HOMÉLIE XXXVI

HOMÉLIE XXXVI.

CE FUT LA LE SECOND MIRACLE QUE JÉSUS FIT, ÉTANT REVENU DE JUDÉE EN GALILÉE. (VERS. 54, JUSQU'AU VERS. 5 DU CHAP. V.)

 

ANALYSE.

 

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1. La piscine des brebis, figure du baptême.

2. Le paralytique de trente-huit ans, beau modèle de patience. —Persévérer dans la prière: —  Qualités de la prière. — Pour. quoi la vie de l'homme, est pénible et laborieuse. — Pourquoi la loi. — Le travail est nécessaire : l'homme ne peut soutenir la, vie oisive. —Pourquoi le plaisir accompagne le vice, et la peine la vertu. — Vrais chastes, qui? - La chasteté, en quoi elle consiste. — Il faut combattre pour remporter la victoire. — Trois genres d'eunuques, Jésus-Christ n'en récompense qu'un. — Artisans du vice, qui? — On ne fait pas le bien sans peine, pourquoi. — Peines mêlées dans la vertu. — On admire plus ceux qui sont bons par leur volonté que ceux qui le sont par tempérament. —  Point de travail, point de modération. — Nager dans les délices, rien de plus méprisable. — Agir ou travailler, la différence. — Dieu ne cesse point d'agir. — Le plaisir que procure le vice est court; la joie que donne la vertu est éternelle. — Nulle volupté dans ce monde : la vraie volupté est dans le ciel.

 

1. Comme tout homme expert dans l'art d'extraire l'or des mines qui le renferment ne néglige pas la moindre veine, sachant bien qu'il en peut tirer de grandes richesses, de même, dans les divines Ecritures, vous ne sauriez, sans grand dommage, passer un seul « iota » ni un seul point; il faut tout observer, tout examiner : car c'est le Saint-Esprit qui en a dicté toutes les paroles, et elles ne contiennent rien d'inutile. Considérez donc ici ce que dit l'évangéliste : « Ce fut là le second miracle que Jésus fit, étant revenu de Judée en Galilée ». Ce mot de « second », il ne l'a point ajouté sans sujet; mais il le met là pour célébrer encore la conversion que l'admiration avait opérée chez les Samaritains ; faisant voir que lés Galiléens, même après un second miracle, n'ont point atteint à cette sublime élévation, à laquelle sont arrivés les Samaritains, sans avoir vu aucun miracle.

« Après cela, la fête des Juifs étant arrivée, « Jésus s'en alla à Jérusalem (Chap. V, 1.) ».

« Après cela, c'était la fête des Juifs ». Quelle fête? La Pentecôte, comme il me semble. Et «Jésus s'en alla à Jérusalem ». Souvent Jésus-Christ allaita Jérusalem passer les jours de grandes solennités, et afin que les Juifs l'y vissent célébrer leurs fêtes avec eux, et pour attirer à lui le petit peuple qui est simple. Car à ces fêtes accouraient principalement ceux qui sont les plus simples de coeur et d'esprit.

« Or il y avait à Jérusalem la piscine des brebis, qui s'appelle en hébreu Bethsaïda, qui a cinq galeries (2), dans lesquelles étaient couchés un grand nombre de malades, d'aveugles, de boiteux et de ceux qui avaient les membres desséchés, qui tous attendaient que l'eau fût remuée (3) ».

Quelle était cette manière de guérir les malades? Quel mystère nous propose-t-on? Ce n'est pas sans sujet que ces choses sont écrites. Dans cette figure, dans cette image, l'Ecriture peint en quelque sorte et expose à nos yeux ce qui doit arriver, afin que nous y soyons préparés, et que quand il arrivera quelque chose d'étonnant, à quoi l'on ne s'attendait point, la foi de ceux qui le verront n'en soit nullement ébranlée, mais demeure ferme. Qu'est-ce donc qu'elle nous présente, que nous prédit-elle? Le baptême que nous devions recevoir, ce baptême plein de vertu, qui devait apporter et répandre une abondance de grâces, qui devait laver tous les péchés, et rendre la vie aux morts. Ces grands prodiges sont donc peints et représentés comme sur un tableau, et dans la piscine, et dans plusieurs autres figures. [270] Dieu donna d'abord une eau propre à laver les taches et les souillures, non les véritables, mais seulement celles qu'on regardait comme véritables , à savoir , les souillures qu'on contractait par les funérailles, par la lèpre et autres semblables, qu'on peut voir dans l'ancienne loi, et qui étaient purifiées par l'eau.

Mais reprenons notre sujet. Premièrement donc, comme nous l'avons dit, l'eau lavait les taches du corps, et en second lieu, elle guérissait plusieurs maladies différentes. Dieu, pour nous approcher de la grâce du baptême et nous la faire voir de plus près, a voulu que la piscine ne lavât pas seulement alors les taches, mais qu'elle guérît aussi les maladies. En effet, les figures les plus voisines en date de la vérité, ou du temps du baptême, de la passion et des autres mystères , sont plus claires et plus lumineuses que les plus anciennes. Et comme les gardes qui approchent de près la personne du roi, sont plus élevés en dignité que ceux qui en sont plus éloignés, ainsi les figures qui sont venues dans un temps plus proche et plus voisin des choses qu'elles marquaient, sont plus claires et plus brillantes.

« Et l'ange descendant dans cette piscine, en remuait l'eau (4) », et lui communiquait 1a vertu de guérir les malades; afin que les Juifs apprissent qu'à plus forte raison le Seigneur des anges peut guérir toutes. les maladies de l'âme. Mais comme l'eau de cette piscine n'avait pas en elle-même et par sa nature la vertu de guérir simplement les maladies, car alors elle les aurait toujours et continuellement guéries, mais l'acquérait par l'opération de fange; de même, en nous l'eau n'opère pas simplement et par sa propre vertu, mais après qu'elle a reçu la grâce du Saint-Esprit, elle lave, elle efface alors tous les péchés.

« Autour de cette piscine étaient couchés un grand nombre de malades, d'aveugles, de boiteux et de ceux qui avaient les membres « desséchés, qui tous attendaient que l'eau fût remuée (3) ». Alors la maladie était elle-même un obstacle à la guérison du malade, elle empêchait,de se guérir celui qui le voulait mais maintenant chacun a le pouvoir d'approcher et de venir à la piscine. Ce n'est point un ange qui en remue l'eau; c'est le Seigneur des anges qui opère tout. qui fait tout. Et nous ne pouvons pas dire : « Pendant le temps que je mets à y aller, un autre descend avant moi (7) ». Quand même tout le monde entier y viendrait, la grâce ne s'épuise. point, ni sa vertu; elle demeure toujours la même. Et:de même que les rayons du soleil éclairent tous les jours le monde sans s'épuiser, et ne perdent rien de leur lumière pour se répandre en plusieurs endroits de la terre; ainsi, à plus forte raison, la grâce du Saint-Esprit ne diminue point par la multitude de ceux qui la reçoivent. Or Dieu a opéré ce prodige afin que ceux qui apprendraient que l'eau a le pouvoir de guérir les maladies du corps, et qui en auraient eux-mêmes fait l'épreuve depuis longtemps, eussent plus de facilité à croire que les maladies de l'âme pouvaient aussi se guérir.

Mais pourquoi donc Jésus-Christ, laissant tous les autres malades, s'approcha-t-il de celui qui l'était depuis trente-huit ans? Pourquoi lui fait-il cette question : « Voulez-vous être guéri (5, 6)? » Ce n'était pas pour l'apprendre qu'il lui fit cette demande, elle aurait été inutile; mais c'était pour faire connaître la persévérance de cet homme, et pour nous montrer que c'était là la raison pour laquelle, préférablement aux autres, il était venu à celui-là. Que dit donc le malade? « Il lui répondit : Seigneur, je n'ai personne pour me jeter dans la piscine après que l'eau a été troublée : et pendant le temps que je mets, à y aller, un autre y descend avant moi (7) ». Jésus l'interrogea donc, et lui dit : « Voulez-vous être guéri? » Afin que nous apprissions ces circonstances. Et il ne lui dit pas : Voulez-vous que je vous guérisse ? parce qu'on n'avait pas encore de lui une si grande opinion, mais: « Voulez-vous être guéri ? » Certes, elle est tout à fait admirable la persévérance de ce paralytique : depuis trente-huit ans, espérant chaque année d'être délivré de sa maladie, il demeura dans ce lieu et n'en sortit point. Mais s'il n'eût été très-patient, quand même des années d'attente ne l'auraient point lassé, la perspective d'une attente nouvelle ne l'aurait-elle pas rebuté ? Pensez avec quel soin veillaient les autres malades; car on ne savait pas le temps où l'eau serait troublée. Les boiteux et les estropiés pouvaient observer le moment; quant aux aveugles, ils en étaient peut-être informés par l'agitation générale.

2. Rougissons donc, mes très-chers frères, rougissons et répandons des larmes sur notre prodigieuse lâcheté. Cet homme a persévéré [271] pendant trente-huit ans, sans obtenir la guérison qu'il désirait, il ne l'obtenait point, et toutefois il ne renonçait point, et s'il n'obtenait point cette grâce, ce n'était point faute de soin ou de bonne volonté : mais c'est parce que d'autres l'en empêchaient, et usaient de violence à son égard : cependant il ne s'est point découragé. Nous, au contraire, si nous .persévérons dix jours à prier pour obtenir quelque grâce, et que nous ne l'obtenions pas, nous nous engourdissons, nous nous décourageons aussitôt, nous n'avons plus ni la même ardeur ni le même zèle. Nous qui passons tant d'années à capter la faveur d'un homme, qui ne craignons point, pour cela, d'aller à la guerre exposer notre vie, de passer nos jours dans l'affliction et dans la misère, de nous appliquer à des couvres basses;et serviles, et qui souvent à la fin sommes frustrés de nos belles espérances, nous n'avons ni la force, ni le courage de persévérer auprès de Notre-Seigneur avec tout le zèle et toute l'ardeur que nous devrions avoir; quoique la récompense promise soit beaucoup plus grande que ne le sont les travaux eux-mêmes; car « cette espérance », dit l'Ecriture, « n'est point trompeuse ». (Rom. V, 5.) Et de quel supplice ne nous rendons-nous pas dignes par une telle conduite? En effet, n'eussions-nous rien à attendre, nulle récompense à recevoir, le bonheur de s'entretenir souvent avec Dieu n'en est-il pas une qui égale, qui surpasse tous les biens imaginables?

Mais, direz-vous, la prière continuelle n'est-elle pas une chose pénible ? Et quoi ! dans l'exercice de la vertu tout n'est-il pas pénible? Que la volupté accompagne le vice, et la peine la vertu, voilà, direz-vous encore, qui m'inspire mille doutes. C'est là de quoi, si je ne me trompe, plusieurs recherchent la cause. Quelle en est donc la cause ? En nous créant , Dieu nous a donné une vie exempte d'inquiétudes et de peines : nous avons abusé de ce don, et nous étant privés d'un si grand bien par notre lâcheté, nous avons perdu le paradis. Voilà pourquoi le Seigneur a rendu la vie de l'homme pénible et laborieuse, et on peut dire qu'il se justifie auprès du genre humain de cette manière : Au commencement je vous ai donné les délices, mais vous êtes devenus plus méchants par la bonté que j'ai eue pour vous ; voilà pourquoi je vous ai condamné à vivre dans le travail et dans les sueurs. (Gen. III, 19.) Et comme ce travail ne vous empêchait pas de faire le mal, il vous a encore donné la loi, qui contient beaucoup de préceptes , comme on met un frein et des entraves à un cheval fougueux et indomptable qu'on ne peut manier ; car c'est ainsi qu'en usent les écuyers pour retenir et dresser les chevaux. Il nous est donc ordonné de mener une vie laborieuse; parce que l'oisiveté a coutume de nous corrompre. En effet, notre nature ne peut soutenir une vie oisive, mais aisément elle tombe de l'inaction dans le vice. Supposons qu'un homme tempérant et vertueux n'ait pas besoin de travailler, et que tout lui arrive en dormant , cette vie aisée, à quoi aboutira-t-elle? ne nous rendra-t-elle pas vains et insolents?

Mais pourquoi, direz-vous, tant de plaisirs accompagnent-ils le vice, tant de peines et de sueurs suivent-elles la vertu ? Et quel mérite auriez-vous, à quelle récompense auriez-vous droit, si la vertu n'était pas pénible et laborieuse? Que de gens je pourrais citer, qui naturellement haïssent les femmes et fuient leur commerce comme quelque chose de détestable ! dites, je vous prie, sont-ce là ceux que nous appellerons chastes, ou à qui nous donnerons des louanges et des couronnes? Non sûrement; car la chasteté est une continence, une victoire sur la volupté, remportée à la suite d'un combat. A la guerre, là où le combat est le plus animé, là sont aussi les plus glorieux trophées ; mais quand personne ne résiste, c'est tout le contraire. Il est bien des hommes qui sont par nature lâches et indolents : dirons-nous que ces sortes de gens sont doux ?.Nullement: c'est pourquoi Jésus-Christ ayant distingué trois sortes d'eunuques, en laisse deux sans couronnes, sans récompenses, et fait entrer l'autre dans son royaume. (Matth. XIX, 12.)

Mais, direz-vous, à quoi le vice est-il bon? Et moi je dis : Qui en est l'artisan? En est-il un autre que la paresse, qui part de la volonté? Mais, direz-vous, il faudrait qu'il n'y eût que des gens de bien. Et qu'est-ce qui lui est propre, à l'homme de bien? N'est-ce pas de veiller constamment sur soi-même, ou est-ce de dormir et de ronfler dans son lit ? Et pourquoi, direz-vous, n'a-t-il pas ainsi été établi dans la nature, que nous fissions tous le bien sans peine et sans travail? paroles vraiment dignes des bêtes et de tous ceux qui font leur Dieu de leur ventre. Mais, afin que vous sachiez [272] que ce sont là les discours des lâches et des paresseux, répondez-moi : Supposons ici un roi et un général d'armée, et que, tandis que le roi est à boire, à s'enivrer, à dormir, le général se soit élevé des trophées par un grand travail, à qui attribuerons-nous la victoire? Qui des deux recevra les éloges de cette belle action, qui en goûtera les fruits? Ne le remarquez-vous pas, que le coeur s'attache davantage à ce qui a coûté plus de sueurs et, de peines? Le Seigneur a mêlé des peines à la vertu, à laquelle il veut accoutumer l'âme. C'est pour cette raison que nous admirons la vertu, encore que nous ne la suivions pas; et le vice, quoique très-doux, nous le condamnons.

Que si vous dites : Pourquoi n'admirons-nous pas plutôt ceux qui sont naturellement bons que ceux qui le sont par leur volonté ? Parce qu'il est juste de préférer celui qui travaille à celui qui ne travaille point. Et pourquoi, dites-vous, travaillons-nous maintenant? C'est que vous n'avez point su résister aux tentations du repos. De plus, si on l'examine de près, on trouvera que la paresse nous perd d'une autre manière, et nous cause bien des peines et du travail. Si vous le voulez, tenons un homme enfermé, nourrissons-le seul, engraissons-le, ne lui permettons pas de se promener, ni de rien faire; mais faisons-le jouir des plaisirs de la table et du lit; faisons-le nager dans,les délices sans interruption : y aurait-il une vie plus misérable? Mais autre chose est d'agir, direz-vous, autre de travailler : et au commencement, sans 'travailler, l'homme pouvait agir. Le pouvait-il? Sûrement, il le pouvait, et Dieu le voulait ainsi. Mais c'est vous qui avez troublé cet ordre, car. Dieu vous avait établi pour cultiver le paradis, il vous avait donné votre tâche; mais saris y mêler le travail. Si au commencement l'homme avait travaillé, Dieu ne lui aurait pas, dans la suite, imposé cette peine : l'homme, de même que les anges, peut en même temps et agir et ne point travailler. En effet,, que les anges agissent, le prophète vous l'apprend, écoutez-le: « Anges du Seigneur, qui êtes puissants et remplis de force, qui faites ce qu'il vous dit » (Ps. CII, 20) : certes, maintenant la diminution des,forces rend l'activité pénible, Mais alors nous étions dans un état bien différent : « Car celui qui est entré dans son repos », dit l'Écriture, « s'est reposé de ses oeuvres, comme Dieu s'est reposé après ses ouvrages ». (Héb. IV, 4, 10.) Par ce repos, l’Ecriture n'entend pas l'inaction, mais l'absence de travail. En effet, encore maintenant . Dieu agit, comme dit Jésus-Christ: « Mon Père ne cesse point d'agir jusqu'à présent, et j'agis aussi incessamment ».

C'est pourquoi, je vous en conjure, mes frères, chassant toute paresse, suivons, embrassons la vertu. Le plaisir que procure le vice est court, mais la douleur qu'il cause est éternelle : au contraire, la joie que donne la vertu est immortelle, et le travail passager. La vertu, avant de distribuer ses couronnes à son disciple, le soulage et le nourrit par l'espérance : le vice, au contraire, avant même la condamnation au supplice , tourmente son sectateur, bourrelle sa conscience de remords, de craintes, de mille inquiétudes. Or, ces peines ne sont-elles pas pires que tous les travaux et toutes les sueurs ensemble? Et quand même on pourrait s'en délivrer et ne sentir que la volupté seule, est-il rien de plus vil et de plus méprisable que cette volupté? Elle paraît et disparaît aussitôt; elle se flétrit; avant qu'on la tienne, elle s'enfuit : vantez, exaltez tant qu'il vous plaira la volupté du corps, la volupté de la table, la volupté des richesses, chaque jour, à chaque instant elle s'use et se perd. Et comme à toutes ces choses doit s'ajouter le supplice et les tourments, est-il quelqu'un de plus malheureux et de plus misérable que celui qui recherché ces plaisirs? Instruits de ces vérités, souffrons tout pour la vertu; c'est ainsi que nous jouirons de la vraie volupté, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit la gloire, avec le Père et le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

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