Analyse.
1. Heureux de leur écrire, il les invite à éviter les
judaïsants.
2. II leur montre en quoi consiste la vraie circoncision, et
témoigne qu'ayant tous les avantages de la loi, il a tout sacrifié pour Jésus-Christ.
3-6. Exhortation contre le luxe. L'orateur montre les
désavantages temporels d'un luxe exagéré, ainsi : luxe inutile des vêtements ; luxe
plein de folie de l'or employé en bijoux ; luxe incroyable et ruineux de l'ameublement et
de la décoration des maisons. Le luxe envisagé au point de vue moral n'est pas
moins malheureux. Le luxe ne rend pas la vieillesse moins lourde, ni la vertu plus
facile ; le luxe, au contraire, empêche la pratique de la vertu : on abuse des biens de
Dieu et on oublie les pauvres. Les pierreries n'ont de prix que dans notre
imagination.
1. Les chagrins et les inquiétudes, lorsque l'âme en est déchirée à l'excès, la privent de sa force propre. L'apôtre réveille et ranime les Philippiens, parce qu'il les voit en proie à de profonds chagrins. Ils s'affligeaient d'ignorer où en étaient les affaires de Paul; ils s'affligeaient parce qu'ils le croyaient mort; ils s'affligeaient à propos de la prédication et au sujet d'Epaphrodite. Sur tous ces points, il les comble d'assurances consolantes, et il conclut : « Pour tout le reste, mes frères, réjouissez-vous », car vous n'avez plus aucun sujet de tristesse. Vous avez Epaphrodite que vous regrettiez; vous avez Timothée, moi-même j'arrive, l'Evangile progresse : que peut-il vous manquer? Réjouissez-vous ! Et tandis (66) qu'il appelle les Galates du nom de fils, il nomme ceux-ci ses frères. C'est qu'en effet, lorsqu'il veut administrer un blâme ou témoigner son affection, il choisit le titre de fils; mais quand ceux à qui il s'adresse lui paraissent mériter plutôt l'éloge que le blâme, il préfère le titre de frères. Réjouissez-vous « dans le Seigneur », paroles bien justes et vraies, « dans le Seigneur », et non pas d'une joie mondaine. Car celle-ci n'est point véritable; tandis que, d'après saint Paul, les souffrances en Jésus-Christ ont toujours leur bonheur. « Il ne m'est pas pénible et il vous est avantageux que je vous écrive les mêmes choses: Gardez-vous des chiens, des mauvais ouvriers, des faux circoncis ».
Vous voyez que saint Paul n'a pas commencé par les avertissements. Au contraire, il leur a donné plusieurs éloges, il leur a témoigné son admiration; il les loue de nouveau, avant de donner des avis. C'est qu'en effet, un discours d'avis est, de sa nature, pénible à entendre : aussi veut-il l'adoucir de toutes manières.
Qui appelle-t-il « des chiens ? » C'étaient ces mêmes hommes que toutes ses épîtres laissent deviner, juifs impurs et abominables, avides d'argent et d'empire, et qui , pour attirer à eux nombre de fidèles, prêchaient à la fois le judaïsme et le christianisme, corrompant ainsi l'Evangile. « Prenez garde » à eux, dit-il, car ils sont difficiles à découvrir ; prenez garde « à ces chiens ». Les juifs ne sont plus les enfants de Dieu ; le nom de chiens qui désignait autrefois les gentils, leur convient maintenant. Comment? Parce qu'autant les gentils étaient éloignés de Dieu et de Jésus-Christ, autant les juifs ont rompu avec lui. Cette appellation si rude met à nu leur impudence, leur malice, leur séparation profonde et haineuse d'avec les enfants légitimes. Que les gentils aient été appelés chiens d'abord , la Chananéenne vous l'apprend : « Oui, Seigneur », s'écrie-t-elle; « mais les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres ». (Matth. XV, 27.) Mais pour qu'ils n'aient pas même cette espérance d'être parmi les chiens admis autour de la table de famille, il ajoute un mot qui les exclut absolument : « Prenez garde aux mauvais ouvriers ». Désignation étonnamment bien choisie : mauvais ouvriers , puisqu'ils travaillent sans doute, mais au bénéfice du mal; leur labeur est pire que l'oisiveté, puisqu'ils renversent les plus nobles institutions de Dieu.
« Prenez garde aux faux circoncis ». La circoncision, chez les juifs, était chose honorable, puisque devant elle la loi cédait, le sabbat n'était plus un jour sacré. Car pour donner la circoncision, on violait le sabbat, tandis que la loi de circoncision ne pliait pas devant celle du saint repos. Comprenez de là l'économie du plan divin : la circoncision était plus respectée que le sabbat lui-même, puisqu'aucun temps ne pouvait en dispenser. Or la première loi est tombée : combien plus le sabbat avec elle ! Aussi Paul ne laisse pas même à la circoncision son nom en cet endroit. Il ne dit pas qu'elle soit mauvaise, qu'elle soit inutile, pour ne pas irriter les sectaires; mais il poursuit plus prudemment le même but, détournant de la cérémonie même dont il leur laisse encore le nom imparfait, mais avec le désir d'ébranler cette loi. Avec les Galates, il procède autrement. Comme cette plaie des faux circoncis y était plus dangereuse, il tranche dans le vif hardiment et avec une grande autorité. Avec les Philippiens, au contraire, comme les mauvaises doctrines n'avaient pas de succès, il épargne leurs oreilles et ne leur dit rien de dur tout en les combattant là comme ailleurs : Prenez garde « aux faux circoncis. C'est nous qui sommes la vraie circoncision »; comment? « Puisque nous servons Dieu en esprit sans nous flatter d'aucun avantage charnel ». Il n'a pas dit : Comparons entre cette circoncision et cette autre, et jugeons laquelle est préférable. Il ne donne pas même à ce rit à jamais éteint son nom antique : Ce n'est plus la circoncision, dit-il, ce n'est plus qu'une « concision », une plaie inutile, et pourquoi? C'est que les juifs se bornent à retrancher leur chair. Dès qu'une telle observance n'est plus consacrée par la loi, elle n'est plus qu'une incision, qu'une section. Peut-être aussi la désigne-t-il sous ce nom, parce que ces sectaires cherchaient à fractionner, à diviser l'Eglise. Notre, langue [grecque] emploie ce terme katatome pour toute manière de couper quand elle est maladroite et sans règle.
2. Mais si vous tenez, dit l'apôtre, à connaître une circoncision véritable , vous la trouverez chez nous qui servons Dieu en esprit », c'est-à-dire par notre âme et notre (67) coeur. Lequel vaut mieux, en effet, dites-moi, du corps ou de l'âme? Celle-ci, évidemment. Donc la circoncision charnelle n'est pas la meilleure, et même la circoncision spirituelle est la seule vraie. Tant que dura l'obligation du rit extérieur, il y avait lieu à comparer les deux circoncisions; on pouvait parler, avec l'apôtre, « de retrancher telles parties superflues de notre coeur ». Saint Paul , parlant aux Romains, pouvait exalter cette circoncision spirituelle et s'écrier : « Le vrai juif n'est a pas celui qui l'est au dehors , et la véritable circoncision n'est pas celle qui se fait dans la chair; mais le vrai juif est celui qui l'est intérieurement, et la circoncision véritable , est celle du coeur qui se fait par l'esprit et non selon la lettre ». (Rom. II, 28.) Ici, saint Paul va plus loin; il refuse au rit ancien son nom même, il ne veut plus qu'il s'appelle circoncision. Car la figure peut avoir le nom de la vérité, tant que celle-ci n'a pas brillé ; mais elle doit le perdre aussitôt que la vérité paraît. Il en est de même dans l'art de la peinture. Supposez un portrait de l'empereur, mais seulement au trait et à l'état d'ébauche ; tant que l'éclat des couleurs n'a pas accusé le modèle, nous ne disons pas que le prince est là ; mais quand la couleur a été posée, le premier trait s'efface, se couvre sous ce ton plein de vérité, et nous disons : Voilà l'empereur ! Aussi saint Paul ne dit pas : Nous avons; mais bien « Nous sommes » la circoncision, et son langage est très-exact. La circoncision par la vertu, tel est le chrétien, en toute vérité. Il n'ajoute pas : Les juifs ne l'ont plus ! mais « Prenez garde à ces misérables coupés! » Désormais ils marchent dans la mort et le vice. Et pour mieux montrer que la circoncision ne doit plus être opérée sur le corps, mais sur le coeur, il ajoute : « N'ayez plus de confiance en un avantage charnel ».
« Ce n'est pas que moi-même je ne puisse « prendre avantage du côté de la chair ». Qu'est-ce à dire « prendre avantage » et « du côté de la chair? » Ce serait en tirer vanité, en parler avec sérieux et avec pleine confiance. Cette réflexion est belle et prudente. Car si Paul était né dans la gentilité, et qu'il accusât dès lors et la circoncision et ceux même qui la recevaient sans raison, il me paraîtrait si ardent à l'attaque que, pour des motifs personnels, il laisserait voir qu'il est privé de cette marque de noblesse qui caractérisait le judaïsme; qu'il en ignore la grandeur et la majesté; qu'il n'a pas la gloire d'y participer. Mais, maintenant circoncis et censeur toutefois de la circoncision , il ne l'attaque pas par le dépit d'en être exclus, mais par le devoir qu'il a de la condamner ; loin d'agir avec ignorance , c'est en toute connaissance de cause. Voyez ce qu'il dit en cas semblable dans l'épître aux Galates; réduit à la nécessité de se glorifier lui-même, il révèle encore une grande humilité : « Vous savez» , dit-il, « de quelle manière j'ai vécu autrefois dans le judaïsme ». ( Gal. I, 13. ) Or, ici, c'est le même langage : « Si quelqu'un croit pouvoir tirer vanité de cet avantage charnel, je le puis encore plus que lui » ; et il ajoute aussitôt : « Né Hébreu de pères Hébreux ». Il ne commence pas par cette recommandation de sa naissance, comme si son premier but avait été de parler ainsi de lui-même, il a commencé au contraire par ces mots : « Si quelqu'un » m'oppose cet avantage, montrant ainsi qu'il s'avance parce qu'il le faut, et qu'il parle uniquement à cause de l'objection. Si vous avez confiance, dit-il, j'en ai plus que vous. Vous me forcez à le dire, sans quoi je me tairais. Et toutefois, jusqu'en sa réplique, il évite le ton de l'aigreur; il frappe sans nommer personne, il donne ainsi facilité d'éviter le coup en reculant. « Si quelqu'un croit pouvoir tirer vanité ». Il choisit cette expression : « Croit pouvoir....», ou bien, parce qu'en effet leur confiance était moindre au fond qu'elle ne paraissait, ou parce que ce n'était pas une véritable confiance; tous ces avantages de nation ou de rite venant de la nécessité et non d'un libre choix.
« J'ai été circoncis au huitième jour ». Il commence par l'avantage le plus prisé de ses adversaires, la circoncision: «Etant », ajoute-t-il, « de la race d'Israël » : ce double fait montre aussi qu'il n'était ni prosélyte, ni même fils de prosélytes. Le non-prosélytisme se prouve par sa circoncision dès le huitième jour; et le fait que ses ancêtres n'étaient pas simplement prosélytes, ressort de ce qu'il était de la race d'Israël. Et pour que ces mots « la race d'Israël » ne soient pas compris d'une des dix tribus schismatiques , il se déclare de la tribu de Benjamin, comme s'il disait de la plus saine partie de la nation, car le sort avait placé dans cette tribu les biens propres aux .prêtres. « Hébreu né de pères Hébreux », (68) nouvelle preuve qu'il n'est pas simplement prosélyte, mais d'origine antique et issu des plus nobles juifs. On pouvait être israélite; en effet, sans être pour cela hébreu ni de pères hébreux. Bon nombre de juifs avaient déjà corrompu leur sang et ne gardaient plus même leur langage national, par suite d'alliances avec les gentils. Saint Paul rappelle donc cette dégénération de tant d'autres , en même temps que la noblesse bien conservée de son origine.
« Pour la manière d'observer la loi, j'étais pharisien ; pour le zèle du judaïsme, j'ai été persécuteur de l'Église; et pour la justice légale et mosaïque, ma vie fut irréprochable ». L'apôtre aborde les avantages qui résultaient de son libre choix , ceux qu'il a précédemment énumérés ne venant pas de sa volonté. En effet, ni sa circoncision, ni son origine israélite, ni sa naissance dans la tribu de Benjamin, n'étaient son oeuvre. Si, dans cette dernière catégorie, il avait des compagnons de gloire, du moins les faits qu'il va énoncer le relevaient au-dessus d'eux. Vous voyez pourquoi il dit : « J'ai plus » que personne? C'est qu'en effet, déjà il avait une série d'avantages : il n'était pas simple prosélyte, il sortait d'une tribu très-estimée; il tenait tout cela d'ancienne date et de ses ancêtres; bien des judaïsants ne pouvaient rien dire de semblable. Mais comme on n'apercevait rien là qui fût le fruit de son libre choix, il arrive aux avantages que sa volonté a déterminés, et il rappelle tout d'abord : « Selon la loi, j'étais pharisien; et selon le, zèle, j'étais persécuteur de l'Église ». Ce dernier trait semble corroborer le premier, et prouver mieux encore son pharisaïsme. On pouvait être pharisien sans pousser jusque-là le zèle. Enfin, « selon la justice de la loi, j'ai mené une vie irréprochable ». Il se peut, en effet, qu'on méprise le péril par amour du commandement, comme faisaient les princes des prêtres, et non par zèle de la loi. Paul n'avait point ce caractère; jusqu'au point de vue de la justice légale, sa vie était sans reproche. Si donc je surpassais tous mes rivaux par la noblesse de mon origine, par mon zèle et mon ardeur, par ma vie et mes murs, pourquoi ai-je renoncé à toutes ces gloires, sinon parce que j'ai trouvé dans ce que Jésus-Christ m'offrait, plus de grandeur et des avantages vraiment incomparables ? Car « ce que je considérais comme un gain m'a paru depuis, en regardant Jésus-Christ, un désavantage et une perte ».
3. Ce genre de vie si parfait selon le judaïsme, et par lui embrassé dès l'enfance, cette noblesse d'origine, ces dangers et ces travaux affrontés jusqu'alors, ce beau zèle, tous ces avantages enfin; ne furent plus aux yeux de Paul que de véritables malheurs et des pertes; il abjura ce qui lui avait été si avantageux, pour gagner Jésus-Christ. Et nous, l'attrait de gagner Jésus ne suffit pas pour nous inspirer le mépris de l'argent : que dis-je? La perte du salut éternel nous effraie moins que celle des biens présents , quoiqu'ils ne soient autre chose que dommage et que ruine. Examinons plutôt en détail , je vous prie, ce qui se trouve au fond des richesses. Ne doit-on pas appeler dommage et ruine, ce qui vous produit d'inexprimables ennuis sans aucune compensation ?Ainsi, répondez-moi, quel avantage trouvez-vous à posséder des vêtements en grand nombre et de grand prix? Que gagnons-nous à les porter? Rien absolument, rien que peine et dommage. N'est-il pas vrai que le pauvre, sous un vêtement grossier et usé, supporte facilement les plus fortes chaleurs de l'été? Il les endure même plus aisément; car un tissu simple et déjà fatigué gêne d'autant moins vos membres et vous facilite la respiration; au contraire, quand il est neuf, fût-il plus léger qu'une toile d'araignée, il vous fatigue davantage. D'ailleurs vous qui êtes heureux d'étaler votre luxe, il vous faut l'une sur l'autre deux et trois tuniques, souvent même un manteau, puis une ceinture, puis des caleçons. On en estime pas moins le pauvre pour n'avoir qu'une tunique ; il n'en supporte que mieux la chaleur de l'été. Nous voyons souvent les riches inondés de sueur, et les pauvres, jamais. Ainsi, puisqu'on trouve le même usage et même un meilleur usage dans ces vêtements grossiers et. qui ne coûtent presque rien; tandis que ceux qu'on aura payés au poids de l'or, ne rendent pas plus de services, dites, n'y voyez-vous pas une inutile dépense, un vrai dommage? Ils ne sont ni plus utiles, ni plus commodes : ils vous ont coûté plus d'argent, voilà tout ! Tout au plus sont-ils de même usage et de même commodité. Seulement vous, riche , vous les avez achetés cent , peut-être même mille écus d'or, et le pauvre a ce qu'il lui faut pour quelques pièces d'argent. Voyez-vous le dommage.? Mais le luxe est aveugle.
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Voulez-vous aussi approfondir ce que vaut cet or dont on aime à parer les femmes et même les chevaux? Ici le mal et le ridicule ordinaire s'augmentent d'un trait de plus : les richesses donnent la folie. Oui, on honore de même manière et les femmes et les chevaux; aux unes comme aux autres on choisit mêmes parures; on veut faire briller celles-là par les mêmes ornements qu'on placera sur les chars, qu'on brodera sur les housses pompeuses où elles-mêmes viendront s'asseoir. Dites-moi, quel profit trouvez-vous à rehausser d'or un cheval, un mulet? Et cette femme ainsi chargée d'or, écrasée de pierreries, en est-elle plus riche? Mais, dites-vous, les bijoux d'or ne s'usent point. Les gens du métier assurent tout le contraire; dans les bains et même souvent en d'autres endroits, les pierreries et l'or perdent beaucoup de leur prix. Au reste, je veux que vous ayez raison : ces bijoux ne se détériorent jamais ! Mais encore, quel rapport vous donnent-ils? Quand ils sont usés ou perdus, n'est-ce pas un dommage? Et quand ils vous ont attiré la haine et l'envie, n'est-ce pas un malheur? Oui , lorsque d'une part, je les vois sans rapport ni profit pour vous, charger votre femme, et que d'ailleurs ils allument contre vous les regards des envieux, les convoitises des voleurs, n'est-ce pas un dangereux profit? Quoi ! le mari pouvait trouver dans ces valeurs un précieux capital à utiliser dans quelque entreprise lucrative, et le luxe d'une femme dépensière l'arrête, et le voilà réduit à se défendre lui-même contre la famine, à lutter contre une gène extrême, tandis qu'il contemple cette créature chargée d'or, et ce n'est pas une ruine, un malheur? Et cependant le seul nom de la fortune, chez nous Khrmata, signifie biens utiles, et nous rappelle qu'il faut en faire usage, non pour un étalage de bijoutier, mais pour quelque oeuvre honorable et,lucrative. Si donc la folle ambition de l'or en parure vous en interdit le véritable usage, que vous laisse-t-elle enfin, que ruine et malheur? Ne pas oser vous en servir c'est vraiment ménager comme si c'était propriété d'autrui : dès lors cette richesse, sans emploi, est-elle encore un bien utile ?
Sommes-nous mieux avisés de construire des palais splendides, immenses, de les embellir de colonnes, de marbres, de portiques, de promenoirs, de mille ornements divers, d'y placer partout et peintures et statues? On reconnaît souvent, dans ces dernières, les images (lu démon : mais je veux l'oublier pour le moment. Que font encore ces toiles lamées d'or? Une habitation modeste et appropriée à nos besoins nous rend-elle moins de services? Mais, dites-vous, un palais vous ravit, vous enchante ! Oui, pour un jour ou deux; puis le charme s'évanouit. Le soleil lui-même n'excite pas en nous une grande admiration, à cause de l'habitude que nous avons de le voir; un objet d'art en excitera bien moins encore; bientôt nous ne le remarquons pas plus qu'un vase d'argile. A quoi servent pour la commodité d'une habitation, la multitude des colonnes ou la beauté des statues, ou l'or répandu à profusion sur les murs? A rien ; tout cela n'est que luxe insolent, fol orgueil, vrai délire ; les choses nécessaires ou vraiment utiles devraient nous occuper, et non pas d'inutiles folies. Ruine et malheur : telle est la suite de ces excès. En comprenez-vous la superfluité, la frivolité? On n'y trouve rien pour l'utilité, rien même pour l'agrément, puisqu'avec le. temps ce faste engendre la satiété, et ne vous laisse que dommage et que ruine. Mais le goût de la vanité est un voile épais sur nos yeux. Paul abandonne ce qu'il croyait un gain; et nous, nous ne savons renoncer pour Jésus-Christ à ce qui nous perd ?
4. Jusques à quand enfin serons-nous cloués à cette misérable terre? Jusques à quand enfin n'aurons-nous point de regard pour le ciel? Ne voyons-nous pas, comme en vieillissant, tels ou tels ont déjà perdu jusqu'au sentiment du passé ? Ne voyons-nous pas mourir et jeunes et vieux? N'en voyons-nous pas qui, dès cette vie même, sont dépouillés de tout et complètement ruinés? Pourquoi convoiter ce qui est si fragile? Pourquoi nous attacher à des biens sans stabilité? Jusques à quand négligerons-nous la seule richesse durable ? Que ne donneraient pas les vieillards pour déposer le lourd fardeau des ans? Dès lors, quelle folie que ce désir de retrouver sa jeunesse première, jusqu'à consentir à tout livrer en échange pour la reconquérir, tandis que; placés en face d'une autre jeunesse qui sera sans déclin, d'une jeunesse comblée de richesses ineffables et d'une vie bien autrement vigoureuse, on ne veut pas même faire le moindre sacrifice pour l'acquérir, l'on préfère retenir ce qui, dans la vie présente, nous est (70) absolument inutile ! Ces prétendus biens ne peuvent ni vous sauver de la mort, ni conjurer une maladie, ni empêcher la vieillesse, non plus qu'aucun de ces accidents nécessaires et imposés par la loi de la nature; et vous y êtes attaché !
Qu'y gagnez-vous, répondez-moi ? L'ivrognerie, la gourmandise, des plaisirs déréglés qui nous tourmentent plus cruellement que ne feraient des bourreaux. Là se borne le profit que nous retirons de nos richesses, parce que nous n'en voulons pas d'autres; car si nous voulions, nous pourrions avec nos richesses acheter le ciel même. Elles sont donc un bien, m'objecterez-vous? Non, le bien n'est pas dans les richesses elles-mêmes, mais dans le coeur et la disposition de celui qui les possède. En ce point, tout dépend de la volonté, et u n pauvre même, s'il le -veut, peut aussi gagner le ciel. En effet, et je l'ai dit souvent, Dieu tient compte, non pas de ce qu'on donne, mais du bon coeur de celui qui donne; et le pauvre, en donnant peu, reçoit la récompense des plus riches, Dieu demandant à chacun selon ses facultés. Ce ne sont ni les richesses qui gagnent le ciel, ni la pauvreté qui mérite l'enfer. Notre volonté bonne ou mauvaise nous fait trouver l'une ou l'autre. A nous de la corriger, à nous de la dresser, cette volonté, et de la faire ce qu'elle doit être : dès lors tout nous deviendra facile. L'ouvrier, en effet, que sa hache soit d'or ou qu'elle soit de fer, coupe et aplanit aussi aisément le bois ; il se servira même mieux d'une de fer ; ainsi la vertu s'acquiert beaucoup plus facilement par la pauvreté. Car Jésus-Christ, parlant des richesses, a dit : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille, qu'à un riche d'entrer dans le royaume des cieux ». (Matth. XIX, 24.) Contre la pauvreté il n'a point d'arrêt semblable; il dit au contraire : « Vendez tout ce que vous avez, donnez-le aux pauvres, et puis venez, suivez-moi » (Marc, X, 2-1), parce qu'en effet,.c'est le choix de la volonté qui décide à suivre Notre-Seigneur.
5. Donc, gardons-nous de fuir la pauvreté comme un mal, puisqu'elle est le grand introducteur au ciel; gardons-nous de poursuivre la fortune comme un bien, puisqu'elle perd tant d'hommes irréfléchis; mais l'il attaché sur notre Dieu, usons, comme il convient, de tout ce qu'il nous a donné, force physique, richesses, biens de tout genre. Nous sommes ses créatures : il serait absurde de ne pas lui rapporter ce que nous tenons de lui, et d'en faire hommage à d'autres maîtres. Il vous a fait des yeux : consacrez-les à son service, et non pas au démon, Et comment les consacrez-vous à Dieu? Employez-les à contempler ses uvres pour lui en rapporter la gloire, et détournez-les des beautés charnelles. Il vous a fait des mains? Possédez-les pour lui et non pour le démon : qu'elles ne s'étendent pas pour le volet la rapine, mais pour accomplir les commandements, mais pour les bonnes oeuvres et la prière continuelle, mais pour relever ceux qui sont tombés. Il vous a fait des oreilles? Ouvrez-les pour Dieu, et non pour des chants corrompus et efféminés; l'Ecriture vous dit : « Ecoutez toujours la loi de Dieu » ; et encore: « Fréquentez l'assemblée des vieillards, et s'il est un sage, cherchez tout d'abord son amitié ». (Ecclés. IX, 23 et VI, 35.) Il vous a fait une bouche? Qu'il n'en sorte rien que Dieu puisse condamner, mais bien des psaumes, des hymnes, des cantiques spirituels, des discours qui procurent la grâce en ceux qui les entendent; qui soient capables d'affermir et non de renverser, de produire la bénédiction et non la malédiction ; qui éloignent des piéges au lieu d'y faire tomber. Il vous a fait des pieds, non pour courir aux vices, mais aux vertus. Il vous a fait un estomac, non pour le rompre par la bonne chère, mais pour le dominer par la sobriété et la sagesse. Il vous adonné le désir du mariage pour la procréa. tion des enfants, mais non pour la débauche et l'adultère. Il vous a donné de l'esprit, non certes pour jeter le blasphème contre lui et l'outrage contre le prochain, mais pour diriger et modérer votre langue. Il vous a donné l'argent, pour en user selon le devoir; toutes vos forces enfin, il vous les a départies avec la même intention. Il a créé les arts pour le soutien de notre vie, mais non pour nous distraire des choses spirituelles, et moins encore pour nous livrer à des métiers infâmes: Dieu permet les arts nécessaires, afin que mutuellement on s'entr'aide, mais non pour qu'on se nuise. Il vous a donné un toit, pour vous abriter contre la pluie, et non pas pour l'orner d'or, lorsque le pauvre meurt de faim. Il vous a donné des vêtements pour vous couvrir, et non pour l'ostentation; il ne veut pas que vous les enrichissiez d'or, tandis que (71) Jésus-Christ resterait nu. Il vous a donné une maison, non pour la posséder à vous seul, mais pour y recevoir votre prochain. Il vous a donné la terre, non pour dépenser la plus grande partie de vos revenus à l'entretien de prostituées ou de bouffons, à payer des joueurs de flûte, de lyre, de cithare ; ces biens du bon Dieu doivent servir aux malheureux, aux indigents. Il vous a donné la mer pour les besoins de la navigation, mais non pour vous fatiguer par des voyages sans but, pour en sonder curieusement les profondeurs et en extraire les pierres précieuses et autres bagatelles de ce genre; Dieu n'aime pas une semblable passion.
Alors, direz-vous, à quoi servent les pierres précieuses? Répondez - moi plutôt vous-même. Pourquoi tant de valeur à un caillou? A-t-il quelque propriété secrète? A-t-il quelque usage? Les pierres qu'on ne va pas chercher dans la mer, sont certes plus utiles. Du moins servent-elles à la construction de nos maisons, et celles-là, jamais ! Du moins ont-elles le mérite d'être plus solides. Mais, dites-vous, les pierreries rehaussent la beauté. Comment? N'est-ce pas là pur et vain préjugé? Elles sont d'un blanc plus vif. Non, car elles ne surpassent pas l'éclat, la pureté d'un marbre bien blanc, j'ose dire qu'elles n'en approchent même pas. Sont-elles plus résistantes, au moins? Pas davantage ; plus utiles, plus grosses? Non et toujours non. D'où vient donc leur valeur? Elle est toute de convention. Moins belles que d'autres, car nous en trouvons de plus diaphanes et d'un blanc plus brillant ; n'ayant d'ailleurs pas plus de solidité ni d'utilité, quelle raison les fait tant estimer? La mode, rien que la mode. Alors, pourquoi Dieu nous les a-t-il données? Elles n'étaient pas un don, dans la pensée de Dieu; c'est votre imagination qui leur prête une valeur ! Mais pourquoi, direz-vous, l'Ecriture même les a-t-elle célébrées? C'est qu'elle a voulu parler d'après votre opinion même. Quand un maître s'adresse à un petit enfant, force lui est d'admirer ce qu'admire cet innocent, pour gagner son coeur et l'élever peu à peu. Pourquoi désirez-vous la magnificence des vêtements? Donnez une robe à votre corps, et des chaussures à vos pieds ; et tenez-vous pour vêtu et paré suffisamment. Mais, dites-vous, l'Ecriture parlant des commandements de Dieu, dit qu'ils sont plus « estimables que l'or et les pierres précieuses » . (Ps. VIII, 11.) Cela n'empêche pas que ces pierres précieuses ne soient des choses inutiles; autrement, la sainte Ecriture n'aurait pas commandé de les mépriser. Si parfois nos saints livres en parlent d'après notre estimation, n'y voyez qu'une condescendance de la divine bonté.
Vous me demandez pourquoi Dieu nous a donné la pourpre et d'autres ornements pareils? Reconnaissez-y les oeuvres de sa magnificence infinie; d'autres ouvrages de sa main témoigneraient ainsi de son incomparable richesse. Quand la Providence travaillait pour vous, elle vous donnait le pur et simple froment; c'est vous qui avez imaginé de le dénaturer, par mille préparations, en gâteaux, en friandises, en mets à l'infini qui flattent uniquement la sensualité. Le plaisir et la vanité ont fait ces inventions qui vous ont paru préférables à tout au monde. Mais vienne à passer un étranger ou un paysan ignorant de tous vos artifices; et que vous voyant extasiés devant vos oeuvres, il vous demande raison de voire admiration ridicule, dites, qu'aurez-vous à lui répondre? Que ces mets sont bien beaux voir? Rien n'est plus faux.
Laissons donc, mes frères, de vains préjugés, et attachons-nous aux seuls biens véritables. Ceux de la terre ne méritent point ce nom; ils passent, ainsi que coule l'eau d'un fleuve. Donc, je vous en prie, établissons-nous sur le roc afin de n'être point ballotés au caprice des vents, mais de gagner en outre les biens futurs, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ...... Ainsi soit-il.