ce au-delà de quoi nous ne pouvons pas aller : « Ceci est ». En l’affirmant et en l’explicitant, nous donnons une signification beaucoup plus profonde au « ceci », nous montrons qu’il est.
Nous voyons ainsi les limites d’une philosophie du langage et de la phénoménologie. Il faut aller plus loin, il faut aller jusqu’à la réalité et remonter à la distinction entre l’appréhension et le jugement. Notre intelligence touche ce qui est. La réalité est au-delà de nous, elle n’est pas nous. Quand nous regardons l’autre uniquement selon notre manière de le regarder, en tant que nous le connaissons, nous ne le saisissons pas tel qu’il est. Il est donc capital de bien saisir l’acte ; et nous le voyons parfaitement quand nous regardons la différence entre « ceci » et « ceci est ». C’est la première explicitation de l’être-en-acte qui nous permet donc d’expliciter l’importance du jugement d’existence. Nous ne pouvons entrer en philosophie qu’à partir du jugement d’existence, s’il s’agit d’une philosophie réaliste ! Et ici, comprenons bien, d’une manière plus profonde qu’auparavant, la séduction que peut exercer sur nous le développement d’une philosophie à partir de « je suis », qui semble au point de départ plus spirituelle. Si le premier développement de la philosophie européenne a respecté le jugement d’existence, comme nous l’avons déjà affirmé, très vite, déjà avec Occam, puis avec Descartes, c’est la vie de l’esprit qui est devenue première en philosophie. Il est impressionnant que le premier à l’avoir affirmé avec force ait été un théologien, car, en réalité, Dieu est le seul qui puisse se définir par « je contemple », « je pense, ma contemplation, ma pensée est parfaite ». « Je contemple » : c’est la « première » chose qui existe en Dieu puisque sa contemplation est son être même. Dieu est esprit et il est premier. Il dit « je suis » pour nous, mais son être est sa contemplation. « Je contemple et j’aime » est ce qu’il y a de premier en Dieu. Par conséquent, affirmer que le premier objet de notre pensée est l’opération de l’intelligence, c’est prendre la place de Dieu. Descartes, qui n’a au fond rien inventé, a repris l’affirmation d’Occam qui était une révolution du point de vue philosophique ! Occam a eu l’audace, nous pouvons dire le toupet, de tout commencer par « je pense ». Mais cela ne peut tenir, car avant que nous pensions, la réalité existait. Pour nous, la pensée n’est donc pas première. Le « je pense » est peut-être la première conscience que nous avons, la conscience d’être, d’exister, mais cela ne peut pas être premier comme une affirmation absolue. Seul Dieu peut dire absolument à partir de lui-même : « Je contemple, je suis. »
Comprendre cela est très important pour nous, en face de la philosophie contemporaine. Nous ne pouvons pas la négliger, car nous sommes de notre siècle et nous faisons de la philosophie avec et pour les hommes d’aujourd’hui. Or, la plupart des gens commencent aujourd’hui la philosophie par la pensée. Ils considèrent alors que leur intelligence est première dans l’être. Si nous disons que la pensée est première, nous identifions la pensée et l’être et nous affirmons qu’en nous l’être est avant tout l’intelligence. Certes, notre intelligence est notre être dans ce qu’il a de plus noble, mais notre être n’est pas notre pensée. Nous pouvons dire : « Je suis, j’existe », mais les autres aussi existent. Comment connaître l’autre quand ce qui est premier est la pensée ? Nous ne le connaissons alors que par rapport à nous, en référence avec nous.
Pour ne pas nous enfermer en nous-même, nous voyons donc l’importance de toucher ce qui est premier dans l’ordre de l’acte, à savoir l’affirmation « ceci est ». Nous atteignons là tout de suite la transcendance de l’être. L’être est avant nous, il est. En affirmant « ceci est », nous affirmons que quelque chose existe pour lui-même et non pas uniquement pour nous, et qu’il nous apporte quelque chose de tout à fait original qui est son être. Nous ne sommes pas son être, et nous le savons. Nous nous intéressons donc à l’autre dans son altérité, qui nous manifeste quelque chose de l’être que nous n’avons pas en nous. On pourrait dire pour simplifier : en affirmant « ceci est » en premier lieu, nous affirmons que ce qui est, est avant nous et qu’il nous apporte quelque chose. C’est le fondement de la vérité : nous sommes vrai si nous respectons l’autre en parlant de lui comme ce qui mesure notre connaissance. C’est cet être qui mesure notre intelligence. En revanche, si nous nous enfermons dans notre cogito, c’est nous-même qui sommes la mesure de la vérité. La sincérité passe avant la vérité, nous ne pouvons plus atteindre la vérité. Comprenons donc que si nous cherchons la vérité, nous affirmons en premier lieu « ceci est ». Sinon, nous ne cherchons pas la vérité, nous ne cherchons qu’à nous définir, à nous connaître.
Il y a donc pour nous, dans la découverte de l’être-en-acte, une rectification qui est essentielle : comprendre la primauté de l’acte sur tout ce que nous pouvons connaître, la primauté de ce qui est indépendamment et au-delà de nous. Dans cette affirmation « ceci est », si nous la comprenons dans toute sa force, il y a cette affirmation que l’être est ce qui actue en premier lieu notre intelligence. Cela présuppose la détermination du ceci, mais cette détermination n’existe pour nous que parce qu’elle est dans la réalité. Nous ne lui donnons pas l’existence, mais elle porte en elle la possibilité d’être, d’exister. La forme en tant que capable d’exister, c’est son essence ; et ce n’est pas grâce à nous qu’elle existe. Il y a donc dans l’affirmation du jugement d’existence quelque chose d’extrêmement important et le développement de notre philosophie reviendra toujours à cette affirmation. Le jugement d’existence est coextensible à toute notre philosophie et elle y revient toujours. À partir du jugement d’existence, nous nous élevons jusqu’à la découverte de l’être-en-acte comme cause finale de ce qui est. Et l’ayant découvert, nous précisons que l’être-en-acte est présent dans notre premier jugement « ceci est ». En découvrant l’être-en-acte, nous saisissons donc l’être comme ce qui est selon sa détermination, qui n’est pas source des autres êtres mais coexiste avec les autres. Et nous saisissons que l’être actue la détermination et sépare des autres. Et il est ce qui actue, finalise notre intelligence, ce que nous expliciterons à propos du vrai.
À partir de là, nous pouvons comprendre aussi l’intérêt particulier du cogito, ce que nous reverrons à propos de la personne humaine 64. En affirmant « je suis » à partir de « ceci est », ou présupposant « ceci est » ( et non pas comme premier ), nous pourrons saisir le mode spécial de notre être qui implique la pensée. Mais pour nous, penser, participer à la pensée, ne veut pas dire exister par nous-même en affirmant la non-diversité de notre pensée et de notre être. Ce n’est qu’en l’Être premier, s’il existe, que se trouve cette identité de l’être et de la pensée. Dans toutes les autres réalités, la connaissance est dans l’ordre intentionnel. Nous ne pouvons donc pas passer directement de la connaissance à la réalité. Tout ce que nous connaissons, nous l’avons abstrait du réel. En le connaissant, nous saisissons son intelligibilité, mais sa réalité est en dehors de nous, son existence n’est pas la nôtre. Par le fait même, affirmer « je pense » ne veut pas dire que toutes les réalités existent en moi et n’existent que par moi. C’est la différence entre l’intelligibilité et l’être. Cette différence, nous la saisissons en comprenant que dans la réalité son essence et son acte d’être sont un, mais que dans notre connaissance ils sont deux. Notre connaissance, pour saisir pleinement la réalité, distingue ce qu’elle est en elle-même et son intelligibilité, c’est-à-dire son essence, sa quiddité, qui n’est pas la réalité existante mais qui est la réalité en tant qu’elle porte une certaine intelligibilité.
Comprenons donc qu’il y a eu un tournant dans la philosophie européenne avec Occam, avec Descartes, et qu’il y a aujourd’hui, si nous cherchons vraiment la vérité, un effort philosophique à faire pour redécouvrir que la première affirmation est de constater tout ce qui est en même temps que nous et peut-être même avant nous ! Nous sommes né dans un monde qui existait déjà. Si nous sommes vrai, nous commençons par le constater : « Ceci est ». Cela redresse tout et notre « je suis » se précisera avec cette objectivité par rapport au jugement « ceci est ». La découverte de l’acte comme premier dans l’ordre de l’être implique cette affirmation première : « Ceci est ». La découverte de « ceci est » est la découverte de l’acte dans ce qu’il a de tout à fait premier. En disant « ceci est », nous découvrons l’acte de l’être. Il est, et c’est pour cela qu’il nous transcende. Cela aura d’immenses conséquences, car nous verrons que pour découvrir l’existence d’un Être premier, il faut accepter un être qui nous transcende. Il faut accepter la transcendance, la primauté de l’être, pour accepter qu’un Être nous transcende radicalement parce qu’il est source de tout ce qui est. La découverte de l’acte est donc le premier moment de la transcendance, celle de l’être qui nous dépasse, que nous respectons, que nous considérons en lui-même en affirmant : « Ceci est ». Seul Dieu peut vraiment dire « Je suis ». En se découvrant, il découvre l’être et il ne peut pas mieux le découvrir qu’en lui-même. Tandis que nous ne pouvons pas découvrir l’être de la façon la plus parfaite en nous-même ; il nous faut le découvrir en affirmant « ceci est ».
C’est à partir de là que nous pouvons regarder l’acte dans notre intelligence. Pour bien distinguer l’être et la vie, nous avons regardé l’acte du point de vue de l’être. Cela nous permet de le regarder ensuite au niveau de l’esprit, c’est-à-dire de l’intelligence et de la volonté, qui est le vivant dans ce qu’il a de plus parfait. Et à ce niveau, l’intelligence est première puisque, pour aimer spirituellement, la purification de l’intelligence est nécessaire, même si, pour chercher la vérité, l’amour de la vérité est nécessaire.
L’acte dans notre intelligence est l’opération intellectuelle parfaite, ultime. Or, ce qui est ultime dans notre vie intellectuelle, c’est la contemplation. Sans pouvoir parler ici de la contemplation de Dieu ( nous n’avons pas encore affirmé son existence ), regardons l’acte d’intelligence qui connaît le vrai et, en le connaissant, s’y repose. En effet, nous pouvons affirmer que notre opération parfaite de connaissance est liée à l’amour. Nous ne pouvons pas connaître la vérité sans amour, parce que nous connaissons une réalité existante et non pas nos idées. Èt dans la mesure où nous cherchons intensément la vérité et où nous l’aimons, nous distinguons immédiatement l’opération vitale parfaite de connaissance et la réalité que nous connaissons par cette opération. Il y a certes des gens qui « contemplent » leurs idées, mais c’est une fausse contemplation. En réalité, ils caressent leurs idées et se complaisent dans ce qu’ils possèdent. En revanche, dans la recherche de la vérité nous cherchons toujours l’au-delà de notre connaissance : c’est la réalité qui nous intéresse, et c’est pourquoi notre intelligence se sert de l’amour. Nous ne contemplons pas un raisonnement, si beau qu’il soit, ni une idée. Les raisonnements, les démonstrations, sont le chemin qui nous conduit vers la réalité dans laquelle notre intelligence cherchant la vérité peut se reposer. Il y a donc un très grand danger à considérer que ce que nous avons découvert est unique, car nous nous y arrêtons et nous vivons alors pour transmettre cela aux autres, pour faire école 65 ! Cela peut venir d’une intention louable mais cela peut être aussi un orgueil fou, parce qu’on se considère alors comme celui qui a découvert telle chose de la façon la plus exacte ; au lieu de chercher la vérité, on veut toujours communiquer ce qu’on a trouvé, pour en tirer gloire et honneur. On se forge alors sa réputation de spécialiste... En revanche, quand on cherche la vérité, on cherche toujours quelque chose qui puisse nous permettre d’aller plus loin. C’est en ce sens que l’interrogation est très bonne. Nous devons chercher constamment, non pas pour chercher mais pour découvrir davantage la vérité, pour la découvrir plus profondément.
La vérité n’est donc pas ce que nous avons déjà connu. C’est ce qui actue, ce qui finalise notre intelligence. Nous faisons donc la distinction, quand il s’agit de l’acte dans l’intelligence, entre la vérité connue, possédée, et le vrai que nous cherchons. Le vrai que nous cherchons, c’est la réalité existante qui, en tant que réalité existante en acte, est capable de perfectionner notre intelligence. Le vrai, c’est ce qui est, qui actue et mesure notre intelligence dans son opération de connaissance.
Pour mieux le mettre en évidence, nous pouvons nous servir négativement de l’erreur : nous faisons une erreur quand nous confondons le réel et l’imaginaire. Par exemple, nous avons cru que telle voie nous conduirait vers la vérité ; puis nous nous apercevons que c’est faux, que nous nous sommes trompé, et nous cherchons le moment où nous nous sommes trompé, la « déviation » que nous n’avons pas vue. C’est donc que nous considérons que le réel, ce qui est, est ce qui mesure et rectifie notre connaissance. Nous retrouvons donc ici l’ordre entre le « ceci est » et le « je suis ». Si nous prenons le « je suis » comme ce à quoi nous devons constamment revenir et nous référer, nous serons dans l’erreur parce que le « je » deviendra la mesure de nos recherches ; ce qui est en notre possession sera la mesure de notre pensée. Si, au contraire, le « ceci est » est premier, c’est la réalité qui nous mène, qui nous conduit. Si faible qu’elle puisse être, si petite qu’elle puisse être, une réalité existante a toujours quelque chose à nous apprendre. L’être qui existe est acte et est capable, comme être qui existe, de perfectionner notre intelligence. Et en tant qu’il est capable de perfectionner notre intelligence, il est vrai.
Le vrai est donc ce qui est, capable de perfectionner notre intelligence, de la conduire à la fin. Et d’une façon ultime, est vrai tout ce qui, dans la réalité, nous conduira à la sagesse, à la découverte de l’Être premier. Ce qui, dans la réalité, ne nous conduit pas à l’Être premier, le Vrai, ce qui peut nous séduire et nous faire dévier est mensonger. Nous pouvons affirmer cela dès que nous comprenons ce qu’est l’acte, même si nous n’avons pas encore découvert l’existence de Dieu. Car l’acte qui perfectionne et actue notre intelligence, c’est ce qui est, l’être existant. Aussi, s’il existe un Être premier, une Réalité existante première, c’est en lui que se trouvera la fin ultime de notre intelligence capable de connaître la vérité. Une idée, si géniale qu’elle soit, ne perfectionne pas entièrement notre intelligence ; elle peut nous intéresser, mais ce n’est pas le vrai. C’est en ce sens que la philosophie n’est pas « intéressante », au sens où une idée ou un renseignement sont intéressants... Rien n’est plus opposé à la quête de la vérité que le tourisme intellectuel ! Si ce qui est actue, c’est-à-dire finalise et mesure notre connaissance, la recherche de la vérité est vitale pour notre intelligence, elle est sa respiration profonde.
C’est donc le jugement d’existence « ceci est » qui fonde cette découverte du vrai comme ce qui actue notre intelligence. Et notre intelligence connaissant la vérité, actuée, est dans son sommet. Elle est dans son entelecheia ( son acte parfait, ultime ), possédant ce qui termine notre vie intellectuelle. Toute réalité existante peut nous permettre de porter un jugement et peut donc perfectionner notre intelligence et lui donner cette qualité particulière de la vérité. Nous opérons donc cette distinction : la vérité est dans notre intelligence, elle est la qualité de notre jugement parfait, un acte immanent ; le vrai est dans la réalité, un acte qui mesure 66. L’acte immanent, c’est la vérité qui qualifie notre intelligence dans son jugement. Mais nous connaissons une réalité qui, en tant qu’elle est, mesure notre connaissance vraie : celle-ci ne peut s’arrêter qu’à la réalité existante. Certes, notre intelligence est satisfaite, parfaite dans sa connaissance de la vérité. Mais elle atteint la fin, et la fin que nous pouvons atteindre par l’intelligence est une réalité. Seule une réalité existante peut achever notre recherche intellectuelle, philosophique. L’acte dans la vie de l’intelligence n’est jamais découvert en nous, il est découvert au-delà de nous, dans ce qui est 67.
Seule la découverte de l’être-en-acte comme cause finale de ce qui est en tant qu’être nous permet d’expliciter cette distinction entre la vérité et le vrai, qui se situe au niveau de l’intelligence : le vrai actue l’intelligence, il ne qualifie pas la sensation ni la mémoire, ni l’imagination. Au sens strict, les connaissances sensibles ne sont pas vraies ; elles sont naturelles, déterminées d’une façon précise selon la nature. Certes, à cause des limites des organes physiques, nos connaissances sensibles peuvent être déficientes. Mais au sens strict, la vérité et l’erreur ne concernent pas la connaissance sensible. La vérité qualifie l’acte d’intelligence qu’est le jugement. C’est par l’intelligence dans son activité que nous touchons la vérité ; la vérité n’est pas une substance et elle est relative à la réalité, qui est mesure de l’intelligence dans son opération parfaite.
Si les sensations ne connaissent pas la vérité, cela veut dire que nous ne la touchons pas, nous ne la voyons pas, nous ne la sentons pas. La vérité qualifie l’intelligence face à l’être. C’est là toute la difficulté car, en tant que notre intelligence reste relative aux sensations et à l’imagination, elle n’atteint pas la vérité. Le premier dépassement que l’intelligence opère est donc d’atteindre l’intelligible au-delà de la sensation et de la représentation imaginative. Aristote soulignait déjà qu’une des grandes difficultés humaines est de dépasser l’imagination 68. Facilement, nous restons dans la phantasia, dans ce qui se manifeste. L’intelligence, elle, saisit l’intelligibilité de la réalité, sa signification, par exemple celle de " homme ", de " animal "... Les universaux contiennent une intelligibilité que nous saisissons par l’intelligence et non pas par l’imagination qui demeure dans la représentation. Cependant, saisir l’intelligible en dépassant la représentation, ce n’est pas encore connaître la vérité. La vérité qualifie le jugement qui atteint la réalité existante, ce qui est. C’est dans un jugement que l’intelligence touche ce qui est. Et l’appréhension ne saisit l’être que par le jugement d’existence et, à partir de celui-ci, grâce à la découverte inductive des principes propres de l’être 69.
Comprenons donc qu’en dépassant le sensible, l’intelligence saisit la signification ; mais la vérité apparaît avec le jugement, par exemple quand nous disons : « Ceci est un animal. » L’appréhension saisit la quiddité. Mais la vérité « commence » avec le jugement d’existence. Dès que nous affirmons « ceci est », nous affirmons que cette réalité existe indépendamment de nous. Elle existe même si nous dormons, même si nous nous absentons. En revanche, la signification que nous connaissons, que nous appréhendons en l’assimilant, n’existe comme telle que d’une manière intentionnelle, relative à l’activité de connaissance de notre intelligence. La vérité est donc radicalement dans le jugement « ceci est », et c’est pourquoi tout jugement repose sur ce jugement fondamental et premier. Aussi la vérité implique-t-elle d’atteindre la réalité et réclame-t-elle d’être conforme à la réalité, ce que saint Thomas a précisé en affirmant que la vérité est « adéquation de l’intelligence avec la réalité » 70.
La vérité, qualité de notre jugement, se situe donc à des niveaux différents, selon nos divers jugements ; mais elle implique toujours une adéquation de ce que nous pensons à la réalité existante. C’est donc radicalement et ultimement ce qui est, qui est vrai, la réalité elle-même. Il est donc capital de bien distinguer la vérité et le vrai pour respecter les différents niveaux de la vérité et ne pas la confondre avec la sincérité. Très facilement, nous confondons la vérité que nous connaissons et le vrai, et nous tombons dans la sincérité. Est sincère celui qui, dans ses paroles et dans le développement de sa pensée et de sa vie, est conforme à ce qu’il pense. Mais ce n’est pas parce que nous sommes conforme à ce que nous pensons que nous sommes dans la vérité ! Beaucoup restent ainsi dans la confusion de l’imagination et de l’intelligence et développent dans leur sincérité tous les possibles, selon les caprices de leur imagination. Mais la réalité n’est pas ce que nous avons imaginé ; nous l’atteignons dans un jugement sur ce qui est.
C’est bien la distinction de la vérité « formelle » et du vrai « ontologique » qui nous permet de distinguer des niveaux, des degrés de pénétration plus ou moins profonde dans l’être et donc de ne pas confondre la vérité connue avec la réalité telle qu’elle est. Le jugement d’existence « ceci est » nous montre d’abord que toute réalité existante nous intéresse. Tout ce qui est apporte quelque chose à notre intelligence et l’attire : notre intelligence est avide de connaître la réalité, il y a en nous un appétit de connaître ce qui est, parce que la réalité existante nous permet d’atteindre le vrai. Et c’est en atteignant le vrai que notre intelligence possède elle-même la vérité.
Le philosophe, lui, cherche toujours le premier moment où nous sommes dans la vérité, car pour distinguer sincérité et vérité, il faut être au premier moment où nous saisissons la vérité. La sincérité consiste à dire ce que nous connaissons actuellement. Et dans certains cas, cette connaissance s’appuie uniquement sur l’opinion : « Voilà ce qu’on m’a dit, je n’ai pas pu vérifier ; mais cela m’a été dit par quelqu’un de très raisonnable, très prudent, qui n’a pas l’habitude de mentir. » Si nous sommes lucide, nous savons sur quoi reposent nos jugements : ou directement sur la réalité, ou sur la connaissance d’un de nos amis. Nous nous appuyons alors sur le témoignage de cet ami. Nous le savons et nous savons que nous n’avons pas le contact direct avec la réalité dont nous parlons. Le problème de la vérité nous fait donc découvrir l’enracinement plus ou moins profond de notre intelligence dans la réalité. De fait, beaucoup de choses que nous affirmons sont médiatisées. Cependant, nous pouvons encore dire quelque chose de vrai. Par exemple, en affirmant : « Aristote dit telle chose », si nous ne l’avons pas redécouverte, nous disons quelque chose de vrai si ce qu’Aristote a découvert est vrai. Mais pour nous, cela reste une opinion. En revanche, quand nous l’avons découverte nous-même, nous n’avons plus besoin de nous appuyer sur l’autorité d’Aristote, si ce n’est à titre de confirmation. C’est pourquoi on dit parfois qu’il faut avoir compris Aristote avant de le lire. C’est très juste, car Aristote nous conduit à une philosophie réaliste. Ce n’est pas en raisonnant et en nous appuyant toujours sur Aristote que nous aurons une philosophie réaliste ; là, nous resterons des historiens d’Aristote. Mais si nous lisons Aristote en nous servant de lui pour nous éduquer, pour faire nos premiers pas dans la direction de la vérité, c’est tout autre. C’est alors notre intelligence qui s’éveille au contact de la réalité et qui reconnaît qu’Aristote a, en effet, dit quelque chose de très vrai.
Il y a donc des degrés dans l’ordre de la vérité formelle ; tout dépend de ce sur quoi s’appuie notre jugement : sur un témoignage ou directement sur l’expérience, sur un raisonnement déductif ou sur une induction, etc. Nous devons toujours savoir et préciser sur quoi s’appuie ce que nous avançons.
Cette distinction entre la « vérité formelle » et le « vrai ontologique » nous permet donc de comprendre ce qu’est l’acte au niveau de l’intelligence. Qu’est-ce que l’intelligence ? Comment arriver à en avoir une connaissance vraie ? Une intelligence qui atteint la vérité peut se critiquer elle-même 71 ; celle qui demeure dans le devenir ne peut pas se critiquer parce qu’elle n’a pas la mesure de sa connaissance. Nous ne pouvons critiquer notre connaissance, c’est-à-dire discerner ce que nous connaissons, que lorsque nous connaissons la mesure de notre intelligence. C’est bien notre connaissance, et non pas la réalité existante, que nous critiquons. Et la mesure de notre intelligence est l’être, puisque notre intelligence s’éveille face à l’être, ce que nous avons vu avec le jugement « ceci est ». C’est ce qui est qui actue, qui éveille notre intelligence comme intelligence, et sans le jugement « ceci est », notre intelligence ne s’éveille pas. Elle demeure liée à l’imagination et ne dépasse pas l’appréhension quidditative, la signification univoque. Seul le jugement donne le contact avec la réalité existante. Tant que nous restons dans le « ceci », nous restons dans l’intelligibilité, qu’elle existe ou non. Alors nous ne saisissons pas la différence entre l’être réel et ce qui existe dans notre intelligence sous un mode universel. L’animal comme animal n’existe pas, nous ne l’avons jamais rencontré, sauf dans notre imagination et notre intelligence !
Nous comprenons donc que la différence entre « ceci » et « ceci est », que nous avons précisée avec la première manière de regarder l’être-en-acte, a une conséquence quand nous regardons l’éveil de l’intelligence avec le problème de la vérité. Notre intelligence s’éveille dans le jugement « ceci est ».
Nous pouvons encore nous servir du langage pour l’expliciter, et réfléchir sur la qualité propre du verbe. Dans le langage, le verbe est un acte. Il exprime que, dans le jugement d’existence, notre intelligence dépasse la raison et est capable de saisir quelque chose d’absolu au-delà des sensations : « Ceci est ». L’être, nous ne l’atteignons pas par nos sensations mais nous l’atteignons par l’intelligence. Et le verbe « être » montre que la réalité est en acte. Il s’attribue à l’animal : « Cet animal est », à l’homme : « Cet homme est ». Et nous pouvons l’attribuer même à des réalités qui n’ont pas de limites. Car le verbe « être » en lui-même n’a pas de limites ; il est, il actue toutes les déterminations, ce que nous disons en affirmant qu’il est dit de multiples façons. Par là, nous saisissons ce qu’Aristote appelle le noûs séparé 72. L’intelligence est séparée ( c’est-à-dire séparée du toucher ) quand elle atteint ce qui est. Si, dans l’exercice, elle est liée au toucher, elle atteint quelque chose que le toucher n’atteint pas : ce qui est. Et c’est à ce moment-là que nous pouvons parler de vérité.
De plus, dès que notre intelligence atteint ce qui est, elle « touche » quelque chose que nous ne pouvons pas assimiler parfaitement. L’être de la vache, en tant qu’être, est inassimilable. Nous pouvons assimiler, appréhender ce qu’est une vache : un animal qui rumine, qui a deux estomacs, qui donne du lait, etc. Nous assimilons intellectuellement la quiddité de la vache, mais l’existence de cette vache s’impose à notre intelligence comme quelque chose d’unique, comme une réalité que nous respectons et que nous ne pouvons pas changer. La découverte de ce qui est éveille donc dans l’intelligence le respect de quelque chose qui est devant elle et qui est inassimilable. Devant ce qui est, l’intelligence s’incline : l’être l’actue, la finalise et la mesure. En revanche, l’intelligence ne s’incline pas devant les quiddités : elle les assimile.
Notre intelligence est donc ce qui est capable de toucher ce qui est ; et l’être n’est pas lié à la matière, il est acte. Cet acte, quand nous le touchons dans le jugement d’existence, est la mesure de notre connaissance. Notre intelligence, quand elle s’éveille au-delà de la raison, doit s’incliner devant ce qui est. Certes, nous pouvons concevoir la ratio entis, mais même si nous la concevons, même si nous avons un concept d’être, dans le jugement d’existence nous respectons ce qui est comme autre que nous.
Face à ce qui est, l’intelligence saisit donc à la fois sa qualité et ses limites. Sa qualité, car elle seule le saisit. Tous nos sens sont obligés de se taire : ils ne disent rien de l’être comme tel. Ils nous donnent des manifestations de l’être ( l’être se manifeste dans le sensible ), mais pas ce qui est en tant qu’il est. Notre intelligence, face à ce qui est, saisit donc sa propre qualité : elle est une capacité de connaître ce qui est et atteint sa perfection ( entelecheia ) dans le jugement vrai. Mais elle saisit en même temps sa limite : au moment où elle touche ce qui est, où elle l’atteint, elle se soumet à lui. Notre intelligence, dans le jugement, reconnaît quelque chose qui est avant elle et d’un autre ordre : elle n’est pas l’être, elle n’est pas antérieure à l’être. C’est ce qui est en acte qui est vrai ; il la mesure et la finalise.
Il y aura donc deux développements de l’intelligence humaine, selon que l’intelligence mesure ce qui est ou que ce qui est mesure l’intelligence. Le réalisme philosophique consiste à dire que notre intelligence respecte ce qui est, dans la mesure où nous ne l’assimilons pas univoquement. Le registre univoque dépend directement des cinq sens et de l’assimilation de la forme ; le registre analogique dépend de la relation qui existe entre l’être et l’intelligence. Le registre univoque est fondamentalement premier, le registre analogique est, en noblesse, qualitativement premier et permet à notre intelligence de s’éveiller pleinement comme intelligence. Notre intelligence s’éveille par ce qui est, l’être existant, l’être actuel qui existe dans la réalité, et non pas par le concept d’être et les transcendantaux. La scolastique commençait la métaphysique par l’étude des transcendantaux. Dans cette perspective, les transcendantaux convertibles avec la notion d’être étaient ce qui éveillait l’intelligence, et non pas le jugement d’existence « ceci est ». En réalité, les transcendantaux sont au niveau critique ; ils sont saisis dans une attitude réflexive de l’intelligence sur ce qu’elle saisit du réel quand elle connaît l’être. Mais notre intelligence, avant de saisir le concept d’être, s’éveille par le jugement « ceci est ». C’est là toute la différence entre la scolastique et une philosophie aristotélicienne réaliste, qui est mesurée par ce qui est. Notre intelligence ne possède le concept d’être qu’après avoir affirmé « ceci est » et après avoir reconnu que ce qui est, est sa mesure. Voilà bien le problème de la vérité : l’intelligence est vraie si elle est conforme à la réalité qui, elle, est vraie. La réalité est ontologiquement vraie avant l’intelligence, et l’intelligence possède la vérité relativement au vrai de la réalité, de ce qui est.
Pour approfondir cette question et saisir l’ordre de ces explicitations de l’être-en-acte, revenons à la relation du jugement d’existence et du vrai. Quelle différence y a-t-il entre l’affirmation : « ceci est » et « ceci est vrai » ? Quand nous disons « ceci est vrai », nous disons que ce qui est, est capable de déterminer notre intelligence, d’être source d’un jugement vrai et donc du fait que nous acquérons la vérité. Nous retrouvons donc à ce niveau la distinction d’Aristote entre l’entelecheia et l’energeia. Le vrai est energeia, la vérité, entelecheia. La vérité est la perfection de l’intelligence et, d’une certaine façon, la fin de l’intelligence, elle est entelecheia, l’acte de celui qui est dans la fin, la possession de la fin. Mais l’entelecheia n’existe qu’en fonction de l’energeia : tout jugement vrai est ordonné au vrai « ontologique », à ce qui est. Cette distinction, nous l’avons vu, repose sur ce qui est tout à fait premier dans notre vie intellectuelle : le jugement d’existence. Nous saisissons donc l’acte dans ce qui est, et nous saisissons l’effet de cet acte en nous, qui est de spécifier et d’actuer notre intelligence. Celle-ci peut juger, peut reconnaître ce qu’est le vrai.
Avec l’acte, nous saisissons donc ce qui est premier dans notre vie intellectuelle. De même que l’acte est premier dans l’être, il est premier dans notre vie intellectuelle. Et la distinction de la vérité, perfection de l’intelligence, et du vrai, de la réalité vraie, nous permet de mieux comprendre que notre vie intellectuelle n’est pas substantielle. Notre vie intellectuelle n’est pas notre être, elle vient de nous et s’actue face à l’être qui ne vient pas de nous, que nous ne pouvons pas changer et qui nous mesure. Notre intelligence est relative à la réalité et n’est pas substantielle. Si elle était substantielle, la vérité formelle serait identique au vrai. En distinguant la vérité formelle et le vrai, nous montrons que notre intelligence, dans ce qu’elle a de plus radical, est relative à ce qui est. Elle est donc seconde, elle n’est jamais première du point de vue métaphysique. Par là, nous précisons ce que nous avions dit en distinguant la substance et la qualité 73. Nous avions précisé que l’intelligence est une qualité relative à la substance. Ici, nous allons plus loin en montrant qu’elle est radicalement en puissance à ce qui est car sa perfection propre, la vérité, n’existe qu’en dépendance de ce qui est, du vrai. Si donc, du point de vue de la vie, notre intelligence est première, car elle est ce qui est le plus noble dans l’ordre de la vie, du point de vue de l’être elle est seconde, relative à ce qui est vrai. Nous disons alors qu’elle est en puissance à l’être vrai, elle lui est tout ordonnée.
Il est donc capital de distinguer le premier dans l’ordre de l’être ( la substance et l’être-en-acte ) et le premier dans l’ordre de la vie. Si notre intelligence est première dans l’ordre de la vie, dans l’ordre de l’être elle est relative à ce qui est : à la substance comme une qualité ; à l’être-en-acte dans son jugement vrai comme ce qui est en puissance. Si nous restions au niveau de la vie, nous arriverions à affirmer que notre intelligence est relative à elle-même et le « je pense » serait le sommet de l’être. En réalité, le « je pense » n’est pas premier car il n’est en acte que relativement à ce qui est, ce que nous saisissons radicalement dans le jugement d’existence. C’est ce qu’il faut arriver à saisir profondément pour ne pas tomber dans l’erreur de l’ontologisme qui provient de ce que l’on considère l’intelligence comme ce qui est premier, ce qui est substantiel. Son acte consiste donc à se contempler elle-même. Elle ne peut que se contempler elle-même, car ce qui est premier n’est pas relatif à un autre.
Cette découverte est ce qui distingue le platonisme et l’aristotélisme. Le réalisme de la philosophie d’Aristote consiste à considérer que l’intelligence n’est pas première dans l’ordre de l’être et qu’elle dépend de ce qui est. Ce qui est, est « le maître » de notre intelligence, puisqu’il la détermine et l’actue. L’être est la première détermination de notre intelligence ; si la forme, la quiddité, détermine la raison dans l’appréhension, dans le jugement notre intelligence est déterminée par ce qui est, ce qui nous fait comprendre comment l’intelligence est seconde du point de vue de l’être. La philosophie première réclame donc l’humilité, elle ne supporte pas l’orgueil, puisque l’orgueilleux est celui qui considère que ce qu’il pense est mesure de tous ceux qui pensent : « Si vous ne pensez pas comme moi, vous êtes un imbécile. » Ce n’est pas vrai, puisque l’intelligence n’est pas première. Seul Dieu aurait le droit de dire cela : « Si vous ne pensez pas comme moi, vous êtes dans l’erreur. » Mais Dieu ne le dit pas ! Si nous cherchons vraiment la vérité, nous serons miséricordieux pour d’autres qui, n’ayant pas une vigueur intellectuelle suffisante, s’arrêtent à ce qu’ils ont déjà. Nous garderons cet élan de recherche de la vérité, mais nous ne jugerons pas ceux qui ont moins découvert la vérité que nous. Nous les élèverons, en leur montrant qu’ils doivent regarder ce qui est, ce qui réclame de nous une très grande douceur, une très grande miséricorde. Il faut accepter que l’être soit autre que nous, autre que ce que nous sommes dans notre vie intellectuelle.
En découvrant l’être-en-acte dans l’intelligence, nous comprenons la séduction extraordinaire qu’exerce sur nous notre propre vie intellectuelle. De fait, si nous sommes conscient de notre vie intellectuelle, nous avons conscience de notre autonomie et de la croissance de notre liberté... Nous constatons cela et nous pouvons le décrire, cherchant avant tout cette liberté et la conscience de notre autonomie. Mais si nous cherchons la vérité, c’est-à-dire la finalité, en cherchant à connaître ce qui est dans ce qu’il a d’ultime, nous découvrons que notre liberté dépend de notre finalité. C’est dans la mesure où nous sommes profondément finalisé dans la recherche de la vérité que nous sommes libre du conditionnement des opinions. Au contraire, un homme qui ne cherche plus la finalité devient un petit vieux, entièrement conditionné quant à son esprit, prisonnier des opinions et, parfois, de terribles prismes qui déforment la réalité. Un être entièrement conditionné dans son intelligence ne vit plus, parce qu’il ne cherche plus la vérité. C’est la vérité qui finalise notre intelligence et nous rend libre ; certes, nous devons reconnaître l’importance du conditionnement, mais il ne nous détermine pas.
En touchant ce qui est, le vrai, notre intelligence passe de la puissance à l’acte, sans se contenter de ce que disent les autres hommes. Certes, si ce qu’ils disent est vrai, cela actue notre intelligence. Mais pour connaître la vérité, il faut reprendre le cheminement, voir comment l’expérience nous conduit à affirmer quelque chose qui est vrai. Car la vérité n’est pas en référence à ce qui a déjà été dit ; elle est en référence à ce qui est. Rester en référence à ce qui a été dit, c’est rester en référence au devenir d’une autre intelligence ( celle de celui qui nous parle ), donc à la vie d’une intelligence, pas à l’être. Tout véritable enseignement philosophique, dans la mesure où il est une communication de la vérité, nous renvoie donc à la réalité existante, à ce qui est. Il faut donc bien saisir comment passer de la parole qui nous a été dite, et sur laquelle nous nous appuyons, à la réalité de ce qui est. Ce passage est capital pour ne pas demeurer dans l’opinion et dans l’histoire, qui ne sont pas la philosophie. En rester à l’histoire de la philosophie, c’est en rester au devenir de l’humanité, et ne pas atteindre la vérité. Certes, au point de départ, beaucoup de choses que nous affirmons reposent sur les paroles d’un maître. Mais l’écouter exige de nous de comprendre que ses paroles touchent la réalité, s’il a atteint la vérité. Et quand nous découvrons nous-même la vérité, nous sommes libre de l’autorité de celui qui enseigne, ce qui ne veut pas dire que nous nous opposons. Notre autorité, c’est ce qui est ; c’est la réalité qui est notre maître. Si nous sommes philosophe, c’est-à-dire si nous cherchons la vérité, nous devons donc nous demander si ce qui a été dit par tel ou tel philosophe est conforme à la réalité. Tant que nous n’avons pas fait cette critique des opinions nous n’avançons pas en philosophie. Nous avançons peut-être dans la connaissance historique des opinions, mais pas du point de vue proprement philosophique.
Voilà l’exigence profonde de la recherche de la vérité, qui repose sur la distinction que nous avons faite entre l’entelecheia et l’energeia. L’acte de notre intelligence est la vérité du jugement, entelecheia, mais cette vérité doit être mesurée par ce qui est vrai, energeia. Si, du point de vue de la vie de l’intelligence, nous touchons l’entelecheia, du point de vue de l’être nous nous conformons à ce qui est. La vie intellectuelle est entelecheia dans le jugement vrai, mais avec le souci que l’entelecheia soit en conformité avec ce qui est. Cela est capital pour comprendre pourquoi nous ne pouvons pas nous arrêter à la réflexion phénoménologique ni aux connaissances historiques.
La distinction de l’acte et de la puissance ne se comprend parfaitement qu’en philosophie première, au niveau de ce qui est en tant qu’il est. Elle ne peut pas se comprendre parfaitement du côté de la vie. Nous devons dépasser l’étude philosophique de la vie, de notre vie, pour voir ce qui nous finalise : le vrai, ce qui est. Le vivant qu’est l’homme ne peut pas avoir sa fin ( energeia ) en lui-même. Par ses opérations, il se perfectionne pour atteindre sa fin. Mais sa fin est la réalité qu’il ne connaît et n’atteint que dans un jugement vrai. Pour notre intelligence, se finaliser c’est regarder l’autre. Penser qu’elle est à elle-même sa fin, c’est s’enfermer en soi-même et ne plus pouvoir en sortir.
Regardons maintenant l’explicitation de l’être-en-acte au niveau de la volonté. En effet, la vie de l’esprit n’est pas seulement celle de l’intelligence, mais aussi celle de la volonté qui s’actue dans l’amour spirituel. Par notre volonté, nous sommes capable d’aimer spirituellement. Pour Descartes, nous l’avons déjà souligné, l’amour n’est que passionnel et la volonté se réduit à l’efficacité. En français, parler d’un homme volontaire, c’est souligner son efficacité, alors que pour les Grecs, la boulèsis ( la volonté ) signifiait d’abord une capacité d’aimer ; de même en latin, la voluntas est un appétit spirituel 74, une capacité d’aimer. C’est vraiment avec la philosophie de Descartes que l’amour se réduit à l’amour passionnel et que l’amour spirituel disparaît et, par conséquent, une vraie philosophie de la volonté. Il est capital de le comprendre, car c’est peut-être une des erreurs qui marquent le plus la culture française. Ceux qui ne sont pas français comprennent très bien que la France a été marquée par Descartes, notamment sur ce point 75.
Essayons donc de comprendre ce qu’est la volonté. Et pour cela, revenons à l’expérience la plus parfaite de l’acte volontaire, celle que nous avons dans le choix amical. C’est un choix qui implique une intention de vie et un appétit radical d’amour spirituel 76. Nous savons qu’il ne s’agit plus d’un appétit passionnel de concupiscence ou d’une séduction passagère. Dans la séduction, il y a une grande part de passion et il est très difficile de la transformer en un véritable amour spirituel.
Il est très important de comprendre au niveau philosophique que nous sommes capable d’être source d’un amour spirituel 77. Regarder l’amour d’amitié en philosophie première, dans la lumière de la découverte inductive de l’être-en-acte, c’est comprendre que l’acte suprême de notre volonté est d’aimer une personne et de l’aimer comme ami, c’est-à-dire de l’aimer et de la choisir parce que nous savons qu’elle nous choisit comme ami. L’amour d’amitié consiste à aimer une personne qui nous choisit comme ami ; c’est donc un choix à l’égard d’une personne qui nous aime d’un amour actuel. Certes, nous pouvons aimer un bien spirituel et toute personne est un bien pour nous. En effet, chaque personne autre que nous a quelque chose que nous n’avons pas et peut être aimée comme nous apportant quelque chose, nous agrandissant. Mais l’amour d’amitié se noue dans le choix de quelqu’un qui nous aime et nous choisit aussi ; ce sont deux choix qui se rencontrent. Par le fait même, l’amour de l’ami nous donne, « en plus » de l’amour que nous avons pour lui ( ce qui est déjà quelque chose de très beau ), son amour pour nous ; et c’est grâce à son amour que notre amour s’épanouit pleinement.
Cette expérience nous fait saisir que l’amour spirituel est en nous à la fois ce qui est le plus fragile et le plus fort. L’amour comme tel est donc au-dessus de la fragilité et de la force. La vraie force vient de l’amour et la vraie vulnérabilité vient de l’amour. Quand nous aimons, nous sommes simultanément vulnérable et fort. Ce n’est pas contradictoire, parce que c’est sous deux aspects différents. L’amour rend vulnérable parce que, dès que nous aimons, nous nous livrons, nous nous ouvrons à l’autre qui peut pénétrer dans notre cœur. Nous sentons alors notre vulnérabilité, ce qui n’est jamais facile, et c’est pourquoi nous avons toujours du mal à aimer. Mais, en même temps, l’amour rend fort parce qu’il nous lie à l’ami et nous rend conquérant, capable de vaincre tous les obstacles ; avec l’ami, nous ne sommes plus seul.
Le choix amical permet donc à l’amour spirituel d’être pleinement lui-même et à notre volonté d’aller jusqu’au bout de l’amour. En effet, nous ne pouvons aimer pleinement que quelqu’un qui nous aime, parce qu’alors cette personne est aussi vulnérable à notre égard, elle ouvre son cœur et est prête à donner tout ce qu’elle porte en elle-même. Et elle est en même temps forte, d’une force qui lui vient de l’ami que nous sommes pour elle. Nous sommes deux, nous ne combattons plus seul. Nous sommes deux à vouloir chercher la vérité et à vouloir aller le plus loin possible dans cette recherche. Nous sommes mobilisés pour cela et liés dans cette même finalité. Nous sommes ainsi beaucoup plus forts, quoiqu’en même temps nous recevions davantage tous les coups des adversaires.
Dans le choix amical, nous nous donnons nous-même. Cela, parce que l’ami est un autre nous-même dans l’amour. C’est bien un autre qui existe, qui n’est pas nous, mais c’est quelqu’un qui est tout proche de nous parce qu’il nous aime. Nous pouvons donc nous approcher sans aucun danger et nous donner. Nous le voyons bien négativement quand, nous approchant de l’ami avec confiance, celui-ci n’agit pas entièrement comme notre ami, par exemple en raison de la fatigue ou d’une préoccupation. À ce moment-là, cela nous fait très mal : nous sommes bien plus vulnérable à son égard qu’à l’égard des autres, et nous exigeons de lui bien plus qu’à l’égard des autres. C’est que l’amour réalise en nous cette ouverture du cœur, qui nous fait nous livrer, accepter de nous donner. C’est là que nous touchons quelqu’un qui nous finalise, c’est-à-dire qui est pour nous notre bien, le bien qui nous attire et que nous aimons pour lui-même. Nous ne l’aimons pas en fonction d’un autre, ce ne serait plus l’amitié.
Dans l’amour d’amitié, qui est personnel, tous les autres font nombre. Cela n’empêche pas d’avoir plusieurs amis, mais il y aura toujours un ordre. Si l’amour d’amitié était passionnel, nous accaparerions notre ami et nous dirions : « Mon ami est à moi et je ne tolérerai pas qu’il puisse aimer quelqu’un d’autre. » Tous les drames viennent de ce que, sans que nous nous en apercevions, la passion prend le dessus. La passion est toujours matérielle, sensible, et c’est pourquoi elle accapare. La causalité matérielle individualise et, parce qu’elle individualise, elle accapare. L’amour spirituel, s’il est spirituel, n’accapare pas, parce que nous savons qu’aimer une personne est nécessairement limité et que notre capacité d’aimer ne se limite pas à cette personne. Seul Dieu, parce qu’il est l’absolu, permettra à notre volonté de se reposer pleinement. Nous aimons donc tel ami mais nous pouvons avoir plusieurs amis que nous aimons en référence avec notre ami par excellence. Alors, si nous avons les mêmes amis, cela conforte notre amitié. Si, au contraire, nous aimons aussi telle personne qui est en opposition avec notre ami, c’est une source de tension et une situation tragique. Nous devons être suffisamment intelligent pour aimer cet autre sans diminuer l’amour que nous avons pour notre ami. Ce sera une situation parfois très délicate, sans être un mensonge ( contrairement à ce que l’on pourrait croire de l’extérieur ). Ce n’est pas un mensonge, parce qu’un être humain n’est pas « l’amour », il n’est pas « la bonté ». Les êtres humains sont bons diversement et il y a des facettes différentes de chaque personne, des regards différents qu’on peut avoir sur elle. Certaines oppositions affectives peuvent provenir de circonstances négatives qui empêchent que nous rencontrions profondément une personne, alors qu’un autre peut avoir une rencontre vraie avec la même personne. Et quand nous sommes l’ami de quelqu’un, nous ne regardons pas et nous ne voulons pas regarder l’aspect négatif. Nous ne voulons pas être juge, le respect de l’autre est au cœur de l’amour d’amitié.
L’amour dans ce qu’il a de plus extrême est donc une extase. Aimer ne consiste pas premièrement à attirer à soi. Aimer, c’est être attiré vers l’autre. Voilà le mouvement premier et le plus radical de l’amour. Celui qui aime sort de soi-même, il n’est plus chez soi mais chez l’autre. L’amour permet donc de ne plus être constamment tourné vers soi-même, il permet de sortir de soi. Et quand nous aimons profondément quelqu’un, nous sommes consciemment tout entier tourné vers lui, nous demeurons chez l’autre le plus possible. L’amour est donc un acte qui vient de nous et qui nous porte vers l’autre. Cet acte nous finalise ; il n’est pas notre fin mais il nous finalise en ce sens qu’il nous permet d’atteindre notre fin. Notre fin, c’est l’ami dans sa personne.
Nous comprenons donc comment l’amour est l’acte même d’aimer. Si l’amour est extatique, il est aussi immanent et il est parfait dans le choix amical lui-même qui porte sur l’ami qui nous a choisi. Nous aimons l’ami pour lui-même, tel qu’il est, et non pas en référence à un autre. Si nous l’aimions en référence à un autre, il ne serait pas l’ami, mais un moyen qui nous aiderait à aimer. L’ami dans sa personne est vraiment celui en fonction de qui tout devient relatif. Cet acte d’amour est ce qui actue notre volonté, il est entelecheia. Nous portons en nous cet amour, ce que saint Augustin exprime en disant : « amor meus, pondus meum 78 », « mon amour est mon poids ». L’amour nous donne une gravité, il est notre gravité pour notre ami. Nous portons notre ami en nous-même, dans notre cœur. L’amour d’amitié est donc notre poids et, quand l’amour est réciproque, nous avons une double gravité et une double légèreté. Nous ne sommes plus dans le dilettantisme de celui qui cherche, qui prend son bien à droite et à gauche en papillonnant ! Nous avons opté pour l’endroit où nous pouvons nous arrêter : il y a un repos. Dans tout amour d’amitié véritable, il y a un repos. Nous comprenons que nous demeurons dans la personne que nous aimons, qui est notre fin. L’ami est l’acte qui nous permet de nous arrêter en lui. En aimant d’amour d’amitié, nous ne nous retournons donc pas sur nous-même, heureux d’aimer et de considérer que notre fin est d’aimer, nous épanouissant dans cet amour ! En aimant, nous savons que notre fin est la personne que nous aimons d’un amour d’amitié. Nous pouvons le constater d’une façon très nette du fait que, par amour, nous nous mobilisons pour pouvoir accomplir ce que l’ami désire. C’est ce qui nous permet de constater que notre fin est vraiment l’ami, et non pas nous qui l’aimons. Dès que nous aimons quelqu’un, nous nous mettons à son service : « Dis-moi ce qu’il faut faire pour te faire plaisir. » Et s’il nous répond que notre amour est son plus grand plaisir et qu’il n’attend de nous que notre amour et la croissance de notre amour, nous savons que c’est source de joie pour l’ami.
Il y a là quelque chose de très important pour nous éduquer nous-même dans l’amour, pour savoir si, dans notre amour, c’est nous-même que nous aimons ou bien l’autre. Quand nous nous arrêtons à notre amour, nous devenons insupportable pour les autres ; quand nous les aimons vraiment, nous suscitons leur amour et nous devenons de plus en plus « l’ami ». Si l’amour d’amitié réclame que nous nous mettions au service de l’ami, il ne demande qu’une seule chose : que chacun des deux amis aime toujours plus son ami. Il ne demande que l’amour et non de devenir efficace, l’efficacité étant une surabondance nécessaire par laquelle il révèle son réalisme, sa vérité, son caractère authentique. Quand nous aimons vraiment notre ami, nous sommes tout entier mobilisé par lui et pour lui. Et s’il nous demande de réaliser quelque chose, nous le ferons gratuitement pour lui. La gratuité ne peut exister qu’à partir de l’amour d’amitié. Aussi, ferons-nous tout ce que nous pouvons pour lui plaire, sortant de nous-même et nous dépassant. L’amour est bien ce qui nous permet de sortir de nous-même gratuitement, d’atteindre l’autre et de respecter ce qu’il aime. Bien plus, l’amour nous permet de vivre de ce que l’ami aime. À ce moment-là, nous faisons au-dedans de nous-même, dans la conscience que nous avons d’aimer, le partage entre notre amour pour notre ami, la joie que nous avons d’être avec lui et le don personnel de nous-même pour l’autre. Nous pouvons faire ce partage, qui n’est pas une séparation, parce que l’amour de l’ami le réclame. L’amour d’amitié, en effet, est lucide, à la différence de la passion. Un homme passionné aime l’autre pour soi, comme le bien qu’il possède : « Il faut que tu sois tout le temps auprès de moi, parce que quand tu n’es pas là, je dégringole. » Le véritable amour nous fera dire : « Quand tu n’es pas là, je me sens plus faible. Mais je te respecte. Si tu peux être là, cela me ferait plaisir. » Nous respectons donc l’autre parce qu’il est notre fin. Extérieurement, les actions pourront être les mêmes mais l’intention sera différente. Cela, nous pouvons en être lucide et voir que, en effet, aimer nous accomplit : nous ne sommes jamais autant en acte, du point de vue humain, que quand nous aimons un ami et quand nous l’aimons comme ami. Et nous voyons bien aussi que ce n’est pas notre amour qui nous finalise. C’est l’ami qui nous finalise, qui est « acte », cause d’amour.
Dans l’amour, nous risquons toujours de croire que nous sommes un avec l’ami ! En réalité, dans l’amour d’amitié nous saisissons à la fois l’union et la dualité. Il y a nécessairement une dualité : l’amour implique deux personnes. Supprimer la personne de l’autre, ce serait oublier que l’amour n’est pas fin mais entelecheia. L’amour nous unit à l’ami, mais l’ami est autre que nous qui l’aimons. Si nous oublions cela, nous supprimons l’energeia, l’acte, et nous tombons dans un amour fusionnel qui ne respecte plus l’autre. Alors, en désirant l’unité, nous absorbons l’autre ; ce n’est plus l’aimer, mais s’aimer soi-même en utilisant l’autre. De même que nous avons fait, au niveau de l’intelligence, la distinction entre la sincérité et la vérité, de même au niveau affectif nous avons à faire la distinction entre la fusion et l’amour d’amitié. La fusion affective consiste à s’unir à l’autre en croyant qu’il est tout à nous et pour nous. Nous l’aimons comme un aliment de choix ! Mais dans le véritable amour d’amitié, l’autre est un autre nous-même. Nous sommes un dans l’amour, mais l’amour n’est pas l’être !
Cette analogie entre sincérité et vérité, d’une part, et amour fusionnel et amour d’amitié, d’autre part, est très importante à bien saisir pour mieux comprendre ce qu’est l’amour d’amitié. En effet, beaucoup n’ont plus du tout le sens de l’amour d’amitié et opposent un volontarisme d’efficacité et l’amour, qu’ils réduisent à la passion. C’est ce qui mène au primat de la domination, du pouvoir ou de l’efficacité. Nous devons comprendre cette erreur et tenter de retrouver la dignité de l’homme qui se développe par la recherche de la vérité et par l’amour d’amitié. La distinction de la vérité formelle et du vrai ontologique nous a permis de comprendre ce qu’est la vérité : une qualité de notre intelligence qui est toute tendue vers le respect de l’autre, de ce qui est et qui n’est pas nous. Mais si ce que nous pensons est considéré comme l’absolu, nous finissons par prétendre sincèrement que notre opinion est la vérité. Et du point de vue de l’amour, il y a quelque chose d’analogue. Nous avons l’expérience de l’amour que nous avons pour notre ami. Cet amour nous réchauffe et nous fait du bien ! Mais c’est l’ami que nous aimons et notre amour n’est vrai que lorsqu’il tend vers l’autre. C’est l’autre qui permet à notre amour d’exister et si l’autre n’existait plus, nous n’aurions pas cet amour pour lui. Nous le respectons donc parce qu’il est gardien de notre amour ; bien plus, il est source de notre amour. Si nous ne regardons que l’amour en nous réjouissant d’aimer, nous dominons sur l’ami, nous le tenons pour être sûr qu’il ne nous échappe pas. Nous voulons posséder sa présence, à tel point que ce que nous faisons n’a aucune importance. L’ami est là avec nous, c’est l’essentiel ! À ce moment-là, nous n’aimons plus la personne de notre ami. Nous considérons que notre amour est notre fin et nous nous donnons à nous-même une dignité que nous n’avons pas : celle de nous finaliser nous-même. En réalité, notre amour nous étouffe et nous empêche de progresser, de la même façon que la sincérité nous empêche de chercher et d’atteindre la vérité. De même que, dans la sincérité, notre opinion devient la mesure de tout et remplace ce qui est, de même, l’amour pris comme notre fin, notre absolu, peut nous empêcher de rejoindre l’ami, source de cet amour. Certes, les choses sont beaucoup plus nettes du côté de l’intelligence ! Dans l’amour, elles ne sont jamais très précises et c’est pourquoi nous glissons très facilement si nous ne sommes pas très éveillé, si nous n’avons pas un très grand respect de l’autre.
C’est en ce sens que cette analogie nous aide à mieux saisir ce qui est propre à l’amour. Il y a bien ces deux formes de respect de ce qui est : celui de l’intelligence, qui respecte l’autre en l’atteignant dans un jugement vrai ; et celui de l’amour qui nous permet de nous dépasser. Nous nous dépassons en aimant l’autre tel qu’il est. Certes, nous pouvons rester dans notre amour et considérer qu’il est tout. Alors nous confondons l’amour et l’être : du fait que nous aimons, nous considérons que l’intentionnalité de l’amour est identique avec la réalité. Nous faisons de nous-même un petit dieu, puisque l’autre n’a d’intérêt pour nous que lorsque nous nous retrouvons en lui. Cela devrait être l’inverse : l’amour nous permet de découvrir l’autre tel qu’il est, dans son altérité, dans ce qu’il a d’original, d’unique, et il nous rend relatif à lui. Le véritable amour est extatique, alors que le jour où nous confondons notre amour avec notre ami, nous considérons que le principal est notre amour. Il n’y a plus rien d’extatique, nous nous gonflons nous-même, en nous regardant, et nous ne voyons l’autre qu’à travers notre amour, dans la mesure où il est conforme à notre amour et à notre manière d’aimer. A ce moment-là, la passion l’emporte et l’amour nous aveugle.
D’une certaine manière, l’amour se matérialise, et nous faisons parfois la cruelle expérience d’un terrible duel entre la matière et la finalité. En effet, alors que l’amour nous fait vivre de la finalité, l’aspect matériel de l’amour est source d’accaparement. Certes, nous ne pouvons pas aimer comme de purs esprits, notre corps et notre sensibilité sont toujours présents. Mais l’aspect matériel l’emporte parfois. Alors, au lieu de permettre à l’amour d’être plus extatique, au lieu de nous aider à sortir de nous-même pour aller à la rencontre de l’autre, il nous conduit à le détruire et à nous détruire nous-même par l’imaginaire. La passion, quand elle domine de cette manière-là, est le grand obstacle à l’amour spirituel et corrompt l’amour par la jalousie. Dans la jalousie, nous voulons que l’autre soit tout à nous et nous l’accaparons par la causalité matérielle.
La philosophie première nous permet donc de devenir lucide sur la passion d’amour, qui est la passion fondamentale car l’irascible présuppose toujours un amour. Dans l’amour passionnel, nous voulons accaparer un bien sensible, nous ne regardons plus la personne de l’ami. C’est pourquoi nous devenons jaloux, parce que d’autres risquent de prendre le même « morceau » ! Et, à ce niveau, l’aspect quantitatif domine alors qu’au niveau spirituel il est dépassé. Les passions nous donnent un sens aigu de la quantité. L’amour véritable, qui respecte l’altérité de l’ami et sait que l’ami seul nous finalise, nous donne un sens aigu de la qualité. Nous retrouvons donc la qualité et la quantité dans le domaine même de l’amour... Rien n’est plus qualitatif que l’amour, car il nous lie à notre fin. L’amour comme tel nous lie à notre fin.
L’amour d’amitié reste donc toujours entelecheia et nous n’atteignons l’energeia que dans l’ami en tant qu’il est. Il faut saisir ce passage de l’affectif à ce qui est. L’amour existe parce qu’il provient du bien et nous touchons là ce lien, très important du point de vue philosophique, entre l’être et le bien. L’amour est entelecheia, le bien qui existe est energeia, il est fin. C’est le bien réel, l’ami, qui nous attire, et non pas notre amour. Notre amour demeure intentionnel et ne tend à être substantiel que si, par l’amour d’amitié, nous atteignons l’ami, car c’est l’ami qui est un bien substantiel. L’amour comme tel demeure immanent mais n’est vrai, puisqu’il provient de lui, que lorsqu’il est ordonné à l’ami. Quand il ne l’est plus, l’amour se replie sur lui-même et cherche en lui-même sa fin sans la trouver. C’est pourquoi le bien est un transcendantal et non l’amour.
C’est ce qui nous permet de distinguer l’idéal et la finalité, ce qui reste toujours subtil. On dit parfois qu’il faut vivre avec un idéal. C’est une grave erreur ! Celui qui vit pour un idéal se casse la tête, parce que l’idéal n’existe pas, sauf dans son imagination et sa pensée. En revanche, le bien existe, il est ; et le bien personnel, c’est la personne qui existe, capable de susciter en nous l’amour. Le bien est ce qui suscite en nous l’amour, il attire. C’est la causalité du bien comme tel, du bien cherché pour lui-même comme bien : il attire, il suscite un amour. La cause finale attire, c’est ce qui la caractérise. Et l’amour, pour garder son réalisme et ne pas s’idéaliser, doit toujours être ordonné à l’ami qui existe, au bien réel. Très facilement, nous passons de l’ami à l’idéal : nous attendons de notre ami qu’il soit l’ami en soi, absolument parfait, qu’il ait toutes les qualités... Mais cela vient de l’imagination et elle corrompt l’amour. Quand on aime vraiment, on n’idéalise pas, on sait ce qu’on peut demander à l’ami et l’on sait qu’il est limité, qu’il n’est pas le bien total. L’ami est ce qu’il est, il ne peut pas se séparer de l’être pour être le bien en soi. Séparer le bien et l’être est une impasse. Et si nous passons de l’ami existant au bien en soi, en cherchant dans l’ami l’idéal du bien, nous serons déçu. Parce que nous avons une fausse vision de l’ami, tôt ou tard il ne correspondra plus à notre imagination et nous commencerons à le critiquer. Or, le véritable ami, aimé tel qu’il est, est un bien existant qui nous attire, nous ne le critiquons pas. Critiquer l’ami, c’est supprimer l’amour. Quand nous critiquons quelqu’un que nous aimons, c’est toujours au nom d’un idéal que nous nous sommes forgé, imaginé. Or, l’ami ne correspond jamais à cet idéal, parce qu’il est un bien limité, un être humain comme nous. Il a des qualités, il nous attire et peut être notre fin, mais il est limité et notre amour ne change pas ses limites. Mais notre amour pour lui fait que nous regardons avant tout en lui ce qui est notre bien, ce qui peut nous finaliser. Nous l’aimons tel qu’il est, en tant qu’il est, ce qui est capital pour que l’amour d’amitié reste vrai et ne se laisse pas contaminer par l’imagination.
Arrêtons-nous un instant sur ce rôle que peut jouer l’imagination dans la connaissance et dans l’amour. Quand nous passons de la vérité à la sincérité, c’est l’imagination qui nous gonfle d’une manière telle que notre opinion devient pour nous la vérité. Et si l’on nous corrige pour nous rectifier, nous n’apprécions pas cela du tout et nous pouvons aller jusqu’à dire : « Je suis sincère, c’est l’essentiel ! » Or ce n’est pas du tout l’essentiel ! Les gens toujours sincères sont terribles, parce qu’ils ne cherchent plus la vérité. Ils sont encombrés d’eux-mêmes et encombrants et peuvent empêcher les autres de chercher la vérité, en exerçant une persuasion et en captant l’attention par leur sincérité.
Le même défaut peut apparaître dans l’amour. Cela se produit beaucoup plus facilement car l’amour n’est pas lumineux par lui-même. Il est difficile, à l’intérieur même de l’amour, de bien voir que c’est l’ami qui est source de l’amour. Nous devons toujours dépasser notre amour vécu et notre manière d’aimer pour atteindre l’ami. Et si cela n’est pas vraiment voulu, nous nous laissons facilement piéger et nous restons dans l’amour que nous ressentons : il est en nous, c’est notre avoir. Or, l’amour n’est pas le bien, il est l’ordre vers le bien, le poids vers le bien. Si donc nous nous arrêtons à l’amour, nous nous coupons du bien.
Il est donc très exigeant d’aimer, et nous nous laissons facilement prendre par cette confusion imaginative, justement parce que nous ne possédons pas l’ami. L’ami, qui n’est pas nous, peut toujours nous échapper. Il exige donc de nous d’être toujours mendiant, de reconnaître qu’il est autre et que, pour cette raison, nous sommes ordonné à lui par l’amour. Or, nous n’aimons pas beaucoup d’être ordonné à un autre, d’être tout entier tourné vers l’autre. Nous préférons nous regarder possédant notre amour. L’amour n’est donc jamais la fin et c’est pourquoi il n’est pas vrai d’affirmer que la finalité de l’homme est d’aimer. En réalité, c’est la personne que nous aimons qui est notre fin, et c’est vers elle que nous sommes tourné par l’amour.
Nous saisissons là d’où viennent les erreurs dans l’amour et tous les défauts d’une pseudo-mystique : au lieu d’aimer vraiment Dieu, on s’aime soi-même et l’on est heureux de s’aimer. C’est de l’imagination ! La limpidité de l’amour fait que, nécessairement, on est pauvre. Quand on aime, on est pauvre, parce qu’on est tout entier tourné vers l’autre. En même temps, l’amour est aussi la plus grande richesse, c’est l’avoir le plus parfait. Si la vérité est une richesse plus radicale, l’amour est un bien ultime, un avoir ultime. Mais il faut que cet amour soit vrai, et pour être vrai, il nous rend pauvre parce qu’il nous tourne tout entier vers l’ami. C’est l’ami que nous regardons en premier lieu et non plus nous-même. Dans la véritable amitié, l’ami prend plus de place dans notre cœur que nous-même, et c’est de l’ami que nous nous inquiétons : « Est-il en bonne santé, est-ce qu’il va bien ? » Nous ne nous inquiétons plus de nous-même, c’est à l’ami que nous nous intéressons.
C’est donc dans l’expérience de l’amour d’amitié que l’amour est l’entelecheia la plus parfaite que nous pouvons expérimenter intérieurement. Et il est en même temps celui qui nous donne le vrai sens de la pauvreté, l’exigence d’être tout entier tourné vers l’autre. C’est là que nous voyons le véritable amour. La passion ne fait pas cela : elle est uniquement une richesse. L’homme passionné s’exalte toujours, il raconte ses hauts faits, ses conquêtes, ses séductions. C’est lui, c’est toujours lui, parce que c’est la passion. Il n’y a pas cette pauvreté qui creuse et qui permet de regarder l’autre.
C’est donc à propos du bien et de l’amour que nous voyons le mieux la distinction et le lien entre l’entelecheia et l’energeia. Il est même extraordinaire de voir comment l’amour, quand il est vrai, nous fait sortir de nous-même et par là nous appauvrit. Il nous fait aimer l’autre. L’ami est fin ( télos ) de son ami et a conscience d’être sa fin, ce qui lui donne le sens de sa responsabilité. Il sait que la moindre de ses actions se répercutera sur l’ami et, s’il ne le respecte pas alors qu’il est tourné vers lui dans l’amour, il peut lui faire très mal. C’est donc parce qu’il est la fin de son ami que l’ami est responsable de son ami ; et il l’est dans la mesure même où il est cause finale, c’est-à-dire où il suscite en lui un amour. Il doit en être conscient, puisque l’amour d’amitié est réciproque. Nous pouvons attirer beaucoup de personnes sans le savoir mais, s’il n’y a pas d’amitié, ce sont ceux qui sont attirés qui doivent en être conscients. Dans l’amour d’amitié il y a la réciprocité et elle implique de savoir qu’on est l’ami de telle personne. Savoir que l’on est l’ami de quelqu’un, c’est être conscient d’être le bien, l’acte de l’ami. Par là nous comprenons bien la cause finale : nous attirons quelqu’un, nous avons capté son cœur, sa volonté ; nous en sommes responsable et nous l’acceptons, puisque c’est réciproque. Nous acceptons d’être fin, ce qui est lourd de responsabilité. Certaines personnes n’en veulent pas mais c’est une fausse humilité. La véritable humilité consiste à accepter d’être fin d’un autre comme source d’amour. Et en l’acceptant, nous devons être attentif à ce que l’ami ne soit pas déçu, puisque nous en sommes responsable. Être fin de son ami, c’est attirer non seulement son attention, mais son cœur et permettre à l’amour de l’ami de nous atteindre en tant que nous sommes pour lui un bien personnel.
Cela nous donne bien conscience de ce qu’est la finalité. Dans l’amour d’amitié, nous atteignons là la conscience de l’acte, pas uniquement celle de l’entelecheia, mais de l’acte, bien que cela nous échappe toujours car c’est plus grand que nous. Accepter d’être fin de notre ami, c’est accepter quelque chose qui nous échappe. Si nous étions à nous-même fin de notre être, nous en aurions pleine conscience. Mais nous ne le sommes pas, nous le sommes pour un autre. Dans l’amour d’amitié, nous pouvons être la fin, partielle certes, mais véritable de notre ami, sans jamais l’être pour nous-même. Et il y a peut-être là ce qui nous permet de comprendre une tentation très subtile, celle qui conduit à détruire l’amour. Elle consiste à dire : « Puisque je suis fin de mon ami et que mon ami est un autre moi-même, je suis fin pour moi-même ! » Alors nous nous retournons sur nous-même en considérant qu’il est merveilleux d’être la fin de notre ami qui pense toujours à nous. Accepter cela nous conduirait à tomber dans une sorte d’idolâtrie, celle qui consisterait à se considérer soi-même comme sa propre fin, donc comme l’absolu. En réalité, si nous sommes vrai dans l’amour d’amitié, nous voyons que nous sommes une fin pour notre ami mais que nous ne sommes pas notre propre fin, puisque nous l’aimons dans la réciprocité. Nous nous posons alors ce problème : quelle est la fin ultime pour nous ? C’est là où nous verrons que l’amour d’amitié peut être un moyen merveilleux de découvrir l’existence de l’Autre, c’est-à-dire de Dieu. Nous sommes donc là sur une crête, du point de vue philosophique et anthropologique : le sommet de l’anthropologie, avant la découverte de l’existence de l’Être premier, de Dieu, est bien l’amour d’amitié 79. Mais ce sommet ne peut pas philosophiquement se suffire, puisque nous sommes fin d’un autre mais non pas pour nous-même.
Nous pouvons donc affirmer que l’amour est l’acte volontaire dans toute sa pureté, dans sa noblesse et sa grandeur et donc que la volonté est une capacité d’aimer. Et puisque nous avons diverses expériences de l’amour, pour comprendre l’être-en-acte dans la volonté et ce qu’est la volonté, il faut prendre l’expérience d’amour la plus parfaite que nous avons, celle de l’amour d’amitié.
En effet, si le désir est une forme d’amour 80, c’est un amour encore imparfait, un amour inachevé, qui ne nous permet pas de saisir ce qu’est l’être-en-acte dans la volonté. Certes, dans une perspective phénoménologique, nous étudierions le désir en premier lieu. Mais du point de vue philosophique, ayant découvert l’être-en-acte comme principe et cause finale de ce qui est, pour l’expliciter au niveau de la volonté, nous prenons l’acte d’amour là où il est le plus parfait : dans l’expérience que nous avons de l’amour d’amitié. Nous ne pouvons pas comprendre ce qu’est la volonté si nous n’avons pas compris ce qu’est l’amour d’amitié. La volonté est ordonnée à l’amour d’amitié, expérience la plus parfaite que nous pouvons avoir de l’amour spirituel.
Dans l’amour d’amitié, nous sommes deux pour aimer et c’est ce qui différencie nettement l’intelligence de la volonté. En effet, on n’est jamais deux pour être intelligent ! L’intelligence cherche la solitude, elle isole. En revanche, l’amour demande qu’on soit deux pour se réaliser pleinement dans l’amour d’amitié. Car nous aimons l’ami, c’est-à-dire la personne qui nous aime. Nous l’aimons dans son amour pour nous, sans toutefois nous y arrêter, car c’est sa personne que nous aimons.
Nous le saisissons bien quand nous expérimentons un amour spécial pour quelqu’un : tant que cette personne ne nous répond pas, nous restons dans le désir. Nous comprenons par le fait même que le vrai désir, le plus profond, est celui de l’amitié ; c’est le désir le plus éloquent et le plus fort. Et ce désir n’est pas seulement celui d’être aimé. C’est le désir de l’amitié, qui se noue dans le choix de l’ami. L’amour d’amitié ne se termine pas à l’amour de l’ami pour nous ( il n’aurait pas cette fidélité ) mais à l’ami, à la personne de l’ami, à travers et dans l’amour qu’elle a pour nous. Grâce à l’amour que l’ami a pour nous, nous pouvons atteindre sa volonté propre, son cœur personnel, ce qu’il y a de plus personnel en lui. Et plus l’amour de l’ami pour nous est fort, plus nous atteignons profondément son cœur. Alors nous comprenons que l’amour d’amitié s’achève à la personne de l’ami.
L’amour d’amitié est donc un amour de l’amour qui nous permet d’atteindre la personne, l’ami. La personne est un secret, une réalité profonde, au-delà des apparences. Quand nous aimons quelqu’un uniquement à cause de son sourire, à cause de ses yeux, à cause de ce qui se manifeste de lui, ce n’est pas l’amour d’amitié. L’amour d’amitié dépasse toute séduction pour atteindre la personne de l’autre et l’aimer. Nous le rejoignons en l’aimant et en répondant à son amour. C’est un acte propre de notre volonté, qui est entièrement prise par cet amour d’amitié. Comprenons bien que cet amour est intentionnel, mais d’une intentionnalité affective spirituelle. L’intentionnel de l’amour spirituel nous permet de dépasser le sensible et d’atteindre ce qu’il y a de plus spirituel, de plus profond en quelqu’un, au-delà de l’affectivité passionnelle. Certes, l’amour spirituel peut assumer la passion mais, dans ce qu’il a de propre, il la dépasse. Si, du point de vue du devenir, l’amour que nous connaissons le plus immédiatement est un amour passionnel du bien sensible, du point de vue de la finalité de ce qui est, nous saisissons que l’amour spirituel dépasse la passion. Il peut s’en nourrir, et c’est ce qu’il fait très souvent, mais il la dépasse et demande d’aller toujours plus loin. Certes, en elle-même la passion n’est pas mauvaise. Mais elle le devient quand elle étouffe l’amour spirituel, c’est-à-dire quand nous n’aimons plus l’autre pour lui-même. Aimer d’un amour spirituel, c’est aimer l’autre pour lui-même, dans ce qu’il a de meilleur, de plus grand, vouloir que ce « meilleur » et ce « plus grand » grandisse et tout faire pour cela. C’est en ce sens que nous avons dit que l’amour spirituel est extatique, qu’il est une sortie de soi vers la personne qu’on aime. Il ne s’agit pas seulement de dévouement, qui est la conséquence pratique de l’amour spirituel. L’amour en lui-même est plus que le dévouement ; dans l’amour, on se donne. Celui qui se dévoue se donne partiellement en réalisant ce qu’il doit faire ; mais celui qui aime se donne personnellement.
L’amour spirituel, acte de notre volonté, prend dans l’amour d’amitié toute notre volonté : c’est le sujet qui aime. L’intelligence reste partielle, elle n’est pas la personne, tandis que la volonté est une faculté du sujet car c’est tout le sujet qui aime. C’est pour cela que nous aimons avec notre cœur et que le sensible et la passion sont entraînés dans ce mouvement d’amour, dans ce don de nous-même. Puisque l’amour est extatique, nous nous donnons personnellement à une personne. Nous donner personnellement, c’est donner ce qu’il y a de meilleur en nous, ce que nous sommes ; ce n’est pas donner quelque chose que nous réalisons. Nous pouvons, certes, manifester notre amour par des effets, de petits signes, mais ce n’est pas nous donner. Nous donner dans l’amour d’amitié, c’est justement orienter notre âme dans ce qu’elle a de plus spirituel vers la personne que nous aimons. Et par le fait même, c’est aussi accueillir l’autre, puisque nous aimons quelqu’un qui nous aime. La personne qui nous aime se donne à nous et nous l’accueillons ; et en l’accueillant, nous nous donnons à elle, c’est réciproque. Ce mouvement d’amour, « se donner », pourrait très bien ne pas être reçu. C’est ce qui peut se produire dans le désir, et c’est pourquoi il n’y a pas encore d’amour d’amitié. Pour qu’il y ait amour d’amitié, il faut qu’il y ait réciprocité, il faut que deux amours se donnent et se rencontrent et, en se rencontrant, puissent s’intensifier et se purifier. Il y a là quelque chose d’étonnant. L’amour reste fébrile tant que nous aimons quelqu’un qui ne nous aime pas ; nous sommes peut-être alors reçu gentiment, poliment, mais pas amoureusement, pas dans l’amour. Or, celui qui aime saisit avec une très grande acuité qu’il ne peut pas être reçu n’importe comment : il ne peut être reçu que par l’amour. L’amour a ses exigences propres : que celui qui reçoit l’amour soit lui-même dans cette attitude extatique, aille au-devant de l’autre, sorte de lui-même. C’est pourquoi l’amour ne peut pas s’épanouir quand nous aimons quelqu’un qui ne nous aime pas ; il s’arrête, il se bloque, il rebondit et revient avec force, ce qui nous fait mal et nous blesse. L’amour peut alors blesser, car, quand il y a une très forte inégalité dans l’amitié, le don que nous faisons à l’autre n’est pas reçu comme don, avec cette délicatesse particulière que donne l’amour. L’amour demande d’être reçu, plus que n’importe quelle autre réalité ; il est fragile. S’il est reçu, il peut s’épanouir ; et il s’épanouit dans la mesure où il est reçu. S’il n’est pas reçu, il doit retourner à sa source, c’est un amour rentré. Il ne peut donc pas atteindre sa fin et cela peut être très douloureux parce qu’il était fait pour être donné.
Si donc l’acte d’être dans la volonté est l’amour spirituel de l’autre, nous comprenons alors que l’amour, à la différence de l’intelligence, ne nous fait pas demeurer dans l’immanence, mais nous porte vers l’autre. Si l’intentionnalité intellectuelle se réalise dans une immanence toujours plus grande, l’intentionnalité affective se réalise dans une extase, une sortie de soi. Le rapport de l’entelecheia et de l’energeia n’est donc pas le même dans la connaissance et dans l’amour. Du point de vue intellectuel, le vrai est acte et mesure de la vérité. Du point de vue de l’amour, l’ami dans sa bonté est acte, fin, mais il n’est pas mesure, puisqu’il attire et que l’amour réalise l’union des volontés des deux amis. Parce qu’elle est mesure de nos jugements vrais, nous connaissons la réalité existante même si elle nous est indifférente. Elle ne nous connaît pas, nous la connaissons, l’objectivité est parfaite. Elle porte en elle-même ce caractère propre : en tant qu’elle est, elle peut être connue par l’intelligence d’un autre. En revanche, dans l’amour, il faut que la personne que nous aimons et que nous choisissons comme ami nous aime pour que l’amour soit pleinement lui-même. Car c’est en tant qu’il nous aime qu’il nous accueille. L’amour d’amitié implique donc une sorte de « complicité » affective très mystérieuse. L’entelecheia est donc unie à l’energeia d’une autre façon dans l’amour que dans la connaissance. Il est important de le voir pour bien saisir le caractère tout à fait particulier de l’amitié et le réalisme propre de la cause finale dans l’amour. Nous aimons l’ami en tant qu’il nous aime, mais il est fin dans sa personne, dans son être bon. Il est alors principe, cause qui nous attire. Cette fin ne peut être atteinte que si l’ami lui-même nous aime, mais la fin demeure toujours au-delà de l’intentionnalité, elle touche la réalité de l’ami. Dans l’amour, notre volonté touche donc spirituellement la fin, le bien réel existant. C’est pourquoi nous aimons l’ami même absent. Il est présent, alors même qu’il est visiblement absent. Et dans la fine pointe de notre volonté, nous touchons, nous atteignons sa bonté. Et par sa bonté, c’est son être que nous atteignons.
L’être bon est donc vraiment l’être-en-acte capable de susciter en nous un amour authentique, spirituel. Nous atteignons quelque chose de plus que l’amour : la bonté, l’être. Et nous comprenons que le bien se dévoile à nous à travers l’amour. Le bien reste toujours quelque chose de caché dans l’être. Il ne se dévoile comme bien personnel que par l’amour de l’ami pour nous et l’amour que nous avons pour lui. La bonté d’une personne ne se dévoile qu’en raison de son amour et en raison de notre amour pour elle. Et plus la personne est grande, profonde, plus sa bonté est voilée et cachée. Il y a certes des biens assez immédiats qui sont dévoilés pour tout le monde ; et il y a des biens beaucoup plus secrets, qu’on ne découvre que par l’amour de la personne. C’est alors dans l’amour réciproque que se dévoile leur bonté.
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À partir de notre expérience et grâce à l’analyse philosophique, nous voyons donc que l’acte d’être ne fait qu’un avec l’être ; c’est la première explicitation de l’être-en-acte au niveau du jugement d’existence. Puis nous comprenons que l’être vrai se dévoile à partir de la connaissance que nous avons de ce qui est. Enfin, nous saisissons que le bien, ce qui est bon, se dévoile par l’amour que nous avons pour lui, à travers cette attraction qu’il exerce sur nous dans l’amour. La bonté est plus cachée, parce que c’est grâce à la rencontre de deux amours qu’elle se dévoile et se manifeste. C’est pourquoi on peut être tenté de dire que le bien ne peut être connu que par une méthode phénoménologique. Puisqu’un amour réciproque permet à la bonté de se dévoiler, il faut donc que la bonté soit vécue par nous pour être connue. Et pour qu’elle soit vécue par nous, il faut que nous-même vivions de son amour. Or, n’est-ce pas le propre de la phénoménologie d’étudier la réalité en tant que connue et aimée, et d’affirmer qu’elle ne se dévoile qu’en tant que connue, qu’en tant qu’aimée ? En réalité, la connaissance métaphysique du bien reste toujours liée au jugement d’existence. En tant qu’elle est, la réalité existante est à la fois au-delà de ce qui est connu et source de ce qui est connu. Il y a donc bien dans la perspective de la philosophie première un moment analogue à la phénoménologie ; mais il est dépassé grâce au jugement d’existence. Nous saisissons donc la bonté d’une personne comme un bien existant, qui est. Comme tel, il est antérieur à l’amour que nous avons pour lui et il en est la cause, la source.
Nous pouvons maintenant nous poser cette question : quel lien y a-t-il entre la recherche de la vérité et la découverte du bien dans l’amour ? En premier lieu, distinguons le vrai et le bien, ce qui est capital. En effet, beaucoup de philosophies qui demeurent dans une perspective phénoménologique ne les distinguent plus, ou très mal, et traitent du développement de l’esprit. De fait, la distinction du vrai et du bien est, en dernier lieu, une distinction qui est faite en philosophie première, au niveau de ce qui est en tant qu’il est. C’est à partir de la découverte de l’être-en-acte comme cause finale de ce qui est que nous distinguons le vrai et le bien : ce qui est vrai ; ce qui est bon.
Le lien qui existe entre le vrai et le bien est donc l’être, et si nous n’avons pas découvert l’être-en-acte, nous aurons toujours tendance à considérer le vrai et le bien comme étant dialectiquement opposés et s’unissant d’une façon fausse, dans le vécu intellectuel et amoureux. Par contre, en découvrant l’être-en-acte comme cause finale de ce qui est en tant qu’il est, nous découvrons que l’être est « présent » dans le vrai et dans le bien. Cette présence de l’être dans le vrai et le bien nous permet de comprendre que notre connaissance du vrai s’achève dans l’amour du bien et que l’amour réclame une vérité toujours plus grande. Au lieu qu’ils soient dialectiquement opposés - ce qui se produit fatalement si nous oublions l’être et si nous restons par le fait même au niveau psychologique - il y a entre le vrai et le bien une unité radicale, actuelle. Elle n’est pas seulement fondamentale mais actuelle, dans la fin et par elle. C’est ce qui est, qui est vrai et qui possède une intelligibilité ; et c’est ce qui est, qui est capable d’attirer, qui est bon. La distinction de l’être, du vrai et du bien n’est donc pas au niveau du genre et de la différence spécifique 81, qui reste celle de notre manière humaine rationnelle de connaître. Elle n’est pas au niveau de la connaissance univoque mais de la connaissance analogique, qui distingue la ratio et les modes. La distinction de la ratio et de ses modes est beaucoup plus subtile que celle du genre et de la différence spécifique. Alors que la différence spécifique s’ajoute au genre de l’extérieur et n’est pas contenue en acte par lui, la raison est pleinement en acte dans les modes. Elle n’est donc pas un fondement de ceux-ci. Aussi, il n’est pas vrai de dire que l’être est fondement du vrai et du bien. L’être est en acte dans le vrai, l’être est en acte dans le bien. Le vrai et le bien sont des modes de l’être-en-acte, et non pas une différence spécifique qui s’ajouterait à un genre fondamental. Le vrai et le bien sont des modes qui explicitent ce que l’être possède en lui-même mais qu’il ne dit pas comme être. L’être est vrai, l’être est bon. Il est capital de comprendre cela pour pouvoir saisir comment le vrai doit être ordonné au bien et comment l’attraction du bien augmente et intensifie la recherche du vrai. C’est ce qui nous permettra, en définitive, de préciser ce qu’est la sagesse. Car la connaissance sapientiale implique en acte la recherche du vrai et l’attraction du bien ; c’est ce qui la caractérise.
La découverte de l’être-en-acte et de ses explicitations, l’esse, le vrai, le bien, nous permet donc de comprendre comment nous dépassons la raison raisonnante, c’est-à-dire notre manière humaine d’être intelligent. L’être humain raisonne ! Mais celui qui raisonne n’est pas nécessairement intelligent. Et quand la raison est très développée, elle risque d’étouffer l’intelligence et nous fixe dans les relations. Alors nous ne saisissons plus ce qu’est un principe. La plupart des intelligences aujourd’hui ne sont-elles pas enfouies sous ce développement extraordinaire de la relation ? Nous ne savons plus connaître la réalité pour elle-même et en elle-même, connaître ce qui est, qui n’est pas relatif. Quand nous saisissons un principe, nous saisissons un premier qui se dévoile lui-même comme premier et qui n’est plus relatif. Nous avons du mal à comprendre ce qui est premier, car la raison connaît à travers la relation : il n’y a plus de connaissance de l’autre en lui-même mais de l’autre par rapport à nous, en fonction de nous, et nous comparons constamment. Par exemple, dans l’amour nous nous demandons : « Suis-je plus aimé qu’un autre ? Suis-je moins aimé qu’un autre ? » Quand on aime vraiment, ce n’est pas la question. L’amour n’est pas relatif : nous aimons une personne en elle-même et pour elle-même. La découverte de l’être-en-acte, qui est premier du point de vue de la fin, consiste à saisir l’acte par lui-même et pour lui-même, et non pas relatif à un autre. L’être-en-puissance se saisit toujours par l’être-en-acte. Il est inintelligible en lui-même, il est relatif à l’acte. Mais l’être-en-acte est un principe, il est connu comme premier et n’est pas relatif. C’est donc le parfait qui fait comprendre l’imparfait. Mais notre manière de connaître est tellement collée à la puissance, à notre conditionnement, à ce qui peut être, que nous en restons souvent au relatif. Il est donc capital de comprendre que l’être-en-acte se comprend par lui-même. Il n’est pas relatif à l’être-en-puissance, mais l’être-en-puissance est relatif à l’être-en-acte.
Seule donc l’intelligence saisit, au-delà de son mode rationnel, le primat de l’être-en-acte qui doit se comprendre par lui-même et qui s’explicite comme vrai et comme bien. La découverte de la cause finale de ce qui est s’explicite d’abord pour nous dans l’être : l’être est acte, puis comme vrai et comme bien pour l’esprit. Dans l’intelligence et pour elle, l’être-en-acte est vrai ; pour la volonté, l’être-en-acte est bien. C’est donc la découverte de l’être qui est première. Et si nous saisissons l’être-en-acte, nous voyons qu’il se donne à nous pour notre intelligence comme vrai, et pour notre volonté comme bien. Il est donc capital de bien distinguer le vrai et le bien, sans les opposer, sans les séparer. Nous les distinguons : autre chose le vrai, autre chose le bien. Et nous les atteignons l’un et l’autre différemment : par le jugement vrai et par l’amour. Les deux se distinguent mais sont unis dans l’être-en-acte. Et c’est parce que notre intelligence comme intelligence s’éveille face à ce qui est et parce que notre volonté s’actue dans l’amour du bien réel existant qu’elles se distinguent et s’unissent. Si nous restons au niveau de la vie, nous resterons dans la dualité et l’opposition permanente entre les affectifs et les intellectuels, chacun s’exprimant dans son vécu, dans son entelecheia ! Le vécu comme tel reste de l’ordre du conditionnement. Il s’individualise et s’oppose à celui des autres ou, au contraire, cherche la fusion avec celui des autres. Et si chacun demeure dans son vécu, personne ne se rencontre jamais en profondeur. Et dans ce domaine, l’opposition la plus profonde est celle de la connaissance et de l’amour : il y a un vécu de la vérité, il y a un vécu de l’amour, qui s’opposent. Certaines personnes s’enfoncent dans le vécu de la vérité, les « intellectuels » ! D’autres s’enfoncent dans le vécu affectif, l’affectivité prend tout et devient passionnelle. Ils deviennent partisans mobilisant l’attention et formant un clan autour d’une idéologie de droite ou de gauche. Les idéologies naissent toujours de ce que le vécu devient absolu, alors qu’il doit être relatif à l’être-en-acte, à ce qui est.
Nous ne pouvons donc pas arriver à ce que la vérité et l’amour « s’embrassent », se rencontrent, sans voir ce qui est. La « solution » est dans la découverte de l’être-en-acte. Nous ne pouvons pas rester dans la dialectique phénoménologique du vécu. Notre vécu intellectuel est très intéressant, mais il faut le dépasser parce qu’il y a quelque chose de plus grand que lui, si grand que nous soyons. C’est ce qu’il y a d’extraordinaire chez saint Thomas : son vécu intellectuel disparaît complètement devant la réalité, devant ce qui est.
Grâce à la découverte de l’être-en-acte, nous dépassons notre manière d’être intelligent, qui est d’être rationnel. Il y a un développement beaucoup plus profond de l’intelligence que celui de la raison : quand l’intelligence touche ce qui est et découvre l’être-en-acte, elle découvre l’analogie. L’analogie nous permet de dépasser le rationnel logique. À partir de là, l’intelligence qui cherche à connaître le vrai et à aller jusqu’au bout de la connaissance du vrai doit nécessairement regarder ce qu’est l’être bon, ce qu’est l’amour. Nous ne pouvons pas connaître parfaitement le vrai sans connaître le bien. Le bien existe. Le connaître fait donc partie de la vérité. En poussant jusqu’au bout la recherche de la vérité, nous découvrons que l’être vrai c’est l’être-en-acte et que l’être-en-acte est aussi l’être bon. Nous comprenons alors que, pour connaître parfaitement le vrai, il faut revenir à l’être-en-acte et, par là, regarder le bien. Nous ne disons pas que le vrai c’est le bien. Non ! Mais c’est parce que le vrai est en définitive l’être-en-acte qu’il n’exclut pas la bonté. Nous respectons donc la distinction de ces deux explicitations que sont le vrai et le bien, mais nous ne les séparons pas ; nous les unissons dans l’être-en-acte.
Cela nous permet de comprendre aussi pourquoi nous ferons appel à la bonté pour pouvoir aller plus loin dans la connaissance de la vérité. Dans la véritable amitié, nous connaissons la personne de l’autre dans ce qu’elle a de plus profond. Et tant que nous n’aimons pas la personne de l’autre, nous ne la connaissons pas parfaitement. Aussi est-ce une erreur d’affirmer que l’amour empêche l’objectivité de la connaissance de la personne, et d’opposer dialectiquement le subjectif et l’objectif. En disant cela, on ne comprend pas que l’objectivité et la subjectivité sont toujours présentes. En effet, nous ne pouvons jamais connaître sans notre subjectivité : notre affectivité est toujours engagée... Mais nous ne devons pas les opposer, nous devons comprendre la coopération de l’« objectif » et du « subjectif » : grâce à l’amour, nous nous approchons de l’autre. Souvent, notre intelligence est myope par rapport à la personne et par rapport à l’invisible. Grâce à l’amour, nous nous approchons pour la connaître du dedans. Et nous connaissons un ami au plus profond, de l’intérieur, pas seulement selon ses manifestations, mais dans son secret. Si nous le connaissons de l’intérieur, nous allons plus loin dans la connaissance objective, parce qu’un homme n’est parfaitement vrai qu’à partir de ce qui est le plus intérieur en lui. En l’aimant, nous en avons une connaissance intérieure, affective, et donc plus profonde. Nous voyons donc là comment la recherche de la vérité peut s’approfondir et s’étendre grâce au bien qui suscite l’amour.
Au terme de cette étude, nous comprenons que la découverte de l’être-en-acte ( et la distinction entre l’être, le vrai, le bien ) distinct de notre vécu intellectuel et affectif est capitale pour bien saisir la séduction de l’idéalisme, qui semble plus spirituel que le réalisme ! En effet, si l’intentionnalité intellectuelle et affective est première, parce qu’il n’y a plus de jugement d’existence, c’est ce que nous pensons et ce que nous aimons qui est « le réel ». Nous dirons : « Ceci est réel grâce à mon amour ; ceci est réel grâce à ma pensée. Il est réel dans ma pensée, il est réel dans mon amour. Il est ! » Et de fait, grâce à l’intelligence et à la volonté, l’être-en-acte peut être vécu dans une immanence intellectuelle ou affective. N’est-ce pas d’une très grande noblesse, plus noble que le réel lui-même ? Cette séduction est toujours possible, celle de considérer que ce qui est se ramène à ce que nous possédons, à ce que nous vivons. Il est donc capital de saisir, grâce à la découverte de la cause finale de ce qui est en tant qu’il est, que ce que nous possédons ( l’entelecheia ) est relatif à l’être-en-acte ( l’energeia ). La vérité est relative au vrai ontologique, à ce qui est vrai. L’amour est relatif au bien réel, à l’ami. De fait, ce que nous possédons dans l’intentionnalité est plus proche de nous que la réalité existante, qui nous transcende toujours. C’est pourquoi nous sommes tenté de considérer ce que nous possédons comme « plus être » que la réalité. Pour nous, la vérité formelle est « plus être » que le vrai ontologique ; pour nous, l’amour est « plus être » que la bonté de l’ami. Nous voyons là l’importance de la pauvreté du point de vue philosophique. La pauvreté intellectuelle consiste à reconnaître et à accepter que nous ne possédons pas la vérité, en comprenant que la pauvreté n’empêche absolument pas l’usage : l’homme qui cherche la vérité épanouit son intelligence qui s’approfondit toujours davantage. La séduction de la richesse intellectuelle consiste à s’imaginer que ce que nous possédons est « plus être » que ce que nous ne possédons pas. Il faut alors comprendre que notre intelligence n’atteint la vérité qu’en dépendance actuelle à l’égard de ce qui est. La pauvreté est donc fondamentale pour rester dans la vérité. Et c’est ce qui permet à l’amour de ne pas se corrompre et de rester vrai.
Si la proximité de l’immanence intellectuelle ou affective qualifie notre « je suis », elle ne qualifie pas immédiatement ce qui est en tant que tel. L’être comme tel n’est pas qualifié par le fait d’être plus immanent pour nous. L’immanence du vivant spirituel exerce sur nous une grande séduction en raison de sa proximité avec nous, mais n’est pas une dimension fondamentale de l’être en tant qu’être. Tout ce qui est immanent à nous nous est connaturel et c’est pourquoi notre « je suis » est plus séduisant que « ceci est ». Dans le « ceci est », nous respectons la transcendance de l’être ; dans le « je suis », nous magnifions la proximité de l’être. Cette proximité ne signifie pas que nous le saisissions mieux. En effet, nous le saisissons en tant que c’est notre être, et notre être est forcément limité.
La distinction entre l’entelecheia et l’energeia prend donc une très grande force quand nous essayons de comprendre l’être-en-acte dans l’esprit. Notre esprit magnifie l’entelecheia : le vrai et le bien ne sont jamais aussi grands, aussi beaux, aussi forts que dans notre intelligence et dans notre volonté. Mais ce bien aimé en nous, ce vrai connu en nous doit s’incliner, il est relatif à l’energeia qui est le vrai existant, la réalité vraie, et la bonté existante dans l’ami. C’est ce qui est, qui est capable de mesurer notre intelligence vraie et d’attirer notre volonté aimante, c’est-à-dire d’être source de notre vérité et de notre amour.
Regardons maintenant ce qu’est l’être-en-acte dans le vivant en tant que vivant. Il ne s’agit pas ici pour nous de reprendre l’étude propre à la philosophie du vivant, mais de poser un regard de philosophie première sur la vie, à la lumière de la découverte inductive de l’être-en-acte, cause finale de ce qui est en tant qu’il est. Nous nous posons alors cette question : « Qu’est-ce que la vie, du point de vue de l’être ? » En philosophie du vivant, nous avons regardé le vivant pour lui-même et nous avons distingué en l’homme la vie végétative, la vie sensible, animale, et la vie de l’esprit. La vie, pour nous, c’est d’abord notre vie végétative. Un grand vivant se nourrit bien, il dort bien, il est très éveillé pendant la journée ; il possède donc un équilibre fondamental dans sa vie végétative. Au contraire, s’il dort mal, s’il n’assimile plus normalement, rien ne va plus... Le fondement de notre vie est la vie végétative, ne l’oublions jamais ! Quand nous prétendons l’oublier, cela prouve qu’elle est toujours là. C’est donc que nous nions la réalité de notre corps, que nous ne voulons pas l’accepter en prétendant qu’il est mauvais. Le manichéisme, qui resurgit dans toutes les périodes de famine spirituelle, affirme que le sensible, le corps est mauvais, et que le mal vient de là. Or, le corps, comme tel, n’est pas mauvais, la chair humaine n’est pas mauvaise. C’est nous qui faisons de notre corps quelque chose de mauvais en le considérant en opposition avec l’esprit. En réalité, notre corps n’est pas en opposition avec l’esprit ; il est même un moyen pour nous d’atteindre l’esprit.
Quel est l’être-en-acte dans la vie végétative ? C’est la génération ( la procréation ), qui est la perfection du vivant de vie végétative. Dans cet acte, le vivant de vie végétative est source d’un autre vivant de même espèce. Dans la vie végétative, nous restons au niveau de l’espèce et notre acte est de devenir source d’un autre être semblable à nous du point de vue de la vie végétative. Un arbre est source d’un autre arbre de même espèce ; un animal est source d’un autre animal de même espèce ; un homme est source d’un autre homme de même nature que lui. La vie végétative est donc très conservatrice ! Elle est source d’un semblable et atteint sa fin dans le fait d’engendrer un semblable à soi-même, luttant ainsi contre la mort pour que l’espèce continue. Il faut bien comprendre que la vie végétative est fondamentalement conservatrice et a donc une sorte de « jalousie », non consciente évidemment, une capacité extraordinaire d’accaparement. Le caractère très accaparant de la vie végétative est déjà très visible dans son opération fondamentale qui est la nutrition : en se nourrissant, le vivant assimile, il transforme en lui-même, en le détruisant, ce qu’il prend comme nourriture. Et en assimilant l’aliment, le vivant l’actue comme aliment. Ce qui termine l’assimilation, c’est cette unité vitale de l’aliment avec le vivant, c’est la conservation du vivant individuel dans sa vie végétative.
Tant du point de vue de la nutrition que de la génération, l’acte de la vie végétative est donc un acte immanent, l’entelecheia. Le vivant demeure dans sa fin, et sa fin est de se perpétuer dans un autre. Dans la vie végétative, qui est terriblement forte, la finalité est donc celle de l’espèce. Elle demeure la communication d’une nature identique. N’avons-nous pas ici une lumière très forte pour relativiser les affirmations de la théorie de l’évolution ? En effet, avec la génération, nous voyons la force de l’immanence du vivant dans son espèce ; il demeure dans son espèce. La génération est entelecheia. Le vivant de vie végétative demeure dans son espèce. C’est l’intelligence dans son mode rationnel qui cherche l’« évolution » ! La vie végétative est immanente, son acte est immanent et reste le même, de même espèce dans son fruit. C’est pourquoi les hommes les plus révolutionnaires témoignent contre la révolution quand ils engendrent ! La vie végétative n’est pas révolutionnaire, elle est au contraire très conservatrice, parce que le vivant ne sort pas de son espèce ; son appétit est de se perpétuer dans un autre semblable à lui. Le vivant engendre : son acte ultime est donc immanent. En lui, la finalité n’est plus « au-delà », elle est et demeure au-dedans ; le principe et la fin demeurent dans la même espèce. Or, la vie végétative est première en nous, fondamentale.
Il est très important de comprendre que, dans la vie végétative, l’acte est immanent. Car certaines théories idéalistes, qui considèrent que ce qui est connu est identique à la réalité, prennent, de fait, l’immanence de la vie végétative comme un absolu 82. Il est vrai que la vie végétative est la vie la plus radicale en nous. C’est son « privilège », son droit d’aînesse en quelque sorte ! Et puisque la vie se manifeste d’abord dans la vie végétative, celle-ci nous permet de saisir des lois très primitives, radicales, qui se retrouvent constamment. Et de fait, nous pouvons regarder notre intelligence de deux manières : du point de vue de la vie, et du point de vue de l’être ( nous regardons alors l’intelligence comme telle, en tant qu’intelligence ). Nous avons étudié l’intelligence comme intelligence, en la regardant face à ce qui est, mesurée par le vrai. Mais elle n’est pas substantielle, nous ne sommes pas uniquement notre intelligence. Elle s’enracine dans un vivant qui n’est pas totalement intelligent ! Quand nous dormons, nous ne sommes pas intelligent en acte ! Toute notre vitalité passe alors dans le sommeil. Nous sommes donc un vivant de vie végétative avant d’être intelligent, ce qu’il ne faut jamais oublier. Et si nous restons au niveau de la vie, nous retrouvons dans la vie de l’intelligence les lois fondamentales de la vie végétative : l’accaparement, la jalousie, le fait de tout ramener à soi de peur que cela s’en aille... Il en va alors comme de la nourriture : nous la prenons vite pour qu’un autre ne la mange pas ! L’intelligence comme intelligence est relative à l’être. Mais dans son mode humain, rationnel, elle saisit les relations, la communication, et risque d’accaparer le réel en prétendant le saisir par un jeu de relations. C’est alors l’efficience vitale qui domine et étouffe l’intelligence comme telle.
En considérant l’intelligence comme une puissance vitale, nous saisissons que c’est dans l’intelligence que la vie est le plus elle-même. Nous sommes plus vivant dans notre intelligence que dans notre vie végétative. Mais le risque est de dire, parce que la vie végétative est fondamentale, que le principal est de nous nourrir dans notre vie intellectuelle. Aussi, en raison de cette vitalité intellectuelle, plus forte que tout le reste, la vie de l’intelligence demande d’être bien ordonnée. Si nous ordonnons notre intelligence uniquement dans l’ordre de la vie, alors les lois de la vie végétative se retrouvent au carré dans l’intelligence et même poussées à l’infini, car il n’y a pas les limites de la matière. C’est pourquoi nous rencontrons des ogres du point de vue intellectuel !
La découverte de l’être-en-acte nous fait comprendre que notre vie végétative est en acte dans l’immanence et ne sort pas de l’immanence, même par la génération qui reste au niveau de l’espèce. Par le fait même, elle n’atteint jamais une fin autre, supérieure à nous. Le vivant reste dans l’entelecheia ; comme vivant, il demeure dans sa fin, il mange sa fin. Mais se nourrir de sa fin ( télos ) au niveau spirituel est terrible : on devient un monstre... Dans certaines philosophies, l’intelligence se nourrit de sa fin. Au lieu de chercher la vérité et de regarder ce qu’est l’intelligence, elle demeure dans sa vie propre. Alors elle ramène ce qui est supérieur à l’inférieur, car la vie est radicalement végétative. Si, dans notre vie intellectuelle, nous ne nous intéressons qu’à la vie, nous ne regarderons que l’aspect végétatif. Or, réduire l’intelligence à l’aspect végétatif est monstrueux ; c’est le requin qui mange sa fin ! Manger sa fin, c’est ramener à soi ce qui, normalement, nous permet d’aller au-delà de ce que nous sommes : la fin supérieure à nous, qui nous attire et nous permet de sortir de nous-même. Nous la ramenons à nous, et nous ne l’acceptons que dans la mesure où nous la ramenons à nous-même.
Situer la vie végétative dans la perspective de la philosophie première est donc capital, pour considérer la vie dans ce qu’elle a de radical, de fondamental. Et c’est ce qui nous permet d’affirmer de quelle manière, pour l’homme, la première éducation se fait par la vie végétative. Elle consiste à mettre un ordre dans la vie végétative, alors que chez l’animal elle est ordonnée selon l’instinct. Apprendre à l’enfant à manger à telle heure, c’est éveiller chez lui un au-delà de la vie végétative. Et supprimer cette éducation, c’est risquer de la laisser tout commander selon ses propres exigences. L’animal tue pour manger. C’est la loi fondamentale de la vie végétative : tuer pour apaiser sa faim. Mais si nous transportons cela du côté de l’intelligence, c’est monstrueux. Alors l’intelligence tue : certaines idéologies sont comme cela. Et si nous regardons la vie végétative du côté de la génération, la fin vient du vivant : il engendre son fruit. Engendrer, ce n’est pas sortir de soi, c’est se prolonger dans un autre être. Pour l’homme, le fait d’engendrer ne lui permet donc pas de découvrir sa vraie finalité humaine. Et là aussi, cet appétit demande d’être ordonné, d’être éduqué.
Comprenons donc que la vie végétative « mange sa fin » : le point de départ et le terme sont unis dans une immanence parfaite et très forte.
Alors que la vie végétative est conservatrice, la vie sensible est « anarchique ». Nous avons cinq sens, cinq portes qui nous permettent de faire venir en nous l’univers autre que nous. La vie sensible est donc une vie premièrement diverse. Nous aimons cette diversité et, souvent, la vie sensible luttera contre la détermination ad unum de la vie végétative. Nous cherchons à connaître, à voir, à entendre, à toucher les réalités sensibles semblables à nous, qui sont aussi quelquefois celles qui nous blessent, nous nuisent le plus. En nous, la sensibilité sera donc source d’alliance et source de division, ce que nous saisissons bien dans l’affectivité passionnelle.
Alors posons-nous la question : quel est l’acte des sensations ? Nous sommes en acte quand nous voyons, quand nous touchons, et cela pour les cinq sens. Dans la vision, ce que nous voyons demeure en nous ; dans le toucher, ce que nous touchons demeure en nous aussi, mais d’une façon très différente. Il y a donc quelque chose de particulier pour chaque sens et, cependant, chacun d’eux nous met en contact avec la réalité sensible autre que nous. C’est bien avec les sensations que commence l’intentionnalité de la connaissance. La connaissance sensible implique une dualité, alors que la vie végétative nous lie toujours à la réalité matérielle d’une façon très déterminée. La nutrition n’implique pas en nous une similitude intentionnelle de l’objet ! Aussi la vie végétative est-elle terriblement réaliste, dans le sens le plus matériel du terme. En revanche, en raison de l’intentionnalité qu’elle implique, notre vie sensible peut « décoller » du réel et nous conduire jusqu’à avoir des hallucinations... L’imagination peut donc s’en emparer. Quand nous sommes dans le désert, sans nourriture, nous inventons ! L’imagination commence à se substituer au réel : nous nous enveloppons de l’imaginaire parce que le réel n’est pas suffisant pour notre vie sensible. De fait, notre vie sensible par elle-même cherche toujours à aller plus loin ; elle n’est jamais satisfaite. Et plus nous la développons, plus elle cherche à se développer, d’une façon quasi infinie. Nous voyons ici que la vie sensible repousse ses limites. Elle nous permet de nous évader, ce qui est impossible à la vie végétative. C’est bien la vie sensible qui est au point de départ de toutes les évasions, par la vision. En effet, la vision est très liée à l’imagination, aux phantasmes. Quant à la mémoire, elle aussi fait partie de la vie sensible et équilibre l’anarchie, la dispersion, l’invention de l’imagination.
Quand nous regardons la vie sensible du point de vue de la cause finale de ce qui est, nous constatons donc avant tout qu’à la différence de la vie végétative qui demeure dans l’immanence, la vie sensible nous disperse ; elle se développe dans la diversité, et va toujours au-dehors de nous-même. Dans la sensation, l’acte est bien cette similitude intentionnelle vécue avec la réalité sensible dans sa propre qualité. Ce n’est pas une fin mais un certain sommet, cette unité actuelle entre le vivant capable de voir, d’entendre, de toucher, et la réalité sensible déterminée par telle qualité. Quant à l’imagination, qui est le sommet de la connaissance sensible, elle se sert des cinq sens et de leur intentionnalité pour ouvrir cinq portes et s’évader dans la diversité et le mouvement. L’imagination ne nous permet pas d’approfondir notre connaissance mais d’en augmenter l’extension. Elle ouvre l’accès à tout le virtuel, ce qui peut exister et qui « existe » puisque nous l’imaginons. Elle nous fait voir beaucoup de choses en un rien de temps, être en communication avec tous ceux qui vivent sur la terre et même ceux qui peuvent exister au-delà de la terre... Bref, elle étend notre champ d’investigation le plus possible. Qu’il soit réel ou pas, cela n’a en définitive aucune importance ; le tout est qu’il soit plus étendu. Le problème est qu’à un moment nous pouvons en arriver à confondre l’intentionnalité imaginative avec le réel. L’être-en-acte, dans cette perspective, est donc l’imaginaire développé et rationalisé mathématiquement. La connaissance mathématique apparaît alors comme l’acte d’un monde imaginaire qui recouvre à la fois le virtuel et le réel qualifié. De fait, l’être imaginaire peut être rationalisé, il ne peut pas être contemplé.
L’être-en-acte pour la vie sensible peut donc s’expliciter à deux niveaux différents. Dans la sensation, le sensible propre est en acte et la détermine. Mais en nous, dans l’imagination, il existe selon un mode intentionnel. Il peut alors se développer dans le vécu imaginaire que nous portons en nous. Nous sommes alors plongé dans un être intentionnel que nous avons composé, fait, réalisé. Nous concevons d’une façon imaginative un jeu de relations que nous fabriquons grâce à l’abstraction mathématique. Ce qui rectifie ce monde imaginaire en acte et le relativise, c’est donc d’une part les sensations dans leur contact actuel avec les qualités sensibles propres du réel physique, d’autre part le jugement d’existence de l’intelligence qui, à travers les sensibles propres, touche le réel existant, ce qui est. Nous comprenons ici que la vie sensible en elle-même ne peut pas être une fin parfaite, ni dans sa dimension de connaissance, ni dans sa dimension affective, passionnelle. C’est pourquoi l’imagination a un tel pouvoir de séduction. Ne nous donne-t-elle pas l’illusion d’une vie sensible sans limites, sans fin ? Elle cherche alors à remplacer la fin de ce qui est, que nous ne découvrons parfaitement que dans le vrai et le bien, par un jeu de relations indéfiniment recomposé et rendu plus subtil, croyant par là saisir le réel dans sa totalité et l’embrasser dans une fusion parfaite. La découverte de l’être-en-acte comme cause finale de ce qui est nous permet de saisir que la vie sensible n’a pas de fin en elle-même et qu’elle demeure dans le mouvement et l’intentionnalité.
Dans la vie sensible, l’être-en-acte est donc premièrement donné grâce aux sensibles propres. À son point de départ, dans son caractère propre, la sensation est actuée par le sensible propre. La sensation, acte de vie sensible, nous fait saisir ce qu’il y a de caractéristique dans les sensibles propres. L’acte est donc à la fois la vision dans sa pureté, le toucher dans sa pureté, l’audition dans sa pureté, et le sensible propre lui-même qui actue nos sens. En tant que sensible propre existant, il est donc à la fois energeia et entelecheia : c’est notre vision, notre toucher, notre audition de telle qualité sensible propre. Les sensibles communs, eux, sont pleinement en acte, c’est-à-dire en mouvement, dans l’imaginaire. Le mouvement de l’imagination les actue dans leur divisibilité : les sensibles communs « glissent », alors que les sensibles propres actuent les sensations et, en quelque sorte, les captent.
L’acte de la vie sensible est donc un acte dans l’intentionnalité. C’est un acte, mais jamais total. C’est un acte relatif à la réalité sensible. Aussi pouvons-nous affirmer que le réalisme de notre vie sensible vient des sensibles propres, et que son idéalisme vient de l’imaginaire par les sensibles communs. L’acte peut donc être vu de deux manières très différentes, ce qu’il est capital de comprendre. Des deux côtés, de deux façons très différentes, energeia et entelecheia sont inséparables. Nous devons bien saisir cela, car un monde comme le nôtre, qui est très imaginaire, télescope complètement la vraie vie sensible. Notre « culture » technique est possédée par les sensibles communs et saisit difficilement ce qu’il y a d’original dans la couleur, dans le son, dans la saveur, dans l’odeur, dans le tangible. Dans les sensibles propres, nous touchons l’autre ; c’est le premier contact avec l’autre, ce qu’il est capital de saisir. Les sensibles communs liés à l’imaginaire ne touchent plus l’autre. L’immanence de notre vie sensible est donc beaucoup plus forte dans l’imaginaire. Celui-ci est en nous, et ne nous donne rien pour nous reposer. Dans la Genèse, la colombe revient dans l’arche de Noé parce qu’elle n’a pas trouvé un terrain où pouvoir s’arrêter ; la seconde fois, elle a trouvé ce terrain et ne revient plus 83. Tant que notre vie sensible demeure dans l’imaginaire, il n’y a pas de repos, il n’y a rien pour nous arrêter. Nous vivons un rêve éveillé. Au contraire, les sensibles propres nous arrêtent à la réalité sensible pour nous y reposer. Par là, nous pouvons discerner les cultures qui donnent le sens des vrais sensibles propres et le rôle de l’art et des artistes. L’artiste met en pleine lumière les sensibles propres que, souvent, on ne saisit plus dans la vie quotidienne, tellement nous vivons dans un monde imaginaire où les sensibles communs dominent.
Ce regard de philosophie première sur la vie sensible est capital pour saisir que les sensations sont un toucher du réel sensible, donc un acte du réel sensible, où entelecheia et energeia sont liées. Quant à l’imaginaire, il nous fait vivre dans un monde irréel qui est pourtant le nôtre. Il est réel pour nous, mais imaginaire. Et là l’entelecheia est l’energeia pour nous. Quand nous sommes dans l’imaginaire, celui-ci est pour nous le réel. C’est ce que nous vivons dans les rêves. Dans un cauchemar, nous ne voyons plus la différence entre l’imaginaire et le réel ; nous sommes coupé du réel et l’imaginaire absorbe tout, il apparaît comme réel. Parfois les gens vivent cela éveillés ; ils sont dans l’hallucination et l’intentionnalité imaginative a absorbé le contact avec le réel.
Dans la sensation, l’acte est la coordination de la qualité sensible du réel physique et de la connaissance par le sujet. C’est là que la connaissance, et donc l’intentionnalité, commence. Et parce que l’intentionnalité de la sensation est très faible, elle ne peut pas se tenir par elle-même. Dans la pensée, l’intentionnalité demeure alors même que la réalité physique n’est plus présente pour nous. Dans la sensation, elle n’existe qu’au moment où nous sentons la qualité. Nous distinguons donc l’entelecheia et l’energeia, non pas en raison de la sensation, mais en raison de l’intelligence. Dans l’acte de sensation, les deux sont liées et c’est pour cela que le sensible nous donne un réalisme très instantané, très décousu par le fait même. Comprenons donc que, dans la sensation, la qualité sensible qui spécifie la sensation est en même temps son acte : elle termine notre opération de connaissance. Dans la sensation, l’acte est cette unité actuelle et immédiate entre la qualité sensible propre et l’activité de connaissance de celui qui la voit, l’entend, la goûte, la sent, la touche. Alors que la vie végétative demeure dans l’immanence de l’entelecheia, au niveau de la vie sensible, l’entelecheia s’unit à l’energeia dans la sensation du sensible propre ; et par les sensibles communs, dans l’imagination, elle l’absorbe dans cette synthèse en mouvement qu’est l’image.
Nous arrivons enfin à la vie de l’esprit, vie d’intelligence et d’amour. Ici, nous la regardons comme le degré suprême de la vie. Ce qui nous intéresse donc, c’est le se movere. Grâce à la vie de l’intelligence, nous sommes indépendant : le se movere vital est plus actuel dans notre vie d’intelligence que dans notre vie végétative et dans notre vie sensible. Le vivant de vie spirituelle, en tant que vivant, a une immanence parfaite. C’est ce qui est très extraordinaire dans la vie de l’esprit. Et c’est pourquoi il arrive que les philosophes ne regardent dans l’intelligence que la vie la plus parfaite. Et quand nous parcourons l’histoire de la philosophie européenne, nous constatons que les philosophes grecs ont cherché à découvrir l’intelligence comme intelligence, et que les philosophes modernes se sont avant tout intéressés à l’intelligence dans son se movere, comme vivant suprême. Ils ont donc insisté sur le fait que c’est par la vie intellectuelle que nous avons une autonomie parfaite. Il est donc essentiel d’avoir étudié la vie végétative et la vie sensible, puisque c’est ce qui nous permet de comprendre que notre autonomie vitale intellectuelle n’est jamais parfaite. Notre vie intellectuelle dépend de notre vie végétative : si nous avons mal dormi, si nous nous sentons mal dans notre corps, si nous sommes fatigué, nous n’arrivons plus à penser... Dans l’exercice, il y a donc une dépendance très radicale du vivant humain dans ce qu’il a de plus élevé par rapport à sa vie végétative. Pensons, par exemple, à ce besoin vital que nous avons de dormir. Si nous n’arrivons plus à dormir à cause de l’imaginaire, très vite cela se répercute sur l’exercice de notre vie d’intelligence et de volonté.
Dans cette perspective propre à la vie de l’intelligence, nous mettons en lumière l’importance de l’appréhension. En étudiant l’intelligence en tant qu’intelligence, nous avons souligné l’importance du jugement d’existence. Le jugement d’existence nous révèle ce qu’il y a de spécifique et de propre à l’intelligence en tant qu’intelligence. Mais nous pouvons aussi insister sur son se movere pour bien comprendre son autonomie vitale, sa capacité de conquête. Cela est capital face à la philosophie de Hegel ou de Descartes. Avec Descartes, la subjectivité l’emporte sur l’objectivité parce que la vie l’emporte sur l’intelligence. C’est le sujet qui se meut. Il se meut lui-même et peut se mouvoir indéfiniment. Où l’acte d’intelligence est-il le plus lui-même dans le se movere ? Dans l’appréhension et non pas dans le jugement. Dans le jugement, nous retrouvons la réalité qui nous actue. Dans l’appréhension, c’est nous-même qui découvrons l’universel et assimilons la forme de la réalité. L’essentiel devient alors la définition et non plus la vérité. Dans les philosophies qui s’intéressent avant tout à la vie de l’intelligence, l’universel et la définition deviennent donc la chose principale. Et cela nous fascine car l’intelligence a cette puissance vitale extraordinaire de pouvoir tout digérer : c’est infini. La science mathématique est infinie, les sciences modernes sont infinies. Elles sont limitées par leurs instruments d’expérimentation et de mesure ; pas par l’objet mais par l’instrument. On cherche alors à inventer les instruments les plus performants, pour que le se movere soit toujours plus pénétrant et aille toujours plus loin. L’intelligence en tant qu’intelligence « bute » sur ce qui est, sur le vrai. Ce qui est est mesure de notre intelligence, et nous revenons constamment à ce qui est comme mesure de notre intelligence. Au contraire, si nous ne cherchons que le se movere de l’intelligence dans son acte vital, la mesure du se movere est notre subjectivité. Alors l’intelligence est à elle-même sa mesure, et prétend s’attribuer à elle-même l’affirmation d’Aristote au sujet de la vie intellectuelle de Dieu : notre intelligence dans sa vie est la contemplation de la contemplation...
Seul le regard que nous posons en philosophie première sur l’intelligence actuée par le vrai, d’une part, et sur la vie de l’intelligence, d’autre part, nous permettra de comprendre que cette affirmation d’Aristote ne peut être dite que de Dieu, en qui la vie et l’être sont identiques. Lui seul est la contemplation de la contemplation. C’est sa vie propre dans une immanence parfaite, identique à son être, Acte pur. Notre intelligence se meut, certes, mais elle n’est pas à elle-même sa propre mesure. L’assimilation intentionnelle de la forme est ordonnée au jugement vrai, en lequel l’intelligence se reconnaît dépendante de ce qui est, du vrai.
Enfin, le dernier niveau où nous explicitons ce qu’est l’être-en-acte est le devenir. Le devenir existe ; s’il existe, il est en acte. Et il est dans le devenir. Au sens strict, nous n’avons pas d’expérience de l’être-en-acte. Mais nous avons une certaine expérience du devenir : celui de l’activité artistique, celui des réalités naturelles, celui de l’homme. Nous avons l’expérience de réalités existantes « en devenir » et nous pouvons même dire que toutes nos expériences sont celles de réalités en devenir. Dans le devenir et à travers lui, notre intelligence atteint, touche l’être-en-acte. L’expérience est donc l’alliance de l’intelligence et des sensations et c’est là que nous saisissons de la façon la plus directe la distinction et la relation du devenir et de l’être.
La distinction du devenir et de l’être est une découverte formidable pour toute la philosophie. Le devenir nous est donné par le sensible, il est lié au sensible. Le sensible devient mais il est aussi ce qui est : un être passager, un être mobile. Le monde physique que nous expérimentons est entièrement « en devenir ». Sa réalité dépend de son devenir, il existe dans le devenir et n’existe pas en dehors du devenir. Nous l’expérimentons en touchant son « écorce », sa manifestation, ses qualités sensibles, et notre intelligence saisit son être : il est. C’est donc notre intelligence qui distingue l’être du monde physique de son devenir. L’être peut être au-delà du devenir ; comme tel, il est indépendant du devenir. Mais de fait, dans le monde physique, il est toujours lié au devenir. L’être du monde physique est entièrement lié à son devenir, il n’existe qu’en fonction du devenir et varie avec lui. Et dans son devenir, dans son mouvement, il est en acte. Il ne se repose jamais. Certes, quand le devenir d’une réalité est très lent, son mouvement échappe à notre expérience immédiate et c’est pourquoi cette réalité semble échapper au devenir, défier le temps ! En réalité, elle est capable de changer, elle est en puissance. Tout ce qui est en devenir, tout ce qui est physique, est corruptible.
Parce que nous saisissons ce qui est à travers l’expérience que nous avons du devenir, celle-ci nous permet de bien préciser la distinction de l’être et du devenir. Ce n’est pas une distinction selon le genre et la différence spécifique ( qui est extérieure au genre ), mais selon la ratio et le mode : le devenir est un mode d’être, la manière d’exister du monde physique. C’est pourquoi nous distinguons l’être et le devenir sans les séparer. Trop facilement, nous considérons l’être comme un au-delà du devenir, séparé du devenir. Nous faisons alors de la distinction formelle de la philosophie de la nature et de la philosophie première une séparation. Or, c’est dans la même réalité que nous saisissons l’être-en-acte et le devenir et que nous les distinguons.
Le langage lui-même implique la distinction de l’être et du devenir. Et plus profondément, nous les distinguons dès que nous distinguons le présent, le passé et le futur. Nous reconnaissons que nous existons actuellement, que nous avons existé hier ( c’est le passé ) et que, normalement, nous existerons encore demain. Le passé est présent dans l’instant présent et, d’une certaine manière, le futur dépend de cet instant présent, et donc du passé ( mais il n’est pas le passé ). Le temps nous permet donc de saisir que nous devons distinguer le devenir et l’être, mais ne pas les séparer comme le font Parménide ou Platon. Les séparer donnerait au devenir une autonomie. Or, le devenir ne peut pas se tenir par lui-même, le pur devenir est impossible. Aristote l’affirme déjà, nous l’avons vu 84, et certains en ont conclu qu’il y a une découverte de l’existence de Dieu dans la Physique. Mais ce n’est pas vrai. En effet, dire que le devenir ne peut pas être premier ni se tenir par lui-même n’est pas affirmer l’existence de Dieu, quoique Dieu soit parfaitement au-delà du devenir, sans aucune potentialité, Acte pur. Autrement dit : bien que Dieu soit au-delà du devenir, affirmer que le devenir ne peut pas être premier n’est pas encore affirmer l’existence de Dieu. C’est simplement montrer que le devenir pur n’est pas intelligible. Il faut dépasser le devenir pour qu’il soit intelligible. Il est intelligible parce qu’il est. L’intelligibilité du devenir vient de l’être.
C’est pourquoi, dans la lumière de la découverte de l’être-en-acte, qui nous permet de connaître ce qui est d’une façon ultime, nous pouvons nous poser la question : « Quel est l’être-en-acte dans le monde physique ? » Nous ne sommes plus alors dans la perspective propre à la philosophie de la matière, de la nature, mais nous regardons le devenir en philosophie première, dans la lumière de la découverte de l’être-en-acte. Nous regardons donc le monde physique du point de vue de l’être et de la finalité de ce qui est.
De fait, le monde physique, celui dans lequel nous sommes, repose radicalement sur les quatre éléments que nous distinguons grâce aux sensibles propres. Le devenir est celui de la terre, de l’eau, de l’air, du feu... En ce sens, il est directement objet d’expérience. Il nous enveloppe dans sa diversité et dans sa mobilité constante et c’est pourquoi il est très difficile de le dépasser. Nous le dépassons lorsque nous disons : « Le devenir est ». Par exemple, le feu est dans le devenir. Mais le feu est, il a été et il sera peut-être demain. Le temps est la première manière de mesurer le devenir. En le mesurant, nous cherchons à le dominer. Et par là, nous essayons de saisir ce qui est, dans et par le devenir. Nous saisissons alors la réalité physique comme ce qui est, dans ce mode très imparfait du devenir. Saisissons-nous donc l’être-en-acte dans le devenir ? Pas dans sa pureté mais, puisque ce devenir existe, nous saisissons bien l’être-en-acte dans telle réalité physique en devenir dont nous avons l’expérience. Ceci est, il existe. Même si demain il ne sera plus, il est maintenant, il est en acte. Dans le devenir, nous saisissons donc l’être-en-acte comme fugitif. Il ne demeure pas, il est en acte et il n’est plus. C’est donc l’être-en-acte saisi dans l’instant présent.
Dans le devenir, nous saisissons donc un être-en-acte fugitif. Or, affirmer cela est presque une contradiction, parce que l’être-en-acte en tant qu’être-en-acte est victorieux de toute potentialité. Il est en acte, il est. Il est donc indépendant. Certes ! Mais de fait, il est limité, contrarié par le devenir. D’où cela vient-il ? Pourquoi l’être-en-acte dans le monde physique est-il fugitif, passager ?
C’est que dans le monde physique, l’être-en-acte émerge de la potentialité radicale qu’est la matière 85. Il est donc constamment dominé par la cause matérielle. En tant qu’il est en acte, il n’est pas la cause matérielle, il émerge au-delà de la matière, il est. Mais étant l’acte d’une réalité matérielle, il est en quelque sorte emprisonné dans la cause matérielle. De fait, celle-ci est toujours victorieuse dans le monde physique et c’est pourquoi nous ne savons pas si demain le monde physique sera. Le monde physique n’est pas éternel, il est essentiellement dans le devenir et pourrait ne plus être. La réalité du monde physique est donc d’être fugitif dans son existence. Il n’existe que dans l’instant, il existe un instant. Il n’a pas assez d’être pour exister au-delà du devenir, pour être un être stable, immortel, incorruptible.
Cette expérience est évidemment capitale pour saisir la contingence de notre être. Car, par notre corps, nous faisons partie du monde physique. La réalité physique n’a aucune stabilité. Elle est maintenant dans la précarité de l’instant et pourrait disparaître demain. Certains philosophes sont tentés de rejeter le devenir en raison de cette précarité. Mais refuser l’être-en-acte dans le monde physique voudrait dire que l’être physique n’existe pas. Or, le monde matériel existe ! Cependant, sa précarité fait que nous pouvons chercher à le nier, ce qui nous conduit à nier l’expérience externe. En niant la réalité physique, on nie l’être dans le devenir. On rejette donc la cause matérielle qui se manifeste constamment dans le devenir et l’on occulte le conditionnement. Il faut bien comprendre la raison de cette tentation d’écarter la cause matérielle et le conditionnement. De fait, la cause matérielle n’existe que dans le devenir, pour un temps, et c’est pourquoi elle accapare, elle ramène tout à elle. Rien n’est moins accueillant que la cause matérielle, parce que son être est fugitif. Il est très difficile d’accepter un monde qui n’existe que dans l’instant présent. Notre intelligence n’est-elle pas faite pour quelque chose d’incorruptible et d’immortel ? Or, le monde dans lequel nous sommes est corruptible. Si donc nous ne découvrons pas la richesse de l’intelligence en cherchant à toucher ce qui est à travers et au-delà de la fragilité du devenir, nous en arrivons très vite à une sorte d’opposition imaginative contre le monde physique. Ou bien nous rendons le monde physique coupable de cette non-stabilité et nous le nions, alors qu’il est comme cela par nature et demande d’être respecté comme tel. Ou bien nous cherchons à compléter ou à compenser son instabilité par l’imagination et par le rêve. Il y a bien une forme de complicité entre le monde physique dans son instabilité et l’imagination toujours en mouvement.
Le réalisme de l’intelligence consiste à affirmer que dans le monde physique l’être-en-acte est dans l’instant présent ; le non-être-en-acte est dans le passé et le futur : le passé n’est plus, le futur n’est pas encore. N’existe que l’instant présent. D’une certaine façon, dans le monde physique, la négation enveloppe donc l’être-en-acte. Aussi, si nous n’avions que l’expérience du monde physique, la négation serait très vite première. La matière est d’une certaine façon non-être 86, elle permet le devenir. Pour que le devenir existe, il faut fondamentalement une négation d’être, un non-être. Aussi, celui qui n’a que l’expérience externe et interne du devenir et s’y enferme acquiert-il la conviction que le non-être est avant l’être et en arrive-t-il à concevoir le négatif comme premier. De fait, le monde physique manifeste plus le non-être que l’être. Il manifeste l’être à l’intérieur du non-être, comme émergeant, devenant à partir du non-être. En réalité, du non-être rien ne devient. Il faut donc que le non-être soit « dominé » par un être-en-acte pour qu’il puisse devenir, pour que du non-être émerge l’être-en-acte. C’est donc une cause efficiente qui est première : « Ce qui est mû est mû par un autre 87. » C’est pourquoi la cause efficiente est dominante dans le monde physique. Dans le monde physique, nous voyons donc toujours la finalité à travers le devenir, comme ce qui est atteint au terme du mouvement.
Ce regard sur la réalité physique nous permet donc de comprendre que le devenir nous met en contact direct avec l’être-en-acte, ce qui est capital pour la philosophie. En effet, cela nous permet de comprendre que la philosophie première n’est pas abstraite mais demeure toujours en contact avec l’expérience. De fait, la découverte de l’être-en-acte, au terme de l’induction la plus pénétrante puisqu’elle conduit à la découverte de la fin de l’être, est en relation avec le jugement « ceci est » ; et ce jugement, nous l’affirmons d’une réalité en devenir dont nous avons l’expérience grâce à nos sensations. Nous expérimentons le devenir et nous affirmons l’être de cette réalité.
Par nos sensations, nous avons cinq connaissances du devenir ; et notre expérience se distingue selon cinq modalités qui dépendent des cinq sens. Si nous distinguons cinq modalités d’expérience du devenir, nous avons par le fait même cinq manières d’affirmer ce qui est. Et nous pouvons dire que seul le toucher nous permet d’affirmer ce qui est avec la plus grande certitude. Il est la sensation qui nous met le plus proche de ce qui est : c’est par le toucher que l’être nous est donné de la manière la plus sensible. Nous distinguons donc le toucher et l’intelligence, mais nous ne les séparons pas. C’est même là que nous voyons le mieux la différence entre « séparer » et « distinguer ». Le toucher nous donne la connaissance de la quantité et de la matière. Mais la connaissance de ce qui est en tant qu’il est est au-delà de la matière et du devenir.
Quant à l’être-en-acte dans le devenir, il est saisi d’une façon fugitive, dans le flux du mouvement. Il est dans le mouvement, autrement le mouvement ne serait pas, mais nous le saisissons d’une façon très imparfaite, puisqu’il n’existe que dans l’instant présent. Le monde physique existe dans l’instant présent, en fonction de la matière, du sujet qui est en puissance. Le continu du mouvement est donc toujours l’être-en-puissance ; et l’être-en-acte nous fait comprendre l’instant actuel, puisque c’est dans l’instant que le mouvement est. Il est être-en-acte seulement dans l’instant.
Nous saisissons ici le regard métaphysique sur le monde physique. Ce monde physique est maintenant. De ce qui est passé, il reste les vestiges et la mémoire. De ce qui sera, nous avons l’espoir, mais il n’est pas en acte. Le mouvement comme tel est donc un être-en-acte qui n’est que dans l’instant. L’expérience du monde physique ne peut donc pas nous donner une connaissance parfaite de ce qui est. L’être-en-acte y est enveloppé par la puissance. Il émerge instantanément et uniquement dans l’instant. Il est donc très difficile de saisir l’être-en-acte dans le devenir et dans l’histoire et c’est pourquoi Aristote affirme que l’art est plus proche de la philosophie que l’histoire. Cette remarque heurte la pensée d’aujourd’hui, qui est plongée dans l’histoire ! Il est pourtant capital de saisir cela. L’art met en pleine lumière la forme et c’est pourquoi il nous conduit plus facilement à la philosophie que l’histoire. L’histoire reconstruit le passé d’une façon artificielle et imaginative, en s’appuyant sur les documents, ce qui a résisté au devenir. C’est cela, sa mémoire, qui nous permet de le reconstruire, alors que ce qui est nous est donné dans l’instant présent, à travers et dans l’expérience de la réalité actuelle. Seule la connaissance métaphysique de l’être-en-acte dans le devenir peut nous permettre de comprendre cela.
L’expérience des réalités en devenir et la connaissance fugitive de l’être-en-acte dans l’instant est très importante, puisque tous nos jugements d’existence reposent sur elle. L’effort que nous faisons de voir l’être-en-acte dans le devenir nous montre donc, du point de vue critique, le fondement du jugement d’existence. Si l’acte d’être est présent dans le devenir, nous pouvons le saisir dans l’expérience. Mais si l’acte d’être n’était pas présent dans le devenir, notre jugement d’existence « ceci est » serait imaginaire. Or, notre philosophie n’est pas faite pour réfléchir sur le possible. Elle s’intéresse à ce qui est. Si nous prenions le possible comme un absolu, nous en arriverions à dire que la cause matérielle est première. Or, du point de vue de ce qui est, elle est en puissance au devenir, elle existe dans l’instant. La philosophie première repose donc radicalement sur l’être-en-acte qui est même dans le devenir. Dans le devenir, il est d’une façon fugitive, dans l’instant. Mais à travers lui, nous affirmons : « Ceci est. »
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En ayant étudié toutes ces explicitations de l’être-en-acte, nous pouvons mieux saisir ce qu’il est. L’être-en-acte ne détermine pas, il achève. Il est télos, fin. Il actue, c’est-à-dire qu’il rend autonome, il permet à l’être d’être. L’être-en-puissance n’est pas l’être, il est l’être en puissance. L’être-en-acte est être, il est l’achèvement de l’être, il termine en achevant, il est ce au-delà de quoi il n’y a rien.
Nous pouvons donc dire que l’être est connu en premier lieu à partir du jugement « ceci est ». À travers la découverte de ce qui est, de la réalité existante substantielle, nous avons l’être-en-acte à l’état pur : l’être de ce qui est. Puis nous cherchons l’être-en-acte dans l’intelligence : la vérité et l’être vrai. Puis nous découvrons l’être-en-acte dans le bien, cause d’amour. Puis nous découvrons l’être-en-acte dans les opérations vitales, et enfin dans le devenir : il nous est radicalement donné, du point de vue de l’expérience, dans cette manière la plus pauvre d’être qu’est le devenir. Nous ne pouvons pas aller plus loin, il n’y a pas d’être plus débile que le devenir. Nous devons donc arriver à distinguer ce qui est dans le devenir.
Ces cinq explicitations de l’être-en-acte à tous les niveaux nous montrent ce qu’est l’analogie de l’être. L’être-en-acte contient l’être, le vrai, le bien, l’opération vitale, le devenir. Ces cinq explicitations pourront être le point de départ d’une recherche qui nous conduira jusqu’à affirmer l’existence d’un Absolu dans le bien et dans l’amour, Être nécessaire au-delà de la contingence, au-delà de l’immanence de la vie, au-delà du devenir et de la corruptibilité du monde physique.
La philosophie première étudie l’être à l’homme : notre être dans la lumière même de l’être. Ce qui est en tant qu’il est, du point de vue même de l’être. Et la première phase de la philosophie première est une analyse, c’est-à-dire la recherche des principes et des causes propres de ce qui est en tant qu’il est. Il n’y a pas de premier du côté de la causalité matérielle : la matière est toujours seconde du point de vue de l’être. Pour entrer en philosophie première, il faut dépasser la matière, et voir que l’être est toujours déterminé. La première détermination est la substance ; elle n’est que détermination, au-delà de la matière. De même, il n’y a pas de premier dans la cause efficiente du point de vue de l’être. La cause efficiente est toujours seconde, elle présuppose toujours quelque chose sur quoi elle s’appuie et elle est cause propre du devenir et de la vie : le vivant se meut. Ce qui est en tant qu’il est n’a pas de cause efficiente propre. Mais nous découvrons un premier dans l’ordre de la fin, une cause finale propre de ce qui est en tant qu’il est.
Nous découvrons donc deux premiers dans l’analyse de ce qui est en tant qu’il est : la substance ( ousia ) et l’être-en-acte ( energeia ). La philosophie première est donc très simple ; c’est ce qu’il y a de plus simple pour l’intelligence de l’homme. Quand nous cherchons la simplicité, regardons ce qui est. Alors nous découvrons que tout ce qui est matériel est secondaire, que tout ce qui est de l’ordre de l’efficience est secondaire. C’est une très grande purification. Du point de vue de l’être, il n’y a de premier que du côté de la causalité formelle et du côté de la causalité finale. Il y a donc deux premiers : la substance et l’être-en-acte.
Pour nous, selon l’ordre de recherche, la cause selon la forme est première. C’est pourquoi nous en faisons très facilement un absolu tant que nous n’avons pas saisi la force de la cause finale, cause des causes. Dans la réalité, la cause finale est première et ultime. Tant que nous n’avons pas saisi cela, nous risquons de tout ramener à la cause formelle et d’identifier la finalité à la loi. Mais alors la loi étouffe tout. Si les pharisiens sont perdus dès qu’on quitte la loi, il y a un « pharisaïsme » philosophique qui consiste à tout ramener à la substance. Et il y a aussi un pharisaïsme mathématique, un pharisaïsme des sciences modernes, un pharisaïsme des lois psychologiques ou sociologiques... Partout où la causalité formelle est présente, il peut y avoir un pharisaïsme. Certes, nous devons être très attentifs à la découverte de la substance, mais nous ne devons pas nous y arrêter. Nous devons constamment nous ouvrir à la recherche de la cause finale. La cause finale ne supprime pas le primat de la substance et ne supprime pas la loi. Elle montre que la loi et la cause formelle ne suffisent pas. Quand on veut que la loi soit tout, elle devient l’éteignoir de l’intelligence et du cœur. Certes, il y a des gens qui ne vivent que pour la forme et qui se trouvent perdus sans loi : ils n’ont plus leur canne et ils n’ont jamais marché seuls avec une véritable autonomie.
Comprenons donc que la forme demande d’être dépassée par la fin, qui présuppose l’amour. Nous découvrons la finalité par l’éveil de l’amour. La philosophie première éveille donc non seulement l’intelligence mais aussi l’amour, un amour spirituel. Ceux qui rejettent la philosophie première suppriment très souvent l’amour spirituel, la volonté. Pour saisir vraiment la cause finale, pour découvrir l’être-en-acte, l’amour est nécessaire. Il permet à notre intelligence d’aller plus loin, de dépasser la loi et la forme. Beaucoup d’attitudes contemporaines sont en fait des réactions contre un primat de la loi. De fait, quand la loi est tout, elle exaspère et l’on cherche à s’en libérer. Cependant, cette révolte ne suffit pas car on n’atteint pas pour autant la finalité. Pour atteindre la fin, il faut aimer. Celui qui atteint la finalité respecte la loi en la dépassant. S’opposer à toute détermination et à tout aspect formel, c’est en rester à une dialectique contre la forme. Il faut dépasser cela aussi, et découvrir le primat de la finalité, en découvrant une cause, un principe.
La cause finale ne se définit pas, elle est au-delà de la forme. Nous ne pouvons la saisir que du point de vue de ce qui est en tant qu’il est, en saisissant le premier qui attire. Le premier dans l’attraction de la fin, c’est l’être-en-acte. Il est au-dessus de la détermination, il termine, il actue. L’être-en-acte a donc sa causalité propre : si la forme détermine, la fin actue. Dire cela, ce n’est pas définir l’acte. Nous pouvons encore le préciser négativement en disant que l’être-en-acte n’est pas l’exercice. L’être-en-acte se suffit à lui-même parce qu’il est premier. Il est.
Quand notre intelligence saisit l’être-en-acte, elle respire comme intelligence, elle s’épanouit dans sa vitalité propre. Beaucoup de philosophes veulent déterminer l’acte. Mais l’acte ne se détermine pas. Nous en avons une expérience très forte quand nous aimons une personne. Nous sentons bien que l’amour qui naît en nous est au-dessus de toutes les lois. Il est. Seul un Acte supérieur nous permettra de faire l’offrande de cet absolu, mais pas la loi. Saint Thomas souligne bien que seule la contemplation peut permettre de garder un cœur virginal, que la virginité ne se justifie qu’en vue de la contemplation 88. Sans la contemplation, on ne peut pas dépasser l’amour humain. Aucune loi ne le permettra jamais, parce que l’amour touche la fin. Au-delà de l’amour, il y a l’ami ; et pour l’ami, nous dépassons l’amour en respectant sa fin. Souvent, nous croyons que l’amour suffira pour convaincre notre ami de ce qui est son vrai bien. Mais nous ne pourrons le convaincre qu’en lui montrant sa fin ultime, son Bien absolu, qui est Dieu.
Cette découverte de l’être-en-acte représente le moment le plus inventif ( au sens de la découverte ) de la philosophie, son sommet. Notre intelligence en quête de vérité y atteint sa dimension éminente en même temps que la plus profonde. Aussi n’est-il pas étonnant que cette recherche soit très vite tombée dans l’oubli. Très vite après Aristote, on ne l’a plus comprise. Et beaucoup plus tard, malgré l’effort de saint Thomas, la scolastique dite thomiste a complètement oublié la découverte de l’être-en-acte comme principe propre, cause finale de ce qui est. On a oublié le sens de la recherche de ce en vue de quoi est ce qui est, en tant qu’il est. Certes, cette recherche est très difficile et il n’est pas étonnant que l’homme ait tant de peine à s’élever jusque-là. Mais, redisons-le, c’est cette induction qui nous permet de comprendre la vitalité de notre intelligence dans ce qu’elle a de plus profond et de plus manifeste. C’est là où notre intelligence est le plus elle-même.
Étant donné son importance, il est donc important de noter quelques-uns des glissements que nous voyons par rapport à cette recherche. Nous les signalons pour nous aider à les éviter.
Nous avons vu que l’amour d’amitié est la grande expérience humaine qui nous conduit à la découverte de l’être-en-acte. Mais au lieu de considérer l’ami comme l’être-en-acte le plus parfait pour nous et qui, par le fait même, se découvre par lui-même et pour lui-même comme la fin, nous en revenons instinctivement à la relation, donc à la comparaison. Alors l’être-en-acte n’est plus ce qui nous donne l’intelligibilité suprême, ultime de ce qui est. Il est très exigeant, et au fond très rare, que l’amitié humaine reste toujours dans la perspective d’une véritable fin, aimée pour elle-même, voulue pour elle-même, intelligible pour elle-même et par elle-même. Très facilement, nous nous mettons à comparer. Alors, la relation devient première.
Il est impressionnant de constater ici comment la relation, qui exige de dépasser la découverte de la substance, peut détruire ce qui est propre à la découverte de l’être-en-acte ! Celle-ci, en effet, nous fait comprendre que ce qui est, en tant qu’il est, est intelligible par lui-même et en lui-même. Dès que nous nous mettons à comparer, nous « louchons » et nous perdons la limpidité d’une intelligence qui saisit la fin pour elle-même. La comparaison ( qui est une attitude très humaine ) est terrible, parce qu’elle tue l’amour d’amitié dans ce qu’il a de plus profond. En fait, nous retombons très facilement dans un point de vue politique et nous perdons le sens de la personne de l’ami, aimée pour elle-même et en elle-même. La politique implique la comparaison, mais ce n’est pas l’amitié personnelle. Comparer l’ami à nous-même et aux autres, c’est le saisir dans un jeu de relations. Nous parlons alors de nos « amis » comme de nos relations...
Ce besoin de comparer nous amène à ne plus saisir la fin et nous fait demeurer dans un point de vue rationnel, dialectique ; dans une pensée dialectique, le relatif devient premier comme s’il pouvait nous permettre de mieux connaître l’autre ! Mais ce qui est n’est pas premièrement relatif ; il est premièrement substance et acte. Ce n’est donc pas par la relation et la comparaison que nous pouvons le mieux le connaître mais en lui-même, dans son être, en saisissant en lui l’être-en-acte qui est un principe et une cause.
Hélas, la plupart des hommes en restent à une attitude politique, ils ne connaissent pas le véritable amour d’amitié qui est personnel et qui est au-delà du tout. L’ami en tant qu’ami n’est pas une partie du tout, il est au-delà de toute comparaison et nous l’aimons pour lui-même, tel qu’il est. Il est un tout, en tant qu’il est une personne qui existe et une fin. La comparaison, elle, reste au niveau du bien commun et si nous tombons dans la comparaison, nous ramenons notre ami à un bien commun, il est immergé parmi les autres avec lesquels il est comparé. Alors nous perdons ce qu’il a d’original, d’unique ; et en perdant cela, notre ami n’est plus pour nous une fin, un bien absolu.
D’autre part, dès que nous comparons, nous risquons de tomber dans la jalousie. Or la jalousie aveugle, puisqu’elle se situe au niveau passionnel. Cet amour passionnel excessif arrête l’amour personnel et le tue.
La jalousie naît de ce que nous regardons en premier lieu l’individu, la partie dans le tout, et non plus la personne. Nous regardons ses défauts et ses qualités ; et les qualités qui peuvent être comparées à celles des autres ne sont plus saisies pour elles-mêmes relativement à sa personne, mais dans leur incidence sur les autres. Alors très souvent naissent de terribles jalousies qui divisent. La jalousie perd le sens du bien personnel et divise le bien commun en y introduisant des oppositions. Ces oppositions font que des clans partisans apparaissent : on est pour ou contre telle invention, telle réalisation, telle orientation. On ne saisit plus ce qu’est le bien personnel et l’on s’enferme dans tel bien particulier qu’on ne saisit que partiellement. La jalousie détruit donc la communauté politique, le tout que représente l’ensemble des citoyens. Et surtout, elle est un mal terrible qui va directement contre le bien personnel. Elle est source de ténèbres et d’obscurité, elle rend opaque et lourd.
L’autre conséquence est de ramener l’amour d’amitié à un amour utilitaire, efficace : voir dans l’ami non pas notre bien personnel, mais l’utilité. C’est peut-être le mal le plus net dans une société de consommation comme la nôtre. Certes, l’amour doit se fortifier dans une efficacité réelle. Nous devons passer de l’amour intérieur à la réalisation, à l’acquisition d’un moyen. Le véritable amour contient une efficacité réelle et toute efficacité profonde repose sur l’amour et sur l’amour d’amitié. Mais il peut très bien se faire, dans un contexte qui tend toujours à l’efficacité tangible, visible, que l’amour d’amitié lui-même se dégrade en un amour utilitaire. Il peut se faire que l’efficacité nous accapare. À ce moment-là, l’amour de choix pour une personne s’assombrit et tend à disparaître. Il peut même disparaître complètement. Alors la gratuité disparaît. De fait, la gratuité ne peut exister que dans l’amour. Responsabilité et gratuité présupposent l’amour. Et quand l’amour s’affadit ou tourne dans un amour utilitaire, l’efficacité passe avant tout.
L’efficacité est de l’ordre de l’efficience. De fait, tout travail demande d’être efficace, autrement il devient inutile et vain. Et dans le travail, l’efficacité demande d’être recherchée en vue de la réalisation de l’œuvre. Mais quand l’amour d’amitié se transforme en amour utilitaire, nous tombons dans un primat de l’efficacité qui détruit la finalité. L’amour d’amitié perd alors sa tonalité d’amitié ; l’amitié implique d’être finalisée par elle-même en raison de la personne de l’ami. Si l’amitié est en vue d’une réalisation qui la finalise, c’est donc que l’amour ne finalise plus, il est dépassé par la nécessité d’une réalisation et l’on tombe dans un aspect matériel qui dégrade l’amour. C’est peut-être la dégradation la plus terrible et c’est ce qui fait dire à Aristote que l’amitié utilitaire est inférieure à l’amitié de jouissance 89. De fait, un monde qui ne cherche plus que l’efficacité se dégrade très vite ; il n’y a plus aucune amitié, nous devenons rival de celui qui produit plus et plus vite que nous. Et la rivalité conduit à la guerre et à la disparition du plus faible car l’épreuve de force fait que, nécessairement, le plus fort l’emporte.
De fait, il n’y a pas de premier dans la cause efficiente puisqu’elle est toujours commandée par une finalité, bonne ou mauvaise. Ce n’est donc pas l’efficience comme telle que l’on peut condamner mais la finalité de l’efficience. Si la finalité de l’efficience devient le besoin de dominer ou le besoin de s’étendre et de connaître la gloire, c’est que l’efficacité se prend elle-même pour fin et, par le fait même, se détruit elle-même. L’efficacité réclame une fin et la fin est cause des causes. Quand la fin est mauvaise, toute l’efficacité s’en ressent et devient mauvaise.
L’efficacité n’étant pas une fin par elle-même, elle cherche souvent à se finaliser par la jouissance : on gagne beaucoup d’argent pour pouvoir « profiter de la vie », selon l’expression. Certes, si l’amitié utilitaire dégrade l’amitié, cela ne veut pas dire que l’amitié de jouissance soit plus noble. Elle est davantage une amitié, parce qu’elle a une certaine finalité, mais la jouissance cherchée pour elle-même est terriblement destructrice. Elle est aussi source de terribles jalousies. C’est même sûrement là que les jalousies sont les plus fortes et peuvent conduire à supprimer l’adversaire. Si l’utilité fait qu’on le laisse de côté ( on laisse tomber quelqu’un qui n’est plus utile ou on ne s’intéresse plus à un adversaire qui n’est pas de taille à nous gêner ), elle garde cependant souvent encore une certaine honnêteté. Mais dans la jouissance il n’y a pas d’honnêteté parce que c’est la jouissance qui mesure. L’amitié de jouissance est plus forte que l’amitié utilitaire mais elle est plus destructrice. Une société de jouissance comme la nôtre, une culture qui s’achève dans la jouissance, se termine nécessairement par des rivalités terribles et des meurtres. On n’hésite plus à détruire un adversaire, il devient vraiment un rival qu’il faut supprimer. Là encore, nous trouvons une corruption de la finalité. La jouissance désire la domination, elle tyrannise et quand elle ne peut pas se réaliser elle conduit au meurtre sans hésitation. Il y a une vengeance, un sadisme dans le meurtre : parce que cet homme a été trop longtemps devant et nous a empêché de jouir pleinement de la vie, on le supprime, on le détruit. C’est la destruction de l’amour d’amitié, une destruction terrible.
La finalité peut encore connaître une corruption toute différente par une fausse miséricorde, en ce sens que nous cherchons à rencontrer le pauvre pour la joie d’être miséricordieux avec lui, d’avoir quelqu’un à côté de nous à qui faire miséricorde ! Or, la miséricorde doit se faire uniquement pour l’autre, sans aucune gloire personnelle. Quand elle est faite pour la gloire personnelle de celui qui la fait, elle se corrompt car on se sert du pauvre, que l’on aime non pas pour le libérer mais pour se glorifier et être heureux d’avoir cette gloire. On l’aime donc en tant qu’il nous permet de lui faire miséricorde et, par là, de le dominer.
Aimer l’autre pour lui-même, même dans ses misères, c’est l’aimer lui-même et c’est ce que nous devons toujours chercher. Si nous avons le pouvoir de le soulager, de le guérir, c’est très bien, mais cela passe en second. Nous voulons avant tout l’aimer, chercher la vérité avec lui et, s’il le peut, prier avec lui, invoquer avec lui la miséricorde de Dieu. Nous cherchons donc à le rencontrer dans un amour d’amitié réel, un véritable amour de la personne.
D’un tout autre point de vue, presque opposé, le glissement de la finalité peut se produire d’une façon beaucoup plus subtile par la cause exemplaire. Par exemple par le primat de la loi qui ne peut pas tolérer l’exception. Quand des hommes de loi veulent tout niveler par la loi, le bien commun devient l’absolu et le bien personnel disparaît. De fait, le bien commun est mesuré par la loi dont la force est d’être universelle et de regarder la justice, donc une certaine égalité, ce qui est très grand et très noble. Mais quand le bien commun s’érige en absolu au-dessus du bien personnel, c’est-à-dire quand, au nom de la loi, on supprime l’exception, alors l’intention de la loi, sa finalité, est pervertie. La loi n’est jamais une fin, elle est un moyen pour atteindre la fin. Quand la loi devient une fin, le bien commun détruit les personnes.
Cela est notamment très net du point de vue moral : quand la loi passe avant l’amour d’amitié, c’est un point de vue matériel qui domine et c’est l’efficacité du résultat immédiat qui veut dominer quelque chose de plus grand qu’elle, la fin personnelle, qui se découvre premièrement de l’intérieur. La fin personnelle est souveraine, elle est ultime. Mais on ne tolère pas l’exception, on ne tolère pas la dispense et l’on jalouse quelqu’un qui a une tête de plus que les autres 90 ! On se dresse donc contre la vraie liberté, celle qui vient de la fin. On prétend sauver la liberté mais on la tue, on ne veut pas que certains aient une liberté plus grande, que certains puissent poser des actes plus intelligents, plus profonds que ceux dont nous sommes capable. On s’érige donc en mesure, comme remplaçant la finalité.
La loi prise comme absolu peut donc être ce qui supprime toute liberté, toute responsabilité, donc toute la véritable dimension morale, alors qu’elle est faite pour maintenir la morale, pour garder l’agir humain dans un sens vrai et bon, pour maintenir la responsabilité. La loi, quand elle s’oppose à une fin personnelle, à la liberté personnelle, à un agir plus profond qu’un agir moral juste, c’est-à-dire à l’amour d’amitié, devient un obstacle à la liberté. Elle veut s’ériger comme gardienne de la liberté mais elle impose un nivellement qui détruit la vraie liberté. Vouloir mettre la loi au-dessus de tout diminue terriblement le sens de la finalité. C’est peut-être l’obstacle le plus grand à la cause finale, parce qu’on met la forme au-delà de la fin. La forme devient souveraine. Par le fait même, elle peut apparaître comme quelque chose de très net, d’essentiel : « Enfin on observe la loi, enfin on observe la justice ! » Mais on ne s’aperçoit pas qu’on tue alors la finalité profonde. On n’accepte plus ce qui donne le sens ultime de la vie humaine.
On considérera alors les vertus cardinales, surtout la justice, comme un absolu. En réalité, les vertus cardinales sont fondamentales et sont gardiennes de l’amour d’amitié. Par nature, elles sont donc dépassées par l’amour d’amitié. Elles sont pour l’amitié, elles sont pour que nous puissions vivre d’une amitié paisible. La vertu cherchée pour elle-même comme vertu devient l’ennemi de la vraie finalité. La vertu reste un moyen. Un moyen très important pour l’amitié, nous l’avons vu 91, mais ce n’est qu’un moyen. La vertu n’est pas un bien humain complet ; elle est un bien humain mais partiel. C’est d’ailleurs pourquoi il y a plusieurs vertus ; elles sont connexes, elles s’impliquent l’une l’autre. Elles pourraient facilement s’allier et, par la loi, devenir souveraines et s’appliquer à l’être. Le moyen érigé formellement en absolu tuerait la fin et donc perdrait son efficacité.
Enfin, le glissement qui est sans doute le plus fondamental, le plus profond et, par conséquent, le plus difficile à dépasser, est de nous arrêter à la propriété de ce qui est en refusant de chercher les premiers réels, les principes et les causes propres de ce qui est en tant qu’il est, c’est-à-dire la substance et l’être-en-acte. Très facilement, nous nous arrêtons à la recherche de l’un, ce qui est très séduisant, au lieu de chercher constamment à découvrir ce qui est, l’être dans ce qu’il a de premier, ce qui est très pauvre et ardu... L’un est, d’une certaine façon, commun à la philosophie réaliste et à l’idéalisme mais ils l’abordent de deux manières toutes différentes. Comment comprendre cela ?
La question s’est déjà posée avec Platon et Aristote. Certes, leurs philosophies diffèrent sur de nombreux points ! Mais c’est sur les rapports de l’être et de l’un que leur différence est la plus manifeste parce que nous touchons là le sommet de la pensée en métaphysique. Pour Platon, tout se ramène à l’un, ce qu’on voit dans le dialogue du Parménide Platon traite de l’un pris en lui-même, ce qu’il est. Il est capital de le comprendre pour saisir sa perspective et sa dialectique. Pour Aristote, tout revient à l’être : Aristote n’a pas écrit de livre sur l’un, mais traite de l’un comme propriété, acolyte de l’être, dans le livre Iota de la Métaphysique ; pour lui, la connaissance de l’un est donc relative à celle de ce qui est en tant qu’il est. Nous pouvons donc nous poser cette question : l’un a-t-il une connaturalité plus grande avec notre intelligence que l’être, ou l’être a-t-il une connaturalité plus grande avec notre intelligence que l’un ?
Pour répondre à cette question, il faut reprendre le problème à sa base, c’est-à-dire à partir de l’expérience. La première expérience que nous avons de l’un est en art et dans le travail. De fait, l’un est très proche de notre intelligence fabricatrice car toute œuvre faite par l’homme a une certaine unité dans la diversité. Cela se voit très bien, par exemple, dans une œuvre architecturale : on dira tout de suite d’un bâtiment qu’il a une très grande unité ou, au contraire, qu’il manque d’harmonie et donc d’unité. Du point de vue artistique, l’harmonie nous conduit à l’unité, elle est la voie par laquelle nous découvrons l’unité. L’harmonie est un jeu de relations : des relations qui ne se heurtent pas mais s’appellent l’une l’autre. Les grandes œuvres artistiques, surtout en architecture, ont toujours une harmonie et donc une unité. La complexité existe nécessairement dans toute œuvre d’art humaine, parce qu’elle emploie toujours la matière. Cette matière peut être très spirituelle, par exemple quand il s’agit du poète ( sa matière est le langage ), mais l’artiste emploie toujours une matière et celle-ci existe dans une très grande diversité et variété. L’originalité et la beauté d’une œuvre proviendront même de la tension extrême qui existe en elle à cause de la matière et, au-delà de cette tension, d’une harmonie qui est une relation. Sans la tension, l’œuvre restera banale, elle n’intéressera pas ; en revanche, elle suscitera l’intérêt lorsque des éléments ordinairement divers et séparés sont dépassés par une harmonie artistique qui a été pensée et voulue par l’artiste. Et plus l’harmonie sera forte, puissante, plus elle aimera faire l’unité de positions très diverses, ordinairement séparées. Le grand art aimera prendre des matières extrêmement différentes pour les unir dans un dépassement très audacieux : il aura cette audace, parfois cette coquetterie, d’utiliser des matières de qualité très différente, qui attirent l’attention et qui sont dépassées par l’unité de l’œuvre. On peut donc aussi parfois reprocher à une œuvre d’art son manque d’unité, quand l’artiste n’est pas arrivé à dominer la diversité de la matière. Quand il est resté dans la diversité, l’œuvre n’est pas parfaite ; elle ne le sera que si elle implique une unité.
L’œuvre d’art implique donc une diversité qualitative qui va parfois jusqu’à l’opposition des contraires. L’harmonie dépasse cette opposition ( sans la supprimer ) et c’est ce dépassement qui donne à l’œuvre son unité. Cette unité de l’œuvre est le premier type d’unité que nous pouvons expérimenter : elle n’est pas l’unité de la matière, elle est réalisée par l’homme et est premièrement dans la pensée de l’artiste, dans son idée. L’artiste ne s’arrête pas avant d’avoir conçu dans l’inspiration, puis réalisé par son travail, cette nouvelle unité, cette nouvelle relation. Quelque chose lui permet de dépasser la diversité et d’arriver à l’unité. L’artiste a d’abord dû saisir une unité dans son idée pour la réaliser. Son activité implique donc un dépassement de la matière : une œuvre une dépasse les seules qualités de la matière, des éléments dont elle est composée, et les intègre dans une relation nouvelle qui provient de l’idée de l’artiste. En revanche, une œuvre manquant d’unité laisse très en lumière la diversité des matériaux.
L’unité réalisée, celle qui est propre à l’artiste, possède donc une puissance d’opérer un dépassement de la matière en lui communiquant une harmonie nouvelle. L’un au niveau artistique est donc un dépassement du multiple provenant de la matière dans sa diversité qualitative.
L’intelligence artistique ne se repose donc pas sur la multiplicité, mais cherche tout de suite à saisir l’unité. Elle cherche le dépassement de la diversité des parties pour entrer dans l’unité par l’harmonie. L’harmonie est nécessaire pour passer de la diversité à l’unité mais elle n’est pas encore l’unité : il peut y avoir des harmonies très fortes dans les parties sans qu’on parvienne à l’unité. L’harmonie reste une relation, l’unité est une qualité de l’œuvre qui provient de l’intelligence de l’artiste, de son idée.
Notre deuxième expérience de l’unité, toute différente de la première, est celle de notre vie humaine, de notre vie morale. De fait, nous pouvons expérimenter une très grande diversité d’activités dans notre vie morale. Et nous pouvons vite constater que le travail est la première activité qui nous aide à découvrir une certaine unité dans toutes nos activités : quelqu’un qui ne travaille pas a toujours une vie humaine un peu bancale. Le travail nous aide beaucoup à nous unifier et c’est pour cela qu’il ne faut jamais l’abandonner. Nous couper complètement du travail a toujours de grandes conséquences. Quand nous ne travaillons pas, l’imagination bat la campagne en se servant de notre affectivité passionnelle et elle produit tout sauf l’unité ; elle nous fait voyager dans tous les sens et nous disperse. Le travail maintient l’unité de nos énergies sur un point fixe.
Ce point est fondamental mais n’est pas suffisant. En effet, l’unité principale de nos activités morales provient de la finalité. C’est elle qui permet à l’homme de découvrir une unité à travers toutes les activités qui sont les siennes. Qu’est-ce qui fait l’unité de toute la diversité de nos activités en respectant leur caractère propre ? Qu’est-ce qui respecte cette diversité sans chercher nécessairement à réaliser une harmonie ? Car il y a une très grande différence entre l’unité de la personne humaine dans sa vie morale et l’unité de l’œuvre d’art ( donc de l’artiste comme tel ). L’unité de notre vie morale doit respecter la diversité de nos occupations : autre chose travailler, autre chose rencontrer un ami, autre chose prier, etc. Celui qui ne respecterait pas cette diversité ne pourrait jamais découvrir une véritable unité dans ses activités. Certaines personnes cherchent parfois à harmoniser la diversité de leurs opérations. C’est une erreur : il faut accepter la diversité de nos activités, qui s’impose et qui n’implique pas par elle-même d’harmonie. Par exemple, il y a une très grande diversité entre ce qu’exige le travail intellectuel et ce qu’exige l’amitié. Si nous voulons les fusionner en disant par exemple que nous faisons de l’amitié un travail intellectuel, nous courons à la catastrophe parce que, dans la réalité, ce sont deux activités très différentes : le travail intellectuel réclame souvent la solitude, l’amitié réclame les rencontres... Nous devons maintenir cette diversité dans nos activités pour ne pas tomber dans une univocité. L’unité de la sagesse respecte la diversité. Et si l’unité artistique se fait par l’harmonie, l’unité intellectuelle et de notre vie morale se fait par la finalité. Celle-ci respecte tous les moyens, dans leur caractère propre et leur spécificité. La fin peut donc réaliser une unité d’un type tout à fait différent de celle de l’œuvre d’art. Saint Thomas exprime cela d’une façon très nette en parlant des voies déterminées de l’art et des voies indéterminées de la prudence 92. L’unité de notre vie morale se fait par la finalité et s’approfondit dans la mesure où celle-ci est de plus en plus présente dans nos diverses occupations - et c’est par là que nous sommes heureux et que nous ne sommes plus tiraillé entre nos diverses activités. C’est pourquoi l’unité de notre vie est plus difficile à découvrir que celle de l’œuvre ; nous y tendons, par la finalité et par l’amour. C’est parce que nous aimons la personne de l’ami et Dieu que notre vie s’unifie ; elle s’unifie dans l’amour et à partir de l’amour. Or, l’amour respecte la diversité, il ne réalise pas l’harmonie.
Nous avons donc en art et en éthique deux types d’unité tout à fait différents : une unité qui vient de la cause exemplaire ( l’idée artistique ) et une unité qui vient de la finalité, de l’amour. Y a-t-il un troisième type d’unité du point de vue politique ? Certes, la politique est un mélange d’art et de morale. On ne peut pas être un homme politique sans moralité, sinon on aboutit à une politique qui n’est plus humaine, qui n’est plus au service de la finalité de l’homme. Et on ne peut pas être un homme politique sans un certain art. Mais y a-t-il une unité propre à la vie politique ?
Du point de vue politique, la question est celle du citoyen. Chaque homme est citoyen d’une communauté dont il fait partie et dans laquelle il se trouve premièrement selon des rapports de justice : tout citoyen a des droits que la loi ordonne et règle. Et il doit exercer sa prudence comme membre de cette communauté.
En tant que nous sommes membre d’une communauté politique, notre unité est donc double. En effet, en tant que personne humaine, nous avons une finalité personnelle. La poursuite de notre fin est ce qui fait notre unité, même si les autres qui nous regardent de l’extérieur ne voient pas cette unité personnelle profonde et s’arrêtent souvent à toutes les difficultés qu’ils observent dans l’exercice. L’unité de notre vie personnelle, dans notre personne, provient de ce que nous sommes finalisé par la recherche de la vérité et par l’amour d’amitié ; et le rôle de la vertu de prudence est de nous aider à maintenir cette orientation profonde vers la finalité à travers toute la diversité et la complexité des circonstances et de la croissance. Mais, d’autre part, nous sommes membre d’une communauté et nos activités ont des implications communautaires. La prudence politique nous rendra donc attentif avant tout à la complexité et à la diversité des personnes et des situations, elle regardera avant tout le bien commun. Mais il est capital de comprendre que la communauté, comme telle, n’a pas de finalité ; c’est pourquoi ceux qui ne regardent que le bien commun coupent souvent la tête de ceux qui voient avant tout la finalité de la personne. Le bien commun nivelle toujours un peu les choses car il est le bien de tous et c’est pourquoi, si nous avons une personnalité très développée et très finalisée, nous ne sommes jamais satisfait par le bien commun. Ceux qui sont satisfaits du bien commun n’ont souvent pas beaucoup découvert leur bien personnel et considèrent, dans une sorte de jalousie, que l’observance de la loi commune doit tout commander et tout mesurer. Cela conduit à une dialectique très pénible entre le bien personnel et le bien commun.
Posons-nous donc la question : le véritable homme politique est-il celui qui ne voit que le bien commun et qui raisonne toujours en fonction de celui-ci ? Si c’est le cas, il n’accepte plus le bien personnel qui devient un crime dans la mesure où il va contre le bien commun. Agir ainsi, c’est oublier que, pour que le bien commun existe, le bien personnel est nécessaire, parce que le bien commun est second et est ordonné au bien personnel. Le bien commun est une fin seconde et non pas la fin première. Pour que la fin seconde existe, il faut une finalité première : il faut des hommes qui aient un amour intense du bien personnel humain. Si tous sont dans le bien commun et n’ont que le bien commun comme horizon, la communauté perd très vite sa qualité. Pour que le bien commun ne dégringole pas, il faut une flamme qui élève et monte toujours : le bien personnel qui finalise la personne.
Il faut donc comprendre que l’unité de la communauté par le bien commun ne peut jamais être au-delà de la finalité du bien personnel. C’est au fond la remarque que fait Aristote dans sa critique du communisme de Platon 93. Le bien commun véritable est toujours relatif, ordonné au bien personnel qui finalise la personne humaine. L’unité d’une communauté ne peut donc provenir, ultimement, que de la finalité humaine. Et les lois, qui impliquent une part d’unité artistique puisqu’elles sont réalisées par les hommes et doivent être en harmonie avec la loi fondamentale ( la constitution ), doivent être ordonnées à favoriser ce bien personnel humain. L’unité politique est donc toujours seconde, même si l’on a toujours la tentation de l’exalter et de faire de la loi une mesure universelle. La confusion de toutes les tyrannies politiques n’est-elle pas de mettre l’unité de la cité avant la finalité de l’homme ?
Entrons maintenant dans l’analyse de l’un du point de vue de la philosophie première. Et pour cela, prenons le problème le plus simple. Notre philosophie commence par le jugement d’existence « ceci est ». Nous pouvons nous servir du langage comme d’un signe : quand nous disons « ceci est un », nous ajoutons l’un. Le langage nous montre que l’un s’ajoute à l’être. Nous ne pouvons donc pas tout ramener au jugement d’existence « ceci est ». Si l’un s’ajoute à l’être, comment s’ajoute-t-il ? Qu’est-ce qui s’ajoute à l’être ? L’un, qui s’ajoute à l’être, n’est pas un accident, ce n’est pas quelque chose de secondaire mais c’est quelque chose qui prend entièrement l’être. Nous disons bien « ceci est », il est un. Certes, nous pouvons dire de telle personne qu’elle existe et qu’elle a une très grande unité d’intelligence mais pas dans son affectivité : l’unité de la personne peut être à des niveaux différents. Mais nous disons : « Ceci est un. » L’un touche donc plus radicalement l’être que la personne. La personne manifestera l’unité d’une façon plus parfaite et plus profonde mais c’est de l’ordre de la manifestation ; ce n’est pas essentiel ni premier. L’un affecte directement l’être et n’est pas un accident qui s’ajoute de l’extérieur ; c’est l’être lui-même qui est un. Par le fait même, l’un pourra se dire de multiples façons, exactement comme l’être. De même que l’être se diversifie à travers les dix catégories, de même l’un se diversifie à travers les dix catégories.
Mais posons-nous la question : l’un peut-il exister sans l’être ? A-t-il une extension plus grande que l’être ? Platon a-t-il affirmé quelque chose de juste dans l’ordre de l’extension ? Cela permettrait aussi de comprendre qu’en phénoménologie l’être doit être entre parenthèses pour que l’un apparaisse parfaitement. Certes, nous voyons que l’un se divise comme l’être et que la diversité de l’un suit celle de l’être. Mais l’un peut-il exister sans l’être ? De fait, l’un ne nous est pas donné seulement dans la réalité mais aussi dans la relation de raison qu’est l’universel. L’universel est un : il provient de multiples réalités ( unum ex multis ), il est dans de multiples réalités ( unum in multis ) et il est attribué à de multiples réalités ( unum ad multa ). Quand nous disons « animal », cela a une signification une : il est un. Et cependant, il provient de beaucoup d’animaux : en les rassemblant, nous cherchons ce qu’il y a de commun entre tous les animaux différents et nous disons « animal » ; il regarde beaucoup d’animaux et il est attribué à beaucoup d’animaux différents. L’homme lui-même entre dans cette communauté avec l’animal, il a une certaine unité avec lui. L’universel est donc un mais cet un existe-t-il ? Il n’existe pas d’une existence substantielle, c’est une relation qui n’existe que dans notre pensée : l’universel est l’enfant de notre pensée ! L’universel est donc l’un de raison, l’un de notre pensée et non pas l’un réel. L’un a donc une extension plus grande que l’être. Parmi les catégories, la relation brise avec l’être et peut être une relation de raison ; et dans l’universel, cette relation de raison est une.
L’universel est une relation de raison dont nous nous servons constamment. C’est avec l’universel que naît la logique, qui ne regarde pas ce qui est mais ce qui existe dans notre raison. L’un est donc très séduisant pour notre intelligence humaine, puisqu’il a le visage de notre « fils », du fruit de notre raison. Il peut même en arriver à regarder l’être réel comme un adversaire, l’universel ayant des qualités que le singulier n’a pas. L’universel s’étend à tous. Il arrive donc que l’on quitte l’être pour l’universel car, par l’universel, on peut développer la science qui a quelque chose d’infini. Par l’un, nous pouvons acquérir l’infini, tandis que l’être n’est atteint que dans des réalités singulières. L’un peut donc devenir adversaire de l’être, ce qu’on voit dans la phénoménologie. La philosophie réaliste est toujours liée au jugement d’existence singulier, la phénoménologie a le « privilège » d’être au-delà de l’être, dans un universel vécu : du point de vue existentiel elle repose sur le vécu, qui est réel, mais elle met l’être entre parenthèses pour être universelle.
L’un est donc attaché à l’être et se diversifie comme l’être mais peut se détacher, s’abstraire de l’être et se poser comme le fruit de notre raison, de notre connaissance. Il nous permet alors de nous évader, de nous couper du réalisme du singulier, et de considérer l’universel en lui-même. L’un pouvant avoir une extension plus grande que l’être, nous comprenons comment Platon peut mettre l’un au-delà de ce qui est : ce qui est, est toujours singulier, concret ; l’un peut s’élever au-delà de ce qui est, devenir plus que l’être. Si donc l’être n’est plus essentiel à notre philosophie par le jugement d’existence « ceci est », l’un domine l’être par son extension et s’impose comme premier.
Après avoir vu comment l’un peut dépasser l’être du côté de l’extension, revenons à la compréhension de l’un. Par la relation de raison, l’un est plus étendu que l’être. Mais du point de vue de la compréhension, l’être n’a-t-il pas une compréhension plus profonde que l’un ? Que voulons-nous dire quand nous affirmons : « Pierre est », « Pierre est un » ? La compréhension de l’un est-elle toujours relative à la compréhension de l’être ? L’être est directement intelligible, il est intelligible par lui-même. L’un n’est intelligible que dans la mesure où il est. Que signifie donc son extension au-delà de l’être, s’il est relatif à l’être ? Quand nous disons que quelque chose est un, que voulons-nous dire ? Nous voulons dire que cette réalité n’est pas divisible. Quand elle est divisible, elle n’est pas parfaitement une puisqu’elle est capable d’être multiple. Une tarte est une, c’est une tarte ; mais si nous sommes dix à la manger, nous la divisons, et la division vient actuer ce tout en faisant des parties. Nous participons donc à la tarte, au tout, quand nous en prenons une partie. Avec l’un se pose tout de suite le problème de la participation ; avec l’être se pose le problème de la causalité, du premier dans ce qui est. L’un se comprend comme ce qui n’est pas divisible. Est un ce qui est indivisible ; la compréhension de l’un se sert donc de la négation, ce qui lui est propre. Ce qui est se comprend par soi, l’un se comprend par la négation.
Si nous nous servons de la négation pour connaître l’un, qu’est-ce que l’un comme propriété de l’être ? Que voulons-nous exprimer quand nous disons : « Ceci est un, c’est un être singulier qui a son unité » ? Notre unité nous est propre et celle de notre ami lui est propre : nous sommes donc devant la propriété d’une réalité existante. Nous sommes un dans la mesure où nous ne sommes pas divisible. Mais qu’est-ce que cette unité et d’où provient-elle ? Radicalement, l’être est un d’une unité formelle qui vient de la substance. Et l’être-en-acte, pleinement achevé, est un. Parce qu’il est pleinement en acte, finalisé, il n’y a plus de potentialité en lui - la potentialité est source de division, donc de multiplicité. L’unité qui provient de la substance est cachée, alors que l’unité visible vient de l’être-en-acte et exprime, dans ce qui est parfait, sa non-divisibilité. Le divisible est capable d’être multiple, un être en acte est victorieux de la multiplicité. Ce qui est est donc un : radicalement un à cause de la substance-principe, alors que les accidents sont multiples et s’ajoutent ; et parfaitement un, d’une unité victorieuse et qui se manifeste, dans la mesure où il est en acte, au-delà de la potentialité. L’un, dans sa compréhension, accompagne donc la découverte des principes propres de ce qui est en tant qu’il est ; il est acolyte, propriété de l’être. Il est donc second.
Mais pourquoi l’un peut-il séduire notre intelligence et s’imposer comme premier, passer avant l’être ? Nous avons vu que c’est à cause de son extension. Mais plus radicalement, c’est parce que notre intelligence est capable de nier. Or l’un est mis en lumière par la négation : il est non divisible. Il y a là pour notre intelligence une séduction possible, alors qu’en réalité c’est précisément cela qui montre que l’un n’est pas premier. L’être est intelligible par lui-même et c’est pourquoi le jugement d’existence « ceci est » est ce qu’il y a de plus simple. L’être est un et se manifeste comme un grâce à notre intelligence qui, saisissant cette réalité, affirme qu’elle n’est pas divisible : l’un s’explicite donc par la négation de la divisibilité, par la négation de la possibilité d’être multiple. L’un n’est donc saisi que grâce à notre intelligence qui nie la divisibilité. Quand nous disons « ceci est un », il y a donc à la fois affirmation et négation : affirmation de l’être et négation du divisible, à cause de la substance, cause selon la forme de ce qui est, et de l’être-en-acte, cause finale de ce qui est. L’un est donc propriété de l’être, parce que l’intelligence, par la négation, vient qualifier l’être : il n’est pas divisible, il n’est pas capable d’être divisé. Elle met donc en pleine lumière quelque chose qui appartient à l’être à cause de ses principes. L’un, en réalité, est donc relatif à ce qu’est l’être. Mais si nous affirmons que la négation est première et que nous ne connaissons une réalité que par la négation, nous mettons l’un avant l’être ; c’est alors la raison qui forge une unité qui provient d’elle, par l’universel et par la division. En mettant l’un avant l’être, on met la négation avant l’affirmation. La négation de la divisibilité étant première par rapport à l’intelligibilité de l’être, on s’enferme dans une attitude subjective. En revanche, en affirmant « ceci est », l’affirmation est première et nous cherchons ce qui est premier dans l’ordre de l’être, nous interrogeons : « Qu’est-ce que l’être ? »
À travers le problème des rapports de l’un et de l’être, nous retrouvons donc les deux ordres différents que nous avions mis en lumière au début de notre recherche. Quand l’être est premier dans le jugement d’existence, l’affirmation est première et l’intelligence s’éveille dans la recherche du premier par l’interrogation. Quand l’un est premier, la négation est première et c’est le sujet qui s’affirme lui-même avant l’être. En niant, nous nous affirmons nous-même, car la négation n’existe pas réellement, elle n’existe que parce que nous nions. Elle est donc toujours seconde et relative à l’affirmation, ce que nous comprenons par le jugement « ceci est ». Mettre l’un avant l’être, c’est mettre la négation avant l’affirmation. C’est un renversement radical. Et c’est très dangereux parce que, si cela se développe, nous n’affirmons plus en définitive qu’une seule chose : n’existe que ce qui vient de nous. Tout ce qui vient des autres, nous le nions. Dans la négation, le sujet qui nie se met devant l’objet, la simple négation lui suffit pour s’affirmer. La modernité philosophique, qui exalte le sujet, se caractérise radicalement par le primat de la négation. On peut dire que c’est cela qui caractérise la modernité, qui a commencé au XIVe siècle avec Occam. Il est très intéressant que cela soit né d’un théologien. En effet, quand il s’agit de Dieu, la négation est plus certaine que l’affirmation parce que nous ne pouvons pas dire ce qu’est Dieu. Pour tout ce qui nous dépasse, les négations sont plus certaines que les affirmations : les affirmations sont analogiques, elles ne sont pas directes, alors que la négation est directe. Mais quand un théologien confond l’intelligence et la foi, quand il oublie le jugement d’existence de la foi qui est présent en théologie et se replie sur sa manière de connaître Dieu, il en arrive à dire que la négation est première. Or, cela n’est pas vrai lorsqu’il s’agit de notre expérience humaine et de l’intelligence philosophique.
Nous demander si, pour nous, la négation est avant l’affirmation, est une prise de conscience de ce qu’est notre pensée philosophique. Dans tout système phénoménologique, idéaliste, la négation est première et joue un rôle principal. Tout est alors commandé par la recherche de l’unité car, quand nous affirmons « ceci est un », la négation est ce qui nous permet de dire qu’il est un - il est non divisible. En affirmant « ceci est », c’est la réalité qui se présente, nous ne cherchons pas l’unité mais la vérité. Aussi, quand nous avons vraiment compris que l’être est antérieur à l’un, nous comprenons que l’être ne séduit pas mais détermine et actue notre intelligence. L’être n’est pas séduisant... Il est. Et nous cherchons à le connaître dans ses principes et ses causes propres. L’être nous fait alors comprendre la différence entre la détermination et l’actuation, entre la cause formelle et la cause finale. L’être porte cela en lui : il détermine selon ce qu’est cette réalité ; et il actue en raison de la finalité présente dans cette réalité. La fin actue, la substance détermine. Quant à l’un, propriété de l’être, il vient en second lieu pour caractériser l’être : l’être est un. L’intelligence se sert alors de la négation pour affirmer la propriété de l’être, de ce qui est. La négation est bonne lorsqu’elle est seconde. Mais elle peut aussi nous séduire et chercher à s’imposer comme première. C’est alors l’intelligence qui s’affirme elle-même avant d’affirmer ce qui est. Elle se laisse séduire par sa propre capacité d’affirmer et de nier, par sa propre unité.
Nous retrouvons bien là cette tentation de regarder ce qui est nôtre plutôt que ce qui nous est donné, ce qui s’impose comme premier : ce qui est. De fait, nous avons toujours la tentation de nous arrêter à l’un, cela nous séduit intellectuellement. Cela provient de ce que nous construisons l’un par la négation : est un ce qui est indivisible, ce que nous ne pouvons pas diviser. Il y a là encore une œuvre, un « faire » intellectuel. Notre intelligence fait l’un et parce que nous le construisons, nous pouvons le posséder, c’est notre avoir. En revanche, nous ne construisons pas l’être, ce qui est beaucoup plus difficile pour nous... L’être nous rend pauvre.
Comprenons bien : en affirmant « ceci est » nous sommes obligé de reconnaître que nous ne possédons pas ce que nous affirmons ; nous possédons certes notre affirmation, mais pas la réalité que nous affirmons et qui s’impose à nous. Au contraire, l’affirmation « ceci est un » implique quelque chose qui vient de nous : l’un, c’est ce que nous ne pouvons pas diviser. Certes, s’il est un par lui-même, nous devrons reconnaître en disant « ceci est un » que cet être un nous échappe. Mais, en disant qu’il est un, « non divisible », nous le possédons d’une certaine manière : la négation est une manière de posséder l’affirmation. Alors qu’en affirmant « ceci est » nous reconnaissons quelque chose qui est devant nous et au-delà de nous, en affirmant « ceci est un » nous nous retournons sur nous-même en considérant que nous le possédons.
Si nous avons découvert que notre intelligence s’éveille au contact de ce qui est et si nous avons saisi par là que l’affirmation est antérieure à la négation, affirmer « ceci est un » est pour notre intelligence une nouvelle affirmation, conséquence de la découverte de la substance et de l’être-en-acte, principes propres de ce qui est en tant qu’il est. Nous exprimons alors simplement que ce qui est, est autonome et existe par soi. Mais notre intelligence, en découvrant la propriété, plutôt que de reconnaître deux fois la réalité objective, en quelque sorte par une double affirmation - « ceci est », « ceci est un » -, reprend souvent un certain droit sur la réalité pour montrer que c’est elle qui affirme l’unité par la négation : est un ce qui n’est pas divisible. De fait, l’intelligence humaine reprend ses droits à chaque fois qu’elle nie. Et il est facile de reconnaître qu’il y a dans la négation un désir de posséder. Quand nous affirmons tout simplement, nous reconnaissons qu’il y a quelqu’un devant nous et que nous pouvons nous heurter à ce quelqu’un. Quand nous nions, nous nous replions sur nous-même : la réalité ne nie pas, elle est ; seule l’intelligence humaine est capable de nier. La négation est donc la condition sine qua non de tout avoir, de toute possibilité de posséder. C’est donc la négation qui permettra tous les glissements intellectuels, tous les passages de la métaphysique à la logique, de la métaphysique aux mathématiques, de l’être à l’un.
L’un, propriété de l’être, donc propriété par excellence, peut avoir un double rôle. Il peut nous permettre d’affirmer que ce que nous connaissons est vraiment objectif : ceci est un, il a son autonomie. Mais il nous ouvre aussi une possibilité de posséder, de prendre pour nous et de connaître en fonction de la négation : par la négation, nous nous exaltons, et cette exaltation de notre intelligence peut devenir une référence, nous référons tout à notre pensée.
Le jugement d’existence « ceci est » est présent à toute la démarche philosophique, ce qu’il est très important de comprendre pour garder le réalisme. Nous ne faisons pas la philosophie des possibles. Le philosophe n’est pas un prophète, il part de ce qui est et est toujours en relation avec ce qui est. Et en définitive, il est toujours en relation avec lui-même comme homme ( « je suis » ) et son ami ( « tu es mon ami » ). De fait, parmi toutes les réalités que nous expérimentons, l’homme est la réalité la plus parfaite. Le philosophe cherche à connaître l’homme et connaît tout le reste en fonction de l’homme : le monde physique, le travail, la responsabilité morale, la communauté politique, les vivants de vie végétative et de vie animale... Tout intéresse le philosophe en tant qu’il s’agit de l’homme réel, existant. C’est ce qui différencie la philosophie et les sciences qui dépendent des mathématiques. Le philosophe est philosophe pour l’homme, pour connaître la grandeur et les faiblesses, les qualités et les pauvretés de l’homme.
Il y a, de ce point de vue-là, un moment très important pour la philosophie dans l’expérience de l’amour d’amitié. Si cette expérience est la clef de l’éthique, elle est aussi au cœur de la philosophie première et nous a permis de nouer notre recherche des causes propres de ce qui est. Et c’est ce qui nous permettra de poser de la façon la plus réaliste le problème métaphysique de la personne humaine. Le travail est notre expérience humaine fondamentale mais il n’est pas une finalité absolue pour l’homme. Il favorise un certain bien de l’homme dans le milieu dans lequel il vit. Par là, l’homme se construit un milieu humain et se défend contre ce qui l’empêche de vivre. Nous oublions cela aujourd’hui parce que nous construisons un espace intentionnel, fictif, et nous oublions l’espace réel. C’est une des raisons pour lesquelles il est si difficile de faire de la philosophie aujourd’hui. Le milieu conventionnel est tellement fort que certains considèrent qu’il est premier. Redécouvrir une expérience humaine du travail, au service d’un bien humain, dans un milieu réel et en contact avec la matière est donc un aspect fondamental, capital pour la personne humaine et pour la redécouverte d’une philosophie réaliste.
Il est ensuite très important de comprendre que l’amour d’amitié est le nœud de toute notre vie morale, de notre éthique de la personne. L’éthique repose sur l’amour d’amitié parce qu’il représente l’expérience concrète, singulière la plus parfaite. Dans l’amitié, une personne est en face d’une autre personne et toutes deux se disent : « Je t’aime ! », comme un secret interpersonnel. L’amour d’amitié se noue autour de la personne et implique la rencontre de deux personnes qui s’aiment. Certains ne veulent pas regarder cette expérience parce qu’elle dérangerait leur vie et leur philosophie ! Mais Aristote reconnaît que l’amour d’amitié est au-dessus des vertus, que les vertus morales lui sont ordonnées et doivent nous aider à aimer vraiment. Certes, sans les vertus, l’amour d’amitié ne peut pas durer très longtemps, mais il les dépasse. Il y a là une expérience humaine très profonde et mystérieuse, qui dépasse l’analyse. Aimer l’autre qui nous aime noue quelque chose d’unique. Soudainement, quelque chose de mystérieux se produit : nous ne sommes plus deux mais un dans l’amour mutuel. L’amour nous fait sortir de nous-même vers une autre personne. Et cette personne vers laquelle nous nous tournons sort d’elle-même et vient vers nous ; une rencontre se produit, avec une simplicité nouvelle.
L’amour d’amitié est donc la grande expérience humaine, l’expérience « numéro un », parce qu’elle unit l’expérience externe et l’expérience interne. La présence est nécessaire et elle implique l’expérience externe : il faut que l’autre soit là, c’est quelqu’un qui est. Puis l’amour naît comme une expérience interne : l’autre ne le voit pas, c’est au plus intime de nous-même que s’éveille cette force particulière qu’est l’amour.
L’expérience de l’amour d’amitié peut aller toujours plus loin, toujours plus profondément ; elle n’a pas de limites. Nous ne disons pas à notre ami que nous l’aimons pour aujourd’hui, pour une heure, pour un temps. Alors que l’amour passionnel est toujours limité par le corps, le véritable amour est au-dessus de la limite du temps, et nous fait toucher quelque chose qui est spirituel. L’amour spirituel naît au plus intime de notre volonté. Il assume les passions mais les dépasse. Il n’y a pas d’amour d’amitié sans une certaine passion, parce que nous aimons avec notre corps et notre âme ( c’est pour cela que la présence physique est importante ), mais, au-delà de la présence physique et de l’affectivité sensible, le véritable amour naît au plus intime de nous-même, de notre capacité d’aimer spirituellement.
L’amour d’amitié est donc l’expérience humaine la plus parfaite. C’est le sommet de l’expérience de la responsabilité et de l’expérience personnelle. Le choix amical est à l’intérieur de l’amour et implique toute notre intelligence : il faut avoir réfléchi longuement pour qu’une véritable amitié s’établisse 94. Et c’est parce qu’elle est un sommet qu’une véritable amitié finalise notre vie morale. L’ami est une fin. Pour l’ami, nous entreprenons tout ce que nous faisons. Nous l’aimons pour notre bien et pour lui-même : les deux sont intimement liés. L’ami est notre fin et nous sommes sa fin. C’est l’expérience la plus grande qui soit d’une réalité autre que nous. La plus grande expérience que nous ayons en dehors de l’ami est celle de nous-même et ces deux expériences se tiennent. L’amour d’amitié unit le « ceci est » et le « je suis » d’une façon remarquable. En effet, nous aimons l’autre tel qu’il est, dans ce qu’il a de plus grand. Et nous nous découvrons dans ce que nous avons de meilleur : c’est quand nous aimons un ami que nous sommes grand et noble. Et l’ami, quand il est aimé par son ami, a une noblesse, une grandeur, une dignité uniques. Et c’est ainsi que le problème de la personne se pose de la façon la plus directe et la plus forte.
Si notre plus grande expérience est vraiment celle de la personne de l’ami, toute notre philosophie tourne donc autour de ce problème. De fait, toute la philosophie pratique tourne autour de cette expérience. L’amitié joue même sur l’activité artistique : l’artiste dira que son ami l’aide à travailler et à découvrir son inspiration. Elle joue aussi sur l’activité politique : un homme politique aime parler avec un ami, il se méfie des rivaux qui ne pensent qu’à gagner, à obtenir le pouvoir et sont prêts à tous les mensonges pour cela. Mais d’un ami, on peut être sûr, on peut lui confier ses fragilités et ses luttes. Il sera là et nous encouragera. Grâce à l’ami, la connaissance de l’homme peut donc se faire bien plus intense.
De même, d’un tout autre point de vue, l’amour d’amitié est très important pour la philosophie théorétique. Certes, la connaissance de ce qui est mû ( le devenir ), de ce qui se meut ( la vie ) et de ce qui est ( l’être ) dépasse l’amitié. Mais si nous réfléchissons bien, nous pouvons dire que notre ami nous donne l’expérience la plus profonde du devenir, du vivant et de ce qui est. Il est pour nous ce qui nous permet d’avoir une connaissance plus parfaite de ce qui devient, de ce qui se meut, de ce qui est. Nous disons à l’ami : « Tu as changé » et nous voulons comprendre ce qu’est le fait de changer, de devenir ; ce qui est imparfait a besoin du devenir. L’ami est aussi capable de se mouvoir ; il est un vivant, capable de colère, capable de désir, il a été un petit enfant et s’est développé ; il est capable de mourir, de nous quitter par la mort. Surtout, il a une âme que nous découvrons en découvrant sa personne et en l’aimant. Enfin, ce qui est prend une signification très spéciale quand nous disons à notre ami : « Tu es. L’être en toi est quelque chose de très précieux. Tu es à la fois semblable à moi et autre que moi. Et il y aura toujours une différence entre nous. » Nous pouvons donc regarder en l’ami toute la recherche philosophique du devenir, du vivant et de l’être. Elle n’est plus lointaine, elle est devenue proche pour nous. En l’ami, l’homme est un petit univers : il est, il vit, il devient.
Grâce à l’ami, nous avons en quelque sorte notre laboratoire philosophique ! Nous expérimentons ensemble le devenir, le vivant et l’être. L’expérience que nous avons de notre ami est donc la plus grande expérience que nous avons, tant du point de vue pratique que du point de vue spéculatif.
Dans la recherche de la fin de ce qui est en tant qu’il est, l’amour d’amitié nous permet de découvrir vraiment que ce qui est le plus aimant dans une personne, c’est son orientation vers sa fin. Et c’est cela la bonté d’une personne. La bonté d’une personne humaine reste limitée mais, dans l’amour d’amitié, la personne et l’amour ne font plus qu’un et n’ont pas de limites. C’est en ce sens que l’amour d’amitié a quelque chose d’absolu. Nous faisons l’expérience que, quand nous aimons vraiment quelqu’un qui nous aime, nous sommes au-delà de la perspective habituelle. Et il nous semble qu’avec l’ami nous pourrions tout entreprendre ; il n’y a plus de crainte, plus de peur. Alors notre intelligence peut se développer sans crainte et chercher vraiment la vérité.
Cela nous semble extrêmement important dans le monde dans lequel nous sommes. En effet, la recherche de la vérité est toujours très difficile, surtout quand elle se sert de la philosophie première pour découvrir que notre intelligence est faite pour découvrir l’Être premier, la Personne première, c’est-à-dire l’être existant parfaitement être, qui est tout à fait lui-même et uniquement lui-même. Cette découverte de l’existence de Celui que les traditions religieuses appellent Dieu est très contestée de notre temps. Pour notre intelligence humaine, découvrir l’existence de cet Être premier est une merveille ; c’est le repos de notre intelligence. Mais elle reste très difficile, parce que le contexte dans lequel nous vivons s’oppose à cela d’une façon très rigoureuse. On prétend que Dieu n’existe pas ou qu’il est impossible pour l’intelligence humaine de découvrir son existence. Cette affirmation se généralise aujourd’hui, même chez les chrétiens. On dit : « Affirmer l’existence de Dieu, c’était bon au Moyen Âge, quand le climat faisait qu’on parlait normalement de Dieu. Mais aujourd’hui, c’est impossible. Et puisque c’est impossible, soyons de notre temps et reconnaissons que notre intelligence ne peut pas faire cela. »
C’est là que l’amitié semble quasi nécessaire pour nous. En effet, l’ami nous aime dans ce qu’il y a de meilleur en nous. Or la recherche de la vérité est en nous ce qu’il y a de plus noble, de plus grand. Puisque nous risquons, en raison du contexte, de nous replier sur nous-même, d’avoir peur et de ne plus nous dresser entièrement de toute notre taille intellectuelle pour découvrir cette nécessité de poser l’existence de Dieu, notre ami nous dit : « Faisons-le ensemble ! Ton intelligence tendue vers cette recherche va pouvoir s’épanouir sans crainte, grâce à l’amour que j’ai pour toi. Ce que tu découvres est très grand et très beau. Ensemble, nous allons faire cette recherche. »
L’amour de l’autre, de notre ami, son amour existant pour nous, est en quelque sorte le tremplin qui nous permettra de nous élever jusqu’à la découverte de la Personne première. En effet, l’existence de l’ami est un absolu et est en même temps limitée. Elle est limitée, non pas par elle-même, puisque l’exister demanderait d’atteindre ce qu’il y a de plus grand, mais à cause d’un être existant avant nous et avant l’ami, qui est garant de notre existence et qui est Celui qui nous attire dans la recherche de la vérité et dans l’amour. Nous pouvons dépasser tout ce qui est autour de nous, tout ce que nous constatons en nous et en notre ami, et comprendre que l’amour que nous avons pour lui et qu’il a pour nous, ces deux amours, existent d’une manière telle que nous ne pouvons pas être auteur de cet amour. Il faut quelqu’un qui soit l’auteur de cet amour que nous portons en nous-même et que notre ami porte en lui. Cet amour existe, il est intentionnel, mais il touche, il appelle un premier Être, une première Bonté, celle d’une Personne qui est au-delà de tout ce que nous pouvons atteindre, qui existe en elle-même pleinement et totalement. Cette Personne est source de cette limitation dans l’existence et de son absolu. C’est bien grâce à l’amour d’amitié que nous pouvons regarder l’amour qui vient de nous, qui existe grâce à notre personne, comme plus absolu que nous-même puisqu’il tend vers quelque chose qui est premier. Par le fait même, il nous permet de poser la nécessité absolue d’affirmer l’existence d’un Être premier, non relatif.
Si notre intelligence peut découvrir l’existence de la Personne première, Dieu, elle est fragile quant à sa manière de s’exercer, surtout à cause du milieu dans lequel nous sommes. Ce milieu rend tout le cheminement de notre intelligence extrêmement fragile. Nous avons donc en quelque sorte besoin d’un milieu de surabondance qui vienne de notre ami qui respecte et aime cette démarche de notre intelligence et la veut la plus parfaite possible. De fait, chez les Grecs, les traditions religieuses jouaient le rôle d’un milieu d’éclosion de la philosophie. Aujourd’hui, ce milieu n’existe plus et seule l’amitié peut remplacer en partie, momentanément, les traditions religieuses. D’une certaine façon, c’est même un milieu plus qualitatif, parce qu’il est personnel. Mais il est aussi plus rare. C’est un milieu plus immédiatement adapté et qui lui-même devient une source. Plus exactement, il permet à la source qu’est notre intelligence d’aller jusqu’au bout de ses exigences.
Travailler seul la philosophie première est très difficile. La travailler pour les autres en enseignant est déjà beaucoup plus facile. Mais la travailler avec quelqu’un qui nous suit amicalement, cela devient quelque chose de normal. L’ami ne change pas la nature de notre intelligence mais permet à son exercice d’aller jusqu’au bout. Dans un jugement de sagesse, nous dirons donc que, pour l’intelligence humaine, la recherche de la vérité est avant et après l’amour d’amitié. C’est à l’intérieur de l’amour que notre intelligence s’exerce pleinement ; et c’est pour l’amour que notre intelligence s’exerce pleinement. Cela confirme aussi que nous avons besoin d’un maître pour entrer en philosophie et aller jusqu’au bout dans la recherche de la sagesse. Par nous-même, nous sommes trop faible.
« Aristote est le seul à avoir pensé à fond l’energeia, mais sans que cette pensée ait jamais pu, par la suite, devenir essentielle dans ce qu’elle a d’originel » ( Heidegger, « Dépassement de la métaphysique », p. 87 ). Voir aussi Id., « Ce qu’est et comment se détermine la physis », p. 249.
2Loc. cit., 8 1050 a 9.
3Voir en particulier le De Deo uno ( ST, I, q. 2 à 26 ), le traité de la béatitude ( ST. I-II, q. 1 à 5 ) ou celui des actes humains ( ibid., q. 6 à 21 ).
4L’expression se trouve chez Aristote à propos du devenir physique ( cf. De la génération et de la corruption. 324 b 14-15 ), et non pas à propos de la cause finale de ce qui est, saisie au niveau de l’être et de l’esprit. Confondre les deux regards sur la fin que l’on trouve dans la philosophie d’Aristote, l’un au niveau de la nature, ce qui en fait une conclusion de la forme et de l’efficience et non pas une cause, l’autre au niveau de l’esprit et de l’être, où elle est découverte comme cause propre de ce qui est, a d’immenses conséquences, notamment dans la lecture de saint Thomas. C’est ce qui a amené de nombreux thomistes, comme Hervé de Nédellec. Suarez ou même Jean de Saint-Thomas, sous l’influence de Duns Scot et d’Occam, à affirmer que la cause finale est métaphorique.
5Cf. ST, I, q. 82. a. 3.
6Cf. saint Thomas, ST, I-II, q. 27, a. 2.
7Op. cit., VIII et IX.
8Ce que saint Thomas appelle « la raison d’intelligence » ( ratio intellectus ), ou l’intellectus ut intellectus. Il faut donc prendre garde au fait que le mot ratio a chez saint Thomas deux sens radicalement différents. Il signifie d’une part l’intelligibilité radicale, la plus profonde d’une chose ( il traduit le grec logos ) : ainsi, la ratio entis, c’est ce qu’est l’être dans ce qu’il a de plus lui-même, la ratio boni, ce qu’est le bien dans ce qu’il a de plus lui-même. Mais le mot ratio signifie aussi la raison au sens du mode rationnel de l’intelligence humaine ; il traduit alors le grec logismos.
9Cf. ci-dessus, chapitre premier, p. 18 sq.
10Cf. ST, I-II, q. 22 à 48.
11Cf. ibid., q. 27, a. 1 : « L’amour relève de la puissance appétitive, qui est une force passive. Aussi son objet lui est-il rattaché comme la cause de son mouvement et de son acte. La cause propre de l’amour doit donc être proprement l’objet de l’amour. Or l’objet propre de l’amour est le bien, parce que l’amour implique une certaine connaturalité ou complaisance entre l’aimant et l’aimé ; et pour chacun, le bien est ce qui lui est connaturel et proportionné. Il faut donc conclure que le bien est la cause propre de l’amour. »
12« N’aimez ni le monde ni ce qui est dans le monde. Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui, parce que tout ce qui est dans le monde - la convoitise de la chair, et la convoitise des yeux, et l’orgueil de la vie - rien n’est du Père, mais cela est du monde » ( 1 Jn 2, 15-16 ). Dans ce qui est considéré comme « naturel », il faut donc distinguer le naturel qui relève de la nature humaine et ce qui relève de notre nature blessée par le péché. C’est une distinction que l’on peut faire grâce à la finalité et non pas par la seule constatation expérimentale, ce qui montre les limites de la psychologie « scientifique » qui ne veut juger l’humain que par l’origine.
13La confusion des sensibles propres et des sensibles communs est radicalement ce qui explique la position freudienne selon laquelle toute affectivité sensible est sexuelle, ce qui est faux.
14Cf. Éth. Nic., VIII, 2, 1155 b 17 sq. ; 3, 1156 a 6 sq.
15Cf. ibid., VIII, 5, 1157 a 25 sq.
16La distinction du faire et de l’agir apparaît déjà chez les Grecs qui distinguent la poïésis ( activité réalisatrice, le travail ) et la praxis ( activité morale ). Elle disparaît chez beaucoup de modernes qui ramènent toute l’activité humaine au faire. À cet égard, la confusion de langage de Marx qui parle de la praxis en l’identifiant au travail est significative...
17Éth. Nic., I, 2, 1095 a 22-28.
18« Le fait de vivre est manifestement commun même avec les végétaux ! Et ce que nous cherchons, c’est ce qui est propre à l’homme » ( ibid., 6, 1097 b 33-34 ).
19« On dit de quelqu’un qu’il est en extase lorsqu’il est mis hors de soi. ( ... ) Selon la partie appétitive, on dit que quelqu’un est en extase quand son appétit se porte vers un autre, sortant en quelque manière en dehors de lui-même ( ... ). L’amour la produit directement : purement et simplement dans l’amour d’amitié, et d’une certaine manière seulement dans l’amour de convoitise. ( ... ) Dans l’amour d’amitié, l’affection ( affectus ) sort absolument d’elle-même, car on veut du bien à l’ami et l’on s’y emploie, comme si l’on était chargé de pourvoir à ses besoins ( quasi gerens curam et providentiam ipsius ) et cela à cause de l’ami lui-même » ( saint Thomas, ST, I-II, q. 28, a. 3 ).
20Cf. Poétique, 4, 1448 b 4-9. « Ce n’est pas une petite différence d’être accoutumé de telle ou telle façon dès la plus tendre enfance mais c’est d’une importance majeure, et même totale » ( Éth. Nic., II, 1, 1103 b 23-25 ) ; voir aussi ibid., X, 10, 1179 b 30 - 1180 a 14.
21Aristote, Éth. Nic., I, 1, 1094 a 2.
22Cf. ci-dessus, p. 92 sq.
23Cf. Gn 25, 29-34.
24Cf. op. cit., 203 a-e.
25Cf. ST. I-II, q. 28. a. 2. Saint Thomas y explique en quel sens on peut entendre cette mutua inhaesio, tant du point de vue de la connaissance que de l’affectivité. Et au terme du corps de l’article il affirme : « On peut encore comprendre l’inhérence mutuelle dans l’amour d’amitié selon le point de vue de l’amour en retour ( secundum viam redamatio-nis ), en tant que les amis s’aiment mutuellement et veulent et accomplissent le bien l’un envers l’autre. » Dans l’article 5 de cette même question, saint Thomas, se demandant si l’amour blesse celui qui aime, expose en quel sens on peut entendre la « fusion » que réalise l’amour, qui n’est pas à confondre avec l’amour fusionnel dont parlent les psychologues : « Il convient à l’amour que l’appétit soit adapté à recevoir le bien aimé, en tant que l’aimé est dans celui qui aime. C’est pourquoi la congélation ou la dureté du cœur est une disposition qui répugne à l’amour. Mais la liquéfaction implique un attendrissement du cœur qui le rend apte à ce que l’aimé pénètre subrepticement en lui. »
26« Le choix libre est donc une intelligence désirante ou un désir transformé par l’intelligence, et un tel principe est un homme » ( Aristote, Èth. Nic., VI, 2, 1139 b 4-5 ).
27On pourrait objecter qu’au-dessus de notre choix personnel à l’égard de l’ami il y a la volonté de Dieu qui peut intervenir et demander que les amis se séparent - Dieu est le Maître de ce choix. Il est, de fait, bien évident que l’obéissance à Dieu est au-dessus de notre choix personnel amical. Mais n’oublions pas que notre analyse philosophique est ici à un autre niveau : celui des hommes et de la communauté humaine politique. Notre affirmation se situe donc par rapport aux autorités humaines, politiques. Elles ne peuvent intervenir dans le choix amical qui est éminemment personnel. Au niveau où nous nous trouvons ici, nous n’avons pas encore affirmé l’existence de Dieu. Du point de vue philosophique, nous pouvons regarder le choix personnel de l’ami en lui-même et pour lui-même, et ne le considérer relativement à la volonté de Dieu qu’après avoir découvert son existence, ce que nous ferons dans le volume II.
28« Commander est essentiellement un acte d’intelligence » ( ST, I-II, q. 17, a. 1 ).
29Voir Tractatus de voluntario et involuntario. Disp. IX et X, in Opera omnia, IV, p. 266- 274.
30Cf. Heraclite, B, CVIII, in Les Présocratiques, p. 171.
31« Bien que l’un et l’autre soient nécessaires, qu’il [le supérieur] cherche cependant à être plus aimé de vous que craint, considérant toujours qu’il devra rendre raison de vous à Dieu » ( Règle de saint Augustin, vI. 3 ).
32Cf. Le Prince, XVII.
33« Deux amis sont comme une forteresse » ( Prov 18, 19 ).
34Cf. ci-dessus, chapitre premier, p. 131 sq.
35Mt 18, 3.
36Nous nous situons ici en philosophie et non pas du point de vue chrétien ; du point de vue chrétien, notre fin ultime nous est donnée immédiatement par Dieu Père, dans l’amitié avec le Christ. L’amitié humaine est en quelque sorte « télescopée » par le Christ et par le Père. Elle demeure, mais elle n’a plus la même importance dans la recherche de la fin ultime, parce que celle-ci nous est donnée immédiatement par la grâce et les vertus théologales. Cependant, on oublie très facilement de regarder le point de vue humain, tombant alors dans une sorte de fidéisme pratique en croyant que la grâce suffit. En réalité, la grâce présuppose la nature, la vie surnaturelle ne détruit pas la personne humaine. Nous devons donc nous demander comment l’amour d’amitié est intégré et transformé dans la vie surnaturelle.
37« Ce en vue de quoi sont les actions, les changements et les mouvements, ils disent d’une certaine manière que c’est une cause, mais ils n’en parlent pas de cette manière selon laquelle, justement, elle l’est naturellement. Ceux qui, en effet, parlent de l’intelligence ou de l’amitié présentent ces causes comme un bien mais pas comme le “ce en vue de quoi” de ces réalités existantes en tant qu’elles sont ou qu’elles deviennent ; au contraire, ils disent que c’est en venant de celles-ci qu’existent les mouvements. De même, ceux qui assurent que l’un ou l’être est une telle nature [un bien], disent que c’est la cause de la substance, mais non pas que c’est en vue de cette cause que les êtres sont ou deviennent. Il leur arrive ainsi, en quelque sorte, tout à la fois de dire et de ne pas dire que le bien est cause. Car ils ne parlent pas [du bien] au sens absolu mais par accident » ( Mét., A, 7, 988 b, 6-16 ) ; cf. ibid., Θ, 6 et 8.
38Dans la Physique, aux livres VII et VIII.
39Ce qu’affirme Aristote : « La lumière est l’acte du diaphane » ( De l’âme, 11, 7, 418 b 10 ). « Ces sensations [de vision, d’olfaction et d’audition] ne sont pas des corps mais une passion et un mouvement ( ... ) et elles ne sont pas sans le corps. Mais à propos de la lumière, c’est une autre considération : par l’être, en effet, la lumière est quelque chose, mais elle n’est pas un mouvement » ( Du sens et des sensibles, 6, 446 b 25-28 ). « D’une certaine manière, la lumière fait des couleurs qui sont en puissance, des couleurs en acte » ( De l’âme, III, 5, 430 a 16-17 ). Saint Thomas ne cesse de reprendre cela : par exemple dans son Commentaire du De Cælo ( II, 14, 427 ), ou dans son Commentaire du De sensu et sensato ( I. 5, 59 ; I, 6, 80-81... ). De même dans le Contra Gentiles ; citons par exemple : « C’est par le même acte de vision que nous voyons la lumière et la couleur, qui est rendue visible en acte par la lumière » ( op. cit., 1, 76 ) ; « Quand il y a de la lumière, les couleurs qui sont hors de l’âme sont visibles en acte, au sens où elles peuvent mouvoir la vue, mais non au sens où elles sont senties en acte, en tant qu’elles ne font qu’un avec le sens en acte » ( ibid., II, 59 ) ; voir aussi ibid., II, 62 et III, 53 ; De Veritate, q. 2, a. 2 ; q. 8, a. 6. Voir également Commentaire sur l’évangile de saint Jean, n° 1142 : la lumière sensible, « cette faible lumière particulière a un effet dans la réalité vue en tant qu’elle rend les couleurs visibles en acte » ; voir aussi ibid., n° 101, 102, 118...
40Cf. Gn 21, 1-7.
41Cf. Ex 2, 1-10.
42Cf. Mt 1 ; Lc 2, 1-21.
43Dans le Christ, la victoire de la vie sur la mort est parfaite, déjà par sa naissance. Et si Jésus accepte la mort, c’est dans une acceptation généreuse, aimante, qui est la victoire prochaine sur la mort : il meurt librement, volontairement, pour écraser la mort.
44« À partir de la sixième heure, l’obscurité se fit sur toute la terre, jusqu’à la neuvième heure. ( ... ) Et voilà que le voile du Sanctuaire se déchira en deux, du haut en bas ; la terre trembla, les rochers se fendirent, les tombeaux s’ouvrirent et de nombreux corps de saints trépassés ressuscitèrent » ( Mt 27, 45.51-52 ; cf. Mc 15, 33.38 ; Lc 23, 44-45 ).
45« Et il y aura des signes dans le soleil, et la lune et les étoiles, et sur la terre angoisse des nations, inquiètes du fracas de la mer et de son agitation, les hommes expirant de peur dans l’attente de ce qui va survenir au monde, car les puissances des cieux seront ébranlées. Et alors on verra le Fils de l’homme venir dans une nuée avec beaucoup de puissance et de gloire » ( Lc 21, 25-27 ; cf. Mt 24, 29-30 ; Mc 13, 24-26 ).
46Cf. ci-dessous, p. 459. et dans le volume II.
47Cf. Aristote, Mét., Z, 17, 1041 a 31-32.
48Cf. ibid., 3. 1028 b 33 sq.
49Voir par exemple ST, I, q. 5, a. 2, ad 1 ; De Veritate, q. 21, a. 3 ; In lib. Met. Expos., V, lect. 3, n° 782...
50« Jusques à quand clocherez-vous des deux jarrets ? » ( 1 Rs 18, 21 ).
51Cf. ci-dessus, p. 15-16 et p. 25 sq.
52« Le beau est, au contraire, l’objet principal du raisonnement de ces sciences et de leurs démonstrations. ( ... ) Les formes les plus hautes du beau sont l’ordre, la symétrie, le défini, et c’est là surtout ce que font apparaître les sciences mathématiques » ( Mét., M, 3, 1078 a 31 - 1078 b 1 ; cf. ibid., B. 2, 996 a 26 - 996 b 1 ).
53Cf. ci-dessus, p. 83.
54Cf. Mét., Θ, 3, 1047 a 30-32 ; 8, 1050 a 21-23 ; De l’âme, II, 1, 412 a 27-28.
55Cf. ci-dessus, chapitre premier, p. 102.
56Cf. ci-dessus, p. 188 sq et p. 220 sq.
57Cf. ci-dessus, chapitre premier, p. 102 sq.
58L’acte est « comme celui qui bâtit à celui qui a la faculté de bâtir, celui qui est éveillé à celui qui dort, celui qui voit à celui qui a les yeux fermés mais qui possède la vue, ce qui est séparé de la matière à la matière, ce qui est élaboré à ce qui ne l’est pas » ( Aristote, Mét., Θ, 6, 1048 b 1-4 ).
59Cf. ci-dessus, chapitre premier, p. 145 sq.
60Cf. ci-dessous, p. 316 sq.
61La Divine Comédie, Enfer, IV, 130.
62« To analogon sunoran » ( Mét., Θ, 6, 1048 a 35-37 ).
63Nous touchons aussi par là l’erreur fondamentale de Platon pour qui chercher l’Un en soi et le Bien en soi est ultime. Il n’y a plus de saisie de l’acte d’existence, l’aspect quidditatif prend tout. N’est-ce pas pour cela qu’Aristote a précisé la distinction de l’appréhension quidditative et du jugement qui saisit ce qui est ?
64Cf. ci-dessous, chapitre m, p. 351 sq.
65« Il y a, même parmi les artistes, tels d’entre eux qui ( ... ) deviennent ( ... ) d’excellents maîtres, par cela même qu’ils renoncent à maîtriser. ( ... ) Ces hommes-là sont des hommes sans préventions, sans préjugés, sans systèmes, ayant plus de philosophie que d’amour-propre, plus d’affection pour l’art que de tendresse pour leurs œuvres... » ( R. TOpffer, Réflexions et menus propos d’un peintre genevois..., p. 54 ).
66C’est ce qu’on a appelé la « vérité formelle » et le « vrai ontologique ». Formellement, la vérité qualifie notre jugement, elle est la qualité de notre jugement en tant qu’il est adéquat à la réalité ( cf. saint Thomas, De Veritate, q. 1, a. 1 ). Mais antérieurement ( du point de vue de l’acte, de la fin ) à cette qualité de notre jugement, c’est ce qui est qui, en tant qu’il est, est vrai.
67C’est pourquoi l’expression d’Aristote, noèsis noèséôs, la pensée de la pensée, ne peut être vraie que de l’Être premier, que de Dieu. Seul Dieu peut, en se contemplant, contempler la Réalité suprême.
68Cf. De l’âme, 111, 3, 427 a 17 sq.
69C’est pourquoi nous distinguons l’universel univoque ( celui des prédicables : genre, différence spécifique, espèce, propre et accident ) et l’universel analogique ( celui des rationes, des transcendantaux, convertibles avec la ratio entis : res, unum, aliquid, verum, bonum ). Cf. saint Thomas, De veritate, q. 1, a. 1 ; voir ci-dessous, p. 278-279 et p. 300 sq. Nous y reviendrons dans le volume II à propos de l’analogie.
70De veritate, q. 1, a. 1. Cf. ST. I, q. 16, a. 1 et a. 2 ; q. 21. a. 2 ; Contra Gentiles, I, 59.
71« Lorsque [le noûs] est devenu chacun de ses objets au sens précis où l’on est dit savant, et cela en acte - ce qui arrive lorsqu’il peut passer à l’acte de lui-même -, il demeure, même alors, en puissance à un certain égard, non pas toutefois de la même manière qu’avant d’avoir appris ou d’avoir trouvé. Et il peut alors se penser lui-même » ( Aristote, De l’âme, III. 4, 429 b 5 ).
72« Il existe un noûs tel qu’il est capable de devenir toutes choses, et d’autre part celui qui. parce qu’il produit toutes choses, est comme une certaine disposition stable, tel que la lumière. Et ce noûs est séparé, sans mélange et impassible, étant acte substantiellement » ( De l’âme, III, 5, 430 a 17 ) ; « La puissance sensible, en effet, n’est pas sans le corps, tandis que l’intellect est séparé » ( ibid., 429 b 5 ) ; « D’une manière générale, de la même manière que les choses sont séparables de la matière, ainsi en est-il pour ce qui concerne l’intellect » ( ibid., III, 4, 429 b 21 ).
73Cf. ci-dessus, p. 128 sq.
74Saint Thomas l’appelle « appétit rationnel » ou « intellectuel ». Voir par exemple ST, I, q. 80, a. 2 ; I-II, q. 8, a. 1 ; I-II, q. 26, a. 1 ; cf. Contra Gentiles, II, 47 ; III, 88...
75De fait, la culture de chaque pays est marquée par des erreurs différentes. Hélas, l’originalité est rarement du côté de la perfection ! Si chaque pays a ses tares, cela ne veut pas dire que l’intelligence soit tarée, mais que l’éducation reçue a faussé certaines choses et a marqué notre manière d’être.
76Cf. ci-dessus, p. 204 sq.
77Rappelons que nous nous situons ici au niveau d’une analyse philosophique de l’amour d’amitié et non pas dans un regard de théologie chrétienne sur le mystère de la charité, de l’agapè. La charité est reçue dans notre volonté mais elle est un amour divin qui nous fait aimer comme Dieu aime.
78Confessions, XIII, Ix, 10, BA 14, p. 441.
79On pourrait objecter que le sommet de l’anthropologie est la contemplation de Dieu et non pas l’amour d’amitié. Mais pour contempler Dieu, il faut l’avoir découvert. Dès que nous le découvrons, nous entrons dans une théologie ( au sens philosophique ), dépassant l’anthropologie proprement dite. On peut donc dire que le propre de l’anthropologie est de se dépasser dans une théologie.
80Cf. ci-dessus, p. 181 sq.
81« A l’être on ne peut pas ajouter quelque chose d’étranger, à la manière dont la différence s’ajoute au genre ou l’accident au sujet, parce que toute nature est essentiellement ce qui est. ( ... ) Mais on dit de certaines choses qu’elles s’ajoutent à l’être en tant qu’elles en expriment un mode que le nom être n’exprime pas » ( saint Thomas, De veritate, q. 1, a. 1 ).
82Cf. ci-dessus, chapitre premier, p. 155 sq.
83Cf. Gn 8, 8-12.
84Cf. ci-dessus p. 52.
85Si pour la science, qui ne touche pas ce qui est en tant qu’il est, rien ne se perd et tout se transforme, la philosophie, elle, saisit la cause matérielle. Quand nous affirmons que la cause matérielle est présente dans le devenir d’une façon radicale, nous affirmons que la matière contient en virtualité, en puissance, tout devenir. Elle est une potentialité substantielle. Une potentialité substantielle n’est pas le néant, c’est une modalité particulière de ce qui est. La cause matérielle n’est pas rien, elle est une cause radicale du devenir, un être-en-puissance.
86« Nous disons que la matière et la privation sont à distinguer et que, de ces deux choses, l’une est un non-être par accident, à savoir la matière ; l’autre, à savoir la privation, est un non-être par soi » ( Aristote, Phys., I. 9, 192 a 2-5 ).
87Aristote, Phys., VIII, 4, 256 a 2-3.
88Cf. ST, ΙΙ-Π, q. 152.
89Cf. Éth. Nic., VIII, 7, 1158 a 18-21.
90C’est l’attitude des pharisiens s’érigeant en objecteurs de conscience devant les disciples du Christ qui ont une liberté qu’eux-mêmes, qui veulent suivre la loi comme un absolu, n’ont pas.
91Cf. ci-dessus, p. 224 sq.
92« Toute application de la raison droite à quelque chose que l’on peut faire appartient à l’art. Mais à la prudence n’appartient que l’application de la raison droite aux choses à propos desquelles il existe un conseil. Et cela se produit dans des affaires pour lesquelles il n’existe pas de voies déterminées pour parvenir à la fin, comme il est dit dans l’Éthique à Nicomaque » ( ST, II-II, q. 47, a. 2, ad 3 ).
93« Pour la fin que, selon lui, doit avoir la cité, le plan, tel qu’il l’a de fait formulé, est inapplicable ; or, sur la manière dont il faut l’interpréter, elle n’a été nulle part bien définie. Je veux parler de l’unité de la cité la plus totale possible considérée comme le bien le meilleur ; car c’est là la position de base que prend Socrate. Cependant, il est évident que le processus d’unification se poursuivant avec trop de rigueur, il n’y aura plus de cité : car la cité est par nature une pluralité ( ... ). Par conséquent, en supposant même qu’on soit en mesure d’opérer cette unification, on doit se garder de le faire, car ce serait conduire la cité à sa ruine » ( Aristote, Politique, II, 2, 1261 a 13-22 ) ; « La cité ne possède pas par nature cette unité que certains lui attribuent ; et ce qu’ils indiquent comme étant le plus grand des biens pour les cités est en réalité ce qui les conduit à la ruine ; et pourtant il est sûr que le bien de chaque chose est ce qui la conserve » ( ibid., 1261 b 6-9 ).
94« Il n’est pas possible de se connaître l’un l’autre avant d’avoir consommé ensemble la mesure de sel dont parle le dicton » ( Aristote, Éth. Nic., VIII, 4, 1156 b 27 ).
Les deux grands chemins que nous venons de parcourir à partir du jugement « ceci est » nous permettent de voir, pour ainsi dire, les deux apparitions de la personne humaine dans l’être et dans le bien. À travers l’éveil de notre intelligence et l’éveil de notre volonté, c’est notre personne que nous découvrons dans ses activités spirituelles. Nous allons maintenant aborder le problème de la personne humaine pour lui-même comme le premier sommet existentiel de la philosophie première. Et quand nous aurons abordé le problème de l’existence d’un Être premier, d’une Personne première, nous pourrons saisir pleinement la personne humaine du point de vue philosophique en la regardant dans un jugement de sagesse 1. De fait, nous ne pourrons étudier parfaitement la personne humaine qu’en ayant découvert l’existence de la Personne première, d’un Être premier que les traditions religieuses appellent Dieu.
La philosophie première commence par le jugement d’existence « ceci est » qui conduit à la découverte de la substance, puis de l’être-en-acte, tout spécialement grâce à l’expérience de l’amour d’amitié. Les activités personnelles par excellence sont donc le jugement sur ce qui est, qui commande la recherche de la vérité, et le choix amical. La recherche et la découverte de l’existence de Dieu seront l’activité la plus profonde de la personne, sa fin ultime. Et, en découvrant que Dieu la conduit comme un Père, la personne humaine découvrira ce qu’elle est dans le regard de Dieu. Ces trois jugements : « Ceci est », « tu es mon ami », « il est nécessaire qu’il existe un Être premier » nous font toucher la personne. Mais ils doivent être unis pour que nous puissions comprendre la profondeur de la personne humaine.
La philosophie première est bien en dernier lieu une philosophie de la personne. Elle est la recherche des principes et des causes propres de ce qui est en tant qu’il est, ce qui lui permet d’aborder le problème de la personne comme le « comment » parfait de l’être spirituel pour nous. La personne n’est pas un nouveau principe mais un « comment » ( un pôs ) dans l’ordre de l’exercice, une manière d’exister. C’est à partir de ce premier sommet existentiel que se posera le problème de l’existence de la Personne première et que, en dernier lieu, nous pourrons saisir pleinement ce qu’est la personne humaine en la regardant dans la lumière de la découverte de Dieu Créateur et Père : l’homme est fils de Dieu par l’adoration contemplative.
Il y a donc deux regards sur la personne humaine en philosophie première. Le premier est de la considérer comme le sommet existentiel de l’être spirituel pour notre expérience, à partir de la substance et de l’être-en-acte. Le second, qui est ultime et plus profond, est de chercher à la regarder dans la lumière de la Personne première, de Dieu Créateur et Père.
Le problème de la personne n’est pas élaboré pour lui-même dans la philosophie d’Aristote. Même si l’étude du choix libre et de l’amitié touche la question de la personne en éthique, et même si c’est la vie du noûs, de l’esprit, qui caractérise profondément l’homme, ce qui s’épanouit dans la contemplation, Aristote n’a pas abordé le problème de la personne en philosophie première. C’est chez les Stoïciens, surtout chez Épictète, que le problème de la personne proprement dite est explicité pour la première fois 2. La personne chez Épithète, c’est le « moi » capable de choisir, capable de dominer et d’organiser sa vie. Chez Plotin, le problème de la personne est posé avec acuité à travers celui de l’intériorité. Avec lui, le mot hypostasis prend subitement une très grande importance en philosophie avec l’âme, le noûs, l’Un ; l’âme doit redécouvrir sa parenté avec le noûs et, plus profondément, avec l’Un. Alors que, pour Aristote, hypostasis désigne le dépôt de l’urine ( c’est un mot du langage médical ), chez Plotin l’hypostasis est ce qui permet de voir la structure ultime d’autonomie des trois premiers. L’hypostase est en quelque sorte une manière de poser le problème de la personne comme un au-delà de la substance. Si la substance principe est indivisible, la réalité concrète est un tout ; la personne est un tout. C’est ce tout existentiel qu’exprimera le mot « hypostase », ce qui est, ce qui subsiste. La subsistence est la manière dont une réalité existe et a son indépendance dans son être : elle subsiste, elle existe par elle-même. La substance subsiste par elle-même parce qu’elle est principe, elle ne peut pas mendier son être d’un autre 3. Au contraire, l’accident mendie son existence de la substance ; il est tout relatif à la substance, il ne subsiste pas, il inhère. Ces expressions expriment non plus la recherche des principes, mais la manière dont l’être existe et se présente à nous, le pôs.
De fait, le problème du « comment » a surtout été développé en théologie chrétienne. Le théologien s’approche du mystère de Dieu en cherchant à contempler sa manière d’être. Thomas d’Aquin affirme, à la suite des Pères de l’Église, que nous ne savons pas ce qu’est Dieu ; nous pouvons affirmer qu’il existe et écarter de lui tout ce qui ne peut pas lui appartenir, pour connaître la manière dont il existe, son pôs 4. La recherche du « comment » de Dieu devient donc primordiale pour le théologien alors qu’en philosophie, la recherche capitale est celle des principes, du « pourquoi » ; le « comment » vient ensuite.
D’autre part, l’originalité la plus profonde de Thomas d’Aquin a été d’introduire en théologie scientifique l’étude de la personne en précisant le plus possible ce qu’elle est. Il a explicité avec une grande précision le mystère des Personnes divines dans la Très Sainte Trinité, le mystère de l’union hypostatique pour aborder le mystère du Christ, le mystère de la subsistence mystique de l’Église. Il l’a fait grâce à la philosophie d’Aristote en cherchant à sortir des définitions. Les définitions, en effet, restent au niveau logique. On ne peut définir l’être, on ne peut définir la personne. Au point de départ, Thomas d’Aquin était en quelque sorte enfermé dans la définition que Boèce donne de la personne : « Substantia individualis rationalis naturae 5 ». Toute sa recherche a été de sortir de cette définition pour découvrir, grâce à la philosophie première d’Aristote, une véritable vision de la personne. Mais parce que Thomas d’Aquin est avant tout un théologien, il n’a pas développé pour elle-même une métaphysique de la personne. Il s’est humblement servi de la définition de Boèce et a essayé de faire comprendre de quelle manière elle pouvait rejoindre la pensée philosophique réaliste d’Aristote. Ce problème de la personne est au cœur de la théologie de Thomas d’Aquin.
Aujourd’hui, après Auguste Comte qui laïcise la théologie et exalte la connaissance scientifique, le « comment » est devenu la grande recherche. Pour Auguste Comte, elle est celle de l’âge adulte ; seul l’enfant pose la question du « pourquoi ». L’enfant croit connaître ce que sont les choses mais avec l’âge vient le scepticisme et l’on s’aperçoit que l’on ne connaît en réalité que le « comment » des choses. Mais si le positivisme considère comme naïve la question du « pourquoi », il est lui-même naïf en croyant savoir avec exactitude ce que sont les choses dans la mesure où il en connaît le « comment » ! Il est très net que, dans la philosophie européenne, le positivisme a pris de plus en plus possession des intelligences en écartant la philosophie première. Si le théologien cherche le « comment » de Dieu parce que ce qu’il est transcende la capacité de notre intelligence ( il est Acte pur ), le positivisme, lui, prétend qu’il n’y a pas de recherche de la finalité et qu’il n’y a que la recherche du « comment » des seules réalités matérielles, en devenir. La recherche du « comment » est grandiose aujourd’hui et, de fait, elle a absorbé celle du « pourquoi ».
Certes, une telle mentalité est en partie excusable car les savants se sont trouvés face à une scolastique tirée de la théologie et impuissante à aborder les problèmes posés par le développement des sciences. De fait, une philosophie extraite de la théologie n’a pas un point de départ tiré de la réalité dont nous avons l’expérience. Aussi demeure-t-elle incapable de dialoguer avec la pensée moderne et la science. Redécouvrir dans toute sa pureté la recherche du « pourquoi », des principes propres de ce qui est, puis s’intéresser au « comment », à la réalisation concrète des principes dans l’homme, est donc essentiel ; c’est, d’une part, ce qui permet de bien distinguer la philosophie de la théologie ; d’autre part, de distinguer la démarche de la philosophie de celle de la science, tout en situant le terrain sur lequel elles peuvent se rencontrer.
Une véritable philosophie réaliste a toujours ce double aspect : elle part de l’expérience pour découvrir les principes - c’est l’induction ; et les ayant découverts, elle revient à la réalité dont nous avons l’expérience pour l’étudier dans la lumière de la découverte des principes. Le premier mouvement, de l’expérience à la découverte des principes propres, est commandé par l’interrogation qui est l’âme de l’induction, nous l’avons largement souligné. L’interrogation est donc l’aspect « prophétique » de notre vie intellectuelle, c’est ce qui nous fait avancer, c’est ce dynamisme foncier de l’intelligence qui avance, qui creuse et cherche à aller le plus loin possible pour toucher ce qui est premier. Quand nous touchons les principes propres, l’expérience, bien que toujours là, est dépassée. Nous passons du visible à l’invisible, nous entrons plus à fond dans la connaissance de ce qui est et nous découvrons ce qui résiste à toute nouvelle induction. Un principe, en effet, implique l’unité, l’indivisibilité. Mais, ayant découvert les principes propres, nous pouvons revenir à l’expérience, en l’éclairant grâce aux principes que nous avons saisis. Alors nous ne saisissons plus la réalité selon l’apparence, ce dont nous avons l’expérience, mais nous la saisissons de l’intérieur, en saisissant la manière dont ce principe se réalise.
Ce double mouvement, la scolastique thomiste ne le saisissait plus du tout, puisqu’elle se contentait des définitions ; elle ignorait l’induction et, par le fait même, ne pouvait plus saisir le véritable « comment » de la réalité dont nous avons l’expérience. Or, une philosophie vivante est commandée par ce double mouvement de l’intelligence qui cherche le ti esti, puis le pôs. Chercher le ti esti, c’est la jeunesse de l’intelligence, c’est sa vitalité. S’interroger sur le « pourquoi » ne relève pas d’un état infantile, mais de la jeunesse de l’intelligence. Et chercher le pôs, c’est l’âge mûr de l’intelligence philosophique. Le « comment » n’est pas réservé à la science ; ayant découvert les principes, nous regardons comment ils se réalisent. C’est là que, dans la lumière des principes propres de la philosophie première, nous saisissons d’abord l’un, propriété de ce qui est 6. Puis, lorsqu’il s’agit de l’homme, les principes propres de ce qui est nous permettent de saisir la réalisation plénière de notre « je suis », de notre personne. Le « je suis » est un pôs, et nous cherchons à le comprendre dans la lumière des principes propres de ce qui est. La personne n’est pas un principe mais une manière d’exister.
Après avoir été très loin dans la recherche inductive de la substance et de l’être-en-acte, nous revenons sur le « je suis », pour en découvrir les dimensions propres. De fait, notre « je suis » nous met en présence de notre exister actuel, de notre « comment » dans l’être. Au niveau des principes, nous ne sommes pas en présence de notre exister actuel, mais nous touchons ce qui est, au-delà du devenir, dans ce qu’il a de premier. Cependant, nous existons comme un tout 7 complexe et toutes nos expériences sont dans le devenir. Nous devons donc essayer de saisir cette manière d’exister de l’homme ( ce pôs ). Il est capital de le comprendre pour saisir l’erreur d’Auguste Comte qui, au lieu de distinguer, sépare l’âge de la découverte des principes de l’âge de la découverte du « comment ». Quand elle découvre les principes, notre intelligence découvre la source ; alors elle est « dans le principe », c’est sa vie comme intelligence. Cette découverte est capitale mais nous avons besoin de voir comment les principes nous sont donnés, comment ils existent, leur manière d’exister.
La scolastique, ne saisissant plus les principes propres, n’a jamais développé le problème de la personne. Il a fallu que Descartes dise : « Je suis » pour que la pensée philosophique se concentre autour du problème du sujet. Mais Descartes regarde le « je suis » dans la lumière du cogito et non pas dans la lumière de la substance et de l’être-en-acte. En abordant en philosophie première le problème de la personne humaine, nous cherchons à saisir toutes les dimensions du « je suis » pour étudier la manière d’exister la plus parfaite pour nous de la substance et de l’être-en-acte. Avoir fait l’effort de découvrir les principes propres de ce qui est en tant qu’il est nous permet de mieux nous connaître nous-même. Le « Connais-toi toi-même » de Socrate, dans son sens le plus profond, est la recherche du « je suis » en philosophie première. La plupart des philosophies modernes, de Descartes à Husserl, cherchent à le connaître dans la lumière de la pensée. Mais en regardant le « je suis » à partir de la pensée, nous nous y enfermons. Au contraire, si notre « je suis » est regardé dans la lumière de la substance et de l’être-en-acte, il s’ouvre, par l’être, à l’autre. Celui qui regarde le « je suis » à partir de la pensée ne peut s’ouvrir à l’autre, à ce qui est, il ne peut se quitter lui-même. Au contraire, la philosophie première de ce qui est s’achevant sur le problème du « je suis », nous ouvre à l’autre. Par l’être, l’autre devient accessible pour nous, il n’est pas étranger. Bien plus, il permet à notre expérience de s’enrichir.
Outre l’emprise du positivisme, qui prétend s’emparer de la connaissance du « comment » d’une façon exclusive - comme si celui-ci appartenait à la science -, la psychologie peut être aujourd’hui un obstacle. En effet, ce sont les psychologues qui se sont intéressés le plus à la personne en étudiant le conditionnement des activités de l’homme, en particulier celui de sa croissance et de l’influence de son milieu. Mais elle s’est souvent élaborée indépendamment de la philosophie réaliste et a trouvé un support dans la philosophie du sujet développée à partir de Descartes et déjà auparavant par Occam. Saint Thomas, à la suite d’Aristote, avait cependant développé le problème de la personne sur le plan moral et affirmé que l’homme est maître de ses activités 8. Sur le plan moral, la personne est donc un sujet responsable de ses activités. Si elle ne l’est plus, n’est-ce pas parce que quelque chose l’empêche d’être vraiment ce qu’elle devrait être ? De fait, celui qui subit un conditionnement tel qu’il en perd la tête et n’est plus maître de ses activités n’est plus une personne sur le plan moral ; c’est « la bête » qui revient avec l’instinct et ses passions. Ce qui est personnel, c’est ce qui est humain et dont nous sommes responsable. Si donc le point de départ « ceci est » demeure capital pour toute la philosophie première, nous l’avons vu, l’éthique joue un rôle essentiel pour l’affirmation du sujet et de la liberté dans la lumière de la fin. Du point de vue éthique, l’expérience de l’amitié et la découverte de la fin de nos activités sont donc essentielles pour saisir la personne au-delà de son conditionnement, auquel les sciences humaines risquent toujours de la ramener. C’est pourquoi la philosophie première, en abordant le problème de la personne humaine, ne peut pas se séparer d’une éthique dont le sommet est : « Tu es mon ami. » Connaître la personne humaine est le jugement parfait. Si, dans le jugement « ceci est », tout l’accent est mis sur l’être, dans le jugement « tu es mon ami » l’accent est mis sur la personne. C’est la personne qui nous intéresse parce que nous l’aimons. Cette personne existe, c’est très bien, et nous désirons la connaître en tant qu’elle existe, mais c’est cette personne qui donne à notre vie une dimension toute nouvelle, puisqu’elle la finalise et l’oriente profondément.
Il faut ensuite saisir le passage du point de vue moral à celui de la philosophie première, ce qui est un problème philosophique central aujourd’hui, notamment en raison de l’influence d’Occam sur la culture moderne, particulièrement la culture protestante, qui a tendance à ignorer la philosophie première et à ne plus voir que la responsabilité morale. Or, ce passage de l’éthique à la philosophie première se réalise autour du problème de la personne, donc de la finalité. Est une personne l’homme qui a découvert sa finalité. Quand il a découvert le sens de sa vie, tout se regroupe et s’ordonne autour de la fin.
Si le jugement : « Tu es mon ami » nous donne le sens de la personne en éthique, en philosophie première nous regardons d’abord le « je suis ». Car, si l’ami est « un autre nous-même », nous sommes toujours plus proche de nous-même que de notre ami, du point de vue de l’être. En philosophie première, nous devons donc revenir à l’expérience du « je suis » pour découvrir la personne. Du point de vue de la philosophie première, ayant découvert la substance et l’être-en-acte à partir du jugement « ceci est », nous découvrons notre « je suis » avant de découvrir celui de l’ami. De même que nous avons souligné l’importance de l’ordre entre le « ceci est » et le « je suis » au point de départ de la philosophie première 9, de même ici il y a un ordre qu’il faut respecter. Et il serait important d’étudier les erreurs que l’on fait quand on ne respecte pas cet ordre. En philosophie première, nous ne quittons jamais le jugement « ceci est ». Dans le « je suis », nous voyons donc l’être en nous, sans l’opposer à ce qui est, au « ceci est ». L’exister de l’ami est autre que notre « je suis ». Ils se distinguent et ne peuvent fusionner. Et pour maintenir cette distinction, il faut regarder le « je suis » dans son autonomie. Si nous voulions regarder l’ami pour commencer l’étude de la personne en philosophie première, nous tomberions dans la fusion ! La mort nous montre que nous ne pouvons pas dire que l’exister de notre ami et le nôtre ne font qu’un. Si l’un disparaît, l’autre ne disparaît pas nécessairement.
D’une certaine façon, il y a trois fusions qu’il serait intéressant de mettre en lumière : celle dans laquelle la subjectivité du « je suis » absorbe le réel existant : l’idéalisme. Celle dans laquelle l’ami absorbe le « je suis » : nous nous perdons dans l’intersubjectivité affective. Enfin, celle dans laquelle l’ami et nous-même absorbons Dieu : c’est le panthéisme ou l’ontologisme.
Il est donc d’autant plus important d’avoir découvert que la philosophie première commence par le jugement « ceci est ». Ayant analysé ce qui est et découvert les deux grands principes de ce qui est en tant qu’il est, nous pouvons essayer de comprendre la manière dont l’être existe pour nous, notre manière d’exister. Qu’est-ce qui est caractéristique pour un être qui est esprit ? Comment notre esprit nous fait-il saisir notre manière d’exister ? Comment notre être peut-il se « comporter » grâce à l’esprit, grâce à notre âme spirituelle ? Nous pouvons dire : « Je ne suis pas comme un animal. » Notre manière d’être n’est pas celle du crapaud ou de la vache, elle a quelque chose que l’animal n’a pas. Si donc nous sommes partis du « ceci est », nous essayons de saisir à partir du jugement « je suis » notre manière propre d’exister, le « comment » ultime de l’être pour nous. Il s’agit, d’une certaine manière, d’une synthèse, d’un jugement d’existence concret. Nous essayons de saisir en nous-même notre manière d’exister, ce que nous pouvons connaître de l’intérieur de notre être.
C’est donc de l’intérieur que nous pouvons essayer de saisir la personne, parce que nous avons l’expérience interne du « je suis ». Pour saisir le « comment », il faut le voir de l’intérieur et non pas seulement de l’extérieur. Si l’expérience externe conduit à l’interrogation et à l’analyse, l’expérience interne du « je suis » nous permet de découvrir la manière d’être, la personne. Le « je suis » nous donne une nouvelle connaissance : celle de la manière dont nous exerçons l’exister dans notre vie d’intelligence et de volonté. Notre « je suis » est vital, il est spirituel, et nous le saisissons de l’intérieur. C’est le propre de la vie de ne pouvoir être vraiment saisie que de l’intérieur, dans sa spontanéité. Et l’expérience la plus parfaite que nous avons de la vie est l’expérience que nous avons de nous-même. Aussi le problème de la personne, à partir de l’expérience « je suis », pose-t-il très concrètement la question des relations de l’être et de la vie de l’esprit. Nous les avons étudiées à propos de la substance et de l’être-en-acte 10. Mais le problème de la personne est celui de l’unité concrète de l’être et de l’esprit. Il ne s’agit pas d’un principe mais d’une manière d’être.
Par là, nous cherchons à être attentif au fait que, pour tous les modernes, le sujet est le point de départ de la philosophie. Nous devons comprendre ce qu’il y a de vrai dans cette affirmation. Si l’affirmation du sujet ne doit pas supprimer celle du jugement « ceci est » - ce qui existe, hélas, dans la pensée moderne -, elle doit aussi être reconnue dans ce qu’elle a d’unique et d’original. De fait, nous ne pouvons pas ne pas nous servir de l’expérience interne. L’erreur d’une certaine scolastique a été d’avoir peur de la subjectivité. Mais vouloir rester dans l’objectivité par peur de la subjectivité, de l’intériorité, c’est tout fausser et se réfugier dans la logique en en faisant une fausse objectivité. Le primat de la logique est une fausse objectivité, une objectivité que nous fabriquons. En réalité, elle est donc une super-subjectivité, et c’est pourquoi elle ne peut rien nous dire de l’Être premier. Nous ne devons pas avoir peur de la subjectivité mais la reconnaître et bien la situer. Si nous restions uniquement dans l’objectivité du « ceci est », nous ne connaîtrions pas pleinement l’être. Nous saisirions peut-être son intelligibilité grâce à la découverte des principes propres, mais nous ne connaîtrions pas notre manière particulière d’exister comme vivant et comme esprit. Dans le « je suis », l’être existe à la manière d’un vivant et d’un esprit, d’une personne. Si donc nous voulons connaître notre être pour connaître pleinement ce qui est, nous devons nécessairement, après avoir fait cette analyse rigoureuse, revenir à notre manière d’exister. Pour cela, nous revenons à cette expérience intérieure la plus parfaite que nous avons de nous-même : « Je suis ». Nous ne pouvons pas avoir une expérience interne plus parfaite que celle-là. Il ne s’agit pas du moi psychologique mais du « je suis ». Nous réfléchissons alors sur toutes les connaissances que nous avons acquises en philosophie première, pour les comprendre d’une nouvelle façon, de l’intérieur. Nous pouvons dire : « Je suis dans mon âme spirituelle, dans ma substance » ; « je suis dans l’exercice de mon être spirituel », etc. Nous essayons alors, non plus d’analyser, mais de décrire philosophiquement notre « je suis ». Par là, nous rejoignons une recherche de la philosophie contemporaine. Merleau-Ponty montre dans la Phénoménologie de la perception que la phénoménologie est descriptive et artistique, qu’elle n’analyse pas 11. Or, lorsque nous essayons de saisir notre manière d’exister, nous n’analysons pas, nous décrivons, mais nous le faisons au niveau de la philosophie première. En quelque sorte, nous nous tâtons le pouls métaphysiquement ! Il y a un pouls métaphysique et il faut apprendre à le toucher et à le connaître. Ce pouls métaphysique, c’est notre personne.
Le grand problème pour nous aujourd’hui est donc la recherche de la personne humaine en philosophie première. En faisant cette recherche, nous répondons à l’exigence de la recherche de la vérité poussée jusqu’au bout. La philosophie première de ce qui est en tant qu’être nous permet de découvrir ce que sont l’intelligence et la volonté. Elle doit donc aboutir à une anthropologie qui nous permette de découvrir ce qu’est la personne humaine. Nous passons donc de la recherche de philosophie première dans toute son acuité, dans toute sa simplicité, à ce regard sur l’homme qui est la réalité la plus parfaite que nous expérimentons. Il y a dans l’homme quelque chose d’unique : l’éveil de son esprit dans la recherche de la vérité et l’amour spirituel. Nous essayons donc de comprendre au niveau de la philosophie première ce qu’est l’être spirituel qui est la personne humaine.
Pour bien le comprendre, il est bon de préciser la différence de l’un et de la personne, relativement à l’analyse que nous faisons de ce qui est. En effet, tous deux sont, d’une certaine façon, au niveau du « comment » de ce qui est. À partir du jugement d’existence « ceci est », notre intelligence liée aux sens doit nécessairement, pour se développer, c’est-à-dire pour découvrir ce qu’elle est comme intelligence, s’orienter vers la recherche des causes. Elle ne peut s’en dispenser pour découvrir ce qui, en elle, est original et au-dessus de tous les compromis. La découverte des causes n’est donc pas une découverte liée au contexte, au temps, elle permet à l’intelligence de s’éveiller dans ce qu’elle a de plus profond. Après avoir saisi les causes propres de ce qui est, nous regardons la propriété de ce qui est en tant qu’il est. Elle affecte une réalité et notre analyse de ce qui est regarde toujours l’être le plus parfait qui existe et dont nous avons l’expérience, l’homme. Aussi, ayant découvert la substance et l’acte, nous revenons à l’homme que nous pouvons expérimenter. L’homme qui existe implique une substance et l’être-en-acte. En lui, l’âme informe le corps et est l’acte du corps. En regardant la manière dont la réalité existe, nous affirmons alors que, dans la mesure où cette réalité est substance et acte, dans cette même mesure, elle est une. L’un est relatif à l’être, il est relatif à la substance et à l’être-en-acte. Il y a donc deux types d’unité : l’unité selon la substance et l’unité selon l’être-en-acte. De même, le multiple est double : le multiple des accidents relatifs à la substance et le multiple de l’être-en-puissance. Cela, nous l’avons précisé en affirmant que l’un est propriété de l’être 12.
Mais n’y a-t-il pas, au-delà de ces deux types d’unité, l’un par excellence dans l’homme ? N’est-ce pas la personne ? Notre personne assume notre individualité ( l’un de la substance ), et elle assume l’unité dans la multiplicité de nos opérations vers la fin ( l’un de l’être-en-acte ). Ces deux unités se rencontrent dans notre âme, qui règne sur la multiplicité de nos opérations et sur la diversité de nos déterminations. En nous, il y a bien une unité qui vient de notre âme et qui ne se réduit ni à celle de la substance, ni à celle de l’acte ; elle est celle du tout qu’est notre personne, qui ordonne toute la multiplicité des déterminations vers sa fin. C’est par la fin spirituelle que toute la multiplicité s’organise et s’ordonne d’une manière immanente en s’unifiant. Il y a donc un problème nouveau : comment se fait cette unité et quels sont les éléments de cette unité du tout que nous sommes ? Cette unité, c’est la personne.
Après avoir découvert, à travers ces deux grandes inductions, les principes propres de ce qui est en tant qu’il est, la substance et l’acte, nous nous posons donc la question : comment se réalise dans l’homme l’unité de ces deux principes ? Nous passons des principes, ce par quoi nous connaissons ce qui est, à la réalité, à l’homme que nous expérimentons directement. Le problème de la personne est donc celui de la super-unité, substantielle et finale, dans l’unité du tout qu’est notre « je suis ». La personne n’est pas un principe mais une manière d’être, le « comment » parfait de l’être humain, réalisant l’unité de la substance et de l’acte dans le « je suis ». Nous sommes une personne et nous devenons une personne. La personne, qui unifie donc l’être et le devenir de la vie de l’esprit, ne s’attribue qu’à un être spirituel. Si l’unité individuelle peut être attribuée à un animal, la personne, elle, ne peut lui être attribuée. C’est pourquoi l’étude du problème de la personne est une étude de philosophie première à propos de notre vie d’intelligence et de volonté, de notre vie humaine, dont le développement doit toujours respecter l’unité pour ne pas être anarchique. Il est nécessaire que notre intelligence et notre volonté se développent en harmonie, et que cette harmonie existe aussi au niveau moral de la prudence et au niveau artistique. Nous devons donc essayer de découvrir cette harmonie et cette exigence d’unité de l’être au plus intime de notre vie humaine, qui est spirituelle. Le problème de la personne est bien le grand problème humain. Au milieu des hommes, chacun est en quelque sorte responsable de devenir une personne. De même aussi, face à la Personne première, nous sommes responsable de notre attitude, nous le verrons 13. Dieu nous fait confiance jusque-là dans son gouvernement paternel : il nous laisse libre de nous développer contre lui ou avec lui.
Le problème de la personne et de son développement étudié sur le plan philosophique nous montre donc le sens de la liberté : nous sommes libre de devenir une personne. Et nous l’étudions en philosophie première, du point de vue de ce qui est en tant qu’il est. Si l’un est directement un problème métaphysique par rapport à l’être, nous abordons le problème de la personne, au-delà de l’un, par l’esprit et la liberté. Certes, notre personne nous est radicalement donnée mais nous développons notre intelligence et notre volonté, ce « capital » qui nous est donné. Et ce problème, nous l’étudions dans la perspective propre à la philosophie première, parce que le développement de notre personne ne peut se faire parfaitement qu’avec une intelligence « originelle », l’intelligence de ce qui est. Si donc l’un est la propriété de l’être, la personne est le fruit d’un être spirituel source de vie par lui-même, par son âme.
Nous pouvons donc préciser en quoi une étude de la personne en philosophie première se distingue d’une anthropologie. L’étude de la personne en philosophie première n’est pas une nouvelle métaphysique, car elle ne nous donne aucun nouveau principe de ce qui est en tant qu’être. Elle est un développement ultime de la philosophie première de ce qui est en tant qu’il est, le pôs de « l’être à l’homme ». Parler de « métaphysique de la personne », c’est expliciter la connaissance que nous avons de l’homme au niveau propre de la philosophie première. Quand donc nous cherchons à distinguer la philosophie première de l’anthropologie, tout dépend de ce que nous entendons par « anthropologie ». Si le problème de la personne consiste à étudier le comment de l’être à l’homme, alors il s’agit du sommet de l’anthropologie. Mais si l’anthropologie est l’étude du « moi », de notre conscience psychologique, elle se réduit à l’étude de notre conditionnement humain et de nos limites... Et si elle se présente comme un absolu en se séparant de la philosophie première, elle ne peut plus aborder le problème de la personne humaine. Seule la philosophie première peut aborder le problème de la personne ; elle est alors le sommet de l’anthropologie, parce qu’elle regarde l’homme du point de vue de l’être et de l’esprit et elle l’abordera, au terme, comme une créature relative à l’Être premier créateur, à la Personne première.
La première note caractéristique de la personne est l’autonomie, qui dépend directement de la substance. La substance est par soi 14. Elle est donc radicalement source d’autonomie dans l’ordre de l’être, ce qui se distingue de la liberté. Radicalement, la personne est autonome dans l’être et aucune réalité, parmi toutes celles que nous expérimentons, ne vient diminuer cette autonomie. Nous pouvons dire : « Je suis ; je suis moi-même dans mon être. Du point de vue de l’être, je suis une réalité unique par mon âme, par ma substance. » Nous avons quelque chose d’unique au niveau de l’être, nous ne pouvons pas être remplacé par un autre, nous ne sommes pas dans la série. Ce qui est dans la série peut toujours être remplacé, parce qu’il est relatif au premier. Dans l’ordre de l’être, la personne est unique par sa substance. La substance existe dans l’autonomie. Dire : « Je suis un être personnel », c’est donc dire en premier lieu : « Je suis un être qui a sa propre autonomie. »
En l’affirmant, nous devons en même temps découvrir que cette autonomie n’est pas absolue, que nous sommes un être limité. En effet, nous constatons qu’il y a un abîme entre ce que nous pensons et ce que nous sommes. Nous ne nous identifions pas à notre pensée, vérité à laquelle nous devons constamment revenir. Nous sommes capable de penser et d’aimer, mais notre pensée et notre amour ne sont pas notre être. Notre exister personnel se fonde donc radicalement sur notre âme-substance qui nous donne une certaine autonomie en ce sens que notre « je suis » est indépendant de notre voisin dans son être. Si nous pouvons avoir parfois l’impression que notre voisin nous gêne, il y a en nous, et c’est notre première manière d’exister, notre premier « comment », une indépendance souveraine du point de vue de l’être et de la vie : quelque chose d’unique que personne ne peut remplacer. Cela ne signifie pas que nous soyons premier dans l’être, car notre voisin est indépendant de nous dans son être. Certains voudraient parfois que les autres soient complètement dépendants d’eux jusque dans leur être ! Mais c’est imaginaire, et c’est même la folie de l’orgueil. Les autres ne seront jamais dépendants de nous dans leur être. Peut-être dans leur santé si nous sommes médecin ou infirmière, mais leur santé n’est pas leur être...
Notre être profond est spirituel. Il échappe à tous ceux qui sont auprès de nous. Du point de vue de l’être, notre autonomie dépasse donc le conditionnement de notre corps. En effet, et nous y reviendrons, notre corps dépend d’un atavisme que nous découvrons progressivement. Si les premières limites et les premières dépendances que nous saisissons sont celles qui proviennent de notre corps, notre autonomie dans l’être provient de notre âme spirituelle, de notre substance, qui est au-delà de tout atavisme. Même si notre autonomie est parfois terriblement conditionnée, nous ne devons cependant pas confondre la réalité dans sa substance avec son conditionnement. Si nous avons vraiment découvert ce qu’est la substance de l’homme, son âme spirituelle, nous ne pouvons plus faire cette confusion. Par conséquent, nous comprenons que juger une personne humaine en fonction de son atavisme est criminel au niveau métaphysique. C’est l’erreur odieuse du matérialisme qui réduit l’être au devenir et juge ainsi la personne uniquement en fonction de son origine biologique. Au niveau de la philosophie première, ayant découvert la substance, notre âme spirituelle, nous saisissons l’autonomie radicale qui est en nous et en tout homme. En chaque homme, il y a quelque chose d’unique au monde. L’âme spirituelle, qui informe le corps et assume par le fait même l’individualité en la respectant, assume par là tout l’atavisme. Elle le dépasse en l’assumant, ce qui nous fait comprendre aussi comment notre personne impliquera nécessairement un développement et une croissance. Si notre personne est autonome dans l’ordre de l’être parce qu’elle se fonde sur notre substance, elle impliquera aussi un développement, un devenir radical, parce que la substance implique le corps, assume l’unité de l’âme et du corps. Par le corps, notre âme est individuelle, ce qui n’est pas seulement une manifestation mais implique quelque chose de substantiel. Notre corps n’est pas seulement la manifestation de notre âme, car il est substantiellement uni à notre âme. L’individu que nous sommes fait donc partie de notre personne. Nous ne pouvons pas diviser l’individu et la personne. Nous sommes un dans notre personne, dans notre âme et notre corps, ce qui fait que le devenir devient substantiel dans la personne, il est essentiel à notre être personnel humain.
En précisant cela, nous voyons déjà ce qui caractérise la connaissance propre du pôs, du « comment » de l’être. L’être humain ne peut pas se séparer du devenir, et c’est pourquoi la personne humaine implique à la fois son exister propre, immuable, indivisible, et son développement, sa croissance. Nous sommes un être qui devient une personne. Nous ne pouvons pas dire que l’être devient un être, tandis que nous pouvons dire que nous sommes un être qui devient une personne. Dans le tout petit enfant, la personne est enfouie ; ce qui se voit en premier lieu c’est le corps, c’est l’apparaître, c’est donc son conditionnement. Mais ce conditionnement implique l’être de son âme, de sa substance.
L’éducation de la personne repose donc toujours sur cette autonomie. Si l’on dresse un chien, car il n’a pas d’autonomie, on éduque un enfant. Le chien existe dans son individualité mais n’a pas d’autonomie radicale, car il reste entièrement dépendant du devenir dans sa vie et son être. Le petit enfant, lui, a une autonomie substantielle et c’est pourquoi celui qui doit l’éduquer se trouve devant une très grande responsabilité. L’éducation peut engendrer l’angoisse si elle touche à l’autonomie de la personne en l’orientant dans un sens purement politique comme si c’était la finalité de l’homme. Faire cela, c’est ne pas respecter ce qui est tout à fait foncier dans la personne humaine : son autonomie dans son être. Son être ne dépend pas d’un autre. Il dépend de sa substance, de son âme, mais pas du conditionnement de son milieu. Nous pourrons le préciser avec tout le problème de la Création de l’âme quand nous nous situerons au niveau de la sagesse mais, déjà du point de vue de l’analyse philosophique, grâce à la découverte de la substance, nous reconnaissons que la personne a une autonomie dans l’être. Le terme de « subsistence » exprime bien cette autonomie dans l’être et est directement à la suite de la découverte de la substance. En découvrant la substance-ousia, nous avons découvert un principe d’être, un premier dans l’être selon la forme. Si la substance est première, principe, elle est indépendante, donc source d’autonomie radicale. Radicalement, l’enfant ne dépend pas de ses parents. Certes, l’enfant dépend de sa mère quant à son conditionnement ; il est même totalement dépendant d’elle dans son premier développement. Mais du point de vue de l’être, la substance, l’âme n’est pas dépendante, elle est autonome. Par sa substance, qui est principe, la personne est autonome : elle est elle-même.
C’est donc le problème philosophique de la subsistence qu’il faut toujours bien saisir pour éclairer ce qu’est l’autonomie de la personne. La personne subsiste, c’est-à-dire qu’elle existe en elle-même. Elle n’existe pas comme un être nécessaire mais elle est première en elle-même. Elle a en elle-même, non seulement la possibilité d’être, mais l’acte d’être : elle est et elle est en elle-même. Elle a donc en elle et par rapport à ce qui est autour d’elle une indépendance radicale, une autonomie radicale. Elle ne dépend d’aucune réalité que nous voyons, que nous expérimentons. Si l’enfant dépend de ses parents, c’est en raison de la faiblesse de sa vie. Sa dépendance dure longtemps, mais il a en même temps une source d’autonomie qui fait que, progressivement, il acquiert son indépendance personnelle.
L’autonomie de la personne existe donc fondamentalement dans la substance et s’acquiert progressivement dans l’ordre de l’exercice. L’autonomie dans l’être, qui dépend de la substance, demande de se développer. Elle se développe progressivement, pour arriver à une perfection suffisante telle qu’elle se manifeste à travers l’intelligence et la volonté. Chez le tout petit enfant, le développement de l’autonomie est encore très faible. L’autonomie radicale de la personne du point de vue de l’être ne touche donc pas seulement l’âme en tant que principe. Elle touche la manière dont l’âme existe et se développe en assumant le conditionnement qui provient du corps.
Cela nous aide à bien distinguer l’autonomie personnelle et l’un, propriété de l’être. Quand nous regardons la propriété personnelle de l’homme, nous regardons un état particulier du développement de sa substance : elle réclame par elle-même l’autonomie. L’être humain a quelque chose de particulier : il est radicalement autonome et demande de se développer dans l’autonomie, d’avoir une certaine indépendance dans son développement. L’âme est une, puisque la propriété du principe d’être est d’être un. Mais dans la réalité concrète de l’homme, la substance et l’acte se réalisent dans une personne. La personne « implique » la substance, l’âme ; et la personne « implique » son ordre vers la fin. Quand, de fait, il n’y a pas d’ordre vers la fin en raison d’un accident ou d’une maladie, il y a bien un être qui a une âme, mais si le développement vers la fin ne se réalise pas, il n’a pas d’autonomie, il reste dépendant de son milieu. On peut dire : il existe mais il n’est pas pleinement une personne, car il n’a pas la possibilité de vivre de sa fin, de développer son intelligence, de développer sa volonté.
Nous sommes donc et nous devenons une personne. L’autonomie implique l’unité de ces deux aspects. Nous ne disons pas d’un enfant qui vient de naître : « Oh, quelle merveilleuse petite personne ! » Et s’il restait toujours dans l’état où il est né, nous dirions que sa personnalité ne s’est pas développée, bien qu’il soit substantiellement une personne. La personne n’est donc pas une propriété de l’être ; c’est le « comment » de l’existence de l’homme, donc de l’unité de la substance et de l’acte. Notre personne existe en fonction de notre âme-substance mais notre âme demande que nous soyons finalisé, autrement notre personne ne se développe pas. La personne se développe donc dans la mesure où la fin est de plus en plus vécue, une personne humaine n’est vraiment une personne que lorsqu’elle atteint sa fin. Et tout acte est personnel s’il est finalisé ; s’il ne l’est pas, il n’est plus personnel. Quelqu’un qui passerait sa vie à dormir et à manger ne se développerait plus dans sa personne !
La personne humaine réalise donc d’une façon très particulière un lien entre le devenir et l’être. Elle est même l’être dont le devenir est le plus considérable, puisque le devenir humain est ordonné à la contemplation, à la sagesse. Sans la contemplation, le devenir humain est tronqué, le développement de la personne n’est pas achevé.
L’autonomie personnelle unit donc l’unité substantielle et l’unité qui provient de la finalité. Nous sommes radicalement autonome dans l’être de notre « je suis » et nous nous orientons vers notre fin. Cette orientation vers la fin implique une détermination différente de celle, qui est fondamentale, de la substance. Quand il s’agit de la finalité, la détermination se fait progressivement, de l’intérieur, et à travers une multitude de détours. Celui qui avance d’une façon trop directe se casse la tête, il manque de finesse quant à la finalité ; il n’y a en lui que l’unité de la substance. Un tel homme dirait facilement : « Je suis comme cela, tout doit être comme cela. Le monde peut crouler, je suis comme cela ! » Cela est faux car, du point de vue de la finalité, quelque chose change toujours sans, cependant, être indéterminé. À l’inverse, certaines personnes manquent de détermination et n’avancent jamais, elles sont charmantes, merveilleuses, ont un cœur d’or mais s’arrêtent devant la moindre difficulté ; elles feraient un détour pour ne pas écraser une mouche ! Il y a des gens qui ne veulent jamais contrarier personne ; mais ils perdent leur autonomie car, si nous sommes autonome, notre manière de voir la fin est unique. Si donc nous voulons avancer et être net dans certaines orientations, nous devons parfois accepter d’écraser une mouche. Sinon, elle devient un obstacle tel que nous nous laissons prendre et nous n’atteignons plus notre fin.
La manière dont une personne se détermine est donc un problème délicat, profond. Certains pensent résoudre la question en remplaçant la finalité par la logique. C’est un grand danger pour la personne. En effet, la finalité reste souple, la personne tend vers le bien. Cela fait partie de son autonomie, qui grandit dans la mesure où elle est pleinement finalisée. Et si elle est entièrement finalisée, sa détermination est beaucoup plus parfaite, beaucoup plus profonde : elle est finalisée par l’amour. Mais si l’amour diminue et si la détermination demeure, sans amour ou avec peu d’amour, elle devient raide. La finalité permet d’avoir une très grande souplesse parce qu’elle exige toujours un dépassement. Se dépasser fait partie de la personne, de son autonomie : elle est autonome dans ce dépassement qui se réalise par l’amour et dans l’amour. Dans l’amour, la détermination se fait avec souplesse mais la détermination sans l’amour est toujours dure et égoïste. Il est facile de constater dans le stoïcisme une détermination très nette vers un but ; la finalité n’est plus atteinte dans l’amour, elle redevient une détermination et se durcit. Et elle devient parfois tellement raide qu’à cause de cette détermination, on écrasera la personne.
Aborder l’autonomie de la personne est donc facile à déterminer du point de vue de la substance mais beaucoup plus difficile du point de vue de la fin. De fait, nous pouvons atteindre notre fin de plus en plus : il n’y a pas de vieillissement dans l’approche de la finalité et une personne reste souple si son autonomie est finalisée. En effet, le vieillissement du corps rend plus rigide, la vieillesse est marquée par un manque de souplesse corporelle qui se traduit au niveau de l’autonomie de la personne. Avec l’âge, l’autonomie risque toujours de devenir rigide ; parce que les choses sont déterminées, on continue d’avancer en refusant de tenir compte des obstacles qui exigeraient d’avoir un peu de souplesse. Mais la finalité découverte dans l’amour nous maintient dans la souplesse.
L’autonomie personnelle n’est donc pas au niveau de la conscience. Nous essayons de comprendre la réalité de la personne humaine à ce niveau fondamental de la substance, ce qui implique l’autonomie. En regardant l’ousia-substance, non pas au niveau du principe comme tel mais dans la manière dont elle existe, nous saisissons qu’elle existe en impliquant l’être-en-acte. L’autonomie implique la substance et l’acte dans l’unité, dans la manière propre d’exister de la personne. Ayant découvert l’ousia-substance et l’être-en-acte, qui sont formellement distincts dans l’analyse, nous saisissons donc avec le problème de la personne leur « comment » parfait. Notre substance existe pour nous d’une manière personnelle, à la différence de la nature d’un animal qui existe sans cette autonomie et avec une finalité instinctive, donc imparfaite. La personne est capable de s’ordonner vers la fin, ce qui touche sa réalité dans ce qu’elle a de plus fondamental ; c’est en ce sens qu’elle implique la recherche du « pourquoi ».
L’autonomie de la personne se découvre donc au niveau de la philosophie première, c’est-à-dire de l’être et de l’esprit, et non pas au niveau psychologique. Parler d’autonomie ne veut pas dire « indépendance ». L’indépendance est au niveau psychologique, l’autonomie est au niveau de l’être spirituel ; elle regarde la qualité de notre être : celui-ci a quelque chose de premier. Puisque le principe est ce au-delà de quoi nous ne pouvons pas aller, nous avons en nous-même dans l’ordre de l’être ce caractère du premier, cette manière d’exister de la substance. L’aspect substantiel de notre être fait partie de notre personne, la personne s’enracine dans cette autonomie.
Nous retrouvons ici ce que Boèce et, à sa suite, Thomas d’Aquin ont affirmé : la personne est une « substance individuelle ». La substance individuelle, c’est bien l’âme substance dans le corps. C’est notre âme, existant dans notre corps, qui nous donne une autonomie radicale. L’autonomie est donc réelle, elle n’est pas abstraite, elle existe en acte. Et si, d’une manière ou d’une autre, nous subissons la volonté de quelqu’un qui nous contraint à agir contrairement à ce que nous voulons, nous dirons : « Vous dépassez mon autonomie, c’est vous qui faites cela et je pâtis. J’accepte de pâtir pour ne pas continuer dans la violence. » Quelqu’un qui s’impose ainsi à nous diminue notre autonomie mais, dans le fond, nous lui échappons. Et plus nous en sommes prisonnier, plus nous cherchons l’autonomie radicale métaphysique, que personne n’atteint. On peut nous emprisonner par notre corps, mais on ne peut jamais emprisonner notre âme 15. À celui qui nous emprisonne nous pouvons dire : « Tu veux me rendre prisonnier ? Tu en es responsable, et je m’en remets à Celui qui est source de notre autonomie. » Si nous avons découvert l’existence de Dieu, nous pourrons dire que lui seul respecte totalement notre autonomie. L’expérience de notre autonomie dans l’être impliquera alors de pouvoir nous en remettre à notre Source, en sachant que là nous sommes seul avec Dieu et que personne ne peut toucher cela.
Nous n’avons pas l’expérience de l’autonomie du premier moment de notre âme. Certains cherchent à avoir l’expérience de la création de leur âme. Ils chercheront indéfiniment et ne trouveront pas ! Cela fait partie de la pesanteur de notre être. Nous sommes nés dans les ténèbres et nous n’avons pas l’expérience du premier moment de notre existence. Mais, quand nous découvrirons qu’il existe, nous pourrons avoir l’expérience de la remise fondamentale de tout notre être entre les mains du Créateur par l’adoration. Le philosophe qui a découvert l’existence de l’Être premier, ou l’homme qui s’appuie sur les traditions religieuses, peut s’en remettre à sa Source ; il sait qu’elle ne peut l’abandonner. Si les hommes peuvent le rejeter, s’ils peuvent faire qu’il ne soit plus de ce monde, ils ne peuvent pas toucher à ce lien qui fait partie de son autonomie, à ce lien radical qu’il découvre dans l’adoration. Il s’agit évidemment de la dimension ultime de la personne humaine, qui présuppose la découverte de l’existence de Dieu, du Créateur. Mais nous pouvons, par rapport à notre recherche philosophique actuelle, dire : il y a là un problème que nous n’avons pas encore résolu. Nous avons découvert le principe propre selon la forme de ce qui est, le principe propre selon la fin de ce qui est. Mais nous ne connaissons pas l’origine ultime de notre âme spirituelle. De fait, le problème de la personne exigera de nous poser le problème de l’existence d’un Être premier. Ce sera le dernier « pourquoi » métaphysique : « Existe-t-il un Être premier, existe-t-il une Source de notre autonomie sur le plan métaphysique ? » La psychologie ne peut rien en dire. Elle n’explique pas l’adoration et ne peut pas l’expliquer, parce qu’il faut, pour en parler, avoir découvert la Source de notre autonomie dans l’être.
Nous avons cette autonomie mais elle est limitée car, un jour, nous mourrons. Même si nous avons beaucoup de travail, même si nous sommes en train d’écrire un livre, nous mourrons. Seule l’adoration peut nous pacifier. En restant au niveau du travail humain, l’imminence de la mort, loin de nous pacifier, nous angoisse. C’est là le problème ultime de la personne que nous pouvons situer dès le point de départ. En effet, dès que nous sommes au niveau de la personne, nous sommes au niveau de l’esprit. Notre fin est donc présente. Pour découvrir parfaitement notre autonomie, nous devons donc nous poser le problème : « Notre autonomie est limitée dans le temps. Pourquoi ? » Nous touchons là, du point de vue du « comment » de notre être, un point ultime. Et s’il y a un drame métaphysique, il est bien là. Nous découvrons notre autonomie métaphysique, que personne ne peut toucher, l’autonomie fondamentale de notre âme spirituelle. Mais il y a un drame au sens le plus fort lorsque nous envisageons la fin de notre parcours humain. La mort arrive quand elle le veut, elle existe d’une façon fatale ; c’est la faux qui vient arrêter notre exister actuel. Philosophiquement parlant, nous ne savons pas ce qu’il y a après, mais nous touchons une limite, une barrière. Il s’agit d’un drame métaphysique, puisqu’il s’agit de notre autonomie et de sa limite. Nous ne sommes pas maître de la mort. Si nous étions totalement autonome, nous pourrions accepter ou ne pas accepter la mort. Et fondamentalement, ceux qui prétendent être complètement autonomes sont obligés d’en venir à ce problème. La limite de notre autonomie, ou nous l’acceptons et nous sommes dans un état de paix, où nous nous révoltons et nous sommes dans un état d’agitation. Nous acceptons ou nous refusons la mort. Mais si nous la refusons, la mort arrivera malgré tout, et nous la verrons comme une injustice parce que nous n’aurons jamais compris notre limite dans l’être.
L’autonomie de la personne au niveau de l’être situe donc le problème de la mort, ce qui est capital depuis que les existentialistes ont défini l’homme comme « un être ordonné à la mort », confondant ainsi le destin et la finalité. Du point de vue du destin, nous sommes ordonnés à la mort mais pas du point de vue de la finalité. La mort est la limite fondamentale de notre autonomie, nous ne l’avons pas voulue ni décidée, nous essayons même de l’écarter le plus possible du point de vue des dispositions qui y conduisent. Mais un jour cela se terminera et la mort tombera, indépendamment de toutes les conditions. La mort est la même pour tous, alors que l’autonomie nous distingue. Nous sommes seul dans notre autonomie, seul avec Celui qui est notre Créateur, si nous l’avons découvert. La mort, elle, est commune à tous les hommes. Elle est l’universel concret négatif. Elle est la négation qui se tient là à notre porte et s’applique à tous et à chacun.
Le problème de l’autonomie de la personne humaine nous conduit donc à aborder cette question : « La mort détruit-elle l’autonomie ? » Non, elle nous rappelle qu’elle n’est pas infinie. Elle est substantielle, donc radicale, mais dans sa modalité concrète elle est relative. Nous en faisons quotidiennement l’expérience, en ce sens que nous ne maîtrisons pas tous les conditionnements humains. La mort vient briser un conditionnement de notre vie humaine. Elle ne touche pas la substance de notre âme, les principes propres de ce qui est en tant qu’il est. Elle n’est pas le néant, la néantisation. Elle est la brisure d’un certain état de vie et supprime telle manière de vivre. C’est en ce sens que toute maladie annonce la mort ; l’état de vie que nous menons peut être empêché par la fièvre et c’est bien notre conditionnement humain actuel qui est alors changé. Mais la mort ne touche pas le principe d’autonomie, notre âme. Nous pouvons donc, ayant saisi ce qu’est la philosophie première et ce qu’est l’esprit, comprendre qu’il y a dans notre âme spirituelle quelque chose qui résiste à la corruptibilité, qui n’est pas atteint par la mort. Quelque chose en nous dépasse notre conditionnement. Par la maladie, nous touchons un ébranlement de notre situation actuelle, de notre conditionnement dans ce qu’il a de plus foncier. Nous n’avons pas l’expérience de ce qui demeure après cette grande secousse qu’est la mort, la secousse radicale dont nous n’avons pas encore l’expérience. Mais nous saisissons en philosophie première que notre substance spirituelle ne peut pas être atteinte par la mort parce qu’elle est incorruptible, au-delà de la mort.
Il est donc capital, en étudiant l’autonomie de la personne, de bien saisir la distinction de l’âme et du corps. Sans cette distinction, nous dirons de la mort qu’elle est une néantisation. Quand on ne fait plus la distinction de l’âme et du corps, la mort apparaît comme un absolu et l’on prétend qu’en brisant notre conditionnement humain, elle brise notre être. Il est donc primordial de comprendre que la personne a une autonomie radicale dans l’être, au-delà du destin de la mort. Étudier la personne humaine en philosophie première est donc capital pour dépasser le destin implacable de la mort. Bien que l’autonomie implique une limite, elle existe fondamentalement.
Si la personne implique une autonomie substantielle, radicale, indivisible, de sorte qu’elle n’est pas le fruit d’une série et est unique dans son autonomie, cependant l’autonomie ne suffit pas et demande de s’expliciter, d’abord par la recherche de la vérité. En quelque sorte, il s’agit de l’être dans l’esprit, de l’autonomie dans l’esprit. « La vérité vous libérera 16 » : il s’agit, certes, d’une parole évangélique mais elle est intelligente et plus forte que toutes celles des philosophes. L’autonomie implique une croissance parce que notre être est spirituel. Nous sommes un être de plus en plus autonome et la croissance dans l’autonomie se fait par la recherche de la vérité. La personne n’est pas nouée à un certain âge, de telle sorte qu’ensuite elle plafonne. Dans la recherche de la vérité, notre personnalité augmente, notre autonomie est donc de plus en plus radicale et nous en sommes lucide. C’est bien la recherche de la vérité qui nous permet de maintenir cette croissance ; non pas telle orientation particulière de l’intelligence, comme celle des mathématiques, mais la recherche de la vérité. Elle permet à la personne humaine de grandir et de se structurer d’une façon toujours plus profonde. La seconde grande dimension de la personne humaine est donc une dimension spirituelle. Or, les relations de l’être et de l’esprit sont un très grand problème sur le plan philosophique. C’est le problème humain.
De fait, beaucoup d’hommes restent à la remorque des autres. Ils manquent d’autonomie dans leur intelligence pour la recherche de la vérité, ce qui arrête le développement de leur personnalité. Si nous réfléchissons sur cette expérience sur le plan philosophique, nous comprenons que ce problème est celui de la rencontre de la substance et de la vie de l’esprit. Et l’esprit est premièrement « recherche de la vérité », parce que nous ne pouvons pas aimer sans connaître. À partir de Descartes, puis avec Kant, on a séparé l’anthropologie et la métaphysique et l’on s’est occupé uniquement de l’homme à travers l’étude du « je pense ». Certes, l’être humain pense, mais à partir d’une réalité qui n’est pas lui. S’il n’y a pas de personne sans l’autonomie substantielle, l’intelligence pose un nouveau problème. Car l’autonomie de la personne humaine lui est remise, elle ne peut pas s’achever en elle-même : notre finalité n’est pas de nous penser nous-même, de nous enfermer dans le cogito. Avec Descartes, l’anthropologie se ferme sur elle-même et la vérité est faite par l’homme, construite par lui ; c’est bien ce que l’histoire de la pensée européenne nous montre nettement. Et avant Descartes, ce sont les théologiens qui ont été pris par l’orgueil et qui ont pensé découvrir la source de toute vérité en se regardant au lieu de regarder Dieu. Ils ont exalté d’une façon telle le primat de l’autonomie substantielle qu’ils affirment qu’elle caractérise même l’esprit. Or, si l’autonomie caractérise fondamentalement l’être personnel par la substance, elle ne caractérise pas l’esprit. La substance existe par elle-même, elle subsiste, mais elle n’est pas tout. Et si nous prenons conscience de notre autonomie, nous devons aussi nous interroger sur le pourquoi de cette autonomie : nous posons la question de la finalité, qui impliquera un dépassement de soi. C’est l’esprit qui, par l’intelligence, apporte cette dimension nouvelle. Nous sommes capable de connaître et de réfléchir sur notre connaissance ; nous avons conscience de nous-même et nous découvrons que nous ne pouvons grandir qu’en nous dépassant. Nous sommes capable de connaître ce qui est autour de nous, ce qui n’est pas nous. C’est par là que nous nous dépassons, d’abord par la connaissance que nous avons du milieu dans lequel nous sommes, par les sensations, notamment le toucher. Et c’est à partir de cet apport que notre intelligence se nourrit de ce qui est. Nous avons constamment, par les cinq sens, cette nourriture pour notre intelligence. Elle s’ouvre en quelque sorte sur le monde qui est autour de nous par ces cinq « fenêtres ».
De ce point de vue, le toucher et la vision sont les deux extrêmes. Le toucher est le sens de ce qui est immédiat, de ce avec quoi nous nous heurtons constamment. C’est lorsque nous sommes dans l’obscurité que nous découvrons ce qu’est le toucher : nous collons aux réalités qui sont autour de nous, elles existent ; et elles nous meurtrissent, parce qu’elles nous renvoient toujours à nous-même, nous nous heurtons à quelque chose qui n’est pas nous. Cela nous fait comprendre que nous grandissons par le contact avec l’autre. Si nous ne voulons jamais rien toucher, si nous sommes comme un chat échaudé, nous nous replions sur nous-même en raison de ce qui est devenu un obstacle pour nous. La vision est un sens tout différent. Elle nous séduit et n’a pas la violence du contact immédiat qu’est le toucher. La peur de l’autre provient radicalement de la violence dans le toucher, tandis que la vue ne nous fait pas peur : nous voyons loin, très loin. La vue nous donne le sens des distances et nous montre que nous les dominons.
Le toucher et la vision impliquent donc la première diversité et la première harmonie. Il y a tout de suite une dualité dans la connaissance qui brise l’absolu de l’autonomie. Alors que l’autonomie nous met seul, la connaissance nous montre que nous ne sommes pas seul. Nous nous heurtons à l’autre dès la naissance. Le monde dans lequel nous naissons nous reçoit mais aussi nous rejette. Le toucher et la vision sont donc un appel à quelque chose d’autre, à aller plus loin que notre autonomie. Pourquoi désirons-nous sortir de chez nous ? Pour voir. Notre connaissance naît à partir de nos sensations et c’est à partir de cet apport sensible, tactile et visuel, que l’intériorité de la connaissance commence, mais une intériorité capable de s’agrandir, une autonomie accueillante. N’est-ce pas le premier signe de ce qu’est l’esprit ? Il est capable d’accueillir l’autre, tout ce qui lui est extérieur, tout ce qui n’est pas lui. L’esprit implique cette ouverture vers l’autre par le toucher et par la vision. Par le toucher : l’autre qui nous réchauffe mais aussi l’autre qui nous repousse. Par la vue : l’autre qui nous attire et nous permet d’aller de l’avant, qui nous donne le champ libre. La conjonction, l’union, et l’altérité sont donc présentes dans le toucher et dans la vision. Et tous deux s’unissent dans la conscience de notre être.
L’intelligence nous apparaît donc tout de suite comme ce qui présuppose le toucher et la vision. Elle implique à la fois l’apport extérieur et la « synthèse » intérieure de la conscience. Notre autonomie, si grande qu’elle soit, est limitée et a donc besoin de se prolonger, de s’agrandir dans l’accueil, l’ouverture à l’autre, au monde extérieur. L’intelligence nous donne cette conscience que nous ne sommes pas seul, que nous sommes face à un monde extérieur, à des êtres humains autres que nous, qui peuvent nous agrandir mais parfois aussi nous distraire, nous détourner. L’autonomie première et fondamentale de la substance est donc dépassée par la conscience que nous avons d’exister et nous comprenons que, par la connaissance du toucher et de la vision, nous sommes un être projeté vers les autres et un être qui s’intériorise. Nous sommes capable de rencontrer les autres et de les porter en nous-même. Un équilibre doit donc s’établir entre l’intériorité et l’extériorité, équilibre qui dépend des sensations, de l’imagination et de quelque chose de plus profond : notre connaissance intellectuelle, capable de réfléchir sur ce que nous assimilons et ce que nous affrontons. Nous assimilons le monde et nous nous y heurtons. Notre connaissance apparaît donc comme une assimilation et comme ce qui nous confronte à des obstacles, à des réalités qui ne sont pas nous, qui sont autres.
Par la connaissance, nous reconnaissons donc à la fois que notre autonomie est limitée et que nous avons un monde intérieur qui se développe et augmente notre autonomie. Il y a bien ce double mouvement de l’esprit qui, à la fois, reconnaît notre autonomie et en reconnaît les limites. L’imagination peut s’emparer de notre connaissance et nous orienter dans deux perspectives totalement différentes : tout assimiler et n’accepter que ce qui est assimilé ; nous extérioriser constamment et être toujours en contact avec ce qui n’est pas nous. Psychologiquement, on parle ainsi d’introverti et d’extraverti. Mais il n’y a pas d’opposition entre les deux, il doit y avoir une harmonie. L’esprit, qui est essentiel à la personne humaine, pose donc le problème de la conscience et de l’équilibre qui doit exister entre ce que nous pouvons assimiler et ce que nous ne pouvons pas assimiler, que nous devons respecter comme autre.
Ce qui permet de retrouver l’unité est le problème de la vérité. Être dans la vérité, c’est trouver la vraie manière d’être pleinement soi-même et de respecter l’autre. Être dans la vérité ne se réduit ni au toucher ni à la vision. La vérité n’est pas dans les sensations mais au-delà d’elles. C’est quand nous saisissons ce qu’est la vérité que nous sommes à la fois dans notre véritable autonomie et dans notre véritable dépendance, dans l’équilibre entre les deux. La naissance de la vérité en nous, au sens fort, nous permet de dépasser les sensations. Cela se fait par l’intelligence qui, dans le jugement, adhère à ce qui est. Tant que nous n’avons pas atteint ce qui est, nous sommes dans un équilibre instable entre l’assimilation et le rejet, entre la transcendance et l’immanence. Seule la vérité permet à notre intelligence de comprendre notre autonomie et ses limites.
La recherche de la vérité nous libère donc de toute dialectique entre l’introverti et l’extraverti, entre l’immanence et la transcendance. Elle nous permet de découvrir en nous, au plus intime de nous-même, ce qu’est l’esprit. C’est par notre intelligence que nous découvrons notre esprit, quelque chose d’infiniment mystérieux qui s’enracine dans notre être. L’esprit n’est pas en dehors de notre être, il est notre être. En cherchant la vérité, nous pouvons dire que notre être est intelligent. Nous pouvons dire : « Je pense, je suis. » Quand nous pensons, nous existons autrement que si nous ne pensions pas. Notre intelligence pénètre au plus intime de nous-même et touche notre autonomie profonde, radicale, et découvre en même temps que notre exister est limité. Nous le savons par notre connaissance qui est elle-même limitée car elle ne peut croître que si nous acceptons, dans un accueil bienveillant, de connaître toutes les réalités qui sont autour de nous. En les connaissant, nous reconnaissons notre dépendance et nous augmentons en même temps notre autonomie. Par la connaissance, notre autonomie n’a plus de limites.
Il est grand de découvrir l’importance de la recherche de la vérité pour la personne, parce que cela nous fait dépasser toute dialectique, celle du toucher et de la vision, celle de la dépendance et de l’autonomie, celle de l’extériorité et de l’intériorité. L’intelligence est donc au service de notre être, pour découvrir notre vérité en cherchant la vérité. De plus, c’est la fidélité à la recherche de la vérité qui nous conduira nécessairement à nous poser cette question : « Existe-t-il un Être premier ? », ce qui nous permettra de découvrir la vérité radicale de notre être et de notre autonomie. La personne humaine doit se poser cette question, elle n’est pleinement une personne que lorsqu’elle se la pose. Et tant qu’elle ne l’a pas posée, elle reste infantile, parce qu’elle n’a pas découvert sa véritable source.
On pourrait évidemment se demander : l’opinion ne peut-elle pas remplacer la recherche de la vérité ? Cette question se pose d’autant plus aujourd’hui que les moyens de communication augmentent l’extension des informations, donc de l’opinion. Et c’est une question extrêmement importante, parce que la plupart des gens s’appuient sur l’opinion. Cela influence même la recherche philosophique qui se réduit souvent à la connaissance des diverses opinions des philosophes. Or, bien qu’elles soient très nobles, elles demeurent relatives en tant qu’opinions. L’opinion n’augmente pas notre autonomie personnelle, parce qu’elle n’est pas la vérité. Quand nous restons dans l’opinion, nous nous appuyons sur un autre qui est pour nous médiateur de vérité. C’est très grand, cela peut être très beau dans la mesure où il a découvert la vérité, mais ce n’est pas ce qui augmente notre autonomie. Nous devons critiquer l’opinion des autres, c’est-à-dire discerner ce qui est vrai dans ce qu’ils affirment.
L’opinion place un écran entre le réel et nous-même. Elle peut être très bonne, en tant qu’elle dispose à la recherche de la vérité ; ou très mauvaise, si elle nous en éloigne. Elle peut être passionnée ou éveiller l’interrogation, mais elle n’est pas la vérité. Elle peut être vraie mais elle n’est pas la vérité pour nous. Car la vérité est d’être conforme à ce qui est 17. L’opinion demande donc d’être critiquée pour savoir si elle est conforme à la réalité : la réalité politique, économique, artistique, théologique, philosophique, etc.
Cela peut se faire d’abord par la confrontation des opinions et donc par le dialogue. Confronter l’autorité d’un philosophe avec une autre, en vue de discerner ce qui est vrai, nous dispose à la recherche de la vérité. C’est la dialectique au sens aristotélicien, qui nous libère pour chercher la vérité mais ne nous donne pas encore la vérité. Il s’agit de voir toutes les opinions sur un sujet et de les étudier en nous demandant quel est leur caractère de vérité, leur « dose » de vérité. De fait, une opinion éclaire une autre opinion, cela nous aide à mieux voir les difficultés et à nous interroger d’une façon plus profonde. Par exemple, certains philosophes fondent toute leur philosophie sur l’intuition. D’autres sur l’expérience. Comment comprendre la relation entre expérience et intuition ? Qu’est-ce qui est le plus fondamental, l’expérience ou l’intuition ?
Voir ce que les philosophes ont dit fait partie du respect que nous avons pour nos devanciers qui ont cherché la vérité, en cherchant à voir jusqu’où ils sont allés et où ils se sont arrêtés. Mais au-delà des opinions, nous avons un contact direct avec la personne humaine. Et nous essayons de comprendre, non pas ce qui a été dit sur la personne humaine mais ce qu’elle est. C’est pourquoi la recherche de la vérité nous libère. Celui qui cherche la vérité est libre, il tend vers la liberté parce que la réalité, dont nous cherchons à connaître ce qu’elle est, est toujours plus riche que ce qu’on en a déjà dit. Ce qui est, est antérieur à ce que nous avons compris de cette réalité. Il est donc plus parfait de n’accepter que l’expérience dans la recherche de la vérité ; elle nous permet d’être directement en contact avec ce qui est. Mais nous devons aussi humblement reconnaître qu’il y a eu avant nous des gens plus intelligents que nous. Le reconnaître, c’est accepter de recevoir leur opinion comme ce qui nous permet d’aller plus vite dans la recherche de la vérité. Aristote a cherché la vérité et, parmi les hommes, il est sans doute un sommet dans la recherche de la vérité. Hegel lui-même reconnaît qu’il est un maître du genre humain 18.
La recherche de la vérité est donc la source de la croissance de notre autonomie. Elle n’en est pas le fondement mais la source de sa croissance : nous revenons constamment à la recherche de la vérité pour que notre personne progresse, pour être de plus en plus un être spirituel et ne pas tomber dans une autonomie matérielle.
Nous devons donc comprendre que notre intelligence dans ce qu’elle a de plus profond est « faite pour » la réalité existante, celle dont nous avons l’expérience immédiate et directe. Et progressivement, nous comprenons comment l’intelligence joue un rôle capital pour la personne : elle structure notre personne par la recherche de la vérité. Nous revenons donc constamment à la recherche de la vérité, sachant que nous acquerrons une stabilité, une maîtrise de nous-même par la recherche et la découverte de ce pour quoi nous sommes fait. Dans le « comment » de notre personne humaine, la recherche de la vérité nous structure puisqu’elle est au cœur de notre être personnel comme ce par quoi nous nous interrogeons sur notre finalité : « Qui suis-je ? Pourquoi suis-je fait ? » Si donc l’autonomie qui provient radicalement de notre substance est une autonomie réelle, elle demande d’être dépassée par la recherche de la vérité. La séduction par laquelle nous risquons toujours de nous laisser prendre est de rester dans notre autonomie en identifiant notre être substantiel et notre pensée. Or, notre stabilité ne vient pas de notre autonomie, parce que celle-ci n’est pas absolue. Il y a un dépassement de notre autonomie par la recherche de la vérité et c’est là où gît, sur le plan philosophique, notre coopération à l’acquisition de notre personne. Nous en sommes responsable parce que, face à ce problème capital, fondamental, nous pouvons opter pour notre autonomie ou accepter un dépassement. Ne s’agit-il pas du grand problème de toute l’histoire philosophique de l’Europe ? Il y a un moment où l’homme doit opter pour la recherche de la vérité et ne pas se contenter de ce qu’il a en lui-même par son autonomie. Cette autonomie existe, elle est vraie du point de vue de l’être et de la vie, mais elle n’est pas suffisante pour saisir ce qu’est la personne.
Il est important de saisir le moment où l’intelligence ( donc l’esprit ) émerge, pour ne pas nous contenter de notre autonomie substantielle et accepter d’entrer dans une recherche. Cette recherche est ouverte et nous ne savons pas au début jusqu’où elle nous conduira 19. Mais nous découvrons qu’un engagement plénier dans la recherche de la vérité, au-delà d’un regard réflexif sur notre autonomie, est nécessaire pour nous donner le bonheur. Le milieu dans lequel nous vivons nous aide plus ou moins à le comprendre et à le découvrir : si nous sommes dans un climat religieux et marqué par la foi chrétienne, nous sommes porté pour comprendre que Dieu est notre bonheur et que nous sommes fait pour lui 20. Si, au contraire, nous sommes dans un milieu positiviste et dans un climat athée, où seul compte ce que l’homme fabrique par lui-même ( par son art, sa science ou ses techniques ), nous demeurons dans l’immanence de notre autonomie rationnelle et avons beaucoup de mal à la dépasser. De fait, la plupart du temps, il n’y a plus de milieu contemplatif aujourd’hui, plus de milieu de recherche philosophique et théologique. Certes, il y avait avant l’inconvénient des « écoles » : l’école thomiste, l’école scotiste, l’école suarézienne... Cela pouvait être une barrière mais était aussi un support, une aide. La difficulté propre à aujourd’hui est qu’il n’y a plus beaucoup de vrais milieux de recherche intellectuelle qui aident la personne humaine à s’éveiller et à découvrir progressivement la vérité de la sagesse. Le milieu intellectuel est devenu un milieu scientifique qui, certes, nous montre la richesse de l’intelligence humaine, rationnelle. Mais il ne favorise pas la recherche de la sagesse qui nous permet de découvrir la vérité ultime dont l’intelligence est capable.
Aujourd’hui, la plupart des hommes et des femmes développent leur intelligence more geometrico, pour parler comme Descartes. Descartes était persuadé que par là on pourrait aboutir à découvrir l’existence de Dieu. Or, jamais le développement mathématique n’aboutira à la découverte de l’existence d’un Être premier car il reste dans la relation. L’être mathématique est un être rationnel, c’est une relation, et Dieu, s’il existe, n’est pas une relation. Nous sommes donc souvent dans une position tragique du point de vue de l’intelligence, parce que le développement mathématique est tellement grand, tellement fort, qu’il capte et séduit la plupart des intelligences. Certes, les mathématiques permettent à notre intelligence d’être très développée humainement : elles sont la science humaine la plus parfaite, c’est ce que l’homme peut faire de plus parfait. Mais elles restent partielles et il est nécessaire de dépasser ce que l’homme peut faire pour découvrir la vérité de ce qui est. Si les mathématiques viennent de l’homme, si l’homme en est l’auteur, la philosophie première, elle, est commandée par la recherche de ce qui est, qui s’impose à nous comme quelque chose de premier. Et si Dieu est, il ne peut exister que comme un être qui s’impose à nous et non pas comme un être que nous faisons. Si Dieu est, il ne peut être que l’Être premier, Celui que nous cherchons et que nous cherchons sans relâche.
Cela montre combien la recherche de la vérité est importante et combien elle est difficile à notre époque, parce qu’il n’y a plus de milieu qui dispose à la sagesse. Certes, il y a aujourd’hui une liberté de recherche très grande. Mais il est difficile de découvrir la vérité et nous sommes souvent seul pour la chercher, pour découvrir ce qui est. Non pas seulement ce qui vient de l’homme mais ce qui est « avant l’homme », l’être et le bien.
Le problème de la vérité fait donc de nous un chercheur, qui accepte de s’interroger et de cheminer avec tous les chercheurs, avec tous les hommes qui cherchent la vérité. Parce que nous ne savons pas jusqu’où elle nous conduira, nous acceptons de coopérer avec d’autres. Nous cherchons cette « libération de la caverne » avec les autres 21, nous y allons ensemble, nous acceptons de travailler avec les autres 22. L’homme laissé à lui-même est seul. À un moment donné, il y a donc une option : peut-il dépasser ou non son autonomie fondamentale, celle qui provient de son âme spirituelle ? S’il est voué à y rester, il n’arrivera pas à dépasser les luttes, les oppositions qui risqueront toujours de l’écraser. Il pourra tenir d’une façon héroïque, mais faut-il en rester là ? La recherche de la vérité est quelque chose de si grand qu’il y a des moments où, si l’on n’est pas aidé, soutenu, on n’y arrive pas. Parfois, un seul homme suffit : une canne permet de franchir l’abîme.
Le dépassement de l’autonomie par la recherche de la vérité est donc un problème crucial et qui réclame de nous un choix. Parce que notre manière de connaître la vérité reste intentionnelle, nous risquons de tomber dans l’ontologisme, c’est-à-dire de vouloir identifier notre autonomie substantielle et notre intelligence. En effet, nous ne pouvons pas nous nourrir de l’intentionnel. Nous pouvons donc être tenté de nous replier sur notre autonomie réelle et substantielle : « Un tien vaut mieux que deux tu l’auras ! » Nous possédons l’autonomie substantielle de notre âme, mais la recherche de la vérité est intentionnelle. Aussi nous nous interrogeons : « Arriverai-je à atteindre réellement ce bien de la vérité ? » Nous devons saisir avec beaucoup de finesse et d’acuité ce choix, qui se présente très différemment à chacun mais qui est réel pour tout homme. Et nous devons spécialement le comprendre pour ceux qui ont été élevés dans un milieu purement positiviste. Ceux-là vivent cette difficulté avec une très grande force ; ils comprennent que la recherche de la vérité est intentionnelle et ne nous nourrit donc pas directement. Ils sentent que la recherche de la vérité est grande mais périlleuse, parce qu’elle exige un dépassement constant, qui ne relève pas de la nature mais de l’esprit, de la personne.
Posons-nous donc la question : si la recherche de la vérité demeure intentionnelle, peut-elle structurer notre personne ? Car l’intentionnel demeure une promesse, une attente. N’est-ce donc pas plutôt notre autonomie qui nous structure et non pas la recherche de la vérité ? Si la recherche de la vérité nous donne une valeur très grande, une noblesse, peut-elle cependant vraiment nous structurer ? Nous devons poser le problème dans toute son acuité.
Très facilement, de fait, nous nous arrêtons à la valeur intellectuelle, à la qualité de l’intelligence, sans comprendre qu’elle engage la personne et est au cœur de son être spirituel par la recherche de la vérité. Il est vrai que, parmi les valeurs humaines, la recherche de la vérité est ce qu’il y a de plus grand. La noblesse de la vérité s’impose, elle est très grande, il n’y a pas de valeur plus grande que celle-là et, quand on est en face de quelqu’un qui cherche la vérité, on s’incline, on admire ! Mais nous ne pouvons pas dire qu’il s’agisse simplement d’une valeur. Aristote souligne bien qu’il préfère la vérité à l’amitié de Platon 23 et la structure de sa personnalité se manifeste là ! En touchant ce qui est, en effet, l’intelligence dépasse l’intentionnalité pour connaître la réalité existante.
L’homme, par son intelligence, est capable de rester conforme à la réalité existante, donc dans la vérité. Être dans la vérité est un élément essentiel de notre personne. La personne humaine ne peut pas se former par elle-même sans référence à ce qui est, contrairement à ce que toute idéologie affirme. L’idéologie s’impose par elle-même et non pas du tout parce qu’elle est conforme à la réalité. Il est capital de bien saisir cela pour voir comment la recherche de la vérité est un élément essentiel à la construction de notre personne. Il n’y a pas de personne si nous ne cherchons pas la vérité, et la « taille » de notre personne est à la mesure de notre recherche de la vérité et de la vérité que nous découvrons. Notre monde est loin d’accepter cela, il pense que la personne peut exister indépendamment de la vérité et la sincérité passe devant la vérité. Or, ce n’est pas la sincérité qui est un élément de la personne mais la recherche de la vérité, quoiqu’un homme qui cherche la vérité avec un cœur pur soit profondément sincère. Il y a donc deux formes de sincérité : celle de l’homme qui, ne cherchant pas la vérité, demeure enfermé dans l’immanence de ses opinions et de son autonomie, et celle de l’homme qui, n’ayant pas encore découvert pleinement la vérité, la cherche cependant de toutes ses forces avec un cœur droit et pur. Avec ce dernier, on peut vraiment chercher et, s’il persévère, sa sincérité se rectifiera de l’intérieur par la recherche de la vérité.
Si la recherche de la vérité est un élément essentiel de la personne, c’est parce que notre intelligence n’est pas substantielle. Elle est faite pour nous permettre de découvrir notre véritable fin qui n’est pas en nous-même. Si notre finalité était en nous-même, la recherche de la vérité ne serait plus un élément de la personne. Mais parce que notre fin n’est pas en nous-même, parce qu’elle nous dépasse, nous devons la chercher et la découvrir. Dans la mesure où notre intelligence cherche la vérité, nous acceptons que la réalité mesure notre intelligence, la détermine, et la conduise dans la recherche de la sagesse, c’est-à-dire de la vérité ultime qu’elle pourra atteindre. L’intelligence vraie respecte la réalité ; elle est conforme à cette réalité et reconnaît donc que ce qui est, est antérieur à elle. Si ce qui est, est antérieur à elle, elle peut découvrir qu’il existe une Réalité première. Et même si elle ne la découvre pas encore, elle est sur la voie pour la découvrir, et cela dès le point de départ puisqu’elle est relative à ce qui est, qui est autre qu’elle. Ne pas le reconnaître et l’affirmer, c’est se construire indépendamment de la réalité, donc d’une façon imaginative. Or, se construire d’une façon imaginative, dans un monde particulier qu’on se fait à soi-même, est sans doute original mais n’est pas la personne. C’est la vérité qui est le bien de l’intelligence, c’est-à-dire qui permet à notre intelligence de progresser et d’être elle-même. Quand elle est dans cette recherche de la vérité, qu’elle découvre l’existence de Dieu ou qu’elle ne la découvre pas encore, l’intelligence reste vraie si le chemin est juste. Notre intelligence est vraie dans sa recherche et non pas seulement quand elle aboutit au terme. Un homme qui, toute sa vie, a cherché la vérité est une véritable personne. Ce n’est pas la découverte ultime qui structure la personne, mais le fait d’être docile à la réalité, d’être « mené » par la réalité et de comprendre que notre intelligence est dépendante de ce qui est.
La personne humaine est donc liée à la recherche authentique de l’existence de Dieu et non pas au fait de l’avoir découverte. Beaucoup de personnes cherchent Dieu avec une très grande loyauté et n’ont pas encore découvert qu’il existe pour des raisons qui dépendent souvent du milieu dans lequel elles vivent ou de leur première éducation. Mais leur recherche étant vraie, elle caractérise leur personne. Puisque notre connaissance de Dieu est toujours analogique, nous le découvrons d’une façon partielle, comme Celui qui nous dépasse, qui est premier et n’est jamais atteint pleinement en lui-même. Nous ne savons pas ce qu’est Dieu. Cela nous fait comprendre que quelqu’un qui n’a pas encore vraiment découvert l’existence de Dieu mais qui est dans cette recherche loyale de la vérité peut être une personne tout à fait authentique. Ce n’est jamais le résultat qui fait la personne ; c’est l’intelligence orientée, redressée, rectifiée par l’intention de chercher la vérité qui est un élément essentiel à la personne.
Certains, qui répètent sans avoir compris, sont de « fausses » personnes ; car répéter reste imaginatif. Ils disent que Dieu existe sans avoir jamais compris ce que cela voulait dire. D’autres, au contraire, qui ont vraiment cherché loyalement toute leur vie mais dont la recherche a été un peu faussée et qui, de ce fait, n’ont pas découvert que Dieu existe sont des personnes humaines beaucoup plus vraies. Répéter n’est pas intelligent, c’est une imitation qui ne répond pas à ce que l’intelligence réclame. L’intelligence a horreur du toc, de la répétition ! C’est pourquoi une culture chrétienne qui se sclérose, qui répète et est un peu tombée dans l’imagination, ne forme pas une personne ; elle la déforme plutôt du point de vue de l’intelligence. Or, il est essentiel à la personne d’avoir une intelligence qui cherche la vérité, qui soit rectifiée dans sa recherche.
La personne humaine ne se construit pas sur quelque chose de secondaire. Elle ne peut se construire que sur ce qui est premier, sur ce qui est vraiment l’intelligence comme intelligence, qui cherche à connaître ce qui est. Il est suffisant pour la rectitude de l’intelligence qu’elle respecte la recherche de ce qui est et reconnaisse que ce qui est, est antérieur à toute la connaissance. Voilà ce qui est capital pour la personne : reconnaître que l’intelligence est faite pour atteindre ce qui est, pour le connaître et s’y intéresser. Mais le développement de l’intelligence ne se fait pas d’une seule manière ; il se fait par l’art, par la philosophie, par les sciences, etc. C’est l’intelligence cherchant la vérité qui rectifie l’homme et c’est en ce sens-là qu’elle fait partie de la personne humaine et la structure. De fait, la découverte de la vérité ultime, celle de Dieu comme Être premier, est au-delà du bien de la seule intelligence. C’est une découverte qui est le bien de la personne et, pour cette raison, les moyens peuvent être très divers, apparemment inefficaces. Ils sont pourtant tous en vue d’un même but : découvrir ce qui est premier. Quand donc nous affirmons que la recherche de la vérité est un élément essentiel à la personne, il faut le comprendre dans toute cette ampleur ; et c’est quand il n’y a plus de recherche de la vérité, parce qu’on se décourage, qu’on abandonne l’intelligence. C’est cela qui est grave. Nous ne pouvons pas découvrir notre personne si nous abandonnons complètement la recherche de la vérité.
La recherche de la vérité dans toute son ampleur est donc essentielle à la personne humaine. Mais elle est multiple, elle ne se réduit pas à la philosophie première. Celle-ci est la crête, le sommet, elle est ce qui est ultime dans la recherche de la vérité ; tout ce qui est en vue de cela, en vue de la sagesse, permet à la personne humaine d’exister et de se structurer dans la recherche de la vérité.
La recherche de la vérité, dans sa fine pointe, peut donc constamment progresser. Nous ne pouvons jamais dire qu’elle est terminée mais que, dans une « espérance » philosophique, elle reste toujours ouverte. Nous dépassons là le point de vue de la valeur et de la noblesse. La recherche de la vérité est un appel vers une fin, elle nous permet de découvrir que notre intelligence est faite pour l’absolu, pour chercher et découvrir une Réalité première qui, dès que nous la découvrirons, nous donnera une stabilité qui dépasse l’intentionnalité. Notre intelligence acquerra alors cette force et donnera à notre personne sa signification la plus profonde et la plus vraie. Seule cette attitude-là est vraie ; toute attitude qui consisterait à se fermer a priori à la recherche et à la découverte de l’existence de Dieu serait fausse. Si nous sommes honnête, nous ne pouvons pas dire a priori que Dieu n’existe pas. C’est pourquoi la recherche de la vérité demeure la structure de notre personne.
Nous saisissons ici à la fois la fragilité et la force de notre personne humaine. Nous devons accepter, pour être vrai, cette pauvreté et cette fragilité de la recherche. Mais nous comprenons en même temps qu’il y a, au plus intime de nous-même, cette force étonnante qui nous pousse à toujours recommencer à chercher la vérité. Notre autonomie n’a donc d’intérêt que si elle nous permet de chercher constamment la vérité puisque, dans cette recherche, nous ne sommes dépendant de personne. Et, même si nous n’aboutissons pas, la recherche de la vérité a une force extraordinaire, elle nous permet de maintenir notre intelligence dans sa vie propre, dans sa lucidité propre.
La recherche de la vérité a donc en elle-même sa justification. Elle ne cherche pas autre chose que la vérité et montre elle-même que l’intelligence ne peut pas se réduire à une valeur ; la vérité est plus qu’une valeur, elle est le bien de l’intelligence. Et quand il s’agit de la recherche de Dieu, il s’agit du bien ultime de la personne. C’est peut-être là que nous saisissons la grandeur de l’homme qui, par son intelligence, est une personne qui ne peut pas se refermer sur elle-même. Notre intelligence, par la recherche de la vérité, nous ouvre radicalement à l’autre que nous cherchons. Et l’autre que nous cherchons ne pourra être en définitive que l’Autre, source de tout notre être.
Notre personne n’est donc pas un absolu. Elle ne peut pas se refermer sur elle-même, que cette recherche aboutisse et nous donne une stabilité, une force nouvelle, ou qu’elle demeure une recherche. En effet, la contemplation philosophique demeure toujours une recherche, nous ne pouvons jamais dire que nous y sommes, que nous avons assez cherché la vérité, que nous devons nous arrêter. Nous touchons là la fragilité de celui qui cherche la vérité, celle du roseau pensant 24 dont l’intelligence n’est pas substantielle.
Nous pouvons donc préciser ce que nous entendons par la structure de la personne humaine. De fait, le mot « structure » n’est pas aristotélicien, il provient du marxisme. Et si nous ne l’employons pas dans l’analyse du « pourquoi », du ti esti, il a sa place dans l’analyse du pôs, du « comment ». Pour essayer de comprendre cette approche, nous pouvons nous servir de la recherche archéologique. Les archéologues cherchent les fondements, ce qui a été avant. Le fondement n’est pas seulement une partie du tout mais une structure cachée sur laquelle l’édifice repose. Alors que dans l’analyse d’un tout la partie est relative au tout, une structure est une partie organique déterminée en fonction de la fin. Si nous disons que la recherche de la vérité est la structure de la personne humaine, nous voulons dire qu’elle tient une place capitale, essentielle pour la personne, comme une détermination fondamentale à l’intérieur de l’ordre vers la fin. La structure, c’est l’intelligibilité d’une partie de la personne qui est nécessairement finalisée. Parce que la personne humaine exige la sagesse, la recherche de la vérité en est une partie fondamentale. Dire qu’elle en est la structure la rend inséparable de l’ordre de la personne à la sagesse. S’il n’y a plus cette recherche de la vérité, la personne humaine ne se développe donc plus, elle reste fixée sur ce qu’elle a déjà atteint. Or, nous ne pouvons pas arrêter la recherche de la vérité, elle se réalise constamment. Ce progrès et cet approfondissement constants font partie de la structure de la personne. Le contenu initial est toujours là mais, parce que nous nous approchons de plus en plus de la fin, il prend de l’importance ou, au contraire, diminue et est relativisé. La structure est donc la détermination d’une partie organique finalisée. Si le vrai est acte pour notre intelligence 25, le désir de la vérité structure notre personne. C’est ce que réalise pleinement la recherche de la vérité philosophique qui nous conduit à la sagesse. Avant d’atteindre la sagesse, nous pouvons nous demander quelle est la place de la recherche de la vérité dans notre personne humaine. Elle la structure fondamentalement, et nous ne pouvons pas la séparer du développement même de notre personne.
En définitive, cette question est celle de l’être par rapport à l’homme. Où la relation de l’être avec l’homme se fait-elle de la manière la plus profonde et la plus forte ? Dans l’intelligence qui cherche la vérité, car nous ne pouvons découvrir la vérité que quand nous sommes en conformité avec ce qui est. Ce qui structure la personne n’est pas la finalité mais une détermination en vue de la fin. C’est pourquoi la recherche de la vérité vient juste après notre autonomie, pour la faire éclater relativement à ce qui est. Notre autonomie n’est pas absolue, nous ne sommes pas « l’être », ce que nous saisissons dans le jugement « ceci est ». Dans la recherche de la vérité, nous sommes relatif à ce qui est et toute notre autonomie provient de cette primauté de l’être sur le moi. Ce qui est s’impose à nous et est mesure de la vérité.
Après la recherche de la vérité, l’amour d’amitié fait essentiellement partie de notre personne en tant qu’il est le développement parfait de l’amour spirituel dans l’homme. Il ne s’agit pas de la dimension fondamentale de la personne mais de ce qui est ultime en elle. Ce qui est fondamental structure. L’amour d’amitié ne structure pas la personne : il la finalise.
Quelle est donc la place de l’amour spirituel, qui se noue dans l’amour d’amitié, pour le développement de notre personne ? Nous aimons la personne de l’autre comme notre bien, comme une fin. Non pas la fin ultime, mais cependant une fin réelle, existante. Nous pouvons donc nous reposer dans l’ami, surtout quand nous sommes fatigué ! Nous avons besoin de nous appuyer sur l’ami. Cela est essentiel à l’homme, au-delà de l’âge 26, au-delà de ses conditionnements, puisque la personne est un tout existant. Et cette capacité d’amour d’amitié, qui fait partie de la personne, demande, pour être vraie, d’être actuée. L’amour d’amitié est essentiel à la personne humaine, il n’est pas accidentel ; il est essentiel mais il n’est pas fondamental. Il est, au contraire, ultime, car l’amour d’amitié est l’amour spirituel le plus fort que nous pouvons expérimenter.
L’amour d’amitié existe selon la similitude ou selon la complémentarité, l’accomplissement 27. En tant que l’ami est un autre nous-même, il implique une similitude. Mais l’ami peut être un autre nous-même qui nous accomplit, nous achève. Et, au sens tout à fait strict, l’amitié réclame que l’ami nous agrandisse. Cela fait partie de l’itinéraire de la personne qui ne cesse d’aller plus loin dans la découverte et la conquête de sa fin. Un simple amour de similitude demeure limité ; il nous repose peut-être mais ne nous permet pas de nous achever, de grandir dans la complémentarité. C’est pourquoi les civilisations fatiguées, qui se replient sur elles-mêmes et ne sont plus conquérantes, exaltent l’amour de similitude ; dans toute civilisation où il n’y a plus d’espérance, la similitude domine la complémentarité et finit par détruire le véritable amour d’amitié. De fait, nous avons toujours un peu peur de quelqu’un qui nous dépasse et nous entraîne vers quelque chose de plus grand. Quelqu’un que nous dominons et qui est semblable à nous ne nous fait pas peur. Mais alors, nous nous replions sur nous-même, nous ne progressons plus. Du point de vue de la personne, il est capital de comprendre que seul l’amour d’amitié qui nous agrandit fait partie de la personne comme un élément essentiel. Un amour de similitude, même quand il est moralement excellent, nous arrête, ne nous fait pas grandir. Le bien est toujours plus grand que nous ; il nous finalise et donc nous agrandit, nous permet d’aller plus loin. L’amour d’amitié dans la complémentarité a toujours quelque chose de nouveau qui nous agrandit. En ce sens, la phénoménologie est bien la pensée d’une vieille civilisation, avec ses avantages mais aussi avec son manque d’espérance, de hardiesse, d’inventivité. N’étant plus à l’avant-garde, elle s’arrête. À ce moment-là, l’amitié de similitude domine parce qu’elle n’exige plus de la personne un véritable dépassement vers sa fin. En quelque sorte, elle la tient au repos !
Une question se pose donc ici : la personne humaine, pour être vraiment une personne humaine, ne réclame-t-elle pas de grandir toujours ? N’est-il pas essentiel à la personne humaine de grandir tout le temps ? De fait, nous avons vu qu’il n’y a pas de limite dans la recherche de la vérité : nous ne pouvons jamais dire que nous avons atteint la vérité. Nous la cherchons constamment, en sachant que nous pouvons toujours aller plus loin. Or, si la recherche de la vérité est la structure fondamentale de la personne humaine, cela nous montre que la personne humaine implique essentiellement de croître et peut connaître une croissance infinie. Si donc le troisième élément de la personne humaine, l’amour d’amitié, se greffe sur la recherche de la vérité et si nous disons que l’amour d’amitié du semblable avec le semblable est ce qu’il y a de plus parfait, l’amour d’amitié, au lieu d’être un élément qui permet à notre personne d’aller toujours plus loin, devient un éteignoir. On entend parfois ces réflexions : « Il est accroché à cette personne et, depuis, il est stoppé, il ne grandit plus ; ce n’est plus lui, il ronronne. »
Il y a là quelque chose qu’il est important de saisir aujourd’hui. Certes, il est vrai que l’amour d’amitié dépasse la morale parce qu’il touche une fin. Mais il est ordonné à la personne humaine : il est la fin de l’homme, le bonheur de l’homme. En réalité, l’exaltation de l’amour de similitude transpose au niveau de l’amitié ce que l’on refuse en rejetant la moralisation. On moralise quand, exaltant la cause exemplaire, on regarde la perfection de la vertu pour elle-même. Rien n’est plus ennuyeux parce que cela nous arrête à la vertu et nous masque la finalité. De fait, la vertu est un moyen d’atteindre la fin, elle ne mesure pas la personne humaine. Elle l’étouffe et l’arrête quand elle en devient la mesure. Or, dans l’exaltation de l’amour de similitude, une formalisation s’introduit dans l’amitié. On prétend avoir horreur d’une formalisation de la vertu, et il est vrai que rien n’est plus ennuyeux, mais on reproduit cette attitude dans l’amitié : la cause exemplaire absorbe et étouffe la cause finale, en ce sens que l’on cherche dans l’autre avant tout ce qui est semblable à nous ; cela ne nous permet donc pas de progresser. L’amour d’amitié ne peut pas être commandé par la cause exemplaire. Il demeure ouvert à une recherche constante de la vérité et, par là, il est cause finale. L’ennemi le plus terrible de l’amour d’amitié véritable est l’absence de recherche de la vérité, parce que l’on considère que l’ami est pour nous la vérité, une mesure. En réalité, le véritable ami est celui qui nous aide à découvrir la vérité et à nous dépasser pour aller plus loin. Dire cela est le réalisme profond de la finalité. L’amour de la vérité nous empêche de nous enfermer dans cette prison dorée qu’est l’ami semblable à nous. Le véritable ami est celui qui exige toujours de son ami d’aller plus loin. Il ne lui dit pas : « Oui, tu es parfait comme cela ! C’est merveilleux, nous sommes tous les deux des êtres parfaits, restons là où nous sommes. » On se fait alors l’Olympe de l’ami ! Cela conduit même parfois jusqu’à affirmer : « Personne en dehors de toi ne peut me donner le bonheur. Alors si tu meurs, il faut que je meure. » On ne le dit pas seulement au niveau « biologique » mais même au niveau spirituel en refusant le dépassement de l’amour d’amitié par la contemplation. Aristote a bien saisi ce problème lorsqu’il se demande s’il est souhaitable pour notre ami de devenir Dieu. Et il répond que non, car il ne serait plus notre ami 28... Il pense sans doute à l’hybris, parce que devenir Dieu, pour un Grec, c’est l’orgueil. Si notre ami est pris par l’orgueil, il n’est plus notre ami. Mais chercher la vérité nous empêche de tomber dans l’orgueil et de nous croire bien plus important que l’ami. Dans la véritable amitié, l’ami voit que son ami, qui est relatif à lui, apporte quelque chose qu’il n’a pas. Il respecte alors en lui ce qu’il a d’unique.
L’amour d’amitié est donc un élément essentiel de la personne humaine. Plus l’homme avance dans la recherche de la vérité, plus il est seul en face de la vérité qu’il cherche et contemple. Mais il a toujours besoin d’un appui ; il a besoin de pouvoir se reposer sans se diminuer. Le propre du vivant est de se reposer, et plus le vivant est spirituel, plus il a besoin de repos. La recherche de la vérité ne peut pas se faire dans une lutte constante. Elle réclame le repos que permet le véritable amour d’amitié : un repos dans la fin et dans la confiance propre à l’amour d’amitié. De fait, un climat de confiance est nécessaire à celui qui cherche la vérité et qui, par le fait même, se désarme. Un véritable ami respecte notre sommeil quand nous avons besoin de nous reposer. C’est le signe d’une attitude spirituelle très profonde, qui consiste à respecter le rythme de celui qui cherche et n’a pas encore trouvé, à ne pas être violent en disant : « Moi j’ai trouvé, alors tu dois marcher... » Ce respect du rythme de l’autre est un des grands signes de l’amitié.
L’homme a donc toujours besoin de l’amour d’amitié parce qu’il y a en lui un devenir ; s’il y a en lui un devenir spirituel, il a besoin, dans l’ordre de la recherche de la finalité, d’avoir le cœur de son ami pour pouvoir se reposer en paix, en sachant que son ami respectera son rythme et ne profitera pas de son sommeil pour lui faire du mal et l’anéantir. Dans le rythme même de l’être humain qui devient, qui grandit, la personne a besoin de l’ami pour pouvoir continuer et repartir avec un nouvel élan, au-delà des luttes qu’implique la croissance. Nous avons besoin de l’ami dans les moments de grande lutte, dans les moments de grande fatigue. C’est un besoin normal car, sans l’ami, la lutte risque toujours de nous arrêter. Et dans la recherche de la vérité, qui est difficile, pénible, surtout à notre époque, nous avons besoin de l’ami pour pouvoir nous reposer sans perdre de temps. Sans ami, on cherche des forteresses pour se mettre à l’abri de tous les ennemis et l’on adopte des attitudes réactionnaires de défense ; alors on perd du temps et l’on reste fixé sur la lutte en se durcissant. Mais avec l’ami, nous pouvons toujours nous reposer sans perdre de temps. C’est peut-être un des caractères les plus extraordinaires de la nécessité de l’amitié pour la personne humaine : grâce à l’amitié, elle peut se reposer. Pourquoi tant de gens s’arrêtent-ils dans la recherche de la vérité quand ils sont arrivés à un certain niveau ? Parce qu’ils sont fatigués et n’ont personne pour les aider. Alors ils s’enferment dans une forteresse pour se reposer ! Mais ensuite, il faut en sortir et, quelquefois, ils n’y parviennent pas. Ils se disent : « Après tout, c’est peut-être mieux ! Le monde est tellement mensonger. Au moins, derrière cette forteresse, je suis tranquille. » Celle-ci devient alors une prison. En revanche, dans l’amour d’amitié, l’ami est là pour veiller à notre réveil et nous aider à repartir avec un nouvel élan. C’est ce qui nous permet de comprendre la nécessité de cette fin « intermédiaire » qu’est l’ami.
Mais si l’amour d’amitié est un élément essentiel à la personne humaine, c’est surtout parce qu’il nous permet de développer notre capacité d’aimer. Et l’amour est essentiel à la personne humaine. Par l’amour d’amitié, l’homme découvre le premier moment de ce pour quoi il existe, le premier moment de sa finalité personnelle. L’ami est l’autre par excellence, tout en étant l’autre que nous aimons, avec qui nous avons de ce fait une complémentarité dans la connaturalité. Dans l’ami, nous découvrons quelqu’un d’autre avec qui nous avons une unité spéciale 29, avec qui nous sommes « chez nous ». Et l’ami trouve aussi en nous quelqu’un sur qui il peut s’appuyer et se reposer. Parce que le premier repos spirituel, personnel, que l’homme trouve est dans le cœur de son ami, l’amour d’amitié est bien le premier moment profond de la découverte de ce pour quoi nous sommes fait, de notre finalité. Dans ce repos affectif, vital, spirituel, nous découvrons ce qui nous permet de nous épanouir. En revanche, la crainte nous replie sur nous-même, ce qui est précisément l’inverse de l’épanouissement. Par l’amour d’amitié, nous connaissons un épanouissement dans le repos, dans cette connaturalité. L’amour nous connaturalise à la personne que nous aimons et suscite en même temps un dépassement de nous-même. N’est-ce pas justement ce qui nous permet d’affirmer que l’amour d’amitié finalise la personne ? S’il n’y avait que la connaturalité, il n’y aurait pas de véritable finalité, car la fin réclame un dépassement. Il faut donc trouver dans le cœur de l’ami, à l’intérieur de la connaturalité qui nous unit à lui, ce dépassement de nous-même. Et par le choix que nous faisons de l’ami, nous découvrons quelqu’un qui nous dépasse 30. L’autre au sens le plus fort est toujours celui qui nous dépasse et c’est dans la découverte de l’autre que nous découvrons ce dépassement et donc ce qu’est la finalité.
Pourquoi l’homme a-t-il parfois tellement de mal à découvrir sa fin ? Moralement, à cause de son égocentrisme : il a peur de sortir de lui-même, de découvrir quelqu’un qui est autre et donc qu’il ignore. Il y a toujours dans l’ami quelque chose que nous ne saisissons pas totalement parce qu’il n’est pas nous. C’est ce qui est très étonnant dans tout amour d’amitié véritable, spirituel, et qui n’existe pas au niveau passionnel. Dans l’amour passionnel, en effet, on accapare l’autre, il devient relatif à nous, il est totalement pour nous. Il « meurt » donc comme autre, nous nous en emparons et il n’est plus qu’un prolongement de nous-même, ce qui conduit à la jalousie. La découverte de l’autre implique que nous acceptions d’être dépassé et d’aimer en sa personne quelque chose que nous n’avons pas et qui suscite notre admiration. L’autre suscite l’admiration, ce que ne fait pas le vécu parce qu’il est du déjà-vu, il est déjà connu. Le vécu est relatif à nous, il est assimilé par notre connaissance et capté par notre affectivité.
Nous touchons là le point où doit se réaliser toute l’auto-éducation de l’amour d’amitié : plus l’ami est notre ami, plus nous le respectons comme autre que nous. C’est une question d’intelligence. Mais la plupart du temps, la passion se développe plus vite que l’intelligence. Elle court, elle se précipite ! Et la passion allant plus vite porte par le fait même ombrage à l’autre comme autre, à l’autre dans sa transcendance, à l’autre en tant qu’il nous dépasse. En effet, dans l’amour passionnel, c’est le bien sensible qui nous attire et que nous accaparons. Tant que nous ne l’avons pas accaparé, nous le désirons. Le désir passionnel est donc tyrannique, il nous pousse à posséder : ce n’est jamais assez, c’est infini. La passion est « infinie » en ce sens qu’elle ne nous donne pas une fin, un au-delà qui nous dépasse. C’est pourquoi l’amour d’amitié, qui peut être très spirituel au point de départ, peut se dégrader par la passion. Quand la passion l’emporte, on ne respecte plus l’autre comme autre et l’on devient d’une avidité tyrannique : « Tu n’as pas le droit de m’échapper, je dois tout savoir... »
Nous devons être éveillé sur ce point et comprendre que l’amour d’amitié implique une auto-éducation : personne ne nous éduquera sur l’amitié que nous avons pour une autre personne. La passion dévore et tout doit y passer. L’homme vivant, dans sa jeunesse, est très facilement tyrannique sous prétexte d’amitié. Il le masque, le cache, parce qu’il est difficile de reconnaître la passion. Certes, nous pouvons aimer passionnément quelqu’un mais cela ne veut pas dire que nous puissions ne l’aimer que passionnément ; nous sentons cette passion mais nous la dépassons et c’est pourquoi nous en parlons à quelqu’un en qui nous avons confiance. Au contraire, celui qui s’engouffre dans la passion ne parle plus : la passion le domine, elle l’accapare et il est entièrement pris par elle. C’est alors le silence de la passion, qui n’est pas du tout le silence du secret amical, mais le silence oppressant de la domination et de l’accaparement.
Il est très important, en étudiant ce troisième élément de la personne humaine, de saisir que les difficultés pour découvrir le véritable amour d’amitié sont propres à chacun. Car les passions, qui peuvent devenir le grand obstacle à la formation de la personne, sont différentes pour chacun. Notre auto-éducation personnelle consiste à découvrir de plus en plus ce qu’est le respect de l’autre ; parce qu’il nous dépasse, quand nous l’aimons, nous voulons l’aimer vraiment comme l’ami, comme l’autre. L’ami n’est pas celui qui nous prolonge mais celui en qui nous nous reposons parce que nous trouvons en lui notre fin, celui qui donne sens en premier lieu à notre vie. Et parce que notre ami est notre première fin, il garde toujours un caractère unique, il restera toujours celui qui nous permet de découvrir ce pour quoi nous sommes, nous existons.
C’est ce qui nous fait comprendre comment l’amour d’amitié ajoute quelque chose à la recherche de la vérité. La recherche de la vérité nous met dans la solitude ; tôt ou tard, celui qui cherche la vérité comprend qu’il est seul dans cette recherche et que celle-ci, d’une certaine manière, n’a pas de terme. Son terme sera la contemplation de Dieu, la sagesse. Avec l’amour d’amitié, nous sommes devant la découverte concrète de la fin : rien n’est plus concret, individuel que l’ami. C’est notre intelligence, notre volonté, nos passions et toute notre sensibilité qui se reposent dans l’ami et trouvent dans sa personne le premier moment de repos dans la fin. Cette découverte de l’ami est donc autre que la recherche de la vérité, bien que l’amour d’amitié nous aide à chercher la vérité. Nous devons d’abord voir la distinction : alors que la recherche de la vérité est immanente, l’amour d’amitié nous fait découvrir un transcendant, l’ami qui nous dépasse. Mais ayant précisé la différence entre les deux, qui correspond à la distinction de l’intelligence et de la volonté, nous pouvons voir leur coopération. L’intelligence est faite pour chercher la vérité et la volonté pour aimer. L’amour, dans l’amour d’amitié, implique un don, et non pas un accaparement. Aimer, c’est se donner à la personne qui nous attire, et qui est pour nous notre fin. La volonté est premièrement une capacité d’aimer, de se donner et de se donner personnellement, c’est-à-dire avec désintéressement et dans une liberté totale. La passion, elle, est despotique et supprime la liberté. Cela se produit quand la recherche de la vérité n’est plus assez forte. Pour être une vraie personne humaine, un équilibre constant est donc nécessaire entre la recherche de la vérité et l’amour, entre le développement de l’intelligence et celui de la volonté. La recherche de la vérité augmente notre autonomie, alors que la découverte de l’ami nous rend relatif à son égard.
Celui qui aime se donne, et se donne totalement, ce qui réclame une très grande autonomie. Il est capital et magnifique de découvrir cet équilibre, cette harmonie qui doit exister dans la personne entre l’autonomie de la recherche de la vérité et le don de l’amour. S’il n’y avait que l’intelligence, nous nous enfermerions dans notre autonomie en nous disant que tous les autres sont des imbéciles et n’ont rien à nous apprendre.
L’amour d’amitié nous donne un sens tout à fait différent de l’autre : dans chaque homme, dans chaque personne humaine il y a quelque chose d’inédit, d’unique, il y a quelque chose que personne d’autre ne possède ; nous ne sommes pas le fruit d’un travail en série, mais d’un labeur unique, à commencer par celui de notre mère dans le don de la vie et notre éducation. L’éveil de notre intelligence a quelque chose d’unique et, dans l’amour d’amitié, nous découvrons ce quelque chose d’unique à chaque personne. Nous comprenons alors que s’isoler dans la recherche de la vérité n’est pas juste, n’est pas vrai. Nous avons besoin d’un autre, ce qui ne revient pas à dire qu’on a toujours besoin d’un plus petit que soi... Dire cela reste d’ordre utilitaire, ce n’est pas encore la personne et le développement de la personne. En réalité, nous avons toujours besoin d’un autre pour nous agrandir et nous dépasser. Dans l’amour d’un autre nous nous dépassons toujours, parce que l’amour spirituel est extatique. En aimant, nous sortons de nous-même pour rencontrer l’autre, nous sommes vers l’autre et, par là, nous nous dépassons. L’amour d’amitié exige donc de nous cet effort perpétuel d’extase consciente et aimante, volontaire. Nous découvrons alors que nous ne sommes vraiment nous-même qu’en aimant l’autre, que dans cette sortie de nous-même, dans cette extase d’amour, dans ce don. La recherche de la vérité est très importante mais nous devons sortir de nous pour être plus nous-même. La personne humaine ne peut être parfaitement elle-même qu’en se dépassant. En découvrant l’autre, nous nous découvrons nous-même comme relatif à quelqu’un dans l’amour, comme nous agrandissant par l’autre et grâce à lui. Et puisque l’amour d’amitié implique une réciprocité, tout ce qui est vrai pour nous dans ce dépassement est vrai pour l’autre à notre égard. En reconnaissant la transcendance de l’autre, nous permettons à l’ami de découvrir en nous ce qui le transcende. C’est le secret de l’amour d’amitié dans ce qu’il a de vrai et de plus profond. Dans tout amour d’amitié, deux amours se rencontrent. Et plus on aime vraiment, plus on grandit, plus on permet à l’autre d’aimer vraiment : il y a une coopération étonnante, d’agrandissement mutuel. Dans l’amour passionnel, en revanche, on dégringole ensemble ! C’est pour cela que nous n’avons pas le droit de céder à la passion. Certes, nous devons accepter l’amour passionnel de l’autre ; il ne faut pas le rejeter, ce serait pire. Mais il ne faut jamais qu’il déborde, qu’il étouffe l’amour spirituel. Il faut qu’il soit ordonné vers l’amour d’amitié, ce qui est toujours la grande difficulté de l’auto-éducation dans l’amour d’amitié.
Par l’amour d’amitié, nous comprenons donc que notre recherche de la vérité doit prendre aussi toute sa vérité humaine dans notre coopération avec l’ami. Notre amour de la vérité doit être partagé avec l’ami. À ce moment-là, la recherche de la vérité se complète, s’achève dans une recherche commune. Elle connaît alors une intensité, une force, une fécondité beaucoup plus grandes. C’est peut-être là que nous comprenons le mieux comment l’intelligence et la volonté ne doivent jamais s’opposer dialectiquement, mais se comprendre dans leur diversité, dans leur exigence propre, et dans leur possibilité de coopération. La recherche de la vérité prend une force nouvelle grâce à l’autre ; elle acquiert une sorte d’ampleur, de profondeur nouvelle, grâce à l’autre, dans le travail en commun dans l’amour d’amitié. Travailler à côté d’un autre sans amour d’amitié est usant, parce que la rivalité et la compétition viennent très vite. Cette rivalité tue l’unité de la recherche de la vérité et de l’amour d’amitié ; l’intelligence devient rivale de l’amour et l’amour devient rival de l’intelligence. Cela tue la personnalité, parce que cela touche en nous les deux grandes forces, les deux grandes voies qui nous permettent d’être parfaitement une personne. Sans amour d’amitié, on veut toujours être premier. Nous n’acceptons d’être second que dans l’amour d’amitié, et c’est pour cela qu’il nous met dans une attitude beaucoup plus souple envers les autres. Quand il n’y a pas de rivalité, mais une certaine amitié, on découvre très vite, dans le respect mutuel, que l’autre a telle qualité qui lui permet de nous dépasser, et que nous avons des qualités qui nous permettent de le dépasser sur tel autre point. La complémentarité vient de ce que le rythme de la recherche de la vérité n’est pas le même en chacun. C’est donc toujours par la recherche de la vérité que l’amour d’amitié va pouvoir exister dans la complémentarité. La recherche de la vérité est autre chose que l’amour d’amitié mais permet à celui-ci de connaître un nouveau terrain sur lequel il pourra s’accomplir, s’achever.
Pour les Anciens, la prudence était une sagesse pratique. Elle fait essentiellement partie de notre personne en ce sens que, par la prudence, la personne se gouverne elle-même et « gère » son capital de vie. Elle implique donc la conscience que nous avons de nos capacités vitales d’intelligence et de volonté, ainsi que de notre autonomie plus ou moins profonde par rapport au milieu dans lequel nous sommes, ce qui implique une certaine attitude réflexive. Elle n’est donc pas un défaut d’engagement, comme on le pense quand on qualifie de prudent un homme qui agit peu et avance toujours à reculons. Au contraire, l’homme prudent s’engage en vue de la fin : nous nous engageons pour tel ou tel moyen en vue de la fin. L’homme prudent est donc avant tout un homme qui a un très grand sens de sa fin, de ce pour quoi il existe, et cela à un niveau très profond, personnel, qui engage toute sa vie 31 ; et il se connaît dans ses capacités pour s’orienter pleinement vers sa fin.
La prudence est donc la vertu qui nous permet de nous connaître. « Connais-toi toi-même » : connaître ses faiblesses et ses forces, connaître les amis sur lesquels nous pouvons compter, connaître la puissance de nos ennemis, connaître le milieu dans lequel nous nous trouvons, sachant que nous agissons de manière différente en fonction de ce milieu. Le véritable homme prudent est donc à la fois celui qui connaît concrètement le milieu dans lequel il vit et qui a un sens très aigu de la finalité. La prudence est toujours en référence à notre fin, car la personne humaine doit être fidèle à la recherche de la vérité et à ses amitiés, et c’est en fonction de cela que l’homme prudent mesure ses activités.
Mais l’acuité de la prudence augmente avec nos expériences car c’est par elles que nous connaissons à la fois les limites et les capacités de ce que nous appelons notre tempérament. De notre tempérament, nous avons une connaissance expérimentale. Nous savons, par exemple, que nous avons un tempérament où domine la force, alors que chez un autre la tempérance est première. Pour chacun, il y a une note dominante de l’irascible, donc de la force, ou du concupiscible, donc de la tempérance. Certains n’aiment pas la lutte : chez eux, le concupiscible domine. D’autres, au contraire, aiment les situations délicates et les recherchent pour avoir l’expérience de la force. Nous n’avons l’expérience de notre force, en effet, que dans certaines situations pénibles, puisque les passions de l’irascible regardent avant tout un bien difficile à conquérir 32.
La prudence nous permet donc de connaître pratiquement, c’est-à-dire dans la lumière de la fin et d’une façon expérimentale, notre tempérament, nos faiblesses et nos forces, nos possibilités d’engagement et de retrait, les circonstances précises dans lesquelles nous sommes. Elle nous permet de nous engager quand la situation est le plus favorable, alors que l’homme imprudent s’engage sans attendre le bon moment. Parlant de l’homme prudent, le Christ dit qu’avant de s’engager dans la lutte il regarde les forces armées qu’il a à sa disposition ; s’il n’en a pas assez, il va au-devant de l’ennemi et essaie de faire avec lui des tractations 33. L’homme imprudent s’engage sans faire ces considérations : il s’engage tête baissée, pour s’engager ! Mais celui qui s’engage dans le combat le fait pour avoir la victoire. De sorte que, quand on est sûr de ne pas avoir la victoire, on ne s’engage pas mais on attend le moment opportun.
Le temps joue donc un rôle capital dans la prudence, alors que l’intelligence et l’amour, en eux-mêmes, sont au-dessus du temps. Dans son intelligence métaphysique, la personne n’est pas mesurée par son temps alors que la prudence est attentive au temps et aux circonstances. Il y aura donc des hommes qui seront très « de leur temps » et agiront en fonction du temps dans lequel ils vivent, alors que d’autres, au contraire, seront en avance et agiront avec un regard beaucoup plus profond du point de vue de la vérité et de l’amour.
Le vrai prudent s’engage donc au bon moment, il sait s’engager en dépassant à un moment donné tous les conseils reçus. Il ne s’engage pas seulement en raison d’un ami qui est là pour lui dire : « Il faut t’engager. » C’est parfois ce qu’il faut faire, mais cela ne suffit pas car l’ami, si intime qu’il soit, ne peut jamais remplacer notre prudence : il est autre que nous. S’il remplace notre prudence, celle-ci disparaît au profit d’une fidélité amicale. Si nous le faisons par moments, nous devons en être conscient - ce qui est encore un acte de prudence. La prudence demande la conscience : conscience des réalités et des « motivations » de notre action. Par exemple, si nous faisons telle ou telle chose parce que tel ami ne comprendrait pas que nous fassions autrement, vu les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons, nous sommes alors très conscient que nous relativisons ce que nous aurions fait spontanément si nous avions été seul. C’est la prudence qui explique cela. Vu de l’extérieur, on pourra ne pas comprendre, parce qu’on ne voit que l’efficacité et non les intentions. Or, l’homme prudent a un grand souci de ses intentions et les rectifie constamment : « J’agis ainsi en fonction de tel ou tel point que je juge primordial. » L’acte principal de la prudence est donc la rectification de nos intentions, de ce qui anime nos activités, toujours partielles, et leur permet d’atteindre leur fin. Et pour cela, il faut de plus agir in tempore opportuno, au moment opportun, et non pas trop tôt ou trop tard.
Pour être prudent, nous devons donc nous connaître pratiquement, de ce point de vue particulier de notre capacité de nous engager. La prudence consiste donc parfois à ne pas agir, à ne pas nous engager dans telle ou telle circonstance, mais seulement pour ce qui en vaut la peine et est nécessaire à notre développement personnel, nécessaire pour demeurer intègre et ne pas agir faussement. Celui qui agit constamment parce qu’il ne se sent bien que quand il agit, qui est donc perpétuellement dans l’agitation, gaspille ses forces et n’est pas prudent. On peut donc « pécher » contre la prudence par une sorte d’excès de prudence qui consiste à penser qu’il est nécessaire d’agir constamment pour se manifester. Ou, inversement, par un défaut qui consiste à ne jamais agir, à se tenir toujours à l’écart parce qu’on se sent trop faible et qu’on ne veut pas augmenter encore le déficit. Au fond, il est très difficile d’être vraiment prudent.
Il y a donc des notes particulières de la prudence selon les personnes, d’une part selon la différence de leur tempérament, mais aussi en fonction de ce qu’elles considèrent comme leur fin. Si certaines n’agissent qu’en fonction de leurs amitiés, d’autres s’en servent, mais parfois d’une façon telle que leurs amitiés sont complètement relativisées et ne jouent plus qu’un rôle d’efficacité ou de plaisir, sans modifier leurs décisions prudentielles. La prudence est donc très complexe. Elle est d’une certaine façon ce qui modèle le plus notre caractère personnel.
Si nous regardons ce qu’est cette sagesse pratique, nous voyons donc que, pour être prudent, il faut toujours rester présent à sa fin. La lumière actuelle de la fin est indispensable à la prudence. Nous savons ce que nous voulons et vers où nous nous orientons, et nous prenons les moyens pour y aller. Oublier la fin, c’est demeurer totalement dépendant des événements de droite ou de gauche, des événements qui sont pour nous ou contre nous. Vivre dans la lumière actuelle de la fin est très difficile, car la plupart des gens vivent en fonction de l’efficacité immédiate et non pas en fonction des intentions qui portent sur la fin, ce qui touche la recherche de la vérité. L’intention de vie implique une recherche de la vérité pratique. Et si la recherche d’une vérité contemplative est plus facile, en ce sens qu’elle est au-delà du temps, celle d’une vérité pratique est d’autant plus difficile qu’elle est complexe et que nous avons une lucidité plus grande. Ceux qui n’ont pas cette lucidité agissent parce qu’il faut agir, pour montrer qu’ils existent. Très souvent, les gens agissent pour agir et n’ont pas cette intention de vie de chercher la vérité : être dans la vérité, de telle sorte que nous sommes respecté parce que nous sommes entièrement tourné vers cette fin.
La prudence s’acquiert donc difficilement et lentement : il faut du temps avant d’être vraiment prudent, pour acquérir cette domination sur notre capacité de vie. Entreprendre quelque chose qui demanderait beaucoup plus de forces qu’on en a, c’est agir imprudemment. Quelqu’un peut donc agir très prudemment, compte tenu du peu de capacité de résistance et de force qu’il a, mais paraîtra imprudent à celui qui, au contraire, a une grande capacité d’efficacité. La vérité de la prudence a donc une note très subjective, parce qu’elle dépend vraiment de nos capacités d’atteindre la fin 34.
C’est dans l’imperium que notre personnalité se manifeste d’une façon très forte et dans son caractère très individuel, au moment où nous disons : « Il faut faire ceci. » Deux personnes qui sont vraiment amies peuvent donc très bien, dans l’engagement ultime, avoir deux points de vue très différents. La prudence sera différente selon chaque individu et forgera, petit à petit, des types d’homme particuliers. C’est bien dans la prudence que la diversité des individus apparaîtra le plus car c’est par elle que nous pouvons assumer dans nos activités personnelles tout le caractère individuel de notre personne. L’individu se manifeste avant tout dans la prudence, plus que dans le comment de l’intelligence, de la volonté et de l’autonomie. Chaque personne est singulière et c’est à travers la prudence que ce caractère individuel de la personne se manifeste, ce qui est parfois déroutant. Des amis, très unis pour la recherche de la vérité et dans leur amitié, prennent des décisions différentes. Pourquoi ? Parce que les engagements prudentiels dépendent aussi de notre individuation qui vient de la matière, qui dépend de notre corps, de notre santé, de notre éducation, de notre devenir. C’est donc au moment des décisions importantes qu’il y aura, de fait, de très grandes diversités entre amis. Et dans notre individualité nous retrouvons notre caractère plus ou moins généreux, plus ou moins égoïste, etc. Bref ! nos tendances personnelles et individuelles.
La prudence fait donc le lien entre la personne et l’individu. Comprendre cela est peut-être ce qui montre le mieux combien la prudence est complexe. Si notre personne se manifeste très nettement dans nos choix de vie, ceux-ci doivent se concrétiser par le choix des moyens, qui est très différent selon les individus et leur culture, au sens le plus large du terme. Dans la prudence, il y aura donc une union, une conjonction entre notre orientation personnelle et notre caractère individuel, singulier. Nous devons tenir compte à la fois de notre individualité et des aspirations qui gouvernent nos choix personnels. De celui qui ne tient compte que de ses aspirations, on dira qu’il plane, qu’il ne voit que son idéal et pas ses limites. Et de celui qui ne regarde que l’individu, les conditionnements, on dira qu’il manque d’élan et de profondeur dans ses choix.
La prudence n’est donc pas l’attitude de l’artiste ! Souvent, une personne très artiste ne sera pas très prudente et il est vrai qu’il y aura facilement une sorte de rivalité entre l’homme prudent et l’artiste. C’est sans doute de l’art que la prudence se distingue le plus. Nous ne devons pas écraser le poète, l’artiste qui est en nous. Nous devons en tenir compte et avoir suffisamment de lucidité pratique, pour voir que l’homme artiste qui est en nous s’engagerait dans telle ou telle direction, tandis que l’homme prudent dira : « Non, il ne faut pas faire cela maintenant », ou : « Il ne faut pas du tout le faire, ce n’est pas pour moi ». Tout cela est impliqué dans la prudence.
Nous voyons donc que la prudence est pratique, qu’elle est toujours dans le pôs ; elle ne se sépare jamais du « comment », de l’exécution. Elle ne peut pas s’en séparer et c’est pourquoi nous distinguerons dans la prudence diverses activités qui, toutes, lui sont essentielles.
D’abord une rectitude d’intention. Elle consiste à voir que l’activité que nous choisissons est conforme à la fin. Dans le domaine scientifique, par exemple, on peut actuellement découvrir des pistes très intéressantes du point de vue de la connaissance, du point de vue du développement de la science. Mais elles peuvent être terriblement dangereuses car elles risquent de détruire en nous le sens de notre fin. En médecine, certaines pratiques permettent sans doute à l’individu de vivre plus longtemps mais réclament que notre âme spirituelle se taise, car elles supposent des orientations contraires au bien profond de notre âme. Ce balancement existe tant que nous sommes assez lucide pour voir ce qu’est le bien humain ; sans ce regard sur le bien humain, on ne voit plus que l’intérêt de la recherche scientifique. Toute recherche n’est pas bonne pour l’homme. C’est là la différence entre le point de vue spéculatif et le point de vue pratique. Et quand il s’agit de la personne, les deux sont liés. Une personne purement spéculative serait dangereuse. Une personne qui ne serait que pratique n’avancerait pas et resterait incapable de comprendre ce que peut être le progrès humain. Dans le langage courant, on parlera là de « mentalités ». Et dans la mentalité, il y a l’intention et le comment : comment réaliser cela, comment faire que cela puisse exister ? La prudence implique donc la rectification des intentions. Un homme prudent est rectifié dans ses intentions profondes de vie et cela dépend du choix qu’il a fait. Il est évident que celui qui se donne entièrement à une recherche de vérité a une rectification d’intention qui est très différente de celui qui est tout le temps dans l’ordre pratique. Ils devraient s’entendre et pouvoir dialoguer, en sachant que quand on cherche la vérité, on doit être attentif à la manière dont on la cherche, à l’engagement pratique qui est le nôtre. Si l’on ne le regarde pas, on se mettra dans des situations très périlleuses dont on ne s’apercevra qu’au bout d’un certain temps.
La prudence, c’est aussi le conseil sur les moyens. Le conseil peut se faire à plusieurs, alors que les intentions de vie sont uniques à chacun. L’intention de vie est propre à chaque personne et c’est pourtant au niveau des intentions de vie que les personnes doivent d’abord pouvoir s’entendre. Le choix des moyens est très divers, parce que nos capacités, notre force physique, y interviennent brutalement. Un malade, par exemple, doit faire très attention à ne pas tomber dans un état plus grave qui arrêterait tous ses efforts. Le conseil puis le choix des moyens, varie donc et fait partie de la prudence.
En dernier lieu, la prudence implique l’engagement. Arrive un moment où, après la réflexion, nous devons agir. Certaines personnes n’arrivent jamais à agir ; elles sont merveilleuses pour la recherche des moyens mais n’arrivent jamais à s’engager dans l’exécution, elles sont scrupuleuses. S’engager, c’est se mobiliser sur tel moyen pour l’action. Il ne faut pas que cet engagement soit contraire à nos choix, ce qui arrive de temps à autre quand nous ne sommes pas assez lucide et quand nous sommes passionné. La passion peut reprendre le dessus dans l’engagement, dans la décision dernière. Il est difficile de s’en apercevoir car les passions ne sont pas lucides par elles-mêmes. L’homme prudent le sait, il connaît ses passions, il se sait très passionné dans tel ou tel domaine auquel il risque toujours de revenir même s’il a choisi autre chose. Il le sait pour pouvoir s’engager pleinement dans l’imperium, ce moment où la force d’engagement est à l’état pur et doit permettre de se jeter vraiment à l’eau. S’engager, c’est se jeter à l’eau et accepter de devenir visible pour tous ceux qui sont autour de nous et ne voient pas nos intentions. Dans l’engagement dernier, nous sommes sous le regard de nos amis et de nos ennemis. Il faut alors avoir la force de résister à ce que les uns et les autres peuvent dire. Nous avons réfléchi, nous avons posé ce choix, nous devons à ce moment-là avoir la force de la personne : nous sommes toujours seul dans l’engagement. Alors que nous pouvons être à plusieurs dans le conseil, nous sommes souvent très seul dans les intentions de vie et dans les décisions d’exécution. Les deux grands moments de solitude sont pour nous dans les intentions et dans l’exécution. C’est cela qui caractérise avant tout la prudence : elle se manifeste dans l’engagement et dans les intentions de vie.
Nous voyons donc, du point de vue de la personne humaine, l’importance de cette vertu acquise qu’est la prudence. Elle nous permet de réaliser concrètement tout ce qui jusque-là ( la découverte de l’intelligence et de la volonté ) risquait de rester un peu abstrait. La prudence est extrêmement concrète, en vue de la réalisation de nos intentions. Elle se manifeste tout de suite et fait le lien entre l’individu et la personne.
Si la prudence est une sagesse pratique, elle correspond au moment où notre intelligence qui a saisi la finalité découvre le conditionnement substantiel qu’est notre corps. Nous verrons que si notre corps ne détermine pas notre personne, il la conditionne d’une manière substantielle. Cela signifie que, du point de vue de l’exercice de nos capacités d’intelligence et, surtout, de volonté, le corps intervient d’une façon toute spéciale. Si l’intelligence et la volonté, en elles-mêmes, dépassent le corps, leur exercice ne se fait pas sans le corps. Et, de fait, le conditionnement du corps joue très différemment par rapport à l’intelligence et à la volonté. Il est facile de le saisir dans l’expérience : la maladie, la fragilité, la faiblesse touchent plus immédiatement notre affectivité, notre manière d’aimer que notre manière de connaître. L’habitus métaphysique rend notre intelligence plus libre du corps. Mais par rapport à l’amour d’amitié et à tout ce qui est pratique dans notre vie, notre affectivité a besoin du corps. Quand elle s’en sépare trop, elle perd sa force et peut s’anémier. Il arrive même qu’on puisse avoir une certaine haine de son corps, que l’on veuille le faire disparaître. C’est le signe que le corps joue un rôle plus grand du côté de l’affectivité et que nous ne pouvons pas nous en séparer.
Dans l’intelligence contemplative, spéculative, et de même en mathématiques et dans les sciences, le corps est présent par l’imagination et la mémoire, il joue un rôle instrumental qui demande d’être dépassé. Quand il s’agit de la prudence, elle correspond dans notre personne à l’émergence de l’intelligence pratique, à partir de l’amour que nous avons de la fin. Si notre vie se finalise par la recherche de la vérité et l’amour d’amitié, l’intelligence pratique est la mise en ordre de tous les moyens nécessaires pour conquérir cette fin. Le corps ( et tout ce qui provient de lui ) est donc toujours présent dans l’exercice de la prudence.
Ainsi, si la prudence est gardienne de la recherche de la vérité et de l’amour d’amitié, elle sauvegarde du temps pour que la recherche de la vérité s’accomplisse paisiblement et puisse se faire en toute vérité. Et étant gardienne de la fin, elle empêche le concupiscible, l’irascible et l’imaginaire de prendre trop de place ; il y a là un aspect négatif de la prudence qui est très beau et très grand. La prudence est gardienne de quelque chose de plus grand qu’elle, grâce à l’amour que nous avons de la fin qui nous oriente et saisit toute notre vie. Nous n’avons pas de temps à perdre et nous prenons tous les moyens pour atteindre la fin, en pacifiant nos impatiences. La prudence prévoit donc dans l’ordre pratique les moyens nécessaires pour atteindre notre fin, l’amour d’amitié et la recherche de la vérité.
Garder le temps qu’il faut pour la recherche de la vérité et pour l’amitié exige de connaître tout ce qui risque de nous éparpiller, de nous conduire de droite et de gauche à cause de l’imaginaire. La prudence joue donc sur notre imagination, pour ne pas l’alimenter inutilement. L’imaginaire nous conduit toujours à la facilité et nous fait perdre un temps énorme. La prudence consiste à avoir de cela une vision claire selon l’intelligence pratique. Le temps nous appartient, il nous est donné et nous devons le faire fructifier.
En outre, se connaître soi-même, c’est se connaître d’une manière encore plus immédiate en connaissant son concupiscible et son irascible. Analyser ses passions pour mieux les connaître fait partie de la prudence. Un homme prudent se connaît dans la capacité qu’il a d’aimer ce qui est en connaturalité avec lui, le bien sensible. Par exemple, le visage, le regard de quelqu’un nous saisit : ce n’est pas l’amitié, et c’est la prudence qui nous fait comprendre la force et la puissance du regard affectif. Elle nous rend lucide sur ce qui risque de nous prendre et de nous arrêter. Les vertus de tempérance et de force naissent donc à cause de la prudence, car celle-ci a besoin des vertus et ne peut pas s’exercer sans elles. Si la prudence nous apprend à nous garder de l’imagination, les vertus morales de justice, de force et de tempérance rectifient nos passions, qui s’enracinent dans notre corps, et les empêchent de déborder.
La prudence et les vertus morales nous aident donc à nous rectifier constamment ; nous devons toujours nous éduquer nous-même dans l’ordre de la prudence. Celle-ci s’acquiert sans cesse et personne ne peut dire qu’il est assez prudent. Grâce à la prudence, notre intelligence pratique, à travers le brouillard de l’imaginaire lié aux passions de concupiscible et d’irascible, devient victorieuse, pour que tout devienne un moyen efficace pour atteindre notre fin. La vertu de prudence ordonne donc vers la fin les moyens de l’irascible, du concupiscible et de l’imaginaire. Au point de départ, elle peut s’appuyer sur la loi, elle s’en sert. On s’appuie sur la loi tant qu’on n’a pas la vertu mais, quand on a la vertu intérieure, on dépasse la loi parce que la prudence a toute la souplesse de la vie. C’est pourquoi un homme très prudent peut sembler très imprudent. S’il est vraiment prudent, il connaît de l’intérieur la force de son intellect pratique et de l’imperium. Il sait que l’imperium est quelque chose de très fort pour lui et sait jusqu’où il peut aller. Celui qui le voit de l’extérieur et qui n’est pas prudent se dira : « Mais il est fou, il ne voit pas qu’il y a un précipice ! » Un homme très prudent peut donc poser matériellement des actes qui, vus de l’extérieur, semblent très imprudents.
Cela nous permet de comprendre que la prudence n’est pas un éteignoir ! La loi peut être un éteignoir mais pas la prudence, parce qu’elle vient de l’intérieur et se sert de toutes les passions pour aller le plus vite possible à l’acquisition de la fin. La prudence n’est donc pas du tout un frein mais consiste à ordonner, de la façon la plus intelligente, tous les moyens en vue de l’acquisition de la fin. De temps en temps, nous prendrons le moyen le plus rapide, peut-être le plus périlleux, parce que nous savons que nous pouvons le faire. À d’autres moments, sachant que nous sommes fatigué, nous prendrons un moyen plus facile. Le prudent mesure ses forces à travers la journée, connaît sa fatigue et ses renouveaux et sait aller jusqu’au bout. Aussi, celui qui ne prend jamais de décision est-il d’une souveraine imprudence ! La prudence nous rend capable de poser des actes, de nous commander à nous-même et de nous engager pleinement. Le prudent est donc audacieux, il n’hésite pas à certains moments à prendre des décisions devant lesquelles tous ceux qui sont autour de lui diront : « Il est un peu fou ! » Ne pas se déterminer, c’est oublier que l’acte de prudence est un acte d’intelligence et que la prudence est la vertu de l’intelligence pratique. La prudence demandera donc une très grande force pour ne jamais avoir peur de poser, pour nous ou pour notre ami, une décision qui peut être audacieuse, conquérante. Toute victoire présuppose une audace et, sans audace, il n’y a plus de victoire. Une initiative audacieuse va plus loin que ce qu’on penserait immédiatement et permet de conquérir et de dépasser les obstacles.
Enfin, la prudence s’exerce et s’acquiert au milieu des luttes. Nous avons constamment à lutter et à comprendre que la prudence s’acquiert dans la lutte. L’intelligence aime ce qui est net, précis, déterminé. La fausse douceur nous emprisonne alors que la vraie douceur est toujours le fruit d’une conquête, d’une lutte. L’homme prudent est aussi celui qui dépasse la mentalité négative d’un monde comme le nôtre. En effet, si l’on ne voit que l’aspect négatif, que ce qui ne va pas, on ne construit plus rien ; la vraie prudence lutte donc contre le primat de la négation qui stérilise, emprisonne, enferme et étouffe. Il faut dépasser cela pour maintenir le primat de l’affirmation car on ne construit que sur une pierre solide, sur laquelle on sait qu’on peut construire. Mais cela ne veut pas dire qu’on tombe dans la naïveté de celui dont l’imagination est tellement fertile qu’il croit avoir conquis tous les cœurs parce qu’on lui a fait un sourire ! L’excès de critique et la naïveté sont les deux extrêmes qui sont les ennemis majeurs de la prudence. Celle-ci est une intelligence qui demeure toujours audacieuse mais qui sait aussi les limites d’une bonté sensible, d’une beauté humaine.
La prudence est donc bien une sagesse pratique de la personne, parce qu’elle ordonne tout à partir de l’intention profonde qui touche la fin. Elle vit de ce jugement pratique, de ce jugement affectif d’intention. Par exemple, nous avons l’intention de conquérir de plus en plus la vérité, de la chercher avec le plus d’amour possible. La prudence s’appuie de toutes ses forces sur cette intention, elle la fait sienne et la maintient toujours en acte, le plus possible en acte. Et dans la lumière de cette intention, elle juge de la « valeur » de tel ou tel moyen, des difficultés qui le caractérisent, de la connaturalité qu’il a avec nous et avec la fin. Grâce à elle, nous essayons de choisir le moyen qui sera le plus efficace, qui nous aidera à acquérir notre fin le mieux et le plus vite possible. Le propre de la prudence est donc d’ordonner et de mettre toute l’efficacité de l’amour que nous avons pour la fin au service des moyens, pour que nous puissions obtenir ces moyens et les utiliser facilement.
La cinquième dimension de la personne humaine est l’art. Nous avons déjà souligné que la scolastique thomiste n’étudiait jamais l’art. Certes, elle étudiait la logique dont saint Thomas affirme qu’elle est l’art des arts 35, mais elle ne comprenait plus que l’activité artistique comme telle est essentielle à la personne humaine.
Aujourd’hui, la logique est devenue la logique mathématique, dont il faudrait se demander comment elle contribue à désorganiser la personne humaine. Elle n’est, en effet, qu’un jeu de relations à l’intérieur du possible mathématique. Et si, aujourd’hui, la logique mathématique sert à tout, il est capital de voir de quelle manière la personne se construit faussement par là. Construire une personnalité sur la logique mathématique, c’est faire une personne purement virtuelle. Nous pouvons construire un être mathématique, un cerveau mathématique : c’est une machine qui ne pense plus mais qui est logique. De fait, si la logique est bien utilisée, elle nous permet de ne pas nous laisser prendre par l’imagination ; mais si elle s’empare de tout, c’est une terrible déviation, on n’a plus qu’une fausse sagesse fabriquée par l’homme. Ce n’est plus la sagesse, car la logique n’atteint pas Dieu. L’Organon d’Aristote avait un fondement réel ultime, puisqu’il se fondait sur l’universel. Car si l’universel n’est pas une réalité existante, c’est un être de raison dépendant d’une activité de l’intelligence qui cherche à connaître la réalité existante, ce qui est. La logique n’est donc pas la philosophie mais un art au service de la pensée et de sa communication. Elle ne conduit pas à la sagesse, car il n’y a pas de logique en Dieu, mais la logique aristotélicienne dépend d’une philosophie réaliste qui cherche à connaître ce qui est. La logique mathématique, elle, reste dans l’ordre du possible.
Face à cette emprise de la logique mathématique, il est capital de situer la place de l’art dans la personne humaine. Car si le travail est, certes, ordonné à l’utilité et nous aide à répondre à nos besoins, il est aussi ordonné au développement d’une dimension nouvelle de la personne humaine, surtout avec l’acquisition de l’habitus d’art. De fait, les deux grands développements de la connaissance pratique sont la prudence et l’art. Et notre équilibre humain radical, qui est toujours à reprendre, est celui du faire ( l’art ) et de l’agir ( la prudence ). Ce sont les deux physionomies les plus visibles de la formation de la personne humaine. Chaque homme devrait au moins avoir le sens de ces développements humains que sont l’art et la prudence. Cela n’est possible, parce que c’est d’ordre pratique, que dans l’expérience de ces activités elles-mêmes. L’homme prudent n’est prudent que quand il pose des actes de prudence. Et c’est encore plus vrai pour l’artiste : un artiste qui parle de son art sans rien faire n’est pas un artiste. L’artiste réalise une œuvre, il la fait. Le travail artisanal et le travail artistique développent donc en nous une nouvelle orientation de l’intelligence pratique, distincte de la prudence. En ce sens, ils éduquent l’homme et c’est pourquoi une civilisation se développe toujours par la prudence et par l’art. Ce sont les deux grands facteurs de développement d’une civilisation, dans l’équilibre. Et quand l’un l’emporte sur l’autre, un déséquilibre se produit qui se reporte sur le développement de la personne humaine. Ainsi, il est très net que, dans notre monde, l’efficacité visible l’emporte la plupart du temps sur les intentions profondes. C’est un déséquilibre foncier, parce que ce développement ne correspond pas à celui de la personne, qui réclame la distinction et l’équilibre de ces deux grandes orientations. Et de fait, cela ne peut pas se développer par une application extrinsèque de la connaissance spéculative mais de l’intérieur, par l’éveil d’une intelligence pratique affective, prudentielle, et réalisatrice, artistique. C’est l’expérience qui nous permet d’acquérir la prudence et l’art et, progressivement, de découvrir l’équilibre qui doit exister entre les deux.
Le « faire » implique fondamentalement une incarnation de notre volonté, de nos intentions à travers notre corps. Notre corps nous est remis et nous pouvons l’assouplir ou, au contraire, le laisser se scléroser dans sa rigidité ! Nous devons apprendre à vivre et notre manière de vivre s’exprime à l’extérieur par nos attitudes, nos gestes, notre tenue. La première dimension de l’art est donc très voisine de la morale que nous avons par rapport à notre corps. Nous avons des mœurs liées à notre culture, à notre civilisation, en ce qui concerne le repos, la détente et, en même temps, une maîtrise de notre corps. Certains sont d’une mollesse remarquable avec leur corps, de telle sorte qu’ils font irrésistiblement penser à ces fromages qui s’abandonnent et courent tout seuls... Cette mollesse est un manque d’art. Elle peut s’enraciner dans un manque d’intention morale mais il s’agit radicalement d’un manque d’art. En effet, la personne humaine a un style de vie. Celui d’un homme très spirituel n’est pas celui de l’enfant ou d’un homme très passionné. Il ne s’agit pas de formalisme mais d’art. Car si le formalisme renvoie à un moule sur lequel tous sont façonnés d’une façon identique, le style de vie, lui, vient de ce que notre corps est habité par notre âme spirituelle. Il y a un style de vie monastique, un style de vie du père ou de la mère de famille, un style de vie de celui qui est encore dans le devenir et doit apprendre : le novice, l’enfant, l’adolescent. Cela touche l’art car notre corps est la première matière qui nous est confiée. On dit que, pour Léonard de Vinci, nous avons à quarante-cinq ans le visage et le corps de notre âme... Ce n’est pas entièrement vrai, parce qu’il y a l’atavisme et cet héritage peut être source d’une lutte entre un conditionnement très marqué et les exigences les plus profondes de notre âme spirituelle, de notre personne. Mais cela exprime qu’il y a en quelque sorte un labeur, une lutte constante pour que notre corps devienne le corps d’une personne. Et là, l’art et la morale sont très liés.
L’art s’exerce aussi sur le milieu ambiant : l’homme se construit une hutte pour lutter contre la chaleur ou contre le froid ; la hutte n’est pas la même au pôle Nord et à l’Équateur ! Il s’agit là de réaliser un équilibre de vie, grâce à un art artisanal que l’on invente, que l’on perfectionne et qui est très dépendant du milieu dans lequel on est et de la matière qui est à notre disposition. Dans l’art artisanal, la matière garde en quelque sorte tous ses droits. Et elle n’est pas la même selon que l’on vit dans la forêt ou au bord de la mer, au désert ou en montagne, sur la banquise ou dans une plaine marécageuse. L’art artisanal est vraiment l’art par lequel l’homme transforme son milieu et cherche à le rendre habitable en se l’adaptant et en s’y adaptant. Certains animaux, comme la tortue, transportent avec eux leur cadre de vie. Il leur est naturel. Le cadre de vie de l’homme n’est pas purement naturel. Nous ne portons pas notre milieu de vie sur nous, nous le faisons. Nous réalisons un milieu de vie qui est autre que nous et qui complète, achève, prolonge notre corps. En effet, c’est bien en raison de notre corps que nous avons un milieu de vie. Un être purement spirituel n’aurait pas de cadre de vie ; cela est propre à l’homme. Et quand nous visitons un nouveau pays, nous sommes attentif à découvrir le cadre de vie de ses habitants, la façon dont les hommes ont modifié la nature pour se faire leur milieu, leur cadre de vie.
Le véritable artisan est celui qui réalise sa maison et la perfectionne pour permettre au corps de pouvoir être vraiment « chez lui ». C’est pourquoi, quand nous nous trouvons brutalement dans un cadre de vie tout à fait différent du nôtre, notre corps n’est pas à l’aise et nous mettons du temps à nous adapter. Cela nous aide à saisir l’importance de ce qu’est un cadre, un milieu de vie. L’art artisanal concerne tout ce qui permet à l’homme d’avoir un milieu qui l’accompagne et le porte. L’homme fait sa maison et fait corps avec elle, surtout quand il y a longuement vécu. C’est pourquoi on ne déloge pas un vieillard de sa maison : c’est sa maison, il fait corps avec elle et en est inséparable. Autrement, on l’arrache à son milieu et l’on lui fait perdre ses points de repère.
L’art artisanal contribue donc essentiellement à favoriser le développement et la croissance de la personne humaine.
Enfin, l’art se développe avec ce que l’on a appelé les « beaux-arts », c’est-à-dire un art qui n’est plus directement ordonné au milieu de vie dans sa dimension utile, au grand sens du terme. Certes, l’architecture regarde encore le milieu de vie de l’homme - en ce sens, elle ne doit pas quitter l’art artisanal - mais elle façonne un milieu de vie capable de recevoir les autres, de se développer, de devenir universel. Les grands arts relèvent en quelque sorte de l’homme artisan universel, réalisant une œuvre qui dépasse l’utile, qui est agréable, belle. Par l’art, l’homme rend son milieu beau et agréable à vivre. Il lui permet de développer quelque chose de gratuit et non plus de l’ordre de l’utile. N’est-il pas nécessaire de s’habituer à vivre de la gratuité ? Or, on éduque une personne à vivre de la gratuité par la beauté. C’est la beauté qui permet de sortir de l’utile. En effet, une œuvre belle transcende ce qui est habituel et l’art est le premier dépassement de l’humain comme humain. Le peintre qui réalise un beau portrait montre un dépassement. Autour de nous, nous n’avons que des figures plus ou moins belles ! Mais un beau tableau dépasse, transcende le niveau habituel... Il est très important de le comprendre, pour saisir que l’art ne fait pas directement partie de la personne comme individu dans une famille, mais de la personne en tant qu’elle dépasse son milieu. On le voit nettement quand on rencontre quelqu’un qui a la chance d’avoir de très beaux tableaux ou de très belles statues. Certes, c’est inutile ! Mais une civilisation qui ne regarde plus et ne réalise plus que de l’utile perd le sens de la transcendance. L’art est le premier moment de la transcendance, du dépassement de l’humain ; il n’est pas utile mais il est indispensable à la transcendance.
Nous avons déjà souligné que la distinction des sensibles propres et des sensibles communs est capitale pour saisir la place de l’art dans la personne. L’art relève des sensibles propres alors que la technique manipule les sensibles communs. Devant les sensibles propres, l’homme est obligé de s’incliner. En effet, la technique ne touche pas les sensibles propres mais augmente terriblement le pouvoir des sensibles communs. Un monde technique est un monde de sensibles communs. Certes, la technique est utile, elle relève de l’utilité dans la nécessité. Quand donc nous affirmons que l’art fait partie de la personne, c’est parce que la distinction des sensibles propres et des sensibles communs fait partie de la personne humaine. L’homme doit distinguer où il peut exercer son pouvoir et là où il est obligé d’être à genoux pour reconnaître que quelque chose le dépasse et ne vient pas de lui. C’est cette distinction capitale que notre monde ignore complètement et veut ignorer. Car les mathématiques, qui dominent, sont en dehors des sensibles propres : alors la quantité saisie par l’intelligence humaine déborde sur les sensibles propres et veut les remplacer. C’est un combat terrible et très actuel, celui des sensibles communs, qu’on enfle le plus possible par les mathématiques et qui restent humains, contre les sensibles propres que l’homme ne maîtrise pas parce qu’ils ne sont pas mesurables. L’homme doit pouvoir comprendre cela et non pas essayer, par tous les moyens, de faire que les mathématiques s’emparent de tout, au point que les sensibles propres disparaissent.
Devant ce combat, dont l’enjeu est la personne humaine, il est donc capital de découvrir comment l’art, tant artisanal que l’art qui atteint la beauté, la splendeur au-delà de l’utile, fait de l’homme un médiateur entre la matière et l’esprit. Car l’homme est à la fois dans le monde physique par son corps et au-delà de lui par son intelligence et sa volonté. Selon les néoplatoniciens, l’homme est l’horizon du monde physique et du divin, de l’esprit. Il est au sommet du monde physique et s’ouvre au divin par l’esprit. Pour l’homme, la philosophie première est donc un effort quasi surhumain. Mais l’art est propre à l’homme, il est humain, parce qu’il est médiateur entre le monde matériel et l’esprit.
L’art est donc très important pour comprendre ce qu’est la personne humaine. Ne pas voir cette dimension artisanale et artistique, l’efficacité spirituelle dans la matière, c’est oublier le « nid » dans lequel nous sommes né, c’est oublier que nous faisons partie de ce monde physique et que, par notre âme, nous en sommes responsable. L’art nous rend responsable du monde physique et nous le transformons pour nos besoins, pour notre vie, pour notre contemplation.
Si l’art est essentiel à la personne humaine, il demande de demeurer vivant. C’est en ce sens qu’une civilisation qui n’a plus une vigueur d’invention suffisante invente les musées, ce que Malraux avait très bien saisi. Notre culture produit des musées où l’on rassemble une quantité d’objets qu’il ne faut pas perdre. C’est un patrimoine précieux mais c’est aussi la marque d’une civilisation fatiguée et qui cherche à se reposer ! Un musée, en effet, rassemble des œuvres d’art qui ne sont pas faites pour être là... Elles ne sont plus dans leur milieu vivant. Les musées caractérisent donc une civilisation où la conservation est plus forte que le renouveau. Quand on est en pleine invention, on n’a pas besoin de musées mais, quand on commence à s’arrêter, on a besoin de se trouver intelligent et de se glorifier de ce que l’on a fait. Si l’humanité se glorifie elle-même de ce qu’elle a fait, c’est le signe qu’elle n’a plus une vitalité suffisamment forte pour se dépasser et aller plus loin que ce qu’elle possède.
D’autre part, un art qui ne donne plus le sens de la transcendance mais, au contraire, avilit l’homme est le signe d’une civilisation sans vitalité et déjà tournée vers la mort. Et quand les gens se précipitent vers cet art décadent ( c’est la mode, le chic d’être vu à telle exposition qui fait scandale... ) c’est le signe d’une dégradation collective qui devrait rester marginale. Si la déchéance est terrible sur le plan individuel, elle est pire encore quand elle devient collective. Or, l’art crée un climat culturel et peut très bien créer un climat de décadence.
Si donc l’activité artistique se développe par rapport à notre corps, par rapport au milieu et dans l’art proprement dit, il y aura trois niveaux de son épanouissement et de sa décadence : épanouissement et décadence du sens du corps ; épanouissement et décadence du sens de la famille, de la communauté, de l’habitat, du milieu ; épanouissement et décadence du sens de la transcendance et de la gratuité.
La dimension économique se greffe sur l’activité artistique ; elle se développe relativement au travail mais peut aussi s’emparer du corps, du milieu et de la culture, par les techniques et leur puissance. C’est ainsi que la technique voulue pour elle-même peut détruire l’art au nom de l’économie. Quand il s’agit du corps, c’est par exemple tout ce qui concerne la nourriture. La cuisine est un art pour le bien du corps. Et puisque la vie végétative est première pour nous et est très individuelle, c’est un art pour la personne qui assume l’individu. Soigner son corps par l’aliment et par le sport fait partie de la personne qui assume le conditionnement individuel qui est le sien. En raison de l’économie, la technique s’empare même de la nourriture, de telle sorte que l’art culinaire disparaît pour être « remplacé » par des techniques de conservation d’une nourriture industrielle... On perd le savoir-faire de l’art culinaire, la technique s’en empare. Or, la technique ne forme pas une culture. C’est le grand danger de la baisse générale du sens de l’art, au point que la technique, à cause de l’économie, devient l’ennemi mortel de l’art humain. On supprime l’art culinaire, on supprime l’art du vêtement, on supprime l’art de l’habitat : la technique uniformise et c’est partout la même maison, le même parapluie, le même fauteuil... Et comme cela vieillit très vite, comme les modes changent très vite, on doit toujours changer. Il n’y a plus de vraie recherche artistique, artisanale, mais des modes successives. Le raisonnement pour le justifier est économique : « Cela coûte moins cher, donc tout le monde peut l’avoir ; cela peut s’universaliser, tandis que les objets faits par un art ne se généralisent pas. » C’est donc l’universel qui prime : « Il faut que tout le monde puisse vivre comme cela. » On impose un type « normal » de vie dans tous les domaines, jusque dans l’alimentation. La médecine aussi se généralise : elle devient technique et le médecin est celui qui prescrit des remèdes. Par la technique, l’utilité s’empare alors de la personne et en fait un numéro dans la communauté. C’est la communauté qui prime sur l’individu et sur la personne. De fait, parce que l’économie commande tout, on fait tout pour que les produits soient moins chers et donc se vendent davantage. Il faut donc les multiplier, les produire en grand nombre. La publicité devient alors nécessaire pour les vendre. La publicité et les propagandes jouent aussi un rôle considérable dans la mentalité qui ramène l’homme à ce qui est commun à tous. Certes, il y a du bon, en ce sens que cela peut permettre à plus de gens d’avoir de quoi vivre. Mais il faut reconnaître que l’art est souvent complètement dévoré par le point de vue utilitaire, économique, et que cela diminue la possibilité que nous avons d’émerger de l’uniformité et de nous ouvrir à la transcendance. L’art proprement dit tend donc à disparaître, à cause de la technique liée à l’économie qui s’impose à tous.
C’est sans doute par rapport à l’activité artistique que nous devons surtout chercher à comprendre ce que vit l’homme d’aujourd’hui. Il est très difficile de lutter contre ce courant extrêmement puissant. Mais nous pouvons le dépasser, nous servir humainement de ce primat de l’économie dans notre monde, c’est-à-dire découvrir le sens exact de la place de l’activité artistique dans notre vie humaine. Le comprendre appartient à la philosophie réaliste, d’autant plus que les grandes idéologies se sont développées à ce sujet : Marx a exigé de comprendre que le travail devait être humain et Nietzsche a exalté l’art par la créativité. Ces grandes idéologies nous obligent à comprendre que la dimension personnelle de l’homme ne peut pas laisser de côté l’activité artistique et que le travail est une activité humaine. Il y a eu un mépris du travail, spécialement du travail artisanal, qui s’est universalisé avec les techniques et l’industrie. En réalité, le « faire » est nécessaire à la personne humaine, il lui est indispensable. À un homme qui n’aurait aucun sens du faire et de l’art, il manquerait quelque chose d’essentiel. L’art est essentiel à l’homme comme homme, à la personne humaine. Un vrai travailleur développe sa personne dans les rapports qu’il a avec le monde physique. En travaillant nous modifions le devenir ; c’est notre seule manière de permettre à ce qui est de se développer parfaitement, c’est-à-dire d’atteindre sa finalité. En transformant notre milieu vital, nous devenons plus vrai, nous permettons à l’homme qui est en nous et aux autres de se développer d’une manière plus saine. Tout ce qui fait partie de notre milieu de vie et nous permet de nous développer du point de vue humain, jusque dans le sens de la transcendance, de la sagesse, peut être modifié par l’art et le travail. En ce sens, le travail est essentiel à l’homme et lui permet de dominer l’univers. Cela s’enracine dans le fait que l’homme est un être spirituel mais aussi corporel. C’est le corps qui donne son sens dernier au « faire » humain. Et c’est parce que le corps humain est dans un devenir parfait ( rien ne connaît plus le devenir que le corps humain ), et est plongé dans un devenir qui exige un milieu, que le « faire » est essentiel à l’homme. Ne pas le regarder en prétendant être un spirituel n’est pas humain, puisque l’homme est âme et corps.
De fait, c’est sans doute par rapport au « faire », à l’activité artistique, qu’il y a eu les plus graves erreurs philosophiques. Nous restons facilement platonicien, en disant que le corps et la matière sont secondaires, accidentels. Or, si le corps est second, il n’est pas accidentel à l’âme humaine. Il fait essentiellement partie de la personne, nous y reviendrons 36.
Il est enfin nécessaire de se demander comment l’art peut se dégrader. De fait, l’homme a besoin de construire son « chez soi ». Il le fait à cause de son corps. Mais s’il se met à confondre le « faire » humain avec le « faire » divin qui est la Création, il veut se construire par un « faire » immanent à lui-même. Ce « faire » immanent, c’est la logique. Et si la logique est un art, quand elle absorbe tout, on construit « sa maison », son intérieur, on se construit soi-même. La philosophie consiste alors à se construire soi-même pour devenir ce qui est le plus élevé dans le monde. C’est une transposition immanente des constructions matérielles qui cherchent à aller jusqu’au ciel. Depuis la tour de Babel, les hommes ont cette ambition d’atteindre le ciel par leurs constructions. Et à notre époque, l’homme veut atteindre le ciel en se construisant lui-même par la logique ; la philosophie devient cette construction intérieure, et l’on confond l’être de raison et l’être réel. Il est donc capital de comprendre la différence entre le jugement d’existence « ceci est » et la connaissance logique de l’être de raison, un être que l’homme se fabrique. Il cherche alors ce qu’il y a de plus fondamental en lui, le premier moment où il est lui-même, ayant écarté tous les autres qui ne sont pas lui, pour arriver à cette espèce de pureté intérieure du moi. Cette nostalgie de la pureté de la pensée est fausse, parce que la véritable pureté vient de l’amour. Nous ne sommes pas simple dans l’intelligence, Dieu seul est simple. La logique est dans la relation, qui est complexe. On l’exalte parce que c’est la seule chose que l’homme soit capable de faire, de réaliser. Il est très important de comprendre cette nostalgie de la pureté. N’est-ce pas la nostalgie la plus radicale de l’homme de vouloir atteindre en lui-même et par lui-même cette simplicité ? C’est la tentation du solipsisme : « Je suis premier ». Or nous ne sommes pas premier dans l’être... Nous cherchons donc à l’être par la logique, dans le primat de la relation de raison et de la négation. Nous nous faisons premier en forgeant cet isolement complet, en cherchant à ne dépendre de rien.
Comprendre l’art véritable qui fait partie de la personne est donc capital. Ne l’identifions pas à ce solipsisme de l’homme qui se façonne seul comme s’il était Dieu. « On a souvent besoin d’un plus petit que soi » : cela demeure vrai car, face à cette terrible tentation de vouloir une philosophie qui se construise à partir de l’homme, qui cherche en soi le fondement radical dont on ne pourra pas le déloger, l’art est un grand secours. C’est le réalisme très simple du « faire », du travail. L’art artisanal, de ce point de vue là, est plus petit que la personne humaine. Le « faire » est donc l’antidote le plus fort contre le solipsisme de la pensée logique. Faire quelque chose nous oblige à voir qu’il y a autre chose que nous, la matière. Dans l’absolu de la logique, l’homme remplace la matière, qui est en puissance, par l’intellect possible, c’est-à-dire par cette possibilité de l’intelligence ouverte à tout. La possibilité de l’intelligence ouverte à tout semble se fonder sur la logique, et sur la logique mathématique en dernier lieu : un immense champ d’action se présente alors à nous, le virtuel que la raison peut faire, réaliser, qui n’est pas l’être réel mais un être qui n’existe que par la raison et dans la raison, un jeu infini de relations. Il faut donc bien comprendre que le « faire » réel est gardien d’un certain réalisme, puisqu’il est la première coopération de l’homme avec le monde matériel. L’intelligence comme intelligence n’a pas comme finalité de réaliser quelque chose ; c’est l’intelligence unie au corps et au monde physique qui a comme finalité première de faire quelque chose, c’est-à-dire un milieu pour le corps. L’intelligence séparée du corps n’a pas comme première activité de faire quelque chose, mais de connaître ce qui est pour remonter jusqu’à la découverte de l’Être premier. Si la première activité de l’intelligence était l’être de raison, une relation, elle n’atteindrait jamais Dieu, car Dieu, s’il existe, n’est pas une relation. La première activité de l’intelligence séparée est donc de respecter ce qui est autre et de ne pas le ramener à soi.
L’art est donc la première activité de l’intelligence pratique ; mais la première activité de l’intelligence spéculative est de respecter l’autre et de reconnaître qu’elle ne le fait pas. Dans l’art, le respect de l’autre consiste à comprendre que nous faisons notre œuvre avec un autre, qui est la matière, en la respectant et en coopérant avec elle. Cette dimension personnelle du faire est donc capitale puisqu’elle maintient le respect de l’autre. Elle rappelle que la recherche du premier est au-delà de l’homme car dans l’homme, le premier est toujours double : quand il fabrique quelque chose, il le réalise avec de la terre, du sable, du bois et, lorsqu’il s’agit de la connaissance spéculative, il connaît ce qui est, qui est autre que lui. Il est donc essentiel à la personne humaine, pour être une personne, de découvrir qu’elle est relative à un autre et doit le respecter. La tentation la plus radicale pour la personne humaine est donc de vouloir se couper de l’autre et d’être seule. Le « faire » est donc nécessaire à la personne humaine parce qu’il est gardien de l’altérité. Fondamentalement, nous dépendons d’un autre pour construire, faire quelque chose, et pour contempler. Nier que le faire artistique soit un élément essentiel de la personne humaine, c’est donc condamner l’homme à être seul.
D’une certaine manière, il y a donc deux gardiens de la personne humaine : le travail et la recherche philosophique de la vérité. Dans le travail manuel, nous travaillons avec une matière ; dans la recherche de philosophie première, nous découvrons que toute la vie intellectuelle est de reconnaître ce qui est, de reconnaître l’autre. Comprendre cela, c’est aller très loin pour sauvegarder la vérité et affirmer qu’aujourd’hui une philosophie première est nécessaire pour rester dans la rectitude. En effet, le progrès des sciences est tellement rapide que nous risquons toujours de nous laisser séduire par les mathématiques. De même, l’activité artistique est nécessaire à la personne humaine. Les progrès foudroyants de la science et l’emprise des mathématiques nous obligent à comprendre ce qui est le gardien du réalisme de l’intelligence et de la personne humaine : réaliser quelque chose avec la matière et chercher la vérité de ce qui est.
La dernière dimension de la personne humaine est le corps, de sorte que nier son corps, c’est nier sa personne. Essayons donc de comprendre la place du corps dans la personne humaine, ce qui est d’autant plus important que le corps a une noblesse particulière : il commande le devenir. Il est premier dans le devenir humain et, pour cette raison, réclame toujours sa priorité. Le corps a une ancienneté, un droit d’aînesse qu’il faut lui reconnaître. Le réalisme consiste ici à reconnaître que le corps est premier dans l’ordre du devenir, ce qui l’apparente au monde physique. Si le monde physique existe dans son devenir avant l’esprit, il a une antériorité par rapport à l’homme : l’univers existait avant l’apparition de l’homme. Si donc nous sommes dans cet univers dont nous faisons partie par notre corps, il a sur nous une ancienneté remarquable. Nous devons le reconnaître pour saisir bien des choses. Nous l’affirmons en raison de cette « cohabitation » de l’homme avec l’univers : tout homme peut reconnaître qu’il est un petit univers dans le grand univers qui l’a précédé et reçu. Mais, du point de vue philosophique, nous ne savons pas comment l’homme est apparu dans le monde. Cela reste caché et c’est pourquoi les hommes ont inventé des mythes pour ne pas rester dans une non-connaissance. Tous les mythes sur les origines de l’homme, et leur multiplicité elle-même, nous montrent bien que l’homme ne connaît pas son origine. Pour le philosophe, cette ignorance est d’un grand poids car l’homme apparaît orphelin. Nous ne pouvons pas dire que l’animal soit devenu un homme ; cela ne tient pas, parce que le passage de l’animal à l’homme est impossible en raison de l’esprit. Et, pour le philosophe, ce que la Révélation chrétienne affirme reste mythique. Il est donc contraint d’affirmer qu’il ne sait pas. Si le corps nous plonge dans le devenir et si nous ne pouvons connaître le devenir que par son point de départ et par son terme, quelque chose du corps nous reste donc toujours inconnu. Nous ne connaissons pas le point de départ de la race humaine ni son terme. Cela nous fait comprendre pourquoi l’homme, laissé à lui-même, est d’une terrible fragilité. Aussi se raconte-t-il des histoires, des mythes très intelligents, sur son point de départ et sur son terme. Du point de vue philosophique, le corps place donc la personne entre deux ignorances capitales. C’est ce qui explique peut-être la tentation de construire une philosophie solipsiste. Mais c’est une philosophie qui reste mythique car chercher notre point de départ en nous-même est impossible, nous sommes un être relatif par notre corps.
De fait, le corps fait partie de notre personne ; il fait partie de notre être et n’est pas seulement un avoir. Alors que notre santé est un avoir, notre corps fait partie de notre être. Le « je suis » regarde tout ce que nous sommes et notre individualité fait partie de notre personne. Mais de quelle manière concevoir ce lien entre le corps et notre personne ? Il est un lien substantiel. C’est pourquoi la mort, séparation tragique, douloureuse, de l’âme et du corps, demeure violente pour l’homme ; même quand elle est apparemment une mort très douce, la séparation de l’âme et du corps demeure rude, pénible, difficile. Certes, certaines personnes ont un sentiment de haine pour leur corps et le méprisent. Par le fait même, elles mangent d’une manière telle que, petit à petit, elles cherchent la santé dans le squelette ! Cela fait partie du climat contemporain et se retrouve à chaque fois que les luttes sont particulièrement fortes. En effet, lorsqu’elles touchent des points fondamentaux, elles portent sur le corps.
Comprenons donc d’abord que le corps fait partie de la personne humaine, de son être. Affirmer cela, c’est montrer d’emblée l’erreur de Descartes pour qui le corps n’est qu’une machine. Dans une perspective réaliste, notre corps fait partie de nous-même, ce que la moindre expérience nous fait comprendre. Il faudrait souligner toutes les erreurs philosophiques qui rejettent le corps et le tiennent à l’écart. De fait, si la philosophie commence par la pensée, il devient impossible de rejoindre le corps comme faisant partie de notre être.
De notre corps nous avons une certaine connaissance affective. Elle demeure obscure mais, parce que nous nous connaissons de l’intérieur, nous pouvons dire : « Je me sens euphorique, douloureux, éreinté, proche de la mort ( ne sachant pas si elle va arriver tout de suite ). » Cette expérience du corps, nous l’avons aussi d’une façon très particulière dans l’amitié. Notre corps est vu, connu par l’ami. Si nous nous connaissons de l’intérieur et si nous pouvons nous regarder dans la glace, notre ami a un autre regard. Alors que la glace reflète ce que nous sommes, notre ami nous voit dans l’amour, ce qui est très différent. Nous avons parfois besoin de ce regard pour donner à la connaissance de notre corps une certitude plus grande et pour lutter contre cette désappropriation, ce rejet du corps qui consiste à le considérer uniquement comme un avoir que l’on nous a mis sur le dos et qu’on nous fait porter. Pour guérir cela, le regard de l’ami est capital ; c’est peut-être la meilleure façon de nous rectifier. Certaines personnes passent leur vie à étudier leur reflet, non pas toujours pour s’admirer dans un narcissisme satisfait, mais parfois pour légitimer l’horreur qu’elles ont de leur corps et justifier le sentiment instinctif de rejet qu’elles en ont. Comment guérir celui qui a un sentiment de rejet très puissant de son corps ? Par l’amitié qui donne un regard objectif et aimant qui peut nous aider à nous réconcilier avec notre corps.
La première affirmation au sujet du corps est donc : « Mon corps, c’est moi. » Notre corps n’est pourtant pas toute notre personne et il ne s’agit pas d’inhiber tellement notre conscience dans notre corps que nous ne voulions rien savoir en dehors de lui. Les deux extrêmes consistent donc à majorer le corps ou à essayer de l’annuler, de nous en dégoûter. Il est rare que l’on éprouve du dégoût pour l’intelligence et pour la volonté. Mais pour le corps, cela existe parce que c’est le lieu de la fragilité de notre être, de sa potentialité.
Le corps n’est pas un pur instrument, mais un instrument conjoint que nous ne pouvons pas quitter, dont nous ne pouvons pas nous séparer, sauf en rêve ! Et c’est parce que nous ne pouvons pas nous en séparer que nous devons l’aimer et le respecter. Le respect naturel du corps consiste à demander à chacune des parties qui le constituent d’être ce qu’elle doit être selon sa finalité. Exalter une partie du corps au détriment des autres, comme on peut le voir dans certains sports, c’est nécessairement nous déséquilibrer. Notre capital de vie est limité et quand ce déséquilibre devient comme une seconde nature, il peut atteindre l’homme très profondément. En effet, notre corps est animé, porté par une âme humaine, spirituelle. Si nous ne pouvons pas perdre notre âme, notre corps est cependant assez puissant pour pouvoir l’inhiber et, par le fait même, limiter la croissance de notre personne. Cela nous aide à voir la puissance du corps, son caractère substantiel. Le corps n’est pas un avoir extérieur, il est substantiel. Or, la substance est principe d’autonomie. C’est pourquoi, si nous ne le regardons plus dans la lumière de l’âme spirituelle, le corps a des exigences qui, très vite, prennent le dessus. En réalité, notre âme spirituelle, qui est substance, informe notre corps. Nous vivons donc constamment avec un au-delà du corps, qui ne le nie pas mais le dépasse et le porte.
Le corps joue donc un rôle extraordinairement important dans le développement de la personne, un rôle substantiel. Il est second mais substantiel, ce qui nous oblige à assouplir nos catégories ! En effet, ce qui est substantiel est premier. Mais dans l’homme, il y a un substantiel second qui coopère et existe dans l’unité avec l’âme. Le corps n’est pas seulement une source accidentelle de conditionnement. Il est un principe substantiel second. C’est pourquoi nous pouvons dire que le corps, pour la personne humaine, est son conditionnement substantiel.
En étudiant le problème de la personne, nous regardons le « comment » de l’être humain. Or, notre corps est la source fondamentale de notre « comment ». S’il ne nous fait pas découvrir les principes propres, parce qu’il n’est pas premier du point de vue de l’être, du point de vue du devenir, du conditionnement, il a une priorité radicale, fondamentale. Comprendre cela est capital pour ne pas tomber dans les apologétiques et les attitudes passionnelles, de droite ou de gauche, qui ne sont plus commandées par la recherche de la vérité. L’apologétique de droite consiste à dire que le corps est tellement intégré dans notre être qu’il n’y a pas d’espace entre le devenir corporel et l’âme spirituelle, cela pour défendre à tout prix la vie de l’homme. Mais la vie de l’homme doit être défendue dans la vérité et non pas par des opinions politiques. Quant à l’apologétique de gauche, elle veut donner la primauté à la matière. Dans le marxisme, tout est compris en référence à la matière. Par conséquent, ce qui est source au sens second dans le développement devient premier ; le conditionnement, qui commence avec la matière, devient premier. Tout est vu dans cette lumière et la finalité est remplacée par le fondement.
Comprenons donc que le marxisme ne dépasse pas le fondement matériel et que la phénoménologie de droite ne dépasse pas le conditionnement spirituel de l’intelligence, c’est-à-dire la conscience que nous avons de notre vie intellectuelle. Mais aucune de ces deux perspectives ne nous fait toucher le réel existant pour comprendre la véritable place du corps dans la personne.
Si le rôle du corps est essentiel dans l’ordre du conditionnement, le corps ne détermine pas notre personne. La personne est déterminée par la recherche de la vérité et finalisée par l’amour d’une autre personne. Mais le corps joue un rôle essentiel dans le conditionnement du temps et du lieu et dans le conditionnement que représente la communauté. Il a donc une importance essentielle du point de vue de l’exercice de nos opérations vitales au sein d’une communauté. C’est pourquoi l’expérience de la communauté nous révèle à nous-même ce conditionnement substantiel du corps. Pourrions-nous le découvrir si nous étions de purs solitaires ? Même si nous choisissons de vivre seul, nous ne le sommes jamais totalement, car nous sommes né au sein d’une famille. Aussi la destruction déterminée de la famille produit-elle des individus qui ne savent plus ce qu’est le milieu communautaire fondamental de la personne et qui, par conséquent, n’ont plus le vrai sens du corps. Toucher à la famille, c’est atteindre ce conditionnement substantiel du corps et le modifier. Car la famille reste première dans le devenir du corps, dans la croissance de ce conditionnement substantiel. Dans le conditionnement, la croissance est essentielle. Et de fait, si le corps est le conditionnement substantiel de la personne, il est particulièrement important pour le début de notre croissance, à tel point que certains considèrent que beaucoup de choses se jouent dans les toutes premières années de la vie.
Néanmoins, du point de vue philosophique, nous devons toujours distinguer deux ordres : l’ordre de sagesse, de perfection, où la finalité est première ; et l’ordre génétique, qui est l’ordre du devenir. Dans l’ordre du devenir, la puissance est première, la causalité matérielle est première, mais dans l’ordre de perfection, dans l’ordre de l’être, c’est la finalité qui est première. Autrement dit, la cause matérielle joue un rôle primordial pour toute la croissance, et la finalité joue un rôle primordial dans l’ordre de perfection. D’une certaine façon, il y a toujours une lutte entre ces deux ordres. La culture actuelle est surtout dominée par la cause matérielle, à laquelle on donne une importance telle que l’ordre de perfection ( de finalité ) passe toujours après. Chercher constamment et exclusivement ce qui est premier du point de vue de la cause matérielle est sans doute Terreur la plus grave de notre monde. Car si l’on ne regarde pas d’abord la finalité, on ne la regardera plus jamais. On a tenté d’effacer la cause finale en affirmant qu’elle n’est que métaphorique 37 ; et aujourd’hui, on ne regarde plus la cause finale en accordant la primauté à la causalité matérielle. Seul le devenir semble être digne d’intérêt !
Essayons donc de bien comprendre : quand nous affirmons que le corps est pour nous le conditionnement substantiel, nous voulons montrer son rôle essentiel, depuis notre vie végétative jusqu’à notre vie spirituelle, dans l’exercice de nos opérations volontaires, humaines. La personne est humaine, elle n’est pas instinctive ; elle est un trésor humain. Nous l’acquérons en aimant et en cherchant la vérité. Et dans cette recherche, dans l’acquisition de notre personne, la cause matérielle joue un rôle capital ; elle apporte une coopération essentielle mais différente selon les degrés de vie.
Toutes nos opérations vitales de vie végétative impliquent la coopération substantielle du corps : c’est le propre de la vie végétative. Mais même à ce niveau, le corps ne détermine pas nos opérations vitales : la nutrition n’est pas déterminée par le corps, car c’est une personne qui se nourrit. Cependant, dans la vie végétative, le conditionnement l’emporte très facilement, c’est-à-dire que nous nous réfugions dans l’instinct et que nous suivons nos inclinations instinctives. Du point de vue psychologique, on dira facilement qu’il ne faut pas contrarier l’instinct, qu’il faut l’assumer mais ne pas le contrarier. Du point de vue philosophique, nous ne pouvons pas dire cela, parce que l’instinct n’est pas proprement humain. Aristote affirmait déjà que tout ce qui est commun à l’homme et à l’animal n’est pas proprement humain 38. Chez l’animal, l’instinct détermine ; chez l’homme, non. N’est proprement humain que ce qui est volontaire. Ce qui est instinctif, comme tel, n’est pas humain ; cela fait partie de notre conditionnement substantiel mais ce n’est pas cela qui nous détermine. Il est très délicat de le préciser, parce que nous sommes à une frontière, mais il est vrai que, même dans notre vie végétative, ce n’est pas notre corps qui détermine notre croissance humaine. Le rythme de notre croissance n’est pas animal car tout ce qui est humain est finalisé par une fin spirituelle. Et dans notre vie végétative, cela se réalise à travers la détermination de l’instinct, qui joue un rôle très important comme une disposition. Cela, d’autant plus que c’est dans la vie végétative que le conditionnement est particulièrement substantiel.
Précisons bien le sens de cette expression : quand nous disons « substantiel », nous disons « détermination », car la substance détermine ; mais nous disons « conditionnement », parce que notre vie végétative demande d’être humaine, elle est la vie végétative d’un être humain dont la fin est spirituelle, personnelle. Comment introduire l’humain dans la vie végétative ? Par le rythme de cette vie. Très vite, par exemple, on règle la nourriture, le rythme des repas. On fait donc intervenir un ordre dans l’instinct. L’animal mange quand il a faim, en suivant son instinct. L’homme est capable d’ordonner l’exercice de sa vie végétative. Établir un ordre pour nous mettre à manger est humain. Par le dressage on peut l’imposer à l’animal mais cela le fait gémir ! L’éducation n’est pas un dressage, elle ordonne vers la fin spirituelle de la personne. Nous pouvons voir là le lien entre le volontaire et l’instinct et comprendre ce que signifie « conditionnement substantiel ». S’il ne s’agissait pas d’un conditionnement, l’homme ne serait pas édu-cable dans son corps. Or, il l’est, et c’est même la première éducation. La mère, ou celle qui remplace la mère, comprend cela et doit faire en sorte que l’éducation ne devienne jamais un dressage. Les défauts d’une éducation trop impérative font que le dressage, donc une détermination extérieure, passe devant la finalité. C’est ce qui prépare de terribles révoltes. C’est donc la vie végétative, par la nourriture, qui est le fondement premier de l’éducation et permet de comprendre la différence entre l’éducation et le dressage. Un dressage engendre des surmoi ; l’éducation véritable ne les engendre pas mais ordonne la vie végétative vers la fin.
Plus nous nous élevons dans les opérations vitales, plus l’immanence augmente et plus le corps devient un conditionnement. Autrement dit : plus nous nous élevons dans les opérations vitales, moins le corps détermine. Chez un grand vivant de vie spirituelle, la détermination est de plus en plus volontaire, c’est le point de vue spirituel qui l’emporte de plus en plus. Ainsi, le conditionnement de l’image par rapport à la pensée métaphysique est lointain : l’image ne joue qu’un rôle de conditionnement ( substantiel, car nous ne pouvons pas penser sans images ) mais ne détermine en rien notre connaissance philosophique. Et il en va de même pour l’amour : plus l’amour est spirituel, plus le corps joue un rôle de conditionnement substantiel, moins il détermine. Cela est très important pour comprendre comment l’amour d’amitié est premièrement la rencontre de la personne spirituelle de l’autre. Si l’amour reste passionnel, l’importance du corps est beaucoup plus grande ; mais si notre amour est humain, spirituel, finalisé par un don spirituel de notre personne à l’ami, le corps intervient moins. Il devient un conditionnement qui permet une manifestation : un épanouissement dans l’ordre de la manifestation, non pas un épanouissement dans l’ordre de l’intériorité. Plus l’amour est pur, plus il est intense, plus il est séparé du sensible. Le sensible alors manifeste l’intériorité. Et si notre amour est très intense, il se suffit à lui-même.
C’est dans cette lumière qu’il faut comprendre l’importance du don des corps et l’importance du geste sensible accompagnant l’amour. Notre vie s’épanouit dans la vie végétative, dans la vie sensible et passionnelle, dans la vie de l’esprit. Et nous pouvons ajouter, si nous sommes chrétien, dans la vie théologale, la charité. Philosophiquement, la question du don des corps et du geste doit toujours se comprendre dans la lumière de la personne. C’est le point de vue le plus vrai et le plus fondamental ; le point de vue moral est second, comparativement à celui-là, parce que le bien moral n’est pas l’ami. L’ami est plus que le bien moral de la force ou de la justice, car il est une fin ; et parce qu’il est une fin, il est un bien substantiel. Par le fait même, nous ne pouvons pas saisir pleinement ce qu’est l’amitié sans la philosophie première. La finalité réelle de l’homme ne peut se découvrir que par la philosophie première ; sans elle, nous tomberions dans la phénoménologie, donc dans une méta-psychologie, parce que le conditionnement déterminerait. La finalité personnelle disparaissant, on chercherait à régenter le conditionnement par une forme qui, pour être parfaite, se voudrait exemplaire. En réalité, c’est dans la lumière de la personne et de la finalité que nous devons regarder le corps et le geste, en assumant la distinction des degrés de vie. Cette distinction est présente dans l’étude de philosophie première de la personne humaine.
Nous pouvons nous poser maintenant une question très actuelle et importante : dans quelle mesure y a-t-il une « mémoire du corps » ? C’est une question très actuelle parce qu’on veut que tout vienne de la matière. Du point de vue de l’histoire de la pensée, jamais l’on n’a autant exalté la matière qu’aujourd’hui. On voudrait que la matière explique tout, détermine tout, nous donne l’intelligibilité de tout. Et quand il s’agit de la personne, on voudrait que le corps donne l’intelligibilité de tout et garde tout ce qu’il a vécu.
Considérons d’abord que la mémoire est relative car, à chaque fois que nous découvrons quelque chose de nouveau, tout ce qui précède est dépassé. Et quand notre intelligence est très éveillée et très affinée, nous dépassons le conditionnement par l’acte et la finalité. Nous n’avons pas de mémoire de la découverte de la fin. Plus nous avançons, plus la finalité est proche, plus nous relativisons, en le dépassant, ce qui était avant. C’était l’âge bête ! Pour dépasser l’âge bête, il faut découvrir la finalité et la recherche de la vérité. Alors il ne s’agit plus de mémoire car la recherche de la vérité est actuelle : elle relève de l’esprit.
Le corps est une réalité contemporaine à toute notre vie et antérieure à notre conscience intellectuelle. C’est en ce sens que nous ne nous rappelons pas ce que nous avons vécu dans le sein maternel et que nous n’en avons pas conscience. Peut-être, en laissant la philosophie première de côté, arriverions-nous à nous replonger dans le sein maternel ? Mais « comment peut-on retourner dans le sein maternel quand on est déjà vieux 39 ? » Cela n’est possible ni à quatre-vingts ans, ni à cinquante ans, encore moins à dix ans parce que l’enfant vit de demain. La jeunesse désire demain ; on regarde le passé quand on commence à vieillir ! Mais pour ce qui est et pour l’esprit, le passé est contingent. Exalter le passé, le vécu, la mémoire, c’est donc faire du contingent un absolu. Le passé n’est pas nécessaire dans l’ordre de l’être, il n’est pas étemel. Certes, nous savons que notre conditionnement existe ; il s’impose. Et il augmente à partir d’un certain âge. Le vieillard est plus conditionné que l’homme dans la force de l’âge, mais si son intelligence est vraiment éveillée, son conditionnement est plus intelligible parce qu’il distingue mieux le conditionnement et la finalité. C’est ce qui montre que le conditionnement du passé est relatif.
Réactuer le passé ne nous fait pas plaisir. Le passé est passé, nous ne pouvons pas réactuer notre responsabilité du point de vue existentiel, même si nous nous la rappelons. Mais en nous rappelant notre responsabilité, nous le faisons intentionnellement, par la mémoire. Nous ne pouvons pas faire que le passé n’ait pas été. Le passé a été et il est impossible de le changer. C’est pourquoi il semble devenir comme une nécessité. En réalité, il n’est pas nécessaire car ce qui a été s’est passé d’une façon contingente. Mais il apparaît comme nécessaire : sa nécessité est intentionnelle et non pas existentielle. De plus, nous regardons le passé avec l’intelligibilité actuelle que nous avons de nos actes et c’est pourquoi nous pouvons le grossir. Normalement, en effet, nous avons une conscience plus délicate à quarante ans qu’à dix-huit ans ou à sept ans. Nous sommes de plus en plus actué par notre finalité et l’acuité de notre conscience est plus grande. Nous risquons donc de faire revivre le passé dans la lumière actuelle que nous avons. Mais nous ne devons ni ne pouvons juger notre passé avec la conscience actuelle que nous avons de notre responsabilité ; parce que nous n’avions pas cette responsabilité dans le passé, nous ne pouvons pas le faire. L’homme religieux pourra le remettre à Dieu, car seul un être étemel, qui est au-delà du temps, peut le pardonner. Et le chrétien le donne au Christ. Mais la personne humaine, du point de vue de son expérience, ne peut pas reprendre le passé.
Cependant, puisque nous sommes dans le devenir, notre corps a été présent à tous les événements que nous avons vécus. Et nous existons maintenant avec notre corps, il fait partie de notre être. Dans quelle mesure le corps garde-t-il la « mémoire » de tout ce que nous avons vécu ? De fait, aborder cette question au niveau philosophique devient extrêmement important aujourd’hui, en raison de l’exaltation de la matière que nous évoquions. Il faut d’abord rappeler qu’il n’y a pas de principe propre matériel de ce qui est en tant qu’il est ; la matière est le lieu de la contingence ( elle est pure puissance ) et apparaît avec le corps comme le conditionnement radical de la personne humaine. La matière est une source d’indétermination qui attend la détermination. Elle ne se détermine pas par elle-même mais toujours par l’acte. Et plus nous comprenons la distance entre l’acte et la puissance, mieux nous comprenons ce qu’est le conditionnement, par la finalité : l’être-en-acte donne son intelligibilité à la puissance qui n’a pas d’intelligibilité par elle-même. Notre corps, qui implique la matière, a une certaine quantité et des qualités sensibles. Nous pouvons le regarder de deux manières : comme quantité, source d’extériorité, et comme instrument conjoint de notre âme, informé par elle, faisant partie de notre être personnel et conditionnant toute notre vie. Cette double vision du corps demeure, nous ne pouvons pas ramener notre corps entièrement à l’unité. Il est source de notre complexité et c’est pourquoi, si nous ne regardons que lui, nous ne trouverons jamais l’unité. Nous saisissons facilement combien il est complexe dès que quelque chose ne va plus : un simple mal de tête nous fait prendre conscience de la complexité de notre conditionnement.
Dans cette lumière, nous saisissons que ce que l’on appelle la mémoire du corps vient de ce que le temps est inscrit en lui. Les années passées se sont inscrites dans notre corps, nous ne pouvons pas les effacer. Notre corps dans sa passivité, dans sa potentialité, garde les blessures, elles sont marquées en lui. Par exemple, nous nous sommes cassé le bras à tel âge ; cela ne se voit plus maintenant, mais nous pouvons en constater la trace. Faut-il parler en ce cas de la mémoire du corps ou de la passivité du corps ? Parler ici de mémoire est métaphorique et le philosophe distingue toujours ce qui est métaphorique de ce qui est réel. Il est vrai que le corps garde quelque chose et que les blessures reçues peuvent avoir des répercussions durables. Une blessure subie nous rend beaucoup plus vulnérable. Cette vulnérabilité est le signe de la potentialité du corps, potentialité qui, à cause de la matière, est substantielle et demeure tout au long de notre vie. Notre corps porte des vulnérabilités qu’il est possible de détecter. Mais la vulnérabilité est-elle une mémoire ? Non, elle est la conséquence d’une blessure, d’une violence. La violence a pu être physique ou psychique ; et, dans un cas comme dans l’autre, nous constatons cette vulnérabilité. Le langage est ici très important. Car si nous ne pensons plus et ne regardons que les mots, nous ne distinguons plus ce qui est métaphorique et ce qui est propre. Le mythe reste métaphorique ; le logos donne l’intelligibilité propre.
Retenons donc d’abord que parler de mémoire du corps est métaphorique. Le philosophe le précise en philosophie première à propos de la personne. Là, nous affirmons que le corps est le conditionnement substantiel de la personne ; substantiel, donc coexistant à notre âme et même antérieur à elle du point de vue du devenir.
Nous pouvons donc constater les marques du devenir dans le corps. Quand un corps physique a subi un choc violent, il peut en porter la trace. Cette trace peut être constatée. Et quand il s’agit du corps humain, qui est vivant, on peut parler de « mémoire » du corps en ce sens qu’il a pâti et reste vulnérable. Le corps humain peut pâtir pour une quantité de raisons, par exemple parce qu’on ne l’a pas soigné assez vite. Un petit enfant dont la mère ne s’est pas occupé a pâti de ce manque de soins et de vigilance. Cela a des répercussions dans son développement affectif et intellectuel. Sur le moment, l’enfant n’a rien dit, il ne s’en apercevait pas, il a pâti. Plus tard, on en constate les conséquences, que l’on peut mesurer et chercher à comprendre. On emploie alors une méthode archéologique, qui est comme une induction inversée. En effet, alors que l’induction est portée par l’interrogation, implique un dépassement des choses sensibles pour conduire à la découverte d’un principe qui détermine ou finalise, la méthode archéologique cherche un fondement caché. Beaucoup de philosophies aujourd’hui ne s’interrogent plus sur les causes, spécialement la cause finale, mais s’arrêtent au fondement. Leur logique est alors la suivante : « Si telle chose n’avait pas eu lieu, celle-ci ne serait pas ainsi. » Ils raisonnent donc en cherchant les conditions sine qua non. C’est un raisonnement qui procède par les relations historiques entre telle situation existentielle et tel événement du passé, qu’on a complètement oublié, qui est dans les ténèbres. On pose donc cet événement passé en raison de telle angoisse, de telle indétermination, de telle difficulté actuelle. On constate cette difficulté et l’on remonte à l’événement passé.
Cette précision d’ordre critique est nécessaire quand il s’agit du corps et de la cause matérielle car, aujourd’hui, on confond constamment les causes propres et les conditions sine qua non. On retombe ainsi constamment dans la pensée stoïcienne qui ne découvre plus les causes. Et selon beaucoup d’historiens de la pensée, la logique stoïcienne redevient prépondérante dans toutes les périodes difficiles. De fait, il est pacifiant de se dire : « Ce n’est pas étonnant, il y a eu cela dans le temps ; si nous sommes ainsi aujourd’hui, nous n’y pouvons rien. » Cela « pacifie » mais n’est pas nécessairement la découverte de la cause. Il peut ne s’agir que de coïncidences.
Quelle différence y a-t-il entre l’induction et cette méthode archéologique ? La méthode archéologique stoïcienne propose une interprétation d’un fait existentiel. L’induction philosophique aristotélicienne cherche la cause propre de ce qui est. Il est impossible de saisir cette distinction sans la philosophie et sans une philosophie réaliste dans l’esprit d’Aristote. L’induction permet à notre intelligence de naître comme intelligence, par la saisie de ce qui est, du principe, de la finalité.
Elle caractérise la philosophie aristotélicienne, surtout quand il s’agit de la cause finale. Sans l’induction, la connaissance reste descriptive. Certes, on peut décrire avec beaucoup d’imagination et d’expérience, cela peut être très intéressant, mais il n’y a pas l’effort de celui qui interroge et dépasse le sensible pour atteindre la source cachée. La méthode archéologique qui conduit à parler de la « mémoire » du corps ( ce qui reste métaphorique ) n’est pas la découverte d’une cause propre ; elle reste descriptive. Or, si l’œuvre principale du philosophe est de distinguer le mythe du logos, comme le dit Heidegger, nous devons savoir ce qui nous permet de saisir le logos. C’est l’induction. Seule la découverte des causes propres et de la finalité nous permet de dépasser la description et le raisonnement archéologique, qui reste toujours un peu mythique, propre à la logique stoïcienne. La méthode archéologique part de la constatation d’un fait. Par exemple, telle chose nous angoisse, assister à un cours, passer un examen, rencontrer telle personne, etc. Et ce fait existentiel s’est répété plusieurs fois. Quand il n’a eu lieu qu’une seule fois, ce n’est pas inquiétant, c’est que nous avons raté un tournant ! Mais si nous ratons le tournant et nous jetons dans le fossé à chaque fois que nous passons par là, nous commençons à nous troubler. La répétition joue un très grand rôle dans la méthode archéologique, pas dans l’induction. La répétition est quantitative alors que la qualité ne se répète jamais. Et parfois, l’accumulation des événements a un poids quantitatif tel que nous souhaitons le supprimer. Affectivement, c’est important ! L’interrogation est donc remplacée par l’affectivité. De fait, la répétition des faits négatifs, des échecs, est chargée d’un poids affectif considérable, qui nous fait chercher les conditions qui sont « responsables » de ces échecs. Parce que la quantité, la multiplicité, l’accumulation des faits nous gênent, nous arrêtent, nous inhibent, nous cherchons d’où cela vient. Mais nous ne pouvons pas découvrir un principe. La découverte d’un principe nous éveille, elle nous permet d’aller de l’avant, de croître et de voir la finalité. Ici, nous cherchons à quel moment il y a eu un blocage, un nœud que nous n’arrivons pas à défaire. Cette méthode est archéologique parce qu’elle découvre, non pas la cause, mais un fondement. Un fondement n’est pas un principe mais une réalité qui a existé. Mais on ne sait jamais si l’on a touché le fondement le plus radical. Alors on bâtit des hypothèses, on interprète en fonction du fondement déjà atteint. Et si le fondement est lié à la cause matérielle, il n’est cependant pas la cause matérielle saisie par l’intelligence comme principe ; il n’est qu’un élément existentiel. Il faut bien saisir cela car c’est ce qui nous permet de comprendre le lien entre la mémoire consciente et le corps. Cette méthode archéologique n’est pas une induction ; elle dévoile un fait expérimenté antérieur à un autre fait existant. Le fait n’est pas un principe mais peut jouer un rôle, avoir une influence dans l’ordre du conditionnement de ce qui est actuel.
La question de la « mémoire » du corps se pose donc avec une psychologie qui cherche à devenir une méta-psychologie. Et il y a ici, au fond, deux regards sur le corps qu’il est nécessaire de distinguer : celui d’une méta-psychologie ou celui d’une philosophie première s’achevant sur le problème de la personne humaine. Dans une philosophie réaliste, nous découvrons que la mémoire provient de l’âme. Elle est liée à la vie sensible qui garde les impressions plus ou moins violentes, plus ou moins fortes que nous recevons. C’est en ce sens qu’en vieillissant la mémoire retient moins parce que tellement de choses se sont inscrites que les impressions sont moins fortes : c’est du déjà-vu. La mémoire reste d’ordre sensible. L’intelligence et la volonté n’ont pas besoin de mémoire, parce que ce qui est saisi par l’intelligence ne s’inscrit pas dans le corps ; la volonté et l’intelligence n’ont pas d’organe sensible et c’est pourquoi ce que l’intelligence connaît n’est pas de l’ordre du souvenir. La mémoire est d’ordre sensible et existe à cause de l’organe physique de nos expériences externes et internes, parce que le corps est animé par l’âme.
La mémoire est donc un intermédiaire entre le corps et l’esprit. Elle est sensible, mais elle intériorise le sensible parce qu’elle le garde. Il y a une immanence dans la mémoire, qui montre que le sensible comme tel n’est pas extérieur. L’extériorité pure vient de la quantité et c’est pourquoi il n’y a pas de mémoire dans un corps physique : un clou chasse l’autre, un événement succède à un autre. La quantité extériorise et c’est pourquoi elle est brutale. La mémoire, elle, garde dans l’immanence ( une immanence limitée puisqu’elle demeure sensible ), et c’est pourquoi elle est intermédiaire entre le monde physique et l’intelligence. Par rapport à l’intelligence, la mémoire garde les images que la connaissance intellectuelle actue ; par rapport au monde physique, elle le dépasse et s’en sert. La mémoire se sert donc du corps mais le corps comme tel n’a pas de mémoire, il exerce une certaine causalité matérielle dans le souvenir que nous avons de certains faits. Et pour comprendre ce qui caractérise la cause matérielle, il faut regarder la philosophie première, la philosophie du vivant, la philosophie de la nature. La causalité matérielle peut être regardée à ces trois niveaux différents : le niveau physique, le niveau vital, le niveau spirituel, personnel.
Du point de vue naturel, purement physique, nous ne pouvons pas dire de la pierre qu’elle a une mémoire. Le Parthénon a-t-il une mémoire de tous les gens qui sont passés à Athènes ? La « mémoire » se traduit dans le fait que le marbre devient très glissant. Il est usé. Ce n’est pas une mémoire de tous ceux qui sont passés ; c’est simplement le frottement, l’usure, le résultat du mouvement, de l’action d’autres corps qui ont été à son contact. La mémoire de la pierre n’existe pas. Simplement, elle s’est laissé polir et a perdu toute sa rugosité. La causalité matérielle peut « encaisser » et changer sous l’action d’un agent extérieur. Pourrions-nous, par le résultat produit sur la pierre, déterminer quel a été l’agent efficace qui a réalisé cela ? Nous pouvons le déterminer si nous avons un modèle à côté et si nous avons nous-même poli une pierre. Nous avons tâtonné, nous avons pris des outils différents, nous avons vu que certains étaient très efficaces et que d’autres ne l’étaient pas, et nous savons alors comment la pierre a pu devenir très lisse. Mais nous n’aurions pas pu, sans cette expérience, dire que cette pierre est devenue lisse grâce à tel frottement. Il ne s’agit donc pas d’une découverte à partir de la cause matérielle mais d’une répétition dans laquelle l’art rend la nature plus intelligible : nous l’avons fait et nous constatons que c’est efficace en produisant tel résultat grâce à tel effort. La cause matérielle agit toujours en coopération avec l’agent, et nous ne pouvons pas, à partir d’un effet matériel, inférer la cause propre efficiente. La raison en est que la matière transforme l’effet et l’accapare toujours. C’est le propre de la cause matérielle : elle contracte, elle réduit.
Le vivant nous met en présence d’une immanence qui n’existe pas dans le monde physique purement matériel. Il se meut de l’intérieur et a donc une réaction vitale que n’a pas le monde physique. Le monde physique pâtit et accapare mais ne réagit pas dans une détermination particulière. Le vivant, lui, réagit, et parfois de façon imprévisible. Quand nous touchons ou piquons un animal, nous ne savons pas comment il va réagir ; et nous faisons attention parce qu’il peut réagir instinctivement avec violence. L’instinct est quelque chose de radicalement vital. Au sens strict, il n’implique pas de connaissance et est source d’une action déterminée, qui reste toujours dans un sens déterminé. Le vivant réagit donc d’une façon propre, selon son instinct, au niveau de la vie végétative. C’est la première réaction vitale, très brutale, très simple, très déterminée. Et chez l’animal, la vie de connaissance sensible et d’affectivité passionnelle est très dépendante de l’instinct ; c’est pourquoi un animal déchaîné est aveugle et réagit d’une façon très brutale, emporté par sa passion et son instinct de conservation.
Nous avons ensuite la réaction de l’être spirituel. Si la cause matérielle du côté de la nature subit et accapare, si elle se traduit chez le vivant par l’instinct, que devient-elle chez l’homme qui a l’intelligence et la volonté ? Tout acte humain implique l’intelligence et la volonté. C’est donc à ce niveau que la cause matérielle est pour nous la plus intéressante, car l’instinct est commun à l’homme et à l’animal et n’est pas proprement humain. Un homme n’agit pas humainement quand il réagit instinctivement pour se défendre, en rejetant avec violence celui qui l’attaque. Il a alors une réaction très proche de celle de l’animal. Avec l’intelligence, l’instinct est transformé par la connaissance et l’affectivité. Il implique en lui-même un certain toucher, qui n’est pas au sens strict une connaissance, mais une réaction vitale. Mais pour l’homme, il y a en même temps une connaissance, puisque tout notre corps est enveloppé d’une connaissance tactile. Nous n’avons donc jamais un instinct pur ; nous avons une connaissance tactile liée à l’instinct et c’est par là que nous pourrons dire que le corps a une « mémoire ». Par le toucher, qui peut être une réaction très instinctive, mais qui implique toujours une certaine connaissance, nous pourrions parler de mémoire. Pour qu’il y ait une mémoire, il faut qu’il y ait une connaissance. Nous ne pouvons pas parler de mémoire uniquement au niveau de la réaction instinctive. Celle-ci est sur le moment et passe après... Mais par le toucher, l’instinct est enveloppé d’une connaissance tactile. Et s’il y a une connaissance, il peut y avoir une mémoire. Pour nous, pour l’homme, toute réaction instinctive est accompagnée d’une connaissance tactile, peut-être très faible, mais réelle. Et c’est à cause de cela que nous pouvons parler d’une « mémoire » corporelle.
Mais il s’agit de bien comprendre ce que cette mémoire garde et ce qu’elle ne garde pas. C’est un point très délicat. Par le toucher, nous sentons la douceur ou la violence, l’harmonie ou la dysharmonie, le chaud et le froid, et tout ce que le toucher peut atteindre. Il s’agit toujours d’une expérience existentielle, parce que le toucher nous permet d’atteindre par le corps ce qui est extérieur à nous qui, toujours, nous attire ou nous repousse. Quand il s’agit de quelque chose de violent, nous tournons le dos et nous fuyons le plus vite possible ; quand il s’agit de quelque chose qui nous attire, nous nous y engouffrons. La connaissance du toucher est donc liée à une réaction affective, parfois très instinctive, de repliement ou d’attraction. C’est cela qui est important et nous pouvons dire qu’il y a parfois là des choses importantes à détecter dans le devenir d’une personne. Ainsi, une réaction tactile très violente dans notre jeunesse, qui aurait presque pu nous mener à la mort, provoque un refus, un rejet. À cause de cette mémoire corporelle, nous ne pouvons plus coopérer avec ce qui a été pour nous source d’empoisonnement, de violence ou, au contraire, source d’attraction. Et si cela est vrai de la connaissance tactile, cela peut l’être aussi de la vision, du goût, de l’odorat, de l’ouïe, de tous les sens... Tous les sens s’enracinent dans le corps et suscitent une réaction vitale dans l’organe corporel qui touche l’autre en sympathie ou en opposition. Une trace demeure d’une opération vitale qui a impliqué une certaine réaction tactile de l’organe de la sensation, qui s’est replié à cause de la douleur ou s’est épanoui. Quand il s’agit d’une attraction, on n’en parle généralement pas, parce que la connaissance que nous en avons nous permet de retrouver ce qui nous attire : un souvenir délicieux nous dispose à retrouver ce bien qui nous a épanoui. Mais quand, au contraire, ce qui a eu lieu nous replie sur nous-même et nous arrête, le repliement demeure et revient, même quand il ne devrait pas y en avoir. Or, un repliement sur soi-même diminue l’objectivité : c’est la réaction affective de repliement sur soi qui l’emporte sur la connaissance objective. Et il peut être considérablement augmenté par l’imaginaire et nous empêcher, par conséquent, d’avoir un réel contact avec l’autre. L’angoisse ne vient-elle pas toujours de cela ? Nous sommes angoissé par rapport à l’autre ; par rapport à nous-même en tant qu’autre ou par rapport à l’autre qui est plus fort, plus puissant que nous ! Quand nous avons été mordu par un chien méchant, et que nous en gardons la trace sur le mollet, nous avons une réaction instinctive par rapport aux chiens, une angoisse, alors qu’avant nous n’en avions pas.
Connaître cela ne nous guérit pas. Cela peut nous apaiser, mais ne nous guérit pas. De fait, se connaître ainsi aide à sortir plus facilement de l’angoisse, mais il faudra autre chose pour nous rectifier. Parler de « mémoire » n’est donc pas très précis. En réalité, nous portons la trace d’un choc violent d’attraction ou de répulsion. Ce n’est pas une connaissance au sens précis du terme, ni une connaissance qui nous conduit à notre fin, mais une connaissance qui nous replie sur nous-même ou nous attire de façon indéterminée. Au sens précis, c’est donc la mémoire d’un choc, d’une répulsion, de quelque chose qui nous replie sur nous-même. Il s’agit plus de la mémoire d’un fait existentiel que de la saisie d’une signification. Il n’y a pas de signification quand il s’agit de la « mémoire » du corps, parce que cela demeure tactile, sensible et provoque une répulsion affective. C’est pourquoi cela nous conduit à l’angoisse, qui est une peur sans objet. Si nous savions pourquoi nous avons peur, il n’y aurait pas d’angoisse. La peur est une passion spécifiée par un mal sensible. Mais l’angoisse est une peur qui nous envahit, nous inhibe, et dont nous ne connaissons pas l’objet ; elle est toujours obscure.
Allons un peu plus loin. Puisque nous ne pouvons pas connaître l’objet de cette angoisse, de cette répulsion, car l’objet ne fait pas partie de la mémoire, il faut donc le réhabiliter, l’inventer pour nous calmer. On nous dit : « C’est cela qui s’est passé ! » Mais nous n’en savons rien. Nous savons qu’il y a eu un choc et nous avons la mémoire du choc et de l’opposition qu’il a suscitée. Au sens strict, il n’y a pas de mémoire de l’objet, mais du choc tactile, attirant ou repoussant, dans lequel l’affectivité l’emporte sur l’objectivité. Affectivement, l’attirance ou la répulsion demeurent, mais il n’y a pas de connaissance objective. C’est, du reste, peut-être cela qui est le plus terrible. Dans la mesure où quelque chose pèse sur nous, nous avons du mal à retrouver une véritable objectivité, nous restons dans l’affectivité. Or, l’affectivité à l’état pur peut, certes, se corriger momentanément par une affectivité bonne. Mais cela ne rectifie pas en profondeur. C’est un dérivatif passager qui permet de retrouver son souffle, mais pas plus. Cela, parce qu’il n’y a pas d’analyse et que nous ne voyons donc pas la cause. Nous restons face à deux faits : quelqu’un qui est très bon pour nous et qui nous attire ; quelque chose en nous qui fait que nous le repoussons.
Il est capital de comprendre cela, car un monde qui devient de plus en plus violent engendre de plus en plus l’angoisse. Nous devons prendre garde, dans un monde violent comme le nôtre, de ne pas ajouter à la violence mais, au contraire, d’engendrer la douceur pour qu’il puisse reprendre un élan nouveau. Quelqu’un qui a été échaudé a peur de l’être encore. Il a un mouvement instinctif de repli sur soi. L’angoisse n’apparaît en philosophie que depuis peu et il est capital de l’étudier chez les philosophes modernes qui la décrivent, pour montrer qu’elle nous inhibe, qu’elle fait de nous des prisonniers, des orphelins, des hommes repliés sur eux-mêmes qui n’arrivent plus à communiquer ni à partager. Si l’on parle tellement aujourd’hui de partage, même du point de vue liturgique, c’est pour lutter contre l’angoisse ! En effet, pour partager il faut être au moins deux. Pour s’angoisser, on est seul. Mais ce n’est pas le partage qui nous guérira de l’angoisse, car ce sont deux contraires. Le partage est encore de l’ordre de l’efficacité. Seule la découverte de la fin peut nous permettre de dépasser l’angoisse et de nous en servir. Ce qui nous fait toucher la fin, c’est l’amour profond d’une personne proche et que nous sommes capable d’aimer parce que nous avons confiance en elle. La finalité nous permet de nous accrocher à quelque chose qui tient et qui nous permet d’avancer. Elle nous fait sortir de nous-même et nous fait nous donner. Seule la finalité permet de dépasser l’angoisse qui provient toujours d’une affectivité négative dominante et d’une imagination qui l’emporte et totalise. En réalité, puisque l’angoisse est un mal, elle n’est jamais totale, car le mal n’est jamais intégral par rapport à la personne humaine. Il n’atteint jamais ce qui est substantiel en nous, il reste toujours accidentel. Et puisque le mal n’est pas substantiel, nous pouvons toujours, même si nous sommes très blessé, redécouvrir ce qui est bon en nous. Certes, cela peut être très long mais c’est réel. Du point de vue philosophique, nous pouvons dire que la finalité est capable de nous redonner une ouverture, un véritable amour, de permettre un véritable don de nous-même. C’est cela seul qui permet de dépasser l’angoisse.
Le mal de l’angoisse relève donc de quelque chose qui vient de l’extérieur et qui nous a blessé, d’un choc violent qui nous a marqué. Mais il est très difficile de dire si tel choc que nous retrouvons est bien ce qui commande notre angoisse actuelle. En effet, la connaissance matérielle d’un fait ne donne ni la finalité ni la détermination. Nous avons la « mémoire » matérielle d’un choc, d’une blessure, nous en portons la trace. Avec le temps, le vivant dépasse ce choc, cette blessure, plus ou moins rapidement : cela dépend de sa vigueur ou de sa faiblesse. Ce temps plus ou moins long montre bien que le choc reste indéterminé et que nous ne pouvons jamais savoir si c’est vraiment telle blessure qui suscite l’angoisse. De fait, dans la cause matérielle nous pouvons remonter à l’infini, parce qu’elle est en puissance. La cause finale, en revanche, est déterminée. Dire que tel choc provoque telle angoisse ou telle difficulté n’apporte qu’un soulagement momentané, car on reste dans l’indétermination de la cause matérielle. Nous devons comprendre que, tant que nous ne découvrons pas une finalité qui est nôtre, nous ne pouvons pas guérir. La voie de la guérison est la finalité, parce qu’elle permet de reprendre vie du point de vue de l’intelligence et de la volonté.
Affirmer que le corps est le « conditionnement substantiel » de la personne intègre la mort. En effet, la mort n’est pas un conditionnement accidentel mais substantiel. C’est la victoire du corps sur l’âme au niveau de la vie végétative, la victoire du conditionnement sur la finalité. La mort « s’explique » par le conditionnement, elle survient parce que le conditionnement du corps réclame sa part. A un moment donné, pour une quantité de raisons, l’âme est « fatiguée » et le conditionnement devient tel qu’il l’emporte. Cela se voit très bien aujourd’hui avec ces morts ralenties, un peu artificielles, où l’aide technique pour la vie de l’homme peut être extrêmement importante. A un moment donné, l’âme n’a plus la force de supporter l’instrument, la « machine » qui fonctionne toujours comme au premier moment ; cet instrument étouffe au lieu d’aider, il amplifie le conditionnement.
Certes, l’homme n’est pas finalisé par le corps ni par la mort, contrairement à ce qu’affirme Sartre. Mais posons-nous la question : la mort est-elle naturelle ou non ? Ce qui est naturel, c’est la victoire de l’âme sur le corps par la finalité. Lorsque le conditionnement corporel l’emporte, c’est la guerre civile, c’est le conditionnement qui dit non et chacun s’en va de son côté. Il est très difficile pour notre corps d’accepter de n’être que le conditionnement. Il y a donc constamment des petites révoltes domestiques, ce qui conduit à affirmer que le corps est le conditionnement substantiel de la personne. Qui dit « substantiel » dit un conditionnement qui s’impose d’une manière telle qu’il est une limite. En lui-même, un conditionnement n’est pas une limite ! Mais là nous sommes conditionné par nos mains, par nos bras pour nos gestes, par nos jambes pour la marche, par notre corps. Cela fait substantiellement partie de notre être personnel.
La mort est substantielle. Elle ne s’explique donc pas par le conditionnement, mais par un conditionnement substantiel. C’est pourquoi nous nous demandons si la mort est naturelle pour l’homme. De fait, tout homme meurt, mais cela ne signifie pas que la mort soit une propriété de l’homme. Car si elle provient du conditionnement substantiel, elle provient donc d’une fragilité du corps corruptible. Cependant, le corps humain est-il naturellement corruptible ? Non, puisque l’âme, qui est substance, est incorruptible. Si elle est incorruptible, elle est donc victorieuse du corps. Par conséquent, quand le corps l’emporte, quand le conditionnement substantiel l’emporte, c’est une privation, un manque, un mal que l’homme subit. Nous constatons que ce manque est coutumier, que la mort est coutumière pour l’homme, que tout homme doit mourir. Mais la mort ne détermine pas, elle ne fait que conditionner substantiellement notre vie : il y a bien une rupture entre ce que nous vivons maintenant et ce que nous vivrons après, mais une continuité substantielle par notre âme. Or, c’est notre âme qui détermine notre vie et non pas notre corps : le conditionnement, même substantiel, ne détermine pas. Nous ne vivons pas en vue de la mort mais en vue de la vie et d’une vie spirituelle, puisque c’est la seule qui ne meurt pas. Dans la mort, c’est donc le conditionnement substantiel de notre personne qui se révolte instinctivement. Et si nous voulons essayer de comprendre le suicide du point de vue philosophique, si nous voulons comprendre comment le suicide peut arriver et comment, dans une civilisation décadente, qui ne monte plus et qui, fatalement, dégringole, le suicide est en progression, nous devons saisir ce poids d’un conditionnement substantiel qui devient trop lourd. Dans le suicide, on devance « prophétiquement » le fait qu’une civilisation décadente est une civilisation de la mort. Parce qu’il n’y a plus l’oxygène spirituel suffisant pour vivre, parce que nous n’avons plus la possibilité de nous nourrir dans la recherche de la vérité et l’amour, nous abdiquons. L’euthanasie est du même ordre : on n’accepte plus la lutte parce qu’il n’y a plus d’espérance, alors on abdique.
Après avoir explicité les éléments essentiels du « comment » de la personne humaine, nous pouvons essayer de comprendre ses différentes modalités. Puisqu’il y a six dimensions et l’unité d’une personne, ces éléments peuvent s’harmoniser, s’ordonner de diverses manières, ce qui permet de saisir des types différents, des physionomies différentes de personne humaine. Sans les étudier toutes, nous pouvons simplement souligner que la manière dont un artisan ou un grand artiste se développent dans leur personne est toute différente de la manière dont se développe la personne de l’homme politique ou celle du sage contemplatif. La philosophie première doit nous permettre de comprendre cette diversité d’une façon très profonde. Ce n’est pas la psychologie qui nous explique cela, parce qu’elle ne sait pas ce qu’est l’esprit. Or, nous ne pouvons saisir ce qu’est la personne humaine que quand nous avons découvert ce que sont l’intelligence et la volonté, l’esprit.
Sans développer ici cette étude, nous aimerions simplement aborder la question de la distinction et de la complémentarité de l’homme et de la femme, pour la situer dans la lumière de l’étude de la personne en philosophie première. L’homme et la femme ne sont pas identiques mais nous ne pouvons pas dire que « l’être à l’homme » soit mieux réalisé dans l’homme que dans la femme, ou inversement. Une enquête philosophique serait très intéressante à faire sur ce problème... Il suffirait, par exemple, de regarder Platon et Aristote. Dans cet affrontement-là, une philosophie se découvre immédiatement !
L’étude que nous venons de faire des grandes dimensions de la personne en philosophie première nous permet immédiatement d’affirmer que, si les personnes de l’homme et de la femme sont différentes, elles sont pourtant les mêmes du point de vue de l’intelligence et de la volonté, elles ont la même finalité profonde. Nous devons donc essayer de saisir où se situe cette différence et comment elle se répercute dans la manière dont l’homme et la femme développent et exercent leur personnalité. De fait, leur manière de s’exercer est différente. On fait donc de graves erreurs, notamment du point de vue éducatif, lorsque l’on veut gommer cette différence, qui est naturelle, la niveler par le bas et éduquer de la même façon un garçon et une fille. En faisant cela, on ne respecte pas leur nature et l’on aboutit nécessairement à des conflits. En effet, la personne assume la nature, elle ne la supprime pas. Ne pas vouloir regarder la distinction fondamentale, naturelle, de l’homme et de la femme prépare des explosions, des révolutions.
Nous disons bien que cette distinction est fondamentale, puisqu’elle regarde le corps et non pas l’âme spirituelle. L’âme de la femme et l’âme de l’homme sont diverses à cause de leur éducation, de leur développement, mais sont substantiellement les mêmes. Si donc on ne distingue plus l’éducation et la philosophie première, on aura tendance à dire, dans une sorte d’idéalisme, que l’homme et la femme doivent être éduqués de la même façon. Nous oublions alors une réalité fondamentale qui s’impose à nous, à savoir que nous n’avons pas choisi d’être un homme ou une femme. Certaines femmes regretteront toute leur vie de ne pas être un homme, et certains hommes, toute leur vie, regretteront de ne pas être une femme. C’est un manque de réalisme ! Reconnaître ici ce que nous sommes en raison de notre corps est le premier réalisme, celui qui nous accompagne toujours. Nous devons être heureux d’être une femme ou d’être un homme. Toutes les déformations actuelles dans ce domaine sont symptomatiques d’un manque élémentaire de respect pour la nature humaine. Par le fait même, l’éducation, qui devrait développer les richesses fondamentales d’un être humain dans son devenir, va parfois contre ce qu’il est. Regretter, pour un homme, de ne pas être une femme et, pour une femme, de ne pas être un homme, est un faux problème.
Certes, on a peut-être trop séparé l’homme et la femme, et l’on a méprisé souvent la femme en la considérant comme inférieure... Or, faire de la femme une servante, une esclave, c’est oublier qu’elle est une personne. Cela doit être évidemment combattu, mais sans tomber dans un autre travers qui consisterait à identifier l’homme et la femme. Pour certains, le progrès de la culture humaine consiste à supprimer cette distinction, jusque dans le langage où l’on veut supprimer la distinction du masculin et du féminin. Dans cette vision, la distinction de l’homme et de la femme n’est que factice, conventionnelle ; elle n’est pas réelle et ne touche pas la nature. Il y a donc un réalisme humain que le philosophe doit rappeler : pourquoi y a-t-il cette distinction de l’homme et de la femme ? En quoi doit-elle exister, en quoi doit-elle être dépassée ?
La distinction de l’homme et de la femme est finalisée par la génération, par la procréation. C’est la première affirmation qui s’impose. C’est là que la différence entre l’homme et la femme apparaît de la manière la plus forte, et c’est là que nous devons chercher à comprendre comment cette distinction doit être respectée et quelles en sont les conséquences. Aristote l’avait saisi d’une façon très nette. Comprenons bien que ce qu’il affirme n’est pas au niveau scientifique mais philosophique, c’est-à-dire en fonction de la finalité : la mère et le père coopèrent dans la procréation et, dans cette coopération qui implique une finalité commune 40, chacun a un rôle particulier. Dire cela n’implique aucune nuance de supériorité ou d’infériorité de l’un ou de l’autre, mais signifie que la procréation implique le concours de l’homme et de la femme ; il s’agit de quelque chose de fondamental dans la nature humaine, qui ne peut être supprimé. Vouloir trouver, comme certains le cherchent aujourd’hui, un autre moyen pour que l’espèce humaine continue, est une négation de la distinction naturelle de l’homme et de la femme. Et ne pas vouloir respecter cette distinction provient de ce que l’on cherche à acquérir une maîtrise artistique pour changer l’espèce humaine. On oublie, et c’est là l’erreur fondamentale, que tout ce que l’homme fait présuppose la nature. La nature est antérieure à l’art, elle est présupposée à ce que l’homme peut faire. Et ce que l’homme fait doit être conforme à la nature pour lui permettre d’aller plus loin, de progresser. De fait, le faire humain présuppose la nature 41. Or, aujourd’hui, on voudrait souvent que le faire soit premier et que la nature n’existe qu’en fonction de lui. C’est là que l’ordre de sagesse est complètement perverti. D’où vient cette perversion ?
Du point de vue de la sagesse, nous pourrons dire que cela vient de l’orgueil car la nature met l’homme en face de quelque chose qu’il n’a pas fait et qui vient de Dieu. Si Dieu existe et est le Créateur, il a pensé la nature de l’homme et de la femme selon sa sagesse. Ce qui provient de l’homme, c’est le faire, l’art, qui présuppose toujours quelque chose qui lui est antérieur. L’homme n’est pas créateur. Son activité artistique présuppose la nature qui s’impose à lui. Du point de vue de la vie végétative, la procréation est une fin, un terme, un sommet. Si nous modifions ce sommet, nous modifions par le fait même tout l’ordre de la nature et la relation juste entre l’art et la nature. L’art complète, achève la nature ; il la présuppose. S’il modifie la nature et peut arriver à changer l’ordre des choses, il présuppose cependant toujours la nature. C’est pourquoi chercher à supprimer la distinction de l’art et de la nature, c’est vouloir que l’homme soit le maître absolu de lui-même et du monde physique. Sans que nous puissions faire grand-chose dans ces immenses problèmes actuels, nous devons avoir en philosophie ce discernement, comprendre que nous touchons là un problème très fondamental, dont l’enjeu n’est pas scientifique mais humain. De fait, la science, comme science, ne peut pas avoir le projet par elle-même de « fabriquer » une nouvelle humanité. Cela dépend d’une idéologie qui considère que le possible dont l’homme a l’idée passe avant ce qui est.
En réalité, la distinction de l’homme et de la femme existe, elle est un fait. Elle est naturelle et vitale, en vue de la procréation. Elle permet au couple d’être « la nature humaine complète », qui peut atteindre sa perfection et engendrer. Nous touchons donc la finalité de la distinction de l’homme et de la femme par le point de vue de la procréation. Cette distinction, nous devons la respecter et reconnaître que, dans la procréation, la femme et l’homme ont des rôles tout autres.
C’est donc par rapport au corps que cette distinction existe. Or, le corps est le conditionnement substantiel de la personne ; si donc la distinction de l’homme et de la femme touche le corps en vue de la procréation, elle est très fondamentale du point de vue du conditionnement. Elle aura donc nécessairement une répercussion sur tout le développement de la personne humaine. Puisque c’est une distinction qui touche la finalité corporelle, il ne peut pas en être autrement.
Dans l’ordre de la procréation, les rôles de l’homme et de la femme sont très différents. La différence visible, c’est qu’il y a chez la femme une immanence complète et chez l’homme une liberté très grande, qui peut être terrible en ce sens que l’homme ne voit pas toujours assez que, lorsqu’il y a une conception, il en est libre. La femme, elle, ne peut s’en libérer sans avoir à commettre un acte qui supprime l’enfant et lui fait toucher quelque chose de très fondamental en elle. Cette différence-là est première. Pour la femme, tout est ordonné à la procréation qui lui est immanente : elle porte l’enfant pendant neuf mois et tout en elle est ordonné à cela. L’homme, lui, en est libre ; il y a coopéré initialement, évidemment, mais il en est libre. S’ils sont engagés de deux façons différentes dans la procréation, leur décision humaine commune de donner la vie est donc toute différente dans ses conséquences. La femme porte le fruit de la conception, elle est le lieu vital naturel de la procréation ; elle est donc beaucoup plus proche de l’enfant que l’homme. Elle est toute relative à l’enfant du point de vue physique, et c’est pourquoi la première éducation ( dont on sait l’importance ) lui revient.
Nous ne réfléchirons jamais assez sur la grande diversité entre l’homme et la femme dans ce domaine. La mère est prise par l’enfantement, par la formation de l’enfant : il est son fruit, de telle sorte que le père des enfants dira : « Elle m’a donné mes enfants. » L’homme reconnaît alors la grandeur de la femme dans la maternité, il la respecte et l’aime. Nous devons voir d’une façon très vraie combien la femme est liée à la maternité, dans laquelle elle vit un épanouissement particulier, profond de tout elle-même. L’enfant est bien un prolongement de sa vie, ce qui est aussi vrai du père, mais qui est vécu bien davantage par la femme.
Dès que l’enfant est né, le père et la mère peuvent évidemment s’entraider pour l’éducation de l’enfant, qui est une œuvre commune. Mais la toute première éducation est en quelque sorte réservée à la mère. C’est ce qui explique comment, parfois, les liens de la mère et de l’enfant sont tellement forts que la séparation, psychologiquement, ne se fait pas. Et dans un certain genre d’éducation, l’enfant demeure trop lié à sa mère. Cette erreur est très significative parce qu’elle montre combien la personnalité de la mère, de la femme, a quelque chose d’unique dans la procréation. On ne peut la remplacer. Du côté du corps, il y a donc entre l’homme et la femme une modalité substantielle différente qui se répercute dans toute l’éducation du garçon et de la fille.
La mère a un sens beaucoup plus direct de l’enfant et de son premier développement, qui a une importance fondamentale parce que c’est la relation du corps et de l’âme qui est immédiatement en cause. De fait, la mère est très proche de l’instinct du petit et de son développement instinctif, qui doit être progressivement dépassé par un point de vue humain. L’animal ne développe que l’instinct. La mère doit, à partir de l’instinct, découvrir le dépassement, d’abord affectif, puis intelligent, pour que l’enfant arrive à un « âge de raison ». Jusqu’à ce moment-là, la distinction entre la mère et le père, du point de vue éducatif, est très forte. La mère étant beaucoup plus proche du corps, comprend beaucoup mieux tout l’aspect instinctif, spontané ; elle peut donc agir beaucoup plus sur l’éveil, à partir du sensible, de ce qui est au-delà du sensible, le cœur et l’intelligence. La mère a toujours plus le sens de l’immanence, et donc de la possibilité de l’éveil du cœur et de l’intelligence à partir de la sensibilité.
Le rôle du père, de l’homme, devient de plus en plus important à partir de l’éveil de l’intelligence et de la volonté. Il y a là un moment extrêmement important dans l’éducation, où la mère peut chercher à garder l’enfant pour elle et empêcher cette intervention du père qui est nécessaire pour aider l’enfant à se structurer. Son rôle, du reste, sera différent pour la petite fille et pour le petit garçon car l’éveil de l’intelligence est différent chez l’un et chez l’autre, ainsi que le lien entre l’affectivité et l’intelligence. L’éducation doit tenir compte de cette distinction. En s’engouffrant trop vite dans une éducation scientifique, qui gomme cette différence dans l’éveil de l’intelligence, on abîme quelque chose dans le développement de la personne. Dans la procréation, puis dans l’éducation qui la suit, une coopération entre l’homme et la femme est donc vraiment nécessaire, coopération entre l’immanence vitale de la femme et la « transcendance » de l’homme.
Dans l’éducation, le nœud principal du développement de la personne sera la distinction et l’alliance entre le développement de l’intelligence et celui de la volonté. L’affectivité est plus immanente alors que l’intelligence demande au contraire une division, une séparation plus nette et donne le sens de ce qui est transcendant. Dans le premier devenir de l’enfant, les relations de l’intelligence et du cœur seront très diverses. Et cette diversité, qui implique du plus et du moins, se fera sentir de plus en plus. La fille aura souvent un sens plus aiguisé, plus fort, de l’immanence de l’affectivité ; l’émergence de la raison sera plus difficile, le raisonnement étant souvent remplacé par une intuition affective beaucoup plus grande. Le garçon, lui, sera souvent plus capable de regarder ce qui vient de l’extérieur, ce qui est autre, que la fille qui le saisit toujours de l’intérieur. Mais cela ne donne pas une diversité de personne ; ce sont simplement des façons différentes de regarder ce qui nous arrive de l’extérieur. Il est sûr que l’affectivité est beaucoup plus forte du côté maternel et que la petite fille a un développement beaucoup plus grand du côté de l’affectivité. Le développement de l’intelligence vient ensuite et, comme il est devancé par l’affectivité, c’est beaucoup plus l’intelligence intuitive qui se développe chez elle. En revanche, pour le garçon, c’est plus la séparation qui domine. Il verra donc la diversité objective beaucoup plus que la continuité.
Les diversités entre l’homme et la femme viennent de cela du point de vue de l’intelligence. Mais, encore une fois, cette diversité ne conduit pas à une diversité de la personne, il ne s’agit pas d’éléments personnels différents, elle est de l’ordre des dispositions dans la manière de s’exercer.
La diversité profonde de l’homme et de la femme existe donc fondamentalement par rapport à la procréation. C’est cela qu’il est important de voir du point de vue philosophique aujourd’hui, d’autant plus que c’est cela que l’on voudrait supprimer en disant qu’une génération est possible en dehors de la mère. C’est très grave parce qu’en faisant cela, on supprime la dualité et donc une très grande richesse, qui permet une unité très profonde. De fait, la diversité fondamentale entre l’homme et la femme du point de vue de la génération est dépassée par l’unité de la finalité qui est la même dans l’amitié et dans la recherche de la vérité. Si donc l’amitié et la recherche de la vérité sont très développées, il y aura une unité beaucoup plus grande que la diversité. Les civilisations plus développées du point de vue de l’amitié et de la recherche de la vérité font donc que l’homme et la femme sont beaucoup plus unis dans le même travail et dans un même désir d’amitié. Le poids de l’unité est alors beaucoup plus fort que celui de la diversité qui vient matériellement du corps. Le développement de l’intelligence et de la volonté tend à faire que l’unité soit de plus en plus grande. Cependant, le réalisme maintient la diversité, elle n’est pas supprimée ; l’idéalisme, lui, tend à faire une unité qui supprime et refuse cette diversité, en ramenant tout à l’univocité.
L’homme et la femme ont la même finalité personnelle, mais la cherchent selon des modalités différentes. Leur unité dans la finalité implique donc une richesse dans la diversité des modalités. Vouloir réaliser une unité au nom de l’égalité par la même éducation prise d’une façon univoque est une erreur. En effet, il n’y a pas d’égalité entre l’homme et la femme ( l’égalité est quantitative ), mais une manière de vivre différente qui permet le développement de toute la richesse de la nature humaine dans la complémentarité. Une personnalité vraiment humaine implique d’être un type d’homme ou de femme, dans lequel la personnalité s’exerce d’une façon différente : il y a une richesse qui ne peut s’exploiter, se définir, s’épanouir que lorsqu’on dépasse le quelque chose de commun entre l’homme et la femme. Quand on ne regarde que ce qu’il y a de commun entre l’homme et la femme, on en revient à la nature. La femme et l’homme sont « animal raisonnable », c’est générique. Et cet aspect générique vers lequel on tend est un appauvrissement, parce qu’on ne voit plus ce qu’il y a de propre à l’un et à l’autre, qui se manifeste d’une façon qualitative dans l’orientation vers la finalité. Nous voyons ici combien il est important de ne pas ramener la personne au genre et à la différence spécifique, à 1’« animal raisonnable ». Sinon, on fait du genre, du fondement, un absolu, ce qui est une des grandes erreurs actuelles. Quand le sens de la finalité disparaît, l’aspect fondamental, générique, réapparaît et prétend remplacer la finalité. Cela se manifeste d’une façon très spéciale lorsqu’il s’agit de l’homme et de la femme. Une civilisation qui perd le sens de la finalité, comme notre civilisation occidentale, à cause du développement très intense des mathématiques et des sciences, se rabat sur l’univocité et sur les fondements. Et quand on ne cherche pas vraiment ce qu’est la finalité, cela se ressent terriblement dans la manière de concevoir ce qu’est une personne humaine. On fait du « fondamental » l’égalité qu’il ne faut pas dépasser, on unifie par le genre, ce qui supprime toute qualité.
Une fois que nous avons affirmé cette distinction et essayé de situer à quel niveau elle se situe, pouvons-nous préciser jusqu’où elle se répercute ? L’homme et la femme sont complémentaires dans la procréation et l’éducation, mais cette distinction doit-elle se pousser jusque dans la structure de l’intelligence et de la volonté ? Ou bien est-ce seulement dans l’imagination et la prudence ( donc du point de vue pratique ) que cette distinction se répercute, sans aller au-delà ?
Il est sûr que l’imagination féminine et l’imagination masculine sont distinctes ! Non pas quant à leur forme, mais quant à leur développement. Par conséquent, il y a une psychologie masculine et une psychologie féminine qui se fondent sur le développement différent de l’imagination, de la sensibilité affective et de la cogitative 42. Vouloir nier cela, c’est aller contre les faits. Certes, la distinction est beaucoup moins forte qu’au niveau de la procréation, mais elle existe. Spécifiquement, l’imagination est la même chez l’homme et la femme ( elle fait partie de l’être humain ) mais, dans son exercice qui dépend du corps, dans son fonctionnement, elle est différente chez l’un et chez l’autre. Cela se voit très fort, par exemple, à la manière différente dont ils éprouvent les événements. Spécifiquement, les images ont le même caractère chez l’homme et chez la femme ; mais elles sont reçues différemment dans la manière dont ils les vivent et dont elles les influencent dans leur affectivité et leurs désirs, dans l’exercice concret de leurs appétits naturels et de leurs passions.
Les mathématiques jouent un rôle très important dans l’éducation de l’imagination. Or, il n’y a pas de mathématiques féminines ou masculines. Par les mathématiques, il y a donc une unité, et c’est pourquoi, lorsque l’on cherche une éducation commune, le développement des mathématiques joue un rôle essentiel. Elles sont un lieu de rencontre entre l’homme et la femme du point de vue rationnel, scientifique.
Si donc l’exercice de l’imagination reste différent quand il est engagé dans le contact sensible et passionnel avec la réalité, en vue de l’éveil de l’intelligence et de la volonté, il s’unifie par la connaissance mathématique qui unit le sensible et le rationnel. Cela vient de ce que les mathématiques rendent intelligible tout le domaine du divisible, de la quantité ; or, il n’y a pas de quantité féminine ou masculine. Cette question, selon l’importance qu’on accorde aux mathématiques dans l’éducation, aura d’immenses répercussions sur l’éveil de l’intelligence et de la connaissance philosophique. En effet, les mathématiques et les sciences qui en dépendent unissent à leur façon l’homme et la femme. C’est une union que nous réalisons, puisque les mathématiques sont faites par nous. Nous en sommes maître, elles restent au niveau d’une connaissance humaine et ne touchent pas la sagesse. Et nous avons déjà souligné qu’elles ont une importance différente dans la perspective de Platon et dans celle d’Aristote. Dans la perspective platonicienne, il faut passer par les mathématiques pour entrer dans la philosophie ; or, en passant par les mathématiques, une unité rationnelle de l’homme et de la femme se réalise. Pour Aristote, au contraire, les mathématiques ne nous conduisent pas à notre finalité. Nous n’entrerons donc jamais dans la sagesse sans dépasser les mathématiques et les sciences. Par le fait même, l’unité de l’homme et de la femme se réalise autrement, d’une façon beaucoup plus profonde, par la recherche de la finalité. Cela ne signifie pas qu’il y aura deux types de philosophie, parce que la finalité est la même. Mais il y aura peut-être deux manières différentes d’accéder à la philosophie, deux voies d’accès différentes. La démarche inductive sera peut-être différente mais le but sera le même. Il n’y a qu’une seule philosophie première, celle de ce qui est en tant qu’il est ; et il y a, pour l’homme et pour la femme, une seule finalité personnelle : la vérité et l’amour d’amitié.
L’amour d’amitié est source d’une véritable rectification des relations de la nature et de la personne. En effet, l’amitié implique à la fois un regard très profond sur la nature, et radicalement sur le corps, et un regard très perspicace sur la finalité spirituelle, sur la personne. Sans ce regard sur la finalité, l’amitié humaine se corrompt très vite, il est très difficile qu’elle garde son caractère propre.
De fait, la distinction entre l’homme et la femme, qui se situe donc fondamentalement au niveau du corps en vue de la procréation, est dépassée au niveau de la personne, par la finalité. Mais cela ne signifie pas qu’elle soit niée. Pour l’homme, comme pour la femme, l’amitié humaine est au-delà de leur distinction. De même, la recherche de la vérité et la découverte de l’existence de Dieu sont les mêmes pour l’homme et pour la femme : ils ont la même finalité au niveau de la contemplation. Cependant, puisque notre nature est coextensive au développement de notre personne, elle demeure toujours présente. Ce qui le montre, c’est qu’avec l’âge la distinction de l’homme et de la femme se maintient, bien qu’elle ne soit plus la même. Nous ne dirions pas qu’un homme de soixante ans n’est plus un homme ou qu’une femme de soixante ans n’est plus une femme. Nous ne devons donc pas dire que la distinction de l’homme et de la femme ne joue qu’au niveau de la vie végétative pour la procréation ; ce serait une erreur. Et nous pouvons reconnaître que l’amitié entre l’homme et la femme est différente de l’amitié entre un homme et un autre homme, entre une femme et une autre femme. Est-elle plus parfaite ou simplement différente ? Qu’elle soit différente, l’expérience nous le montre.
Si la distinction fondamentale entre l’homme et la femme du point de vue de la nature est substantielle, elle demeure dans le dépassement de la personne humaine par rapport à la nature, tout en n’étant plus la même. La distinction devient alors uniquement une distinction de modalité ; elle n’est plus substantielle. Du point de vue de l’amitié, l’homme et la femme ont la même finalité ; de même, du point de vue de la découverte de l’existence de Dieu et de la contemplation. La contemplation est la même mais diffère quant à sa manière d’être pour l’homme et pour la femme.
C’est donc parce que la distinction naturelle de l’homme et de la femme n’est pas uniquement fonctionnelle mais radicale ( le corps étant substantiellement un élément de la personne et non pas un accident ) que la distinction de l’homme et de la femme se retrouve comme une modalité de la personne. Parce que cette distinction est substantielle, elle se retrouve jusque dans la finalité, comme une modalité différente dans l’exercice de l’amitié et de la contemplation. Il y aura donc une complémentarité entre l’homme et la femme dans l’amitié, et jusque dans la contemplation.
Essayons de bien préciser cela. Ordinairement, la femme a une sensibilité plus aiguisée que l’homme. Elle sera donc beaucoup plus sensible à la manière particulière de vivre, au milieu de vie. Sa sensibilité se traduit dans le milieu de vie parce que nous construisons le milieu vital et que nous écartons les obstacles en fonction de notre sensibilité. Parce que l’imagination féminine et l’imagination masculine sont différentes dans leur modalité, l’éveil de la connaissance artistique, qui exploite la sensibilité, sera différent ; la manière de saisir le milieu de vie aura une qualité différente. Cela ne signifie pas que la qualité sera plus développée du côté féminin que du côté masculin ou inversement, mais que l’ordre qualitatif sera différent entre l’un et l’autre.
Cette sensibilité est dépassée par l’intelligence. Mais y a-t-il une intelligence prudentielle différente ? Cela dépend beaucoup des cultures. Dans certaines cultures, la femme développe plus sa prudence gouvernementale que l’homme ; dans d’autres, c’est l’inverse. Si donc l’alliance de l’intelligence et du sensible est nettement différente au niveau artistique, au niveau prudentiel l’alliance de la finalité et des moyens est aussi nettement différente. L’exercice de la prudence, des relations entre les moyens et la fin, implique des nuances très différentes entre l’homme et la femme. Leur distinction au niveau sensible se retrouve donc au niveau artistique et au niveau prudentiel.
Lorsque nous dépassons l’amitié et que nous touchons la contemplation, y a-t-il encore une différence entre l’homme et la femme ? Autrement dit, la nature humaine existe-t-elle encore lorsque nous atteignons notre finalité dans la contemplation de Dieu ? La nature humaine existe évidemment dans l’amitié. C’est autre chose d’aimer une femme ou d’aimer un homme, indépendamment du point de vue sexuel. Et c’est dans l’amitié de l’homme pour la femme et de la femme pour l’homme que nous découvrons une manière différente de vivre. Elle s’explicite dans l’amitié. La nature humaine est finalisée dans l’amitié, mais elle est là, elle demeure présente.
Le problème est de savoir si cette distinction existe encore pour la contemplation philosophique. La philosophie, qui devient sagesse avec la découverte de l’existence de Dieu et qui atteint la contemplation de Dieu, est-elle masculine ou féminine ? Ni l’un ni l’autre, puisque la philosophie première regarde ce qui est en tant qu’être. L’être est le même pour la femme et pour l’homme. Mais l’induction, la recherche des principes, qui est notre manière de faire de la philosophie, est-elle la même pour l’homme et pour la femme ? Si le terme est le même, la voie, la « méthode » est-elle différente ?
Du point de vue de la finalité de l’induction, les principes sont les mêmes. Mais la manière de les atteindre, de les découvrir, regarde toute l’éducation propre de notre intelligence qui dépasse l’imagination mais s’en sert. L’imagination de l’homme, du jeune homme, du garçon, l’imagination de la femme, de la jeune fille, de la petite fille sont-elles les mêmes ? Comme puissance de l’âme, oui, mais l’exercice est différent. Or, l’imagination vit de son exercice, puisque le propre de l’imagination est de se donner son objet. L’imagination n’existe pas sans celui qui imagine ; elle est le fruit de notre manière d’être, de notre manière de travailler, de notre labeur. Étant typiquement humaine, elle est masculine et féminine quant à son mode. L’image, du point de vue de l’être, est la même chez le petit garçon et chez la petite fille, elle est la même chez l’homme et chez la femme. Mais la manière d’être de l’imagination n’est plus la même. Par les mathématiques, nous saisissons ce qu’il y a de commun mais l’imagination dans sa pureté d’imagination, dans sa naissance, n’est pas la même dans son exercice.
Cette diversité, radicalement, dépend du corps. L’imagination dépend de notre sensibilité et de notre corps. Elle dépend donc de la féminité et de la masculinité. Quel est le caractère propre de l’une et de l’autre ? Il est très délicat, mais très intéressant d’essayer de préciser où cette diversité s’enracine. Toute image est faite d’un aspect qualitatif et d’un aspect quantitatif et réalise un certain équilibre des deux. Et c’est là que nous pouvons saisir le caractère différent de l’homme et de la femme. La psychologie voit la différence de la psychologie de l’homme et de la femme mais n’en étudie pas le contenu ; elle n’en voit que les effets. La philosophie, elle, doit essayer d’étudier le contenu imaginatif qui est différent pour l’homme et pour la femme.
S’il y a toujours deux éléments dans l’imaginaire, à savoir le point de vue qualitatif et le point de vue quantitatif, la « mixture » de ces deux éléments fait varier la manière imaginative de penser. Et il y a sans doute une différence entre l’homme et la femme dans la manière d’unir la qualité et la quantité. C’est là qu’on pourrait sans doute saisir leur distinction de la manière la plus profonde. Certes, cela dépend beaucoup des individus et de la première éducation. Mais il y a quand même des orientations caractéristiques de l’homme et de la femme, un contexte imaginatif très différent. Toute image implique la quantité et la qualité. Aucune image n’est abstraite de la quantité, et aucune image ne peut être purement quantitative.
Par le fait même, l’induction prendra sans doute un caractère différent chez l’homme et chez la femme. Sûrement y a-t-il un type d’induction plus masculin et un type d’induction plus féminin ! L’induction, passage de l’expérience au principe, a pour base l’expérience. Or, l’expérience de la femme et celle de l’homme sont différentes, la sensibilité féminine et la sensibilité masculine n’étant pas les mêmes. Par le fait même, la manière d’être de l’imagination qui dispose à l’induction n’est pas la même.
De même dans les rapports amicaux entre l’homme et la femme, la femme insistera plus sur certains aspects et l’homme sur d’autres. C’est ce qui produit quelquefois des agacements mutuels. C’est toujours à cause de l’imagination, des images - pas de la pensée, car l’intelligence n’est ni masculine ni féminine ! Du point de vue de l’être, l’image est la même pour l’un et l’autre, dans cette relation entre la qualité et la quantité, mais l’équilibre est différent. La distinction typique vient de la relation différente entre la qualité et la quantité.
La personne dépasse la nature, puisqu’elle se prend du côté de la finalité qui relève de l’esprit. Mais elle ne détruit pas les dispositions naturelles. Elle les assume et les transforme. La question la plus radicale serait donc ici de nous demander de quelle manière l’homme et la femme, en raison de leur distinction naturelle, saisissent de deux façons très différentes leur finalité personnelle qui, du point de vue de l’esprit, est la même.
La femme a ordinairement un sens beaucoup plus développé des dispositions matérielles et du milieu. Elle a un sens plus développé du corps que l’homme car, de fait, elle est le milieu premier du vivant humain. Le premier milieu pour l’être humain est sa mère, le sein maternel. Or, ce premier milieu joue un grand rôle, d’autant plus que dans la philosophie moderne on ne voit plus la finalité mais que tout est remplacé par la disposition qui se prend du côté de la matière. Or, du côté de la matière, il est sûr que la mère est première : c’est elle qui donne le sens de la disposition d’une façon très nette.
L’homme est plus rationnel et se situe davantage du point de vue de la détermination, de la forme. Cela a souvent l’inconvénient de le fixer dans la détermination quidditative, logique. Cela n’est pas juste car la vraie détermination est de nous conduire à la finalité et de nous permettre de découvrir la fin.
La femme, qui est première du côté de la disposition, et l’homme, qui saisit davantage la détermination, se retrouvent dans la finalité. Il y a deux voies vers la fin : par la matière et par la forme. Et il y a donc une double manière de saisir la finalité : une manière plus féminine, par le milieu et les dispositions, et une manière plus masculine, par la détermination. La finalité, comme telle, est personnelle. Mais la femme l’atteint plus facilement par la disposition ; l’homme l’atteint comme un au-delà de la détermination et de la logique. L’homme l’atteint donc aussi souvent d’une manière plus rigoureuse ; parce que la plupart du temps il atteint la finalité par la forme, il l’atteint d’une façon plus précise, plus nette. La femme l’atteint du côté de la matière, par la disposition, donc d’une façon plus enveloppante. Il y a bien ces deux manières de saisir la finalité, d’y parvenir : la saisir par l’enveloppement du milieu qui dispose ( le danger est alors que la fin reste toujours saisie d’une façon immanente et non plus dans son réalisme de fin ) ; et la saisir par la forme, d’une façon plus précise, dans son extériorité et dans son dépassement ( le danger est alors de l’idéaliser ).
La finalité est saisie d’une façon immanente et d’une façon transcendante, comme entelecheia et comme energeia 43. La fin est ce vers quoi nous tendons et elle nous attire toujours, nous ne pouvons pas la posséder. Dès que nous la possédons, ce n’est plus la fin. Aristote, nous l’avons vu, a distingué la fin en tant que nous la possédons et la fin en tant qu’elle nous attire. Très facilement, la fin que nous possédons n’est plus une fin ; l’instinct de possession est quelque chose de très fort, qui risque de nous empêcher de saisir la transcendance de la fin. Il y a toujours ces deux moments dans la fin : la fin nous attire, nous ne la possédons jamais totalement, elle nous attire et suscite en nous le désir ; et la fin achève, en tant que nous la possédons, elle nous perfectionne.
Nous pourrions dire ainsi que l’homme atteint plus facilement la fin transcendante, et la femme plus facilement la fin immanente. Il y a donc une complémentarité entre ces deux manières de saisir la finalité. Saisir la transcendance de la finalité demeure toujours objectivement ce qui est premier ; mais subjectivement, c’est la possession de la fin qui est première. La femme regarde plus la fin possédée, immanente ; l’homme regarde plus la fin transcendante, qui nous attire toujours, que nous ne possédons jamais totalement. Par là, nous acquérons le sens que, au niveau de l’être, la personne humaine n’est pas première ; elle demeure toujours seconde du point de vue de la finalité.
L’attitude religieuse est tellement fondamentale qu’elle constitue un type de personne tout à fait différent, mais qui reste humain et pleinement humain. Rejeter l’attitude religieuse dans une laïcité « à la française », la refuser comme un élément constitutif de la personne est très grave. C’est amputer la personne humaine de sa dimension ultime et la plus profonde. Cependant, du point de vue philosophique, nous ne pouvons expliciter ce septième élément caractéristique qu’après avoir découvert l’existence d’un Être premier, d’une Personne première, que les traditions religieuses appellent Dieu. Nous avons vu comment, après la découverte inductive de la substance et de l’être-en-acte, nous pouvons découvrir la manière dont nous vivons personnellement notre vie humaine selon ces six dimensions caractéristiques : l’autonomie, la recherche de la vérité, l’amour d’amitié, la prudence, l’art, le corps. Ces six éléments sont constitutifs de la personne. Et un septième s’ajoute dès que nous nous élevons à l’affirmation qu’il existe un Être premier, une Personne première. En effet, notre réponse à cette découverte est l’attitude religieuse, qui approfondit ces six dimensions. L’acte d’adoration ou la vertu de religion est quelque chose de tellement profond que tout s’ordonne alors d’une autre façon dans notre étude philosophique de la personne humaine 44.
Nous disons bien que l’attitude religieuse est humaine, ce qui, négativement, nous apparaît très fortement. Nier l’attitude religieuse, c’est télescoper dans l’homme une dimension essentielle dont témoignent notamment les traditions religieuses et l’histoire elle-même de l’humanité. La négation « philosophique » de l’existence de Dieu et, par conséquent, de la dimension religieuse de l’homme est très récente. Certes, on peut comprendre l’attitude religieuse de différentes façons, mais elle est fondamentale. Le nier, c’est refuser a priori de regarder l’homme tel qu’il est. Pour le croyant, celui qui nie l’existence de Dieu est insipiens 45, un insensé ! Le psaume a une valeur de vérité divine pour celui qui croit ; mais il a aussi une valeur de vérité humaine : rien n’est plus insensé que de dire que Dieu n’existe pas, parce que l’intelligence humaine, nous le verrons, est capable d’affirmer que Dieu existe et que l’âme spirituelle est immortelle, incorruptible.
Nous n’entreprenons pas encore ici ce cheminement, cette démarche par laquelle nous nous élevons philosophiquement à la découverte de l’existence d’une Personne première que les traditions religieuses appellent Dieu. Nous voudrions simplement souligner cet appel, cette brèche, cette ouverture de la personne humaine vers Celui qui, s’il existe, est le Père de son intelligence et de son cœur. Après avoir découvert ces diverses dimensions de la personne humaine qui constitue pour nous le comment parfait de l’être spirituel, nous devons nous demander si nous sommes arrivés au terme de la philosophie ou si nous devons nous élever encore. La philosophie demeure toujours une recherche. Et, à chaque sommet - la découverte de la personne humaine est bien un sommet -, nous devons nous demander si nous pouvons aller plus loin dans la recherche de la vérité. Ici, au terme de cette étude sur la personne humaine, nous nous arrêtons pour nous demander : y a-t-il une dimension ultime de la personne humaine, un dépassement vers un Autre ? De fait, nous n’avons pas d’expérience immédiate de Dieu et son existence ne nous est pas immédiatement évidente. Si nous faisions l’expérience de Dieu, les dimensions de la personne humaine ne seraient que des dispositions qui disparaîtraient devant cet Absolu ; seule la contemplation ou l’expérience philosophique de Dieu demeurerait. Or, nous n’avons pas l’expérience ni la contemplation immédiate de Dieu et c’est pourquoi tous les éléments qui constituent la personne humaine demeurent, même quand nous découvrirons, au-delà d’elle, l’existence nécessaire d’un Être premier que les traditions religieuses appellent Dieu. S’il existe, il est une Personne spirituelle, au-delà du corps, il est la pensée de la pensée 46, l’amour de l’amour ; il est une Personne sage, la sagesse même, la vérité même, l’amour même ; il est, il se connaît et il s’aime. Par conséquent, s’il existe, ce qui est le plus grand dans la personne humaine sera de tendre vers lui de toutes ses forces, de toute son intelligence, pour essayer de découvrir ce qu’il est et l’aimer. Si l’esprit met la personne humaine au-delà du monde matériel, il lui permet de développer profondément cette koïnônia, cette communauté dans la sagesse avec la Personne première, si elle existe. Dans la mesure où nous pouvons chercher la vérité, nous pourrons aimer Dieu et le contempler, même si c’est d’une façon très imparfaite.
Il y a là une dimension ultime de la personne humaine : le contemplatif de Dieu, celui qui cherche la sagesse. Même si la contemplation ne se fait que par moments 47, même si elle est très faible, elle nous permet de découvrir dans la personne humaine sa parenté avec Dieu, le lien qu’elle a avec lui comme un enfant avec son Père. Couper a priori l’homme de Dieu, comme si la personne humaine pouvait être parfaite sans Dieu, par elle-même, c’est donc vouloir faire un orphelin spirituel que l’on pousse à devenir un champion. Du point de vue de l’intelligence, n’est-ce pas une faute grave contre le développement propre, naturel et personnel de l’homme ? En effet, si la personne humaine se structure par la recherche de la vérité et se finalise dans l’amour d’amitié, peut-elle s’arrêter à elle-même sans devenir vaine et sans se durcir ? De fait, l’homme qui se coupe délibérément de la sagesse philosophique se ferme et se sclérose. S’il refuse a priori de s’interroger sur un au-delà de sa propre personne et de l’homme, il perd le sens profond de ce que sont l’intelligence et la volonté. Aussi une vision anthropologique de la personne humaine à six dimensions et qui refuse cette ouverture devient-elle radicalement fausse. Ne pas l’avoir encore découverte sans s’y opposer est respectable. Mais s’opposer délibérément à l’attitude religieuse, en considérant qu’elle n’est pas humaine, c’est vouloir que l’homme ne se comprenne que par lui-même, se replie sur lui-même et ne rencontre que lui-même. À ce moment-là, on commet le crime le plus grand contre l’humanité, pire que de tuer un homme, parce que l’on arrête le développement de l’esprit et que l’on empêche l’homme d’atteindre sa vraie grandeur par la recherche de l’existence de Dieu, de l’Être premier qui est l’esprit subsistant, la Personne première. De fait, cette quête de la sagesse n’est-elle pas le vœu, l’aspiration la plus profonde de l’homme ? En effet, c’est ce qui lui permettra de saisir l’unité la plus profonde de sa personne car, dans cette élévation, l’intelligence et l’amour s’unissent pour répondre à l’interrogation la plus profonde de toute notre vie : existe-t-il un Être premier que les traditions religieuses appellent Dieu ? Ce que les traditions religieuses disent de Dieu, est-ce un mythe, un rêve des hommes ? Les hommes cherchent-ils à se fabriquer un monarque, le Roi des rois, le Seigneur des seigneurs ? Ou est-ce la réalité ?
Opérer ce discernement dans les traditions religieuses entre ce qui est mythique et le logos, la vérité, appartient à la philosophie. Elle seule peut faire cette distinction en tant qu’elle devient une sagesse. Le désir de la sagesse, dans la personne humaine, est bien un désir de contemplation. C’est le désir du fils, c’est le cri de l’enfant. L’esprit dans ce qu’il a de plus pur et de plus profond cherche la contemplation et, tant que nous n’avons pas découvert l’existence de Dieu, nous ne savons pas ce qu’est la contemplation. La recherche de la vérité apparaît alors comme la voie vers la contemplation qui est l’opération la plus pure de l’intelligence. Nous ne pouvons contempler que quelqu’un de réel, une Personne que nous pouvons atteindre et regarder. Et si notre intelligence est faite pour connaître ce qui est, son appétit de vérité ne peut se reposer que dans une Réalité existante première qui est nécessairement la Vérité ; aussi la contemplation ne peut-elle exister que si nous touchons intellectuellement le Créateur en affirmant : « Il est nécessaire qu’il existe un Être personnel premier que les traditions religieuses appellent Dieu. » Alors, tous les visages que nous regardons seront dépassés.
Ne sachant pas encore s’il existe, nous cherchons à le découvrir, nous avons le désir de le connaître et nous savons que ce désir est ce qui l’intéresse le plus en nous 48. Nous l’avons ignoré, oublié, et nous désirons nous élever vers lui. S’il existe, il est présent à ce désir que nous avons, qui est ce que nous pouvons vivre de plus grand, humainement parlant. Nous sommes dans cette attente, nous ne le voyons pas, mais le désir de le connaître et de l’aimer est si grand que c’est ce qu’il y a de plus grand en nous. C’est comme la respiration au petit matin, devant le soleil qui se lève. La respiration de l’intelligence est le désir de la sagesse ; et c’est, grâce à l’adoration, ce qui nous mettra dans la vérité du point de vue de notre être, dans notre exister spirituel personnel. Vivre ce désir est ce qui est le plus grand et le plus source de joie 49.
Nous pouvons aller jusque-là pour découvrir la dignité suprême, l’excellence de la personne humaine en tant qu’esprit, toute tendue vers la Personne première. Nous attendons tout du Père parce que lui seul nous connaît vraiment. Notre ami ne connaît pas ce désir intérieur, notre désir n’est pas le sien : il est ce qui est le plus personnel en nous et nous sommes heureux que notre ami découvre aussi ce désir qui est ce qui est le plus personnel, le plus noble, le plus grand en lui. En ce sens, la sagesse philosophique est ce qui donnera à la personne humaine son unité. Les dialectiques, les rivalités sont dépassées. Dans le désir de la sagesse, la rivalité de l’homme et de la femme est dépassée parce que Dieu n’est pas un rival ; l’un et l’autre cherchent Dieu dans la solitude, qui n’est pas un isolement mais un enrichissement unique.
C’est dans cette lumière-là que l’amour humain prend toute sa taille. Si chacun des amis ne s’ouvre pas au désir de la contemplation de Dieu, leur amitié demeure toujours fragile à cause de la mort. Mais si l’un et l’autre découvrent la sagesse, ils comprennent que la contemplation est victorieuse de la mort. La mort ne touche pas l’esprit, elle ne touche pas ce désir de la contemplation, bien qu’il reste d’une très grande fragilité à cause de notre conditionnement, celui de la fatigue, du temps, des occupations matérielles, etc. Dans ce désir, nous comprenons que la contemplation est plus grande que ce que nous faisons et même que toute amitié. Dire cela n’est pas mépriser
l’amitié, surtout si notre ami cherche la sagesse et en a le désir. Si deux amis cherchent la sagesse, ce sont alors deux sommets qui sont proches l’un de l’autre et qui, dans le terme, s’unissent. Leur unité sera dans ce terme car Dieu ne fait pas nombre avec l’ami. Dire que Dieu est rival de l’amitié est imaginatif. L’amitié humaine, au contraire, est une voie qui nous permet de l’atteindre, nous le verrons. Et quand nous l’avons atteint, loin de le considérer comme un rival de l’amour d’amitié, nous le découvrons au contraire comme Celui qui ne cesse de nous rappeler la dignité de l’homme, la grandeur de l’ami. L’ami aussi est fait pour Dieu, et notre plus grande joie d’ami est que notre ami cherche Dieu. Nous sommes faits l’un et l’autre pour Dieu, et nous nous rencontrons divinement dans le silence, dans la contemplation de Dieu.
Nous touchons là la personne humaine dans sa dimension ultime ; c’est la personne du sage. Cette sagesse n’est pas supprimée par la sagesse chrétienne, elle demeure avec toute sa dignité. La philosophie première doit nous conduire à cela ; une philosophie qui n’y conduirait pas serait tronquée, elle n’irait pas jusqu’au bout. Certes, cela ne peut se faire que dans un certain climat : il est très difficile pour quelqu’un qui est pris par la complexité des affaires humaines d’avoir une intelligence suffisamment paisible pour contempler. Quand on est dans l’agitation et la tempête des passions humaines, toutes les choses du fond reviennent à la surface, toutes les blessures sont là et l’on est plus infirmier que sage ! Il faut beaucoup de paix pour que tout cela tombe et qu’il n’y ait plus que la limpidité de l’intelligence de la personne qui cherche à découvrir et à contempler Celui qui est le Père, son Père comme Créateur de son âme, Père de son intelligence et de son cœur, de sa volonté.
La contemplation de Dieu, si pauvre qu’elle soit, car nous n’avons pas de concept de Dieu, repose sur l’affirmation de son existence. S’élever jusqu’à l’affirmation de l’existence de Dieu est une nécessité qui mobilise toute notre intelligence dans la recherche de la vérité. Quand nous affirmons qu’il est nécessaire qu’il existe un Être premier, nous sommes entièrement mobilisé par cette affirmation ; nous pouvons alors, grâce à cette nécessité, nous arrêter et contempler. Sans cette nécessité, nous ne pourrions pas nous arrêter ni contempler. C’est quand nous aurons découvert qu’il existe que nous pourrons demander : « Qui est-il, Celui que nous découvrons comme Être premier ? » Cette interrogation ultime est ce qui nous permet de comprendre comment il n’y a aucune opposition entre l’attitude religieuse et la philosophie. Bien plus, nous pouvons dire que la dimension religieuse ( dans ce qu’elle a d’authentique et non pas dans ses caricatures ) apporte à la personne le désir d’une dimension contemplative, d’une dimension de sagesse. La sagesse apparaît avec l’aspect religieux, l’histoire de la philosophie nous le montre. Et dès que le point de vue religieux disparaît, la dimension sapientiale disparaît de la philosophie. Aujourd’hui, on parle très peu de la découverte de l’existence de Dieu en philosophie ; si on l’aborde encore historiquement, on le fait sans souci de former les personnes. Or, la philosophie est faite pour former des personnes qui cherchent à comprendre ce qu’est l’homme dans toutes ses dimensions et découvrent comment la dimension ultime de l’homme est l’attitude religieuse et contemplative, qui s’explicite et s’épanouit grâce à la découverte de l’existence de Dieu.
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Au terme de cette recherche sur la personne humaine, nous devons souligner l’importance de cette septième dimension de la personne, l’attitude religieuse. Adoration et contemplation acquise vont de pair ; si nous n’adorons plus, nous ne contemplerons plus car c’est l’adoration qui nous donne et maintient en nous le désir de la contemplation. On croit parfois que la contemplation peut très bien vivre sans l’adoration, mais c’est impossible pour une contemplation acquise. De plus, parce que cette contemplation philosophique est rare, n’existe que par moments, est très fragile, elle exige un certain milieu. Aujourd’hui, vu ce qu’est la communauté humaine et le règne de l’efficacité, la contemplation philosophique ne peut exister que dans une vie retirée, solitaire ou religieuse. C’est pourquoi il est si difficile d’enseigner la philosophie dans une université. Enseigner une philosophie première qui aboutisse à la contemplation, à la sagesse, c’est enseigner quelque chose d’irréalisable pour la plupart, étant donné le contexte dans lequel nous sommes.
De fait, la vraie contemplation donnera à toute la philosophie une modalité nouvelle, une dimension sapientiale. L’analyse, la science, s’arrête à la découverte de Dieu ; elle s’y arrête, c’est-à-dire qu’elle n’y pénètre pas. Le savant, en tant que savant, ne sait pas ce qu’est la contemplation. Souvent même, elle l’irrite parce que c’est un domaine qui lui échappe, qu’il n’atteint pas. Le savant comme tel est dans la recherche, dans l’analyse, dans l’induction. Or, Dieu est au-delà de la recherche ; toute recherche cesse quand nous découvrons Dieu. Nous le contemplons, l’aimons, le prions et l’adorons. De cela, nous pourrons avoir l’évidence et comprendre que le propre du sage est d’avoir le sens de Dieu, de l’Être premier, Créateur et Père. La sagesse est donc liée à la découverte de la paternité. Nous ne pourrons pas être vraiment sage tant que nous n’aurons pas découvert la paternité de Dieu sur notre intelligence et sur notre volonté, sur la vie de notre esprit. Il ne s’agit pas d’en parler seulement d’un point de vue historique. Certes, selon les documents, les écrits, nous pouvons dire qu’Aristote était un contemplatif. Mais quelle était sa contemplation ? Si nous ne le vivons pas, nous ne pourrons pas en parler, et c’est pourquoi Aristote reste si difficile à comprendre pour des professeurs d’université qui restent des savants. Ne saisir que l’analyse, l’aspect scientifique de sa philosophie, c’est en rester à un aspect matériel. La philosophie est une sagesse, ce qui se comprend par la contemplation de la Personne première. Avec la découverte de l’existence de Dieu, le philosophe devient un sage et n’est plus uniquement un savant. C’est ce qui nous aide à relativiser l’herméneutique et à saisir qu’il n’existe pas de sagesse historique. L’historien reste devant des faits qu’il essaie de relier en voyant comment un fait commande d’autres faits et a des conséquences diverses. Mais voir les conséquences n’est pas un esprit de sagesse ; les relations entre un fait historique et ses conséquences ne nous apprennent rien sur les liens de causalité.
Les six premières dimensions de la personne humaine peuvent donc être tronquées si l’ouverture à Dieu n’est pas là. Si la personne demeure en recherche mais ne la rejette pas, cette personne est vraie, elle se construit dans l’attente de la découverte. Mais c’est autre chose si elle se ferme nettement en prétendant que la dimension religieuse n’existe pas, qu’elle n’est pas naturelle et ne fait pas partie de la personne humaine. C’est bien dans la dimension religieuse et contemplative que nous comprenons l’aspect personnel ultime de l’homme. C’est dans cette perspective que nous poursuivrons cet itinéraire, pour découvrir la Source ultime de l’intelligence et de la volonté, la Source première de la personne humaine.
C’est ce que nous ferons au terme du volume II.
2C’est avec Épictète que le mot prosôpon, qui, à l’origine, désigne le visage, puis le masque dont l’acteur se sert pour jouer, acquiert le sens de « personne ».
3Cf. ci-dessus, chapitre premier, p. 112 sq.
4Cf. ST, I, q. 2, prol. ; q. 3, prol.
5Boèce, De duabus naturis et una persona, PL 64, col. 1343 C-D ; cf. saint Thomas, I Sent., dist. XXIII, q. 1, a. 1 ; dist. XXV, q. 1, a. 1 ; ST, 1, q. 29, a. 1, a. 3 ; 111, q. 2, a. 2 ; De potentia, q. 9, a. 2.
6Cf. ci-dessus, p. 332 sq.
7Saint Thomas affirme ainsi que le « suppôt » est pris « comme un tout, ayant une nature comme partie formelle capable de la perfectionner ». Et « ce qui est dit du suppôt doit s’entendre de la personne dans la créature rationnelle ou intellectuelle » ( ST, III, q. 2, a. 2 ).
8Cf. ST, I-II, prol. ; q. 1, a. 1 ; III, q. 3, a. 1.
9Cf. ci-dessus, p. 72 sq.
10Cf. ci-dessus, p. 139 sq et p. 270 sq.
11« Il s’agit de décrire, et non pas d’expliquer ou d’analyser » ( op. cit., Avant-propos, p. II ) ; « Ce mouvement est absolument distinct du retour idéaliste à la conscience et l’exigence d’une description pure exclut aussi bien le procédé de l’analyse réflexive que celui de l’explication scientifique » ( ibid. ).
12Cf. ci-dessus, chapitre II, p. 338 sq.
13Cf. ci-dessous, p. 459 sq. et t. II.
14Cf. Aristote, Seconds analytiques, I, 6. 74 b 5 sq. ; 22, 84 a 10 sq. Cf. ci-dessus, p. 112.
15« Ne craignez rien de ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l’âme » ( Mt 10, 28 ; cf. Lc 12, 4 ).
16Jn 8, 32.
17Cf. ci-dessus, chapitre II, p. 272 sq.
18« [Aristote] a été l’un des génies scientifiques les plus riches et les plus vastes ( les plus profonds ) qui aient jamais existé » ( Leçons sur l’histoire de la philosophie, 3, p. 499 ) ; « Aristote doit être considéré, s’il en est, comme un des maîtres du genre humain » ( ibid., p. 606 ).
19Notons que c’est là où, comme le souligne Jean-Paul II dans l’encyclique Fides et ratio ( notamment n° 14. 15. 16 à 23 ), la foi peut aider le développement de l’intelligence. En effet, la foi nous dit que notre âme spirituelle est créée directement par Dieu et qu’il y a dans notre esprit un absolu de la recherche de la vérité capable de nous conduire jusqu’à Dieu qui seul peut nous donner le bonheur.
20Cf. saint Augustin, Confessions, I, 1. 1, BA 13, p. 273.
21Cf. Platon, République, VII.
22« La recherche de la vérité est en un sens difficile et, en un autre sens, facile. Ce qui le prouve c’est que nul ne peut l’atteindre adéquatement ni la manquer tout à fait. Chaque philosophe trouve à dire quelque chose sur la Nature ; en lui-même, cet apport n’est rien sans doute, ou peu de chose pour la vérité, mais l’assemblage de toutes les réflexions produit de féconds résultats. [...] Il est donc juste de nous montrer reconnaissants non seulement pour ceux dont on peut partager les opinions, mais encore pour ceux qui ont exprimé des vues plus superficielles : même ces derniers nous ont apporté leur contribution, car ils ont développé notre faculté de penser » ( Aristote, Métaphysique, α, 1, 993 a 30 - 993 b 15 ).
23« On admettra peut-être qu’il est préférable, et c’est aussi pour nous une obligation, si nous voulons du moins sauvegarder la vérité, de sacrifier même nos sentiments personnels, surtout quand on est philosophe : vérité et amitié nous sont chères l’une et l’autre, mais c’est pour nous un devoir sacré d’accorder la préférence à la vérité » ( Èth. Nic., I, 4, 1096 a 14-17 ).
24Pascal, Pensées, 200 ( éd. Lafuma ), p. 121-122.
25Cf. ci-dessus, chapitre II, p. 272 sq.
26L’amour d’amitié « est ce qu’il y a de plus nécessaire dans la vie. Car, sans amis, personne ne choisirait de vivre, eût-il tous les autres biens. Et, en effet, pour les gens riches et pour ceux qui ont autorité et puissance, il semble au plus haut point nécessaire d’avoir des amis : de quelle utilité serait cette prospérité une fois ôtée la bienfaisance, qui s’exerce principalement et de la façon la plus digne d’éloge à l’égard des amis ? Dans la pauvreté et dans les autres malheurs, le seul refuge auquel on pense, ce sont les amis. L’amour d’amitié est nécessaire aux jeunes pour les préserver de l’erreur, aux vieillards pour leur assurer des soins et suppléer au manque d’action dû à la faiblesse, à ceux enfin qui sont dans la force de l’âge pour les inciter aux nobles actions : “Quand deux vont de compagnie...” car on est alors plus capable de penser et d’agir » ( Aristote, Éth. Nic., VIII, 1, 1155 a 4-16 ).
27« Les uns définissent [l’amitié] comme une sorte de ressemblance, et disent que ceux qui sont semblables sont amis, d’où les dictons : “le semblable va à son semblable”, “le choucas va au choucas”. D’autres, au contraire, prétendent que les hommes qui se ressemblent ainsi sont toujours comme “des potiers l’un envers l’autre” [...]. Pour Euripide, la terre, quand elle est desséchée, est éprise de la pluie, et le ciel majestueux, saturé de pluie, aime à tomber sur la terre ; pour Héraclite, c’est ce qui est opposé qui est utile, et des dissonances résulte la plus belle harmonie, et toutes choses sont engendrées par discorde. Mais l’opinion contraire est soutenue par d’autres auteurs et notamment par Empédocle, suivant lequel “le semblable tend vers le semblable” » ( ibid.. 2, 1155 a 33 — 1155 b 7 ).
28Cf. Éth. Nic., VIII, 9, 1159 a 5-10.
29Cf. saint Thomas, ST. I-II, q. 28, a. 1 et 2.
30Cf. ci-dessus, chapitre II, p. 240 sq et p. 245 sq.
31« Il semble qu’il appartienne au prudent d’être capable de délibérer d’une façon correcte sur ce qui est bon et avantageux pour lui-même, non pas en partie ( comme sur la qualité de ce qui est relatif à la santé, ou à la vigueur ), mais sur la qualité de ce qui est relatif au bien vivre tout entier» ( Arjstote, Éth. Nic., VI, 5, 1140 a 25-28 ).
32« Pour savoir alors quelles sont les passions de l’irascible et celles du concupiscible, il faut considérer l’objet de ces deux puissances. [...] Toute passion qui regarde absolument le bien ou le mal appartient au concupiscible : ainsi la joie, la tristesse, l’amour, la haine, et autres passions semblables. Et toute passion qui regarde le bien ou le mal en tant qu’il est ardu, c’est-à-dire qu’il y a difficulté à l’atteindre ou à l’éviter, appartient à l’irascible, comme l’audace, la crainte, l’espérance, et autre chose du même genre » ( saint Thomas, ST, l-II. q. 23, a. 1, resp. ).
33Voir Lc 14, 31-32.
34Du point de vue surnaturel, le saint dépassera ses capacités et s’appuiera sur le secours de Dieu. La question se pose donc : jusqu’où peut-on faire cela ? Y a-t-il là une imprudence ? Jusqu’où peut-on s’appuyer sur le secours de Dieu, en sachant qu’il peut le faire mais ne le fera pas nécessairement ? On ne commande pas à Dieu ; on doit avoir le respect de sa volonté. Même humainement, un philosophe qui sait que Dieu s’intéresse à lui ne va pas « tenter » Dieu, en disant : « Dieu viendra nécessairement m’aider car il m’aime ! » Nous ferions alors passer avant tout l’amour que nous avons pour nous-même, alors que nous devrions aussi regarder les limites possibles de notre activité, puisque nous ne sommes pas tout.
35Cf. In libros poster, analyt., I, leç. 1.
36Cf. ci-dessous, p. 422.
37Cf. ci-dessus, p. 165 sq.
38« Le fait de vivre est manifestement commun même avec les végétaux ! Et ce que nous cherchons, c’est ce qui est propre à l’homme. Nous devons donc laisser de côté la vie nutritive et la croissance. Viendrait ensuite la vie sensitive ; mais il est manifeste que celle-là aussi est commune [à l’homme] et au cheval, au bœuf, et à tous les animaux. Reste donc une certaine opération de ce qui possède la raison [ logos ] » ( Èth. Nic., I, 6, 1097 b 4-1098 a 4 ).
39Cf. Jn 3, 4.
40« Il est nécessaire que s’unissent par couple ceux qui ne peuvent être l’un sans l’autre, tels que le mâle et la femelle en vue de la génération » ( Politique, I, 2, 1252 a 26-28 ).
41« L’art, d’une part, achève ce que la nature est impuissante à accomplir, d’autre part l’imite » ( Aristote, Physique, II, 8, 199 a 15-17 ).
42Selon saint Thomas, la cogitative est ce qui nous permet de discerner le bien sensible et naturel qui nous convient. Elle nous permet de détecter ce qui est bon pour nous ou, au contraire, ce qui nous tend et nous irrite. Elle est donc une connaissance affective très fondamentale de l’intelligence liée à l’appétit naturel, à l’affectivité passionnelle et à l’imagination. Elle regarde fondamentalement le bien vital de notre corps dans son milieu.
43Cf. ci-dessus, chapitre II, p. 248 sq.
44Il sera aussi très important de comprendre cela pour la théologie chrétienne ; c’est, en effet, ce qui montre comment la grâce chrétienne ne s’oppose pas à la personne humaine et à sa croissance. Si la dimension religieuse n’existe pas, comme certains l’affirment aujourd’hui, la vie chrétienne n’a plus de disposition dans l’homme et apparaît comme contraire à la personne humaine. De fait, il est nécessaire de comprendre comment on peut en arriver à une attitude d’opposition ouverte au christianisme et de saisir pourquoi, en réalité, l’attitude chrétienne ennoblit la personne humaine, lui donne une nouvelle physionomie et ne détruit rien en elle. La philosophie doit nous permettre de saisir cela. Voir Jean Paul II, Fides et ratio, n° 81, qui parle de « l’aspiration religieuse constitutive de toute personne » comme fondement du « sens global » que la parole de Dieu ( qui « révèle la fin dernière de l’homme » ) donne à son agir dans le monde.
45« Insipiens dixit in corde suo : Non est Deus » ( Ps 13, 1 ).
46« C’est elle-même que l’intelligence divine pense, puisqu’elle est ce qu’il y a de plus excellent, et sa pensée est la pensée de la pensée » ( Aristote, Mét., A, 9. 1974 b 33-35 ).
47Ibid., 7, 1072 b 25.
48« Celui qui exerce son intelligence et qui la cultive semble être dans l’état le meilleur, et très aimé de Dieu. Si en effet les dieux prennent quelque souci des affaires humaines, comme on l’estime, il sera également raisonnable de penser qu’ils se réjouissent de ce qui est le meilleur et présente le plus d’affinité avec eux ( ce ne saurait être que le noûs ), et qu’ils récompensent à leur tour ceux qui chérissent et honorent au plus haut point cela, comme ceux qui ont le souci des choses qui leur sont chères à eux-mêmes et agissent avec droiture et noblesse. Il est donc l’homme le plus aimé de Dieu. Et ce même homme est aussi, semble-t-il, le plus heureux. Par conséquent, [...] le sage sera heureux au plus haut point » ( Aristote, Éth. Nic., X, 9, 1179 a 22-32 ).
49Sur le désir et le zèle pour la sagesse, voir saint Thomas, Contra Gentiles, I, 2.
La recherche de l’existence de Dieu traverse toute l’histoire de la philosophie occidentale. C’est une recherche que le père Marie-Dominique Philippe a lui-même poursuivie tout au long de sa vie. Comment la personne humaine s’interroge-t-elle sur l’existence de Dieu ? Comment la découvre-t-elle ? Quel itinéraire peut-elle parcourir pour s’élever jusqu’à ce sommet ?
C’est principalement par l’amour que ce chemin vers la sagesse peut s’ouvrir à notre intelligence en quête de vérité. Dieu n’est pas une conclusion scientifique... Il est Celui qui attire notre intelligence et notre capacité d’aimer dans ce qu’elles ont de plus profond, de plus personnel.
En exposant d’une façon entièrement nouvelle cet itinéraire vers la sagesse, un itinéraire que tout homme peut parcourir, cet ouvrage, fruit de toute une vie de recherche et d’enseignement, est le testament philosophique d’un sage.
Table des matières
Inlassable chercheur de la vérité, le père Marie-Dominique Philippe est parti vers le Père alors que s’achevait la préparation de ce deuxième tome de Retour à la source. Seul le premier chapitre, consacré à la découverte philosophique de l’existence de Dieu, en était achevé ; il y avait apporté les dernières mises au point au printemps de l’année 2006.
Dans la suite de l’ouvrage, le père Philippe souhaitait présenter l’ensemble de sa recherche dans ce que l’on a maladroitement appelé la théologie « naturelle ». Après la découverte de l’existence d’une Personne première que les traditions religieuses appellent Dieu, le philosophe sage peut chercher à expliciter la manière dont cette Personne première existe et vit : « Dieu est lumière », « Dieu est amour », développant ainsi une véritable connaissance contemplative de Dieu au niveau philosophique. C’est à partir de là qu’il peut préciser la relation de la personne humaine et de cette Personne première : dépendance actuelle dans l’ordre de l’être ( problème de la Création ), et conduite aimante et paternelle de Dieu sur la personne humaine, cet être à qui il communique l’esprit ( problème du gouvernement divin et de la Providence ). Enfin, le philosophe peut poser un regard nouveau sur la personne humaine à la lumière de cette découverte de l’existence de Dieu, Créateur et Père : ce « jugement de sagesse » sur la personne humaine à partir de la Personne première est bien l’ultime développement d’une sagesse philosophique.
Tous ces développements, communiqués durant des années comme une recherche vivante et constamment approfondie, dans un enseignement d’une richesse inouïe, devaient être organisés avec lui au mois de septembre 2006, pour que le livre soit publié avant Noël. Il nous a quittés le 26 août, à la veille de ce travail, pour contempler dans la lumière et la plénitude de l’amour ce que, toute sa vie, il a cherché, enseigné, prêché. Il nous laisse sur cet itinéraire, ce chemin vers la sagesse toujours à reprendre et à parcourir à nouveau… Que ce dernier texte publié par lui nous aide à y marcher avec la même fidélité et la même ardeur que lui dans l’amour de la vérité.
Notre première grande recherche s’est achevée sur le problème de la personne humaine1. Nous avons pu saisir d’une part, que l’étude philosophique de la personne est tout à fait différente de la découverte de l’ousia-substance et de l’être-en-acte : la personne n’est pas un principe mais une manière d’être et d’agir propre à celui qui possède un esprit. D’autre part, l’étude philosophique de la personne humaine transforme notre regard sur l’ousia-substance et sur l’être-en-acte ; nous les considérons alors du point de vue de leur exercice. C’est pourquoi, d’une certaine façon, on ne peut pas faire une « métaphysique de la personne ». Puisque la personne n’est pas un nouveau principe d’être, son étude est toujours seconde, comme celle d’une manière d’être. C’est bien à la lumière de la découverte des principes propres de ce qui est, qu’il faut toujours tenter de saisir les éléments nécessaires au développement propre de la personne humaine et comment elle existe.
L’étude de la personne humaine, du point de vue philosophique, est donc l’étude d’une manière d’être, d’un pôs ( un « comment » ), celui d’un esprit lié à la matière. Or, il est toujours difficile de bien préciser ce qu’est une manière d’être, de penser et d’agir. Cela est d’autant plus difficile qu’elle est complexe et implique des éléments très divers qui, tous, doivent être en acte quand nous agissons personnellement. La manière d’être d’un esprit lié à la matière n’est ni purement spirituelle, ni purement matérielle. Agir d’une façon purement matérielle ne s’élève pas jusqu’à la personne ; et agir dans une perspective purement spirituelle, sans la sensibilité, sans le corps, n’est pas la personne. La personne humaine est un tout complexe.
Cette difficulté de l’étude proprement philosophique de la personne humaine s’est traduite historiquement : la scolastique, ne s’intéressant qu’aux principes et ne regardant plus la manière d’exister, n’abordait pas le problème de la personne humaine ; elle n’étudiait pas la complexité de ce tout. Quant à la philosophie moderne, ayant abandonné la recherche des principes propres de ce qui est en tant qu’il est, elle est demeurée dans la description éthique d’une manière d’agir ou dans une perspective psychologique.
Nous pouvons cependant étudier la personne humaine en philosophie première. Nous la saisissons alors comme l’exercice propre des principes qui ne sont saisis qu’en philosophie première : l’ousia-substance, cause propre selon la forme de ce qui est en tant qu’il est, et l’être-en-acte, cause finale propre de ce qui est en tant qu’il est. Si nous n’avons pas découvert ces principes, nous ne pouvons pas comprendre ce qui est propre à la personne humaine, la manière d’être et d’agir caractéristique d’une réalité qui est dans le monde physique tout en le dépassant. La personne humaine a sa propre fin au-delà du monde physique ; mais elle ne l’atteint qu’en se servant de son corps, de sa sensibilité, de son affectivité sensible. Et se servant de son corps, elle doit garder le sens de sa fin, faute de quoi elle retombe dans la physis, la nature animale, ou s’égare dans une perspective idéaliste. Or, le philosophe doit étudier ce qui est propre à la personne humaine, corps et esprit, dans toute sa complexité, sans rien exclure a priori. Par exemple, si notre corps est atteint de maladie ou vieillit, notre activité humaine elle-même se modifie et disparaît même parfois complètement. Quand nous sommes à l’acmé, au sommet de notre vie, les limites du corps se font moins sentir, elles sont en quelque sorte assumées. Mais dès que la maladie apparaît, l’harmonie du corps et de l’âme disparaît. La maladie n’est-elle pas un désordre plus ou moins profond ? Elle peut n’atteindre que notre corps ou, beaucoup plus profondément, atteindre jusqu’à notre activité morale. C’est pourquoi on ne peut exiger d’un malade ce que l’on exige d’un homme bien portant ; le faire serait une faute grave. On ne peut pas non plus exiger d’un enfant ou d’un adolescent ce que l’on exige d’un homme mûr.
Il est donc toujours difficile de saisir ce qu’est la personne humaine, parce qu’elle est complexe. L’animal, certes, n’a pas ce problème-là ! Il n’y a de personne qu’avec l’esprit. L’esprit nous donne une fin qui dépasse celle du monde physique et de l’animal. Si, biologiquement, notre corps peut sembler très proche de celui de l’animal, notre fin personnelle va au-delà, car elle relève de l’intelligence et de la volonté ; par le fait même, notre corps humain a de nouvelles exigences, propres au développement de la personne humaine, exigences plus profondes que celles du corps comme tel, en lui-même.
Si donc nous voulons situer exactement le problème de la personne humaine, nous affirmons qu’il s’agit du « comment » de notre existence humaine. Celle-ci se déroule dans un devenir, qui est humain ou ne l’est pas. Celui qui n’a pas découvert sa fin et a de très grandes richesses morales ou même matérielles, très souvent ne sait pas comment les utiliser de la manière la plus humaine ; c’est qu’il ne sait pas ce qu’il est profondément, il n’a pas d’unité dans sa vie, il ne sait pas où il va. En un mot, il n’a pas de vraie personnalité. Sa personne humaine, à travers la grande complexité de sa vie, ne sait pas où s’orienter, elle n’a pas de fin. Dans sa formation profonde, la personne humaine réclame le choix d’une fin qui puisse réaliser l’unité en elle, une unité vitale organisant toutes ses opérations, que ce choix se manifeste très tôt ou, souvent, hélas, tardivement. La personne n’apparaît vraiment que lorsqu’il y a cette orientation vers une fin, permettant au choix qui unifie tout de se réaliser. La fin est, en effet, seule capable d’unir la très grande diversité de capacités que nous portons en nous-même. Seule la philosophie première, dans la mesure où elle nous permet de découvrir notre vraie fin, est capable de nous aider à comprendre véritablement ce qu’est la personne humaine, cet être qui est esprit, ayant l’intelligence et la volonté. La fin de l’homme ne lui est pas immanente ; elle exige d’atteindre le bien, qui est toujours transcendant.
L’étude de la personne humaine est d’ailleurs capitale pour la philosophie première. Si elle disparaît, on considère facilement que la philosophie première reste abstraite, et on se rabat alors sur le plan psychologique pour comprendre l’homme. Or, la psychologie étudie ce qui nous est immanent, elle n’atteint pas la finalité de la personne humaine. Si donc nous soumettons la personne humaine à la psychologie, le risque est que nous cherchions à nous construire comme quelqu’un qui a en lui-même son propre bien ; il n’y a plus aucun regard sur la finalité et nous nous trouvons alors dans une impasse. En réalité, notre véritable fin ne peut pas être découverte d’une façon immanente. Il nous faut découvrir un bien existant, autre que nous, capable de nous faire sortir de nous-même. La psychologie seule ne peut pas nous permettre d’atteindre notre vraie fin ; si elle peut nous aider à connaître notre conditionnement et les limites de celui-ci, elle ne nous permet pas de comprendre en profondeur ce qu’est notre personne.
Il nous faut donc toujours avoir le courage de nous engager dans la philosophie première qui, seule, nous conduit à la connaissance du bien et nous permet de saisir la vraie fin de l’homme. Seule la philosophie première peut saisir le caractère propre de la personne humaine. Seule elle peut montrer ce qui lui est propre, puisqu’elle seule peut découvrir ce qu’est l’amour spirituel. L’amour spirituel ne peut exister qu’envers une personne, considérée comme notre bien propre : l’ami, qui est vraiment pour nous l’autre que nous aimons et qui nous attire, nous finalise. L’autre, au sens profond, ne peut être qu’une personne que nous aimons. La philosophie première nous permet, à partir de l’expérience de l’ami regardé dans toute sa profondeur et son exigence, de découvrir l’autre comme une personne que nous aimons et qui nous aime.
Cependant, l’étude de la personne humaine est-elle l’ultime recherche de la philosophie première, ou bien est-elle un premier sommet, une fin en attente d’une autre qui, elle, soit vraiment la fin ultime de notre recherche philosophique ? Historiquement, cela est net, la recherche et la découverte de l’existence d’un Être premier a toujours été la finalité ultime de la recherche philosophique. Quant à la négation de l’existence de Dieu, telle qu’elle a été développée par les idéologies contemporaines, elle est bien considérée aussi comme l’ultime négation, la négation radicale. Du point de vue philosophique, nous devons reconnaître que notre intelligence ne peut demeurer dans le doute pour une question aussi grave, aussi importante pour l’homme, tant du point de vue pratique que du point de vue spéculatif. Aussi, après l’étude de la personne humaine à la lumière des principes propres de ce qui est en tant qu’il est, notre recherche philosophique rejaillit-elle dans un nouveau développement, celui de la « théologie naturelle ».
Essayons de saisir le vrai sens de cette dernière partie de la philosophie que les Grecs appelaient la théologie 1. C’est avec la Révélation chrétienne qu’il a été nécessaire de distinguer la théologie qui se développe à partir de la foi et la théologie qui est le terme de la recherche philosophique. C’est tardivement qu’on a appelé celle-ci théologie « naturelle ». Mais cette expression est gênante car, d’une certaine manière, la théologie est surnaturelle ! « Surnaturel » peut, en effet, s’entendre de deux manières : comme « ce qui est au-dessus de la nature », et comme « ce qui est révélé et relève de la grâce de Dieu ».
De fait, en tant que la recherche de Dieu est la fin de notre vie philosophique, elle dépasse le naturel. Notre intelligence n’est pas uniquement naturelle : puisqu’elle est faite pour la philosophie première, elle est au-dessus de la nature. Et cela s’explicite pleinement quand nous entrons en théologie, au terme de la philosophie première. Dès qu’il s’agit de Dieu, le « naturel » est dépassé et c’est pourquoi l’expression « théologie naturelle » jure ! Il vaudrait mieux parler simplement de « théologie », en ajoutant éventuellement « selon la philosophie première ». Elle se développe, en effet, dans la ligne de la philosophie première ; et celle-ci est elle-même ordonnée à la théologie, à la connaissance de Dieu.
Nous pourrions aussi parler de « première théologie », au sens où elle est nécessaire et fondamentale pour celle qui se développera à partir de la foi. De fait, sans ce développement ultime de la philosophie, la théologie qui part de la foi ne tient pas 2. Sans une théologie développée à partir de la philosophie première, la théologie chrétienne ne peut plus exister. Si nous récusons la philosophie première et affirmons que l’intelligence humaine est incapable de découvrir par elle-même l’existence de Dieu, nous ne pouvons plus développer une véritable théologie à partir de la foi. Ce que l’on appelle habituellement la théologie « naturelle » est donc bien une première théologie, nécessaire pour la théologie à partir de la foi. Elle en est le premier fondement. Car se servir d’une philosophie qui s’arrête à l’homme et dont la mesure est l’homme, c’est finalement n’accepter qu’un Dieu relatif à l’homme ; c’est donc diminuer la foi et ne plus pouvoir toucher le vrai Dieu de la foi qui se révèle comme : « Je suis 3 ». Si Aristote dit du sophiste qu’il se revêt du manteau du philosophe, car il n’est pas philosophe mais en prend les apparences 4, nombreux aussi sont donc ceux qui se revêtent du manteau du théologien, parce qu’ils remplacent la philosophie première par la logique.
Remplacer la philosophie première par la logique est une catastrophe pour la théologie car on ne saisit plus l’être réel et on en reste à l’être de raison fabriqué par l’homme. De fait, si l’intelligence humaine s’incline devant l’être réel comme devant ce qui la détermine et l’actue, en face de l’être de raison, elle proclame : « Je suis l’auteur de l’être de raison, il est relatif à moi. » L’être de raison est relatif à l’intelligence humaine, alors que l’être réel est en définitive relatif à Dieu et conduit jusqu’à lui.
La grande misère actuelle n’est-elle pas que l’intelligence humaine oublie qu’elle est faite pour Dieu ? Vouloir enfermer toute l’intelligibilité dans les limites de la raison, enfermer notre intelligence dans les limites de la logique, c’est ramener l’intelligence de l’homme à ne connaître que la quiddité des choses sensibles. L’homme se condamne alors à ne jamais vivre de ce qu’il porte en lui de plus précieux, de plus sacré, de plus « divin » – ce qui en lui est ordonné à Dieu. Quand nous ne voulons pas chercher à connaître Dieu, notre intelligence est refoulée. Elle n’a plus alors qu’une seule chose à faire : se retourner sur elle-même et se gargariser. L’intelligence qui refuse de chercher Dieu se replie sur elle-même ; elle se regarde et n’avance plus que dans le domaine de la raison logique et scientifique. Et la philosophie, quant à elle, devient une idéologie dans laquelle l’homme s’exalte lui-même et se fait la mesure de tout. La misère la plus grande, la plus profonde de notre humanité contemporaine n’est-elle pas que l’athéisme en est arrivé à arrêter le développement de l’intelligence, à tel point que souvent, on n’ose même plus parler de l’existence de Dieu ? Si ne pas avoir de quoi manger est malheureux, ne pas avoir de nourriture spirituelle est encore plus terrible, d’autant plus que c’est alors l’homme qui, lui-même, ne veut pas du bonheur et se suicide spirituellement. Si, comme nous le verrons, la fin ultime de l’homme, et donc son seul vrai bonheur, est de contempler Dieu, l’humanité qui nie Dieu et veut le chasser de la pensée et du cœur de l’homme se met elle-même dans une misère fondamentale, radicale.
Ce développement ultime de la philosophie qu’est la théologie commence avec l’interrogation : « Existe-t-il un Être premier, une Personne première, que les traditions religieuses appellent Dieu ? » Elle est donc la seule partie de la philosophie qui ne repose pas directement sur l’expérience. Nous n’avons pas l’expérience de l’existence de Dieu, nous ne « touchons » pas Dieu par notre intelligence. Alors que toutes les autres parties de la philosophie reposent sur un jugement d’existence qui est au cœur de nos recherches philosophiques et à leur début ( la philosophie réaliste se développe à partir de l’expérience et ne la quitte pas ), l’existence de Dieu ne nous est pas donnée immédiatement, et c’est pourquoi la théologie ne commence pas par une expérience. Dieu reste caché, nous devons découvrir qu’il existe pour dire qui il est 5. Si nous n’avons pas l’expérience directe de Dieu, le premier problème de la théologie est donc de comprendre comment nous pouvons découvrir son existence.
Les mathématiques ( et les sciences modernes qui en dépendent ) ne peuvent pas nous conduire à cette interrogation. En effet, les mathématiques n’atteignent qu’un être composé et abstrait par la raison humaine : l’être mathématique n’est pas l’être réel mais une relation faite par notre raison. La relation, qui est réelle ou de raison, sera donc « le lieu de rencontre » de celui qui nie et de celui qui affirme l’existence de Dieu… Certes, l’homme aime les mathématiques, parce qu’avec elles il demeure en face de ce qu’il a fait lui-même : l’être mathématique est à dimension humaine, il est fait par l’homme et il est pour l’homme. Dieu, s’il existe, n’est pas fait par l’homme ! En théologie, nous cherchons à découvrir l’existence de Celui qui est notre Maître, notre Créateur, Celui qui nous a faits. Aussi, seul ce qui est, que nous n’avons pas fait, peut-il permettre à notre intelligence de s’orienter vers cette découverte de l’existence de Dieu. De plus, s’il existe, il est premier. Or, nous avons découvert l’ousia-substance et l’être-en-acte comme deux premiers, deux principes propres de ce qui est, et que nous tenons en quelque sorte précieusement « enracinés » dans le jugement d’existence. N’est-ce donc pas par là que nous sommes le plus proches de la recherche philosophique de l’existence de Dieu ? Du point de vue critique, nous pouvons dire que seuls l’être réel et la découverte de ce qui est premier dans l’ordre de l’être, peuvent nous disposer à cette recherche ultime de la philosophie.
Ajoutons que si la foi chrétienne ennoblit l’intelligence humaine ( en lui donnant le pouvoir d’écouter la parole de Dieu dans l’obscurité de l’amour divin ), elle ne la détruit pas ; bien plus, elle la respecte en affirmant que notre intelligence est capax Dei, qu’elle est capable de découvrir par elle-même l’existence de Dieu 6. Selon la foi catholique, l’affirmation de l’existence de Dieu n’est pas un objet de foi, notre intelligence humaine peut y parvenir par elle-même. Pour le philosophe, cette affirmation est très intéressante, en face de ceux qui prétendent qu’il ne faut pas chercher à découvrir l’existence de Dieu, que c’est impossible. Et si le dialogue avec les calvinistes et les luthériens est possible sur de nombreux points, il reste cependant difficile de s’entendre sur cette question : beaucoup maintiennent qu’il est impossible à l’intelligence humaine de découvrir par elle-même que Dieu existe. Avant la Réforme, cette position est apparue déjà parmi les théologiens du xive siècle. Et de fait, si le point de départ de la philosophie n’est plus l’expérience de la réalité existante autre que nous, mais le repli subjectif sur notre pensée et sur ses limites, il devient impossible de s’élever à la découverte philosophique de l’existence de Dieu. En face de cette position, l’Église catholique a toujours maintenu que l’intelligence humaine est capable par elle-même, indépendamment de la foi, d’affirmer que Dieu existe.
Dans cette recherche ultime de la philosophie, Aristote tout spécialement a été un pionnier. Si de nombreux historiens ont beaucoup de mal à comprendre l’unité de sa Métaphysique, et il est vrai que cette œuvre est difficile, n’est-ce pas justement parce qu’il est un pionnier ? En le lisant, on sent quelqu’un qui chemine et qui découvre ; il n’y a pas de retour pour justifier et expliquer ce qu’il affirme. Quand on trace un chemin pour la première fois dans un pays tropical ou équatorial, on sait qu’il est difficile de s’orienter ! Or, le chemin philosophique vers Dieu est plus difficile que la traversée d’une forêt vierge, parce qu’il s’agit de la recherche de la Source de tout ce qui est, donc du sommet de la recherche de notre intelligence.
Pour Aristote, notre intelligence qui cherche la vérité est toujours orientée vers cette fin. Nous pouvons donc préciser qu’elle n’est pleinement elle-même que lorsqu’elle découvre la nécessité de poser l’existence de l’Être premier, d’affirmer : « Il est ». Avant cette découverte, notre intelligence demeure en devenir, imparfaite : elle chemine et n’a pas de repos. Tant qu’elle n’a pas découvert l’existence de Dieu et qu’elle ne le contemple pas, notre intelligence n’a pas découvert sa Source. L’intelligence ne se repose qu’en contemplant. C’est à juste titre que l’on parle du repos de la contemplation 7, justement parce que le devenir y est dépassé. Il est donc très important, pour saisir l’unité de la Métaphysique d’Aristote, de comprendre que la philosophie première conduit à la théologie et qu’il y a un lien de nécessité entre les deux : la recherche de ce qui est, en tant qu’il est, s’achève dans la connaissance contemplative de Celui qui est premier dans l’être, substance et acte 8.
Sans nous arrêter à la lettre du texte d’Aristote, mais en entrant dans l’esprit de sa démarche de philosophe, nous pouvons dire que l’itinéraire de la philosophie première, à partir du jugement sur ce qui est, est d’abord une analyse de ce qui est, cherchant à découvrir ce qui est premier dans la réalité existante et, par le fait même, son logos, son intelligibilité parfaite. Puis, ayant analysé ce qui est en découvrant ses principes propres, et ayant précisé que l’un est propriété de ce qui est, elle s’arrête à la personne humaine. Celle-ci est bien la réalité la plus parfaite dont nous avons l’expérience 9 : « Je suis ». Aucun animal ne nous donne une expérience aussi parfaite que celle que nous avons de la personne humaine. Et à ce sujet, nous avons souligné à de nombreuses reprises l’importance de l’expérience de l’amour d’amitié. Car nous expérimentons alors l’intelligence de l’autre, son amour, sa personne, ce qu’il est. Le jugement d’existence « ceci est » est alors dépassé par ce jugement : « Tu es, toi, mon ami. » L’être « à l’ami » nous permet de saisir l’être d’une manière nouvelle, dans une proximité affective toute nouvelle, qui nous manifeste encore plus l’irréductibilité de son être relativement au nôtre, à notre « je suis ». Nous sommes « un » dans l’amour et « deux » dans l’être. Cette dualité, insupportable à l’amour, peut-elle être dépassée ? Puisque nous cherchons la vérité, nous ne pouvons pas en rester à l’unité dans l’amour sans nous poser le problème de cette dualité dans l’être, « insupportable » à l’amour mais nécessaire. Pouvons-nous dépasser cette dualité ? Nous devons ici revenir nécessairement à l’analyse de ce qui est en tant qu’être et à son lien avec le bien comme tel, source de l’amour.
L’homme est-il l’être parfait ? Cette interrogation peut alors se préciser ainsi : « Suis-je l’être parfait ? L’ami est-il l’être parfait ? » Et nous pouvons immédiatement répondre que non, puisque l’ami est autre que nous. Nous sommes deux. Et nous ne pouvons pas prétendre que l’autre, notre ami, nous soit totalement relatif ; s’il nous apporte toujours quelque chose, il est et son être n’est pas le nôtre. Nous expérimentons donc dans l’autre que nous ne sommes pas l’être parfait. Et l’ami peut le dire de nous.
Philosophiquement, l’expérience de l’ami, de l’autre, est donc extrêmement importante et, d’une certaine manière, toutes les philosophies pourraient être étudiées en fonction du regard qu’elles portent sur l’autre. Pour Sartre, l’autre c’est l’enfer ; précisément parce qu’il montre que nous ne sommes pas Dieu, l’autre rend l’existence infernale ! Du point de vue de l’amitié, au contraire, l’autre est « un autre moi-même », ce qui est merveilleux. Nous découvrons dans l’ami à la fois ce qui est le plus nous-même et ce qui n’est pas nous, un être différent. Nous avons alors la joie d’atteindre un autre, très semblable à nous et différent de nous. Il y a entre nous une unité de vie et une dualité d’être. Toutes les philosophies d’une certaine manière abordent cette question. Si Levinas s’est constamment heurté à cette question, c’est parce qu’avec une méthode phénoménologique l’autre nous échappe : en tant qu’il n’est pas nous, nous ne le connaissons pas. Dans une philosophie réaliste, au contraire, l’autre est une réalité différente qui nous est immédiatement donnée dans le jugement d’existence. Il est, dans son être, autre que nous. Cette table que je touche n’est pas moi ; elle m’intéresse parce qu’elle n’est pas moi. L’autre, nous le respectons donc avant tout et nous pouvons l’atteindre par l’amitié, en reconnaissant qu’il est autre mais un avec nous dans l’amour.
L’expérience qualitativement la plus noble, la plus importante, la plus forte que nous faisons, est bien l’expérience de l’ami, l’expérience de quelqu’un qui peut être notre ami, un autre nous-même. Mais en faisant cette expérience, qui est un sommet, nous nous posons la question de l’existence d’une Réalité première, au-delà de l’ami. C’est une question capitale qui termine la philosophie première dans sa dimension d’analyse : « Existe-t-il un être que nous n’expérimentons pas directement, auquel nous ne donnons pas la main, que nous ne voyons pas, que nous n’entendons pas ? Existe-t-il une Réalité, un Être, un Autre, autre que nous et qui soit quelqu’un que nous pouvons atteindre ? » En effet, si c’est un autre que nous ne pouvons pas atteindre, il n’existe pas pour nous. Et si nous ne pouvons l’atteindre que par la foi, philosophiquement il n’existe pas pour nous. Nous dirions alors que la foi nous permet d’atteindre quelqu’un de différent, qu’elle parle de Dieu, mais que nous ne pouvons pas l’atteindre philosophiquement. Ce serait un être transcendant, mais qui ne serait pas « l’Autre » du point de vue philosophique.
En réalité, notre existence, qui est limitée, n’exige-t-elle pas, si nous sommes loyal dans notre recherche philosophique de la vérité, de nous poser la question : « Existe-t-il un être autre que l’homme, qui est premier pour nous et dont nous dépendons totalement ? » Cette question est capitale du point de vue philosophique. S’il existe un Être avant les hommes, dont nous dépendons totalement, qui est la Source de notre être, nous serions des imbéciles de ne pas nous en occuper ! Ne serions-nous pas des insensés de ne pas nous occuper de quelqu’un qui est bien plus grand et plus important que nous, lorsque nous dirions : « Je ne m’occupe que de mon horizon. Le reste ne m’intéresse pas. Que cela existe ou n’existe pas, cela m’est égal » ? Dire cela serait une terrible négation de la recherche de la vérité. En réalité, la recherche de la vérité s’accomplit au moment où nous nous posons cette question, qui est la grande question humaine : « Existe-t-il un Être premier ? » Et cette question s’impose, dès que nous avons découvert et analysé ce qui est et que nous regardons dans cette lumière la manière d’être de la personne humaine. C’est bien l’analyse de ce qui est qui nous fait poser cette question : « Suis-je moi-même totalement autonome ? Suis-je la seule réalité intéressante ? » Si l’ami nous fait découvrir qui nous sommes, et si nous permettons à notre ami de découvrir qui il est, nous ne pouvons cependant pas nous arrêter à cet horizon, un horizon humain, et tout ramener à l’ami, car il s’agit d’une réalité existante limitée.
L’éveil de cette interrogation nous permet d’entrer dans un nouveau monde, une « zone spéciale » de ce qui est. Si c’est toujours ce qui est qui guide notre intelligence, nous entrons par cette interrogation dans une nouvelle dimension : la connaissance de l’Être premier. Même si nous ne pouvons pas l’atteindre directement, même si la philosophie ne nous permet pas d’en avoir une expérience directe, ce que nous connaîtrons de lui par l’effort ultime de notre intelligence sera plus grand que tout ce que nous avons déjà connu, parce que s’il existe, il est l’Unique, l’Ami par excellence. S’il est Celui qui nous a créé, qui est la Source de notre être, il est éminemment notre ami. Nous pouvons dire : « Je suis à cause de lui. Mon ami, si bon qu’il soit, ne peut pas changer mon être ; il peut sans doute changer mes manières de vivre, me rendre plus intelligent, plus subtil, plus artiste, mais il ne change pas mon être. La preuve, c’est que je pourrais mourir dans ses bras. Même s’il ne veut pas ma mort, je pourrais mourir dans ses bras et il ne pourrait rien y faire. » De fait, l’ami ne peut absolument pas ajouter quelque chose à notre être.
L’importance de cette interrogation est d’autant plus grande que nous vivons dans un monde insensé 10 qui affirme souvent collectivement que Dieu n’existe pas et qui vit pratiquement avec cette conviction. Même s’il y a encore des hommes qui ont découvert que Dieu existe et qui le reconnaissent comme Dieu, il est très important de constater que nous sommes dans un monde qui refuse de parler de Dieu et de reconnaître que l’intelligence humaine peut poser le problème de son existence et le résoudre.
C’est donc en posant ce problème que nous entrons dans la théologie. Cette interrogation est la naissance de la théologie. Nous quittons alors la philosophie première comme analyse de ce qui est en tant qu’être et nous nous tournons vers l’Être premier que nous appelons Dieu 11. Il est très important pour le philosophe de faire ce passage et de bien le comprendre, même s’il est très difficile. Ne devons-nous pas, au moins, accepter de poser constamment de nouveau le problème ? Que nous le résolvions dans un sens ou dans l’autre, ne doit-il pas être constamment posé à nouveau 12 ? Certes, il y a différentes voies pour s’élever jusqu’à l’affirmation de l’existence de Dieu. Mais ce qui est important, c’est de comprendre qu’une intelligence tournée vers ce qui est le plus profond dans la réalité, se pose nécessairement le problème de l’existence d’un Être premier et peut y répondre positivement.
Nous pouvons ainsi mieux saisir que, dans la démarche d’Aristote, la première partie de la philosophie première exige cette nouvelle recherche et y conduit. Dans le livre Λ de la Métaphysique, Aristote se demande qui est Dieu. Ayant découvert dans le livre Θ l’être-en-acte comme fin de ce qui est, et la primauté de l’acte sur la puissance, nous avons le levier de commande pour déceler l’existence de l’Être premier 13, puisqu’Aristote parle de Dieu comme de Celui à qui tout est suspendu et qui attire comme le premier connaissable et le premier aimable 14. Il y a donc dans la philosophie première d’Aristote un premier développement, l’analyse de ce qui est en tant qu’il est, puis un autre développement, qui fait partie du même mouvement, dans lequel Aristote précise aussi que Dieu est un être nécessairement intelligent et dont la vie ne peut être que sa propre contemplation : noêsis noêseôs, la pensée de la pensée 15.
Cette affirmation d’Aristote est capitale, d’autant plus que Hegel y fait allusion à plusieurs reprises et termine l’Encyclo pédie par une longue citation de ce passage du livre Λ de la Métaphysique 16. Hegel reconnaît qu’Aristote est le grand philosophe et a découvert que le propre de l’intelligence est de se connaître elle-même. Mais au lieu d’affirmer que c’est l’intelligence de Dieu qui est la pensée de la pensée, il l’affirme de l’intelligence comme telle. Certes, il y a quelque chose de commun entre l’intelligence de Dieu et notre intelligence ! C’est par là, du reste, que Dieu est notre Père, un Père très intelligent, dont la vie est la contemplation de lui-même. Nous sommes nous aussi intelligents et capables de reconnaître notre Père. Mais, pour Hegel, nous sommes non seulement capables de le découvrir et de le reconnaître, mais notre intelligence s’identifie à la sienne. Aussi Hegel ramène-t-il le mode divin de l’intelligence à l’intelligence. Certes, toute intelligence est « divine », c’est-à-dire au-delà de la corruptibilité. Mais notre intelligence n’est pas comme l’intelligence de Dieu : son objet n’est pas elle-même, elle est ordonnée à la connaissance de ce qui est. Nous pouvons donc préciser que ce qui est le terme de la philosophie d’Aristote, l’affirmation que la vie de Dieu est la pensée de la pensée, devient pour Hegel l’hypothèse fondamentale de toute sa philosophie, dans l’affirmation de l’identité de l’être et de la pensée.
Il est donc capital de saisir que c’est la découverte philosophique de l’existence de Dieu qui nous permettra de passer de la science à la sagesse. La science analyse les réalités existantes dont nous avons l’expérience, qui toutes sont complexes. Mais à partir du moment où nous nous interrogeons : « Existe-t-il un Être premier que l’on appelle Dieu dans les traditions religieuses ? Existe-t-il un Être premier dont nous dépendons totalement dans notre être ? », nous cherchons si notre intelligence est capable de ne plus analyser et de passer à un autre registre de connaissance, celui de la contemplation. Dieu, s’il existe, ne peut être que contemplé. Il est au-delà de l’analyse, il est absolument simple. Nous pouvons le contempler, décrire analogiquement, c’est-à-dire d’abord négativement, sa manière d’exister. C’est bien lorsque nous dépassons le point de vue scientifique de la philosophie, pour entrer dans cette découverte de l’Être premier, que notre intelligence acquiert la sagesse. Cela est nouveau pour l’intelligence humaine : elle affirme l’existence d’un être, qu’elle découvre mais dont nous n’avons pas l’expérience. Nous entrons donc dans une partie de la philosophie qui est en quelque sorte au-delà de la philosophie : elle dépasse le mode humain, rationnel, de la connaissance, pour entrer dans un mode propre à l’intelligence comme telle. L’intelligence humaine, en théologie, n’est plus rationnelle. Elle dépasse ce mode, en se tenant face à un Être qu’on ne peut pas analyser, dont on affirme qu’il est, et qui est la Source de tous les êtres.
Dans l’analyse philosophique, nous cherchons à découvrir les sources, les causes propres qui expliquent toute notre activité humaine et permettent d’aboutir à une certaine « synthèse » dans l’étude de la personne humaine. C’est ce que nous avons essayé de faire dans le premier volume de cet ouvrage. Cette première recherche doit nous aider à comprendre l’harmonie qui existe entre la nature et la personne dans l’homme. Toutes les difficultés que nous rencontrons aujourd’hui en philosophie ne se ramènent-elles pas à ce problème ? Ou bien on reste au niveau de la nature, dans une tradition scolastique, ou bien, dans la perspective des modernes, on ne voit que la personne. Nous sommes alors, en quelque sorte, devant deux absolus irréductibles et que l’on oppose. De fait, il y a un certain absolu dans la nature humaine parce qu’en comparaison des autres natures, elle est un sommet, elle est la plus parfaite. Et quand on ne rencontre que des êtres inférieurs à soi, on a toujours la tentation de se considérer comme le seul sommet, vu nos diverses expériences ! On reste alors devant cette énigme de la nature humaine, ce qui, d’une certaine manière, suffit à l’homme. L’humanité est tellement habituée à se regarder elle-même et à considérer qu’elle est parfaite et que tout ce qu’elle fait est parfait ( puisque la réponse est adéquate à elle-même ), qu’elle ne se dépasse plus. C’est le terrible défaut auquel conduit le fait de considérer la nature humaine comme le sommet. Rien ne fait sortir la nature humaine d’elle-même si elle est regardée comme ce sommet. On demeure alors dans la nature humaine et l’on cherche à étendre de plus en plus sa puissance. L’extension quantitative finit par tout absorber.
Si, au contraire, on ne regarde que la personne, on aboutit à un primat exclusif de la liberté, comprise comme la possibilité de tout essayer. Puisque la personne, comme personne, n’a pas de détermination, elle se détermine elle-même. On est alors en présence de cette conception : « Ce que je décide est la seule décision possible, ce que je détermine est la seule détermination possible ; quand je détermine quelque chose personnellement, il n’y a rien d’autre que ce que j’ai déterminé. »
La nature et la personne nous mettent donc en face de deux absolus. Il y a là une dualité analogue à celle que nous avons étudiée à propos de la découverte de l’ousia-substance 17. Dans l’histoire de la philosophie, la substance a été vue comme ce qu’il y a de plus intelligible ( la quiddité ) ou comme le sujet ; on est resté en face de ces deux absolus : la quiddité et le sujet. Or, une telle dualité répugne à l’absolu, l’absolu ne peut pas être double. De même ici, nous ne pouvons demeurer ni dans la nature, ni dans la personne, nous devons sortir de cette impasse.
Nous devons voir d’abord ce que chacun de ces aspects a d’absolu. Voir, d’une part, ce dont la nature est capable, sa finalité. La finalité de la nature humaine, comme nature humaine, est la procréation. Elle se renouvelle en se répétant, et cette répétition amène une certaine perfection quantitative. Mais si l’on fait de la nature un absolu, on peut alors oublier que la perfection est qualitative et ne plus voir que la quantité 18. De fait, la nature ne peut pas nous donner autre chose qu’un absolu quantitatif.
Si, en revanche on cherche l’absolu dans la personne, dans le « je pense, je suis », on se fait soi-même l’absolu et l’on tombe dans la dialectique : l’absolu n’est pas une réalité objective mais appartient nécessairement à celui qui s’affirme en dernier lieu. Celui qui affirme le dernier n’a personne pour le contredire ; il se croit donc l’absolu.
Il est intéressant de mettre en lumière ces deux absolus différents, celui qui vient de la nature et celui qui vient de la personne. La scolastique a voulu proposer une solution en restant dans la nature. Or, il n’y a pas de solution dans la nature, qui est principe du mouvement. Comme principe du mouvement, elle doit se répéter, l’absolu est dans cette répétition constante de soi. À l’inverse, pour la personne, l’absolu est dans celui qui arrivera à ne plus penser qu’à lui, à son idée ; l’idée est l’absolu.
Si nous voulions approfondir cette recherche, nous verrions que l’histoire de la philosophie comporte ces deux aspects, ces deux orientations. Il y a une position traditionnelle, dans laquelle la nature est l’absolu. Et il y a une autre position, qui a commencé avec Descartes et qui s’est largement développée avec les Lumières, dans la perspective d’une intelligence qui veut éclairer le monde entier par elle-même ; de ce point de vue, la pensée s’éclaire elle-même et se pose comme absolue avec l’idéalisme allemand. La raison se veut absolue et se fait son propre dieu : un dieu raisonnable, un dieu qui se soumet à l’homme parce qu’il est raisonnable. On exalte donc l’homme et on montre finalement que l’homme est capable de se passer d’absolu et n’a plus qu’à se chercher lui-même. N’est-ce pas en se cherchant lui-même qu’il trouve son repos ?
Ces deux grandes positions expriment bien la fatigue d’une philosophie qui n’est plus une sagesse ! Elle se fatigue elle-même et finit par s’épuiser. Elle essaie donc par tous les moyens de garder la nature, ou d’affirmer que la personne a un développement infini que l’on ne peut pas arrêter. On est alors constamment devant l’opposition des « conservateurs » et des « progressistes ». La nature donne une sécurité et on se réfugie dans la quantité et la répétition. Au contraire, avec la personne, la relation domine. Et dans ces deux perspectives, les mathématiques finissent par jouer un rôle déterminant : par la quantité, prétendument objective, et par la relation, relative au sujet.
Nous sommes donc actuellement à un moment très intéressant du point de vue philosophique, parce qu’il semble que l’on ait, en quelque sorte, épuisé toutes les possibilités d’une philosophie de la nature et toutes celles d’une philosophie du sujet, de la personne. Ne faut-il donc pas nous poser le problème : comment pouvons-nous dépasser la nature ? Comment pouvons-nous dépasser la personne humaine ?
La nature ne peut pas se dépasser par elle-même, parce qu’elle est principe de mouvement. En voulant se dépasser par elle-même, elle ne peut que montrer sa limite interne. En effet, l’absolu auquel aboutirait la nature serait un absolu potentiel, divisible à l’infini sans jamais être premier. De fait, il n’y a pas de premier dans la cause matérielle. Un tel premier serait le néant ! Il n’est donc pas premier. D’une certaine façon, la nature se défend donc elle-même en empêchant qu’on la dépasse. Elle s’impose et, si on la refuse, si on veut la dépasser, elle manifeste le primat de la potentialité, du néant. Du point de vue de la personne, l’absolu n’implique-t-il pas au contraire un appel constant à se dépasser, à se projeter au-delà de soi-même, dans une fausse espérance ? C’est l’absolu d’un infini dialectique que l’on possède et que l’on développe soi-même sans jamais l’atteindre vraiment.
Il nous faut donc dépasser ce dualisme ( qui est celui de la substance première et de la substance seconde poussé à l’extrême ) et nous demander : n’y a-t-il pas, du côté de la personne assumant la nature, un appel très fort qui provient de l’amour ? La philosophie a toujours affirmé que l’amour devait permettre de découvrir l’absolu. Mais il a fallu le développement très intense des mathématiques pour que l’amour ne soit plus premier. En effet, les mathématiques ne peuvent atteindre ce qu’est l’amour, elles ne peuvent le saisir. Si donc on les considère comme explicitant la racine profonde des choses, si on prétend que la réalité est mathématique, on nie l’amour. N’est-ce pas un des grands maux actuels ? On refuse l’amour, prétendant qu’il ne peut nous conduire qu’à des états de dévotion, à des attitudes affectives, à la petitesse et à la fragilité, dans la mesure où il suppose le refus de la « noblesse de la raison ». Certes, on l’accepte pour ceux qui ne se sont pas développés, qui dépendent d’un autre, par exemple l’enfant. L’enfant a le droit d’être petit, il a le droit d’aimer ! Mais il ne peut pas toujours en rester à cette dimension : il y a en lui quelque chose qui doit se développer, il doit devenir raisonnable !
Découvrir ce dépassement de l’amour et reconnaître que les deux positions que nous évoquions sont intenables, suppose que nous saisissions la différence entre la réalité existante et les possibilités de notre raison ; tant du côté de la nature que de la personne, c’est l’exaltation de la raison et l’absence du jugement d’existence qui conduisent dans ces impasses. Seul le jugement d’existence, ce jugement « ceci est », le plus commun 19, nous permet de sortir de ces deux absolus négatifs. Si nous pouvons dire : « Je suis toujours dans l’existence mais je ne m’arrête pas à moi-même », c’est parce que nous cherchons quelque chose de noble. Certes, l’existence est commune, parce que tous les hommes existent. Mais d’autre part, elle est ce qui fait que nous sommes nous-même. Nous avons souligné que, si nous ne comprenons pas l’affirmation « ceci est », nous ne comprenons plus vraiment « je suis » 20. Le jugement d’existence « ceci est » prend toute sa noblesse dans ce jugement qui nous regarde quand nous affirmons : « Je suis ». Il y a alors cette rencontre très simple, mais en même temps très mystérieuse, du « ceci est » et du « je suis ».
Mais pourquoi ceux qui demeurent dans la nature et ceux qui demeurent dans le sujet ne veulent-ils pas reconnaître l’absolu du jugement d’existence « ceci est » ? Car c’est bien là le problème : s’ils reconnaissent le « je suis », ils ne reconnaissent plus l’absolu du « ceci est ». Prendre le « je suis » comme un absolu se fait bien, en définitive, sous ces deux formes particulières : celle de la nature ( « je suis un homme » ), et celle de la personne ( « je suis un sujet libre, capable de se déterminer lui-même » ). Mais en réalité, le « je suis » prend des formes très variées dans toutes nos activités. Il est donc relatif et n’a pas d’absolu possible. Dans le « je suis » pris comme premier, pris comme absolu, nous ne sortons pas du dilemme entre la nature et la personne. Nous ne pouvons sortir de ce dilemme que si nous saisissons que l’affirmation « ceci est » passe avant « je suis ». En effet, en affirmant « ceci est », nous sommes obligé de reconnaître qu’existe avant nous, mais indispensable pour nous, quelque chose d’autre que le « je suis » : une réalité antérieure à notre pensée.
Tout repose donc sur cette question : la réalité existante est-elle antérieure à notre pensée ou notre pensée est-elle antérieure à la réalité existante ? Problème classique, mais fondamental sur le plan philosophique. Certes, la pensée nous permet de découvrir ce qui est premier ; mais elle n’est pas première parce qu’elle dépend de la réalité existante. Nous dire « pensant », c’est nous affirmer relatif à autre chose que nous-même, car nous pensons à quelqu’un, à quelque chose. Mais ce quelque chose qui est antérieur à notre pensée est-il vraiment premier ?
Fondamentalement, la philosophie ne peut donc prendre son élan vers la sagesse qu’en discernant si la réalité est antérieure à notre pensée ou non. D’une certaine manière, toute la philosophie première permet de montrer que la réalité, toute réalité existante, est antérieure à notre pensée ; celle-ci ne s’éveille et ne se développe qu’à partir de la réalité existante et n’existe que pour, « vers » cette réalité existante. Nous sommes dépendant de ce qui est. L’affirmer est très simple, mais c’est en même temps ce qui est premier dans notre réflexion. Celui qui n’a pas réfléchi sur ce problème est-il vraiment dans la recherche de la vérité ? Ce dont nous avons le plus besoin aujourd’hui, n’est-ce pas, justement, d’arriver à discerner notre pensée et ce qui est antérieur à notre pensée ? Il s’agit bien du problème fondamental de toute la critique, que nous ne développons pas ici mais auquel nous devons constamment revenir. Si nous n’opérons pas ce discernement, il est inutile de continuer, nous aboutirons ou à un primat de la nature ou à un primat du sujet dont nous n’arriverons pas à sortir. Nous avons une nature et nous sommes une personne, mais ce n’est pas premier du point de vue de la réalité existante, puisqu’il existe des réalités qui ne sont pas nous. Il est nécessaire de le reconnaître pour respecter l’autre. Le problème du respect de l’autre n’est-il pas un problème fondamental ?
L’oubli de l’autre consiste à s’en tenir à la pensée ; demeurer dans la pensée, c’est demeurer en soi et oublier l’autre. Et ne s’agit-il pas, en réalité, de l’oubli de l’amour ? En effet, l’autre est précisément celui que nous aimons. L’autre exige de nous de sortir de nous-même. Cette « sortie de soi-même » ne se fait pas en premier lieu par la connaissance, mais par l’amour. Aussi, nous pouvons nous demander : la découverte de « ceci est » distinct de « je suis » peut-elle se faire indépendamment de l’amour 21 ? Le saisir serait capital. En effet, il ne faut pas oublier que, pour Descartes, qui a joué un tel rôle dans la philosophie moderne ( un rôle presque inconscient ), et pour bien d’autres philosophes à sa suite, l’amour reste toujours passionnel. De ce fait, la raison est nécessairement plus parfaite que l’amour ; celui-ci n’apparaît qu’en second lieu, relatif à la pensée, à la raison. Si, au contraire, nous affirmons que la réalité est antérieure à la pensée, cela ne peut être parfaitement vécu que dans l’amour. En effet, dans l’amour, l’autre est avant nous. Dans la connaissance quidditative, dans la raison, nous sommes avant l’autre puisque nous assimilons sa détermination. Aussi la connaissance sans l’amour risque-t-elle toujours de l’emporter sur la réalité. En revanche, grâce à l’amour, la primauté de la réalité sur la pensée est sauvegardée, ce que nous reconnaissons dans le jugement d’existence « ceci est ». Le drame de la philosophie européenne, celle de Descartes en France, celle de Locke en Angleterre, celle de Kant en Allemagne, n’est-il pas que la connaissance et la réflexion critique sont premières, alors que l’amour est mis de côté ?
Nous pouvons donc nous interroger : « Pourquoi en arrive-t–on à cette primauté de la pensée sur la réalité ? Pourquoi l’amour est-il rejeté et, en quelque sorte, exclu de la philosophie ? » N’est-ce pas parce que nous ne pouvons découvrir l’absolu, le mystère de Dieu, que par l’amour ? N’est-ce pas là la raison profonde et cachée ? En effet, on ne peut pas faire disparaître Dieu tant qu’on n’a pas masqué l’amour. Si nous n’allons pas jusque là, peut-être y a-t-il quelque chose que nous ne saisissons pas dans la pensée européenne moderne.
Certes, il est normal, d’une certaine façon, que l’amour soit absent du jugement « ceci est ». Psychologiquement parlant, du point de vue de la conscience, c’est normal, car nous avons conscience de notre pensée alors que l’amour, au point de départ, est au-delà de la conscience, il est comme une source cachée. Au terme, le philosophe pourra dire que la Source cachée est Dieu 22, qui « parle » par cette source cachée qu’est l’amour. Mais ici, au point de départ, nous pouvons poser en quelque sorte cette hypothèse : « Si l’on brise l’amour, peut-on encore parler de Dieu d’une façon vraie ? » Ne risque-t-on pas de ne plus en parler que d’une façon passionnelle, apologétique ? Mais alors ce n’est plus Dieu. De fait, l’amour nous fait découvrir l’autre sous le point de vue de la bonté : c’est l’autre qui nous attire, c’est l’autre qui suscite en nous un amour. L’autre qui ne nous attire pas, qui ne suscite pas l’amour en nous, nous l’évitons parce qu’il nous dérange. Grâce à l’amour, nous ne sommes plus dans l’immanence de la pensée rationnelle, nous ne sommes plus entièrement « chez nous ». Tout amour nous déloge, parce que tout amour nous tourne vers l’autre et exige de nous de regarder l’autre. C’est donc parce que l’amour est premier que notre connaissance de l’autre, dans le jugement « ceci est », demeure pour nous quelque chose de fondamental. Si nous refusions le jugement « ceci est », nous refuserions en définitive l’amour ; et refusant la primauté de l’amour, nous serions nécessairement conduits à affirmer la priorité de la dialectique du sujet ou la priorité de la nature. Au fond, la négation de Dieu ne repose-t-elle pas sur la négation de ce qui est tout à fait premier en nous ? Seul ce qui est tout à fait premier en nous, l’amour, nous permettra de découvrir le Premier de toutes les réalités existantes. Car l’amour nous permet de sortir de nous-même et, par le fait même, de nous mettre dans une attitude d’ouverture, une attitude de vérité, pour chercher l’autre. L’Autre absolu, Dieu, s’il existe, ne peut être découvert que grâce à l’autre le plus simple dont nous affirmons : « Ceci est ». Nous avons toujours besoin de l’expérience de l’autre pour que la question de Dieu demeure.
Dans un monde qui, souvent, n’accepte plus vraiment l’autre, la philosophie n’est-elle pas absolument nécessaire pour poser ce problème à sa racine ? L’autre est celui qui nous attire, il n’est pas d’abord celui que nous connaissons. Il est d’abord l’inconnu qui nous intrigue, qui nous appelle. Dans tout amour, il y a quelqu’un qui nous appelle ; l’amour est la réponse à cet appel et nous fait sortir de nous-même. L’amour montre donc que l’autre est vraiment ce qui est premier. L’autre, celui qui nous attire, qui nous appelle, qu’est-il exactement ? Nous n’en savons rien, mais c’est une réalité autre, qui nous permet de comprendre que « ceci est » est premier. Le jugement « ceci est » répond à cet appel qui n’est vrai que si nous reconnaissons qu’il y a quelqu’un, quelque chose qui est. C’est là que se fait la première distinction entre l’intelligence qui cherche la vérité et l’imaginaire. Dans l’imaginaire, l’autre nous appelle mais ne nous intéresse pas davantage. Ce n’est pas vraiment l’autre, c’est une sirène dont le chant nous distrait. En revanche, l’autre réel nous attire, nous l’aimons. C’est cela qui suscite en nous l’éveil de l’intelligence, la question : « Cet autre, qui est-il ? » Il est un autre être ; il est autre que nous dans l’être et, cependant, il est avec nous dans l’être. Nous découvrons alors quelque chose de plus radical que la simple attraction de l’autre : c’est la vie même de notre intelligence qui s’éveille pour savoir ce qu’est cet autre.
C’est cette connaissance de l’autre, « ceci est », qui permet de saisir l’importance du « je suis ». En effet, l’affirmation « je suis » naît à partir de l’autre, « dans le complexe de l’autre ». L’autre nous attire et le « je suis » montre que cette attraction est réelle ; elle est. Tout acte de connaissance présuppose donc un amour. Et l’amour est ce qui nous enveloppe, nous sécurise, nous permet d’être nous-même et de nous découvrir. Nous ne pouvons pas nous découvrir nous-même sans l’amour. S’il disparaît, nous nous demanderons perpétuellement qui nous sommes. Nous sommes autre que la réalité que nous connaissons ; et cette altérité, nous ne la connaissons qu’à partir de l’amour et dans l’amour. Cela montre que ce qui est premier génétiquement, ce n’est pas la connaissance mais l’amour.
La critique que nous ferions aux différentes philosophies dans cette orientation vers la sagesse devrait donc porter d’emblée sur l’amour. C’est peut-être ce qui est intéressant dans la phénoménologie. La phénoménologie reste sensible à l’amour, comme nous l’avons développé dans le premier moment de notre itinéraire 23. Mais sa faiblesse est de ne pas conduire à la découverte des principes. Dans l’amour « pur », vécu, il n’y a pas de principe. En réalité, l’amour conduit au principe, il provient du bien : en lui-même, il est toujours relatif.
Par l’autre, nous découvrons progressivement le problème de la cause finale 24. L’autre qui nous attire nous finalise. La découverte de la finalité devient donc primordiale pour comprendre comment l’autre est à la fois distinct de nous-même et ce que nous atteignons en premier lieu, grâce à qui nous nous découvrons nous-même.
C’est pourquoi il est capital de comprendre que notre philosophie s’éveille grâce à l’amour. Sans cette primauté de l’amour, il n’y aura plus de réalisme, il n’est plus possible de saisir ce qui est. Par le fait même, ce qui est séparé de l’amour, en dehors de l’amour, n’est jamais premier et ne dépassera jamais la dualité de la nature et de la personne. Seul l’amour nous permet de nous poser cette question fondamentale : « Y a-t-il une réalité antérieure à notre connaissance ? Et comment notre connaissance, dans ce qu’elle a de tout à fait premier, présupposant l’amour, peut-elle nous conduire à découvrir ce premier, en quelque sorte nous obliger à tout mettre en question pour découvrir le premier ? » Une telle interrogation n’est-elle pas analogue à la recherche de saint Thomas d’Aquin dans le De ente et essentia 25 ? Sans dévoiler encore l’existence de Dieu, il se pose en définitive cette question : « Si le monde existe et s’il n’existe pas de premier, ce monde est-il encore intelligible ? » C’est se poser l’hypothèse de l’existence d’un Être premier. Pour nous éveiller davantage à la recherche de l’Être premier, ne serait-il pas important aujourd’hui de soulever cette question : « Que devient un monde qui se construit sans premier, sans première Réalité dans l’ordre de l’être ? » Car si le premier demeure dans le mouvement et reste dans l’ordre de la nature ou de la personne, il ne s’agit pas véritablement d’un premier dans l’ordre de l’être et de la fin.
De fait, s’il n’existe pas de premier Être ( puisque si Dieu existe, il est nécessairement l’Être premier ), nous restons face à l’être relatif à un autre, toujours dépendant d’un autre. Par le fait même, la relation est première. Or, si la relation est première ( en ce sens qu’il n’y a pas de premier en dehors d’elle ), il n’y a donc pas de fondement, il n’y a plus que l’intelligence qui connaît cette relation et en vit. Nous en arrivons donc au primat de la connaissance sur la réalité, celle-ci n’étant intéressante que dans la mesure même où elle traduit, d’une façon ou d’une autre, la relation connue par notre intelligence. Par le fait même, nous acceptons que nous ne pouvons pas aller plus loin que la relation, d’où le primat des mathématiques sur toute autre connaissance. Or, si nous en arrivons au primat des mathématiques, si la relation devient première, nous sommes devant un monde qui devient nécessairement irrationnel. En effet, la relation ne peut pas être première dans l’ordre de l’être, elle présuppose toujours quelque chose qui soit antérieur à elle et qui soit son fondement. Si la relation est première, nous nous trouvons devant un être que nous réalisons nous-même, en sachant bien qu’il n’est pas premier, puisque nous en sommes la source, puisque nous le créons. Par conséquent, ou bien l’homme s’affirme premier et crée son monde de relations, sans s’interroger sur ce qu’il est lui-même dans son être, ou bien il affirme qu’il ne peut pas arriver à se connaître, que lui-même est inconnaissable, puisqu’il est au-delà de la relation et ne peut connaître que la relation.
Mais cela s’oppose à toute notre vie. De fait, nous cherchons toujours à connaître ce qu’est l’homme. C’est bien ce que nous avons essayé de développer, grâce à la recherche de la substance et de l’être-en-acte. Toute la philosophie est ordonnée à la connaissance de l’homme, de la personne humaine. Avec le primat de la relation et de la connaissance mathématique, la philosophie première elle-même disparaît. Faut-il alors accepter que nous ne connaissions plus l’homme et que nous ne cherchions plus à le connaître ? En réalité, n’est-ce pas contraire au désir fondamental de l’humanité, qui désire se connaître, savoir ce qu’est l’homme ? Une philosophie qui soit au-delà de la relation est donc nécessaire pour connaître l’homme. Et ce ne peut être que la philosophie de ce qui est en tant qu’être. En effet, ce qui est premier, en dehors de la relation, c’est ce qui est. La philosophie première analyse et cherche à connaître ce qui est. Elle découvre ce qui est dans ce qu’il a de tout à fait fondamental et premier : ce qui est dans son indépendance absolue, ce qui est dans sa propre substance. Et si cette substance est première, elle-même existe par elle-même, elle subsiste. Nous pouvons donc nous interroger : « Un être absolu dans son intelligibilité et dans son existence, n’est-il pas Dieu ? »
Cet Être premier n’est pas une réalité que nous constatons. S’il existe, il est l’Être nécessaire mais il échappe à notre constatation. Nous pouvons donc essayer de le saisir non pas par la raison ( qui reste dans la relation ), mais par l’amour. N’y a-t-il pas une voie d’accès à cet Être premier par l’amour ? C’est proprement le problème que nous nous posons. Nous ne pouvons pas saisir l’Être premier uniquement par l’intelligibilité et la raison. Nous ne pouvons le saisir qu’en dépassant cela et en nous appuyant sur ce qui est, sur ce qui est radical, au fondement même de toute la réalité. L’Être premier ne peut donc être atteint que par l’amour : l’amour qui, pour nous, est premier, manifeste ce qui est dans ce qu’il a de premier et nous conduit jusqu’à l’Être premier.
Nous pouvons donc comprendre ici que, dès le point de départ, la connaissance a besoin de l’amour et que, si elle se coupe de l’amour, elle devient stérile, se retournant sur elle-même pour acquérir une fausse indépendance et se ramenant à la raison. Au contraire, si elle accepte l’amour – ce qu’elle fait dans la mesure où elle reconnaît que le jugement d’existence « ceci est » ne peut être que grâce à la réalité existante et ne peut être gardé que grâce à l’amour ( puisque ce qui est implique nécessairement une capacité de nous attirer et de provoquer en nous un certain amour ) –, l’intelligence s’éveille comme intelligence. Dès le point de départ, l’intelligence ne peut naître et demeurer comme intelligence que grâce à l’amour ; et l’intelligence ne pourra atteindre vraiment son terme, c’est-à-dire découvrir l’existence de l’Être premier, qu’en demeurant dans l’amour. L’amour est au point de départ et au terme, gardien de l’exercice de l’intelligence dans toute sa pureté d’intelligence 26.
Cela, le thomisme scolastique semble bien l’avoir oublié, alors que saint Thomas souligne que, quand il s’agit des réalités supérieures à nous, c’est en les aimant que l’on peut le mieux les connaître. Aussi, il vaut mieux les aimer que les connaître 27. N’y a-t-il pas dès le point de départ une alliance secrète, profonde, entre l’intelligence et la volonté ? La pure recherche intellectuelle, qui se sépare de l’amour, risque toujours de tomber dans la stérilité rationnelle de la logique. L’amour empêche l’intelligence de glisser dans la raison, dans la logique. Il est gardien de l’intelligence. Dès le point de départ, il y a donc une sorte de nœud entre l’intelligence et la volonté, entre le jugement et l’amour. Et ce qui se trouve au point de départ se retrouve au terme de l’itinéraire philosophique. Ce nœud de l’amour et de la connaissance, de l’intelligence, n’est-il pas ce qui caractérise toute l’œuvre de saint Thomas, toute sa connaissance théologique sapientiale ?
Plus on connaît saint Thomas, plus on saisit que, pour lui, la distinction de l’intelligence et de la raison est une distinction capitale 28, profondément vécue et qui demeure à travers toute son œuvre. C’est peut-être même cette distinction qui lui a permis de passer du Commentaire des Sentences de Pierre Lombard à la Somme théologique. N’est-ce pas, en effet, son contact avec la philosophie d’Aristote qui lui a permis de découvrir ce qu’est l’intelligence, qui s’éveille en touchant la réalité dans le jugement « ceci est » et se développe d’une façon analogique parce qu’elle se développe à partir de l’amour et reste toujours liée à l’amour ? C’est ce qui permet à saint Thomas de distinguer d’une façon très nette la ratio et l’intellectus. De fait, saint Thomas a pu découvrir cette distinction grâce à la philosophie d’Aristote. Aristote distingue en effet le logismos, c’est-à-dire l’intelligence univoque, et le noûs, l’intelligence dans son aspect analogique. Cette distinction, il la fait à cause de la saisie des principes et des causes propres de la réalité existante. La raison comme raison ne peut jamais saisir un principe comme principe ; elle saisit la relation et en demeure dépendante, puisque l’universel est une relation de raison. L’intelligence, en revanche, dans sa fine pointe, grâce à la connaissance inductive, pénètre en profondeur et découvre les principes et les causes propres de ce qui est, l’ousia-substance et l’être-en-acte. Cette découverte des principes fait appel à une activité nouvelle de l’intelligence, une activité de l’intelligence attirée vers les principes, les sources cachées. Cela est propre à la pensée d’Aristote comparativement à celle de Platon. C’est peut-être même ce qui est le plus génial dans la pensée d’Aristote mais qui, la plupart du temps, a été perdu dans la lecture qu’on en a faite.
Pour saint Thomas, à la suite d’Aristote, l’analogie ne naît qu’avec une intelligence qui saisit les principes propres de ce qui est en tant qu’il est, ce qui est le plus radical dans ce qui est en tant qu’être, et non pas dans la connaissance univoque, générique. Et nous le disions, cela est particulièrement net quand on compare l’étude de saint Thomas sur les Sentences de Pierre Lombard et la Somme théologique, avec, entre deux, l’effort de la Summa contra Gentiles.
Cette distinction de la raison et de l’intelligence, puisée à la philosophie d’Aristote, permet à saint Thomas de montrer que la philosophie, dans ce qu’elle a de plus profond, en tant qu’elle saisit les principes propres de ce qui est en tant qu’être, est vraiment une sagesse qui atteint ce qui est ultime dans la réalité du point de vue de l’être. La philosophie, de ce point de vue, est donc le développement le plus profond de notre intelligence, alors que dans sa dimension rationnelle, logique, la connaissance humaine demeure fixée aux prédicables ( genre, différence spécifique, espèce, propre, accident ). La philosophie première est au niveau analogique, de l’intelligence comme intelligence. Ce qui est, en tant qu’il est, ne peut être atteint par la raison, au niveau univoque : « L’être n’est pas un genre 29. » La raison ne peut pas atteindre les transcendantaux, elle reste fixée à une logique démonstrative, qui définit et demeure dans les définitions 30. La connaissance philosophique de ce qui est en tant qu’être, elle, ne s’arrête pas aux définitions – aucune définition n’est philosophique –, mais elle atteint les principes, les causes : ce par quoi une réalité est. La distinction des différentes causes 31 ne se fait qu’au niveau de l’intelligence comme intelligence, et non pas au niveau de la raison. Elle caractérise la connaissance philosophique, spécialement en philosophie première, qui atteint toute chose sous le point de vue de l’être.
Très vite après saint Thomas, au xive siècle avec Duns Scot puis Occam, cette distinction entre l’intelligence et la raison a disparu. Pour Occam, l’intelligence n’a qu’une seule opération : elle « comprend ». C’est l’entendement que nous retrouvons chez Descartes : il y a une continuité d’Occam à Descartes de ce point de vue là. Et si les thomistes ont maintenu cette distinction, beaucoup n’ont pas su la maintenir pour toutes les causalités puisque, pour la recherche de la cause finale, ils ont affirmé qu’elle est saisie selon un mode métaphorique 32 et, par le fait même, ne peut pas nous donner une vraie connaissance scientifique de sagesse. Or, selon saint Thomas, à la suite d’Aristote, la sagesse est une vraie science 33, c’est-à-dire qu’elle est une vraie connaissance parfaite, par les causes. Loin de ne pas saisir de principe, elle est, au contraire, une connaissance plus profonde des causes au niveau de l’être et de l’esprit.
Beaucoup de thomistes ne saisissent plus la causalité finale au niveau analogique mais uniquement d’une manière métaphorique ; ils ne la cherchent plus pour elle-même, ce qui a provoqué, par le fait même, un terrible rétrécissement de la recherche théologique. En effet, si nous ne pouvons atteindre Dieu que par l’amour et si la finalité n’est que métaphorique, Dieu ne peut être atteint que métaphoriquement ! La recherche de l’existence de Dieu n’est donc plus scientifique, mais se fait par des voies successives, des approches successives qui essaient de garder la finalité… C’est pourquoi toutes les voies d’accès à la découverte de l’existence de Dieu, telles qu’elles sont exposées ordinairement dans le thomisme, ne sont pas exactement la pensée de saint Thomas. Il est donc utile de reprendre cela pour redécouvrir la pensée originale de saint Thomas sur ce problème très important.
Cf. Platon, République, II, 379 a 5 ; Aristote, Métaphysique [Mét.], A, 3, 983 b 29 ; B, 4, 1000 a 9 ; E, 1, 1026 a 19.
2Cf. Jean Paul II, Lettre encyclique Fides et ratio, en particulier n° 81-84 ; 97.
3Ex 3, 14 ; Jn 8, 24. 58.
4Cf. Mét., Γ, 2, 1004 b 17-18.
5La théologie chrétienne, elle, repose sur la foi qui nous permet d’affirmer immédiatement que Dieu existe. La foi nous donne en quelque sorte une expérience de Dieu, elle nous permet de toucher son existence. Dieu nous a parlé, il est venu au-devant de nous. « Yahvé dit à Abram : “Va-t’en de ton pays, de ta parenté et de la maison de ton père, vers le pays que je te montrerai. Je te ferai devenir une grande nation ; je te bénirai, je rendrai grand ton nom” » ( Gn 12, 1-2 ) ; « Le sixième mois, l’ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée, du nom de Nazareth, à une vierge fiancée à un homme du nom de Joseph, de la maison de David ; et le nom de la jeune fille était Marie » ( Lc 2, 26-27 ) ; « Après avoir, à bien des reprises et de bien des manières, parlé jadis à nos pères par les Prophètes, Dieu, en cette fin des jours, nous a parlé par le Fils, qu’il a établi héritier de toutes choses et par qui il a fait les mondes » ( He 1, 1-2 ).
6« La Sainte Église, notre Mère, tient et enseigne que Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine à partir des choses créées » ( 1 er Concile du Vatican, Const. dogm. Dei Filius ( 1870 ), in : H. Denziger, Symboles et définitions de la foi catholique, n° 3004, p. 678 ) ; « On sait dans quelle estime l’Église tient la raison humaine quant à sa capacité de démonter avec certitude l’existence du Dieu unique et personnel » ( Pie XII, Humani generis ( 1950 ), in : Id., n° 3892, p. 825 ) ; « Le saint Concile confesse que “Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine à partir des choses créées” ( cf. Ro 1, 20 ) » ( 2e Concile du Vatican, Const. dogm. Dei Verbum ( 1956 ), n° 6, in : Id., n° 4206, p. 903 ). Voir aussi Jean Paul II, Fides et Ratio ( 1998 ), en particulier n° 8-10 ; 22 ; 52-55 ; 80-84.
7« Le bonheur semble consister dans le repos, car nous ne quittons le repos qu’en vue de nous reposer, et nous ne combattons qu’en vue de vivre en paix » ( Éthique à Nicomaque [Éth. à Nic.], X, 7, 1177 b 4-6 ) ; « On se représente toujours les dieux comme possédant le vivre et par suite le fait d’être-en-acte ; et non le dormir, comme Endymion ! Or, pour le vivant, une fois ôté l’agir ( prattein ) et à plus forte raison le faire ( poïein ), que lui laisse-t-on d’autre que la contemplation ? Par conséquent, l’acte de Dieu ( tou théou energeia ), qui se distingue comme le plus heureux, ne saurait être que contemplatif. Et parmi les choses humaines, celle qui est la plus apparentée à celui-ci sera la plus heureuse » ( ibid., 8, 1178 b 18-23 ).
8« Il existe quelque chose qui meut sans être mû, éternel, substance et acte pur » ( op. cit., Λ, 7, 1072 a 24-26 ).
9Cf. tome I, p. 358-361.
10« Insipiens dixit en corde suo : “Non est Deus ” » ( Ps 14 ( 13 ), 1 ; cf. Ps 53 ( 52 ), 2 ).
11Notons bien que ce ne sont pas les philosophes qui nomment immédiatement Dieu, mais les traditions religieuses. Celles-ci, en parlant de Dieu, parlent de Celui qui est la Source de tout être, parce qu’il est l’Être premier.
12Cela s’impose d’autant plus si nous sommes croyant, sachant que notre intelligence est capable de faire cette démarche et que, si nous refusons à l’intelligence humaine la possibilité de découvrir l’existence de Dieu, nous refusons toute théologie scientifique et nous nous condamnons à rester dans une lecture symbolique et historique de l’Écriture.
13« Il doit exister un principe tel que sa substance soit acte » ( Mét., Λ, 6, 1071 b 20 ).
14« C’est de cette façon que meuvent le désirable et l’intelligible : ils meuvent sans être mûs » ( ibid., 1072 a 26-27 ) ; « À un tel principe sont suspendus le ciel et la nature » ( ibid., 1072 b 13-14 ) ; « Le “ce en vue de quoi” est soit pour quelqu’un, soit de quelqu’un. En ce dernier sens, il peut exister parmi les êtres immobiles, mais non au premier sens. Le “ce en vue de quoi” meut comme ce qui est aimé ; toutes les autres réalités meuvent par le fait d’être mues » ( ibid., 1072 b 2-4 ).
15« Il est une vie passée tout au long, telle que la meilleure qui, pour nous, ne dure qu’un bref moment. Il est éternellement ainsi ( pour nous c’est impossible ), puisque son acte est aussi joie […]. La pensée, celle qui est par soi, est la pensée de ce qui est le meilleur par soi ; et celle qui est pensée au plus haut point est pensée de ce qui est au plus haut point. Or l’intelligence se pense elle-même selon une saisie de l’intelligible. En effet, en touchant et en connaissant l’intelligible, l’intelligence devient intelligible, de sorte que l’intelligence et l’intelligible sont le même. Car l’intelligence est le réceptacle de l’intelligible et de la substance et en les possédant elle est en acte. C’est là ce que l’intelligence semble avoir de plus divin et la contemplation est ce qui est le plus agréable et le meilleur. Si donc cet état de bonheur, Dieu l’a toujours, comme nous par moments, cela est admirable. Et s’il l’a davantage, cela est plus admirable encore. Or c’est ainsi qu’il l’a » ( ibid., 1072 b 14-26 ) ; « [L’intelligence divine] se pense elle-même, puisqu’elle est ce qu’il y a de plus excellent et sa pensée est la pensée de la pensée » ( ibid., 9, 1074 b 33-35 ).
16Op. cit. ( 1827-1830 ), § 577, p. 374.
17Cf. tome I, p. 102-105 ; 107-110 ; 249-252.
18N’est-ce pas ce que l’on constate dans l’attitude actuelle qui fait des mathématiques un absolu, dans une extension à l’infini ?
19Cf. tome I, p. 34-35 ; p. 72 sq.
20Cf. tome I, p. 72-74 ; p. 358-361.
21Cf. tome I, p. 83 sq.
22« Vraiment, tu es un Dieu qui se cache, Dieu d’Israël, Sauveur ! » ( Is 45, 15 ) ; « Je te donnerai les trésors secrets et les richesses cachées, afin que tu saches que je suis Yahvé, qui t’appelle par ton nom, moi, le Dieu d’Israël » ( Is 45, 3 ).
23Cf. tome I, p. 83 sq.
24Cf. tome I, chapitre ii, p. 165 sq.
25Cf. infra, p. 49 sq.
26L’amour ne spécifie pas notre intelligence dans son exercice fondamental et premier mais l’enveloppe et la garde pour qu’elle s’exerce dans sa pureté. Cette première connaissance de ce qui est comme être n’est pas une connaissance affective, elle est intellectuelle : ni affective, ni rationnelle.
27Cf. III Sent., dist. 27, q. 1, a. 4 ; dist. 35, q. 1, a. 2 ; De Veritate, I, q. 22, a. 11 ; ST, I, q. 82, a. 3 ; I, q. 108, a. 6, ad 3 ; I-II, q. 66, a. 6 ; II-II, q. 23, a. 6, ad 1 ; II-II, q. 27, a. 4.
28Cf. notamment ST, I, q. 79, a. 8.
29Cf. Aristote, Mét., B, 3, 998 b 14 sq.
30Cf., ibid., Z, 4, 1029 b 14 : « La quiddité pour chacun, c’est ce qui est dit par soi ». « Il y a quiddité des réalités dont le logos est une définition » ( ibid., 1030 a 6-7 ).
31Cf. tome I, p. 37 sq. ; p. 242-243.
32Cf. tome I, p. 241-245.
33Cf. Aristote, Mét., A, 2, 982 a 4-6 ; Éth. à Nic., VI, 7, 1141 a 16-20. Saint Thomas, In XII libr. Met. Arist. Expos., I, lect. II, n° 36-51 ; Summa contra Gentiles ( CG ), I, 1 ; II, 4 ; ST, I, q. 1, a. 6 ; II-II, q. 45, a. 1, 2…
Saint Thomas a, sur cette question de la découverte de l’existence de Dieu par l’intelligence humaine, une position unique, très profonde et très originale. Étant donné son importance, il vaut la peine de nous y arrêter un peu, d’abord en relisant quelques grands textes de lui, puis en essayant de redécouvrir l’esprit de sa découverte de la façon la plus profonde possible.
Dans le prologue de son Commentaire sur l’Évangile de saint Jean, saint Thomas montre que l’on peut connaître Dieu de diverses façons, par des voies d’accès différentes. C’est ainsi que, commentant le verset d’Isaïe : « Je vis le Seigneur siégeant sur un trône sublime et élevé ; et toute la terre était remplie de sa majesté et ce qui était au-dessous de lui remplissait le Temple 2 », verset dont il affirme qu’il caractérise la contemplation de Jean, il expose les « quatre manières dont les philosophes anciens sont parvenus à la connaissance de Dieu 3 » : certains par l’autorité de Dieu qui, comme Seigneur, gouverne toutes choses vers leur fin ; d’autres par l’immutabilité et l’éternité de Dieu, qui échappe à tout changement et à toute variation ; d’autres encore – ce sont les platoniciens –, à partir de la dignité de Dieu lui-même, considérant que tout ce qui a l’être par participation se ramène à ce qu’est l’être même par son essence et se trouve ainsi « au sommet de tout » ; d’autres enfin, à partir de l’incompréhensibilité de la vérité, Dieu dépassant, comme Vérité première et suprême, la capacité de compréhension de toute intelligence d’une créature. Dans une grande vision de sagesse théologique au service de la parole de Dieu dans ce qu’elle a de plus profond, saint Thomas considère tout le labeur des philosophes dans la diversité de leur effort de connaissance de Dieu. Ne cherche-t-il pas à montrer ainsi comment la sagesse qui peut se développer à partir de la Révélation chrétienne éclaire en quelque sorte par le haut tout l’effort de l’intelligence humaine vers la sagesse ? Et pour lui, cet effort se résume d’une certaine façon dans ces quatre grandes orientations : Dieu est Celui qui, comme Père, gouverne toutes choses avec bonté vers leur fin ; il est Celui qui échappe à toutes les variations de l’univers et des opinions des hommes ; il a une noblesse incomparable, n’ayant rien en partage avec quiconque ; il est Celui qui échappe à tout ce que nous pouvons connaître de lui.
D’une certaine façon, ce regard de sagesse donne un sens ultime, avec magnanimité et souplesse, à l’effort que saint Thomas a entrepris très tôt et poursuivi tout au long de sa vie, de préciser comment notre intelligence est capable de s’élever par elle-même jusqu’à l’affirmation de l’existence de Dieu. De fait, pour saint Thomas, l’homme porte au plus intime de lui-même cette inquiétude, cette question, qui revient constamment : « Dieu existe-t-il ? L’homme peut-il par lui-même découvrir son existence et le connaître ? » Après la grande période des Pères de l’Église, saint Thomas a fait une œuvre théologique à partir de la foi, et non pas une œuvre philosophique. Et en théologien, il s’est posé cette question : l’intelligence humaine peut-elle par elle-même, c’est-à-dire sans la foi, découvrir l’existence d’un Être premier que les traditions religieuses appellent Dieu ?
C’est dans le De ente et essentia, écrit par le jeune Thomas d’Aquin sans doute à la fin de son enseignement à Paris comme bachelier sententiaire, que nous trouvons le premier moment de sa réflexion critique sur la relation entre l’intelligence humaine et l’affirmation de l’existence de Dieu. S’affranchissant des autorités, mais encore très dépendant de la position d’Avicenne, saint Thomas se demande « de quelle manière l’essence existe dans les substances séparées, à savoir dans l’âme, les intelligences [les anges] et la Cause première 4 ». Bien que ces substances séparées qui ne sont pas la Cause première ne soient pas composées de matière et de forme, « il n’est pas en elles une simplicité absolue, de telle sorte qu’elles soient Acte pur, mais elles ont un mélange de puissance 5 ». Voici comment saint Thomas développe ce point capital :
Tout ce qui n’appartient pas au contenu intelligible de l’essence ( non est de intellectu essentiae ) ou de la quiddité lui advient de l’extérieur ( est adveniens extra ) et fait une composition avec l’essence, parce qu’aucune essence ne peut être saisie par l’intelligence sans [les éléments] qui en sont les parties. Or, toute essence ou quiddité [d’une réalité] peut être saisie par l’intelligence sans que soit saisi quelque chose de l’esse [de cette réalité] ; je puis en effet saisir ce qu’est l’homme ou le phénix, et cependant ignorer s’ils existent dans la réalité ( an esse habeant in rerum natura ). Il est donc manifeste que l’esse est autre que l’essence ou la quiddité. À moins que peut-être il existe une réalité ( nisi forte sit aliqua res ) dont la quiddité soit son [propre] esse. Et cette réalité ne peut être qu’unique et première, parce qu’il est impossible qu’une pluralité soit introduite dans quelque chose autrement que par addition d’une différence […].
Or, si l’on pose une réalité qui soit seulement esse, de sorte que l’esse même soit subsistant, cet esse ne recevra pas l’addition d’une différence, parce qu’alors il ne serait plus esse seulement ( esse tantum ), mais esse et, en outre, une certaine forme […]. Il reste donc qu’une telle réalité, qui soit son [propre] esse, ne peut être qu’unique. Il faut donc qu’en toute réalité autre qu’elle, autre soit l’esse de celle-ci et autre sa quiddité, ou nature, ou forme. Il faut donc que dans les intelligences il y ait un esse en outre de la forme, et c’est pourquoi on a dit [ceci est une référence à la prop. 9 du De Causis] que l’intelligence est forme et esse 6.
La conclusion de ce raisonnement ne porte pas sur l’existence de Dieu mais démontre qu’en toute réalité autre que Celle ( si elle existe, évidemment ) dont la quiddité est son esse, la forme ( ou nature, ou quiddité ) est distincte de l’esse.
Saint Thomas poursuit en affirmant :
Or, tout ce qui convient à quelque chose, ou bien est causé par les principes de sa nature, comme le risible dans l’homme, ou bien advient [en vertu] de quelque principe extrinsèque, comme la lumière [advient] dans l’air par l’influence du soleil. Mais il ne peut se faire ( non potest esse ) que l’esse lui-même soit causé par la forme même ou la quiddité de la réalité – j’entends causé comme par une cause efficiente ; parce qu’ainsi une réalité serait cause d’elle-même ( causa suiipsius ) et une réalité se produirait elle-même dans l’esse, ce qui est impossible. Il faut donc que toute réalité telle que son esse est autre que sa nature, tienne l’esse d’un autre ( habeat esse ab alio ). Et parce que tout ce qui est par un autre ( per aliud ) se ramène à ce qui est par soi comme à [sa] cause première, il faut qu’il existe une réalité qui soit cause d’être pour toutes les réalités, du fait qu’elle-même est esse seulement ( esse tantum ), autrement on irait à l’infini dans les causes, puisque toute réalité qui n’est pas esse seulement a une cause de son esse, comme on l’a dit. Il est donc manifeste que l’intelligence est forme et esse et qu’elle tient l’esse de l’Ens premier qui est esse seulement ( esse habet a primo ente quod est esse tantum ) ; et cela c’est la Cause première qui est Dieu 7.
Si nous avons bien ici une argumentation positive pour manifester l’exigence de poser un Ens premier, une Cause première qui est Dieu, saint Thomas ne cherche cependant pas à exposer une démonstration de l’existence de Dieu. En effet, cette conclusion n’est pas le terme du raisonnement de saint Thomas. Il continue ainsi :
Or, tout ce qui reçoit quelque chose d’un autre est en puissance à son égard et ce qui est reçu en lui est son acte. Il faut donc que la quiddité elle-même ou la forme qui est l’intelligence soit en puissance à l’égard de l’esse qu’elle reçoit de Dieu, et cet esse est reçu par mode d’acte. Et ainsi la puissance et l’acte se trouvent dans les intelligences, mais non cependant la forme et la matière, si ce n’est de manière équivoque 8.
Il s’agit donc davantage d’une réflexion critique sur la complexité radicale des réalités créées et la simplicité de la Cause première, que d’une démonstration proprement dite de l’existence de l’Être premier. Les réalités créées sont complexes jusque dans leur être le plus intime : autre est leur quiddité ( leur essence ), autre leur esse. Cette complexité ne peut affecter la structure propre de l’être comme tel, de l’être en ce qu’il a ( si l’on peut dire ) de plus « lui-même » ; elle est caractéristique des réalités que nous expérimentons, que nous constatons. Si l’Être premier existe, il ne peut y avoir en lui cette complexité. Le De ente et essentia ne nous donne donc pas, comme telle, une « preuve » de l’existence de Dieu, mais expose déjà la découverte géniale que saint Thomas développera par la suite, en particulier dans la Somme théologique, à savoir que nous ne pouvons nous élever jusqu’à Dieu que grâce à la distinction de l’acte et de la puissance, c’est-à-dire par la causalité finale.
Ne sommes-nous pas, dans le De ente et essentia, en présence du fondement critique qui permettra l’élaboration des cinq voies de la Somme théologique ? Si, en effet, l’on n’a pas explicité la distinction de l’essence et de l’esse, on ne pourra jamais affirmer l’existence d’un Premier en qui l’esse soit l’essence. Or, nous découvrons cette distinction grâce à la métaphysique de l’acte et de la puissance 9. Une telle distinction permet sans doute de poser hypothétiquement l’existence d’un Être premier en qui esse et essence s’identifient. C’est bien, semble-t-il, ce que fait saint Thomas : « Si l’on pose une réalité qui soit seulement esse … » Saint Thomas ne démontre pas là l’existence de Dieu mais indique, du point de vue critique, que seule la découverte de l’être-en-acte, donc de la cause finale au niveau de l’être, permettra à notre intelligence de s’élever au-delà de toutes les réalités limitées dont nous avons l’expérience, pour affirmer l’existence d’une Réalité première, Acte pur, sans aucune potentialité.
Cette réflexion nous montre, par le fait même, que c’est en saisissant la limite des réalités existantes dont nous avons l’expérience ( limite dans leur être ), que notre intelligence est amenée à poursuivre sa recherche : puisque ces êtres ne peuvent être premiers, il faut qu’il en existe un autre qui soit premier. Sans la saisie de cette limite, l’intelligence ne pourrait pas s’interroger pour s’élever au-delà de ces réalités.
Comprenons bien que cette réflexion du jeune saint Thomas ne peut constituer par elle-même une véritable affirmation de l’existence d’un Être premier. En effet, nous ne connaissons véritablement la distinction réelle de l’essence et de l’esse dans les réalités que nous expérimentons, que si nous les regardons dans la lumière de l’Être premier, Celui qui est l’Ipsum esse subsistens, dont l’être est absolument simple. Avant d’avoir découvert l’Être premier, absolument simple dans son être, nous connaissons, certes, les réalités existantes comme composées, comme limitées dans leur acte d’être, dans leur esse ; mais nous ne savons pas jusqu’où va cette composition, cette division dans leur être, car leur limite ne constitue pas essentiellement leur être, elle est « autre » que leur être. Nous ne pouvons affirmer l’existence de l’Être premier qu’en nous servant de la causalité finale : ce qui est limité, en puissance, dépend de ce qui est en acte. Saint Thomas se servira donc de ce qu’il expose dans le De ente et essentia et le complétera, en montrant que seule la causalité finale permet de passer des réalités visibles, limitées, que nous constatons, à la Réalité invisible dont nous découvrons l’esse nécessaire.
Au début de la Somme théologique, qui est une œuvre théologique développée dans la lumière de la foi chrétienne et non pas une œuvre philosophique 10, saint Thomas, après avoir montré ce qu’est la doctrine sacrée 11, s’interroge sur la capacité de l’intelligence humaine à découvrir par elle-même l’existence de Dieu 12. En effet, pour celui qui se situe dans une perspective de foi, l’existence de Dieu est donnée immédiatement : « Je crois en un seul Dieu, Créateur du ciel et de la terre » – c’est le premier article du Symbole de la foi. Mais le développement d’une œuvre théologique réclame de se demander si notre intelligence humaine par elle-même, livrée à ses seules forces, est capable d’atteindre l’existence de Dieu. Si elle n’en était pas capable par elle-même, il n’y aurait pas de théologie mais la foi seule, une foi en la parole de Dieu, sans que nous puissions distinguer, dans le discours de Dieu pour nous, ce qui est dit métaphoriquement de ce qui est dit proprement, qui nous révèle qui il est et comment il vit. Ce n’est pas la même chose de dire « Dieu est mon abri 13 », « Dieu est ma forteresse 14 », et de dire « Dieu est sage 15 », « Dieu est le Créateur 16 », « Dieu gouverne tout comme Père 17 ». Seule une intelligence capable d’atteindre l’existence de Dieu peut faire ce discernement, et c’est la première chose que doit faire le théologien devant la parole de Dieu qu’il reçoit dans la foi.
De fait, si notre intelligence était incapable d’atteindre par elle-même l’existence de Dieu, elle ramènerait alors tout ce que nous savons par la foi à un point de vue purement humain. Au contraire, si l’intelligence humaine est capable d’atteindre par elle-même l’existence de Dieu, il lui est possible de se mettre au service de la foi sans diminuer le mystère révélé. C’est la raison pour laquelle saint Thomas commence la Somme théologique en montrant que notre intelligence n’est elle-même, dans sa propre finalité, qu’en tant qu’elle est pour Dieu. Notre intelligence comme intelligence est pour Dieu, parce qu’elle est capable de discerner que Dieu est l’Être premier et qu’il est le Créateur. Étant capable d’atteindre par elle-même l’existence de Dieu, il y a donc quelque chose dans notre intelligence qui est à l’image de Dieu 18, il y a une parenté entre notre intelligence et Dieu. Pour saint Thomas, le grand respect que nous devons à Dieu est de reconnaître que notre intelligence est faite pour lui. Le refuser est un manque complet de respect pour Dieu, parce que notre intelligence vient de Dieu et que la foi vient de Dieu 19.
C’est cette perspective critique de théologie sur la capacité de l’intelligence humaine à atteindre par elle-même l’existence de Dieu et, par là, à se mettre au service de la foi, qui est caractéristique de la fameuse question 2, An Deus sit, de la Prima pars de la Somme théologique. Et c’est ce souci de rigueur et de précision, développé grâce à sa formation à l’école d’Aristote, le Philosophe, qui caractérise saint Thomas et donne à sa théologie une qualité et profondeur uniques 20.
C’est dans cette lumière, en reprenant ce qu’il avait déjà affirmé dans le De ente et essentia, que saint Thomas soulignera que seule la découverte de l’être-en-acte comme ce qui est le plus parfait, le plus intelligible dans la réalité existante, nous permet de découvrir notre parenté avec Dieu.
Comprenons bien que la mission de saint Thomas, comme serviteur, a été de développer le caractère scientifique de la doctrina sacra et donc une véritable théologie sapientiale ; et dans la Somme théologique, il montre d’abord que cela est possible. Ayant précisé que la doctrina sacra est une science subalternée à la science des saints, c’est-à-dire à la vision béatifique, parce qu’elle dépend de la foi 21, saint Thomas se demande comment la foi peut se servir de la philosophie ou plutôt, comment la philosophie peut être mise au service de la foi : elle le peut dans la mesure où elle découvre que Dieu existe. Sans cela, nous tomberions dans le fidéisme, que l’Église condamne comme contraire à la foi chrétienne. La foi réclame que nous nous servions de notre intelligence parce que celle-ci est par elle-même capable d’atteindre Dieu. Dieu n’est pas un inconnu pour l’intelligence humaine : il est la Réalité suprême, le Créateur et le Père qui nous donne l’être et l’esprit.
Avant de commencer son œuvre de théologie scientifique, saint Thomas regarde donc la qualité de notre intelligence : l’intelligence humaine est-elle capax Dei, peut-elle atteindre Dieu ? Par là, il se situe dans la continuité des Pères de l’Église qui, tous, ont affirmé que l’intelligence humaine était capable d’affirmer l’existence de Dieu ( an sit Deus ) mais qu’elle n’était pas capable de saisir ce qu’est Dieu ( quid sit Deus ). Et l’effort propre de saint Thomas est, dans une position critique de théologien, de chercher à voir comment l’intelligence humaine peut atteindre l’existence de Dieu.
Dans le premier article de cette question, saint Thomas se demande si l’existence de Dieu est évidente 22. De fait, si cette affirmation était immédiatement évidente pour nous, celui qui nierait l’existence de Dieu serait un imbécile, puisqu’il refuserait une évidence. Or, saint Thomas rappelle ici que notre intelligence ne peut pas saisir directement l’existence de Dieu :
Quelque chose est connu par soi ( per se notum ) de deux manières : d’une part, en soi et non pas pour nous, d’autre part, en soi et pour nous. En effet, une proposition est connue par soi du fait que le prédicat est inclus dans la raison du sujet, par exemple que l’homme est un animal, car l’animal appartient à la raison d’homme. Si donc est connu de tous ce que sont le prédicat et le sujet, cette proposition sera connue par soi pour tous, comme cela est évident pour les premiers principes de la démonstration, dont les termes sont des choses communes que personne n’ignore, comme ce qui est et ce qui n’est pas, le tout et la partie, et d’autres choses semblables. Mais si, pour certains, ce que sont le prédicat et le sujet n’est pas connu, cette proposition sera certes connue par soi en elle-même, mais non cependant de ceux qui ignorent le prédicat et le sujet de la proposition. C’est pourquoi il arrive, comme le dit Boèce dans le livre De hebdomadibus, que certaines conceptions de l’esprit soient communes et connues par soi seulement pour les sages, par exemple que les incorporels ne sont pas dans un lieu.
Je dis donc que cette proposition : « Dieu est », est en elle-même connue par soi, parce que le prédicat est identique au sujet ; Dieu, en effet, est son être ( Deus est suum esse ), comme on le verra plus loin. Mais parce que nous, nous ne savons pas de Dieu ce qu’il est, elle n’est pas connue par soi pour nous mais a besoin d’être démontrée par des [choses qui sont] plus connues pour nous et moins connues par nature, à savoir par les effets 23.
Nous voyons donc la distinction très nette opérée par saint Thomas : si nous savions ce qu’est Dieu, son quid, l’affirmation « Dieu est » nous serait évidente. Mais si nous ne savons pas ce qu’est Dieu – et nous ne le savons pas parce que nous n’avons jamais expérimenté Dieu –, la proposition « Dieu est » n’est pas évidente pour nous. Elle est immédiatement évidente pour celui qui connaît ce qu’est Dieu, c’est-à-dire Dieu lui-même, mais n’est pas évidente pour l’homme qui n’a pas la connaissance de ce qu’est Dieu.
Saint Thomas se demande ensuite si l’existence de Dieu est démontrable 24. Il y a, en effet, deux espèces d’évidences : une évidence directe, immédiate, et une évidence par l’intermédiaire d’un raisonnement, d’une démonstration. La démonstration, en effet, nous conduit à avoir l’évidence d’une conclusion que nous n’aurions pas directement. Se demandant si l’exis tence de Dieu est démontrable, saint Thomas opère une distinction capitale entre deux types de démonstration : « l’une qui se fait par la cause, que l’on appelle propter quid […], l’autre qui se fait par l’effet, que l’on appelle démonstration quia 25. » La démonstration par la cause part de ce qui est premier, le plus intelligible en soi : elle déduit la conclusion à partir de la cause. La démonstration par l’effet remonte de l’existence de l’effet à l’existence de la cause : elle part de ce qui est premier pour nous, parce que plus facile à connaître et plus proche de notre expérience.
Pour saint Thomas, la découverte de l’existence de Dieu se fait par une démonstration à partir des effets. Il ne s’agit pas d’une déduction, puisque nous ne savons pas ce qu’est Dieu. L’affirmation de son existence n’est donc pas la conclusion d’une démonstration, elle est découverte, dévoilée : si nous connaissons certains effets qui ne s’expliquent pas par eux-mêmes, il faut nécessairement qu’existe quelque chose d’autre qui soit cause de ces effets, avant eux. Par exemple, si nous voyons une fumée dans la campagne en plein été, nous disons : « Il y a un feu. » Nous ne voyons pas le feu mais la fumée nous conduit à affirmer son existence. De même, si l’être humain existe en acte comme un être limité, nous disons : « Cet être ne s’explique pas par lui-même ; il faut donc qu’il existe un autre qui “l’explique”, qui en soit la cause. » Nous affirmons alors, à partir de l’effet, l’existence d’une cause qui nous échappe, que nous ne voyons pas. Puisque toutes les causes que nous constatons n’expliquent pas l’existence de cet effet, il existe donc nécessairement une autre cause, que nous ne voyons pas mais qui se manifeste à nous à travers cet effet. La distinction entre ces deux démonstrations ( que saint Thomas prend à Aristote ) est donc capitale.
La démonstration a priori, par la cause, se fait à partir de ce qu’est une réalité. Si nous savons ce qu’est un triangle, nous savons que la somme de ses angles est égale à deux droits – nous le démontrons à partir de la définition du triangle. Si nous savons ce qu’est l’homme, nous pouvons dire qu’il est capable de rire : nous le déduisons du fait que l’homme est un animal raisonnable. Si nous savions ce qu’est Dieu, nous saurions que l’existence est impliquée dans ce qu’il est. Mais nous n’avons pas de définition de Dieu, ni de concept de Dieu. Il n’y a donc pas de démonstration a priori de l’existence de Dieu. Saint Thomas montre là l’erreur de certains qui ont voulu prouver l’existence de Dieu en partant de sa définition ! Il n’y a pas de démonstration a priori de l’existence de Dieu mais il peut y en avoir une à partir des effets. Elle demeure donc une démonstration imparfaite : c’est une « voie d’accès », un chemin qui nous conduit, mais pas une preuve scientifique 26.
Comprenons bien ici la différence entre une démonstration à partir des effets et une induction 27. Dans la démonstration à partir des effets, nous nous servons d’un principe déjà découvert ; et à la lumière de ce principe, nous découvrons dans l’effet l’existence de la cause. Dans l’induction, nous partons de l’expérience, que nous prenons dans toute sa richesse et ses oppositions ( nous en avons même une lecture dialectique au sens aristotélicien ), et nous découvrons un principe grâce à l’interrogation ; c’est donc l’interrogation qui anime l’induction et la porte. La différence entre l’interrogation et le principe dont nous nous servons nous fait comprendre la différence entre l’induction et la démonstration à partir des effets. Celle-ci unit l’expérience et le principe et aboutit à une réalité et non pas à un principe. Elle nous fait découvrir une réalité existante, alors que l’induction nous conduit à un principe. Certes, la démonstration à partir des effets et l’induction partent toutes deux de l’expérience, donc du jugement d’existence. Mais l’induction analyse, elle est inventive, elle découvre et progresse : c’est l’intelligence pénétrante, dépassant le sensible et touchant ce qui est intelligible en premier lieu, grâce à l’interrogation. La démonstration à partir des effets est très proche de l’induction, parce qu’elle aussi découvre ; mais elle ne découvre pas un nouveau principe. Dieu n’est pas un nouveau principe : il est une Réalité existante, l’Être premier, Cause première de tout ce qui est.
C’est dans l’article 3 que saint Thomas nous donne cinq voies 28, cinq chemins pour atteindre l’existence de Dieu à partir de ses effets. Rappelons qu’il s’agit d’une position critique en théologie : sachant d’une part, par la foi, que Dieu existe, d’autre part que l’homme, doué d’intelligence, est créé à l’image de Dieu, nous précisons de quelle manière l’intelligence humaine peut s’élever par elle-même jusqu’à l’affirmation de l’existence de Dieu, en se servant de l’expérience que tous peuvent avoir et de principes métaphysiques qui permettent cette élévation, ce dépassement. La perspective de saint Thomas n’est donc pas du tout celle du philosophe. En théologien, saint Thomas montre que ce que la foi affirme à partir de l’Écriture, de la Tradition et de l’enseignement du magistère de l’Église – à savoir que nous pouvons découvrir l’existence de Dieu indépendamment de la foi – est vrai, est raisonnable, et propose cinq voies pour y parvenir. L’erreur constante de la scolastique thomiste a été de considérer cette étude de Thomas d’Aquin comme une découverte philosophique de l’existence de Dieu, alors qu’il s’agit d’une critique positive, au niveau théologique, qui montre le lien qui existe entre notre intelligence et l’affirmation « Dieu est ».
Cette réflexion de saint Thomas montre, et c’est son intérêt, que seule la connaissance de l’être nous permet d’atteindre l’existence de Dieu. Du point de vue critique, nous pouvons affirmer que l’être est le seul point de contact entre les réali tés dont nous avons l’expérience et Dieu. En effet, si Dieu existe, il est notre Créateur, source de notre être. Notre être ne s’explique pas par nous-même : nous avons une existence limitée, tout en existant en acte. Il y a donc en nous à la fois quelque chose d’actuel et une limite. Cette limite nous montre que « ce quelque chose d’actuel », notre existence, est reçue, qu’elle n’est pas de nous. Si elle était de nous, nous serions capable de supprimer cette limite. En réalité, cette limite vient de Celui qui nous communique notre exister. Du fait même que cette limite dans notre acte d’exister n’est pas de nous, il est nécessaire qu’il existe un Être premier qui, lui, n’est pas limité, et que ce soit à partir de lui que nous participions à l’existence.
Dans cette lumière, le génie de saint Thomas a été de résumer en un article toutes les recherches développées par les Pères de l’Église et les philosophes. Il a rassemblé toutes les voies d’accès à la découverte de l’existence de Dieu, tous les efforts de l’intelligence humaine pour s’élever jusqu’à Dieu, et les a unis par l’être et le principe de causalité finale : « Ce qui est limité, donc en puissance, dépend de ce qui est en acte. »
Par lui-même, le point de vue critique théologique ne prouve rien. Il montre comment les réalités existantes peuvent permettre à l’intelligence humaine, grâce à une philosophie première ayant découvert le principe de causalité finale au niveau de ce qui est en tant qu’être, de s’élever jusqu’à l’affirmation de l’existence de Dieu indépendamment de la foi. C’est parce que la scolastique n’a absolument pas compris cette perspective de saint Thomas qu’elle est une impasse et que nous ne pouvons pas y rester. En effet, la scolastique, d’une part, a confondu le niveau philosophique avec le niveau théologique ( donc la foi et l’intelligence ) ; d’autre part, en ne comprenant plus cette partie fondamentale à toute la Somme théologique de saint Thomas, elle a une lecture nécessairement faussée de toute l’œuvre qui repose sur ce fondement. Un des exemples de la méconnaissance de la perspective de saint Thomas par la scolastique est qu’un nombre incalculable de thèses ont été écrites sur cha cune des voies de saint Thomas. C’est une grave erreur car, justement, les cinq voies se tiennent, il est impossible de les séparer 29. De même qu’Aristote parle d’une induction synoptique de l’être-en-acte comme cause finale de ce qui est 30, de même les cinq voies de saint Thomas se tiennent en un seul article et il est impossible d’en séparer une des autres. Ces cinq voies sont une recherche. Elle montre par quels chemins notre intelligence peut passer pour s’élever à cette découverte. Aucun Père de l’Église n’a fait la synthèse de ces voies. Saint Thomas l’a faite en découvrant, grâce à la philosophie d’Aristote, que la cause finale est la cause des causes et unifie donc toutes les causalités, et que nous ne pouvons découvrir l’existence de Dieu que par son effet propre, l’exister, l’être. Si l’homme peut modifier sa physionomie, agir sur le devenir, l’être lui est donné et n’est pas en son pouvoir. Dieu, en créant, donne l’être. L’acte créateur se termine à l’être et non pas à la forme. C’est un être nouveau que Dieu crée et notre être possède son unité par notre âme. Dieu, en créant notre âme spirituelle, nous donne l’être. Les cinq voies explicitées par saint Thomas sont donc cinq manières différentes d’expliciter les limites de notre être ; et à partir de ces cinq manières d’expliciter nos limites ( donc notre potentialité dans l’être ), il pose l’existence d’un Être premier, Celui que nous appelons Dieu, grâce au principe de causalité finale.
Ce résumé que sont « les cinq voies » souligne de quelle manière la causalité finale est toujours présente : nous passons de l’existence de l’effet à l’affirmation de l’existence de la Cause première par la causalité finale. De fait, nous ne pouvons découvrir l’existence de Dieu que par la finalité, parce qu’elle est la cause des causes. Si Dieu est, il est la Cause première, ultime. Nous ne pouvons donc affirmer son existence que par la finalité liée à la cause matérielle, à la cause efficiente, à la cause formelle, à la cause exemplaire et en elle-même. À ces cinq voies, nous ne pouvons donc rien ajouter. Dans la perspective critique de saint Thomas, il y a donc cinq manières de partir de l’expérience pour arriver à l’affirmation : « Dieu est », en nous appuyant sur le principe de causalité finale au niveau de l’être : l’existence d’un être limité, en puissance, appelle l’existence d’un être-en-acte. Ces cinq points de départ, ces cinq expériences, saint Thomas les prend très universellement ( nous pourrions aujourd’hui les ramener à l’homme ). À partir de là, faisant appel au principe de causalité finale, il montre comment nous nous élevons à l’affirmation qu’il existe un Être premier.
Si l’on voit bien que cet article fait partie d’une question dont la perspective est critique et que les cinq voies sont réunies dans un seul article et sont donc inséparables les unes des autres, on découvre qu’il s’agit d’un petit chef-d’œuvre. Dieu est en quelque sorte « au centre » et, tout autour, saint Thomas ordonne les expériences qui peuvent nous conduire jusqu’à Dieu, en résumant tous les efforts des Pères de l’Église et des philosophes et en se servant d’un principe ( « ce qui est en puissance dépend de ce qui est en acte » ) pour conclure à l’existence d’une Réalité première que tous nomment Dieu.
Arrêtons-nous maintenant au corps de cet article.
Que Dieu est peut être prouvé par cinq voies
La première voie, la plus manifeste, est celle qui se prend du mouvement. Il est certain, en effet, et on le constate par le sens, que certaines choses sont mues dans ce monde. Or, tout ce qui est mû est mû par un autre. En effet, rien n’est mû que selon qu’il est en puissance à ce vers quoi il est mû ; mais quelque chose meut selon qu’il est en acte. En effet, mouvoir n’est rien d’autre que faire passer quelque chose de la puissance à l’acte ; or, quelque chose ne peut passer de la puissance à l’acte que par un être en acte, comme le chaud en acte, par exemple le feu, fait que le bois, qui est chaud en puissance, est chaud en acte et par là le meut et l’altère. Or, il n’est pas possible que la même chose soit en même temps en acte et en puissance sous le même rapport, mais seulement selon des rapports différents. En effet, ce qui est chaud en acte ne peut pas être en même temps chaud en puissance ; mais il est en même temps froid en puissance. Il est donc impossible que, sous le même rapport et de la même manière quelque chose soit moteur et mû ou qu’il se meuve lui-même. Il faut donc que ce qui est mû soit mû par un autre. Si donc ce par quoi il est mû est mû, il faut que lui aussi soit mû par un autre et celui-là par un autre. Or ici, on ne peut pas procéder à l’infini parce qu’ainsi il n’existerait pas de premier moteur et, par conséquent, aucun autre moteur, puisque les moteurs seconds ne meuvent que par le fait qu’ils sont mus par le premier moteur, comme le bâton ne meut que par le fait qu’il est mû par la main. Il est donc nécessaire de venir à un premier moteur qui n’est mû par personne, et cela, tous le comprennent Dieu.
Dès cette première voie, saint Thomas fait explicitement appel à la distinction de l’être-en-puissance et de l’être-en-acte, donc à la découverte de la finalité au niveau de ce qui est en tant qu’il est. C’est par là que la philosophie première est présente ; et nous regardons en même temps ce qui est toujours saisi par notre expérience : les réalités mues. De fait, toutes nos expériences atteignent des réalités qui sont dans le mouvement.
Cette première voie, quoique puisée à la philosophie d’Aristote, n’a jamais été formulée ainsi par lui. Saint Thomas, au niveau critique, éclaire une expérience courante ( celle de ce qui est mû ) à la lumière du principe de causalité finale saisi grâce à la philosophie première. Du point de vue de l’être, ce qui est mû est en puissance. Il est donc mû par un autre, il est relatif à un autre. Celui-ci est donc en acte. Mais il peut être lui-même en acte grâce à un autre qui l’a mû. Lui aussi est alors mû par un autre, et celui-ci par un autre… Nous ne pouvons cepen dant pas remonter ainsi à l’infini : cette affirmation se situe sur le plan critique, elle signifie que ce qui est en acte peut dépendre d’un autre mais pas nécessairement. Comprenons bien : puisque l’être-en-acte ne dépend pas de l’être-en-puissance, il est premier. L’imparfait dépend du parfait, mais le parfait ne dépend pas de l’imparfait, il se tient par lui-même. S’il est en acte, il ne dépend pas de la puissance. Il peut en dépendre dans les réalités dont nous avons l’expérience, qui ne sont jamais l’acte parfait, pur ; pour nous, ce qui est en acte est en même temps en puissance, et parce qu’il est en puissance il dépend d’un autre. Mais il n’est pas nécessaire que ce qui est en acte dépende de la puissance, puisque l’être-en-acte comme tel est premier. Il n’est donc pas nécessaire de remonter à l’infini. Il s’agit bien d’un axiome critique qui dépend simplement du fait que l’acte est premier. Ce qui est mû réclame donc quelque chose qui ne soit pas mû. Le monde physique fait appel à un être qui ne soit pas mû.
Cette première voie n’est intelligible que si nous avons saisi du point de vue de la philosophie première que l’être-en-acte est premier ; car, du point de vue de l’expérience en elle-même, on peut remonter à l’infini, rien n’empêche que ce qui meut soit lui-même mû. Ce qui l’empêche, c’est que l’intelligibilité de l’être-en-acte n’est pas dépendante de l’être-en-puissance. Le « on ne peut pas remonter à l’infini » est contenu dans la connaissance de l’être-en-acte.
Cette première voie ne conclut donc pas d’une façon absolue : elle montre que le mouvement est toujours second dans l’ordre de l’être, il n’est jamais premier. L’univers physique serait donc inintelligible si Dieu n’existait pas. On ne peut pas séparer cette première voie des autres parce qu’elle ne conclut qu’à l’impossibilité : si nous refusions qu’il y ait un premier Acte, au-delà du devenir, nous serions dans l’inintelligibilité.
La deuxième voie est à partir de la raison de cause efficiente. Nous trouvons, en effet, qu’il existe dans les réalités sensibles un ordre des causes efficientes. Cependant, on ne trouve pas, et il n’est pas possible, que quelque chose soit cause efficiente de soi-même ; parce qu’ainsi il serait antérieur à lui-même, ce qui est impossible. Or, il n’est pas possible que dans les causes efficientes on procède à l’infini. Parce que, dans toutes les causes efficientes ordonnées, le premier est cause de l’intermédiaire et l’intermédiaire est cause de l’ultime, que les intermédiaires soient multiples ou un seulement. Or, la cause ayant été supprimée, l’effet est supprimé ; donc, s’il n’existait pas de premier dans les causes efficientes, il n’y aurait ni ultime ni intermédiaire. Mais si on procédait à l’infini dans les causes efficientes, il n’existerait pas de première cause efficiente, et ainsi il n’y aurait ni effet ultime ni causes efficientes intermédiaires, ce qui est évidemment faux. Il est donc nécessaire de poser une première cause efficiente, que tous nomment Dieu.
« La deuxième voie est à partir de la raison de cause efficiente. » Cette affirmation a troublé toute la scolastique car on a voulu, à partir de là, prouver l’existence de Dieu par la cause efficiente. Or, saint Thomas parle de la raison de cause efficiente ( ratio causae efficientis ), c’est-à-dire de son intelligibilité profonde, ce qui fait appel à un ordre : « Nous trouvons en effet qu’il existe dans les réalités sensibles un ordre des causes efficientes. » La cause efficiente est prise ici au niveau de l’expérience et non pas comme ce qui nous permet d’affirmer que Dieu est. De même que la première voie se prend du mouvement, mais ce n’est pas le mouvement qui donne la « preuve » de l’existence de Dieu, de même la deuxième voie se prend de la cause efficiente, mais ce n’est pas la cause efficiente qui nous conduit à la découverte de l’existence de Dieu. C’est en partant de la cause efficiente, et en constatant un ordre des causes efficientes, que nous pouvons remonter jusqu’à l’affirmation de l’existence de Dieu. Le point de départ est la constatation, que tout le monde peut faire, qu’il existe un ordre dans les causes efficientes. Par exemple, quand nous prenons nos lunettes qui sont posées sur la table pour les mettre, il y a un ordre des causes efficientes. Et ce qui commande cet ordre, c’est que nous avons l’intention de prendre nos lunettes et de les mettre. Dans tous les mouvements que nous faisons, il existe un ordre dans les causes efficientes. Nous nous en apercevons négativement au moment d’une paralysie. Si notre bras est subitement paralysé ( cela peut arriver ), nous voyons alors combien tout est ordonné dans le vivant ; le manque nous manifeste qu’il existe un ordre dans les causes efficientes. Nous faisons un mouvement avec notre bras si nous avons l’intention de le faire. Il y a donc un premier moment : la volonté de faire un mouvement, et nous nous servons de tout ce qui est nécessaire pour aboutir à ce mouvement. Mais quand notre bras est paralysé, nous disons : « Quelque chose arrête, je ne peux plus m’en servir. » Il y a donc à un moment donné une coupure, un arrêt : est-ce notre bras, est-ce notre main ? Cela va-t-il plus loin ? Il y a un ordre dans les causes efficientes, nous le constatons. Or, l’ordre appelle un premier à partir duquel tout est ordonné. Il est impossible de concevoir un ordre sans l’existence d’un premier.
Cette deuxième voie, comme la première, raisonne donc par l’impossibilité. Mais l’impossibilité ne prouve rien ; saint Thomas montre simplement que si on prétendait qu’on peut remonter à l’infini, ce qui est maintenant ne serait pas. Or, ce qui est maintenant, nous le constatons : il est. Il existe donc un premier. C’est un raisonnement par l’impossibilité qui montre que l’acte, comme tel, ne dépend pas de la puissance et qu’on ne peut donc pas remonter à l’infini. Cela ne prouve rien mais « déblaie le terrain », ce qui se comprend du point de vue critique. Si nous prétendions qu’on peut remonter à l’infini, il n’y aurait plus rien d’intelligible. L’intelligibilité des causes secondes montre donc que Dieu est présent à tout ce qui est, comme premier et cause ultime de tout ordre.
La troisième voie se prend du possible et du nécessaire et elle est telle : nous trouvons, en effet, dans les réalités, certaines qui peuvent être et ne pas être…
Ici, nous ne regardons plus le devenir ni le vivant, mais le jugement qui porte sur « ceci est », « ceci n’est pas ».
En effet, certaines sont engendrées et corrompues et, par conséquent peuvent être et ne pas être. Or, il est impossible que toutes les réalités qui sont soient telles [c’est-à-dire existent comme pouvant ne pas être], parce que ce qui peut ne pas être, à un moment n’est pas.
Ce qui peut ne pas être porte en lui une négation, ce qui fait que, nécessairement, dans le temps il est possible qu’une fois il ne soit pas ; autrement, il serait nécessaire.
Si donc toutes les réalités peuvent ne pas être, à un moment donné rien ne fut dans les réalités. Mais si cela est vrai, même maintenant rien ne serait, parce que ce qui n’est pas ne commence d’être que par quelque chose qui est ; si donc rien ne fut être, il fut impossible que quelque chose commençât d’être et ainsi maintenant rien ne serait, ce qui est évidemment faux. Donc, tous les êtres ne sont pas des possibles ; mais il faut que quelque chose soit nécessaire dans les réalités. Or, tout nécessaire, ou bien tient d’ailleurs la cause de sa nécessité ou bien non. Or, il n’est pas possible que l’on procède à l’infini dans les réalités nécessaires qui ont une cause de leur nécessité, de même que dans les causes efficientes, comme on l’a prouvé. Il est donc nécessaire de poser quelque chose qui est nécessaire par soi, n’ayant pas de cause de nécessité d’ailleurs, mais qui est cause de nécessité pour les autres, que tous appellent Dieu.
Dans cette voie, la plus « verticale », saint Thomas montre que ce qui est nécessaire, c’est-à-dire l’acte ( toute nécessité repose sur l’acte ), doit exister séparément et avant ce qui est dépendant d’un autre, avant ce qui peut ne pas être. Il s’agit donc de l’antériorité dans le temps de l’acte sur la puissance. Aristote le précise : l’acte est antérieur à la puissance selon l’intelligibilité et selon le temps 31. Il est impossible que ce qui peut ne pas être existe seul ; il est impossible qu’il n’y ait que du possible, parce que le possible n’est que par l’acte. Il est toujours second, jamais premier. Il porte donc en lui-même la nécessité qu’existe un acte avant lui. Le possible étant ordonné à l’acte, l’imparfait au parfait, il est impensable qu’il n’y ait que du possible. Par lui-même le possible postule le nécessaire. Du point de vue de l’être, le possible est témoin d’un acte qui est avant lui. Il est toujours second, toujours complexe, il porte en lui-même une dépendance au nécessaire.
Saint Thomas se sert ici encore de l’axiome : « On ne peut pas remonter à l’infini. » Du point de vue critique, cela montre que l’intelligibilité du possible présuppose l’acte ; remonter à l’infini n’avance à rien. Il faut toujours en arriver à l’affirmation que ce qui est possible ne passe à l’acte que grâce à un autre, grâce à l’acte antérieur à lui.
Pour bien comprendre cette troisième voie, il suffit de réfléchir du point de vue philosophique sur ce qu’est le possible 32. Le possible mendie son être de l’acte, mais le cache par sa possibilité même. Il faut donc lire dans le possible l’acte ; dans le possible, l’acte existe à l’état « embryonnaire », à l’état « imparfait ». Le possible est un acte imparfait, il doit devenir, il appelle l’être, le nécessaire. L’acte est le nécessaire, comme tel, il possède cette nécessité.
La quatrième voie se prend des degrés qu’on trouve dans les réalités.
Nous pouvons dire : ce cheval est bon, ce chien est bon, cet homme est bon… Il y a une diversité. Où la bonté est-elle le mieux réalisée, dans le cheval, dans le chien ou dans l’homme ? Certains préfèrent le cheval à l’homme, d’autres le chien dont la bonté peut se manifester à nous plus que celle des hommes. « Tout homme est menteur », dit l’Écriture 33, tandis que tout chien n’est pas menteur !
On trouve en effet dans les réalités quelque chose qui est plus ou moins bon, et vrai, et noble et ainsi des autres choses du même genre.
Cette constatation part d’un exemple déjà très élaboré : le plus et le moins dans les qualités que notre intelligence liée aux sensations peut découvrir. C’est une constatation mais ce n’est pas une expérience aussi directe que celle de ce qui est mû.
Mais le plus et le moins sont dits de réalités diverses selon qu’elles s’approchent de diverses manières de quelque chose qui est au maximum…
Pour pouvoir parler du plus ou moins bon, nous avons en nous la connaissance d’une mesure de la bonté.
Ainsi le plus chaud, qui s’approche davantage du chaud au maximum. Il existe donc quelque chose qui est le plus vrai, le meilleur, le plus noble, et par conséquent, être au maximum, car les réalités qui sont vraies au maximum sont être au maximum, comme il est dit dans le livre II de la Métaphysique 34.
Beaucoup de commentateurs ont dit que cette quatrième voie est platonicienne. Or, c’est justement ici que saint Thomas cite Aristote ! Dans les autres voies, qui sont beaucoup plus aristotéliciennes, Aristote n’est pas cité ; si on a lu Aristote, on le saisit tout de suite et il est inutile de le citer. Mais ici, parce qu’on est tenté de se référer à Platon qui met en lumière la cause exemplaire, saint Thomas cite Aristote…
Or, ce qui est dit maxime tale dans un genre quelconque est cause de toutes les réalités qui sont de ce genre ; ainsi le feu, qui est chaud au maximum, est cause de toutes les réalités chaudes, comme il est dit dans le même livre 35. Il existe donc quelque chose qui, pour toutes les réalités existantes, est cause d’être et de bonté et de toute perfection, et cela nous le disons Dieu.
La quatrième voie procède donc par la causalité exemplaire unie à l’être, et c’est ce qui la sépare du platonisme, alors que son point de départ en est proche. En « ajoutant » l’être, saint Thomas est aristotélicien. C’est ce passage du maxime tale à l’être qui est important et montre le caractère aristotélicien de cette voie. Nous partons du jugement d’existence, qui permet de montrer comment ce qui est souverainement bon est souverainement être. Platon en resterait au « souverainement bon », alors qu’Aristote affirme que le souverainement bon, ainsi que le souverainement vrai, est souverainement être.
Cela encore montre que nous sommes dans l’ordre critique du point de vue théologique. Nous essayons de comprendre dans une perspective nouvelle, celle de la sagesse, le plus et le moins que nous constatons dans les qualités transcendantales, c’est-à-dire celles qui n’impliquent aucune imperfection. Et dans ces qualités qui n’impliquent aucune imperfection, nous pouvons passer du souverainement bon au souverainement être ; nous dépassons alors la cause exemplaire pour rejoindre la fin, l’être-en-acte. « Ce qui est dit maxime tale dans un genre quelconque est cause de toutes les réalités qui sont de ce genre » : le premier dans l’ordre d’une qualité transcendantale, donc existante, s’identifiant à l’être, comme, par exemple, le bon, est cause de tout ce qui est après lui. Nous passons du premier, du maxime tale, à la cause.
Cette quatrième voie n’a plus recours à l’infini. C’est la réalité elle-même, la qualité elle-même, qui est souverainement telle, maxime tale, qui existe et qui est cause. L’intelligence, décou vrant l’ordre du plus et du moins dans les qualités transcendantales ( qualités qui n’impliquent aucune imperfection en elles-mêmes ), pose qu’elles impliquent un maxime tale. Puisqu’il y a un ordre, il y a un maxime tale. Ce maxime tale existe et il est Dieu. Nous partons donc de la qualité, mais de la qualité existante et impliquant un ordre. C’est l’ordre dans les qualités existantes, cet ordre existant, qui nous manifeste qu’il existe un premier, Dieu. D’une certaine façon, cette quatrième voie est donc plus simple, mais d’autre part elle est particulièrement complexe : c’est le passage de la causalité exemplaire à la causalité finale, qui est toujours particulièrement difficile à saisir.
Enfin, la cinquième voie remonte à Dieu par le gouvernement des choses ( ex gubernatione rerum ). Nous voyons, en effet, que certaines choses qui sont privées de connaissance, par exemple les corps naturels, opèrent à cause d’une fin. Ce qui apparaît du fait que, toujours ou très fréquemment, ils opèrent de la même manière, de telle sorte qu’ils obtiennent ce qui est le meilleur. C’est pourquoi il est évident que ce n’est pas par hasard mais par une intention qu’ils parviennent à la fin. Or, les choses qui n’ont pas de connaissance ne tendent vers la fin que si elles sont dirigées par quelqu’un qui est en acte de connaissance et d’intelligence ( cognoscente et intelligente ), comme la flèche par l’archer. Donc, il existe quelque chose d’intelligent par qui toutes les réalités naturelles sont ordonnées à la fin. Et cela, nous l’appelons Dieu.
Ici, c’est nettement la fin constatée dans les réalités qui nous permet de poser un premier. Nous sommes obligés de reconnaître qu’il existe un ordre dynamique dans les réalités existantes et que cet ordre implique une fin. La constatation qu’il existe une fin dans les réalités est le point de départ. Nous ne pouvons pas dire que tout arrive par hasard. Cette cinquième voie touche la paternité de Dieu. Tout est gouverné vers une fin dans le monde physique ; nous découvrons donc par là qu’il existe un être intelligent, un Père. Le monde n’est pas simplement créé, il est maintenu dans l’existence en vue d’une fin. Il y a en lui quelque chose qui le dépasse, le « en vue de quoi », ce qui permet de poser un premier. Cette cinquième voie n’utilise pas non plus l’axiome de non-régression à l’infini : nous sommes immédiatement en face de la fin par l’intelligence. C’est la voie la plus directe. Alors que la première était la plus connaturelle à nous, celle-ci est la plus directe.
Comprenons donc que dans ces cinq voies, saint Thomas précise cinq points de départ que nous découvrons par l’expérience. Il illumine ces expériences par le principe de causalité finale : « Ce qui est en puissance dépend de ce qui est en acte », selon cinq modalités différentes. C’est ce qui le conduit à poser la nécessité de l’existence d’un premier en acte, Celui que tous nomment Dieu. Cette démonstration à partir des effets part de l’expérience, éclaire celle-ci par le principe de finalité dans l’ordre de l’être et conclut sur l’existence d’un Être premier. Puisque nous sommes partis d’une réalité existante, nous arrivons à une Réalité existante. Nous affirmons que les réalités existantes limitées exigent nécessairement l’existence d’un premier. Nous ne posons pas un principe mais l’existence d’un premier être, d’une Réalité existante première.
Essayons de bien expliciter la structure de ces voies. Toutes partent de l’expérience, plus précisément du jugement d’existence inclus dans l’expérience : l’expérience de ce qui est mû ( notre expérience de la réalité physique est l’expérience de quelque chose qui est mû ) ; l’expérience de l’ordre dans les causes efficientes ; l’expérience du nécessaire et du possible, des réalités corruptibles ; l’expérience des degrés dans les choses, le plus et le moins, l’expérience des qualités ; l’expérience d’un devenir en vue d’une fin.
D’autre part, puisqu’il s’agit d’une démonstration à partir des effets, nous ne pouvons nous servir que d’un principe déjà connu. Dans la première voie, nous le formulons en précisant que « tout ce qui est mû est mû par un autre ». Cela est évident en fonction de la priorité de l’acte sur la puissance ; tout ce qui est mû est toujours en puissance, du fait même qu’il est mû. C’est parce que nous avons une potentialité que nous sommes vulnérable, influençable, capable d’être mû par un autre qui est en acte. Dès la première voie, saint Thomas fait donc appel à la priorité de l’acte sur la puissance. Et il utilise ce principe de causalité finale selon cinq modalités. La plus simple est celle du devenir. Puis, l’ordre existant dans les causes efficientes dépend de la priorité de l’être-en-acte sur l’être-en-puissance. La troisième modalité du principe de causalité finale montre que le possible dépend du nécessaire. L’expérience du plus et du moins implique qu’il existe un premier qui, lui, soit cause de tout le reste ( quatrième modalité de ce principe de causalité finale ). Enfin, dans la cinquième voie, la primauté de l’acte sur la puissance s’exprime par l’ordre vers la fin des réalités qui ne répondent pas de cet ordre par elles-mêmes parce qu’elles n’ont pas d’intelligence.
Les trois premières voies ajoutent l’axiome de non-régression à l’infini, qui explicite d’une façon négative que, dès que nous utilisons un principe, nous utilisons quelque chose qui est premier ; on ne peut donc pas remonter à l’infini. Ajouté pour satisfaire notre intelligence, il est inutile dans les deux dernières voies parce qu’elles font immédiatement appel à un premier.
Les expériences dont partent ces cinq voies portent toutes sur des réalités existantes dans lesquelles l’acte est lié à la puissance. Nous n’avons aucune expérience de l’acte séparé, pur. Tout ce que nous expérimentons est en acte ; mais cet acte est dans des réalités en puissance. Nous ne touchons que des réalités existantes limitées et nous saisissons l’acte dans la puissance selon cinq modalités : le devenir, l’ordre dans les causes efficientes, le possible, le plus et le moins, l’appétit de la fin. Il faut souligner que nous ne partons pas du possible, mais de ce qui est, puisque le jugement d’existence est présent de cinq manières. Et saint Thomas se sert de la Métaphysique d’Aristote. Il ne le mentionne que pour la quatrième voie mais, de fait, toutes les voies font appel au principe de causalité finale découvert par Aristote : « Ce qui est en puissance dépend de ce qui est en acte. »
D’une certaine manière, seule la cinquième voie conclut sur l’existence d’un premier Être intelligent, donc d’une Personne première. Les quatre premières concluent sur l’existence d’un premier Être immobile, d’un Vivant premier, d’un Être nécessaire, d’un Être en qui la qualité est première, absolue. Seule la cinquième voie est parfaitement satisfaisante pour l’intelligence dans sa recherche de la sagesse. Et si la recherche de saint Thomas est commandée par la cause finale, elle assume toutes les causes : la cause finale liée à la cause matérielle ( première voie ), la cause finale liée à la cause efficiente ( deuxième voie ), la cause finale liée à la cause formelle ( troisième voie ), la cause finale liée à ce qui est le plus qualitatif, la cause exemplaire, mesure ( quatrième voie ), et la cause finale en elle-même ( cinquième voie ). C’est toujours la causalité finale : elle peut se donner à nous à travers la causalité matérielle, à travers la causalité efficiente, à travers la causalité formelle, à travers la causalité exemplaire ou en elle-même. Il y a bien cinq voies, mais elles sont une par la cause finale. Seule celle-ci permet de passer des réalités existantes dont nous avons l’expérience à l’Acte pur. De ce point de vue, il est extraordinaire de voir la manière dont saint Thomas montre toutes les possibilités pour l’intelligence humaine de remonter jusqu’à l’affirmation de l’existence de Dieu. Il n’y en a qu’une qui revient constamment : la découverte de la priorité de l’acte sur la puissance. C’est donc vraiment la priorité de l’acte sur la puissance qui permet à l’intelligence de poser l’existence d’un Être premier.
Si ces cinq voies se situent dans un point de vue critique, comme nous l’avons souligné, saint Thomas y précise ce qui est engagé dans toute démonstration de l’existence de Dieu à partir des effets : l’expérience des réalités existantes et la causalité finale au niveau de ce qui est en tant qu’il est, c’est-à-dire le primat de l’être-en-acte sur l’être-en-puissance. En saisissant cela, nous saisissons la synthèse extraordinaire opérée par saint Thomas de toutes les recherches élaborées avant lui. Par là, saint Thomas montre aussi qu’une autre voie est impossible. La causalité étant saisie à travers les cinq causes, on ne peut en ajouter une sixième… Seule la cause finale est efficace pour nous élever jusqu’à la découverte de l’existence de Dieu. Mais parce qu’elle est la cause des causes, nous la découvrons à travers les autres causalités. Parce qu’elle est cause des causes, nous pouvons la regarder en elle-même et en tant qu’elle est liée à chacune des autres causes. Il est facile de le comprendre dès que nous avons saisi la priorité de l’être-en-acte sur l’être-en-puissance.
Ces cinq voies, données dans un seul article, se tiennent et sont nécessaires pour aboutir à la découverte de l’existence d’un premier Être intelligent, donc d’une Personne capable de créer dans la sagesse, c’est-à-dire dans la vérité et dans l’amour. La première voie, en elle-même, aboutit simplement à un premier être immobile, au-delà du monde physique. Elle signifie qu’un monde purement physique serait inintelligible. Il faut sortir de ce monde du mouvement, il n’y a pas de premier dans le mouvement, dans ce qui est mû. Ce qui est mû est toujours second et il faut le dépasser pour trouver un premier. De même, l’ordre dans les causes efficientes n’est jamais premier. Ce qui est possible et non nécessaire n’est jamais premier : il n’y a pas de premier dans le monde des possibles. Il n’y a pas de premier dans le plus et le moins qualitatif. Il n’y a pas de premier dans ce qui n’a pas la connaissance ; le premier dans l’ordre de l’être réclame l’intelligence parce que l’être est acte. L’intelligence est première et l’être-en-puissance est témoin de l’existence d’un Être premier intelligent.
Vues dans cette perspective critique, ces cinq voies de saint Thomas sont extrêmement intelligentes. On a donc tout brouillé en oubliant qu’elles sont d’ordre critique en théologie et en en faisant des voies philosophiques.
Nous avons essayé de montrer l’importance des voies d’accès à la découverte de l’existence de Dieu données par saint Thomas dans la Somme théologique, leur diversité et leur unité. Mais comment pouvons-nous les repenser au niveau philosophique ? De quelle manière pouvons-nous en garder l’esprit tout en découvrant un itinéraire proprement philosophique, ce qui nous semble capital aujourd’hui ?
Historiquement, le problème de l’existence de Dieu s’est posé très vite en philosophie grecque, en raison des traditions religieuses et des mythes. Ceux-ci sont porteurs de quelque chose de notre quête de l’au-delà. La philosophie de Platon montre bien le dépassement du rationnel, du logos, par le mythe. Lorsque le logos touche sa limite, on exprime la réalité par un symbole et par un mythe, une histoire. Et pour Aristote, « celui qui aime le mythe est d’une certaine manière philosophe ; en effet, le mythe est un assemblage de merveilleux et suscite l’étonnement 36 ». Cependant, la sagesse n’est pas mythique. Ce n’est que si la philosophie n’est plus ce qu’elle doit être, si elle n’est plus une sagesse et se veut purement rationnelle, que le mythe risque de s’imposer pour exprimer tout ce qui est « au-delà » du rationnel. Le mythe peut donc conduire à la sagesse ou prétendre la remplacer. Quand il la remplace, il risque alors d’être mensonger et d’entretenir le mensonge ; quand il conduit à la sagesse, il éveille, comme quelque chose d’humain qui conduit au divin. En effet, le mythe est une connaissance très humaine. Il sera dépassé par la connaissance analogique, par la sagesse, mais non pas par la connaissance univoque, rationnelle.
Lorsqu’il s’agit de Dieu ou de l’âme, la connaissance que nous en avons est d’abord mythique. Cette connaissance mythique est porteuse d’une interrogation : « Ces mythes valent-ils la peine d’être regardés ? Expriment-ils quelque chose de réel, de vrai ? » C’est bien la première façon dont le problème s’est posé pour la recherche de l’existence de Dieu chez les philosophes grecs.
Parce que le mot « Dieu » ( comme le mot « âme » ) vient d’abord des traditions religieuses et des mythes, il suscite des réactions affectives souvent violentes. Pourquoi certains sont-ils acharnés pour dire que l’âme n’existe pas ? Pourquoi sont-ils acharnés pour dire que Dieu n’existe pas ? Parce qu’il y a chez eux la plupart du temps un a priori anti-religieux ; ces mots, parce qu’ils ne viennent pas directement d’une philosophie mais d’une tradition religieuse, sont chargés d’un grand poids affectif. De fait, les traditions religieuses sont antérieures à la philosophie : elles sont un humus, un terrain religieux contemporain de l’homme. C’est pourquoi toutes les ruptures profondes sont d’abord religieuses 37. La laïcité elle-même, entendue comme refus de l’attitude religieuse, provient toujours d’un a priori affectif.
La plupart du temps, la négation de l’existence de Dieu n’est donc pas intellectuelle mais affective ; l’idéologie, la dialectique, vient ensuite pour rationaliser, fortifier la position, mais le point de départ est anti-religieux et naît souvent d’expériences douloureuses. Une jeunesse triste, le malheur de parents, la mort d’amis proches ou de parents suscitent une révolte, et l’on dit : « Si Dieu existe, il est bon ; il ne peut pas faire cela… » Thomas d’Aquin déjà montrait que c’est ce raisonnement qui est un obstacle majeur à la découverte de l’existence de Dieu 38. On dit : « Si Dieu existe, il ne peut être qu’infiniment bon. Or, dans sa conduite sur moi comme individu, il ne m’apparaît pas infiniment bon. S’il était infiniment bon, il ne ferait pas cela. On n’enlève pas une mère à des enfants encore jeunes, on n’enlève pas le père qui est le soutien de famille et qui permet à la famille de vivre… » Des raisonnements comme celui-ci reposent sur une blessure, une souffrance. C’est pourquoi il est très important de rappeler que le mot « Dieu » et le mot « âme » viennent en premier lieu de traditions religieuses, cela pour identifier la charge affective qu’ils véhiculent. La distinction et la relation des traditions religieuses et de la philosophie est donc un point essentiel, qui a été au cœur de la philosophie grecque.
Le problème se pose aussi pour le philosophe face à l’homme croyant. Nous rencontrons concrètement des personnes qui croient en Dieu et qui vivent d’ailleurs des convictions religieuses différentes : musulmans, juifs, chrétiens de diverses confessions… En philosophe, nous pouvons donc nous poser la question : « Ce Dieu que les croyants adorent existe-t-il ? Pouvons-nous montrer qu’il existe ? » Cette interrogation, saint Thomas se l’est posée dans le Contra Gentiles. Cette œuvre a sans doute été un pivot pour lui, elle lui a permis de mieux formuler la réflexion critique de la Somme théologique, d’autant plus nécessaire que nous vivons avec des personnes qui nient et d’autres qui affirment l’existence de Dieu et sont croyants. De fait, la foi ne suffit pas. Pour parler correctement aux hommes, croyants ou incroyants, sans les blesser, il faut comprendre que notre intelligence est capable de découvrir la nécessité d’affirmer que Dieu est, qu’elle est profondément faite pour cela. L’affirmation « Dieu est » est intelligente. Dieu, c’est-à-dire l’Être premier qui ne dépend de rien, qui est, notre intelligence est capable par elle-même de le découvrir, de s’élever jusqu’à lui.
Ne devons-nous donc pas avoir le courage de nous poser vraiment la question : « Notre intelligence, dont nous saisissons l’existence en nous-même, est-elle capable d’affirmer que Dieu existe ? » Toute la philosophie est faite pour découvrir ce qu’est notre intelligence et pour comprendre que notre vie personnelle est une vie de l’intelligence et de la volonté, une vie de lumière et d’amour. Cela exige de préciser quels sont les rapports entre l’intelligence et la volonté, ce qui est un problème crucial et constant dans la mesure où il permet, comme nous l’avons souligné 39, de distinguer l’intelligence et la raison, et non pas de les confondre. De fait, le développement philosophique est celui de l’intelligence comme intelligence, alors que le développement mathématique est celui de l’intelligence en tant que rationnelle. La philosophie peut atteindre la sagesse, les mathématiques ne le peuvent jamais. C’est pourquoi, un monde entièrement mathématisé quitte progressivement Dieu et ne regarde plus que l’homme et tout ce que l’homme peut faire et développer.
La question de l’existence de Dieu se pose donc dès que notre intelligence s’éveille en profondeur. Au-delà du contexte religieux, il y a cette recherche intellectuelle de la vérité. D’où vient notre intelligence et pourquoi est-elle « faite » ? Peut-elle chercher Dieu, si Dieu existe ? Non seulement nous pouvons nous poser cette question mais c’est notre devoir, puisque, autour de nous, des hommes croient et d’autres ne croient pas. Or, nous ne pouvons pas rester dans l’opinion, nous ne pouvons pas engager toute notre vie sur le témoignage d’un autre, nous devons trouver par nous-même la solution. Dieu existe-t-il ou non ? Pouvons-nous dépasser l’influence de notre milieu et découvrir radicalement la dépendance de notre intelligence à l’égard de Dieu ?
De fait, la découverte de l’existence de Dieu est la « montée » la plus grande que notre intelligence puisse faire. Quitter le monde des réalités qui sont à notre dimension, qui font notre milieu terrestre, dépasser les êtres limités, est une montée extraordinaire. Le monde humain est limité, même si nous essayons de nous persuader qu’il est illimité, infini. Certes, le monde physique est infini en puissance, dans sa potentialité. Et du point de vue de la vie ( et non pas du point de vue de l’être ), l’intentionnalité rationnelle et l’intentionnalité affective sont infinies.
Il est capital de comprendre que l’infini a joué un rôle très important et a été source d’une terrible confusion dans l’histoire de la philosophie. En effet, si pour Thomas d’Aquin, la première manière d’exister de Dieu est la simplicité : Deus est omnino simplex 40, il est tout à fait simple, pour Duns Scot, au contraire, le premier attribut de Dieu est l’infini 41. Il s’agit d’un regard sur Dieu tout différent, car l’infini est négatif. Nous n’avons pas de concept d’infini. L’infini, ce qui est sans limites, nous le posons dans un jugement négatif. Nous n’en avons donc aucune intelligibilité. Nous croyons en avoir une en mathématiques, parce que l’intelligibilité mathématique assume la négation, mais nous n’en avons pas d’intelligibilité propre. En effet, l’être par lui-même n’est pas infini. Par lui-même, il est intelligible et déterminé. Tout être, du fait qu’il est, est déterminé, qu’il le soit à la manière dont Dieu est déterminé ( il est tout à fait simple ) ou à la manière dont l’homme est déterminé ( il a la nature humaine ). Tout être existant est déterminé, parce que l’être est substance et acte.
Il est très important de comprendre ce mouvement qui a consisté, chez les théologiens du xive siècle, à faire de l’infini le premier attribut de Dieu. Dire cela, c’est accepter que nous ne pouvons plus le contempler puisque la négation est première. Et cela a eu comme conséquence que, dans la philosophie de Descartes et dans toute la pensée moderne, la question de Dieu est absorbée par l’infini. L’intelligence fait alors appel à l’imagination qui est intentionnellement infinie, en ce sens que nous pouvons toujours aller plus loin, nous pouvons toujours en ajouter, nous cherchons toujours à repousser les limites. Imaginativement « nous en ajoutons toujours », mais nous ne saisissons pas par là l’infini de l’être. L’infini intentionnel de la négation n’est pas l’infini de Dieu.
Si nous affirmons en premier lieu que Dieu est infini, notre intelligence demeure donc dans l’impossibilité de l’atteindre parce qu’elle ne peut pas concevoir l’infini. Mais si nous découvrons Dieu comme l’Être premier, nous pouvons avoir sur lui un jugement d’existence, affirmer qu’Il est et qu’il est tout à fait simple. C’est ce que saint Thomas souligne dans ses voies quand il montre la relation qui existe entre ce que nous atteignons par l’expérience dans un jugement d’existence ( « ceci est » ), et l’affirmation ultime : il existe un Être premier, au-delà de tout devenir, Acte pur. Pour saint Thomas, nous ne découvrons pas l’existence de Dieu par l’infini. C’est par l’être et la finalité que nous nous élevons jusqu’à Dieu et que nous affirmons qu’il est Acte pur et « pensée de la pensée ». Notre intelligence est alors devant une Réalité existante, elle n’est pas perdue. En revanche, en face de l’infini, notre intelligence est perdue, errante. Nous n’avons jamais rencontré l’infini mais nous l’imaginons ; « Dieu » devient alors une hallucination.
En philosophie, nous pouvons dire que le problème de l’existence de Dieu se pose de deux façons : d’une part, du point de vue de la connaissance pratique et affective ; d’autre part du point de vue de l’être et de l’éveil de l’intelligence théorétique.
Du point de vue pratique, l’expérience de l’amour d’amitié pose le problème de l’existence de Dieu. En effet, nous pou vons nous demander si l’ami est notre vraie fin, si l’ami est l’absolu pour nous ou s’il existe quelqu’un d’autre au-delà de lui. L’ami est-il notre fin dernière, ultime ? Cette manière de poser le problème est importante dans le contexte de la phénoménologie, qui se situe entre la morale et la recherche spéculative avec le problème des valeurs.
Comprenons bien : un très bon ami est tout pour nous. C’est notre ami. Il nous aide à nous poser cette question : « Cet ami que j’aime est-il vraiment ma fin ? Est-ce mon unique fin, ma fin ultime, ou est-il le témoin d’un autre Ami, caché, “souterrain”, mais existant réellement, un autre Ami qui serait pour moi l’ami parfait, la Personne existante parfaite ? » Par l’amour d’amitié, le problème de l’existence de Dieu se pose donc avec une grande acuité. L’ami est-il notre tout ou est-il un témoin de Dieu pour nous ? Et puisque l’ami peut se poser le même problème, nous sommes deux à nous poser la question. Nous avons donc une intelligence supérieure, notre intelligence s’accroît avec l’intelligence de l’ami 42 ! Nous « profitons » de l’intelligence de l’ami et tout va plus vite, tout s’ouvre davantage. Nous sommes deux à nous poser cette question : « L’amitié d’un autre, d’un homme, d’une femme, suffit-elle à mon cœur, à ma volonté, ou exige-t-elle de dépasser l’ami pour découvrir l’Unique ? » Dans l’ordre de l’amour, nous pouvons avoir des nostalgies : nous sentons que notre cœur est fait pour aimer une personne et l’aimer dans sa totalité, non pas partiellement. Mais la question se pose d’une façon très spéciale avec l’amour d’amitié, parce qu’il y a une nouvelle objectivité, un réalisme nouveau, dans ce don très particulier, ce don personnel fait à notre ami. L’amour éveille notre intelligence et, avec notre ami, nous voulons être vrai. Être vrai consiste ici à nous demander si la personne de notre ami est vraiment notre tout, si elle peut l’être, ou si elle est témoin « d’autre chose ». L’amour d’amitié exige la vérité et éveille notre intelligence pour rester dans la vérité à l’égard de notre ami. C’est impératif. Si nous ne le faisons pas, nous manquons à l’amitié, nous nous sabordons. Et cela doit être réciproque. Les deux amis doivent se poser la même question. Étant donné que l’amour d’amitié est une relation personnelle, il exige de se demander : « Y a-t-il une relation personnelle plus intime et plus profonde que mon intelligence peut découvrir, que mon cœur peut découvrir, avec un Autre ? »
Du point de vue spéculatif, la vie intellectuelle conduit à la recherche de ce qui est. C’est ce qui pose ce problème avec beaucoup d’acuité : « Existe-t-il un Être premier ? » Ce qui est se limite-t-il à toutes les réalités dont nous avons l’expérience, ou bien existe-t-il un Être premier, au-delà de toutes les réalités que nous expérimentons ? Cette question est capitale pour la recherche de la vérité car, si Dieu existe, chercher à le connaître est le bien le plus profond de notre intelligence capable du vrai.
Il y a donc en quelque sorte deux pistes, deux orientations : l’une par l’amitié, l’autre par le point de vue de l’être. Ces deux voies sont distinctes, mais toutes deux se développent grâce à la causalité finale et non pas par la causalité efficiente. En effet, du point de vue de la causalité efficiente, il n’y a pas d’autre premier que le vivant. Le vivant se meut et, en tant que vivant, il est d’un égoïsme forcené, il domine dans l’immanence de son se movere ! C’est pourquoi nous ne pouvons pas poser le problème de Dieu du point de vue de la vie. C’est ce que signifie l’affirmation d’Aristote selon laquelle l’âme est entelecheia 43. Le vivant doit sortir de lui-même pour toucher un premier. Il est très important de le comprendre, parce qu’on veut aujourd’hui découvrir Dieu par l’immanence. Or, cela est impossible, il faut dépasser l’immanence et toucher la causalité finale.
De fait, il n’y a de premier que du côté de la cause finale, ce que nous pouvons aborder par deux voies : celle de l’amour d’amitié ( l’éthique ), et celle de l’être ( la philosophie première ). L’ami et l’être-en-acte sont pour nous les deux possibilités d’atteindre l’existence de Dieu. Évidemment, le point de vue éthique seul, isolé du point de vue métaphysique, n’aboutirait pas. C’est le lien entre ces deux aspects qui nous permettra de nous élever jusqu’à la découverte de l’existence de Dieu.
De fait, on peut dire qu’il n’y a que deux portes de sortie de l’immanence : l’expérience de l’amour d’amitié, de la personne de l’ami ; et le jugement d’existence « ceci est », qui doit nous conduire, dans l’analyse de ce qui est, jusqu’à la découverte de la cause finale de ce qui est en tant qu’il est, de ce en vue de quoi ce-qui-est est, l’être-en-acte.
Si vraiment il n’y a pas d’autre voie que celles-là, il est nécessaire pour nous de commencer par déblayer le terrain ! La phénoménologie, si elle se situe entre ces deux voies, ne peut cependant nous permettre d’atteindre l’existence de Dieu, parce qu’elle implique un repliement de l’intelligence rationnelle sur elle-même, particulièrement dans la connaissance mathématique. Nous l’avons déjà souligné, les mathématiques sont le domaine royal de la raison ; mais seule l’intelligence comme intelligence ( et non plus comme raison ), c’est-à-dire l’intelligence dans ce qu’elle a de plus subtil et de plus elle-même, atteint ce qui est. L’être mathématique est une relation de raison fabriquée par l’intelligence humaine ( l’intelligence dans son mode humain rationnel ), il n’est pas l’être-en-acte. Et si les mathématiques sont la fille aînée de la raison, la philosophie première ne revendique pas ce droit d’aînesse. En effet, l’intelligence comme intelligence accepte d’être seconde, relative à ce qui est. En philosophie première, nous reconnaissons donc que l’être passe devant, que nous n’avons jamais fini de connaître ce qui est. Et c’est parce que l’être mesure notre intelligence que nous pouvons nous poser la question : « Existe-t-il un Être premier ? » Nous connais sons beaucoup de réalités, des réalités existantes plus ou moins parfaites, et nous nous posons la question : « Existe-t-il un Être premier, un être qui ne soit qu’être, qui ne soit qu’acte, en qui il n’y ait pas de puissance, de potentialité ? »
La question est donc beaucoup plus forte, plus pénétrante du point de vue de la philosophie première que du point de vue éthique, et c’est grâce à cette interrogation que l’éthique prend une nouvelle dimension. Quand nous avons atteint l’ami, si notre philosophie première est en acte, nous nous posons nécessairement la question : « Mon ami est-il l’Être premier ? » L’ami est notre fin, mais est-il notre fin dernière ? Dans ce qu’il est, pourra-t-il nous satisfaire pleinement ? Si notre cœur humain peut trouver une certaine plénitude par et dans l’ami, en va-t-il de même pour notre intelligence ? Non, car l’ami n’est pas l’être parfait. S’il l’était, nous dépendrions de lui dans notre être. Or, nous sommes autre que lui et il doit nous respecter. Nous comprenons cela tout de suite dans l’amour d’amitié, si nous sommes lucide, si nous ne laissons pas notre cœur s’emballer, faire taire notre intelligence et se lier à l’imaginaire. Si un ami peut satisfaire le cœur de son ami, il ne satisfait pas l’homme qui est en lui, il ne le satisfait pas du point de vue de l’intelligence capable de ce qui est. L’ami ne peut jamais satisfaire entièrement l’intelligence de son ami. Du point de vue de la philosophie première, nous voyons donc que l’ami ne peut pas être la fin dernière. Si nous avons un cœur fait pour aimer, il est rare que l’intelligence et le cœur s’harmonisent parfaitement… L’intelligence a ses exigences, qu’il ne faut surtout pas refouler. Seule la sagesse, en nous conduisant à la découverte et à la contemplation de Dieu, pourra nous permettre d’unir pleinement les exigences de la connaissance et celles de l’amour.
Il est important pour nous aujourd’hui d’unir l’intelligence et la volonté lorsqu’il s’agit de découvrir le premier, l’Être premier, Dieu. Certaines philosophies modernes, en particulier la phénoménologie, ont fait une mixture des deux et ont voulu découvrir Dieu dans cette mixture. Mais ne faut-il pas bien distinguer, revenir au caractère propre de chacune de ces deux voies pour voir ensuite comment les unir ?
L’interrogation : « Existe-t-il un Être premier, une Personne première ? » est donc la grande question de l’intelligence humaine capable de saisir ce qu’est l’amitié et ce qu’est l’être. Elle s’éveille à partir de ces deux voies d’accès, qui doivent se réunir, et elle apparaît comme la question la plus importante de toute la philosophie. Toute la philosophie est faite pour la résoudre, sachant que la science moderne ne le peut pas parce qu’elle ne touche pas l’être ni la fin de l’homme. Par la science, l’homme est capable de réaliser de nouvelles relations. Mais si Dieu existe, il n’est pas dans la relation. Il ne peut être que premier dans l’ordre de l’être et non pas dans la relation, les déterminations qualitatives ou l’immanence de la vie. Si Dieu existe, il ne peut être que l’Être premier ; il n’est donc pas dans la forme, dans la qualité ni dans la relation, puisque la relation et la qualité présupposent toujours quelque chose d’autre, elles ne sont pas premières dans l’ordre de l’être.
Nous avons découvert que la substance est première, comme principe et cause selon la forme de ce qui est et que l’être-en-acte est premier, comme principe et cause finale de ce qui est. Ces deux découvertes se font par une analyse. L’être est substance et l’être est acte ; il n’est pas substance ou acte. Et Dieu, s’il existe, transcende, dépasse ce que nous atteignons dans l’analyse de la substance et de l’être-en-acte. Notre intelligence capable d’atteindre ce qui est, capable de découvrir la substance et l’être-en-acte, peut affirmer que, si Dieu existe, il est au-delà de l’être–en-acte tel qu’il nous est donné dans notre être personnel, dans notre manière d’être. Nous pouvons dire : « J’existe, je suis ». Notre être est donc en acte, mais il est limité. Cette limite de notre être ne vient pas de nous. Si elle venait de nous, nous pourrions la nier, la dépasser. Or, nous ne le pouvons pas : dans l’ordre de l’être, nous sommes tel que nous sommes. Nous avons des qualités, mais nous sommes limité, ce que nous saisissons nettement du fait que nous avons à côté de nous quelqu’un qui, lui aussi, existe. Du point de vue de l’existence, celui qui est à côté de nous n’est pas la cause de notre être. Nous ne dépendons pas de lui dans notre être. Nous pouvons dire : « Je suis autre que lui et lui est autre que moi ; nous sommes donc limités l’un et l’autre dans notre être. » Nous avons foncièrement une autonomie dans notre être, mais elle est limitée parce que nous ne sommes pas ce que nous voulons. Nous sommes antérieur à ce que nous voulons et il y a en nous un être qui peut se modifier mais qui reste toujours le même. Nous sommes modifié par nos relations, par nos activités, mais nous ne sommes pas ce que nous voulons, ce qui peut faire notre tourment.
Il est donc capital de découvrir à la fois notre autonomie et notre limite. Nous ressentons cela avec acuité en philosophie première, car nous voyons que, s’il y a en nous un principe d’autonomie, notre âme, celle-ci est source d’opérations qui nous perfectionnent, qui nous ordonnent vers notre fin mais qui ne changent pas notre être. Notre être foncier n’est pas changé par nos opérations : il reste avec ce désir d’autonomie et ces limites qui s’imposent à nous. La philosophie première, avec la découverte de l’être-en-acte, nous montre qu’il y a en nous acte et puissance : nous ne sommes pas un être nécessaire.
Nous devons donc réfléchir sur les dimensions de notre personne pour en découvrir à la fois la grandeur et les limites du point de vue de l’être. Ayant découvert la distinction de l’être-en-acte et de l’être-en-puissance, nous pouvons saisir comment l’être-en-acte se réalise en nous. Nous avons vu qu’il se réalise concrètement dans l’autonomie de notre être, dans la recherche de la vérité, dans l’amour d’amitié, dans la prudence de celui qui peut s’organiser, dans l’activité artistique de l’homme capable de réaliser quelque chose, dans le conditionnement corporel 44. Mais en même temps, nous sommes terriblement limité et nous nous interrogeons : « Existe-t-il un Être premier, puisque cet être réalisé en moi, mais aussi dans mon voisin, ne dépend pas de moi ? Il est mien et cependant limité. » Du fait même qu’il est et qu’il est limité, notre être dépend nécessairement d’un autre, il n’est pas premier. Il est en acte mais ne domine pas son acte. De fait, nous pouvons disparaître, des êtres très chers disparaissent, et nous ne pouvons rien pour eux, ils nous échappent. Du point de vue de la philosophie première, l’être-en-acte qui est en nous et qui est limité exige qu’il y ait un être antérieur à nous du point de vue de l’être. Cela est inscrit dans l’intelligibilité même de notre être, en acte et limité. La limite ne provient pas de notre acte et notre acte ne provient pas de notre limite ; donc, puisqu’il est, il dépend d’un autre qui, lui, est capable d’unir cet acte à notre limite.
D’une certaine manière, nous redécouvrons là l’esprit des cinq voies de Thomas d’Aquin. Certes, nous pouvons ne pas regarder cela, nous placer uniquement du point de vue de la vie et dire : « Ce qui m’intéresse, c’est ma liberté. » Mais si nous voulons aller plus loin, nous pouvons nous interroger fondamentalement ainsi : « Ma limite dans mon être actuel, n’exige-t–elle pas que je pose un Être premier ? » Si nous voulons aller le plus loin possible, connaître ce qui est au-delà de nous, au–delà de nos expériences vitales, nous en arrivons à cette interrogation et à cette découverte.
Parce que la recherche de l’existence de l’Être premier est très difficile, cette interrogation peut paraître complètement abstraite à certains. N’est-ce pas la raison pour laquelle ils évitent de s’interroger de cette manière, en prétextant que c’est un raisonnement logique ? Nous ne sommes pourtant pas au niveau logique ; la logique n’a pas besoin de Dieu et celui qui est purement logique n’a pas besoin de Dieu, il ne quitte pas le rationnel. C’est pour bien comprendre que cette démarche est pratique et existentielle, et non pas logique, que nous pouvons faire appel à l’expérience de l’amour d’amitié. Cela nous semble très important, surtout à notre époque où, très facilement, on confond la philosophie première et la logique.
L’amour d’amitié réclame toute la morale mais il est au-delà de la morale. Cette expérience touche toute notre personne et a un caractère ultime du point de vue existentiel. Aussi, devant un problème très difficile du point de vue philosophique, nous nous appuyons sur le secours de l’ami. Si nous le faisons spontanément pour des choses matérielles, et constamment du point de vue pratique, nous pouvons le faire d’autant plus quand il s’agit de cette question très délicate et très profonde. En effet, nous savons qu’à deux nous arrivons à accomplir des choses que nous n’arrivons pas à faire seul. Dès que la difficulté est grande, nous en appelons à notre ami qui est un autre nous-même et qui peut donc décupler nos forces. En face de ce problème très délicat : découvrir l’au-delà de notre existence que nous ne pouvons pas saisir directement, nous faisons appel à notre ami. L’ami, que nous aimons comme notre bien, est pour nous celui en qui nous pouvons nous reposer. C’est en tant qu’il est notre bien, qu’il nous dépasse et nous finalise, que nous pouvons nous reposer en l’ami. Se reposer en son ami n’est pas perdre son temps, parce qu’il est notre fin et nous permet donc d’être plus nous-même.
Nous pouvons donc poser ce problème : « Notre amitié n’est-elle pas la voie royale pour découvrir l’existence de l’Être premier ? » En effet, elle nous permet d’avoir l’expérience la plus parfaite de l’homme. Grâce à l’amitié, nous ne restons pas dans l’homme abstrait : dans l’ami, il est une réalité singulière qui existe et qui est notre fin. Mais l’ami n’est pas que notre ami : il existe dans son individualité qui est elle-même limitée. Et il en va de même dans l’expérience que notre ami a de nous. Cela est d’ailleurs source d’une grande souffrance. Parce que nous nous aimons vraiment, nous voudrions être l’un pour l’autre des amis parfaits : l’ami veut être pour son ami un bien parfait, un bien absolu. Or, nous ne le sommes pas. Nous sommes donc deux à constater de la manière la plus forte, dans le choix amical, la limite de l’être humain, de « l’être à l’homme », de « l’être à l’ami » 45. L’ami n’est pas l’être parfait, il n’est pas le bien parfait. Cette constatation est réciproque et fait partie du réalisme de l’amour d’amitié. Le danger est toujours d’idéaliser notre ami. Mais si l’ami a un peu de bon sens, il n’aime pas être idéalisé ; en effet, dans la mesure où on l’idéalise, ce n’est plus lui, parce qu’il se sait limité. Le véritable amour d’amitié permet donc de dire : « Je ne cherche pas à trouver en toi ce qui n’est pas toi, ce qui revient à Celui dont tu dépends. Ton être existant, qui te donne ton autonomie et ton visage, est limité, il dépend d’un autre ; ce désir de trouver en toi la perfection provient d’un désir que j’ai de trouver le Bien absolu. » L’ami n’est-il donc pas pour nous le témoin de ce Bien absolu, premier ?
La recherche de l’Être premier et l’expérience de l’amour d’amitié se rejoignent donc. D’un côté, nous cherchons l’Être premier ; de l’autre, l’Amour, le Bien premier. Les deux doivent se joindre pour que, de fait, le premier que nous posons soit l’Être premier et le Bien parfait, qui implique l’intelligence, la vérité et l’amour.
Cette quête de l’unité de l’être et du bien nous fait saisir que nous ne pouvons atteindre Dieu que par la finalité, et non pas comme l’être substantiel. En effet, la substance est principe immanent de ce qui est. Or, s’il existe un Être premier, il est au-delà de tout être existant, dans une indépendance absolue. Dire, comme Spinoza, que Dieu est la Substance première, c’est rester dans l’immanence et faire de la créature une modalité de Dieu, une manifestation de Dieu. Nous ne pouvons donc nous élever à l’affirmation de l’existence d’un Être premier que par la finalité, par l’être-en-acte, qui seul peut être séparé 46, indépendant de l’être-en-puissance et premier dans l’être. Seule la causalité finale nous permet d’atteindre l’existence de Dieu.
Certes, si nous considérons que la cause finale est métaphorique, qu’elle n’exerce pas une véritable causalité, nous dirons que nous ne pouvons pas remonter à Dieu par elle. Nous nous imaginons alors qu’il doit y avoir quelqu’un, nous n’en avons qu’une nostalgie. En réalité, la cause finale est la cause des causes, elle est la plus vraie, la plus réelle. Certes, elle nous dépasse, nous ne pouvons pas la posséder, elle nous attire dans l’amour. Nous ne pouvons donc pas saisir la causalité finale sans l’amour. Du point de vue de l’intelligibilité, nous saisissons la causalité finale par la causalité efficiente ; si donc pour nous l’être n’est qu’intelligible, nous dirons que la causalité finale est métaphorique et n’est efficace que par la cause efficiente. Nous affirmerons alors que c’est la cause efficiente qui doit nous permettre de découvrir l’existence de Dieu, ce que disent de nombreux thomistes sous l’influence de Duns Scot. Or, il n’est pas possible de découvrir l’existence de Dieu par la cause efficiente. En effet, il n’y a pas de premier indépendant dans la causalité efficiente ; le premier y est toujours relatif, dépendant de son effet. Cela conduirait à affirmer que Dieu n’est Dieu que quand il est Créateur, que si Dieu n’avait pas créé, il ne serait pas Dieu. On relativiserait donc Dieu, on ne pourrait donc plus le contempler. En réalité, Dieu est Dieu et crée par pur amour, dans une liberté totale. Nous n’avons rien ajouté à Dieu, et nous ne pouvons rien lui ajouter, parce qu’il est Dieu. Il est Acte, il se finalise lui-même 47 ; en tant qu’être-en-acte, il est parfait. Il est donc très important de saisir, du point de vue de la philosophie première, la primauté de l’être-en-acte sur l’être-en-puissance.
Nous pouvons donc avoir l’évidence que si Dieu existe, nous ne pouvons le saisir que par la finalité. C’est l’évidence de l’être-en-acte, séparé de l’être-en-puissance. Si l’être-en-puissance est totalement relatif à l’être-en-acte, l’être-en-acte n’est pas relatif à l’être-en-puissance. Ce qui est est intelligible par lui-même, il porte son intelligibilité. C’est pourquoi nous pouvons connaître une personne sans savoir d’où elle vient. Connaître son origine apportera une modalité nouvelle à la connaissance que nous en avons ; mais cela ne nous fera pas connaître ce qui est. Ce qui est est intelligible par soi, parce que l’être-en-acte est intelligible par soi et ne dépend pas de la puissance.
Par le fait même, c’est de la causalité finale que notre intelligence doit se servir pour découvrir l’existence de Dieu. Seul le principe de causalité finale nous permet de sortir de nous-même pour rejoindre l’Être premier. Tant que nous n’avons pas saisi ce fil conducteur, un abîme demeure entre nous et Dieu, et la contemplation disparaît.
Ici, comprenons que, si nous ne faisons pas appel à l’amitié, la cause finale n’est pas assez présente. Mais l’expérience de l’amitié, de l’ami qui nous finalise, permet à notre intelligence de comprendre ce qu’il y a de propre à la cause finale. Nous pouvons donc nous en servir pour reprendre ce que saint Thomas nous donne dans les cinq voies.
C’est donc parce que l’exigence de poser l’existence d’un Être premier, Acte pur, pure intelligence et pur amour est rude que nous faisons appel à l’amour d’amitié. De fait, la philosophie s’épanouit dans la philosophie première et dans l’éthique. Si le terme de la philosophie première est la découverte inductive de l’être-en-acte, le terme de l’éthique est en premier lieu l’expérience de l’amour d’amitié. Ce sont les deux sommets que nous portons en nous : l’être-en-acte et l’amour d’amitié. Or, la scolastique, en formalisant les choses, a fait de la distinction de la philosophie première et de l’éthique une séparation, par souci d’une « objectivité parfaite ». Et elle est allée si loin dans la formalisation qu’elle a même séparé les voies de saint Thomas en considérant chacune d’elles pour elle-même. On fait cela lorsqu’on ne comprend rien à l’analogie. Certes, on doit distinguer l’être-en-acte et l’amour d’amitié mais ils ne sont pas séparés. L’expérience de l’amour d’amitié nous aide à comprendre que la grande montée de l’intelligence pour découvrir l’existence de Dieu se fait par cinq voies différentes que nous gravissons en même temps.
À première vue, faire appel à l’expérience de l’amour d’amitié complique tout. En réalité, cela simplifie tout car cela nous permet de voir que, quand nous affirmons : « Il est nécessaire de poser un Être premier, Acte pur, Intelligence pure, lumière et amour », notre volonté ( notre amour ) n’y est pas indifférente. Nous ne pouvons pas découvrir l’existence de Dieu en étant indifférent, « froidement objectif » comme quand il s’agit d’une démonstration mathématique. A l’égard de Dieu, pouvons-nous être « objectif » ? Non, car c’est tout notre être qui découvre l’existence de Dieu, par l’intelligence. Nos nostalgies nous donnent le thymos métaphysique ultime pour arriver à dépasser le plafond de nos idées ! Des idéologues qui restent toujours dans leurs idées et ne touchent plus la réalité ne découvriront jamais l’existence de Dieu.
La première voie part de l’expérience de ce qui est mû, d’un être en devenir… Ce devenir est dépendant de tout le contexte dans lequel nous sommes et implique constamment des arrêts, des obstacles qui nous arrêtent. Nous portons en nous-même tout notre devenir corporel : telle maladie a pu laisser des traces, qui sont parfois encore actuelles. Cette « mémoire du corps 48 » marque notre devenir, qui dépend de tout ce que nous avons vécu. Si cela est très intéressant à considérer ( et l’herméneutique s’y attache tout particulièrement ), ce n’est cependant pas le point de vue que nous prenons. Au niveau de la philosophie première, nous regardons l’existence actuelle de notre devenir, notre existence dans le devenir. Que cette existence soit modifiée de telle ou telle façon importe peu ! C’est l’existence du devenir que nous considérons et non pas sa modulation particulière. Nécessairement, l’existence de ce devenir appelle un être-en-acte, une personne qui agit sur nous, dont nous sommes dépendant. Ce qui est mû est mû par un autre. C’est ce « mû par un autre » qu’il est délicat d’interpréter.
Du point de vue de la cause finale, nous pouvons regarder le devenir intérieur qu’implique le désir 49. Le devenir le plus profond est le désir. C’est un devenir intérieur, intentionnel. Il est facile de constater la différence entre le devenir physique du corps et le devenir intérieur qui se traduit par le désir. Nous vivons dans notre corps, donc dans ce devenir corporel ; mais il est toujours enveloppé d’un devenir intentionnel. Les médecins savent bien qu’un malade qui se laisse aller s’écroule. Si, au contraire, « il a le moral » pour s’en sortir, il porte le devenir de sa maladie, même si celui-ci est très pesant, et le dépasse d’une certaine façon. Or, le désir le plus important, le plus lumineux de notre vie est le désir de l’amitié, qui existe toujours parce que l’amitié demande toujours de grandir. Une amitié qui s’arrête et ne grandit plus est une amitié qui meurt. Au contraire, s’il y a toujours un désir affectif, intentionnel, l’amitié peut s’intensifier et envelopper notre devenir physique.
Ce désir nous donne l’expérience de la dépendance envers quelqu’un qui nous attire, qui nous porte en nous attirant. Cette personne est celle qui permet au désir de grandir toujours et d’avoir une force toujours plus grande. « Tout ce qui est mû est mû par un autre ». Si cet autre est limité, il ne peut pas être un bien ultime, absolu ; il est un bien relatif et est donc lui-même dépendant d’un autre. Mais il existe. Il dépend donc d’un Autre absolu.
Le visage de Dieu est donc en quelque sorte anticipé par le désir. Ce désir provient de l’ami. Cet ami est limité, fini dans son être. L’attraction qu’il exerce n’explique donc pas totalement le réalisme si fort du désir. Le désir est et, en tant qu’il est, ne s’explique pas par un être limité, parce qu’il est acte. Il exige donc un être qui, lui, ne soit pas limité. Le désir intentionnel existe. Son existence ne s’explique pas par la modalité particulière du premier bien dont nous avons l’expérience, l’ami. En tant qu’il existe, il fait appel à un Être premier. Du point de vue de l’être-en-acte, il n’y a pas d’absolu dans un être limité. Il dépend donc d’un autre et nous ne pouvons aller à l’infini dans cette dépendance à l’égard d’un autre, parce que l’infini est inatteignable. Or, le désir ( ce devenir intentionnel ) existe ; il est et, en tant qu’il est, il exige un Être premier. C’est une première voie qui nous dispose.
La deuxième voie part de l’expérience de l’ordre qui existe entre les causes efficientes, donc de l’expérience du vivant. Le vivant est une harmonie parfaite, extrêmement complexe, de l’ordre des causes efficientes. Nous nous apercevons de cette extraordinaire perfection quand cela ne va plus, lorsqu’un obstacle a empêché que l’ordre des causes efficientes puisse parfaitement s’exercer ; alors un désordre apparaît.
Nous constatons cela chez le vivant, mais aussi dans le monde entier qui est un extraordinaire équilibre des causes efficientes. Tout l’univers est une organisation extraordinaire et si nous touchons à quelque chose, nous n’en connaissons pas les conséquences. Aujourd’hui, nous avons fait des expériences qui vont très loin dans ce domaine, jusqu’à la désagrégation de l’atome ; du point de vue biologique, nous touchons aux gènes les plus fondamentaux du vivant. Tout cela modifie, par des interventions très puissantes, l’ordre des causes efficientes et nous ne savons pas ce que ces expériences peuvent avoir comme conséquences sur l’équilibre de notre univers. Nous savons que la terre se réchauffe, mais jusqu’où cela ira-t-il ?
Nous devons donc reconnaître que cet ordre dans les causes efficientes s’impose à nous et dépend de quelque chose qui n’est pas cet ordre immanent. L’ordre immanent des causes efficientes ne s’explique pas par lui-même. Il existe nécessairement un premier, au-delà de cet ordre des causes efficientes.
Là aussi, nous pouvons faire appel à l’amitié. En effet, l’amitié implique un ordre affectif qui fait que nous touchons quelque chose de très secret dans notre ami : son cœur, sa volonté. Les autres peuvent passer sans s’en apercevoir parce qu’ils ne connaissent pas le cœur de l’ami. Mais en tant qu’ami, nous touchons le cœur de l’ami et, en le touchant, nous voyons de l’intérieur quelque chose qui est actif sur son cœur et ordonne tout. Cet ordre n’est donc pas premier. L’absolu n’est donc pas dans l’ordre des causes efficientes.
La deuxième voie nous montre, à partir de l’ordre des causes efficientes, que nous ne pouvons pas rester dans la pure immanence du vivant, si nous regardons le vivant non plus en tant que vivant, mais du point de vue de l’être. Le vivant appelle nécessairement quelqu’un qui est au-delà de lui, l’immanence vitale ne peut jamais être première dans l’être.
Cette voie montre comment une pensée dialectique comme la philosophie hégélienne, où le « se movere » absorbe tout, ne peut pas découvrir l’existence de Dieu. Il n’y a pas de premier dans l’immanence vitale. Celle-ci demeure un certain absolu du point de vue de la vie, mais pas du point de vue de l’être. Du point de vue de l’être, le vivant fait appel à autre chose que lui. La deuxième voie montre donc que l’efficience demande un dépassement. Ce n’est pas la cause efficiente qui permet le dépassement. Mais la cause efficiente ordonnée chez le vivant exige une première cause efficiente qui ne soit pas dépendante d’une autre, donc un premier, au-delà des causes efficientes ordonnées.
Ces deux premières voies préparent la troisième, qui se sert de la cause formelle. « La troisième voie se prend du possible et du nécessaire ». Le nécessaire, c’est l’être-en-acte, le possible, c’est l’être-en-puissance. Toutes les réalités dont nous avons l’expérience auraient pu ne pas être. La corruptibilité est une évidence ; nous-même et notre ami aurions pu ne pas être. La connaissance de nous-même implique de reconnaître que nous ne sommes pas un être nécessaire. Le possible est un être imparfait, il a cette imperfection radicale de pouvoir ne pas être. Il a une saveur de néant. Cela prend, certes, une acuité particulière dans l’expérience de l’amitié…
« Or, il est impossible que toutes les réalités qui sont soient telles. » Cette réflexion de saint Thomas va très loin. De fait, nous avons l’expérience que nous pourrions ne pas être, que nous sommes corruptible, pas seulement physiquement mais du point de vue de l’être. Nous ne sommes pas un être nécessaire dans notre existence. En effet, nous avons commencé d’être ; il y a donc un moment où nous n’étions pas et, quand nous sommes apparu, le monde a changé. Mais est-il possible qu’il n’y ait que des êtres qui peuvent ne pas être ? Non, puisque nous sommes. Nous pouvons ne pas être mais, de fait, nous sommes. Nous pouvons dire : « Je suis », et nous sommes obligé de reconnaître que notre ami existe. Nous n’aimons pas un être idéal, chimérique, mais une personne réelle, qui existe et qui est autre que nous. Notre ami existe en acte.
Ce qui peut ne pas être, s’il est, est grâce à un autre. Nous portons en nous-même une relation à un autre parce qu’il est possible que nous n’existions pas. Le possible existant existe grâce à un autre, sa possibilité n’explique pas son acte. L’acte explique le possible, mais le possible ne comprend pas l’acte. S’il n’existe que des êtres possibles, on n’explique pas comment l’être possible est. Si le possible seul existe, sans un être en acte nécessaire qui lui permette d’exister, à un moment donné rien ne serait, puisque le possible, comme tel, ne porte pas en lui l’acte. Ce raisonnement montre donc simplement que le possible, s’il est en acte, est en acte par un autre. En tant que possible, il reste possible et n’atteint jamais l’acte. L’acte peut exister sans le possible, il est premier, indépendant ; tandis que le possible ne peut pas exister par lui-même, seul.
Comprenons, ici encore, que dans l’amour d’amitié, nous avons le désir d’aimer. Il ne s’actue que par l’ami. Tant que nous n’avons pas trouvé l’ami, nous restons dans le désir de quelqu’un qui nous comprendra parfaitement et sera vraiment comme un autre nous-même. Le désir nous fait comprendre au niveau de l’intentionnalité ce qu’est le possible. Tout désir est un possible et ne peut passer à l’acte que par un autre qui, lui, ne soit pas uniquement le possible. Deux désirs ne suffisent pas pour s’actuer : il faut un être en acte qui dépasse le désir, l’ami. Nous voyons là la primauté du nécessaire sur le possible. Le nécessaire dans l’amour n’est pas le désir d’aimer, mais l’autre qui existe et qui nous aime ; en tant qu’il existe, il est nécessaire parce qu’il est en acte. Tant que nous ne rencontrons pas l’être-en-acte, l’ami qui existe, qui est, nous restons dans le possible. Le possible ne peut pas être premier dans l’ordre de l’être ; il est toujours second, il exige un autre.
Or, notre ami est du possible et du nécessaire. Le choix amical nous fait toucher cette nécessité dans l’amour et, pourtant, l’ami peut mourir, disparaître. Certes, nous voulons toujours croire que notre amour peut donner la vie à l’ami et l’empêcher de mourir. En effet, dans notre amour pour l’ami, la mort est la négation de notre amitié. La présence peut disparaître : il y a là quelque chose de dramatique. Notre amour devrait être victorieux de la mort mais il ne l’est pas. Nous découvrons donc que notre amour n’est pas nécessaire dans l’ordre de l’être. L’ami peut mourir, notre amour n’est donc pas substantiel. L’amour que nous avons pour l’ami fait donc appel à Celui qui est amour parfait, nécessaire. En Dieu seul, l’amour est nécessaire.
Comprenons bien : pour nous, l’expérience de l’ami comme être-en-acte est la plus manifeste. L’ami, parce qu’il est notre ami, devrait exister toujours. Il y a dans l’amitié un appel à l’absolu. Or il n’existe pas toujours… Il n’est donc pas premier, il dépend d’un autre. La réflexion sur le possible et le nécessaire du point de vue métaphysique prend une très grande force avec l’expérience de l’amour d’amitié. C’est normal, puisque c’est par l’amour que nous connaissons le mieux ce qui nous dépasse. Il vaut mieux aimer que connaître ce qui est plus grand que nous : cette pédagogie de saint Thomas prend toute sa force lorsque notre intelligence passe des réalités possibles au nécessaire absolu, à l’Acte pur, à l’Amour pur.
La troisième voie conclut à un être nécessaire, c’est-à-dire Acte pur, sans aucune potentialité qui le rendrait relatif à un autre être-en-acte. Seul cet Être nécessaire peut attirer totalement, par lui-même, notre désir d’aimer, et lui permettre de se reposer.
Découvrir par le mouvement l’être immobile, par l’ordre des causes efficientes dans le vivant un premier, au-delà de cet ordre, par le possible le nécessaire : nous avons là trois voies parallèles, qui toutes impliquent qu’on ne puisse pas aller à l’infini. En effet, il faut sortir du mouvement pour comprendre le mouvement, il faut sortir de l’ordre des causes efficientes dans le vivant pour comprendre le vivant, il faut sortir du possible pour comprendre le possible. Et nous pouvons voir dans l’expérience de l’amour d’amitié ces trois limites, nous les découvrons en nous. Ces trois limites exigent de sortir du possible, du vivant et du devenir. Il n’y a pas de premier dans le devenir, ni dans l’ordre des causes efficientes, c’est-à-dire dans le vivant, ni dans les réalités possibles.
La quatrième voie, la plus subtile, « se prend des degrés qu’on trouve dans les réalités. On trouve en effet dans les réalités quelque chose qui est plus ou moins bon, et vrai, et noble et ainsi des autres choses du même genre. Mais le plus et le moins sont dits de réalités diverses selon qu’elles s’approchent de diverses manières de quelque chose qui est au maximum ». Le plus et le moins proviennent nécessairement d’une mesure. Il y a du plus et du moins, selon qu’on se rapproche plus ou moins de la fin. Dans l’amour, il y a du plus et du moins. Le plus et le moins présupposent une réalité en qui ce plus et ce moins n’existent pas, parce qu’il est parfait, le maxime tale. En effet, le bien et le vrai impliquent l’être. Le plus et le moins bon, le plus et le moins vrai appellent le maximum dans l’être. Nous ne pouvons pas penser au maximum dans le vrai ou dans le bien sans voir le maximum dans l’être.
Alors que chez saint Thomas, les trois premières voies font appel à l’axiome de non-regressus à l’infini, la quatrième voie conclut immédiatement en raison de la convertibilité du bien et du vrai avec l’être. C’est cette convertibilité qui nous fait comprendre que, devant des êtres multiples, la multiplicité même de ces êtres qui impliquent le plus et le moins fait appel à Dieu. Le multiple, en effet, est encore une limite. Et quand le multiple est très important, on est quelquefois asphyxié parce que les limites s’additionnent.
Il est évident que personne n’est l’intelligence, la vérité absolue, qu’il y a du plus et du moins. L’ami qui, pour nous, est unique en tant que nous le choisissons « de préférence à tous les autres », n’est cependant pas unique ni la mesure de tout bien et de tout vrai. Nous restons toujours en quelque sorte « dans le troupeau » ! Faire partie du troupeau appelle Dieu qui, lui, est en dehors de la multiplicité du plus et du moins… Il n’est pas choisi parmi les autres, mais aimé et connu comme Celui qui est premier.
« La cinquième voie est prise du gouvernement des choses ». Distinguons bien l’ordre et le gouvernement : le gouvernement, c’est l’exécution, l’ordre est encore intellectuel. Chez saint Thomas, la cinquième voie s’appuie sur l’appétit vers une fin que nous trouvons dans toutes les réalités naturelles ; toute réalité naturelle, du fait même qu’elle est déterminée, est ordonnée à une fin et exige une première intelligence substantielle. Les réalités qui n’ont pas de connaissance impliquent un ordre dynamique vers quelque chose ; elles sont déterminées. Cet ordre, puisqu’elles n’ont pas de connaissance, provient d’un autre, premier par rapport à ces réalités. Ce premier les porte puisque cet ordre leur est intime, intrinsèque, naturel. La cinquième voie aboutit à une première Intelligence, donc à une Personne. Toutes les voies précédentes sont pour celle-ci. L’Être immobile au-delà du mouvement, l’Être premier qui ne dépend d’aucune causalité efficiente, l’Être nécessaire, le maxime tale, c’est en réalité l’Intelligence première. Les conclusions de toutes les autres voies sont commandées par ce premier intelligent, cette Personne première.
Il est magnifique de voir que la finalité aboutit nécessairement à un premier intelligent. De fait, c’est l’intelligence qui affirme la nécessité de la fin. Seule l’intelligence découvre la fin et la découvre pleinement. Et là, il s’agit d’une Intelligence subsistante, puisqu’il s’agit d’un ordre réel existentiel, ou existential, qui est dans la réalité, qui est la réalité finalisée. Notre monde est finalisé et existe dans cette fin ; il est totalement ordonné à un être intelligent. C’est pour cela que notre monde porte en lui-même une intelligibilité que les savants et les philosophes cherchent à découvrir à leur niveau respectif. Le philosophe, lui, cherche à la saisir au niveau de l’être. L’être, si on le considère justement dans son acte, exige de poser l’Intelligence première, puisqu’il porte cet ordre intime, immanent.
Cette cinquième voie peut être immédiatement pensée par l’amitié. En effet, la réalité que nous connaissons le mieux n’est pas la pierre, mais l’homme et l’ami ! Le choix amical est une expérience vivante, existentielle. Et le jugement d’existence n’est parfait pour nous que dans le choix amical. Nous pouvons dire : « L’ami existe et il existe pour moi ». Certes, il existe en lui-même et pour lui-même, mais il existe aussi pour nous. Son être n’est pas le nôtre et, pourtant, il est totalement tourné vers nous, il est pour nous. Dans l’amour d’amitié, l’être en soi et l’être pour soi s’unissent ! C’est donc par l’amour que nous saisissons parfaitement l’exister de l’ami et cet « ordre vers », cette « extase ». L’amour est extatique, il nous fait nous tourner vers la personne que nous aimons ; c’est tout notre être qui est tourné vers elle. Cet amour, dans ce qu’il a de tout à fait propre, de tout à fait fondamental, porte donc en lui une exigence qui dépasse l’amour et qui ne se contrôle pas. Nous voyons cela dans la passion, dont on dit qu’elle est un amour viscéral au-delà de la raison. La raison ignore l’amour qui s’impose à nous et a ses propres exigences, un ordre qui fait que nous vivons totalement pour l’autre. Nous sommes pris, saisi par l’autre, au-delà de notre connaissance. L’autre est plus que la connaissance que nous en avons. C’est pourquoi l’intelligence qui n’a pas saisi ce qui est et demeure dans la raison devient très vite esclave de cet amour. Si elle cherche la vérité en découvrant ce qui est, elle découvre la fin et est capable d’affirmer qu’il existe un Être premier qui a pensé cela, l’Ami qui est Dieu. Nous saisissons dans l’amour l’existence même d’un Être premier qui a mis en nous cet amour.
C’est donc l’expérience de l’amour d’amitié qui réalise parfaitement ce que saint Thomas a saisi dans la cinquième voie. Saint Augustin et saint Thomas se rejoignent dans cette voie, si nous la prenons par l’amour d’amitié. Il y a en nous une nostalgie radicale de nous dépasser. Nous ne pouvons pas rester « chez nous », ce désir est plus fort que nous. Si nous voyons déjà très bien cela dans la passion, la personne aimée d’un amour d’amitié est source d’un dépassement plus radical encore que celui de la passion. Si saint Thomas a traité de l’amour au niveau passionnel 50, et s’il se sert de l’amour d’amitié pour parler de la charité 51, c’est parce que l’amitié a toujours un fondement passionnel. Il est complètement purifié, dépassé dans l’amour spirituel, mais il est toujours là, on ne peut pas le couper – il faut être cartésien pour faire cela. Il y a dans l’amour spirituel quelque chose que la passion ne dit pas ; mais la passion nous montre fondamentalement le caractère naturel de l’amour, ce dépassement de soi. Nous sommes délogé de nous-même par l’amour. Et si, alors que nous sommes délogé passionnément, la passion est transformée, purifiée par un amour spirituel, nous pouvons éprouver l’appel, la « nostalgie » profonde de l’absolu, du bien parfait. Cette « nostalgie du bien », d’une réalité qui nous dépasse, qui nous transcende, est mise en nous par quelqu’un qui est avant nous et dont nous sommes totalement dépendant. Lui seul a mis en nous cet appel vers le bien.
Il y a donc dans l’amour d’amitié une expérience radicale, unique qui, en définitive, si nous voulons bien la regarder, nous oblige à poser l’existence de Dieu. La passion elle-même, si nous la regardons bien en face, doit, si notre intelligence reste nette et pure, nous conduire à Dieu. De fait, il n’y a jamais de passion à l’état pur, comme il n’y a jamais d’amour spirituel à l’état pur. Si la volonté est la faculté du sujet, elle est donc la faculté de la personne, spirituelle et sensible. Il y a toujours dans l’amour un lien avec le sensible et c’est par là que l’amour reste réaliste et ne s’idéalise pas. S’il se coupait de cette attache sensible et passionnelle, il serait emporté par l’imagination, ce qui conduirait à des débordements affectifs passionnels imaginaires, et à la corruption de l’amour. En réalité, l’amour relève de la volonté, qui est la faculté du sujet, donc de la personne. Même quand nous aimons de la manière la plus spirituelle qui soit, il y a toujours un lien avec le sensible existentiel. Nous ne nous y arrêtons pas, nous le dépassons complètement, mais il existe. C’est ce qui nous permet de distinguer un véritable amour d’un amour qui, s’étant coupé de sa base sensible, repose sur l’imaginaire et s’oppose à l’intelligence. L’amour imaginaire est toujours une fuite, parce que le réel devient intolérable : il est limité et l’on veut aller toujours plus loin dans la fuite imaginaire. Cependant, l’amour est à lui-même sa propre défense. Rien ne peut donc purifier l’amour imaginaire autant et d’une façon aussi forte que l’amour spirituel vrai, qui est ce qu’il y a de plus fort et de plus lumineux en nous. L’amour est à lui-même sa propre défense, et c’est pourquoi l’amour affirme par lui-même l’existence de Dieu. Cette cinquième voie est sapientielle, elle fait l’union de l’intelligence et de l’amour et montre que l’amour, dans ce qu’il a de plus naturel, est ce qui peut le mieux nous conduire à Dieu, nous montrer que Dieu existe.
Cette démarche est capitale, car c’est l’amour qui nous permet de nous servir de la causalité finale de la façon la plus immédiate ; et c’est la causalité finale qui nous permet d’atteindre le transcendant, Celui qui nous dépasse et qui est en même temps notre Source. Plus nous saisissons Dieu transcendant, plus nous saisissons Dieu immanent. Grâce à l’amour, nous saisissons la transcendance du Bien intelligent, Source, auteur en nous, de notre amour, ce qui nous montre combien il est immanent.
***
L’itinéraire critique de théologien que nous donne Thomas d’Aquin est donc merveilleux pour nous, si nous savons le repenser au niveau de la philosophie première et le compléter grâce à l’expérience de l’amour d’amitié. Dans l’amour d’amitié, nous avons l’expérience du devenir, de l’ordre, du possible et du nécessaire, du plus et du moins, de l’amour dans ce qu’il a de radical. Nous avons donc tous les commencements. Le danger est de couper cette expérience de l’amour de celle du réel existant et de rester enfermé dans l’amour. Si, au contraire, nous comprenons que l’amour d’amitié est pour nous l’expérience la plus parfaite de ce qui est, de l’ami qui est pour nous l’expérience la plus parfaite de l’autre, nous pouvons nous élever jusqu’à la découverte de l’existence de Dieu. Si nous prenons comme point d’appui le vécu, nous n’avons plus l’expérience de l’ami et nous ne pouvons plus découvrir Dieu. En réalité, nous avons l’expérience de l’ami quand nous avons le jugement d’existence qui nous fait comprendre que l’ami est l’autre par excellence. Personne ne sera autre autant que l’ami, et personne ne sera aussi proche de nous que l’ami. Sans ce jugement d’existence premier, nous nous enfermons dans le vécu. Or, le vécu dans l’amour est le vécu le plus intense, le plus fort, il nous saisit dans tout notre être. Sans le jugement d’existence de l’intelligence sur l’ami, nous chercherons indéfiniment l’autre dans le vécu. Le jugement d’existence, à côté du vécu de l’ami, est peu de chose. Mais s’il n’y a pas ce jugement d’existence, nous demeurons dans l’intentionnalité affective qui nous séduit, nous hallucine. Quand nous posons le jugement d’existence à l’égard de l’ami, nous sommes obligé de relativiser notre vécu amical…
Nous devons bien voir cela pour comprendre le réalisme de la cinquième voie. L’amour fondamental vient de nous mais il n’est pas nous, il appelle un Autre. L’appétit naturel, instinctif, le plus fondamental, vient d’un autre. C’est un cadeau merveilleux de l’Autre, de Dieu. C’est en nous la marque la plus forte de la présence de Dieu. Par le fait même, il n’est pas entièrement nôtre, il s’impose comme le sceau d’un autre en nous. C’est grâce au jugement d’existence que nous pouvons découvrir la transcendance de l’autre. Dans le vécu, nous ne saisirons jamais la transcendance de l’autre.
Ces cinq voies ne doivent donc jamais être séparées et ne peuvent pas se multiplier. Saint Thomas y a développé « la toile d’araignée » de l’intelligence qui nous permet de sortir de nous-même. Ces voies impliquent toujours la causalité finale, qui est à l’état pur dans la cinquième voie. La quatrième voie utilise la causalité exemplaire mais sans s’y arrêter ; elle touche la finalité par le jugement d’existence en passant du vrai à l’être, du bon à l’être, du noble à l’être. La troisième voie utilise la causalité formelle : le nécessaire, c’est la cause formelle adéquate à la réalité ; le possible c’est le hiatus qui existe entre les deux. La deuxième voie se sert de la causalité efficiente, et la première de la causalité matérielle. Toutes les causalités sont donc présentes, mais toujours dépassées et portées par la finalité. Nous ne pouvons pas découvrir l’existence de Dieu en dehors de la finalité ; celle-ci joue sur les autres causes pour les relativiser et les dépasser. Sans la cause finale, il est possible de fuir Dieu par le primat de la matière, par le primat de l’efficacité, par le primat de la forme. Nous pouvons toujours, toujours en ajouter. Toujours en ajouter, c’est fuir Dieu, c’est mettre l’arbre entre nous et Dieu – ce que fait Adam après le péché 52. De grands philosophes se cachent derrière la cause matérielle ou la cause efficiente, ou la cause formelle. Nous pouvons encore exalter la cause exemplaire, ce que font admirablement les mathématiques. Une méta-mathématique remplace Dieu par la valeur. Seule la causalité finale ne peut pas cacher Dieu…
Ayant essayé de découvrir la pensée de saint Thomas, nous voudrions maintenant apporter quelques précisions, nécessaires pour mieux comprendre l’enjeu et l’importance particulière de sa recherche.
Si la découverte de l’être-en-acte, cause finale de ce qui est en tant qu’être, se fait par une induction synoptique selon l’analogie 53, la démonstration à partir des effets de l’existence de Dieu n’a-t-elle pas aussi un caractère analogue et ne doit-elle pas utiliser cinq expériences-type ? De fait, il y a cinq expériences-type : l’expérience-type du toucher, de ce qui est mû, l’expérience-type de ce qui se meut, l’expérience-type de l’être contingent, l’expérience-type du plus et du moins, l’expérience-type de l’amour. Et si nous les éclairons à la lumière du principe de causalité finale, comme nous l’avons mis en lumière, c’est donc tout notre être humain intelligent ( toute notre personne ) qui est mobilisé pour la découverte de l’existence de Dieu. De fait, si cette découverte est capitale pour notre intelligence, notre cœur et toute notre vie humaine, il faut que tout soit mobilisé pour cela.
De plus, si les cinq voies de saint Thomas sont une et se tiennent analogiquement, si toutes reposent sur la finalité, la cinquième, d’une certaine manière, contient toutes les autres. Cela est normal car, si cette démarche est analogique, les modes sont à l’intérieur de la ratio. Toutes les voies s’appellent donc et la cinquième, l’ultime, est celle sans laquelle les quatre autres n’aboutissent pas, alors que la cinquième peut d’une certaine façon, se prendre seule.
« La cinquième voie est prise du gouvernement des choses. » Or, dans le gouvernement de Dieu, le point crucial est le gouvernement des êtres intelligents, capables de comprendre et capables de découvrir l’existence de Dieu. L’action principale et première du gouvernement de Dieu sur nous est de conduire notre intelligence à la vérité. Dieu gouverne des personnes et sait que chaque personne a sa propre fin. Le bien commun n’est jamais une fin personnelle, la béatitude n’est pas « commune ». Nous avons du mal à comprendre que la fin est personnelle et qu’affirmer cela n’est pas égoïste. Pourtant, notre intelligence ne peut pas tolérer d’avoir une fin commune. Si nous respectons notre voisin, cela ne veut pas dire que nous ayons la même fin d’une façon univoque. Même si l’humanité aujourd’hui ne peut plus tolérer la vie contemplative, parce qu’elle ne l’a pas et est mue par de terribles jalousies, notre intelligence ne peut pas se contenter du bien commun ni de l’égalité « démocratique ». En réalité, Dieu conduit l’humanité comme un Père. Il a des enfants qu’il aime comme des fils, d’un amour unique et personnel. Rien n’est plus singulier que Dieu, et rien n’est plus universel ; seule l’analogie nous permet de comprendre cela. Le point principal du gouvernement de Dieu sur nous est donc de permettre à notre intelligence d’atteindre la vérité, et la vérité totale, c’est-à-dire Dieu. Nous sommes faits pour cela et tout le gouvernement de Dieu est ordonné à cela ; sa fine pointe est le gouvernement paternel qu’il exerce sur notre intelligence pour que nous le découvrions.
Or, l’intelligence est capable d’atteindre la sagesse lorsque l’intelligence et l’amour s’unissent. C’est dans une connaissance affective sapientiale, et donc personnelle, que notre intelligence est le plus elle-même, et non pas dans la connaissance mathématique qui ne peut rien nous dire de Dieu. Dieu nous gouverne donc le plus quand notre intelligence amoureuse le découvre, l’atteint. Certes, nous pouvons regarder le gouvernement de Dieu en le situant par rapport au monde physique ( prima via ), au vivant ( secunda via ), au contingent ( tertia via ), au plus et au moins ( quarta via ). Mais nous pouvons aussi prendre le gouvernement de Dieu à l’état pur. Dieu est Celui qui nous conduit à notre fin. Or, tant que nous n’avons pas découvert son existence, notre fin humaine est l’amour d’amitié. Dieu nous gouverne donc en Père quand nous vivons un véritable amour d’amitié, parce que c’est là notre première fin humaine. C’est donc à l’intérieur du sens que nous pouvons avoir du concours de Dieu dans le choix d’un ami que nous pouvons découvrir son existence de la façon la plus profonde. Pour nous élever jusqu’à la découverte de l’existence de Dieu, nous montons le plus haut possible dans notre expérience humaine. Et l’expérience la plus parfaite de toute notre vie est le choix amical, le vrai choix, celui qui touche une autre personne, celle de l’ami. C’est à partir de cette expérience que nous pourrons voir « le lever du soleil », qui se produit lorsque notre intelligence affirme : « Oui, Dieu existe nécessairement. » Alors nous nous dépassons et nous dépassons notre ami. C’est de cette seule façon que nous pouvons nous servir de l’ami, en le respectant infiniment : il nous aide à réaliser l’acte le plus intelligent dont nous sommes capable. Nous pouvons le comprendre dès que nous découvrons vraiment ce qu’est l’amitié : elle n’est pas conventionnelle, mais une exigence profonde de notre intelligence et de notre cœur, une expérience dans laquelle connaissance et amour sont intimement unis. Il y a un appétit naturel radical dans l’amour, c’est ce qu’il y a de plus naturel en nous, plus que de manger ! Ce mouvement de l’amour n’est pas conventionnel et ne relève pas du hasard. D’où vient ce mouvement ? D’où vient cet ordre vers l’ami ? D’où vient cet amour qui nous porte vers l’ami ? D’un être supérieur à nous qui nous gouverne pour que nous aimions, qui nous pousse à aimer : « Il existe quelqu’un d’intelligent par qui toutes les réalités naturelles sont ordonnées à la fin. Et cela, nous l’appelons Dieu. »
C’est pour que cette voie ait toute sa force que nous devons partir de l’expérience que nous avons de l’amour d’amitié. Nous découvrons alors que l’amour d’amitié ne peut pas s’expliquer totalement par l’ami. Certes, c’est la personne de l’ami qui nous attire. Mais cet amour nous prend dans tout notre être, substantiellement. Or, ce n’est pas l’ami qui est source de notre être. Il peut éveiller en nous l’amour mais le grand feu qu’est le choix amical ne peut pas venir seulement de l’ami ni de nous-même. Il vient de quelqu’un de plus grand, plus présent à nous-même que nous-même, de notre Père, Créateur de notre âme, d’un Être intelligent et aimant.
Précisons encore : dans l’expérience que nous avons de l’amour de notre ami, nous saisissons que l’ami nous attire. Mais il est limité dans son amour et dans sa bonté. Son amour n’est pas sa substance. Pourtant, l’amour qu’il suscite en nous est substantiel, personnel. Il faut donc qu’il y ait avant lui un Être qui soit source de cet amour dans ce qu’il a de plus profond, de plus naturel. Nous expérimentons que notre ami est source d’un certain amour mais ne peut être source de l’amour substantiel, personnel, parce qu’il est un bien limité. L’expérience de l’amitié porte sur la personne. Or, la personne de l’ami n’est pas la Bonté. Elle est un bien limité.
La cinquième voie de saint Thomas peut donc en quelque sorte être séparée des autres, en comprenant que toutes nous y ont conduit et que cette cinquième voie ne peut être parfaitement explicitée que par notre expérience la plus parfaite. Notre expérience nous donne toujours l’être-en-acte dans le contingent, même dans l’amour d’amitié. Nous aimons notre ami, mais il est un être limité, capable de disparaître. En ce sens, l’amour d’amitié nous donne une certaine sécurité mais pas une sécurité pour toute notre vie : l’ami peut disparaître. Notre choix amical garde donc quelque chose de contingent. Nous saisissons cette limite à l’intérieur de l’amour. Pourtant, notre amour ne veut pas cette limite, il la refuse. C’est ce qui explique comment certains, voyant que l’ami est limité et dépend d’un Autre, deviennent furieux par rapport à cet Autre qui leur retire l’ami. La limite de l’ami devient alors parfois le lieu d’un refus de Dieu. Nous devons en réalité comprendre comment notre ami peut être source pour nous de l’affirmation : « Dieu est », si nous respectons que notre ami est une personne autonome, qui existe aussi en dépendance de Quelqu’un qui est plus grand que nous. En découvrant Dieu, nous découvrons que notre ami est dépendant de Dieu comme nous-même. Nous respectons cette dépendance, parce que cet Être dont il dépend est, pour nous aussi, Source de notre être.
En explicitant cette cinquième voie, nous parlons d’amour substantiel. Mais que faut-il entendre par « amour substantiel » ? C’est l’amour dans ce qu’il a de radical, de plus naturel, c’est l’appétit naturel de tout ce qui est vers le bien. Il y a en nous une orientation radicale vers le bien, et tout être est naturellement ordonné vers le bien. « Le bien est ce à quoi toutes choses tendent 54 » : cette affirmation d’Aristote n’est pas une définition du bien mais la constatation que le bien attire, qu’il existe un ordre naturel, substantiel vers le bien. L’appétit du sujet est donc quelque chose de très radical. Il n’est conscient que dans l’amour d’amitié, lorsqu’il porte sur une personne : l’amour d’amitié est un amour substantiel, radical, qui porte sur la personne et non sur telle ou telle qualité particulière.
Il y a donc un ordre naturel et substantiel vers le bien. Et le bien est convertible avec l’être : tout être est bon et tout être est capable d’attirer un autre par sa bonté, de l’attirer radicalement, substantiellement. L’appétit naturel vers le bien fait donc partie de la personne humaine. Celle-ci est un être spirituel ; et dans l’être spirituel il y a le désir, l’appétit du bien et du vrai. Si cet appétit naturel se réalise pour nous d’une façon intentionnelle ( car il n’y a qu’en Dieu que l’être et le bien sont identiques, en nous, l’être n’est pas la bonté, et pourtant notre être est bon ), il est cependant radical, fondamental, et ne peut se satisfaire de biens limités ni de vérités particulières. Il porte en lui quelque chose de plus profond qu’un aspect accidentel. Tout bien nous conduit donc à un Bien premier ; toute vérité nous conduit à une Vérité première, qui est substantielle.
Si nous n’avons pas l’expérience vécue d’un amour substantiel, nous avons l’expérience d’un choix personnel qui porte sur l’ami. Ce n’est pas telle ou telle qualité, mais la personne ( un bien substantiel ) qui nous attire. L’amour d’amitié n’est donc pas conventionnel, il est personnel et naturel. Il est naturel à l’homme d’aimer l’homme 55. Et cet appétit naturel n’est pas accidentel : il porte sur une personne, il est donc substantiel. Par son objet, il est substantiel, parce qu’il ne peut pas se satisfaire de telle ou telle qualité de l’ami mais porte sur la personne de l’ami. Aucun autre amour n’atteint la substance. C’est le premier amour spirituel qui atteint la personne, la substance. Il a donc quelque chose d’unique.
Le choix qu’implique l’amour d’amitié et qui lui permet de se réaliser 56, s’enracine dans un amour naturel, un amour qui exprime ce qu’il y a de plus profond en nous. Or, notre ami est limité dans sa substance, il peut mourir. Cela implique de reconnaître que le choix amical, qui s’enracine dans un amour substantiel, n’est pas adéquat à l’amour substantiel. Puisque l’ami peut disparaître, il y a un hiatus entre la puissance de cet amour et le choix. C’est ce qui fait que, dans tout amour d’amitié, il y a une « crevasse » possible, ce qui va contre l’amour substantiel. Puisque tout ce que nous constatons existe d’une existence contingente, nous voyons que notre amour n’est pas victorieux de cette faille, alors qu’il demanderait de l’être. Cela permet de dire que cet amour substantiel, qui devrait, comme amour substantiel, être premier et dépasser toute contingence, ne l’est pas. C’est ce qui exige de poser un Être premier, en qui l’amour substantiel soit adéquat à son être, en qui « le choix » soit lui-même substantiel et dépasse toute contingence parce qu’il est en lui-même nécessaire.
C’est donc la prise de conscience de la différence entre l’amour substantiel et notre choix qui commande cette découverte. Notre choix voudrait être toujours adéquat à l’amour substantiel et ne l’est pas. Pourquoi ? Parce que l’existence même de cet amour nous échappe. Il nous échappe du côté de l’ami. Notre amour est incapable de faire que l’ami échappe à la mort. Il est donc radicalement limité, bien qu’il y ait en lui un amour substantiel au point de départ, sur lequel il repose. Il y a donc dans cet amour quelque chose d’absolu, de substantiel, et une limite. Par le fait même, il appelle un premier dans l’ordre de l’être et dans l’ordre de l’amour.
Nous ne pouvons donc pas comprendre cette cinquième voie de saint Thomas ( si nous la prenons dans l’esprit d’une véritable recherche ), sans nous appuyer sur l’expérience de l’amour d’amitié. Saint Thomas se situe du point de vue théologique et critique et c’est pourquoi il ne précise pas comment la démarche se réalise. Il montre seulement les liens qui existent entre notre intelligence et l’affirmation de l’existence de Dieu. Et comme pour lui, quand il s’agit de découvrir une réalité qui est supérieure à nous, supérieure à notre intelligence, il faut l’apport de l’amour qui, seul, dépasse le point de vue de l’intelligence, nous devons nous demander où l’amour permet réellement ce dépassement ? C’est à l’égard de la personne humaine et à l’égard de Dieu. La personne humaine et Dieu sont supérieurs à notre mode de connaissance et ne peuvent être découverts qu’à travers l’amour. C’est dans une connaissance amoureuse, sapientiale, que l’intelligence humaine découvre un Être premier Acte pur, Intelligence pure, Amour pur.
Comprenons encore que la recherche de l’existence de Dieu à partir de l’expérience de l’amour d’amitié est éveillée par le désir de la vérité, un désir qui ne puisse pas être déçu. Cela exige que nous regardions l’ami dans son existence : son existence est limitée, alors qu’il suscite en nous un amour qui dépasse ce qu’il est en lui-même. Un tiers dira : « Soyez donc objectif, cet ami n’est qu’une créature ! » Il prétend donc mesurer l’amitié de l’extérieur. Or, quand nous aimons avec intelligence, nous découvrons le dépassement de l’intérieur. Le hiatus qui existe entre l’exister et l’amour est intolérable et pose avec acuité l’existence d’un Être en qui l’amour et l’exister n’impliquent pas de hiatus. Cet amour existe, il est réel ; ce n’est pas une nostalgie, il est naturel. Cet amour nous conduit donc à nous poser la question : « Cet ami existe-t-il par lui-même ? » Non. S’il existait par lui-même, il pourrait répondre entièrement à notre amour. Par amour pour nous, il s’agrandirait et ferait en sorte de ne pas avoir de limite. Mais il est limité ! Et pourtant il est en acte. Il exige donc, puisqu’il est en acte, un Autre qui soit amour parfait, sans limite, c’est-à-dire dont l’existence est adéquate, identique à son amour.
Nous avons donc en nous, par l’intelligence et par la volonté, une possibilité d’aller plus loin que l’existence réelle, limitée de l’ami. Nous « brûlons » l’ami, notre amour pour notre ami est au-delà de ses limites, il est « plus » que ses limites. Et nous-même, nous avons le pouvoir d’éveiller chez l’ami un amour qui dépasse nos limites. C’est cela notre bonté : il y a en nous quelque chose qui est plus grand que nous-même. Si donc nous sommes réaliste dans notre amour, nous voyons que notre amour est fait pour un Autre et que l’ami est en quelque sorte la « révélation » de cet Autre pour nous 57. Parce que l’ami a suscité en nous un amour plus grand, qui nous dépasse et le dépasse, il est en quelque sorte témoin d’une autre présence. Cette présence de l’Autre, nous voulons savoir ce que c’est. Davantage, notre désir de la vérité veut savoir qui il est.
La limite de l’ami ne vient pas de lui et l’acte qui est en lui ne vient pas de lui. Il vient donc d’un Autre qui est sa source, qui ne lui est pas étranger, qui le constitue lui-même, un Autre en qui l’amour et l’existence sont identiques, en qui la vie et l’être sont identiques. Alors notre ami est vrai, il est authentique, il ne se gonfle pas. Il apparaît tel qu’il est et reconnaît qu’il est limité ; mais il reconnaît aussi qu’il suscite pour nous un amour qui va plus loin que lui, une recherche de la vérité qui va plus loin que lui. L’amour appelle un dépassement de l’être, il est extatique. Nous avons en nous, en raison de l’esprit, deux dépassements possibles et, quand ils sont conjoints, celui de la recherche de la vérité et celui de l’amour d’amitié ( qui a cette force de nous faire nous dépasser nous-même ), nous découvrons la sagesse.
Cette élévation à la sagesse est capitale et ne détruit pas l’amour d’amitié. Très facilement, on prend conscience de l’amour pour le supprimer, en faisant passer avant tout la cause formelle et l’efficacité… Mais la découverte de l’existence de Dieu par la causalité finale n’oppose pas ce qui est absolu et ce qui est limité dans l’expérience de l’amour d’amitié. L’expérience de la limite dans l’absolu nous permet de découvrir, à l’intérieur même de notre amour d’amitié, un dépassement dans l’ordre de l’amour. L’amour demeure bien l’expérience principale de toute notre vie humaine. Il n’y a pas une expérience plus parfaite que celle de l’amour d’amitié. Mais nous ne restons pas dans cette expérience : l’amour d’amitié est pour nous la disposition la plus parfaite pour dépasser l’amour d’amitié et affirmer l’existence d’un premier Amour.
La découverte de Dieu se fait donc par l’amour, dans un amour qui porte en lui-même ce dépassement de l’amour d’amitié. Quand ce dépassement n’est pas là, l’amour humain nous envoûte et devient un obstacle. Il est donc capital de saisir à la fois l’exigence et la difficulté de dépasser l’amour d’amitié. Nous le pouvons dans la mesure où nous cherchons la vérité et où nous reconnaissons que l’amour ne peut pas s’arrêter à un être limité. Il exige d’aller plus loin, puisque l’amour est porteur de la finalité. Notre intelligence est obligée de s’affiner par l’amour. La sagesse est un affinement de notre intelligence dans l’amour, qui permet le dépassement de l’amour : tout ce qui est limité dépend de l’acte, dépend d’un être parfait.
En précisant le caractère unique de la cinquième voie, nous pouvons aussi affirmer que ces voies de saint Thomas écartent successivement les images de Dieu. Dieu est immobile, Dieu est parfaitement immanent, Dieu est nécessaire, Dieu est beau… Autant d’images, et donc de caricatures de Dieu, qui ne peut être atteint que par la finalité. Il n’est pas « dans » la finalité : il est ce qui cause ultimement, et donc radicalement, la finalité.
D’une certaine façon, dans cet itinéraire des cinq voies, saint Thomas lutte contre toutes les immanences possibles, toutes les formes possibles, et donc toutes les caricatures que nous pourrions faire de Dieu. Dieu ne peut pas être possédé ; mais nous devons être possédé par lui. Être possédé par Dieu, c’est n’être plus chez soi mais en Dieu. « S’endormir » dans la finalité, c’est s’endormir chez soi, ce n’est pas demeurer dans la fin, ce n’est pas atteindre la fin. Il est capital de saisir ces deux mouvements possibles de l’intelligence. Le propre de la fin est justement de réaliser en nous une extase, de nous faire demeurer en dehors de nous-même. Dieu ne peut être que contemplé, il provoque une extase de notre intelligence grâce à l’amour. Dès que nous découvrons Dieu, nous découvrons Celui devant lequel nous nous mettons à genoux, qui nous transcende et que nous ne possédons pas. Dieu, nous le découvrons comme Celui que nous ne pouvons pas posséder, comme Celui que nous ne pouvons que contempler en sortant de nous-même. Nous le posons comme existant, nous transcendant, nous dépassant complètement.
La connaissance analogique est bien celle qui nous permet de ne pas posséder. Si nous saisissons la ratio entis, et si nous pouvons préciser ce qu’est le concept d’être, nous ne possédons pas de concept de l’Être premier. Il est Celui qui n’est qu’être, qui existe donc en lui-même et par lui-même. Nous le découvrons en sortant complètement du mode humain de notre connaissance. Nous ne pouvons pas concevoir ce qu’est Dieu, ni l’analyser. Ce dépassement ne peut se faire que par la finalité, par la causalité propre du bien. Le bien attire et le Bien suprême attire souverainement, radicalement l’intelligence dans ce qu’elle a de plus elle-même ; grâce à l’amour, l’intelligence sort d’elle-même, elle adhère, elle contemple, elle se tait. En un sens, nous ne pouvons pas « dire » Dieu, prononcer son nom, puisque dire, c’est posséder. Nous affirmons qu’il est, mais il nous dépasse complètement.
L’homme, en découvrant Dieu dans cette extase profonde de son intelligence, en affirmant qu’il est, accepte d’affirmer Quelqu’un qui est totalement, infiniment au-dessus de lui : le Créateur de son âme, le Père de son esprit, la Source de son être substantiel. Alors tout ce qu’il est et qui paraissait solide, nécessaire, est relativisé. L’homme est sorti de lui-même et de sa possibilité de posséder. S’il veut posséder, définir ce qu’est Dieu, Dieu lui échappe ; il retombe sur lui-même. Dieu n’est pas une réalité que nous pouvons posséder, définir. Il nous maintient toujours en extase, donc dans le silence.
Par la finalité, nous découvrons donc Dieu comme Celui qui est au-dessus de tout, qui échappe à tout, qui mesure tout et n’est mesuré par rien, qui n’est jamais possédé par aucun être et s’impose avec une infinie douceur parce qu’il ne craint pas d’être possédé. Celui qui demeure toujours supérieur est doux parce qu’il ne peut être possédé par rien. Dieu se retire dès que nous voulons le définir ou l’utiliser.
Il y a donc un moment très important dans cet itinéraire : celui où la finalité est à l’état pur. La finalité à l’état pur est commandée par le bien. Et le bien à l’état pur est identique à l’être : il est et il attire. Dieu n’est donc pas une conclusion. Il est découvert comme Celui devant lequel nous ne sommes rien, Celui qui nous met dans une relativité absolue. Dans tout notre être, dans tout ce que nous sommes, nous sommes relatif à lui. Aussi, seule la découverte de l’être-en-acte comme principe et cause finale de ce qui est, qui permet à notre intelligence de se dépasser, peut-elle nous permettre de nous élever jusqu’à l’affirmation de l’existence de Dieu. En quelque sorte, Dieu est au-delà de l’au-delà. Il est Celui dont notre intelligence affirme qu’il est, grâce à la saisie de la primauté de l’acte sur la puissance.
Au terme de cette étude, nous pouvons mieux comprendre le sens du De ente et essentia qui est, comme nous l’avons souligné, une œuvre critique. Et nous pouvons reprendre l’esprit de cette démarche dans un point de vue proprement philosophique. Si Dieu existe, il est l’Être premier, il est parfaitement être. En lui-même, il nous échappe, il est transcendant et ne peut donc être connu qu’à partir de ce qu’il « réalise » en propre. Ce que Dieu seul peut réaliser est le signe qui nous permet de remonter jusqu’à l’affirmation de son existence. Or, si Dieu existe, il est l’Être premier, le Créateur et, comme Créateur, il regarde l’être. Rien n’est plus profond que l’être. Le devenir, comme tel, n’est pas l’œuvre propre de Dieu : l’homme peut le modifier. Le devenir par lui-même ne nous met donc jamais en présence de Dieu. N’est-ce pas cela que le jeune saint Thomas a cherché dans le De ente et essentia : ce qui peut nous indiquer la présence de Dieu ? C’est l’être qui est en quelque sorte la signature de Dieu sur son œuvre. Tout devenir peut être modifié par l’homme, mais l’être nous met face à quelque chose qui transcende l’homme. Seul l’être en tant qu’être nous permet de chercher la présence de Dieu.
Or, dans l’expérience de l’amour d’amitié, nous découvrons que l’amour spirituel s’impose à nous et nous dépasse : c’est un don de Dieu, comme notre existence. L’amour et l’existence ne sont-ils donc pas les deux points où nous touchons la signature d’un être au-delà de l’homme ?
Nous pourrions donc dire, du point de vue philosophique, que la personne humaine, cet être qui est esprit, nous conduit à Celui qui est l’auteur de l’être, l’auteur de l’intelligence, l’auteur de l’amour. C’est pourquoi il est très important d’étudier ce qu’est la personne humaine en philosophie première. La personne humaine comme telle échappe à toute cause humaine : l’homme développe sa personne, il peut en modifier le contexte, mais il n’en est pas l’auteur du point de vue de l’être et de l’esprit.
Une première recherche critique est donc essentielle pour nous permettre de mettre en évidence tout ce que l’homme ne peut pas faire, tout ce qu’il ne peut pas réaliser par son activité artistique. Ce qui est en nous et que nous ne pouvons pas changer selon notre bon plaisir, porte la signature de quelqu’un qui est avant nous, dont nous « subissons » l’influence mais que nous ne pouvons pas modifier. Ce qui est principe d’être en nous, ce qui est source d’intelligence et de volonté ( d’amour ), échappe à toute influence directe de l’homme et à notre propre causalité. Ce sont en quelque sorte les trois signatures du passage de quelqu’un qui est avant nous et plus que nous.
Cela se manifeste parfaitement dans la personne et c’est pourquoi la découverte philosophique de l’existence de Dieu doit se prendre de la personne humaine. En dehors de la personne humaine, toutes les réalités qui sont en mouvement peuvent s’expliquer dans leur devenir par une causalité limitée. C’est en ce sens que l’histoire, qui cherche à comprendre les causalités humaines dans l’enchaînement des événements, ne peut pas conduire à la découverte de l’existence de Dieu. Elle montre le pouvoir que possède l’homme, mais ne dépasse pas le devenir. Certaines raisons peuvent nous échapper, mais l’histoire comme telle conduit à l’homme.
Il faut donc toujours essayer de saisir l’être, l’intelligence et la volonté, trois aspects qui sont présents dans la personne humaine. La personne humaine existe ; elle a l’intelligence et la capacité d’aimer. Ces trois aspects sont en dehors de toute influence de l’homme. Nous ne sommes pas source de notre être ni de notre esprit. C’est ce qui appelle quelqu’un dont la signature en nous est l’esse, l’intelligere, le velle.
De fait, aucun être limité ne peut pleinement rendre raison de ces trois dimensions qui font la personne humaine dans ce qu’elle a de plus profond. La personne humaine ne nous met-elle pas face à une autre Personne qui soit capable d’être cause d’être, d’intelligence et d’amour ? N’est-ce pas la seule manière pour nous de pouvoir nous élever à la découverte de l’existence d’un Être premier, d’une Personne première ? L’être, l’intelligence, l’amour : ces trois aspects réunis en nous, dans notre personne, montrent la nécessité absolue de poser une Personne antérieure à nous-même, un Être qui est son intelligence, sa volonté, et en qui l’intelligence et la volonté s’exercent librement.
Seule la personne en nous nous permet d’affirmer que l’Être premier que nous découvrons est nécessairement une Personne, un être intelligent et aimant. Il y a donc, à partir de la personne humaine, cet être qui est esprit, la possibilité d’une démonstration a posteriori de l’existence de Dieu, par la finalité puisque l’intelligence et l’amour sont immédiatement intéressés.
C’est bien à partir de la personne humaine que nous pouvons nous élever jusqu’à la découverte philosophique de l’existence de Dieu. Toute une partie de la philosophie est restée fixée à la connaissance de l’être en croyant que seul l’être permettrait de poser l’existence de Dieu, parce qu’elle a cru que la causalité finale était métaphorique et ne pouvait pas nous conduire à la découverte d’un premier. En réalité, seul l’être uni à l’intelligence et à la volonté, donc la personne, nous permet de nous élever jusqu’à Dieu 58. L’être, l’intelligence et la volonté exigent de poser une Personne première, si nous voulons expliquer la personne humaine, en comprenant qu’elle existe et qu’elle est limitée. Étant en acte et limitée, elle exige, par tout son être, de poser un Être premier qui ne soit pas simplement un être, mais qui soit l’Être premier et donc nécessairement l’Intelligence première et l’Amour premier.
Comprendre cela est ce qui nous permet de rectifier l’erreur de ceux qui déclarent que les voies de saint Thomas ne sont plus valables et que la position de Kant est la seule acceptable. De fait, partant de l’impératif catégorique, Kant part de l’intelligence et de la volonté. Il montre que l’intelligence et la volonté portent en elles-mêmes quelque chose d’absolu qui implique l’affirmation pratique de l’existence de Dieu. Kant s’est donc en quelque sorte replié sur la personne à partir de la conscience. Son erreur est de prendre l’impératif : « Il faut faire cela », pour dire que c’est dans cet « il faut » que Dieu est présent. C’est donc un Dieu juridique, un Dieu maître de tout, un Dieu tout-puissant que découvre Kant. En réalité, ce n’est plus Dieu : la connaissance pratique de la loi excluant l’amour ne peut pas aboutir à un Être personnel premier. Seuls l’acte d’être, l’intelligence et l’amour, que nous saisissons concrètement dans la personne humaine à partir de l’expérience de l’amour d’amitié, nous permettent de poser l’existence d’un Être premier, d’une Personne première.
Atteindre Dieu par l’amour, cela peut signifier pour certains que nous ne pouvons pas l’atteindre intellectuellement. Or, ce n’est pas ce que nous voulons dire. Nous avons essayé de montrer que l’éveil de l’intelligence dans ce qu’elle a de plus profond exige d’une certaine manière l’amour. Aussi pouvons-nous nous poser la question : la connaissance analogique n’implique-t-elle pas toujours l’amour ? Pouvons-nous avoir une connaissance analogique vraie sans amour ? En vérité, le caractère de la connaissance analogique est d’assumer l’amour, d’une façon très particulière, jusque dans la recherche de la causalité finale au niveau de ce qui est en tant qu’être 59.
Cela nous semble capital pour comprendre en profondeur saint Thomas. Parce que l’on n’a plus vraiment compris la distinction de la raison et de l’intelligence et que l’on n’a plus saisi la causalité finale, on a essayé de développer rationnellement les « preuves » de l’existence de Dieu. On a alors voulu prendre les cinq voies d’accès à la découverte de l’existence de Dieu par les diverses causalités en les séparant les unes des autres. Or, cela n’est-il pas tout à fait contraire à la pensée de saint Thomas ? Nous l’avons déjà souligné, saint Thomas ne développe pas ces voies dans cinq articles différents – chaque preuve donnant lieu à un article – mais dans un seul article 60. Un unique article signifie qu’il n’y a pour lui qu’une seule voie vers la découverte de l’existence de Dieu, par la finalité. Par le fait même, la causalité matérielle, la causalité efficiente, la causalité formelle, la causalité exemplaire, sont ordonnées à cette unique voie par la finalité. Elles sont comme des chemins en vue de cette unique voie, qui se développe par l’amour assumant l’intelligence, c’est-à-dire par la sagesse. En effet, la finalité impliquant et assumant l’intelligence, c’est la sagesse. Les thomistes n’ont souvent pas saisi cela parce que la preuve par la cause finale n’était pour eux pas scientifique. Ils se sont arrêtés à la cause formelle qui, seule, pour eux demeurait vraiment scientifique. Par le fait même, ils ne saisissaient plus l’originalité de la pensée de saint Thomas. Ce qui est justement le plus caractéristique de sa pensée, c’est qu’il faut avoir saisi la pureté de la causalité finale pour découvrir l’existence de Dieu. Il faut avoir saisi la causalité finale dans toute sa force ( elle est unique ), grâce à l’amour spirituel. Celui-ci seul permet ce dépassement ; l’amour spirituel porte notre intelligence vers l’Autre au sens très fort. Cet Autre caché, cet Autre qui existe, qui nous soutient dans tout ce que nous sommes, cet Autre ne peut être que l’Être premier, la Bonté suprême, Dieu. C’est Dieu qui attire toute notre intelligence comme son Bien.
La recherche par la cause matérielle, la cause efficiente, la cause formelle, la cause exemplaire, sont là pour, en quelque sorte, éclaircir la forêt, écarter les obstacles. Mais elles ne nous font pas découvrir immédiatement Dieu. Elles nous permettent de dépasser le monde physique, le monde des vivants et toutes les réalités limitées.
Dépasser le monde physique, c’est montrer que toutes les réalités ne peuvent pas être dans le mouvement. Le mouvement est partiel, il n’est pas adéquat à l’être. La distinction entre l’être et le mouvement montre que, pour découvrir l’existence de Dieu, il faut opérer ce dépassement du mouvement. Dieu n’est pas dans le mouvement, mais Dieu est source du mouvement. Le mouvement, à sa manière, manifeste donc Dieu. Il ne prouve pas l’existence de Dieu, mais le manifeste. L’être mobile, comme tel, ne peut pas être premier. Il faut donc dépasser le mouvement pour être face à l’Être premier.
La causalité efficiente ne peut pas non plus être première ; dans les réalités dont nous avons l’expérience, elle demeure toujours liée à la matière et au devenir, alors que le lien de Dieu avec la créature ne peut être qu’au niveau de l’être. Il n’y a pas de continuité au niveau du devenir entre la créature et Dieu, qui nous permettrait de découvrir l’existence de Dieu par l’origine des choses. La causalité efficiente est toujours seconde et s’achève dans quelque chose qui est second.
La causalité formelle demeure, elle aussi, toujours limitée ; elle ne peut pas être première, parce que la forme est reçue dans la matière. Nous n’avons pas l’expérience d’une forme qui ne soit pas reçue dans la matière, qui subsiste en elle-même. Nous n’avons jamais expérimenté une forme pure. La cause formelle nous permet donc de montrer que Dieu, s’il existe, n’est pas dans la composition de la matière et de la forme ; il est au-delà. Mais cela ne nous permet pas encore d’affirmer qu’il existe, parce qu’aucune forme indépendante de la matière n’existe pour notre expérience.
La causalité exemplaire peut nous séduire, nous faire croire qu’elle est séparée de tout le monde physique et, par le fait même, nous attirer vers un monde purement spirituel. Mais ce monde « purement spirituel » est plus formel qu’existant ; n’est-il pas alors notre construction, notre idéal ?
Seule donc la finalité permet de nous élever jusqu’à affirmer l’existence d’une Personne première qui est Dieu. Et de ce point de vue, nous avons souligné l’importance de l’expérience de l’amour d’amitié, qui nous permet de dépasser la nature et d’être en face de la personne humaine. L’expérience propre de l’amour d’amitié n’est-elle pas la première expérience que nous avons de la personne humaine ? C’est, de fait, la première expérience que nous avons de l’au-delà de la nature, d’une réalité qui ne peut pas s’expliquer par la nature et possède en elle-même son amour. Le propre de l’amitié est d’impliquer un choix d’amour. Un choix, donc une certaine forme, une détermination à l’intérieur de l’amour, qui nous permet de dépasser le monde physique et d’avoir une expérience de la personne humaine au-delà du monde physique. L’expérience de l’amour d’amitié est la plus parfaite des expériences que nous puissions avoir. Cette expérience, lorsqu’elle est regardée dans la lumière même de la philosophie première, nous met en présence du dépassement de la nature, en présence de la personne humaine qui existe. Elle nous fait atteindre l’ami dans son absolu et dans ses limites, puisque l’ami est un être qui peut disparaître. L’amitié que nous avons pour lui est contre cette disparition, l’amitié à l’égard de la personne dépasse la mort, il y a quelque chose d’irréductible dans l’amour d’amitié par rapport à la mort. N’est-ce pas ce « quelque chose d’irréductible » dans l’amitié qui est au-delà de la mort, qui nous pose le problème : ce qui est au-delà de ces limites n’est-il pas l’Autre au sens absolu, c’est-à-dire l’Être qui n’est plus de ce monde physique, matériel, l’Être dans toute sa pureté, l’Être qui n’est qu’être ?
N’est-ce pas à cela que nous conduit cette expérience de l’amitié « vécue » sous la lumière de cette question : existe-t-il quelqu’un cause de cette amitié ? L’amitié n’est-elle pas le signe d’une Réalité qui est au-delà de la mort, au-delà de toute causalité matérielle, de toute causalité efficiente, de toute causalité formelle, de toute causalité exemplaire, une Réalité qui ne soit que dans la fin, la Personne première ? La personne, c’est l’être qui subsiste en lui-même. L’amitié n’exige-t-elle donc pas de poser un Être au-delà de la mort, qui soit l’Amour qui subsiste en soi et qui soit donc un Être premier qui ait en lui-même sa propre finalité, dont nous pouvons dire : « Il est » ?
Il semble bien que l’amour d’amitié réclame de poser l’existence d’un Être premier, puisque l’amour d’amitié est en lui-même au-delà de la mort, et n’explique pas la mort. L’amour d’amitié annonce donc un Être qui est plus qu’un être-en-acte : un être sans limites. Car il y a dans l’amour d’amitié comme une répugnance à toute limite. Il y a dans l’amour d’amitié comme une exigence à un amour pur. Cette exigence de l’amour d’amitié, au-delà de toute limite, au-delà de toute mort, montre comment, dans l’amour d’amitié, il y a comme une présence de l’Amour premier, de l’amour d’un Être premier ! Nous ne le saisissons pas en lui-même mais dans son effet propre, qui est justement d’attirer d’une façon telle que cette attraction n’a pas de limite : elle est.
Seule l’intelligence, et non pas la raison, peut saisir le réalisme de l’amour par rapport au bien. Une vision phénoménologique de l’amour ne nous permet pas de comprendre cela ; la question de Dieu devient alors une nostalgie, celle d’un amour infini. Mais parce que c’est le bien qui suscite l’amour, le bien existant, l’existence d’un bien limité appelle l’existence d’un Bien premier, pure cause finale, qui attire radicalement. Nous sommes en quelque sorte « happés », attirés : parce que l’amour porte sur le bien qui est la personne, il ne peut porter ultimement que sur la Personne première qui est le bien substantiel. Il y a donc identité entre l’être et l’amour en Dieu. Pour l’affirmer, il faut avoir saisi ce que c’est que l’être et l’amour… qui s’embrassent.
Il n’y a donc pas cinq voies d’accès à la découverte de l’existence de Dieu mais une seule, la voie de l’amour et de la sagesse. Seul l’amour touche un premier, l’amour envers une personne, parce que notre amour ne s’éveille qu’à l’égard d’une personne. Tant que nous n’avons pas saisi une personne, notre amour n’est pas substantiel, il reste un désir, il n’a pas d’autonomie et s’idéalise. C’est ainsi que Platon idéalise l’amour ( erôs ) et le ramène à une nostalgie d’éternité 61.
Nous voyons par le fait même que ni l’amour seul, ni l’intelligence seule ne peuvent nous conduire à découvrir l’existence de Dieu. C’est l’intelligence se servant de l’amour qui nous permet de nous y élever, parce que l’amour nous permet d’être attiré par l’autre. L’amour nous fait saisir que nous n’avons pas besoin de connaître parfaitement l’autre : nous sommes attiré par lui. Dieu, nous ne le connaîtrons parfaitement que quand nous pourrons le « posséder ». Mais philosophiquement, nous ne le possédons pas. Nous l’atteignons dans un appétit, dans un désir, comme une Source cachée.
L’auteur n’expose pas ici d’une façon exhaustive la position de saint Thomas ; pour cela, cf. M.-D. Philippe, De l’être à Dieu, Topique historique II, « Philosophie et foi », p. 472-552. Au cours de son enseignement, y compris les toutes dernières années, le p. M.-D. Philippe a cependant constamment cherché à mieux préciser le sens de la recherche de l’existence de Dieu dans la pensée de saint Thomas et à rappeler ce qu’il est nécessaire d’avoir découvert au préalable en philosophie pour pouvoir le lire et l’interpréter de façon vraie et vivante. Il expose donc ici le fruit le plus récent de cette recherche, une de celles qui a marqué toute sa vie et lui a permis de comprendre l’exigence de tout renouveler et de ne pas confondre la scolastique thomiste et la pensée authentique de saint Thomas ( cf. Les Trois sagesses, chapitre ii, p. 45 sq. ).
2Is 6, 1.
3Cf. op. cit. n° 2-6, p. 38-39.
4Op. cit., 5, p. 50.
5Ibid., p. 56.
6Ibid., p. 56.
7Ibid., p. 58.
8Ibid., loc. cit.
9Cf. tome I, p. 262-270.
10« Notre intention est donc, dans cet ouvrage, d’exposer tout ce qui concerne la religion chrétienne de la façon la plus convenable à la formation des débutants » ( loc. cit. ).
11Op. cit., I, q. 1. Doctrina sacra : l’enseignement sacré. C’est ainsi que saint Thomas appelle l’enseignement reçu de Dieu dans la foi et les développements « théologiques » que celui-ci réclame en exigeant la coopération de l’intelligence du croyant.
12Op. cit., I, q. 2.
13Ps 7, 2 ; 11, 1 ; 31, 2 ; 61, 4 ; 62, 8-9 ; 71, 1 ; 91, 2 ; 119, 114…
142 Sam 22, 2 ; Jr 16, 19 ; Jl 4, 16 ; Ps 18, 3 ; 91, 2 ; 144, 2…
15Si 1, 8 ; Is 31, 2 ; Rom 16, 27…
162 Mac 1, 24 ; Is 40, 28 ; 43, 15 ; 45, 18…
17Tob 13, 4-6 ; Sag 14, 3 ; Rom 8, 28 ; 2 Co 1, 3 ; Eph 3, 14...
18Gn 1, 27 ; cf. ST, I, q. 93.
19Cf. Contra Gentiles, I, 4 ; ST, I, q. 12, a. 1.
20« À une époque où les penseurs chrétiens redécouvraient les trésors de la philosophie antique, et plus directement aristotélicienne, il eut le grand mérite de mettre au premier plan l’harmonie qui existe entre la raison et la foi. La lumière de la raison et celle de la foi viennent toutes deux de Dieu, expliquait-il ; c’est pourquoi elles ne peuvent se contredire. […] C’est pour ce motif que saint Thomas a toujours été proposé à juste titre par l’Église comme un maître de pensée et le modèle d’une façon correcte de faire de la théologie » ( Jean Paul II, Fides et ratio, n° 43 ).
21Cf. ST, I, q. 1, a. 2.
22« Utrum Deum esse sit per se notum » ( loc. cit. ).
23Loc. cit.
24Ibid., a. 2.
25Ibid.
26La science étant proprement la connaissance d’une conclusion démontrée à partir d’un principe.
27Sur l’induction, cf. tome I, p. 63-69 ; 102-107 ; 118-126 ; 223 sq. ; 249 sq.
28« Que Dieu est, peut être prouvé par cinq voies » ( loc. cit. ).
29N’oublions pas que l’article est un tout. Développer une partie d’un tout sans développer les autres aboutit à quelque chose de monstrueux. Dans l’écriture de saint Thomas, chaque question de la Somme théologique forme un tout divisé d’une façon organique en différents articles. Et chaque article aborde une difficulté précise. On ne lit donc correctement saint Thomas que quand on a bien compris cela. Mais si on sépare un article de la question, on en fausse la perspective et on ne peut plus le comprendre. Et quand non seulement on prend un article en le séparant du tout qu’est la question, mais une partie de l’article que l’on isole de l’article, tout est faussé…
30Cf. tome I, p. 258-259.
31Cf. Mét., Θ, 8, 1049 b 4 sq.
32Cf. notamment In XII libr. Met. Arist. Expos., IX, lect IX, n° 1867-1882, où saint Thomas, commentant Aristote, précise les rapports du possible et du nécessaire avec l’acte et la puissance.
33Ps 116, 11.
34Cf. Aristote, Mét., α, 1, 993 b 30-31.
35Ibid., 993 b 25-26.
36Mét., A, 2, 982 b 18-19.
37Au niveau de la théologie chrétienne, nous pouvons dire que le péché a d’abord été une rupture du point de vue religieux et qu’ensuite, des conséquences se sont produites sur l’intelligence.
38« Il semble que Dieu n’existe pas. Car de deux contraires, si l’un est infini, l’autre est détruit d’une façon complète. Or, quand on prononce le mot Dieu, on l’entend d’un bien infini. Si donc Dieu existait, il ne se trouverait plus de mal. Or il y a du mal dans le monde. Donc Dieu n’existe pas » ( ST, I, q. 2, a. 3, obj. 1 ).
39Cf. supra, p. 30 sq.
40ST, I, q. 3, a. 7.
41Cf. Ordinatio I, dist. II, Pars 1, q. 1, n° 1, Opera omnia ( Vat. ) II, p. 125 ; cf. ibid., q. 2, n° 10, p. 128 ; n° 146-147, p. 213-215.
42« L’amitié d’ailleurs est un secours aux jeunes gens pour les préserver de l’erreur, aux vieillards pour leur assurer des soins et suppléer à leur manque d’activité dû à la faiblesse, à ceux enfin qui sont à leur sommet pour les inciter aux belles actions : “Quand deux vont de compagnie”, car ils sont alors plus capables de penser et d’agir » ( Aristote, Éth. à Nic., VIII, 1, 1155 a 12-16 ).
43« Si donc il faut dire quelque chose de commun sur toute âme, elle serait l’acte ( entelecheia ) premier d’un corps naturel organique » ( De l’âme, II, 1, 412 b 4-5 ).
44Cf. tome I, chapitre iii, p. 351 sq.
45Sur cette expression, cf. tome I, p. 83-102 ; p. 245-252.
46« L’acte sépare » ( Aristote, Mét., Z, 13, 1039 a 7 ) ; « L’acte est comme celui qui bâtit à celui qui a la faculté de bâtir, celui qui est éveillé à celui qui dort, celui qui voit à celui qui a les yeux fermés mais qui possède la vue, ce qui est séparé de la matière à la matière, ce qui est élaboré à ce qui ne l’est pas » ( ibid., Θ, 6, 1048 a 37 - 1048 b 4 ).
47« Le “ce en vue de quoi” est soit pour quelqu’un, soit de quelqu’un. En ce dernier sens, la fin peut exister parmi les êtres immobiles, mais non au premier sens. Les réalités immobiles meuvent comme ce qui est aimé ; toutes les autres réalités meuvent par le fait d’être mues. […] Puisqu’il existe quelque chose qui meut en étant lui-même immobile, existant en acte, il ne peut être en aucune façon autrement qu’il n’est. […] Il existe donc de toute nécessité, et en tant qu’il est nécessaire, il est bon et c’est de cette manière qu’il est principe » ( Aristote, Mét., Λ, 7, 1072 b 1-3. 7-11 ).
48Cf. tome I, p. 430 sq.
49Cf. tome I, p. 180 sq.
50Cf. ST, I-II, q. 26 à 28.
51Cf. ST, II-II, q. 23, a. 1.
52« Ils entendirent le bruit des pas de Yahvé Dieu qui se promenait dans le jardin, à la brise du jour, et ils se cachèrent, l’homme et sa femme, de devant Yahvé Dieu, parmi les arbres du jardin » ( Gn 3, 8 ).
53Aristote, Mét., Θ, 6, 1048 a 36-37. Cf. tome I, p. 258.
54Éth. à Nic., I, 1, 1094 a 2-3.
55« C’est par nature, semble-t-il, que se trouve l’affection de celui qui engendre pour ce qu’il a engendré et de la progéniture pour celui qui l’a engendrée, non seulement parmi les hommes mais aussi chez les oiseaux et la plupart des animaux. Ceux qui sont du même peuple éprouvent cela les uns pour les autres, principalement chez les hommes, et c’est pourquoi nous louons les amis des hommes ( philanthropous ). Même dans nos voyages au loin, nous voyons combien tout homme est familier et ami pour l’homme » ( Aristote, Éth. à Nic., VIII, 1, 1155 a 16-22 ).
56Cf. tome I, p. 203-215 ; 283 sq.
57Il ne s’agit pas ici, bien entendu, de la Révélation chrétienne, surnaturelle de Dieu.
58Cette connaissance de la personne est donc un dépassement de l’analyse de l’être. La personne humaine, c’est l’être qui arrive à son plein épanouissement par l’esprit.
59Cf. tome I, p. 240 sq.
60ST, I, q. 2, a. 3.
61Cf. Le Banquet, 207 a - 209 e.
Le primat de la connaissance et de la raison que nous avons dénoncé 1, la scolastique thomiste l’a elle-même critiqué, puisqu’elle a, il faut le reconnaître, maintenu à travers des luttes très difficiles, une certaine recherche de l’analogie de l’être. Cependant, elle s’est sclérosée en se formalisant, c’est-à-dire en négligeant la recherche de la vérité au niveau philosophique. Cela provient sans doute du fait qu’on a considéré la finalité comme la recherche d’une cause métaphorique, oubliant la grande affirmation d’Aristote et de saint Thomas selon laquelle la cause finale est la cause des causes. La cause finale étant considérée comme métaphorique, on s’est rabattu sur la ratio entis, dans une perspective sans doute très spirituelle et très belle, mais trop formelle. Or, précisément, l’intelligence ne peut se développer parfaitement elle-même que si la primauté de l’amour est toujours respectée. La primauté de l’amour, que nous découvrons dès le point de départ de la philosophie, doit être constamment respectée tout au long de la recherche. Et elle devient nécessaire pour la découverte de l’Être premier puisque, s’il existe, nous ne pouvons pas en avoir de concept, saisir ce qu’il est. Notre intelligence n’a aucune prise sur l’Être premier, elle ne peut pas le connaître, le posséder. Si on ramène l’intelligence au concept, on affirme donc qu’elle ne peut pas découvrir une Réalité qui soit l’Être premier, la réduisant à réfléchir sur ses propres découvertes. Il y a alors un primat de la connaissance et Dieu est posé à partir de la connaissance ( mais ce n’est plus Dieu ), et non pas découvert grâce à la réalité existante dont nous avons l’expérience et qui nous oblige de reconnaître la primauté de Celui qui est premier dans l’être comme Acte pur. Si, au contraire, nous affirmons cette primauté de l’amour, nous pouvons affirmer que nous ne saisissons pas l’Être premier, mais qu’il nous attire. C’est cette attraction de l’Être premier qui a été rejetée lorsqu’on a affirmé que la causalité finale ne pouvait être que métaphorique. Et c’est cela qui a empêché la scolastique de vraiment découvrir le sens profond des voies de saint Thomas. Elle en est donc restée à l’analogie de l’être en la formalisant, c’est-à-dire en affirmant qu’il existe un Être premier parce qu’il faut que, partout, il y ait un ordre et un premier, même dans l’être. Il y a en quelque sorte une pétition de principe dans cette démarche de la scolastique. N’oublie-t-elle pas que l’ordre de l’être n’implique pas cette nécessité d’affirmer l’existence d’un Être premier ? En effet, puisque nous ne saisissons pas ce qu’est le premier, on ne peut que le découvrir comme une Réalité première, transcendante.
Il faut donc bien comprendre que sans la découverte de l’être-en-acte, de la cause finale au niveau de l’être, on ne saisit pas vraiment ce qu’est l’analogie dans ce qu’elle a de plus profond. En restant au niveau de la forme, on reste dans ce que l’on considère comme « l’analogie de l’être ». Cependant, le premier n’étant plus l’acte, la fin, mais la forme ( la substance ) et la cause efficiente, on en arrive à une conception de l’Être premier comme « le premier du point de vue de la forme », « le premier du point de vue de l’efficience ». Mais ce premier est-il Dieu ? En formalisant trop l’analogie, on a ainsi quitté le point de vue existentiel, l’altérité, la transcendance, pour demeurer dans l’intelligibilité. Or, lorsqu’il s’agit de l’être, l’intelligibilité ne peut pas se séparer de l’existence, puisque l’existence de l’être est l’acte même de l’être 2.
C’est donc l’acte d’être, l’esse, qui s’est en quelque sorte estompé, qui a quasiment disparu. N’était-il pas plus confortable de demeurer dans les concepts et dans les raisonnements ? On peut donc se demander si la scolastique n’a pas maintenu l’affirmation de l’existence transcendante de Dieu par mode d’autorité, dans la mesure où elle maintenait le primat de la théologie et de la foi… En théologie chrétienne, en effet, l’autorité de Dieu qui se révèle est première 3. Et l’existence de Dieu est affirmée par mode d’autorité dès le point de départ, par la foi. Mais si nous faisons de la philosophie, et si nous reconnaissons à la philosophie une primauté d’origine et de nature par rapport à la recherche théologique à l’intérieur de la foi, il faut que notre découverte de l’existence de l’Être premier ne soit pas dépendante de l’autorité mais se fasse directement à partir du jugement d’existence lui-même. C’est ce qui est, qui mesure notre activité intellectuelle philosophique, et nous permet de découvrir dans l’être l’acte d’être. De fait, l’être ne peut pas se séparer de l’acte d’être. Sinon, on devrait ramener l’acte à la ratio entis d’une manière extérieure. Ce serait donc l’aspect formel qui serait le plus fondamental et premier, l’acte s’ajouterait et ne serait plus ce qui est saisi réellement. Nous quittons donc cette perspective pour reprendre un point de vue plus réaliste dans la recherche de l’existence de Dieu, à partir du point de départ même de la philosophie première, qui implique l’existence et, par le fait même, l’amour. Nous ne pouvons pas abandonner ce point de départ sans tomber dans une formalisation de la ratio entis.
Il est capital de rappeler ici que saint Thomas se défend d’être philosophe. Pour lui, Aristote est « le Philosophe ». Ou bien on considère que ce que dit saint Thomas n’est qu’une question d’élégance, de style, ou bien on considère que c’est une affirmation sérieuse. Quand saint Thomas affirme qu’Aristote est le Philosophe, cela signifie que pour saint Thomas, toute la recherche philosophique d’Aristote est présupposée à ce que lui-même affirme en théologien à partir de la foi. Par contre, la scolastique voulant à tout prix sauver la capacité de l’intelligence à découvrir l’existence de Dieu, a été faussée par l’argument d’autorité qui venait de l’enseignement de l’Église. Au lieu de partir de la réalité existante elle-même, cette autorité sous-jacente a constamment limité la recherche philosophique de l’existence de Dieu. Aussi a-t-on laissé tomber la véritable voie, qui est par l’amour, comme saint Thomas le dit lui-même. À cause du poids de l’autorité, on voulait une preuve scientifique, formelle, de l’existence de Dieu, alors qu’il n’y a qu’une voie de sagesse, celle de l’intelligence liée à l’amour.
Comme nous l’avons déjà dit, les modernes, quant à eux, se rabattent sur la personne. La perspective scolastique s’étant terriblement appauvrie, en s’étant elle-même réduite à la cause formelle, les modernes ne s’en sont pas contentés et ont essayé de découvrir Dieu à partir de la personne. Laissant tomber la ratio entis et le jugement d’existence, qui porte sur ce qui est, ils ont voulu découvrir l’existence de Dieu par la personne humaine : étant donné que l’homme est créé à l’image de Dieu, on devrait découvrir le modèle dans l’image ! Tous les efforts des modernes ne se ramènent-ils pas à cette perspective, sous des modalités différentes ? Ils cherchent à découvrir Dieu dans le prolongement de l’homme, à partir d’une anthropologie. De plus, beaucoup de modernes, séduits par la recherche expérimentale scientifique, n’ont-ils pas cherché à découvrir Dieu dans une recherche « super-expérimentale » ? Mais l’erreur est d’oublier que Dieu n’est pas objet d’expérience. Ne cherchent-ils pas l’expérience de la présence de Dieu, ce qui implique une confusion entre un point de vue intellectuel et un point de vue affectif ? Quand il s’agit de la personne humaine, puisque nous pouvons avoir une expérience directe de son existence, nous en avons une certaine connaissance affective à travers sa présence. Mais lorsqu’il s’agit de Dieu, puisque nous n’avons pas d’expérience directe de son existence, ce point de vue affectif devient très vite imaginatif. Alors nous imaginons la présence de Dieu.
Nous pourrions donc dire que la scolastique est demeurée dans l’aspect formel de la quiddité, alors que les modernes se sont rabattus sur un aspect existentiel, confondant l’expérience humaine et l’expérience divine. Chez eux, la personne humaine n’est plus regardée en elle-même mais comme un reflet de Dieu, de la Personne divine. C’est ainsi que, d’une autre manière que la scolastique, ils restent encore dépendants d’une perspective théologique.
Ces deux recherches parallèles, préoccupées en outre par le problème de l’infini, n’aboutissent pas. Et dès le point de départ, elles ne peuvent pas aboutir, parce qu’elles ne partent plus de ce qui est. C’est pourquoi il nous semble nécessaire d’insister sur l’amour et le jugement d’existence, pour reprendre un point de départ plus vrai et plus profond. C’est une grande erreur d’avoir opposé la recherche intellectuelle à l’amour, alors que, dans ce qu’elle a de plus profond, elle présuppose l’amour et l’assume. Les modernes cherchent à toucher Dieu. N’ont-ils pas la nostalgie de sa présence ? C’est pourquoi la pensée moderne est fascinée par les mystiques, qui vivent de la présence de Dieu. Mais ils l’atteignent par l’amour, alors que la pensée moderne voudrait atteindre, par la raison, la présence de Dieu comme la preuve de son existence. N’y a-t-il pas alors une pétition de principe, qui provient souvent d’une peur, d’une inquiétude ? Accepter, en effet, que seul l’amour permette de nous élever jusqu’à Dieu, c’est accepter de ne pas pouvoir posséder Dieu. Il nous attire mais nous ne le possédons pas. En revanche, chercher une preuve rationnelle à partir de la présence, c’est vouloir le posséder : la certitude devient une certitude de possession. Cette inquiétude n’est-elle pas au cœur de la perspective de Luther ? Avec lui, le cor inquietum de saint Augustin 4, qui ne se comprend que par l’amour, devient celui de l’homme pécheur, tourmenté par la justice de Dieu. Aussi en arrive-t-il à une confusion entre la miséricorde et l’amour.
La recherche de Dieu est sans doute la grande inquiétude sous-jacente de toute la pensée moderne, celle du fils qui ne sait où découvrir ses parents et se sent orphelin ( car celui qui n’a pas découvert son origine est comme un orphelin et demeure inquiet ). Or, l’inquiétude augmente l’affectivité ; celle-ci, coupée de l’intelligence, n’aboutit et ne peut aboutir qu’à l’imagination. Mais quand l’imagination remplace l’intelligence, elle est vite battue en brèche par la raison, et Dieu est rejeté du point de vue « intellectuel ». Il n’y a plus qu’une présence affective, imaginative de Dieu, une forme d’apologétique, qui suscite encore plus l’irritation de ceux qui cherchent vraiment Dieu du point de vue de l’intelligence !
Ces deux positions sont l’une et l’autre inacceptables du point de vue de la philosophie première, parce que ni l’une ni l’autre ne va jusqu’au bout de la force du jugement d’existence « ceci est ». En effet, le jugement d’existence nous met en présence d’une réalité autre que nous. En restant enfermés dans le concept d’être, les scolastiques nouent l’être à notre propre intelligence qui, à ce moment-là, ne peut plus adhérer à l’être autre, mais reste dans l’être déjà pensé, « digéré » par nous. Le défaut de cette position est de ne pas respecter jusqu’au bout l’altérité de ce qui est, le fait que ce qui est, en tant qu’il est, a quelque chose d’irréductible à notre connaissance. C’est pourtant ce quelque chose d’irréductible à notre connaissance qui nous permet de nous dépasser. S’il n’y a pas déjà la possibilité de ce dépassement dans le jugement d’existence, il n’existera jamais. Car c’est alors notre intelligence qui dépasse l’être, qui mesure l’être. Or, une intelligence qui se fait la mesure de ce qui est ne peut plus atteindre Dieu.
Dans le jugement d’existence « ceci est », nous affirmons qu’il y a dans ce qui est quelque chose qui mesure notre intelligence. Notre intelligence lui est relative ; ce qui est l’attire et la détermine. La véritable connaissance de l’être est donc un jugement dans lequel nous voyons que l’être est premier, n’est pas dépendant de notre intelligence, mais la mesure et l’actue. Nous ne pouvons saisir cela qu’à ce moment-là, au point de départ, mais plus après. Certes, beaucoup affirment que, dans l’expérimentation, on respecte l’autre. Mais en réalité, on le voit en fonction de la position intellectuelle dans laquelle on se place. Alors ce n’est pas la réalité qui nous conduit, c’est nous qui l’orientons et ne prenons d’elle que ce qui est susceptible d’être pris ; un a priori de la primauté de l’intelligence demeure. Cet a priori ne peut être dépassé que par le jugement d’existence qui, là, devient absolu. Or, cela ne peut être que si nous avons compris que ce qui est est aimable, est capable de susciter en nous l’amour. Cela, nous le touchons pleinement avec la personne humaine, qui a quelque chose d’irréductible à toute mesure.
Les deux irréductibles au primat de la pensée sont donc le jugement d’existence et la personne de l’ami. Tous deux commandent notre recherche, sont premiers et posent l’existence de l’autre. Du point de vue critique, nous pouvons dire que seuls l’être et la personne humaine sont premiers. La question de Dieu se pose donc comme la recherche de Celui qui est premier et comme la découverte de la Personne première qui attire tout.
Dieu, s’il existe, est nécessairement premier. Il ne peut donc être découvert qu’à partir de l’être et de la personne qui sont les deux irréductibles à la pensée. L’être ne peut se ramener à l’être pensé, il est par lui-même. Et la personne ne peut se ramener à l’expérience que nous en avons, elle a quelque chose d’unique ; elle est un autre nous-même 5, et non pas relative à nous-même qui l’absorberions. Et pour aborder la question de l’existence de Dieu, il faut que nous ayons touché quelque chose qui soit irréductible à notre pensée. Cela, n’est-ce pas dans l’amitié que nous le saisissons le mieux ? Les deux irréductibles à notre pensée, en définitive, sont l’être et l’amour.
L’être est irréductible au concept. Nous parlons en ce sens d’un concept analogique de l’être, parce que nous ne le saisissons qu’en découvrant constamment ses principes. De même, la personne, qui se situe davantage sur le plan existentiel, est irréductible à la conscience, à l’expérience amoureuse ou à la liberté… On ne peut ramener une personne à ce qu’elle fait, à ce qui provient d’elle, à un effet qui n’est pas la source. L’amour d’amitié, en revanche, permet de développer ces deux aspects à la fois, celui de l’être et celui de la personne, dans une perspective réaliste. C’est cette expérience qui nous permet de comprendre qu’il y a dans l’ami quelque chose de nouveau, d’irréductible à tout le reste. Ce « quelque chose de nouveau » n’est pas l’absolu, mais un sommet dans la connaissance affective. Du point de vue de la connaissance affective, l’amitié est un sommet et celui qui n’en a pas fait l’expérience restera toujours infirme du point de vue de la philosophie première. N’est-ce pas ce que saint Thomas a compris dans la philosophie d’Aristote ? Il y a vu l’importance de la philia et tout ce qu’elle pouvait apporter d’unique dans la connaissance de ce qui est. Aristote avait bien compris que l’amitié était indispensable à l’éthique en y consacrant deux livres de l’Éthique à Nicomaque !
Cette importance accordée à l’amitié comporte évidemment un danger, parce que ceux qui font de l’amitié un absolu au-delà de l’être s’enferment dans le point de vue affectif et n’en sortent jamais. C’est pourquoi l’amitié ne peut nous conduire à la découverte de Dieu que du point de vue de la philosophie première, au niveau même de l’être et de la finalité de ce qui est. Dieu n’est pas le premier affectif ! Peut-être touchons-nous là la limite d’une certaine phénoménologie, qui voudrait que Dieu soit l’Ami. Facilement, dans cette position, l’amitié porterait ombrage à la philosophie de l’être et prétendrait la remplacer. En réalité, elle ne peut pas remplacer l’être, elle le présuppose : l’ami existe, il est. De plus, en tant qu’ami, il ne peut pas spécifier notre connaissance. L’ami peut spécifier notre volonté mais pas notre connaissance. L’erreur de cette position est donc de s’arrêter à quelqu’un, à quelque chose de limité. Il est donc nécessaire de dépasser ce qui est et l’amour de l’ami pour découvrir Celui qui est la Personne première et l’Être premier.
Le primat de l’analogie de l’être risque toujours de tomber dans un formalisme extrêmement précis, certes précieux, mais qui n’est pas l’être. Et le primat de la personne tel que les modernes l’ont développé risque de tomber dans le point de vue existentiel de la présence, qui n’est pas la personne. Ni l’affectivité, ni la forme ne sont l’être : l’être est, il transcende la forme et la présence, la détermination et l’existence.
Pour nous élever à la découverte de l’existence de Dieu, nous partons donc de la personne humaine découverte en philosophie première comme une manière d’exister, la plus parfaite dont nous ayons l’expérience. Elle présuppose toujours la nature et ne peut pas s’en séparer. Or, la nature humaine a justement cette complexité : elle implique à la fois le corps et l’esprit ( intelligence et volonté ). La personne comme telle n’implique pas les mêmes éléments que la personne humaine. Elle est prise d’une façon analogique, différente en l’homme et en Dieu. Nous avons essayé de préciser les grandes dimensions de la personne humaine 6 ; ne demeureront dans la Personne première que l’intelligence et la volonté, nécessairement identiques à son Acte d’être. Le corps, la prudence, l’art ne peuvent pas exister en elle, ni l’attitude religieuse ! Seule l’intelligence et la volonté forment donc la personne dans ce qu’elle a de plus caractéristique. Certes, la personne n’est ni l’intelligence ni la volonté : c’est un pôs, une manière d’être, une manière de vivre de l’intelligence et de la volonté. Dans la personne humaine, ce qu’il y a de particulier à cette manière d’être, c’est qu’elle atteint la fin ultime de l’homme, ce pour quoi l’homme existe : il existe pour vivre de son intelligence, de sa volonté, et en vivre pleinement. Tant qu’il est en cette vie, il est en dépendance de son corps et donc de sa manière de vivre de son corps, de sa manière de vivre de la prudence, de sa manière de vivre de son activité artistique. Dieu, s’il existe, n’existe pas à la manière de la personne humaine, mais comme Celui qui est premier dans l’être et dans l’esprit. La découverte philosophique de l’existence de Dieu est donc cette grande montée, grâce à la causalité finale, à partir de la personne humaine, vers Celui qui est premier dans l’être, vers une Personne première, Acte pur dont la vie de connaissance et d’amour est nécessairement identique à son être.
En comprenant bien ce que nous venons d’affirmer, et si la scolastique thomiste et la pensée moderne se sont construites à partir de l’oubli et du rejet de la causalité finale, il nous faut donc tenter de reprendre ce que saint Thomas a toujours affirmé à la suite d’Aristote, à savoir le primat de la causalité finale. Seul le primat de la causalité finale peut nous permettre de reprendre ce qu’il y a d’original, d’unique, dans la découverte philosophique de l’existence de Dieu.
C’est en reprenant le point de vue de la causalité finale que nous voyons combien l’être et le bien ne font qu’un. C’est l’être bon qui nous finalise, non pas l’être dans son intelligibilité, mais l’être dans sa bonté. Voilà ce que nous devons essayer de voir, en revenant au jugement d’existence et à l’expérience de l’amour. C’est la rencontre de ces deux aspects qui est le propre d’une connaissance sapientiale. Nous ne pouvons découvrir l’existence de Dieu que par la sagesse, c’est-à-dire par la rencontre de l’intelligence et de l’amour. Il y a donc une connaissance affective existentielle, une connaissance nouvelle, qui nous permet de poser le problème de l’existence de Dieu. Et si le jugement d’existence sur la réalité implique tout de suite l’amour, nous revenons à l’expérience de l’amour d’amitié pour la recherche philosophique de l’existence de Dieu.
Qu’y a-t-il de nouveau dans la découverte d’un ami ? C’est que l’amour de l’autre nous permet d’avoir une connaissance intime de ce qu’il est. Nous ne le connaissons plus seulement de l’extérieur, comme quelqu’un qui s’impose à nous, qui se dresse en face de nous, mais comme celui qui est intime à nous-même, comme celui que nous aimons ; parce que nous l’aimons, il est intime à nous-même. Nous découvrons alors l’exister d’une façon toute spéciale, comme étant vraiment ce qu’il y a d’original à l’ami. Imaginer l’ami à partir de soi-même, comme un autre soi-même, n’est plus le saisir comme autre. Il nous faut le saisir dans son altérité, dans l’originalité de son altérité, comme celui qui est capable de nous perfectionner. De fait, il est capable de nous perfectionner dans la mesure même où il est autre, parce qu’il est notre bien. S’il était nous-même, identique à nous-même ou formellement comme nous-même, il ne pourrait plus nous perfectionner, nous attirer.
C’est cela qui est tout à fait particulier dans le jugement d’existence qui touche la fin, et qui n’est pleinement saisi que dans l’amitié. En effet, tous les autres jugements ne saisissent pas l’autre dans son intériorité, dans son intimité. Ce qui est propre à l’amour d’amitié est de saisir l’autre comme notre ami, c’est-à-dire comme celui que nous aimons actuellement, capable de nous perfectionner, de nous achever, de nous conduire à notre fin ; nous le saisissons comme celui qui seul nous permet de sortir de nous-même réellement pour atteindre l’autre. Tant que nous n’atteignons l’autre que comme « quelque chose qui est bon », nous ne l’atteignons pas comme capable de nous perfectionner. Ce qui est tout à fait unique dans le jugement d’existence sur l’ami, c’est que nous saisissons l’autre nous perfectionnant, l’autre nous attirant. Nous le saisissons comme autre et comme le prolongement même de nous-même parce qu’il est notre fin, celui qui saisit tout ce qui, en nous, peut être saisi. Tant que quelqu’un ne saisit pas en nous tout ce qui peut être saisi, il n’est pas « l’ami ».
Or, l’ami, qui est l’autre existant, ne peut jamais pleinement satisfaire notre amitié. Il reste toujours comme une « réalisation » de l’amitié. L’amitié, qui est conduite par notre amour, va plus loin que telle réalisation. L’amour, dans l’amour d’amitié, dépasse l’ami ; tout en se reposant dans l’ami, il dépasse l’ami, et c’est en ce sens que l’amour d’amitié est si exigeant et peut même devenir quelque chose dont nous avons un peu peur, parce que l’ami veut toujours plus. On ne peut jamais dire à un ami : « Je t’aime, je ne peux pas t’aimer plus ». Nous pouvons seulement dire : « Maintenant c’est bien, et demain ce sera mieux ! » Il y a quelque chose d’infini dans l’amour, quelque chose qui ne se termine pas à l’ami. Autrement dit, l’expérience de l’amour d’amitié est unique : elle est à la fois la plus belle expérience que nous faisons, et la plus douloureuse, en ce sens que l’ami, tel qu’il est maintenant ne suffit plus 7. Il faut aller plus loin, plus profondément.
C’est là que se pose cette question, dans toute sa force : « Cet amour réel, existentiel au sens très fort, ne fait-il pas appel à quelqu’un d’autre ? » N’est-il pas un appel vers un Autre qui soit l’ami de notre ami, donné à travers notre ami et par lui, mais que notre ami ne peut pas ramener à lui-même ? Il y a dans tout amour d’amitié un appel. Cet appel peut rester comme un appel, en ce sens que notre amitié, étant quelque chose de très parfait, augmente en nous la possibilité d’aimer et est une attente vers quelque chose de plus grand. Nous pouvons dire alors qu’il y a là comme une présence, puisque ce n’est pas défini. Mais cela dépasse la présence de l’ami parce que l’amour, en raison de sa force, exige et réclame le bien. C’est là où, du point de vue de la philosophie première, nous saisissons quelque chose que nous n’expliquons pas par nous-même. Puisque l’amour vient de nous et, cependant, nous dépasse, il est donc porteur d’une présence qui le dépasse. C’est à ce moment-là que nous pouvons dire que tout ce qui est limité dépend d’une cause, dépend d’un autre. Le principe de finalité, présent dans l’expérience même que nous avons, nous permet de poser un bien qui, lui, n’est pas limité. L’insatisfaction de notre amour présuppose un bien qui n’est pas limité ; autrement, un simple bien limité suffirait à nous combler.
Il y a donc une nécessité interne, en raison de l’amour que nous portons en nous-même, de poser un premier, un Bien absolu, un Être qui est premier et qui nous attire sans pourtant être dépendant de nous. Il nous attire dans son indépendance même. S’il était limité, il n’expliquerait pas qu’existe en nous un appétit non totalement satisfait par l’ami. L’ami nous « cache » donc une Réalité première, qui est présente à notre cœur, dans notre volonté et notre intelligence, quant à son effet propre. Et c’est parce qu’elle est présente par son effet propre dans notre intelligence et notre volonté que nous pouvons la poser. Seul un Être premier, absolu, peut expliquer cela. Tout ce qui serait limité resterait de l’ordre de l’amour d’amitié, ce premier amour très grand, très beau, mais qui ne peut pas satisfaire notre appétit d’aller généreusement jusqu’au bout de l’amour.
Nous devons nous poser alors le problème : est-ce un appel réel, intentionnel mais vrai, ou est-il imaginatif ? Nous ne pouvons pas aller toujours plus loin : nous sommes présent, soit au Bien absolu, l’Être premier qui, lui, prend réellement tout en nous, soit au vide. Car si cet appel très profond est imaginatif, c’est alors un vide, une absence du Bien réel. Mais comment le vide aurait-il un tel pouvoir sur nous ? Nous posons donc la présence d’un Bien, qui est l’Être premier. Il n’est plus relatif à un autre mais est en lui-même capable de nous attirer et de susciter, de créer en nous, cet appel si profond.
Pour bien comprendre cet itinéraire, il nous semble capital de situer maintenant ce qu’est la ratio boni 8, en précisant ce que sont les transcendantaux et leur rôle dans la découverte philosophique de l’existence de Dieu.
C’est au début du De Veritate 9 que saint Thomas note avec soin toutes les rationes transcendantales convertibles avec la ratio entis. Rappelons-les brièvement : ratio rei, ratio unius, ratio alicujus, ratio veri, ratio boni. Pour saint Thomas, l’explication de ces cinq notions transcendantales n’est-elle pas un moment nécessaire à la découverte de l’existence de Dieu ? Sans doute y a-t-il pour lui une relation entre les cinq voies d’accès à la découverte de l’existence de Dieu de la Somme théologique et les cinq raisons transcendantales du De Veritate ; c’est ce qui donnerait à l’explicitation de ces cinq raisons transcendantales un sens très profond. Nous avons vu que saint Thomas ne nous donne pas des preuves de l’existence de Dieu mais montre, du point de vue critique, que l’intelligence humaine peut et doit découvrir l’existence de Dieu. C’est là que notre intelligence humaine passe d’un état d’enfant à un état où elle acquiert toute sa taille d’intelligence, ce qui est capital pour qu’elle puisse coopérer avec la foi et développer une véritable théologie scientifique. Si donc les voies d’accès de saint Thomas à la découverte de l’existence de Dieu sont en réalité les possibilités pour notre intelligence humaine de s’élever jusqu’à Dieu, les cinq transcendantaux sont nécessaires pour cela. Puisque seuls l’être et la cause finale permettent à notre intelligence de s’élever jusqu’à l’affirmation de l’existence de Dieu, les raisons transcendantales, convertibles avec la ratio entis, explicitent ce dépassement dont l’intelligence humaine est capable, grâce à la cause finale, par rapport à son mode humain, rationnel. C’est là que l’intelligence, comme intelligence, dépasse, « transcende » la connaissance univoque par le genre et la différence spécifique et saisit les raisons analogiques.
Les transcendantaux doivent donc d’abord être considérés comme un moment très important du point de vue philosophique, avant la découverte de l’existence de Dieu. C’est une réflexion critique sur la philosophie première avant la découverte de l’existence de Dieu, dans la lumière de la découverte des principes propres de ce qui est en tant qu’être. Ayant découvert la substance comme principe dans l’ordre de la détermination de ce qui est, nous avons le transcendantal res. L’être est premièrement déterminé. Dans ses principes propres, l’être est indivisible. Il est donc un. Le transcendantal unum explicite la propriété de ce qui est en tant qu’être.
L’être est aussi ce en vue de quoi toutes choses sont. La découverte inductive de l’être-en-acte nous fait découvrir la fin de l’être. L’être-en-acte est ce qui est ultime dans l’être, ce pour quoi, ce en vue de quoi l’être existe. L’être est à lui-même sa propre fin, il est. C’est là qu’il faut discerner différents aspects de la finalité : aliquid, bonum, verum. Il est et, en tant qu’il est, il se distingue de tous les autres, il est à lui-même quelque chose : aliquid. Il est quelque chose, distinct des autres, il est à lui-même sa propre fin. En outre, il est lui-même fin en ce sens qu’il peut finaliser quelqu’un, un autre en tant qu’il est bon et en tant qu’il est vrai. Il y a donc trois aspects de la finalité que nous découvrons dans l’être, après avoir vu que l’être est acte 10.
Les transcendantaux nous montrent donc toute la richesse de la découverte de la substance : res, unum, et de l’être-en-acte : aliquid, bonum, verum.
Pour nous, c’est évidemment dans la personne humaine que nous saisissons la manière d’être la plus parfaite, là où les principes propres de ce qui est en tant qu’être sont réalisés pour nous de la manière la plus parfaite. C’est donc en définitive la saisie de l’être dans l’homme qui nous permet de distinguer res, unum, aliquid, bonum, verum, dans une réflexion critique avant la découverte de l’existence de Dieu. Les transcendantaux ne sont-ils pas une réflexion sur l’être humain ? L’être humain, être parfait pour notre expérience, est être, res, unum, aliquid, bonum et verum.
Les transcendantaux sont donc en quelque sorte la connaissance acquise de l’être sur le plan métaphysique, appliquée à l’homme, la réalité la plus parfaite que nous connaissions. L’être en tant qu’être dans son immanence la plus parfaite est l’homme. Nous ne pouvons pas découvrir par l’expérience un être plus parfait que l’être humain.
En ce sens, les transcendantaux sont donc la disposition ultime pour que notre intelligence s’élève jusqu’à la découverte de l’existence de Dieu. En effet, l’être dans l’homme étant vu de cinq façons, nous pouvons nous demander si l’homme n’exige pas de poser un Être premier. Cependant, l’homme est tellement parfait, un chef-d’œuvre du point de vue de l’être, que nous pouvons nous arrêter à lui : il est res, unum, aliquid, bonum, verum … Alors comment pouvons-nous en sortir ? Où y a-t-il une fissure ? Dans l’amour. Nous ne pouvons atteindre l’existence de Dieu que par l’amour, par la cause finale dans toute sa pureté.
L’homme a une fragilité et une grandeur au-delà de sa perfection et de ce qu’il peut faire, au-delà des mathématiques, au-delà de la science : c’est l’amour. C’est par l’amour que nous connaissons une personne. Et seul l’amour nous fait comprendre ce qu’est le bien, la ratio boni. C’est donc vraiment par l’amour que notre intelligence dépasse l’homme et se libère de toute l’armature extrêmement forte de la pensée rationnelle moderne qui prétend même prouver Dieu more geometrico, pour découvrir la Source de tout bien.
Les transcendantaux ont donc, en quelque sorte, deux versants : avant la découverte philosophique de l’existence de Dieu, et après cette découverte. Ne permettent-ils pas de nous élever de la personne humaine jusqu’à la découverte de l’existence de Dieu ? Celle-ci n’ajoute rien à l’intelligibilité des transcendantaux mais nous fait comprendre qu’il s’agit d’un moment extrêmement important pour l’intelligence humaine : celui où elle peut s’élever à la sagesse, saisir à partir de l’être humain le dépassement de l’homme. Mais il faut d’abord comprendre que la ratio entis et tous les transcendantaux sont acquis progressivement comme ce qui noue notre intelligence dans la connaissance analogique. Et de ce point de vue, le bien a quelque chose d’unique et d’ultime. La ratio boni, c’est le bon dans toutes les réalités bonnes. Toute réalité, du fait qu’elle existe, est bonne. La ratio boni est un universel analogique, ce qui signifie qu’elle se trouve d’une façon différente dans le cheval bon, dans le chien bon, dans l’homme bon. Le bon cheval est bon pour l’équitation ; le chien est bon pour être un chien de défense ; l’homme est bon pour être un ami. Nous sommes donc au-delà de la connaissance univoque, qui définit par le genre et la différence spécifique, et nous avons une connaissance analogique, c’est-à-dire à chaque fois différente et toujours la même 11.
Quand nous affirmons : « Cet homme est bon, cette pomme est bonne, ce raisin est bon », le mot « bon » est employé à chaque fois selon une signification spéciale, analogique. La ratio boni est le résultat de toutes ces expériences que nous avons du bien. Elle est l’ensemble des significations du bien ; non pas leur synthèse, mais l’ensemble de ces significations dans leur diversité et leur unité. La ratio boni, nous l’avons donc dans notre intelligence à partir d’une série d’expériences du bien. Et, à chaque fois que nous attribuons le bien à tel ou tel sujet, nous exprimons quelque chose de la ratio boni. Celle-ci n’est pas la synthèse de tous les biens. C’est ce qui fait qu’une chose est radicalement bonne dans son être même. Nous distinguons donc la ratio boni et le mode particulier de la bonté de telle réalité : celle du fruit bon, de l’homme bon, etc.
C’est à partir de la découverte de l’être-en-acte, cause finale de ce qui est, que nous saisissons parfaitement la ratio boni. Mais elle n’est pas un principe : c’est une notion analogique. La notion analogique fondamentale est la ratio entis 12. Et, comparativement à la ratio entis, la ratio boni ajoute la capacité de susciter l’amour 13 : le bien attire. La ratio boni, c’est cette attraction que nous subissons dans toute expérience que nous faisons du bien.
Or, notre expérience de la bonté est la plus parfaite lorsque nous avons une certaine expérience de notre ami. Nous connaissons la bonté de notre ami qui est, parmi toutes nos expériences du bien, le bien le plus parfait. Nous n’avons pas d’expérience immédiate de la bonté de Dieu. Certes, la bonté de Dieu est plus grande que celle de l’ami, mais l’expérience de notre ami, du point de vue de l’expérience, est pour nous plus parfaite que celle de la bonté de Dieu. Nous n’avons pas d’expérience directe de la bonté de Dieu ; nous ne la connaissons qu’analogiquement.
Si donc la bonté de l’ami est l’expérience la plus parfaite que nous avons du bien, c’est cette expérience qui nous permet d’avoir de la ratio boni la connaissance la plus parfaite. Et il s’agit de l’expérience la plus parfaite du bien, puisque c’est l’expérience d’un bien spirituel, personnel. Tous les autres biens que nous connaissons sont inférieurs au bien personnel. Aucun d’entre eux ne peut remplacer l’expérience du bien personnel dans l’expérience de l’amour d’amitié.
La ratio boni est « objective », elle est dans l’ami ; notre intelligence la saisit, mais elle est dans l’ami, puisque le bien implique l’existence. Le bien suscite en nous un amour et c’est l’amour qui nous fait découvrir la bonté de quelqu’un. La connaissance réelle du bien réel qu’est l’ami, nous l’avons dans l’amour que nous avons pour lui. À chaque fois que nous aimons profondément une personne, notre découverte du bien se perfectionne, s’approfondit. Pour nous, l’ami est celui qui réalise le mieux ce qu’est le bien. Mais la ratio boni n’est pas épuisée par l’expérience que nous avons de l’amitié. Elle demeure au-delà de cette expérience. C’est pourquoi, si notre ami disparaît et meurt, la ratio boni acquise à son contact demeure.
De fait, nous avons l’expérience de l’amour. Mais posons-nous la question : comment l’amour naît-il en nous ? Il naît de l’attraction que le bien exerce sur nous. Il est sûr que l’amour résiste à toute abstraction et c’est, du reste, cela qui nous permet de ne pas tomber dans le platonisme. Si l’on a fait et si l’on a une expérience suffisamment forte de l’amour, il est absolument impossible de tomber dans l’erreur de Platon : le bien n’est pas une Forme en soi. C’est en l’aimant que nous découvrons le bien. Et grâce à l’expérience de l’amour, l’intelligence saisit progressivement le transcendantal bon, la ratio boni. Toutes nos expériences du bien enrichissent ce qu’est pour nous la ratio boni, la raison de bien.
Quelle est la raison de bien ? C’est l’attraction qu’il exerce sur nous, sur notre volonté. Le bien est « l’auteur » de l’amour, la source de l’amour. C’est pourquoi, si c’est en l’aimant que nous découvrons le bien, tant que nous n’avons pas discerné le bien personnel réel, nous ne savons pas vraiment ce qu’est le véritable amour. Nous avons alors beaucoup de mal à bien saisir la différence entre l’amour sensible, passionnel, et l’amour spirituel... Certes, l’amour passionnel a un certain absolu, qui nous pousse à vouloir posséder notre bien. L’amour passionnel est bon. Mais il devient un obstacle quand, de lui, ne naît pas l’amour spirituel. L’amour passionnel cherche à posséder, il veut tout. Mais il se purifie et devient plus « amour » dans un amour spirituel qui veut donner. L’amour spirituel nous fait beaucoup mieux comprendre ce qu’est l’amour, le véritable amour, car il se traduit dans un don : quand on aime, on se donne et on se donne entièrement. Dans l’amour passionnel, on cherche à posséder et il y a une espèce de lutte liée à la jalousie.
Progressivement, grâce à l’expérience de l’amour spirituel, nous réalisons donc dans notre intelligence liée à l’amour, ce qu’est la ratio boni, convertible avec l’être. Cela implique évidemment une réflexion philosophique sur ce qu’est le bien et ne peut être vécu que si nous avons déjà une expérience longue et profonde du don de nous-même dans l’amour. L’amour d’amitié, qui est un amour spirituel, montre bien ce qu’est « l’amour don ». Dans l’amour d’amitié, la réciprocité du don permet à la qualité de l’amour d’avoir toute sa pureté, toute sa limpidité. Une réflexion sur ce qu’est la ratio boni devient alors possible. Notre philosophie première doit nous conduire à découvrir ce qu’est la ratio boni. Le bien existe, il ne connaît pas d’abstraction. Il peut se séparer de la possession, de la haine, des oppositions passionnelles, mais il ne peut être abstrait. Le bien est spirituel et il est concret. Le bien est convertible avec l’être : tout ce qui est, en tant qu’être, est bon ; tout ce qui est bon est être.
Mais d’où vient la découverte de cette ratio boni ? Certes, de l’expérience de l’amour d’amitié. C’est à travers l’amitié que s’élabore dans notre intelligence la découverte du bien convertible avec l’être. À chaque fois que nous aimons profondément quelqu’un d’un véritable amour spirituel d’amitié, la ratio boni devient pour nous quelque chose de plus concret. Cependant, la ratio boni est, d’une certaine manière, plus que l’amitié que nous avons pour tel ami. En effet, nous aimons profondément telle personne ; mais la vie nous fait rencontrer quelqu’un d’autre que nous aimons aussi profondément. Et nous pouvons aimer non seulement deux personnes mais trois, quatre… il n’y a plus de jalousie possible. Bien plus, l’amour que nous avons pour une personne augmente notre capacité d’aimer. Nous devenons quelqu’un de bon, foncièrement bon, qui voit avant tout ce qui est bon chez toutes les personnes. La ratio boni dépasse donc telle amitié que nous vivons et c’est pourquoi, si notre ami meurt, nous continuons de l’aimer. La ratio boni est quelque chose que nous possédons en nous, qui demeure très pur, et qui nous permet de continuer à aimer l’ami, de dépasser la mort. Il y a quelque chose qui, pour nous est terrible, car la mort brise le contact sensible ; mais d’autre part, la mort augmente le contact spirituel et la ratio boni peut alors se développer d’une façon très particulière.
Se pose alors la question : qu’est-ce qui est source de cette ratio boni, que nous avons élaborée au plus intime de nous-même, toujours par une expérience spirituelle de ce qui est bon ? Si Dieu existe, il est la Bonté elle-même. N’est-il donc pas la source de cette ratio boni en nous ? Lui seul, parce que tous les autres biens sont limités dans leur bonté. Si Dieu existe, il est le seul qui puisse être la source de cette ratio boni. Il y a donc un contact avec Dieu par l’amour. L’amour, qui est très profond, très radical, nous permet de dépasser toute amitié et de vivre vraiment plusieurs amitiés. Si la mort éclaire la ratio boni en ce sens que, bien que notre ami ne soit plus vivant, nous continuons de l’aimer, l’expérience de plusieurs amitiés, loin de nuire à l’amitié, permet d’aimer plus. Si nous aimons profondément quelqu’un, nous deviendrons beaucoup plus capable d’aimer quelqu’un d’autre, peut-être plus ingrat dans son existence concrète. Grâce à l’amour que nous avons de l’ami qui a permis à notre amour de se développer, nous pouvons dépasser le côté ingrat, difficile de quelqu’un, et dévoiler en lui quelque chose de très profond.
La ratio boni n’est-elle donc pas en nous l’effet propre de la bonté de Dieu ? Si Dieu existe, il est le bien substantiel. Il est donc « pour » notre volonté, « pour » nous, sans que nous le connaissions parfaitement. L’amour n’a pas besoin de connaître parfaitement le bien pour être attiré par lui et l’attraction du bien est au-delà de la conscience que nous en avons. Dieu exerce donc sur nous une attraction qui dépasse notre conscience. N’est-ce pas justement la « preuve » de l’existence de Dieu que de découvrir en nous cette ratio boni ? Elle ne vient pas de nous, puisqu’elle nous permet de nous dépasser et d’aimer l’autre, en tant qu’il nous attire, au-delà de la conscience que nous en avons.
Si vraiment l’effet du Bien substantiel en nous est cette ratio boni, Dieu est présent dans tout être que nous aimons. Ne retrouvons-nous pas ici une des grandes intuitions de saint Augustin : « Tu ne m’aurais pas cherché si tu ne m’avais déjà découvert 14 ». Dieu nous attire. Il nous attire comme Dieu, il nous attire le premier, il nous attire substantiellement. Et en nous attirant, il réalise en nous la ratio boni. En effet, celle-ci ne peut pas venir de nous, puisqu’elle nous dépasse. Elle nous permet vraiment de nous donner, elle fait que l’amour que nous avons pour notre ami n’exclut pas l’amour pour un autre ami, mais nous permet de l’aimer plus. L’amour d’amitié n’est pas un égoïsme qui nous enferme dans l’intersubjectivité avec l’ami. Aucune personne dont nous avons l’expérience ne peut vraiment être à elle seule source de cette ratio boni, alors que si Dieu existe, il nous attire radicalement. Nous savons que nous ne le connaissons pas. Nous ne pouvons pas connaître ce qu’il est ; mais le bien peut attirer sans être connu, parce que l’amour peut atteindre quelque chose de plus grand que nous. C’est même le propre de l’amour : il est suscité en nous par quelqu’un de plus grand que nous. C’est donc Dieu qui a suscité en nous cette capacité d’aimer sans limite. Il n’y a pas de limite à la ratio boni, et c’est pourquoi elle provient d’un bien substantiel. Elle provient d’un être supérieur à nous, supérieur à tous les êtres, et qui réalise un lien très secret entre lui et nous. Nous découvrons que ce secret, cette attraction, ne peut provenir que d’un être bon, que de Celui qui est le Bien en lui-même. C’est cette ratio boni que nous portons en nous qui nous permet de nous dépasser et de dépasser toutes les expériences que nous avons, pour répondre à Celui qui nous attire sans se nommer, qui est plus présent à nous-même que nous ne le sommes à nous-même 15.
Le « résultat » de l’amour d’amitié, qui réalise en nous cette ratio boni, ne peut donc exister que par Dieu et est la marque de l’existence de Dieu. De fait, la ratio boni implique l’existence. Pourquoi avons-nous soif du bien, soif d’aimer ? Et pourquoi toutes les réalités dont nous avons l’expérience ne nous suffisent-elles pas ?
Cette raison de bien est peut-être le véritable effet de la présence de Dieu. N’est-ce pas Dieu qui, Créateur de notre intelligence et de notre volonté, leur donne leur premier amour ? Sans ce premier amour, nous n’arriverons jamais à aimer spirituellement, à aimer vraiment une personne. C’est le premier amour qui nous permet d’aimer une autre personne et de découvrir que l’amour vient de Quelqu’un qui a créé notre âme. Dieu, Créateur de notre âme, est responsable du premier mouvement fondamental de notre volonté et de notre intelligence, pour que celles-ci puissent vraiment se développer.
Parmi les rationes transcendantales, seule la ratio boni nous permet donc de découvrir l’existence de Dieu. Elle est pour nous l’attente intellectuelle de Dieu. Si nous ne pouvons atteindre Dieu que par ses effets, en touchant un effet que Dieu seul peut réaliser, seul l’être nous permet de remonter jusqu’à Dieu. Car la seule chose que l’homme ne puisse pas faire, c’est l’être. Le Créateur donne l’être ; le Créateur de notre âme nous donne notre être. Mais où pouvons-nous toucher en nous ce don de l’être ? Notre existence est différente de l’existence de la vache, différente de l’existence de l’âne ou du lion : c’est une existence humaine, personnelle. Cette manière d’exister de la personne est liée à la fin de notre être, donc au bien. Pourquoi notre être existe-t-il ? C’est cette question du pourquoi et de la finalité qui seule peut nous permettre de découvrir Dieu, parce que seule la fin nous permet de nous dépasser. Elle nous fait aimer le bien dans sa transcendance. L’amour que nous expérimentons appelle un bien, source de cet amour. Aussi, l’expérience de notre ami nous fait connaître davantage le bien. Et plus notre amitié est profonde, plus le sens que nous avons du bien devient profond.
Si nous puisons la ratio boni à partir de l’ami, elle dépasse cependant l’ami. Il y a en nous, dans notre esprit, dans notre âme, quelque chose qui dépasse toutes les amitiés que nous pouvons avoir. Quel est ce quelque chose ? Ce n’est pas une imagination mais quelque chose de réel, plus réel même que notre ratio boni, puisqu’Il en est la source. Si Dieu existe, notre âme a été créée par lui. Or, Celui qui a créé notre âme peut-il l’abandonner, ne plus s’occuper d’elle ? C’est impossible, parce que le don de l’âme dépasse tous les êtres matériels. Créer l’âme, c’est nécessairement continuer de l’aimer. La Création n’est pas une causalité univoque, elle est une causalité analogique ; Dieu, s’il existe, crée notre âme et il lui est présent, il l’assiste, il l’oriente. Dieu, s’il existe, et s’il est le Créateur de notre âme, ne peut pas l’abandonner au hasard. En créant l’âme, Dieu attend le retour de l’âme vers lui, car il crée une âme capable de l’atteindre, capable de le découvrir. Il y a donc une attente du côté du Créateur, si Dieu existe.
Nous parlons souvent de la recherche et de la découverte de l’existence de Dieu, comme si nous étions seuls dans cette recherche. En réalité, c’est Dieu qui a le rôle principal, premier, qui nous éveille. Si Dieu existe, notre intelligence n’existe que grâce à lui. Elle a donc un lien avec Dieu, un lien réel, existant, qui fait que Dieu l’attend. Dieu nous attend plus que nous ne le cherchons. L’attente de Dieu à notre égard rejoint, grâce à la ratio boni, notre attente de Dieu. La découverte philosophique de l’existence de Dieu est donc, au fond, une découverte mutuelle ! Nous ne sommes jamais seul à découvrir Dieu. Nous le découvrons par lui, avec lui. C’est lui le premier qui nous permet de le découvrir. Dieu ne fait rien au hasard, il ne fait rien sans finalité. Il crée notre âme avec une finalité très précise : elle est faite pour le retrouver et, tant que nous ne l’aurons pas découvert, notre âme sera en deuil.
Dans la découverte de l’existence de Dieu, nous coopérons donc à l’action de Dieu en regardant en nous quelque chose qui est la trace d’une réalité qui nous dépasse : le bien qui nous attire, qui suscite en nous un amour. Ce bien, si nous le prenons dans sa racine même de bien, c’est-à-dire le Bien premier, explique cette attraction prodigieuse. L’attraction de Dieu sur nous existe, non pas parce que nous la reconnaissons, mais avant nous, comme Dieu lui-même existe avant nous, parce qu’il est Dieu. Celui que nous découvrons, c’est Celui qui est avant nous et en fonction de qui nous existons.
La recherche de l’existence de Dieu n’est donc pas celle d’une Réalité extrinsèque, extérieure à nous. Dieu, s’il existe, est la Réalité première, plus présente à nous que nous ne sommes présent à nous-même. Nous ne le découvrons donc pas comme un étranger, comme quelqu’un qui nous fait peur. Nous découvrons Dieu comme plus présent à nous-même que nous ne sommes présent à nous-même. La découverte de cette présence se fait par la ratio boni, qui est l’effet propre de Dieu en nous ; il est l’Acte, toujours actif, et son action nous dépasse. Nous ne pouvons la découvrir que si nous reconnaissons que c’est une action qui nous précède et qui fait que nous sommes en acte capable de le chercher. Aussi, le fait même que nous cherchions Dieu montre que Dieu existe.
Ne parlons donc pas de « preuves de l’existence de Dieu », mais de découverte de l’Être premier. Dès que nous saisissons ce qu’est le bien, nous posons nécessairement l’existence de Dieu, si nous continuons à chercher dans la ligne du bien, parce que le bien existe.
On pourrait dire : ne peut-on pas faire exactement la même découverte avec l’être, la ratio entis ? Non, car la ratio entis existe dans notre intelligence, alors que la ratio boni existe dans un réalisme unique : le bien réel attire, il existe dans une attraction. Et c’est cette attraction que Dieu exerce sur nous qui nous permet de découvrir sa présence et donc son existence.
Si donc c’est la ratio boni qui nous conduit à affirmer l’existence de Celui qui est premier, les autres transcendantaux nous disposent à le découvrir. Toutes les autres voies touchent quelque chose de Dieu, mais n’atteignent pas sa présence. Seul l’amour, et donc le bien, nous met en présence de Dieu. Les autres voies nous conduisent à quelque chose d’absolu, mais qui n’est pas Dieu. Notre intelligence humaine, qui porte en elle-même ces rationes, ces transcendantaux, se dispose par là à découvrir Dieu. La voie de la bonté est la seule efficace ; toutes les autres nous mettent en disposition ultime, mais ne découvrent pas Dieu. Dieu ne se dévoile à nous que par la bonté.
Comprenons bien ici que la ratio boni s’acquiert toujours davantage. Nous ne pouvons jamais dire qu’elle est parfaite. C’est donc une notion capitale, qui présuppose la découverte des principes propres de ce qui est, selon la forme et selon la fin. Et l’expérience de l’ami est l’expérience la plus parfaite, qui permet ce grand dépassement pour affirmer l’existence d’un Être qui soit substantiellement bon, dans une simplicité absolue. Cet Être qui n’est que bon est l’Être premier, Acte pur, Dieu. Nous n’en avons pas l’expérience mais nous cherchons cette Bonté substantielle, première. Ce qui anime notre recherche, c’est cette ratio boni qui nous fait dépasser toutes les expériences que nous pouvons avoir des biens limités. Elle nous aide donc à dépasser l’amitié. Si nous puisons la ratio boni à partir de l’amour d’amitié et de l’expérience de l’ami, elle est, d’une certaine manière, plus que tous les amis. Elle nous permet donc de poser ce problème : « Existe-t-il un être absolument bon, qui soit la bonté souveraine ? Nous concevons que le bien comme tel n’implique aucune imperfection. Existe-t-il donc un Être qui ne soit que bon ? »
D’autre part, si Dieu existe, il a créé notre âme dans un acte d’amour. Le résultat de cet acte créateur est un être existant bon : nous-même dans notre propre personne, nous-même en tant qu’ami de notre ami. Dieu, qui crée notre âme, a pour elle une attention toute spéciale. Dieu, qui crée notre âme par pur amour, demeure Celui qui est capable de nous faire découvrir qu’il est. Il exerce donc, même si nous ne nous en apercevons pas, une attraction sur nous-même. La ratio boni que nous avons en nous-même provient donc d’un Être existant, premier par rapport à nous-même et Source de ce que nous sommes. La découverte de la ratio boni doit donc nous permettre de découvrir Celui qui en est la source, qui est au point de départ de l’attraction que toute réalité bonne exerce sur nous. Et la Réalité bonne sans limites exerce sur nous une attraction toute spéciale, qui dépasse toutes les autres attractions, tous les autres amours.
La ratio boni, qui dépasse toutes les expériences que nous avons de différents biens, est donc l’effet d’une attraction beaucoup plus profonde, que nous ne découvrons pas immédiatement mais que nous soupçonnons. N’est-elle pas l’attraction fondamentale de tout notre être vers le bien ? Pourquoi notre être se porte-t-il sur le bien d’une manière si impérative ? Nous aimons le bien, d’une façon absolue. C’est quelque chose qui se joue au niveau du jugement d’existence et ne peut pas se ramener à un concept, même analogique. Nous n’avons pas de concept de Dieu mais nous sommes attiré par lui. Nous subissons cette attraction fondamentale, plus radicale que tout concept et qui se donne dans un jugement sur ce qui est bon pour nous. La découverte de l’existence de Dieu est donc la découverte de Celui qui est source de notre attraction vers le bien. Il est Celui qui maintient cette attraction, ce dépassement de tout concept pour adhérer à l’être bon. Nous comprenons donc pourquoi saint Thomas dit que c’est à travers l’amour que nous atteignons Dieu. Précisons : dans un jugement. Il est, il est la Bonté transcendante, la Bonté première. C’est donc dans une attraction d’amour, l’attraction que le bien exerce sur notre volonté, que notre intelligence affirme l’existence d’un Être premier, Acte pur.
En raison de cette attraction, aucune détermination ne peut être saisie de lui. Le bien attire : c’est quelque chose de tout à fait foncier, caractéristique du bien comme tel. Le Bien premier nous attire donc nécessairement. C’est cette attraction nécessaire qui nous fait dire : elle ne peut provenir que de l’Être premier en acte, Acte pur. C’est dans cette attraction immanente, qui nous saisit dans tout notre être, que nous pouvons poser un Être qui nous échappe, qui est le Bien absolu et en qui l’existence est son acte. C’est à partir de l’amour et dans l’amour que se fait cette rencontre. Il s’agit, en effet, d’une rencontre de personne à Personne, c’est la rencontre d’une Personne première, plus présente à nous-même que nous-même. Cette présence exprime justement cette Bonté première qui nous attire. Cette attraction de la Bonté première nous permet de poser un Être immanent et transcendant. C’est par l’immanence de l’amour, donc par l’attraction du bien, que nous posons la transcendance de l’Être premier.
Trop facilement, les philosophes ont cherché à poser l’existence de Dieu comme une conclusion. Or, nous le découvrons comme une Source d’amour : le Bien qui attire. C’est dans cette attraction du bien que l’Être premier nous est donné. Nous découvrons Dieu comme une source qui attire et devant laquelle nous sommes porté, transporté. Nous découvrons Celui qui nous attire, Celui qui s’impose à nous et dont nous ne pouvons qu’affirmer l’existence, une existence qui est lui-même et qui nous dépasse infiniment.
Nous avons affirmé que l’amour d’amitié nous donne l’expérience la plus parfaite d’un bien personnel. Par le fait même, l’amitié avec telle personne, amitié vivante en nous, nous permet de mieux saisir la ratio boni, et nous permet d’être plus proche de la ratio boni en Dieu. Seule l’expérience de l’amitié nous donne cela. Ce n’est pas l’expérience de la bonté du cheval qui nous aide à comprendre la bonté de Dieu, si ce n’est métaphoriquement ! Le cheval n’a pas une bonté personnelle, il a la bonté d’un animal, alors que la bonté de Dieu est personnelle. En revanche, nous pouvons passer de la bonté de Pierre à la bonté divine, mais en passant par la ratio boni. L’expérience que nous avons de la bonté de telle personne augmente la qualité de notre ratio boni. Par le fait même, l’expérience que nous avons de sa bonté nous permet d’avoir une connaissance plus exacte de la bonté divine.
La ratio boni, qui s’explicite dans notre expérience de l’amour d’amitié, nous permet d’avoir une connaissance de la bonté de Dieu plus parfaite. Nous ne pouvons pas passer directement de tel mode à Dieu. Nous passons de tel mode à la ratio et de celle-ci jusqu’à Dieu. L’expérience que nous avons de tel bien personnel, spirituel, nous permet d’avoir une connaissance plus parfaite de la ratio boni, donc une connaissance plus parfaite de la bonté divine.
Nous avons noté combien, selon Thomas d’Aquin, nous ne pouvons découvrir Dieu que par la causalité finale, donc par l’amour. La causalité finale, sans la découverte de l’existence de Dieu reste un appel, un cri. Nous partons donc de cette expérience, et nous voyons là combien Thomas d’Aquin dépend d’Augustin. Pour saint Augustin, Dieu est plus présent à nous-même que nous ne sommes présent à nous-même. C’est parce que Dieu est notre fin, tandis que nous ne sommes pas notre propre fin.
En partant de l’expérience de l’amour d’amitié, nous découvrons que c’est le bien qui suscite en nous l’amour. L’amour s’explique par le bien. Par le fait même, l’amour d’amitié nous permet de saisir ce qu’est la raison de bien. Seul l’amour d’amitié nous permet de la saisir de la façon la plus parfaite qui soit, puisque la ratio boni est saisie à partir de l’expérience. La ratio boni n’est pas Dieu, mais la ratio boni présente dans l’amitié que nous avons pour l’ami est plus que l’amitié que nous avons pour lui. Elle provient de notre expérience de l’amitié mais la dépasse, ce que l’expérience de la mort de l’ami fait très bien saisir. Elle a donc quelque chose de plus que notre amitié.
Cette ratio boni est objective. D’où vient-elle ? Elle est la fumée qui indique le feu. Elle est un effet qui est en nous, dans notre esprit, un effet que nous expérimentons et découvrons grâce à l’amitié. Elle provient donc nécessairement d’un être bon, d’un Bien qui nous dépasse. Ce Bien ne peut être que l’Être premier puisque, pour rendre raison de cette ratio boni, il faut être le Bien parfait, souverain. Elle n’a pas de limite ; la cause de cette ratio boni ne peut donc être que l’Être premier.
Nous avons donc en nous l’effet propre qui nous permet de poser l’existence de Dieu. Si nous voulons aller jusqu’au bout et expliquer ce qui nous tient le plus à cœur, nous sommes obligé de dire que cette ratio boni provient d’une Réalité bonne supérieure à notre ami, à tous les biens particuliers. Puisque cette ratio boni n’est pas limitée, le Bien qui en est cause est donc la Réalité première.
Si nous nions que cette ratio boni est l’effet d’une Réalité première, c’est que nous n’avons pas saisi que la ratio boni implique l’existence. Ce n’est pas une abstraction. La ratio boni est source et elle existe. Elle est donc l’effet d’un bien existant qui nous attire et qui est réalisé en partie dans notre ami, mais que notre ami n’épuise pas.
Le sommet de la philosophie première est d’affirmer l’existence de Dieu. Pour y parvenir, nous avons ces deux voies parallèles : l’amitié et l’analogie de l’être. Toutes deux sont nécessaires, l’analogie de l’être venant purifier l’amitié. D’une certaine manière, nous avons là l’immanence et la transcendance. L’immanence, c’est l’amour ( la volonté ), la transcendance, c’est l’être ( l’intelligence ). En rester uniquement à la transcendance, c’est faire de Dieu l’inaccessible, l’inconnu. Il est, mais il est inconnu. On vit alors dans la terreur du visage de Dieu. Dans l’immanence, au contraire, on en reste à une espèce de familiarité : Dieu est « le copain »…
Il est très important pour nous de bien comprendre cela, car beaucoup de philosophies contemporaines restent dans l’immanence et s’y enferment. Certes, Dieu est plus intime à nous-même que nous ne sommes intime à nous-même. Nous sommes constamment vu par quelqu’un de plus grand que nous. De fait, si la lumière de Dieu est tellement violente qu’elle nous terrasse, nous ne voulons plus de la transcendance et nous voulons tout découvrir par l’immanence. C’est pourquoi il est important de sentir et de comprendre que notre culture contemporaine se développe principalement dans l’immanence. Dans la philosophie grecque, nous trouvons déjà les deux mouvements. Le sommet de la transcendance, c’est la philosophie d’Aristote. Mais immédiatement après Aristote, les stoïciens développent une philosophie de l’immanence. Jusqu’où pouvons-nous aller dans la transcendance ? C’est l’analogie de l’être qui nous en donne le sens. Grâce à l’analogie de l’être, nous pouvons aller jusqu’au bout de la différence entre l’être créé et l’Être premier. L’être « supporte » d’être premier ! L’amour peut-il être premier ? N’est-il pas toujours mutuel ? C’est l’immanence. Le sommet de l’amour est l’amour d’amitié, qui est réciproque. Nous n’avons pas d’expérience plus parfaite de l’amour que l’amour d’amitié. Or, dans l’amour d’amitié, si nous sommes seul, nous sommes perdu. Le sommet de l’immanence est bien l’amour d’amitié.
Comment comprendre ces deux voies par rapport à la découverte de l’existence de Dieu ? Découvrir l’existence de Dieu par l’analogie de l’être demande une terrible purification, celle que nous montrent les cinq voies de saint Thomas. Dieu n’est pas dans le mouvement, ni dans l’immanence vitale, ni dans le possible, ni dans l’exemplarité. Mais il est avant tout source d’amour. Ce qui est source d’amour, c’est le bien. La suprême transcendance est celle du bien. C’est le bien qui nous attire, c’est le bien qui nous dépasse et nous sommes fait pour ce bien.
En découvrant Dieu comme Être premier, Acte pur, nous découvrons qu’il est lumière de la lumière. Il est la lumière suprême, source de toute lumière. En découvrant la présence d’un Être premier, d’un être qui nous regarde, qui est lumière, nous affirmons en même temps sa transcendance, parce que nous n’atteignons jamais pleinement cette lumière. Nous vivons de ses effets, mais nous ne l’atteignons pas pleinement. Nous sommes en appétit de cette lumière, nous tendons vers elle, nous nous laissons fasciner par elle. De fait, celui qui cherche Dieu doit accepter d’être fasciné par lui. S’il accepte d’être fasciné par lui, il le découvrira ; s’il ne l’accepte pas, il ne le découvrira jamais. Être fasciné par lui, c’est la transcendance. Et il nous attire dans sa Bonté. C’est cela que nous découvrons : Dieu nous attire d’une façon tellement profonde, tellement forte, que nous sommes dans cette attraction. Il nous attire dans l’ordre de l’être, parce qu’il nous attire fondamentalement. Et tout notre être est fasciné par lui. Nous en sommes heureux parce que nous ne pouvons découvrir l’Être premier qu’en respectant qu’il nous fascine. Cela est capital, pour comprendre comment nous pouvons dépasser tout positivisme. Ceux qui ne croient qu’à ce qu’ils ont touché, vu, ne découvrent pas Dieu, que nous ne voyons pas, que nous ne touchons pas. Où y a-t-il donc un contact de notre intelligence avec Dieu ? C’est que nous sommes fasciné par Dieu et attiré par lui ; nous ne le possédons pas et lui nous possède. Il est difficile d’accepter d’être possédé par lui sans le posséder. En effet, nous désirons posséder celui qui nous possède ; c’est la réciprocité. Si nous restons dans la réciprocité, nous n’atteindrons pas Dieu, parce que Dieu est avant nous. Nous le saisissons comme Celui qui est avant nous ; nous le cherchons comme Celui qui est avant nous. Si Dieu existe, il est avant nous ; si Dieu existe, nous sommes donc tout entier relatif à lui. Et il n’est pas commode d’accepter d’être relatif pour celui dont l’intelligence domine, mesure.
Ne faut-il pas saisir cela pour être capable de comprendre ce que représente la transcendance de l’Être premier ? Pour un vrai savant, dont l’intelligence est toujours première dans la constatation expérimentale, accepter qu’il y ait quelqu’un au-dessus de nous qui nous voit dans sa lumière et que nous ne voyons pas est très difficile. Cependant, cette disposition est fondamentale. Si nous n’acceptons pas cela, évidemment nous rejetons Dieu. Si Dieu existe, il est premier : premier dans l’ordre de l’amour, premier dans l’ordre de l’être, premier dans l’ordre de la lumière. Donc, si savant que nous soyons, nous sommes second ! Lorsque nous découvrons Dieu, nous découvrons donc Celui qui nous dépossède de tout, puisqu’il est premier et que nous dépendons radicalement de lui. C’est la reconnaissance de cette dépendance radicale qui caractérise la découverte philosophique de Dieu et toute adoration. Et cela est particulièrement difficile à comprendre dans un monde scientifique fondé sur les mathématiques. L’être mathématique existe par l’homme. Il montre la grandeur, la puissance de l’homme. C’est pourquoi nous l’aimons !
C’est donc le dépassement des mathématiques, qui a été si profond dans la philosophie d’Aristote, qui demeure pour nous le grand dépassement à opérer. Tant que les mathématiques demeurent pour nous la mesure, nous ne pouvons pas nous élever jusqu’à Dieu. Nous risquons toujours de faire des mathématiques une idole. Nous en devenons alors prisonniers, en ce sens que toutes nos références sont par rapport à ce monde mathématique, comme à une nouvelle sagesse. Comment dépasser cela ? Par le jugement d’existence et par l’amour. En effet, l’être mathématique est un être de raison, une relation de raison. Or, la relation n’est jamais première. C’est l’homme qui fait de la relation quelque chose de premier. C’est donc l’homme qui fait des mathématiques une sagesse. Par elles-mêmes, elles ne le sont pas, car l’être mathématique est un être de relation. Et si nous nous enfermons dans la relation, nous ne pouvons plus distinguer ce qui est réel de ce qui est virtuel. La relation de raison existe dans l’intelligence de celui qui la pose. Elle existe réellement en lui, mais toute son existence vient de l’homme.
Comprendre que les mathématiques ne dépassent pas la relation nous conduit à nous demander : « Qu’est-ce qui est avant ? » Avant les mathématiques, il y a l’homme. Nous nous posons alors cette question : « Qu’est-ce qui est premier dans l’homme et en quoi l’homme est-il limité, dépendant ? En quoi n’est-il pas premier ? » Nous le découvrons dans la mesure où nous affirmons : « Il est. Il aime. » L’être et l’amour sont les deux points sur lesquels nous nous appuyons et qui nous permettent de découvrir la transcendance et l’immanence de Dieu. Et puisque le jugement « ceci est » est aujourd’hui très difficile à découvrir en raison de l’influence des mathématiques, la plupart du temps, c’est par l’amour que nous le découvrons.
Nous pourrions dire qu’aujourd’hui l’intelligence humaine est en captivité comme, dans l’Ancien Testament, le peuple de Dieu à Babylone. Le peuple de Dieu, c’est l’intelligence, car notre intelligence est reliée à Dieu. Nous sommes fils de Dieu par l’intelligence, dépendants de Dieu, en relation avec lui. Et la captivité de l’intelligence contemporaine va très loin, dans la mesure où l’intelligence humaine est devenue dépendante des mathématiques. Nous avons beaucoup de difficulté à en sortir vraiment, c’est-à-dire en respectant les mathématiques et en comprenant leur grandeur. Il ne s’agit pas de mépriser la connaissance mathématique, mais de comprendre que, sur ce chemin, nous ne pouvons pas voir Dieu. Nous rencontrons l’homme, toujours l’homme.
Grâce à l’intelligence métaphysique et grâce à l’amour d’amitié, nous découvrons que nous ne sommes pas premier dans l’ordre de l’être et du bien. Dans l’ordre de l’être, nous sommes totalement dépendant ; nous ne pouvons rien changer dans notre « je suis », dans ce qu’il a de radical : « Je suis et je ne peux pas changer ; acceptez-moi, je suis comme cela ». Ayant découvert l’existence de Dieu, grâce à cette limite de notre être que nous découvrons de la manière la plus manifeste dans l’amitié, nous découvrons que Dieu est premièrement intelligence, lumière. L’intelligence de l’Être premier est son être. « Il est ». Et quand nous affirmons : « Il est », parce qu’il est l’Être premier, il est l’Intelligence première.
Nous découvrons alors aussitôt que l’Être premier est Amour. En Dieu, amour et bonté ne font qu’un, immanence et transcendance sont une. Si Dieu est l’être le plus immanent, en même temps que l’être le plus transcendant, c’est parce qu’il est Amour. En lui, amour et bonté ne font qu’un. Pas en nous : cette dualité est même tragique, elle est à la racine de toutes les tragédies. En aimant, nous essayons d’être bon, mais nous nous heurtons constamment à nos limites, parce que notre amour n’est pas notre être, n’est pas substantiel en nous. Même l’amour d’amitié reste limité. En Dieu, en Celui qui est premier dans l’être, l’amour et la bonté ne font qu’un. L’Être premier, comme Être premier, est nécessairement bon et sa Bonté est telle qu’elle est son Amour.
Cette découverte de la bonté et de l’amour en Dieu nous permet de saisir comment Dieu s’aime. Il s’aime comme la Bonté substantielle. Il n’y a en lui aucune potentialité, tout est acte en lui. Or, la bonté en acte, c’est l’amour. Pour nous, la bonté en acte consiste dans le fait d’aimer ce qui est bon. En quelque sorte, en aimant quelqu’un de bon, nous actualisons sa bonté. C’est peut-être cela qu’il y a de plus extraordinaire dans l’amitié. En aimant l’ami, nous actualisons sa bonté, et nous lui permettons de rayonner, de s’étendre, de nous attirer… La joie du bien est d’attirer, parce que celui qui l’aime reconnaît alors ce qu’il est. Le bien en acte attire, il attire en réalisant l’amour. Il attire par l’amour. En réalisant l’amour, il nous attire et rayonne. Dieu, puisqu’il est premier dans l’ordre de l’être, est en acte Amour ; il est en acte bon. Sa Bonté est lui-même, c’est son être. Son être est bon et nécessairement bon, parce que tout son être est premier.
Nous revenons donc toujours à l’Être premier pour caractériser sa bonté. Il est Celui qui attire toute réalité qui cherche à être de plus en plus elle-même, toute réalité qui cherche à réaliser ce qu’il y a de plus profond en elle, c’est-à-dire son amour. C’est la Bonté souveraine de Dieu qui réalise cette attraction. Tout ce qui est amour provient de l’Être premier. Et c’est la présence de l’Être premier qui fait que nous participons à sa bonté. La bonté de l’Être premier n’a pas de limite ; c’est une Bonté substantielle, qui est son être même. Elle est donc en lui ce qui est le plus intime, le plus lui-même. Elle appelle l’amour, elle demande d’être aimée. L’amour n’est pas premier, puisqu’il provient du bien, mais il conduit au bien. Nous ne découvrons le bien que par l’amour. C’est donc l’amour qui vient de Dieu, que Dieu réalise parce qu’il est la Bonté, parce qu’il attire à lui, qui conduit directement, immédiatement, à sa Bonté. L’amour nous fait découvrir cette Bonté première, parce qu’il en provient, il en est l’effet propre. Et en Dieu, l’amour parfait « provient » de sa Bonté souveraine. En Dieu, puisqu’il n’y a aucune potentialité, puisque « tout » est en acte, l’amour est sa Bonté ; la Bonté de Dieu, c’est son Amour. En lui, transcendance et immanence s’identifient donc. Par l’amour, il est tout proche ; par la bonté, il nous dépasse et nous attire. Mais les deux se tiennent et c’est dans la mesure où nous l’aimons que nous découvrons sa bonté. Nous découvrons alors qu’en Dieu, Être premier et Bonté substantielle sont identiques. Tout l’être de Dieu est bon, et Dieu est bon dans tout son être. C’est pourquoi il fait luire le soleil aussi bien sur le bon que sur le méchant 16, parce qu’il est au-dessus, il est la Bonté substantielle, source de tout amour.
Nous pouvons contempler la Bonté souveraine de Dieu, de l’Être premier, par l’amour. Entre notre amour pour Dieu et sa bonté, il n’y a aucun intermédiaire. Nous pouvons donc découvrir par l’amour la Bonté souveraine de Dieu. Bien plus, nous ne pouvons la découvrir que par l’amour.
Mais posons-nous cette question : « Pourrions-nous la découvrir parce que Dieu est l’Être premier ? » Du fait que Dieu est l’Être premier, n’est-il pas la Bonté souveraine ? En effet, nous ne pouvons pas séparer l’être du bien. Dans la mesure où nous sommes bon, nous sommes, et dans la mesure où nous sommes, nous sommes bon. Pour découvrir la Bonté de Dieu, sa Bonté substantielle, et en vivre, il faut évidemment découvrir que ce qui est, en tant qu’être est nécessairement bon. C’est ici que nous devons revenir à la finalité. C’est par la finalité que nous découvrons comment ce qui est, en tant qu’il est en acte, est bon. Ce qui est, en tant qu’il est en acte, attire. Tout ce qui n’est pas acte, tout ce qui n’est pas achevé, l’est par sa bonté. Le bien, en lui-même se communique et se donne. Il est ce qui est en tant qu’il se donne, en tant qu’il se communique, en tant qu’il est capable d’attirer. Être et bien s’identifient donc. En Dieu, l’Être premier est la Bonté souveraine. En effet, en tant que Bonté, il est l’Acte même d’être ; et en tant qu’il est premier, il ne peut être qu’Acte premier, substantiel et donc substantiellement bon. Il attire. Voilà la découverte de cette attraction merveilleuse que l’Être premier exerce sur tous les êtres : tous sont attirés, consciemment ou inconsciemment, par la Bonté première, divine.
C’est donc la Bonté même de l’Être premier qui fait l’unité du monde. L’unité du monde est dans cette attraction du Bien souverain. Cette unité se fait et se refait donc constamment. Dès qu’elle retombe dans la potentialité, elle n’est plus le bien, elle s’écarte, s’éloigne du bien. L’Être premier, en raison de sa transcendance, ne peut pas être touché par le mal, par ce qui n’est pas bon, par ce qui n’est pas amour ; seul l’amour provient de lui et retourne vers lui. Ce n’est que par l’amour que nous pouvons découvrir ce qu’est le bien. Nous ne pouvons pas découvrir le bien en dehors de l’amour.
Cf. supra, p. 30 sq.
2Cf. tome I, p. 262-270.
3« La doctrine sacrée n’argumente pas, pour prouver ses propres principes qui sont les articles de foi ; mais à partir d’eux, elle avance pour montrer quelque chose. Ainsi l’Apôtre dans la première épître aux Corinthiens ( 15, 12 ) argumente-t–il à partir de la Résurrection du Christ pour prouver la résurrection commune » ( saint Thomas, ST, I, q. 1, a. 8, resp. ) ; « Argumenter à partir de l’autorité est souverainement propre à cette doctrine du fait que les principes de la doctrine sacrée sont tenus par la Révélation, et qu’ainsi il faut croire à l’autorité de ceux par qui la Révélation a été faite. Mais cela ne déroge pas à la dignité de cette doctrine, car si l’argument d’autorité fondé sur la raison humaine est le plus faible, celui qui est fondé sur la Révélation divine est le plus efficace » ( ibid., ad 2 ).
4Cf. Confessions, I, 1.
5Cf. tome I, p. 83 et p. 246.
6Cf. tome I, chapitre iii, p. 351 sq.
7Rappelons que nous nous situons ici du point de vue philosophique, et non pas du point de vue surnaturel de la charité chrétienne.
8Pour tous ces développements sur la ratio boni, cf. infra, « Post-scriptum », p. 165 sq.
9Op. cit., q. 1, a. 1.
10Cf. tome I, p. 260 sq.
11C’est ce qu’Aristote souligne déjà dans l’Éthique à Nicomaque quand, critiquant la théorie platonicienne du Bien en soi, il affirme que l’unité du bien, dans la diversité de toutes les réalités bonnes, est « selon l’analogie ». Cf. op. cit., I, 4, 1096 b 26-29. Sur ce point, cf. M.-D. Philippe, « La philosophie d’Aristote à la découverte de l’analogie ».
12Cf. saint Thomas, ST, I, q. 5, a. 2 : Ens secundum rationem est prius quam bonum.
13Cf. ibid., a. 1 : « La raison de bien ( ratio boni ) consiste en ceci que quelque chose est capable d’attirer ( appetibile ). »
14La phrase exacte est de Pascal, Pensées ( Le mystère de Jésus ), éd. Lafuma n° 919, ( éd. Brunschvicg n° 553 ), p. 379. Mais elle se rattache à saint Bernard, Traité de l’amour de Dieu, VII, 22, p. 117 : « “Tu es bon, Seigneur, pour l’âme qui te cherche” ( Lam 3, 25 ). Que sera-ce donc pour celle qui te trouve ? Car voici la merveille : personne n’est capable de te chercher s’il ne t’a d’abord trouvé. Tu veux donc être trouvé pour être cherché, être cherché pour être trouvé. Certes on peut te chercher et te trouver, mais non te prévenir. Car, bien que nous disions : “Au matin, ma prière te préviendra” ( Ps 88 ( 87 ), 14 ), on ne peut pourtant mettre en doute la tiédeur de toute prière que n’aura pas prévenue ton inspiration », et à une des grandes intuitions de saint Augustin : « Car on le cherche pour le trouver d’une façon plus douce, et on le trouve pour le chercher avec plus d’avidité encore » ( De Trinitate, XV, ii, 2, BA 16, p. 423 ) ; « Et voici que tu étais au-dedans, et moi au-dehors, et c’est là que je te cherchais ( … ) Tu étais avec moi et je n’étais pas avec toi… » ( Confessions, X, xxvii, 38, BA 14, p. 209 ), cf. ibid., X, xviii, 27 – xx, 29 ; voir aussi De beata vita, III, 20.
15« Mais toi, tu étais plus intime que l’intime de moi-même, et plus élevé que les cimes de moi-même » ( saint Augustin, Confessions, III, vi, 11, BA 13, p. 383 ).
16Cf. Mt 5, 45.
Comment comprendre l’affirmation de saint Thomas selon laquelle notre connaissance de Dieu est par l’amour ?
Dans l’expérience de l’amour d’amitié, nous connaissons la personne humaine, et nous comprenons que c’est l’expérience la plus parfaite que nous faisons de « ce qui est ». Nous expérimentons ce qui est le plus grand, le plus parfait : la personne humaine. L’être de la personne humaine est vraiment ce qui est pour nous immédiatement le plus parfait. S’il existe quelque chose de plus parfait, il est au-delà de notre expérience. C’est donc à partir de l’homme que nous pouvons le mieux nous interroger sur l’existence d’un Être premier ou, plus précisément, à partir de ce qui est dans l’homme.
Il est sûr que l’homme ne peut être la Réalité première. Tout en étant la réalité existante la plus parfaite dont nous avons l’expérience, il est trop imparfait pour être premier : il est multiple, et la réalité la plus parfaite ne peut être qu’unique. Si une réalité unit deux aspects, elle n’est pas la plus parfaite, la première, celle à partir de qui tout est. Or, il y a une dualité en l’homme qui l’empêche d’être premier ; il est nécessairement second ou troisième… L’homme demeure la réalité la plus parfaite que nous connaissons dans l’expérience, mais il ne peut être premier, il est complexe. Cependant, n’est-ce pas l’homme qui peut nous permettre le mieux de découvrir l’Être premier ? En effet, la manière d’exister de l’homme est unique : il existe comme celui qui peut découvrir l’universel, la science. Et par la science, l’homme découvre son intelligence, sa raison, qui le situe au-delà de l’univers. En découvrant son intelligence par la science, l’homme peut s’arrêter à lui-même ; mais il est aussi capable de se dépasser car cet univers existe sans lui. Il existe par un Autre qui est premier. L’homme lui-même dans son exister provient de cet Autre qui, lui, est premier.
Mais de quelle manière l’amour nous conduit-il à la découverte de Dieu ? De fait, la philosophie première nous a permis de découvrir le principe de finalité : tout ce qui est ordonné réclame un principe selon la fin ; tout amour ordonné exige une cause propre qui est le bien, en ce sens que, dans un être spirituel, la cause finale est le bien qui attire vers lui celui qui est capable de l’aimer. L’amour spirituel est donc l’effet propre du bien spirituel, de la personne. L’amour spirituel est donc ce qui manifeste la présence d’un bien spirituel. Il y a bien une relation transcendante entre l’amour spirituel et sa cause propre, le bien spirituel, la personne ; cela, en vertu du principe de causalité finale. Il y a donc une similitude analogique entre l’amour spirituel, personnel, et sa source propre, le bien spirituel, la personne qui l’attire.
Cela existe au-delà de la conscience que nous en avons ; c’est un lien métaphysique entre le bien et l’amour qu’il suscite, qu’il éveille, car le bien est convertible avec l’être. L’existence d’un amour spirituel exige de poser sa cause propre : l’existence d’un être personnel bon. Nous n’avons pas l’expérience de la Personne première bonne, mais l’existence de l’amour spirituel suffit.
Précisément, nous avons l’expérience de l’amour d’amitié. C’est un amour spirituel qui exige de poser l’existence de l’ami. Mais l’existence de l’ami dont nous avons l’expérience ne suffit pas à « expliquer » notre amour, puisque l’amour que nous avons pour l’ami est au-delà de la mort de l’ami. Cet amour ne se termine pas avec la mort de l’ami, il demeure encore au-delà. L’amour que nous avons de l’ami est au-delà de sa mort. Or, précisément, c’est l’ami qui a été, qui a éveillé notre amour. L’ami est donc plus radical que l’existence limitée de notre ami. Cet amour qui demeure est donc aussi l’effet propre d’une Personne bonne que nous ne voyons pas, la Personne d’un Autre qui unit plus profondément notre amour à un bien personnel.
Notre amour est donc plus vivant, plus « existant » que l’existence de l’ami qui cause en nous cet amour. Il manifeste un Autre qui est au-delà de la mort de notre ami. Cet Autre caché, plus présent, plus acte que notre ami, n’est pas atteint par la mort. Il dévoile sa présence par la mort de l’ami. Il se dévoile d’une manière cachée mais dans une présence plus forte, au-delà de la mort. Sa présence était déjà là lorsque l’ami vivait, mais elle était comme voilée.
Mais posons-nous la question : dans la personne même de l’ami, le jugement d’existence ne cache-t-il pas Celui qui est ? En effet, il est sûr qu’il y a un rapport entre le jugement radical : « ceci est » et le jugement ultime : « Dieu existe ». Ce lien existe indépendamment de notre jugement. De fait, le jugement « ceci est » montre bien que l’existence a une extension beaucoup plus grande que telle détermination. « Ceci » implique une certaine détermination, tandis que l’esse signifie l’acte ultime, au-delà de toute détermination. Aussi, l’expérience de l’amour d’amitié ne suffit-elle pas à montrer l’existence d’un premier Ami, notre Créateur ? En effet, l’expérience de la mort de l’ami est avant tout négative et n’apporte donc aucune donnée positive qui nous permette une démarche de l’intelligence aussi profonde que l’affirmation d’un premier dans l’amour.
De fait, l’expérience de l’amour d’amitié nous permet de distinguer l’expérience personnelle que nous avons de l’amour d’amitié et celle de notre ami. Autrement dit, l’expérience de l’amour d’amitié nous permet de saisir ce qu’est l’amour, sa ratio propre, et notre expérience de tel ami existant, Pierre, Jacques ; donc, de distinguer la ratio propre de l’amour et sa réalisation spéciale avec notre ami. Cette réalisation, ce mode spécial ne réalise pas parfaitement notre amour, la ratio amoris que nous portons dans notre volonté, dans notre cœur.
Nous pouvons alors nous poser la question : d’où vient cette ratio amoris qui dépasse l’amour existant à l’égard de notre ami ? N’est-elle pas l’effet d’un Bien absolu, premier que nous portons profondément, naturellement ? De fait, cette ratio amoris existe bien en nous. Est-elle causée par notre volonté comme son effet propre ? Cela n’est pas possible, parce qu’elle est supérieure à notre volonté ! Elle ne se contente pas de nous atteindre, de nous posséder, elle nous porte à chercher une Réalité qui soit un Bien absolu, réalisant en lui-même tout ce que cette ratio amoris porte en elle-même. Celle-ci est bien l’effet d’un Bien premier, absolu, d’une Personne existante, totalement Autre que tous les autres biens qui éveillent en nous un amour, puisque l’amour provenant de ces autres biens demeure incapable d’épuiser, de satisfaire aux appels provenant de cette ratio amoris. Seule une Réalité spirituelle, bonne d’une Bonté substantielle, peut répondre à ces appels : Celui que nous appelons Dieu.
L’expérience de l’ami, d’une personne limitée comme nous-même, nous conduit donc à la découverte d’un premier Ami. Cela suppose que nous ayons vraiment saisi l’exigence d’amour de notre cœur, de notre volonté, que nous ayons saisi par l’expérience de l’amour d’amitié l’appel profond de notre intelligence dans la recherche de la vérité, que nous ayons saisi le sens profond de la ratio boni ( du transcendantal « bien » ), comprenant que cette ratio boni est ce qui est le plus actuel, donc implique l’esse, l’existence. La ratio boni n’est pas abstraite, d’une abstraction univoque comme celle du genre ; elle est saisie comme une ratio analogique, selon une abstraction propre à la découverte des transcendantaux.
Nous comprenons alors l’affirmation de saint Thomas selon laquelle c’est par l’amour que nous pouvons atteindre Dieu dans une démarche sapientiale. L’intelligence se sert de l’amour pour gravir cette dernière étape de la philosophie. L’amour nous rapproche de la présence de Dieu et nous le dévoile. Si nous restons dans la connaissance rationnelle, l’existence de Dieu nous demeure cachée, inatteignable. Les mathématiques nous le montrent bien. Dieu n’est pas atteignable par l’être mathématique. Si subtiles que soient les évidences mathématiques, elles demeurent dans un être intelligible, divisible à l’infini, un être quantifié. L’amour seul peut franchir la distance infinie entre le Créateur et la créature. La créature franchit cette distance dans l’obscurité de l’amour, dans un appel, un cri.
C’est ce qui est si grand chez saint Augustin. Mais il n’a pas saisi avec assez de netteté que le primat de l’amour réclame la lumière analogique du bien. C’est ce que saint Thomas a su découvrir. Le bien demeure caché à toute connaissance univoque ; il se dévoile à travers l’amour dans un jugement analogique.
Cette voie de l’amour est la seule qui nous permette d’affirmer la nécessité de l’existence d’un premier bien qui n’est que Bien, Source cachée de tout amour. L’amour est ce qui manifeste sa présence – et tout spécialement le premier amour, l’appétit naturel, et l’amour le plus parfait, l’amour d’amitié.
Nous pourrions nous poser la question de savoir si la métaphysique de ce qui est en tant qu’il est n’est pas aussi pour nous une voie de découverte de l’Être premier. Le « ceci est » n’est-il pas l’unique manifestation de la présence de l’Être premier, seul capable de créer un être nouveau ? Il y aurait alors une preuve de l’existence de l’Être premier directement par la connaissance métaphysique de l’être, sans passer par l’amour et le bien – ce que la scolastique a cherché. L’être n’est-il pas le signe qu’il existe nécessairement un Être premier ?
Certes, la philosophie première nous permet de saisir la ratio entis et celle-ci, comme la ratio boni, doit nous conduire à la découverte de l’existence d’un Être premier qui soit éminemment la réalisation de l’être, comme la ratio boni réclame un Être bon premier. Cependant, la ratio entis ne nous permet pas d’inférer immédiatement l’existence d’un Être premier, parce qu’elle est saisie à partir des principes propres de ce qui est en tant qu’être, mais ne permet pas de poser telle ou telle réalité existante. De la ratio entis, nous ne pouvons conclure aucun mode particulier, sans passer par l’expérience immédiate ou par un metaxu ( intermédiaire ) provenant de l’expérience. Nous n’avons pas l’expérience de la ratio entis, nous la saisissons intellectuellement et c’est pourquoi nous ne pouvons pas conclure explicitement à l’existence d’un Être premier directement à partir d’elle.
Seule l’expérience de notre âme spirituelle peut nous conduire, en nous appuyant sur la ratio entis, à poser l’existence d’un Être premier spirituel, Dieu. Or, cette expérience de notre âme spirituelle se réalise par nos opérations intellectuelles et affectives, de connaissance intellectuelle et d’amour spirituel. Affectives : nous retrouvons l’expérience de l’amour spirituel. Intellectuelles…
Dans un jugement de sagesse par rapport à la découverte philosophique de l’existence de Dieu, nous pouvons dire que, comme Créateur de notre âme spirituelle, Dieu ne fait rien sans finalité. Dieu crée notre âme en la finalisant et sait que, dans cette finalité, son attraction est première. C’est pourquoi nous le découvrons en découvrant l’âme et c’est pourquoi il est impossible de découvrir Dieu sans la finalité. Dieu nous a « découvert » le premier. Ce que l’on a malheureusement appelé les « preuves » de l’existence de Dieu sont en réalité des manières pour nous de répondre à son invitation ; elles sont pour nous la découverte que Dieu est là.
En préparant la publication de ce livre, et alors qu’il enseignait la recherche philosophique de l’existence de Dieu durant l’année universitaire 2005-2006, le père Marie-Dominique Philippe écrivit ce dernier texte philosophique, comme pour mettre au point sa pensée. Nous le publions en post-scriptum, en quelque sorte comme un testament philosophique.