ANALYSE.
1-2. Exortation à l'étude des
saintes Ecritures ; exemple de l'eunuque éthiopien. 3. Défaite des cinq rois,
captivité de Loth qui se trouve ainsi puni de s'être séparé de son oncle. 4.
Victoire d'Abraham dans laquelle parait avec éclat la protection dont le eouvre le Tout-Puissant. 5. Melchisédech, figure de
Jésus-Christ. 6. Abraham confesse le Dieu, créateur du ciel et de la terre, en
présence du roi de Sadome et donne une nouvelle preuve de son
désintéressement. 7-8. Exhortation à laumône.
1. C'est une excellente chose, mes bien-aimés, que la lecture des saintes Ecritures. Elle donne à notre âme la véritable philosophie, elle élève notre esprit au ciel, elle rend l'homme reconnaissant; elle nous empêche de rien admirer des choses présentes et en détourne sans cesse notre pensée, afin que la vue des récompenses promises par le Seigneur nous engage à tout faire pour les mériter et à mettre tous nos efforts et tout notre zèle à la poursuite de la vertu. Elle nous fait connaître la providence d'un Dieu promptement secourable, le courage des justes, la bonté du Seigneur et la grandeur de ses récompenses. Elle excite notre zèle à imiter la sagesse de ces hommes généreux, pour que nous ne faiblissions point dans les efforts qu'exige la vertu, mais pour que nous prenions confiance aux promesses divines, même avant qu'elles soient réalisées. Aussi, je vous en conjure, livrons-nous avec ardeur à la lecture des saintes Ecritures, dont l'étude assidue nous donnera la science céleste. En effet, celui qui s'y applique avec zèle et ferveur ne peut jamais être négligé d'en-haut ; quand même l'instruction humaine nous manquerait, Dieu, descendant dans nos coeurs, illumine notre esprit, éclaire notre raison, nous dévoile ce qui était caché et nous enseigne ce que nous ignorions; il suffit que nous fassions tout ce qui dépend de nous. Ne donnez à personne sur terre le nom de Maître. (Mat. XXIII, 8.) Quand nous ouvrons ce livre spirituel, préparons notre pensée, recueillons notre esprit, chassons toutes les idées du monde et livrons-nous à cette lecture avec une attention et une piété profondes, afin d'être conduits par le Saint-Esprit à l'intelligence des Ecritures et d'en recevoir les fruits précieux. Ce barbare, cet eunuque de la reine d'Ethiopie, qui voyageait en grande pompe et sur son char (Act. VIII), ne négligeait pas cette lecture, même en voyage. Il avait dans ses mains le livre d'un prophète et s'appliquait tout entier à cette lecture sans avoir cependant l'intelligence de ce qu'il lisait; mais comme il apportait tout ce qui dépendait de lui, le zèle, l'ardeur et lattention, il rencontra un guide spirituel. Songez en effet, je vous prie, combien il était difficile (238) de s'occuper à lire en voyage et surtout assis sur un char. Je recommande cet exemple à ceux qui ne peuvent s'y décider, même chez eux, qui croient ne pas en avoir le temps, parce qu'ils vivent avec une femme, qu'ils sont au service militaire, qu'ils sont embarrassés d'enfants et de domestiques, et s'imaginent que leur état les dispense de lire les saintes Ecritures. Cependant voici un eunuque, un barbare que ces mêmes motifs auraient pu rendre négligent, sans compter sa puissance et ses richesses; ajoutez à cela qu'il était en voyage et sur un char, position peu commode et même très-gênante pour la lecture; cependant son ardeur et son zèle le faisaient passer par-dessus tous ces obstacles; il s'absorbait dans sa lecture et ne disait pas comme tant d'autres : Je ne comprends pas ce qui est écrit, je ne puis pénétrer la profondeur des Ecritures; pourquoi me livrer à un travail stérile et inutile, puisque je n'ai personne pour me l'expliquer? Il ne pensait rien de semblable, car s'il était barbare de nation, il était sage d'esprit; il s'appliquait donc à cette lecture en pensant qu'il ne méritait pas le mépris, mais la grâce d'en-haut, s'il faisait tout ce qui dépendait de lui. Aussi le Seigneur bienveillant, voyant son désir, ne le méprisa point, ne l'abandonna pas et lui envoya aussitôt un guide spirituel. Réfléchissez, je vous prie, à la sagesse de Dieu qui attendit que leunuque eût fait tous ses efforts et qui alors lui envoya un aide. Quand celui-ci eut accompli et terminé ce qui était en son pouvoir, un ange du Seigneur apparut à Philippe lui disant : Lève-toi et va sur la route qui descend de Jérusalem à Gaza, qui est déserte. Et voici qu'un Ethiopien, un eunuque, ministre de la reine d'Ethiopie Candace, était venu pour adorer à Jérusalem, il s'en retournait assis sur son char et lisait te prophète Isaïe. (Act. VIII, 26-28.) Voyez avec quel soin le lecteur est décrit : c'est un Ethiopien, ce qui nous fait voir qu'il est barbare; c'est un ministre, ce qui indique beaucoup d'honneur et de puissance. Il était venu pour adorer à Jérusalem. Vous voyez que la cause même de son déplacement prouvait sa piété; car voyez combien de chemin il avait fait pour adorer le Seigneur. On croyait encore alors que le culte divin était renfermé dans un seul endroit et l'on faisait un long voyage pour y apporter ses prières. Il était donc venu là où était le temple et le culte des Juifs pour adresser son adoration au Seigneur. Et après avoir accompli son désir, il s'en retournait assis sur son char et lisait.
2. Ensuite , Philippe s'approche et lui dit : Crois-tu comprendre ce que tu lis ? Voyez combien son âme était avide de savoir, puis qu'il s'attachait à cette lecture qu'il ne comprenait pas, tout en désirant de trouver un maître qui la lui expliquât. En effet, la question de l'Apôtre éveille aussitôt son désir, et sa réponse même fait voir qu'il était digne de rencontrer ce maître capable d'expliquer ce qu'il lisait. L'Apôtre, en lui disant : Crois-tu comprendre ? s'était approché de lui, couvert de pauvres habits; cependant l'eunuque n'en fut point choqué ni irrité, il ne se crut point injurié, comme cela arrive à ceux qui ont la sottise de vouloir rester dans leur ignorance parce qu'ils rougissent de l'avouer et d'apprendre de ceux qui savent. Il n'eut aucune idée semblable; il répond avec douceur et piété, sans cacher l'état de son âme : Comment pourrai-je comprendre si quelqu'un ne me guide ! Et de plus, après avoir répondu avec cette politesse, il ne continua pas son chemin, mais il donna encore une grande preuve de vertu : ce ministre; ce barbare, monté sur-ce char brillant, appela cet homme si mal vêtu, qui semblait si peu de chose, et le fit monter avec lui ! Voyez quelle âme fervente, quelle extrême dévotion ! Voyez comme la piété de ce barbare lui fait accomplir. les paroles du Sage: Si vous trouvez un homme sage, que vos pas usent les marches de sa porte. (Eccl. VI, 36.) Voyez combien il était juste de ne pas le mépriser, voyez comme il méritait la protection divine ! Après avoir ainsi trouvé ce guide spirituel, il apprit toute la puissance de ces écrits, et son intelligence s'éclaira.
Vous avez vu quel avantage il y a à lire les saintes Ecritures avec zèle et attention. C'est pour cela que je vous ai rapporté l'histoire de ce barbare, afin qu'on ne rougisse point d'imiter cet Ethiopien , cet eunuque qui ne négligeait pas, même en voyage, de lire les Ecritures. Ce barbare peut être notre maître à tous, hommes privés ou militaires, même aux plus haut placés, à tous les hommes enfin, et aussi aux femmes qui vivent sans cesse à la maison. Il peut encore être un enseignement pour ceux qui ont choisi la vie monastique, afin de leur montrer qu'aucune circonstance ne peut les détourner de cette lecture. Elle est (239) toujours possible , non-seulement chez soi, mais en promenade , en voyage , dans le monde, au milieu des affaires; en un mot, faisons tout ce qui dépend de nous, dans l'espérance de trouver bientôt un guide spirituel; car le Seigneur, voyant nos désirs à ce sujet, ne nous abandonnera pas; il nous accordera son assistance céleste et éclairera notre esprit. Ne négligeons donc pas cette lecture, je vous en supplie; que nous en sentions ou non toute la force, il faut nous en abreuver sans cesse. Une méditation continuelle grave en nous l'Ecriture d'une manière ineffaçable : souvent, ce que nous n'avons pu saisir aujourd'hui , nous le comprenons demain quand nous y songeons de nouveau; c'est que Dieu a bien voulu, à notre insu, pour ainsi dire, éclairer notre âme. Nous faisons cette. observation à propos de la lecture fréquente des saintes Ecritures; mais il vous sera facile de voir que c'est aussi l'usage du Seigneur, même dans toute autre circonstance, de nous accorder des secours abondants, sitôt que nous avons fait ce qui dépendait de nous. A propos des Ecritures, vous avez vu avec quelle promptitude Dieu avait envoyé à ce barbare un guide spirituel ; si vous voulez un exemple de ce qu'il fait en faveur de ceux qui veulent pratiquer la vertu, rappelez-vous le passage que l'on vient de lire. Pour parler plus clairement , nous continuerons ce qui se rapporte à notre patriarche, et nous allons poursuivre ce que nous avions commencé hier. Vous avez vu, d'après ce qui précède, que la condescendance qu'il montra à l'égard de Loth, en lui accordant le choix de la meilleure part, reçut comme récompense d'en-haut la promesse de biens infiniment supérieurs à ceux qu'il abandonnait. La lecture d'aujourd'hui va nous faire encore reconnaître la vertu du juste, ainsi que l'ineffable protection de Dieu sur lui. Commençant à nous instruire par la sagesse du patriarche, il lui donne différentes occasions de manifester sa piété, puis il l'en récompense, afin que nous cherchions d'abord, en imitant le patriarche, à supporter les épreuves de la vertu, et ensuite à en attendre la récompense.
3. Mais il est temps que je vous parle de la lecture d'aujourd'hui ; à peine a-t-elle besoin d'explication, car elle suffit pour montrer l'excellence de la vertu du juste: Il arriva, pendant le règne d'Amarphath , roi de Sennaar , que Arioch, roi d'Elasar, et Chodologomor, roi dElam, et Thartac, roi des Nations, firent la guerre à Balac, roi de Sodome, à Barsac, roi de Gomorrhe, à Sennaar, roi d'Adama, à Simobor, roi de Seboïn, et au roi de Balac, ou Ségor. Tous se réunirent dans la. vallée Salée, où est la mer de sel. Voyez la précision de l'Ecriture, comme elle rapporte tous ces noms de rois et de peuples ! ce n'est pas sans raison, c'est pour montrer, par ces noms mêmes, tout ce qu'ils avaient de barbare. Tous ceux-là, dit-elle, firent la guerre au roi de Sodome et à d'autres encore. Ensuite elle nous apprend la cause et l'origine de cette guerre : Ils avaient été asservis douze ans à Chodologomor, roi dElam, et la treizième année ils s'étaient révoltés. Dans la quatorzième année, Chodologomor vint avec les rois qui l'accompagnaient, et ils tuèrent les géants à Astaroth et Carnaïm, et des nations puissantes avec eux , les Omméens dans la ville de Save, et les Chorréens qui étaient dans les montagnes de Séir, jusqu'au pin de Pharan, qui est dans le désert. Et en revenant, ils arrivèrent à la fontaine du Jugement, oie est Cadès, et ils tuèrent tous les princes dAmalec, les Amorrhéens et les habitants dAsasonthamar. Ne passons point légèrement sur ces paroles, mes bien-aimés, et ne pensons pas que cette narration soit inutile. L'Ecriture sainte a jugé utile de tout raconter avec exactitude pour nous faire connaître la force et le courage de ces barbares, et leur fureur belliqueuse, puisqu'ils avaient vaincu des géants , c'est-à-dire des hommes d'une grande force de corps, et qu'ils avaient mis en fuite toutes les peuplades du pays: Comme un torrent impétueux, qui emporte et détruit. tout, ces barbares avaient tout envahi, tout massacré, par exemple les chefs des Amalécites, et dispersé tous les autres. Mais, l'on dira peut-être : Que me sert de connaître la puissance de ces barbares ? Ce n'est pas au hasard, ni sans raison, que l'Ecriture mêle cette narration à l'histoire, et ce n'est pas en vain que nous vous avons rappelé leur courage; c'est pour vous donner lieu de comprendre par la suite toute la puissance de Dieu et la vertu du patriarche.
Pour combattre ces hommes si terribles, qui avaient battu tant de nations, s'avancèrent les rois de Sodome et de Gomorrhe, ceux d Adama, de Séboïm et de Balac, qui est Ségor, et ils disposèrent leur armée dans la vallée Salée (240) contre Chodologomor, Thartac, Amarphath et . Arioch, quatre rois contre cinq; dans la vallée Salée; il y avait des puits de bitume. Nous voyons combien ils furent frappés de la force et de la puissance de leurs ennemis, car ils furent mis en fuite. Les rois de Sodome et de Gomorrhe s'enfuirent et tombèrent dans ces puits; les autres se sauvèrent sur les montagnes. Vous voyez quelle était la valeur guerrière des barbares, comme ils terrifiaient leurs ennemis par leur seul aspect et comment ils les mettaient en fuite. Voyez ensuite comme ils revinrent après avoir tout pillé chez les fugitifs. Ils pénétrèrent dans les montagnes, prirent tous les chevaux des gens de Sodome et de Gomorrhe et tous leurs vivres, et s'en allèrent. Ils enlevèrent aussi Loth, neveu dAbram, et tous ses bagages, et s'en allèrent. Il habitait au pays de Sodome. Vous voyez arriver ce que je vous disais hier : il ne servit de rien à Loth d'avoir choisi ce qu'il y avait de mieux; l'événement lui enseigne à ne pas désirer de choisir. Car, non-seulement il n'en retire aucun profit, mais il est emmené captif et, il apprend par le fait même qu'il aurait mieux valu continuer à vivre avec lé juste que dose séparer et d'acheter son indépendance par tant de calamités. En quittant le patriarche il croyait être plus libre, avoir la meilleure part et devenir riche; au contraire, le voilà prisonnier, sans demeure, sans fortune et sans foyer. Cela nous, apprend tous les inconvénients des discussions et tous les avantages de la concorde; c'est aussi une leçon pour ne pas chercher toujours le plus profitable, mais se contenter de ce qui le paraît le moins. Ils enlevèrent Loth et son bagage. Combien il aurait mieux valu vivre avec le patriarche et tout supporter pour ne pas rompre l'union, que de choisir un pays pour y vivre séparément, et de tomber tout à,coup dans de pareils dangers, sous la puissance des barbares! Un de ceux qui s'étaient sauvés vint raconter tout cela à Abram, l'étranger, qui habitait près du chêne deMambré, au pays d'Omori, frère d'Eschol et frère d Aunan qui avaient fait alliance avec Abram. Comment le patriarche avait-il pu ignorer qu'une guerre si terrible s'était élevée? Peut-être à cause de la distance. On vint raconter tout cela à Abram, l'étranger. Ce , mot nous rappelle que celui qui reçoit cette nouvelle était venu de Chaldée; comme il avait habité au delà de l'Euphrate, on l'appelait étranger. Dès, l'origine ses parents lui avaient donné ce nom, ce qui prédisait qu'il devait voyager. On l'appela Abram parce qu'il devait quitter l'autre côté de l'Euphrate, et venir en Palestine.
4. Ainsi, quoique ses parents fussent infidèles, la sagesse de Dieu les avait dirigés dans le choix du nom de leur fils, comme Lamech pour Noé. C'est, en effet, un exemple de la bonté divine de prédire l'avenir éloigné, même au moyen des infidèles. Le voyageur apprit ainsi tout ce qui s'était passé, la captivité de son neveu, la puissance de ces rois, la dévastation de Sodome et la fuite honteuse de ses habitants. Il habitait près du chêne de Mambré, au pays d'Omori, frère dEschol, frère d'Aunan, qui avaient fait alliance avec Abram. Ici l'on pourra demander : pourquoi, parmi les habitants de Sodome, Loth qui était un juste, fut-il seul emmené en captivité? Ce n'est pas sans raison et inutilement; c'était pour faire connaître à Loth toute la vertu du patriarche et en même temps pour sauver les autres habitants; mais c'était aussi pour lui apprendre à ne plus chercher la première place, mais à céder, à ceux qui valaient mieux que lui. Ecoutons maintenant ce qui va suivre pour apprécier la vertu du juste et l'incomparable assistance de Dieu. Mais prêtez une oreille attentive et recueillez vos esprits. Nous pourrons en retirer un grand profit et conclure de ce qui est arrivé à Loth qu'il ne faut jamais s'offenser de voir les justes souffrir des épreuves auxquelles échappent les méchants, qu'il ne faut jamais chercher les premières places, ni préférer quoi que ce soit à la fréquentation des gens vertueux, enfin que l'indépendance ne vaut pas la soumission à un homme de bien. Apprécions aussi la clémence du juste; son extrême affection pour Loth , son mépris des richesses, et la force inouïe que lui donna le secours de Dieu. Quand Abram apprit que son neveu Loth était prisonnier, il réunit: trois cent dix-huit serviteurs nés à sa- maison, et suivit la trace des ravisseurs jusqu'à Dan; il tomba sur eux avec ses serviteurs pendant la nuit et les chassa jusqu'à Chobal, qui est à la gauche de Damas. Et il ramena tous les chevaux des Sodomites; et il ramena Loth et tout ce qui lui appartenait, les hommes et les femmes qui dépendaient de lui. Songez ici, rues bien-aimés, au courage et à la grandeur d'âme du juste, confiant dans la puissance de Dieu, il ne s'étonna point de la force des ennemis en (241) apprenant toutes leurs victoires, quand ils s'étaient jetés sur tant de nations, qu'ils avaient défait les Amalécites et tous les autres peuples, qu'enfin ils avaient attaqué les Sodomites, les avaient mis en fuite et avaient pillé tout ce qui leur appartenait. Voilà pourquoi lEcriture nous a raconté tout cela plus haut en signalant leur courage pour nous apprendre que le patriarche ne le savait pas vaincus parla force corporelle,mais par sa confiance en Dieu, dont le secours céleste avait tout fait. Il n'eut pas besoin d'armes, de flèches, de lances, d'arcs, de boucliers, il ne lui fallut que ses domestiques.
Mais, dira-t-on, pourquoi prendre trois cent dix-huit domestiques ? Pour montrer qu'il n'emmenait pas tous ses serviteurs indistinctement, mais ceux qui étaient nés dans la maison, avaient été nourris avec Loth, afin qu'ils fussent plus portés à le venger, tout en combattant pour leur maître. Voyez, je vous prie, comme l'infinie puissance de Dieu leur donne une victoire rapide. Il tomba sur eux, la nuit, avec ses domestiques, il les battit et les chassa. La main d'en-haut agissait et combattait avec eux. Aussi n'eut-il pas besoin d'armes ni de machines : à peine se . fut-il montré avec ses gens qu'il battit les uns, chassa les autres, sans crainte et sans obstacle , ramenant les chevaux du roi de Sodome, et son neveu Loth avec tout ce qui lui appartenait et les femmes qui dépendaient de lui. Vous voyez pourquoi Dieu a permis que Loth fût seul fait prisonnier tandis que les autres s'étaient enfuis. C'était pour faire éclater la vertu du patriarche et aussi pour sauver, par lui, bien des personnes. Il revint, remportant un trophée glorieux , ramenant Loth, les chevaux, les femmes, toutes les richesses, disant à haute voix et de manière à se faire mieux entendre qu'une trompette que ce n'était point une puissance humaine ni une force corporelle qui avait défait les ennemis et lui avait donné la victoire, mais que le bras d'en-haut avait tout fait. Vous voyez que tous les événements servent à l'illustration du juste, et que toutes les circonstances montrent la Providence dont il est honoré. Voyez encore comme sa piété sert de leçon aux habitants de Sodome. Le roi de Sodome arriva à sa rencontre quand il revenait de battre Chodologomor et les rois qui l'accompagnaient. Voyez quelle importance lui donnent la vertu et l'aide de Dieu ! Le roi vient au-devant de ce vieillard, de cet étranger, et lui rend toute espèce d'honneurs. En effet, il avait déjà appris que le trône ne servait à rien sans le secours céleste, et que rien ne résiste à celui qui est soutenu par Dieu. Et Melchisédech, roi de Salem, lui apporta le pain et le vin : c'était un prêtre du Dieu Très-Haut.
5. Que veut dire cette union de mots : Le roi de Salem et prêtre du Dieu Très-Haut? C'était le roi de Salem. Saint Paul en parle dans sa lettre aux Hébreux convertis; en étudiant son nom et celui de sa ville, il les explique au moyen d'une étymologie, en disant : Melchisédech, roi de justice. (Héb. VII, 2.) Car en hébreu, Melchi veut dire royaume, et Sédec justice. A propos du nom de la ville, il dit: Roi de paix; car Salem signifie paix. Quant à son sacerdoce, il s'était sans doute consacré lui-même, comme faisaient alors les prêtres. Cet honneur avait pu lui être accordé à cause de son âge , ou bien lui-même avait songé à remplir ces fonctions; ainsi Abel, Noé et Abraham avaient offert des sacrifices; Du reste, il devait être la figure du Christ, c'est ainsi que Paul le considère quand il dit : Melchisédech... sans père, sans mère , sans généalogie, n'ayant ni commencement de ses jours, ni fin de sa vie, est ainsi l'image du Fils de Dieu, et demeure prêtre pour toujours. (Héb. VII, 3.) Et comment, direz-vous, un homme peut-il être sans père ni mère, et n'avoir ni commencement de ses jours, ni fin de sa vie? Vous avez vu que cet homme était une figure : ne vous étonnez donc pas, et n'exigez pas que tout soit dans la figure, car ce ne serait plus une figure, si elle possédait en effet tout ce qu'elle représente. Quel est donc le sens de ces paroles ? De même que Melchisédech est dit sans père, sans mère, sans généalogie, parce que lEcriture ne mentionne ni son père, ni sa mère, ni sa généalogie; ainsi, comme le Christ n'a pas de mère dans le ciel, ni de père sur la terre, on dit qu'il n'a pas de généalogie, et c'est la vérité. Voyez comme les honneurs rendus au patriarche nous préparent à un mystère. Melchisédech lui présente le pain et le vin. En voyant le symbole, songez à la réalité, et admirez comment lEcriture sainte nous fait prévoir l'avenir dès l'origine. Il bénit Abram et lui dit : Qu'Abram soit béni par le Dieu Très-Haut qui a créé le ciel et la terre. Et le Très-Haut soit béni parce qu'il a livré tes ennemis dans tes mains. Non-seulement il le bénit mais il glorifie Dieu; car en disant : Abram est béai du Très-Haut qui a créé le ciel et la (242) terre, il montre la puissance de Dieu par celle de ses créatures. Puisque c'est ce Dieu qui a créé le, ciel et la terre, ceux qu'adorent les autres hommes ne sont pas des dieux. Ces dieux qui n'ont point fait le ciel et la terre, qu'ils soient détruits. (Jér. X, 11.) Béni soit Dieu ! dit Melchisédech, qui a livré tes ennemis entre tes mains. Observez comment non-seulement il célèbre le juste, mais reconnaît et confesse le secours de Dieu. Sans un pareil secours, il n'aurait jamais pu triompher de puissances si terribles. Il t'a livré tes ennemis; c'est lui qui a tout fait, c'est lui qui a rendu les forts impuissants, c'est lui qui a vaincu les hommes armés par des bras sans armes, c'est son appui qui a fait toute ta force. Il a livré tes ennemis entre tes mains. Comme ce mot prouve l'affection qui l'unissait à Loth, comme il montre que le patriarche regardait les ennemis de Loth comme ses propres ennemis ! Il lui donna la dîme de tout. Paul dit à ce sujet: Voyez quelle était l'importance de Melchisédech, puisque le patriarche Abraham lui donna la dîme des prémices. C'est-à-dire qu'avec toutes les dépouilles qu'il avait rapportées, il rémunéra Melchisédech et lui donna la dîme de tout ce qu'il avait gagné : montrant ainsi à tout le monde qu'il convient de témoigner sa reconnaissance à Dieu en lui offrant les prémices des biens qu'il accorde. Ensuite étonné de la grandeur d'âme du patriarche, le roi de Sodome lui dit : Rends-moi les hommes, mais prends les chevaux pour toi. C'est une grande reconnaissance de la part du roi ; mais voyez la modération du juste : J'étends la, main vers le Très-Haut qui a fait le ciel et la terre, et j'atteste que je ne prendrai rien de ce qui est à toi, depuis un fil jusqu'à un sphérotère de chaussure, pour que tu ne puisses pas dire J'ai enrichi Abram. Quel mépris des richesses chez le patriarche ! Mais pourquoi dit-il avec serment : J'étends la main vers le Très-Haut qui a créé le ciel et la terre ?
6. Il veut faire savoir deux choses au roi de Sodome : d'un côté, qu'il est au-dessus de tous les biens qu'on peut lui offrir; de l'autre, par sa grande modération, il cherche à lui enseigner la piété, comme s'il lui disait: Celui que je prends à témoin pour ne rien accepter de ce qui est à toi, c'est le Créateur de toutes choses, afin que tu connaisses le Dieu de l'univers, et que tu ne croies plus à ces dieux fabriqués par la main des hommes. C'est le Créateur du ciel et de la terre, c'est lui qui nous a donné dans cette guerre la victoire et le triomphe. Ne t'attends donc pas à ce que j'accepte aucun de tes dons. Ce n'est point pour le profit que j'ai fait cette entreprise, c'est d'abord à cause de l'affection paternelle que je porte à mon neveu; ensuite, c'est pour l'amour même de la justice, afin de retirer des mains des barbares ceux qu'ils avaient enlevés injustement. Je ne prendrai rien de ce qui est à toi, depuis un fil, jusqu'à un sphérotère de chaussure, c'est-à-dire, je n'accepterai pas même le moindre objet, sans aucune valeur. Car on appelle sphérotère, un bout de chaussure terminé en pointe comme en portent les Barbares. Comme raison qui lui défend d'accepter, il dit: Pour que tu ne dises pas: j'ai enrichi Abram. J'ai un Dieu qui me comble de biens infinis, je m'appuie sur sa force céleste, je n'ai pas besoin de tes richesses, je ne réclame point l'abondance qui vient des hommes , je me contente de la protection divine , je sais que ses dons sont inépuisables. J'ai cédé à Loth à propos d'intérêts petits et méprisables et j'ai reçu des promesses immenses et inexprimables.: maintenant je me ménage encore une plus grande richesse, et je me concilie une nouvelle bienveillance en refusant tes présents. Voilà pourquoi, je pense, il a proféré ce serment, en disant: J'étends la main vers le Très-Haut, afin que le roi ne pût pas prendre cela pour une feinte, comme cela pouvait être, mais pour qu'il sût que le patriarche était bien décidé à ne rien prendre pour lui-même. Ainsi il accomplis. sait d'avance l'ordre donné par le Christ à ses disciples: Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement. (Matth. X, 8.) Ai-je contribué au succès de la guerre, disait-il, autrement que par mon zèle et ma bonne volonté? Quant à la victoire et aux trophées, c'est Dieu qui a procuré tout cela par sa force invisible. Ensuite, pour que le roi ne pût pas croire qu'il refusait ses offres par orgueil ou mépris, il montre après sa douceur et sa sagesse. Je ne recevrai rien, excepté ce que mes jeunes gens ont mangé, et la part des hommes qui sont venus avec moi: Eschol, Aunan et Mambré; ceux-là prendront leur part. Je les laisserai, dit-il, prendre leur part, parce qu'ils m'ont donné une grande preuve d'amitié. Ceux-là étaient associés avec Abram, c'est-à-dire liés d'amitié, car on voit par là qu'ils avaient partagé les dangers de cette guerre. Aussi, voulant les récompenser, il leur (243) fait réserver une part, accomplissant ainsi la loi apostolique: L'ouvrier mérite sa nourriture. (Matth. X, 10; Luc, X, 7.) Du reste, il ne laisse prendre que ce qu'il faut : Excepté ce que mes jeunes gens ont mangé, et la part de ceux qui sont venus avec moi, Eschol, Aunan et M1ambré; ils recevront leur part. Voyez toute la probité et la délicatesse du juste, comment il prouve sa sagesse par son mépris des richesses et sa modération, et comme il fait tout pour qu'on ne puisse attribuer sa conduite à l'arrogante ou au mépris, ni à l'orgueil de la victoire.
7. Nous aussi imitons un pareil homme, je
vous en conjuré, cherchons à rester irrépréhensibles, à ne point nous enorgueillir
sous prétexte de notre vertu, et à ne point négliger la vertu sous prétexte de
modestie; conservons en tout la juste mesure, et prenons l'humilité pour base et pour
fondement de toutes nos bonnes ceuvres, afin d'y asseoir
solidement l'édifice de notre vertu ; car la vertu n'est véritable que si elle est
jointe à l'humilité. Avec une base pareille, on pourra élever le monument aussi haut
que l'on voudra. C'est la puissante fortification, le mur inébranlable, la tour
inexpugnable qui soutient tout l'édifice et l'empêche d'être renversé parla force des
vents, l'impétuosité des tempêtes et la violence des ouragans: elle le rend
inaccessible et invincible à toutes les attaques, comme s'il était bâti en diamant, et
nous fait obtenir pour récompense les grands bienfaits de la largesse de Dieu. C'est par
elle que le patriarche reçoit l'immense honneur de tant de promesses divines. Vous
saurez, avec la permission de Dieu , d'après ce qui va suivre,
comment, en méprisant actuellement les présents du roi de Sodome, il a obtenu de Dieu de
grands et d'ineffables bienfaits. C'est ainsi que, non-seulement
lui, mais tous les justes ont mérité leur gloire: tous ceux d'entre vous qui
8. Pour connaître la sagesse de ce docteur du monde , voyez comment , pour prouver le néant de toutes les splendeurs de cette vie, il dit dans un autre endroit : Les choses visibles ne durent qu'un temps. (II Cor. IV, 18.) La richesse, la gloire, la renommée, les dignités, là puissance, l'empire même, avec le diadème et le trône au-dessus de tous les autres, tout cela ne dure qu'un temps, tout cela subsiste un instant , et cesse bientôt de paraître à nos yeux. Que devons-nous donc chercher, si tout ce qui est visible ne dure qu'un temps? Nous devons chercher, dit l'Apôtre, non plus ce qui est visible, mais ce qui est invisible, ce qui échappe aux yeux du corps. Mais, lui direz-vous, d'où vient ce conseil de négliger ce que lon peut apercevoir, pour rechercher ce que l'on n'aperçoit pas? De la nature même de ces (244) objets, ceux que nous apercevons nous échappent rapidement; quant à ceux que nous ne pouvons apercevoir maintenant, ils subsistent perpétuellement, durent dans l'éternité, n'ont point de limites, ne finissent et ne changent jamais, et demeurent immuables et inébranlables. Peut-être vous paraîtrai-je fatigant en vous donnant inutilement chaque jour les mêmes conseils; mais qu'y faire? La perversité est bien odieuse, les richesses sont bien tyranniques , la vertu est bien rare. Aussi, je veux multiplier mes exhortations pour guérir vos maladies , et rendre à la santé tous ceux qui se réunissent ici. C'est pour cela que nous mettons tant de zèle à vous expliquer les Ecritures et à vous exposer les vertus des justes; peu nous importe de répéter souvent les mêmes choses, pourvu que ces vertus excitent votre émulation.
Commençons donc, quoiqu'il soit bien tard, à nous occuper de notre salut, faisons un bon usage du délai qui nous est accordé jusqu'à l'échéance de notre vie, et, pendant qu'il en est encore temps, empressons-nous de faire pénitence et de corriger nos défauts, employons le superflu de nos biens pour le salut de nos âmes, c'est-à-dire, dépensons ce superflu pour les indigents. Pourquoi donc, dites-moi, laisser rouiller votre or et votre argent ? ne vaudrait-il pas mieux le verser dans l'estomac du pauvre, comme dans la caisse la plus sûre, et surtout au moment où vous pouvez en retirer tant de consolation, tant de secours; ceux que vous aurez nourris vous ouvriront, dans le grand jour, les portes du salut, et vous recevront dans leurs tentes éternelles. Ne laissons point nos habits se manger aux vers, ou se pourrir dans nos armoires, quand il y a tant de gens qui en manquent, et vont presque nus. Plutôt que de nourrir les vers, couvrons la nudité du Christ, et vêtissons celui qui est resté nu, pour nous offrir l'occasion de notre salut, afin que dans .ce grand jour, une voix nous dise : J'étais nu, et vous m'avez couvert. (Mat. XXV, 36.) Ces préceptes sont-ils pénibles, sont-ils au-dessus de nos forces? ces vêtements usés, rongés aux vers, qui se perdent pour rien, hâtez-vous de les employer utilement, afin d'éviter votre châtiment, et d'en retirer un profit immense. Il y a excès d'inhumanité chez les riches à renfermer leur superflu dans des armoires et des murailles, au lieu de soulager les besoins de leurs semblables, et de mieux aimer s'exposer aux peines les plus terribles, en abandonnant leurs biens à la rouille, aux vers et aux voleurs, que d'en faire l'usage qu'il faut, pour en être récompensé. Je vous en supplie , ne négligeons pas à ce point le salut de nos âmes, donnons notre superflu à ceux qui manquent de tout, et nous y gagnerons nous-mêmes l'assurance de mériter les biens ineffables, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ , auquel , ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, soient gloire, puissance, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Traduction de M. HOUSEL.