ANALYSE. 1- 4.
Séparation de Paul et de Barnabé; qu'elle a servi à la propagation de l Evangile. Paul circoncit Timothée pour mieux abolir
la circoncision. Paul est invité en songe à se rendre en Macédoine. Deux
sortes de songes et visions.
5. Exhortation
à orner son âme.
1. Remarquez une fois de plus, avec quelle complaisance
ils prodiguent leur parole. Quant aux autres apôtres, saint Luc nous a déjà fait
connaître leur caractère, et nous a fait voir que les uns étaient plus doux et plus
indulgents, les autres plus fermes et plus sévères. En effet, les dons des hommes sont
différents, et il est clair que cette différence est elle-même un don. Un caractère
sympathise avec certaines moeurs, et un autre caractère avec certaines autres; changez
tout cela, vous gâterez tout. Vous croyez voir parfois s'élever une discussion, mais
tout est providentiel et rien n'arrive que pour mettre chacun à la place qui lui
convient. Du reste, il. ne fallait pas que tous fussent au
même rang; il fallait au contraire que l'un commandât et que l'autre obéit; c'est
encore un effet de la Providence. Les Cypriotes ne ressemblaient pas à ceux d'Antioche ni
aux autres fidèles; il fallait les traiter avec plus de douceur. « Barnabé voulait
prendre avec lui Jean, surnommé Marc (37). Mais Paul le priait de ne pas emmener celui
qui les avait abandonnés en Pamphylie, et n'avait pas pris part à leur oeuvre (38). Il y
eut donc entre eux une contestation à la suite de laquelle ils se séparèrent; et
Barnabé ayant pris Marc, fit voile pour Chypre (39). Paul ayant choisi Silas, partit avec lui, après avoir été a abandonné à la grâce
de Dieu par les frères (40) ».
De même chez les prophètes, nous trouvons diverses
habitudes et différents caractères : par exempte, Elie était sévère et Moïse était
doux. Ici Paul fut inflexible; cependant il montre encore de la condescendance : « il
priait Barnabé de ne pas emmener celui qui les avait abandonnés en Pamphylie ». Un
général (168) ne voudrait pas garder constamment un serviteur indigne de lui: Il en est
de même pour un apôtre. C'est ce que Paul fait voir à tout le monde, et à son
collègue en particulier. Quoi ! direz-vous, Barnabé était-il
un méchant homme? Nullement, et il serait même absurde de le penser. Quelle absurdité,
en effet, d'appeler quelqu'un méchant pour une chose aussi peu importante ! Mais
remarquez d'abord qu'il n'y avait aucun mal à ce qu'ils se séparassent, si par ce moyen
ils pouvaient évangéliser tous les gentils; c'était même un grand bien. Remarquez
ensuite que , sans cette occasion , ils eussent eu de la peine
à se séparer. Peut-être vous étonnerez-vous que saint Luc n'ait point passé cela sous
silence? Mais, ajouterez-vous, s'ils devaient se séparer, il fallait le faire sans
discussion. C'est ici que la nature humaine se montre. Si les intérêts du Christ
l'exigeaient, rien ne valait mieux que cette occasion. Du reste ,
une discussion n'est point blâmable quand elle a lieu sur de pareils sujets, et que
chacun défend une idée juste. On ferait bien de la condamner si chacun des adversaires
ne soutenait que son avantage particulier; mais quand tous deux cherchent à enseigner et
à convertir, si chacun prend une route différente, quel mal y a-t-il à cela? Ils se
dirigeaient souvent par la raison humaine, car ils n'étaient faits ni de pierre ni de
bois. Vous voyez que Paul reprend le choix de Barnabé et donne ses raisons. Barnabé, qui
avait été son compagnon et son associé dans tant de circonstances ,
avait sans doute beaucoup de respect pour lui, mais ce respect n'allait pas jusqu'à
négliger son devoir. Lequel , des deux avait raison, ce n'est pas à nous d'en juger;
mais ce fut tin événement providentiel, car sans cela, tandis que certains peuples
auraient été visités deux fois, d'autres ne l'auraient pas été une seule. Ce n'était
pas sans raison qu'ils étaient restés à Antioche, c'était pour enseigner, Qui
enseignaient-ils? à qui prêchaient-ils l'Évangile? Tantôt
aux fidèles, tantôt à ceux qui ne l'étaient pas encore.
Comme il y avait une foule de scandales, leur présence était nécessaire: il faut voir
non pas en quoi ils ont différé, mais en quoi ils ont été d'accord. Ainsi leur
séparation produisit un grand bien et la prédication en prit un nouvel essor. Quoi donc
! se séparèrent-ils ennemis? Non certes, car vous voyez
ensuite Paul combler Barnabé de louanges dans ses épîtres. « Il y eut entre eux une
contestation » , mais ce n'était pas une hostilité ni une
querelle. Cette contestation fit qu'ils se séparèrent, et avec raison; car ce que chacun
d'eux pensait être utile, il n'aurait pu le faire plus tard, à cause de son compagnon.
2. Je crois que cette séparation a été décidée avec
réflexion et qu'ils se sont dit l'un à l'autre : Puisque je ne veux pas ce que tu veux,
ne disputons pas, allons chacun de notre côté. Ils montrèrent donc beaucoup de
condescendance mutuelle. Barnabé voulait respecter l'oeuvre de Paul, et c'est pour cela
même qu'il le quittait: de même Paul ne voulait pas nuire aux travaux de Barnabé: aussi
agit-il de même en le laissant aller. Plût au ciel que chez nous aussi les séparations
n'eussent pas d'autre cause que le zèle de la, prédication ! « Paul ayant choisi Silas partit avec lui, après avoir été abandonné à la grâce de
Dieu par les frères ». Voilà un homme admirable et véritablement grand ! Cette
discussion fut bien profitable pour Marc: la sévérité de Paul le convertit et
l'indulgence de Barnabé empêcha qu'il ne fût laissé de côté: tel est l'avantage
auquel aboutit en résumé cette lutte. Se voyant repoussé par Paul, il s'effraya
beaucoup et se condamna lui-même; mais se voyant protégé par Barnabé
, il s'attacha à lui, et le disciple fut corrigé par la contestation élevée
entre les apôtres, tant il fut loin d'en être scandalisé ! Il l'eût été sans
doute si les apôtres n'avaient agi que par vanité, mais puisqu'ils semblaient ne rien
faire que pour son propre salut et que cette discussion prouvait qu'on faisait bien de
l'estimer, de quoi pouvait-il s'étonner?
3. Remarquez la sagesse de Paul. Il n'entre point dans
d'autres villes avant de visiter celles qui avaient déjà reçu la parole. « Il traversa
la Syrie et là Cilicie, confirmant les Eglises (41) ». « Il arriva à Derbe et à Lystre (XVI,1) ». En effet, il n'aurait pas été raisonnable de courir au
hasard. Agissons de même, et que les premiers instruits soient aussi les premiers
perfectionnés, pour qu'ils ne fassent pas obstacle à ceux qui les suivent. « Visitons
nos frères », dit-il, « pour voir en quel état ils sont ». Il était naturel qu'il
l'ignorât; aussi voulait-il les revoir. Voyez comme il est toujours vigilant, inquiet,
incapable de repos et s'exposant à mille dangers. Observez que ce n'est point par crainte
qu'il est venu à Antioche. Il ressemble à un médecin qui va
voir ses (169) malades, et il montre la nécessité de visiter encore les villes « où
ils ont annoncé la parole du Seigneur ». Barnabé s'est éloigné et ne l'accompagne
plus. « Paul choisit Silas et fut abandonné à la grâce de
Dieu ». Que signifie cela? C'est que les frères prièrent et invoquèrent Dieu pour lui.
Vous voyez partout combien la prière des frères est puissante. Il fit la route à pied,
afin de pouvoir être utile à tous ceux qui le voyaient, et cela se comprend quand les
apôtres devaient se hâter, ils voyageaient par mer; mais ici il en était autrement : «
Il rencontra un disciple, nommé Timothée, fils d'une femme juive fidèle et d'un père
gentil. Les frères qui étaient à Lystre et à Icone, rendaient un témoignage avantageux de, ce disciple (2). Paul
voulut donc qu'il vînt avec lui ; et l'ayant pris, il le circoncit, à cause des Juifs
qui étaient en ces lieux-là; car tous savaient que son père était gentil (3) ».
Ici l'on doit être frappé de la sagesse de Paul. Lui qui
avait soutenu tant de luttes contre la circoncision, qui n'avait eu ni trêve ni repos
avant d'avoir tout réglé et fait triompher son opinion, le voilà qui circoncit un
disciple ! Non-seulement il ne s'oppose point à cet usage,
mais il le pratique lui-même. Rien n'égalait la prudence de Paul ; il agissait toujours
pour le bien et non d'après un parti pris. « Il voulut qu'il vînt avec lui ». Admirez
cette précaution de l'emmener, « à cause des Juifs qui étaient en ces lieux-là ».
Voilà pourquoi il l'a circoncis, car les Juifs n'auraient jamais accepté la parole de
Dieu de la bouche d'un incirconcis. Et qu'en résulta-t-il? Voyez quel avantage ! Cette
circoncision tendait à détruire la circoncision, puisque le nouveau fidèle devait
prêcher les dogmes des apôtres. Voyez une contradiction, et une contradiction qui
produit l'édification. Ce n'est plus avec d'autres qu'ils sont en lutte : ils se
contredisent eux-mêmes , et c'est pour édifier l'Eglise.
Ainsi, voulant supprimer la circoncision, Paul la pratique pour mieux la supprimer. « Les
Eglises croissaient en nombre de jour en jour (5) ». Voilà à quoi servait la
circoncision. Il ne s'arrête pas là, puisqu'il venait seulement pour visiter; mais que
fait-il? Il va plus loin. « Allant de ville en ville, ils donnaient pour règle aux
fidèles de garder les ordonnances qui avaient été établies par les apôtres et par les
prêtres de Jérusalem (4).
« Aussi les Eglises étaient confirmées dans la foi, et
croissaient en nombre de jour en jour (5). Lorsqu'ils eurent traversé la Phrygie et la
Galatie, le Saint-Esprit leur défendit d'annoncer la parole
de Dieu en Asie (6). Etant venus en Mysie, ils se disposaient à passer en Bithynie , mais l'Esprit ne le permit pas (7) ». L'auteur ne dit pas
pourquoi ces défenses leur furent imposées, il se contente de les rapporter, ce qui nous
apprend qu'il faut obéir sans en rechercher la raison, et nous montre aussi que souvent
ils agissent d'après la sagesse humaine. « Ils passèrent ensuite la Mysie, et
descendirent à Troade (8). Paul eut une vision pendant la nuit : un Macédonien lui
apparut et lui fit cette prière : Passez en Macédoine et secourez-nous (9) ». Pourquoi
cette vision, et pourquoi le Saint-Esprit ne commanda-t-il pas
lui-même? C'est qu'il voulait aussi exercer son influence de cette manière. Souvent les
saints sont visités par des songes, et saint Paul lui-même, au commencement de sa conversion , vit apparaître un homme qui lui imposait les mains.
Actuellement, le Saint-Esprit l'entraîne, parce moyen, à
étendre davantage sa prédication. C'est pour cela que, d'après l'ordre du Christ
lui-même, Paul ne doit pas s'arrêter dans d'autres villes.
En effet, les habitants de ces contrées devaient sans
doute être instruits encore longtemps par Jean, et n'avaient peut-être pas besoin
d'autres secours : aussi Paul n'avait-il pas besoin d'y rester. Il partit donc pour
continuer son voyage. « Aussitôt qu'il eut eu cette vision, nous nous disposâmes à
passer en Macédoine, ne doutant point que Dieu ne nous appelât, pour y prêcher
l'Evangile (10). Nous étant donc embarqués à Troade, nous vînmes droit à Samothrace
et le lendemain à Néapolis (11). De là à Philippes, qui
est la première colonie romaine qu'on rencontre de ce côté-là, en Macédoine, où nous
demeurâmes quelques jours (12) ». C'est ainsi que plus tard le Christ lui apparaît et
lui dit : « Il faut que tu te présentes devant César». (Act.
XXVII, 24.) Ensuite il rapporte les lieux où il passe, il détaille son récit, et
indique où il s'est arrêté : il a séjourné dans les villes importantes et a seulement
traversé les autres la colonie établie dans une ville en montrait l'importance.
Mais revenons à ce qui précède. Paul montre à Barnabé
leur départ comme indispensable, (170) en lui disant : « Visitons les villes où nous
avons annoncé la parole de Dieu ». Cependant, devait-il prier celui qu'il devait
bientôt réprimander?
4. C'est ce qui se passe encore entre Dieu et Moïse. L'un
supplie et l'autre s'irrite, comme quand il dit à Moïse : « Si son père lui avait
craché à la figure » (Nomb. XII,14);
et aussi : « Laisse-moi faire et dans ma colère je détruirai ce peuple ». (Exod. XXXII, 10.) C'est ce que l'on voit aussi lorsque Samuel pleure
Saül. (I Rois, XV, 35.) Dans ces circonstances d'où résultent tant d'avantages, l'un
est irrité, l'autre ne l'est point; c'est ce que nous voyons ici. Du reste, cette
contestation a sa raison d'être pour qu'elle soit profitable et n'ait pas l'air d'une
fiction. Barnabé aurait fini par, céder dans cette occasion, lui qui cédait
d'ordinaire, lui qui aimait Paul au point qu'il l'avait cherché à Tarse et présenté
aux apôtres, qu'il avait confondu leurs aumônes et soutenu ses dogmes. Il ne se serait
point fâché dans cette circonstance, mais tous deux se séparent pour commencer ou
achever l'instruction de ceux qui avaient besoin de leurs leçons; c'est ce que Paul dit
encore plus loin : « Ne vous fatiguez jamais de faire le bien ». (II Thess. III, 13.) Dans ce passage il y a des gens qu'il blâme, et en
même temps il recommande de faire du bien à tout le monde. C'est aussi ce que nous avons
l'habitude de vous dire. Ici encore il me semble que certaines personnes en voulaient à
Paul ; du reste, en les mettant à part, il fait tout, il avertit, il exhorte. Il y a une
grande puissance dans la concorde, dans la charité; ce que vous demandez est très-important, et vous ne l'êtes guère; n'importe, on écoutera
toujours votre demande ; ne craignez rien. « En passant dans les villes, il rencontra un
disciple, nommé Timothée, dont les frères, qui étaient à Lystre
et à Icone, rendaient bon témoignage ». La foi de Timothée
était grande, puisque tout le monde en rendait un pareil témoignage. Paul trouva en lui
un autre associé pour remplacer Barnabé. Aussi lui dit-il: « Je me souviens de tes
larmes et de ta foi sincère qu'ont eue d'abord ton aïeule Loïde
et ta mère Eunice ». (II Tim.
IV, 5.) Lorsqu'il le prit et le circoncit », il en dit la raison : c'était « à cause
des Juifs qui étaient dans ces lieux-là ». Voilà pourquoi il le circoncit, ou bien
encore à cause de son père qui ne s'était pas séparé des gentils, et qui, par
conséquent, n'était pas circoncit;. Voilà déjà, comme vous
le voyez, une dérogation à la loi. Quelques personnes pensent que Timothée était né
après la prédication de l'Évangile, mais cela n'est pas certain. « De« puis l'enfance
», lui dit Paul, « tu con« nais les saintes Ecritures ». Ces mots signifient
peut-être encore qu'il voulait l'instituer évêque, et qu'il ne pouvait rester
incirconcis. En effet, cette obligation n'existait plus pour les gentils qui se
convertissaient : c'était là un grand pas de fait que d'avoir écarté un sujet de
scandale aussi ancien. On commençait à abroger cette coutume en décidant que les
gentils pouvaient s'en abstenir sans qu'on les blâmât, et sans qu'il leur manquât rien
pour la religion ; le reste devait venir tout seul, Cependant comme Timothée devait
exercer la prédication, Paul le circoncit, quoiqu'il fût gentil par son père et fidèle
par sa mère. Du reste, Paul ne s'inquiéta pas de cette circonstance, parce que l'oeuvre
immense qu'il accomplissait regardait les gentils; mais il pratiqua cette circoncision,
parce que Timothée devait répandre la parole du Seigneur. Observez ici tout le bien
qu'il accomplit quand il semble se contredire. « Les églises se multipliaient». Vous
voyez que cette circoncision, non-seulement n'a fait aucun
mal, mais, a procuré même de grands avantages.
« Aussitôt qu'il eut eu cette vision, nous nous
disposâmes à passer en Macédoine, ne donnant point que Dieu nous y appelât ». Cette
apparition n'était pas celle d'un ange, comme à propos de Philippe et de Corneille :
qu'était-ce donc? Cette vision rentre dans l'ordre naturel et non dans l'ordre
surnaturel. Les manifestations naturelles ont lieu pour des ordres faciles à suivre :
celles qui sont surnaturelles interviennent pour des devoirs plus pénibles. Un songe
suffisait pour le retirer d'une ville où il voulait prêcher ; mais ,
quand ce désir était devenu une passion, il n'en pouvait être détourné que par une
révélation du Saint-Esprit. C'est ainsi que, Pierre entendit
ces mots : «Lève-toi, et descends ». (Act. X, 20.) Ainsi le
Saint-Esprit ne se manifeste pas lui-même quand il s'agît de
choses faciles: il suffit d'un songe. Joseph; qui était facile à persuader ne voit rien
qu'en songe; d'autres ont une véritable vision. C'est ce qui était arrivé à Corneille
et à Paul lui-même. Mais ici, « il lui apparaît un Macédonien, qui le priait ainsi
».
171
Il ne dit pas: qui ordonnait, mais «qui priait»;
c'est-à-dire, qui lui demandait ce dont il avait besoin. Pourquoi ces mots: ne «doutant
point»? c'est-à-dire, conjecturant. En effet, ils devaient le
conclure de cette vision, apparue seulement à Paul, des défenses que le Saint-Esprit leur avait faites et de la proximité où ils étaient
de la Macédoine. Ils en étaient encore avertis par la direction de leur navigation, car
il n'y avait pas longtemps qu'ils avaient approché de cette frontière de la Macédoine.
On reconnaît ici l'avantage providentiel de cette contestation. Sans cela, l'oeuvre du Saint-Esprit aurait été incomplète, et la Macédoine n'aurait pas
reçu la parole divine. Un pareil progrès montre que ce n'était pas seulement l'action
des hommes. Aussi Barnabé ne s'en fâcha point; seulement « il y eut une contestation
entre eux». Ils n'en furent pas plus irrités l'un que l'autre.
5. Nous voyons par là qu'il ne faut pas écouter ces
paroles sans attention, mais les étudier et nous en pénétrer : car tout cela n'est pas
écrit en vain. C'est un grand malheur de ne pas connaître l'Ecriture : ce qui devrait
être notre salut, peut devenir notre perte. C'est ainsi que l'on voit souvent des
remèdes souverains, ne servir qu'à la destruction et à la mort de ceux qui les
emploient sans en connaître l'usage, et des armes tuer quelquefois les imprudents qui
voulaient les utiliser pour leur défense. La raison en est que nous songeons à toute
autre chose qu'à l'avantage de notre âme, et que nous sommes préoccupés de tout,
excepté de ce qui nous importe le plus. Nous veillons toujours à la solidité de notre
maison, et nous craignons pour elle les ravages des années et des orages ; mais notre
âme ne nous inquiète pas : nous avons beau la voir menacée de fond en comble, peu nous
importe. Si nous avons des animaux, nous veillons sur eux ,
nous les faisons soigner, guérir; en un mot, nous n'épargnons rien. Nous tenons à ce
qu'ils soient bien abrités, et nous recommandons à ceux qui en sont chargés de ne pas
les fatiguer par des exercices ou des fardeaux excessifs, de ne pas les faire sortir de
nuit quand le temps n'est pas favorable, de ne pas trafiquer sur leur nourriture; enfin
nous faisons une foule de prescriptions pour nos animaux, tout cela sans songer à notre
âme. Mais pourquoi m'arrêter sur ceux des animaux qui nous sont utiles? Bien des gens
ont des oiseaux qui ne servent qu'à les amuser ; cependant ils font là-dessus une foule
de recommandations, ils n'oublient et ne négligent rien : enfin nous sommes préoccupés
de tout, excepté de nous-mêmes. Sommes-nous donc inférieurs à toutes ces créatures?
Nous sommes fâchés, si l'on nous injurie en nous appelant : chien; mais quand nous nous
injurions ainsi nous-mêmes , non par nos paroles, mais par nos
actions, en prenant moins de soin de notre âme que de nos chiens, cela ne nous choque
point. En vérité, c'est à n'y rien comprendre. Combien voit-on de gens qui font en
sorte que leurs chiens ne mangent pas plus qu'il ne faut, afin que leur appétit non
satisfait, les rende plus légers et plus ardents à la chasse, tandis qu'ils ne
s'imposent à eux-mêmes aucune règle contre les excès du plaisir; ils semblent ainsi
apprendre la sagesse aux animaux dont ils empruntent la brutalité.
Voilà une chose étrange. Qu'est-ce donc que la sagesse
des animaux, direz-vous ? Ne trouvez-vous pas une grande sagesse chez le chien affamé qui
saisit une pièce de gibier, et qui, sachant s'abstenir de cette nourriture mise à sa
portée, fait taire son appétit pour attendre son maître? Rougissez donc, et vous-même
exercez-vous à une pareille sagesse. Vous n'avez aucune excuse. Puisque cet être qui,
par sa nature, n'a ni parole ni raison, peut acquérir une pareille sagesse, vous en êtes
bien plus capable. En effet, cela ne vient pas de leur nature, mais des soins de l'homme;
car autrement tous les chiens seraient de même. Tâchez donc de ressembler à des chiens
comme ceux-là. Vous me forcez à de pareilles comparaisons. Je voudrais vous comparer aux
anges, mais vous diriez qu'ils sont trop au-dessus de nous; aussi je ne parle pas des
anges : à Paul ? vous, diriez que c'était un apôtre ; aussi
je ne parle point de Paul: à un homme? vous diriez que, s'il a
été sage, c'est qu'il a pu l'être; aussi, je ne parle point d'un homme, mais d'un
animal dont la sagesse ne provient ni de sa nature, ni de sa volonté : Chose étrange ! elle ne vient pas de lui-même, mais de vos soins à vous-même. Il
ne songe pas qu'il est fatigué, épuisé par sa course, qu'il s'est donné la peine de
prendre cette proie ; ou plutôt, il laisse tout cela de côté pour obéir à son maître
et vaincre son appétit. Oui, direz-vous, mais il attend des éloges, il attend une
meilleure nourriture, Eh bien ! dites vous à (172) vous-même
que le chien méprise les avantages présents à côté de ceux de l'avenir, tandis que
l'espérance du bonheur futur ne peut vous détourner des jouissances actuelles. Le chien
sait encore que, s'il déchire le gibier destiné à son maître, non-seulement
il en sera privé, mais qu'il n'aura même pas sa pâture habituelle et qu'il aura des
coups au lieu de nourriture. Vous, au contraire, vous ne pouvez même pas voir cela, et la
raison ne fait pas pour vous ce que l'habitude fait pour le chien. Cherchons donc à
imiter les chiens. Les faucons et les aigles nous donnent des leçons semblables
. au lieu de chasser les lièvres et les chevreuils, ils
poursuivent les oiseaux, et c'est encore l'homme qui les instruit. Voilà ce qui peut nous
condamner ou nous servir d'exemple.
Je vous parlerai encore des chevaux sauvages et
indomptés, qui ruent et qui mordent: en peu de temps les écuyers habiles les for. ment
si bien que le cavalier se plaît à leur faire prendre toute espèce d'allure; tandis que
personne ne dirige l'allure déréglée de notre âme, elle bondit, elle rue, elle se
traîne par terre comme un enfant, elle fait mille extravagances, personne ne lui met ni
frein ni entraves, et elle ne peut supporter son habile écuyer; je veux dire le Christ:
aussi tout va de travers. Nous corrigeons la gourmandise des chiens, nous domptons la
férocité des lions et l'indocilité des chevaux, enfin nous faisons parler les oiseaux :
n'est-il pas absurde d'exercer les animaux à des actions raisonnables, et de laisser
prendre des instincts sauvages à des créatures raisonnables ?
Rien, assurément, rien ne peut nous excuser. Tous ceux
qui se conduisent bien, fidèles ou infidèles, n'hésiteront pas à nous accuser; car il
y a des infidèles qui se conduisent bien nous avons même vu qu'on trouvait de bons
exemples chez les animaux, chez les chiens ; l'homme seul en donne de mauvais.
Nous-mêmes, nous devons nous condamner puisque nous faisons le bien quand nous voulons,
et que notre faiblesse seule nous fait tomber en faute. Car on a vu des gens bien pervers
se corriger par l'effet de leur volonté. Tout le mal, comme je le disais, vient de ce que
les biens que nous cherchons nous sont étrangers. Si vous faites élever une maison
splendide, vous cherchez ce qui convient à la maison plutôt qu'à vous : si vous portez
de beaux habits, c'est avantageux pour votre corps et non pour vous-même : un beau
cheval, c'est la même chose. Personne ne s'inquiète si son âme est belle : cependant,
si elle est belle, on n'a besoin de rien autre chose ; si elle ne l'est pas, aucune autre
chose ne peut servir. C'est comme pour une mariée : Supposez un lit nuptial orné de
tissus dorés, des choeurs de belles femmes, des couronnes de roses, un beau fiancé, les
servantes et les amies plus belles les unes que les autres; si la mariée est laide, tout
cela ne l'embellira pas. Mais si elle est belle, pensez-vous qu'elle aura besoin de ces
splendeurs? Sien au contraire. Car celle qui est laide le paraît encore plus avec tout
cet éclat, mais celle qui est belle semble l'être encore plus dans sa simplicité. Il en
est de même pour l'âme; lorsqu'elle est belle, toutes les richesses ne lui ajoutent
aucun prix et voilent au contraire sa beauté ; car le sage ne brille pas dans l'opulence,
mais plutôt dans la pauvreté. S'il est riche, on dit que sa vertu tient à ce qu'il ne
manque de rien : au contraire, s'il mérite l'admiration générale, parce que sa
pauvreté ne le contraint à rien dont il puisse rougir ,
personne ne pourra plus lui disputer la couronne de la sagesse.
Si donc nous prétendons aux richesses véritables,
embellissons notre âme. De quoi vous servirait-il d'avoir des mulets blancs, bien
soignés et bien nourris, si vous, qui les montez, êtes maigre, galeux et difforme : de
même, que vous servirait-il d'avoir de beaux lits moelleux ,
aussi bien ornés que bien travaillés, si votre âme n'avait que des baillons, si elle
était nue et sale? Qu'importe- qu'un cheval s'avance en mesure et semble danser plutôt
que marcher, qu'importe qu'il soit accompagné d'un cortége de fête, si celui qui le
monte boite plus qu'un boiteux- et remué ses mains et ses pieds d'une manière plus
bizarre qu'un ivrogne ou un fou ? Dites-moi , celui qui vous
donnerait un beau cheval , mais vous disloquerait le corps, vous ferait-il du bien?
Maintenant c'est votre âme qui est disloquée et vous ne vous en inquiétez point. Je
vous en conjure, pensons enfin à nous-mêmes : ne nous mettons pas au-dessous de toutes
les créatures Si l'on nous injurie, cela nous pique et nous afflige : mais quand nous
nous faisons injure à nous-mêmes par nos actions , nous n'y
prenons pas garde. Repentons-nous, si tard que ce soit, veillons sur notre âme et
cultivons la (173) vertu, afin que nous puissions obtenir les biens éternels, par la
grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, auquel,
ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, gloire
, puissance, honneur, maintenant et à jamais, et dans les siècles des siècles.
Ainsi soit-il.