(Voyez tome I, chap. VI, p. 67.)
ANALYSE. Motifs qui ont porté saint
1. En voyant l'admiration et le culte que
la plupart des hommes ont voués aux faux biens, et l'indifférence qu'ils montrent pour
les biens véritables, je n'ai pu m'empêcher d'écrire quelque chose sur ce sujet. Je
veux comparer ici ce qui fait l'objet de leur mépris avec ce qui fait l'objet de leur
estime, afin que, le contraste faisant briller la vérité, ils reconnaissent leur erreur
et qu'ils apprennent à estimer ce qui est estimable, et à mépriser ce qui est
méprisable.
Les biens que l'on envie sont la richesse, les dignités, la
puissance, la gloire; les heureux, au jugement de la multitude, sont les chefs des
peuples, ceux qui passent au milieu de la foule traînés sur un char superbe, précédés
des cris des hérauts, entourés d'une escorte nombreuse. Ce que l'on méprise, c'est la
vie simple des sages et des solitaires. Les grands de la terre paraissent-ils en public,
le peuple court après eux pour les voir. Un ermite vient à passer, qui est-ce qui s'en
aperçoit? personne, ou presque personne. Encore si on le
regarde, c'est par. pure curiosité; nul n'envie le sort de ce
pauvre anachorète, tandis que tout le monde envie la destinée des potentats. Cependant
devenir chef de nations, gouverneur de province, n'est pas
une chose qui soit facile, ni à la
portée de tous: le pouvoir ne se donne pas, et il faut beaucoup d'or à ceux qui le
convoitent pour arriver au but de leur ambition. Au contraire embrasser la vie monastique
et se vouer au service de Dieu est la chose du monde la plus aisée, la plus facile.
D'ailleurs il faut quitter le pouvoir avec la vie, ou plutôt le pouvoir abandonne les
ambitieux avant que la mort vienne le leur arracher; il y en a même qu'il expose à un
danger très-grand ou bien à l'ignominie. Mais la vie
monastique comble de biens les justes qui la suivent, et quand ils ont accompli leur
course ici-bas, elle les conduit tous rayonnants de joie et d'espérance devant le
tribunal de leur Dieu et Père, tandis que la plupart de ceux qui ont été revêtus de la
puissance sur la terre paraissent couverts de leurs crimes devant ce même tribunal, et
viennent entendre leur condamnation.
Comparons donc les uns aux autres et les
avantages de la perfection chrétienne, et les prétendus biens que procurent en cette vie
la puissance et la gloire, et apprenons à en connaître la différence; rien ne fera
mieux ressortir la valeur intime des uns et des autres qu'un parallèle. Ou plutôt , si vous le voulez, comparons le faîte même des grandeurs
, la (60) royauté, avec la vie monastique, et voyons les avantages des deux conditions.
Le prince commande aux villes, aux pays, à des peuples nombreux; d'un signe il ébranle
et généraux et préfets, armées, peuples et sénats. Celui qui s'est donné à Dieu et
qui a choisi la vie monastique , commande à la colère, à
l'envie, à l'avarice, au plaisir et à tous les autres vices; il examine et médite sans
cesse les moyens de ne point laisser subjuguer son âme par les passions honteuses, ni
asservir sa raison par une insupportable tyrannie, mais d'avoir toujours l'esprit
au-dessus de tout cela, s'armant de la crainte de Dieu pour vaincre toutes les passions.
Voilà quelle puissance, quelle autorité exercent, le roi
d'une part, de l'autre le moine; tellement qu'on aurait plus de raison de donner le titre
de roi à ce dernier qu'à celui qu'on voit briller sous la pourpre et le diadème, et
s'asseoir sur un trône d'or.
2. Car le véritable roi, c'est celui qui
commande à la colère, à l'envie, à toutes les passions; qui assujettit tout aux lois
de Dieu , qui garde son esprit libre , et qui ne laisse pas la tyrannie des voluptés
dominer dans son âme. J'aurais certes grand plaisir à voir un tel homme commander aux
peuples, à la terre et à la mer, aux cités, aux nations et aux armées. Celui qui
impose aux passions le joug de la raison, imposerait bien aussi aux hommes le joug heureux
des lois divines. Il serait un père pour ses sujets; sa douceur le rendrait abordable à
tous les peuples. Mais cet esclave de la colère, de l'ambition et des plaisirs coupables
qui a l'air de commander aux hommes ne mérite que le mépris
des peuples ; l'or et les diamants couronnent sa tête, et la sagesse ne couronne pas son
coeur. Tout son corps est resplendissant de pourpre, et son âme est sans ornement. Il ne
saura même pas exercer son pouvoir. Comment gouverner les autres quand on ne peut se
gouverner soi-même?
3. S'agit-il du mérite guerrier? Il
éclate dans les luttes soutenues par le sage bien mieux que dans les combats livrés par
un roi. Le sage fait la guerre aux démons, il les repousse, il triomphe, et reçoit de la
main du
Converser avec les prophètes
, nourrir son âme de la doctrine d'un saint Paul; passer continuellement de Moïse
à Isaïe, d'Isaïe à Jean, de Jean à quelque autre écrivain sacré, voilà
l'occupation du solitaire. Le monarque est sans cesse entouré d'une foule d'officiers et
de gardes; vous savez que l'on prend les moeurs de ceux que l'on fréquente; par
conséquent le sage se forme d'après les exemples des Apôtres et des Prophètes; le
monarque prend les habitudes des généraux, des gardes, des soldats, tous gens esclaves
du vin et livrés à la débauche, passant la plus grande partie du jour à boire, et
incapables de rien de bon et d'honnête. Ainsi donc, envisagée sous cette face , la vie
monastique l'emporte encore sur celle des potentats, des rois, des hommes qui, sous
n'importe quel nom, tiennent le sceptre, emblème de la puissance.
Pour le temps de la nuit, le moine le
sanctifie encore par le service de Dieu et par la prière; plus matinale que le chant des
oiseaux, son hymne s'élève vers le Créateur : il converse avec les anges, s'entretient
avec Dieu, il se nourrit du pain céleste. Que fait, pendant ce temps, celui dont la
volonté gouverne tant de peuples, fait marcher des armées si nombreuses, et dont
l'empire s'étend si loin sur la terre et sur les mers ? Il est étendu sur une couche
somptueuse et molle ; il dort. Le léger souper du moine n'a pas besoin, pour être
digéré, de ce profond sommeil. La bonne chère (61) et le vin plongent le roi dans cet
assoupissement qui dure jusqu'au milieu du jour. Les vêtements du solitaire sont simples,
sa table est frugale, il a pour convives ses rivaux en vertu. Un roi se croit obligé
d'étaler sur ses habits beaucoup d'or et de pierres précieuses, et d'avoir une table
splendidement servie; les gens qu'il y admet sont du même caractère que lui: sans
moeurs, si lui-même est immoral; honorables par leur justice et leur probité, si
lui-même est un homme de bien, en tout cas bien inférieurs eu vertu à ceux que le
solitaire admet à la sienne. Ainsi le roi, même le plus sage, restera toujours fort
au-dessous de la vertu d'un saint anachorète.
Un roi est à charge à ses sujets, soit
qu'il voyage, soit qu'il reste dans sa capitale, en temps de paix comme en temps de
guerre, en exigeant l'impôt aussi bien qu'en levant des troupes,
en emmenant des prisonniers, enfin dans ses victoires non moins que dans ses défaites.
Vaincu, son désastre pèse tout entier sur son peuple; vainqueur, il devient
insupportable par son ostentation à étaler ses trophées, par un orgueil démesuré, par
la licence qu'il donne à ses soldats de voler, de ravir, d'insulter les voyageurs, de
rançonner les villes, de mettre au pillage les maisons des pauvres, de vexer les
habitants qui les logent par des exactions que toutes les lois condamnent, tout cela sous
prétexte de quelque ancien usage étrange et injuste. Tous ces maux, le roi les épargne
soigneusement aux riches, il n'opprime que les pauvres, il n'a d'égards que pour les
riches. Il n'en est pas ainsi du solitaire : sa présence est un bienfait pour les riches
et pour les pauvres; aussi secourable aux uns qu'aux autres, il a toujours quelques dons
à répandre autour de lui, il se contente d'un vêtement grossier qu'il porte toute
l'année, il boit de l'eau avec plus de plaisir quo d'autres le vin le plus exquis. Il ne
demande pour lui-même à l'opulence aucune faveur ni grande ni petite, mais il ne cesse
de réclamer pour les indigents des secours aussi profitables à ceux qui les accordent
qu'à ceux qui les reçoivent. Médecin de toutes les misères humaines, il guérit les
riches de leurs péchés par sa parole salutaire, il soulage les pauvres dans leurs
besoins par les aumônes qu'il verse dans leur. sein. Le
monarque ne tient jamais la balance égale entre le riche et le pauvre; s'il ordonne une
réduction de l'impôt, le riche en profite plus que le pauvre; s'il décrète une
augmentation, les riches se ressentent à peine de ce surcroît de charges, tandis que les
pauvres en sont écrasés. C'est un torrent dévastateur qui renverse les maisons pauvres,
d'autant plus que ni la vieillesse, ni le veuvage des femmes, ni le délaissement des
enfants orphelins, rien enfin ne peut attendrir les collecteurs d'impôts, hommes durs
comme la pierre, dont les vexations ne connaissent pas de bornes, ennemis publics qui
exigent des laboureurs ce que la terre ne leur a pas donné.
4. Examinons maintenant en quoi consistent
les bienfaits d'un solitaire, en quoi consistent les bienfaits d'un monarque. Celui-ci
répand l'or autour de lui, celui-là les dons de l'Esprit-Saint. L'un fait cesser la
pauvreté, l'autre met en liberté par ses prières les âmes tyrannisées par les
démons. Le malheureux que tourmente l'esprit malin court, sans s'arrêter au palais du
roi, se réfugier dans la cellule du solitaire, comme celui qui, poursuivi par une bête
féroce, vient se mettre sous la protection du chasseur armé; la prière est pour le
moine ce qu'est une épée dans la main du chasseur. Encore l'épée est-elle moins
redoutée des bêtes féroces, que la prière du juste ne l'est des démons. Ce n'est pas
seulement nous, le commun des hommes, qui nous réfugions vers l'humble serviteur de Dieu,
dans nos nécessités; les rois eux-mêmes, dans leurs jours d'affliction, ont recours à
lui : ils entourent sa demeure comme des mendiants affamés entourent celle du riche.
Achab, roi d'Israël, dans un temps de disette et de famine, ne mit-il
pas toute son espérance dans les prières d'Elie? Ezéchias, roi de Juda, étant malade
et sur le point de mourir, et voyant déjà la mort à son chevet, n'eut-il pas recours au
prophète comme à un homme plus puissant que la mort et qui pouvait lui rendre la santé
? Et quand le royaume de Palestine, ébranlé par la guerre, courait le danger d'être
renversé de fond en comble, les rois de cette contrée renvoyaient leurs troupes, leurs
fantassins, leurs archers, leurs cavaliers, leurs généraux et leurs centurions pour
aller implorer le secours des prières d'Elisée. Ils savaient que la protection du
serviteur de Dieu valait mieux que des milliers d'hommes. C'est encore le moyen qu'employa
Ezéchias menacé par les Assyriens ; la ville de Jérusalem penchait déjà, elle allait
tomber ; ses défenseurs se tenaient consternés et tremblants sur ses murailles; ils
frémissaient comme on (62) frémit dans l'attente du tonnerre ou d'un tremblement de
terre universel. Aux innombrables myriades de ses ennemis, Ezéchias n'opposa que les
prières d'Isaïe, et il ne fut pas trompé dans son espérance. Le prophète leva les
mains au ciel, et soudain Dieu lança les traits de sa colère contre l'armée assyrienne
qui fut entièrement détruite, apprenant ainsi aux rois qu'ils doivent regarder ses
serviteurs comme les sauveurs de la terre, à respecter les sages conseils et les
salutaires avertissements des justes qui les exhortent à la vertu.
Un autre point de vue va nous découvrir
de nouvelles différences : je suppose que tous les deux sont tombés, l'un du haut de son
trône, l'autre du haut, de sa vertu. Le sage se relève facilement, il efface ses
péchés par la prière, les larmes, la contrition, le service des pauvres
, et il redevient ce qu'il était avant sa chute. Pour reprendre son sceptre, le
monarque déchu a besoin que des alliés lui prêtent de grands secours en hommes et en
argent; il a mille dangers à courir; tout son espoir est dans la pitié des étrangers;
le solitaire, sans sortir de lui-même, trouve son salut dans sa bonne volonté, dans son
zèle, dans le changement de son coeur. Le royaume des cieux est à vous, dit le
Seigneur. (Luc. XVII, 21.)
Le roi craint la mort, le religieux la
voit venir sans peur. Le mépris qu'il a pour les richesses, les voluptés, les délices,
toutes choses qui attachent à la vie le commun des hommes, lui rend son départ de ce
monde facile à effectuer. S'il arrive que l'un et l'autre périssent par le glaive, le
moine donne sa vie pour la religion, il achète par sa mort une vie immortelle dans le
ciel; le roi est égorgé par quelque ambitieux prétendant, avide de régner à sa place,
et n'offre après sa mort qu'un spectacle de compassion et d'effroi. Au contraire, quel
spectacle agréable et salutaire que de voir un homme immolé pour sa foi. Le solitaire ne
craint point ceux qui l'entourent, nul ne prétend à sa couronne que ses émules et ses
disciples, et ils ne demandent qu'à la partager avec lui. Le monarque est sans cesse en
alarme, il n'y a pas de prières qu'il n'adresse à Dieu pour obtenir que personne ne se
présente pour le détrôner. La crainte d'offenser Dieu retient encore le bras de ceux
qui pourraient tuer le religieux; l'ambition de régner suscite au roi des milliers
d'assassins; voyez comme il s'entoure de soldats armés, tandis que sans rien craindre
pour lui-même, le solitaire forme de ses prières comme un rempart aux cités; le roi
voit sans cesse un glaive qui menace sa tête, sa vie n'est qu'une crainte continuelle de
la mort : il porte au dedans de lui une cupidité qui fait son péril et son tourment;
l'espérance du salut remplit l'âme du religieux d'une sécurité, d'une joie
inaltérables. Voilà pour les différences relatives à la vie présente.
Voulez-vous jeter un regard sur la lutte
dernière, sur l'épreuve suprême? Nous verrons le sage s'élever triomphant et radieux
dans les nuées du ciel à la rencontre de Jésus-