ANALYSE.
1. Il faut prendre garde au démon qui guette les chrétiens à la
fin du carême, de même que les pirates guettent les marchands sur le point de rentrer au
port avec une riche cargaison. Faire ses bonnes oeuvres pour Dieu seul et sans songer aux
hommes ou à leur estime. 2. Si nous ne veillons, il y a deux écueils où
viendront échouer nos bonnes oeuvres : La louange que .nous recevons des autres et celle
que nous nous accordons secrètement à nous-même, la vaine gloire et l'amour-propre.
3. Explication du texte ci-dessus. Docilité d'Abraham aux ordres de Dieu.
4. Grand mérite de l'obéissance d'Abraham récompensé par une bénédiction admirable.
5. L'obéissance d'Abraham triomphe de tous les obstacles. 6. Il prit Sara
son épouse et Lot son neveu et tout ce qu'ils possédaient à Charran. 7.
Exhortation.
1. Je vous rends grâces , pour le plaisir avec lequel vous avez hier accueilli mon discours sur la prière, et pour le zèle qui vous fait accourir à ces instructions. Cela nous donne à nous-même plus de courage, et nous prépare à vous offrir avec plus d'abondance la nourriture spirituelle. Comme un laboureur, s'il voit que son champ promet de multiplier les semences qu'il a reçues, s'il voit tes épis s'élever, ne cesse d'y travailler de . tout son pouvoir, et veille nuit et jour pour qu'il n'arrive aucun dommage au fruit de ses peines : de- même, moi aussi, voyant ce champ spirituel si florissant, et cette semence (210) spirituelle si bien enracinée dans vos âmes, je me réjouis et me félicite; mais je me prépare à un grand combat, connaissant la méchanceté de l'ennemi qui en veut à votre salut. Ainsi que les pirates sur mer, lorsqu'ils voient un navire rempli de marchandises , et portant d'immenses richesses, lui dressent principalement des embûches pour ravir la cargaison et dépouiller l'équipage ; de même aussi le diable, quand il voit un grand amas de richesses spirituelles, un zèle fervent, un esprit vigilant, quand il voit que cette richesse s'augmente de jour en jour , il cherche à mordre, et grince des dents; comme le pirate, il rôde autour de vous, imaginant une foule d'artifices, afin de pénétrer par un joint, si petit qu'il soit, de vous renvoyer nus et dépouillés, et de vous ravir toute votre richesse spirituelle. Ainsi, soyons prudents, je vous en prie, et plus notre richesse spirituelle augmentera, plus notre vigilance doit être active afin d'éventer les piéges tendus de toutes parts, d'attirer sur nous, par la pureté de notre vie, la bienveillance de Dieu, et d'arriver à nous mettre au-dessus des traits du diable. Songez que c'est une bête féroce et pleine de ruses ; quand il ne peut nous conduire tout droit au mal, il nous séduit alors par ses illusions. En effet, il ne contraint et ne force personne, non sans doute ! il trompe seulement, et ceux qu'il voit faiblir , il les terrasse. Ainsi , quand il ne peut faire usage du mal lui-même pour nuire ouvertement à notre salut, souvent il profite des bonnes oeuvres auxquelles nous participons, pour jeter l'hameçon en secret et pour détruire toutes nos richesses.
Que signifient ces dernières paroles? Il faut nous expliquer plus clairement, afin d'éviter les embûches du démon et d'échapper à ses coups. Quand il voit que la perversité toute nue nous répugne, et que nous fuyons l'incontinence pour embrasser la chasteté', quand nous repoussons l'avarice, que nous détestons l'injustice, que nous méprisons la mollesse, que nous nous livrons aux jeûnes et aux prières et que nous pratiquons l'aumône; alors il organise une autre machination , capable d'anéantir tous nos biens, et de rendre inutiles toutes nos bonnes actions. Ceux qui ont triomphé de ses ruses à force d'énergie, il les prépare à s'enorgueillir de leurs bonnes oeuvres et à se préoccuper de la gloire humaine afin de leur faire perdre la véritable gloire. Car celui qui, dans une oeuvre spirituelle, considère la gloire humaine , reçoit ici-bas sa récompense, et cesse d'avoir Dieu pour débiteur. En effet, les hommes dont il voulait être loué lui ont accordé leurs éloges, et il se prive de ceux que le Seigneur lui avait promis, lorsqu'il préfère la faveur passagère de ses semblables à celle du Créateur de toutes choses. C'est ce que nous apprend le Christ à propos des prières, des aumônes et des jeûnes, en disant : Quand tu jeûnes, parfume ta tête et lave ta figure, afin que tu ne sembles pas jeûner pour les hommes, mais pour ton Père invisible, et ton Père invisible qui te voit te le rendra. (Mat. VI, 17, 18.) Et aussi : Quand tu fais l'aumône, ne le publie pas à son de trompe, dit-il, comme font les charlatans dans les réunions et sur les places, afin d'être vantés par les hommes. En vérité, je te le dis, ils ont reçu leur récompense. Vous voyez que celui qui recherche la gloire humaine perd la gloire divine, et que celui qui fait le bien en se cachant des hommes, recevra publiquement, dans ce jour terrible, sa récompense des mains du Seigneur. Car ton Père invisible, qui a les yeux sur toi, te le rendra publiquement. Ne t'inquiète pas, dit-il, de ce qu'aucun homme ne te louera, de ce que tu feras le bien en secret; songe plutôt que bientôt la libéralité du Seigneur sera d'autant plus grande, qu'elle ne s'exercera point en secret ni à l'ombre, mais que devant tout le genre humain, depuis Adam jusqu'à la fin des siècles, il proclamera et couronnera ta vertu, et te récompensera des efforts qu'elle t'a coûtés. Quelle excuse peuvent donc avoir les hommes qui, faisant aussi les mêmes efforts, sacrifient cependant, pour la gloire passagère, vile et inutile que donnent leurs semblables, la gloire qui les attend au ciel ?
2. Soyons donc sur nos gardes, je vous en, prie, quand nous entreprenons une couvre soi. rituelle, pour l'enfouir avec soin dans le trésor de notre âme, afin d'être bien vus de cet il qui ne dort jamais, et qu'à propos des louanges humaines, souvent intéressées, nous ne nous rendions pas indignes de celles du Seigneur. Voici, en effet, deux écueils funestes à notre salut : l'attention que nous prêtons à la gloire humaine dans nos couvres spirituelles, et l'orgueil que nous donnent nos bonnes couvres. Aussi nous devons être prudents et vigilants et avoir sans cesse recours aux remèdes de l'Ecriture sainte pour ne pas succomber à nos (211) blessures cruelles. Car celui qui aura fait mille bonnes actions, qui aura accompli toutes les vertus, devient, s'i'l s'enorgueillit, le plus déplorable et le plus misérable des hommes. Et cela nous est démontré par l'histoire de ce pharisien qui s'enorgueillissait en se comparant au publicain; il tomba tout à coup au-dessous du publicain et perdit tous ses trésors de vertu par l'imprudence de sa langue, il resta (Luc, XVIII) nu et dépouillé par une étrange et nouvelle espèce de naufrage, car, en arrivant au port, il a submergé lui-même toute sa cargaison; en effet, se perdre par une prière imprudente, c'est la même chose que de faire naufrage au port. Voilà pourquoi le Christ donnait à ses disciples le précepte suivant: Quand vous aurez tout fait, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles (Luc, XVII, 10), voulant ainsi les préserver et les éloigner le plus possible de ce redoutable écueil. Vous voyez donc, mes bien-aimés, que celui qui recherche la gloire humaine, et n'a pas d'autre but en pratiquant la vertu, n'en retire aucun profit, et que celui qui, après avoir accompli toutes les oeuvres de la vertu, vient à s'en enorgueillir, reste nu et dépouillé de tout. Fuyons donc, je vous prie, ces deux grands écueils; ne considérons que l'oeil toujours éveillé, et n'ayons aucune communication avec nos semblables du moins pour rechercher leurs louanges, mais contentons-nous de celles du Seigneur. La louange ne vient pas des hommes, mais de Dieu. (Rom. II, 29.)
Et plus notre vertu s'accroît, plus nous
devons rechercher la modestie et l'humilité ! Car, en nous supposant arrivés au comble
de la vertu, si nous comparons avec équité ce que nous avons fait de bien avec les
bienfaits dont Dieu nous a comblés, nous verrons que nous n'en avons pas égalé la
moindre partie. Telle a été la pensée de tous les saints. Pour le savoir, écoutez le
plus grand docteur de la terre, voyez comment cet esprit qui touche au ciel, après tant
de grandes oeuvres, après un pareil témoignage d'en-haut : Celui-là est pour moi un
vase d'élection (Act. IX, 15), ne dissimule aucune de ses fautes, comme il les étale
à pleines mains; il n'oublie pas même celles dont il se savait délivré par le
baptême, mais il s'écrie : Je suis le moindre des apôtres et je ne suis pas digne du
nom d'Apôtre. (I Cor. XV, 9.) Puis, ce qui nous fait voir l'excès de son humilité,
il ajoute : Parce que j'ai persécuté l'Ég
Ainsi vous avez vu cette âme contrite et traînant sans cesse le souvenir de ses péchés, même de ceux qui avaient précédé le baptême. Nous aussi, imitons-le, rappelons-nous chaque your même nos péchés antérieurs au baptême; songeons-y constamment et ne les laissons jamais tomber dans l'oubli. Cela sera un frein suffisant pour nous maintenir dans la modestie et l'humilité. Mais, sans nous arrêter plus longtemps sur un homme tel que Paul, voulez-vous examiner aussi., même dans l'ancienne loi, les hommes les plus méritants qui sont restés modestes malgré leurs innombrables bonnes oeuvres, et leur ineffable confiance en Dieu? Écoutez ce que dit le Patriarche, après avoir fait alliance avec Dieu, et en avoir reçu la promesse. Je ne suis, dit-il, que poussière et cendre. (Gen. XVIII, 27.)
3. Mais puisque nous avons rappelé le patriarche, nous allons, si vous le voulez, offrir à votre charité la lecture d'hier, pour vous expliquer l'excellence de la vertu de ce juste. Tharra prit Abram et Nachor, ses fils, et Loth, ils de son fils, et Sara, sa bru, femme d'Abram, son fils, et il les emmena de la terre des Chaldéens pour les conduire au pays des Chananéens : il vint jusqu'à Charran, et s'y établit. Et les jours de Tharra à Charran furent deux cent cinq ans, et il mourut à Charran. Étudions attentivement, je vous prie, cette lecture; pour comprendre le sens de ces paroles. D'abord, il semble se présenter une question. Tandis que lie bienheureux prophète (j'entends Moïse), nous dit: Tharra prit Abram et Nachor et les emmena de la terre des Chaldéens pour les conduire au pays des Chananéens : il vint jusqu'à Charran et s'y établit; saint Etienne, faisant l'éloge des Juifs, dit de son côté : Le Dieu de gloire s'est montré à notre père Abraham, en Mésopotamie, avant qu'il n'habitât (212) Charran, d'où il le fît partir après la mort de son père. (Act. VII, 2, 4.) Quoi donc ! les saintes Ecritures sont-elles en contradiction avec elles-mêmes? Non, certes. Mais nous devons en conclure que le fils étant croyant, Dieu lui apparut pour ordonner ce départ, et que, en étant instruit; son père Tharra, quoique infidèle, voulut faire ce voyage avec son fils chéri; il vint à Charmai, s'y fixa, et c'est là qu'il quitta cette vie. Alors le patriarche vint par ordre de Dieu au pays de Chanaan. Du reste, Dieu ne le fit pas venir avant la mort de son père. Mais, après cette mort, le Seigneur dit à Abraham : quitte cette terre, ta famille et la maison de ton père, et viens dans la terre que je te montrerai. Je ferai naître de toi une grande nation, je te bénirai, et je glorifierai ton nom et tu seras béni ; je bénirai ceux qui te béniront, et je maudirai ceux qui te maudiront, et toutes les tribus de la terre seront bénies en toi. (Gen. XII, 1, 2, 3.) Etudions avec soin chaque parole pour voir quelle était la piété du patriarche.
Ne négligeons rien de ce qui précède, mais songeons à la gravité de cette injonction : Sors, dit-il, de ton pays, quitte ta famille et la maison de ton père, et viens dans la terre que je te montrerai. C'est comme s'il disait : Abandonne une existence connue et assurée pour en prendre une inconnue et incertaine. Voyez comme le juste est éprouvé dès le commencement, comme il doit abandonner le certain pour l'incertain et le présent pour l'avenir. En effet, ce n'est pas là un ordre qu'on soit habitué à recevoir; il fallait quitter le pays qu'il avait habité si longtemps, toute sa famille, toute la maison de son père, et aller sans savoir où, dans un pays inconnu. Car Dieu ne lui dit pas dans quelle contrée il veut le transporter, mais il éprouve la piété du patriarche par ce qu'il y a de vague dans son commandement. Viens, dit-il, dans la terre que je te montrerai. Songez, mes bien-aimés, quelle force d'esprit cela exigeait, et combien il fallait être dégagé de toute affection et de toute habitude. Maintenant encore, après les progrès de la religion, bien des gens sont esclaves de l'habitude au point de supporter volontiers mille souffrances, plutôt que d'abandonner les lieux, qu'ils habitent, à moins que la nécessité ne les y force; et cela ne se voit pas seulement chez les premiers venus; mais chez ceux qui fuient le tumulte du monde et qui ont choisi l'existence des solitaires : combien donc était-il probable qu'un pareil ordre répugnerait à ce juste et lui serait pénible à accomplir? Pars, laisse tes parents, la maison paternelle, et viens sur la terre que je te montrerai.
Qui ne serait troublé de pareilles paroles? Dieu ne lui désigne d'une manière précise, ni l'endroit ni le pays, mais il sonde l'esprit du juste par l'incertitude de son commandement. Si tout autre, si le premier venu avait reçu cet ordre, il aurait dit: Soit; tu veux que je quitte le pays que j'habite, ma famille, la maison de mon père. Pourquoi ne me dis-tu pas aussi quel est l'endroit où tu m'envoies afin que je sache si j'ai beaucoup de chemin à faire? Comment- saurai-je si mon nouveau séjour l'emporte sur celui que j'abandonne, par l'abondance et la fertilité? Or, le juste ne dit rien, ne pensa rien de semblable, mais songeant à l'importance d'un pareil ordre, il préféra l'incertain au certain. Cependant s'il n'avait pas eu de hautes pensées et l'esprit plein de sagesse, s'il n'avait pas su qu'on doit en~tout obéir à Dieu, il aurait encore eu un grave motif pour le retenir; j'entends la. mort de son père. Vous savez, en effet, que bien des personnes préfèrent mourir aux lieux où sont les tombeaux de leur famille, là où leurs ancêtres sont morts eux-mêmes.
4. Sans doute ce sage, s'il avait eu moins de piété, aurait pu se dire.: Mon père a quitté sa maison par amour pour moi,, il a rompu ses anciennes habitudes et a tout négligé pour venir jusqu'ici; c'est presque pour moi qu'il est mort sur une terre étrangère, et moi je ne chercherai pas à lui rendre la pareille après sa mort, je laisserai ma famille et le tombeau de mon-père , et je partirai ! Rien de tout cela ne put ralentir son zèle, mais son amour pour Dieu lui rendit tout simple et facile.
Peut-être encore s'il avait voulu prêter l'oreille aux raisonnements humains, se serait-il tenu ce langage? Dans cet âge où j'arrive, au terme de la vieillesse, où irai-je? Je n'emmène point de frères, je n'ai pas de parents avec moi; séparé de toute ma famille, seul et étranger, comment me dirigerai-je vers ce pays inconnu sans savoir quand je cesserai d'errer sur la terre? Si je meurs au milieu de mon voyage, à quoi m'auront servi tant de souffrances? qui s'inquiétera d'un vieillard, d'un étranger sans patrie, sans maison ? Peut-être ma femme implorera-t-elle les voisins pour obtenir leur pitié et ramasser quelques aumônes, afin de m'ensevelir. (213) Combien il vaudrait mieux achever ici le peu de temps qui me. reste à vivre que d'errer dans ma vieillesse et d'essuyer les railleries de tout le monde ! On se moquera d'un homme qui ne peut, pas vivre tranquille à mon âge et qui passe sans cesse d'un endroit à un autre, sans s'arrêter nulle part. Eli bien ! ce juste ne pensa à rien de tout cela et ne songea qu'à se bâter d'obéir.
Mais l'on dira peut-être: il suffisait, pour l'exciter, de cette promesse : Viens dans la terre que je te montrerai, et je ferai naître de toi une grande nation et je te bénirai. Or, cela même, s'il n'avait pas eu tant de piété, aurait pu lui rendre l'obéissance plus. pénible et plus difficile. A sa place, le premier venu aurait pu dire : Pourquoi m'exiles-tu et m'envoies-tu dans une terre étrangère? pourquoi, si tu veux m'élever, ne m'élèves-tu pas ici même ? pourquoi ne me trouves-tu pas digne de ta bénédiction dans la maison de mon père ? Avant d'atteindre ce séjour où tu m'envoies, si je succombe aux fatigues du voyage et si je meurs, qu'aurai-je retiré de tes promesses? Aucune de ces idées ne pénétra dans son esprit; mais, comme un serviteur fidèle, il n'écouta que le commandement, sans montrer de curiosité et sans chercher de prétextes: il obéit, sachant que Dieu ne promet jamais en vain. Je ferai naître de toi une grande nation et je te bénirai; je glorifierai ton nom et tu seras béni. Voilà une promesse magnifique. Je ferai naître de toi une grande nation et je, te bénirai, et je glorifierai ton nom. Non-seulement tu seras l'origine d'un grand peuple et je rendrai ton nom glorieux, mais je te bénirai, tu seras béni! Ne croyez pas, mes bien-aimés, qu'il y ait une répétition inutile dans mots : Je te bénirai et tu seras béni. Je t'accorderai, dit-il, une telle bénédiction qu'elle s'étendra dans l'éternité. Tu seras béni, au point que l'on regardera comme le plus grand honneur d'être allié avec toi. Voyez comme longtemps à lavance et dès le commencement il lui prédit l'illustration qu'il lui préparait. Aussi les Juifs, fiers de leur patriarche, se vantaient de se rattacher à sa famille et disaient: Nous sommes les fils d'Abraham. Mais, pour leur montrer que leur perversité les rendait indignes de cette descendance, le Christ leur dit : Si vous étiez les fils d'Abraham, vous feriez les oeuvres d'Abraham. (Jean, VIII, 39.) De même, Jean, le fils de Zacharie, quand il voyait lus Juifs accourir à lui et s'empresser pour se faire baptiser, leur disait: Race de vipères, d'où avez-vous appris à fuir la colère qui vous menace ? Faites de dignes fruits de pénitence et ne pensez pas à dire : Nous avons pour père Abraham ? Je vous le dis, Dieu peut faire sortir, même de ces pierres, des enfants à Abraham. (Mat. III, 7, 9.) Voyez-vous combien ce nom était grand aux yeux de tous? Mais longtemps avant l'accomplissement, la piété du juste se manifeste par sa confiance aux paroles de Dieu et la facilité avec laquelle il se charge d'un fardeau qui semblait si lourd. Je bénirai ceux qui te béniront et je maudirai ceux qui te maudiront; et toutes les tribus de la terre seront bénies en toi. Voyez comme Dieu s'abaisse jusqu'à lui, et quelle preuve il lui donne de son affection ! J'aurai, dit-il, pour amis, ceux qui vivront en paix avec toi, et pour ennemis, ceux qui voudront te nuire; tandis que c'est à peine si les fils partagent les amitiés et les inimitiés de leurs pères.. Voyez , mes bien-aimés , jusqu'où va la bienveillance de Dieu pour le patriarche Je bénirai, dit-il, ceux qui te béniront et je maudirai ceux qui te maudiront, et toutes les tribus de la terre seront bénies en toi. Voyez quel surcroît de libéralité ! Toutes les tribus de la terre, dit-il, s'efforceront d'être bénies en ton nom et se feront un honneur de t'invoquer.
5. Vous avez vu, mes bien-aimés, ce que commanda le Seigneur au vieillard de Chaldée, qui ne savait point la loi, qui ne connaissait pas les prophètes et qui n'avait reçu aucun enseignement. Vous avez vu combien de préceptes lui ont été donnés , et combien il devait avoir d'élévation et de vigueur dans l'esprit pour les accomplir. Voyez aussi la sagesse de ce patriarche, ainsi que l'Écriture nous la fait sentir ! Abram partit comme le Seigneur Dieu le lui avait dit, et Loth alla avec lui. Le texte ne dit pas simplement: Abram partit; mais il ajoute : Comme le Seigneur Dieu le lui avait dit. Il fit tout ce qui lui était ordonné. Dieu lui dit de tout abandonner, sa famille et sa maison: il les abandonna. Dieu lui dit d'aller sur une terre inconnue : il obéit. Dieu lui promit de le rendre père d'un grand peuple et de le bénir : il crut que cela arriverait. Il partit comme le lui avait dit le Seigneur Dieu, c'est-à-dire, il crut à toutes les paroles de Dieu sans hésiter, sans douter, mais il partit l'âme pleine de constance et de fermeté. Aussi fut-il très-agréable au Seigneur.
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Cependant l'Ecriture dit: Et Loth partit avec lui. Pourquoi, lorsque Dieu lui avait dit Quitte ton pays, ta famille et la maison de ton père, Abram a-t-il emmené Loth ? Ce n'est pas qu'il ait désobéi au Seigneur, mais c'est peut-être qu'il servait de père à Loth qui était encore jeune, et que celui-ci, d'un caractère doux et aimant, avait peine à quitter le juste, qui, par cette raison, n'eut pas le courage de s'en séparer. Du reste, il le traita comme son fils, n'ayant pu avoir, jusqu'à cet âge avancé, aucun enfant à cause de la stérilité de Sara. D'ailleurs les moeurs du jeune homme se rapprochaient des vertus du juste. En effet, ayant à choisir entre deux frères, il s'était attaché au juste: combien ne lui fallait-il pas de prudence pour juger et apprécier celui de ses oncles auquel il devait se fier ? Le parti qu'il prit de voyager fut donc une preuve de ses bonnes qualités. Si plus tard il ne sembla pas toujours irréprochable, du moins lorsqu'il eut à choisir, il s'efforça de suivre les traces du juste. Aussi quand le juste le choisit pour compagnon de voyage, il accepta avec ardeur, préférant, au séjour de la maison, les courses lointaines.
Ensuite, pour nous faire savoir que le patriarche n'était plus jeune quand Dieu lui commanda ces voyages, mais qu'il était dans un âge avancé où les hommes craignent d'ordinaire ces fatigues, il est dit: Abram avait soixante-quinze ans quand il sortit de Charran. Vous voyez que l'âge ne lui a pas fait obstacle, non plus qu'aucune des raisons qui auraient pu le retenir chez lui, mais son amour pour Dieu a triomphé de tout. L'âme vigilante et prévoyante brise toutes les entraves, se donne tout entière au Dieu qu'elle aime et ne se laisse retarder par aucun des obstacles qu'elle rencontre : elle franchit tout et ne s'arrête que lorsqu'elle est arrivée au but de ses désirs. Voilà pourquoi ce juste, que la vieillesse et d'autres raisons auraient pu empêcher de partir, rompant tous ses liens, comme s'il avait été jeune et vigoureux, comme s'il n'avait pas rencontré d'obstacles, s'empressait et se hâtait d'accomplir l'ordre du Seigneur. D'ailleurs il est toujours impossible de réussir dans une entreprise qui demande du courage et de l'énergie, sans se préparer et s'armer contre tout ce qui peut s'y opposer. Connaissant cette vérité, ce juste surmonta tout, et, sans songer à ses habitudes, à sa famille, à la maison ni au tombeau de son père, non plus qu'à sa propre vieillesse, il attacha uniquement sou esprit à l'accomplissement des oeuvres de Dieu. Et l'on put voir une chose vraiment merveilleuse un homme d'une vieillesse extrême avec sa femme, elle-même fort avancée en âge, et toute leur suite, voyageant sans connaître le terme de leur course vagabonde. Il faut réfléchir aussi combien les routes étaient alors difficiles; on ne pouvait pas alors, comme aujourd'hui; se joindre sans crainte à d'autres personnes pour circuler librement; chaque pays se gouvernait à part, et les voyageurs forcés de passer d'un prince à un autre se trouvaient presque chaque jour dans un nouveau royaume. Tout cela aurait suffi pour arrêter le juste, si son amour et son désir de l'obéissance n'avaient été plus forts. Mais lui, ayant brisé ces obstacles comme des toiles d'araignée et raffermi son âme par sa foi, se mit en chemin. Abram prit Sara, son épouse, et Loth, fils de soja frère, avec tout ce qu'ils possédaient à Charran, et partit pour se rendre dans la terre de Chanaan.
6. Voyez combien l'Ecriture est précise, comme elle nous dit tout ce qui peut faire ressortir la piété du juste. Il prit Sara son épouse et Loth, fils de son frère, ainsi que tout ce qu'ils possédaient à Charran. Ce n'est pas sans intention que 1'Ecriture dit: tout ce qu'ils possédaient à Charran; elle veut nous apprendre que le patriarche n'a rien pris des biens de Chaldée, qu'il a laissé à son frère tous les biens paternels situés en ce pays, et qu'il na emporté avec lui que ce qu'il possédait à Charran. Et même, si cet homme admirable les emportait, ce n'était point par intérêt ni par avarice; mais pour que sa richesse pût faire voir partout combien Dieu le protégeait. Car celui qui l'avait tiré de la terre des Chaldéens, et lui ordonnait un nouveau voyage, augmentait ses biens chaque jour et le préservait de toute peine; aussi, était-ce encore une preuve de sa piété de le voir faire une si longue route avec un si grand équipage. Tous ceux qui le voyaient se demandaient avec raison pourquoi ce juste voyageait. Puis en apprenant que l'ordre de Dieu lui faisait changer de pays et quitter ses propriétés, on jugeait par sa conduite même combien l'obéissance de ce juste prouvait de piété et combien Dieu le protégeait: Il partit pour se rendre dans la terre de Chanaan. Comment savait-il que la terre de Chanaan devait être le terme de son voyage, quoique l'ordre (215) eût d'abord été ainsi conçu : Va dans la terre que je te montrerai. Peut-être Dieu le lui annonça-t-il, en montrant à son esprit la terre où il voulait l'établir. Aussi, en lui faisant le commandement, il disait d'une manière indéterminée: Va dans la terre que je te montrerai, afin de nous dévoiler la vertu du juste. Ensuite quand celui - ci eut complètement rassemblé tout ce qui dépendait de lui, Dieu ne tarda pas à lui indiquer la terre qu'il devait habiter. Comme il prévoyait les grandes vertus de ce juste, il lui fit changer de séjour, sans lui dire d'emmener son frère; c'est qu'il voulait s'en servir pour faire pénétrer sa loi, non-seulement en Palestine, mais bientôt après en. Egypte.
Vous voyez que ce n'est point de la naissance, mais de la volonté de notre esprit que dépendent notre vertu et notre perversité. Le patriarche et Nachor étaient frères par la naissance, mais non par la volonté. Celui-ci, quoique son frère fût parvenu à une si haute vertu, était encore soumis à lerreur; celui-là montrait chaque jour, par ses oeuvres, les progrès qu'il faisait aux yeux de Dieu dans la vertu. Abram vint dans la terre de Chanaan et la traversa dans toute sa longueur jusqu'à un endroit appelé Sichem, prés d'un grand chêne. L'Écriture nous indique les parties du pays où le juste place maintenant sa tente. Puis elle ajoute, pour que nous sachions comment il y vivait : Les Chananéens habitaient cette terre. Ce n'est pas sans raison que le bienheureux Moïse ajoute cette observation, mais pour que nous puissions apprécier la résignation du patriarche toute la contrée étant occupée d'avance par les Chananéens, il était forcé, comme un étranger et un vagabond, comme l'homme le plus vil et le plus abject, de s'arrêter n'importe où, sans peut-être trouver d'asile. Cependant il ne s'en impatientait pas; il ne disait pas : qu'est-ce donc? Moi qui vivais avec tant de considération à Charran, moi qui avais tant de serviteurs, je suis forcé maintenant, comme un exilé, un étranger, un passager, à me trouver trop heureux qu'on me laisse voyager, pour chercher un modeste refuge. Et je ne le trouve même pas; je suis contraint de vivre dans des tentes et des cabanes et de porter avec moi ces fardeaux que la nécessité m'impose. Est-ce là ce qui m'a été dit : Viens, et je ferai naître de toi une grande nation? C'était là un beau prélude : quel avantage en retirerai-je? Le juste ne disait rien de semblable, il n'hésitait pas: La fermeté de son esprit et la perfection de sa foi rendirent inébranlable sa confiance dans les promesses de Dieu, ainsi que sa sagesse, et il mérita d'en recevoir promptement la récompense d'en-haut.
7. Mais pour ne pas trop étendre ce discours, nous nous arrêterons ici, en suppliant que votre charité se pénètre de l'esprit de ce juste. Ce serait le comble de l'absurdité de voir que ce juste, appelé d'une terre sur une autre terre, a montré tant d'obéissance et que, ni la vieillesse, ni les autres obstacles que nous avons comptés, ni la difficulté des temps, ni tant d'autres embarras capables de l'arrêter, n'ont pu ralentir cette obéissance, mais que, rompant tous les liens, il s'est précipité, il s'est hâté comme si sa vieillesse avait été tout à coup rajeunie, emmenant sa femme, son neveu et ses serviteurs,-pour accomplir l'oeuvre imposée par Dieu; tandis que nous, qui ne sommes point appelés d'une terre sur une autre terre, mais de la terre au ciel, nous ne montrerions pas autant d'ardeur que ce juste dans notre obéissance, mais que souvent nous prétexterions des raisons insignifiantes et insensées, et que, ni la grandeur des promesses, ni la petitesse de tout ce que nous voyons, si fragile et si passager, ni la majesté de Celui qui nous appelle ne suffirait pour nous attirer, mais que nous serions assez négligents pour préférer ce qui est passager à ce qui est éternel, la terre au ciel, et les biens qui s'évanouissent quand on les touche à ceux qui ne finiront jamais. Jusques à quand, dites-moi, aurons-nous la folie d'amasser des richesses? Quelle est cette rage qui nous tourmente chaque jour de désirs si pénibles, qui ne nous accorde aucun repos, et qui nous met dans un état encore pire que celui des hommes ivres? Ceux-ci, en effet, plus ils boivent, plus ils ont soif, et plus le feu de leur passion est ardent; de même, ceux qui se sont laissé tyranniser par le désir des richesses ne cessent jamais de désirer; plus ils regorgent de trésors, plus leur ardeur s'augmente, plus leur feu s'allume. Ne voyez-vous pas que tous nos devanciers , eussent-ils' possédé la terre entière, étaient nus et seuls en quittant ce monde , sans autre profit que d'avoir à rendre compte là-bas de leurs immenses richesses ? Quant aux biens qu'ils avaient amassés , différents héritiers se les sont partagés, mais tous les péchés commis (216) pour l'acquisition de ces biens, c'est celui qui s'en va qui les emporte pour en subir l'épouvantable châtiment, sans pouvoir jamais tirer de nulle part la moindre consolation. Pourquoi donc, dites-moi, restons-nous si indolents pour notre salut, sans songer à notre âme plus que si elle nous était étrangère? N'entendez-vous pas le Christ qui nous dit : Que donnera l'homme en échange de son âme (Mat. XVI, 26)? et encore: Que sert à l'homme de gagner le monde , s'il perd son âme ? Avez-vous rien qui s'y puisse comparer ? Quand vous diriez : toute la terre, ce ne serait rien. A quoi nous servirait-il, dit le Christ, de gagner le monde et de perdre notre âme, qui nous touche plus que tout? Et cependant, cette âme si précieuse, qui exige tant d'attentions et de soins, nous la laisserons chaque jour tirailler en tous sens; tantôt assiégée par l'avarice, tantôt déchirée par la luxure, tantôt flétrie par la colère, enfin agitée de mille manières par
toutes les passions, et nous ne finirons pas par y songer ! Qui pourra désormais nous juger dignes de pardon et nous sauver du supplice qui nous attend? Aussi, je vous en supplie, pendant que nous en avons encore le temps, purifions-la de ses souillures par d'abondantes aumônes qui éteindront le bûcher de nos péchés ! En effet, l'eau éteindra le feu et les aumônes enlèveront les péchés. (Eccl. III, 33.) Rien donc, rien n'est plus puissant pour nous préserver du feu éternel que l'abondance des aumônes. Si nous les faisons suivant les lois établies par le Seigneur lui-même, c'est-à-dire sans rien donner à l'ostentation, mais tout à l'amour de Dieu, nous pourrons effacer la souillure de nos péchés et obtenir la miséricorde de Dieu, par la grâce et la pitié de son Fils unique, auquel, ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, gloire, puissance, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.