ANALYSE.
1. L'orateur exhorte ses auditeurs à la vigilance, il parle des
heures qui étaient en ce temps-là plus ou moins longues selon la durée des jours, de la
confession des péchés, de la semaine que l'on nomme grande. 2. La nature humaine
ne sait pas se contenter; elle est toujours inquiète. Les descendants de Noé vont
habiter la terre de Sennaar ; à peine y sont-ils qu'ils veulent construire une tour qui
aille toucher le ciel : vanité. 3. Contre ceux qui veulent éterniser leur
mémoire sur la terre par des bâtiments et des édifices. Le Seigneur descendit,
explication de cette parole. 4. Après avoir dit : le Seigneur descendit, la
sainte Ecriture ajoute ces paroles qu'elle met dans la bouche du Seigneur et que le
Seigneur adresse à des égaux: Venez, et descendons.
1. Nous voici enfin au terme de la sainte
Quarantaine , nous avons achevé la navigation du jeûne, et, par la grâce de Dieu, nous
touchons au port. Mais que cela ne nous rende pas négligents, que ce soit pour nous, au
contraire, une raison de redoubler de zèle, d'activité et de vigilance. Quand les
matelots ont traversé plusieurs mers à voiles déployées et qu'ils vont entrer dans le
port, après avoir déchargé leurs marchandises, c'est alors qu'ils (203) ont le plus de
soin et d'attention de ne pas choquer une pierre ou un écueil, et perdre ainsi le fruit
de leurs peines passées. C'est aussi ce que font les coureurs; quand ils arrivent au bout
de l'arène , ils pressent leur course pour toucher le but et mériter le prix. Les
athlètes encore, après bien des combats et des victoires, lorsqu'il faut disputer la
couronne, cherchent à l'obtenir en redoublant leurs efforts. Ainsi, de même que les
matelots, les coureurs, les athlètes, en approchant du terme, sont de plus en plus actifs
et vigilants; de même devons-nous faire , puisque nous sommes arrivés, grâce à Dieu ,
dans cette sainte semaine où nous devons jeûner avec plus de rigueur, prier avec plus de
ferveur, faire des confessions plus sincères et plus complètes de nos péchés, et
redoubler de bonnes uvres, larges aumônes, justice , douceur et toutes les autres
vertus, afin qu'avec de pareils soutiens, quand nous serons arrivés au dimanche de
Pâques, nous jouissions de la libéralité du Seigneur. Nous disons que c'est là une
grande semaine , non pas que les heures y soient plus longues, car il y en a où les
heures de jour sont bien plus grandes; ce n'est pas qu'elle ait plus de jours que les
autres, car elles en ont toutes le même nombre. Pourquoi donc l'appelons-nous grande?
Parce que c'est celle où nous sont arrivés des biens grands et inexprimables. C'est dans
cette semaine qu'on a vu cesser la guerre qui avait duré si longtemps, mourir la mort,
lever la malédiction, briser la tyrannie du démon et enlever ses armes, réconcilier
Dieu avec les hommes, ouvrir les portes du ciel, réunir les hommes aux anges; rapprocher
ce qui était séparé, supprimer la haie , écarter la barrière et s'étendre la paix de
Dieu sur toutes les choses du ciel et de la terre. Voilà pourquoi nous l'appelons la
grande semaine, puisque c'est celle où le Seigneur nous a accordé tant et de si grands
bienfaits. Voilà pourquoi tant de fidèles redoublent alors les jeûnes, les veilles, les
méditations nocturnes et les aumônes, afin de montrer le respect qu'ils doivent à cette
semaine. Car, puisque c'est celle où le Seigneur nous a fait des dons si précieux, ne
devons-nous pas, autant qu'il est en notre pouvoir , lui témoigner notre hommage et notre
respect ?
Aussi les empereurs eux-mêmes montrent
par leurs ordonnances quelle vénération doit s'attacher à ces jours, puisqu'ils
décident qu'il y a congé et vacances pour tous les offices civils, que les portes des
tribunaux sont fermées et que l'on écarte toute apparence de procès et de discussions
pour que l'on puisse s'occuper tranquillement et en repos de ses affaires spirituelles.
Outre cela, ils donnent encore une preuve de générosité en délivrant les prisonniers
de leurs chaînes, et en imitant ainsi Dieu autant que la puissance humaine le comporte.
De même, en effet, que Dieu nous délivre de la cruelle prison de nos péchés et nous
comble de biens innombrables; de même nous devons nous efforcer, autant qu'il est en
nous, d'imiter la miséricorde de Dieu Notre-Seigneur. Vous voyez donc que chacun de nous,
suivant sa position, rend l'honneur et le respect qu'il doit à ces jours où nous avons
reçu tant de bienfaits. Aussi je vous prie plus que jamais de repousser toutes les idées
temporelles et de ne venir ici qu'après en avoir avec soin débarrassé votre esprit. Que
personne n'apporte dans l'ég
2. Voyez comme la nature humaine ne peut
rester dans ses limites propres, mais comme toujours ambitieuse, elle cherche de nouveaux
avantages. Ce qui la perd c'est de ne pas connaître les bornes qui lui sont imposées, de
chercher toujours mieux qu'elle n'a et plus qu'elle n'est appelée à avoir. Aussi ceux
qui soupirent après les biens du monde, s'ils. sont entourés de richesses et de
puissance, arrivent à oublier leur nature et veulent s'élever au faîte des grandeurs,
jusqu'à ce qu'ils en soient précipités jusqu'au fond de l'abîme. C'est ce que nous
voyons arriver à quelques-uns tous les jours sans que cela rende les autres plus sages
:l'exemple retient un instant, mais bientôt on oublie tout, on suit la même route et
l'on tombe dans le même précipice. Nous en voyons ici un exemple. Et il arriva, comme
ils partirent d'Orient, qu'ils trouvèrent une campagne dans la terre de Sennaar, et ils y
habitèrent. Voyez comme nous reconnaissons peu à peu l'instabilité de leur pensée.
Quand ils virent cette campagne, ils émigrèrent, abandonnèrent leur premier
établissement et habitèrent là. L'Ecriture dit ensuite : Chacun dit à son voisin :
Venez, faisons des briques et cuisons-les au feu. Ainsi ils rendirent les briques comme de
la pierre et le bitume leur servait de ciment. Et ils dirent Venez, bâtissons-nous une
ville et une tour dont la tête monte jusqu'au ciel, afin de nous faire un nom avant
d'être dispersés sur toute la terre. Vous voyez comment ils abusent de leur idiome
commun , et comment cette orgueilleuse proposition engendre tous leurs maux. Venez,
faisons des briques et cuisons les au feu : Ainsi, ils rendirent les briques comme de la
pierre, et le bitume leur servait de ciment. Voyez avec quelle sécurité ils songent à
édifier sans penser à cette vérité : Si le Seigneur n'aide pas à élever la maison,
ceux qui la construisent travaillent en vain. (Ps. CXXVI, 1.) Bâtissons-nous,
disent-ils, une ville : non pour Dieu, mais pour nous. Voyez jusqu'où va
eur perversité ! malgré le souvenir si présent encore de la destruction
universelle , ils n'en tombent pas moins dans une pareille folie. Et bâtissons-nous,
disent-ils, une ville et une tour dont la tête monte jusqu'au ciel. Par ce mot de
ciel, l'Ecriture sainte a voulu nous montrer l'excès de leur audace. Et faisons-nous un
nom. Remarquez ici le germe du mal. C'est afin, disent-ils,,de laisser un souvenir
éternel, afin que notre mémoire vive toujours. Cette oeuvre, cet édifice sera tel que
l'oubli ne pourra l'effacer. Faisons cela avant d'être dispersés sur la surface de
toute la terre. Pendant que nous sommes encore ensemble, disent-ils, accomplissons ce
projet, afin de laisser un souvenir ineffaçable aux générations futures.
Il y a encore maintenant bien des gens qui
les imitent et qui veulent éterniser leur nom par des travaux semblables, en construisant
des palais, des bains, des portiques ou des promenades. Si vous demandez à un de ces
hommes pourquoi il travaille et se fatigue ainsi, pourquoi il dépense tant d'argent et
aussi inutilement, il vous répondra aussi que c'est pour sauver sa mémoire de l'oubli et
pour- que l'on dise que c'est sa maison ou son champ. Mais ce n'est pas là glorifier sa
mémoire, c'est plutôt l'accuser. Car ce nom sera suivi aussitôt de mille qualifications
injurieuses; on dira qu'un tel est avare, avide, spoliateur de la veuve et de l'orphelin.
Ce n'est donc pas là se faire un nom, mais se mettre en butte à d'éternelles
accusations qui poursuivent même après la mort et aiguiser les langues pour maudire et
condamner la possession de tous ces biens. Si vous tenez absolument à laisser un souvenir
ineffaçable, je vous montrerai le chemin pour y parvenir tout en vous ménageant des
éloges et des bénédictions même- dans l'avenir. Comment pourrez-vous donc faire parler
de vous chaque jour et mériter des louanges même après avoir quitté cette vie ? C'est
en distribuant ces richesses aux pauvres, sans vous occuper de pierres, de palais, de
campagnes et de bains. Voilà un souvenir immortel, voilà un souvenir qui vous procure
mille trésors, qui vous aide à porter le poids de vos. péchés et vous réconcilie avec
Dieu. Songez, je vous prie, aux noms que chacun vous donnera, en vous appelant
compatissant, humain, doux, généreux, inépuisable dans ses charités. Il a donné,
partagé son bien aux, pauvres. Sa justice demeure éternellement. (Ps. III, 9.)
Voilà ce qui arrive des richesses ainsi répandues, elles subsistent, mais accumulées et
renfermées, elles perdent leur maître avec elles. Il a donné, partagé son bien aux
pauvres. Mais remarquez la suite . Sa (205) justice demeure éternellement.
Il a distribué ses richesses en un jour, mais sa justice demeure dans l'éternité et
rend sa gloire immortelle.
3. Vous avez vu quel est ce souvenir qui
s'étend jusqu'à l'éternité, ce souvenir qui procure des biens immenses et
inépuisables. Cherchons donc à nous éterniser par des travaux de cette nature; car les
travaux de pierres entassées non-seulement ne peuvent nous profiter, mais élèveront la
voix contre nous comme un monument d'infamie. Nous partons en emportant tous les péchés
dont tous ces édifices ont été l'occasion pour nous; mais quant aux édifices
eux-mêmes, nous les laissons, et nous n'avons même pas la frivole et inutile consolation
d'y laisser notre nom, nous n'en retirons que des accusations, et bientôt on les
appellera du nom d'un autre. En effet, c'est ce qui arrive : une propriété passe d'un
premier maître à un second, puis d'un second à tin troisième. Aujourd'hui la maison
porte un nom, demain elle en porte un autre, le jour suivant un autre encore. Nous nous
trompons volontairement croyant avoir une propriété tandis que ce n'est qu'un usufruit
et que, bon gré, mal gré, il faudra le laisser à d'autres. Ce ne sera pas toujours à
ceux que nous aurions choisis, mais je n'insiste pas là-dessus. Mais si vous avez une
telle passion de célébrité, si vous attachez tant de prix au souvenir, voyez celui que
les veuves avaient gardé de Tabitha, comment elles entouraient Pierre en pleurant et en
montrant les tuniques et les robes que cette Dorcas leur avait faites quand elle vivait
parmi elles. Après qu'elles eurent entouré Pierre en pleurant à chaudes larmes, en se
rappelant la nourriture et les secours qu'elles recevaient, Pierre les fit sortir toutes,
se mit à genoux et pria; après l'avoir ressuscitée il rappela les saints et les veuves
et la leur présenta vivante. (Act. IX, 39, 41.) Si donc vous voulez que votre souvenir
demeure; si vous aimez la véritable gloire, imitez cette femme. Laissez des monuments
semblables, non pas construits avec des matériaux achetés à grands frais, mais en
déployant toute votre charité envers vos semblables. C'est là une mémoire digne
d'éloges et véritablement profitable i
Mais revenons à notre sujet et voyons
toute (audace des hommes de ce temps. Si nous voulons y bien regarder, leurs passions
seront un enseignement pour vous. Bâtissons-nous, disent-ils, une ville et une tour
dont la tête monte jusqu'au ciel, afin de nous faire un nom avant d'être dispersés sur
la terre. Voyez-vous comme ils montrent toute la corruption de leur âme.
Bâtissons-nous une ville et faisons-nous un nom. Mais voyez qu'après une extermination
aussi épouvantable les hommes n'en ont pas moins de vices. Qu'arrivera-t-il? Comment
seront-ils punis de leur extravagance? Dieu a promis que, fidèle à sa bonté, il ne
ferait plus de déluge; mais les hommes ne se sont point corrigés par les châtiments, ni
rendus meilleurs parles bienfaits.
Ecoutez la suite pour connaître
l'ineffable miséricorde de Dieu. Le Seigneur Dieu descendit pour voir la ville et la
tour que bâtissaient les fils des hommes. Voyez comme l'Ecriture s'exprime au point
de vue humain. Le Seigneur Dieu descendit. Ne comprenons point cela d'une manière
purement humaine, mais comme une leçon, pour nous montrer qu'il ne faut jamais condamner
légèrement ses frères et qu'il ne faut point juger seulement sur des propos vagues,
mais s'assurer par des preuves certaines. Telle est toujours l'intention de Dieu, et c'est
pour instruire le genre humain qu'il s'abaisse jusque notre langage. Et le Seigneur
Dieu descendit pour voir la ville et la tour. Vous voyez qu'il ne réprime pas leur
folie dès l'abord, il fait preuve d'une grande patience et attend que toute leur
perversité se soit montrée dans leur oeuvre avant de s'opposer à leurs efforts. Afin
qu'on ne puisse pas dire que tout était resté en projet dans leur esprit, mais qu'ils
n'avaient rien entrepris, Dieu attend qu'ils aient en effet commencé leur ouvrage, pour
montrer combien leur tentative était insensée. Et le Seigneur Dieu descendit pour
voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. Voyez l'excès de sa
miséricorde ! s'il les a laissés travailler et se fatiguer, c'était afin que
l'expérience fût pour eux une instruction suffisante. Mais quand il vit que leur malice
augmentait et que le mal gagnait toujours, il montra encore sa bonté en les empêchant de
continuer, de même qu'un bon médecin, quand il voit le mal s'accroître et la plaie
devenir incurable a recours à l'amputation pour enlever la cause de la maladie. Et le
Seigneur Dieu dit : Celle race n'a qu'une langue, la même pour tous. (c'est-à-dire
le même langage, le même idiome.) Ils ont commencé cette oeuvre et ne cesseront pas
de travailler à leur entreprise.
4. Remarquez la bonté de Dieu voulant
(206) arrêter leurs efforts, il commence par expliquer sa conduite; il montre du doigt,
pour ainsi dire, la grandeur de leur faute et l'excès de leur folie, il fait voir .qu'ils
ont abusé de cette communauté de langage. Cette race, dit-il, n'a qu'une
langue. Ils ont commencé cette oeuvre et ne cesseront pas de travailler à leur
entreprise. C'est, en effet, l'usage de Dieu, quand il s'apprête à punir, de faire
ressortir. d'abord la grandeur des péchés, afin d'expliquer sa conduite, avant de
corriger les coupables. A l'époque du déluge, alors qu'il faisait cette terrible menace,
l'Ecriture dit: Le Seigneur Dieu voyant que les vices des hommes se sont multipliés et
que chacun, depuis sa jeunesse; ne nourrit dans son coeur que des idées perverses.
(Gen. VI, 5.) Voyez-vous comme il commence par montrer l'excès de leurs vices? et il dit
ensuite : Je détruirai l'homme; et maintenant : Cette race n'a qu'une
langue, la même pour tous, et ils ont commencé cette oeuvre. Puisque cet accord, qui
provient de l'unité de leur langage, les a conduits à une pareille folie, ne les
conduirait-il pas plus tard à des, actions encore plus coupables? Ils ne cesseront pas de
travailler à leur entreprise; rien ne pourra arrêter leur élan et leur ardeur, mais ils
s'empresseront de faire tout ce qu'ils ont résolu, si le châtiment ne les arrête à
l'instant. On peut voir que Dieu a agi de même avec le premier homme; car au moment de le
chasser du paradis, il dit : Qui t'a fait savoir que tu étais nu ? (Gen. III, 2) ;
et plus loin il ajoute : Adam est devenu comme l'un de nous, pour connaître le
bien et le mal. Et maintenant, il ne faut pas qu'il étende la main, ,qu'il prenne le
fruit de l'arbre de vie et qu'il le mange pour vivre perpétuellement. Et le Seigneur Dieu
le renvoya du paradis. (Gen.III, 22,23:) Maintenant il dit : Cette race n'a qu'une
langue, là même pour tous : ils ont commencé cette couvre et ne cesseront pas de
travailler à leur entreprise. Venez donc, descendons, et confondons leur langage, pour
que personne ne comprenne son voisin.
Voyez encore dans ces paroles la
condescendance de Dieu pour notre nature. Venez et descendons. Que veulent dire ces
mots ? Dieu a-t-il besoin d'un aide pour corriger ou d'un secours pour punir? Non
certes ! Mais, de même que l'Ecriture a déjà dit: Le Seigneur est descendu,
nous indiquant par là qu'il avait examiné à fond l'excès de leur perversité, elle
nous dit maintenant : Venez et descendons, paroles tout à fait dites comme à des
égaux : Venez, dit-il, et descendons pour confondre leur langage, afin que
personne ne comprenne son voisin. Je leur inflige , dit-il , une punition, qui ,
monument éternel de leur folie , durera perpétuellement, pour qu'aucun siècle ne puisse
l'oublier. Car, puisqu'ils ont abusé de l'unité de langage, ils seront punis parla
diversité des langages. C'est ainsi qu'agit constamment le Seigneur. Il l'a fait dès
l'origine à l'égard de la femme, elle abusait des dons qu'elle avait reçus; il la
soumit à son mari. Il en fut de même pour Adam; comme il n'avait pas profité de son
bonheur parfait et du séjour du paradis, mais qu'il avait mérité d'être puni . pour sa
désobéissance, Dieu le chassa du paradis, et lui infligea une punition perpétuelle, en
lui disant : La terre te produira des épines et des chardons. (Gen. III, 18.) De
même ces hommes qui jouissaient de l'unité de langage ayant fait un mauvais usage de ce
don qu'ils avaient reçu , Dieu punit leur méchanceté par la diversité des idiomes. Confondons,
dit-il, leur langage, afin que personne ne comprenne son voisin, afin que ces
hommes, réunis tait que leur langage était le même, soient séparés quand il sera
différent. Car ceux qui n'ont pas le même idiome et le même dialecte, comment
pourraient-ils vivre ensemble? Le Seigneur-Dieu les dispersa de cet endroit sur toute
la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville et la tour.
Vous voyez que Dieu, dans sa bonté, se
borna, à les rendre incapables de persévérer; ils res. semblaient alors à des
insensés. Lun demandait une chose à son voisin, qui lui en donnait une autre, et
tous leurs efforts n'aboutissaient à rien. Aussi, ils cessèrent de bâtir la ville et
la tour; c'est pourquoi on l'appela confusion, parce que c'était là que Dieu avait
confondu les langues de la terre. De là le Seigneur Dieu les dispersa sur, toute la terre.
Voyez comme tout a été fait pour que le souvenir en soit éternel. D'abord, la division
des langues avait été pronostiquée à l'avance par un nom, celui de Phalec, qu'Héber
avait donné à son fils, et qui signifie séparation. Ensuite l'emplacement même fut
appelé confusion, ce qui correspond à Babylone. Enfin Héber lui-même conserva l'ancien
langage pour que ce fût encore une preuve évidente de la division. Vous voyez de combien
de manières Dieu a pourvu à ce que le souvenir (207) s'en conservât et que jamais un
pareil événement ne pût s'oublier. Du reste, le père était ensuite obligé de dire à
son fils la cause de cette diversité, et le fils demandait au père d'où venait le nom
de cet endroit. Car on l'avait appelé Babylone, c'est-à-dire confusion, parce que
c'était là que le Seigneur Dieu avait confondu les langues de toute la terre, et
c'était à partir de là qu'il avait dispersé les habitants; en effet, le nom de cet
emplacement me paraît s'appliquer aux deux choses, à la confusion des langues et à la
dispersion des hommes.
5. Vous avez appris, mes bien-aimés, ce
qui a causé la dispersion des hommes, ainsi que la confusion des langues. Evitons, je
vous en conjure, d'imiter ces hommes et n'abusons jamais des bienfaits de Dieu; méditons
sur la faiblesse de la nature humaine, pour modérer nos désirs comme il convient à des
mortels; songeons à la fragilité de l'existence présente, à la brièveté de notre
vie, et mettons notre confiance dans nos bonnes oeuvres. Pendant ces jours, ne montrons
pas seulement la rigueur de notre jeûne, mais l'abondance de nos aumônes, et
l'assiduité de nos prières. En effet, les prières doivent toujours accompagner le
jeûne. Pour vous en assurer, écoutez le Christ: Ce genre de démons n'est chassé que
par la prière et le jeûne. (Matth. XVII, 20). Et il est encore dit à propos des
Apôtres: Après avoir prié et jeûné, ils les recommandèrent au Dieu auquel ils
avaient cru. (Act. XIV, 22.) Et l'Apôtre dit encore: Ne vous privez point l'un de
l'autre, excepté pendant la prière et le jeûne. (I Cor. VII, 5.) Vous voyez comme
le jeûne et les prières se soutiennent. C'est alors que l'on peut prier avec plus
d'attention, que notre esprit est plus dégagée, n'est point appesanti par le funeste
fardeau de la sensualité. La prière est une arme puissante, un appui solide, un trésor
inépuisable, un port sans orages, un asile inviolable, pourvu que nous nous présentions
devant le Seigneur avec attention et vigilance, l'âme entièrement recueillie pour ne pas
laisser la moindre place où puisse pénétrer l'ennemi de notre salut. Il sait, en effet,
que pendant ce temps nous pouvons avoir des conversations édifiantes, confesser nos
péchés, montrer nos plaies au médecin et en obtenir l'entière guérison ; aussi c'est
alors surtout qu'il nous assiège, qu'il déploie toutes ses forces et son adresse pour
nous terrasser ou nous séduire. Veillons donc , je vous en conjure, et connaissant les
embûches qu'il nous dresse, efforçons-nous, surtout à cette époque, de le combattre
comme si nous pouvions le voir présent devant nos yeux et de repousser toutes les
pensées dont il voudrait nous troubler. Faisons tout notre possible pour parler à Dieu
comme nous le devons, non pas seulement de manière à faire résonner notre voix, mais de
sorte que notre pensée suive notre discours. Car si la langue profère les paroles, mais
que l'esprit voyage au dehors regardant ce qui se passe à la maison , songeant aux
affaires publiques, cela ne nous sert à rien, ou même concourt à notre condamnation. En
nous présentant devant un homme, nous y attachons souvent tant d'importance, que nous ne
voyons pas les assistants, mais nous recueillons notre esprit, pour ne songer qu'à celui
que nous abordons: à plus forte raison devons-nous en faire autant avec Dieu, et penser
constamment aux prières que nous disons.
Aussi Paul écrivait : Priez dans tous
les temps, priez en esprit (Eph. VI, 18); non pas seulement -par la langue et sans
interruption, mais par l'âme, en esprit. Que vos prières soient véritablement
spirituelles, que votre raison soit attentive et votre pensée toujours dirigée sur ce
que vous dites. Ne demandez rien qu'on ne puisse demander à Dieu, afin que vous puissiez
l'obtenir. Ne vous laissez point aller au sommeil ni à l'engourdissement, maintenant
votre esprit dans l'attention et la vigilance, sans bâiller, sans vous gratter, sans
promener vos idées d'un sujet à un autre, mais en travaillant à votre salut avec
crainte et tremblement. Bienheureux celui qui craint tout à cause de sa piété.
(Prov. XXVIII, 14.) La prière est un grand bien: car si l'on en retire beaucoup de profit
quand on s'adresse à un homme vertueux, quel avantage n'en retire-t-on pas quand on jouit
du bonheur de s'entretenir avec Dieu?, car la prière est un entretien avec Dieu. Pour le
savoir, écoutez le prophète. Que mon langage plaise à Dieu (Ps. CIII, 34),
c'est-à-dire que ma parole paraisse agréable à Dieu. Peut-il accorder avant qu'on ne
lui demande ? Mais il attend l'occasion qui nous rend avec justice dignes de sa
providence. Que nos demandes soient exaucées ou non, persévérons dans nos prières et
rendons grâces à Dieu , non-seulement quand elles sont satisfaites, mais quand elles ne
le sont pas; si Dieu refuse, cela vaut autant pour nous que s'il accordait tout, (208) car
nous ne savons pas comme lui ce qui nous convient. Et comment s'étonner de ce que nous ne
sachions pas ce qu'il nous faudrait? Paul, cet homme si grand et si supérieur, à qui les
mystères avaient été révélés, ne savait pas ce qu'il devait demander. Car se voyant
soumis à tant de peines et de tentations renaissantes, il demanda d'en être délivré,
non pas une fois ou deux, mais plusieurs fois. Trois fois, dit-il, j'ai imploré
le Seigneur. (II Cor. XII, 8.) Ce mot, trois fois, montre qu'il a prié souvent
sans être exaucé.
Voyons comment il l'a supporté. En est-il
devenu plus chagrin, moins zélé, moins actif? Nullement. Mais que dit-il? Il m'a
répondu. ma grâce te suffit; car la force s'accomplit dans la faiblesse. Ainsi Dieu
ne l'a point délivré de ses maux présents, et les a laissés s'attacher à lui soit;
mais comment voyons-nous qu'il ne s'en est pas affligé? Écoutez Paul quand il connut la
volonté du Seigneur: Je me glorifierai donc volontiers dans mes faiblesses.
Non-seulement, dit-il, je ne demanderai pas à en être délivré, mais je m'en
glorifierai avec plus de plaisir. Voyez quelle reconnaissance , quelle piété !
Écoutez ce qu'il dit ailleurs : Nous ne savons ce que nous devons demander dans nos
prières. (Rom. VIII, 26.) Il est impossible, dit-il; que nous autres hommes sachions
tout. Il faut laisser cela au souverain Créateur de toutes choses, accepter avec joie et
plaisir les épreuves qu'il nous envoie et ne pas juger les événements d'après
l'apparence, mais considérer que c'est la volonté du Seigneur. Car c'est lui qui sait
mieux que nous-mêmes ce qui nous convient, lui qui sait nous conduire à notre salut.
6. Ne songeons donc qu'à une chose, à
prier constamment, sans nous fâcher si nos prières tardent à être exaucées, mais en
montrant une grande patience. Si Dieu recule l'effet de nos prières, ce n'est pas pour
nous refuser, mais c'est un moyen ingénieux qu'il emploie pour accroître notre
assiduité et nous attirer sans cesse à lui : car un tendre père commence par refuser à
son enfant ce qu'il veut pourtant bien lui donner , mais c'est pour le garder plus
longtemps près de lui. Puisque nous le savons, ne désespérons jamais , ne cessons point
d'avoir recours à lui et de lui adresser nos prières. Puisque la persistance de cette
femme dont parle l'Evangile a fini par vaincre ce juge cruel et inhumain qui ne craignait
même pas Dieu (Luc, XVIII, 2, etc.), et l'amener à lui rendre justice, à plus forte
raison, si nous voulons imiter cette femme, nous engagerons notre doux et miséricordieux
Seigneur a nous secourir , lui qui est si compatissant et qui veille si constamment à
notre salut ! Prenons donc l'habitude invincible de nous livrer sans cesse aux
prières le jour et la nuit ; mais surtout la nuit, quand rien ne nous trouble, quand nos
pensées sont plus calmes , quand la maison est tranquille, quand personne ne peut nous
distraire ou nous déranger, quand l'esprit s'élève et s'examine avec soin devant le
médecin des âmes. Si le bienheureux David, en même temps roi et prophète, accablé de
tant d'affaires, couvert de la pourpre et du diadème, disait : Je me levais au
milieu de la nuit pour me confesser â toi sur les jugements de ta justice. (Ps.
CXVIII, 62), que pourrions-nous dire, nous simples particuliers oisifs, qui n'en faisons
pas autant que lui? Comme il était pendant tout le jour entouré de soins, d'affaires et
d'embarras, et ne :trouvait pas le moment de se livrer à Dieu, ce roi si occupé prenait,
pour se présenter au Seigneur, le temps de tranquillité que d'autres consacrent au
sommeil sur une couche moelleuse où ils se retournent à droite et à gauche : alors il
restait seul à seul avec Dieu, livré à une prière sincère et assidue; aussi
obtenait-il tout ce qu'il demandait : ses supplications combattaient pour lui, élevaient
ses trophées et gagnaient , victoire sur victoire. Il eut des armes invincibles, je veux
dire le secours d'en-haut, qui suffit, non-seulement pour réussir dans les guerres
humaines, mais aussi pour mettre en fuite les cohortes des démons. Écoutez encore ce
qu'il dit ailleurs : Mes larmes étaient mon pain le jour et la nuit. (Ps. XLI, 4.) Voyez
quelle componction continuelle! Et aussi: Mes souffrances m'ont fait gémir; chaque
nuit je baignerai mon lit de mes larmes. (Ps. VI, 7.) Que pourrons-nous dire pour
notre excuse, nous qui ne cherchons pas à montrer la même componction que ce roi
entouré de tant d'occupations? Est-il rien de plus beau que ces yeux d'où les pleurs
s'échappent sans cesse comme des perles? Voyez ce roi plongé jour et nuit dans les
larmes et les prières; voyez aussi ce docteur du monde emprisonné et enchaîné avec
Silas, priant toute la nuit, sans que sa douleur ni ses fers puissent l'en empêcher, et
montrant au contraire un amour plus ardent pour le Seigneur. Paul et Silas priaient et
louaient le Dieu ait milieu de la nuit. (Act. XVI, 25.)
David sur le trône et sous son diadème
passait sa vie dans les larmes et les prières; l'Apôtre, ravi trois fois au ciel, à qui
les mystères avaient été révélés, offrait au milieu de la nuit et dans les chaînes
ses prières et ses louanges au Seigneur : le roi se réveillait à minuit pour confesser
ses fautes, et les apôtres, à minuit, ne tarissaient pas de louanges et de prières.
Rien ne peut nous faire obstacle, si nous sommes attentifs. Quel besoin avons-nous de
temps et de lieu? Tous les temps, tous les lieux sont bons pour aller à Dieu. Ecoutez
encore le précepteur du monde qui vous dit : Levez en tous lieux des mains pures sans
colère et sans contestations. (I Tim. II , 8.) Si vous avez l'esprit délivré
d'affections illicites, que vous soyez sur la place publique, à la maison, dans la rue ou
en prison, sur la mer, dans une auberge, dans une boutique, partout enfin vous pouvez
invoquer Dieu et être exaucé. Puisque nous savons tout cela, unissons, je vous eh
conjure, les prières au jeûne, pour nous préparer le secours d'en-haut : fortifiés par
cette assistance céleste, passons notre vie présente de manière à la rendre agréable
à Dieu, et de mériter sa pitié pour l'avenir, par la grâce et la miséricorde de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, gloire,
puissance et honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi
soit-il.