ANALYSE.
1. Après la 32e homélie, le commentaire sur la Genèse aurait
été interrompu à l'occasion des fêtes de la semaine sainte et dés fêtes
subséquentes, l'orateur reprend donc le fil rompu de ses instructions en résumant la
32° homélie et se dispose à continuer. 2. Séparation d'Abraham et de Lot
causée par l'excès de leurs richesses. Douceur d'Abraham. 3-4. Il cède à son
neveu le choix de la contrée où il voudra s'établir, pour lui il prendra celle qu'il
lui laissera. 5. Exhortation.
1. Quand je vois aujourd'hui votre
concours empressé et votre ardent désir de m'entendre, je veux acquitter la dette que
j'ai contractée envers votre charité. Peut-être l'avez -
vous oubliée depuis le temps qui s'est écoulé et parce que, dans l'intervalle, je vous
ai parlé d'autre chose; car les fêtes les plus saintes ont interrompu l'ordre de nos
discours. En effet, quand on célébrait la croix de Notre-Seigneur, il, n'était pas
convenable de traiter un autre sujet le festin spirituel devait être approprié à la
circonstance. Aussi quand est venu le jour où il s'agit de la trahison de Judas, nous
nous sommes pliés à l'occasion, pour laisser de côté la suite de nos instructions, et
nous nous sommes déchaînés contre le traître, puis nous avons parlé de la croix.
Ensuite, lorsqu'est arrivé le jour
de la résurrection, il fallait signaler à votre charité. la
résurrection de Notre-Seigneur et vous la démontrer les jours suivants par les miracles
qui l'ont accompagnée. Puis ayant pris le commencement des Actes (225) des Apôtres, nous
vous en nourrissions chaque jour en exhortant par des instructions fréquentes et
quotidiennes ceux qui avaient reçu récemment la grâce du baptême.
Maintenant, je dois me rappeler ma dette
et vous satisfaire. Vous-mêmes pourriez n'y plus songer, distraits que vous êtes par
mille soins, à propos de votre femme, de vos enfants, de la nourriture quotidienne et
d'une foule d'autres intérêts de la vie; mais nous, qui n'avons aucun de ces embarras,
nous vous rappelons cette dette et nous nous préparons à la payer. Ne vous étonnez pas
si nous le faisons avec tant de bonne volonté. Une obligation de cette nature diffère
des obligations pécuniaires, que le débiteur n'acquitte jamais de bon coeur, sachant
qu'il diminue ses biens et augmente ceux du créancier. Il n'en est pas de même pour une
dette spirituelle telle que celle-ci; plus le débiteur paye, plus il s'enrichit en même
temps que les créanciers. Voilà pourquoi d'un côté on ne montre guère de bonne
volonté, tandis que de l'autre côté il y a tout profit à payer comme à être payé.
C'est ce que saint Paul dit sur la charité : Ne soyez redevables à personne, si ce
n'est de vous aimer les uns les autres. (Rom. XIII, 8.) Cela veut dire qu'une pareille
dette dure toujours, même après avoir été payée.
Vous devez aussi vous tenir prêts à
recevoir ce paiement, car cela enrichira vos débiteurs et leur permettra de vous être
plus utiles. Ainsi, puisque la nature de cette dette est telle que plus on dépense plus
l'on devient opulent soi-même, achevons de nous acquitter, écoutez avec la même bonne
volonté que nous mettrons à parler, pour que votre attention soit notre récompense. En
quoi consiste donc cette dette? Vous savez et vous vous rappelez, quand nous avons parlé
du patriarche, que nous vous avons raconté son arrivée en Egypte à la suite d'une
famine, l'enlèvement de Sara par Pharaon, l'indignation de Dieu ainsi que l'affliction
dont il frappa Pharaon et sa maison pour protéger le juste, et le retour glorieux du
patriarche en quittant l'Egypte. En effet, Pharaon ordonna à ses gens de conduire Abram et son épouse avec tout ce qu'il possédait, et Loth avec
eux. Abram sortit donc d'Egypte, lui et sa femme et tout ce
qu'il possédait, et Loth avec lui, pour aller dans le désert. Après ce discours
nous avons interrompu ces instructions pendant quelque temps pour traiter des sujets
exigés parles circonstances. Il faut donc maintenant nous rattacher à ce qui précède
et le réunir en un seul corps avec ce qui nous reste à dire, afin de conserver à ces
instructions le caractère de l'unité. Mais, pour tout éclaircir, il faut exposer à
votre charité l'origine et l'enchaînement de la lecture qui vous a été faite. Abram était très-riche en troupeaux,
en argent et en or. Il revint d'où il était parti, au désert, jusqu'à Béthel,
jusqu'à la place où il avait dressé sa tente autrefois, entre Béthel et Agga, à l'endroit où il avait d'abord élevé un autel : et là Abram invoqua le nom du Seigneur Dieu. Ne passons point
légèrement sur cette lecture, mais voyons clairement l'exactitude des saintes Ecritures
qui ne nous racontent rien de superflu. Abram était très-riche. Voyez d'abord que cette indication ne nous est pas
donnée inutilement et sans raison, car c'est la première fois que l'on signale sa
richesse et il n'en a pas encore été question. Pourquoi cela ? Pour montrer la prudence
et la sagesse de Dieu, et la puissance infinie qu'il déploya en faveur du juste.
Celui-ci, forcé de voyager en Egypte à cause de la famine qu'il ne pouvait plus
supporter au pays de Chanaan, devint subitement riche et même extrêmement riche, et non-seulement en troupeaux, mais en or et en argent.
2. Remarquez-vous quelle est la providence
de Dieu? Le juste est parti pour se soustraire à la famine et il est revenu, non-seulement délivré de la famine ,
mais comblé de richesse et de gloire, et tout le monde put
voir qui il était. Par la suite les habitants de Chanaan ont mieux connu ses vertus, en
observant un changement si subit et en voyant revenir avec tant de trésors celui qui
était parti pour l'Egypte comme un étranger, un fugitif et un vagabond. Considérez
encore que l'opulence et la prospérité ne lui inspirèrent ni vanité ni paresse : il
retourna à l'endroit même qu'il habitait avant d'aller en Egypte. Il alla au désert
jusqu'à l'endroit où il avait dressé sa tente autrefois, à la place où il avait
d'abord élevé un autel, et invoqua le nom du Seigneur Dieu. Réfléchissez, je vous
prie, combien il aimait la paix et la tranquillité, et quel zèle il avait pour le culte
de Dieu. Il se rendit au même endroit où il avait élevé un autel et où il avait
invoqué le nom de Dieu, accomplissant ainsi, bien des siècles à l'avance, ce qui a
été dit par David: J'ai choisi d'être humilié dans la maison de (227) mon
Dieu, plutôt que d'habiter les terres des pécheurs. (Ps. LXXXIII, 11.) Il aimait
mieux,pour invoquer le nom de Dieu, les déserts que les
cités. Il savait, en effet, il savait que la grandeur des villes ne consiste pas dans la
beauté des édifices, ni dans la multitude des citoyens, mais dans la vertu des
habitants; dans la vertu qui faisait qu'un désert, honoré de la présence du juste,
valait mieux que toutes les villes, et brillait plus que les pays les plus peuplés de la
terre.
Loth, qui accompagnait Abram, avait aussi des brebis, des boeufs et des troupeaux : et le
pays ne pouvait les contenir ensemble : ce qu'ils possédaient était trop considérable
pour qu'ils pussent vivre ensemble. Non-seulement les
biens du patriarche étaient augmentés, mais Loth aussi avait des brebis, des boeufs
et des troupeaux. Peut-être en devait-il une partie à la libéralité d'Abraham, et
d'autres lui avaient donné le reste par égard pour le patriarche. Et le pays ne
pouvait les contenir ensemble parce que ce qu'ils possédaient était trop considérable.
Vous voyez que l'excès même de la richesse devint bientôt une cause de séparation et
un instrument de division capable de troubler la concorde et de rompre les liens de
parenté. Il survint une dispute entre les bergers dAbram
et ceux de Loth. Les Chananéens et les Phérézéens
habitaient le pays. Voyez comment commence la division entre parents. Tout le mal
vient de la méchanceté des serviteurs. Il survint une dispute entre les bergers.
Ils furent l'occasion de la dissension, ils détruisirent la concorde par leur imprudence
et leur stupidité. Les Chananéens et les Phérézéens habitaient ce pays. Pourquoi ce renseignement?
Après avoir dit : le pays ne pouvait les contenir ensemble, la sainte Ecriture a
voulu aussi nous en dire la raison : le pays ne pouvait les contenir, parce qu'il était
déjà occupé par ces peuples. Mais nous voyons comment ce pieux patriarche éteint par
sa douceur l'incendie prêt à s'allumer. Abram dit à Loth : Qu'il
n'y ait pas de dispute entre toi et moi, ni entre les bergers et les miens, car nous
sommes frères. Voyez quel excès de modestie, quelle conduite sublime ! Lui, le
plus âgé, le plus respectable, appelle frère le fils de son frère, il l'élève à sa
hauteur et en fait son égal, en disant : Qu'il n'y ait pas de dispute entre toi et moi,
ni entre tes bergers et les miens. Cela serait indigne de nous, dit-il, puisque nous
sommes frères. Vous voyez qu'il accomplit cette loi de l'Apôtre : C'est déjà un
tort de votre part d'avoir des procès. Pourquoi n'endurez-vous pas plutôt quelque
injustice, quelque dommage? Mais vous-mêmes causez des injustices et des dommages, et
cela à vos frères. (I Cor. VI, 7.) Le patriarche réalisait tout cela par ses
actions; quand il disait : Qu'il n'y ait pas de dispute entre tes bergers et les miens,
parce que nous sommes frères. Est-il une âme plus pacifique? C'est avec raison que
je disais en commençant qu'il aimait le calme et le repos, et cette raison lui avait fait
préférer le désert aux pays habités. Observez maintenant que, du moment où il voit
les bergers se quereller, il cherche à éteindre, dès son origine, l'incendie qui allait
s'allumer, et apaise la dispute. Il devait, lui qui avait 'été choisi pour être un
exemple de sagesse aux peuples de la Palestine, ne donner prise sur lui dans aucune
occasion, mais se faire entendre à tous d'une manière plus éclatante que le son de la
trompette, au moyen de sa douceur, et les forcer tous à imiter sa vertu. Qu'il n'y ait
pas de dispute entre toi et moi, ni entre tes bergers et les miens, car nous sommes
frères. Quoi de plus doux que ces mots : Entre toi et moi?
3. Observez comment il parle comme d'égal
à égal. Cependant je pense que la dispute avait commencé parce que les bergers du
patriarche se regardaient comme ayant plus de droits que ceux de Loth. Mais le juste fait
tout avec impartialité, montrant jusqu'où va sa sagesse, afin de prouver, non-seulement à ses contemporains, mais à toute la postérité,
qu'on ne devait jamais laisser se répandre et se fortifier des disputes de cette nature.
Car cette querelle entre serviteurs est honteuse pour les maîtres; on ne s'en prend pas
aux domestiques, les maîtres sont responsables de tout. Est-il raisonnable que des hommes
qui sont frères, de la même nature, de la même famille, qui ne sont ici-bas qu'en
passant, s'abandonnent à de pareilles hostilités, lorsqu'ils devraient tous se donner,
les uns aux autres, l'exemple de la bienveillance, de la douceur et de la sagesse :
Je dis cela pour ceux qui se croient à l'abri de tout reproche lorsqu'ils permettent à
ceux qui leur appartiennent, sous prétexte de cette liaison, de piller, de tromper, de
causer mille maux dans les villes et dans les campagnes et d'enlever aux voisins un champ
ou une maison, en montrant pour dé tels hommes une faveur particulière. Quoique cette
oeuvre (228) d'iniquité ait été accomplie par un autre que par vous, cependant vous y
avez participé, non-seulement parce que vous y avez applaudi,
croyant que votre puissance et vos richesses s'en augmenteraient, mais parce que vous
n'avez pas empêché de commettre ces injustices. Car celui qui peut empêcher une
injustice et qui ne le fait pas est aussi coupable que celui qui la commet.
Ainsi, je vous en supplie, ne nous faisons
point illusion à nous-mêmes, mais évitons nous-mêmes les rapines et les fraudes, et
habituons nos serviteurs à ne rien faire de semblable. En effet, leurs fautes ne nous
laissent point innocents, mais nous rendent, au contraire, plus coupables; c'est pour nous
plaire qu'ils compromettent leur salut et qu'ils sont audacieux dans leurs méfaits :
aussi nous entraînent-ils dans leur perte. Au contraire, si nous voulons être vigilants
et attentifs, nous éviterons ces cruelles conséquences en les détournant de leurs
mauvais desseins. N'usez donc pas de ces excuses frivoles : cela ne me regarde pas. Ai-je
rien dérobé? Je ne sais rien; c'est la faute d'un autre,. je ne m'en suis pas mêlé. Ce sont là des prétextes et du
verbiage. Si vous voulez prouver que vous n'avez trempé en rien dans cette iniquité, que
vous n'avez pas favorisé cette oeuvre de spoliation, revenez sur ce qui s'est fait,
donnez satisfaction à celui qui a été dépouillé, rendez ce qu'on a pris. Alors vous
serez à l'abri de tout reproche, vous donnerez une leçon salutaire à celui qui a commis
la faute, en lui montrant qu'il a agi contre vos intentions, et vous sauverez la victime
du désespoir et de la ruine.
Qu'il n'y ait pas de dispute entre toi
et moi, ni entre tes bergers et les miens, parce que nous sommes frères. Voyez quelle
douceur, quelle bonté ! Ecoutez la suite, afin de savoir jusqu'où elles pouvaient
aller. Toute la terre est devant toi; sépare-toi de moi: si tu vas à droite, j'irai à
gauche; si tu vas à gauche, j'irai à droite. Voyez quelle modération, quel excès
d'abnégation chez le juste ! Mais avant tout, mes bien-aimés, considérez quelles
sont les suites funestes des richesses et comme elles donnent facilement naissance à la
discorde ! Ses troupeaux s'étaient multipliés, ainsi que tous ses biens, et tout à
coup la concorde est rompue : la paix et les liens de l'amitié font place aux querelles
et à la haine. En effet, où l'on discute du tien et du mien, là se trouvent les
querelles et la haine : là où l'on n'y songe pas sont la paix et la concorde. Pour vous
en assurer, écoutez ce que dit saint Luc à propos des nouveaux convertis: Ils
n'avaient qu'un coeur et qu'une âme. (Act. IV, 32.) Ce
n'est point qu'ils n'eussent qu'une seule âme, puisqu'ils avaient des corps différents,
mais c'est pour nous montrer combien leur concorde était étroite.
Si le juste n'avait pas eu beaucoup de :patience et de sagesse,
il se serait fâché et aurait dit à Loth : Quelle est cette extravagance? Tes serviteurs
ont osé ouvrir la bouche contre ceux qui exécutaient mes ordres? Ils n'ont donc pas
songé à la différence qu'il y a entre nous? D'où te vient l'abondance dont tu jouis? ne m'en es-tu pas redevable? N'est-ce pas moi qui t'ai présenté aux
yeux des hommes, qui ai été tout pour toi, qui t'ai tenu lieu de père ? Et voilà
comment tu me récompenses de mes bienfaits 1 Est-ce là ce que je devais attendre en
t'emmenant partout avec moi? A défaut de reconnaissance, n'aurais-tu pas dû respecter ma
vieillesse et mes cheveux blancs? Mais tu as laissé tes bergers attaquer les miens, sans
réfléchir que ces insultes retombent sur moi, et tu es responsable de ce que font tes
serviteurs.
4. Mais il ne conçut même pas une seule
de ces pensées; il les écarta toutes sans songer à autre chose qu'à éteindre
l'incendie que cette querelle devait faire naître et à se séparer à l'amiable. Toute
la terre, dit-il, n'est-elle pas devant toi? Sépare-toi de moi; si tu vas â
gauche, j'irai à droite; si tu vas à droite, j'irai à gauche. Vous voyez quelle est
la douceur du juste. Il prouve par ses actions qu'il n'agit pas ainsi de lui-même et
qu'il ne se sépare point volontairement, mais qu'il y est forcé par cette dispute , afin que sa maison ne soit pas en guerre perpétuelle.
Voyez comment il calme la colère de son neveu, lui laisse choisir ce qu'il veut et lui
propose toute la terre, en lui disant : Toute la terre n'est-elle pas devant toi?
Choisis à ton gré, et je prendrai avec grand plaisir ce dont tu ne voudras pas. Le juste
montre ici une grande modération: il craint, avant tout, d'être à charge à son neveu;
c'est comme s'il lui disait : Puisque tout cela est arrivé malgré moi, il faut que nous
nous séparions pour faire cesser les disputes; aussi je te laisse le maître de choisir,
je te donne tout pouvoir pour prendre la terre que tu estimeras la meilleure et me laisser
l'autre. Jamais (229) un frère a-t-il agi avec son frère jumeau comme le patriarche avec
le fils de son frère? S'il avait commencé par choisir pour lui, et qu'ensuite il eût
abandonné le reste à son neveu, n'aurait-ce pas été déjà un grand bienfait? Mais il
voulait donner un grand exemple de vertu et satisfaire les désirs du jeune homme, pour ne
lui laisser aucun regret de cette séparation ; aussi en lui donnant toute facilité, il
lui dit : Toute la terre est devant toi, sépare-toi de moi, et choisis la
terre que tu voudras. Son neveu , ainsi comblé de ses bontés,
aurait dû lui rendre la pareille et l'engager à choisir lui-même. En effet, il est
naturel à tous les hommes , quand ils voient que leurs
adversaires s'efforcent d'arriver au premier rang, de ne pas vouloir rester au-dessous;
mais si quelqu'un paraît céder et semble, par la modestie de son langage , nous laisser
tout pouvoir, nous abandonnons nous-mêmes nos prétentions comme par égard pour tant de
douceur, et nous lui laissons à notre tour tout pouvoir, quand même nous discuterions
avec un inférieur. Voilà donc ce que Loth aurait dû faire avec le patriarche Noé; mais
comme il était plus jeune et plus ambitieux, il accepta l'offre qu'on lui faisait et il
fit son choix.
Loth, levant les yeux, vit toute la
plaine du Jourdain, qui était, avant que Dieu eût détruit Sodome et Gomorrhe, arrosée
comme le jardin de Dieu et comme l'Egypte, jusqu'à Zogora.
Loth choisit toute la terre autour du Jourdain et s'en alla vers l'Orient, et les deux
frères furent séparés l'un de l'autre. Vous avez vu quelle était la vertu du
juste; il ne laisse pas même pousser la racine du mal, mais dès qu'elle paraît il
l'arrache et la détruit; tout cela avec beaucoup de douceur, en montrant qu'il méprisait
tout excepté la vertu, et en déclarant à tous qu'il préférait la paix et la concorde
à toutes les richesses. Pour que personne ne pût accuser le
juste d'agir mal à l'égard de Loth en refusant d'habiter avec un homme qu'il avait fait
sortir de sa maison et de son pays, pour que personne ne crût qu'il prenait ce parti par
inimitié plutôt que, par amour pour la paix, il lui permit de choisir et ne trouva pas
mauvais que celui-ci profitât de la permission, afin que tout le monde pût comprendre qu'il n'avait pas d'autre but que la paix et la
charité ! Du reste, il se préparait encore un autre mystère, également
instructif, et qui devait, par les événements eux-mêmes, prouver à Loth qu'il s'était
trompé dans son choix, montrer aux gens de Sodome la vertu de Loth et accomplir, après
cette séparation, la promesse faite au patriarche : Je te donnerai cette terre, à toi
et à ta race; c'est ce que nous verrons bientôt et que l'Ecriture sainte nous
éclaircira.
Et Abram,
dit-elle, habita la terre de Chanaan. Loth alla dans la ville, sur le fleuve , et mit sa tente parmi les Sodomites. Les gens de Sodome
étaient extrêmement pervers et pécheurs en face de Dieu. Vous voyez que Loth
considérait seulement la nature de la terre , sans
s'inquiéter de la perversité des habitants. Cependant, quel bien peut-on attendre , dites-moi, même dans un pays riche et fertile, si les
habitants ont des moeurs infâmes? Au contraire, quel mal peut-on craindre, même dans un
désert stérile ,. si les habitants
sont vertueux ? Le premier de tous les biens est la bonté des habitants. Mais Loth ne
regarda qu'une chose, la fertilité de la terre. Or, l'Ecriture sainte, voulant nous
indiquer tout ce qu'il y avait de mauvais chez ce peuple, nous dit : Les gens de Sodome
étaient extrêmement pervers et pécheurs en face de Dieu. Non-seulement
pervers, mais pécheurs, et non-seulement pécheurs,
mais encore en face de Dieu, c'est-à-dire que leurs péchés étaient innombrables
et leur iniquité immense; aussi elle ajoute: extrêmement pécheurs en face de Dieu.
Voyez-vous l'étendue de leur méchanceté? Voyez-vous le danger qu'il y a à choisir
légèrement et à ne pas considérer ce qui convient? Voyez-vous enfin combien il est
avantageux d'être modéré, de céder la première place et de se contenter de la seconde
? Nous reconnaîtrons par la suite de ces instructions que celui qui avait choisi le
premier n'en a retiré aucun profit, et que celui qui a pris la dernière part a vu sa
prospérité s'accroître de jour en jour, que ses richesses se sont augmentées de tous
côtés et que toute la terre a eu les yeux sur lui.
5. Mais, pour ne pas prolonger cette explication, je m'arrête ici et je la continuerai dans le prochain discours, en vous suppliant d'imiter le patriarche et de ne jamais désirer la première place. Obéissez à saint Paul qui nous dit : Honorez-vous les uns les autres (Rom. XII, 10) , afin d'être supérieurs à vous-mêmes ; mais cherchez à être toujours au dernier rang. En effet, c'est là ce qui nous élève au premier, comme le dit le Christ : Celui qui s'abaisse sera (230) élevé. (Luc, XVIII, 11, et XIV, 11.) Vérité incomparable ! Si nous cédons la meilleure part à un autre, nous en sommes plus glorifiés; si nous préférons les autres à nous , c'est ce qui nous honore le plus. Aussi, je vous en conjure, efforçons-nous d'imiter l'humilité du patriarche, et cherchons, nous qui vivons dans la grâce, à suivre les traces d'un homme qui a montré tant de sagesse, même avant la loi. C'était une véritable humilité, celle que cet homme admirable montra envers celui qui lui était bien inférieur, non-seulement au point de vue de la vertu, mais encore de l'âge et de tout le reste. Songez que le vieillard a cédé au jeune homme, l'oncle au neveu, l'homme que Dieu avait comblé de faveurs à celui que ne recommandait aucune grande action: Voici encore ce qu'il faut ajouter: ce que le jeune homme aurait dû dire au vieillard, à son oncle, c'est le patriarche qui l'avait dit au jeune homme. Apprenons donc à honorer d'autres personnes que nos supérieurs ou nos égaux. Cela ne serait point de l'humilité: faire ce qu'il faut faire, ce n'est pas de l'humilité; mais un devoir. La véritable humilité consiste à céder à ceux qui sont au-dessous de nous, et à préférer à nous ceux qui paraissent nos -inférieurs. Si nous réfléchissons, nous penserons que personne ne nous est inférieur, mais nous croirons que tout le monde nous surpasse. Et je ne parle pas ainsi seulement pour nous, qui sommes plongés dans une infinité de péchés, mais celui-là même qui aurait conscience d'avoir fait mille bonnes actions, s'il ne se regardait pas en même temps comme le dernier des hommes, toutes ses bonnes actions ne lui serviraient à rien. La véritable humilité consiste à s'effacer, s'abaisser et se modérer quand on a des occasions de s'élever. C'est le moyen de s'élever à 1a véritable grandeur, d'après la promesse du Seigneur : Celui qui s'abaisse sera élevé. (Luc, XIV, 11.) Efforçons-nous donc, je vous prie, de nous élever jusque-là par notre humilité, afin d'obtenir du Seigneur les mêmes grâces que ce juste, et de mériter les mêmes biens ineffables, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, gloire, puissance, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.