Pensées Xtiennes
Précédente Accueil Remonter Suivante
Bibliothèque

Accueil
Remonter
I Vendredi Saint
II Vendredi Saint
III Vendredi Saint
IV Vendredi Saint
I Pâques Jour
II Pâques Jour
III Pâques Jour
IV Pâques Jour
Pâques Jour abrg
Quasimodo
Pâques IIIe Dim.
Pâques IIIe Dim. abr.
Pâques Ve Dim.
Ascension
Pentecôte I
Pentecôte II
Pentecôte III
Pentecôte abr.
Trinité
III Pentecôte
V Pentecôte
IX Pentecôte
XXI Pentecôte abr.
Sainte Croix I
Sainte Croix II
Précis Ste Croix
Exh. Nvles Catholiques
Vie Xtienne
Ursulines Meaux I
Ursulines Meaux II
Ord. Ursul. Meaux
Ursulines Meaux III
Ursulines Meaux IV
Conf. Ursul. Meaux
Instr. Ursul. Meaux
Profess. Ursuline
Disc. Visitandines
Disc. Union J-C / Epouse
Pensées Xtiennes
Pensées Détachées

 

PENSÉES
CHRÉTIENNES  ET  MORALES
SUR DIFFÉRENTS SUJETS (a).

 

PENSÉES  CHRÉTIENNES  ET  MORALES  SUR DIFFÉRENTS SUJETS (a).

I. — De Dieu et du culte qui lui est dû.

II. — De Jésus-Christ et de ses mystères.

III. — Aveuglement des impies.

IV. — De la Vérité.

V. — De l'Eglise.

VI. — Du Carême : comment on doit le sanctifier.

VII. — De la Pénitence.

VIII. — De la Conversion.

IX. — Punition et peine du péché.

X. — Bonté et justice de Dieu.

XI. — Combien Dieu aime à pardonner.

XII. — De la charité fraternelle.

XIII.  — Du Pardon des ennemis.

XIV.  — Des Jugements humains.

XV — De la Médisance.

XVI. — De la Vertu.

XVII. — De la vraie Dévotion.

XVIII. — Opposition de la nature et de la grâce.

XIX. — Des biens et des maux de la vie.

XX. — De l'Aumône.

XXI. — De la Cupidité.

XXII. — De l'Orgueil.

XXIII. — De l'Ambition.

XXIV. — De l'Intérêt.

XXV. — De la Préoccupation.

XXVI. — De l'Amitié.

XXVII. — De la Justice.

XXVIII. — Des Rois et des Grands.

XXIX. — Des gens de bien.

XXX.  — Du Monde.

XXXI.  — Du Temps.

XXXII. — Il faut régler sa rie.

XXXIII. — De l'Homme.

XXXIV. — De la Société.

XXXV. — Des Arts.

XXXVI. — De la Guerre.

XXXVII. — Du Corps.

XXXVIII. — De la Mort.

XXXIX. — Funestes effets des plaisirs.

XL. — Des Passions.

XLI. — Comment on s'engage dans les emplois.

XLII. — Les parents ne doivent pas s'opposer à la vocation de leurs enfants. Vertus de sainte Fare.

XLIII — Vertus de sainte Gorgonie.

XLIV. — Honneur dû aux Saints.

XLV. — Des Prédicateurs.

 

I. — De Dieu et du culte qui lui est dû.

 

Autant que nous sommes purs, autant pouvons-nous imaginer Dieu: autant que nous nous le représentons, autant devons-nous l'aimer: autant que nous l'aimons, autant ensuite nous l'entendons.

En cette vie, il faut en partie que Dieu descende à nous ; c'est ce qu'il fait par la révélation. Il faut aussi que nous montions à lui ; c'est ce que nous faisons par la foi. Sans cela, nous n'aurions jamais de société avec Dieu ; cette bonté inestimable demeurerait comme resserrée en elle-même, et l'homme resterait éternellement dans son indigence.

 

(a) Soit en composant, soit en relisant ses sermons, Bossuet traçait fréquemment des notes plus ou moins longues, non-seulement sur les marges du manuscrit, mais encore sur des feuilles séparées.

L'héritier des manuscrits, plus empressé de les étaler aux yeux que de les livrer à l'impression, les avait mêlés, brouillés comme un jeu de cartes.

Dans cette confusion et ce pêle-mêle sans ordre, le premier éditeur des sermons, Déforis ne découvrit pas toujours les endroits où devaient venir les feuilles et les morceaux de papiers détachés ; d'ailleurs il n'avait pas consacré une place particulière aux notes marginales : de là les pensées chrétiennes et les réflexions morales qu'on trouve après les sermons, dans toutes les éditions complètes.

Nous avons reconnu sans peine, et tout lecteur attentif la reconnaitra certainement, la place des morceaux détachés. Mais, d'un côté, la plupart de ces esquisses sont des variantes ou des notes qui ne doivent pas entrer dans la trame du discours; d'une autre part, nous avons eu rarement le bonheur de retrouver les feuilles manuscrites qui les renferment. En conséquence nous n'en avons inséré qu'un petit nombre dans les sermons, et nous avons renvoyé les autres à la fin.

Il faut se délier des traductions dans les pensées détachées. On reconnaître facilement celles de Déforis; car Déforis imprime à sa prose le cachet delà platitude, a dit M. Foisset, conseiller à la Cour impériale de Dijon (Correspondant, juin 1862). Nous avons supprimé ses crochets, c'est-à-dire ses commentaires et ses explications.

 

581

 

Porro unum est necessarium (1) : toute multiplicité est ici foudroyée; il faut que tout soit ravagé, pour nous ramener à cette heureuse unité qui fait notre santé et notre bonheur.

Dieu nous cherche quand nous le cherchons : Trahe me; post te curremus (2) : il ne nous quitte jamais le premier ; mais il faut faire effort pour le retenir, autrement il se retire et nous tombons dans l'abîme ; « nous nous égarons dans un pays fort éloigné, » in regionem longinquam (3).

Si nous avons sincèrement cherché notre Dieu, disons donc : Tenui eum, nec dimittam (4) Qu'est-ce que ce Tenui? Ce sont les bons mouvements, les attraits de la grâce, les instructions, tout ce qui nous parle de Jésus-Christ ; s'en souvenir, en converser, se renouveler dans l'amour des vérités saintes dans le désir d'y conformer ses sentiments et sa conduite ; se tenir ainsi toujours inviolablement attaché à Jésus-Christ, afin qu'après avoir dit avec vérité durant le cours du voyage : Non dimittam, nous le disions avec assurance dans la gloire.

 

Parce que nous connaissons Dieu, nous l'aimons; parce que nous ne le comprenons pas, nous l'adorons.

Ce n'est pas Dieu, mais nous qui croissons par le culte que nous lui rendons : nous venons, non pour le faire descendre à nous, mais pour nous élever à lui ; il ne rebute pas toujours quand il diffère, mais il aime la persévérance et lui donne tout.

Veri adoratores adorabunt Patrem in spiritu et veritate (5). Il faut éviter trois faux cultes: l'erreur, l'hypocrisie, la superstition. L'erreur n'adore pas Dieu tel qu'il est : il n'est tel que dans l'Eglise catholique. L'hypocrisie ne montre pas l'homme tel qu'il est. La superstition mêle l'un et l'autre, et en est un monstrueux assemblage : c'est ce que saint Paulin exprime très-bien par ces paroles : Superstitioni religiosa, religioni profana (6).

Non in manufactis templis habitat (7) : « Dieu n'habite point dans les temples bâtis par les hommes. » Les temples ne sont pas élevés

 

1 Luc., X, 42; — 2 Cant., I, 3. — 3 Luc, XV, 13. — 4 Cant., III, 4. — 5 Joan., IV, 23. — 6 Ad Jov., epist. XVI, n. 10. — 7 Act., XVII, 24.

 

582

 

comme pour y renfermer la Divinité, mais afin de recueillir nous-mêmes nos esprits en Dieu. Ce Dieu qui est immense, les hommes s'imaginaient pouvoir le ramasser en un temple ou dans des statues, au lieu qu'il fallait songer à recueillir en lui leur esprit dissipé.

 

II. — De Jésus-Christ et de ses mystères.

 

La grâce du mystère de l'Epiphanie, c'est un esprit d'adoration envers Jésus-Christ, et Jésus enfant, et Jésus inconnu, Jésus dans l'abjection: esprit d'adoration des états inconnus de Jésus-Christ; esprit d'adoration pour attirer à ce Dieu inconnu ceux qui le connaissent le moins, et qui en sont le plus éloignés. Entrez-y pour toutes les créatures qui ne le connaissent pas. Et nous, comment adorerons-nous? Comme si nous en entendions parler la première fois, comme si son étoile ne nous avait apparu que de ce jour. Car, en effet, qu'avons-nous vu? qu'avons-nous connu? Si nous le connaissons tant soit peu, tous les jours nous cessons de le connaître; nous nous enfonçons tous les jours dans le centre d'une bienheureuse ignorance, où nous n'avons de vue qu'en ne voyant rien. Sortons donc du fond de cette ignorance comme d'un pays éloigné ; et sous la conduite de l'étoile, la foi, tantôt lumineuse, tantôt obscurcie, paraissant et disparaissant, suivant le plaisir de Dieu, allons adorer ce Dieu dont la gloire, dont la grandeur c'est de nous être inconnu, jusqu'à ce qu'il nous ait mis en état de ne plus rien connaître qu'en lui.

Donc, ô Dieu caché, ô Dieu inconnu, anéantissez en nous-mêmes toutes nos lumières ; et ne vous faites sentir à nos cœurs que par un poids tout-puissant, qui nous presse de sortir de nous pour nous élancer, pour nous perdre en vous.

Qu'il vous baptise, non point d'un baptême d'eau, mais d'un baptême de feu, mais d'un baptême d'esprit, mais d'un baptême de sang. Jetez-vous dans le sang de sa passion, dans ses souffrances intérieures et extérieures ; perdez terre dans cet océan ; enivrez-vous de ce vin tant que ses fumées, non moins efficaces que délicates et pénétrantes, vous fassent perdre toute attache à vous-même, tout goût, tout sentiment des choses présentes, pour être

 

583

 

dans le fond et dans les puissances captive de la vertu cachée et toute-puissante, qui est dans le sang et dans les souffrances de votre Epoux sous le pressoir. Ainsi puisse-t-il changer l'eau en vin, et accomplir en votre cœur tous les mystères que l'Eglise adore dans la fête de l'Epiphanie.

Oubliez tout, chère Epouse ; oubliez ce que vous faites et ce que vous êtes, vos lumières, vos connaissances, vos grâces, votre paix, vos agitations, votre néant même ; oubliez tout de moment à autre, et n'ayez dans l'esprit et dans le cœur que ce que le cher Enfant y imprimera. O enfance, ô abjection, ô être inconnu de Jésus, faites-vous des adorateurs aussi inconnus que vous. Qu'ils ne se Connaissent pas eux-mêmes ; qu'ils vous aiment sans en rien savoir ; qu'ils vous soient ce que vous leur êtes, adorateurs cachés à un Dieu caché. Oui, cachez en eux votre mystère; éloignez-en les superbes et les curieux ; n'y appelez que les simples, les enfants, les ignorants que vous éclairez et dont vous êtes vous seul toute la science.

O vie, ô mort, ô péché, ô grâce, ô lumière, ô ténèbres, vous n'êtes plus rien ! O néant, conçu et aperçu, vous n'êtes plus rien; vous êtes perdu en Dieu! Mais, ô Dieu connu, vous êtes vous-même caché dans le néant 1 Régnez, ô Jésus, ô Dieu inconnu, régnez en détruisant tout : donnez un être infini à tout ce que vous devez détruire, afin que l'infinité de votre être ne se montre et ne se déclare que par l'infinité des destructions que vous opérez.

Deux choses que nous devons apprendre par la Passion : à nous mépriser, à nous estimer; à nous mépriser à l'exemple de Jésus-Christ qui se prodigue, à nous estimer par le prix avec lequel il nous achète.

Pour être unis à la croix, il faut joindre la peine et l'opprobre : pour la diminuer, en ne pouvant éviter la peine, nous en voulons du moins séparer la honte.

Pour détacher Jésus-Christ de la croix, il faut nous y attacher en sa place; celui-là le crucifie de nouveau, qui se détache lui-même de la croix.

Double transfiguration de Jésus-Christ sur deux montagnes : le

 

584

 

Thabor et le Calvaire. Facta est, dùm oraret, species vultus ejus altéra (1): « Pendant qu'il faisait sa prière, son visage parut tout autre. » Non est species ei neque decor (2): « Il a été sans éclat et sans beauté. » Le soleil obscurci dans l'une et dans l'autre : là, par la lumière de Jésus-Christ; ici, de honte de la confusion de son Créateur. Marie n'a pas vu la transfiguration glorieuse ; elle a vu la douloureuse.

Par les choses qu'il a souffertes, il nous montre qu'il est puissant pour prêter secours à ceux qui souffrent : » In eo enim in quo passus est ipse et tentatus, potens est et eis qui tentantur auxiliari (3). Car il est juste que celui qui s'est fait infirme par sa volonté, devienne l'appui des autres par sa puissance; et que pour honorer la faiblesse qu'il a prise volontairement, il soit le support de ceux qui sont faibles par nécessité. Il va devant nous pour nous prévenir, il se retourne et nous tend la main pour nous appuyer.

 

III. — Aveuglement des impies.

 

Que les impies nous disent de bonne foi s'ils sont assurés de ce qu'ils pensent ; si le consentement universel, si le changement si soudain de tant de peuples, le commencement si saint et si simple de la religion laisse aucun lieu de douter de la divinité de son origine? Qu'ils se regardent sur le point de passer à l'éternité, et qu'ils voient dans quelle disposition ils voudraient se trouver à ce dernier moment. Etrange aveuglement de l'homme qui, tout penchant qu'il est à la mort, ne veut prendre qu'à l'extrémité les sentiments d'un mourant qu'elle inspire !

Vous vous plaignez de ce que Dieu ne vous a pas communiqué son secret. A qui voulez-vous que Dieu le dise? Quoi? qu'il parle à l'oreille à chacun, ou qu'il se montre à tout le monde? Pourquoi vous plutôt qu'un autre? Choisissez quels hommes vous désireriez que Dieu envoyât pour vous faire entendre sa parole. Ce sont de ceux-là qu'il a pris. Où en trouveriez-vous de plus sincères, de plus propres à vous persuader? et comment pouvez-vous leur

 

1 Luc, IX, 29. — 2 Isa., LIII, 2. — 3 Hebr., II, 18.

 

585

 

prêter ce complot? Venez, leur faites-vous dire, associons-nous ; inventons une belle fable : disons que ce crucifié est le Fils de Dieu. Mais si cela est véritable, comme tant de faits vous le prouvent, quelle est votre opiniâtreté de refuser de vous soumettre?

 

IV. — De la Vérité.

 

Les hommes haïssent la vérité qui les reprend : ils ne veulent pas la connaître, de crainte qu'elle ne les juge; mais elle ne perd point son droit, et ils la perdent elle-même. Ceux qui nous reprennent nous signifient la sentence de Dieu contre nos vices. La loi qui est en Dieu la prononce ; les hommes qui nous reprennent la signifient ; la lumière de la conscience la veut mettre à exécution.

Deux moyens de connaître la vérité : premièrement en elle-même; secondement par l'autorité, sur la foi d'autrui. Dans le premier, point de soumission. C'est à Dieu seul de faire connaître la vérité en l'une et l'autre manière, parce que « c'est lui qui éclaire tout homme qui vient au monde : » Illuminat omnem hominem venientem in hunc mundum (1). Il ne peut ni tromper ni être trompé. Quand les hommes attestent, opinion et doute; au contraire quand Dieu parle, la foi et la conviction. Or il est juste que Dieu soit adoré en ces deux manières; la vérité qui se découvre, et l'autorité qui fléchit doivent dominer. La vue, dans l'autre vie; la foi et la soumission sont pour la terre. Il faut que la vérité soit découverte; en attendant pour s'y préparer, que son autorité soit révérée. Vous perdez quelque chose du vôtre, le droit déjuger qui nous est si cher que nous voulons nous mêler de juger de tout, même des choses les plus cachées : le sacrifice, non-seulement des sens, mais de la raison même.

 

V. — De l'Eglise.

 

On cherche vainement dans la médecine un remède unique et universel, qui remette tellement la nature dans sa véritable constitution, qu'il soit capable de la guérir de toutes ses maladies. Ce

 

1 Joan., i, 9.

 

586

 

qui ne se trouve pas dans la médecine, se trouve dans la science sacrée. Chaque hérésie, son remède particulier; remède général, l'amour de l'Eglise, qui rétablit si heureusement le principe de la religion, qu'il renferme entièrement en lui-même la condamnation de toutes les erreurs, la détestation de tous les schismes, l'antidote de tous les poisons, enfin la guérison infaillible de toutes les maladies.

Ce jour-là, mes très-chères Sœurs, auquel Dieu vous ouvrant les yeux..., vous doit être et plus cher et plus mémorable que votre propre naissance, plus cher même que votre baptême. C'est la marque de son efficace qu'il ne perde pas sa vertu, même dans des mains sacrilèges. Mais que sert d'avoir le baptême? La marque de la milice dans les troupes est une marque d'honneur; en un soldat fugitif, c'est le témoignage de sa désertion. Ainsi le baptême, qui est la marque de la milice chrétienne, dans l'Eglise est une marque d'honneur; dans le schisme, une conviction de la révolte. Plût à Dieu non-seulement rappeler à votre souvenir le jour que vous vous êtes données à l'Eglise, mais encore renouveler votre première ferveur! Pour cela, je vous dirai ce que c'est que la sainte Eglise : je vous montrerai d'abord ce qu'elle est à Jésus-Christ et à ses enfants ; et je vous ferai voir ensuite ce qu'elle est en elle-même dans la société de ses membres. Par le premier, vous apprendrez ce que nous lui sommes ; par le second, comment et en quel esprit nous y devons vivre.

Qu'est-ce que l'Eglise? C'est l'assemblée des enfants de Dieu, l'armée du Dieu vivant, son royaume, sa cité, son temple, son trône, son sanctuaire, son tabernacle. Disons quelque chose de plus profond : l'Eglise, c'est Jésus-Christ; mais Jésus-Christ répandu et communiqué.

Jésus-Christ est à nous en deux manières : par sa foi, qu'il nous engage; par son esprit, qu'il nous donne. Les noms d'Epouse et celui de corps sont destinés à représenter ces deux choses.

L'Eglise est mère et nourrice tout ensemble. Mère, contre ceux qui disent qu'elle n'était plus. L'Eglise est aussi nourrice; car elle a du lait.

Manière de rechercher la vérité, des hérétiques et des catholiques :

 

587

 

ceux-là par l'esprit particulier. C'est ce qui les a divisés de l'Eglise; c'est ce qui les divise entre eux. Cet esprit particulier, c'est le glaive de division qu'ils ont pris en main pour se séparer de l'Eglise; par le même, ils se sont divisés entre eux. Les catholiques cherchent au contraire la vérité avec l'unité, l'autorité de l'Eglise : Visum est Spiritui sancto et nobis (1).

Pour être filles de l'Eglise, il faut aimer sa doctrine, aimer ses cérémonies; rien à dédaigner quand on voit que le Saint-Esprit a admiré jusqu'aux franges de son habit : In fimbriis aurcis (2) ; que l'Epoux a été charmé même d'un de ses cheveux (3). Tout ce qui est dans l'Eglise respire un saint amour, qui blesse d'un pareil trait le cœur de l'Epoux.

Venez être membres vivants; venez à l'Epouse, soyez épouses. Venez à l'Epouse par la foi ; soyez épouses par l'amour. Les sociétés hérétiques se vantent d'être l'Epouse; mais écoutez les noms qu'elles portent : Zuingliens, Luthériens, Calvinistes. Ce n'est pas là le nom de l'Epoux; ce sont des épouses infidèles, qui ayant quitté l'Epoux véritable, ont pris les noms de leurs adultères.

Vidi cœlum novum et terrain novam (4). Renouvellement de toutes choses par l'Eglise : relation de toutes choses à l'Eglise, et de l'Eglise à toutes choses. Hors de l'Eglise, la lumière éblouit ; dans l'Eglise, l'obscurité illumine, parce que Dieu, qui aveugle avec la lumière, éclaire quand il lui plait avec de la boue.

 

VI. — Du Carême : comment on doit le sanctifier.

 

Toute la vie est un temps destiné pour se former au Carême; car la pénitence est l'exercice de toute la vie chrétienne. Les dimanches sont consacrés aux œuvres de la piété, afin qu'elle influe et se répande dans les autres jours : ainsi le Carême est institué, afin de se renouveler dans un esprit de pénitence qui s'étende à tous les temps.

Comment donc faut-il sanctifier le Carême? L'Evangile nous dit que a Jésus fut conduit dans le désert : » Ductus est in desertum (5) ;

 

1 Act., XV, 29. — 2 Psal. XLIV, 15. — 3 Cant., IV, 9. — 4 Apoc., XXI, 1. — 5 Matth., IV, 1.

 

588

 

et par là il nous montre que la retraite doit accompagner notre jeûne. Celui de Jésus-Christ s'étendit à tout, pour nous apprendre que la mortification de tous nos sens est absolument nécessaire dans un véritable jeûne. Enfin c'est par tous ces moyens que Jésus-Christ se dispose à la tentation, ut tentaretur, parce que le jeûne et tous les exercices de la pénitence doivent nous préparer à vaincre la tentation, en combattant le démon notre ennemi.

Mais pourquoi la retraite nous est-elle si nécessaire? C'est que tout est corruption dans le monde : «Tout ce qui est dans le monde, dit saint Jean, est ou concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie : » Omne quod est in mundo, concupiscentia carnis est, et concupiscentia oculorum, et superbia vitœ (1). « Tout le monde est sous l'empire du malin esprit : » Mundus totus in maligne positus est (2). Au contraire nous trouverons Jésus-Christ dans le désert; nous y verrons la nature dans sa pureté ; elle nous paraîtra peut être d'abord affreuse à cause de l'habitude que nous avons de voir les choses si étrangement falsifiées par l'artifice éblouissant de la séduction : mais l'illusion faite à nos sens se dissipera bientôt dans le calme de la solitude; et la nature nous y plaira d'autant plus, qu'elle n'y est point gâtée par le luxe; ce qui nous la rendra beaucoup plus agréable.

Si comme Jésus-Christ nous n'y avons de société qu'avec les bêtes, cum bestiis (3), pensons que les hommes sont plus sauvages, plus cruels que les animaux les plus farouches ; là c'est l'instinct qui conduit ; dans les hommes, c'est une malice déterminée et délibérée. C'est ce qui jette le Prophète dans la solitude : Quis dabit me in solitudine diversorium viatorum? Et derelinquam populum meum, et recedam ab eis; quia omnes adulteri sunt, cœtus prœvaricatorum (4). « Chacun d'eux se rit de son frère : » Vir fratrem suum deridebit. Qu'est-ce qu'on fait dans le monde, que se moquer les uns des autres, que chercher tous les moyens de se tromper, de se nuire réciproquement, de se supplanter ? Habitatio tua in medio doli (5) : « Votre demeure est au milieu d'un peuple tout rempli de fourberie. » « Il n'y a plus de saint sur la terre ; »

 

1 I Joan., II, 16. — 2 Ibid., V. 19. — 3 Marc, I, 13. — 4 Jer., IX, 2, 5.— 5 Ibid., 6.

 

539

 

on ne sait plus à qui se fier : Periit sanctus de terrâ (1) ». La division s'est introduite jusque dans les mariages. De quoi les femmes s'entretiennent-elles , si ce n'est des excès multipliés des personnes de leur sexe, dont elles rougiraient si elles étaient elles-mêmes irréprochables? Toutes les familles sont dans la confusion : « Le fils traite son père avec outrage ; la fille s'élève contre sa mère ; la belle-fille contre sa belle-mère ; et l'homme a pour ennemis ceux de sa propre maison (2). »

Dans cet état des choses, celui qui veut sincèrement penser à son salut et entrer dans la pénitence, ne doit-il pas se réfugier dans la solitude, et chercher son appui en Dieu seul ? Ego autem ad Dominum aspiciam.....; audiet me Deus meus (3). Plus il se séparera des créatures, plus il trouvera de consolation avec Dieu dans la retraite ; et au défaut des secours humains, « les anges mêmes lui seront envoyés pour le servir : » Et angeli ministrabant illi (4).

Le véritable jeûne emporte une mortification universelle, et doit par ses effets nous familiariser avec la mort et nous la rendre chaque jour plus présente : Mortem de proximo norit (5). Jeûner, c'est sacrifier toute sa vie dans les objets qui peuvent contribuer à l'entretenir, et dont on se prive par un esprit de pénitence. Dans ce sacrifice, l'homme est lui-même la victime qu'il offre à son Dieu. Pour nous y disposer, l'Eglise, à ces heures de silence où l'on offre les premiers vœux dans la tranquillité de la nuit, exhorte tous ses enfants à user avec plus de retenue des paroles, des aliments, du sommeil et des plaisirs : Utamur ergo parciùs verbis, cibis et potibus, somno, jocis (6). Par là elle nous fait assez sentir que le vrai jeûne consiste dans un retranchement général, non-seulement de tout ce qui peut flatter la nature , mais encore de tout ce qui n'est pas absolument nécessaire pour le soutien de la vie ; et qu'en un mot, il est établi pour nous conduire à cette parfaite circoncision qui fait le caractère de la vie spirituelle.

C'est ainsi que nous pourrons entrer dans l'exercice de vaincre les tentations. Pour y réussir, il est nécessaire de connaître la

 

1 Mich., VII, 2. — 2 Ibid., 6. — 3 Ibid., 7. — 4 Marc., I, 13. — 5 Tertull., de Jejun., n. 12. — 6 Hym. Offic. noct. in Quadrag.

 

590

 

force et la puissance du démon. Il peut non-seulement transporter les corps, mais agir encore sur l'imagination, exciter au dedans des mouvements déréglés, y remuer les passions, porter le trouble jusqu'au fond de notre âme, et mettre tout en désordre, si Dieu le lui permet. Et qui ne sera frappé d'étonnement et de frayeur, quand on voit ce que Notre-Seigneur lui a permis d'exécuter sur sa personne même? Mais c'était pour le vaincre. Ma confiance est que « c'est des peines et des souffrances mêmes par lesquelles il a été tenté et éprouvé, qu'il tire la vertu et la force de secourir ceux qui sont aussi tentés : » In eo enim in quo passus est ipse et tentatus, potens est et eis qui tentantur auxiliari (1).

Mais il n'est pas moins important de bien démêler les artifices du démon, et de savoir ce qu'il leur faut opposer. Premièrement il nous tente par la nécessité : Dic ut lapides isti panes fiant (2); et c'est ainsi que prenant occasion de la faim que Jésus-Christ éprouva après son jeûne, il eût voulu le porter à quitter le dessein pour lequel il avait été poussé par l'Esprit dans le désert, et l'engager à changer sa résolution. Une des sources principales des tentations, c'est donc la nécessité : de là les fraudes, les injustices , le violement des lois divines et ecclésiastiques. Le remède contre cette tentation, c'est d'être bien pénétré de cette parole dont Jésus-Christ se sert pour repousser le tentateur : Non in solo pane vivit homo (3) : « L'homme ne vit pas seulement de pain. » J'ai une autre vie dans la parole de Dieu, dans la vérité, dans l'accomplissement de la volonté divine : non que je ne vous plaigne dans les misères que vous éprouvez, et je voudrais pourvoir aux besoins de chacun ; mais dans l'impuissance où je me trouve de le faire, je dois donner du moins à tous l'enseignement nécessaire et les consolations qui peuvent les soutenir dans leurs détresses.

La seconde tentation n'a plus la nécessité pour prétexte ; la gloire, l'élévation, la grandeur en fournissent la matière. Que répondre alors au tentateur? La souveraineté n'est rien; nous avons un autre Maître, un autre Seigneur, qui mérite seul notre adoration et notre culte : Dominum Deum tuum adorabis (4).

 

1 Hebr., II, 18. — 2 Matth., IV, 3. — 3 Ibid., 4. —  4 Ibid., 10.

 

591

 

Dans la troisième tentation, Satan, pour porter celui qu'il veut renverser à céder à ses efforts, cherche à lui inspirer une espérance téméraire du pardon : Jette-toi du haut du temple la tête devant, précipite-toi dans le crime ; Dieu te soutiendra, te pardonnera ; c'est son ancienne manière : Nequaquàm morte moriemini (1) : « Assurément vous ne mourrez pas, » disait-il à Eve. Consentir à ses suggestions, c'est plus tenter Dieu que si nous nous précipitions du haut du temple ; car la pesanteur naturelle du corps ne nous pousse pas si naturellement vers la terre que le péché dans l'enfer.

Enfin, quoique par le secours de la grâce nous ayons vaincu notre ennemi, ne nous rassurons pas. Car malgré sa défaite, le démon reviendra bientôt nous attaquer. Après la triple victoire que Jésus-Christ eut remportée sur le tentateur, « il se retira de lui pour un temps : » Recessit ab illo usque ad tempus (2). Ce ne fut que pour un temps; et à plus forte raison n'abandonnera-t-il jamais le dessein de nous perdre. S'il diffère de nous tendre de nouveaux pièges, c'est pour mieux prendre son temps; c'est qu'il épie une occasion plus favorable : mais « il tourne sans cesse autour de nous pour nous dévorer : » Circuit quœrens quem devoret (3). Ne quittons donc jamais les armes de notre milice ; mettons en œuvre toutes les ressources qui peuvent nous fortifier contre un ennemi si redoutable : pratiquons une sainte vigilance, une prière humble et persévérante , tous les exercices de la pénitence chrétienne ; et surtout gardons une retraite continuelle, qui nous sépare des objets dont le tentateur pourrait se servir pour nous dresser des pièges et nous séduire.

 

VII. — De la Pénitence.

 

Quand on accoutumait les premiers chrétiens, dès l'établissement du christianisme, à faire sur eux le signe de la croix dans toutes leurs actions saintes et profanes, à quelle autre fin pouvait-ce être, sinon pour marquer tous leurs sens du caractère de mort, et leur enseigner que s'ils avaient quelque vie et quelque satisfaction, ce ne devait pas être en eux-mêmes? D'où nous pouvons inférer par

 

1 Genes., III, 4. — 2 Luc., IV, 13. — 3 I Petr.,  V, 8.

 

592

 

la suite nécessaire de cette doctrine, et la signification grecque du mot de corps nous y peut servir, que nos corps sont comme des sépulcres où nos âmes sont gisantes et ensevelies. Partant gardons-nous bien de parer ces sépulcres du faste et de la pompe du monde; mais plutôt revètons-les comme d'un deuil spirituel par la mortification et la pénitence. Chrétiens, voici le temps qui en approche; et les chaires et les prières publiques ne retentiront dorénavant que de la pénitence : toute l'Eglise s'unit pour offrir en esprit un sacrifice de jeune. Nourrissons le nôtre de ce pain de larmes qui doit être la vraie viande des pénitents. Répandons nos oraisons, devant la face de Dieu, d'une conscience véritablement affligée ; et n'épargnons point nos aumônes pour racheter nos iniquités, ouvrant nos cœurs sur la misère du pauvre. Voici, voici le temps de vaquer à ces exercices : Ecce nunc tempus acceptabile, ecce nunc dies salutis (1).

Mais, ô vie humaine, incapable de toute règle ! Si près des jours de retraite, la dissolution peut-elle être plus triomphante ? Ne dirions-nous pas qu'elle a entrepris de nous fermer le passage de la pénitence, et qu'elle en occupe l'entrée pour faire de la débauche un chemin à la piété ? Certes, je ne m'étonne pas si nous n'en avons que la montre et quelques froides grimaces. Car, il est certain, la chute de la pénitence au libertinage est bien aisée; mais ide remonter du libertinage à la pénitence, mais sitôt après s'être rassasié des fausses douceurs de l'un, goûter l'amertume de l'autre, c'est ce que la corruption de notre nature ne saurait souffrir. Laissons donc au monde sa félicité ; préparons-nous sérieusement à corriger notre vie : autant que le monde s'efforce de noircir ces jours par l'infamie de tant d'excessives débauches, autant devons-nous les sanctifier par la pénitence et par une piété sincère.

 

L'humilité est la disposition la plus essentielle dans la pénitence; et pour l'acquérir, il faut découvrir et sentir toute la malice de son cœur : or qui peut dire jusqu'où s'étend notre corruption ? Nous ne sommes innocents d'aucun crime par les dispositions que nous nourrissons, comme ceux qui ont disposition à certaines maladies

 

1 II Cor., VI, 2.

 

593

 

par le vice de leur tempérament, quoiqu'ils n'aient pas le mal actuel.

 

Si vous voulez revenir sincèrement à Dieu et obtenir de lui le pardon de vos fautes, ne vous livrez pas à des conducteurs aveugles; car ceux qui sortent d'entre leurs mains sont comme s'ils n'avaient point été traités. On s'en étonne ; on remarque toujours en eux les mêmes habitudes, les mêmes fréquentations, les mêmes inimitiés.

Allez-vous rechercher le chirurgien, le médecin qui vous flatte ou celui qui vous guérit? Ce Prophète lui a dit : Il vivra, et Dieu m'a dit qu'il mourrait de mort. Que ne le traitez-vous avec une sainte sévérité, en lui disant : Vous mourrez, comme Isaïe à Ezéchias (1) qui cependant le guérit ? « La plaie profonde de la fille de mon peuple me blesse profondément; j'en suis attristé, j'en suis tout épouvanté : » Super contritione filiœ populi mei contritus sum et contristatus; stupor obtinuit me (2). « N'y a-t-il donc point de résine dans Galaad ? Ne s'y trouve-t-il point de médecin? Pourquoi donc la blessure de la fille de mon peuple n'a-t-elle point été fermée? » Numquid resina non est in Galaad, aut medicus non est ibi? Quare igitur non est obducta cicatrix filiœ populi mei (3)?

Puisse le Seigneur répandre sur nous un esprit de grâce et de prières, qui nous porte à pleurer sur la perte que nous avons faite, comme Israël sur la mort de Josias, le meilleur de tous les rois et les délices de son peuple : faisons un deuil universel, poussons de profonds gémissements; pleurons avec larmes et avec soupirs, comme on pleure son fils unique ; soyons pénétrés de douleur, comme on l'est à la mort d'un fils aîné. Eh! serait-ce trop s'affliger, puisque c'est son âme, c'est soi-même qu'on doit pleurer? Soyons donc tous dans les larmes; retranchons toutes les visites, comme au jour d'une grande affliction ; séparons-nous, famille à famille, chacun à part, les hommes séparément, les femmes de même, afin de célébrer le jeûne du Seigneur en retraite, en prières et en continence.

 

1 Isa., XXXVIII, 1 et seq. — 2 Jerem., VIII,21. — 3 Ibid., 22.

 

594

 

VIII. — De la Conversion.

 

Au commencement les pécheurs disent : Il n'est pas encore temps; après, ils trouvent qu'il n'est plus temps : ainsi l'illusion que leur fait une espérance présomptueuse, les conduit à une autre illusion encore plus funeste, celle du désespoir. « Ayant perdu tout remords et tout sentiment, ils s'abandonnent à la dissolution, pour se plonger avec une ardeur insatiable dans toutes sortes d'impuretés : » Desperantes semetipsos tradiderunt impudicitiœ, in operationem immunditiœ omnis  (1).

 

Un des obstacles à la conversion du pécheur, c'est l'espérance de l'impunité. Il doute : Y a-t-il une vengeance? Convaincu qu'il y a un Dieu qui punit les crimes, il commence à mettre la main à l'œuvre. Eh bien , se dit-il à lui-même , il est temps, convertissons nous. Il éprouve alors une répugnance de tous ses sens et de sa raison asservie. Au milieu de ce travail, il vient une seconde fois à se ralentir. Eh! est-il possible, dit-il, que Dieu m'ait si étroitement défendu ce que lui-même m'a rendu si agréable? C'est un père, et non un tyran ; il ne punit que ceux qui ne suivent pas la vertu ; mais il ne met pas la vertu à se contrarier soi-même : au contraire la vertu étant à faire du bien aux autres, elle ne consiste pas à déchirer son propre cœur. Débouté de cette défense par la raison de la justice de Dieu, à qui tout le mal déplaît et même celui qui nous plaît, car les désirs irréguliers d'un malade ne sont pas les lois de la nature, son dernier obstacle c'est le désespoir : Desperantes semetipsos. Il a douté de la justice qui venge et de la sagesse qui règle ; il doute maintenant et de la bonté qui pardonne, et de la bonté qui guérit, et de la puissance qui corrige. Contre le premier doute, il faut se soutenir par ces paroles de saint Jacques : » La miséricorde s'élèvera au-dessus de la rigueur du jugement : » Superexaltat misericordia judicium (2); contre le second, on doit dire à Dieu : « Guérissez-moi, Seigneur, et je serai guéri : » Sana me, Domine, et sanabor (3).

 

1 Ephes., IV, 19. — 2 Jacob., II, 13. — 3 Jerem., XVII, 14.

 

595

 

Quelquefois Dieu met au cœur des pécheurs certaines dispositions éloignées, qui feront à la fin leur conversion, étant réduites en acte. Par exemple, dans la Samaritaine, toute perdue qu'elle était, deux choses : premièrement d'attendre le Messie et de grandes choses par lui, de grandes instructions; secondement d'avoir désir d'apprendre la manière d'adorer Dieu : désir dont l'ardeur paraît en ce qu'ayant trouvé l'occasion de la rencontre d'un habile homme, aussitôt elle lui demande ce point.

On croit se convertir quand on se change, et quelquefois on ne fait que changer de vice : de la galanterie à l'ambition ; de l'ambition, quand un certain âge s'est passé, où l'on n'a plus assez de force pour la soutenir, on va se perdre dans l'avarice.

Trobet autem seipsum homo ». Tout ce qui est saint inspire de la frayeur. Isaïe, après avoir ouï retentir de la bouche des Séraphins ces paroles : Sanctus, sanctus, sanctus Dominus Deus exercituum (2), au lieu de dire : Je suis consolé ; il s'écrie : « Malheur à moi qui me suis tu, parce que mes lèvres sont souillées, et j'ai vu de mes propres yeux le Roi, le Seigneur : » Vœ mihi, quia tacui, quia pollutus labiis ego sum.... et Regem Dominum exercituum vidi ocuiis meis (3). La Vierge Marie est aussi troublée à la voix de l'ange qui vient lui annoncer le grand prodige qui doit s'opérer en elle.

Il faut d'abord s'éprouver sur la connaissance, voir si l'on con-noît bien son mal, si l'on sent ce que c'est que d'être exclu de la sainte table : c'est l'être du ciel. Aussi combien grande était la douleur des premiers chrétiens, quand ils s'en voyaient séparés ?

Notre épreuve a pour fin de prévenir le jugement de Dieu: « Si nous nous jugions, nous ne serions pas jugés (4) » Or le jugement de Dieu est pénétrant ; car l’épée qui sort de sa bouche entre jusque dans les replis de l'âme: il est éclairant, parce que la lumière de sa vérité dissipe toutes les ténèbres qui pourraient nous couvrir : Scrutabor Jerusalem in lucernis (5): « Je porterai la lumière des lampes jusque dans les lieux les plus cachés de Jérusalem. » Il est accablant; car il s'exerce dans toute la rigueur

 

1 I Cor., XI, 28. — 2 Isa., VI, 3. — 3 Ibid., 5. — 4 I Cor., X, 31. — 5 Sophon., I, 12.

 

596

 

d'une justice qui s'avance pour redemander tous ses droits : « Le Seigneur a résolu d'abattre la muraille de la fille de Sion ; il a tendu son cordeau, et il n'a point retiré sa main que tout ne fût renversé. » Cogitavit Dominus dissipare murum filiœ Sion; tetendit funicidum suum, et non avertit manum suam à perditione (1).

La première qualité que doit avoir notre jugement, c'est la douleur ; la seconde, la confusion ; la troisième, c'est d'entrer dans le sentiment de la justice de Dieu, s'accabler et se renverser soi-même.

Pesez le chapitre IV de l’Epître aux Hébreux : Vivus sermo Dei (2) : a La parole de Dieu est vivante et efficace, et elle perce plus qu'une épée à deux tranchants; elle entre et pénètre jusque dans les replis de l’âme et de l'esprit, jusque dans les jointures et dans les moelles ; et elle démêle les pensées et les mouvements du cœur. » Voyez la victime qui avait été égorgée ; on l'écorchait, la graisse était séparée d'avec la chair ; les reins, les entrailles étaient mis à part ; on faisait pour ainsi dire l'anatomie de la victime. C'est ainsi que Dieu, comme un chirurgien, avec son couteau affilé et à deux tranchants à la main, qui est sa parole, pénètre les jointures, les moelles, les pensées, les intentions les plus secrètes, et fait dans la partie la plus spirituelle de notre être comme une espèce d'anatomie sur un sujet vivant. La douleur, pour prévenir son jugement, doit donc être vive, comme sa parole l'est: Vivus sermo. Ce glaive est vivant; il donne la vie, mais proportionnée : aux justes, une vie de joie; aux pécheurs, une vie de douleurs. « Ils doivent être comme agités de convulsions et de douleurs; il faut qu'ils souffrent des maux comme une femme qui est en travail : » Torsiones et dolores tenebunt ; quasi parturiens dolebunt (3). Ce n'est pas tout de penser à vos péchés, la douleur vous est encore nécessaire. Car c'est le point essentiel de bien prévenir le jugement de Dieu. Or ce jugement produit la plus vive douleur : donc si point de douleur ici, point de jugement de Dieu ; or si nous ne nous jugeons, nous serons jugés.

La confusion est la seconde qualité : elle doit être semblable à celle d'un voleur qui est surpris dans son délit : Quomodò confunditur

 

1 Thren., II, 8. — 2 Hebr., IV, 12. — 3 Isa., XIII, 8.

 

597

 

fur quandò deprehenditur (1). Il faudrait que les pécheurs qui déplorent sincèrement leurs excès et qui veulent prévenir le jugement du Seigneur, imitassent par esprit de pénitence ceux qui à son approche saisis d'une crainte trop tardive, se regarderont l'un l'autre avec étonnement, et dont les visages seront desséchés comme s'ils avaient été brûlés par le feu : Unusquisque ad proximum suum stupebit, faciès combustœ vultus eorum (2). Cette honte est le témoignage du pécheur contre soi-même ; elle produit une tendresse dans le front, qui le fait rougir saintement des désordres de sa vie, et qui lui fait dire d'un cœur vivement pénétré : « Il ne nous reste que la confusion de notre visage : » Nobis confusio faciei (3). Les grands comme les petits doivent s'en revêtir et en être couverts : Regibus nostris, principibus nostris. L'effet de cette confusion, c'est de nous faire entrer dans de grands sentiments de notre indignité, qui nous portent à nous anéantir devant Dieu, et nous empêchent même de lever les yeux en sa présence, parce que nos iniquités sont alors comme un poids sur notre tête, qui nous oblige de nous abaisser toujours plus profondément: Deus meus, confundor et erubesco levare faciem meam ad te, quoniam iniquitates nostrœ multiplicatœ sunt super caput nostrum (4). Ce n'est pas seulement la considération des châtiments que le péché nous attire, qui doit nous tenir dans cet état d'humiliation ; mais la vue du péché en lui-même, de sa laideur, de l'opposition qu'il met entre Dieu et nous, pour pouvoir lui dire avec Esdras : « Vous nous voyez abattus devant vos yeux dans la vue de notre péché, car après cet excès on ne peut pas subsister devant votre face : » Ecce coràm te sumus in delicto nostro, non enim stari potest coràm te super hoc (5). Et ne nous bornons pas à une vue générale de nos désordres ; mais sondons le fond de nos cœurs pour y découvrir le grand péché, le péché dominant, qui a entraîné tous les autres et qui a provoqué d'une manière toute particulière la colère de Dieu sur nous : Omnia quœ venerunt super nos in operibus nostris pessimis, et in delicto nostro magno (6). C'est ce péché capital que nous devons combattre avec le

 

1 Jerem., II, 26. — 2 Isa., XIII, 8. — 3 Dan., IX, 8. — 4 I Esdr., IX, 6. — 5 Ibid., 15. — 6 Ibid., 13.

 

598

 

plus de vigueur, pour parvenir à une véritable conversion, parce qu'en subjuguant l'inclination qui commande en nous, nous abattrons du même coup toutes les autres qui en dépendent, et le cœur se trouvera affranchi de l'empire des passions. On ne doit pas craindre les difficultés qu'on peut éprouver dans ce combat, parce qu'on parviendra sûrement à vaincre ses inclinations, pourvu qu'on entreprenne sa conversion avec force ; et s'il en coûte pour résister à soi-même, le plaisir que l'on goûte à se faire violence est bien propre à nous animer, et à nous dédommager abondamment de tous nos sacrifices.

Mais il faut encore entrer dans les sentiments de la justice divine, et pour cela imiter Ninive renversée parla pénitence; prendre surtout pour modèle la pécheresse aux pieds de Jésus, qui renverse tout, en faisant servir à la réparation de ses iniquités tout ce qui lui a servi d'instrument pour les commettre.

Si l'on ne veut pas se tromper dans une affaire d'aussi grande conséquence, il est très-essentiel de bien s'examiner sur la sincérité de ses résolutions, sur les moyens qu'on prend pour les rendre efficaces, pour assurer sa conversion et produire de dignes fruits de pénitence. Un de ces moyens, c'est le souvenir de la sainte passion de Jésus-Christ, où nous devons puiser le véritable esprit de pénitence, et la force de la faire; qui en doit être la règle, le modèle, et que nous ne saurions trop méditer, si nous voulons bien comprendre tout ce que la justice divine exige du pécheur pour se réconcilier avec lui.

Il n'est pas moins nécessaire de s'éprouver sur les précautions et sur le régime qu'on se prescrit pour conserver la santé. Lorsqu'on l'a recouvrée, on a surtout besoin d'une grande vigilance pour éviter les petits péchés, « de peur que l'esprit accoutumé aux fautes légères, n'ait plus horreur des plus grandes; et qu'en s'habituant au mal, il ne prétende être autorisé à le commettre : » Ut mens assueta malis levibus, nec gravia perhorrescat atque ad quamdam auctoritatem nequitiœper culpas nutrita perveniat (1).

Cette vigilance si nécessaire pour conserver la grâce, doit nous faire prendre garde à toutes les occasions qui pourraient ou

 

1 S. Greg. Mag., Past., part. III, cap. XXXIII.

 

599

 

l'affaiblir ou nous la faire perdre, afin de les éviter soigneusement : elle nous apprendra à ôter le regard avant que le cœur soit blessé. Mais pour persévérer, il est essentiel de prier beaucoup, dans le sentiment de sa faiblesse et de ses besoins. Car l’âme qui ne prie pas tombe bientôt dans le sommeil, et de là dans la mort. Ainsi après sa conversion, il faut opérer son salut avec crainte et un tremblement mêlé d'amour. Quelle crainte, celle de perdre Dieu!

Parmi tant d'accidents, l'homme se doit faire un refuge. Nul refuge n'est assuré que celui de la bonne conscience : sans elle, on ne rencontre que malheurs inévitables. Ceux qui l'ont mauvaise sont sans refuge, parce qu'il n'y a dans leur conscience nulle sûreté, nul repos. Ipsa munditia cordis delectabit te : « La pureté du cœur vous réjouira. »

La honte se met entre la vertu et le péché pour empêcher qu'on ne la quitte; puis entre le péché et la vertu pour empêcher qu'on ne la reprenne ; et malheureusement elle réussit mieux dans ce dernier effort. Trois choses à faire pour se fortifier contre cette honte : premièrement, rentrer en sa conscience : la honte intérieure fait qu'on méprise l'extérieure ; secondement, se dire sincèrement à soi-même : J'ai ravi la gloire à Dieu, il est juste que je perde la mienne : troisièmement, penser combien il est nécessaire de souffrir une confusion passagère pour éviter la honte éternelle.

Le péché et la mort dominent sur nous : la mort comme un tyran, le péché comme un roi chéri et aimé. Il faut, pour nous délivrer de cette injuste domination, craindre ce que nous aimions, et aimer ce que nous craignions. Il y en a sur lesquels le péché règne, quand ils lui obéissent avec plaisir ; il y en a qu'il tyrannise. Quod nolo malum, hoc ago (1) : « Je fais le mal que je ne veux pas; » c'est le meilleur état.

 

Les hommes sont sujets à un changement perpétuel : quand sera-ce que nous changerons par la conversion? tous les âges,

 

1 Rom., VII, 19.

 

600

 

tous les états changent quelque chose en nous : quand sera-ce que nous changerons pour la vertu?

 

IX. — Punition et peine du péché.

 

Dieu punit les pécheurs : premièrement, médicinalement pour eux, de peur qu'ils ne se délectent dans le péché et que devenus incorrigibles, ils ne meurent dans l'impénitence ; secondement, exemplairement pour les autres ; troisièmement, par une contrariété naturelle, par la répugnance nécessaire qu'il a au péché, naturelle et par conséquent infinie ; nécessaire et par conséquent éternelle.

« J'entrerai en jugement avec vous, dit le Seigneur; j'entrerai en jugement avec les enfants de vos enfants : car passez aux îles de Céthim, et voyez s'il s'y est fait quelque chose de semblable. Y a-t-il quelque nation qui ait changé ses dieux, qui certainement ne sont point des dieux? Et cependant mon peuple a changé sa gloire en de vaines idoles (1). » Dieu condamne avec autorité ; il convainc par la comparaison des uns avec les autres ; il confond le pécheur en lui montrant quel abus il a fait de ses grâces.

« Vous avez surpassé l'une et l'autre, Samarie et Sodome, par vos abominations; et vos sœurs pourraient paraître justes en comparaison de toutes les abominations que vous avez faites ; car elles pourraient paraître justes en comparaison de vous. Confondez-vous et portez votre ignominie, vous qui avez justifié vos deux sœurs (2). » Il semble que les infidèles s'élèveront contre les chrétiens, qui ont méprisé tous les moyens de salut qui leur étaient offerts. Seigneur, diront-ils, voilà votre peuple : que lui a servi d'avoir été éclairé de vos lumières? Quel usage a-t-il fait de tous vos dons ? Pour nous, si nous ne vous avons pas adoré, c'est que nous ne vous avons pas connu. Ils sont justifiés par comparaison ; mais Dieu ne laisse pas de les juger. Touché de leurs cris, il fait tomber sur les fidèles le surcroît de peine qui est diminué par leur ignorance. Ils semblent justifiés à proportion, dirai-je; leur supplice semble n'être rien à comparaison. Dieu, dans l'étendue de sa puissance, sait bien trouver des règles dans la même peine.

 

1 Jerem., II, 9. — 2 Ezech., XVI, 51, 52.

 

601

 

Ego vado (1) ; « Je m'en vais. » Ces paroles nous représentent Jésus-Christ se séparant et disant à l’âme le dernier adieu, rompant ses liaisons avec elle, retirant ses grâces et lui reprochant son ingratitude. J'ai voulu t'attirer à moi pour te donner la vie, tu n'as pas voulu ; adieu donc, adieu pour jamais, je me retire maintenant, Ego vado, c'est moi qui m'en vais; mais je te chasserai un jour : Discedite à me (2) : « Retirez-vous de moi. »

Trois choses à considérer : le pécheur quittant Dieu, Dieu abandonnant le pécheur, et enfin Dieu chassant le pécheur : Discedite, maledicti, in ignem œternum : « Allez au feu éternel. » C'est alors que le damné conjurera toutes les créatures , et leur dira comme Saül à l'Amalécite : Sta super me, et interfice me, quoniam tenent me angustiœ, et adhuc tota anima mea in me est (3) ; « Appuyez-vous sur moi et me tuez, parce que je suis dans un accablement de douleur, et que toute mon âme est encore en moi. » Tant de liaisons que le pécheur avait avec Dieu se trouveront rompues tout à coup. « Que je voie le visage du roi, disait Absalon : » Videam faciem regis : quod si memor est iniquitatis meœ, interficiat me (4). Il n'y avait entre ce prince et David qu'une liaison ; l'homme en a avec Dieu une infinité : un coup de foudre part, qui rompt tout : Discedite, « Retirez-vous. » Adieu, mon père; adieu, mon frère; adieu, mon ami; adieu, mon Dieu; adieu, mon Seigneur; adieu, mon Maître; adieu, mon Roi; adieu, mon tout! Jésus-Christ ne le peut plus souffrir, il le hait infiniment, nécessairement, éternellement, substantiellement, comme il s'aime, parce qu'il est dans l'état de péché; non dans l'acte, ni dans l'habitude, mais dans l'état. Le péché est humanisé en lui; c'est un homme devenu péché, il perd tout bien, omne bonum : il ne reste pour tout bien en lui que la simplicité de son être, et c'est son malheur extrême, parce que Dieu le conserve pour être en butte éternellement à ses vengeances et le sujet de toutes les misères possibles.

Maledicti, « Maudits. » Cette parole exprime un jugement pratique en Dieu, qui livre le pécheur à toute l'exécration de sa justice ; et elle contient une imprécation contre lui, qui déracine jusqu'aux moindres fibres de la capacité qui était en lui pour

 

1 Joan., VIII,21. — 2 Matth., XXV, 41. — 3 II Reg., I, 9. — 4 Ibid., XIV, 32.

 

602

 

recevoir du bien et pour en faire : ainsi « ces deux maux viennent subitement fondre sur le pécheur, la viduité et la stérilité : » Duo mala venerunt super te, viduitas et sterilitas (1). Il se trouve moins capable de recevoir du bien que le néant; et l'inflexibilité de la volonté de Dieu dans son jugement, répond à l'invariabilité de celle du pécheur dans le mal. » Il a rejeté la bénédiction, elle sera éloignée de lui : » Noluit benedictionem, et elongabitur ab eo (2).

In ignem œternum: « Allez au feu éternel;» feu surnaturel dans sa production, instrument de la puissance divine dans son usage, immortel dans son opération : méditez. Cela est-il vrai? Qui est-ce que cela, regarde? Pourquoi, mon Sauveur, faut-il vous quitter? Discedite ; « Retirez-vous. » Votre bénédiction avant de partir : Maledicti ! « Vous êtes maudits ! » Ce ne sera peut-être pas pour toujours; je reviendrai faire pénitence. Ah! mes yeux, que je vous ferai bien porter la peine de tous ces regards voluptueux qui me coûtent si cher ! Quel torrent de larmes ne vous forcerai-je pas alors de répandre ! Quelle violence ne ferai-je pas à tous mes sens pour expier l'abus et les soumettre à la loi divine ! — Non, vous vous flattez en vain, il n'y aura plus de temps; tout est désormais éternel, le supplice comme la récompense.

 

Pourquoi, nous dit-on, pour un péché qui passe si vite est-on condamné à une peine éternelle? « O homme, qui es-tu pour répondre à Dieu (3)? » Et néanmoins, afin de satisfaire en un mot à ta question, n'est-il pas vrai que, lorsque tu te livres aux objets de tes passions, tu veux pécher sans fin ? Combien de fois as-tu protesté aux complices de tes désordres que tu ne leur serais jamais infidèle ? Toutes tes protestations s'en vont en fumée, le vent les emporte, parce que Dieu confond tes projets : mais c'est là l'intention de ton cœur; tu ne veux jamais voir finir la chose où tu mets ton bonheur ; et la marque que tu désires pouvoir toujours pécher, c'est que tu ne mets point de fin à tes crimes tant que tu vis. Combien de pâques, de jubilés, de maladies, d'exhortations, de menaces, dont tu n'as tiré aucun profit? Tout passe pour toi comme l'eau : n'est-il pas juste ensuite « que celui qui

 

1 Isa., XLVII, 9.— 2 Psal. CVIII, 18. — 3 Rom., IX, 20.

 

603

 

n'a jamais voulu cesser de pécher, ne cesse jamais aussi d'être tourmenté?» Ut nunquàm careat supplicio,qui nunquàm voluit carere peccato (1).

Les hommes font leur plaisir de ce que Dieu envoie pour se venger, tant ils sont abandonnés au sens réprouvé de leur cœur : Tradidit eos in reprobum sensum ». Dieu fera à son tour leur supplice de ce qui a été leur plaisir. Car les satisfactions que l'homme pécheur goûte dans les objets de ses passions, deviennent dans la main du Dieu vengeur un aiguillon qui ne cessera de les tourmenter : Quae sunt delectamenta homini peccanti, fiunt irritamenta Domino punienti (3).

L'impunité fait naître dans les hommes un certain sentiment que Dieu ne se soucie pas des péchés; ensuite une autre réflexion, quand on en a commis un, qu'il vaut autant aller à tout. Ayant une fois tiré l'épée, on franchit toutes les bornes. Il n'y a que le premier obstacle qui coûte à vaincre, la pudeur: on avale après la honte.

 

X. — Bonté et justice de Dieu.

 

La bonté et la justice divine sont comme les deux bras de Dieu; mais la bonté est le bras droit, c'est elle qui commence, qui fait presque tout, qui veut paraître dans toutes les opérations. Que les hommes s'y laissent conduire, elle remplira tout de bienfaits et de munificence : mais au contraire si l'insolence humaine s'élève contre elle, la justice, cet autre bras qui devait demeurer à jamais sans action, se meut contre la malice des hommes. Ce bras terrible, qui porte avec soi les foudres, la fureur, la désolation éternelle, s'élèvera aussi pour écraser les têtes de ses ennemis. Il y a une espèce de partage entre la bonté et la justice : la bonté a la prévention, tous les commencements lui appartiennent : toutes les choses aussi dans leur première institution sont très-bonnes. La justice ne s'étend qu'à ce qui est ajouté, qui est le péché. Mais il

 

1 S. Greg. Mag , Mor., liv. XXXIV, n. 36. — 2 Rom., I, 28. — 3 S. Aug., Enar. in Psal. VII, n. 16.

 

604

 

y a cette différence, que la justice ne prend jamais rien sur les droits de la bonté. La bonté au contraire anticipe quelquefois sur ceux de la justice ; car par le pardon elle s'étend même sur les péchés, qui sont le propre fonds sur lequel la justice travaille.

 

XI. — Combien Dieu aime à pardonner.

 

Dieu estime tellement de pardonner, que non-seulement il pardonne, mais oblige tout le monde à pardonner. Il sait que tous les hommes ont besoin qu'il leur pardonne; il se sert de cela pour les obliger à pardonner. Il met pour ainsi dire son pardon en vente ; il veut être payé en même monnaie; il donne pardon pour pardon. Il ne veut pas que nous fassions de mal à nos frères, même quand ils nous en font; et voyant bien que notre inclination y répugne, il épie l'occasion que nous avons besoin de lui, que nous venions nous-mêmes lui demander pardon, afin de faire avec nous une compensation du pardon qu'il nous fera avec celui que nous accorderons à nos frères. Et comme il sait bien que nous ne sommes pas capables de lui donner quoi que ce soit, c'est pourquoi il a pris sur soi tout ce qui arriverait à nos frères de bien ou de mal : il se ressent et des bienfaits et des injures, et voilà comme il fait compensation de pardon à pardon.

Seigneur, afin que vous me pardonniez, je transige avec vous que je pardonnerai à tel qui m'a offensé : je vous donne sa dette en échange de celle dont je suis chargé envers vous ; mais je vous la donne, afin que vous lui pardonniez aussi bien qu'à moi. Pour nous obliger à ne me rien demander, je vous cède une dette dont je vous prie aussi de ne rien demander. C'est ainsi que Dieu veut que nous traitions avec lui ; tant il aime à pardonner et à faire pardonner aux autres.

 

XII. — De la charité fraternelle.

 

Le caractère du chrétien, c'est d'aimer tous les hommes et de ne craindre pas d'en être haï; ainsi l'esprit de charité fraternelle forme le caractère particulier du chrétien. « Ce que je vous commande, dit Jésus-Christ à ses disciples, c'est de vous aimer les uns

 

605

 

les autres : » Hœc mando vobis, ut diligatis invicem (1). Ce commandement est comme le précepte spécial de Jésus-Christ et de l'Evangile, puisqu'il ajoute : « C'est en cela que tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour les autres : » In hoc cognoscent omnes quia discipuli met estis, si dilectionem habueritis ad invicem (2).

L'esprit du monde, bien différent de celui du chrétien, renferme quatre sortes d'esprits diamétralement opposés à la charité : esprit de ressentiment, esprit d'aversion, esprit de jalousie, esprit d'indifférence. Et voici le progrès du mal. On vous a offensé ; c'est une action particulière qui vous a indisposé contre celui qui l'a commise. L'esprit d'aversion va encore plus loin : ce n'est pas une action particulière ; c'est toute la personne qui vous déplaît, son air, sa contenance, sa démarche; tout vous choque et vous révolte en lui. L'esprit de jalousie enchérit encore : ce n'est pas qu'il vous offense ni qu'il vous déplaise ; s'il n'était pas heureux, vous l'aimeriez ; si vous ne sentiez point en lui quelque excellence par laquelle vous voulez croire que vous êtes déprimé, vous auriez pour lui des dispositions plus équitables. L'esprit d'indifférence : Que m'importe, dit-on, qu'il soit heureux ou malheureux, habile ou ignorant, estimé ou méprisé? Que m'importe ? Qu'est-ce que cela me fait? — C'est la disposition la plus opposée à la charité fraternelle. Plein et occupé de soi-même, on ne sent rien pour les autres, on ne leur témoigne que froideur et insensibilité. Mais voici le remède, en un mot, à chaque partie d'un si grand mal.

L'esprit de ressentiment et de vengeance est un attentat contre la souveraineté de Dieu : Mihi vindicta (3), nous dit-il : « C'est à moi que la vengeance est réservée. » Mihi flectetur omne genu (4) : « Tout genou fléchira devant moi. » Deux raisons nous font donc sentir l'injustice de nos ressentiments : premièrement, Dieu seul est juge souverain; à lui le jugement, à lui la vengeance; l'entreprendre, c'est attenter sur ses droits suprêmes : secondement, il est la règle; lui seul peut venger, parce qu'il ne peut jamais faillir, jamais faire trop ni trop peu.

L'esprit d'aversion se fonde sur l'humeur et sur les défauts

 

1 Joan., XV, 17. — 2 Joan., XIII, 35. — 3 Rom., XII, 19. — 4 Ibid., XIV, 11.

 

606

 

naturels de ceux qui nous déplaisent. Rien de plus capable de le confondre que ce que dit Jésus-Christ sur la femme adultère : « Que celui de vous qui est sans péché, que celui de vous qui est parfait, lui jette la pierre (1). » Vous donc qui ne pouvez souffrir vos frères, sans doute que vous êtes parfait et le seul parfait, car tons les antres vous déplaisent; ainsi, à vous entendre, vous devez être le modèle de notre âge, le seul estimable. Jetez donc la pierre au reste des hommes : si vous ne l'osez parce que le témoignage de votre conscience vous retient, portez donc, comme vous le prescrit l'Apôtre (2), les fardeaux des autres; et craignez que Jésus-Christ ne vous fasse le même reproche qu'aux pharisiens : « Hypocrite, qui coulez le moucheron et qui avalez le chameau (3); qui ne pouvez souffrir un fétu dans l'œil de votre frère, et ne voyez pas la poutre qui crève le vôtre (4). »

Le remède à l'esprit de jalousie, c'est la parole de Jésus-Christ : « Celui qui fait mal hait la lumière (5). » Nulle passion plus basse, ni qui veuille plus se cacher que la jalousie. Elle a honte d'elle-même : si elle paraissait, elle porterait son opprobre et sa flétrissure sur le front. On ne veut pas se l'avouer à soi-même, tant elle est ignominieuse; mais dans ce caractère caché et honteux, dont on serait confus et déconcerté s'il paraissait, on trouve la conviction de notre esprit bas et de notre courage ravili.

L'esprit d'indifférence est proprement l'esprit de Caïn, celui qu'il témoignait lorsqu'il disait à Dieu : Num custos fratris mei sum ego (6)? « Suis-je le gardien de mon frère? » Et qui ne redoutera un esprit si funeste, en voyant à quelles horribles extrémités il conduisit ce malheureux fratricide? La vérité nous assure qu'on en usera à notre égard de la même manière que nous en aurons usé envers les autres (7). Que peuvent donc se promettre ces hommes sans tendresse, sans sentiments pour leurs frères? Tu es insensible aux intérêts de ton frère : Dieu sera insensible pour toi. Ainsi le mauvais riche fut insensible aux maux de Lazare ; et à son tour il n'éprouva qu'insensibilité dans l'excès des tourments qu'il endroit. Tous les imitateurs de son indifférence doivent s'attendre au

 

1 Joan., VIII, 7. — 2 Galat., VI, 2. — 3 Matth., XXIII, 24. — 4 Ibid., VII, 3. — 5 Joan., III, 20. — 6 Genes., IV, 9. — 7 Marc, IV, 24.

 

607

 

même traitement ; une goutte d'eau éternellement demandée et éternellement refusée, le ciel de fer sur ta tête, la terre d'airain sous tes pieds : voilà ce que mérite ton indifférence. « Jugement sans miséricorde à celui qui ne fait point miséricorde (1). »

Rien de plus fort que la doctrine de saint Jude contre les indifférents : « Nuées sans eau (2), » qui ne répandent jamais la moindre rosée sur la terre ; ce sont des « arbres sans fruits ; » ou s'ils en donnent, ce sont des fruits qui ne mûrissent jamais : quelques désirs, des feuilles, des fleurs; jamais de fruit pour le prochain. Aussi quel terrible jugement ces pécheurs impitoyables ne subiront-ils pas, lorsque Dieu viendra convaincre tous les impies de la dureté de leur cœur et de l'injustice de leurs actions, et exercer ses vengeances contre tous ceux qui manquent de charité, « qui se séparent eux-mêmes (3); hommes sensuels, qui n'ayant point l'Esprit de Dieu, font schisme dans le corps même dont ils sont membres (4). »

Dilatamini et vos : « Etendez donc votre cœur pour vos frères. Pourquoi vos entrailles sont-elles resserrées à leur égard ? » Angustiamini autem in visceribus vestris (5). Rien n'entre chez vous que votre intérêt, votre passion, votre plaisir. « Dilatez-vous donc, dilatez-vous : » Dilatamini, dilatamini et vos. Voilà donc ce cœur dilaté, qui enferme tous les hommes : son amour embrasse les amis et les ennemis; il ne fait plus de différence entre ceux qui plaisent et ceux qui déplaisent. Mais encore que cela soit ainsi et qu'il les aime tous, il ne se soucie pas d'être aimé, il ne craint point d'être haï : c'est le comble, c'est la perfection de la générosité chrétienne. Il ne s'en soucie pas par rapport à soi; et s'il recherche leur amitié, c'est « afin de vivre en paix, autant qu'il est en lui, avec tout le monde : « Cum omnibus hominibus pacem habentes (6).

Mais s'ils ne veulent pas répondre aux efforts de sa charité, il sera alors heureux de souffrir patiemment la haine injuste qu'ils lui porteront : Beati eritis cùm vos oderint homines,... et exprobraverint... propter Filium hominis (7). Et ce qui doit le consoler,

 

1 Jacob., II, 13. — 2 Jud., 12. — 3 Ibid., 19. — 4 I Cor., XII, 15, 16. — 5 II Cor., VI, 12, 13. — 6 Rom., XII, 18. — 7 Luc, VI, 22.

 

608

 

c'est qu'il aura en cela un trait de ressemblance avec le Sauveur, que les hommes ont haï sans aucun sujet : Ut adimpleatur sermo qui in lege eorum scriptus est, quia odiô habuerunt me gratis (1). Toutes ses œuvres ne respiroient que tendresse pour les hommes, ses discours étaient animés d'un zèle tout divin pour leur salut, il était vivement sensible à toutes leurs infirmités, il prodiguait les miracles de sa puissance en leur faveur ; il les instruisait avec une bonté ravissante, il les supportait avec une patience infatigable ; mais parce qu'il leur disait la vérité, il leur devint odieux et ils résolurent sa perte. Ainsi par un mouvement de charité, vous avez repris votre frère, vous lui avez mis son péché devant les yeux; à cette femme, sa vie licencieuse; à ce mari faible qui ne réprime pas les excès de son épouse, sa lâche condescendance ; à ce père, à cette mère trop indulgents, leur mollesse. Vous êtes haï; on ne peut souffrir le zèle qui vous anime : réjouissez-vous, parce que vous êtes heureux. Vous vous êtes jeté entre deux frères, deux parents, deux amis, qui allaient se consumer par des procès, mettre le feu dans la maison l'un de l'autre : vous vous jetez au milieu du feu entre les poignards aiguisés de ces hommes qui se perçaient mutuellement; ils vous haïssent, ils vous frappent, ils vous percent tous deux; vous êtes heureux. Le monde vous hait, parce que vous n'en voulez pas suivre les œuvres, ni marcher dans ses sentiers. Vous n'avez pas voulu prêter votre ministère au crime, à la passion d'autrui; on vous hait gratuitement : vous êtes heureux, vous portez le caractère de Jésus-Christ. Venez, médisant; venez, envieux : vous imprimez sur moi ce beau caractère de Jésus-Christ : « Ils m'ont haï gratuitement. » Mais combien y a-t-il loin de lui à vous! Il était innocent, parfait, bienfaisant envers tout le monde : mais vous, pourquoi le monde vous aimerait-il? On a donc raison de s'élever contre vous en général ; mais on a tort de le faire dans ce point particulier, et c'est pourquoi on vous hait gratuitement. Vous avez mérité, il est vrai, la haine, tous les mépris; mais vous la souffrez injustement de celui-ci, pour ce sujet, à cet égard; c'est ce qui vous rend conforme à Jésus-Christ, qui a été haï le premier sans sujet :

 

1 Joan., XV, 25.

 

609

 

Quia odio habuerunt me gratis; et c'est aussi ce qui doit vous combler de joie et vous encourager.

 

XIII.  — Du Pardon des ennemis.

 

Pour pardonner à ses ennemis, il faut combattre premièrement la colère qui respire la vengeance; secondement, la politique qui dit : Si je souffre, on entreprendra contre moi; troisièmement, la justice que l'on fait intervenir pour autoriser son ressentiment. Il est juste, dit-on, que les méchants soient réprimés ; — oui, par les lois. Mais quand cela ne se peut, et que les lois n'y pourvoient pas, ou ne le peuvent, on doit alors souffrir l'offense comme une suite de la société. L'impuissance humaine ne peut pourvoir à tout ; et l'on verrait un désordre extrême, si chacun se faisait justice.

 

XIV.  — Des Jugements humains.

 

Il faut une autorité qui arrête nos éternelles contradictions, qui détermine nos incertitudes, condamne nos erreurs et nos ignorances : autrement la présomption, l'ignorance, l'esprit de contradiction, ne laissera rien d'entier parmi les hommes. Jésus-Christ s'est mis au-dessus des jugements humains plus que jamais homme vivant n'avait fait, non-seulement par sa doctrine, mais encore par sa vie. La possession certaine de la vérité lui a fait mépriser les opinions : il n'a rien donné à l'opinion, rien à l'intérêt, rien au plaisir, rien à la gloire. De combien de degrés s'est-il élevé par-dessus les égards humains? On ne peut pas même inventer ni feindre une lin vraisemblable à ses desseins, autre que celle de faire triompher sur tous les esprits la vérité divine. Ceux qui se rendent captifs des opinions humaines ne peuvent pas en être les juges. A vous donc, ô divin Jésus, qui vous êtes élevé si haut pardessus les pensées des hommes, à vous il appartient de les réformer avec une autorité suprême. Il s'est donné l'autorité toute entière sur les jugements humains, en se mettant au-dessus : c'est à lui de confirmer ce qu'il y reste de droit, de fixer ce qu'il y a de douteux, et de rejeter pour jamais ce qu'ils ont de corrompu et de dépravé.

 

610

 

Nous péchons doublement dans l'estime que nous faisons de notre prochain : premièrement, en ce que nous présumons dans les autres les vices que nous sentons en nous-mêmes ; secondement, en ce que nous les trouvons bien plus blâmables dans les autres que dans nous-mêmes. Saint Grégoire de Nazianze dit (1), si je ne me trompe, que nous sommes comme le miroir où nous voyons les autres ; parce qu'en effet, ne connaissant pas leur intérieur, nous ne pouvons en juger que par quelque chose de semblable que nous connaissons qui est nous-mêmes. Mais si nous sommes le miroir où nous voyons les affections des autres, les autres doivent être le miroir où nous voyons la difformité de nos propres vices, que nous ne remarquons pas assez quand nous les considérons en nous-mêmes.

On est habitué à juger des autres par soi-même : il semble que nous ne pouvons presque pas faire autrement; mais c'est conjecture. Là nous faisons deux fautes : premièrement, d'attribuer aux autres nos vices ; secondement, de les voir dans les autres bien plus grands qu'en nous-mêmes. Et la troisième faute que nous commettons, c'est qu'en voyant les fautes des autres, nous devrions songer par la même raison que nous en sommes capables, et gémir pour eux en tremblant pour nous. Nous ne pardonnons rien aux autres; nous ne refusons rien à nous-mêmes.

Tout oblige l'homme de se tenir en posture d'un criminel, qui doit non juger, mais être jugé, « jusqu'à ce que le Seigneur vienne, qui produira à la lumière ce qui est caché dans les ténèbres : » Quoadusquè veniât qui illuminant abscondita tenebrarum (2). Pour juger, il faut être innocent. Le coupable qui juge les autres, se condamne lui-même par même raison : In quo enim judicas odium, teipsum condemnas (3). Qui sine peccato est vestrûm, primus in illam lapidem mittat (4). Hypocrita, ejice primùm trabem de oculo tuo (5). Hypocrite, parce qu'il fait le vertueux en reprenant les autres. Il ne l'est pas, parce qu'il ne se corrige pas

 

1 Orat. XXVIII, n. 1. — 2 I Cor., IV, 5. —  3 Rom., II, 1.— 4 Joan., VIII, 7.— 5 Matth., VII, 5.

 

611

 

soi-même. Il reprend ce qu'il ne peut amender; il n'amende pas ce qui est en son pouvoir. Suivez les hommes, ils vous blâment; ne les suivez pas, ils vous critiquent de même par un désir opiniâtre de contredire.

 

Il est nécessaire de se mettre en la place des autres, pour juger de la même mesure ce que l'on fait et ce que l'on souffre. Dieu, par l'injure que nous souffrons, extorque de nous la confession de la vérité. « Car ceux qui font du mal aux autres, reconnaissent que cela est un mal, lorsqu'on leur fait souffrir le même traitement : » Nam qui mala faciunt, clamant mala esse quando patiuntur (1).

 

XV — De la Médisance.

 

La médisance attaque comme il se pratique dans la guerre : premièrement, elle tire l'épée ouvertement contre ses ennemis; secondement, elle va par embûches : « La bouche de l'homme trompeur s'est ouverte pour me déchirer : » Os dolosi super me apertum est (2); troisièmement, elle assiège, elle empêche toutes les ouvertures de la justification, elle fait venir la calomnie de tant de côtés que l'innocence assiégée ne peut se défendre : « Ils m'ont comme assiégé par leurs discours remplis de haine : » Sermonibus odii circumdederunt me (3). Alors il n'y a de recours qu'à Dieu : « Ne vous taisez pas, mon Dieu, sur le sujet de mon innocence : » Deus, laudem meam ne tacueris (4).

 

XVI. — De la Vertu.

 

La vertu tient cela de l'éternité, qu'elle trouve tout son être en un point. Ainsi un jour lui suffit, parce que son étendue est de s'élever toute entière à Dieu, et non de se dilater par parties. Celui-là donc est le vrai sage, qui trouve toute sa vie en un jour : de sorte qu'il ne faut pas se plaindre que la vie est courte, parce que c'est le propre d'un grand ouvrier de renfermer le tout dans un petit espace ; et quiconque vit de la sorte, quoique son âge soit imparfait, sa vie ne laisse pas d'être parfaite.

 

1 S. August., in Psal. LVIII, Enar. I.— 2 Psal. CVIII, 1. — 3 Ibid., 2.— 4 Ibid., 1.

 

612

 

Il y a une grande difficulté à savoir si l'on est vertueux. Il y a des vices si semblables aux vertus, des vertus auxquelles il faut si peu de détour pour les faire décliner au vice : il arrive des circonstances qui varient si fort la nature des objets et des actions ; ces circonstances sont si peu prévues, si difficiles à connaître ; ce point indivisible dans lequel la vertu consiste est si inconnu, si fort imperceptible ! Aristote dit (1) que la vertu est le milieu défini par le jugement d'un homme sage. Et qui est cet homme sage ? Chacun le pense être ; et si vous le voulez définir, il le faudra faire par la vertu même : et ainsi vous définissez l'homme sage par la vertu , et la vertu par l'homme sage.

Au grand courage rien n'est grand : de là il dédaigne tout ce qu'il a. Mais il ne suffit pas de s'agrandir dans les choses qu'on dédaignera, aussi bien que les autres, quand on sera le maître : il faut chercher quelque chose qui soit digne de satisfaire un grand cœur, la vertu.

La foi est hardie : rien de plus hardi que de croire un Dieu homme et mort. Toutes les vertus chrétiennes sont aussi hardies et entreprenantes ; car elles surmontent tous les obstacles : elles doivent se faire en foi, et tenir de son caractère.

 

XVII. — De la vraie Dévotion.

 

La vraie dévotion, loin d'être à craindre dans un Etat, y est au contraire d'un grand secours. « Elle défend de vouloir du mal à personne, d'en faire à autrui, d'en dire, d'en penser de qui que ce soit : elle ne souffre pas qu'on entreprenne, même contre un particulier , ce qui ne serait pas permis contre un empereur ; et combien plus interdit-elle à son égard tout ce qu'elle ne permet pas contre le dernier des sujets? » Malè velle, malè facere, malè dicere, malè cogitare de quoquam ex œquo vetamur. Quodcumque non licet in imperatorem, id nec in quemquam ; quod in neminem, eo forsitan magis nec in ipsum (2).

 

1 De Morib., lib. Il, cap. IX. — 2 Tertull., Apol., n. 36.

 

613

 

XVIII. — Opposition de la nature et de la grâce.

 

L'Evangile nous apprend qu'il n'y a rien de plus opposé que la nature et la grâce ; et néanmoins la grâce agit selon l'ordre de la nature, et ne pervertit pas son ordre. Quant à l'objet auquel la grâce nous applique, il y a entre elle et la nature une étrange opposition ; mais quant à la manière dont la grâce nous fait agir, elle a avec la nature une entière ressemblance et une parfaite conformité. Sicut exhibuistis membra vestra servire iniquitati ad iniquitatem, ita nunc exhibete membra vestra servire justitiœ in sanctificationem (1) : « Comme vous avez fait servir les membres de votre corps à l'injustice pour commettre l'iniquité, faites-les servir maintenant à la justice pour votre sanctification. »

 

XIX. — Des biens et des maux de la vie.

 

Il y a des biens qu'on désire pour eux-mêmes, sans avoir égard à ce qu'ils produisent, comme le plaisir qui n'a aucune mauvaise suite; d'autres que l'on désire, et pour eux-mêmes, et pour les autres biens qu'ils apportent, comme de se porter bien, d'être sage ; d'autres que l'on ne désire que pour les suites, comme d'être traité quand on est malade, d'exercer quelque art pénible. Ainsi il y a des biens laborieux, et c'est une suite nécessaire de cette vie misérable, où les biens ne sont pas purs.

 

La vie présente est fâcheuse : on se plaint toujours de son siècle ; on souhaite le siècle passé qui se plaignait aussi du sien. La source du bien est corrompue et mêlée ; aussi le mal prévaut ; quand il est présent, on le croit toujours plus grand que jamais. Tous les ans, on dit qu'on n'a jamais éprouvé des saisons si dures et si fâcheuses. Dans ce dégoût, « qui nous fera voir les biens qu'on nous promet? » Quis ostendet nobis bona (2) ? En attendant, « cherchons la paix, et poursuivons-la avec persévérance; » car elle est encore éloignée : Quœre pacem, et persequere eam (3). Il faut d'abord la chercher dans sa conscience, et travailler à se l'y procurer.

 

1 Rom., VI, 19. — 2 Psal. IV, 6. — 3 Psal. XXXIII, 14.

 

614

 

XX. — De l'Aumône.

 

Touchant l'aumône, il semble qu'il y a trois vices principaux : le premier, de ceux qui ne la font point ; le second, de ceux qui ne la font point dans l'esprit de Jésus-Christ et par le principe de la foi, mais par quelque pitié naturelle ; le troisième, de ceux qui la faisant croient en quelque sorte s'exempter par là de la peine qui est due à leur mauvaise vie, et ne songent pas à se convertir ; contre lesquels saint Augustin a dit ces beaux mots : « Certes que nul ne pense pouvoir commettre tous les jours, et racheter autant de fois par des aumônes ces crimes horribles qui excluent du royaume des cieux ceux qui s'y abandonnent. Il faut travailler à changer de vie, apaiser Dieu par des aumônes pour les péchés passés, et ne pas prétendre qu'on puisse en quelque sorte lui lier les mains, et acheter le droit de commettre toujours impunément le péché : » Sanè cavendum est ne quisquam existimet infanda illa crimina, qualia qui agunt regnum Dei non possidebunt, quotidiè perpetranda, et eleemosynis quotidiè redimenda. In melius quippe est vita matanda, et per eleemosynas de peccatis prœteritis est propitiandus Deus; non ad hoc emendus quodam modo, ut ea semper liceat impunè committere (1).

 

On se flatte, en ce qu'on espère de soi-même faire des aumônes quand on sera riche. Les prétextes ne manqueront pas alors pour s'en dispenser : on ne trouve pas à qui la faire; on commence à entrer en défiance de ceux qui se mêlent des affaires de charité , on retarde ; on veut encore, mais on remet à un autre temps ; peu à peu on n'y pense plus ; après, la volonté se change, on ne le veut plus.

Respecter la main de Dieu sur notre frère, les traits de sa ressemblance et de sa face, le sang de Jésus-Christ dont il est lavé.

Si negavi quod volebant pauperibus, et oculos viduœ expectare feci,.... humérus meus à juncturâ suà cadat, et brachium meum cum suis ossibus confringatur (2) : « Si j'ai différé de donner aux

 

1 Enchir., cap. LXX, n. 19. — 2 Job., XXXI, 16, 22.

 

615

 

pauvres ce qu'ils désiraient; si j'ai fait attendre la veuve et lassé ses yeux, que mon bras soit arraché de mon épaule, et que la partie supérieure de mon bras se sépare de la partie inférieure , par le brisement du coude. » Qui viole par sa dureté la société du genre humain, celui-là est justement puni par la dislocation et la fracture de ses os et de ses membres. Membra de membro (1) : « Vous êtes les membres les uns des autres. » Oculos viduœ : « Les yeux de la veuve, » non ses plaintes. Expectare : « non-seulement donner, mais promptement et sans faire attendre. »

 

XXI. — De la Cupidité.

 

Pourquoi l'avarice est-elle une idolâtrie ? C'est que les richesses sont une espèce d'idole ; on y met sa confiance. Non sperare in incerto divitiarum; sed in Deo vivo (2) : « Ne point mettre sa confiance dans les richesses incertaines et périssables, mais dans le Dieu vivant, » non dans cette idole muette et inanimée.

Qui volunt divites fieri, incidunt in tentationem (3). Ceux qui veulent devenir riches : il n'a pas dit : Les riches, mais ceux qui veulent s'enrichir tombent dans la tentation de le faire par de mauvais moyens. On commence par les bons : il ne manque plus qu'une injustice, une fausseté, un faux serment : Et in laqueum diaboli (4) : « Et dans le piège du diable. » De soin en soin, piège, lacet : on ne peut plus sortir de ce labyrinthe de mauvaises affaires. Et desideria inutilia et nociva, quœ mergunt homines in interitum et perditionem (5) : « Et en des désirs inutiles et pernicieux, qui précipitent les hommes dans l'abîme de la perdition. » Primo inutilia, « premièrement inutiles ; » secundo nociva, « secondement pernicieux. » Car plusieurs de ceux qui étaient possédés du désir des richesses, « se sont écartés de la foi : » Erraverunt à fide (6). Fides est sperandarum substantia rerum, argumentum non apparentium (7) : « La foi est le fondement des choses que l'on doit espérer, et une pleine conviction de celles qu'on ne voit point. » L'avarice veut voir et compter. Et inseruerunt se doloribus multis (8) : « Et ils se sont embarrassés en une infinité

 

1 I Cor., XII, 27. — 2 I Timoth., VI, 17. — 3 Ibid., 9. — 4 Ibid. — 5 Ibid. — 6 Ibid., 10. — 7 Hebr., XI, 1. — 8 I Timoth., VI, 10.

 

616

 

d'afflictions et de peines. » Les grands pleurs dans les grandes maisons.

Non sublimé sapere (1) : « N'avoir pas une haute idée de soi-même ; » c'est-à-dire, premièrement, ne pas s'estimer beaucoup ; secondement, ne point mépriser les autres ; troisièmement, ne leur pas faire injustice, comme si les lois n'étaient pas communes : ne les tenir bas qu'autant que cette sujétion leur est utile, non pour contenter notre humeur ou notre fierté naturelle. La puissance est de l'ordre de Dieu , non l'insulte, ni le mépris , ni l'injure, ni les avantages injustes.

Divitibus hujus sœculi (2). Les véritables riches sont ceux qui ont faim des biens de l'autre. A ceux que le siècle appelle riches, prœcipe, « commandez : » ce sont des commandements. L'Apôtre prescrit des remèdes spécifiques aux différentes maladies : premièrement contre l'orgueil : Non sublimé sapere; secondement contre la confiance aux richesses, il montre que c'est une idolâtrie ; troisièmement, benè agere (3), « faire du bien, » contre la paresse. Ils croient n'avoir rien à faire qu'à se divertir : cela, c'est pour eux-mêmes. Ensuite pour le prochain : facile tribuere : « donner l'aumône de bon cœur ; » communicare : « participer » à leurs maux, pour participer à leur bénédiction et à leur grâce ; car celle de la nouvelle alliance est pour les pauvres.

On ne peut se rendre maître des choses en les possédant toutes; il faut s'en rendre le maître en les méprisant toutes.

Plus on a, plus on veut avoir : on agit par humeur ; l'humeur subsiste toujours; de là vient qu'on ne se contente jamais. La perte est plus sensible aux riches qu'aux pauvres ; et le désir d'avoir est aussi plus ardent dans les premiers : il faut en effet qu'il soit plus ardent, parce que la facilité est plus grande. Si l'on a tant d'ardeur lorsque le chemin était difficile, à plus forte raison quand on le trouve aplani. Ainsi la possession des richesses augmente le désir d'en amasser.

 

1 I Timoth., VI, 17. —  2 Ibid. — 3 Ibid., 18.

 

617

 

XXII. — De l'Orgueil.

 

C'est un orgueil indiscipliné qui se vante, qui va à la gloire avec un empressement trop visible ; il se fait moquer de lui : c'est au contraire un orgueil habile, que celui qui va à la gloire par l'apparence de la modestie.

Quelques-uns semblent mépriser l'opinion des autres : Ce sont des hommes, disent-ils; mais ils s'admirent eux-mêmes, ils mettent leur souverain bien à se plaire à eux-mêmes, comme si eux-mêmes n'étaient pas des hommes.

Quiconque a cette pensée, veut plaire aux autres ; mais il feint de se contenter de soi-même, pour l'une de ces deux raisons : premièrement, parce qu'il ne peut acquérir l'estime des autres, et il s'en console en se prisant soi-même : secondement, par une certaine fierté qui fait que désirant l'estime des autres, il ne veut pas la demander et veut l'obtenir comme une chose due ; en quoi il est d'autant plus possédé de cette passion, qu'il la couvre davantage. Mais il croit toujours y arriver par cette voie ; et la gloire le charmera d'autant plus, qu'il l'aura acquise en la méprisant : c'est comme un tribut qu'il exige pour marque d'une plus grande souveraineté et indépendance, comme s'il était au-dessus même de l'honneur.

La modestie et la modération dans les honneurs peut venir de ces principes mauvais : premièrement, l’âme est contente et hume tout l'encens en elle-même, ce qui devrait être au dehors est au dedans et y rentre bien avant; secondement, l'extérieur paraît affable, ce qui fait quelque montre de modestie, et souvent cela vient de ce que l’âme contente en elle-même et pleine de joie, la répand sur ceux qui approchent, et les traite bien, comme au contraire une humeur chagrine décharge sa bile sur eux par un superbe dégoût.

 

XXIII. — De l'Ambition.

 

Si l'on désire les fortunes extraordinaires pour satisfaire l'ambition , la foi se ruine. On veut toujours s'élever au-dessus de sa condition, jusqu'à être Dieu : Elevatum est cor tuum, et dixisti :

 

618

 

Deus ego sum, et in cathedra Dei sedi; et dedisti cor tuum quasi cor Dei (1) : « Votre cœur s'est élevé, et vous avez dit en vous-même : Je suis un Dieu, et je suis assis sur la chaire de Dieu; et votre cœur s'est élevé comme si c'étoit le cœur d'un Dieu. » Ecce ego ad te, Pharao, qui dicis : Meus est fluvius, et ego feci memetipsum (2) : « Je viens à toi, Pharaon, qui dis : Le fleuve est à moi, et c'est moi qui me suis fait moi-même. » Si l'on cherche à élever sa maison et à l'agrandir, qu'on pense que les chrétiens ont une postérité qui ne dépend pas des grandeurs de ce monde. Si l'on aspire à une autre éternité que celle que Dieu promet, qu'on se souvienne que Dieu renverse tous ces projets ambitieux. C'est ainsi qu'il ruina la maison d'Achab, la maison de Jéhu ; et que tous les jours il en fait disparaître tant d'autres appuyées sur les mêmes fondements.

 

Quand quelqu'un est arrivé au haut degré des honneurs auxquels l'ambition aspire, on dit : Il ne doit plus avoir de regret à mourir; et c'est précisément le contraire, parce que rien ne coûte plus que de quitter ce qu'on a aimé si passionnément.

 

XXIV. — De l'Intérêt.

 

Nous sommes fortement attachés à nous-mêmes; c'est pourquoi ceux qui conduisent prennent les hommes par leurs intérêts, sachant que la probité et la vertu sont fort faibles et ont peu d'effet dans le monde. On oublie aisément les bienfaits; ce qu'on n'oublie jamais, c'est son avantage : on engage par là les hommes ; et comme il est malaisé de faire beaucoup de bien, que la source du bien est peu féconde et tarit bientôt, on est contraint de donner des espérances, même fausses. Il n'y a point d'homme plus aisé à mener qu'un homme qui espère; il aide à la tromperie.

 

XXV. — De la Préoccupation.

 

Les ennemis de la justice sont l'intérêt, la sollicitation violente, la corruption. On se corrompt soi-même par l'attache à son sens et à ses impressions. Il y a un intérêt délicat, jaloux de ses pensées, qui nous préoccupe en leur faveur. Mais rien de plus

 

1 Ezech., XXVIII, 2. — 2 Ibid., XXIX, 3.

 

619

 

dangereux que cette préoccupation : elle nous empêche de voir tout ce qui pourrait nous éclairer sur le bon parti, bille ne se peut remarquer, parce qu'elle ne cause aucun mouvement inusité. Ainsi la première chose qu'elle cache, c'est elle-même. Elle sent que ce n'est point un intérêt étranger qui la nourrit, mais cet intérêt caché, l'amour de nos opinions; nous ne le sentons pas, car c'est nous-mêmes qu'elle trompe. C'est pourquoi Salomon demandait à Dieu « un cœur docile à toutes les impressions de la vérité et étendu comme les bords de la mer, » c'est-à-dire dégagé de toutes les préoccupations qui nous resserrent l'esprit, et ne nous permettent pas de comparer les différentes raisons qui doivent déterminer notre jugement : Cor docile, et latitudinem cordis quasi arenam quœ est in littore maris (1). Le remède à la prévention, c'est de se défier. De qui? De soi-même. Mais voilà une autre perplexité : il faut donc s'abandonner aux autres. O Dieu, trouvez le milieu. Le voici : la prière, la confiance en Dieu. Appliquons-nous à écouter Jésus-Christ en toutes choses : Ipsum audite (2); mais écoutons-le de manière que nous réglions sur son jugement tout ce qui nous regarde, nos plaisirs, nos douleurs, nos craintes, nos discours, en un mot toute notre conduite.

 

XXVI. — De l'Amitié.

 

L'amitié entre les inégaux est soutenue, d'une part par l'humilité, de l'autre par la libéralité.

Est amicus solo nomine amicus. Nonne tristitia inestusque ad mortem (3) ? « Il y a un ami qui n'est ami que de nom. N'est-ce pas une douleur qui dure jusqu'à la mort? » Les faux amis laissent tomber dans le piège faute d'avertir. On souffre tout; on reprend avec envie ; on s'en vante après comme pour se disculper ; on affecte un certain extérieur dans la mauvaise fortune, pour soutenir le simulacre d'amitié et quelque dignité d'un nom si saint.

On peut concevoir de l'inimitié contre son prochain, à cause de quelque action qu'il a faite qui nous déplaît. Cette disposition est très-dangereuse; mais l'inimitié contre l'état de la personne est

 

1 III Reg., III, 9; IV, 29. — 2 Matth., XVII, 5. — 3 Eccli., XXXVII, 1.

 

620

 

encore plus à craindre. Souvent on conçoit de l'envie et de l'inimitié par fantaisie, par antipathie. On ne sait pourquoi : on le sait; on ne le dit pas : en le sait et on le dit ; c'est la disposition de Saül contre David.

 

XXVII. — De la Justice.

 

Si les juges, qui ne sont équitables qu'aux puissants, regardaient la justice comme une reine à laquelle seule il faut complaire, ils s'empresseraient, pour mériter son approbation, de faire droit à tous sans acception de personnes.

Le zèle de la justice fait faire des injustices énormes. On voit un grand crime fait, une grande tromperie, une machination pleine d'artifices : on ne veut pas que ce meurtri!, que ce vol soit impuni; à quelque prix que ce soit, on en veut connaître l'auteur; et on aime mieux deviner, au hasard de punir un innocent, que ne sembler pas avoir déterré le coupable. Justa, juste; bona, benè.

Pour voir quel est dans le monde l'avantage de l'injuste sur le juste, il faut supposer l'un et l'autre parfait en son art. L'injuste faisant injure, sera caché; le souverain degré d'injustice est d'être injuste et de paraître juste : au contraire, le plus haut degré de justice, c'est de ne s'émouvoir de rien, et d'être souverainement juste sans vouloir le paraître, et ne le paraissant pas en effet. Le plus heureux, au jugement de presque tous les hommes, sera l'injuste.

XXVIII. — Des Rois et des Grands.

 

Un roi doit agir comme si Dieu était présent : il ne le voit pas en lui-même; mais il lui est présent par ses œuvres, comme le prince l'est dans l'étendue de ses Etats par ses différentes opérations. La majesté de Dieu lui doit être d'autant plus présente, qu'il en porte en lui-même une image plus vive et plus auguste.

Un roi a deux devoirs à remplir : pour le dedans, rendre la justice par lui-même, la faire rendre par ses officiers; et pour le dehors, garder la foi dans les paroles qu'il donne, mais bien

 

621

 

prendre garde à ce qu'il promet. Car « tel promet, qui est percé ensuite comme d'une épée par sa conscience : » Est qui promittit, et quasi gladio pungitur conscientiœ (1).

Le prince, pour gouverner avec sagesse, doit juger de la disposition de ses sujets par la sienne : Intellige quœ sunt proximi ex teipso (1). Il faut qu'il se montre tel aux particuliers qu'il voudrait qu'ils fussent à son égard, si eux étaient princes et lui particulier. Mais les princes ont bien de la peine à se mettre en comparaison : ils croient que tout leur est dû, et cependant ils doivent plus qu'on ne leur doit. Je suis, disent-ils souvent et en eux-mêmes et par leur conduite, et il n'y a que moi sur la terre (3). Dieu châtie les injustices des rois après leur mort.

La justice dans un souverain demande de la fermeté et de l'égalité. Trois vertus sont comme les sœurs de la justice qui doit le caractériser : la constance, la prudence, la clémence ; la première pour l'affermir dans la volonté de suivre la loi, la seconde pour le discernement des faits, la troisième pour supporter les faiblesses et lui apprendre à tempérer en certaines choses la rigueur de la loi.

Il est plus beau d'être vaincu par la justice que de triompher par les armes. Car lorsque nous sommes vaincus par la justice, la raison triomphe en nous, qui est la principale partie de nous-mêmes ; et c'est alors que les rois sont rois, quand ils font régner la justice sur eux-mêmes, parce que, comme dit Platon, « la gloire d'un règne consiste dans l'amour de l'équité : » Quia regni decus est œquitatis affectus.

Un prince doit faire des conquêtes dans son propre Etat, en gagnant ses peuples à soi, en les gagnant à Dieu et à la justice, en déracinant les vices.

Un état est bien disposé par l'exemple, qui change les personnes et les forme à la vertu; au lieu que les lois sont souvent des remèdes qui surchargent, loin de soulager.

Les princes ont des ennemis contre lesquels ils n'ont jamais l'épée tirée : ce sont les flatteurs. Contre ceux-là le prince n'est pas sur ses gardes; ce sont cependant les plus proches, et c'est

 

1 Prov., XII, 18. — 2 Eccli., XXXI, 18. — 3 Isa., XLVII, 10.

 

622

 

l'une des épreuves de la vertu. Il faut qu'un roi soit au-dessus des louanges, et il ne doit en être touché qu'autant qu'il a sujet de craindre d'être blâmé. On traite délicatement les princes, pour leur inspirer de loin causas odii.

Si les grands ont peu de justice, c'est qu'ils ne peuvent s'appliquer cette première loi de l'équité naturelle : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît à vous-même : » Alii ne feceris quod tibi fieri non vis; à cause qu'ils s'imaginent que tout leur est dû, et que leur orgueil ne peut consentir à se mettre en égalité avec les autres. Pour cela il faut qu'ils descendent et qu'ils se mettent en la place du faible, qu'ils voient en cet état ce qu'ils voudraient leur être fait; mais ils ne peuvent se résoudre à s'imaginer qu'ils sont peu de chose, ni à se mettre en la place du petit; c'est néanmoins en quoi consiste la véritable grandeur. Ils sont élevés au-dessus des autres, pour soutenir leurs besoins et entrer dans leurs justes sentiments contre ceux qui les oppriment.

 

XXIX. — Des gens de bien.

 

La justice est une espèce de martyre. L'homme de bien, dans les fonctions publiques, ne peut gratifier ses amis; l'injuste le peut. L'homme de bien se donne des bornes à lui-même; l'injuste n'en connaît aucunes. Celui à qui il fait du bien croit qu'il lui est dû; il n'oblige proprement que la société, et qui est encore une multitude toujours ingrate. Il souffre les injures et s'expose à toutes sortes d'outrages, croyant qu'il n'est non plus permis à un homme de bien de faire du mal qu'à un médecin de tuer.

 

Il est peu considéré, parce qu'il ne peut se faire d'amis que par la vertu, qui est une faible ressource; parce que les hommes ordinairement sont injustes, car ils ne blâment que ceux qui sont injustes à demi. Ceux qui arrivent par leur injustice jusqu'à opprimer l'autorité des lois, sont loués, non-seulement par les flatteurs, mais parce qu'en effet le genre humain ne juge que par les événements. Que l'injustice impunie passe aisément pour justice, si peu qu'elle ait d'adresse pour se couvrir de prétextes, et que

 

623

 

les hommes estiment heureux ceux qui sont venus à ce point ! Car il est vrai que les hommes ne blâment l'injustice que parce qu'ils ne peuvent la faire, et qu'ils craignent de la souffrir.

De tout cela il résulte que c'est principalement aux grands de pratiquer la justice ; premièrement, parce qu'ils sont personnes publiques, dont le bien, comme tels, est le bien public; secondement, parce qu'ils ne craignent rien à cause de leur puissance; troisièmement, parce que leur appui doit être l'amour, la reconnaissance, le respect de la multitude qui aime la justice, dont l'amour ne se corrompt en nous qu'à cause des intérêts particuliers.

Les hommes se réjouissent, quand ils voient tomber ceux qui sont gens de bien : ils prennent plaisir de le publier. Premièrement vous les blâmez; ils font plus, ils se condamnent, ils se châtient : secondement quand vous péchez par leurs exemples, vous faites pis qu'eux ; car ils ne cherchent pas à s'excuser. « Ainsi celui-là est plus criminel que David, qui ose se permettre les crimes de ce roi, parce que c'est lui qui les a commis : » Indè anima iniquior, quœ cùm proptereà fecerit quia fecit David, pejùs fecit quàm David (1).

Quand vous croyez qu'on ne peut pas être homme de bien à la Cour, vous rendez témoignage contre vous-même, vous vous condamnez vous-même.

Tant qu'on est attaché au monde, on ne soupçonne pas qu'on puisse seulement aimer Dieu; on prend tout à mal.

Les méchants ne veulent point trouver de bons, de peur de conviction et pour ne point se joindre aux bonnes œuvres. De tout temps la profession de vouloir bien faire a été odieuse au monde. On hait les gens de bien, « parce qu'ils rendent témoignage contre le monde, que ses œuvres sont mauvaises. » Quia testimonium perhibeo de illo quòd opéra ejus mala sunt (2). On en médit; on donne de mauvaises couleurs à leurs actions : on veut se persuader et dire qu'il n'y en a point.

On ne saurait s'élever trop fortement contre ceux qui

 

1 S. August., Enar. in Psal. L. — 2 Joan., VII, 7.

 

624

 

s'imaginent qu'il n'y a point de vrais pieux : d'où résulte, premièrement, qu'ils désespèrent de le pouvoir devenir; secondement, qu'ils ne se joignent à aucune œuvre de piété, parce qu'ils soupçonnent toujours du mal caché.

Contre la tentation qu'il n'y a point de gens de bien, disons-leur : Estote tales, et invenietis tales : « Soyez tels que vous désirez de voir les autres, et vous en trouverez qui vous ressemblent. » Dans la grange, tout semble paille, le bon grain est mêlé et caché dedans; il faut profiter de ce mélange. L'Eglise est ici-bas comme dans un pèlerinage, elle est étrangère : faut-il s'étonner si elle est mêlée de tant d'étrangers ?

 

XXX.  — Du Monde.

 

Le monde est une comédie qui se joue en différentes scènes. Ceux qui sont dans le monde comme spectateurs, souvent le connaissent mieux que ceux qui y sont comme acteurs.

Dieu envoie annoncer avec diligence à ceux qui espèrent toujours dans le monde, aux gens de la Cour, que leur espérance engage : Vœ terrœ ! Mais à qui ce malheur ? Ite, angeli veloces, ad gentem convulsam et dilaceratam, ad gentem expectantem et conculcatam : « Allez en diligence, ambassadeurs, vers une nation divisée et déchirée, vers une nation qui espère et qui attend, et qui est foulée aux pieds. » Et combien n'est-elle pas foulée aux pieds, cujus diripuerunt flumina terrain ejus », à qui tout ce qui coule et s'échappe a ôté tout le solide!

 

Les vanités, les vices nous trompent dès le commencement du monde, et nous ne sommes pas encore désabusés de leur tromperie.

 

XXXI.  — Du Temps.

 

Notre vie est toujours emportée par le temps qui nous échappe; tâchons d'y attacher quelque chose de plus ferme que lui.

 

Il est tard de ménager quand on est au fond : rien de plus essentiel

 

1 Isa., XVIII, 1, 2.

 

625

 

que de travailler de bonne heure. Il faut épargner le temps de la jeunesse : celui qui reste au fond n'est pas seulement le plus court, mais le plus mauvais, et comme la lie de tout l'âge.

 

XXXII. — Il faut régler sa rie.

 

C'est un grand défaut dans les hommes de vouloir tout régler, excepté eux-mêmes.

Il y a des gens qui commencent à vivre lorsqu'il faut cesser de vivre, ou plutôt qui ont cessé de vivre avant de commencer. Ceux-là commenceront à la mort une malheureuse stabilité. La providence de Dieu a ses fins déterminées, auxquelles arriveront enfin, sans y penser, ceux qui ne se déterminent jamais. Ce sera la fin de leur inconstance. Il faut donc se déterminer; « il faut donc régler sa vie, et l'accomplir de manière que chaque jour nous tienne lieu de toute la vie : » Id ago ut mihi instar totius vitœ sit dies (2).

 

Je converse avec moi-même comme avec le plus légitime censeur de ma vie.

 

XXXIII. — De l'Homme.

 

Rien de moins important que ce que fait l'homme, parce qu'il est mortel : rien de plus important, par rapport à l'éternité.

 

Il semble que la perfection de chaque chose consiste en son action; car chaque chose a son action. La perfection et le bien d'un architecte, c'est de bâtir, et du peintre, comme tel, de faire un tableau, et ainsi des autres. Quoi donc! les artisans, ceux même qui font profession des arts les plus mécaniques ont leurs actions : les cordonniers, les maçons, les charpentiers: l'homme seul se trouverait-il être sans action? La nature l'aura-t-elle destiné à une oisiveté éternelle ? L'aura-t-elle formé si beau, si adroit, si désireux de savoir, pour le laisser toujours inutile? Ou bien ne faut-il pas dire plutôt que si les yeux, les oreilles, le cœur, le cerveau et généralement toutes les parties qui composent l'homme ont leur action, l'homme aura outre celles-là quelque action,

 

1 Senec., ep. LXI.

 

626

 

quelque ouvrage, quelque fonction principale? Quelle donc pourra être sa fonction? Car certes la faculté de croître lui est commune avec les plantes. Or il est ici besoin de quelque chose qui lui soit propre, parce que nous trouvons que la perfection de chaque chose est d'exercer l'action que Dieu et la nature lui ont donnée, pour la distinguer des autres. Par exemple, la perfection du joueur de luth, en tant qu'il est tel, ne consiste pas en ce qu'il peut avoir de commun avec l'arithméticien et le peintre, comme peuvent être la subtilité de la main et la science des nombres, mais en ce qui lui est propre. Par cette même raison, il est clair que l'homme ne peut pas trouver sa perfection dans les fonctions animales. Car les bêtes brutes l'égalent, et le surpassent même quelquefois en cette partie. Que si nous trouvons après une exacte recherche de tout ce qui est dans l'homme, que la raison est tout ensemble ce qu'il a de plus propre et de plus divin, ne faudra-t-il pas décider que la perfection de l'homme est de vivre selon la raison ? Et de là il résulte que c'est dans cet exercice que consiste sa félicité. Car il est certain que chaque chose est heureuse, quand elle est parvenue à la perfection pour laquelle elle est née ; et le bonheur du joueur de luth, comme tel, est de toucher délicatement cet instrument si harmonieux. Car comme le propre du joueur de luth c'est de jouer du luth ; aussi est-ce du bon joueur de luth d'en jouer selon les règles de l'art. Que si l'homme n'avait autre qualité que celle de jouer du luth, il serait parfaitement heureux quand il aurait atteint la perfection de cette science. Il en est de même de la raison ; et encore qu'il y ait en l'homme autre chose que la raison, si est-ce néanmoins qu'elle est la partie dominante, et l'autre est née pour lui obéir : par où il paraît que la félicité de l'homme consiste à vivre selon la raison. En quoi il ne faut pas prendre garde aux sentiments des particuliers. Car l'esprit de l'homme est capable d'errer, non moins dans le choix des choses qu'il faut faire pour être heureux que dans la connaissance de toutes les autres vérités. De sorte qu'il ne faut pas avoir égard à ceux qui se sont figuré une fausse idée de bonheur ; et ainsi leur imagination étant abusée, ils semblent jouir de quelque ombre de félicité : semblables aux hypocondriaques, dont la fantaisie

 

627

 

blessée se repaît du simulacre et du songe d'un plaisir vain et chimérique, et d'un fantôme léger, d'un spectacle sans corps.

 

Dieu a attaché des armes naturelles aux animaux, des ongles aux lions, des cornes aux taureaux, des dents aux sangliers ; il les a au contraire séparées et détachées de l'homme, pour modérer en lui l'appétit de la vengeance.... que par raison.... y penser.

 

Les hommes affectent une liberté farouche qui ne connaît aucune règle, et ne veut dépendre que de son inclination. Les bêtes ne nuisent que par nécessité ou colère, l'homme par plaisir. Quoique la nature semble armée de toutes parts contre nous pour nous contenir dans les justes bornes, rien n'est capable de modérer la violence de nos passions, tant elles sont indomptables.

 

Un défaut qui empêche les hommes d'agir, c'est de ne sentir pas de quoi ils sont capables. Trois choses les en empêchent : la crainte, pour ne s'être pas éprouvés ; la paresse, pour ne vouloir pas travailler; l'application ailleurs, pour satisfaire sa légèreté. La crainte présuppose un bon principe, le désir de bien faire : il le faut animer ; la paresse vient de lâcheté : il faut la combattre ; l'application ailleurs vient de différentes causes : il faut se captiver. Il est à regretter qu'un bon naturel ne se mette pas à son meilleur usage.

 

XXXIV. — De la Société.

 

La société consiste dans les services mutuels que se rendent les particuliers; c'est pourquoi elle se lie par la communication et permutation : et tout cela est né du besoin, parce qu'il n'est pas possible qu'un seul homme puisse suffire à tout. Ainsi la société demande la diversité des ouvrages. Car s'il n'y en avait que d'une sorte, chacun serait suffisant à soi-même. De là vient que deux médecins ne composeront jamais une société, mais le médecin , par exemple, et le laboureur. Ils se donnent donc l'un à l'autre les choses dont ils ont besoin. Mais d'autant qu'il y en a dont l'ouvrage vaut mieux que celui des autres, afin d'obliger le meilleur à donner au moindre, il a fallu faire une mesure commune, et

 

628

 

cela les hommes l'ont fait par l'estimation. Or afin que cela fût plus commode, d'autant qu'il semblait extrêmement difficile d'égaler des choses de si différente nature, comme une maison et du blé, on a introduit l'usage de l'argent. Je vous donne mon blé, par exemple; mais j'aurai besoin d'un logement dans quelque temps. Je fais un échange avec Paul, afin de me loger : mais Paul n'a pas de quoi m'accommoder, il substitue de l'argent en la place du logement que je lui demande ; et ainsi l'argent m'est comme caution que je pourrai avoir une maison quand la nécessité me pressera, sans quoi il est évident que je ne délivrerais pas mon blé que je ne visse la maison en mes mains. C'est pourquoi Aristote appelle l'argent Fidejussor nummm, sponsor (1).

L'argent n'est pas une chose que la nature désire pour lui-même : car les métaux par eux-mêmes n'ont aucun usage utile au service de l'homme. Aussi dans l'origine des choses, les richesses consistaient dans la possession des biens dont la nature avait besoin et dont le désir nous est naturel, tel qu'est le froment, le vin et les troupeaux : nous le voyons dans les patriarches. Que si l'argent ne nous est nécessaire que comme substitué en la place de ces choses, le désir n'en doit pas être plus grand qu'il serait de ces choses-là mêmes. Le désir maintenant va à proportion du besoin : or les bornes du besoin sont étroites. La nature est sobre et se contente de peu : mais la cupidité est venue, qui ne s'est plus voulu contenter du nécessaire ; par les degrés du commode, du plaisant, du bienséant, elle est montée au délicieux, au mou, au superflu, au somptueux. Nous nous sommes fait certaines règles d'une bienséance incommode; d'où il est arrivé qu'un homme peut être pauvre, et néanmoins ne manquer de rien de ce que la nature désire : et cela c'est absolument ne manquer de rien, parce qu'il faut contenter la nature, non l'opinion. La pauvreté n'est plus opposée à la nécessité, mais au luxe ; et ainsi ce que dit Aristote se vérifie en cette rencontre, « que les hommes ne travaillent qu'à irriter la soif de leurs cupidités (2). »

 

1 De Morib., lib. V, cap. VIII. — 2 Ibid., lib. VII, cap. XV.

 

629

 

XXXV. — Des Arts.

 

Les arts ne se profitent pas à eux-mêmes, mais à ceux auxquels ils président. La médecine a pour objet la conservation ou le rétablissement de la santé de ceux qu'elle traite ; l'art pastoral ne tend à autre chose, sinon que les troupeaux soient en bon état; et comme l'art pastoral et les autres arts ne profitent rien d'eux-mêmes à qui s'en sert, il a été besoin d'y établir quelque récompense pour ceux qui les exercent. L'art de gouverner est de même ; et il faudrait que les hommes fussent obligés par quelques gages d'accepter le gouvernement, ou sous quelques peines. La peine est d'être soumis aux méchants, qui contraint les bons d'accepter la conduite : de sorte que s'il y avait une ville où tous les hommes fussent bons, on se battrait pour ne pas conduire, avec le même empressement que l'on fait maintenant pour gouverner. Car il n'y a point d'homme assez insensé qui n'aime mieux qu'on pourvoie justement à tous ses besoins, que de se faire des affaires en se chargeant de subvenir à ceux des autres.

 

XXXVI. — De la Guerre.

 

La guerre est une chose si horrible, que je m'étonne comment le seul nom n'en donne pas de l'horreur : en quoi je ne puis souffrir l'extrême brutalité des anciens, qui avaient fait une divinité pour la guerre, au lieu qu'un esprit qui ne s'occupe qu'aux armes est, non un Dieu, mais une furie. S'il venait un homme ou du ciel ou de quelque terre inconnue et inaccessible, où la malice des hommes n'eût pas encore pénétré, à qui on fît voir tout l'appareil d'une bataille et d'une guerre, sans lui dire à quoi tant de machines épouvantables, tant d'hommes armés seraient destinés, il ne pourrait croire autre chose, sinon que l'on se prépare contre quelque bête farouche ou quelque monstre étrange, ennemi du genre humain. Que si on venait à lui dire que cela se prépare contre des hommes, il ne faut point douter que ce récit ne lui fît dresser les cheveux, qu'il n'eût en abomination une si cruelle entreprise, et qu'il ne maudît mille et mille fois ceux qui l'auraient conduit en une terre si inhumaine. Mais encore souffrons que les nations se

 

630

 

battent les unes contre les autres, puisque telle est notre inhumanité et notre fureur, que lorsque nous nous trouvons séparés de quelques fleuves, ou quelques montagnes, et où par quelques légères différences de langage ou de mœurs, nous semblons oublier que nous avons une nature commune. Mais que des peuples qui se sont associés ensemble sous les mêmes lois et le même gouvernement, afin de se prêter un secours mutuel ; que ces peuples, dis-je, se détruisent eux-mêmes par des guerres sanglantes, cela passe à la dernière extrémité de la fureur.

 

XXXVII. — Du Corps.

 

Le corps n'est qu'une victime que la charité consacre ; en l'immolant, elle le conserve, afin de le pouvoir toujours immoler : une masse de boue qu'on pare d'un léger ornement à cause de l’âme qui y demeure. Si un roi était obligé de demeurer dans quelque pauvre maison, ornement passager, quelque rayon de la magnificence royale. Ainsi cette terre et cette poussière qui forme notre corps, est revêtue de quelque éclat en faveur de l’âme qui doit y habiter quelque temps. Toutefois c'est toujours de la poussière , qui au bout d'un terme bien court retombera dans la première bassesse de sa naturelle corruption.

 

Plût à Dieu que je m'ensevelisse avec Jésus-Christ pour être son cohéritier! Car que faisons-nous, chrétiens, que faisons-nous autre chose, lorsque nous flattons ce corps, que d'accroître la proie de la mort, lui enrichir son butin, lui engraisser sa victime? Pourquoi m'es-tu donné, ô corps mortel, fardeau accablant, soutien nécessaire, ennemi flatteur, ami dangereux, avec lequel je ne puis avoir ni guerre ni paix, parce qu'à chaque moment il faut s'accorder et à chaque moment il faut rompre ? O inconcevable union et aliénation non moins surprenante ! Malheureux homme que je suis ! Et vous vous attachez à ce corps mortel, et vous bâtissez sur ces ruines, et vous contractez avec ce mortel une amitié immortelle ?

Je ne sais pourquoi je suis uni à ce corps mortel, ni pourquoi étant l'image de Dieu, il faut que je sois plongé dans cette boue.

 

631

 

Je le hais comme mon ennemi capital, je l'aime comme le compagnon de mes travaux ; je le fuis comme ma prison, je l'honore comme mon cohéritier.

Regarder la vie comme un faux ami; fermer les sens, vivre hors de la chair et du monde, recueilli en soi, conversant avec soi et avec Dieu. Mener une vie au-dessus de tout ce qui est visible et recevoir les idées divines, toujours nettes et immuables, nullement mélangées des formes terrestres, errantes et vagues, que le mouvement des choses humaines nous imprime. Etre par ce moyen, et devenir de plus en plus un miroir très-net de Dieu et des choses divines : s'élever à la lumière par la lumière, c'est-à-dire, à la plus claire par la plus obscure : goûter par avance la vie céleste.

 

XXXVIII. — De la Mort.

 

Voyez cette bouche ouverte, ce visage allongé, cette respiration entrecoupée, ce jugement offusqué qui revient par certains moments comme de fort loin : autant de signes prochains de la mort. Les amis du moribond, vivement affligés, se livrent à une sorte de désespoir, qui leur fait tout tenter pour rappeler le mourant à la vie : chacun s'empresse à le secourir quand on ne peut plus rien ; et dans les vicissitudes de la maladie on passe successivement de la tristesse à la joie, et de l'une à l'autre. S'il paraît quelque mieux dans l'état du malade, on aperçoit sur ceux qui l'environnent un rayon d'espérance qui illumine tout à coup le visage comme au travers d'un nuage ; et enfin, lorsque le malade est aux prises avec la mort, tout le monde court sans savoir où ; dès qu'il est expiré, la douleur éclate par les cris et les sanglots. Le temps semble adoucir le chagrin que cause cette mort : sa femme ne pleure plus et croit être tranquille ; cependant elle demeure étourdie, comme si elle était tombée du haut d'un clocher. On ne peut imaginer la mort : on croit à toute heure voir entrer le défunt : l’âme, afin de suppléer la présence de l'objet qu'elle aime, fait effort pour rendre sa douleur immortelle : son affection envers la mémoire de son ami et le désir de le faire revivre, lui fait prendre tous les moyens qui peuvent réparer sa perte. On voit par là combien on a raison de dire que cela est un des principes de

 

632

 

l'idolâtrie : un reste de l'immortalité perdue nous fait ainsi combattre contre la mort. Mais il est fort nécessaire de se préparer de bonne heure à perdre ce qui nous est cher; car dans le coup on écoute peu les consolations.

 

La mort nous doit rendre plus forts contre la douleur, et la douleur contre la mort. Dans l'heure de la mort, deux sentiments à corriger : premièrement, la crainte, celle qui trouble ; secondement, quand tout est désespéré, par dépit on voudrait bientôt finir et par impatience à cause de la douleur.

 

XXXIX. — Funestes effets des plaisirs.

 

L'intempérance a attiré les plus terribles châtiments. Il ne faut pas jeter les yeux sur l'objet, ni se permettre le moindre retour : se rappeler la femme de Lot. L'adultère de David a été plus puni que son meurtre. La volupté affaiblit le cœur et énerve le principe de droiture, comme on le voit dans Samson et dans Salomon. La volupté commence ses attaques par les yeux; ce sont les premiers qui se corrompent. L'impudicité est nommée la première et avec l'idolâtrie : elle s'excuse toujours sur sa faiblesse. La luxure et la dépense se tournent en cruauté.

 

XL. — Des Passions.

 

Le plaisir d'être maître de soi-même et de ses passions, doit être balancé avec celui de les contenter; et il emportera le dessus, si nous savons comprendre ce que c'est que la liberté.

 

Inconstantia concupiscentiœ transvertit sensum sine malitiâ (1) : « Les passions volages de la concupiscence renversent l'esprit, même éloigné du mal. » Pourquoi? Parce que errants d'un désir à un autre, à la fin il s'en trouve quelqu'un qui nous surprend ; comme un malade chagrin qu'on tâche de divertir tantôt par un objet tantôt par un autre, on lui propose des jeux de toutes façons, enfin insensiblement on l'amuse.

 

1 Sapient., IV, 12.

 

633

 

XLI. — Comment on s'engage dans les emplois.

 

Nous nous plaignons de notre ignorance; mais c'est elle qui fait presque tout le bien du monde : ne prévoir pas, fait que nous nous engageons. C'est ainsi qu'on entre dans le mariage et dans les emplois, qu'on se détermine à aller à la guerre : on n'a qu'une vue générale des incommodités qui s'y trouvent. On s'engage, on trouve mille accidents imprévus; on voudrait retourner en arrière, il est trop tard, on est engagé.

 

XLII. — Les parents ne doivent pas s'opposer à la vocation de leurs enfants. Vertus de sainte Fare.

 

Que n'a pas gâté la concupiscence? Elle a vicié même l'amour paternel. Les parents jettent leurs enfants dans les religions sans vocation, et les empêchent d'y entrer contre leur vocation.

Les parents de sainte Fare veulent la forcer d'entrer dans le mariage; mais on la veut ôter à Jésus-Christ, on lui veut ravir l'Epoux céleste. Sainte Fare s'en prend à ses yeux innocents, qu'elle éteint, qu'elle noie dans un déluge de larmes. Cette sainte, qui se renferme, a voulu n'être jamais vue et ne jamais voir.

Mais quelle fut la fécondité de sainte Fare par l'union qu'elle contracta avec l'Epoux céleste? Le voisinage, tout le royaume, l'Angleterre même, recueillirent les précieux fruits de ce mariage tout divin. Elle enfanta à Jésus-Christ saint Faron son frère, que je ne puis nommer sans confusion et sans consolation : sans consolation, parce qu'il m'apprend mes devoirs; sans confusion, parce qu'il accable mon infirmité par l'exemple de ses vertus. Diocèse de Meaux, ce que tu dois à Fare est inestimable : tu lui dois saint Faron. Et vous, mes filles, qui avez pour mère et pour modèle sainte Fare, donnez par vos prières un imitateur de saint Faron à ce diocèse.

 

XLIII — Vertus de sainte Gorgonie.

 

Elle ne s'est point souciée de se charger d'or, ni de pierreries, ni de cette beauté étrangère qu'on achète ou qu'on s'attache par artifice, faisant une idole de l'image de Dieu. Point de rouge que

 

634

 

celui que causait la pudeur, ni de blanc que celui que donne l'abstinence : elle laissait les autres ornements à celles à qui la pudeur est une honte, qui désirent la santé pour la beauté, l'embonpoint, la vivacité pour le teint; laides par leur beauté empruntée, déshonorées par leurs ornements artificiels, défigurées par leur air, choquantes et importunes par leur agrément affecté.

Qui a plus su? Qui a moins parlé? O corps exténué ! ô âme qui soutenait le corps presque sans aucune nourriture ! ou plutôt ô corps contraint de mourir avant la mort même, afin que l’âme fût en liberté ! ô membres tendres et délicats, couchés sur la dure! ô gémissements ! ô cris de la nuit pénétrant les nues, perçant jusqu'à Dieu! ô fontaines de larmes, sources de joie! O Eve! ô appât du plaisir sensible et goût du fruit défendu, surmontés parla continence ! O Jésus-Christ ! ô sa mort ! ô son anéantissement et sa croix, honorés par la pratique de la pénitence! O femme, qui a fait voir que la différence du sexe n'est pas dans l'esprit ni dans le cœur !

 

XLIV. — Honneur dû aux Saints.

 

Le vrai honneur que nous devons rendre aux Saints, c'est de les imiter. Leurs reliques nous prêchent, en nous invitant à suivre leurs exemples; elles nous demandent un reliquaire vivant, les vertus, le cœur.

 

XLV. — Des Prédicateurs.

 

Condition périlleuse des prédicateurs, à qui il n'y a rien ni tant à désirer, ni tant à craindre que la satisfaction et même le profit de leurs auditeurs.

 

Nous parlons contre le luxe, et on nous l'amène devant nos yeux; nous élevons nos voix contre les irrévérences scandaleuses, et nous n'entendons autre chose. Il y a quelques gens de bien qui gémissent en leur conscience, qui disent en eux-mêmes : Ils ont raison. Mais nous ne les connaissons pas; ils se cachent parmi la presse et ils nous échappent.

 

 

Précédente Accueil Suivante