ANALYSE.
1. Portrait de Chus et d'Achitophel.
2. Dévouement de Chus. Son entrevue avec Absalon.
3. Sens de l'expression filon Dieu et du mot Lion dans l'Ecriture.
De la prière.
4. Six conditions d'une bonne prière. David outre-passe les exigences de l'Ancienne Loi.
5. Confiance fondée de David. Qu'il n'est pas défendu
d'avoir des ennemis, mais de mériter d'en avoir et de les hait.
6. Que le persécuteur est plus à plaindre que sa victime.
7. Conciliation avec d'autres textes de l'Ecriture.
8. Démonstration de la divine Providence.
9. Utilité du châtiment. Du bonheur de quelques
méchants.
10. Longanimité de Dieu.
11. Contre l'anthropomorphisme. Bonté de Dieu révélée
par ses menaces mêmes. 12. Continuation du môme sujet. Utilité de l'exemple.
13. Remords et malheur des méchants.
14. Châtiment des méchants dans ce monde même.
15. Dureté d'Absalon, bonté de David : patience de Dieu.
16. Qu'il faut faire le bien pour l'amour de Dieu.
1. Il serait à souhaiter que vous fussiez tellement versés dans la connaissance des Ecritures et de leurs histoires, que nous n'eussions pas besoin de longs discours pour vous les enseigner. Mais comme beaucoup les ignorent, les uns à cause des affaires mondaines, dont ils s'occupent uniquement , les autres par pure insouciance, il est nécessaire de nous étendre un peu sur le sujet de ce psaume. Prêtez-moi donc une oreille attentive. Quel est ce sujet ! « Psaume pour David qui le chanta au Seigneur. » Un autre dit : « Psaume pour David touchant l'ignorance; » un autre: «Ignorance pour David, » et à la place de « Chus » il met « lEthiopien. » Mais cela ne vous éclaircit rien, parce que l'histoire vous est inconnue. Cependant, comme je ne suis pas ici seulement pour vous réprimander, mais encore pour vous instruire, je vais commencer ce récit. Qu'était-ce donc que ce Chus, fils de Jémini, et quelles étaient ces paroles sorties de sa bouche, à l'occasion desquelles David chanta cet hymne à Dieu ? C'est ce que nous allons voir, en reprenant les choses depuis le commencement.
David eut un fils du nom d'Absalon, jeune homme déréglé et corrompu : cet Absalon finit par se révolter contre son père; il le déposséda de son trône, de son palais, de sa patrie, sans avoir égard ni aux devoirs du sang, ni à ceux de la reconnaissance : il oublia tout en un mot, il était si barbare et si dénaturé, si pareil à une bête plutôt qu'à un homme, que, brisant tous les liens, il foula aux pieds les lois de la nature, et remplit tout de (559) désordre et de confusion. En effet, c'était tout bouleversera. la fois, prescriptions de la nature, respect de l'opinion, piété envers Dieu, charité, compassion, reconnaissance filiale, respect de la vieillesse. S'il ne voulait pas respecter en David son père, au moins devait-il l'honorer comme un vieillard. Si des cheveux blancs ne lui inspiraient pas de vénération, au moins aurait-il dû en montrer pour son bienfaiteur; et, à tout le moins, ménager un homme qui ne lui avait fait aucun mal. Mais la passion du pouvoir bannit de son coeur tout sentiment de retenue , et en fit une véritable bête féroce. Et voici que notre bienheureux, celui qui avait engendré, nourri ce fils ingrat, errait dans le désert comme un misérable vagabond, accablé de tous les maux qui pèsent sur un exilé, tandis que son fils jouissait en paix des biens paternels. Les choses en étaient à ce point, les armées obéissaient au rebelle, les villes reconnaissaient son usurpation; seul, un homme vertueux, un ami de David, nommé Chus, restait fidèle à son amitié dans ce changement de fortune; en le voyant errer sans fin dans le désert, il déchira sa tunique, se couvrit de cendres, poussa un amer et pitoyable gémissement; et, dans son impuissance, il consola du moins l'infortuné avec des larmes. Ce n'était point la fortune ni la puissance, mais bien la vertu qu'il aimait chez David : voilà pourquoi son amitié survécut même à la déchéance du roi. David, en le voyant agir de la sorte, lui dit : C'est déjà faire preuve d'attachement et d'une sincère affection pour nous ; mais cela ne peut nous servir de rien : il faut tenir conseil, et aviser aux moyens de nous délivrer des infortunes présentes, de nous soulager dans notre malheur.
Il dit et fait à Chus la proposition suivante Va-t-en auprès de mon fils, et, sous le masque d'un allié, confonds ses projets, préviens l'accomplissement du dessein d'Achitophel. Cet Achitophel régnait alors sur l'esprit de l'usurpateur; c'était un bon guerrier, un général habile à conduire une guerre, à décider les succès d'un combat : aussi inspirait-il plus de crainte à David que l'usurpateur lui-même, à cause de son intelligence et de son habileté. Chus, entendant cela, obéit, sans lâche hésitation, sans pensée pusillanime; il ne dit point Et si je suis pris ? Et si je suis démasqué ? Et si l'on découvre le secret de la comédie? C'est un habile homme qu'Achilophel : il pourra bien deviner cette ruse, me prendre sur le fait : et alors je périrai : voilà tout ce que nous y aurons gagné. Rien de pareil : il court au camp de l'usurpateur, après s'être reposé sur Dieu de toute chose, et s'élance au milieu des dangers.
Si j'ai insisté là-dessus, ce n'est pas seulement pour attirer des éloges à Chus, c'est encore pour vous faire comprendre toutes les épreuves que David eut à subir, c'est enfin pour mettre dans un plus grand jour tous les fruits que l'on peut retirer de cette histoire. Voyez en effet : le vulgaire ne cesse de demander pourquoi les justes sont persécutés tandis que les méchants demeurent en repos. C'est la même chose ici. Le juste était dans linfortune; le pervers, le parricide, le rebelle en guerre avec la nature elle-même, vivait dans la prospérité, au sein d'un palais : mais il ne lui revint de cela aucun profit, comme à notre saint aucun dommage. L'un n'y gagna que de pires tribulations; l'autre en retira une gloire plus éclatante; comme on voit reluire, au sortir de la fournaise, l'or que l'épreuve a purifié.
2. Tirez donc de là cette première leçon, de ne point vous laisser étonner par les infortunes que vous voyez fondre sur les justes. Apprenez en second lieu, à ne pas changer avec la fortune, à respecter les lois de l'amitié; en troisième lieu, à braver les dangers pour la vertu; enfin, à ne pas désespérer dans les circonstances difficiles, à compter sur le secours de la divinité. C'est ainsi que ce Chus dont je parle, ne réfléchit alors ni à l'armée de l'usurpateur, ni aux alarmes qu'il inspirait, ni à la multitude de ses cavaliers, ni aux innombrables phalanges de ses hoplites, ni aux villes dont il s'était déjà rendu maître, ni à l'abandon auquel était réduit David, à son isolement, à sa faiblesse : il ne vit qu'une chose, lirrésistible secours de Dieu, sa protection : et comparant, à ce point de vue, les deux partis, il jugea l'un faible, et l'autre fort. En effet, Absalon agissait avec injustice, David au contraire, en se défendant, avait le bon droit pour lui. Il se rangea donc, non du coté du nombre, mais du côté on combattait la vertu; et ainsi il attira sui lui la bénédiction divine. Je dis cela, afin que nous-mêmes, nous ne négligions pas ceux qui ont la justice, pour eux; en voyant leur faiblesse; afin que d'autre part nous fuyions l'alliance des méchants, quel que puisse être leur pouvoir.
560
En effet le vice, quand même il aurait pour lui toute la terre, est ce qu'il y a de plus faible au monde; la vertu, au contraire, même dénuée de tout appui, est ce qu'il y a de plus puissant: car elle a Dieu pour défenseur. Qui pourrait donc sauver celui qui a Dieu pour ennemi? Et qui pourrait perdre celui qui l'a pour auxiliaire? Pénétré de ces vérités, Chus s'en alla plein de confiance où David l'envoyait. Dès qu'il fut arrivé, voyant l'usurpateur approcher, il l'aborda. Absalon qui l'avait vu plus d'une fois, et qu'enivrait l'amour de la puissance, ne s'arrête point à l'examiner minutieusement; il le raille, il l'injurie : Va-t-en, lui dit-il, avec ton ami : il ne daigne pas même le nommer, dans l'excès de sa haine et de son animosité. Chus alors sans se troubler, sans se déconcerter, lui répond : Quand Dieu était avec lui, je lui étais attaché : maintenant que Dieu est avec toi, il en résulte que je dois te servir. Ce discours flatta et enorgueillit le tyran; et sans autre enquête (l'homme léger est crédule, ce fut le cas d'Absalon) il se livre à ses ennemis, en admettant sur-le-champ Chus au nombre de ses fidèles, en l'inscrivant au premier rang de ses amis. Mais Dieu conduisait tout: il était là, il dirigeait les événements. Après cela, on tint conseil au sujet de la guerre, divers avis furent ouverts sur la question de savoir s'il fallait attaquer incontinent, ou différer un peu. Achitophel, cet habile conseiller, s'avance, prend la parole et fait la proposition suivante. Il faut attaquer ton père maintenant qu'il est abattu et découragé. C'est en ne lui laissant pas le temps de respirer que nous pourrons nous en rendre maîtres : il ne s'attend à rien; si nous l'attaquons maintenant, nous n'aurons aucune peine à vaincre. Après avoir entendu cet avis, l'usurpateur appelle Chus, le faux transfuge et l'invite à parler à son tour : il n'était pas dans l'ordre des choses humaines qu'il accordât un pareil honneur, une pareille confiance à un homme qui venait à peine d'arriver, qu'il le consultât sur une affaire de cette importance; mais, ainsi que je l'ai dit plus haut, quand c'est Dieu qui commande, les choses les plus difficiles deviennent aisées. Chus est introduit : Absalon lui donne le droit de parler, et l'invite à faire connaître sa pensée. Que fait Chus alors? Jamais, dit-il, Achitophel ne s'est trompé. Voyez-vous son adresse? Il ne donne pas brusquement son avis, il 'y joint un éloge. Il commence par rendre hommage à la prudence ordinaire des conseils d'Achitophel, puis il accuse l'opinion que ce même conseiller vient d'énoncer en dernier lieu.
Voici comment il s'exprime: Je ne sais comment il s'est trompé cette fois; son idée ne me paraît pas bonne à suivre. Si nous attaquons à présent, ton père poussé à bout comme un ours dont on excite la fureur, et désespérant désormais de sa vie; combattra avec tout l'acharnement de la rage, ne songera point à ménager ses jours et fondra sur nous avec toute l'impétuosité dont il est capable. Au contraire, si nous prenons quelque répit, nous serons mieux préparés pour l'attaque, plus sûrs du succès, et nous n'éprouverons aucune peine, aucune difficulté à le prendre, pour ainsi dire, au piège, et à le ramener prisonnier. Absalon approuva cette opinion et la proclama préférable à l'autre. Mais si Chus avait parlé de la sorte, c'était pour donner à David le temps de se reposer un instant, de respirer, de rassembler des troupes. Aussi, lorsqu'il eut fait rejeter le conseil d'Achitophel, il envoya secrètement des émissaires rendre compte de tout à David, et lui apprendre que l'usurpateur s'était rangé à l'opinion de Chus qui assurait la victoire du roi. Telle fut, en effet, l'issue. Après avoir pris quelque repos, David fit ses préparatifs, livra bataille et remporta la victoire. Achitophel qui, dans sa prudence et son habileté, prévoyait ce résultat dès le jour même de la délibération et savait que cette résolution était la perte d'Absalon, incapable de supporter l'affront qu'il avait essuyé, alla se pendre et mit ainsi fin à ses jours.
3. C'est alors que David, instruit de tous ces événements, écrivit ce psaume, comme un hymne d'actions de grâces, par lequel il reportait à Dieu tout l'honneur d'avoir conduit ces événements. Aussi, dès le début, s'exprime-t-il à peu près ainsi : « Seigneur mon Dieu, c'est en vous que j'ai mis mon espérance, sauvez-moi. » En Dieu, non pas en Chus, non pas dans la sagesse humaine, non pas dans la prudence de cet ami, non pas dans sa propre intelligence, mais en vous, Seigneur. Suivons cet exemple, et s'il nous arrive quelque succès par le ministère des hommes, sachons en remercier Dieu, soit qu'il ait choisi d'autres. ou nous-mêmes pour instruments de sa grâce. Si nous agissions de la sorte, il n'y aurait plus pour nous ni difficulté ni peine. C'est ce que (561)
fait Saül, en disant, ou peu s'en faut : Ce n'est point sur les paroles de Chus que je fondais l'espoir de mon salut, mais bien sur votre appui. Et voyez quelle affection respire dans ses paroles, ici comme partout. D'ailleurs, il ne dit pas « Seigneur Dieu, » mais « Seigneur « mon Dieu; » et dans un autre endroit : « Dieu, mon Dieu, je m'éveille à vous. » (Ps. LII, 2.) En effet, s'il avait besoin de Dieu comme tout le monde, il éprouvait en outre un besoin particulier qui lui venait de la vivacité de son amour. Dieu lui-même ne se comporte pas autrement quand il parle des justes ; il est le Dieu de l'univers, mais cela ne l'empêche pas de se représenter d'ailleurs comme le Dieu des justes en particulier. « Je suis le Dieu d'Abra« ham, et le Dieu d'Isaac, et le Dieu de Jacob. » Considérez de plus ici la sagesse du Psalmiste. Après ces mots: «Seigneur mon Dieu, c'est en «vous que j'ai mis mon espérance, » il ne dit pas : châtiez mon ennemi, faites mourir celui qui me fait la guerre; il ne songe qu'à lui-même, et dit « Sauvez-moi, » en d'autres termes, ne me laissez pas en proie au malheur; « Sauvez-moi de tous ceux qui me persécu« tent, et délivrez-moi. » Vous le voyez, quelle que soit son infortune, il ne prononce pas le nom du parricide; fidèle à la nature jusque dans l'adversité, dans son ennemi voyant encore un fils, et n'oubliant pas, au milieu des périls, le fruit de ses entrailles. Tant il était bon père et attaché à ses enfants; ou plutôt, tant il était sage. Car c'est moins la voix du sang que la douceur de son âme qui lui inspirait cette conduite, et il songeait plus à l'armée qu'à l'usurpateur; de là ces mots : « Sauvez« moi de tous ceux qui me persécutent, et « délivrez-moi. » Voyez-vous comme il parle sans dureté de ses persécuteurs eux-mêmes? Il ne dit pas de tous ceux qui me l'ont la guerre, de ceux qui pillent mes biens, qui étalent leurs débauches dans mon palais, mais bien . « De « tous ceux qui me persécutent. De peur qu'en« fin il ne ravisse mon âme comme un lion, « lorsqu'il n'y a personne pour me racheter, « ni me sauver. » (3.) Cependant il avait levé des troupes, et avait beaucoup de gens avec lui; comment donc peut-il dire lorsqu'il n'y a personne pour me racheter ni me sauver? Parce qu'il compte pour rien un secours quelconque, fût-ce même celui du monde entier, si l'appui d'en-haut lui manque, et qu'au contraire, il ne se regarde pas comme abandonné, même dans l'isolement, si Dieu lui vient en aide. Voilà pourquoi il disait aussi : « Un roi n'est pas sauvé par sa grande puissance, et un géant ne sera pas sauvé grâce à sa force excessive. » (Ps. XXXII, 16.) Quelques-uns prennent notre passage dans un sens figuré, et prétendent que par ces mots Lion et Persécuteurs, il faut entendre le diable et les démons. Il s'est vu ravir son fils, il l'a vu dévorer : il demande maintenant à échapper lui-même à cette calamité : et il indique en même temps la raison qui a causé le malheur de l'infortuné. Quelle est cette raison ? Sa méchanceté, qui a éloigné de lui la protection divine. De là ces paroles : « Lorsqu'il n'y a personne pour me « racheter ni me sauver. » Au reste, l'Ecriture emploie ailleurs ce mot « lion » en parlant du diable, par exemple dans ce passage . « Votre « ennemi le diable rôde comme un lion rugis« sant, qui cherche quelqu'un à dévorer. » (I Pierre, v, 8.) Le même prophète dit encore ailleurs : « Et tu fouleras aux pieds lion et dra« gon. » (Ps. xc , 13.) En effet, cette bête-là prend diverses formes : mais si nous sommes sages, ce lion, ce dragon sera pour nous plus méprisable que la fange, il n'osera pas nous attaquer en face, ou, s'il l'ose, il sera foulé aux pieds. « Marchez, » est-il écrit, « sur les ser« pents et les scorpions. » (Luc, x, 19.) Il court partout avec fureur, comme un lion qu'il est mais s'il vient à s'attaquer à ceux qui ont avec eux le Christ, qui portent la croix sur le front, en qui brûle le feu de l'Esprit, et le flambeau inextinguible, il ne pourra soutenir leur vue, il tournera le dos et prendra la fuite, sans oser seulement regarder derrière lui. Et pour que vous compreniez bien que ce ne sont point ici de vaines phrases, veuillez considérer l'exemple de Paul. C'était un homme ainsi que nous néanmoins le lion en avait peur, au point de fuir jusqu'à ses vêtements, jusqu'à son ombre. Rien de plus naturel : il ne pouvait supporter l'odeur du Christ , laquelle s'en exhalait et montait à ses naseaux, il ne pouvait soutenir l'éclat du flambeau de la vertu.
« Seigneur, mon Dieu, si j'ai fait cela, si « l'iniquité est sur mes mains. » (4.) Un point qui est partout à observer, c'est qu'il ne faut pas se borner à prier, mais prier encore de manière à être entendu. La prière ne suffit point pour arriver au but qu'on se propose, si l'on ne sait pas l'offrir comme Dieu le trouve bon. Le pharisien pria et il n'y gagna rien : les (562) Juifs priaient, mais Dieu se détournait de leurs prières: c'est qu'ils ne priaient point comme il fallait prier. Aussi avons-nous reçu l'ordre d'offrir la prière la plus propre à nous faire exaucer. David fait voir la même chose dans sa prière précédente, où il ne se borne point à demander audience, mais fait de son côté tout son possible afin d'être entendu. Quelle était cette prière? « J'arroserai chaque nuit ma couche, je mouillerai mon lit de mes larmes; » et encore . « Je me suis fatigué dans mes gémissements; » et aussi: « Détournez-vous de moi, vous tous qui opérez l'iniquité; » et enfin : « Mes yeux ont été troublés de colère. »
4. Voilà, en effet, autant de moyens de se concilier la faveur divine: les lamentations, les larmes, les gémissements, la fuite des méchants , la crainte et le tremblement dans l'attente des jugements divins. Ailleurs encore il disait: « Dieu a entendu ma justice : dans l'affliction,vous m'avez mis au large. » Telles sont les conditions nécessaires pour être exaucé
la première est qu'on mérite de l'être; la seconde , que l'on prie selon les lois de Dieu; la troisième, qu'on prie continuellement; la quatrième, qu'on ne demande rien de mondain; la cinquième , qu'on cherche son véritable avantage; la sixième, qu'on fasse de son côté tout ce qui est possible. Rappelez-vous combien de personnes ont réussi par là à se faire exaucer Corneille, par sa vie; la Syro-phénicienne, par son assiduité à prier; Salomon, par la nature de sa prière, « attendu, » est-il écrit, « que tu ne m'as demandé ni des richesses, ni la mort de tes ennemis (III Rois, III, 11) ; » le publicain par son humilité; d'autres, par d'autres raisons. Si l'on se fait exaucer en s'y prenant de la sorte, lorsqu'on s'y prend autrement, on n'est point entendu, quelque juste qu'on puisse être. Qu'y a-t-il eu de plus juste que Paul? néanmoins quand il demanda de faux avantages il ne fut pas entendu. «Trois fois » dit-il, « j'ai invoqué le Seigneur à ce sujet, et il m'a répondu: Ma grâce te suffit. » (II Cor. XII, 8,9.) Et quoi de plus juste encore que Moïse? Néanmoins il ne fut pas exaucé davantage, le jour où Dieu lui dit: « Qu'il te suffise. » (Deut. III, 26.) Il demandait à entrer dans la Terre promise mais il n'y aurait pas trouvé son avantage , Dieu ne le permit pas. Un nouvel obstacle, à la réalisation de nos voeux, c'est la persévérance le péché. De là ces paroles de Dieu à Jérémie au sujet des Juifs: « Ne prie pas pour ce peuple. Ne vois-tu pas ce qu'ils font?» (Jér. VII, 16, 17.) Ils n'ont pas renoncé à l'impiété, et tu me présentes une requête en leur faveur? Je ne t'exaucerai pas. Quand nous demandons à Dieu le malheur de nos ennemis, non-seulement , nous n'en obtenons pas audience, mais encore nous excitons sa colère. C'est un remède que la prière. Faute de savoir comment il convient d'appliquer le remède , nous n'en retirons aucun soulagement.
Voyons donc ce que dit David en sa prière « Seigneur, mon Dieu, si j'ai fait cela. » Quoi, cela? Ce qu'on me fait, à moi: si je me suis révolté contre mon père, si j'ai commis un pareil forfait. Mais ici encore, il évite de désigner le coupable par son nom: il rougit, il a honte pour son fils. Ainsi qu'un homme de bonne maison qui surprend sa femme en adultère, ne va pas divulguer en propres termes la faute de cette épouse criminelle, de même David ne dit pas : Si je me suis révolté contre mon père, si j'ai été parricide, mais bien: «Si j'ai fait cela. » Mais que dis-je, cela? Quel mérite y a-t-il à ne pas être parricide, quand les bêtes féroces ignorent elles-mêmes ce crime? « S'il y a de l'iniquité sur mes mains. » Ce n'est point cette iniquité-là que j'ai en vue: je dis qu'on ne trouverait pas sur mes mains la trace d'une iniquité quelconque. Et s'il parle ainsi, ce n'est point par jactance , c'est parce qu'il se voit contraint de parler de ses bonnes oeuvres. Mais ceci est peu de chose encore auprès de ce qui va suivre. Voyons donc la suite: « Si j'ai rendu le mal à ceux qui m'en rendaient. » Prêtez une exacte attention. Cette phrase-ci n'est point la première venue. Il est beau de ne pas nuire mais c'est une bien plus grande chose, et propre à une âme élevée, que de ne pas nous venger de ceux qui nous font du mal. La loi, cependant, l'autorisait, en permettant d'arracher oeil pour oeil, dent pour dent: et on ne l'enfreignait pas en se comportant de la sorte.
Mais telle était la sagesse de David, que non content de ne pas enfreindre la loi, il en dépasse de beaucoup les exigences. Il ne se serait pas cru vertueux, s'il était resté dans les bornes exactes des prescriptions. Paul, autorisé à vivre de l'Evangile, n'en vivait pas néanmoins, et prêchait l'Evangile gratuitement : de même le bienheureux David, autorisé par la loi à se venger, n'usait pas de ce droit, et outre-passait la limite de ses devoirs. Pour nous, nous (563) sommes assujettis, non-seulement à ne pas nous venger de nos ennemis, mais encore à leur faire du bien. « Priez pour ceux qui vous persécutent, » est-il écrit : « faites du bien à ceux qui vous haïssent. » (Matth. V, 44.) Mais au temps de David, ce n'était pas un petit mérite que de s'interdire la vengeance : c'était dépasser de beaucoup la recommandation légale. De là ces paroles : « Si j'ai fait cela, s'il y a de l'iniquité sur mes mains; si j'ai rendu le mal à ceux qui m'en rendaient. » En ce qui concernait son fils, la voix du sang suffisait pour le retenir : mais a-t-il fait du mal, en a-t-il rendu à quelque autre? Quelle serait donc notre excuse, notre titre à l'indulgence, à nous qui venons après le Christ, si nous ne savions pas atteindre le niveau de ceux qui vivaient sous l'ancienne loi, et cela, quand nous sommes obligés de le dépasser de beaucoup ? « Si votre justice, » est-il écrit, «n'abonde pas plus que celle des Pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. » En effet, si les mêmes oeuvres ne produisent pas le même mérite sous la loi qu'avant la loi , il en est de même pour le temps de la grâce et pour celui de la loi, et la différence des temps influe sur la saleur des actions. Paul , voulant indiquer cette différence pour ce qui concerne, soit le vice, soit la vertu, fait voir par les paroles suivantes quelle supériorité il accorde aux uns, quels châtiments plus sévères il juge réservés aux autres « Lorsque les gentils qui n'ont pas la loi, font naturellement ce qui est selon la loi ; n'ayant pas la loi, ils sont à eux-mêmes la loi. » (Rom. II 14.)
5. Voyez-vous comment il vante et célèbre ceux qui font le bien sans y être obligés par la loi ? Considérez maintenant ce qu'il dit des supplices plus sévères réservés aux pécheurs qui vivent sous la grâce, qu'aux pécheurs vivant sous la loi. « Celui qui viole la loi de Moïse meurt sans aucune miséricorde, sur la déposition de deux ou trois témoins. Combien donc pensez-vous que mérite de plus affreux supplices celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, et tenu pour profane le sang de l'alliance. » (Hébr. XI, 28, 29.) Ailleurs voulant montrer que les pécheurs d'avant la loi méritent un châtiment moindre que ceux qui ont vécu sous le règne de la loi, il s'exprime ainsi : « Quiconque a péché sans la loi, périra sans la loi. » (Rom. 11, 12.) C'est-à-dire sera puni moins sévèrement, ayant pour accusatrice, non la loi, mais la seule nature : « Mais ceux qui ont péché sous la loi seront jugés par la loi ; » c'est-à-dire plus sévèrement, attendu qu'outre la nature, la loi aussi les accusera. « Que je succombe sous les coups de mes ennemis, frustré de mes espérances. (6) Que l'ennemi poursuive mon âme, et s'en empare, et foule aux pieds sur le sol ma vie, et ensevelisse ma gloire sous la poussière. » Voyez-vous la confiance de ce juste, et sa bonne conscience? S'il n'avait pas été bien sûr de lui, il n'aurait pas prononcé une telle malédiction.
Voici le sens de ses paroles : Si j'ai fait ou rendu le mal , puissé-je endurer telle et telle chose : et il prononce lui-même son arrêt; il ne veut pas être jugé équitablement, il réclame une punition disproportionnée à sa faute : la loi l'exempte du châtiment, lui-même s'y soumet. Et considérez quel est ce châtiment: «Que je succombe sous les coups de mes ennemis, frustré de mes espérances. Que l'ennemi poursuive mon âme, et s'en empare, et foule aux pieds sur le sol ma vie, et ensevelisse ma gloire sous la poussière.» C'est-à-dire qu'il me fasse périr dans l'obscurité, dans l'oubli qu'avec ma vie, il ruine en même temps ma gloire. Qu'est-ce à dire « qu'il ensevelisse ma gloire sous la poussière? » qu'il m'humilie, qu'il me foule aux pieds : que je tombe à la merci de mes ennemis. Que peut-on imaginer de plus infâme qu'Absalon , qui persécutait son père, et un père si bon, si vertueux, lui dissolu, libertin, insolent? Mais quoi? Est-ce que David ne rendit pas le mal à ceux qui le lui rendaient ? Est-ce qu'il ne montra jamais de rancune? Nullement. Examinez l'histoire de Saül : là surtout vous verrez briller la vérité de cette parole. Cet homme après mille bienfaits, des trophées, des victoires, le persécutait, lui tendait des piéges, brûlait chaque jour de le faire périr, : David le tint en son pouvoir une fois, deux fois et plus, endormi, séparé de ses gardes, et comme enfermé dans une prison: beaucoup l'engageaient à l'égorger, à lui donner la mort: il l'épargna, dompta son courroux, et cela , bien qu'il n'ignorât point qu'en le laissant échapper, il se ménageait un ennemi acharné et irréconciliable. Néanmoins, ni le souvenir du passé, ni ses craintes pour l'avenir , ni rien de pareil , ne put le déterminer à ce meurtre; il resta sage , maître de son bras; il refréna sa colère, et préféra (564) courir des dangers, être en butte à des complots, être chassé de sa patrie, perdre la liberté plutôt que de se débarrasser par un meurtre d'un ennemi qui le poursuivait d'une haine sans motif, et brûlait de le récompenser de mille bienfaits par la mort.
La sagesse de son âme éclate encore dans bien d'autres traits pareils. De là tous ces maux qu'il se souhaite à lui-même; revenir sans avoir rien fait, être complètement vaincu par ses ennemis, mourir sans laisser un nom, mourir de la main de ses ennemis; choses pires que la mort; en effet, que n'avait-il point entrepris pour qu'on se souvînt de lui après sa mort? Voyez donc tous les malheurs qu'il appelle sur sa tête; inutilité de ses efforts, victoire de ses ennemis, pour lui-même la mort, une mort particulièrement affreuse, l'oubli de son nom, l'ignominie; il n'aurait pas prononcé de tels voeux contre lui-même, si le témoignage de sa conscience ne l'avait bien rassuré. S'il avait eu des ennemis, ce n'était point sa faute; il ne leur avait donné aucun sujet de haine contre lui. Quel prétexte avait son fils? Quel prétexte avait eu Saül ? N'avait-il pas corrigé avec le temps, ramené à lui et à la raison celui qui avait encouru sa vengeance? n'avait-il pas souvent laissé échapper de ses mains celui qui conspirait contre sa vie? N'examinez donc point s'il avait des ennemis, mais s'il se les était lui-même attirés. Le Christ même ne nous a pas défendu d'avoir des ennemis, car cela ne dépend point de nous; il nous a défendu seulement de les haïr. Ceci est en notre disposition, et cela nullement. Que si l'on nous poursuit d'une haine injuste, il ne faut point s'en prendre à nous, mais à ceux qui nous haïssent. C'est, en effet, la coutume des méchants de ressentir contre les bons des haines sans motif. Le Christ lui-même n'y a point échappé comme il le dit lui-même. « Ils m'ont pris en haine sans motif. » (Jean, XV, 25.) Les apôtres avaient les faux apôtres pour ennemis; les prophètes, les faux prophètes. Ce qui doit nous préoccuper, ce n'est point de ne pas avoir d'ennemis, c'est de ne pas mériter d'en avoir; c'est aussi de ne pas les haïr, de ne pas les prendre en aversion, quel que soit l'excès de leur haine; car l'inimitié consiste en ceci : à haïr, à prendre en aversion. Par conséquent, si l'on me hait sans que je haïsse, je n'ai point d'ennemi, bien que quelquun ait un ennemi en moi. Comment aurais-je pour ennemi l'homme pour qui je prie, l'homme que je voudrais obliger? De là ces mots de Paul : « S'il est possible, autant qu'il est en vous, vivant en paix avec tous les hommes.» (Rom. XII, 18.)
6. Faisons donc ce qui est en nous, et
cela suffira pour que nous méritions des éloges. Mais qu'est-ce qui est en nous? Prenons
un exemple. Un tel vous hait, vous fait la guerre; aimez-le, faites-lui du bien. Il vous
insulte, vous injurie? Bénissez-le, louez-le. Mais il persiste néanmoins dans sa haine.
Eh bien ! il ne fait qu'ajouter à votre récompense. Car plus
les méchants persistent dans la guerre qu'ils nous font en dépit de nos bons procédés,
plus ils nous assurent une belle récompense, et plus ils enveniment leur propre maladie.
En effet, l'homme implacable dans son inimitié, se dessèche, se consume, vit dans une
agitation perpétuelle; au contraire, celui qui s'élève au-dessus de ces atteintes,
domine l'orage, et se rend service à lui-même plus encore qu'à celui qui l'attaque, en
essayant de le ramener, en s'abstenant de lui faire la guerre; car il se dispense même de
combattre. Fuyons donc toute guerre avec autrui, et arrachons la racine de ces
dissensions, la vaine gloire, la cupidité. En effet, c'est l'argent et la vanité qui
causent toutes les haines. Que si nous savons nous mettre au-dessus de ces choses, nous
serons pareillement au-dessus de la haine. On t'outrage, résigne-toi. L'outrage n'atteint
que son auteur. On te frappe, ne résiste pas. Celui qui a donné le coup est celui qui
l'a reçu; sa main seule t'a touché; mais lui, sa colère l'a meurtri; et il reste
déshonoré aux yeux de tous. Que si cela te cause quelque peine, figure-toi qu'un homme
dans un accès de démence ait déchiré ton vêtement; qui sera vraiment à plaindre, ou
toi la victime, ou lui l'agresseur? Ce sera lui, sans aucun doute. Eh bien ! si, quand il s'agit d'un vêtement déchiré, l'agresseur est plus à
plaindre que la victime, quand il s'agit d'un déchirement du coeur (car tel est l'effet
produit par la colère), ne jugeras-tu point de même que celui qui a cédé à la colère
est plus malheureux que toi, qui n'as subi aucun dommage. Ne va pas dire qu'il a déchiré
ton vêtement; avant tout, il a déchiré son propre cur. II n'y aurait pas de
jaunisse, si la bile ne se répandait hors de la région qui lui est propre; de même, il
n'y aurait pas de colère excessive, (565) si le coeur ne commençait par éclater.
Supposez donc que vous avez devant vous un homme atteint de la jaunisse, quelque mal qu'il
puisse vous faire, cela ne vous donnera jamais l'envie de contracter son mal. Faites donc
de même pour la colère. N'imitez pas le méchant, ne riva
7. Levez-vous, Seigneur, dans votre colère, et soyez exalté au milieu de vos ennemis. En parlant de la sorte, il indique que Dieu se lève encore autrement que pour manifester sa colère : c'est ce que montre, par exemple, cet autre passage : « Levez-vous, Seigneur, sauvez-moi, mon Dieu. » D'ailleurs, que ce mot Levez-vous, ne représente à votre esprit rien de corporel. De même qu'en parlant de Dieu, Rester assis, n'est pas dit au sens physique, il en est ainsi de l'expression : « Levez-vous. Vous, » est-il écrit, « qui êtes assis pour l'éternité... » Qu'est-ce qu'il faut entendre par ce mot ? la fixité, la permanence, la stabilité de nature, la durée, ce qui résulte d'ailleurs de l'opposition des termes. Car immédiatement après les mots : « Vous qui êtes assis pour l'éternité,» viennent les suivants: « Mais vous qui périssez pour l'éternité. » Ainsi ni « s'asseoir » ni « se lever » ne sont pris ici au sens physique : dans le premier cas, il s'agit de permanence ; dans le second de châtiment, d'extermination. Quelquefois encore, Etre assis désigne la fonction de juge : par exemple dans ce passage: « Vous êtes assis sur un trône, vous qui jugez la justice. » (Ps. IX, 4.) Dé même Daniel : « Des sièges furent placés, et le tribunal s'assit.» (Dan. VII, 9.) C'est encore un terme qui désigne la royauté: « Vôtre trône, ô Dieu, est pour les siècles des siècles: c'est un sceptre, de droiture que le sceptre de votre royauté. » (Ps. LIV, 7.) D'où l'expression « assieds-toi à ma droite, » (Ps. CIX,1.) qui marque un partage d'honneurs. Mais que veut dire ceci : « Dans votre colère ? » Ceci encore doit être pris dans un sens convenable à la majesté divine. La colère, en Dieu, n'est point passion, c'est punition, châtiment. « Soyez exalté au milieu de vos ennemis. » Un autre dit: « Dans votre courroux contre vos ennemis. » Un autre : « Dans votre animosité contre vos persécuteurs. » Un autre : « Dans votre impatience contre ceux qui vous tiennent enchaîné. » Où nous lisons « au milieu de, » le texte hébreu donne « Bebaroth. » Voyez comment, ici encore, il ne songe pas à sa propre vengeance, et ne parle qu'en vue de la gloire de Dieu. Il ne dit pas simplement: Punissez mes ennemis, ou vos ennemis : Mais soyez exalté... Et comment peut être exalté le Très-Haut, Celui qui ne déchoit jamais de sa sublimité ? La sublimité de sa nature n'est susceptible ni de diminution, ni d'une augmentation quelconque: il est parfait, immense, immuable. Comment donc, de quelle façon peut-il être exalté ? Aux yeux du vulgaire. Plus d'une fois il a usé de longanimité : mais là où il y avait longanimité, ses ennemis ne voyaient qu'abaissement et faiblesse. Il est donc aussi susceptible d'abaissement, mais seulement aux yeux de ces hommes, et non pas en réalité.
7. En effet, si le soleil paraît sans éclat à ceux dont la vue est infirme, ainsi Dieu peut paraître sans pouvoir et sans grandeur aux yeux de ceux qui le méconnaissent. Mais de même que cet obscurcissement du soleil n'est que prétendu et non réel, et réside uniquement dans l'infirmité de certaines vues: ainsi Dieu, en dépit de cette illusion, garde tout son pouvoir : et ce n'est là qu'un symptôme qui marque le délire de ces esprits égarés... Quelle est donc la pensée; du juste ? Sois exalté, dit-il, (566) même aux yeux de nos ennemis, sévis et fais éclater ta puissance, afin que ceux qui te croient abaissé, soient avertis de ta gloire par leur propre supplice. Voilà quelle est son intention : elle n'a rien d'intéressé, elle est toute dirigée vers Dieu. Par ces mots « au milieu de, » les uns entendent que ta colère s'appesantisse sur leurs têtes, les autres qu'aucun de tes ennemis ne t'échappe. C'est un grand mérite chez notre juste, que d'avoir les mêmes ennemis, les mêmes amis que Dieu : comme c'est le signe d'une grande perversité que de haïr les amis de Dieu, et d'aimer ses ennemis. De même que dans le langage on attribue à Dieu des ennemis, non qu'il soit capable de haine ou d'aversion, mais parce qu'il a les mauvaises actions en horreur : de même si notre juste a des ennemis, ce n'est point qu'il songe à la vengeance, c'est que le vice lui est odieux. « Et éveillez-vous, Seigneur mon Dieu, suivant le précepte que vous avez établi. » Un autre dit « suivant le jugement. Et une assemblée de peuples vous environnera. » (8.) Un autre dit : « qu'une assemblée de peuples vous « environne. Et en considération d'elle, élevez« nous en haut, Seigneur. » Un autre dit : « Et « retournez en haut dans la sublimité. » Un autre : « Et pour elle élevez-nous en haut. » Le texte hébreu exprime cette idée «en considération d'elle » par le mot «Ovaléa. » Qu'est-ce à dire, «suivant le précepte que vous avez établi?» C'est-à-dire pour secourir les opprimés, et arrêter les complots des persécuteurs. Vous nous l'avez prescrit : veuillez nous en donner l'exemple. Quelques-uns trouvent ici un autre sens, à savoir, suivant le précepte que Dieu nous a donné d'être ennemis de ses ennemis. « Et une assemblée de peuples vous environnera. » Ici encore ne cherchez rien d'humain. Les paroles sont telles, il est vrai, mais le sens est tout divin. Que signifie donc cette expression « Vous environnera ? » Cela signifie vous chantera, vous célébrera, vous saluera de mille bénédictions. Cela se faisait au moyen de churs, rangés circulairement dans le temple et autour de l'autel : il emprunte à cet usage consacré dans les cérémonies d'actions de grâces l'expression par laquelle il désigne ici les bénédictions. Le sens est celui-ci : Punis, secours. Par là, tu t'élèveras même aux yeux de tes ennemis, et tu recevras de ton peuple mille bénédictions.
Considérez comment ce n'est pas à lui-même qu'il songe, mais à Dieu. Il veut le voir glorifier partout, au milieu de ses ennemis comme parmi ses fidèles. « Et en considération d'elle élevez-nous en haut. » De qui, d'elle? De l'assemblée; à cause d'elle « élevez-nous en haut. » Exaltez-nous, relevez-nous, comblez-nous de gloire, rendez l'assemblée plus illustre et plus magnifique, rendez-lui sa première prospérité. Voyez comment partout il mêle les préceptes aux prières. Plus haut, après avoir dit « Ayez pitié de moi et exaucez-moi, » il passe aux conseils, et dit : « Fils des hommes, jusques à quand vos coeurs seront-ils appesantis ? » Ici après ces mots : « Elevez-nous en haut, Seigneur, » il poursuit en ces termes : « Le Seigneur jugera les peuples. » Un autre interprète : « Le Seigneur rendra la justice. » Par là il enseigne à ceux qui croient que tout marche au hasard et à l'aventure, qu'il est une Providence qui préside aux événements et demande compte des actions. Par jugement, il entend ici à la fois et le jugement futur et celui d'ici-bas. Là-haut, le jugement général et public : ici-bas, les jugements particuliers, par lesquels Dieu inflige déjà certains châtiments, de manière à réveiller la nonchalance et à démontrer à l'incrédulité l'universelle providence. « Jugez-moi, Seigneur, suivant ma justice. » Un autre dit « Selon ce qu'il y a de juste en moi. Et selon l'innocence qui est en moi. (10.) » Que la malice des pécheurs soit consommée. Un autre traduit : « Que le supplice des impies se consomme. Et vous dirigerez le juste. » Suivant un autre : « Et vous raffermirez le juste. » Comment celui qui dit ailleurs : « N'entrez pas en jugement avec votre serviteur (Psal. CXLII, 2), » peut-il dire en cet endroit « Jugez-moi selon ma justice? » C'est qu'il s'agit de deux choses différentes. Quand il dit n'entrez pas en jugement avec votre serviteur, il veut dire : ne me faites point le procès, n'examinez point ma vie en la rapprochant des bienfaits dont vous m'avez comblé. Voilà pourquoi il ajoute : « Parce que tout être vivant ne sera pas justifié devant vous : » entendez, tout être qui aura procès avec vous. Mais ici sa pensée est autre : ce n'est pas relativement à Dieu qu'il veut être jugé, mais relativement à lui-même. Voilà pourquoi il dit : « Suivant ma justice. » Par justice, il entend ici ne pas avoir fait de mal le premier au prochain : de même qu'il disait plus haut. « Si j'ai fait cela, » (567) et la suite. « Selon l'innocence qui est en moi, » c'est encore la même chose. C'est d'après cela, entend-il, que je veux être jugé.
Grande est ici encore la confiance de notre juste. S'il parle ainsi, d'ailleurs, c'est que la nécessité l'y contraint. Comment cela? Oui, beaucoup d'insensés avaient mauvaise opinion de lui à cause de ses épreuves. La plupart des hommes sans intelligence trouvent dans le malheur une occasion de calomnie , comme on peut le voir aussi par l'exemple de Job. C'est pour cela que des gens qui ne le savaient coupable d'aucun crime, osaient lui dire: Ton châtiment n'est pas encore à la hauteur de ta faute. Paul aussi n'était qu'un pervers et un scélérat, aux yeux des barbares, lorsque la vipère s'élança sur sa main. Aussi disaient-ils : « Après avoir échappé à la mer, la vengeance ne permet pas qu'il vive. » (Act. XXVIII, 4.) Séméi de même appelait David meurtrier, s'autorisant de son malheur pour porter sur lui cette injuste sentence.
8. Afin que vous ne tombiez pas vous-mêmes dans une faute pareille, il faut que nous raisonnions un peu sur ce sujet. J'entends bien des personnes dire : Si Dieu aimait les pauvres, il n'aurait pas souffert qu'ils fussent pauvres : d'autres s'écrient, dès qu'ils voient un malade se débattre contre une tenace infirmité : Où sont les aumônes qu'il a répandues? Où sont ses bienfaits? Pour vous sauver d'une pareille erreur, plaçons au clair cette question. Car si tout homme raisonnable est incapable de haïr les bons et d'aimer les méchants, comment ose-t-on tenir un pareil langage au sujet du Seigneur, et prétendre que Dieu hait les pauvres, même vertueux, aime les riches, même pervers? Quel blasphème ! quel excès de folie !
Voyons donc, afin d'éviter une telle
aberration, quels sont les objets de la haine et de l'amour de Dieu. Quel est l'homme
aimé de Dieu? Celui qui garde ses préceptes. « J'aimerai cet homme, » est-il écrit,
« et j'irai vers lui. » Cet homme, ce n'est pas le riche, l'homme en santé, c'est celui
qui obéit aux préceptes divins. Quel est celui, maintenant, que Dieu voit avec haine et
avec horreur? Celui qui n'accomplit point ses ordres. Par conséquent, lorsque vous verrez
un homme qui n'accomplit point les ordres de Dieu, jouît-il d'une santé parfaite ou
d'immenses richesses, mettez-le au nombre des hommes détestés : pour l'homme vertueux,
malade ou pauvre, comptez-le parmi ceux qui sont aimés. Car c'est chez ceux-ci et non pas
chez les autres, que l'amour divin trouve à quoi se prendre. Ne voyez-vous pas; pour
emprunter un exemple au siècle, que ce sont les favoris des rois qui courent le plus de
risques à la guerre, qui reçoivent le plus de blessures, qui s'éloignent le plus
souvent de leur patrie? Ne savez-vous pas que « le Seigneur châtie celui qu'il aime, »
et « qu'il flagelle: tout fils qu'il reçoit? » Mais beaucoup d'hommes
, dira-t-on , sont scandalisés en voyant ces choses. Ce n'est point la chose qui
les scanda
Si je parle ainsi, ce n'est pas que je manque de raisons à produire : mais je voudrais vous arracher à cette vaine curiosité et vous voir appliqués uniquement au souci de votre salut. Maintenant, pourquoi Dieu a-t-il statué ainsi? C'est par ménagement pour l'humanité. Il a resserré la souffrance dans les étroites limites de la vie terrestre ; les couronnes, il les a réservées pour la vie future, qui doit être hors des atteintes de la mort et de la vieillesse. Rien de plus fugitif, de plus éphémère, que les peines présentes : ce sont les récompenses qui sont immortelles et durent éternellement. D'ailleurs, c'est pour l'âme un exercice qui lui fait aimer la vertu. En effet, quand elle s'y attache, quoi qu'il lui en coûte, et sans rémunération actuelle, elle se dispose à l'aimer d'un parfait amour; quand elle trouve du plaisir à fuir le vice, sans qu'il l'expose encore à aucun châtiment, elle s'exerce à le haïr, à le prendre en aversion. On le voit : par là même, elle contractera l'habitude de haïr le vice , de chérir la vertu. Voici maintenant une autre raison : c'est que rien ne nous prépare mieux aux luttes de la sagesse, ne nous rend plus forts que la tribulation. En voici une troisième c'est que Dieu veut nous apprendre à dédaigner les choses présentes, à ne pas nous y attacher, à ne pas nous en laisser enchaîner. Voilà pourquoi il a assigné cette terre pour séjour à la tribulation et à la peine, tandis qu'il a rendu passagères toutes nos félicités et toutes nos joies. « Que la malice des pécheurs soit consommée, et tu dirigeras le juste. » Qu'est-ce à dire: « soit consommée? » Fais descendre le châtiment, et tu les arrêteras dans leur perversité. En effet, de même que la gangrène ne cède qu'à de cruels remèdes, au fer et au feu, de même pour réprimer le vice le châtiment est nécessaire.
9. Instruits de ces vérités, ne plaignons plus ceux qui sont châtiés et livrés au supplice, mais bien ceux qui pèchent impunément. Car si c'est un mal de pécher, c'en est un autre d'être privé de correction, ou plutôt ce dernier est le premier des deux, car c'est le plus terrible. En effet, c'est moins la maladie qui est redoutable que le manque de soin, quand on est malade; nous ne pleurons pas sur le sort d'un homme affecté d'une plaie : mais si cet homme est abandonné , si aucun médecin n'approche de son lit, c'est alors que nous le plaignons. Au contraire, celui qu'on traite par lé fer et le feu, nous le jugeons en voie de guérison, parce que nous ne considérons pas la douleur attachée à l'amputation, mais la santé que l'amputation doit procurer. En ce qui concerne l'âme, notre sentiment doit être le même : ce ne sont pas ceux qui sont punis (car leur châtiment les conduit à la santé), ce sont les pécheurs impunis que nous devons plaindre, sur qui nous devons gémir. Mais, dira-t-on, si les châtiments sont destinés à prévenir les péchés, comment se fait-il que nous ne soyons pas punis chaque jour de nos fautes? C'est que, s'il en était ainsi, la race humaine aurait péri prématurément, et le temps du repentir lui aurait été dérobé. Voyez Paul. S'il avait expié sa persécution, s'il avait été frappé, comment aurait-il eu le temps de se repentir, de faire les bonnes uvres innombrables qui suivirent sa pénitence, de ramener l'univers entier, pour ainsi dire, de l'erreur à la vérité? Ne voyez-vous pas que les médecins qui ont affaire à un malade criblé de blessures ne lui administrent pas un traitement proportionné à la gravité de ces plaies, mais celui-là seulement que ses forces peuvent supporter? autrement, en guérissant les plaies, ils tueraient le malade.
Voilà pourquoi Dieu ne châtie pas à la fois tous les coupables, ni tous les coupables autant qu'ils le méritent, mais use en cela de douceur et ménagement : souvent la punition d'un seul lui suffit pour corriger beaucoup de pécheurs. Cela se voit souvent aussi pour le corps: un seul membre coupé remet les autres en santé. Mais admirez la charité de notre juste : voyez comme partout il se préoccupe de l'intérêt commun, de l'extirpation du péché, et s'inquiète non de tirer vengeance de ses ennemis, mais de guérir leur perversité. Ainsi attachons-nous constamment à réprimer les progrès du vice, pleurons sur ceux qui vivent dans l'iniquité, fussent-ils revêtus de vêtements de pourpre ; et célébrons le bonheur des gens de bien, fussent-ils livrés aux angoisses de l'extrême indigence; pour cela il nous suffit de détourner nos regards du dehors pour les diriger vers le dedans. C'est alors que nous verrons la richesse de l'un, la (569) pauvreté de l'autre. Qu'importent les robes de pourpre qu'on étale? On en étale ainsi dans de misérables échoppes de planches. En quoi celui qui s'en revêt est-il plus riche que celui qui les vend? Mais il n'en est pas ainsi de la richesse du juste; elle est solide et durable. Que si les prétendus riches ne s'aperçoivent pas de leur pauvreté réelle, il ne faut pas s'en étonner. Ceux qui sont atteints de frénésie n'ont pas non plus le sentiment ale leur infirmité, et c'est précisément ce qui les rend encore plus à plaindre, bien loin qu'ils doivent faire envie. S'ils avaient conscience de leur mal, ils courraient chez le médecin; mais ce qu'il y a de plus affreux dans leur infirmité, c'est qu'ils sont malades sans le savoir. Ne considérez donc point que le riche se complaît dans sa richesse : au contraire, voyez en cela même un nouveau sujet de larmes et de compassion, qu'il ne connaît point l'étendue de son infortune. Car il ne sied pas à l'homme de se prévaloir de pareilles choses, et c'est l'indice d'une extrême déraison. « Et vous dirigerez le juste.» Qu'est-ce à dire ? Il veut dire que la punition infligée aux méchants rend les justes plus vigilants. Il résulte donc de là deux avantages les uns sont guéris de leur perversité, et les autres progressent dans le chemin de la vertu. Si un homme en santé qui voit employé le fer et le feu pour la guérison d'un malade, devient plus attentif à veiller sur sa santé, il en est de même ici. Car en ce temps, beaucoup de personnes, même parmi celles qui paraissaient veiller sur elles-mêmes, étaient scandalisées de la prospérité des méchants, faute d'instruction suffisante. Voilà pourquoi le Psalmiste dit ailleurs : « Mes pas ont été presque déroutés parce que j'ai senti de la jalousie contre les méchants. » (Ps. LXXII, 2.) « D'où vient, » dit un autre « que la voie des impies prospère? » (Jér. XII, 1.) Job aussi se fait mille questions semblables. Mais c'est qu'alors l'initiation était incomplète : de là ces paroles, ces questions; maintenant celui que ce spectacle déconcerte ne mérite aucune indulgence,. après tant de sublimes leçons de sagesse, après de pareilles révélations sur l'avenir, après tant de lumières nouvelles sur l'enfer, sur le royaume des cieux , sur la rétribution qui doit être accordée là-haut, à chacun selon son mérite.
« O Dieu juste qui sondez les coeurs et les reins. Mon recours est en Dieu qui sauve les hommes droits de coeur. » (11 .) Un autre dit : « Celui qui sonde les coeurs et les reins, le Dieu juste, mon protecteur. » Un autre « Le Dieu juste. » Les Septante interprètent ainsi : « Le Dieu qui sonde les coeurs et les reins. Juste est mon recours en Dieu. » Le Psalmiste a dit que Dieu jugera l'univers : il dit à présent comment Dieu le jugera. Il a dit que Dieu n'a besoin pour cela ni de témoins, ni d'enquêtes, ni de preuves, ni de pièces, ni de rien de pareil : car c'est lui qui sait les mystères. Qu'un insensé ne vienne donc pas nous dire . Et comment Dieu jugera-t-il tout cet univers? Celui qui l'a tiré du néant, saura bien juger son ouvrage. Par le mot «Reins, » il entend ici ce qu'il y a de plus secret, de plus profond, de plus mystérieux dans nos pensées : ce n'est ici qu'un emblème pour désigner quelque chose de plus général.
10. Que veut dire maintenant cette expression « Sonder? » La même chose « qu'Examiner » qui se trouve ailleurs. Les paroles sont humaines : le sens est digne de Dieu, quand Paul dit: « Celui qui scrute les curs. » (Rom. vin, 27.) « Scruter, » pour lui, est la même chose que savoir avec certitude. Ici « Sonder, » c'est savoir exactement. Quant à « Examiner, » c'est mettre à nu pour voir, ce qui est le propre d'une science, d'une connaissance exactes. Paul a dit : « Tout est à nu et à découvert devant ses yeux. » (Hébr. IV, 13.)
« Juste est mon recours. » Un autre traduit « Juste est mon protecteur. » Qu'est-ce à dire, « Juste est mon recours en Dieu? » C'est justement, veut-il dire, que Dieu m'exaucerait, car je ne lui demande rien d'injuste. Si donc nous voulons obtenir l'appui d'en-haut, demandons des choses qui aient le même caractère : afin que la nature de notre prière nous concilie la faveur de Celui qui « sauve les hommes droits de coeur. » Telle est sa fonction, telle est sa coutume. Ainsi donc, puisque je n'ai point donné l'exemple de l'iniquité, puisque je n'aspire point à la vengeance, c'est justement que Dieu viendrait à mon aide. Instruits de ces vérités, gardons-nous de rien demander, qui soit un obstacle au bienfait. Quand vous souhaitez du mal à vos ennemis, le secours que vous demandez serait injuste : car il contredirait la loi promulguée par Celui même dont vous sollicitez l'appui. Demander l'argent, la beauté, ou tout autre avantage mondain et périssable, c'est aller contre le devoir d'une (570) âme bien réglée. Ainsi donc, demandons de façon à obtenir.
« Dieu est un juge équitable, puissant, patient, qui n'inflige point sa colère chaque jour. » ( 12.) Un autre dit: «Qui gronde tous les jours. » Le texte hébreu dit : « Toute la vie. » Un autre interprète « qui menace, gronde, et ne punit pas. » Voici le sens de ces paroles: S'il est juste, il voudra, de toute façon, punir les hommes injustes; s'il est puissant, de toute façon il le pourra. Mais que devient, dira-t-on, la bonté de Dieu, s'il doit nous juger selon la justice? Elle éclate premièrement, en ce que le châtiment ne nous suit point pas à pas, ou plutôt, elle éclate d'abord, en ce qu'il a remis tous nos péchés au moyen de l'eau de régénération; et secondement, en ce qu'il nous accorde le repentir. Si vous réfléchissez que nous péchons tous les jours, c'est alors surtout que vous verrez la bonté divine se manifester dans son inexprimable étendue. C'est ce que David fait entendre par la suite : « Dieu est un juge équitable, puissant, patient. » Vous ne voyez pas pourquoi, si ni le pouvoir, ni la volonté ne lui manquent, il ne punit pas? Sachez, répond David, qu'il est patient, et que sa colère ne se manifeste pas chaque jour. Mais qu'on n'aille pas croire sottement que c'est la faiblesse qui l'empêche de sévir : David nous fait connaître le motif de ce délai : c'est que sa patience aussi est extraordinaire. Si cette patience a pour objet de vous amener au repentir, c'est lorsqu'il voit que ce remède reste impuissant, qu'il se décide à sévir. Il ne se passe donc point de jour, que nous ne méritions d'être punis. Sans cela, le Psalmiste ne dirait pas, comme une chose digne d'attention : « N'infligeant point sa colère chaque jour. » S'il parle ainsi, c'est que nos actes réclament le châtiment et que la bonté de Dieu s'oppose seule à notre juste punition. Ici encore, vous voyez comment il montre l'impassibilité divine, et par ce mot colère n'entend que le châtiment. Personne, en effet, n'inflige sa colère; la colère est pour qui la ressent, et le châtiment pour autrui. C'est donc bien à la punition qu'il songe en disant: « Et n'infligeant point sa colère chaque jour. » Et comment peut-il dire « chaque « jour ? » Que chacun de nous rentre en lui-même, et il en verra la raison. J'omets les péchés secrets: mais les péchés publics, qui sen défendra? Quels sont donc ces péchés? Et quel est le jour, où nous ne prions pas avec négligence, avec une insouciance complète? Or, vous allez voir que par là nous encourons la colère. Dites, en effet: si vous abordiez votre juge en bâillant, et que vous fussiez convaincu, ne se hâterait-il pas de vous infliger votre peine, de vous déporter au delà des frontières? Sans doute, dira-t-on, attendu que c'est un homme. Eh bien ? Si un homme peut être dans son tort, quand il s'irrite d'une offense, vu que l'offenseur est son égal : quand c'est Dieu qui est l'offensé, le châtiment devient parfaitement juste : car la faute est plus grave que si elle atteignait un homme. De plus si l'homme punit, c'est dans une pensée d'intérêt personnel : en vous punissant, au contraire, Dieu ne considère que votre propre avantage : de sorte que, à ce point de vue encore, l'indignation devient plus légitime. Car ce n'est pas la même chose de mépriser ceux qui ne songent qu'à eux-mêmes ou celui qui ne songe qu'à vous. Et l'on encourt une colère bien plus grande encore lorsqu'on ne sait pas même être sage au moment de solliciter pour soi. Combien y a-t-il d'hommes qui n'aient jamais offensé leur frère gratuitement? Ne me dites pas que ce frère était un simple serviteur: « Car dans le Christ il n'y a ni homme, ni femme, ni esclave ni homme libre. » (Gal. III, 28.) Quel est celui qui n'a pas accusé son prochain, ne l'a pas calomnié? celui qui n'a jamais jeté sur une femme des regards dissolus? celui qui n'a pas été jaloux d'autrui? qui n'a pas connu la fausse gloire? qui n'a pas proféré une parole inutile? Or, toutes ces actions tombent sous le coup du châtiment. Et si nous étions aussi négligents à l'égard des choses mondaines, qu'au sujet des choses spirituelles, ce serait un titre à l'indulgence : mais ce dernier recours nous est interdit. En effet, dans les premières, nous sommes aussi vigilants qu'endormis en ce qui concerne les secondes. Et afin qu'en l'entendant parler de la patience divine, nous ne nous sentions pas encouragés à la nonchalance, il ajoute : « Si vous ne vous convertissez pas, il fera luire son glaive. » (Ibid. 13.) Un autre dit : « Il aiguisera son épée. Il a tendu son arc et l'a préparé. » Suivant un autre, « il tendra. Et il a disposé sur son arc des instruments de mort. Il a préparé ses flèches contre ceux qui brûlent. » (14.) Un autre dit : « Pour brûler. »
11. Que vont dire ici ceux qui attribuent à (571) Dieu une forme humaine à cause de ces expressions qui rappellent des mains, des pieds, des yeux? Est-ce qu'il y a là-haut des ares, des traits, des pierres à aiguiser, des glaives, des carquois. Pourtant on lit ailleurs : « A ta vue, les montagnes seront troublées devant toi. » (Eccli. XVI, 19.) Et chez le même Psalmiste : « Celui qui regarde la terre et la fait trembler. » (Psal. CIII, 32.) S'il lui suffit de regarder la terre, pour fondre les pierres, à plus forte raison aura-t-il le même pouvoir sur les hommes. Pourquoi donc Celui qui peut d'un regard bouleverser l'univers, que dis-je, par un simple effet de sa volonté (Celui qui l'a créé par sa volonté seule peut bien, certes, l'anéantir de la même façon), pourquoi, dis-je, est-il représenté avec un glaive et un arc? Si « dans sa main sont les frontières du monde. » (Psal. XCIV, 4.) Si « ceux qui l'habitent sont comme des sauterelles. » Si « toutes les nations seront comptées comme « une goutte tombée d'un tonneau et comme le petit grain de la balance. » (Is. XL, 22, 15.) Si son ange, en se montrant, a détruit dans un instant cent quatre-vingt-cinq milliers d'hommes; que dis-je, son ange? si des mouches, des chenilles et des vers ont exterminé l'armée des Egyptiens : que fait ici cet arc? à quoi bon ce glaive? pourquoi donc ces expressions? A cause de la grossièreté des esprits auxquels elles sont adressées, et afin de les ébranler à l'aide de ces noms d'armes qui leur sont familiers. Celui qui tient dans sa main notre respiration à tous, Celui dont personne ne saurait soutenir le poids (Dan. V, 23; Psal. CXLVII, 17), comment des armes lui seraient-elles nécessaires? Mais, comme je l'ai dit plus haut, s'il s'exprime ainsi, c'est à raison de la grossièreté et de la sottise des hommes pour lesquels il parle. Que veut dire ce mot : « Il fera luire? » Entendez : « Il aiguisera. » Mais il a donc besoin d'une pierre? Est-ce qu'il y a de la rouille sur son glaive? Et quel homme intelligent pourrait prendre ces termes à la lettre? Ainsi que je l'ai dit plus haut,. ce sont là des emblèmes qui figurent le châtiment : et il recourt aux objets les plus sensibles afin que les plus grossiers des hommes soient avertis qu'il ne faut pas s'en tenir aux mots, mais y chercher des pensées conformes à la majesté divine. Si donc on s'étonne d'entendre parler de la colère et du courroux de Dieu, à plus forte raison y a-t-il lieu d'être surpris en cet endroit. Mais si ces dernières expressions doivent être prises autrement que dans le sens littéral, et dans une signification qui convienne au caractère de la divinité, il est clair qu'il faut faire de même pour la colère et le courroux; et que la grossièreté des expressions n'a d'autre but que de frapper la grossièreté des auditeurs. Voilà pourquoi il ne s'en tient pas là, et ne craint pas de parler un langage encore plus humain, et propre à rendre la terreur encore plus vive. Il ne se borne pas à représenter Dieu armé d'une épée; il le montre encore s'apprêtant au combat. Comme ce n'est pas un égal sujet d'effroi que d'entendre dire qu'on aiguise le glaive, ou que l'arc est aux mains de l'archer, le Psalmiste ébranle l'âme de ses auditeurs par ces figures tout humaines : « Il a tendu son arc et l'a préparé... » Ainsi il nous effraye, et il nous fait connaître à la fois la longanimité de Dieu et sa colère. Il ne dit pas : il a lancé la flèche; il ne dit pas, il a saisi son arc, mais bien : il l'a tendu et l'a préparé : c'est-à-dire qu'il est prêt à lancer le trait.
Et pourquoi s'étonner de ce langage dans l'Ancien Testament, lorsque dans le Nouveau même, Jean s'adressant aux Juifs ne craint pas de leur dire : « Déjà la cognée est à la racine de l'arbre? » (Luc, III, 9.) Qu'est-ce à dire? Dieu fait comme un bûcheron qui coupe du bois avec une hache? Est-ce bien de cognée, est-ce bien de bois qu'il s'agit? Y pensez-vous? Pas plus que de paille et de blé, dans ces paroles : « Son van est dans sa main, et il nettoiera entièrement son aire : il amassera son blé dans le grenier; mais il brûlera la paille dans un feu qui ne peut s'éteindre. » (Mat. III, 12.) Qu'est-ce donc que cette cognée? C'est le châtiment, le supplice. Et les arbres? Ce sont les hommes. Mais la paille? les méchants. Et le blé? les bons. Le van, enfin? La séparation par le jugement. Il en est de même ici du glaive, de l'arc, des traits : c'est encore le supplice, la punition. Après cela, par ces expressions : « Tendre et préparer, » il nous représente les délais du supplice qui est différé sans être bien loin, qui nous attend à la porte. Les instruments de mort, ce sont les traits. Ainsi qu'on appelle instruments de labour, ce qui sert à cultiver la terre; instruments de navigation, ce qui sert. à traverser les flots; instruments de tissage ce qui sert à faire les tissus. Les instruments de mort sont ici ce qui donne (572) la mort. Ensuite, afin d'expliquer ce que sont ces instruments de mort, il ajoute : « Ses a traits, » indiquant ainsi la promptitude avec laquelle il punit, quand il veut punir. Et ceux qui brûlent? Ce sont les coupables punis, les suppliciés. Eh bien l est-ce que le feu ne suffit pas? A quoi bon des traits? Voyez-vous bien que tout cela n'est que métaphores et images, destinées à augmenter la terreur? Voici le sens de ses paroles : Dieu a tout préparé pour la punition de ceux qui doivent être punis. S'il n'avait point parlé de la sorte, il n'aurait pas inspiré autant de crainte : par toutes ces expressions diverses de traits, de glaive, de flèches lancées, d'arc tendu, d'instruments de mort,; de feu allumé, il redouble à dessein nos angoisses. Puis, pour calmer un peu notre terreur, il ajoute : « A ceux qui brûlent. » Sans cela, quelque homme sans intelligence pourrait croire que le bras de Dieu menace tous les hommes, qu'il est armé contre le monde entier. Paul fait allusion à la même chose, lorsqu'il dit en parlant du magistrat : « Ce n'est pas en vain qu'il porte le glaive. » (Rom. XIII, 4.) S'il est vrai que le glaive des magistrats soit bon à cela, et inspire la terreur, à plus forte raison est-ce vrai . de la divinité. Et ce n'est point le fait d'une bonté commune que d'effrayer par des menaces, et d'insister en paroles sur l'énormité du châtiment; c'est un moyen de nous en épargner l'épreuve. Si Dieu tend son arc, s'il le prépare, s'il y pose la flèche, s'il se prépare à punir, c'est afin de n'avoir pas lieu de punir.
12. Il donne de la force à son langage, en indiquant par cette expression, « il fera luire, » la rigueur et la promptitude du châtiment. Par ce mot : « il a tendu, » il en fait voir la proximité; en disant : « il a préparé, » il prédit le résultat inévitable de l'obstination des pécheurs ; en ajoutant : « pour ceux qui brûlent » il a en vue les coupables, afin que, avertis par tout ce qui précède, ils renoncent à leur iniquité. Que si c'était là le langage de la colère et du courroux, il n'aurait pas prévenu ceux qu'il devait frapper. Le courroux ne permet point tant de ménagements : il se comporte même d'une façon toute contraire, surtout quand il est à son apogée, au moment de la punition, dans les apprêts de la vengeance. En guerre, du moins, ou quand on veut se venger, loin de ; dire à l'avance, on se cache pour attaquer, de façon que ceux qu'on veut punir ne puissent se mettre sur leurs gardes. Il n'en est pas ainsi de Dieu; bien au contraire, il avertit, il diffère, il menace, il emploie enfin tous les moyens, pour ne pas être forcé d'exécuter ses menaces. Telle fut sa conduite à l'égard des habitants de Ninive. En cette occasion aussi il tendit son arc, fit briller son glaive, prépara ses traits et ne frappa point. Ne voyez-vous pas en effet, dans ces paroles du prophète, comme un arc, un trait, un glaive aiguisé : « Encore trois jours et Ninive sera détruite? » (Jon. III, 4.) Mais Dieu ne lança point sa flèche : car s'il l'avait préparée, ce n'était que pour la remettre au carquois et non pour la lancer. Les soldats s'arment, afin de frapper. Mais quant à Dieu, il ne s'arme que pour corriger les hommes par la terreur, que pour tenir suspendu le bras de la vengeance. Ne nous laissons donc pas étonner ces paroles terribles n'attestent qu'une infinie bonté, et plus elles nous paraissent embarrassantes, plus est grande la clémence qui les a dictées. Les pères qui ne veulent point punir leurs enfants exagèrent à dessein leur colère dans leur langage : c'est dans la même vue que Dieu, répugnant à nous punir, prodigue les paroles effrayantes. Il va jusqu'à dire qu'il a allumé le feu de l'enfer : c'est afin de ne pas nous y précipiter. Voilà pourquoi il est si souvent question du supplice dans les évangiles, plus souvent même que du royaume. Attendu que les hommes peu éclairés sont plus sensibles à la crainte des peines qu'aux promesses, et qu'il est plus facile de les conduire à la vertu et de les détourner du vice par ce moyen l'écrivain sacré insiste sur ce point et y revient sans cesse. N'allons donc point nous plaindre de ces mots pénibles; ils nous rendent un grand service : mais songeons en même temps à la longanimité de Dieu, à la justice de ses arrêts et ne désespérons pas de notre salut Dieu est patient. Ne tombons point dans le découragement : Dieu est juste. Ici-bas sa clémence est infinie : c'est dans l'autre vie qu'il fait éprouver les horreurs du supplice à ceux que sa bonté n'a point corrigés. Si nous craignons ce supplice, songeons dès maintenant à nous en préserver.
« Voici qu'il est gros dinjustice. » (15.) Au lieu de : « Il est gros, » le texte hébreu donne: « Jébal. Il a conçu la peine. » Un autre dit « Et ayant enfanté. Et il a mis au jour liniquité (573). Le mensonge, » suivant un autre. « Il a ouvert une fosse et l'a creusée, et il tombera dans la fosse qu'il a faite. » (16.) Ailleurs on dit : « Dans la perdition qu'il a opérée. » Il a dit que Dieu s'est préparé aux châtiments; il a dit qu'il déchaîne les supplices. Ainsi il a ramené l'auditeur à la sagesse, par la vue de la colère d'en-haut suspendue sur sa tête. Il l'instruit maintenant au moyen de la réalité même, en montrant que le vice lui-même est un premier châtiment. C'est ce que Paul fait voir aussi en disant : « Et recevant en eux la rétribution due à leur erreur. » (Rom. I, 27.) En effet, rien n'est plus propre à corriger la plupart des hommes grossiers, que l'exemple du malheur. Le Psalmiste leur met donc aussi cette image sous les yeux. Ainsi fait le Christ lui-même : Après avoir parlé longuement de la géhenne, il nous fait voir ceux qui y sont précipités. Par exemple le riche, dans l'histoire de Lazare; les vierges folles, l'homme qui avait enfoui le talent, et de même, en ce monde, ceux qui furent ensevelis sous les ruines de la tour, ceux dont Pilage mêla le sang aux sacrifices. De même encore Pierre, après un long discours sur l'enfer, frappa surtout ses auditeurs, quand il en vint à leur montrer ceux qui avaient été punis, et à étaler sous leurs yeux le supplice d'Ananie et de Saphire, et Paul fit la même chose à l'égard du magicien. Il s'y prend d'une autre manière pour produire le même effet, lorsqu'il parle comme il suit de ceux qui périrent dans le désert . « Je ne veux pas que vous ignoriez que tous nos pères étaient sous la nue, et que tous furent baptisés en Moïse, mangèrent l'aliment spirituel et burent le breuvage spirituel; mais Dieu ne se complut pas dans la plupart d'entre eux: ils périrent et tombèrent.» ( I Cor. X,1-5.) Il parle de l'avenir, de l'enfer, du châtiment, du supplice : à l'appui de sa démonstration, il invoque le passé, et produit sous nos yeux les supplices eux-mêmes, les victimes des serpents et de l'exterminateur. Ici même, David fait la même chose, soit qu'il parle d'Achitophel ou d'Absalon. Quelques-uns croient qu'il s'agit d'Achitophel.. En effet, il ne convenait pas au même homme de dire : « Epargnez mon enfant Absalon, » et quand il l'eut . perdu, « qui me donnera la mort à ta place? » (II Rois, XVIII, 5-33), et de parler comme il fait ici. Mais les premières paroles lui étaient dictées par la nature ; celles-ci, par l'inspiration de l'Esprit. D'ailleurs, qu'il ait eu en vue Absalon ou Achitophel, examinons ses paroles : je me soucie peu des personnages.
13. Qu'apprenons-nous par là? Il nous fait voir que celui qui creuse une fosse pour le prochain, y tombera : et que pareil aux femmes enceintes, dont la grossesse est un tourment, l'artisan d'une perfidie, avant qu'il ait réussi à nuire, est lui-même en proie aux tourments, à la douleur, à une douleur vive et poignante. Aussi voulant représenter ce que cette douleur a d'affreux, il emploie le terme de grossesse. C'est le mot dont se sert l'Ecriture quand elle veut dépeindre une douleur insupportable. De là cette phrase : « Des grossesses se sont emparées des habitants de Philistim (Exod. XV, 4) : » entendez, la crainte, le tremblement, la peine, la douleur. Paul de même : « Lorsqu'ils diront, Paix et sécurité, alors même viendra sur eux une ruine soudaine, comme est le mal de la grossesse pour une femme enceinte. » (I Thessal. V, 3.) Par là il indique à la fois la violence intolérable du mal, et son irruption subite. Ezéchias dit aussi : « Que les douleurs de la grossesse sont venues pour la femme enceinte, mais qu'elle n'a pas la force d'accoucher (Isaï, XXXVII, 3), » marquant par cette expression une crainte et une souffrance intolérables. Ainsi fait le prophète en cet endroit. Un homme fût-il un millier de fois scélérat, il ne réussira jamais à corrompre le tribunal de sa conscience; c'est un juge naturel que Dieu lui-même a institué au fond de nos coeurs. Quelque résistance que nous lui opposions, il est toujours là pour nous dénoncer, nous punir, nous accuser; et il n'est aucuir de ceux qui vivent dans l'iniquité qui ne souffre une douleur inexprimable, soit en méditant le crime, soit en exécutant son dessein. Quoi de plus scélérat qu'Achab? Néanmoins quand il eut convoité la vigne, rappelez-vous quelle fut sa douleur. Ce roi, ce souverain absolu, que personne n'osait contredire, incapable de supporter les accusations de sa conscience, rentre chez lui triste, la tête baissée, confus, un sombre nuage sur le front, portant sur son visage le témoignage accusateur de sa conscience, et ne pouvant voiler la douleur de son âme. C'est en cet état du moins que sa femme le surprit. Le traître Judas, l'homme qui s'était porté à un tel attentat, ne pouvant supporter la douleur que lui causait le jugement de sa conscience, se pendit et finit ainsi (574) ses jours. Si le méchant souffre de tels tourments, l'homme vertueux au contraire jouit du calme et d'une absolue tranquillité d'âme. Voyez un peu. Qu'un homme projette de se venger ou de commettre une mauvaise action, considérez à quelles tortures il est en butte. La colère remplit son coeur, le courroux le dévore, mille pensées tumultueuses s'agitent dans son esprit; il hésite entre mille partis
la crainte, les angoisses, le tremblement l'assiègent, pendant que la colère le ronge, la crainte le bouleverse : comment réussir, comment se venger? avant celui dont il trame la perte, il se perd lui-même. Au contraire celui qui a banni le courroux de son âme est exempt de toutes ces agitations, et cela se conçoit. C'est quelque chose dont il est le maître; il n'a qu'à vouloir et tout s'exécute. L'autre, pour réussir, a besoin des circonstances, d'un lieu propice, de ruse, de trahison, d'armes, de stratagèmes, de guet-apens, de flatterie, de servilité, d'hypocrisie. Voyez-vous combien la vertu est chose aisée, le vice, chose difficile ? Quel est le calme attaché à l'une, le trouble dont l'autre est désolé?
Voilà ce qu'indique le Prophète en disant « Voici qu'il est gros d'injustice, qu'il a conçu la peine et enfanté l'iniquité. » Par là il fait voir que l'injustice n'est pas naturelle chez nous, mais empruntée. Voilà pourquoi elle nous est à charge; pourquoi, tant que nous en subissons l'empire, nous sommes assiégés de douleurs comparables à celles de l'enfantement. Tant que l'enfant n'est pas complètement formé, son séjour naturel est au sein de sa mère; il y reste donc, et cela sans peine. Mais quand il est parvenu à maturité, rester où il est devient une chose contre nature : de là les souffrances de l'enfantement. Dès lors la nature contrariée fait effort pour le chasser au dehors : elle a consommé son oeuvre, elle ne saurait plus en garder le dépôt. Mais dans ce cas, la conception précède, et les douleurs suivent : ici , au contraire, les souffrances viennent en premier lieu, et en. suite la conception et l'enfantement. Qu'est-ce à dire ? C'est-à-dire que dans le premier cas, la douleur survient au moment de l'enfantement, et que dans le second la douleur se fait sentir tout d'abord. En effet, on n'a pas plus tôt conçu un projet criminel, on ne l'a pas encore bien fixé dans son esprit, que déjà le trouble et le désordre y règnent. En ce qui regarde les femmes, le germe une fois déposé dans leur sein prend de lui-même la forme que l'enfant doit avoir. Mais quand il s'agit de desseins perfides, c'est aujourd'hui une pensée mauvaise; demain ce sera le tour d'une autre : c'est une succession infinie de mauvais germes tombant l'un après l'autre; ce sont, chaque jour, des conceptions, des souffrances qui ruinent le coeur où elles ont leur siège. Ce n'est pas un enfantement pareil à celui des femmes, mais plutôt pareil à celui des vipères, dont les petits déchirent le sein, entr'ouvrent les flancs maternels pour voir le jour : c'est l'image des ruses de l'iniquité. Mais quand nous ferions tous nos efforts, nous ne saurions représenter à la pensée les souffrances qu'endurent les méchants. De là cette parole : « Le méchant seul épuisera les maux. » (Prov. IX, 12.) En effet, quoi de plus triste, de plus infortuné qu'un envieux, un traître, un homme qui convoite le bien d'autrui ! Il n'y a pas de bourreau qui fasse endurer pareille torture.
14. C'est donc avec raison que le Psalmiste appelle ces pensées-là « Maux de grossesse. » Mais les femmes enfantent par suite d'un commerce : si la santé des parents est bonne, telle sera aussi vraisemblablement celle des enfants; s'ils sont infirmes, leur infirmité se transmettra à leur rejeton. Il en est de même encore en ce qui regarde les pensées. Si vous fréquentez d'honnêtes gens, vous donnerez naissance à de bonnes pensées; si vous hantez des méchants, et que vous n'y preniez pas garde, vous aurez lieu de vous en repentir. Ecoutez du moins ce que dit le prophète : « C'est de ta crainte que nous avons conçu, porté, enfanté un esprit de salut. » (Isaïe, XXVI , 18.) Voici maintenant pour ceux qui ont commerce avec le diable : « Ils ont brisé des oeufs d'aspic, et ils tissent une toile d'araignée. » (Is. LIX, 5.) Fuyons donc les méchants. Quand nous pouvons concevoir et enfanter sous l'inspiration des préceptes de Dieu , comment serions-nous excusables de nous y refuser, et de rechercher la société des hommes dépravés : pareils à une femme qui préférerait aux embrassements d'un monarque le commerce d'un brigand ou d'un pirate? « Il a ouvert une fosse, et l'a creusée : et il tombera dans la fosse qu'il a faite. » (16.) Encore une figure : par les maux de la grossesse, il désignait la souffrance: ici, par ce mot (575) fosse, il indique l'impossibilité de la délivrance « Et il tombera dans la fosse qu'il a faite. » Ce qu'un autre exprime en ces termes - Celui qui creuse une fosse pour son prochain y tombera. Et c'est encore une marque de la bonté divine, d'avoir rendu la trahison telle que le traître tombe dans ses propres filets, afin que cette considération même détourne les hommes des combats et des artifices contre le prochain. La même chose arriva pour Moïse : celui qui devait périr fut sauvé, tandis que Pharaon trouva la mort dans la voie même qu'il avait suivie pour exterminer les enfants. En effet, l'ordre de ce massacre, contraignit la mère de Moïse, dans son effroi, à exposer son fils : la fille de Pharaon recueillit sur le fleuve le berceau abandonné, trouva l'enfant, l'éleva; et Moïse, parvenu à l'âge d'homme extermina tous ses persécuteurs. En cela éclate surtout l'industrieuse sagesse de la Providence : voyez quel avertissement pour les méchants, quelle joie pour ceux qu'ils menaçaient. Quelque chose de pareil arriva aussi à l'admirable Joseph. Ses frères qui l'avaient précipité dans la servitude eurent le sort que l'on connaît ; quant à lui, loin de causer son malheur, ils lui rendirent service : c'est à eux qu'échut le rôle lugubre dans cette tragédie. Je pourrais citer beaucoup d'exemples pareils : mais je passe à un nouvel ordre de considérations.
Un homme a usurpé le bien d'autrui ? c'est sa propre ruine qu'il a causée. Quant à celui qu'il a dépouillé, souvent il lui rend service, au détriment de sa propre âme, dont il trahit les intérêts. Un homme a commis une injustice ? C'est un glaive qu'il s'est enfoncé dans le sein. Le plus grand préjudice, ce n'est point de subir un préjudice, c'est de le causer. Aussi Paul recommandait-il de subir plutôt l'injustice, et de ne point s'en rendre coupable; et le Christ, de recevoir les soufflets et de n'en pas donner, de présenter au contraire sa joue à l'outrage. C'est le propre de la vraie force, c'est ce qui fait la patience, ce qui fortifie l'âme, ce qui la rend supérieure aux passions. Celui qui fait tort au prochain, en le frappant, en l'injuriant, a commencé par être victime et captif de sa passion, avant de causer à autrui ce dommage apparent; le pire sort est le sien, esclave qu'il est du plus dur des maîtres. « La peine retournera sur sa personne ; et son injustice retombera sur sa tête. » (17.) Ces mots encore sont entendus soit d'Achitophel, soit d'Absalon. L'un et l'autre, en effet, furent atteints à la tête par le châtiment. L'un se pendit; l'autre en passant sous un arbre resta pris par les cheveux et demeura suspendu longtemps. Judas se pendit de même, sachant que tout le mal qu'il avait fait devait retomber sur sa tête. Achitophel aussi, pressentant que David ne pouvait manquer de triompher, alla se pendre; quant à Absalon, c'est malgré lui qu'il resta suspendu, et il ne mourut pas tout d'abord : comme un condamné, il fut d'abord attaché et suspendu à un arbre; et en vertu d'un arrêt d'en-haut, il demeura longtemps dans cette position, livré aux tortures de sa conscience. Il brûlait de plonger sa main dans le sang paternel; et son père néanmoins recommandait à ses soldats de l'épargner. Que dis-je? Il était si exempt de vaine gloire, qu'il alla jusqu'à pleurer sa mort. Et pour vous faire bien entendre que les hommes ne furent pour rien dans cette exécution, et que la sentence était toute divine, des cheveux et du bois servirent de chaînes pour le coupable, un animal le livra; sa chevelure tint lieu de cordes, l'arbre de poteau, la mule fut le soldat qui le conduisit au supplice. Et voyez quelle singularité. Aucun des siens en le voyant dans cet état, n'eut l'idée de s'approcher de lui, de le délivrer, bien que le temps ne manquât pas pour cela. Dieu l'avait voulu ainsi, pour qu'il ne fût ni tiré de là, ni conduit enchaîné auprès de son père, attendu que ce coeur paternel montrait une indulgence excessive. Et ce qu'il y a de plus étonnant, c'est que le meurtrier d'Absalon fut l'homme qui l'avait réconcilié avec son père; il jouait là, pour ainsi dire, le rôle d'un implacable accusateur : mais il ne fit que frapper, et c'est Dieu qui prononça l'arrêt.
15. Que c'était, de fait, un jugement d'en-haut, David même nous en instruit: car après avoir dit : « Son injustice retombera sur sa tête, » il ajoute : «Je rendrai hommage au Seigneur, suivant sa justice : et je célébrerai le « nom du Seigneur Très-Haut. » (18.) Rendons grâces, dit-il, non qu'il se réjouisse de l'exécution de l'arrêt: mais il s'incline devant le jugement du Seigneur. Et qui pourrait rendre grâces au Seigneur suivant sa justice? Qui pourrait le louer à proportion de ce qu'il est ? Personne. Que signifie « Suivant sa justice? » Entendez, à cause de sa justice. « Et je chanterai les louanges du Seigneur tout-puissant. » En effet la victoire est la sienne, les trophées sont (576) pour lui, non pour moi. De même qu'à la guerre, quand le roi a remporté la victoire, on forme des choeurs à sa louange, on lui reporte toute la gloire du succès : voilà quelle sera ma conduite, veut-il dire. Aussi ne dit-il pas : je rends hommage, mais « je rendrai hommage, » voulant montrer que le succès même ne le rend ni oublieux, ni négligent, mais qu'il reste vigilant et sage; ce n'est pas que Dieu ait besoin de tels hommages, mais ils sont utiles et profitables à nous-mêmes. S'il recevait des sacrifices, bien qu'il n'en eût aucun besoin (si j'ai faim, est-il écrit, je ne vous le dirai pas. Ps. XLIX, 12), afin d'engager les hommes à l'honorer, c'est de la même façon qu'il accueille les hymnes, non qu'il ait besoin de nos bénédictions, mais parce qu'il désire notre salut. Car Dieu ne tient à nulle chose plus qu'à nos progrès dans la vertu.
Mais il n'est rien de plus propre à nous avancer dans cette voie, qu'un commerce assidu avec Dieu, que des actions de grâces, des hommages journaliers. Le Psalmiste loue Dieu, dans l'admiration que lui cause la justice et la longanimité divines. Et où voyez-vous, dirat-on, cette longanimité, quand l'usurpateur a péri? Elle est grande et- merveilleuse. Dieu a longtemps ménagé Absalon afin qu'il se repentît; il a permis qu'il fût maître du palais royal, afin qu'à la vue de cette maison où il avait grandi, où il avait été élevé, il éprouvât des remords. S'il n'avait pas été une brute, si son coeur n'eût été de pierre, tout cela était bien propre à le ramener; cette table où il s'asseyait à côté de son père, cette maison, ces lieux de réunion, où la parole avait obtenu sa rentrée en grâce après le meurtre affreux qu'il avait commis; bien d'autres choses encore auraient dû l'émouvoir. Il savait que son père errait comme un vagabond et un fugitif, en proie à d'extrêmes souffrances. Que si c'était trop peu pour le toucher, l'exemple, la triste fin d'Achitophel auraient dû éclairer son aveuglement; tout lui conseillait le repentir, car il n'ignorait pas le sort de son ami. Et qu'avait-il d'ailleurs à reprocher à son père? De l'avoir banni de sa vue? il aurait dû plutôt l'admirer, lui savoir gré d'avoir traité si doucement un fratricide. Il n'avait aucun reproche à lui faire; c'est lui-même qui, saisi d'une convoitise prématurée , alors que son père était vieux, que l'espérance lui souriait de près, n'avait pu se résigner à une attente aussi courte. Mais comment n'avait-il pas réfléchi que, même victorieux, il serait le plus malheureux des hommes, souillé d'un pareil crime et déshonoré par son propre trophée?
16. Où sont maintenant ceux qui gémissent de leur pauvreté ? quelle pauvreté n'est pas plus douce que de tels maux? quelle maladie? quelle souffrance? David ne se dit rien de pareil à lui-même ; il ne se décourage point, il ne se lamente point. Me voilà bien récompensé, aurait-il pu dire, moi qui jour et nuit m'occupe d'observer la loi de Dieu, moi qui, en dépit de mon rang, suis tombé au niveau du dernier des hommes : moi qui, miséricordieux envers mes ennemis, me suis vu livrer aux mains d'un enfant rebelle. Il ne dit, ne pensa rien de semblable: il supporta tout avec résignation, consolé dans ses épreuves par cette seule pensée que Dieu n'ignorait rien de ce qui se passait. Les trois enfants disaient: « Sinon, sache bien, roi, que nous ne servons pas tes dieux, et que nous n'adorons pas la statue d'or que tu as érigée. » Et si quelqu'un leur avait demandé: Et dans quelle espérance affrontez-vous le trépas ? qu'attendez-vous, qu'espérez-vous après la mort, après le bûcher? (en effet, l'attente de la résurrection n'existait pas encore) ils lui auraient répondu : Voilà la rémunération suprême : c'est de mourir pour Dieu. De même David ne jugeait aucune consolation supérieure à cette pensée, que Dieu sachant ces choses ne les empêchait pas. Un amant braverait mille morts pour sa bien-aimée et pourtant, qu'espérer d'elle après la mort ? Ainsi nous devons, sans penser au royaume des cieux , ni à aucun des biens qui nous sont promis, tout souffrir pour le seul amour de Dieu. Il y a pourtant des hommes si tièdes, si insensibles, que l'appât même des récompenses ne peut les gagner à la vertu. Dieu promet le royaume, et n'est pas écouté; le diable ouvre l'enfer, et il se fait aimer. Quelle horrible démence? Et pourquoi parler de l'enfer? Dès ce monde , et avant l'enfer , il procure souffrance, honte, risée, mille tortures, et il. attire à lui une foule empressée.. Considérez l'adultère ; voyez s'il est un homme plus malheureux que lui: il n'est pas encore dans l'enfer: mais déjà il est en proie à des soupçons continuels, les ombres l'épouvantent; il n'ose regarder personne en face; il craint tout le monde , ceux qui savent son crime, comme ceux qui l'ignorent; il ne voit partout (577) que glaives aiguisés, morts suspendues sur sa tête, bourreaux, juges assemblés. Que trouvez-vous de pareil chez l'homme chaste, fût-il en butte à mille épreuves? n'est-il pas toujours content, tandis que l'autre est toujours dans la douleur, dans les ténèbres? Voyez encore les esclaves de la colère, et ceux qui savent en triompher; les ravisseurs, et ceux qui donnent ou plutôt répandent leurs biens en vue de Dieu. Les uns sont dans un port tranquille, les autres sont jetés sur l'orageux détroit de la misère humaine, y sont ballottés chaque jour. En outre, quand l'avare voit que sa vie touche à son terme, et que sa passion va s'éteindre avant d'avoir été satisfaite, quand déjà la mort est suspendue au-dessus de sa tête, voyez quels tourments il endure. Il n'en est pas ainsi de l'homme vertueux : au contraire, il n'est jamais si content, si heureux, que lorsqu'il arrive à la vieillesse : car alors ses jouissances, loin de toucher à leur terme, sont plutôt dans leur fleur. Pour les adultères, les libertins, les avares, les gourmands, la vieillesse est la fin des jouissances : c'est un redoublement de jouissances pour les amis de la vertu. Ainsi donc, sans aller jusqu'à l'enfer et aux tourments dont il nous menace, il y a ici-bas déjà de quoi remuer fortement le coeur. Plein de ces pensées, fuyons le vice, attachons-nous à la vertu, aimons Dieu, non pour ce qui est à lui, mais pour lui-même. Ainsi nous suivrons ici-bas ce chemin de la vertu, qui est naturellement étroit, mais qu'il dépend des voyageurs d'élargir à leur volonté. Puissions-nous tous en atteindre le sommet, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui gloire dans les siècles des siècles ! Ainsi soit-il