70
ANALYSE. 1 et 2. Suite du discours de saint Etienne. Que la
législation mosaïque et le temple n'étaient que des institutions transitoires.
3 et b. Parlons et agissons en toute occasion avec le calme et la
confiance de saint Etienne. La colère dégrade l'homme ; il n'est pas d'action
dans la vie qu'elle ne trouble, pas de dessein qu'elle ne fasse échouer. On l'a
bien définie un mouvement déraisonnable. Loin de nous cette colère funeste; mais
ayons celle qui brûle d'opérer le salut de notre prochain. Trop souvent nous
sommes mous et sans vigueur lorsqu'il s'agit. de corriger le prochain, et violent quand il
faudrait montrer de la mansuétude.
1. Voici qui convient parfaitement au but
qu'on se propose. « Ce Moïse », quel est-il? Celui qui a failli périr, celui qu'ils
ont méprisé, qu'ils ont renié en disant : « Qui t'a établi chef? » Tout comme ils
disaient au
Bien qu'il y eût un tabernacle, il n'y
avait pas de sacrifices. Et la preuve en est dans ces paroles du prophète : «
M'avez-vous offert des victimes et des sacrifices ? » Le tabernacle du témoignage
existait, et il leur était inutile , car ils périssaient. Avant cela les miracles
n'avaient servi à rien ; ils ne servirent pas davantage après. « Et l'ayant reçu, nos
pères l'emportèrent ». Voyez-vous que tout lieu est sanctifié par la présence de
Dieu? Aussi dit-il : « Dans le désert », pour comparer lieu à lieu. Ensuite vient le
bienfait. « Et l'ayant reçu , nos pères l'emportèrent sous Jésus dans le pays des
nations que Dieu chassa devant nos pères jusqu'aux jours de David, qui trouva grâce
devant Dieu et demanda de trouver une demeure pour le Dieu de Jacob ». David demanda de
bâtir, et cela ne lui fut point accordé, quoiqu'il fût grand et admirable. C'est
Salomon, ce prince rejeté, qui bâtit. Aussi ajoute-t-il : « Ce fut Salomon qui lui
bâtit un temple. Mais le Très-Haut n'habite pas dans les temples faits de main d'homme
». Ce qui précède l'avait déjà prouvé, mais la parole du prophète le déclare
encore; écoutez comment : « Selon ce que dit le prophète : Le ciel est mon trône, et
la terre l'escabeau de mes pieds. Quelle maison me bâtirez-vous, dit le Seigneur, ou quel
est le lieu de mon repos? N'est-ce pas ma main qui a fait toutes ces choses,? » Ne vous
étonnez pas, leur dit-il, si le
Mais reprenons ce qui a été dit plus
haut : « C'est ce Moïse qui a dit : Dieu vous suscitera un prophète comme moi ».
C'est à cela, je pense, que le
2. O folie ! « Fais », disent-ils, «
afin qu'ils marchent devant nous ». Où ? Vers l'Égypte. Voyez-vous comme ils
renonçaient difficilement aux moeurs des Egyptiens ? Que dites-vous? Vous n'attendez pas
celui qui vous a délivrés, vous rejetez le bienfait, vous fuyez votre bienfaiteur? Et
voyez comme ils l'outragent ! « C'est ce Moïse qui nous a tirés de la terre d'Égypte
». Le nom de Dieu n'est prononcé nulle part; tout est attribué à Moïse. Quand il
faudrait rendre grâces, on met en avant le nom de Moïse; mais quand il faut obéir à la
loi, on n'en parle plus. Il leur avait dit qu'il montait pour recevoir la loi; ils me
l'attendirent pas même quarante jours. « Fais-nous des dieux ». Ils ne disent pas: un
dieu, mais «des dieux », tant ils étaient égarés, au point de ne savoir ce qu'ils
disaient. « Et ils firent un veau en ces jours-là, et ils offrirent des sacrifices à
l'idole ». Voyez-vous l'excès de leur folie? Pendant que Dieu se manifeste à Moïse,
ils font un veau et lui immolent des victimes. « Et ils se réjouissaient dans l'oeuvre
de leurs mains ». Ils se réjouissaient quand il eût fallu rougir. Et quoi d'étonnant
si vous méconnaissez le
« Aussi je vous transporterai au delà de Babylone ». Ainsi la captivité accuse leur malice. Mais, direz-vous, pourquoi y avait-il un « tabernacle du témoignage? » Afin qu'ils eussent Dieu pour témoin ; c'était là son seul but. « Selon le modèle qui t'a été montré sur la montagne ». Ainsi la description en avait été faite sur la montagne ; on le portait de tous côtés dans le désert, et il ne se fixait nulle part. Il l'appelle « tabernacle du témoignage » uniquement à cause des prodiges et des préceptes. Cependant ni le tabernacle ni eux n'avaient de temple. L'ange en avait donc donné la figure. « Jusqu'aux jours de David ». Ainsi jusque-là il n'y eut pas de temple, et pourtant les nations avaient été repoussées, celles dont il est dit: « Que Dieu chassa devant nos pères ». Il a dit cela pour montrer encore une fois qu'il n'y avait pas de temple. Quoi donc? Tant de miracles et point de temple? Oui ; le tabernacle d'abord, et point de temple. Et il demanda de trouver grâce devant le Seigneur. Il demanda et ne bâtit pas; le temple n'était donc pas une bien grande chose, bien que, pour l'avoir bâti, Salomon soit réputé grand par quelques-uns et même préféré à son père. Mais la preuve qu'il n'était pas meilleur que son père, qu'il ne l'égalait même pas (sauf l'opinion d'un petit nombre), est dans le passage suivant: « Le Très-Haut n'habite pas dans des temples bâtis de main d'homme, selon la parole du prophète : Le ciel est mon trône et la terre l'escabeau de mes pieds ». Et encore ces choses ne sont-elles pas dignes de Dieu; puisqu'elles sont créées , puisqu'elles sont l'oeuvre de ses mains? Voyez comme il élève peu à peu leur pensée ! Il fait voir par le prophète que ce langage même n'est pas digne de Dieu.
Et pourquoi, dira-t-on , parle-t-il ici
avec tant de vivacité? L'approche de la mort lui donnait une grande liberté : car je
pense qu'il la connaissait par révélation. « Hommes à tête dure et incirconcis du
coeur et des oreilles »; ceci est encore prophétique et ne lui est pas propre. « Vous
résistez toujours à l'Esprit-Saint. Il en est de vous comme de vos pères ». Quand il
ne voulait pas qu'il y eût de sacrifices, vous en faisiez; quand il en veut, vous n'en
faites plus; quand il ne voulait pas vous donner de préceptes, vous en demandiez; quand
vous les aviez reçus, vous les avez méprisés; quand le temple était debout, vous
adoriez des idoles; quand il veut être adoré dans le temple, vous faites tout le
contraire. Remarquez qu'il ne dit pas : Vous résistez à Dieu, mais et à l'Esprit » ;
ainsi il n'y voyait aucune différence. Il va plus loin : « Il en est de vous comme
de vos pères ». Le
3. Qu'est-ce que cela? Quelques-uns pensent que les anges auraient réglé la loi. Mais il n'en est pas ainsi. Où a-t-on jamais vu que les anges aient réglé une loi ? Il veut dire que la loi a été donnée à Moïse par le ministère de l'ange qui lui a apparu dans le buisson. En effet, n'était-il pas homme? Rien donc d'étonnant que ceux qui avaient fait l'un, aient encore fait l'autre; si vous avez tué ceux qui annonçaient, à plus forte raison deviez-vous tuer celui qui était annoncé. Il démontre ainsi qu'ils ont désobéi à Dieu, aux anges, aux (73) prophètes, à l'Esprit, à tous, comme le dit ailleurs l'Ecriture : « Seigneur, ils ont tué vos prophètes et renversé vos autels ». (III Rois, XIX, 10.) Ils ne respectaient donc la loi qu'en apparence, quand ils disaient : « Il blasphème contre Moïse ». Mais lui leur démontre qu'ils blasphèment non-seulement contre Moïse, mais aussi contre Dieu; qu'ils ont déjà fait cela autrefois, qu'ils ont détruit les traditions et qu'ils n'en ont plus besoin; que tout en lui reprochant d'être en opposition avec Moïse, ils résistent eux-mêmes à l'Esprit, non d'une manière ordinaire , mais avec homicide , et que depuis longtemps ils nourrissent leur inimitié. Voyez-vous comme il leur prouve qu'ils sont en opposition avec Moïse, avec tous, et qu'ils n'observent pas la loi ? En effet, Moïse avait dit : « Le Seigneur vous suscitera un prophète » ; d'autres avaient prédit qu'il viendrait; un prophète même avait dit : « Quelle maison me bâtirez-vous ? » Et encore : « M'avez-vous offert des victimes et des sacrifices pendant quarante ans? » C'était là la liberté d'un homme portant sa croix.
Imitons-la, bien que nous ne soyons pas en guerre; la liberté est de tous les temps. « Je parlais », dit-il, « de votre loi en présence des rois et je n'étais point confondu ». (Ps. CXVIII.) Si nous sommes aux prises avec des gentils, fermons-leur ainsi la bouche, sans colère , sans rudesse. Car si nous agissons avec colère, ce n'est plus de la liberté, mais de la passion ; si nous procédons avec douceur, c'est de la vraie liberté. Il n'est pas possible que la même chose sait en même temps vertu et vice. La liberté est une vertu , la colère est un vice. Si nous voulons parler librement, nous devons donc être exempts de colère, de peur qu'on n'attribue notre langage à cette passion. Quelque justes que soient vos paroles, de quelque liberté que vous usiez, quelques avertissements que vous donniez, quoi que vous fassiez enfin; si vous agissez avec colère, tout est perdu. Voyez qu'Etienne parle sans colère; il ne les injurie pas, mais il se contente de leur rappeler les paroles des prophètes. Et la preuve qu'il était sans colère, c'est qu'il a prié pour ceux qui le maltraitaient, disant : «Ne leur imputez pas ce péché». Paroles qui ne respirent point la colère, mais la douleur et la tristesse qu'il ressent à leur occasion. Aussi est-il dit de son visage : « Ils virent son visage comme le visage d'un ange », afin de les attirer.
Soyons donc exempts de colère. Là où elle se- trouve, l'Esprit-Saint n'habite pas maudit l'homme qui s'y livre ! Il n'y a rien de sain à attendre d'une telle source. Car comme dans la tempête il se fait un grand tumulte, de grands cris, et que ce n'est pas le moment de philosopher; ainsi en est-il dans la colère. Si on veut donner ou recevoir des leçons de philosophie, il faut attendre à être dans le port. Ne voyez-vous pas que, quand nous voulons parler de choses sérieuses , nous cherchons des endroits tranquilles, où règne le calme et la paix, afin de n'être point dérangés? Que si le tumulte du dehors nous gêne, à plus forte raison le trouble du dedans. Si quelqu'un prie, sa prière est inutile, s'il la fait avec emportement et colère; s'il parle, il est ridicule; s'il se tait , il ne l'est pas moins; s'il mange , il en souffre; de même s'il boit ou ne boit pas; s'il est assis ou debout; s'il marche ou s'il dort : car la colère peut s'imaginer dans les rêves. Y a-t-il rien qui ne soit déplacé dans l'homme en colère? Son regard est déplaisant, sa bouche tordue, ses membres tremblants et enflés, sa langue n'a plus de frein et ne ménage rien, son esprit est hors de lui même; sa tenue est inconvenante; tout est désagréable en lui. Quelle différence y a-t-il entre les yeux des possédés du démon et ceux de l'homme qui est ivre ou en colère? N'est-ce pas la même fureur? Cela ne dure qu'un temps, dira-t-on, mais le furieux n'est enchaîné non plus que temporairement : et quoi de plus misérable? Et on ne rougit pas de s'excuser en disant : Je ne savais ce que je disais l Et pourquoi ne le saviez-vous pas, vous homme raisonnable, vous qui avez la raison à votre disposition? Pourquoi vous conduisez-vous comme les animaux brutes, comme le cheval furieux et emporté? Cette apologie même est coupable. Plût au ciel que vous eussiez su ce que vous disiez ! C'était la colère qui parlait, dites-vous, et non pas moi. Comment était-ce la colère, puisqu'elle n'a pas d'autre puissance que celle que vous lui prêtez? C'est comme si l'on disait : Ce n'est pas moi, mais ma main qui a porté ces blessures. Qu'est-ce qui a surtout besoin de colère? n'est-ce pas la guerre? n'est-ce pas le combat? Et pourtant, là encore, la colère gâte tout, perd tout. Car c'est surtout dans le combat qu'il faut se tenir en garde (74) contre la colère; surtout encore quand on veut proférer une injure. Et comment combattre? direz-vous. Par la raison, par la douceur. Combattre, c'est être d'un côté opposé. Ne voyez-vous pas que les guerres mêmes ont des lois, un ordre, des temps fixes? La colère n'est autre chose qu'un élan déraisonnable; or, un être sans raison ne peut rien faire de raisonnable.
4. Ainsi donc Etienne disait tout cela et ne se fâchait point. C'était aussi sans colère qu'Elie disait : « Jusqu'à quand boiterez-vous des deux côtés? » (III Rois, XVIII, 21.) Phinéés porta le coup mortel et ne se fâcha pas. Car la colère ne laisse pas voir; enchaînant tout comme dans un combat de nuit,, elle égare à son gré les yeux et les oreilles. Débarrassons-nous donc de ce démon, arrêtons-le dès le début, mettons en guise de frein un sceau sur notre cur. La colère est un chien impudent; qu'elle apprenne à se soumettre à la loi. Si le chien chargé de la garde du troupeau est tellement féroce, qu'il n'obéisse pas à l'ordre du berger et ne reconnaisse pas sa voix, tout est détruit, tout est perdu. Il paît avec les brebis; mais s'il les dévore, il devient inutile et on le tue. S'il sait vous obéir, nourrissez-le ; il est utile en aboyant contre les loups, contre les voleurs , contre le chef des voleurs, mais non contre les brebis ou les gens de la maison. S'il n'est pas docile, il perd tout; s'il méprise lavoir du maître, il détruit tout. Loin d'altérer la douceur. qui est en vous; que la colère la protège, et la fasse fleurir; or, elle la protégera et la fera prospérer en toute sécurité, si elle consume les pensées impures et mauvaises, si elle poursuit le démon à outrance. Et le moyen de conserver la douceur, c'est de ne jamais penser de mal du prochain : nous nous rendrons respectables en apprenant à né jamais agir avec insolence. Rien ne rend impudent comme une mauvaise conscience. Pourquoi les prostituées sont-elles impudentes? Pourquoi les vierges sont-elles pudiques? N'est-ce pas le péché qui en; est cause chez celles-là, et la chasteté chez celles-ci ? Car rien ne rend impudent comme le péché.. C'est tout le contraire, dites-vous; il inspire la honte. Qui , chez celui.qui se condamne lui-même; mais il rend les autres plus insolents, plus, hardis, car l'homme qui désespère de lui-même devient audacieux. Il est écrit, : « Quand l'impie est arrivé au fond de l'abîme du péché, il méprise ». (Prov. XVIII, 3.) Tout homme qui ne sait plus rougir est insolent, et tout insolent est audacieux. Voulez-vous savoir où se perd la douceur ? Quand les mauvaises pensées l'absorbent.
Mais quand cela serait, et quand le chien n'aurait pas poussé de grands aboiements, il ne faudrait pas encore désespérer. Car nous avons une fronde et une pierre (vous savez ce que je veux dire).: nous avons une lance, une étable, un enclos, où nous pouvons abriter nos pensées contre le péril. Traiter doucement les brebis, se montrer vigilant et féroce contre les étrangers, voilà le mérite du chien; puis ne pas toucher aux brebis, quand il a faim, et quand il est rassasié, ne pas épargner- les loups. Qu'il en soit ainsi de la colère; même quand elle mord , qu'elle ne s'écarte point des lois de la modération; quand elle est en repos, qu'elle s'anime contre les mauvaises pensées. Elle ne doit point négliger, mais garder ce qui est à nous, fût-il blessant d'ailleurs; elle doit détruire ce qui est étranger, quelque flatteur qu'il paraisse. Souvent le démon flatte comme un chien; mais que chacun sache qu'il est étranger. Ainsi, accueillons la vertu, même quand elle attriste : repoussons le vice, même quand il réjouit. Ne soyons pas au-dessous des chiens, à qui le fouet et les chaînes ne font pas lâcher prise. Mais si l'étranger les nourrit, ne seront-ils pas encore plus nuisibles? Il est des cas où la colère est utile : c'est quand elle aboie contre les étrangers.. Que signifient ces mots : « Celui qui se met sans raison en colère contre son frère? » (Matth. V, 22.) C'est-à-dire, ne vous vengez pas, ne réclamez pas en justice; mais si vous voyez quelqu'un en danger de périr, tendez-lui la main. Dès que vous êtes dégagé de toute affection personnelle, ce n'est plus de la colère.
David surprit Saül ; il ne se fâcha pas,
ii ne le, perça pas de sa lance, il ne s'empara point de son ennemi, mais il repoussa
l'assaut du démon. Moise tua l'étranger qui commettait une injustice; mais il n'en agit
point de même avec un homme de son peuple;.il réconciliait ses frères et repoussait les
étrangers. Aussi, l'Ecriture lui rend-elle ce témoignage : qu'il était le plus doux des
hommes; et pourtant il était vigilant. Il n'en est pas,ainsi de nous Quand nous devrions
montrer de la douceur, nous sommes plus féroces que les bêtes (75) sauvages; et quand il
faudrait montrer de l'ardeur, rien de plus lâche et de plus endormi. Ainsi donc, parce
que nous ne savons pas user des ressources qui sont en nous, notre vie se consume dans
l'inutilité. C'est comme en fait de meubles, si nous prenons l'un pour l'autre, nous
perdons tout. Par exemple : un homme a une épée, et au lieu de l'employer où il
faudrait, il se sert de sa main; évidemment, il ne saurait réussir; et si, quand il
faudrait se servir de sa main , il emploie son épée, il perd tout. Ainsi, un médecin
qui ne coupe pas où il faudrait, et coupe où il ne faudrait pas , gâte tout. Je vous
prie donc d'agir ici à propos. Tant qu'il ne s'agit que. de nos propres intérêts , ce
n'est pas le cas de nous mettre en colère; mais quand il faut corriger les autres, usons
de ce moyen pour les sauver. En nous tenant ainsi toujours en garde contre cette passion,
nous serons.semblables à Dieu, et nous obtiendrons les biens à venir, par la grâce et
la bonté de Notre-Seigneur Jésus-