ANALYSE.
1. Saint Paul se tient également éloigné de l'orgueil et de la
bassesse.
2. Il se peut que notre conscience ae
nous reproche rien, et que cependant nous ne soyons pas pour cela, justifiés.
3. Combien les hommes se trompent dans leurs jugements, et qu'ils
sont téméraires. Que l'homme ne se connaît pas, et ne peut se juger lui-même.
4-6. Contre les avares et les impudiques. Compassion pour
les pauvres honteux. Contre ceux qui insultent aux pauvres. Sage ménagement
pour guérir un avare.
1. Parmi bien d'autres maux, je ne sais comment s'est introduite dans la nature humaine la maladie d'une vaine et inopportune curiosité; maladie que le Christ a condamnée, en disant : « Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés » (Matth. VII, 1) ; maladie qui n'emporte pas même le plaisir qui peut s'attacher aux autres péchés, mais n'attire que peine et châtiment.. En effet, quoique accablés nous-mêmes de maux sans nombre, quoique portant des poutres dans nos yeux, nous examinons avec sévérité les fautes de notre prochain, n'eussent-elles que la grosseur d'un fétu ; comme cela arrivait à Corinthe. En effet, les Corinthiens livraient à la risée, expulsaient même des hommes pieux, amis de Dieu, à cause de leur ignorance, et ils entouraient de leur estime des hommes chargés de vices, à cause de leur éloquence. Ensuite assumant le rôle de juges, ils prononçaient inconsidérément leurs arrêts : Un tel a de la valeur; celui-ci est préférable à celui-là; l'un vaut moins que l'autre; un tel est au-dessus d'un tel ; ils jugeaient .les autres, sans songer à pleurer sur leurs propres misères, et soulevaient ainsi de dangereux débats. Voyez-vous avec quelle prudence Paul les corrige de cette maladie? Après avoir dit: « Ce qu'on demande dans les dispensateurs. C'est que chacun soit trouvé fidèle », et avoir paru leur donner un motif d'examiner et de juger la conduite de chacun (ce qui devenait une occasion de trouble) ; afin de les garantir de ce vice, il les détourne d'un sujet si irritant, en disant : « Pour (361) moi, je me mets fort peu en peine d'être jugé par vous », se remettant ainsi lui-même en scène.
Mais qu'est-ce que cela veut dire : « Je me mets fort peu en peine d'être jugé par vous ou par un tribunal humain ? » Cela signifie Je me juge indigne d'être jugé par vous; que dis-je, par vous ? et même par tout autre. Mais que personne n'accuse Paul d'orgueil, s'il déclare que personne n'est digne de prononcer un jugement sur lui. D'abord il rie parle pas? ici dans son intérêt, mais pour protéger ceux que les Corinthiens importunaient; ensuite ce n'est pas seulement aux Corinthiens, mais à lui-même, qu'il refuse le droit de juger, eh affirmant que ce droit dépasse ses forcés : en effet, il ajoute : « Bien plus, je ne me juge pas moi-même ». Là-dessus, il faut rechercher le motif qui le! fait parler ainsi : car souvent il prend un langage magnifique, non par orgueil ou par présomption, mais dans des vues excellentes. Ici son but n'est pas de s'élever, mais d'abaisser les autres, et de relever la dignité des saints. Et, pour preuve de sa profonde humilité, écoutez ce qu'il dit, en produisant le témoignage même de ses ennemis : « Mais, quand il est présent, il paraît chétif de corps et vulgaire de langage » (II Cor. X, 10) ; et encore : «Et enfin, après tous les autres, il s'est fait voir aussi à moi comme à l'avorton ». (I Cor. XV, 8.) Mais cet homme si humble, voyez comme il sait, dans l'occasion, relever ses disciples, non en leur inspirant l'orgueil, mais le sentiment de la vérité, alors qu'il leur dit : « Or si le monde doit être jugé par vous, êtes-vous indignes de juger des moindres choses? » (I Cor. VI, 2.) Comme il convient que le chrétien se tienne à une grande distance de la forfanterie, ainsi doit-il être étranger à la flatterie et à tout sentiment ignoble.
Si quelqu'un dit : Je regarde l'argent comme rien; pour moi le présent est une ombre, un songe, un jouet d'enfant; ne l'accusons pas pour cela de vanterie ; car il faudrait adresser ce reproche à Salomon qui, traitant ce même sujet, s'écrie: « Vanité des vanités ! Tout est vanité ! » Mais .à Dieu ne plaise que nous donnions à cette sagesse le nom de vanterie ! Mépriser ces choses n'est donc point folie, mais grandeur d'âme, bien que nous voyions les rois et les princes les revendiquer pour eux. Mais le pauvre vraiment sage, les dédaigne souvent; et nous ne l'appelons pas orgueilleux pour autant, mais magnanime ; comme nous n'appelons pas humble et modeste celui qui les recherche avec ardeur, mais faible; pusillanime et servile. Si un fils dédaignant ce qui appartient à son père, se prenait d'admiration pour la condition des esclaves, nous né le louerions pas comme un homme humble, mais nous le blâmerions comme un être bas et ignoble, et nous l'admirerions dans le cas contraire. En effet, se croire meilleur que ses frères, c'est arrogance ; mais porter sur les choses un jugement vrai, ce n'est plus arrogance, mais sagesse.
2. Ce n'est donc point pour se vanter, mais pour humilier les autres, abattre leur enflure et les porter à la modestie, que Paul dit : « Pour moi je me mets fort peu en peine d'être jugé par vous ou par un tribunal humain ». Voyez-vous comme il les guérit? Quiconque l'aura entendu dire qu'il n'a souci de personne et qu'il n'accepte point de juge ne pourra plus se plaindre d'être seul mis de côté. S'il eût dit seulement : « Par vous », et rien de plus, cela aurait pu les blesser comme signe de mépris. Mais en ajoutant : « Ou par un tribunal humain »,. il applique le remède à la plaie, en leur faisant voir qu'ils ne sont pas seuls l'objet de son dédain. Il guérit encore la blessure, en disant : «Bien plus, je ne me juge pas moi-même ». Vous voyez donc qu'il ne parle point par arrogance, puisqu'il ne se croit pas lui-même capable d'un jugement exact. Et .comme son langage paraissait cependant dicté par un extrême orgueil, il y met un correctif, en disant : « Mais je ne suis pas pour cela justifié ». Quoi donc ! Il ne faut pas le juger soi-même, ni ses fautes? Cela est nécessaire, au contraire; et grandement nécessaire, quand nous avons péché: Mais ce n'est pas là ce qu'entend Paul ; il dit : « A la vérité ma conscience ne me reproche rien ». Quel péché pouvait-il juger, puisquil n'en avait point à se reprocher ? Et cependant il ne se dit pas justifié. Que dirons-nous donc; nous qui avons l'âme couverte de mille plaies, qui avons la conscience, de toute sorte de mal, et d'aucun bien ? Et comment, n'ayant conscience d'aucun mal, n'est-il pas justifié? Parce qu'il lui arrivait de commettre des. fautes, qu'il ne connaissait point comme telles. Jugez par là de la sévérité du futur jugement. S'il déclare donc se mettre peu en peine d'être jugé par eux, ce n'est pas (362) parce qu'il se croit irréprochable, mais pour fermer la bouche à ceux qui le jugeaient au hasard. Ailleurs, en effet, il a permis à d'autres de juger de fautes même secrètes, parce que la circonstance l'exigeait.
« Toi donc », dit-il, « pourquoi juges-tu ton frère? Ou pourquoi méprises-tu ton frère? » Tu n'es point chargé, ô homme, de juger les autres, mais de t'examiner toi-même. Pourquoi usurpes-tu le rôle du Maître, C'est à lui, et non à toi, à juger. Aussi ajoute-t-il : « C'est pourquoi ne jugez pas avant le temps, jusqu'à ce que vienne le Seigneur, qui éclairera ce qui est caché dans les ténèbres, et manifestera les pensées secrètes des coeurs ; et alors chacun recevra de Dieu sa louange ». Quoi donc ! les maîtres ne doivent-ils pas faire cela? Oui, ils le doivent, pour les péchés connus et avoués, et dans le moment opportun, quand les coupables éprouvent la douleur et' le remords; et non par vaine-gloire et par présomption, comme on le faisait alors. Ici Paul ne parle pas des fautes publiques et . avouées, mais de la préférence accordée à l'un sur l'autre, et de la comparaison que l'on établit entre leur conduite. Car Celui-là seul peut en juger exactement, qui jugera un jour nos fautes cachées, assignera à chacun le degré de supplice ou d'honneur qu'il aura mérité : ce que nous ne faisons, nous, que sur les apparences. Si je ne vois pas clairement en quoi j'ai péché, dit-il, comment serais-je capable de porter une sentence sur les autres? Moi qui ne ?ne connais pas exactement, comment pourrais-je juger autrui ? Or si Paul agissait ainsi, à combien plus forte raison le devons-nous nous-mêmes. Il ne disait point cela pour se faire croire irrépréhensible, mais pour leur montrer que quand même il s'en trouverait un parmi eux qui n'eût point péché, il ne serait cependant pas autorisé à juger les autres; et que si lui, à qui sa conscience ne reproche rien, n'est pourtant point justifié, ils le sont beaucoup moins encore, eux qui se sentent coupables de mille péchés.
Après avoir ainsi fermé la bouche à ceux qui hasardent de h;ls jugements, il lui tarde de faire éclater son indignation contre les incestueux ; comme, à l'approche de l'orage, apparaissent d'abord certains nuages noirs; ensuite, quand le tonnerre fait entendre son fracas, et que le ciel entier ne forme plus qu'une nuée, alors la pluie se précipite à torrents sur la terre;
ainsi en est-il dans ce moment. En effet, pouvant tout d'abord décharger son courroux sur le coupable, il ne le fait pas; mais il réprime d'abord son orgueil par des paroles effrayantes. C'est qu'il y avait là double mal : la fornication, et quelque chose de pire que la fornication : le défaut de repentir d'un si grand péché. Car ce n'est pas tant sur le pécheur que sur le pécheur impénitent que l'apôtre pleure: « Je pleurerai », dit-il; « non-seulement beaucoup de ceux qui ont d'abord péché, mais encore de ceux qui n'ont pas fait pénitence des impudicités et des impuretés qu'ils ont commises ». ( II Cor. XII, 21.) Car il ne faut pas pleurer celui qui fait pénitence après soit péché, mais plutôt le féliciter, puisqu'il est passé dans l'assemblée des justes. « Confessez d'abord vos iniquités », dit le prophète, « afin d'en être lavé ». ( Is. XLIII, 26.) Mais si, après sa faute, il ne sait pas rougir, il est digne de compassion, moins pour être tombé que pour persévérer dans sa chute.
3. Que si c'est un grand mal de ne passe repentir quand on est coupable, quel châtiment .méritera-t-on pour s'enorgueillir des fautes commises? En effet, si l'homme qui se glorifie du bien qu'il a fait est impur, comment excuser celui qui se vante de ses péchés? Et comme c'était là l'état du fornicateur, et qu'il devait au péché même son impudence et son obstination, l'apôtre a nécessairement dû d'abord abattre son orgueil. Ce n'est point son crime qu'il dénonce le premier, de peur qu'il ne dépouille toute pudeur, en se voyant accusé avant les autres; ce n'est point non plus celui qu'il accuse le dernier, pour ne pas lui laisser croire que c'est une chose de peu d'importance à ne traiter qu'en passant; mais après l'avoir d'abord effrayé par la liberté de langage dont il use envers les autres, et avoir ébranlé, troublé son orgueil par le reproche adressé à tous, il va enfin droit à lui. Car ces paroles : « Ma conscience ne me reproche rien » ; et ces autres: « Celui qui me juge, c'est le Seigneur, qui éclairera ce qui est caché dans les ténèbres, et manifestera les pensées secrètes des coeurs » ; ces paroles, dis-je, ne le ménagent guère, ni lui ni ceux qui lui applaudissaient et méprisaient les saints. A quoi sert, dit-il, à quelques-uns de paraître extérieurement vertueux et dignes d'admiration ? Le juge ne juge pas seulement les apparences, mais traduit les secrets au grand jour. Pour deux, et même (363) pour trois raisons, nous ne pouvons juger exactement des choses : d'abord parce que quand même nous n'avons conscience d'aucun péché, nous avons cependant besoin de Dieu pour nous faire voir nos fautes avec exactitude; ensuite parce que la plupart des choses qui se passent, nous échappent et nous restent cachées; en troisième lieu, parce que souvent les actions des autres nous paraissent bonnes, et ne procèdent pas d'une intention droite.
Pourquoi dites-vous donc qu'un tel ou un tel n'a point fait de mal, ou que celui-ci vaut mieux que celui-là? Il n'est pas permis de parler ainsi, pas même de celui qui n'a rien à se reprocher; Celui qui connaît les choses secrètes, peut seul porter des jugements exacts. Donc : Ma conscience ne me reproche rien, mais je ne suis pas justifié pour cela; c'est-à-dire, je rie suis pas dispensé de rendre compte, ni à l'abri de toute accusation. Il ne dit pas : Je ne suis point rangé parmi les justes; mais Je ne suis pas exempt de péché. Car il dit ailleurs. : « Mais celui qui est mort est justifié du péché » (Rom. VI, 7) ; c'est-à-dire, en est délivré. Or nous faisons bien des choses qui sont bonnes, mais ne partent pas d'une intention droite. Et nous louons, bien des gens, non dans le but de leur procurer de la gloire, mais pour en blesser d'autres à leur occasion. En soi, cela est bien, puisqu'on loge celui qui a bien fait : mais l'intention de celui qui loue est gâtée; elle est une inspiration de Satan, Souvent, en effet, on ne se propose pas de féliciter un de ses frères, mais d'en frapper un autre dans sa personne. En revanche, quelqu'un a commis une grosse fauté; un autre qui a envie de le supplanter, prétend qu'il n'a rien fait, le console d'avoir péché, l'excuse. par le penchant commun ,le la nature; mais souvent en cela il se propose moins d'être indulgent, que de rendre le coupable. plus relâché. Ou encore on reprend souvent, non pour convaincre et avertir, mais pour rendre la faute publique et notoire. Les hommes ne pénètrent pas les intentions; mais Celui qui scrute le fond des coeurs les connaît parfaitement, et un jour il les mettra en lumière. C'est ce qui fait dire à Paul : « Qui éclairera ce qui est caché dans les ténèbres, et manifestera les pensées secrètes des curs » .
Si donc on n'est pas innocent pour. n'avoir rien à se reprocher; et si, même eu faisant le bien, ou s'expose au châtiment, quand l'intention n'est pas droite: songez avec quelle facilité les hommes se trompent dans leurs jugements. Car l'homme ne saurait tout atteindre; cela n'est possible qu'à l'oeil qui ne, dort pas; si nous pouvons tromper les hommes, nous ne le tromperons jamais. Ne dites donc pas : Les ténèbres m'environnent et sont pour moi un rempart; qui me voit? Celui qui a formé chaque coeur en particulier, sait tout, et les ténèbres n'ont pour lui rien d'obscur. Cependant le pécheur a raison de dire .Les ténèbres m'environnent et sont pour moi un rempart; car s'il ne faisait pas nuit dans son âme, il n'eût pas ainsi secoué la crainte de Dieu pour agir en liberté. Si le conducteur n'avait pas d'abord été aveuglé, le péché ne serait pas entré si facilement. Ne dites donc pas : Qui me voit? Car il y a quelqu'un qui pénètre le coeur et l'esprit, les jointures et la moelle des os; mais vous, vous ne vous voyez pas, vous ne pouvez fendre la nue; environné d'un mur de tops côtés, vous ne pouvez .regarder le ciel.
4. Quel péché voulez-vous que nous examinions d'abord ? Vous vous convaincrez que c'est ainsi qu'il se commet. Quand les voleurs de nuit veulent enlever quelque chose de précieux, ils éteignent d'abord la lanterne, et se mettent ensuite à l'oeuvre; ainsi chez les pécheurs procède la raison égarée.:La raison est, en effet, chez nous une lampe toujours allumée. Mais si l'esprit de fornication, dans une irruption violente, a éteint cette flamme, aussitôt il met l'âme dans les ténèbres, l'attaque et dévaste tout en elle. Car comme les nuages et le brouillard enveloppent les yeux du corps ; ainsi, quand la passion impure s'est emparée de. l'âme, elle lui ôte la faculté de prévoir, ne lui permet pas de rien voir au-delà de l'objet présent, ni le précipice, ni l'enfer, ni tant de choses effrayantes; mais tyrannisée par ces tentations, l'âme est aisément subjuguée par le péché ; il y a comme un mur sans fenêtres élevé devant elle qui ne lui laisse point parvenir le rayon de la justifie, parce que les raisonnements absurdes de la passion l'assiégent de tous, côtés ; elle n'a plus qu'un objet devant les yeux, dans l'esprit, dans la pensée, la femme publique. Et comme des aveugles, debout, en plein air et à midi, ne reçoivent point la lumière du soleil, puisque leurs yeux sont fumés; ainsi les malheureux, en proie à cette maladie; ferment leurs oreilles aux nombreux; (364) et salutaires enseignements qui retentissent autour d'eux. Ceux-là le savent qui en ont fait l'expérience. Et à Dieu ne plaise qu'aucun (le vous l'ait faite ! Et ce que nous disons ici ne s'applique pas seulement à ce genre de péché, mais à toute affection désordonnée. Transportons, si vous le voulez, la question de la femme publique à l'argent, et nous retrouverons encore d'épaisses ténèbres. Là, comme l'amour se concentre sur une seule personne et sur un seul lieu, la passion est moins violente; mais ici, comme l'argent se. fait voir de toutes parts, dans les hôtels de monnaie, dans les hôtelleries, dans les boutiques d'orfèvres, dans les maisons des riches, le souffle de la passion est violent. Quand l'homme atteint de cette maladie voit des domestiques écarter la foule sur les places publiques, des chevaux aux harnais dorés, des hommes magnifiquement vêtus, il se trouve enveloppé de profondes ténèbres. Mais à quoi bon parler de palais et d'hôtels de monnaie? Pour moi, je suis convaincu qu'à voir seulement la richesse en peinture ou en image, ces hommes sont déchirés, saisis de fureur et de rage; en sorte que la nuit les; assiége partout. S'ils jettent les yeux sur la statue d'un roi, ils n'admirent pas la beauté des pierres précieuses, ni l'or, ni le manteau de pourpre, mais ils sèchent denvie. Et gomme ce malheureux amant, en présence du portrait de sa maîtresse, reste cloué à cet objet inanimé ; ainsi l'homme dont nous parlons, devant le tableau inanimé de la richesse,. éprouve un tourment semblable, plus grand même, parce que sa maladie est plus tyrannique; et il est réduit ou à rester chez lui, ou, s'il paraît en public, à rentrer percé de mille coups, à raison de la multitude des objets qui ont blessé ses yeux.
Et comme l'impudique ne voit rien autre chose que la femme objet de sa passion, ainsi l'ami des richesses perd de vue les pauvres et toute autre chose, même ce qui pourrait le soulager : mais son regard, sans cesse fixé sur les riches, puisé dans ce spectacle un grand feu qui s'introduit dans son âme. Car c'est un Véritable feu qui l'envahit et le consume; et quand même il ne serait pas arénacé de l'enfer et de supplice, son état présent lui serait un supplice, à savoir ces tortures continuelles et cette maladie sans fin. Cela seul devrait guérir d'un tel mal; mais il n'y a rien de pire que la folie qui s'attache à des objets qui font souffrir sans apporter aucun profit. C'est pourquoi je vous exhorte à couper ce mal dès le début. Comme la fièvre qui commence ne procure pas d'abord une soif bien brûlante, mais quand elle a grandi et allumé le feu, elle en cause une qui ne peut plus s'éteindre, en sorte que la boisson la plus abondante ne saurait l'étancher, et ne fait qu'attiser la fournaise; ainsi arrive-t-il dans cette passion : si nous ne l'arrêtons pas dès le principe, si nous ne lui fermons pas la porte de notre âme, une fois entrée, elle nous donnera une maladie qui ne pourra plus se guérir. Car le bien et le mal se fortifient en nous par la durée.
5. Il en est de même en toutes choses. Ainsi une jeune plante s'arrache facilement; mais quand elle a jeté des racines par l'effet du temps, on ne l'extirpe qu'avec de puissants leviers. Un édifice récent se renverse sans peine; mais quand il est affermi, il demande des efforts à ceux qui essaient de le détruire. Une bête sauvage qui a longtemps habité un lieu, en est difficilement expulsée. Je supplie donc ceux qui ne connaissent pas encore cette maladie, de s'en garantir; il est plus aisé d'éviter la chute que de s'en relever. Quant à ceux qui en sont atteints, s'ils veulent prendre la raison pour médecin, je leur promets de grandes chances de salut par la grâce de Dieu. En songeant à ceux qui sont tombés dans de mal et s'en sont guéris, ils concevront l'espoir d'en être délivrés eux-mêmes. Qui donc a souffert de dette passion et s'en est facilement débarrassé? Zachée. Qui fut jamais plus avide d'argent que ce publicain? Mais il devint sage subitement, et éteignit l'incendie. Il en fut de même de Matthieu : car lui aussi était publicain, et continuellement occupé à la rapine. Mais lui aussi se dépouilla immédiatement du mal, éteignit. sa soif et s'adonna au commerce spirituel. En vous rappelant ces exemples et d'autres semblables , ne perdez pas courage. Si vous le voulez, nous vous prescrirons une règle détaillée, suivant l'usage des médecins.
Avant tout il faut d'abord ne pas perdre courage ni désespérer de son salut; ensuite ne pas seulement songer à ceux qui se sont guéris du mal, mais encore aux souffrances de ceux qui y ont persévéré. Comme nous avons parlé de Zachée et de Matthieu, il faut aussi se sou. venir de Judas, de Giezi, d'Achar, d'Achab, d'Avanie et de Saphire. Par les premiers, (365) nous apprendrons à ne pas désespérer; par les seconds à secouer notre paresse, à ne pas négliger les avertissements qu'on nous donne; nous nous habituerons à nous dire à nous-mêmes ce que les Juifs disaient à saint Pierre : « Que faut-il faire pour être sauvés ? » (Act. II, 37.) Puis nous écouterons. Et que faut-il donc faire? Comprendre le néant des choses, savoir que- la richesse est un esclave fugitif et ingrat, qui plonge ses possesseurs dans une multitude de maux ; et répéter sans cesse des vérités de ce genre. Et comme les médecins consolent les malades qui demandent de l'eau froide en leur permettant de leur en donner, puis prétextent l'éloignement de la source, l'absence de vase., l'inopportunité de la circonstance, et d'autres raisons de cette nature (car s'ils refusaient positivement, ils les mettraient en fureur) ; ainsi devons-nous faire avec ceux qui ont la soif des richesses; quand ils disent qu'ils veulent être riches, gardons-nous de condamner d'abord les richesses comme un mal ; mais entrons dans leur pensée, et affirmons que nous aussi nous voulons acquérir des richesses, mais en temps opportun, et des richesses véritables, celles qui procurent une jouissance immortelle, celles qu'on amasse pour soi, et non pour d'autres, et souvent pour des ennemis ; parlons suivant les principes de la sagesse, et disons : Nous ne vous défendons pas d'être riches, mais mauvais riches; car il est permis de s'enrichir, mais sans avarice, sans rapine, sans violence, sans se faire une mauvaise réputation chez tous.
Après les avoir adoucis par ces raisons, ne parlons pas encore de l'enfer : un malade ne saurait d'abord supporter ce langage. Raisonnons donc sur le présent, et disons : Pourquoi voulez-vous vous enrichir par l'avarice, entasser de l'or et de l'argent pour d'autres, et vous attirer des malédictions et des accusations sans nombre; tandis que le pauvre est tourmenté par la privation du nécessaire, gémit, excite contre vous mille accusateurs, parcourt le soir les places publiques, arrête tout le monde aux coins des rues, inquiet de la manière dont il passera la nuit? Comment, en effet, goûterait-il le sommeil, pendant que son estomac le déchire, qu'il ne peut fermer les yeux, que la faim l'assiége, et qu'il est souvent exposé au froid et à la pluie? Et vous, vous revenez du bain, lavé et couvert de moelleux vêtements, plein de satisfaction et de bonne humeur; vous allez en hâte prendre place à un splendide festin qui vous attend; tandis que lui, poursuivi par le froid, par la faim, erre sur la place publique, baissant la tête, tendant la main, n'osant pas même demander le morceau de pain dont, il a besoin à un homme repu et livré au repos , et se retire souvent accablé d'injures. Quand donc vous rentrez chez vous, quand vous reposez sur votre lit, quand votre demeure est splendidement éclairée; quand un magnifique repas vous attend, souvenez-vous alors de ce pauvre, de cet infortuné errant, comme un chien, dans les rues, dans les ténèbres, dans la boue, et s'en allant souvent, non pour rentrer chez lui, pour rejoindre sa femme, pour se mettre au lit, mais pour s'étendre sur un peu de paille, comme nous le voyons faire aux chiens furieux qui aboient toute la nuit. Et vous, si-vous voyez une seule .goutte de pluie passer à travers votre toit, vous renversez tout dans la maison, vous appelez vos serviteurs, vous mettez tout en mouvement; tandis que ce malheureux en haillons, couché sur de la paille et dans la boue, supporte toute la rigueur du froid.
6. Quelle bête sauvage y était insensible? Quel homme serait assez dur, assez inhumain pour n'en être pas touché? Et pourtant il y en a qui sont parvenus à ce degré de barbarie, de dire que ces pauvres méritent leur sort. Il faudrait plaindre, pleurer, soulager ces infortunés, et on les accuse avec inhumanité. Je demanderais volontiers : Pourquoi méritent-ils leur sort? Est-ce parce qu'ils veulent manger et ne pas mourir de faim ? Non, répond-on, mais parce qu'ils sont paresseux. Et vous, ne vivez-vous pas dans l'oisiveté et dans les délices? Bien plus, ne faites-vous pas pire que d'être oisif, en vous livrant à la rapine, à la violence, à l'avarice? Il vaudrait mieux que vous fussiez oisif sur ce point; car la paresse est moins coupable que l'avarice. Et maintenant vous insultez aux malheurs d'autrui , non-seulement par votre oisiveté et par des opérations pires que l'oisiveté, mais en accusant ceux qui sont-en proie à la misère.
Racontons-leur ensuite les malheurs d'autrui, parlons des orphelins en bas âge, des prisonniers, des victimes des tribunaux, de ceux qui craignent pour leur vie, des femmes condamnées subitement au veuvage, des changements soudains qui frappent les riches, et (366) adoucissons-les par la crainte de ces maux. Car, par le tableau de malheurs étrangers, nous leur ferons comprendre qu'ils y sont exposés eux-mêmes. En effet, quand ils apprendront que le fils d'un tel qui fut avare et voleur, que la femme d'un tel qui s'est rendu coupable de nombreuses injustices, après la mort de son époux a souffert beaucoup de mauvais traitements ; que ceux qui avaient été lésés se sont rués sur la femme et les enfants du défunt; qu'une guerre générale a été déclarée à sa maison : le plus insensible d'entre eux, s'attendant à subir un sort pareil, et le redoutant pour les siens, deviendra plus sage. Le monde est rempli d'exemples de cette nature, et ce genre de correction ne nous fera pas défaut. Seulement quand nous disons cela, que ce ne soit pas par manière d'exhortation ou de conseil, de peur d'être importuns, mais en façon de récit; passons d'un autre sujet à celui-là; ramenons continuellement ces exemples sous leurs yeux, en sorte qu'ils ne cessent de dire : Comment la maison d'un tel, si brillante, si magnifique, est-elle tombée ? Comment s'est-elle trouvée si délaissée, que tout ce qu'elle contenait soit passé en d'autres mains? Combien de jugements, combien de négociations ont eu lieu au sujet de cette fortune ! Combien de serviteurs de ce propriétaire mendient aujourd'hui, ou sont morts en prison? Et disons tout cela comme par un sentiment de compassion pour celui qui est mort, et de mépris pour les biens de ce monde, afin de toucher un coeur inhumain et par la crainte et par la pitié.
Puis quand nous les verrons devenus sérieux à ces récits, alors parlons-leur de l'enfer, non pour paraître vouloir les effrayer, mais pour déplorer le sort des autres, et disons : A quoi bon parler du présent? Notre destinée n'est pas limitée à ce terme; mais un châtiment plus terrible attend des hommes comme ceux-là : à savoir, un fleuve de feu, un ver empoisonné, des ténèbres immenses, des supplices sans fin. Si nous les gagnons par ces récits, nous les corrigerons en nous corrigeant nous-mêmes, nous les guérirons promptement de leur maladie, et, en ce jour-là, nous recevrons des éloges de la bouche de Dieu même, selon ce que dit Paul : « Et alors chacun recevra de Dieu sa louange ». Car la louange qui vient des hommes, a peu de solidité et souvent ne procède pas d'up coeur bien disposé; mais celle qui vient de Dieu est permanente et brille d'un vif éclat. Quand celui qui sait chaque chose avant qu'elle existe et qui juge sans passion, décerne un éloge, c'est une preuve incontestable de vertu. Convaincu de ces vérités, faisons en sorte de mériter les louanges de Dieu et d'obtenir les biens infinis. Puissions-nous tous y parvenir, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, en qui appartiennent, au Père, en union avec le Saint-Esprit, la gloire, la force, l'honneur, .maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles: Ainsi soit-il.