ÉPHÉSIENS XVI

HOMÉLIE XVI. QUI TOUTE AMERTUME, TOUTE COLÈRE, TOUT EMPORTEMENT, TOUTE CLAMEUR, ET TOUTE DIFFAMATION SOIENT BANNIS DU MILIEU DE VOUS AVEC TOUTE MALICE. MAIS SOYEZ BONS LES UNS ENVERS LES AUTRES, MISÉRICORDIEUX, VOUS FAISANT GRACE MUTUELLEMENT, COMME DIEU LUI-MÊME VOUS A FAIT GRÂCE. (IV, 31, 32.)

 

Analyse.

 

1 et 2. Qu'il ne suffit pas d'éviter le mal pour être sauvé.

3. Du pardon des injures.

 

1. Il ne suffit pas d'être exempt de vices, pour arriver au royaume des cieux, il faut encore s'appliquer avec ardeur à la pratique de la vertu. On échappe à la géhenne en s'abstenant du vice : mais on n'obtient pas le royaume si l'on n'a été vertueux. Ne savez-vous pas qu'il en est de même dans les jugements du monde, lorsqu'on examine les actions en présence de toute la ville assemblée? C'était autrefois un usage de décerner une couronne d'or, non pas à celui qui n'avait fait aucun mal à ses concitoyens (car cela n'est qu'un titre à n'être point puni), mais à celui qui leur avait rendu de grands services. Telle était la route qui menait à cet honneur. Mais je ne sais comment j'ai presque omis ce qu'il importait surtout de vous dire. Je reviens sur le premier des points que j'ai distingués, en ajoutant une légère correction. Quand je vous disais qu'il suffit pour échapper à l'enfer d'avoir évité le péché, je me suis rappelé, tout en parlant, une menace terrible dirigée non pas contre ceux qui auront commis telle ou telle faute, mais contre ceux qui auront négligé les bonnes oeuvres. Quelle est cette menace? Au jour terrible marqué pour le jugement, le Juge assis à son tribunal, place les brebis à droite, les boucs à gauche, et dit aux brebis : « Venez, les bénis de mon Père, héritez du royaume qui vous est préparé depuis la fondation du monde : car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger ». (Matth. XXV, 34, 35.) Cela se conçoit : car tant de charité devait avoir sa récompense; mais comment expliquer que ceux qui n'ont pas fait part de leurs biens aux indigents, ne soient pas punis simplement par la privation de récompense, mais encore envoyés au feu, de l'enfer? D'abord cela s'explique aussi facilement que le reste. Par là nous sommes instruits que si ceux qui auront fait le bien doivent jouir des biens célestes, ceux à qui l'on ne pourra reprocher aucun mal, et qui auront seulement négligé les bonnes oeuvres, seront précipités dans le feu de la géhenne avec les coupables.

Ensuite, on pourrait dire aussi que l'absence de bonnes oeuvres constitue un vice : car c'est le fait de la nonchalance, et la paresse est une espèce de vice : que dis-je? c'en est le principe et la racine maudite : car la paresse enseigne tous les vices. Abstenons-nous donc des sottes questions comme celle-ci, par exemple: Celui qui n'aura fait ni bien ni mal, quel séjour occupera-t-il? Ne pas avoir fait de bien, c'est (520) avoir fait du mal. Dites-moi : si vous aviez un serviteur qui ne fût ni voleur, ni insolent, ni enclin à répondre, d'ailleurs exempt d'ivrognerie et de tout vice du même genre, mais qui restât tout le jour sans rien faire, et n'accomplit aucun des devoirs de son service, est-ce que vous ne le fouetteriez pas? est-ce que vous ne le mettriez pas à la torture? Je le ferais, me répondra-t-on. Et pourtant quel mal vous aurait-il fait? Le mal, le voilà justement. Mais si vous le voulez, prenons un autre exemple. Supposez un cultivateur qui ne fasse point de mal à nos propriétés, qui s'abstienne de toute rapine, de toute entreprise injuste, qui seulement se lie les mains et reste tranquille à la maison, sans s'occuper ni de semer, ni de creuser des sillons, ni d'atteler des boeufs, ni rie soigner les vignes, ni de travailler d'aucune façon à la terre. Est-ce que nous ne le châtierons pas? Cependant il n'a pas fait de mal, nous n'avons rien à lui reprocher : mais n'avoir rien fait, c'est là son tort : et l'opinion commune le déclare coupable, pour n'avoir pas accompli sa tâche.

Dites-moi, en effet : si chaque manoeuvre, chaque artisan, se contentait de ne faire aucun tort, ni aux gens d'une autre profession, ni à ses confrères, et vivait d'ailleurs dans l’oisiveté, ne serait- ce pas notre perte, notre ruine à tous? Voulez-vous maintenant que nous considérions le corps? La main aura beau ne pas frapper la tête, ne pas couper la langue, ne pas crever l'oeil, s'abstenir, en un mot, de tous sévices de ce genre : si elle demeure oisive, et qu'elle ne rende pas au corps les services qu'elle lui doit, ne faudra-t-il pas la couper plutôt que de promener avec soi un membre dont l'inaction sera funeste au corps tout entier? Et la bouche? c'est en vain qu'elle ne mangera pas la main, ne mordra pas la poitrine : si elle manque à sa tâche, ne vaut-il pas mieux qu'elle soit fermée? En conséquence, s'il est vrai également des serviteurs, des artisans et du corps, qu'on peut se mettre en faute non-seulement en faisant le mal, mais encore en négligeant de faire le bien, à plus forte raison est-ce vrai pour le corps du Christ.

2. Aussi le bienheureux Paul nous prêche-t-il la vertu tout en nous détournant du vice. Qu'importe, en effet, dites-moi, que toutes les épines soient extirpées, si l'on ne sème pas le bon grain? Notre labeur aboutira au même résultat fâcheux, si nous nous arrêtons à moitié chemin. Voilà pourquoi Paul, dans sa vive sollicitude pour nous, ne se borne pas à nous recommander l'extirpation des vices, mais nous invite aussitôt à nous occuper de planter le bien. En effet, après avoir dit : « Que toute amertume, toute colère, tout emportement, toute clameur et toute diffamation soient bannis du milieu de vous, avec toute malice », il ajoute : « Mais soyez bons les uns envers les autres, miséricordieux, vous faisant grâce ». Voilà les dispositions, les sentiments requis. Et il ne suffit pas d'être sorti du premier état pour arriver au second : il faut un nouveau mouvement, un élan non moins grand que pour fuir le mal, si l'on veut entrer en possession de ces mérites. De même un corps noir peut perdre cette qualité, sans devenir blanc du premier coup. Mais plutôt laissons là les exemples physiques, et prenons-en de moraux. Celui qui n'est pas ennemi n'est pas ami pour cela : il est dans un état intermédiaire qui n'est ni la haine ni l'amitié c'est celui où sont la plupart des hommes relativement à nous. Parce qu'on ne pleure pas, ce n'est pas à dire que l'on rie : on est dans un état mixte. De même ici : n'être pas méchant, ce n'est pas forcément être bon : on peut n'être pas courroucé, sans être nécessairement miséricordieux : il faut un nouvel effort pour conquérir ce nouveau titre.

Et considérez comment, fidèle aux règles d'une bonne agriculture, saint Paul nettoie et travaille la terre que lui a confiée le Cultivateur. Il a arraché les mauvaises herbes; il nous exhorte maintenant à veiller sur les bons plants. « Soyez bons », dit-il. Car si, après l'extirpation des ronces, on laisse la terre sans culture, une végétation inutile s'y élèvera de nouveau. Il faut donc prévenir cette inaction, cette oisiveté de la terre en y faisant des plantations et des semailles. Paul extirpe la colère, il plante la bonté; il arrache l'amertume, il sème la miséricorde; il retranche la méchanceté et la diffamation, il plante le pardon : car c'est ce que signifie : « Vous faisant grâce mutuellement ». Soyez prompts à pardonner, nous dit-il. C'est là un bienfait qui vaut mieux qu'un cadeau d'argent. Celui qui remet une dette à son débiteur, fait sans doute une action rare et admirable : mais c'est un bienfait qui intéresse le corps seul, quoiqu'il soit rémunéré par des avantages spirituels et selon l'âme. (521) Mais celui qui pardonne des offenses, rend service à la fois à son âme, et à celle de l'homme à qui il pardonne: car ce n'est pas seulement lui-même, c'est encore le coupable qu'il améliore de celte façon. C'est moins en cherchant à nous venger de nos persécuteurs qu'en leur pardonnant, que nous chagrinons leur âme tant nous leur causons alors de remords et de honte. Autrement nous ne rendons service ni à eux ni à nous-mêmes : tout au contraire, c'est à notre dommage comme au leur, que nous recherchons le talion à la façon des princes des Juifs, et que nous attisons ainsi le courroux de nos ennemis. Mais si nous répondons par la douceur à l'injustice, nous apaisons toute leur colère, et nous établissons dans leur âme un tribunal qui juge en notre faveur et les condamne plus sévèrement que nous ne ferions nous-mêmes. Alors ils prononcent contre eux-mêmes un arrêt rigoureux; et ils cherchent tous les moyens de payer notre patience avec usure, sachant que s'ils se bornent à rendre exactement la pareille, l'initiative prise par nous et l'exemple que nous leur aurons donné nous assurera l'avantage. Ils voudront, en conséquence, outrepasser la juste mesure, afin de compenser par la supériorité du bienfait l'infériorité qui vient de ce que nous les avons devancés, et de racheter par un surcroît de bonté, l'inégalité que le temps met entre eux et celui qu'ils ont offensé les premiers.

En effet, quand on est reconnaissant, on éprouve moins de peine à être maltraité, qu'à se voir obligé par ceux envers qui l'on a eu des torts. Car c'est une faute, et même une honte, un ridicule, que de ne pas répondre à un bienfait. Pour ce qui est, au contraire, de ne pas se venger d'une offense, on n'a pas assez d'éloges, d'applaudissements, de bénédictions pour une telle conduite. De là le vif chagrin dont je parle. Si donc vous voulez user de représailles, ayez recours à ce moyen : rendez le bien pour le mal, afin de changer votre ennemi en débiteur, et de remporter une éclatante victoire. On vous a fait du mal? Faites du bien : c'est ainsi qu'il faut vous venger. Si vous vous y preniez autrement, tout le monde vous blâmerait aussi bien que votre ennemi au contraire, si vous montrez de,la patience, on vous applaudira, on vous admirera, et on condamnera l'offenseur.

3. Quel spectacle pour un ennemi, que de voir son ennemi devenu l'objet d'une admiration, d'un enthousiasme unanimes? Quoi de plus cruel que de se voir lui-même injurié sous les yeux de son ennemi? Si vous vous vengez, on vous condamnera sans doute; et vous serez votre seul vengeur ; si vous pardonnez, tout le monde se chargera de votre vengeance : et voir tant de personnes prendre en main la vengeance de son ennemi, c'est un supplice pire que tous les châtiments. Si vous ouvrez la bouche , les autres se tairont ; si vous vous taisez, ce n'est pas une bouche, mais mille que vous déchaînez contre l'offenseur, et votre vengeance n'en est que plus terrible. Si vous l'attaquez en paroles, plus d'un vous en fera un crime, et attribuera vos paroles à la passion; mais la vengeance s'exécute sans donner lieu à aucun soupçon, quand l'accusateur n'est pas un offensé.

Quand des gens qui n'ont à se plaindre de rien sont touchés de votre mansuétude, au point de s'intéresser à votre injure et d'y compatir , comme si elle les atteignait, aucun soupçon ne peut tomber sur une vengeance de cette espèce. Et si personne ne prend votre défense? dira-t-on. Les hommes ne sont pas de pierre ; il est impossible que la vue d'une telle sagesse n'excite pas leur admiration ; et quand bien même ils ne se chargeraient pas de votre vengeance sur-le-champ, une fois ou l'autre, quand l'occasion se présentera, ils n'y manqueront point, ils poursuivront le coupable de leurs reproches et de leurs sarcasmes. Que si vous n'avez pas d'autres admirateurs, vous en aurez un du moins, en votre ennemi, qu'il l'avoue ou non. Le sentiment du bien reste incorruptible et inflexible en nous, fussions-nous plongés dans un abîme de perversité. Pourquoi, selon vous, Notre-Seigneur Jésus-Christ dit-il : « Si quelqu'un vous donne un soufflet sur la joue droite, présentez-lui l'autre joue ». (Matth. V, 39.) N'est-ce point parce que, plus on montre de patience, plus on rend service et à soi-même et à l'agresseur ? Voilà pourquoi il nous est prescrit de tendre l'autre joue, afin d'assouvir la rage des furieux. — Quelle bête féroce ne rentrerait aussitôt en elle-même? Les chiens, dit-on, éprouvent ce sentiment : si la personne contre qui ils aboient, sur laquelle ils s'élancent, se jette à la renverse sans essayer de se défendre, leur colère s'apaise aussitôt. Or, si ces animaux respectent ceux qui s'abandonnent à leur (522) discrétion, à plus forte raison doit-il en être ainsi de l'espèce humaine, qui est douée de la raison.

Mais il ne faut pas négliger un petit fait qui s'est offert précédemment à notre mémoire, et que nous avons produit en témoignage. De quoi s'agit-il ? Nous disions que les Juifs et leurs princes étaient accusés de rechercher le talion ; cependant la loi les y autorisait : « Oeil « pour oeil, dent pour dent». (Lév. XXIV, 10.) Mais cette loi n'avait pas pour but de les exciter à se crever mutuellement les yeux, mais bien de les contenir par la crainte, de les empêcher de faire du mal à autrui, ou d'être eux-mêmes maltraités. Si l'Ecriture dit: « Oeil  pour oeil », c'est pour lier les mains à votre ennemi, ce n'est pas pour armer les Nôtres; ce n'est pas seulement pour protéger vos yeux, c'est encore avec l'intention de préserver ceux de cet homme. Mais ce que je cherchais, c'est pourquoi cette vengeance permise exposait aux reproches ceux qui en faisaient usage. Qu'est-ce que cela veut dire ? C'est du ressentiment qu'il s'agit ici. La loi autorise l'offensé à rendre sur-le-champ la pareille, afin d'empêcher, comme je l'ai dit, les provocations. Quant au ressentiment, il est interdit; car ce n'est plus le propre de la colère ni d'un courroux bouillant, mais d'une froide méchanceté; tandis que Dieu pardonne à ceux que la provocation a pu jeter hors d'eux-mêmes et pousser aux représailles... De là : « Oeil pour oeil», et dans un autre endroit : « Les voies des rancuniers mènent à la mort ». (Prov. XII, 29.) Mais si à une époque où il était permis d'arracher oeil pour oeil, le ressentiment était puni si sévèrement, que sera-ce aujourd'hui, qu'il nous est ordonné de nous offrir spontanément aux injures. Fuyons donc la rancune, triomphons de la colère, afin de mériter la miséricorde divine. « Avec la mesure dont vous vous servez pour mesurer, il vous sera mesuré à vous-mêmes; et d'après le jugement selon lequel vous aurez jugé, vous serez jugés ». Montrons-nous donc charitables et miséricordieux envers nos compagnons de servitude, afin d'échapper aux piéges qui nous sont tendus en ce monde, et d'obtenir, au jour du jugement, le pardon de Dieu, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui, gloire soit rendue au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

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