ROMAINS XXIX

HOMÉLIE XXIX. POUR MOI, MES FRÈRES, JE SUIS PERSUADÉ QUE VOUS ÊTES PLEINS DE CHARITÉ, QUE VOUS ETES REMPLIS DE TOUTES CONNAISSANCES, ET QU'AINSI VOUS POUVEZ VOUS INSTRUIRE LES UNS LES AUTRES. (XV, 14, JUSQU'A 24.)  

 

 

Analyse.

 

1. De l'édification des fidèles les uns par les autres ; de l'instruction qu'ils peuvent se donner mutuellement. — Des grands ménagements que prend saint Paul, en réprimandant les fidèles.

2. Du sacerdoce, de l'oblation ; comment l'oblation peut-elle devenir agréable à Dieu? - Attention de saint Paul à ne pas prêcher où d'autres apôtres l'avaient devancé.

3. Raisons qui ont retardé son voyage à Rome. — Amour paternel de l'apôtre polir les fidèles.

4 et 5. De la bonté chez les pasteurs. — Exemples tirés des Ecritures. — De l'obéissance due aux conducteurs des peuples.

 

1. Il avait dit : « Tant que je serai l'apôtre des gentils, je glorifierai mon ministère »; il avait dit : « Vous devez craindre que Dieu ne vous épargne pas non plus » (Rom. XI, 13, 21); il avait dit : « Ne soyez point sages à vos propres yeux » (Ibid. XII, 16); il avait encore dit: «Vous donc, pourquoi condamnez-vous votre frère ? » et: « Qui êtes-vous pour « oser condamner le serviteur d'autrui ? » (Ibid. XIV, 10, 4) et il avait fait entendre bien d'autres paroles semblables. Donc il ne pense plus qu'à adoucir la rudesse qu'il a souvent montrée, et ce qu'il a dit en commençant il le reprend pour finir. En commençant, il avait dit : « Je rends grâces à mon Dieu pour vous tous, de ce qu'on parle de votre foi dans tout le monde» (Ibid. I, 8); ici : « Je suis persuadé que vous êtes pleins de charité, et qu'ainsi vous pouvez vous instruire les uns les autres », et ce compliment dit plus que l'autre. Il n'y a pas : J'ai appris, mais : « Je suis persuadé », ce qui veut dire, je n'ai pas besoin d'apprendre de la bouche d'un autre; mais : « Pour moi, je suis persuadé », moi qui réprimande, moi qui accuse, « Que vous êtes pleins de charité ». Cet éloge répond à (409) l'observation qu'il vient de leur faire, c'est comme s'il leur disait: Ce n'est pas parce que je vous regarde comme dépourvus de douceur, comme capables de haïr vos frères, que je vous ai exhortés à les soutenir, à ne pas laisser périr l'ouvrage de Dieu : je sais parfaitement que vous êtes pleins de charité. L'apôtre me semble marquer ici par ce mot la vertu en général. Et l'apôtre ne dit pas : Vous êtes pourvus de, mais : « Vous êtes pleins de charité ». La même force d'expressions se remarque dans ce qui suit: « Vous êtes remplis de toutes sortes « de connaissances ». Et en effet, que serait-il résulté de leur amour s'ils n'avaient pas su la manière de se conduire avec ceux qu'ils aimaient? Aussi Paul a-t-il ajouté : « De toutes sortes de connaissances, et qu'ainsi vous pouvez vous instruire les uns les autres »; non-seulement être des disciples, mais des docteurs.

« Néanmoins je vous ai écrit ceci avec un peu de liberté (15) ». Voyez l'humilité de Paul, voyez sa prudence; il a d'abord un discours profondément incisif ; ensuite , après avoir fait l'opération salutaire qu'il se proposait, il a recours à tous les adoucissants. Indépendamment de tout ce qu'il a dit, il suffisait d'avouer qu'il avait parlé avec une certaine liberté, cette confession devait adoucir l'esprit des fidèles. C'est la conduite que tient l'apôtre en écrivant aux Hébreux : « Nous avons une meilleure opinion de vous et de votre salut, mes chers frères, quoique nous parlions de cette sorte » (Hébr. VI , 9); même langage aux Corinthiens : « Je vous loue , mes frères , de ce que vous vous souvenez de moi en toutes choses, et que vous gardez les traditions et les règles que je vous ai données ». (I Cor. XI, 9.) Il écrivait aux Galates : « J'ai la confiance que vous n'aurez point d'autres sentiments que les miens ». (Gal. V, 10.) Partout, dans ses lettres, vous verrez la répétition fréquente de cette pensée , mais mille part plus fréquente qu'ici. Car les Romains étaient les plus relevés dans l'estime des peuples, et il était nécessaire de réprimer leur orgueil, non-seulement en leur parlant avec fermeté , mais aussi en les caressant. L'apôtre arrive à son but par des moyens différents. Voilà pourquoi il dit dans ce passage : « Je vous ai écrit ceci avec liberté »; remarquez, cette expression ne lui aurait pas. suffi; il dit « avec un peu de liberté », c'est-à-dire, avec une liberté douce. Et il ne s'arrête pas là; mais que dit-il? « Comme pour vous faire ressouvenir ». Il ne dit pas: Pour vous apprendre; il ire dit pas non plus: Vous rappelant, mais : « Vous faisant ressouvenir », c'est-à-dire, vous rappelant tout doucement. Voyez-vous comme la fin de la lettre et le commencement se répondent? De même qu'il disait, en commençant: «On parle de votre foi dans tout le monde », de même à la fin de la lettre : « Votre obéissance est connue de tous ». Et comme il disait au début . « J'ai grand désir de vous voir, pour vous faire part de quelque grâce spirituelle, afin de vous fortifier » (Rom. I, 8, 11) ; c'est-à-dire, pour notre mutuelle consolation ; de même ici, « comme pour vous faire ressouvenir », dit-il. Il descend de temps à autre de la chaire du maître, et il leur parle comme à des frères, à des amis , à des égaux; il entend fort bien ce qui est le premier talent d'un maître , et qui consiste à varier son discours pour l'utilité des auditeurs.

Voyez donc comme, après avoir dit; « Je vous ai écrit ceci », non avec liberté, mais avec un peu de liberté », et, « comme pour vous faire ressouvenir », il ne s'en tient pas encore à cette modestie de louange, mais il ajoute avec plus d'humilité encore: « Selon la grâce que Dieu m'a donnée » : c'est aussi ce qu'il disait, en commençant : « Je suis débiteur ». Ce qui veut dire : je n'ai pas ravi cet honneur pour me l'arroger, je ne m'en suis pas emparé moi-même, c'est Dieu qui m'a donné cet ordre, et en cela il m'a fait une grâce dont je n'étais pas digne. Donc ne vous irritez pas; ce n'est pas moi qui m'élève contre vous, c'est Dieu qui commande. Et, de même qu'il dit au commencement, Dieu « que je sers dans l'Évangile de son Fils » ; de même ici après avoir dit: « Selon la grâce que Dieu m'a donnée », il ajoute : « d'être le ministre de Jésus-Christ parmi les gentils, en exerçant la sacrificature de l'Évangile de Dieu (16) ». Après un grand nombre de preuves à l'appui de ses réflexions précédentes, il passe à un sujet plus grave, il ne parle plus du culte seule. ment, comme au début, mais de la liturgie et du saint ministère : mon sacerdoce à moi, c'est la proclamation, c'est la prédication de l'Évangile, voilà le sacrifice que j'offre. Jamais on n'a fait un reproche au prêtre de prendre soin que son offrande soit pure. Voilà ce que disait Paul, pour donner des ailes à leurs (410) pensées, pour leur montrer qu'ils étaient eux-mêmes l'offrande, et pour se justifier en se fondant sur l'ordre qu'il avait reçu d'en-haut. Mon glaive, à moi, dit-il, c'est l'Evangile, c'est la parole de la prédication ; et ce qui me fait agir, ce n'est pas un désir de gloire, un amour de briller, mais je veux, écoutez la suite : «Que « l'oblation des gentils lui soit agréable, étant « sanctifiée par le Saint-Esprit ». C'est-à-dire, il faut que les âmes des disciples soient agréables à Dieu. Car ce n'est pas tant pour me faire honneur que Dieu m'a appelé à ce ministère, que pour assurer votre salut.

2. Or, comment l'oblation pourra-t-elle devenir agréable? Par l'Esprit-Saint. C'est qu'en effet la foi ne suffit pas, il faut de plus la vie spirituelle , si nous voulons conserver l'Esprit-Saint, une fois que nous l'aurons reçu. Car ni le bois, ni le feu, ni l'autel, ni le glaive ne sont rien, c'est l'Esprit qui est toutes choses en nous. Aussi je fais tout, pour empêcher ce feu de s'éteindre : c'est là la mission qui m'a été donnée. Pourquoi donc vous adressez-vous à ceux qui n'ont pas besoin d'être instruits? C'est précisément pour cela, dit-il; je n'instruis pas, je ne fais qu'avertir : comme le prêtre allume le feu , ainsi je réveille votre ardeur. Et voyez, il ne dit pas : afin que votre oblation, mais : « afin que l'oblation des gentils lui soit agréable». — «Des gentils », cela veut dire , le monde habité, la terre, toutes les mers; c'est pour rabaisser leur orgueil; on ne doit pas dédaigner le maître, qui veut faire entendre sa voix aux extrémités de la terre. C'est encore ce qu'il disait au commencement : « Je suis redevable aux Grecs et aux barbares, aux savants et aux simples. Je mets donc ma gloire en Jésus-Christ, pour le service de Dieu ». Après s'être fort humilié , il se relève, il reprend sa fierté, et cela même dans leur intérêt, afin de ne pas paraître un objet de mépris. Mais tout en paraissant s'élever, il n'oublie pas son caractère propre , il dit : « Je mets donc ma gloire ». Je me glorifie, dit-il, non de moi-même, non de l'ardeur qui est en moi, mais de la grâce de Dieu.

« Car je n'oserais vous parler de ce que Jésus Christ a fait pour moi , pour amener les gentils à l'obéissance de la foi, par la parole et par les oeuvres (18) ; par la vertu des miracles et des prodiges , et par la puissance du Saint-Esprit (19) ». Vous ne m'objecterez pas, dit l'apôtre, que la vanité inspire mes paroles; je ne vous parle que des marques de mon sacerdoce, et je ne suis pas en peine pour vous fournir les signes de la mission qui m'est conférée ; ce ne sont pas des robes traînantes, ni une mitre ou une tiare, ni une parure pour le front, mais des signes beaucoup plus redoutables, des miracles. Et l'on ne peut pas dire non -plus que j'ai reçu une mission, mais que je n'ai rien fait : je me trompe , ce n'est pas moi qui ai fait quelque chose, mais le Christ. Voilà pourquoi je me glorifie en lui, non pour des oeuvres vulgaires, mais pour des oeuvres spirituelles. Car c'est là ce que signifie: «pour le service de Dieu ». Ce qui prouve que j'ai exécuté ma mission , et que mes paroles ne sont pas de la jactance, ce sont les miracles accomplis et la soumission des nations. « Car je n'oserais vous parler de ce que Jésus-Christ a fait par moi, pour amener les gentils à l'obéissance de la foi, par la parole et par les oeuvres; par la vertu des miracles et des prodiges, et par la puissance du Saint-Esprit ». Voyez ses efforts, son insistance pour montrer que tout est l'oeuvre de Dieu, que lui, Paul, n'y est pour rien. Soit que je dise, soit que je fasse, soit que j'opère des miracles, c'est Dieu qui fait tout, l'auteur de tout, c'est l'Esprit-Saint. Ces paroles ont pour but de montrer aussi la vertu de l'Esprit. Comprenez-vous combien ce sacrifice, cette oblation, ces marques sont bien plus admirables, redoutables que ce qui avait paru anciennement ? Quand l'apôtre dit: « Par la parole « et par les oeuvres , par la vertu des miracles «et des prodiges », il entend par là, la doctrine, la sagesse du royaume de Dieu , l'établissement d'une vie et d'une conduite toute nouvelle, les morts ressuscités, les démons chassés, les aveugles guéris, les boiteux se mettant à marcher, tous les autres prodiges accomplis en nous par le Saint-Esprit.

Mais ceci n'est encore qu'une assertion dont voici la preuve: le grand nombre des disciples. Voilà pourquoi il ajoute : de sorte que, « depuis Jérusalem, en faisant le tour, jusqu'en Illyrie, j'ai tout rempli de l'Evangile du Christ ». Il fait donc l'énumération, et des villes , et des contrées, et des nations, et des peuples, non-seulement de ceux qui obéissent aux Romains, mais encore des tribus soumises aux barbares. Ne vous bornez donc pas, dit-il, à la Phénicie, à la Syrie, à la Cilicie, à la Cappadoce, considérez encore tous les pays plus (411) éloignés, ceux des Sarrasins, des Perses, des Arméniens, de tous les autres barbares. Voilà pourquoi il dit: « En faisant le tour». Ne vous contentez pas de suivre tout droit le chemin battu, mais parcourez, par la pensée, toute l'Asie méridionale. De même qu'une courte expression lui suffit pour résumer une infinité de miracles, « Par la vertu des miracles et des prodiges », de même, pour embrasser une foule innombrable de villes, de nations, de peuples, de contrées, c'est assez pour lui , de ces mots : « En faisant le tour » ; l'apôtre n'avait aucun orgueil; son discours n'avait pour but que de les empêcher d'avoir trop bonne opinion d'eux-mêmes. Il commence sa lettre en leur disant : « Pour faire quelque fruit parmi vous, comme parmi les autres nations» (Rom. I , 13) ; maintenant dans le passage qui nous occupe, il établit la nécessité où il est d'accomplir son sacerdoce. Comme il avait parlé avec une certaine rudesse, il tenait à leur bien montrer son pouvoir. Voilà pourquoi, dans le commencement de la lettre , il s'est borné à dire: « Comme parmi les autres nations »; mais ici il développe, il insiste, afin de réprimer par tous les moyens leur orgueil. Et il ne dit pas seulement: De sorte que j'ai prêché l'Évangile, mais: «J'ai tout rempli de l'Évangile du Christ. Et je me suis tellement acquitté de ce ministère , que j'ai eu soin de ne pas prêcher l'Évangile dans les lieux où Jésus-Christ avait déjà été prêché (20) ».

3. Autre excès d'attention , maintenant ; non-seulement tant de peuples évangélisés et convertis, mais il a eu soin de ne pas se rendre au milieu des peuples qui avaient déjà reçu la doctrine. 11 est si éloigné de la prétention d'aller se jeter au milieu des disciples des autres, si éloigné de toute poursuite d'une vaine gloire, qu'il n'a de souci que pour instruire ceux qui n'ont encore rien appris. Il ne dit pas : Les lieux où il y avait des fidèles, mais: « Les lieux où Jésus-Christ avait déjà été prêché » ; il y a dans cette expression, une preuve de circonspection poussée plus loin. Et pourquoi tant de précautions? « Pour ne point bâtir sur le fondement d'autrui ». Ce qu'il dit, pour montrer combien il recherche peu la vaine gloire, et il leur fait entendre par là que s'il s'applique à les instruire, que s'il leur écrit, ce n'est pas pour faire parler de lui , ce n'est pas pour s'attirer leur considération, mais parce qu'il doit remplir son ministère , s'acquitter de son sacerdoce, parce qu’il désire leur salut. Quant à ce qu'il dit de « Ne point bâtir sur le fondement d'autrui », sur un fondement étranger, il n'a point en vue la personne des autres apôtres, ni la nature de leur prédication , mais la considération de la récompense. En effet , les prédications étaient toujours les mêmes, mais ce n'étaient pas les mêmes personnes qui avaient mérité la récompense ; la récompense due au labeur des autres, ce n'était pas à lui à la recevoir.

L'apôtre parle ensuite de l'accomplissement de la prophétie: « Comme il a été écrit: « Ceux à qui il n'avait point été annoncé, verront sa lumière ; et ceux qui n'avaient point encore entendu parler de lui, auront l'intelligence de la doctrine (21) ». Le voyez-vous accourir où il y a plus de labeurs à supporter, de sueurs à répandre? « C'est ce qui m'a souvent empêché d'aller vers vous (2?) » ; réflexion, vous le voyez, qui rappelle, pour finir, le commencement de sa lettre. Il disait en commençant: « J'avais souvent proposé de vous aller voir,mais j'en ai été empêché jusqu'à cette heure » (Rom. I, 13); il donne ici la raison qui l'a empêché, et il ne se contente pas de la donner une fois, mais il la répète à plusieurs reprises. De même qu'il disait plus haut : « J'avais souvent proposé de vous aller voir », de même ici : « C'est ce qui m'a souvent empêché d'aller vers vous». La vivacité de son désir se révèle par ces efforts tentés plus d'une fois. « Mais n'ayant plus maintenant aucun sujet de demeurer dans ce pays-ci... (23) ». Voyez-vous comme il montre bien que ce n'est pas pour se faire, valoir auprès d'eux qu'il leur écrit, et qu'il veut les aller trouver? « Et désirant, depuis plusieurs années de vous aller voir, lorsque je ferai le voyage d'Espagne, j'espère vous voir en passant, afin que vous me conduisiez en ce pays-là, lorsque j'aurai un peu joui de votre présence (24) ». Il aurait eu l'air de les mépriser, s'il leur eût dit : c'est parce que je n'ai rien à faire que je me rends auprès de vous; voilà pourquoi il reprend le langage de l'affection : « Et désirant, depuis plusieurs années, de vous aller voir». Si j'ai désiré d'aller auprès de vous, ce n'est pas seulement pour occuper mon loisir, mais voilà longtemps que je ressens ce désir, c'est un enfantement de mon coeur, et mon coeur veut être délivré.

 

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Maintenant, il ne veut pas, en leur parlant ainsi, exciter leur orgueil; voyez comme il les rappelle à la modestie : « Lorsque je ferai le voyage d'Espagne, j'espère vous voir en passant ». Ces paroles ont pour objet de les empêcher de s'enorgueillir; il veut leur montrer de l'affection, mais il ne veut pas enfler leur vanité. Voilà pourquoi il exprime sans cesse la même pensée, avec tout ce qui peut, de part et d'autre, confirmer la charité, ruiner l'orgueil. Voilà pourquoi il fait un second effort afin de prévenir cette pensée qu'il ne les verra qu'en passant, il leur dit: « Afin que vous me conduisiez » ; ce qui signifie : je veux que vous voyiez par vous-mêmes, que je ne vous méprise pas, que c'est la nécessité qui m'entraîne loin de vous. Toutefois ces paroles mêmes pouvaient leur causer quelque tristesse, il adoucit son discours, il ajoute : « Lorsque j'aurai un peu joui de votre présence ». L'expression : « En passant », montre assez qu'il ne tient pas à se faire valoir auprès d'eux; mais : « Lorsque j'aurai un peu joui », montre le prix qu'il attache à leur affection ; ces paroles prouvent qu'il ne les aime pas d'un amour vulgaire, mais vif et passionné. Voilà pourquoi il ne dit pas seulement : « Joui », mais « un peu joui ». Je ne pourrais jamais jouir assez de manière à me rassasier de votre présence. Voyez-vous comme il prouve son affection ? Quelque pressé qu'il soit, il ne les quittera pas avant d'avoir pu jouir de leur présence. La vivacité de son affection pour eux éclate dans la chaleur de ses expressions. Il ne dit pas: Lorsque je vous aurai vus, mais : « Lorsque j'aurai joui » ; il se sert des mêmes paroles que les pères. Et, au commencement de la lettre, il disait: « Pour faire quelque fruit »; ici, il se propose de jouir de leur présence; deux manières de parler qui rendent ce qui l'attire auprès d'eux. La première est, pour eux, un grand éloge, puisque l'apôtre espérait des fruits de leur docilité; la seconde marque l'affection que Paul ressent personnellement pour les fidèles de Rome. Il écrivait aux Corinthiens : « Afin que vous me conduisiez où je pourrai aller (I Cor. XVI, 6); en toute circonstance, il montre à ses disciples une affection sans égale. C'est toujours de cette manière qu'il commence ses lettres, et il les termine par l'expression du même sentiment.

4. Comme un bon père chérit son fils unique, son enfant à lui, c'est ainsi que Paul chérissait tous les fidèles : Aussi disait-il « Qui est malade sans que je sois malade avec lui? Qui est scandalisé sans que je brûle? » (II Cor. XI, 29.) Ce doit être la, dans celui qui enseigne, la première de toutes les vertus. Voilà pourquoi le Christ disait à Pierre : « Si vous m'aimez, paissez mes brebis ». (Jean, XXI, 17.) Qui aime le Christ, aime aussi son troupeau. Ce qui valut à Moïse d'être mis à la tête des Juifs, c'est la bouté qu'il montra pour eux; ce qui éleva David à la royauté, ce fut d'abord l'amour qu'il montra pour le peuple. Jeune encore, il s'affligeait de ses douleurs, au point d'exposer sa vie, lorsqu'il abattit ce géant barbare. Quoiqu'il ait dit: « Que donnera-t-on a celui qui tuera cet étranger? » (I Rois, XVII, 26), ce qu'il demandait, ce n'était pas la récompense, mais la confiance qui s'en reposerait sur lui , qui le chargerait du combat. Aussi, après la victoire, retourné près du roi, il ne dit pas un mot du salaire. Samuel aussi était plein d'amour pour le peuple, et il disait : « Dieu me garde de commettre ce péché, que je cesse jamais de prier pour vous le Seigneur » ; (I Rois, XII, 23.) C'est ainsi que se montra le bienheureux Paul; ou plutôt il surpassait de beaucoup tous les autres par l'ardeur de son amour pour ceux qu'il gouvernait. Aussi les sentiments qu'il inspira pour lui à ses disciples, furent tels qu'il disait d'eux : « S'il eût été, possible, vous vous seriez arraché les yeux, pour me les donner ». (Gal. IV, 15.) Voilà pourquoi Dieu adresse aux pasteurs des Juifs, des accusations plus sévères qu'à tous les autres, il leur dit : « O pasteurs d'Israël, est-ce que les pasteurs se paissent eux- mêmes? Est-ce qu'ils ne paissent pas leurs brebis ? » Ces pasteurs faisaient tout le contraire. «Vous mangez le lait », dit-il, « et vous vous couvrez de la laine ; ce qu'il y a de plus gras, vous l'égorgez, et vous ne paissez pas les brebis ». (Ezéch. XXXIV, 2, 3.)

Et le Christ formulant la règle du bon pasteur: « Le bon pasteur », disait-il, « donne sa vie pour ses brebis ». (Jean, X, 11.) C'est ce que David montra en beaucoup de circonstances, et surtout lorsque la colère du ciel, colère terrible, menaçait tout le peuple; les voyant tous périr, il disait : « C'est moi qui ai péché; c'est moi qui suis coupable; qu'ont fait ceux-ci qui ne sont que des brebis? » (413) (II Rois, XXIV, 17.) Aussi, dans le choix des châtiments suspendus alors sur les têtes, il ne demanda pas la famine, l'épée des ennemis, mais la mort envoyée par Dieu; il s'attendait à voir ainsi les autres en sûreté, tandis que lui serait frappé le premier de tous. Cette prévision ne se réalisant pas, il pleure, il s'écrie : « Que votre main se tourne contre moi », et si cela ne suffit pas, « et contre la maison de mon père ». Car « c'est moi, dit-il, moi, le pasteur, qui ai péché ». C'est comme s'il disait: Quand même ceux-ci auraient péché, c'est moi qui suis responsable, pour ne les avoir pas redressés; mais puisque c'est moi qui ai commis le péché, c'est moi qui dois être puni. Pour exagérer sa faute, il prend le nom de pasteur. Voilà comment il apaisa la colère divine, voilà comment il fit révoquer la sentence : tant est grand le pouvoir de la confession : « Le juste s'accuse lui-même le premier (Prov. XVIII, 17) ; voilà jusqu'où s'étend la sollicitude , l'affection compatissante d'un pasteur excellent. Ses entrailles étaient déchirées, quand il voyait tomber ceux en qui il croyait voir mourir ses propres enfants; voilà pourquoi il demandait que la colère se déchargeât sur sa tête. Dès le commencement de l'extermination, il aurait montré le même coeur, s'il n'avait pas espéré que le fléau viendrait jusqu'à lui. Quand il se vit épargné , quand il vit que le désastre ravageait son peuple, alors il n'y tint plus, il se sentit plus dévoré par la douleur que par la perte d'Ambon son premier-né. En effet, il ne demanda pas pour lui la mort en ce moment, mais maintenant, il veut succomber avant les autres. Voilà ce que doit être le chef, il doit montrer plus d'affliction pour les malheurs des autres que pour ses propres souffrances. Ce qu'il ressentit à l'égard de son fils, c'est pour vous apprendre que ce fils ne lui était pas plus cher que le peuple qui lui était soumis. C'était un libertin, un parricide; cependant David s'écriait : « Qui me donnera de mourir pour toi ? » (II Rois, XVIII, 33.) Que dites-vous, ô bienheureux, ô vous, de tous les hommes le plus clément ? Ce fils a voulu vous tuer, il vous a réduit aux dernières extrémités, et c'est parce qu'il n'est plus, et c'est quand vous triomphez, que vous appelez la mort? Oui, répond-il; ce n'est pas pour moi que mon armée a vaincu, je soutiens de plus violents combats qu'auparavant, mes entrailles n'ont jamais été plus déchirées. Autrefois les chefs avaient à coeur les intérêts de ceux qui leur étaient confiés.

5. Le bienheureux Abraham pourvoyait aux intérêts, même de ceux dont il n'était pas chargé, et, dans cette sollicitude, il allait jusqu'à s'exposer à de graves dangers. Il ne s'inquiéta pas seulement des affaires de son neveu, mais, en faveur du peuple de Sodome, il ne cessa de poursuivre les Perses jusqu'à ce qu'il eût arraché d'entre leurs mains ceux qu'ils emmenaient captifs. Il pouvait bien cependant, après avoir retrouvé le fils de son frère, se retirer du pays : ce qu'il ne fit pas, car sa sollicitude pour tous était égale, et la suite de ses actions l'a bien prouvé. Eu effet, quand vint le moment où ce n'étaient plus des armées barbares qui envahissaient le pays, quand la colère divine s'apprêta à détruire de fond en comble les villes coupables, quand le temps des batailles rangées et des combats fit place à la nécessité de la supplication et de la prière, on vit alors Abraham aussi inquiet que si lui-même eût été sur le point de périr. C'est pourquoi, une fois, deux fois, trois fois, plus souvent encore, il supplia le Seigneur, il eut recours à l'humilité, il confessa son néant, il dit : « Je ne suis que poudre et que cendre » (Gen. XVIII, 27) ; et parce qu'il savait que ces hommes se livraient d'eux-mêmes à la colère de Dieu, c'est par la considération des autres qu'il fit effort pour les sauver. Voilà pourquoi Dieu disait : « Pourrais-je cacher à mon serviteur Abraham, ce que je dois faire? » pour noms apprendre combien le juste a d'amour pour les hommes. Et Abraham n'eût- pas cessé de prier, si Dieu n'eût cessé de parler. Or, il semble qu'Abraham ne prie que pour les justes, mais, en réalité, tous ses efforts étaient pour ces coupables. C'est que les âmes des saints sont toutes remplies de douceur et d'amour, d'amour pour ceux qui leur sont proches, d'amour pour les étrangers, et c'est jusque sur les animaux qu'ils étendent cet amour. Aussi un sage disait-il : « Le juste se met en peine de la vie des bêtes qui sont à lui ». (Prov. XII, 10.) S'il s'inquiète des animaux, à bien plus forte raison prend-il soin des hommes.

Mais puisque j'ai fait mention des animaux, considérons les pasteurs de brebis de la Cappadoce, que de fatigues ne supportent-ils pas en veillant sur ces animaux? Souvent, ensevelis sous la neige, ils y restent trois jours de (414) suite. On dit que ceux de l'Afrique ne supportent pas moins de rudes épreuves, parcourant des mois entiers ce triste désert, rempli des monstres les plus sinistres. Si tel est le zèle qu'on montre pour des êtres sans raison, quelle excuse pourrions-nous avoir, nous à qui des âmes raisonnables ont été confiées, de dormir d'un. si profond sommeil? devrions-nous seulement respirer? devrions-nous prendre le moindre repos? ne devrions-nous pas, au. contraire, courir de tous les côtés, nous exposer à mille morts pour de semblables brebis? Pouvez-vous ignorer le prix de ce troupeau? n'est-ce pas pour lui que votre Seigneur a enduré tant et tant de souffrances et a fini par répandre son propre sang? mais vous, vous cherchez du repos? eh ! que pourrait-on concevoir de plus indigne que de pareils pasteurs? Ne savez-vous pas qu'autour de ces brebis rôdent des loups bien plus terribles, bien plus cruels que les loups vulgaires? ne considérez-vous pas toutes les vertus de l'âme, toutes les qualités nécessaires à qui se charge d'un tel gouvernement? Les hommes qui sont à la tête des peuples, à qui sont commis des intérêts vulgaires, ajoutent au travail des jours les nuits passées sans sommeil; et nous, qui luttons pour conquérir le ciel, nous passons le jour même à dormir! et qui donc saura nous soustraire au juste châtiment d'une pareille conduite? quand nous devrions nous briser le corps, quand nous devrions mille fois mourir, ne serait-il pas de toute justice à nous de courir comme pour une fête?

Ecoutez mes paroles, non-seulement vous, ô pasteurs, mais vous aussi, ô brebis; les uns, pour devenir plus zélés, plus habiles à embraser les coeurs de bonne volonté, les autres pour devenir plus dociles dans l'obéissance parfaite. C'était là ce que prescrivait Paul : « Obéissez à vos conducteurs, et soyez soumis à leur autorité, car ce sont eux qui veillent pour vos âmes, comme devant en rendre compte ». (Hébr. XIII, 17.) Ce mot «veillent» exprime des milliers de fatigues, de soucis, de dangers. Le bon pasteur, tel que le Christ le demande, rivalise avec tous les martyrs. Un martyr. ne meurt qu'une fois, mais le pasteur, s'il est du moins ce qu'il doit être, meurt mille fois pour son troupeau; il n'est pas de jour où la mort ne puisse le frapper. Eh bien donc, vous qui savez ces choses, qui reconnaissez les fatigues qu'il se donne, coopérez avec lui, par vos prières, par votre zèle, par votre ardeur, par votre, affection, afin que nous soyons votre glorification, et que vous deveniez la nôtre. Si Notre-Seigneur a confié son troupeau à ce chef des apôtres qui avait pour lui plus d'amour que tous les autres ensemble, si d'abord le Christ a demandé à Pierre : « M'aimez-vous? » (Jean, XXI,15), c'est pour vous faire comprendre que la sollicitude apostolique est regardée par lui comme le meilleur signe de l'amour qu'on lui porte, car c'est ce qui demande une âme virile. Et maintenant j'ai parlé de ceux qui sont, par excellence, des pasteurs, je n'ai parlé ni de moi, ni de ceux qui nous ressemblent, mais des pasteurs comme Paul, ou Pierre, ou Moïse. Qu'ils soient donc nos modèles à nous qui exerçons ou qui subissons l'autorité; car le simple fidèle lui-même est comme le pasteur de sa maison, de ses amis, de ses serviteurs, de sa femme, de ses enfants : et, si nous entendons de cette manière l'administration des intérêts qui nous sont confiés, nous obtiendrons tous les biens : puissions-nous tous entrer dans ce partage, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui la gloire, l'empire, l'honneur, appartiennent au Père comme au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

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