ANALYSE
1 et 2. Des repas en commun ; ancien usage ; désordres qui en
altéraient l'esprit ; reproches de Paul.
3. Réflexions sur la manière dont l'Apôtre exerce la
réprimande.
4. De l'institution de la cène.
5. Admirable invective contre ceux qui s'approchent de la table
sainte sans préparation, et contre ceux qui courent de la table sainte aux orgies.
1. Il faut d'abord dire la cause du reproche qu'il leur adresse en ce moment; la suite du discours se comprendra mieux. Quelle est donc la cause de ce reproche? Les trois mille qui avaient, au commencement, accepté la foi, mangeaient en commun, possédaient tout en commun; cette communauté subsistait aux temps où écrivait l'apôtre, mais la vie n'était (473) plus aussi exemplaire, c'était comme un faible courant de la communauté des anciens jours, qui était descendu sur les chrétiens d'alors. Comme les uns étaient pauvres, les autres riches, tous ne mettaient plus en commun leurs biens; mais seulement à certains jours on faisait table commune par convenance ; l'assemblée des fidèles avait lieu, on célébrait en commun les saints mystères, et ensuite on se réunissait pour le repas en commun ; les riches apportaient de quoi manger; les pauvres et ceux qui n'avaient rien, étaient invités par les riches, et tous mangeaient ensemble. Plus tard, cet usage se perdit encore. Pourquoi ? Parce qu'ils étaient divisés; parce que tels disaient appartenir à ceux-ci ; tels autres, à ceux-là : moi, je suis à un tel, et moi à un tel. C'est contre cet abus que l'apôtre s'élève au commencement de sa lettre : « J'ai été averti, mes frères, par ceux de la maison de Chloé, qu'il y a des contestations parmi vous. Ce que je veux dire, c'est que chacun de vous prend parti, en disant : Moi, je suis à Paul; moi, je suis à Apollon; moi, je suis à Céphas ». (I Cor. I, 11, 12.) Ce n'est pas qu'il y en eût qui prétendissent être à Paul, car il ne l'aurait pas souffert, mais il veut en finir avec ce désordre, et il écrit son nom pour montrer que, dans le cas où l'on s'attacherait à lui, en s'arrachant au corps commun des fidèles, ce serait une faute grossière , une infraction monstrueuse à la loi : que si, même avec Paul, c'était une infraction à la loi, à bien plus forte raison, avec ceux qui ne le valaient pas. Donc l'ancienne coutume ayant péri, cet usage si beau, si conforme à l'utilité (c'était une raison d'affection, une consolation pour les pauvres, une sanctification pour les riches, une occasion de montrer la plus haute sagesse, une leçon d'humilité); l'apôtre qui voyait que de si précieux avantages étaient perdus, se sert avec raison de paroles mordantes : « Mais je ne puis vous louer en ce que je vais vous dire ».
Dans les reproches qui précèdent, attendu qu'un grand nombre de fidèles ne les méritaient pas, il débute autrement : « Je vous loue de ce que vous vous souvenez de moi en toutes choses » ; ici, au contraire : « Mais je ne puis vous louer en ce que je vais vous dire ». Aussi n'exprime-t-il pas ce reproche aussitôt après la réprimande contre ceux qui mangeaient des viandes consacrées aux idoles; comme son langage devait être sévère, l'apôtre intercale ses réflexions sur la chevelure, pour rompre la suite des accusations véhémentes, pour que son discours ne paraisse pas trop violent. Il revient ensuite à la réprimande forte et vive, et il dit : « Mais je ne puis vous louer en ce que je vais vous dire ». Qu'est-ce donc ? c'est ce dont je vais vous parler. Que signifie ce : « Je ne puis vous louer en ce que je vais dire? » Je ne comprends pas, dit-il, que vous me forciez à vous donner un semblable conseil; je ne puis vous louer de voir qu'il vous faille une pareille leçon, que vous ayez besoin en cela de mes avertissements. Voyez-vous comme il montre, dès le début, l'inconvenance de ce qui se passe? En effet, quand le pécheur n'a pas besoin d'avertissement pour éviter le péché, le péché semble indigne de pardon. Et pourquoi ne pouvez-vous pas clous louer? « Parce que vos assemblées vous nuisent, au lieu de vous servir », dit-il; c'est-à-dire, parce que vous n'avancez pas dans la vertu. Quand vous devriez vous améliorer, brûler de plus en plus du désir de faire des progrès, vous avez affaibli un usage autrefois en vigueur, et vous l'avez affaibli à tel point que vous avez besoin de mes exhortations pour retourner à l'ancienne règle. Ensuite, ne voulant pas avoir l'air de parler seulement en faveur des pauvres, il ne se presse pas de discourir sur les tables ; sa réprimande pourrait être méprisée ; il cherche l'expression la plus puissante, la plus propre à inspirer une grande terreur : que dit-il ? « Premièrement, j'apprends que , lorsque vous vous assemblez dans l'église, il y a des schismes parmi vous (18) ». Il ne dit pas . J'apprends que vous ne mangez pas en commun, j'apprends que vous mangez en votre particulier, et non pas avec les pauvres; il dit ce qui devait le plus secouer les esprits; il prononce le mot de schisme ; le schisme était, en effet, la cause de ce désordre; et il rappelle encore ce dont il avait parlé au commencement de son épître, et qui lui avait été annoncé par ceux de la maison de Chloé. « Et je le crois en partie ».
2. On aurait pu lui répondre, et si ce sont des menteurs, des calomniateurs? Il ne dit pas qu'il croit tout, de peur de les jeter dans l'impudence; il ne dit pas non plus, qu'il ne croit rien, de peur d'avoir l'air de leur adresser une réprimande inutile, mais : « Et je le crois en partie » ; ce qui veut dire, j'en crois (474) quelque petite chose, afin de les tenir dans l'inquiétude et de leur ménager la rentrée dans le bon chemin. « Car il faut qu'il y ait même des hérésies, afin qu'on découvre, par là, ceux d'entre vous qui ont une vertu éprouvée (19) ». Ce qu'il entend ici par hérésies, ce ne sont pas celles des dogmes, mais celles qui résultent des séparations de ce genre. Dans le cas même où il aurait entendu les hérésies dogmatiques , il n'aurait pas donné prise à ses contradicteurs. Car le Christ dit : « Il est nécessaire que les scandales arrivent» (Matth. XVIII, 7) ; parole qui ne porte pas atteinte à la liberté de notre volonté, qui ne suppose pas une contrainte, une violence exercée sur notre esprit, mais annonce par avance un effet de la dépravation des pensées de l'homme; un effet résultant, non de la prédiction, mais d'une maladie incurable de certains esprits. Ce n'est pas parce que le Christ les a prédites, que les erreurs se sont produites; mais c'est parce qu'elles devaient se produire, que la prédiction les a annoncées. En effet, si les scandales provenaient de la nécessité, et non de la volonté de ceux qui les font éclater, cette parole n'aurait pas de sens : « Malheur à l'homme par qui le scandale arrive ». (Id.) Mais nous avons déjà développé ces réflexions en leur lieu ; arrivons maintenant à notre sujet. L'apôtre parle des hérésies concernant les tables; des contestations, des divisions qu'on y voyait; la suite du texte le montre assez. Il commence par dire : « J'apprends qu'il y a des schismes parmi vous». Il ne s'arrête pas là, il montre quels sont ces schismes; il ajoute : « Chacun mange son souper particulier » ; et ensuite : « N'avez-vous pas vos maisons pour y boire et pour y manger? Ou méprisez-vous l'Eglise de Dieu .(21, 22) ? » Sa pensée est évidente. S'il appelle ces désordres des schismes, n'en soyez pas surpris ; je l'ai déjà dit, il emploie ce mot pour les frapper. S'il se fût agi de schismes dans les dogmes, son langage aurait été bien plus rude.
Entendez-le faire un reproche de ce genre ; quelle véhémence pour confirmer, pour réprimander ! Exemple de confirmation de la vérité : « Quand un ange du ciel vous annoncerait un évangile différent de celui que vous u avez reçu, qu'il soit anathème » (Gal. I, 8) ; exemple de réprimande : « Vous qui voulez être justifiés par la loi, vous êtes déchus de la grâce ». (Ibid. v, 4.) Et il lui arrive d'appeler chiens les corrupteurs , « voyez les, « chiens » (Philipp. III, 2), ou « de dire qu'ils ont la conscience brûlée de crimes » ( I Tim. IV, 2) ; ou encore que ce sont des anges du diable. Mais ici rien de tel, son langage est doux et tempéré. Que dit-il? « Afin qu'on découvre, par là, ceux d'entre vous qui ont une vertu éprouvée » ; afin qu'ils brillent d'un plus vif éclat. Voici ce qu'il veut dire : Ceux qui ne bronchent pas, ceux qui sont fermes, non-seulement ne sont nullement atteints par son discours, mais ses paroles rehaussent leur vertu. En effet, le « afin que» ne marque pas toujours la cause finale, le « pour que », mais souvent aussi la simple réalité, le « de sorte que ». C'est ainsi que le Christ emploie le « afin que : Je suis venu dans ce monde pour exercer un jugement, afin que ceux qui ne voient point, voient, et que ceux qui voient, deviennent aveugles ». (Jean, IX, 39.) C'est ainsi que Paul lui-même, en dissertant sur la loi, écrit : « La loi est survenue, afin qu'elle donnât lieu à l'abondance du péché ». (Rom. V, 20.) Mais ni la loi n'a été donnée pour augmenter les péchés des Juifs, ni le Christ n'est venu pour que ceux qui voient, devinssent aveugles, c'est plutôt afin que le contraire arrivât; mais ce que l'on dit, c'est ce qui est arrivé. Eh bien, donnons ici le même sens aux mêmes mots « Afin qu'on découvre, par là, ceux d'entre vous qui ont une vertu éprouvée ». Les hérésies en effet ne se sont pas produites afin que l'on découvrît ceux qui avaient une vertu éprouvée; mais, quand les hérésies sont venues, ce résultat s'est produit. Maintenant ces paroles de l'apôtre, c'est pour consoler les pauvres qui souffraient noblement un tel mépris. Aussi l'apôtre ne dit pas : pour qu'ils acquièrent une vertu éprouvée, mais : « Afin qu'on découvre, par là, ceux qui ont une vertu éprouvée ». Il reconnaît que, même auparavant, ils avaient cette vertu, mais ils étaient mêlés dans la foule, et la consolation qu'ils recevaient des riches, ne les rehaussait pas beaucoup. Mais maintenant ces divisions, ces contestations les ont mis en lumière, comme le pilote se révèle dans la tempête. L'apôtre ne dit pas non plus : afin qu'on découvre votre vertu éprouvée , mais : « Afin qu'on découvre ceux qui ont une vertu éprouvée », c'est-à-dire ceux d'entre vous (475) qui se distinguent par là. En les accusant il ne désigne pas les coupables, afin de ne pas les rendre plus effrontés; il ne les loue pas, afin de ne pas autoriser leur relâchement. Mais il fait entendre des paroles qui permettent le doute, et qui peuvent s'approprier à la conscience de chacun.
Et maintenant ici il ne me semble pas consoler seulement les pauvres, mais, avec eux, ceux qui continuaient à garder la coutume ; car il est vraisemblable que, dans le nombre, il y en avait qui l'observaient. encore. De là, cette parole : « Et je le crois en partie ». C'est donc avec raison qu'il regarde comme étant d'une vertu éprouvée ceux qui non-seulement avaient gardé cette coutume avec les autres, mais qui, dans l'isolement, conservaient, sans (altérer, cette loi si belle. Et ce que fait l'apôtre, c'est pour rendre les uns et les autres plus ardents au bien. Il détermine ensuite le caractère de ce péché. En quoi consiste-t-il? «Lorsque vous vous assemblez, comme vous faites », dit l'apôtre, « ce n'est, plus manger « la cène du Seigneur, ». L'apôtre ne pouvait parler d'une manière qui fût plus propre à les confondre, et à leur :faire entendre un avis sous forme de récit. Une assemblée chrétienne, dit-il, a un autre caractère, c'est un effet de la charité, de lamour fraternel ; sans doute, vous vous réunissez tous dans un seul et même lieu, et -vous êtes ensemble ; mais, pour ce qui est de la table, elle n'a plus rien d'une fraternelle assemblée. Et l'apôtre ne dit pas : Quand vous vous réunissez, vous ne mangez pas en commun ; il prend un autre tour, il les châtie d'une expression bien plus terrible, il leur dit : « Ce n'est plus manger la cène du Seigneur » ; il les transporte au soir même où le Christ a institué les redoutables mystères. C'est pour cela que Paul se sert ici du. nom de « cène », pour rappeler la cène célèbre où tous les apôtres étaient . assis à la même table. Et certes, il n'y a pas autant de différence entre les riches et les pauvres, qu'il y en avait entre le divin Maître et ses disciples : ici il y avait une distance infinie. Et, entre le divin Maître et ses disciples? Réfléchissez à l'intervalle qu'il y avait entre le divin Maître et le traître ! Et cependant ce traître lui-même était à la même table avec eux, et le Christ ne le chassa pas. Il partagea le sel avec lui, et il l'associa à ses mystères.
3. L'apôtre explique ensuite comment ce n'est plus manger la cène du Seigneur. « Car, chacun y prend d'avance son souper, et le mange ; et l'un a faim, pendant que l'autre est ivre (21) ». Voyez-vous comme il leur fait voir leur honte? Comme il leur fait comprendre qu'ils s'approprient ce qui appartient au Seigneur, qu'ils se déshonorent eux-mêmes en ôtant à leur table, ce qui en constituait la plus haute dignité. Comment, et de quelle manière? Parce que c'est la cène du Seigneur; or ce qui appartient au Seigneur doit être commun, les biens du maître n'appartiennent pas, en effet, à tel esclave ou à tel autre; ils appartiennent, en commun, à tous. Cette expression « du Seigneur », signifie donc, ce qui est commun. Si c'est la chose de ton Seigneur, comme,c'est vrai en réalité, tu n'en dois arracher aucune partie, pour te l'attribuer en propre. Ce qui appartient au Seigneur, il faut le servir, en commun, à tous ; car c'est là le caractère de ce qui appartient au Seigneur; et tu ne veux pas que cela soit regardé comme appartenant au Seigneur, puisque tu ne veux pas que cela soit commun, puisque tu manges à part. Aussi l'apôtre, dit-il : « Car chacun y prend d'avance son souper ». Et il ne dit pas : Tire sa part, mais : « Prend d'avance », censurant doucement (impatience de la gourmandise ; sa pensée s'explique parce qui suit; après ce qu'il vient de dire, il ajoute : « Et l'un a faim, tandis que l'autre est ivre » ; double preuve que l'on ne gardait pas la mesure. D'un côté, le manque, de l'autre, l'excès. Et voilà la seconde accusation qu'il leur jette à la face. Première accusation, ils déshonorent leur table ; seconde accusation, ils se remplissent le ventre et s'enivrent; et cela, ce qui est plus grave, lorsque les pauvres ont faim. Tous devaient prendre leur part du repas commun; mais il y en avait qui engloutissaient, à eux seuls, tout 1e repas, et, s'abandonnant à une voracité insatiable, ils tombaient dans l'ivresse. Aussi l'apôtre ne dit-il pas : l'un a faim, l'autre se rassasie ; mais : « L'autre est ivre ». Double sujet de justes reproches; car l'ivresse, même sans y joindre le mépris des pauvres, est un motif d'accusation ; le mépris des pauvres, sans l'ivresse, suffit encore pour rendre coupable ; mais maintenant, joignez ces deux fautes ensemble, et calculez le degré de la dépravation !
Ensuite, après avoir montré l'excès du désordre, il se livre à toute son indignation, il (476) s'écrie : « N'avez-vous pas vos maisons pour y manger et pour y boire, ou méprisez-vous l'Eglise de Dieu, et voulez-vous faire honte à ceux qui sont pauvres (22) ? » Voyez-vous comme il passe de l'affront fait aux pauvres à l'insulte envers l'Eglise, pour donner à son discours plus de force encore? Voilà donc une quatrième accusation; ce n'est pas le pauvre seulement, c'est aussi l'Eglise qui est outragée. De même que tu fais de la cène du Seigneur ta chose à toi, de même tu t'adjuges le lieu, et tu te sers de l'Eglise comme ta maison à toi. L'église a été faite; non pour diviser ceux qui s'y rassemblent, mais pour unir ensemble ceux qui sont divisés, et c'est ce que signifie ce mot d'assemblée : « Et voulez-vous faire honte à ceux qui sont pauvres? » L'apôtre ne dit pas : et vous faites mourir de faim ceux qui sont pauvres; il prend une expression plus capable d'inspirer de la honte : « Voulez-vous faire honte ? » comme s'il disait : Voulez-vous faire rougir ? Il montre que ce n'est pas tant la nourriture qui l'occupe, que l'affront infligé aux pauvres. Cinquième accusation : Non-seulement ils méprisent ceux qui ont faim, mais, de plus, ils les font rougir. Et ce discours avait pour but, en même temps, d'honorer les pauvres, et de montrer qu'ils ne souffrent pas autant de la faim que de l'insulte qui leur était faite; et en même temps, l'apôtre voulait attirer ses auditeurs à la compassion. Donc, après avoir montré tous ces désordres insulte à la cène, insulte à l'Eglise, mépris des pauvres, il adoucit la violence de sa réprimande, il dit : « Vous en louerai-je ? Non, je ne vous en loue pas ». On s'étonnera qu'au moment où la réprimande devait avoir le plus d'impétuosité , après tant de désordres qu'il vient de flétrir, l'apôtre prenne justement un ton plus doux, et donne à ceux qui l'écoutent, le temps de respirer. Pourquoi ? C'est que l'accusation avait été développée d'une manière sévère. C'est un excellent médecin, il a fait une incision proportionnée aux blessures; quand il a fallu pénétrer profondément, il ne s'est pas contenté de couper à la surface; (vous savez bien comme il a retranché le fornicateur qui demeurait chez ces Corinthiens) ; mais, en même temps, quand il faut de doux remèdes, il n'a pas recours au fer. Voilà donc pourquoi il adoucit maintenant son langage; il s'efforçait d'ailleurs de les rendre plus doux envers les pauvres; voilà pourquoi il leur adresse des paroles moins vives. Et ensuite, comme il veut les toucher plus fortement par des raisonnements d'un autre genre, il reprend des pensées plus imposantes: « Car c'est du Seigneur », dit-il, « que j'ai appris ce que je vous ai aussi enseigné, à savoir que le Seigneur Jésus, la nuit même où il devait être livré, prit du pain, et, ayant rendu grâces, le rompit et dit: Prenez et mangez ; ceci est mon corps, qui est rompu pour vous ; faites ceci en mémoire de moi (23, 24) ». Pourquoi ce rappel des saints mystères ? C'est que c'était un argument décisif, dans le sujet qu'il traite. Le Seigneur ton Dieu, dit-il, a daigné admettre tous les hommes sans exception à cette table d'une sainteté terrible, à cette table si auguste; et toi, tu regardes les hommes comme indignes de la tienne, d'une table vile et misérable? Quoique ces pauvres ne reçoivent, dans les biens spirituels, rien de plus que toi, tu les dépouilles des biens sensibles, tu leur prends ce qui ne t'appartient pas ? L'apôtre toutefois ne s'exprime pas ainsi, son discours eût été trop dur; il l'adoucit en disant . « Que le Seigneur Jésus, la nuit même où il devait être livré, prit du pain ». Et pourquoi rappeler la circonstance, cette soirée, cette trahison? Ce n'est pas sans dessein, sans raison ; il veut les toucher profondément, en leur rappelant le temps. Serait-on de pierre, quand on pense à cette nuit, à cette tristesse du Christ au milieu de ses disciples, à la manière dont il fut livré, dont il fut lié, dont il fut enchaîné, dont il fut jugé, dont il supporta tout ce qui suivit, l'âme s'attendrit plus que la cire, on ne pense plus à la terre, aux pompes, à toutes les images du monde. Voilà pourquoi l'apôtre nous rappelle et l'heure, et la table, et la trahison; c'est pour nous confondre; il dit à chacun de nous: Le Seigneur ton Dieu s'est livré lui-même, dans ton intérêt, et tu ne donnes pas à ton frère l'aliment que tu dois partager avec lui, dans ton propre intérêt?
4. Mais maintenant , pourquoi dit-il que c'est du Seigneur qu'il a appris; car il n'était pas alors du côté du Christ, il était du nombre des persécuteurs? c'est pour vous apprendre que cette première cène n'avait rien qui ne se soit trouvé dans celles qui ont suivi. Aujourd'hui encore, c'est le Seigneur qui fait tout, qui se livre à nous, comme au premier soir; et ce n'est pas seulement pour cette raison que (477) l'apôtre rappelle cette nuit auguste; il veut encore nous toucher jusqu'au fond du coeur d'une autre manière; de même que les paroles dont nous gardons le plus le souvenir, sont celles qui sortent les dernières de la bouche des mourants, et de même que, si leurs héritiers osaient enfreindre leurs ordres, nous leur dirions pour les confondre : pensez que telle a été la dernière parole de votre père; que, jusqu'au jour où il devait rendre l'âme, voilà les recommandations qu'il a faites; de même Paul , voulant donner à son discours une gravité redoutable : Souvenez-vous, dit-il, que l'institution de ce mystère est la dernière chose qu'il a faite, que, dans cette nuit même où il devait être immolé pour vous, voilà les préceptes qu'il vous a transmis, et qu'après nous avoir laissé cette cène, il n'y a plus rien ajouté.
L'apôtre raconte ensuite les faits qui se sont passés : « Il prit du pain, et, ayant rendu grâces, le rompit et dit : Prenez et mangez, ceci est mon corps, qui est rompu pour vous » . Donc, si vous approchez de l'Eucharistie, ne faites rien d'indigne de l'Eucharistie ; ne faites pas honte à votre frère, ne négligez pas celui qui a faim, ne vous enivrez pas, n'outragez pas l'Eglise. Vous vous approchez pour rendre grâces pour les biens que vous avez reçus, sachez donc payer Dieu de retour, et ne vous séparez pas violemment du prochain, car le Christ a fait à tous un partage égal, en disant : « Prenez et mangez » ; il a donné son corps également à tous, et vous, vous ne donnez pas même le pain également à tous. Le Christ a rompu son corps, pour tous, de la même manière, et il a pris un corps pour tous également. « Il prit de même le calice, après avoir soupé, en disant : Ce calice est la nouvelle alliance en mon sang; toutes les fois que vous le boirez, faites ceci en mémoire de moi (25) ». Que dites-vous? Vous faites la commémoration du Christ, et vous méprisez les pauvres, et vous ne tremblez pas? Mais, je suppose que, votre fils ou votre frère étant mort, vous en célébriez la mémoire; votre conscience serait déchirée si vous n'accomplissiez pas les devoirs ordinaires, si vous n'appeliez pas les pauvres. Et vous faites la mémoire de votre Seigneur, sans même partager votre table avec eux? Et maintenant que signifient ces mots : « Ce calice est la nouvelle alliance? » C'est que, dans lAncien Testament, il y avait un calice, on faisait des libations avec le sang des animaux qu'on sacrifiait; on recevait le sang dans un vase et l'on faisait les libations. Le Christ, substituant au sang des animaux son propre sang, prévient le trouble dans les pensées de ceux qui l'écoutent, en rappelant l'ancien sacrifice.
L'apôtre, après avoir parlé de cette cène mémorable, rapproche les mystères actuels des mystères qui furent célébrés alors, afin que les fidèles éprouvent les mêmes sentiments que s'ils assistaient à la cène de cette soirée célèbre, et qu'ils se figurent être assis à la table de Jésus-Christ, et recevoir de sa propre main ces saints mystères : « Car toutes les fois que vous mangerez ce pain, et que vous boirez ce calice, vous annoncerez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne (26) ». Car, de même que le Christ disait, en donnant le pain et le calice : « Faites ceci en mémoire de moi », nous découvrant la cause du mystère; et, entre autres choses , nous montrant que rien que cette cause suffisait pour fonder notre piété ; car la pensée de ce que votre Seigneur a souffert pour vous, augmentera votre sagesse ; de même Paul, de son côté, vous dit : Toutes les fois que vous mangerez, vous annoncerez sa mort. Voilà en effet ce qui constitue cette cène. Ensuite, pour montrer qu'elle se perpétuera jusqu'à la consommation des siècles, il dit : « Jusqu'à ce qu'il vienne. « C'est pourquoi, quiconque mangera ce pain ou boira le calice du Seigneur indignement, sera coupable du corps et du sang du Seigneur (27) ». Pourquoi ? Parce qu'il a répandu ce sang divin par un meurtre, non par un sacrifice. De même que ceux qui autrefois le percèrent de leurs coups, ne le percèrent pas pour boire son sang, mais seulement pour le répandre; ainsi fait celui qui en approche d'une manière indigne, et il n'en retire aucun fruit. Voyez-vous comme l'apôtre a rendu son discours terrible ; comme il frappe sur les coupables; comme il leur montre qu'en buvant ce sang avec les dispositions qu'ils apportent, ils sont indignes de prendre leur part des mystères? Et comment ne serait-ce pas une indignité de mépriser celui qui a faim, d'ajouter à ce mépris la confusion dont on l'accable? Si le refus de donner aux pauvres est une raison qui vous fait déchoir du royaume des cieux, alors même qu'on aurait le mérite de la virginité; bien plus, si l'on perd cette royauté, parce que l'on ne donne pas (478) largement; car vous savez bien que ces vierges avaient de l'huile, mais elles n'en avaient pas en abondance; considérez -l'excès du malheur qui résulte de si grands désordres.
5. Quels désordres? direz-vous. Quoi, mon frère, en doutez-vous? Voilà la table à laquelle vous avez été admis ; vous devriez montrer une douceur parfaite, égaler les anges, et vous êtes devenu un monstre de cruauté. Vous avez goûté le sang du Seigneur, et; dans ces circonstances, vous ne reconnaissez pas votre frère ? Eh ! quel pardon pouvez-vous mériter? Je suppose qu'auparavant vous ne le connaissiez pas ; du moment que vous vous êtes approché de cette table, vous deviez le reconnaître, tandis que vous faites tout le contraire. Cette table même, vous la déshonorez ; celui qui a été jugé digne de s'y asseoir avec vous, vous ne le jugez pas digne, vous, de partager votre nourriture. N'avez-vous pas appris le traitement subi. par l'homme qui exigeait ses cent deniers ? Avez-vous oublié comment il a rendu inutile le présent qui lui avait été fait? Ne savez-vous plus qui vous étiez, et ce que vous êtes devenu ? Avez-vous oublié que vous-même vous étiez plus pauvre que ce pauvre d'argent, vous qui étiez dans l'indigence des bonnes oeuvres, riche de tant et tant de péchés ? Eh bien ! en dépit de tout, Dieu vous a affranchi entièrement de ces péchés, il vous a jugé digne de cette table auguste, et vous-même, après cela , vous ne vous êtes pas attendri? Que pouvez-vous espérer encore, que d'être livré aux bourreaux? Ces paroles, nous les entendrons tous, tous tant que nous sommes, qui nous approchons avec les pauvres de cette table sainte. Sortis de ce sacré banquet, nous ne paraissons pas avoir eu même un regard pour eux; nous sommes ivres, et nous passons sans voir ceux qui ont faim. C'est ce qu'il reprochait alors aux Corinthiens. Et quand donc, me direz-vous, arrivent ces désordres? Toujours, et surtout dans les fêtes, où ils devraient le moins se montrer. Car alors, vite après la communion, c'est l'ivresse et le mépris des pauvres. Et quand vous avez reçu le sang sacré, quand c'est l'heure du jeûne et de la tempérance, c'est alors que vous vous livrez au vin et aux excès de la gourmandise. S'il vous arrive, dans un repas, de manger d'un mets délicat, vous avez bien soin de n'en pas perdre le goût, en mangeant d'un mets grossier. Mais, quand vous avez reçu la nourriture spirituelle , vous vous livrez aux délices de Satan.
Considérez ce que firent les apôtres, au sortir de la cène sacrée. Ne s'appliquèrent-ils pas à la prière, au chant des hymnes, aux saintes veilles, aux longs enseignements d'une doctrine pleine de sagesse? car c'était l'heure où le Sauveur leur exposait sa merveilleuse doctrine, leur communiquait ses admirables préceptes, après le départ de Judas, quand ce traître s'en alla avertir ceux qui devaient le traîner à la croix. Ne savez-vous pas comment ces trois mille hommes qui avaient été admis à la communion persévéraient dans la prière, dans 1a méditation de la doctrine, au lieu de se livrer à l'ivresse et à la gourmandise? Pour toi, avant la table sainte, tu jeûnes, pour paraître, tant bien que mal, digne de la communion; mais, au sortir de la table, quand tu devrais être plus tempérant encore, tu perds tout. Certes, ce n'est pas la même chose de jeûner avant et de jeûner après. La tempérance convient dans ces deux moments, mais surtout après que tu as reçu l'époux. Tu jeûnais avant, pour être digne de le recevoir; il faut jeûner après, pour ne pas paraître in. digne de l'avoir reçu. Par exemple l Il faut que je jeûne après l'avoir reçu? Je ne dis pas cela, ni ne vous en fais une obligation. Sans doute ce serait un bien, mais je ne vous fais pas violence ; seulement je vous exhorte à ne pas vous gorger de délices, au-delà de toute mesure. S'il ne convient jamais de rechercher les délices de la vie, ce que Paul a déclaré par ces paroles : « Car pour celle qui vit dans les délices, quoique vivante, elle est morte ». (I Tim. V, 6); à bien plus forte raison, les délices, dans cette circonstance, c'est la mort. Si c'est la mort, pour une femme, à bien plus forte raison, pour un homme; si, dans toute autre circonstance, c'est votre perte, à bien plus forte raison, après la participation aux mystères. Comment? tu as reçu le pain de vie, tu fais ce qui donne la mort, et tu ne frissonnes pas? Ignores-tu quels maux innombrables produit la vie passée dans les délices? le rire intempestif, les paroles désordonnées, les bouffonneries mortelles à l'âme, le bavardage funeste, et tout ce que l'on n'ose même pas rappeler? Et cela, tu le fais après avoir joui de la table du Christ, le jour même où tu as été jugé digne de toucher, de ta langue, ses chairs sacrées? Ah ! qui que tu sois, ne (479) recommence pas; purifie ta droite, ta langue, les lèvres qui ont servi d'entrée au Christ, venant vers toi.
Assis à la table des sens, reporte ta pensée à cette table auguste, à la cène du Seigneur, à la veille passée par ses disciples dans cette nuit si sainte. Je me trompe, à vrai dire, c'est lheure présente qui est la nuit. Veillons donc avec le Seigneur; frappons-nous la poitrine avec les disciples ; c'est le temps des prières et non de l'ivresse; c'est le temps, toujours, et surtout pendant les fêtes; car si des fêtes sont instituées, ce n'est pas pour mener une conduite honteuse, ce n'est pas pour accumuler les péchés, mais, au contraire, pour effacer ceux que nous avons commis. Et je sais bien que mon discours est inutile, mais je n'en continuerai pas moins mon discours. Vous ne l'écouterez pas tous, mais vous ne serez pas tous à le repousser. Et quand vous seriez tous à le repousser, eh bien, ma récompense n'en sera que plus belle, et, pour vous, le jugement plus à craindre. Ce n'est pourtant pas afin de rendre le jugement plus redoutable pour vous que je tiens à continuer mon discours; peut-être, oui, peut-être, à force d'insister, je toucherai le but. Voilà pourquoi je vous conjure de ne pas attirer, sur nous, notre jugement, notre condamnation. Nourrissons le Christ, donnons-lui à boire, donnons-lui des vêtements. Voilà ce qui est digne de cette table auguste. Avez-vous entendu les hymnes sacrées? Avez-vous vu les noces spirituelles? Avez-vous été reçus à la table royale? Avez-vous. été remplis de l'Esprit-Saint? Vous êtes-vous mêlés au choeur des séraphins? Avez-vous été confondus parmi les puissances d'en-haut? Ne rejetez pas loin de vous une joie si grande. Ne gaspillez pas votre trésor; n'attirez pas sur vous l'ivresse, cette joie du démon, cette mère de maux sans nombre. De là, un sommeil semblable à la mort ; de là, des assoupissements, des maladies, l'esprit n'ayant plus de souvenirs, l'image de la mort. Remplis de vin, vous n'oseriez pas vous entretenir avec un ami ; et, quand vous portez le Christ au dedans de vous, vous osez, je vous le demande., répandre sur lui une telle ivresse?
Mais, vous aimez les délices de la vie? Eh bien donc, finissez-en avec l'ivresse. Ce que je veux pour vous, ce sont les vraies délices, qui ne se flétrissent jamais. Quelles sont-elles ces vraies délices, toujours en fleurs? Invitez le Christ à votre repas; partagez, avec lui, vos biens, ou plutôt les siens, voilà ce qui renferme le plaisir inépuisable, la volupté toujours en fleurs. Ce ne sont pas là les délices des sens; à peine se sont-elles montrées qu'elles se sont évanouies. Qui s'y est livré, n'est pas plus heureux que celui qui ne les a pas éprouvées; au contraire, sa condition est pire; l'un est comme assis dans un port tranquille; l'autre affronte un torrent, des maladies qui l'assiégent, et impossible à lui de supporter cette tempête. Prévenons ces malheurs; attachons-nous à la tempérance; c'est ainsi que nous aurons la santé du corps, et que notre âme sera en sûreté, à l'abri des maux présents, et à venir. Puissions-nous tous en être délivrés, et conquérir le royaume du ciel, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, comme au Père, comme au Saint-Esprit, la gloire, l'empire, l'honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.