ÉPHÉSIENS XVII

HOMÉLIE XVII. MAIS SOYEZ BONS LES UNS ENVERS LES AUTRES, MISÉRICORDIEUX, VOUS PARDONNANT MUTUELLEMENT, COMME DIEU LUI-MÊME VOUS A PARDONNÉ EN JÉSUS-CHRIST. SOYEZ DONC LES IMITATEURS DE DIEU, COMME ENFANTS BIEN-AIMÉS ; ET MARCHEZ DANS L'AMOUR COMME LE CHRIST NOUS A AIMÉS ET S'EST LIVRÉ LUI-MÊME POUR NOUS EN OBLATION A DIEU ET EN HOSTIE DE SUAVE ODEUR. (IV, 32 ; V, 1, 2, JUSQU'A 4.)

 

Analyse.

 

1. De l'imitation de Jésus-Christ.

2. De la plaisanterie.

3. Abus de la plaisanterie au temps de saint Jean Chrysostome.

 

1. Les faits passés ont plus de pouvoir que les choses futures; ils inspirent plus d'admiration et de confiance. Voilà pourquoi Paul appuie son exhortation sur les événements accomplis; c'est que, grâce au Christ, ils sont les plus propres à persuader. Dire : remets, et il te sera remis; si Nous ne remettez pas, il ne vous sera pas remis : ce langage a une grande force quand il s'adresse à des philosophes, à des hommes qui croient à l'autre vie. Mais Paul, pour nous faire rentrer en nous-mêmes, ne s'en tient pas là : il emprunte au passé de nouveaux arguments. On a vu le moyen d'échapper aux supplices : voici maintenant celui d'être récompensé. Imitez le Christ, nous dit Paul. Imiter Dieu, c'est un motif suffisant pour nous exhorter à la vertu; c'est une raison qui surpasse celle-ci : « Il fait lever le soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes ». (Matth. V, 45.) Paul ne nous dit pas seulement d'imiter; il nous dit encore d'avoir les uns pour les autres ce coeur de père, auquel nous devons tant le bienfaits : car le mot coeur signifie ici charité, miséricorde. Comme il .n'est pas possible à des hommes de vivre ensemble sans se causer quelque ennui, voici un nouveau remède, se faire grâce mutuellement : « Vous faisant grâce mutuellement ». D'ailleurs il n'y a point parité : car si vous faites grâce à un homme, il vous rendra la pareille, tandis que Dieu ne l'a pas reçue de vous. De plus, vous avez affaire à un compagnon de servitude, tandis que Dieu a obligé son serviteur, son ennemi, celui qui le haïssait. « Comme Dieu lui-même vous a fait grâce en Jésus-Christ ». Encore une allusion sublime voici le sens. Ce n'est pas une simple grâce qu'il nous a faite, une grâce sans péril; pour cela il a mis son Fils en danger. Pour vous pardonner, il a immolé son Fils; et vous, à qui le pardon souvent ne coûte ni danger ni dépense, vous ne pardonnez pas.

« Soyez donc les imitateurs de Dieu, comme enfants bien-aimés ; et marchez dans l'amour, comme le Christ nous a aimés et s'est livré lui-même pour nous, en oblation à Dieu, et en hostie de suave odeur ». Afin que vous n'alliez pas attribuer cela à la nécessité, écoutez comment il a soin de préciser en disant : « Il s'est livré lui-même ». C'est comme s'il disait : Tu étais l'ennemi du Seigneur, et le Seigneur t'a aimé : aime en lui ton ami; ou plutôt tu ne pourras jamais lui rendre assez d'amour; aime-le, du moins, de tout ton pouvoir. Ah ! quelle parole fortunée ! En vain vous parleriez du royaume, ou de quoi que ce soit, vous n'atteindrez jamais si haut. C'est imiter Dieu, c'est lui ressembler, que de pardonner à un ennemi. Ce sont les offenses, (524) encore plus que les dettes, qui doivent être remises. Car en remettant une dette, vous n'imitez pas Dieu, et vous l'imitez en remettant une offense. D'ailleurs comment pourrez-vous dire : Je suis pauvre, je ne puis remettre, si vous ne remettez pas les choses mêmes que vous pouvez remettre, et si vous considérez cela comme un sacrifice, au lieu d'y voir une richesse, un profit, un bénéfice? «Soyez donc les imitateurs de Dieu ». Voici maintenant un autre motif encore plus noble : « Comme enfants bien-aimés ». Ce qui vous oblige à l'imiter, ce ne sont pas seulement ces bienfaits, c'est encore que vous êtes ses enfants. « Comme enfants bien-aimés ». S'il parle ainsi, c'est que tous les fils n'imitent point leurs pères, mais ceux-là seulement qui sont bien-aimés.

« Marchez dans l'amour ». Voilà le principe de tout : avec l'amour, plus de colère, de fureur, de clameurs, de diffamation; tout- disparaît. Voilà pourquoi il place en dernier lieu la chose essentielle. Pourquoi êtes-vous devenu enfant ? Parce qu'il vous a été pardonné... Pardonnez à votre prochain pour le même motif qui vous a valu à vous-même votre pardon. Dites-moi, supposez que vous soyez captif, réservé à mille tourments, et que quelqu'un vous introduise tout à coup dans la résidence du roi; ou plutôt, prenons un autre exemple. Supposez que vous ayez la fièvre, que vous soyez à l'agonie, et que quelqu'un vous rende la santé au moyen d'un remède; n'auriez-vous pas pour cette personne, et pour le nom même du remède, une vénération particulière? Si les lieux et les temps où nous avons reçu quelque service nous deviennent aussi précieux que la vie, à plus forte raison doit-il en être ainsi pour les choses mêmes qui nous ont rendu service. Aimez la charité : car c'est par elle que vous avez été sauvés, par elle que vous êtes devenus fils; s'il vous est donné, à votre tour, de sauver autrui, n'userez-vous pas du même remède, et ne prêcherez-vous pas à tous le précepte : Remettez, afin qu'il vous soit remis? C'est le fait d'une âme reconnaissante, noble et généreuse qu'une pareille exhortation. « Comme le Christ nous a aimés ». Vous pardonnez à vous amis; lui, il a pardonné à ses ennemis; combien est plus admirable la conduite du Seigneur ! Comment donc observer le précepte renfermé dans ce mot: « Comme?» N'est-il pas manifeste que ce sera en faisant du bien à nos ennemis? « Et s'est livré lui-même pour nous, en oblation à Dieu, et en hostie de suave odeur ». Voyez-vous combien , c'est une offrande agréable et parfumée, que de souffrir pour ses ennemis? Si vous mourez, vous serez une hostie ; c'est ainsi qu'on imite Dieu. « Que la fornication et toute impureté, ou l'avarice , ne soient pas même nommées parmi vous, comme il convient à des saints ».

Il a parlé de la colère, cette passion cruelle il arrive à un mal moindre. La preuve que la concupiscence est un mal moindre en effet, elle se trouve dans la loi de Moïse, laquelle dit d'abord : « Tu ne tueras point », ace qui est dirigé contre la colère, et passe ensuite à ceci, qui regarde la concupiscence: « Tu ne commettras point l'adultère ». En effet, si l'amertume, les clameurs, si la méchanceté, si la diffamation, et les autres choses de ce genre procèdent de la colère : c'est la concupiscence qui engendre la fornication, l'impureté, l'avarice ; c'est un même instinct qui nous fait aimer les richesses et la chair. Et de même qu'il a interdit le cri, comme étant le véhicule de la colère, de même ici il, défend les propos légers ou obscènes, véhicule de la fornication. « Point de turpitudes, de folles paroles, de bouffonneries, ce qui ne convient point ; mais plutôt des actions de grâces ». Point de paroles, point d'actions galantes ou libertines, et vous éteindrez la flamme. « Qu'elles ne soient pas même nommées parmi vous »; en d'autres termes : qu'elles soient complètement exclues. Il dit de même, en écrivant aux Corinthiens : « Il n'est bruit que de fornication parmi vous ». (I Cor. V, 1.) II veut dire : Soyez tous purs; car les discours acheminent aux actions. Ensuite, pour ne point paraître un censeur trop rigoureux, qui proscrit la gaieté même, il ajoute aussitôt la raison en ces termes : « Ce qui ne convient pas; mais plutôt des actions de grâces ».

2. A quoi servent les propos joyeux? A faire rire un moment. Dites-moi : est-ce qu'un cordonnier s'avisera de faire quelque chose qui ne concerne point son métier? Achètera-t-il des instruments pour cet usage ? Nullement ce qui ne nous sert point est nul à nos yeux. Point de paroles inutiles, car nous tombons de là dans les propos coupables... Ce monde n'est point fait pour la joie, mais pour le deuil, les tribulations, les gémissements ; et vous (525) faites le bel esprit? Voit-on un athlète, au milieu du stade, oublier son adversaire et la lutte, pour dire des bons mots? Le diable est là, il rôde autour de vous en rugissant, pour vous emporter; il met tout en oeuvre et en mouvement pour vous perdre, il complote de vous jeter à bas du nid, il grince des dents, rugit, souffle le feu contre votre salut ; et vous restez là tranquille à plaisanter, à dire des folies, des indécences; vous êtes donc bien sûr de la victoire. Nous perdons notre temps, mes chers frères. Voulez-vous savoir comment vivent les saints? Ecoutez Paul, qui vous dit Durant trois arts, nuit et jour, je n'ai pas cessé avec des larmes, d'admonester chacun de vous. (Act. XX, 31.) Que s'il se. donnait tant de peine pour les Milésiens et les Ephésiens, si au lieu de plaisanter il ne cessait de les admonester avec larmes, que dira-t-on des autres? Ecoutez encore ce qu'il dit aux Corinthiens : « Je vous ai écrit dans l'affliction et l'angoisse du coeur, avec beaucoup de larmes ». (II Cor. II, 4.) Et encore : « Qui est faible, sans que je sois faible? Qui est scandalisé, sans que je brûle? » (Ib. XI, 29.)

Ecoutez encore comment il parle ailleurs et       se dépeint aspirant, pour ainsi dire, chaque jour, à sortir du monde : « Car nous qui sommes dans la tente, nous gémissons ». (Ib. V, 4.) Et vous, vous riez; vous badinez ? C'est le temps de combattre, et vos occupations sont celles des danseurs? Ne voyez-vous pas les visages de vos ennemis, comme ils sont menaçants, refrognés, comme ils froncent le sourcil d'un air formidable. Considérez une armée qui va combattre : les visages sont sévères; les coeurs, en éveil, bondissent et palpitent; l'esprit est attentif, inquiet, frémissant : partout règnent l'ordre, la discipline, le silence : je ne dirai pas qu'on ne profère point de paroles obscènes; personne ne dit rien. Si les combattants qui n'ont affaire qu'à des ennemis charnels, gardent un si profond silence, quand ils pourraient parler sans péril, vous qui avez à combattre, à soutenir le fort de la guerre, sur le terrain des paroles, vous ne songez pas à vous fortifier de ce côté ? Ignorez-vous que c'est par là surtout qu'on essaiera de nous surprendre ? Vous badinez, vous vous amusez, vous dites des bons mots, vous faites rire, et vous ne voyez pas de mal à cela? Combien de parjures, de malheurs, d'obscénités, sont nés de la plaisanterie ! Mais ce n'est pas là ce qu'on nomme bons mots, direz-vous. Eh quoi ! ne voyez-vous pas que Paul bannit toute facétie? C'est aujourd'hui un temps de guerre, de combat, de veille, de précaution, d'armement, de lutte : le rire n'a point de place ici ; car il est du monde.

Ecoutez ce que dit le Christ : « Le monde se réjouira, mais vous, vous serez affligés ». (Jean, XVI, 20.) Le Christ a été crucifié pour vos fautes, et vous riez? Il a été souffleté, il a subi mille tourments pour vous arracher au malheur et à la tempête : et vous prenez vos aises? N'est-ce pas- là plutôt l'irriter? Mais puisque quelques personnes regardent cela comme une chose indifférente, et que d'ailleurs il est difficile de s'en défendre, parlons-en un peu, et montrons-en tout le danger. En effet, ce mépris des choses indifférentes vient d'une inspiration du diable. D'abord, si la chose était réellement indifférente, elle ne serait pas à mépriser pour cela, à cause des grands maux qu'elle engendre ou dont elle facilite les progrès, à cause de la fornication qui en est souvent le résultat; mais vous allez voir qu'elle n'est pas indifférente. Considérons quelle en est l'origine, ou plutôt représentons-nous le saint tel qu'il doit être, doux, calme, triste,, gémissant, affligé. Donc le diseur de bons mots n'est pas saint : que dis-je? fût-il païen , il est un objet de mépris : pareille licence n'est accordée qu'aux histrions. Qui dit obscénité, dit plaisanterie. Qui dit rire indécent, dit plaisanterie. Ecoutez la parole du prophète : « Servez Dieu en crainte, et exprimez-lui votre allégresse avec tremblement ». (Ps. II, 1l.) La plaisanterie énerve l'âme, la rend molle et nonchalante : souvent elle enfante l'invective, et allume des guerres.

3. Mais quoi ! ne comptez-vous point parmi les hommes ? Abjurez donc les occupations de l'enfance. Vous ne souffrez pas que votre serviteur laisse échapper sur la place une parole inconvenante; et vous, qui prétendez être serviteur de Dieu, vous y proférez des facéties? Il faut s'estimer heureux de n'être pas surpris quand on est de sang-froid : mais comment échapper quand on s'abandonne ? On s'enferrera soi-même, et les artifices du diable, ses attaques deviendront superflues. Voulez-vous encore une preuve? Considérez ce que c'est qu'un homme plaisant : on appelle ainsi un homme léger, mobile, dont l'esprit souple revêt toutes les formes ; nous voilà bien loin (526) des serviteurs de la pierre (1). Rien ne tourne, ne change aussi vite ; tout chez lui est d'emprunt, gestes, paroles, rire, démarche; il faut qu'il s'applique à imaginer des quolibets c'est dans son rôle. Une pareille comédie ne sied guère à un chrétien. L'homme plaisant ne peut manquer de s'attirer gratuitement beaucoup de haines, en tournant en ridicule, à tout propos, des personnes présentes ou des absents qui en sont informés. Si c'est là un noble emploi, pourquoi l'abandonne-t-on aux mimes? Vous voilà mime, et vous ne rougissez pas? Pourquoi ne permettez-vous point la même chose aux filles de bonne maison? n'est-ce pas que vous y voyez une occupation indigne de la réserve et de la pudeur. De grands maux font leur séjour dans l'âme de l'homme plaisant, le relâchement, le vide plus d'harmonie , plus de solidité , plus de crainte, plus de religion.

Si vous avez une langue, ce n'est pas pour railler autrui, c'est pour rendre grâces à Dieu. Regardez ceux qu'on appelle farceurs, saltimbanques: voilà les hommes plaisants. Bannissez de vos âmes, je vous en supplie, ce funeste divertissement : c'est l'occupation des parasites, des mimes, des danseurs, des prostituées : non pas d'une âme libre, non pas d'une âme noble, non pas des serviteurs. Tout ce qu'il y a de vil, de déshonoré, possède ce talent. Beaucoup même y voient un mérite : ce qui est désolant. Ainsi que la concupiscence mène insensiblement à la fornication : ainsi la plaisanterie passe pour une grâce, mais rien n'est plus éloigné de la grâce. Ecoutez ce que dit l'Ecriture : « L'éclair devance le tonnerre, et la grâce précédera l'homme réservé ». (Ecclé. XXXII, 14.) Or, rien de moins réservé que l'homme plaisant. Ce n'est donc pas de grâce, c'est de malheur que sa bouche est pleine. Bannissons ce divertissement de nos tables. On voit des hommes qui vont jusqu'à dresser les pauvres à cet emploi. O dépravation ! ils changent en bouffons les affligés. On n'a pas pénétré aujourd'hui le fléau dont je parle. Il s'est glissé jusque dans l’Eglise ; il a profané jusqu'aux Ecritures. En dirai-je

 

1 Jésus-Christ.

 

davantage, afin de montrer l'excès du mal? J'ai honte : je parlerai néanmoins : car je veux vous faire mesurer les ravages du mal, afin de me justifier du reproche de m'arrêter à des minuties dans mes entretiens avec vous, afin de guérir votre égarement à tout le moins par ce remède extrême. Et n'allez pas croire que j'invente : je redirai ce que j'ai entendu.

Quelqu'un se trouvait chez une personne très-fière de son savoir : je vais exciter le rire, je le sais; je parlerai néanmoins. La table servie, notre homme dit : « Servez, enfants, de peur que le ventre ne se fâche ». Il en est d'autres qui disent : « Malheur à toi, Mammon , et à celui qui ne te possède pas ! » Et tant d'autres sottises inventées par le bel esprit, par exemple : « N'est-ce pas le moment de la génération? » Je dis cela pour vous montrer le scandale de cette honteuse manière d'agir : de telles paroles dénotent une âme sans religion. Est-ce trop du tonnerre pour punir de tels écarts? Et ce n'est qu'un échantillon des propos ténus par ces hommes. Ainsi donc, je vous en conjure, ne laissons à cette mode aucun asile parmi nous; parlons comme il nous sied : que nos bouches fidèles n'empruntent jamais le langage des bouches avilies et déshonorées. « Quel partage entre la justice et l'iniquité? Quelle communauté entre la lumière et les ténèbres? » (II Cor. VI, 14.) Il faut s'estimer heureux si l'on réussit, en se corrigeant de tous ces honteux écarts, à obtenir les biens promis : que serait-ce donc si nous nous, chargions d'un pareil fardeau, et corrompions ainsi la pureté de notre coeur? Un plaisant devient bien vite un médisant or, un médisant accumule sur sa tête bien d'autres maux encore. Sachons donc refréner ces deux instincts de notre âme, je veux dire la concupiscence et la colère; sachons les soumettre au joug de l'intelligence, comme des chevaux dociles, et leur donner pour guide la raison, si nous voulons obtenir la palme qui nous est proposée là-haut; puisse-t-elle nous être décernée à tous en Jésus-Christ Notre-Seigneur, avec qui gloire, puissance, honneur au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

 

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