ANALYSE.
Jean et Basile ont été amis dès lenfance; ils ne se sont jamais quittés. Ils ont formé le dessein dembrasser la vie solitaire. Jean en est détourné par les larmes et par les représentations de sa mère. Les deux amis apprennent tout à coup quon se propose de les élever à la dignité sacerdotale. Jean a recourt à la ruse pour faire élire Basile évêque et pour sen exempter lui-même; Basile se plaint davoir été trompé par son ami. Jean se justifie. Il soutient que la ruse nest pas essentiellement mauvaise. Elle devient bonne ou mauvaise selon lintention de celui qui lemploie ; elle est avantageuse dans la paix comme dans la guerre. Des médecins de lâme y ont recours bien que ceux du corps. Malade guéri par ce moyen. Saint aussi Paul lemploie pour attirer les Juifs à Jésus-Christ.
1. Jai eu beaucoup de vrais, de sincères amis, qui comprenaient les lois de lamitié, qui les pratiquaient fidèlement. Dans le nombre, il en est un surtout qui, fort au-dessus des autres par son attachement pour moi, sappliquait à les dépasser tous, autant quils dépassaient, eux-mêmes, les amis vulgaires. Il avait été mon compagnon inséparable. Nous nous étions livrés aux mêmes études, nous avions eu les mêmes maîtres; même application, même ardeur pour la science et pour le travail, même ambition provoquée par les mêmes choses. Cette union ne dura pas seulement le temps que nous fréquentions les écoles; lorsque nous les eûmes quittées, et quil nous fallut délibérer sur le choix dune carrière, nous nous trouvâmes encore dans une conformité absolue de sentiments.
Dautres causes venaient resserrer ces liens de nos âmes et les rendre indissolubles. Nous navions pas lieu, lun plus que lautre, de nous enorgueillir de la grandeur de notre patrie. Je nétais pas des plus riches ni Basile des plus pauvres. Il y avait parité de biens et dinclinations, il y avait parité de condition. Ainsi tout concourait à faire régner entre nous la bonne intelligence et la concorde.
Mais lorsque le moment fut venu dembrasser la vie des solitaires et la vraie sagesse, la balance ne demeura pas égale entre nous; le bassin de mon ami, plus léger, monta : tandis que moi, toujours enlacé dans les passions terrestres, je faisais tomber le mien vers la terre, où je le retenais sous le poids de toutes les chimères de la jeunesse. Lamitié demeura ferme comme auparavant, mais lassiduité de nos relations fut interrompue. Nayant plus les mêmes goûts, nous ne pouvions continuer de vivre ensemble. Mais lorsquenfin je commençai, moi aussi, à lever la tête au-dessus des vagues du siècle, il ouvrit ses deux bras pour me recevoir. Pourtant nous ne réussîmes pas à nous remettre au même niveau. Avec le temps il avait gagné de lavance, et comme il avait dailleurs déployé beaucoup dardeur, il sélevait toujours au-dessus de moi, et planait dans les (565) plus hautes régions. Cependant sa bonté naturelle, et le prix quil attachait à notre amitié, le faisaient renoncer à toute autre société, pour venir me consacrer tout son temps. Tel avait toujours été son désir; mais, comme je lai dit, mon peu de courage lempêchait de le contenter.
Comment en effet, moi qui ne sortais pas du barreau, qui étais fou du théâtre, aurais-je pu me trouver souvent avec un homme toujours cloué sur ses livres et qui ne mettait pas le pied sur la place publique. Cest pourquoi lorsque tous ces empêchements nexistèrent plus, et quil meut enfin gagné à son genre de vie, mon ami manifesta aussitôt le désir quil nourrissait depuis si longtemps dans son coeur; il ne pouvait plus me quitter un seul instant du jour; il ne cessait de me solliciter à fuir avec lui de la maison paternelle, pour occuper tous deux une habitation commune. Il me persuada; notre projet allait sexécuter.
2. Mais ma mère, par les enchantements pour ainsi dire irrésistibles de sa tendresse, mempêcha de donner cette satisfaction à mon ami, ou plutôt de recevoir de lui ce bienfait. Elle neut pas plus tôt pressenti mon dessein, que me prenant par la main, elle me conduisit dans sa chambre; et là, mayant fait asseoir près du lit où elle mavait mis au monde, elle versa un torrent de larmes, puis ajouta des paroles encore plus attendrissantes que ses larmes, et dune voix entrecoupée de sanglots:
«Mon fils, me dit-elle, il ne nie fut pas donné de jouir longtemps des vertus de ton père; ainsi Dieu la voulu. Sa mort qui suivit de près mes douleurs pour te mettre au monde, nous laissa toi orphelin et moi veuve, jeune encore avec toutes les peines du veuvage, peines quil faut avoir éprouvées pour sen faire une juste idée. Il ny a pas de parole pour exprimer lorage et la tempête quessuie une jeune femme nouvellement sortie de la maison paternelle et sans expérience des affaires, subitement jetée dans un deuil insupportable, et obligée de se charger de soins au-dessus de son âge et de son sexe. Il lui faut gourmander des domestiques négligents, se tenir en garde contre leurs infidélités, déjouer les intrigues des parents eux-mêmes, défendre énergiquement son bien contre les exactions et lavidité brutale des agents du fisc. Quand tin père en mourant laisse un enfant, si cest une fille, le souci quelle donne à sa mère est certainement très-grand, mais au moins cest un souci exempt de dépense et de crainte. Mais un fils, que dalarmes ne cause-t-il pas chaque jour à sa mère, et surtout que de soins ne lui impose-t-il pas? Je laisse de côté les dépenses considérables quelle est obligée de faire, si elle veut donner à son fils une éducation honnête.
« Cependant rien de tout cela ne put me faire penser à de secondes noces, ni à introduire un autre époux dans la maison de ton père. Je restai au milieu de la tempête et du tumulte, je nai pas fui la fournaise de feu du veuvage; jétais soutenue par le secours den-haut premièrement; cétait ensuite une grande consolation pour moi, au milieu de mes peines, que de te voir sans cesse, et de contempler dans tes traits limage vivante et la fidèle ressemblance de mon époux qui nest plus. Cette consolation a commencé dès ton enfance, lorsque tu ne savais pas encore parler, temps de la vie où les enfants donnent à leurs parents les plus douces joies. Tu nas pas non plus à me reprocher davoir, en supportant à la vérité courageusement mon veuvage, laissé dépérir ton patrimoine, comme il narrive que trop souvent à ceux qui ont le malheur de devenir orphelins. Je te lai conservé entier, sans que jaie rien épargné pour tentretenir honorablement selon ton rang, et cest sur mes biens, sur ce que jai apporté de la maison de mon père, que ces dépenses ont été prises.
« Ne crois pas que ce soit pour te reprocher mes bienfaits que je te les rappelle. Non, pour tout cela, je ne te demande quune seule grâce; ne me rends pas veuve une seconde fois; ne ranime pas une douleur assoupie; attends au moins le jour de ma mort; peut-être sortirai-je bientôt de ce monde. Ceux qui sont jeunes peuvent espérer de vieillir, mais à mon âge on nattend que la mort. Quand tu mauras déposée dans le tombeau, et réuni mes os à ceux de ton père, entreprends alors de longs voyages, passe telle mer que tu voudras, personne ne ten empêchera; mais, pendant que je respire encore, supporte ma présence et ne tennuie pas de vivre avec moi. Ne texpose pas à offenser Dieu, témérairement et à la légère, en abandonnant au milieu daussi graves peines, une mère dont tu nas pas à te plaindre. Si tu peux madresser le reproche que je tentraîne dans les embarras séculiers, que je veux me décharger sur toi du fardeau de mes affaires, à la bonne heure, naie plus égard ni aux lois de (566) la nature, ni aux soins de ton enfance, ni à la société de ta mère, ni à quoi que ce soit; fuis-moi comme une ennemie qui te tend des piéges. Si, au contraire, je ne néglige rien pour tassurer le loisir et la faculté de suivre le plan de vie que tu veux; ce seul lien, ny en eût-il pas dautres, devrait te retenir auprès de moi. Quel que soit le nombre de tes amis, il ny en aura pas un seul qui te fasse jouir dautant de liberté; parce quil ny en a pas un à qui lhonneur de ton nom soit aussi cher quà moi. »
Voilà ce que me disait ma mère avec beaucoup dautres choses encore, et moi je répétais tout à mon généreux ami, qui, loin den être ému, nen était que plus pressant dans ses sollicitations.
3. Nous en étions là; Basile continuait de supplier et moi de résister, lorsque tout à coup il séleva un bruit qui nous troubla tous les deux : le bruit courait que lon allait nous élever à la dignité du sacerdoce. A cette nouvelle, je fus pour ma part rempli de crainte et de perplexité; de crainte, car javais peur que lon usât de violence à mon égard; de perplexité, car j avais beau chercher, je ne découvrais pas comment les Pères électeurs avaient pu avoir de telles vues sur moi : plus je me considérais, plus je nie trouvais dépourvu de tout ce qui pouvait mattirer un pareil honneur. Quant à mon généreux ami, il me vint trouver en particulier pour me communiquer ce qui se passait, comme si je leusse ignoré; il me pria de faire en sorte quon reconnût dans cette occasion, comme dans toutes les autres, la conformité de notre conduite et de nos sentiments; il était prêt à me suivre, quelque parti que je voulusse embrasser, quil fallût fuir ou te laisser élire.
Assuré de ses dispositions, et persuadé que jallais faire à lEglise un tort grave, si, sans autre raison que mon inaptitude, je privais le troupeau de Jésus-Christ dun jeune pasteur si excellent, si propre au gouvernement des hommes, je ne lui découvris pas cette fois la résolution que javais prise, bien quauparavant je ne lui eusse jamais rien caché dans mes desseins; je lui dis donc quil fallait remettre à plus tard la décision de cette affaire, vu que rien ne pressait; je lui persuadai de ne pas sen occuper du tout pour le moment: enfin je lui laissai croire que je ne me séparerais pas de lui, si ce dont nous étions menacés saccomplissait.
Peu de temps après arrive le ministre qui devait nous conférer les Ordres : pendant que je reste caché, mon ami, qui ne se doutait de rien, se laisse conduire à lassemblée sous prétexte dune autre affaire. Il reçoit ainsi le joug, espérant, daprès la promesse que je lui avais faite, que je le suivrais nimporte où, et mieux encore, simaginant quil ne faisait que marcher sur mes traces. Car, quelques-uns des assistants le voyant se fâcher de la surprise qui lui était faite, le trompèrent en sécriant : quil était étrange que celui quon avait cru devoir être le moins traitable (cétait de moi quon parlait), eût cédé avec beaucoup de docilité au jugement des Pères, tandis que lui, qui était le plus sage et le plus doux, sopiniâtrait maintenant, et se montrait assez vain pour regimber, se cabrer, et résister ouvertement.
A ces paroles il se rendit : lorsquil eut appris que je métais enfui, il vint me trouver dans une tristesse profonde : il sassit près de moi; il voulait parler, mais son trouble lempêchait de sexprimer et de raconter la violence quil avait soufferte; il ouvrait la bouche sans pouvoir articuler un son; la douleur ne permettait pas à ses paroles de passer le bord de ses lèvres. En voyant les larmes qui coulaient de ses yeux, et le trouble dont il était agité, moi, qui en savais la cause, je me mis à rire, laissant éclater ma joie, en même temps je saisis sa main que je couvris de baisers, remerciant Dieu de lheureux succès de mon stratagème et de laccomplissement de mes souhaits. Lorsquil vit ma joie et mon contentement, il comprit que je lavais trompé dès le principe, et sa peine et son dépit sen augmentèrent encore.
4. Quand il se fut un peu remis du trouble qui agitait son âme:
Si mon intérêt, dit-il, est pour toi si peu de chose; si, pour un motif que jignore, tu ne tiens de moi nul compte, au moins devrais-tu songer à ta propre réputation. Tu as mis en mouvement toutes les langues : on dit que cest lamour de la vaine gloire qui ta fait refuser cette dignité sainte, et personne nessaie de te justifier. Pour moi, je nose plus me montrer en public, tant il y a de gens qui mabordent chaque fois pour madresser leurs reproches. Dès que je parais quelque part dans la ville, il nen est pas un de ceux qui sont liés avec nous, qui ne me prenne à part, et ne rejette sur moi la plus grande partie de la faute. Puisque tu (567) connaisais ses intentions, me disent-ils, car il navait rien de caché pour toi, il ne fallait pas les tenir secrètes, mais nous les communiquer, et nous naurions pas été embarrassés pour trouver un moyen de le prendre dans nos filets. Et moi, jai honte, je rougis de dire devant eux que jignorais complètement ce que tu méditais depuis longtemps déjà : ils pourraient croire que notre amitié nétait quune comédie. Elle a beau nêtre que cela, (comme elle nest que cela en effet, et tu ne saurais dire le contraire après la conduite que tu as tenue envers moi), il est cependant convenable de cacher nos misères aux étrangers, surtout quand ils ont de nous une assez bonne opinion. Je nose donc dire devant eux ce quil en est, et comment nous sommes entre nous. Ainsi je suis obligé de me taire, de baisser les yeux, déviter ceux que je vois venir, de mesquiver. Mais ce premier reproche évité men attire nécessairement un autre, celui de dissimulation. Car, on ne voudra jamais sarrêter à lidée que tu as mis Basile au nombre de ceux quil ne convenait pas de prendre pour confidents de tes pensées.
Mais cela te fait trop plaisir, pour que je men afflige beaucoup. Ce nest pas tout, il me reste beaucoup de choses à dire dont je ne sais comment nous supporterons la honte. Tout le monde taccuse, ceux-ci darrogance, ceux-là de vanité. Les moins modérés vont jusquà nous faire à tous les deux ce double reproche : ils ne ménagent pas linjure même à ceux qui nous ont appelés à cet honneur. Les électeurs ont bien mérité, disent-ils, ce qui leur est arrivé; eussent-ils même essuyé un plus grave affront, il ne faudrait pas les plaindre : eux qui, laissant de côté tant dhommes mûrs et de mérite, sont allés prendre des enfants, hier et avant-hier encore plongés dans les vanités du siècle, pour les élever tout à coup à une dignité telle quils ne sy seraient pas attendus même en songe, et cela parce quon les a vus un moment froncer le sourcil, senvelopper de manteaux noirs, prendre des airs de modestie affectée. Ainsi des vieillards, dont la vie tout entière sest consumée dans les exercices de la vie religieuse, sont gouvernés, et qui est-ce qui gouverne? leurs enfants, qui nont pas même entendu parler des règles quil faut suivre dans le gouvernement.
Tels et plus graves encore sont les reproches dont nous sommes assaillis sans relâche. A cela que répondre? pour ma part je ne le sais pas, et je te prie de me le dire. Car enfin cette fuite, tu ne ty es pas résolu sans réflexion et en étourdi.; avant de te risquer à offenser gravement de si hauts personnages, tu as dû réfléchir et délibérer; je suppose donc que tu nes pas embarrassé de te justifier. Parle, je ten prie, situ as quelque bonne excuse capable de fermer la bouche à tes accusateurs. Pour les torts que tu as eus envers moi, je ten tiens quitte, je ne me plains pas davoir été trompé, trahi, exploité par toi. Moi, javais pour ainsi dire déposé mon âme dans tes mains; et toi, tu as usé de ruse comme sil sétait agi de te prémunir contre un ennemi. Si le sacerdoce te paraissait une bonne chose, tu devais en accepter les avantages; si au contraire tu le jugeais nuisible, il fallait me préserver du préjudice, moi qui tenais, disais-tu, la première place dans ton coeur. Mais au contraire tu as tout fait pour que je tombasse dans le piége. Il ta sans doute fallu beaucoup de ruse et de dissimulation vis-à-vis dun homme qui fut toujours simple, sans détour pour toi dans ses paroles comme dans ses actions.
Mais encore une fois, je ne te fais pas un crime de tout cela maintenant, je ne te reproche pas lisolement où tu mas placé en brisant le cours de ces entretiens doù nous retirions autant davantage que de plaisir. Je mets tout cela de côté: je souffre, je me tais, je me résigne doucement; non pas quil y ait rien de doux en tes injustes procédés, mais cest quà partir du jour où se formèrent les noeuds de notre amitié, je me suis imposé la loi, si tu venais à me causer volontairement de la peine, de ne jamais te mettre dans la nécessité de donner aucune explication quelconque. Le mal que tu nous as fait nest pas peu de chose, tu le sais bien, et pour lapprécier tu nas quà te rappeler ce que les étrangers disaient de nous, et ce que nous en disions nous-mêmes; de grands avantages devaient résulter pour nous de notre concorde: notre mutuelle amitié serait pour lun et pour lautre une sauvegarde; et, de lavis de tous, lutilité en rejaillirait même sur beaucoup dautres. Pour moi, je nai jamais prétendu que je pour-rais, en ce qui me concerne, être de quelque utilité à personne; mais je me disais que nous en retirerions du moins lavantage assez grand déjà, dêtre invincibles, si quelquun savisait de nous attaquer. (568)
Voici les observations que je te faisais continuellement : les temps sont difficiles, les tendeurs dembûches nombreux, la vraie charité est morte; le fléau de lenvie a pris sa place; nous marchons au milieu des pièges , et nous nous promenons sur les crénaux de la ville. Des gens tout prêts à se réjouir de nos disgrâces, sil nous en arrivait, vous en verriez surgir une multitude de tous côtés, mais pour nous plaindre il ne se trouvera personne, ou du moins un nombre si petit, quil sera trop facile à compter. Gardons-nous, en nous séparant, dencourir la risée publique, ou quelque dommage encore plus grave. Un frère soutenu par son frère est comme une ville forte, une capitale munie de barres de fer. (Prov. XVIII, 19). Ah! ne dissous pas une union si utile, ne brise pas les barres de fer de notre forteresse.
Je ne me lassais pas de te répéter ces choses et bien dautres encore. Certes je ne soupçonnais rien de tel, je te croyais au contraire dans les dispositions les plus saines à mon égard; malgré la bonne santé que je te supposais, je voulais te soigner encore par surcroît, et à mon insu il sest trouvé que cétait un malade, la suite la fait voir, à qui jappliquais mes remèdes. Par malheur je ny ai rien gagné, et mon excessive précaution a été en pure perte. Tu as tout rejeté, tu nas rien reçu dans ton esprit, et moi tu mas lancé comme un navire sans lest sur une mer immense, sans avoir égard à la fureur des vagues, quil me faut maintenant soutenir seul. Quand la calomnie, la raillerie, quelquautre insulte ou la persécution viendront fondre sur moi, accidents trop fréquents dans la vie, à qui donc aurai-je recours? A qui ferai-je part de mes découragements? Qui voudra me prêter secours? Qui arrêtera les auteurs de mes peines et fera cesser leurs vexations? Qui est-ce qui me consolera et mapprendra à souffrir les, mépris des autres hommes? Je ne vois personne depuis que tu mas quitté, toi .qui es maintenant si loin du champ de bataille où je vais lutter, que tu ne pourras pas même entendre mes cris. Comprends-tu maintenant tout le mal que tu mas fait? Reconnais-tu au moins, après mavoir frappé, combien est mortelle la blessure que jai reçue? Mais nen parlons plus. Le mal qui est fait ne peut pas se réparer : comment trouver une issue dans un défilé qui nen a pas? Seulement que dirons-nous aux étrangers? Que répondrons-nous à leurs accusations?
5. Rassure-toi, lui dis-je. Je suis prêt à répondre sur les choses pour lesquelles tu me sollicites de le faire; celles mêmes dont tu veux bien me faire grâce, je tâcherai encore de ten rendre raison, autant du moins que jen suis capable : et si tu le permets, cest par ces dernières que je commencerai ma justification. En effet, je serais par trop absurde et ingrat, si je navais souci que des étrangers, si je me préoccupais uniquement de mettre un terme à leurs propos malveillants, dans une question qui intéresse le meilleur de mes amis, un homme qui pousse la délicatesse à mon égard, jusquau point de ne vouloir pas me reprocher les torts dont il me croit coupable envers lui, un homme qui soublie lui-même pour ne songer quà moi; quand il sagit dun tel homme, si je métais mis dans le cas de ne pouvoir lui persuader que je ne lai pas offensé, lindifférence dont je me serais rendu coupable serait bien plus grande encore que le zèle quil ma témoigné.
Quel est donc le tort que je tai fait? puisque cest par là que jai résolu daborder ma justification. Je tai fait tomber dans un piége, je tai caché ma pensée; mais cest pour le plus grand avantage et de celui que jai trompé et de ceux à qui je lai livré en le trompant. Si la ruse est toujours et nécessairement un mal, sil nest jamais permis den user même pour procurer un bien, je suis prêt à subir la peine que tu voudras minfliger; ou plutôt, comme il ten coûterait trop de prononcer la sentence, je consens à me punir moi-même, comme le feraient les tribunaux à légard de coupables convaincus juridiquement. Mais sil y a des artifices innocents, si la ruse est une chose qui devient bonne ou mauvaise selon lintention de ceux qui en usent, il ne suffit pas de te plaindre davoir été trompé il faut encore montrer que la supercherie a été ourdie dans un but mauvais ; si cela nest pas, loin de me blâmer, il conviendrait de mapplaudir; le bon sens et léquité le demanderaient. Tel est même lavantage de la ruse employée à propos et avec une intention droite, que maintes personnes ont été punies pour navoir pas su tromper. Si tu veux examiner la vie des grands capitaines de tous les temps, tu verras que la plupart de leurs trophées sont des fruits de la ruse, et quils ont acquis par ce moyen plus de gloire que ceux (569) qui ont triomphé à force ouverte. Ceux-ci achètent leurs succès à la guerre par de plus grands sacrifices et dhommes et dargent. Ce sont des victoires qui ne procurent aucun avantage à ceux qui les gagnent, des victoires non moins funestes aux vainqueurs quaux vaincus, par la perte des soldats et lépuisement du trésor. Ajoutons que la gloire ne reste pas tout entière aux vainqueurs. Une bonne part en revient à ceux qui sont tombés, car vainqueurs par lâme ils nont succombé que par le corps, et si, quoique blessés, ils avaient pu rester debout, si la mort nétait pas venue les arrêter, ils nauraient pas moins que les autres fait preuve de valeur. Mais celui qui sait vaincre par la ruse, couvre encore lennemi de ridicule outre le mal quil lui fait. Ici les deux camps ne partagent plus comme là les éloges dus à la valeur; les lauriers gagnés par la prudence ne se divisent pas, le prix est tout entier aux vainqueurs, qui, avantage non moins grand, réservent à leur patrie une joie sans mélange. Il nen est pas de la prudence de lâme comme de largent et des hommes; ceux-ci, quand on en fait à la guerre un usage trop fréquent, se dépensent et sépuisent; celle-là au contraire est dune nature telle que plus on lexerce plus elle saccroît.
Non moins que la guerre, la paix montrerait le fréquent et nécessaire usage de la ruse pour les affaires tant publiques que privées. Le mari sen sert utilement à légard de sa femme; la femme, à légard de son mari; le père, envers son fils; lami, envers son ami, et même les enfants, envers leurs pères. Ainsi la fille de Saül naurait pu tirer son mari des mains de Saül autrement quen trompant son père. Et le frère de celle-ci, voulant délivrer dun nouveau péril celui qui devait déjà la vie à ladresse de sa femme, se servit encore des mêmes armes.
Mais, dit alors Basile, rien ne se rapporte à moi dans tout ce que tu dis. Je ne suis pas un ennemi, je ne veux ni exercer dhostilité ni faire aucune injustice, cest le contraire : tes conseils ont toujours servi de règle à ma conduite, et jai toujours suivi la route que tu as voulu.
Mais, ô mon admirable et excellent ami! jai prévu lobjection, lorsque jai dit que ce nétait pas seulement dans la guerre et contre les ennemis, mais aussi dans la paix et envers les meilleurs amis, quil était quelquefois bon et honnête demployer la ruse. Pour te convaincre que ce moyen est avantageux à ceux qui sont trompés, non moins quà ceux qui trompent, adresse-toi à un médecin, et demande-lui comment ceux de sa profession guérissent les malades; il tapprendra que lart nest pas leur unique ressource, que la ruse aussi leur vient parfois en aide, et quils rendent souvent la santé aux malades en mêlant la ruse à lart. Quelquefois la mauvaise humeur du malade, ou la ténacité du mal lui-même, en résistant à tous les efforts des médecins, les oblige à prendre le masque de la ruse, afin de pouvoir, comme sur la scène, déguiser la réalité des choses. Permets-moi de te raconter une des nombreuses supercheries dont jai appris que les médecins font usage.
Un homme fut un jour attaqué subitement dune fièvre violente, dont lardeur redoublait dheure en heure : le malade rejetait tout ce qui aurait pu éteindre ce feu; il désirait boire du vin pur, il en demandait instamment à tous ceux qui entraient près de lui : il en voulait beaucoup afin dassouvir cette soif mortelle. On naurait pas manqué de surexciter la fièvre, et de jeter le malheureux dans le délire, si lon avait eu pour lui cette lâche complaisance. Ici lart ne pouvait rien, il était à bout de ressources, il était exclu nettement; alors la ruse vint montrer son pouvoir, comme tu vas lentendre. Le médecin prend un vase de terre que lon venait de retirer du four, le met tremper tout entier dans le vin, ensuite layant retiré vide, il le remplit deau. En même temps, au moyen de plusieurs rideaux il fait tenir dans lobscurité la chambre où couchait le malade, de peur que le jour ne découvrît la fraude; ensuite il lui donne à boire le vase comme sil était rempli de vin pur. Avant même de le prendre dans ses mains, le malade est prévenu et trompé par lodeur; il na pas la patience de faire attention à ce quon lui donne; mais se fiant à lodeur, abusé par les ténèbres, pressé par son envie, il avale très-promptement; il sabreuve largement, loppression se calme, et le voilà sauvé dun danger imminent.
Vois-tu lavantage de la ruse? Si lon voulait énumérer tous les artifices des médecins, le détail en serait dune longueur infinie. Ce nest pas seulement dans le traitement des maladies du corps que lon a recours à ces sortes dartifices; dans celui des maladies de lâme on en fait un usage journalier. Cest par là que (570) lApôtre réussissait à gagner les Juifs, à les attirer en si grand nombre à la foi chrétienne : cest dans cet esprit quil soumit son disciple Timothée à la loi de la circoncision, lui qui écrivait aux Galates, que le Christ ne servirait de rien à ceux qui se feraient circoncire; cest pourquoi il recevait en certaines circonstances le joug de la loi judaïque, lui qui estimait que la justice de cette loi était nuisible depuis la foi en Jésus-Christ.
Grande est certainement la puissance de la ruse, seulement nen usons pas avec des intentions mauvaises : ou plutôt elle ne doit plus porter ce nom, quand on sen sert pour le bien; ce nest plus alors quune certaine conduite, une sagesse utile, un art ingénieux de se frayer une route là où il ny en a point, et de redresser les erreurs des âmes. Jamais je nappellerai assassin Phinées tuant dun seul coup deux coupables, ni Elie châtiant les cent soldats avec leurs chefs, ou faisant couler des torrents de sang par le massacre des sacrificateurs des démons. Celui qui examinerait ces actions en elles-mêmes sans tenir compte de lintention des personnes, devrait aussi, sil était conséquent, accuser Abraham de parricide, accuser son petit-fils et un de ses descendants dinjustice et de vol, parce que Jacob obtint par surprise le droit daînesse, et que Moïse fit transporter les richesses des Egyptiens dans le camp des Hébreux.
Mais non, cela ne peut être ainsi, loin de nous tant daudace. Nous faisons mieux que dabsoudre leur conduite, nous ladmirons. Nont-ils pas obtenu lapprobation de Dieu même? Celui-là mérite le nom de trompeur, qui fait servir la ruse à linjustice, mais non celui qui en use avec une intention pure. Il est souvent nécessaire de tromper, cest un art qui a ses avantages parfois très-grands. Il est des cas où celui qui voudrait marcher par le droit chemin, nuirait très-fort à ceux quil naurait pas su tromper. (571)