Analyse.
1 et 2. Contre la méthode des interprétations larges appliquée
à l'Ecriture.
3 et 4. Que l'avarice est proprement une idolâtrie.
Comparaison avec les objets du culte et les sacrifices chez les païens. origine de
l'idolâtrie. Histoire de la concupiscence. Conseil
d'instituer pour héritier Jésus-Christ. Que les fidèles doivent se reprendre
mutuellement.
1. Il y avait déjà, paraît-il, au temps
de nos pères, des hommes qui paralysaient les mains du peuple, qui réalisaient la parole
d'Ezéchiel, ou plutôt faisaient oeuvre de faux prophètes, qui, pour une poignée
d'orge, dénigraient Dieu devant son peuple, comme le font encore, à ce que je crois,
certains hommes d'aujourd'hui: Nous arrive-t-il de dire que celui qui aura appelé son
frère fou ira dans l'enfer : vraiment, disent les uns, celui qui aura appelé son frère
fou ira en enfer? Non, répond-on. Venons-nous à dire que l'avare est idolâtre, ils
dénigrent encore cette parole, en la taxant d'exagération : et de la même manière, ils
font bon marché de tous les préceptes. C'est à ces hommes que saint Paul fait allusion
dans ce passage de son épître aux Ephésiens, lorsqu'il dit
: « Car sachez comprendre qu'aucun fornicateur, ou impudique, ou avare, ce qui est une idolâtrie , n'a d'héritage dans le royaume du Christ et de Dieu »
; et qu'il ajoute : « Que personne ne vous séduise par de vains discours ». Les vains
discours dont il parle sont ceux qui plaisent sur le moment, et que les faits démentent :
car c'est en cela que consiste la séduction. « Car c'est pour ces choses que vient la
colère de Dieu sur les « fils de la défiance ». Pour ces choses, c'est-à-dire, la
fornication, l'avarice, l'impudicité, ou pour ces vices et en même temps pour la
séduction, puisqu'il y a des séducteurs. En disant « Fils de la défiance » : il
désigne les incrédules déclarés, ceux qui ne croient pas en lui.
« N'ayez donc point de commerce avec eux.
Car autrefois vous étiez ténèbres , mais maintenant vous
êtes lumière dans le Seigneur (7, 8) ». Voyez quelle sagesse dans ses exhortations :
d'abord il a fait intervenir le Christ pour prêcher l'amour mutuel, et le respect de la
justice : il a recours maintenant aux supplices de l'enfer. « Car autrefois vous étiez
ténèbres, mais maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur ». Il dit de même, dans
l'épître aux Romains : « Quel fruit avez-vous donc tiré alors des choses dont vous
rougissez maintenant (VI, 21) »?.. Et il leur rappelle leur
ancienne perversité. Cela revient à dire : Songez à ce que vous étiez jadis, à ce que
vous êtes devenus, ne retournez pas à vos anciens vices, ne manquez pas de respect à la
grâce de Dieu. « Vous étiez autrefois ténèbres, « mais maintenant vous êtes
lumière dans le « Seigneur » : ce n'est pas votre vertu, c'est la grâce de Dieu qui a
opéré ce changement; en d'autres termes : Autrefois vous méritiez le sort commun, mais
il n'en est plus ainsi. «Marchez donc comme des enfants de lumière ». Qu'est-ce à dire
: « Enfants de lumière ? » La suite le montre : « Car le fruit (528) de l'Esprit
consiste en toute bonté, justice et vérité; examinant ce qui est agréable à Dieu (9,
10) ».
« En toute bonté ». Ceci s'adresse aux
violents, aux emportés. « Justice » ; ceci regarde les avares. « Vérité »; voilà
pour les faux plaisirs. Evitez les pratiques dont j'ai parlé, veut-il dire, et suivez une
conduite tout opposée. « En toute ». Autrement dit, il faut en toute chose produire des
fruits spirituels. « Examinant ce qui est agréable à Dieu ». Donc les pratiques dont
il a été question ne conviennent qu'à des esprits puérils, sans maturité. « Ne vous
associez point aux oeuvres infructueuses des ténèbres, mais plutôt réprouvez-les; car
ce qu'ils font en secret est ,honteux même à dire. Or tout ce
qui est répréhensible se découvre par la lumière (II, 13) ». Il a dit : « Vous êtes
lumière ». Or, la lumière découvre les choses accomplies dans les ténèbres. Ainsi
donc, «si vous êtes vertueux et irréprochables, les méchants ne pourront rester
cachés. De même que la lumière d'une lampe se projette sur toutes les personnes
présentes et empêche les voleurs d'entrer : de même, si votre lumière brille, les
méchants seront confondus. Il faut donc confondre les coupables. Mais alors, pourquoi
est-il écrit : « Ne jugez point, afin que vous ne soyez pas jugés ? » (Matth. VII, 1.) Paul ne dit pas condamner, mais confondre,
c'est-à-dire corriger. Quant au précepte « Ne jugez point », il concerne les petits
péchés. Voyez ce qui suit : « Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l'oeil de
ton frère, et ne remarques-tu pas la poutre qui est dans ton oeil ? » Voici le sens de
ces paroles: Ainsi qu'une plaie, tant qu'elle reste invisible et cachée, et exerce ses
ravages à l'intérieur, n'est l'objet d'aucun soin, de même le péché, tant qu'il
demeure ignoré, se commet hardiment à la faveur de cette espèce de ténèbres; mais
quand il est découvrit, la lumière paraît: la lumière n'est pas le péché ( comment cela se pourrait-il ?) , mais le pécheur. En effet, quand
il s'est vu dénoncé, réprimandé, qu'il s'est repenti, qu'il a obtenu rémission,
est-ce que ses ténèbres ne sont pas dissipées par vos soins? N'avez-vous pas guéri sa
blessure ? N'avez-vous pas converti en production sa stérilité? Voilà ce que veut dire
Paul, ou encore : Votre vie, se passant au grand jour, est lumière ; car nul ne cache sa
vie, quand elle est irréprochable : cacher une chose , c'est
vouloir l'ensevelir dans les ténèbres. « De là ces paroles : Réveille-toi , toi qui dors, lève-toi du milieu des morts, et le Christ
répandra sur toi sa lumière (14) ». Ces expressions: Mort et endormi, désignent
le pécheur : car il sent mauvais comme les morts ; il est impuissant comme l'homme
endormi : comme lui, il ne voit rien, il rêve, il fait des songes. Les uns lisent : « Tu
toucheras le Christ » ; les autres : « Le Christ répandra sur toi sa lumière ». C'est
plutôt ceci: Renoncez au péché, et vous pourrez voir le Christ : « Car celui qui fait
le mal, hait la lumière, et ne va pas vers la lumière ». (Jean, III, 20.) Donc, celui
qui ne fait pas le mal, va vers elle.
2. Mais Paul ne dit pas cela seulement
pour les incrédules : beaucoup de croyants ne sont pas moins attachés à leurs vices que
les incrédules ; quelques-uns mêmes , beaucoup plus. A eux
aussi, il est donc nécessaire de leur dire: « Eveille-toi, toi qui, dors: lève-toi du
milieu des morts, et le Christ répandra sur toi sa lumière ». A eux aussi s'applique la
parole : « Dieu n'est point le Dieu des morts, mais des vivants ». (Matthieu, XXII, 32.)
Vivons donc, s'il n'est pas le Dieu des morts. Mais il y a des gens qui voient une
hyperbole dans ce passage : « Avare, ce qui est une idolâtrie ». Ce n'est pas une
hyperbole, mais l'expression de la vérité. Comment? de quelle
façon? Parce que l'avare s'éloigne de Dieu, tout comme l'idolâtre. Et pour vous
convaincre que ce ne sont point ici des paroles en l'air,
rappelez-vous cette sentence du Christ «Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon ». (Matth. VI, 24.) Servir Mammon, c'est renoncer au service de Dieu :
ceux qui renient son autorité pour se faire les esclaves d'un métal inanimé, sont
manifestement idolâtres. Mais je n'ai pas façonné d'idole, diront-ils, je n'ai pas
érigé d'autel, sacrifié de victimes, répandu de vin en forme de libations: loin de
là, je suis venu à l'Eglise, j'ai élevé les mains vers le Fils unique de Dieu ; je
participe aux sacrements, je , m'associe aux prières, je
remplis pour ma part tous les devoirs du chrétien. Comment donc peut-on dire que j'adore
les idoles? Et voilà justement ce qu'il y a de plus étonnant : c'est que connaissant par
expérience et pour y avoir goûté la bonté divine, instruit de la charité du Seigneur,
vous ayez quitté ce maître charitable pour un cruel (529) tyran, et que, tout en
feignant de rester son serviteur, vous vous soyez, en réalité, soumis au joug pesant et
intolérable de l'avarice. Jusqu'ici vous ne m'avez rien dit de vos bonnes oeuvres, vous
ne m'avez parlé, que des présents du Seigneur. Dites-moi, je vous en prie, à quoi
reconnaissons-nous quelqu'un pour soldat ? Est-ce en le voyant faire partie du cortége du
roi, recevoir de lui sa subsistance et compter parmi ses gens; ou bien, en le voyant faire
preuve d'un vrai zèle pour sa personne ? Que si, tout en feignant de lui rester attaché,
il travaille en réalité pour l'ennemi, c'est, à nos yeux, une plus mauvaise action que
de déserter ouvertement le service du monarque pour passer dans le camp ennemi.
Et vous, vous manquez de respect à Dieu
tout comme un idolâtre, non pas seulement par vos paroles à vous, mais par celles de vos
innombrables victimes: cependant; an prétend que ce n'est pas de l'idolâtrie. Quand les
païens disent: Ce chrétien qui est avare, ce chrétien-là n'offense pas seulement Dieu
par ses actions, mais encore par les paroles que sa conduite inspire fréquemment à ses
victimes; que si elles se taisent, il ne faut en faire honneur qu'à leur piété. Les
faits ne confirment-ils pas ce que je vous dis ? Qu'est-ce, en effet, qu'un idolâtre,
sinon un homme qui a coutume d'adorer ses passions; au lieu de les dominer? Par exemple,
quand nous accusons les païens d'adorer des idoles : Non, répondent-ils, nous adorons
Vénus, nous adorons Mars. Et quand nous demandons : Qu'est-ce que cette Vénus? les plus graves d'entre eux répondent : La volupté. Et Mars? La
colère. Eh bien ! vous, vous adorez Mammon ; et qu'est-ce que
Mammon ? L'avarice. Et vous l'adorez? Nous ne l'adorons pas, répondez-vous. Comment?
Est-ce à dire que vous ne vous prosternez point? Mais vous lui rendez de bien autres
hommages par vos actions et vos démarches : c'est là une adoration bien plus réelle.
Voulez-vous en être sûrs? Demandez-vous quels sont les plus zélés adorateurs de Dieu,
ceux qui se bornent à prendre part aux prières, ou ceux qui font sa volonté ? Il est
clair que ce sont ces derniers. Il en est de même pour Mammon : ceux qui font sa volonté
sont ses plus zélés adorateurs.
D'ailleurs, les païens qui adorent les
passions, peuvent être eux-mêmes exempts de passions; on peut trouver des serviteurs de
Mars qui sachent réprimer en eux la colère il n'en est pas de même pour vous, la
passion vous subjugue. Vous ne lui sacrifiez pas de brebis ? Non, mais vous lui immolez
des hommes, des âmes raisonnables; vous faites mourir les uns de faim, vous poussez les
autres à blasphémer. Nulle frénésie ne saurait atteindre à une pareille immolation.
Qui jamais a vu sacrifier des âmes? L'autel de l'avarice est abominable. Approchez de
ceux des idoles : vous les trouverez imprégnés du sang des chevraux
et des boeufs. Venez à l'autel de l'avarice, vous sentirez une forte odeur de sang
humain. On n'y brûle pas des ailes d'oiseaux; il n'en sort ni vapeur ni fumée : ce sont
des êtres humains qui y périssent. Les uns, en effet, se précipitent dans des gouffres;
d'autres se pendent, d'autres se coupent la gorge. Voyez-vous quelles inhumaines et
barbares immolations? C'est peu encore : il faut à l'autel de l'avarice, outre le corps,
l'âme de l'homme. Car il est aussi pour l'âme un genre d'immolation approprié à sa
nature ; il y a. une mort de l'âme, comme une mort du corps. « L'âme qui pèche, mourra
», est-il écrit. (Ézéchiel, I, 8, 4.) La mort de l'âme n'est point comparable à
celle du corps , elle est autrement affreuse. L'une, en
séparant l'âme du corps, délivre celui-ci de beaucoup de tracas et de fatigues, et
envoie l'autre dans un séjour de lumière; à la longue, lé corps lui-même, dissous et
réduit en poussière, se recompose pour une existence impérissable, et rejoint l'âme
qui l'a quitté.
3. Voilà pour la mort corporelle. Celle
de l'âme est faite pour exciter l'horreur et le frisson. Ce n'est pas, comme celle du
corps, une dissolution suivie d'un passage dans un autre séjour : rattachée à un corps
impérissable, l'âme est précipitée dans le feu inextinguible. Telle est la mort de
l'âme. S'il y a une mort de l'âme, il y a aussi une immolation de l'âme. En quoi
consiste l'immolation du corps ? A être frappé de mort, et soustrait à l'opération de
l'âme. Et l'immolation de l'âme? c'est encore une mort qui en
résulte. De même que le corps périt, quand l'âme le sèvre de son opération: ainsi
l'âme périt, quand elle reste privée de lopération de l'Esprit-Saint. Telles
sont surtout les immolations qui ont lieu sur l'autel de l'avarice: il ne lui suffit pas
d'être arrosé du sang des hommes ; il faut, pour étancher sa soif, que l'âme aussi
soit sacrifiée; il faut qu'il reçoive deux âmes en offrande, (530) celle du
sacrificateur et celle de la victime. Car le sacrificateur est le premier sacrifié ; il
est mort au moment où il tue; et sous les coups de ce mort tombe un vivant : car les
blasphèmes que celui-ci profère, ses invectives, ses récriminations, n'est-ce point
pour une âme autant de plaies incurables? Voyez-vous que ce n'était pas une hyperbole?
Voulez-vous encore une autre preuve pour
vous convaincre que l'avarice est bien une idolâtrie, et quelque chose de pire que
l'idolâtrie? Les idolâtres adorent les créatures de Dieu : « Ils vénérèrent et
servirent la créature plus que le Créateur ». (Rom. I, 25.) Vous, vous adorez
votre propre créature. Car ce n'est pas Dieu qui a créé l'avarice : c'est votre
cupidité insatiable qui l'a imaginée. Et voyez quelle folie, quelle dérision ! Ceux qui
adorent les idoles, respectent ce qu'ils adorent; si quelqu'un en médit, les injurie, ils
prennent leur défense; mais vous, je ne sais quelle ivresse vous pousse à adorer une,
chose, qui, loin d'être à l'abri du reproche, est pleine d'impiété. Vous êtes donc
pires que les idolâtres : car vous ne pouvez prétendre pour votre justification que
l'objet de votre culte n'est pas mauvais. Sans doute ils sont inexcusables : mais vous
l'êtes encore bien davantage, vous qui ne cessez d'accuser l'avarice, de vous déchaîner
contre ses adorateurs , ses serviteurs, ses fidèles. Si vous
le voulez, nous examinerons ensemble l'origine de l'idolâtrie. Un sage raconte qu'un
homme riche, désolé de la mort prématurée de son fils, et inconsolable dans sa
douleur, fit faire, pour soulager son deuil, une image de celui qu'il avait perdu; et
qu'à force de contempler ce portrait inanimé, il s'imaginait voir revivre son enfant
dans cette figure. Des complaisants, qui se faisaient un Dieu de leur ventre, honorant
cette image pour flatter le père, poussèrent cette pratique jusqu'à l'idolâtrie.
L'idolâtrie eut donc pour principes la faiblesse d'âme, une habitude déraisonnable, et
l'avidité.
Il n'en est pas ainsi de l'avarice : elle
provient aussi de la faiblesse, mais d'une faiblesse pire;-il ne s'agit point ici d'un
fils perdu, d'un deuil à consoler, de flatteries décevantes. De quoi donc? Je vais vous
le dire. Caïn frustra Dieu, gardant pour lui-même ce qui était dû au Seigneur, il lui
offrit ce qu'il devait conserver, et le mal commença au préjudice de Dieu. En effet, si
nous lui appartenons nous-mêmes, à plus forte raison faut-il en dire autant des
prémices de nos biens. La concupiscence se porta ensuite sur les femmes : « Ils virent
les femmes des hommes, et ils tombèrent dans la concupiscence » (Gen. VI, 2); après quoi, elle se tourna vers les richesses. En
effet, vouloir l'emporter sur autrui dans la possession des biens charnels
, cela n'a pas d'autre principe que le refroidissement de la charité; la cupidité
n'a pas d'autre source que l'orgueil, la haine des hommes et le mépris. Ne voyez-vous pas
combien la terre est grande? comment l'air et le ciel occupent
bien plus d'espace qu'il ne serait nécessaire? C'est pour éteindre en vous la cupidité,
que Dieu a donné tant d'extension à des choses créées : néanmoins, vous persistez
dans vos rapines; on vous dit que l'avarice est une idolâtrie, et vous ne frissonnez pas?
Voulez-vous devenir maître de la terré entière ? Mais l'héritage du ciel ne vous
est-il pas promis, à condition que vous vous priverez?
4. Dites-moi, si l'on vous donnait la
faculté de tout posséder, refuseriez-vous? Eh bien ! il
ne tient qu'à vous maintenant, si vous le voulez. On voit des gens qui gémissent, quand
il faut faire l'abandon de leur fortune, et qui préféreraient l'avoir mangée, plutôt
que de la voir passer entre les mains d'autrui. Je ne puis vous guérir de cette
faiblesse, car c'en est une : mais, tout au moins, par votre testament, instituez le
Christ pour votre héritier. Vous auriez dû lui donner de votre vivant, t'eût été la
marque d'une volonté droite: du moins que la nécessité vous rende généreux. Si le
Christ nous a prescrit de donner aux pauvres, c'est pour que nous vivions en sages, pour
que nous apprenions à mépriser les richesses, à dédaigner les choses terrestres. Ce
n'est plus mépriser les richesses que d'en faire l'abandon à tel ou tel quand on meurt
et qu'on cesse d'en être maître; ce n'est point par libéralité que vous donnez alors,
mais par nécessité : le bienfaiteur, c'est la mort, et non pas vous. Une telle
conduite n'est pas celle de l'affection, mais celle de la haine. Mais, tout au moins,
cédez à cette extrémité, corrigez-vous à cette heure suprême. Comptez vos
usurpations, vos rapines, et rendez le tout au quadruple; c'est ainsi que vous vous
justifierez devant Dieu. Mais il en est qui poussent la démence et l'aveuglement au point
de ne pas comprendre, même alors, quel est leur devoir : ils agissent (531) en tout comme
s'ils se proposaient de rendre le jugement de Dieu plus sévère à leur égard. Voilà
pourquoi notre bienheureux dit : « Marchez comme des enfants de lumière ». Or, c'est
l'avare surtout qui vit dans les ténèbres, qui répand une nuit épaisse sur tout le
monde. Et encore: « Ne vous associez point aux oeuvres infructueuses des ténèbres, mais
plutôt réprouvez-les ; car ce qu'ils font en secret est honteux même à dire. Or tout
ce qui est répréhensible se découvre par la lumière ».
Ecoutez, je vous prie, vous tous qui
craignez de vous exposer gratuitement à la haine ! Cet homme dépouille son prochain, et
vous ne le confondez pas, de peur de vous attirer sa haine? Mais ce n'est pas là
s'exposer gratuitement à la haine : c'est justement que vous reprendriez le coupable, et
vous craignez d'en être haï? Reprenez votre frère, encourez l'inimitié du prochain,
pour l'amour du Christ, pour l'amour du prochain lui-même : arrêtez-le dans sa course
vers l'abîme. Le faire asseoir à notre table, le combler de bonnes paroles, de
salutations, de plaisirs, ce n'est pas l'amitié. Voilà les dons que nous devons faire à
nos amis, pour dérober leur âme à la colère de Dieu : quand nous les voyons plongés
dans la fournaise de l'iniquité, relevons-les. Mais il est incorrigible
, dira-t-on. Eh bien ! vous, faites ce qui est en votre
pouvoir, et vous voilà justifié devant Dieu. Ne cachez- pas le talent: si la parole, si
une langue, une bouche vous ont été données, c'est pour que vous corrigiez le prochain.
Les brutes seules ne songent pas au prochain, ne s'occupent que d'elles-mêmes : mais
vous, qui nommez Dieu votre père, et frère votre prochain, quand vous voyez ce frère
commettre péché sur péché, vous faites passer avant son intérêt le désir de lui
complaire? N'en faites rien, de grâce. Rien ne prouve mieux l'amitié
, que de ne pas laisser faillir ses frères. Vous les voyez haïr? réconciliez-les. Vous les voyez commettre l'injustice? arrêtez-les. Vous les voyez opprimés? défendez-les
: ce n'est pas à eux, c'est à vous-même que vous rendez service. Si nous sommes amis , c'est pour nous entraider. Les paroles d'un ami ne seront pas
reçues comme celles du premier venu : un inconnu, on s'en défiera peut-être, et d'un
prédicateur pareillement; mais non d'un ami.
« Car ce qu'ils font en secret est honteux même à dire. Or, tout ce qui est répréhensible se découvre par la lumière ». Que veut-il dire ici? Il veut dire que parmi les péchés, les uns sont secrets, les autres publics; mais il en sera autrement dans l'état dont il parle car il n'y a personne qui n'ait conscience de ses péchés. Voilà pourquoi il dit: « Or tout ce qui est répréhensible se découvre par la lumière ». Mais quoi ! dira-t-on , est-ce que ceci ne regarde point également l'idolâtrie? Non, c'est de la conduite et des péchés qu'il est question. « Car tout ce qui se découvre est lumière ». Je vous en conjure donc, n'hésitez point à reprendre, et ne vous fâchez pas quand on vous reprend. Car tout ce qui s'accomplit dans l'ombre se fait avec plus de sécurité: or, la présence de beaucoup de témoins produit l'effet de la lumière. Faisons donc tous nos efforts pour écarter les causes de mort qui menacent nos frères, pour dissiper les ténèbres, pour faire luire ici-bas le soleil de la justice. S'il y a beaucoup de flambeaux, le chemin de la vertu nous sera plus aisé; et ceux qui sont dans les ténèbres seront plus facilement surpris, grâce à cette lumière qui dissipera l'obscurité. Sinon, il est à craindre que nous ne soyons nous-mêmes plongés dans la nuit, le voile épais des ténèbres et des péchés venant à triompher de la lumière et à en chasser la clarté. Croyons donc qu'en obligeant aujourd'hui nous nous rendons service à nous-mêmes; et ainsi nous louerons dans toute notre conduite le Dieu de bonté, par la grâce et la charité de son fils unique, avec qui gloire, puissance, honneur au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.