HÉBREUX XXV

HOMÉLIE XXV. C'EST PAR LA FOI QU'ABRAHAM OFFRIT SON FILS ISAAC, LORSQUE DIEU LE VOULUT TENTER, ET QU'IL LUI OFFRIT SON FILS UNIQUE, LUI QUI AVAIT REÇU LES PROMESSES DE DIEU. (CHAP. XI, 17-19.)

 

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Analyse.

 

1. L'orateur, suivant à la lettre trois phrases de saint Paul, fait ressortir avec éclat la foi d'Abraham, foi dans sa vocation, foi dans le sacrifice d'Isaac.

2. Source de tous les biens, la vertu nous met au-dessus de tons les maux : chrétiennement parlant surtout, il vaut mieux souffrir une injustice que de la commettre.

3. La vérité nous enseigne le respect de notre dignité. — C'est s'abaisser que de répondre à une injure.

4. Le respect de notre dignité nous défend de pactiser avec un chrétien criminel; nous ne devons pas même accepter sa table elle est souillée. — Idées neuves et hardies.

 

1. Elle est grande, en effet, la foi d'Abraham. Jusqu'ici Abel, Enoch, Noé, n'ont eu qu'à combattre leur raison, n'ont dû abaisser et vaincre que le raisonnement humain. Abraham, au contraire, doit non-seulement triompher de toutes les raisons que suggère à l'homme son intelligence , mais montrer une foi plus étonnante encore. Pour lui, les promesses de Dieu semblent combattre les ordres de Dieu, la foi est aux prises avec la foi, Dieu avec Dieu. Rappelons-nous un premier exemple. Le Seigneur lui a dit : « Sors de ta patrie et de ta  famille, et je te donnerai cette terre » (Gen. XII, 1); et loin de lui accorder un héritage en ce pays, il ne lui en donna pas même l'espace que mesure le pas d'un homme. voyez-vous comme l'événement contredit la. promesse? — Une seconde fois Dieu lui dit : « C'est en Isaac que votre postérité vivra ». (Genès. XXI,12.) Abraham le croit, quand tout à coup Dieu donne cet ordre: Sacrifie-moi ce fils, dont la postérité devait remplir le monde entier. Voyez-vous cette contradiction entre l'ordre donné et les promesses? Oui, Dieu commande tout le contraire de ce qu'il a promis, et cependant ce juste ne sourcille pas, et ne répond pas qu'on l'a donc trompé!

Vous autres chrétiens, vous ne pouvez pas prétendre que Dieu vous ait promis la tranquillité et qu'il vous ait donné l'affliction ; Dieu, pour vous,accomplit ce qu'il vous a prédit; et comment? Ecoutez-le: « Vous aurez l'affliction dans ce monde. Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas, n'est point digne de moi. Celui qui ne hait pas sa vie ne la trouvera point; celui qui ne renonce pas à vous ses biens pour me suivre, n'est pas digne de moi. Vous serez conduits à causé de moi devant les rois et les préfets. Les ennemis de l'homme se trouveront surtout dans sa famille». (Jean, XVI, 33; Matth. X, 38, 18, 36; Luc, XIV, 26, 3.3.) Et de fait, ici-bas; tout est affliction; ailleurs, c'est-à-dire dans la vie future, sera la paix et le repos. Abraham, au contraire, reçut l'ordre de faire lui-même tout l'opposé des divines promesses; et dans cette position si étrange, il n'éprouve ni trouble, ni hésitation, ni même la tentation de se croire trompé. En revanche, vous êtes bouleversés, alors que vos épreuves n'ont rien de contraire aux promesses de Dieu. Le patriarche entend un langage qui dément une prophétie heureuse; et il entend se contredire l'auteur même de la promesse; il ne se trouble pas, il va obéir, comme si tout s'accordait. C'est qu'en effet l'accord existait : les deux paroles divines se combattaient selon l'humaine raison; mais la foi les mettait d'accord. Et comment? L'apôtre lui-même nous l'a enseigné, en disant : «Abraham était persuadé que Dieu pouvait le ressusciter d'entre les morts», comme s'il disait : La même foi qui lui fit croire que Dieu lui donnerait son enfant encore dans le néant, lui persuadait que Dieu le ressusciterait d'entre les morts; il était certain que son fils même immolé revivrait. A n'écouter que la raison humaine, les deux faits étaient, tout simplement, également incroyables : l'un qui lui annonçait qu'un fils naîtrait d'un sein épuisé par la vieillesse, déjà mort, et tout à fait infécond; l'autre qui lui montrait la résurrection possible de sort fils immolé. Or, il crut les deux choses avec une égale fermeté, parce que la foi au premier événement préparait à la croyance au second miracle.

Toutefois, remarquez une circonstance : Abraham vit d'abord le fait heureux de cette naissance bénie; l'épreuve et le malheur suivirent et éprouvèrent sa vieillesse. C'est là ce qu'il faut faire observer à ceux qui osent dire : Dieu ne nous a promis le bien qu'après notre mort seulement; peut-être nous a-t-il trompés! On nous révèle ici que Dieu peut ressusciter même d'entre les morts. Que s'il a cette puissance de rappeler de la mort même, il peut aussi remplir tous ses engagements. Et si Abraham, il y a tant de siècles, a cru que Dieu possède ce pouvoir de ressusciter d'entre les morts, combien plus devons-nous en être assurés! Voyez-vous ici la preuve de ce que j'ai avancé déjà, c'est-à-dire, qu'à peine la mort était-elle entrée dans le monde, aussitôt Dieu jeta dans, !e coeur de l'homme l'espérance de la résurrection, et qu'il lui en donna la persuasion certaine, à ce point que recevant l'ordre d'immoler un enfant, dont il croyait que la postérité remplirait le monde, Abraham était prêt à accomplir ce sacrifice?

Une autre leçon nous est donnée par ce texte que rappelle saint Paul : « Dieu tenta la foi (556) d'Abraham ». Quoi donc? Dieu ignorait-il le courage et la droiture de ce grand homme? Il les connaissait assurément. Dès lors, pourquoi les mettre a l'épreuve? Ce n'était pas pour apprendre lui-même la vertu du patriarche, mais pour en révéler au monde l'étonnante grandeur. L'apôtre montre encore aux Hébreux une des causes de nos épreuves, afin qu'ils n'aillent pas regarder la tentation comme une marque d'abandon de Dieu. De nos jour:, la tentation ne peut manquer à personne. Un nombre infini de persécuteurs nous tendent des piéges de toutes parts; mais alors ces persécutions n'existaient pas : si donc l'épreuve n'était utile, pourquoi en imaginer une pour ce patriarche? Car cette tentation d'Abraham lui vint directement par ordre de Dieu. Jusque-là sa Providence se contentait de les permettre; à cette heure, elle les commandait elle-même. Si donc la tentation est tellement l'école des parfaits, que Dieu, sans autre motif, veut ainsi exercer ses champions favoris, à bien plus forte raison devons-nous maintenant supporter tout avec courage. Saint Paul s'exprime ici avec quelque emphase, lorsqu'il dit que ce fut « par la foi qu'il offrit Isaac, lorsque Dieu voulut le tenter» ; il n'avait pas d'autre cause pour se déterminer à un pareil sacrifice.

Et poursuivant son idée : on ne pouvait prétendre, dit-il, que ce patriarche eût un autre fils, dans lequel il attendît l'accomplissement des promesses, et que cette pensée lui donnât plus de confiance à offrir Isaac; « car c'était son fils unique qu'il sacrifiait, c'était celui qui avait obtenu les promesses de Dieu ». Comment, son fils unique? Et Ismaël, de qui donc était-il fils ? — C'était, vous dis-je, son fils unique pour ce qui regardait les promesses. Aussi après avoir rappelé son nom d'Isaac, l'Ecriture ajoute « son unique enfant », montrant que c'était de lui qu'il avait été dit : « La race qui portera votre nom, sera celle qui naîtra d'Isaac ».

Voyez-vous combien saint Paul admire la foi du saint patriarche? Dieu lui a dit, remarque-t-il, qu'Isaac seul continuera sa race; et ce fils, il l'offre en sacrifice. Mais peut-être va-t-on s'écrier qu'il fait là un acte de désespoir, et qu'en exécutant cet ordre, il abjure sa foi ? Non, car l'apôtre nous enseigne que la foi lui inspire ce courage ; il nous répète qu'il ne cesse d'avoir foi à cette seconde prophétie de Dieu, bien qu'elle partit contredire une prophétie précédente. Cette contradiction, en effet, n'existait pas. Abraham qui ne mesurait pas la puissance de Dieu sur les raisonnements humains, s'en rapportait eu tout à la foi seule. Aussi saint Paul n'a pas craint de dire que le patriarche supposait à Dieu assez de puissance pour ressusciter un mort.

« Et ainsi », conclut-il, «Isaac lui fut rendu comme en figure ». Et comment? c'est qu'un bélier fut immolé, et Isaac sauvé. Il le retrouva donc, grâce à ce bélier qu'il sacrifia en sa place. Tout cela était une figure prophétique du Fils de Dieu qui a été immolé pour nous.

Or, considérez avec moi la bonté infinie de Dieu. ! s'agissait de donner aux hommes une grâce admirable; Dieu n'en veut pas faire le don à titre gratuit, il préfère paraître acquitter une dette. Il détermine donc l'homme à sacrifier son fils, pour le bon plaisir de Dieu, afin de n'avoir pas l'air, ce grand Dieu, de faire beaucoup, lorsqu'il livrera, lui aussi, son Fils adorable; de sorte que l'homme lui ayant donné l'exemple le premier, Dieu ne semble plus faire une grâce, mais payer une dette . Ainsi agissons-nous, nous aussi, à l'égard de nos amis : nous voulons recevoir d'eux n'importe quel présent, pour avoir le droit de leur tout donner; afin d'être ainsi plus fiers d'avoir été obligés, que d'avoir été nous-mêmes généreux; aussi ne disons-nous pas alors : Je lui ai donné ceci; mais: J'ai reçu de lui tel présent.

Le patriarche, dit l'apôtre, le reçut donc en figure, le retrouva grâce à une victime représentative, par ce bélier qui était comme la figure d'Isaac; ou bien encore, il le retrouva après une mort figurée et représentée en son fils bien-aimé; car ce père étonnant avait consommé son sacrifice dans sa volonté, et, dans son coeur, avait immolé Isaac, qui lui fut rendu en récompense de ce courage.

2. Voyez-vous démontrée ici la vérité que j'aime à redire toujours? Oui, quand nous avons fait preuve d'une bonne volonté parfaite, quand nous avons montré le mépris des choses terrestres, alors, et pas auparavant, Dieu nous donne les biens de la terre; il ne veut pas que déjà trop liés à ce bas monde, nous y soyons plus attachés encore en recevant trop vite un tel présent. Brisez vos fers avant tout, semble-t-il dire, et puis vous recevrez, et mon présent ne vous sera pas fait comme à un esclave, mais comme à un homme maître de soi. Méprisez les richesses, et vous serez riche. Méprisez la gloire, et vous serez glorieux. Méprisez le repos et la tranquillité, et l'un et l'autre vous seront donnés; et en les recevant, vous rie les accepterez pas par grâce comme un captif, ou comme un esclave, mais comme un homme libre.

Quand un petit enfant désire quelques jouets de son âge, comme une balle, ou toute autre bagatelle, nous les lui cachons, parce que ces objets pourraient lui faire oublier des devoirs nécessaires. Mais ne désire-t-il plus, méprise-t-il ces jouets, nous les lui donnons avec assurance, sachant qu'ils ne peuvent plus lui faire tort, puisqu'il n'en a plus ce désir qui l'aurait détourné de ses devoirs. Ainsi lorsque Dieu voit que nous ne convoitons plus les biens d'ici-bas, il nous en accorde la jouissance; car, dès lors, nous les possédons comme des hommes faits, des hommes libres, et non plus comme des enfants.

Dédaignez-vous, par exemple, de tirer vengeance de vos ennemis t vous l'obtenez. Ecoutez plutôt la divine parole : « Si votre ennemi a faim, donnez-lui à manger; s'il a soif, donnez-lui à boire ». Et en retour : « Si vous faites ainsi, vous amasserez sur sa tête des charbons de feu » . (Rom. XII, 20.) Méprisez-vous les richesses? Vous y parviendrez, au témoignage même de Jésus-Christ « Tout homme qui abandonnera père, mère, maison, frère, recevra le centuple, et possédera la vie éternelle ». (Matth, XIX, 29.) Méprisez-vous la gloire, vous l'obtiendrez: Ecoutez encore (557) Jésus-Christ: «Que celui qui veut être le premier parmi vous, soit le dernier »; et encore: « Qui s'abaisse, sera élevé». (Matth. XX, 26; XXIII, 12.) Que dites-vous, O mon Dieu? Si je donne à boire à mon ennemi, je le punis alors? Si j'abandonne toute propriété humaine, je deviendrai grand ? si je m'humilie, je serai élevé?- Certainement, répond le Seigneur. Ma puissance est telle que j'arrive au but par les contraires. Je suis riche, et capable de diriger les événements. Ne craignez pas. Ma volonté, loin de se mettre à la remorque des lois de la nature, les mène à son gré. Je suis le moteur souverain de toutes choses, et aucune n'agit sur moi; aussi puis-je les changer et les transformer. Et pourquoi vous étonner de ma puissance dans le monde matériel ? En tout et toujours vous la trouverez semblable. Faites tort, le tort retombera sur vous; subissez l'injustice, l'injustice ne vous a pas atteint. La vengeance que vous Vous permettez, vous croyez l'avoir tirée d'un autre, et c'est vous-même que vous frappez ! « Car celui qui aime l'iniquité », dit le Seigneur, « hait son âme » : (Ps. XXIX, 24.) Voyez-vous comme le mal ne tombe pas ailleurs que sur vous seul ? C'est pourquoi saint Paul dit : « Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt l'injustice? » (I Cor. VI, 7.) Donc souffrir une injustice, ce n'est pas essuyer un dommage. Vous lancez l'outrage au prochain, et c'est sur vous qu'il retombe.

Bien des gens, au reste, le savent; on les entend se dire dans une dispute . « Il est temps de nous a retirer, vous vous déshonorez! » Pourquoi? C'est qu'entre vous et l'homme outragé par vous, la différence est grande. Plus vous l'accablez d'insultes, plus il en tire gloire. Que telle soit notre conviction en toutes choses, et nous deviendrons supérieurs aux outrages. Comment? Vous allez le comprendre. Supposé que nous soyons en lutte contre celui qui porte la pourpre, et que nous lui lancions l'outrage : nous penserons à bon droit nous déshonorer ! En effet, nous méritons immédiatement le mépris public : vous l'avouez, n'est-ce pas? Comment donc, vous citoyen du ciel, possédant cette sagesse qui surpasse tout, comment allez-vous compromettre votre honneur en disputant avec un homme dont toutes les idées sont charnelles et terrestres ? Car possédât-il d'incalculables richesses, fût-il investi de la puissance, il ne connaît pas, lui, votre inestimable trésor. Gardez donc de vous couvrir de déshonneur en prétendant le déshonorer. Epargnez non pas cet homme, mais vous même. Honorez-vous vous-même, et non pas lui. N'est-ce pas un proverbe, que l'on s'honore en honorant les autres? Et c'est vrai; l'honneur rendu va moins au prochain qu'à vous. Ecoutez une parole du Sage: « Faites honneur à votre âme autant qu'elle le mérite ». (Ecclés. X, 31.) Qu'est-ce à dire, autant qu’elle-même le mérite? Que si l'on vous vole, vous ne voliez pas; si l'on vous outrage, vous n'outragiez pas ! Dites-moi plutôt : si un pauvre ramassait un peu de boue jetée hors de votre maison, lui feriez-vous un procès en restitution ? Non, certes. Et pourquoi? de peur de vous déshonorer et de      vous voir condamner par tout le monde. C'est ce qui arrive au cas présent. Il est bien pauvre, l'homme riche; il est d'autant plus véritablement pauvre, que ses richesses sont plus grandes. L'or qu'il vous ravit n'est qu'un peu de boue jetée dans votre cour, et non vraiment placée dans votre maison ; car votre maison, c'est le ciel. Si donc pour si peu de chose vous disputez, vous plaidez, les citoyens des cieux ne devront-ils pas vous condamner et vous bannir de leur patrie , vous si bas, si vil, si abject, que pour un peu de boue vous alliez combattre? Eh! le monde entier fût-il à vous, si quel,qu'un vous le volait, vous n'auriez qu'à lui tourner le dos !

3. Ignorez-vous qu'en mettant en balance dix mondes comme celui-ci, ou même cent, dix mille, vingt mille univers, ils ne pèseraient pas autant que la moindre partie des biens que le ciel nous garde ? Admirer la terre et ses richesses, c'est déshonorer les célestes trésors; puisque c'est estimer les unes dignes d'être comparées aux autres qui les surpassent infiniment. Il y a plus, c'est se refuser à admirer ceux-ci; comment, en effet, leur réserver quelque part de votre admiration, lorsque ceux-là l'ont ravie jusqu'à vous mettre hors de vous-même. Ah! tranchons, trop tard sans doute, mais tranchons enfin ces cordes et ces lacs indignes qui ne sont après tout, que des choses terrestres. Combien de temps encore serons-nous courbés, sans regarder au-dessus de nos tètes? Combien de temps nous ferons-nous une guerre de surprises, comme les bêtes fauves, comme les poissons ? Que dis-je ? les bêtes fauves ne font pas la guerre à ceux de leur espèce, mais aux espèces étrangères. L'ours ne tue pas l'ours ; le serpent ne détruit pas le serpent; chacun d'eux respecte dans les autres sa famille. Et voici une créature de même espèce que vous, partageant tous vos droits, ayant avec vous même sang, même intelligence, même connaissance de Dieu, communauté complète de nature enfin : et c'est vous qui la tuez et la précipitez dans des anaux innombrables! Je le veux ; vous ne la percez pas avec un glaive, vos mains ne se plongent pas dans sa poitrine ouverte ; mais vous faites pire que cela en lui créant de mortels et perpétuels ennuis en la tuant, vous l'auriez délivrée de soucis. Mais aujourd'hui vous la jetez comme une proie à la faim, à la servitude, aux amertumes de tout genre, à tous les péchés.

Je le dis et ne cesserai de le dire, non certes pour vous déterminer à l'assassinat, ni pour engager à des crimes moindres que le meurtre, mais pour vous ôter la confiance où vous êtes que Dieu n'aura pas à vous punir. « Celui », dit le Sage, « qui enlève au prochain le pain et la nourriture, devient son meurtrier ». (Ecclés. XXXIV, 24.) Donc arrêtons nos mains, je vous en conjure, ou plutôt étendons-les pour la justice, non par conséquent pour amasser encore par avarice, mais pour verser l'aumône. N'ayons pas une main stérile ni desséchée. Elle est desséchée, la main qui ne fait point l'aumône ; elle est exécrable et impure, celle qui amasse par avarice. Ne mangez pas avec ces mains souillées, vous feriez honte aux convives.

Dites-moi plutôt, je vous prie. Une personne (558) nous a fait asseoir à sa table au milieu de tapis et de riches couvertures, de tissus de fin lin brodés d'or, dans un splendide appartement; il déploie le luxe d'un personnel nombreux de domestiques empressés; le couvert est en or et en argent; les mets de tout genre et très-rares chargent la table ; il nous invite à manger, et voilà que nous le voyons apporter des mains souillées de boue et d'ordure, et s'asseoir auprès de nous je vous le demande, qui donc supporterait le supplice d'un tel voisinage ? Qui ne se croirait déshonoré ? Tout le monde, j'imagine, éprouverait ce sentiment, et reculerait d'horreur. Et maintenant vous voyez des mains pleines de boue et qui, par là même, souillent les aliments qu'elles touchent, et vous ne fuyez pas ? Et vous ne blâmez même pas ? Et si vous rencontrez cette impudence dans un homme constitué en dignité, vous tenez sa présence à honneur, et vous perdez votre âme en goûtant ces mets abominables ! Car l'avarice est pire que la boue la plus infecte ; elle salit corps et âme, elle rend l'un et l'autre bien difficiles à purifier. Et vous qui voyez votre hôte couvert de cette fange, qui souille et remplit ses yeux, ses mains, sa maison, sa table; car les aliments qu'il offre sont plus hideux et plus dégoûtants que l'ordure et que tout ce qu'il y a de plus immonde; et vous vous trouvez simplement très-honoré, et vous vous promettez bien des délices; et vous ne respectez pas même la défense de saint Paul,. qui nous permet, facilement de nous asseoir, si nous voulons, à1a table des païens, tandis qu'il ne nous permet pas même le désir de goûter à celle des avares et de ceux qui s'enrichissent aux dépens du prochain. Il dit, en effet : « Fuyez celui qui s'appelle frère entre vous, si c'est un fornicateur », désignant ici simplement par frère, tout fidèle, et non pas un moine. Car qu'est-ce qui fait la fraternité ? C'est le bain de la régénération, en vous donnant droit de donner à Dieu le nom de Père. Pour cette raison, un catéchumène, fût-il moine, n'est pas un frère; tandis qu'un fidèle, fût-il mondain et séculier, est frère. « Si donc », dit saint Paul, « celui qu'on nomme frère » : or, vous savez qu'à l'époque de l'apôtre, il n'y avait pas même vestige de moine; c'est donc aux gens du monde et du siècle que s'adressaient toutes les paroles du saint : « Si celui « qu'on nomme votre frère, est fornicateur, ou« avare, ou ivrogne, vous ne prendrez pas même « votre nourriture avec un homme de cette espèce ». Il n'est pas aussi sévère avec les grecs ou gentils : « Si un infidèle vous invite et qu'il vous plaise d'y aller, mangez tout ce qu'on vous donnera » (I. Cor. V, 11 ; X, 27); tandis qu'il nous exclut de chez un frère dès qu'il est ivrogne.

4. Admirez l'exactitude et la précision de son langage ! Mais nous, non contents de ne pas fuir les ivrognes; nous allons les trouver, heureux de partager ce qu'ils voudront bien nous offrir. Aussi, tout va à la dérive, tout est bouleversé, confondu, perdu ! Car enfin, répondez-moi. Qu'un chrétien de cette espèce vous invite à un repas, vous qu'on regarde comme pauvre, vil et abject; si vous avez le courage de lui dire Comme ce que vous m'offrez n'est que le fruit de votre avarice, je ne m'abaisserai pas à souiller mon âme ! A ce langage, ne va-t-il pas rougir de honte ? Cela suffirait pour le corriger et lui donner l'idée qu'il est malheureux à cause de ses richesses mêmes; votre pauvreté ferait son admiration, s'il se voyait méprisé par vous de si grand coeur. Au contraire, hélas ! nous sommes devenus les esclaves des hommes, bien que Paul ne cesse de nous crier partout moyen : « Ne devenez pas les esclaves des hommes ! » (I. Cor. VII, 23.) Et pourquoi sommes-nous dans cette honteuse servitude à leur égard? C'est que nous sommes les esclaves de notre ventre, de l'argent, de la gloire, de tous les faux biens, et que pour eux nous livrons la sainte liberté que nous tenons de Jésus-Christ. Or, quel sort enfin doit attendre l'esclave, dites-moi ? Jésus-Christ vous l'apprend : «L'esclave ne demeure pas éternellement dans la maison ». (Jean, VIII, 35.) Voilà un arrêt clair et absolu qui l'exclut du royaume des cieux; car c'est là la maison de Dieu, d'après lui-même : « Il y a », dit-il, « plusieurs demeures dans la maison de mon Père ». (Jean, XIV, 2.) L'esclave ne demeurera donc point éternellement dans sa maison ; et l'esclave, d'après Jésus-Christ, c'est l'esclave du péché; et celui qui ne demeure pas éternellement dans sa maison, éternellement demeure en enfer, sans plus garder aucune consolation.

Hélas ! les choses en sont venues à un tel degré d'improbité et de vice, que des- richesses criminelles mêmes se donnent en aumônes, et qu'on les reçoit à ce titre. Aussi la liberté du reproche est morte, nous n'avons plus le droit de blâmer qui que ce soit. Ah ! désormais, nous du moins, sachons, par notre libre parler, éviter la tache qui en résulte pour notre ministère; et vous qui pétrissez cette fange, cessez un métier ruineux, maîtrisez votre appétit en l'éloignant de pareils banquets, et peut-être aurons-nous quelque moyen d'apaiser la colère de Dieu, et de gagner les biens promis. Puissions-nous tous y parvenir par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient, avec le Père et le Fils, gloire, empire, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

 

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