ANALYSE
Saint Jean Chrysostome continue sa justification. Son refus ne vient pas de lorgueil, et ceux qui le disent, parlent contre eux-mêmes, car accuser les autres de mépriser le sacerdoce, cest montrer que len nen a pas soi-même mie assez haute idée. Son refus ne vient pas davantage de la vaine gloire. Lamour de la gloire leût bien plutôt porté à accepter. Il insiste par des raisons tirées de la nature du sacerdoce. Le sacerdoce est dune nature céleste. Quel appareil terrible entourait le prêtre de lancienne loi! Cependant le sacerdoce antique nétait que lombre de celui de la loi de grâce. Excellence de nos saints mystères vivement représentés. Le prêtre est plus puissant que les anges. De quels biens son pouvoir est la source? Les prêtres de lancienne Loi constataient seulement la guérison de la lèpre corporelle, ceux de la loi nouvelle guérissent la lèpre de lâme. Si nos parents nous donnent la vie du corps , les prêtres nous communiquent la vie de lâme; ils peuvent même nous la rendre quand nous lavons perdue. Baptême. Pénitence. Pan! lui-même tremblait, en considérant la grandeur de son ministère. Cest aussi ce qui a effrayé saint Jean Chrysostome. La claire vue de lexcellence du ministère sacerdotal deue part, et de lautre la conscience de sa faiblesse, voilà ce qui a motivé son refus. Autres motifs tirés des dangers et des difficultés que lon rencontre dans lexercice des fonctions sacerdotales. Ecueil de la vaine gloire avec tout son cortège de passions déréglées. Plus le sacerdoce est excellent, plus labus quon en fait est détestable. On peut désirer le sacerdoce, mais non lélévation et la puissance attachées au sacerdoce. Un prêtre doit être maître de lui-même; funestes effets de la colère. Les fautes des prêtres sont aussitôt rendues publiques scandale qui en résulte. Mauvaises élections fortement décrites. Direction des veuves, conduite des vierges, juridiction ecclésiastique, difficultés qui y sont attachées. Lexcommunication, prudence quelle demande.
1. Voilà pour la prétendue injure faite à ceux qui mont honoré de leurs suffrages, voilà ce quon peut dire, pour montrer que je nai voulu blesser personne, lorsque jai refusé la dignité sacerdotale. Je nai pas davantage été égaré par les fumées de lorgueil: jessaierai, selon mon pouvoir, de le démontrer jusquà lévidence.
Si lon mavait offert le commandement dune armée ou le gouvernement dun empire, et que je neusse pas moins refusé, laccusation aurait quelque vraisemblance; ou plutôt il nest personne qui neût regardé ce refus comme un trait de folie. Mais quand il sagit du Sacerdoce, dignité qui sélève autant au-dessus de la royauté que lâme au-dessus du corps, qui osera maccuser dorgueil? Quelquun dédaigne un emploi de peu dimportance, et on dit quil est un insensé; un autre refuse des fonctions dun ordre incomparablement plus relevé, et on lui fait grâce de ne pas laccuser de démence, pour le charger dune inculpation dorgueil : nest-ce pas absurde? Autant vaudrait accuser non point dun excès de fierté, mais daliénation mentale, un homme qui naccepterait pas un troupeau de boeufs, qui ne voudrait pas être bouvier, et en même temps déclarer non pas fou, mais seulement orgueilleux celui qui refuserait lempire du monde et le commandement des armées de tous les pays. de la terre.
Non, un tel raisonnement nest pas soutenable; et de pareilles calomnies discréditent plus leurs auteurs que moi. La seule pensée quil puisse y avoir au monde des hommes qui méprisent le sacerdoce trahit, chez ceux qui osent lexprimer, lidée peu convenable quils en ont eux-mêmes. Certes, sils ne regardaient pas le saint ministère comme une chose commune et de peu de prix, un tel soupçon leur serait-il venu dans lesprit? Pourquoi jamais
personne nosa-t-il soupçonner rien de semblable à légard de la dignité des anges, et dire:
voici une âme humaine qui a refusé par orgueil de monter au rang de la nature angélique? Cest que nous nous formons, de ces puissances célestes, une grande idée qui ne(581) nous permet pas de penser quun homme puisse aspirer à quelque chose de plus relevé que leur état. En sorte quon pourrait, à meilleur droit, accuser dorgueil ceux qui madressent ce reproche. Jamais, en effet, ils nauraient fait une telle supposition sur le compte du prochain, si, les premiers, ils navaient pas méprisé le sacerdoce comme une chose de nulle importance. Diront-ils que le désir de la gloire ma fait agir? Je les convaincrai quils se réfutent eux-mêmes et quils se combattent ouvertement. Je ne vois pas en vérité ce quils pourraient imaginer de mieux, sils voulaient me défendre contre laccusation de vaine gloire.
2. Car si je métais laissé prendre à cet amour de la gloire, je devais accepter plutôt que refuser: pourquoi? Parce que, en acceptant, je me serais acquis beaucoup de gloire. Comment! un homme aussi jeune, un homme qui est à peine sorti des embarras du siècle et qui-tout à coup entraîne ladmiration du monde, jusquà être préféré à ceux qui ont vieilli dans le service de lEglise, jusquà lemporter sur eux tous par le nombre des suffrages obtenus; quoi de plus propre à faire concevoir de moi une grande et magnifique opinion, à me poser devant tous les yeux comme un vénérable et un illustre personnage? Aujourdhui, au contraire, excepté un bien petit nombre, toute lEglise ignore à peu près jusquà mon nom. En sorte que mon refus ne sera connu que dun très-petit nombre, lesquels encore ne sauront pas là-dessus lexacte vérité. Vraisemblablement plusieurs penseront, ou bien que je nai pas été élu du tout, ou bien que jai été repoussé après lélection pour avoir été reconnu indigne, et non pour avoir volontairement refusé.
3. BASILE. Mais aussi ceux qui sauront la vérité tadmireront.
CHRYSOSTOME. Mais ne mas-tu pas dit quils maccusaient de vanité et dorgueil? De qui donc puis-je espérer lapprobation? De la multitude? Elle ignore ce qui sest passé. De quelques individus mieux informés? Mais de ce côté-là les choses ont tourné tout autrement; car le seul motif qui tamène ici maintenant, cest dapprendre ce quil faut leur répondre. Du reste, à quoi bon insister là-dessus avec tant de soin, puisque, quand même tout le monde serait instruit de la vérité, on ne devrait pour cela maccuser ni dorgueil ni de vanité; un peu de patience, et je te ferai voir cela clairement. En outre tu comprendras que, non-seulement ceux qui ont du sacerdoce une idée si téméraire (sil y en a, ce que je ne crois pas pour ma part), mais encore ceux qui attribuent gratuitement cette témérité aux autres, sexposent à un danger terrible.
4. Le Sacerdoce sexerce sur la terre, mais il a son rang dans lordre des choses célestes:
et cest à bon droit. Car ce nest pas un homme, ni un ange, ni un archange, ni aucune autre puissance créée, mais le divin Paraclet lui-même qui lui a marqué ce rang: cest lui qui donne à des hommes la sublime confiance dexercer, quoique revêtus de chair, le ministère des purs esprits. Il faut donc que le prêtre soit pur, comme sil était dans le ciel parmi les esprits bienheureux. Quel majestueux appareil même avant la loi de grâce! Comme tout inspirait une sainte terreur! Les sonnettes, les grenades, les pierres précieuses qui brillaient sur la poitrine et sur léphod du Grand-Prêtre; le diadème, la tiare, la robe traînante, la lame dor, le saint des saints, et son impénétrable solitude! Mais si lon considère les mystères de la loi de grâce, que lon trouvera vaine la pompe extérieure de lancienne loi, que lon comprendra bien, dans ce cas particulier, la vérité de ce qui a été dit de toute cette loi en général : que ce quil a eu déclatant dans le premier ministère nest même pas gloire, comparé à la gloire suréminente du second. (II Cor. III, 10). Quand tu vois le Seigneur immolé et étendu sur lautel, le prêtre qui se penche sur la victime et qui prie, et tous les fidèles empourprés de ce sang précieux, crois-tu encore être parmi l,es hommes, et même sur la terre? Nes-tu pas plutôt transporté dans les cieux, et, toute pensée charnelle bannie, comme j si tu étais un pur esprit, dépouillé de la chair, ne contemples-tu pas les merveilles dun monde supérieur? O prodige! ô bonté de Dieu! Celui qui est assis là-haut, à la droite du Père, en ce moment même se laisse prendre par les mains de tous, il se donne à qui veut le recevoir et le presser sur son coeur; voilà ce qui se passe aux regards de la foi. Ces choses le paraissent-elles mériter le mépris? Sont-elles de nature à ce que lon puisse les regarder comme au-dessous de soi?
Veux-tu juger de lexcellence de nos saints mystères par un autre prodige. Représente-toi Elie, une foule immense debout autour de lui, et la victime étendue sur les pierres; tous les assistants dans lattente et dans le plus profond (582) silence, le prophète seul priant à haute voix; puis tout à coup la flamme se précipitant du ciel sur lholocauste.
Tout cela est merveilleux, et bien propre à pénétrer lâme de frayeur. Mais de ce spectacle passe à la célébration de nos mystères, tu y verras des choses qui excitent, qui surpassent toute admiration. Le prêtre est debout, il fait descendre non le feu, mais lEsprit-Saint sa prière est longue : elle sélève non pour quune flamme vienne den haut dévorer les offrandes qui sont préparées, mais pour que la grâce, descendant sur lhostie, embrase par elle toutes les âmes, et les rende plus brillantes que largent épuré par le feu. Ne faudrait-il pas être privé de raison et de sens pour mépriser un mystère si redoutable? Ignores-tu que jamais une âme humaine ne supporterait le feu de ce sacrifice, mais que nous serions tous promptement anéantis sans un secours puissant de la grâce de Dieu.
5. Si lon vient à réfléchir que cest un mortel, enveloppé dans les liens de la chair et du sang, qui peut ainsi se rapprocher de cette nature bienheureuse et immortelle, on demeurera étonné de la profondeur de ce mystère, en même temps que pénétré de la grandeur du pouvoir que la grâce de lEsprit-Saint a conféré aux prêtres. Cest par eux que saccomplissent ces merveilles, et bien dautres non moins importantes, pour notre salut comme pour notre gloire. Des créatures qui habitent sur la terre, qui ont leur existence attachée à la terre, sont appelées à ladministration des choses du ciel, à lexercice dun pouvoir que Dieu na donné ni aux anges ni aux archanges! Car ce nest pas à ceux-ci quil a été dit: Ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel; ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel. (Matth. XVIII, 18.) Les puissants de la terre ont, eux aussi, le pouvoir de lier, mais seulement les corps; le lien dont parle lévangile est un lien qui saisit lâme, et qui sétend jusquaux cieux tout ce que font ici-bas les prêtres, Dieu le ratifie là-haut; le Maître confirme la sentence de ses serviteurs.
Il leur a donné pour ainsi dire la toute-puissance dans le ciel. Il dit : Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis; ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus. (Jean XX, 23.) Est-il un pouvoir plus grand que celui-là? Le Père a donné au Fils tout jugement (Jean V, 22), et je vois le Fils remettre ce même pouvoir tout entier aux mains de ses prêtres. Ne dirait-on pas que Dieu les a dabord introduits dans le ciel, quil les a élevés au-dessus de la nature humaine et délivrés de la servitude de nos passions, pour les revêtir ensuite de cette autorité suprême? Si un roi admettait un de ses sujets à partager sa puissance, et lui accordait le privilège demprisonner ou délargir qui bon lui semblerait, un tel honneur attirerait à cet homme lenvie et la considération du monde; et celui qui .reçoit de Dieu une puissance aussi supérieure à celle-là que le ciel est supérieur à la terre, et lâme au corps, naura reçu, au jugement de certaines personnes, quune dignité médiocre, une dignité telle enfin quon pourra soupçonner quelquun den avoir méprisé lhonneur et le don! Quelle extravagance! Mépriser une fonction sans laquelle il ny a pas de salut pour nous, ni daccomplissement des promesses divines! Nul ne peut entrer dans le royaume de Dieu, sil ne renaît de leau et de lEsprit-Saint (Jean III, 5); qui ne mange pas la chair du Seigneur et ne boit pas son sang, est exclu de la vie éternelle. (Jean VI, 54.) Si donc ces bienfaits ne peuvent être conférés que par des mains sanctifiées, conséquemment par celles des prêtres, quel moyen y aurait-il, sans leur ministère, déviter le feu de lenfer, ou de parvenir aux couronnes qui nous sont réservées?
Lenfantement spirituel des âmes est leur privilège : eux seuls les font naître à la vie de la grâce par le baptême; par eux nous sommes ensevelis avec le Fils de Dieu, par eux nous devenons les membres de ce Chef divin. Aussi devons-nous non-seulement les respecter plus que les princes et les rois, mais encore les chérir plus que nos propres parents. Ceux-ci nous ont fait naître du sang et de la volonté de la chair; les prêtres nous font naître enfants de Dieu; nous leur devons notre heureuse régénération, la vraie liberté dont nous jouissons, notre adoption dans lordre de la grâce.
Les prêtres de lancienne loi avaient seuls le droit de guérir la lèpre, ou plutôt ils ne guérissaient pas, ils jugeaient seulement si lon était guéri : et tu sais avec quelle ardeur on briguait la dignité sacerdotale chez les Juifs. (Lévit. XIV.) Pour nos prêtres, ce nest pas la lèpre du corps, mais la lèpre de lâme, dont ils ont reçu le pouvoir, lion de vérifier, mais dopérer lentière guérison. Ceux qui les méprisent sont donc plus sacrilèges que Dathan et ses (583) compagnons, et dignes dun plus sévère châtiment. (Nomb. XVI.) Ceux-ci, en prétendant à une dignité qui ne leur appartenait pas, témoignaient du moins lestime particulière quils en faisaient, par lambition même qui les portait à la vouloir usurper. Mais aujourdhui que le sacerdoce est en possession dune autorité et dune excellence bien plus relevées quautrefois, le mépriser deviendrait un crime encore plus odieux que celui dy prétendre par des vues ambitieuses. Il ny a aucune parité, sous le rapport de loutrage, entre prétendre à une dignité à laquelle on na pas de droit, et mépriser les grands biens que le Sacerdoce résume en soi autant il y a loin de ladmiration au dédain, autant le second crime est plus grief que le premier. Quelle âme serait assez misérable pour mépriser de si augustes prérogatives? Aucune, à moins quelle ne fût au pouvoir et sous laiguillon de Satan.
Mais je reprends mon sujet où je lai laissé.
Quil sagisse de punitions à infliger, quil sagisse de grâces à distribuer, les prêtres ont reçu de Dieu un plus grand pouvoir que nos parents dans lordre de la nature. Entre les uns et les autres la différence est aussi grande quentre la vie présente et la vie future. Nos parents nous engendrent à la première, les prêtres à la seconde. Ceux-là ne sauraient préserver de la mort corporelle, ni éloigner la maladie qui survient; ceux-ci guérissent souvent lâme malade et qui va périr; tantôt ils adoucissent la peine due au péché, tantôt ils préviennent même la chute, par linstruction et lexhortation comme par le secours de leurs prières. Ils ont le pouvoir de remettre les péchés lorsquils nous régénèrent par le baptême, et ils lont encore après. Quelquun, dit lapôtre saint Jacques, est-il malade parmi vous, quil appelle les prêtres de lEglise; quils prient sur lui, en loignant dhuile au nom du Seigneur: et la prière de la foi sauvera le malade, et Dieu le soulagera; et sil a commis des péchés, ils lui seront remis. (Jacq. V, 14, 15.) Enfin les parents selon la nature ne peuvent rien pour leurs enfants, lorsquil arrive à ceux-ci doffenser quelque prince, quelque puissant de ce monde. Les prêtres les réconcilient, non avec les princes et les rois, mais avec Dieu souvent irrité contre eux.
Après cela viendra-t-on encore nous accuser dorgueil? Il me semble que les raisons que je viens dexposer, si elles frappaient les oreilles dun auditoire, seraient de nature à impressionner assez fortement les âmes, pour que laccusation dorgueil et daudace fût lancée non plus contre ceux qui fuient le sacerdoce, mais contre ceux qui sy ingèrent deux-mêmes, et qui le recherchent par une téméraire confiance. Si ceux à qui lon confie ladministration dune ville la ruinent et se perdent eux-mêmes, quand ils ny apportent pas une sagesse et une surveillance continues; de quelle vertu, tant naturelle que divine, ne doit pas être doué, pour ne point faillir, celui à qui échoit la mission dorner lEpouse du Christ!
7. Jamais personne naima plus Jésus-Christ que saint Paul. Jamais personne ne témoigna pour lui un zèle plus ardent, et nen reçut plus de grâces: et néanmoins, avec tous ces avantages on le voit sépouvanter, de la grandeur de son ministère et trembler pour les fidèles dont il est chargé. Je crains, dit-il, que comme Eve fut séduite par les artifices du serpent, vous ne vous laissiez corrompre et ne dégénériez de la simplicité chrétienne. (II. Cor. XI, 3.) Et ailleurs : Jai été parmi vous dans la crainte et dans langoisse. (I. Cor. II, 3.) Ainsi parle un homme qui fut ravi jusquau troisième ciel, que Dieu lui-même daigna initier à la connaissance de ses mystères, un apôtre qui a souffert autant de morts quil a passé de jours sur la terre après sa conversion, qui sabstenait duser de tout le pouvoir que Jésus-Christ lui avait donné, de peur de scandaliser le moindre de ses frères. Si cet homme, qui ne se contentait pas dobserver simplement les préceptes de Dieu, mais qui allait au delà, qui ne rechercha jamais son intérêt propre, mais toujours celui des fidèles quil gouvernait, se sent pénétré dune frayeur continuelle à la pensée du ministère dont il est chargé, que ferons-nous, nous qui sommes accoutumés à tout rapporter à nous seuls, nous qui non-seulement nallons pas au delà des préceptes de Jésus-Christ dans la pratique du bien, mais qui trop souvent restons bien loin en deçà de la limite rigoureuse du devoir.
Qui est-ce qui souffre sans que je souffre avec lui? Qui est scandalisé sans que je brûle? (II Cor. XI, 29.)
Tel doit être le prêtre, ou plutôt cela ne suffit pas encore : cest peu de chose, ce nest rien en comparaison de ce que je vais dire.
Ecoutez: Je souhaitais que Jésus-Christ me rendît moi-même anathème pour mes frères, (584) qui sont de la même race que moi selon la chair. (Rom. IX, 3.) Tout homme qui pourra proférer cette parole, dont lâme sera assez sublime pour sélever à la hauteur dun tel souhait, celui-là méritera quon le blâme sil fuit lépiscopat. Mais quiconque sera aussi éloigné de cette vertu que je le suis se rendra odieux, non sil refuse, mais sil accepte.
Sil sagissait dune élection à un commandement militaire, et que ceux qui sont les maîtres de choisir allassent prendre un forgeron, un cordonnier, ou quelque autre artisan pour lui confier ce grade, assurément ce misérable ne mériterait point déloges sil ne refusait pas, sil ne faisait pas tout ce qui dépendrait de lui pour ne pas se lancer dans ce périlleux honneur. Oh! si pour être évêque il suffit den avoir le nom, den faire la fonction dune manière telle quelle, sans quil y ait aucun risque à courir, maccuse qui voudra de vaine gloire. Mais sil faut pour accepter cette charge, une prudence consommée, et, avant la prudence, une grâce spéciale de Dieu, une droiture de moeurs, une pureté de vie irrépréhensible, une vertu supérieure aux seules forces humaines, je te prie de me pardonner la résolution que jai prise de ne pas mexposer indiscrètement à une perte inévitable.
Si quelquun, me montrant un grand navire, rempli dun nombreux équipage, chargé de marchandises précieuses, me plaçait au gouvernail et me proposait de traverser la mer Egée ou la mer Tyrrhénienne, je reculerais certainement deffroi au premier mot. Et si lon me demandait pourquoi: je répondrais que jai peur de perdre le navire. Quoi donc! dans une circonstance où il ne sagit que de richesses périssables, dune vie qui doit bientôt finir, personne ne se plaint que lon montre trop de prudence et de défiance de soi-même; et dans lappréhension dun naufrage qui intéresse lâme comme le corps, et qui menace, non pas des abîmes de la mer, mais dun gouffre de flammes éternelles, je serai en butte à la colère, à la haine, parce que je ne me suis point jeté étourdiment dans cet effroyable malheur! Quil nen soit pas ainsi, je vous en prie, je vous en conjure.
8. Je connais mon âme, sa faiblesse, sa petitesse. Je connais la grandeur du saint ministère et ses immenses difficultés. Lâme du prêtre est battue par bien plus de tempêtes que les vents nen soulèvent sur les mers.
9. De tous les écueils contre lesquels il peut se briser, le plus terrible est celui de la vaine gloire, écueil bien autrement dangereux que celui des Sirènes, tant célébré par les poètes dans leurs fictions. Pour celui-ci, plusieurs ont pu le passer sans malheur; mais celui-là est pour moi si dangereux, quaujourdhui même, que nulle violence ne me pousse dans ce gouffre, jai toutes les peines du monde à mempêcher dy tomber. Me mettre sur les bras le fardeau de lépiscopat, ce serait en quelque sorte me lier les mains derrière le dos, et me livrer, pour leur servir de pâture, aux bêtes féroces dont cet écueil est le repaire: je veux dire lemportement, labattement, lenvie, les disputes, les calomnies, les accusations, le mensonge, lhypocrisie, les embûches, les aversions sans sujet, les secrètes joies causées par les chutes et les hontes de nos collègues, le chagrin que nous ressentons des succès des autres, lamour désordonné des louanges, la soif des honneurs (lune des passions qui corrompt le plus lâme humaine); la prédication évangélique devenue un moyen de plaire; les serviles adulations, les lâches complaisances, les superbes dédains vis-à-vis des pauvres, les bassesses officieuses envers les riches; les marques dhonneur prodiguées sans raison et non sans dommage; les grâces également pernicieuses et à ceux qui les accordent, et à ceux qui les reçoivent; les craintes serviles, dignes tout au plus des derniers des misérables; labsence de la liberté sacerdotale; les dehors affectés de la modestie, mais le fond nulle part; nul courage pour reprendre et réprimander, ou plutôt labus de ce droit vis-à-vis des petits, et quand il sagit des grands, une lâcheté qui nose même ouvrir la bouche.
Tels sont les monstres, et je ne les ai pas tous nommés, tels sont les monstres que nourrit cet écueil; une fois pris par eux, il faut les suivre où ils entraînent, et lon descend si bas dans la servitude que, pour plaire à des femmes, on fait des choses quil ne convient pas même de dire. Vainement la loi de Dieu a exclu les femmes du saint ministère (I Cor. XIV, 34), elles veulent forcer les portes du sanctuaire et comme elles ne peuvent rien par elles-mêmes, elles font tout par la main de leurs agents elles ont usurpé une telle autorité, quelles élèvent à lépiscopat et en font descendre qui elles veulent enfin elles mettent les choses sens dessus dessous, et nous font voir lapplication du (585) proverbe : les sujets gouvernent les chefs. Et plût à Dieu que ces sujets qui gouvernent fussent des hommes! mais des femmes qui nont pas même le droit denseigner; que dis-je? enseigner; à qui le bienheureux Paul interdit la parole dans lEglise! Cependant, à ce que jai entendu dire, on leur a laissé prendre une si grande liberté, que lon en a vu gourmander impérieusement des évêques, et leur parler avec plus de hauteur que des maîtres à leurs esclaves.
10. Quon naille cependant pas croire que je fasse peser ces accusations sur tous les ministres de lEglise. Il y en a qui ont échappé à cette espèce de filet, ils sont même plus nombreux que ceux qui sy sont laissé prendre. A Dieu ne plaise que jaie la coupable imprudence daccuser le sacerdoce de ces vices qui nappartiennent quà lhomme! Le fer nest pas coupable des meurtres, ni le vin de livrognerie, ni la force de la violence, ni le courage de laveugle témérité; les coupables sont ceux qui font un mauvais usage des dons de Dieu, voilà ceux que les gens sensés accusent et punissent. Cest le Sacerdoce qui aura le droit de nous accuser, si nous en exerçons mal les fonctions. Bien loin quil soit la cause des maux que jai signalés, cest nous qui le déshonorons, autant quil est en nous, de ces souillures, lorsque nous le livrons aux premiers venus, à des hommes, qui, sans avoir auparavant consulté leurs forces, ni fait attention au poids du fardeau, sen emparent avidement comme dune proie qui leur est offerte; mais quand ils se mettent à loeuvre, alors égarés par leur impéritie, ils affligent de maux sans nombre les peuples quils sont chargés de conduire.
Voilà le malheur qui allait marriver, si Dieu, par pitié pour son Eglise et pour mon âme, ne meût promptement arraché à ces dangers.
Doù naissent, penses-tu, ces troubles qui désolent nos Eglises? Pour mon compte, je ne puis leur assigner dautre cause que le défaut de prudence et de circonspection dans le choix et lélection des ministres. Il faut que la tête soit très-forte pour dominer et pour dissiper les vapeurs pernicieuses que les parties inférieures du corps envoient jusquà elle. Sil arrive quelle soit faible, alors, étant impuissante à repousser ces malignes influences, elle devient encore plus faible quelle nétait naturellement, et elle entraîne tout le reste dans sa ruine. Dieu a voulu prévenir ce malheur, et cest pourquoi dans ce corps mystique de lEglise, il ma retenu dans un rang analogue à celui quoccupent les pieds dans le corps humain: ma place naturelle.
Indépendamment des qualités que jai indiquées, il en est dautres, mon ami, non moins nécessaires pour être un bon évêque, et dont je suis totalement dépourvu ; la première de toutes, cest que le désir de le devenir nait jamais terni la pure simplicité du coeur. A peine celui qui brûle de posséder cette dignité en jouira-t-il, quune flamme dambition encore plus grande sallumera dans son coeur pour la conserver; ambition dont la violence le poussera malgré lui à toute sorte dindignités, aux flatteries, aux bassesses, et sil le faut aux sacrifices dargent. Quant aux meurtres dont quelques-uns ont rempli les églises, aux villes quils ont renversées de fond en comble en combattant pour la conquête ou la conservation de cette dignité, je ne veux pas en parler, de peur de paraître dire des choses incroyables. On devrait avoir pour le sacerdoce un respect qui ferait craindre den recevoir la charge; un respect qui porterait ceux qui en sont revêtus à se démettre eux-mêmes de leurs fonctions, quand ils ont commis quelque faute grave, plutôt que dattendre le jugement des autres et la déposition. Ce serait le moyen dattirer sur soi la miséricorde divine. Autrement, sobstiner à garder une place dont on nest pas digne, cest. aussi se rendre indigne du pardon, cest attiser de plus en plus le feu de la colère de Dieu, parce quà un premier péché lon en ajoute un plus grave.
11. Mais où sont les hommes capables dune aussi généreuse résolution? Cest quelque chose de terrible en vérité que la soif des dignités. Et lorsque je parle ainsi, loin de contredire le bienheureux Paul, je suis parfaitement daccord avec lui. Voici en effet ce quil dit: Celui qui désire lépiscopat, désire une bonne oeuvre. (I Tim. III, 1.) Ce que je condamne, ce nest pas loeuvre elle-même, cest le désir de la domination et de la puissance. Il faut étouffer jusquà la dernière étincelle de ce désir, pour soustraire la dignité épiscopale à son empire, et pour assurer ce libre exercice de ses fonctions. Quand on na pas désiré de monter à lépiscopat, on ne craint pas den descendre; exempt de cette crainte, on agira en tout avec la liberté qui convient à des chrétiens. La peur dêtre précipité de ce haut rang courbe lâme sous le joug de la plus humiliante servitude, servitude remplie de maux, et qui force de (586) manquer à la fois à ce quon doit à Dieu, à ce quon doit aux hommes. Rien de si funeste quune pareille disposition. Les braves soldats sont ceux qui combattent avec ardeur et meurent avec courage. Tel est lesprit qui doit animer un évêque:
il faut quil soit prêt à quitter comme à exercer sa charge, ainsi quil convient à un chrétien, assuré que den sortir ainsi ce nest pas ce qui procure la moins belle des couronnes. Quand on sest exposé à tomber de la sorte pour navoir point consenti à rien qui fût contraire à lhonneur de lépiscopat, on se prépare à soi-même une récompense plus glorieuse, et un plus rigoureux châtiment aux auteurs dune disgrâce non méritée.
Vous serez heureux, dit Notre-Seigneur, lorsque les hommes vous outrageront et vous persécuteront, et quils diront faussement toute sorte de mal contre vous à cause de moi; réjouissez-vous et tressaillez de joie, parce quune grande récompense vous est réservée dans les cieux. (Math. V, 11, 12.) Voilà pour les cas où des collègues cassent et déposent quelquun par jalousie, par une lâche complaisance pour des étrangers, par inimitié ou par quelque autre motif injuste : mais, souffrir la même persécution de la part dennemis déclarés est quelque chose de plus méritoire encore, et la malice des persécuteurs procure alors des avantages quil est inutile de décrire.
Il faut donc visiter tous les replis de notre coeur, et rechercher soigneusement si quelque étincelle, mal éteinte, de ce désir, ny couverait pas à notre insu. Ce nest pas tout davoir été exempt de cette passion dès le commencement, il faut encore sestimer heureux de pouvoir la tenir en bride au sein du pouvoir et de lélévation. Quant à celui qui, avant dêtre parvenu aux honneurs, en nourrit en lui-même linsatiable et pernicieux désir, on ne saurait dire dans quelle ardente fournaise il se jette en y arrivant. Pour moi, jen fais laveu, et ne crois pas que je veuille mentir par modestie, je sens que cette passion est grande en moi; et cest une des raisons qui aient le plus fortement déterminé la résolution que jai prise de fuir. Ceux que lamour charnel a blessés de ses traits, ne souffrent jamais une plus rude épreuve que lorsquils se trouvent près de lobjet de leur passion; séloignent-ils, le mal cesse; jen dirai autant des coeurs ambitieux qui convoitent la dignité sacerdotale. La fièvre qui les dévore redouble avec leurs espérances; ils ne sen délivrent quen renonçant à lespoir dy parvenir.
12. Ce motif nest pas sans valeur, et il aurait été seul quil eût suffi pour méloigner du sacerdoce. Mais à celui-là sen ajoute un autre qui nest pas moins puissant: quel est-il? Il faut quun prêtre soit sobre, clairvoyant; quil ait des yeux pour tout observer, car il ne vit pas pour lui tout seul, mais pour tout un peuple. (1 Timot. III, 2.) Et moi, je suis paresseux, je suis sans énergie, et cest à grandpeine que je suffis à mon salut propre; tu en conviendras toi-même, dont lamitié est cependant si attentive à dissimuler mes défauts. Jeûner, veiller, coucher sur la terre nue, et les autres macérations corporelles, il ne faut pas men parler; tu sais combien je suis éloigné de cette perfection; et, quand je la possèderais, de quoi me servirait-elle dans lexercice du ministère épiscopal avec cette mollesse et cette indolence qui me sont naturelles? Ces exercices, il est vrai, profitent beaucoup au solitaire enfermé dans sa cellule et qui na pas dautre affaire que son salut personnel. Mais lhomme qui se doit à un k peuple entier, qui concentre en lui-même les intérêts particuliers de tous ses administrés, je ne vois pas quel fruit il en pourrait tirer, à moins dy joindre une force dâme que rien nébranle.
13. Ne sois pas surpris que, pour juger de lénergie dune âme, je demande dautres preuves que laustérité de la vie. En effet, nous voyons des gens pour qui ce nest pas même une affaire de ne tenir aucun compte du boire et du manger, ou de la mollesse de la couche; il y en a qui sont naturellement rudes; pour dautres, cest affaire déducation, de tempérament même et dhabitude, toutes choses qui peuvent rendre aisé ce qui nous paraît pénible. Mais loutrage, mais les injustices, mais un mot offensant, mais un trait mordant lancé avec ou sans réflexion par un inférieur, mais les plaintes portées contre nous au hasard et sans fondement par des supérieurs ou des subordonnés: voilà ce que bien peu savent supporter avec fermeté; vous en citerez un ou deux peut-être. Tel endurera courageusement la faim et la soif qui, mis aux prises avec ces autres épreuves, y perdra la raison, sera comme pris de vertige et deviendra plus furieux quune bête féroce. Voilà surtout celui que nous éloignerons du sanctuaire. Quun évêque ne sexténue point par les jeûnes, quil naille point (587) nu-pieds, quest-ce que cela fait au bien général du troupeau? Mais un caractère violent, cest tout ce quil y a de plus fécond en malheurs et pour soi-même et pour les autres.
Nulle menace nest sortie de la bouche de Dieu contre ceux qui ne se macèrent pas; pour ceux qui se mettent en colère, cest de lenfer et du feu de lenfer quil les menace. (Matth. V, 22.) Lorsque lhomme, épris de la vaine gloire, acquiert un grand pouvoir, cest un nouvel aliment quil offre au feu qui le brûle; il en est de même de celui qui, dans son particulier et dans les petites réunions, ne peut maîtriser sa colère, et semporte pour un rien. Quon le incIte à la tête dun gouvernement considérable, et lon va voir un animal féroce, rendu furieux par les milliers de piqûres quil reçoit de tous les côtés à la fois. Plus de repos pour lui, et pour son peuple des maux incalculables.
14. Rien ne trouble la clarté de lintelligence, rien noffusque la pénétration de lesprit, comme la colère, désordonnée, impétueuse. La colère, est-il dit, perd même les sages. (Proverb. XV, 4.) Cest comme un combat de nuit, au milieu duquel la vue obscurcie ne distingue plus les amis des ennemis, ni lhonnête homme de lhomme méprisable; la colère en use avec tout le monde de la même façon; peu lui importe le mal quelle se fait à elle-même: elle sy résout, elle sen fait une espèce de plaisir quil faut satisfaire à tout prix. Oui, cet embrasement du coeur nest pas sans un certain plaisir, il exerce même sur lâme une tyrannie plus impérieuse que tout autre plaisir, et cest pour bouleverser de fond en comble son état normal. La colère entraîne naturellement à sa suite lorgueil insolent, les inimitiés sans sujet, les haines aveugles, les offenses gratuites: elle dispose constamment aux provocations et aux outrages. Que ne fait-elle pas dire et faire à ceux quelle possède. Lâme étourdie de son tumulte, entraînée par sa violence, ne trouve plus un point dappui pour résister à 4e si violents assauts.
BASILE. Je tarrête, cest trop longtemps parler contre ta pensée. Qui ne sait que personne nest plus exempt que toi de cette maladie?
CHRYSOSTOME. Mais pourquoi, cher ami, mexposer à ce feu? pourquoi réveiller la bête féroce qui dort? Ne sais-tu pas que je dois ce calme non à ma vertu, mais à mon amour pour la solitude? Quand quelquun est enclin à la colère, il faut quil vive seul, ou dans la société dun ou deux amis; par ce moyen il évitera lincendie qui, au contraire, le dévorera sil tombe dans labîme des soucis dune grande charge. Et il ne se perdra pas seul; il en entraînera beaucoup dautres dans le précipice, en les rendant moins attentifs à garder la modération. Les peuples sont disposés naturellement à considérer la conduite de leurs chefs, comme un modèle sur lequel ils cherchent à se former. Comment réussir à calmer dans les autres les effervescences de lhumeur, quand on ne sait pas commander à la sienne? Quel homme du peuple consentira à corriger ses emportements, en voyant son évêque qui semporte? Sa dignité qui lexpose à tous les regards, ne permet pas quaucun de ses vices demeure caché: les plus petits sont bien vite publiés. Lathlète qui reste chez lui, qui ne lutte avec personne cache aisément sa faiblesse; mais quand il se dépouille de ses vêtements et descend dans larène, on voit promptement ce quil est. De même les hommes qui vivent dans la retraite et loin des affaires peuvent étendre sur leurs vices le voile de la solitu4e. Sont-ils introduits dans le monde? les voilà obligés de quitter le manteau qui les recouvrait, je veux dire la solitude, et de montrer leur âme à nu dans les agitations du siècle.
Autant les bons exemples servent à enflammer la sainte émulation de la vertu, autant les mauvais contribuent à répandre parmi les peuples le relâchement et la négligence dans lobservation du devoir. Il faut donc au prêtre une âme toute rayonnante de beauté dont la lumière éclaire et réjouisse les âmes de ceux qui ont les yeux tournés vers lui. Les fautes es hommes vulgaires restent ensevelies dans 1ombre et ne préjudicient quà ceux qui les commettent. Le scandale dun homme haut placé dans le monde et exposé à tous les regards est une sorte de fléau public, tant parce quil autorise la tiédeur de ceux qui seffrayent des rudes exercices de la vertu, que parce quil décourage ceux mêmes qui voudraient mener une vie meilleure. Ajoutez à cela que les fautes es particuliers, lors même quelles sont connues, nont pas une influence bien dangereuse sur les dispositions des autres; mais le prêtre, rien de ce quil fait ne reste caché, et chacune de ses actions, indifférente en soi, prend dans lopinion un caractère sérieux. On mesure les torts moins par la gravité du délit que par le rang de celui qui le commet. Que le prêtre (588) donc se revête pour ainsi dire dun zèle soutenu, dune continuelle vigilance sur lui-même, comme dune armure de diamant qui ne laisse aucun endroit faible et découvert, par où lon puisse lui porter le coup mortel. Tout ce qui lentoure ne demande quà le frapper et à labattre, non-seulement ses ennemis déclarés, mais encore ceux qui font semblant dêtre ses amis.
Il faut choisir, pour le sacerdoce, des âmes semblables aux corps des trois jeunes gens, que la grâce divine rendit invulnérables au milieu de la fournaise de Babylone. Le feu dont ils sont menacés ne salimente pas de sarment, de poix, ni détoupes, mais de matières plus dangereuses; cest un feu qui ne se voit pas, cest le feu de lenvie qui enveloppe le prêtre de ses flammes dévorantes, flammes qui se dressent, sétendent, se jettent sur sa vie, et la pénètrent tout entière avec une activité que neut jamais le feu matériel contre les corps des trois jeunes gens. Dès que lenvie trouve un brin de matière combustible, sa flamme sy attache aussitôt, et consume cette partie défectueuse; quant au reste de lédifice, fût-il plus éclatant que les rayons du soleil, elle lendommage encore par sa fumée et le noircit complètement. Tant que la vie dun prêtre est dans un parfait accord avec la règle de ses devoirs, il na rien à craindre des piéges de ses ennemis. Quune seule irrégularité, si petite quelle soit, échappe à son attention (et cependant quoi de plus pardonnable, puisquil est homme, et quil traverse cette mer semée décueils qui sappelle la vie); voilà que toutes ses vertus ne lui servent plus de rien contre les langues de ses accusateurs; un rien ternit toute sa vie. Tout le monde juge le prêtre, et on le juge comme sil nétait plus dans sa chair, comme sil nétait pas pétri du limon commun, comme sil était un ange affranchi de toutes les faiblesses de lhomme.
Tant quun tyran est fort, on le craint, on le flatte, ne pouvant le renverser; ses affaires déclinent-elles, adieu les respects simulés; ceux qui la veille encore se disaient ses partisans, se déclarent tout à coup contre lui et lui font la guerre : ils recherchent les endroits vulnérables de sa puissance, en sapent les fondements, et enfin la détruisent. Cest aussi ce qui arrive à un évêque; à peine ceux qui lentouraient de leurs hommages et de leurs flatteries, lorsquils le croyaient solidement établi, lont-ils vu ébranlé, même légèrement, que saisissant loccasion, ils se mettent à travailler de concert et de toutes leurs forces à le faire tomber comme un tyran, comme quelque chose de pire. Le tyran craint ses gardes du corps; lévêque lui aussi est réduit à redouter ceux qui lapprochent de plus près. Ce sont eux qui convoitent sa place, eux qui connaissent le mieux sa vie et ses affaires. Témoins journaliers de ses actions, ils sont les premiers à saisir la moindre faute qui lui échappe, ils peuvent facilement accréditer même leurs calomnies, faire passer pour grave ce qui est léger, et perdre ainsi leur évêque qui succombe victime de leurs mensonges. Cest le renversement de la parole de lApôtre : Si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui; si un membre est glorifié, tous les membres sont dans la joie. (I Cor. XII, 28.) Contre de tels assauts il ny a de ressources que dans une piété à toute épreuve.
Voilà dans quelle guerre tu veux que je mengage. Voilà la mêlée terrible dans laquelle tu me crois capable de me défendre. Qui te la dit? Si cest Dieu, montre-moi ton oracle et je me soumets. Si tu nen as pas dautre que la vaine opinion des hommes, désabuse-toi. Dans une cause qui mest si fort personnelle, ne trouve pas mauvais que je défère à mon sentiment plutôt quà celui des autres; car, dit lApôtre, personne ne connaît mieux ce qui est dans lhomme que lesprit de lhomme. (I Cor. II, 11)
Je crois en avoir dit assez pour te persuader, au cas que tu en aies jamais douté, combien je me serais exposé au ridicule, moi et ceux qui mavaient élu, si, après avoir accepté lépiscopat, je métais vu ensuite forcé de reprendre mon premier état de vie.
Outre lenvie, il y a encore une autre passion plus violente, qui arme beaucoup dhommes contre un évêque, cest la convoitise quexcite cette dignité. Comme il y a des fils ambitieux quafflige la longue vie de leurs pères, il y a aussi des hommes à qui la durée dun long règne épiscopal cause une impatience extraordinaire, Nosant pas attenter aux jours du titulaire, ils travaillent à sa déposition avec dautant plus dardeur que chacun aspire à le remplacer, que chacun espère que le choix tombera sur lui.
15. Veux-tu que je te présente sous une autre face cette lutte si féconde en dangers de toute sorte? Transporte-toi à quelquune de ces (589) solennités publiques qui ont lieu pour les élections ecclésiastiques, observe : autant dindividus qui les composent, autant de langues acérées pour déchirer la réputation du prêtre. Les électeurs se partagent en factions diverses; nul accord dans le collège des prêtres ni entre eux ni avec leur chef: personne ne sentend; lun veut celui-ci , lautre celui-là. La cause de cette confusion, cest que personne ne considère la seule chose qui soit à considérer, les qualités intérieures. Dautres motifs décident de lélection. « Un tel est dune bonne naissance, je lui donne ma voix, » dit lun : «et moi, réplique un autre, je donne la mienne à un tel parce quil est riche, et quil peut se passer des revenus de lEglise» : on choisit celui-ci parce quil a passé dun camp dans un autre auquel on appartient soi-même; celui-là parce quon a avec lui des rapports de société ou de parenté; un autre parce quil a su capter notre bienveillance par des flatteries. Mais a-t-il les vertus et les talents nécessaires? cest ce dont personne ne sembarrasse.
Pour moi, je suis si loin de regarder ces titres de recommandation comme suffisants pour sassurer du mérite du candidat au Sacerdoce, quen lui supposant même de la piété, ce qui est pourtant un grand point, je ne me hasarderais pas à ladmettre aussitôt, sil ne présente encore les témoignages dune prudence consommée. Jai connu des hommes longtemps voués à la solitude et aux jeûnes; ils étaient agréables à Dieu aussi longtemps quils avaient le bonheur dêtre seuls et à eux-mêmes, et de navoir à se préoccuper que de leur salut personnel : ils faisaient tous les jours de grands progrès dans la sainteté; mais transportés sur le théâtre du monde et forcés de redresser les égarements des peuples, les uns dès le début ont fait voir quils étaient au-dessous dune si grande tâche, et ont dû y renoncer; les autres, obligés de rester, se sont écartés de la sainte austérité de leur première vie, et se sont perdus, sans aucun profit pour les autres.
Il peut même arriver quun homme aura blanchi dans les fonctions subalternes du ministère, sans que je le juge digne dêtre promu à un grade plus élevé, uniquement par respect pour sa vieillesse. Pourquoi lélèverait-on si lâge ne la pas rendu plus digne? Je ne dis point cela pour déconsidérer les cheveux blancs, ni pour exclure ceux que lon irait prendre dans la solitude: il nous en est venu plus dun qui ont honoré leur ministère dune manière éclatante; je veux montrer que, si une grande piété, un grand âge ne font pas que celui qui possède ces avantages soit digne de lépiscopat, à plus forte raison les motifs exprimés plus haut seront-ils insuffisants. Toutefois, on met encore en avant des considérations plus absurdes. Par exemple, il y en a quon admet dans les rangs du Sacerdoce pour les empêcher de se jeter dans un parti contraire; on en élit dautres pour leur malice même, de crainte quirrités dun refus ils ne fassent beaucoup de mal. Se peut-il quelque chose de plus inique? Quoi! des misérables, des hommes pleins de vices, les honorer quand on devrait les punir! leurs actions mériteraient de leur interdire le seuil de léglise, et ils en recevront la récompense en montant les degrés du sanctuaire! Et lions chercherons encore les causes de la colère de Dieu, nous qui livrons les choses les plus saintes et les mystères les plus redoutables en proie à des pervers ou à des incapables! Ainsi on confie lautorité à des mains tantôt impures qui en profanent la sainteté, tantôt débiles qui nen peuvent supporter le fardeau, et voilà pourquoi lEglise est plus agitée que lEuripe.
Autrefois je me suis moqué des princes séculiers, parce que, dans la distribution des honneurs ils regardaient moins aux mérites des personnes, quà la richesse, à lâge, au crédit. Mais je nai plus trouvé ce désordre si étrange, depuis que je lai vu étaler ses scandales parmi nous.
Métonnerai-je encore que des hommes entièrement livrés à des intérêts terrestres, sans autre mobile que leur passion de gloire ou dargent, commettent des fautes de ce genre; alors que ceux qui font, du moins à lextérieur, profession de renoncer à toutes les vanités de la terre, ne laissent pas dagir suivant les mêmes principes; traitent les intérêts du ciel comme sil sagissait dun quartier de terre ou de quelquautre chose de ce genre; prennent à laveugle des hommes que rien ne distingue de la foule, pour leur confier le gouvernement des âmes; des âmes pour qui le Fils unique de Dieu a bien voulu se dépouiller de sa gloire, se faire homme, prendre la forme desclave (Philipp. II, 7), exposer sa face aux crachats, aux soufflets, (Matth. XXVI, 67) et mourir enfin, dans sa chair, de la mort la plus ignominieuse?
On ne sarrête pas là, on court à des abus (590) plus criants. Non-seulement on admet des indignes, mais encore on expulse les bons. Comme sil fallait, à toute force, ébranler des deux côtés la sécurité de lEglise; comme si ce nétait pas assez du premier moyen pour allumer la colère de Dieu, et quil fallût y joindre le second, qui nest pas moins funeste. A mes yeux, cest un malheur égal et décarter les sujets utiles, et dadmettre les inutiles. Voilà ce qui se passe, et il sensuit que le troupeau de Jésus-Christ ne trouve de consolation nulle part, quil ne peut même pas respirer. Cela ne mérite-t-il pas toutes les foudres du ciel, tous les feux dun enfer plus rigoureux encore que celui dont nous sommes menacés? Et il souffre, il supporte ces grands maux celui qui ne veut pas la mort du pécheur, mais quil se convertisse et quil vive. (Ezech. XVIII, 23 et 33, II.) Qui nadmirerait tant de bonté? qui ne serait stupéfait à la vue de tant de miséricorde?
Les enfants du Christ ruinent lempire du Christ plus funestement que ses ennemis déclarés, et Lui, toujours bon, toujours miséricordieux, les appelle encore à la pénitence! Gloire à toi, Seigneur, gloire à toi! Quel abîme de bonté en toi, quel trésor de patience! Des hommes qui, à lombre de ton nom, dobscurs quils étaient sont devenus illustres, abusent des honneurs contre celui-là même à qui ils les doivent, osent ce quil nest pas permis doser, insultent aux choses saintes, repoussant ou chassant du sanctuaire les hommes vertueux, afin de laisser aux méchants la plus entière liberté de faire ce quils veulent.
Si tu veux connaître les causes de tant de maux, tu verras quelles sont les mêmes que les premières. Leur racine, leur mère, pour ainsi parler, est la même, cest lenvie : mais elles présentent une assez grande variété de formes. Lun est trop jeune, lautre ne sait pas flatter; celui-ci nest pas bien vu dun tel; tel personnage verrait avec peine élire celui-là, et repousser le candidat quil a présenté; un autre est bon et patient, un autre est terrible pour les pécheurs; pour, un autre ce sera quel-quautre prétexte aussi bien choisi. Car des prétextes, les gens dont je parle nen manquent pas, ils en trouvent tant quils veulent, Ils iront jusquà faire un crime dêtre riche, sils nont rien autre chose à objecter. Pas délévations trop subites, disent-ils encore, cette dignité demande quon ny arrive que lentement et pas à pas. Encore un coup, ils sont dune fécondité inépuisable pour trouver des motifs. Ici, je demanderai volontiers ce que doit faire un évêque contre qui soufflent tant de vents contraires. Comment tenir ferme contre tant de vagues? comment repousser tant dattaques? Sil veut déterminer son suffrage par les lumières de sa conscience et de la raison, voilà une nuée dennemis qui se déclarent, tant contre lui que contre ceux quil se propose délire; contradiction sans fin; nouvelles cabales tous les jours; sarcasmes amers tombant comme une grêle sur les candidats; et la bataille dure jusquà ce quon ait forcé ceux-ci à la retraite, pour appeler les sujets que lon favorise.
On dirait de lévêque comme dun pilote qui aurait reçu des pirates à bord de son navire, lesquels, durant toute la traversée, épieraient loccasion favorable pour le tuer, lui, les matelots et les passagers. Sil aime mieux plaire à ces hommes que de sauver son âme, et quil admette ceux quil faudrait repousser, cest Dieu lui-même, au lieu de ces hommes quil aura pour ennemi. Quelle situation plus embarrassante? Sa position, vis-à-vis des méchants, devient encore plus critique quauparavant, parce quils agissent ,densemble, et que ce concert augmente leurs forces. Lorsque des vents violents viennent à souffler dans des directions contraires et à se combattre, la mer, tranquille jusque-là, devient tout à coup furieuse, soulève ses flots et engloutit les navigateurs; ainsi lorsque lEglise a admis dans son sein des hommes pervers, son calme se change en une tempête qui la couvre de naufrages.
16. Considère ce quil faut être pour résister à daussi grands orages, et pour écarter habilement les obstacles qui sopposent au salut de tout un peuple. Il faut tout ensemble être grave et sans faste; se faire craindre et être bon; savoir commander et être affable; incorruptible et obligeant; humble sans bassesse; énergique et doux : cest avec toutes ces qualités réunies quil pourra soutenir la lutte; cest à ces conditions quil acquerra assez dautorité pour faire passer, malgré une opposition générale, un digne candidat, et comme aussi pour en écarter un indigne, en dépit de la faveur publique, quil dédaignera pour navoir égard quà une seule chose : lédification de lEglise; également inaccessible à la haine et à la faveur.
Eh bien! ai-je eu tort de refuser un honneur si périlleux! Cependant je nai pas tout dit, il (591) sen faut beaucoup. Né te lasse pas découter un ami, un frère qui tient à se justifier des torts dont tu laccuses. Outre lavantage de me disculper dans ton esprit, jaurai encore celui de têtre dé quelque utilité pour ton administration. Quand on est sur le point dentrer dans cette carrière, il est nécesSaire de sonder avant tout le terrain; cest une précaution quil faut prendre avant de sy engager pour tout de bon. Pourquoi cela? Parce quainsi on gagnera du moins de nêtre pas pris au dépourvu; viennent après cela les difficultés, elles trouveront un homme prêt à les bien combattre parce quil les connaît.
Te parlerai-je de la direction des veuves, de la sollicitude dont il faut entourer les vierges, des difficultés que présente la juridiction ecclésiastique? Les soins que réclamé chacune de ces branches de ladministration ecclésiastique sont grands, et les dangers que lévêque y rencontre, plus grands encore.
Commençons par ce qui paraît le plus facile, le soin des veuves. Il semble dabord que ce soit une chose fort simple, et que celui qui sen occupe a tout fait quand il a dépensé une certaine somme dargent en distributions de secours. (Tim. V, 16.) Il nen est rien cependant une grande circonspection est encore ici nécessaire, surtout quand il sagit de les inscrire an rôle de lEglise; les inscrire au hasard, et comme cela se trouve, produit les maux les plus graves. On a vu des veuves ruiner des maisons, troubler des ménages, se déshonorer par le vol, par la fréquentation des cabarets et par dautres honteux désordres. Nourrir de telles femmes avec les revenus de lEglise , cest attirer sur soi la vengeance de Dieu et le blâme sévère des hommes, cest refroidir la charité des bienfaiteurs. Qui pourrait souffrir que les charités quon lui demande et quil fait au nom de Jésus-Christ, passent aux mains de ceux qui déshonorent lé nom dé Jésus-Christ? Voilà des raisons qui rendent un sévère examen nécessaire ; il lest encore pour empêcher que dautres veuves, qui peuvent suffire à leurs besoins, ne se joignent à celles dont je viens de parler pour ravager la table des pauvres.
Ces précautions prises , un autre souri se présente, souci grave : il faut prendre des mesures pour que les choses nécessaires à leur entretien ne manquent point, mais coulent comme une source qui ne tarit jamais. Le malheur de la pauvreté involontaire, cest dêtre insatiable: elle se plaint sans cesse, elle est ingrate. On a besoin de beaucoup de prudence, de beaucoup de zèle, pour lui fermer la bouche, en lui ôtant tout prétexte de plainte. Cependant, quun homme se montre supérieur à lamour de largent, et la foule, aussitôt, le proclame capable de remplir cette charge; pour moi; je reconnais que le désintéressement est une qualité indispensable, sans laquelle on serait un dévastateur et non pas un administrateur, un loup plutôt quun berger; mais je ne pense pas quelle suffise toute seule: avec elle il y a une autre vertu que je veux trouver dans un candidat.
Cette vertu est, pour les hommes, la source des plus grands biens ; elle conduit lâme comme dans un port tranquille et à labri des orages : cest la patience. Or , la classe des veuves, forte de sa pauvreté, de son âge, de son sexe, use volontiers dune liberté de langue assez peu limitée, pour ne rien dire dé plus. Elles crient à contre-temps, elles accusent à tort et à travers, elles se plaignent quand elles devraient exprimer leur reconnaissance, elles blâment quand il conviendrait dapprouver. Il faut que lévêque ait le courage de tout supporter : leurs clameurs importunes, ni leurs plaintes indiscrètes, rien ne doit exciter sa colère. Leurs misères sont plus dignes de compassion que de reproche : insulter à leurs infortunes, ajouter aux amertumes de la pauvreté, celles de laffront serait de la dernière barbarie. Cest pourquoi le Sage, considérant dun côté lavariée et lorgueil naturels à lhomme, sachant dun autre côté combien la pauvreté est capable dabattre lâme la plus noble, et de conseiller une importunité effrontée, ne veut pas que celui qui est en butte à ces ennuyeuses sollicitations, sen mette en colère. En sirritant contre les pauvres à cause de lassiduité de leurs demandes, il sexposerait à devenir leur ennemi, au lieu dêtre leur consolateur comme il le doit. Le Sage lui recommande donc de se montrer affable et dun abord facile. Incline sans humeur ton oreille vers le pauvre, réponds-lui avec douceur des paroles de paix. (Eccli. IV, 8.)
Le même Sage, sans dire un mot de réprimande à limportun (qui aurait ce courage vis-à-vis dun suppliant prosterné?) continue de sadresser à celui qui est en état de secourir lindigence, et il lexhorte à relever le pauvre par un doux regard, par une bonne parole, avant de le faire par laumône. (592)
Or, si quelquun, sans voler le bien des veuves, semporte jusquà les maltraiter de paroles ou autrement, non-seulement il nallége point le fardeau de leur pauvreté, mais il laggrave. Leffronterie où les porte le besoin qui les presse, ne les empêche pas de ressentir linjure. La crainte de la faim les force à mendier, la mendicité produit leffronterie, et leffronterie à son tour attire les humiliations, cercle fatal qui tient lâme enfermée dans les ténèbres et dans le désespoir.
Il faut donc quun administrateur ait assez de patience pour ne pas accroître leur douleur par ses violences, pour calmer en grande partie leur affliction par des paroles de consolatiou. Le pauvre que lon insulte est peu touché de laumône quon lui donne, si abondante quelle soit; le secours en argent ne compense pas la blessure faite à lamour-propre. Au contraire celui qui entend une bonne parole, qui reçoit une consolation en même temps quune aumône, éprouve une joie, une satisfaction bien plus grande. La manière de donner a doublé le don. Ce que je dis là nest pas de moi, mais de celui qui nous exhortait tout à lheure:
Mon fils, dit-il, ne mêle point les reproches au bien que tu fais, naccompagne point les dons de paroles affligeantes: La rosée ne rafraîchit-elle point la trop grande chaleur? une douce parole vaut mieux que le don. Oui, une seule parole est meilleure que loffrande; et tous les deux se trouvent dans lhomme charitable. (Eccli. XVIII, 15, 17.)
Mais si celui qui prend la charge des veuves doit avoir de la douceur et de la patience, il faut de plus quil entende léconomie. Si cette qualité lui manque, le bien des pauvres nen souffrira pas moins. Jai ouï parler dun homme, qui, chargé de cette partie de ladministration, ne dispensa aux pauvres quune petite portion de largent assez considérable destiné aux aumônes. Il est vrai quil ne dépensa point le reste pour son propre usage, mais il le cacha soigneusement sous terre, où il le conservait. Une guerre survint, largent fut découvert et pris par lennemi, Il y a donc ici un juste milieu à garder, cest que lEglise ne soit ni riche ni pauvre. A mesure que tu reçois, distribue aux indigents. Si lEglise a des trésors, quils résident dans les coeurs des fidèles.
Au chapitre des veuves, ajoutons lhospitalité quil faut offrir aux étrangers, et les secours que lon doit aux malades; quelle dépense croistu quexigent ces détails, et quelle activité, quelle prudence sont nécessaires pour sen bien acquitter? La dépense nest pas moindre que celle dont nous venons de parler, souvent même elle est plus considérable. Quant au dispensateur, il faut quil ait le talent de se procurer des ressources; mais la discrétion et la prudence lui sont nécessaires pour engager les personnes en état de donner, à donner généreusement et volontiers; il doit pourvoir au soulagement des malades sans blesser lesprit des bienfaiteurs. Le soin des malades exige toute lactivité, toute la diligence possible; ils sont pour lordinaire fâcheux et sans énergie, et, à moins de précautions et de sollicitudes infinies, la plus légère négligence peut leur être extrêmement préjudiciable.
17. La direction des vierges est un emploi dautant plus délicat, quelles forment la partie la plus précieuse et vraiment royale du troupeau de Jésus-Christ. Aujourdhui une infinité de sujets remplis dune infinité de vices ont envahi scandaleusement le choeur des chastes épouses du Christ. Cest là pour lEglise un sujet dabondantes larmes. Comme il y a une grande différence entre la faute dune jeune personne de condition libre, et celle que commettrait son esclave; ainsi ne saurions-nous comparer les fautes des vierges avec celles des veuves. Celles-ci peuvent, sans beaucoup de conséquences, se livrer à la dissipation; tantôt se déchirer entre elles par des traits de médisance, tantôt se prodiguer les flatteries; affecter des manières hardies, se montrer partout, jusque dans la place publique. La vierge a de plus grands combats à soutenir; cest à la plus haute perfection quelle aspire; cest la vie des anges quelle a pour mission de montrer à la terre; elle se propose de faire, quoique revêtue dune chair mortelle, ce qui semble nappartenir quaux puissances immatérielles. Dès lors les fréquentes sorties, les visites oiseuses, les conversations sans but ni raison lui sont interdites elle doit ignorer même toute parole qui sentirait linjure ou la flatterie.
Les vierges ont besoin dune garde sûre, dune protection assidue; lEnnemi de la sainteté sattaque à elles de préférence; il les épie sans cesse, il leur tend des piéges, toujours prêt à les dévorer, si quelquune delles chancelle et tombe; les hommes aussi cherchent à les séduire ; avec ces ennemis conspire encore la fougue des sens : ainsi deux guerres (593) à soutenir à la fois, lune qui assaille au dehors, lautre qui jette le trouble au dedans.
Quel sujet dalarmes pour un directeur! quel danger! et surtout quelle douleur si, ce quà Dieu ne plaise! quelque désordre imprévu éclate parmi elles? Si une fille qui ne sort jamais de la maison paternelle est une cause dinsomnie pour son père; si le souci quelle lui donne écarte le sommeil de ses paupières, tant il craint quelle ne soit stérile, quelle ne dépasse lâge de se marier, quelle ne déplaise à son mari; sil en est ainsi du père selon la chair, que faut-il penser du père spirituel qui na, il est vrai, aucune de ces craintes, mais qui en éprouve dautres bien plus graves?
Il ne sagit point ici doffenser un mari, mais Jésus-Christ lui-même. Sil y a une stérilité à craindre, ce nest pas celle qui sarrête à la honte, cest celle qui va jusquà la perte de lâme; car il est dit : Tout arbre qui ne produit pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu. (Matth. III, 10.) La vierge répudiée par le céleste Epoux, nen est pas quitte pour recevoir lacte de répudiation et sen aller; elle expiera sa faute par un supplice éternel. Le père selon la chair a bien des secours qui lui rendent facile la garde de sa fille : la mère, la nourrice, le nombre de ses domestiques, la sûreté de la maison le secondent beaucoup pour la surveillance et la protection de la jeune vierge. Elle na pas la liberté de se montrer fréquemment au dehors; et quand elle sort, rien ne loblige â se faire voir, lobscurité du soir pouvant aussi bien que les murailles de sa chambre, cacher celle qui ne désire pas être vue.
En outre, elle est exempte de tout ce qui pourrait lobliger de paraître aux regards des hommes; ni le souci de se procurer les choses dont elle a besoin, ni les atteintes portées à ses intérêts, ni aucun motif semblable ne la met dans la nécessité de se rencontrer avec des étrangers; son père la décharge de tous ces soins et mie lui laisse que celui de conserver la décence virginale dans sa conduite et dans son langage.
Au contraire, le Père spirituel nest entouré que de circonstances qui rendent sa surveillance difficile, pour ne pas dire impossible. Il ne lui est pas permis davoir dans sa maison la jeune personne sur laquelle il doit veiller. Une telle cohabitation ne serait ni décente ni exempte de danger: ils pourraient se préserver eux-mêmes de tout mal, et conserver intacte leur chasteté; mais il resterait toujours le scandale causé aux âmes faibles, dont ils seraient obligés de rendre un compte non moins sévère que si des relations criminelles existaient entre eux. La cohabitation étant illicite, comment sy prendre pour connaître les mouvements qui sélèvent dans le coeur de la jeune personne, pour réprimer ceux qui sont déréglés, pour cultiver et développer ceux qui sont dans lordre et qui prennent une bonne direction. Lévêque ne peut pas même être informé avec exactitude des sorties des vierges, ni des motifs qui les appellent hors de leurs maisons. Pauvres, Comme elles sont pour la plupart, maîtresses delles-mêmes, obligées de pourvoir personnellement aux premiers besoins de la vie, que doccasions de se répandre au dehors si elles voulaient faillir, que de prétextes pour échapper à la surveillance! Lévêque leur prescrira de demeurer dans leurs maisons, et pour couper court à toutes ces allées et venues, il leur fournira les choses nécessaires à leur subsistance, et les fera servir par une personne de leur sexe. Il ne leur permettra pas de se trouver aux funérailles ni aux veilles de nuit. Lastucieux serpent s,ait trop bien profiter même du prétexte des bonnes oeuvres pour distiller son venin. Il faut que la vierge chrétienne garde une clôture rigoureuse; quelquefois seulement durant toute lannée, elle pourra franchir le seuil de sa demeure, lorsque des motifs indispensables, nécessaires, ly forceront.
On me dira: quest-il besoin quun évêque descende à tous ces détails? Quon sache quil nest pas une partie de ladministration qui lui soit étrangère; que toutes les plaintes qui peuvent sélever à ce sujet retombent sur lui, en sorte quil vaut mieux pour lui de gérer par lui-même, que de sen remettre sur autrui. Par là, il évite des reproches auxquelles lexposeraient des fautes commises sous son nom. De plus, en faisant tout par lui-même, il expédie facilement tout son travail. Car il est dexpérience que celui qui sasservit à prendre lavis de tout le monde, retire moins davantage du secours quon lui prête, que la diversité des opinions ou le peu de concert des coopérateurs ne lui cause dennuis et dembarras.
Au reste il nest pas possible de marquer en détail toutes les sollicitudes que demande le gouvernement des vierges. Quand il ne sagirait que du discernement de celles qui doivent appartenir à lEglise, ce travail suffit pour rendre ce ministère très-laborieux. (594)
18. La juridiction est pour lévêque une source de contrariétés sans nombre, elle lui impose un travail infini, elle est hérissée de plus de difficultés que nen rencontrent les juges séculiers. Trouver le droit est chose difficile, ne pas le violer quand on la trouvé, chose plus difficile encore. Cest une oeuvre laborieuse, et jajouterai, périlleuse. On a vu des chrétiens faibles renoncer à la foi, à la suite de quelque affaire malheureuse dans laquelle toute protection leur avait manqué; car ceux qui ont à se plaindre dune injustice, poursuivent dune haine égale et loffenseur et celui qui refuse de les défendre. Ils ne veulent avoir égard ni à la complication des affaires, ni à la difficulté des circonstances, ni à la limite assez restreinte de la puissance sacerdotale, ni à rien au monde. Juges inexorables dans leur propre cause, ils ne comprennent quune espèce de justification:
quon les délivre des maux qui les accablent. Si tu ne peux leur procurer cette délivrance, tu auras beau leur donner toutes les raisons imaginables, tu néchapperas pas à la condamnation. Puisque jai parlé de protection, il y a une autre source de plaintes que je vais te découvrir.
Si chaque jour lévêque ne va point courir de maison en maison avec plus dassiduité que ceux qui nont pas autre chose à faire, il y a une infinité de gens qui sen offensent. Non-seulement les malades, mais aussi ceux qui se portent bien veulent avoir la visite de leur évêque; encore si cétait la religion qui leur inspirât ce désir! mais non, cest simplement un honneur, une distinction dont ils sont jaloux. Si par malheur il se trouve un riche, un homme puissant à qui il rende de plus fréquentes visites quaux autres dans lintérêt même et pour le bien commun de lEglise, aussitôt on le flétrit des noms de flatteur et de courtisan.
Mais pourquoi parler de protections et de visites? Il ne faut quun simple salut pour attirer à lévêque une masse de plaintes, au point den être souvent accablé et de succomber au chagrin. On lui demande compte même dun regard. Ses actions les plus simples passent par la balance de la critique; on note le ton de sa voix, les mouvements de ses yeux, jusquà son sourire: comme il a souri gracieusement à un tel, comme il la salué à haute voix et avec un visage ouvert! Moi, à peine ma-t-il adressé la parole, et seulement par manière dacquit. Entré quelque part, quil oublie de porter les yeux à la ronde, et de saluer tout le monde lun après lautre, éest un homme qui ne sait pas vivre. Qui donc, à moins dune force extraordinaire, pourra suffire contre tant daccusateurs, soit pour prévenir toutes leurs attaques, soit pour les repousser victorieusement? Il faudrait quun évêque neût même pas daccusateurs; que si cela nest pas possible, il faut quil puisse réduire à néant les accusations; et cela nest pas facile encore! car combien de gens se plaisent à dire du mal à tort et à travers et sans le moindre fondement! il doit alors braver courageusement des bruits mensongers, et autant que possible ne pas sen émouvoir. On supporte plus facilement un reproche que lon a mérité, parce que la conscience, le plus formidable des accusateurs, lavait déjà fait, et avec encore plus de sévérité; mais quand laccusation est sans fondement, on se laisse emporter par un premier mouvement de colère auquel succède bientôt le découragement et labattement, à moins quun long exercice de patience nait accoutumé lâme à sélever au-dessus de la vaine opinion des hommes. Quant à recevoir tous les traits que peut lancer la calomnie sans rien perdre de son calme et de son sang-froid, cest une chose bien difficile, on pourrait même dire impossible.
Parlerai-je de tout ce quil en coûte à un évêque, quand il se trouve réduit à laffligeante nécessité de retrancher quelquun de la communion de lEglise ? Encore si dans ce cas lon navait à déplorer que la douleur de lévêque; mais quel affreux malheur! et combien lon doit craindre que le coupable, exaspéré par une punition trop sévère, ne soit poussé à lextrémité dont parle lapôtre saint Paul, et quil ne soit accablé par lexcès de sa tristesse. (II Cor. II, 7.)
La plus grande prudence est donc ici nécessaire de peur que le mal nempire par leffet du remède destina à le guérir. Toutes les fautes commises après retombent sur le médecin ignorant qui na pas bien connu la blessure, et qui a enfoncé le fer trop avant. De quelle frayeur un évêque ne doit-il pas être saisi, lorsquil pense quil aura à rendre compte, non-seulement de ses propres péchés, mais de tous ceux de son peuple? Que si nos seules offenses suffisent pour nous glacer dépouvante, et nous ôter lespoir déchapper au châtiment éternel, (595), à quoi doit sattendre celui qui aura à se défendre sur tant de chefs daccusation. Ecoute saint Paul, ou plutôt Jésus-Christ, parlant par la bouche de son apôtre: Obéissez à vos supérieurs, et soyez-leur soumis, parce quils veillent sur vos âmes, comme devant en rendre compte. (Hebr. XIII, 17.) Ny a-t-il pas dans cette menace de quoi se pénétrer de la plus vive frayeur? Pour moi, je le suis au delà de toute expression.
Je conclus quil ny a personne, quelque dur, quelque difficile à persuader quil puisse être, qui ne demeure à présent convaincu quen refusant lépiscopat, jai agi, non par orgueil ni par présomption, mais par la crainte de hasarder mon salut dans un aussi grave ministère. (596)