La doctrine catholique sur le Purgatoire
par Charles JOURNET
1. Les limbes et le purgatoire.
2. La peine temporelle du péché
3. La mystérieuse épreuve de
l’Eglise souffrante.
b) Le retardement de la vision.
c) L’allégresse de l’espérance
4. La pensée de saint François de Sales
sur le purgatoire.
5. Les suffrages de l’Église
militante.
b) Leur nature et leur efficacité
6. Les suffrages de l’Église
glorieuse.
2. Raison théologique d’affirmer la peine du feu en
purgatoire.
3. La peine du feu désigne une peine extérieure et physique.
4. Quelle est la nature de ce feu ?
5. L’action du feu sur les esprits.
APPENDICE II : Questions secondaires sur la prière de
l’Église souffrante.
A parler d’une manière absolue (simpliciter), l’Église qui se reforme au-delà des
portes de la mort, dans une région où il n’y a plus pour elle de progrès
possible de la charité et où elle n’a plus à subir les attaques du démon ni les
atteintes du péché, est dans un état de perfection et de consommation.
Néanmoins, sous un aspect secondaire (quantum ad aliquid[1][1]), cette Eglise pourra apparaître prisonnière et enchaînée ; les
forces vives qui sont en elles pourront être en effet accidentellement
empêchées de déployer leurs conséquences heureuses ; son état de
perfection et de consommation, demeurant en quelque sorte virtuel et entravé
s’accompagnera alors d’une intense douleur : voilà l’état de l’Église souffrante.
Quelles sont les entraves qui, au delà de la mort, empêchent une partie de
l’Église d’entrer tout de suite dans l’état de sa consommation
définitive ?
Avant la mort du Christ, la seule peine due au péché originel, parce qu’elle
n’avait pas encore été expiée par celui qui devait réconcilier le ciel et la
terre dans le sang de sa croix, suffisait à retenir loin de la gloire céleste,
dans la réclusion des anciens limbes, même les justes qui étaient morts dans la
perfection de l’amour et sans qu’il leur restât aucune faute personnelle,
fût-elle légère, à expier.
Mais depuis la mort du Christ, il n’y a plus rien qui soit capable de
fermer l’entrée immédiate du paradis à ceux qui meurent sans avoir de faute
personnelle à expier, tels les petits enfants baptisés ou les adultes dont
l’amour est parfait. C’est la seule peine temporelle due aux péchés personnels, tant qu’elle n’a pas été totalement
expiée, qui retient dans l’Eglise souffrante du purgatoire les âmes baptisées
soit en fait, soit en désir, et les empêche de passer aussitôt dans l’Eglise
glorieuse.
Il s’ensuit qu’on est obligé, pour éclairer la doctrine de l’Église
souffrante du purgatoire, de rappeler à grands traits la doctrine de la peine
temporelle du péché.
La peine temporelle du péché peut résulter soit du péché mortel soit du
péché véniel.
Montrons d’abord dans quelles circonstances le péché mortel est à l’origine
d’une peine temporelle.
Le péché mortel qui consiste toujours à préférer au Créateur la créature,
comporte un double désordre. Le premier désordre du péché mortel est dans la rupture de l’âme avec Dieu. C’est la
forme et comme l’âme du péché mortel, ce qui constitue sa perversité foncière,
sa gravité spécifique. Tandis que la charité orientait l’homme vers le Bien
infini en lequel réside sa Fin ultime, le péché mortel vient bouleverser cette
orientation de fond en comble. L’autre désordre du péché mortel est dans l’attachement
désordonné de l’âme aux biens finis. C’est la matière et comme le corps du
péché mortel. Ce désordre est secondaire. Ce qui est ici directement brisé, ce
n’est plus, en effet, comme précédemment l’ordination de l’homme au Bien incréé
et infini, c’est la droite ordination de l’homme aux biens créés et finis de
l’univers : en s’éprenant avec dérèglement de quelque bien fini, l’homme
introduit nécessairement le trouble dans la machine créée, il dérange les lois
par lesquelles l’univers tout entier, l’univers des âmes et l’univers sensible lui-même, devait s’acheminer vers les fins
assignées par Dieu. Ces deux désordres du péché mortel sont simultanés. Et il
faut noter encore que, par l’acte du péché mortel, l’homme ayant anéanti dans
son cœur la charité, principe intérieur de vie et de redressement, a rendu ces
deux désordres irréparables et éternels.
L’ordre divin prévaudra nécessairement à la fin, et c’est le pécheur
révolté qui viendra se meurtrir contre lui, d’autant plus durement que la
révolte aura été plus violente. Voilà ce qu’on appelle
l’heure de la répression, de la peine, de la punition. Le premier désordre du
péché mortel était une rupture avec le Bien infini, une haine du Bien
infini : la peine qui lui répond est la privation de ce même Bien infini,
que l’âme continue de haïr, mais auquel elle sent maintenant qu’elle était
radicalement ordonnée. C’est là une peine en quelque sorte infinie en valeur, en intensité, la peine du dam. Le second
désordre du péché mortel était un attachement désordonné au bien créé qui est
fini ; la peine correspondante est finie
en valeur, en intensité, c’est d’une part la peine du remords qui est la
revanche de la raison autrefois violée ; et d’autre part la peine du sens
- ainsi appelée non parce qu’elle serait ressentie par les seules puissances
sensibles (les démons la ressentent), mais parce qu’elle a son origine dans le
monde extérieur même sensible - ou
peine de feu, qui est la revanche de la création extérieure autrefois
contrariée. Et comme la charité, capable de réparer ici-bas l’un et l’autre
désordre, a été arrachée de l’homme, la peine infinie du dam, et la peine finie
soit du remords, soit du sens, sont toutes trois éternelles. Vue de très haut,
comme la voient les élus dans le Miroir du Verbe, cette obligation à la peine,
par laquelle le désordre rentre dans l’ordre, et le péché malgré lui coopère à
l’harmonie de la création, doit apparaître comme étant sur l’univers la marque
et l’empreinte brillantes de cette Sagesse et de cette Douceur
toutes-puissantes qui donneront finalement le Royaume aux pauvres et la Terre
aux doux. Les saints ont pressenti les convenances d’une loi qui semble dure et
cruelle à beaucoup : « L’ordre de la justice, dit saint Thomas,
demande que la peine soit attachée au péché ; et c’est quand l’ordre est
sauvegardé que se découvre la Sagesse du gouvernement divin. Au fond, la peine
réservée au péché est comme le signe qui manifeste la bonté divine et la gloire
de Dieu ».[2][2]
C’est la justice divine surtout qui parait lorsque le
désordre du péché mortel fait retour à l’ordre par la répression terrible
de l’enfer. Justice toujours mêlée de miséricorde car, dit
saint Thomas[3][3], les peines des
réprouvés restent toujours en deçà de leurs démérites. C’est pourquoi nous
avons dit que la peine du dam était d’une valeur, d’une intensité qui
n’est infinie qu’en quelque sorte[4][4], à savoir pour autant
qu’elle prive les damnés d’un Bien qui est infini[5][5]. Mais souvent, avant
l’heure de la punition, Dieu intervient ici-bas dans les âmes où rien ne
l’appelait, pour les faire renaître à la grâce qu’elles avaient perdue :
cette conversion,
cette justification est l’œuvre de la miséricorde divine - mêlée toujours
de justice, car les pécheurs sont pardonnés à cause de leur repentir. Comment
s’opère-t-elle ? De même que la rose vient non point de Dieu tout seul qui
du dehors l’attacherait toute faite au rosier, ni du rosier tout seul, mais de
Dieu faisant fleurir le rosier, ainsi la justification du pécheur viendra non
pas de Dieu tout seul (tendance luthérienne), ni de l’homme tout seul (tendance
pélagienne), mais elle sera le résultat de l’action conjuguée de Dieu agissant
comme cause première et de l’homme agissant comme cause seconde.
La grâce de Dieu meut d’abord le pécheur à faire un libre acte d’amour
par lequel il se déprend du mal pour s’éprendre du bien, se dégoûte du péché
pour goûter Dieu. Cet acte d’amour est, dans la justification du pécheur,
l’acte suprême, qui anime tous les autres. Il relève de la charité théologale.
C’est, en effet, le visage de la Déité qu’il cherche ; il n’est pas en
quête de quelque bien créé. Il est pure attraction
vers la Bonté infinie ; de lui-même, il ne fait pas retour sur les
égarements antérieurs et il n’a pas en lui, à parler proprement, de regret,
d’amertume, de souffrance. Mais, s’il est l’acte suprême, il n’est pas l’acte
unique de la justification.
Le pécheur, touché d’un tel amour de Dieu, est en effet un homme qui se
souvient de son passé et qui revoit, en esprit, ses souillures ; il
comprend la gravité du double désordre où il est tombé, d’une part en offensant
un Dieu dont il éprouve maintenant les bontés, d’autre part en se rebellant
contre l’ordre de la création qu’il souhaiterait n’avoir jamais perturbé. Alors
l’amour de Dieu, la charité (vertu théologale) fait naître dans ce pécheur des
désirs brûlants de travailler, toujours soutenu par Dieu, et autant qu’il est
possible, à effacer, à compenser, à réparer ce passé dont le souvenir est un
poids intolérable. Une attitude d’âme s’impose, s’affirme, s’accuse d’autant
plus fortement que l’amour de Dieu est plus véhément et le sentiment de
l’ignominie ancienne plus aigu. Cette attitude d’âme est celle de la réparation,
de la pénitence (vertu morale).[6][6]
La pénitence a deux égarements à déplorer, deux désordres à réparer. Elle
devra réparer premièrement le désordre par lequel le pécheur a rompu avec le
Bien infini. C’est le rôle de la contrition. Elle renie explicitement la séparation
passée, elle en souffre ; et ce reniement, qui s’accompagne d’amertume, de
tristesse, lui est un premier moyen de la compenser. Elle travaille ainsi à
rétablir l’âme dans l’amitié divine. Pourrait-il, en effet, y avoir parfaite
réintégration dans l’amitié divine sans le regret de la contrition, à la fois
amer et doux, douloureux et apaisant ? Au terme de cette démarche, l’âme a
recouvré l’amitié avec Dieu. Sa souillure (macula peccati) est lavée. L’obligation à la peine du
dam, infinie en quelque sorte en valeur, en intensité (reatus poenae damni), est
annulée. S’il demeure encore une obligation à la peine du sens, finie en
valeur, et relevant d’un attachement déréglée aux biens changeants (rectus poenae sensus)
cette dette, d’insolvable qu’elle était quand la charité était absente, est
devenue solvable ; du même coup, la peine du sens, d’éternelle en durée
qu’elle était, est devenue temporelle. La pénitence devra réparer secondement
le désordre par lequel le pécheur s’est incliné coupablement vers les biens
changeants, s’est en quelque sorte confondu avec eux. Il va falloir en
conséquence qu’il se sépare d’eux par le renoncement volontaire et la sainte
acceptation des souffrances quotidiennes, afin qu’après avoir trop accordé à
son sens propre, il ramène à l’égalité de la justice, grâce à ces privations,
ce qu’il avait troublé dans la création. C’est le rôle de la satisfaction
volontaire. Contrition et satisfaction, voilà donc les deux formes de la
réparation volontaire, les deux voies de la pénitence. Elles sont en droit
et abstraitement nettement
distinctes, l’une relative à la peine du dam, l’autre à la peine du sens ;
mais en fait et concrètement la
contrition s’accompagne toujours d’un commencement de satisfaction :
elle ne va pas en effet sans douleur volontaire, sans restrictions, sans
mortifications, sans pénalités volontaires elles aussi, et par conséquent
capables de satisfaire dans une certaine mesure à l’obligation de la peine du
sens. Aussi, faut-il dire que plus la contrition sera véhémente, plus aussi la
peine qui l’accompagne sera aiguë, la satisfaction considérable, et
l’obligation à la peine du sens allégée.
Parfois même la contrition pourra devenir si forte qu’elle provoquera dans
le pécheur une amertume, une souffrance assez intenses pour compenser
subitement toute la délectation mauvaise trouvée naguère dans le mal, et
qu’elle fera jaillir des yeux ces fleuves de larmes dont parle l’Église,
capables en un coup « d’éteindre les incendies de flammes mérités par le
péché ». Mais ce sont là des conversions miraculeuses comme celle de la
pécheresse qui baigne de ses larmes les pieds de Jésus, ou comme celle de saint
Paul.
En dehors de ces cas miraculeux où la contrition et la satisfaction, tout
en restant distinctes, sont pleinement accomplies simultanément, la douleur
annexée à la contrition pourra bien constituer une satisfaction initiale et partielle, mais elle ne
pourra pas tenir la place d’une satisfaction ultérieure et rigoureuse. La
compensation totale de la peine due au péché se fera donc non pas au moment
même où est remise la faute grave, mais seulement lorsque seront accomplis tous
les actes de la pénitence. Cette doctrine de la pénitence progressive adoptant
en quelque sorte les lois de notre nature faite pour passer peu à peu de la
puissance à l’acte, de l’imparfait au parfait, a été consacrée à plusieurs
reprises par le concile de Trente[7][7]. Le concile s’est
attaché à montrer cette vérité traditionnelle que la grâce du Christ doit
parvenir différemment par le sacrement du baptême à ceux qui avaient péché par
ignorance, et par le sacrement de pénitence à ceux qui « une fois délivrés
de la servitude du péché et du démon et enrichis par le don du Saint-Esprit, n’ont pas craint de violer sciemment le
temple de Dieu et de contrister le Saint-Esprit »[8][8] ; il s’ensuit que
le renouvellement par le sacrement de pénitence reste inaccessible sans
« beaucoup de pleurs et de peines, et que c’est à juste titre que la
pénitence a été appelée par les saints Pères un baptême de douleur, laboriosus quidam baptismus[9][9] ». Le concile a pris soin, en outre, d’indiquer les racines que cette
doctrine a dans l’Ecriture[10][10] ; rappelons, par
exemple, les pénalités infligées à Adam même après son repentir et après
l’annonce qui lui est faite d’une rédemption (Gen.,
III, 16) et celles infligées à David même après la demande et l’obtention du
pardon (II Samuel, XII, 13).
« Après donc, dit saint Thomas, que l’homme a obtenu la rémission de
son péché et qu’il est réintroduit dans la grâce, il demeure obligé à une
peine, par la justice divine. S’il entreprend de subir cette peine de plein gré,
il satisfait à Dieu, puisque, par son travail et sa
souffrance, il retrouve, en se punissant lui-même, l’ordre institué divinement,
et qu’il avait transgressé pour suivre sa volonté propre. Mais s’il
n’entreprend pas de son chef de subir cette peine, il faudra que Dieu la lui inflige,
car ce qui est soumis à la providence divine ne saurait rester toujours
désordonné ; la peine alors ne s’appellera plus satisfactoire,
puisqu’elle n’a pas été élue par le sujet ; elle s’appellera purificatrice (purgatoria),
car le pécheur, par la punition qu’on lui applique, est comme purifié lorsque
tout ce qu’il y a en lui de désordonné est ainsi ramené à l’ordre. Aussi
l’apôtre dit-il (I Cor., XI, 31) : « Si nous nous examinions
nous-mêmes, nous ne serions pas jugés ; mais le Seigneur nous juge et nous
châtie afin que nous ne soyons pas condamnés avec ce monde. »[11][11] L’obligation de subir
une peine subsiste donc après le pardon des péchés. Cette peine doit être subie
ici-bas, par libre élection ou par l’acceptation patiente et amoureuse des
afflictions de la vie présente, et c’est la satisfaction. Sinon, elle sera subie plus tard sans
qu’il y ait choix et alors que son acceptation ne sera plus capable de faire
monter dans l’âme le niveau de la charité, et c’est le purgatoire.
Chez ceux qui sont dans la charité parfaite, est-il dit au Libro della divina dottrina
de sainte Catherine de Sienne, ce qui est effacé, est non seulement la faute mais la peine qui suit la faute. Tandis que chez la plupart, qui sont dans
la charité commune (nella carità commune),
ce qui est effacé c’est bien la faute, en ce sens que délivrés du péché mortel
ils reçoivent la grâce : mais n’ayant pas un amour et une contrition
suffisantes pour satisfaire à la peine, ils
vont aux peines du purgatoire,
et sont transférés au second et dernier lieu de purification[12][12].
Il nous reste à montrer, maintenant, comment le péché véniel peut être, lui
aussi, à l’origine d’une peine temporelle.
De même que dans un être vivant le mal est irréparable et mortel lorsqu’il
tend à supprimer le principe vital, mais réparable tant qu’il laisse subsister
ce principe ; ainsi dans un acte moral le mal est irréparable et mortel
lorsqu’il détruit l’ordre essentiel de l’homme à la Fin dernière, assuré par la
charité, mais réparable lorsqu’il reste en deçà de la rupture avec Dieu et que
la charité continue d’habiter dans l’âme de l’homme. Ce mal moral, réparable
par le principe de vie surnaturelle immanent à l’homme, est appelé péché
véniel.
La notion de désordre moral, de péché, n’est donc
attribuable que par analogie, par proportion, au péché mortel et au péché
véniel, tout comme la notion d’être n’est attribuable que par analogie à
la substance et à l’accident. Dans le cas du péché mortel, en effet, le
désordre porte sur l’ordre à la fin
dernière ; dans le cas du
péché véniel, le désordre porte sur l’usage des moyens. Or, inconséquence
dans l’usage des moyens ne signifie pas nécessairement désaffection de la
fin ; certains malades, qui observent irrégulièrement leur régime, ne
cessent pas pour autant de désirer vivement la santé. Dans le cas du péché
mortel. le désordre supprime la charité ; dans le cas du péché véniel, le désordre supprime la ferveur de la
charité, c’est-à-dire l’acte de la charité et des vertus qu’elle régit. Dans un cas, le désordre, en détruisant
la splendeur intérieure et habituelle de l’âme, est cause d’une souillure
permanente, macula ; dans l’autre, en empêchant le seul rayonnement
extérieur et actuel de l’âme, il la dépare, certes, mais sans véritablement la
souiller.
Si donc la notion de péché ne convient que par analogie au péché mortel et
au péché véniel, il faut conclure que la notion de pénitence, elle aussi, se
dira analogiquement de la réparation due au péché mortel et de la réparation
due au péché véniel. En effet, lors de la réparation du péché véniel, la
charité qui n’était point détruite n’a pas à naître à nouveau dans l’âme. En
outre, la détestation des fautes vénielles par lesquelles on n’a point rompu
véritablement avec Dieu n’est comparable que proportionnellement avec la
détestation des fautes mortelles, à laquelle seule est réservé, à proprement
parler, le nom de contrition ; cette détestation du péché véniel porte sur
ce qui avait contrarié la ferveur de la charité, c’est-à-dire l’acte de la
charité, et non, pas comme la contrition sur ce qui avait détruit la charité
elle-même et l’ordre radical de l’âme à la fin dernière. Le regret du péché
véniel et la contrition ou regret du péché mortel sont ainsi deux analogués de la notion de déplaisir et de détestation
laquelle, avec la notion de satisfaction, composera la notion complète de
pénitence, compensation, réparation.
Saint Thomas se demande quand se fera, chez beaucoup de chrétiens, le
dernier acte de déplaisir et de détestation qui viendra réparer pleinement ce
qu’il y avait de faute non encore
suffisamment regrettée dans les péchés véniels de leur vie. Il est bien
probable dit-il, que les fidèles qui sentent venir la mort, font un grand acte
de charité pour se rapprocher de Dieu et détester tous leurs péchés même
véniels : et cet acte suffit à balancer la faute (culpa) de leurs péchés véniels ; peut-être même
suffira-t-il dans certains cas, à balancer encore la peine (poena)
due à leurs péchés véniels ; et cela se produira quand l’intensité de
leur charité sera si grande qu’elle pourra, comme l’explique Cajetan[13][13] ou bien provoquer
directement une douleur satisfactoire suffisante
ou bien mériter à ces âmes une participation spécialement intime aux fruits de
la passion du Christ. C’est aussi la pensée de sainte Catherine de Gênes que
l’acte de charité des mourants peut suffire à effacer toute la faute de leurs
péchés véniels passés : « Pour ce qui est les âmes du purgatoire,
elles n’ont que la peine ; la coulpe a été effacée à l’instant de la mort,
parce qu’elles ont été trouvées déplorant leurs péchés et repentantes d’avoir
offensé la bonté divine »[14][14]. Mais alors qu’en
est-il des âmes surprises par la mort sans avoir pu regretter la faute de leurs
péchés véniels ? Voici comment répond saint Thomas. Quand un grand bien
est éloigné d’une âme et qu’un grand mal s’approche d’elle, cette âme désire
intensément se joindre à ce grand bien et échapper à ce grand mal. Mais l’âme
qui se détache du corps pour entrer en purgatoire voit s’approcher d’elle un
grand mal, à savoir la peine acerbe du purgatoire, et s’éloigner d’elle le plus
grand des biens extérieurs à savoir la vie éternelle. Aussi, un fervent désir
s’élève instantanément (statim)
en elle. Mais comme la ferveur de
l’amour n’est pas compatible avec la faute vénielle, il faut dire que la faute
des péchés véniels est remise dès l’entrée au purgatoire[15][15]. Cet acte d’amour fait
après la mort n’est pas méritoire et n’a donc pas pour effet d’élever le niveau
de la vertu de charité, ni d’effacer ou de diminuer la peine temporelle du
péché, son seul résultat est d’enlever l’obstacle qui gênait la ferveur de la
charité, c’est-à-dire le libre exercice de la charité, impedimentvm venialis culpae[16][16].
Mais ni l’acte d’amour des chrétiens qui voient venir la mort, sauf dans le
cas où il est particulièrement intense et où la douleur qui lui est annexée
représentera une pleine satisfaction, ni surtout l’acte d’amour accompli au
seuil du purgatoire, ne supprimeront l’obligation de subir une peine
temporelle. Même lorsque la faute du péché véniel est totalement effacée,
l’obligation à la peine subsiste. Le péché véniel, en effet, suppose, lui
aussi, un attachement déréglé aux biens créés, lequel est comme le corps et le
support d’une défaillance portant non certes, comme dans le cas du péché
mortel, sur les fins de la vie
morale, mais simplement sur les moyens de tendre à Dieu, par des actes
bons et vertueux. Or, cet attachement déréglé ne pourra entrer dans l’ordre que
par la peine, qu’on appellera satisfactoire si
elle est accomplie ici-bas, qu’on nommera purificatrice si elle est
différée jusqu’au temps du purgatoire.
Ainsi donc, soit le péché mortel lorsque sont effacés la souillure qu’il
comportait et la peine à la fois infinie et éternelle qu’il méritait, soit le
péché véniel quand est remise la faute qui le constituait, entraînent comme
conséquence une peine temporelle que la charité, si elle était intense, serait
capable d’expier ici-bas, mais qui, pour la plupart des cas, restera à expier
en purgatoire. L’existence du purgatoire et de l’Eglise souffrante, même si
elle n’avait en sa faveur ni texte biblique[17][17] comme celui de II
Macchabées, XII, 43-16, ni d’allusions scripturaires, comme celles de Mathieu,
V, 26, Matthieu, XII, 32, I Corinthiens, III, 15, ni monuments archéologiques
ou témoignages patristiques devrait néanmoins être reçue comme implicitement
affirmée soit dans les données révélées concernant le péché mortel et sa
réparation progressive moyennant le secours gratuit de la
miséricorde divine, soit dans les données révélées concernant la distinction
des péchés mortels dont la peine est de soi irréparable et éternelle et des
péchés véniels dont la peine est de soi réparable et temporelle. « Ceux
qui nient le purgatoire, disait saint Thomas[18][18], s’élèvent contre la
justice divine ». Ils s’élèvent aussi contre la sainteté divine, ne
comprenant plus que la Jérusalem céleste est si parfaite que « jamais rien
d’impur n’entrera en elle » (Apoc. XXI, 27).
.
Essayons de représenter en quelques mots le mystère de l’épreuve du
purgatoire.
Au moment de franchir le seuil du purgatoire, les âmes ont été purifiée, de
toute la faute, de toute la coulpe de leurs péchés. Mais elles demeurent encore
pour la plupart[19][19] sous des chaînes, sous
« la rouille du péché » dit Sainte Catherine de Gênes[20][20], sous « les restes
du péché » dit saint Thomas, c’est-à-dire sous le coup d’une obligation à
la peine. La pureté de Dieu est si délicate et sa justice si exigeante que rien
de ce qui porte, en quelque façon que ce soit, les traces du péché, ne
peut, avant d’avoir été parfaitement purifié, paraître devant lui.
Il faudra donc que les chaînes des âmes soient brisées, que leur rouille
soit nettoyée, que leur obligation à la peine temporelle soit accomplie.
C’est le rôle des souffrances purificatrices, appelées peine du sens, ou
peine du feu, qui retiennent l’âme dans le lieu du purgatoire.
« De la part de Dieu, dit sainte Catherine de Gênes, le paradis n’a
point de portes, mais quiconque veut y entrer, entre, car le Seigneur est tout
miséricorde, et il se tient, vis-à-vis de nous, les bras ouverts pour nous
recevoir dans sa gloire. Mais je vois aussi que cette divine essence est d’une
telle pureté (elle l’est bien plus que nous ne pouvons l’imaginer), que l’âme
qui a en soi le moindre atome d’imperfection se précipiterait en mille enfers
plutôt que de demeurer, avec une tache, en la présence de la Majesté infinie.
Trouvant donc le purgatoire disposé pour lui enlever ses souillures, elle s’y
élance, et elle estime que c’est par l’effet d’une grande miséricorde qu’elle
découvre un lieu où elle peut se délivrer de l’empêchement qu’elle aperçoit en
elle. » [21][21]
« Aucune langue, ajoute la sainte au même endroit, ne saurait
exprimer, aucun esprit ne saurait se faire une idée de ce qu’est le
purgatoire. » Elle estime que, pour la peine du sens, elle peut y être
égale à la peine de l’enfer. Elle remarque que « néanmoins l’âme souillée
de la plus petite tache reçoit le purgatoire comme l’effet d’une grande
miséricorde et ne l’estime pas, pour ainsi dire, au prix de ce qui fait
obstacle à son amour »[22][22]. Saint Thomas, qui se
pose dans les Sentences la question
du lieu du purgatoire, après avoir relevé que l’Écriture n’enseigne rien
expressément sur ce point, estime qu’on peut considérer comme probable
l’opinion suivant laquelle un feu identiquement situé punirait les damnés et
purifierait les justes[23][23]. Un peu plus loin, il
tient que la peine du feu, en purgatoire, parce qu’elle atteint l’âme
elle-même, laquelle est au principe de la sensibilité du corps, excède toutes
les souffrances de cette vie[24][24]. En parlant « non
pas du feu éternel qui punira éternellement les impies », mais du feu qui
purifiera ceux qui selon le mot de l’apôtre seront sauvés comme par le feu (I Cor., III, 15), saint Augustin disait déjà
« que ce feu sera plus douloureux que tout ce que l’homme peut souffrir en
cette vie ».[25][25]
Cependant, cette souffrance du purgatoire est sainte.
Elle ne vient point, remarque saint Thomas, « par le ministère des
démons, dont les âmes du purgatoire ont déjà triomphé » ; elle ne
vient pas non plus « par le ministère des anges qui n’oseraient affliger
aussi douloureusement ceux qu’ils regardent déjà comme leurs célestes
concitoyens » ; elle vient « de la seule justice divine : sola justitia divina electi post hanc vitam purgantur ». C’est donc la seule Église militante,
ce n’est déjà plus l’Église souffrante, qui est exercée et éprouvée par le
contact des démons.
Elle est volontaire, non pas sans doute, explique saint Thomas, à la
manière de la souffrance satisfactoire que nous
pouvons ici-bas librement choisir ou librement accepter comme moyen d’entrer
dans un plus grand amour : elle est volontaire à la manière d’une peine
qui ne fera pas grandir l’amour, mais qu’on voit qu’il est nécessaire de
supporter. Sainte Catherine de Gênes nous représente les âmes du purgatoire
comme profondément accordées à la volonté divine qui les purifie :
« Ces âmes endurent leurs peines si volontiers qu’elles n’en voudraient
pas ôter le moindre atome ; elles reconnaissent qu’elles les méritent en
tous points et qu’elles sont bien ordonnées, de sorte qu’elles ne se plaignent
pas plus de Dieu, quant à la volonté, que si elles étaient déjà dans les
délices de la vie éternelle »[26][26]. Et encore :
« Ces âmes sont si intimement unies à la volonté de Dieu, et si
complètement transformées en elle, que toujours elles sont satisfaites de sa
très sainte ordonnance. Et si une âme était admise à voir Dieu, avant encore
quelque peine à purger, ce lui serait une grande injure et un tourment pire que
dix purgatoires, car elle comprendrait que la pure bonté et la souveraine
justice divines ne pourraient la supporter ; ce serait chose inconvenante,
pour Dieu d’abord, puis aussi pour l’âme qui verrait que Dieu n’est pas
pleinement satisfait ; cette âme, s’il lui manquait un seul petit instant
d’expiation, en éprouverait un tourment intolérable, et elle irait plutôt en
mille enfers pour s’enlever un peu de rouille, que de se tenir en la présence de
Dieu sans être entièrement purifiée »[27][27]. Voilà le sentiment
profond de l’Église souffrante ; il est fait non d’amertume et de révolte,
mais de patience et de douceur.
Tant que la peine temporelle de leurs péchés n’a pas été entièrement
expiée, les âmes n’ont point accès à la vision béatifique dont elles se sentent
profondément indignes. Elles ne sont point encore sous le régime de la charité
du ciel, éclairée par la lumière de gloire et rassasiée par la possession suprême
de la Déité ; elles restent sous le régime de la charité de l’exil,
éclairée par la lumière obscurcie de la foi et soutenue par les désirs de
l’espérance.
L’Église souffrante est donc pareille sous cet
aspect à l’Église militante tout entière, que l’on prenne celle-ci sous la loi
de nature, sous la loi ancienne, sous la loi de grâce. Sous les deux états de
l’Église du purgatoire et de l’Église de la terre une continuité foncière et
substantielle demeure. C’est, ici et là, le corps du Christ comme en formation,
vivifié par les trois vertus théologales de foi, d’espérance et de charité, les
deux premières étant provisoires, la dernière seule étant immortelle. C’est,
ici et là, l’Église en marche vers le repas de la patrie. « Bien qu’après
la mort les âmes aient, absolument parlant, achevé leur voyage, dit saint
Thomas, cependant, sous un certain aspect, elles sont encore en route, tant
qu’elles n’ont pas accès à l’ultime rétribution. Leur voyage est achevé en ce
sens qu’elles ne peuvent plus passer du salut à la damnation », en ce sens
aussi, saint Thomas l’enseigne ailleurs, que leur charité ne peut grandir et
que l’accomplissement de la peine en purgatoire comporte non pas un vrai progrès
spirituel, un accroissement
essentiel de la charité, mais le simple éloignement
d’un obstacle, la modification accidentelle de l’état de la
charité : « pourtant leur voyage n’est pas complètement achevé,
puisqu’elles ne possèdent pas encore la béatitude et peuvent être secourues par
les suffrages des vivants »[28][28].
Mais s’il faut d’abord affirmer la continuité foncière et substantielle de
l’Église sous l’état souffrant et sous l’état militant, il importe ensuite
d’insister sur la différence de ces deux états. L’exil du purgatoire n’est pas,
en effet, celui de la terre. L’exil de la terre est normal. Il est bon
et bienfaisant que les âmes commencent de vivre dans la nuit de la foi et dans
l’attente de l’espérance. Au fond, ce temps n’est pas un temps d’exil. C’est un
temps de préparation. L’exil du purgatoire, au contraire, est pénal.
Absolument parlant, il n’est pas normal. Il est normal dans la seule
hypothèse d’une peine temporelle du péché insuffisamment expiée sur la
terre, faute d’une satisfaction assez courageuse. Le purgatoire est un exil
véritable, un temps de réclusion, un état violent qui a pour cause le péché.
Parlant des terribles souffrances purificatrices de la nuit obscure, saint Jean
de la Croix écrit que « l’âme qui passe par là, ou n’entre pas dans ce
lieu (du purgatoire), ou n’y reste que très peu de temps, parce qu’une heure de
souffrances ici-bas profite plus que beaucoup d’heures après la mort. » Il
ajoute un peu plus loin, à propos des âmes du purgatoire : « Le feu,
même en les touchant, n’aurait sur elles aucune puissance, si elles n’avaient
des imperfections par lesquelles elles peuvent souffrir, et qui sont la matière
dans laquelle il prend celle-ci consumée, le feu n’a plus rien à brûler ».
C’est précisément parce qu’elles sentent que le péché est à l’origine de leur
condition que les âmes du purgatoire en souffrent comme d’un exil.
Sans doute, l’exil du purgatoire n’est pas comparable à l’exil de
l’enfer : ni le péché véniel, qui ne rompt point avec Dieu, ni le péché
mortel, s’il a été regretté et pardonné, ne peuvent mériter aux âmes du
purgatoire « d’être à proprement parler privées, même
temporairement, de la vision béatifique. Le moment où elles y accèdent est
simplement retardé pour elles, par accident, puisque tant qu’elles sont
dignes de quelque peine, elles demeurent incapables de participer à cette
suprême félicité qui consiste dans la vision ». Cependant, l’obligation de
subir la peine du sens, du fait qu’elle retarde l’entrée des âmes dans le ciel,
leur apporte par surcroît une peine plus intense encore, dit saint Thomas, que
la peine du feu, et qu’on peut appeler, en donnant à l’expression un sens
nouveau, proportionnel et très atténué - il s’agit, nous venons de le dire, non
de la privation, même temporaire, mais du simple retardement de la vision bienheureuse - : la peine du dam. En
effet, « plus un bien est désiré, plus son absence est douloureuse ;
or, le désir du Bien suprême est extraordinairement intense après cette vie
dans les âmes saintes : d’abord parce qu’il n’est plus appesanti, comme
chez nous, par le corps ; et en outre parce que, pour elles, aurait déjà
dû sonner l’heure de l’union définitive avec Dieu ; aussi s’ensuit-il
qu’elles souffrent extraordinairement du retard qui leur est imposé, de retardatione
maxime dolent »[29][29].
Pour
expliquer cette peine, sainte Catherine de Gênes, compare la souffrance des
âmes du purgatoire à celle d’un homme qui meurt de faim, mais qui sait avec
certitude que bientôt du pain lui sera donné : « Les âmes du
purgatoire ont l’espérance de voir le pain et de s’en rassasier parfaitement ;
mais elles souffrent une faim cruelle et sont dans une grande peine tant
qu’elles ne peuvent pas se nourrir du pain, c’est-à-dire de Jésus-Christ, vrai
Dieu sauveur et notre Amour »[30][30]. La sainte pense que la
peine du sens n’est rien pour l’âme du purgatoire en comparaison de cette
seconde peine : « Le purgatoire ne lui est rien en qualité de
purgatoire ; l’instinct brûlant qui la pousse et qui se trouve empêché
constitue son véritable tourment »[31][31]. C’est la peine du
désir qui es,t la peine suprême du purgatoire : « Lorsque
l’âme, intérieurement illuminée, se sent attirée par le feu du grand amour de
Dieu, elle se liquéfie complètement à la chaleur de cet ardent amour de son
très doux Seigneur : voyant ensuite, à la clarté de la lumière surnaturelle,
que Dieu ne cesse jamais de l’attirer à son entière perfection et de l’y
conduire avec grand soin et continuelle providence ; reconnaissant que
Dieu agit par pur amour et qu’elle de son côté, arrêtée par le péché, ne peut
suivre l’aiguillon de Dieu,
c’est-à-dire le regard unitif que le Seigneur lui donne pour la tirer à
lui ; comprenant aussi la gravité de l’obstacle qui retarde pour elle la
contemplation de la lumière divine ; poussée enfin par l’instinct puissant
qui voudrait que rien ne l’empêchât d’être attirée par ce regard unitif
- ; voyant et éprouvant toutes ces choses, je dis que c’est là ce qui
engendre la peine (du clam) que les âmes éprouvent en purgatoire… Si l’âme
pouvait découvrir un autre purgatoire plus terrible que celui dans lequel elle
se trouve, elle s’y précipiterait vivement, poussée par l’impétuosité de
l’amour qui existe entre Dieu et elle, et afin de se délivrer plus vite de tout
ce qui la sépare du souverain Bien »[32][32].
Cependant tandis qu’elle est sujette à des souffrances que les mots humains
restent incapables de traduire, l’Église du purgatoire a son cœur soulevé par
une inépuisable allégresse, car elle sait de certitude surnaturelle qu’elle est
à jamais sauvée et que chaque moment de la durée la rapproche invinciblement de
l’instant ineffable où la gloire de Dieu lui apparaîtra et où tous ses désirs
seront assouvis. C’est l’enseignement commun des théologiens, et saint
Bellarmin fait remarquer que la sécurité où est l’Église souffrante, sans
exclure l’attente de l’espérance, exclut cependant toute ombre de crainte du
péché et de la damnation éternelle. Ce n’est pas encore la sécurité de l’Église
glorieuse, où les élus n’ont plus ni de crainte
certes, ni même d’espérance, ils ont la possession. Mais c’est une sécurité
bien plus haute que celle de l’Église militante, où les justes n’ont au sujet
de leur salut éternel qu’une certitude d’espérance impuissante à exclure toute
raison de craindre.
Une paisible sécurité, inconnue à la terre, remplit l’Église du purgatoire
d’un contentement qui passe toute conception. « je
ne crois pas, dit sainte Catherine de Gênes, qu’il puisse se trouver de
contentement comparable à celui qu’éprouve une âme en purgatoire, sauf celui
que ressentent les saints en paradis. Et chaque jour, ce contentement augmente
par l’influence que Dieu exerce sur cette âme. Le contentement croit à mesure
que l’empêchement à l’influence se consume. L’empêchement n’est autre que la
rouille du péché. Le feu consume la rouille et en même temps l’âme se découvre
de plus en plus à l’influence divine. Il en est comme d’une chose
couverte : elle ne saurait correspondre à la réverbération du soleil, non
pas par défaut du soleil, qui luit sans cesse, mais à cause de l’obstacle
qu’oppose la couverture ; si la couverture se consume, l’objet se
présentera au soleil, et plus l’enveloppe se consumera, plus aussi l’objet
correspondra à la réverbération. Ainsi, la rouille, c’est-à-dire (la peine du)
péché est la couverture de l’âme ; elle se consume en purgatoire par le feu,
et plus elle se consume, plus aussi l’âme correspond à Dieu, qui est le vrai
soleil ; à mesure que la rouille diminue et que l’âme se découvre au rayon
divin, le contentement augmente ; de cette sorte, le bonheur croit et la
rouille s’efface jusqu’à ce que le temps soit accompli »[33][33].
Comment comprendre la coexistence, dans les âmes du purgatoire, d’une
souffrance spirituelle inexprimable, qui vient de ce qu’elles sentent l’heure
de la vision retardée par leur péché, et d’un contentement spirituel inexprimable
qui vient de ce qu’elles savent avec certitude que la partie est gagnée et qu’infailliblement
elles passeront à la vision divine ? Il est vrai, dit saint Thomas, qu’à
l’étage de la sensibilité, la tristesse qui contracte le cœur et la joie qui le
dilate ne peuvent coexister ensemble dans un même homme. Mais il en est
autrement à l’étage spirituel, car « âme spirituelle ni ne se contracte ni
ne se dilate. Aussi, la tristesse et la joie spirituelles, si elles se réfèrent
à des choses différentes ou à la même chose considérée sous des aspects
différents, ne se détruiront pas et ne seront pas incompatibles. Rien n’empêche
alors qu’un même homme soit à la fois heureux et contristé. Lorsque par exemple
nous voyons un juste persécuté, nous sommes en même temps heureux de le voir
juste, et malheureux de le voir persécuté : ces deux sentiments ne se
neutraliseront pas, et plus sa grandeur d’âme nous transportera, plus ses
afflictions nous contristeront[34][34]. En conséquence, la
coexistence dans le purgatoire d’une souffrance spirituelle inexprimable et
d’un bonheur spirituel inexprimable, loin de sembler impossible paraissent être par excellence le mystère du purgatoire.
C’est la pensée même de sainte Catherine de Gênes : « Les âmes du
purgatoire ont à la fois une satisfaction excessive et une peine extrême, sans
que l’un de ces deux sentiments empêche l’autre »[35][35].
Parce qu’il trouvait qu’on oubliait un peu d’en parler Saint François de
Sales a voulu insister sur le côté lumineux du purgatoire,
« Son opinion, dit Jean-Pierre Camus, évêque de Belley, était que de
la pensée du purgatoire nous pouvions tirer plus de consolation que
d’appréhension. La plupart de ceux, disait-il, qui craignent tant le
purgatoire, le font en vue de leur intérêt et de l’amour qu’ils ont pour
eux-mêmes, plus que pour l’intérêt de Dieu. Et cela vient de ce que ceux qui en
parlent dans les chaires ne représentent ordinairement que les peines de ce
lieu, et non les félicités de la paix qu’y goûtent les âmes qui y sont. »
« Il est vrai que les tourments en sont si grands que les plus
extrêmes douleurs de cette vie n’y peuvent être comparées : mais aussi les
satisfactions intérieures y sont telles qu’il n’y a point de prospérité ni de
contentement sur la terre qui les puissent égaler. »
« 1. Les âmes v sont dans une continuelle union avec Dieu. »
« 2. Elles y sont parfaitement soumises à sa volonté, ou pour mieux
dire, leur volonté est tellement transformée en celle de Dieu, qu’elles ne
peuvent vouloir que ce que Dieu veut, en sorte que si le paradis leur était
ouvert, elles se précipiteraient plutôt en enfer que de paraître devant Dieu
avec les souillures qu’elles voient encore en elles. »
« 3. Elles s’y purifient volontairement et amoureusement, parce que
tel est le bon plaisir divin. »
« 4. Elles veulent y être en la façon qu’il plaît à Dieu, et pour
autant de temps qu’il lui plaira. »
« 5. Elles sont impeccables, et ne peuvent avoir le moindre mouvement
d’impatience, ni commettre la moindre imperfection. »
« 6. Elles aiment Dieu plus qu’elles-mêmes et que toute chose, d’un
amour accompli, pur et désintéressé. »
« 7. Elles y sont consolées par les anges. »
« 8. Elles y sont assurées de leur salut, dans une espérance qui ne
peut être confondue dans son attente. »
« 9. Leur amertume très amère est dans une paix très profonde. »
« 10. Si c’est une espèce d’enfer quant à la douleur, c’est un paradis
quant à la douceur que répand la charité dans leur cœur ; charité plus
forte que la mort et plus puissante que l’enfer, de qui les lampes sont de feu
et de flammes. »
« 11. Heureux état, plus désirable que redoutable : puisque ces
flammes (flammes qui causent la peine du dam) sont flammes d’amour et de
charité ! »
« 12. Redoutables néanmoins (flammes qui causent la peine du sens),
puisqu’elles retardent la fin de toute consommation, qui consiste à voir Dieu
et à l’aimer, et par cette vue et cet amour le louer et le glorifier dans toute
l’étendue de l’éternité. »
« Sur ceci, il conseillait fort de lire l’admirable Traité du
Purgatoire qu’a fait la bienheureuse Catherine de Gênes. »[36][36].
Les âmes qui sont en purgatoire, écrit donc saint François de Sales, y sont
« volontairement et amoureusement, parce que tel est le bon plaisir
divin » et veulent y demeurer en la façon qu’il plaît à Dieu et pour
autant de temps qu’il lui plaira », Sainte Catherine de Gênes avait
auparavant développé une pensée pareille. Les âmes du purgatoire, disait-elle
« n’ont plus d’élection propre, elles ne peuvent plus vouloir que ce que
Dieu veut, elles sont ainsi fixées. Si quelque aumône abrégeant le temps leur
est faite par ceux qui sont encore dans le monde elles ne sauraient se
retourner avec affection pour considérer cette aumône si ce n’est sous la très
juste balance de la volonté divine. Elles laissent faire Dieu en toutes choses,
et il se paie ainsi qu’il plaît à son infinie bonté… Elles reçoivent ainsi dans
l’immobilité tout ce que Dieu leur donne ; et ni plaisir, ni contentement,
ni peine, ne peuvent jamais les faire se replier sur elles-mêmes »[37][37].
La résignation totale des âmes du purgatoire ne les empêche pas de désirer
ardemment les prières de ceux qui vivent sur la terre. Elles veulent, en effet,
avant tout, la venue du règne de Dieu. Elles souffrent intérieurement qu’il ne
puisse se manifester pleinement en elles, et que le rayonnement de sa gloire y
soit comme empêché. En même temps, elles savent que les prières, les
intercessions et plus généralement les suffrages
c’est-à-dire les secours de
l’Église militante sont capables de hâter l’avènement définitif du royaume en
elles. Elles comprennent que par une disposition merveilleuse de Dieu, qui veut
que tous les membres du corps du Christ s’entraident, le sort de l’Église qui
est hors du temps a été lié dans une certaine mesure au sort de l’Église qui
est encore dans le temps. « Si tu te tournes vers le purgatoire, est-il
dit dans le Libro della divina
dottrina de sainte Catherine de Sienne, tu y
trouveras ma douce et inexprimable providence pour les pauvres âmes
malheureuses qui, par ignorance, ont perdu leur temps. Parce qu’elles sont
séparées de leur corps, elles n’ont plus le temps, où il est possible de
mériter. Aussi, j’ai pourvu à les secourir par vous-mêmes qui êtes encore dans
la vie mortelle et qui avez le temps pour elles. Mutuelle dépendance des morts
et des vivants, qui est un aspect du grand dogme de la communion des saints, en
vertu duquel tous les fidèles unis dans l’amour du Christ forment un seul
corps, dont « ni la mort, ni la vie, ni les choses présentes, ni les
choses futures, ni aucune créature », ne peut briser l’unité, laquelle est
si étroite et si délicate que les souffrances d’un membre se communiquent à
tous les autres tant qu’ils sont encore dans la condition de souffrir, Saint
Bellarmin[38][38] a rappelé le
raisonnement traditionnel que Pierre de Cluny opposait aux partisans de Pierre
de Bruys : « L’Église
tout entière forme un seul corps dont le Christ est la tête. Il s’ensuit qu’il
doit y avoir communication de vie entre le chef et les membres et entre les
membres eux-mêmes, selon le mot de saint Paul que si un membre souffre, touts les membres souffrent avec lui (I Cor.. XII, 26). Or,
les justes qui sont morts sont membres de ce corps, car ils sont unis soit à
nous, soit à Dieu par la foi, l’espérance, et la charité. Aussi St Augustin
peut-il dire, dans le De civitate Dei, lib.
XX, cap. 9, que les âmes des justes qui sont
morts ne sont point séparées de l’Église qui est, déjà, maintenant, le royaume du Christ, que les
fidèles, même, morts, sont les membres du corps du Christ. La conséquence c’est que les vivants peuvent et doivent aider les
morts ». Le rôle de l’Église militante apparaît ici dans toute sa beauté.
Quand elle vient au secours de l’Église souffrante, elle travaille à
l’avènement du règne de Dieu par delà les frontières de la mort. Elle aide les
âmes, selon le mot de Dante, à devenir
saintes et à se faire belles ; plus encore, elle avance l’heure où leur charité, déliée de toutes les entraves
laissées par le péché, commencera de procurer à Dieu, pour l’éternité, la
gloire parfaitement pure qu’il en attend.
Les suffrages, c’est-à-dire les secours de l’Église militante peuvent être
distingués d’abord en deux grandes classes suivant la manière dont ils sont
transmis à l’Église souffrante du purgatoire.
Dans la première classe, il faut placer toutes les actions, toutes les
œuvres, quelles qu’elles soient, intérieures ou extérieures, qui procèdent de
la charité surnaturelle. Elles profitent à toutes les âmes du purgatoire,
lesquelles sont aussi dans la charité surnaturelle. « Tous ceux qui sont
dans la charité, dit saint Thomas, font comme un seul corps. Il s’ensuit que le
bien de l’un se répand sur tous les autres, à la manière dont la main, par
exemple, ou quelque membre que ce soit, est utile à tout le corps. Ainsi le
bien que fait un homme profite à chacun de ceux qui sont dans la charité, selon
le mot du psaume (dans la Vulgate) : J’ai eu part avec tous ceux qui le craignent et qui gardent tes
commandements. » Saint
Thomas avait écrit plus tôt pareillement que l’œuvre de l’un peut profiter à
l’autre « quand ils communiquent ensemble dans la racine de l’œuvre,
c’est-à-dire dans la charité, laquelle est au principe des œuvres
méritoires : en conséquence, tous ceux qui sont unis entre eux par la
charité reçoivent de leurs œuvres mutuelles un réconfort (emolumentum)
mesuré selon l’état de chacun, et qui se fera sentir jusque dans la patrie
du ciel où chacun se réjouira du bien de l’autre : aussi la communion des
saints est-elle un article du symbole »[39][39] c’est là, en effet, une
vérité qui est contenue dans le dogme de la communion des saints, sans pourtant
en épuiser le sens. Saint Thomas remarque plus loin[40][40] que lorsqu’ils sont
transmis en vertu de la charité qui rend toutes choses communes, les suffrages
apportent aux âmes du purgatoire comme une « consolation intérieure »
qui est communiquée non pas seulement à l’âme à laquelle on aura pensé en
faisant quelque bonne œuvre, mais à toutes ensemble, sans qu’elle y perde
rien ; « car la joie s’accroît d’autant plus qu’elle se communique
davantage ». Et même la plus grande joie ne sera pas nécessairement pour
l’âme à laquelle on aura pensé, mais pour ceux dont la charité sera plus
grande, à la manière dont un cierge allumé dans la maison d’un riche éclaire
tout le monde et plus encore les autres que le riche, s’ils ont de meilleurs
yeux.[41][41]
A côté des suffrages qui parviennent aux défunts en vertu de l’union de la
charité (propter unionem charitatis)
et dont ils reçoivent une consolation spirituelle, il faut placer les
suffrages plus directs qui leur parviennent en vertu d’une intention expresse
de les secourir (propter intentionem in eos directam)
et dont ils reçoivent la remise partielle, ou même totale, de la peine
temporelle de leurs péchés.
Ces suffrages peuvent être offerts d’une manière commune pour tous les défunts du purgatoire. Ils
profitent alors à tous. Cependant, ils leur sont répartis par Dieu non point
également, ni non plus proportionnellement au degré de leur charité essentielle
- comme c’était le cas pour les suffrages précédents -, mais, dit Cajetan,
proportionnellement à la dévotion spéciale qu’ils auront apportée pendant leur
vie à s’approcher du sacrement de pénitence, à satisfaire pour leurs péchés, à
obtenir des indulgences, à secourir les âmes du purgatoire[42][42].
Ces suffrages peuvent, d’autres fois, être offerts d’une manière spéciale
pour un ou plusieurs défunts. Alors, il ne serait plus exact, ce serait
l’erreur de Wicleff, de prétendre qu’ils ne profitent
pas plus à ces défunts qu’à tous les autres. « Il n’y a pas de doute, dit
saint Thomas, que de tels suffrages profitent davantage à ceux auxquels ils
sont adressés ; en conséquence si l’on fait pour quelqu’un de nombreux
suffrages, il sera délivré plus vite de la peine du purgatoire que d’autres
pour qui l’on n’en fait point même si, de part et d’autre, les péchés étaient
égaux. »[43][43]. Il faut ajouter
cependant que l’application des suffrages à une âme déterminée se fait
conformément au dessein de la miséricorde et de la justice infinies de Dieu et
sous réserve de sa ratification. Il s’ensuit d’abord que si l’âme que l’on
cherche à secourir est hors d’état de l’être, par exemple si elle est en enfer
ou déjà au ciel, les suffrages qui lui étaient destinés aideront d’autres
âmes : « Il est croyable que si quelque chose reste des suffrages
adressés à des âmes désignées particulièrement - et si par exemple ces âmes
n’en ont pas besoin -, l’excédent sera dispensé par la miséricorde divine à
d’autres âmes qui en ont besoin »[44][44]. Il s’ensuit encore que
les suffrages adressés particulièrement à un défunt en purgatoire, s’ils lui
parviennent toujours dans une certaine mesure, ne lui parviennent cependant que
proportionnellement au souci implicite ou explicite avec lequel il a travaillé
pendant sa vie mortelle à l’expiation de la peine temporelle du péché ; en
sorte que ceux qui sortent de cette vie à peine en état de grâce, sans s’être
beaucoup préoccupés de satisfaire pour leurs péchés passés, ni de prier pour
les défunts, même si l’on priait ensuite beaucoup pour eux, ne recevraient
qu’un secours bien diminué, la justice divine punissant ainsi l’insouciance et
la dureté de leur cœur[45][45]. Si donc, on opposait à
cette doctrine sur les suffrages particuliers que ceux qui sont riches et qui
laissent des amis peuvent compter après leur mort, à cause de leurs aumônes par
exemple et du souvenir de leurs amis, sur des suffrages plus nombreux que ceux
qui sont pauvres et délaissés, il sera facile de répondre que les pauvres,
s’ils en sont dignes, peuvent recevoir des seuls suffrages communs, plus que ne
reçoivent, des suffrages tant particuliers que communs des riches moins dignes
qu’eux. Mais on pourra encore ajouter, en répondant cette fois d’une manière
beaucoup plus radicale, ces admirables paroles de saint Thomas, qu’après tout
« il n’y a pas d’inconvénient que les riches, sous un aspect, celui de l’expiation
de la peine du péché, soient plus
privilégiés que les pauvres ; car cet avantage compte pour ainsi dire pour
rien si on le compare au degré de
possession du royaume des cieux, où
les pauvres sont privilégiés, selon la parole du Seigneur (Luc, VI,
20) : « Bienheureux vous qui êtes pauvres, car le royaume des cieux
est à vous ».
Les suffrages de la seconde classe, c’est-à-dire les suffrages communs ou
particuliers, qui sont dirigés vers les défunts par une intention expresse de
les secourir, propter intentionem in eos directarn sont à leur tour de deux sortes.
Les premiers tirent leur vertu de la prière : ils sont utiles à
l’Église souffrante par voie de supplication, (per viam impetrationnis).
Ce sont les suffrages par lesquels nous sollicitons la miséricorde divine
de hâter l’entrée des défunts dans le lieu de rafraîchissement, de lumière et
de paix qui leur est préparé. Nous savons bien que nos plus humbles
prières ne sont pas impuissantes à procurer une fin si haute, puisque Jésus
lui-même nous a enseigné à implorer et à supplier pour que le règne de Dieu
arrive.
Les seconds suffrages ont le caractère d’une satisfaction que nous offrons
à Dieu en vue d’abréger, au moins partiellement, la satisfaction que doivent
accomplir les âmes du purgatoire. Ils viennent en aide à l’Église souffrante
par voie de satisfaction, per viam satisfactionis. C’est ici le moment de noter que la
satisfaction compensatrice que nous offrons à Dieu pour les âmes du purgatoire
peut naître directement d’une bonne œuvre,
par exemple d’une privation, d’une aumône, que nous aurons faite sous
l’inspiration de la grâce divine. D’autre fois, lorsqu’il y a indulgence applicable aux âmes du
purgatoire, la satisfaction compensatrice est puisée par l’Église dans le
trésor des satisfactions surabondantes du Christ, de la Vierge et des saints
que l’Église, dans de certaines conditions et pour une certaine mesure, met
pour ainsi dire entre nos mains, en nous donnant la faculté, au lieu de les
retenir pour l’expiation de la peine de nos péchés, de les offrir pour les âmes
du purgatoire. Mais qu’elle naisse directement d’une bonne œuvre ou qu’elle
naisse d’une indulgence, la satisfaction compensatrice qui est applicable aux
vivants en stricte justice, per viam justitiae, n’est transférée aux âmes du purgatoire
que par voie de miséricorde par mode de suffrage, per viam misericordiae, per rnodum suffragii. Cajetan en apporte deux raisons
voisines. La première, c’est, dit-il, que la souffrance expiatoire d’ici bas et
la souffrance expiatoire du purgatoire ne sont pas univoques mais
proportionnelles en sorte que la première compense la seconde non pas en
rigueur de justice, mais dans la mesure où elle est agréée par Dieu, un peu à
la manière dont une amende peut parfois compenser l’emprisonnement. La seconde
raison c’est que le for de l’Église militante est au for de l’Église souffrante
un peu dans le rapport où le for civil, plus bénin, est au for criminel, plus
rigoureux. Il s’ensuit que les indulgences seront données différemment aux
vivants et aux défunts ; aux premiers par mode d’absolution, aux seconds par mode de suffrage[46][46]. Cependant, même
transmises par mode de suffrage aux âmes du purgatoire, les indulgences, parce
qu’elles ôtent ou diminuent la peine qui retarde leur entrée au ciel et
l’instant de leur suprême bonheur, représentent un trésor inestimable.
Pour terminer ce paragraphe sur les suffrages de l’Église militante, il
faut ajouter que lorsque nous avons distingué ceux qui résultent de la seule
charité et ceux qui sont transmis en vertu d’une intention expresse, ces
derniers se subdivisant selon qu’ils consistent dans une prière ou dans
l’offrande d’une satisfaction compensatrice, nous avons voulu opposer avant
tout et premièrement les titres d’efficacité des suffrages et non pas
directement les actions, les démarches, les œuvres que supposent ces suffrages.
La même action ou la même œuvre peut être, en effet, efficace à plusieurs
titres. Pour ne parler que de l’action par excellence, celle de la messe, où la
valeur infinie de la rédemption de la croix est comme amenée au milieu de nous,
elle est, à elle seule, efficace à plusieurs titres : d’abord par voie de charité[47][47], car elle unit à l’Église souffrante du purgatoire
l’Église militante qu’elle contribue à former constamment dans le monde ;
ensuite par voie de prière et par
voie de satisfaction puisqu’elle
représente l’Église militante de chaque génération co-offrant avec le Christ le
sacrifice de la croix à la fois impétratoire et
propitiatoire non seulement pour les vivants mais aussi pour les morts.
Si la valeur de la messe, qui n’est pas autre que celle de la Croix, est de
soi infinie, néanmoins, chaque messe n’apporte en fait à l’Église souffrante
qu’un secours fini, lequel est limité d’une part suivant la dévotion de
l’Église militante, d’autre part suivant la plus ou moins grande réceptivité
des âmes du purgatoire. C’est donc, pour une portion capitale, la dévotion de
l’Église militante pour la messe qui mesure les bienfaits qu’en retirent les
défunts du purgatoire. L’étroite dépendance dans laquelle l’Église souffrante a
été mise par rapport à l’Église militante apparaît ici clairement.
Elle apparaît encore si l’on considère la manière dont s’exerce, pour une
part importante l’intercession de l’Église glorieuse en faveur des âmes du
purgatoire. La prière de l’Église glorieuse est pure, sainte, irrépréhensible.
Il faut ajouter qu’elle est d’une valeur infinie, si l’on inclut en elle la
prière théandrique du Christ. L’intercession de l’Église glorieuse est donc, de
soi, pleinement suffisante à délivrer toutes les âmes du purgatoire. Cependant
son efficacité est pratiquement finie. Quand l’intercession de l’Église
glorieuse s’exerce spontanément, elle est limitée par les seules dispositions
des âmes du purgatoire. Mais elle s’exerce en outre en dépendance de l’Église
militante. Elle est alors limitée, à la façon, semble-t-il, dont est limitée
l’efficacité de la messe ; d’abord selon la dévotion de l’Église militante
à implorer pour les âmes du purgatoire cette intercession glorieuse ;
ensuite, selon les dispositions inégales des’ âmes du purgatoire à être
secourues[48][48].
C’est donc entre le mains de l’Église militante
que Dieu a voulu placer, pour une part importante, le sort de l’Église
souffrante. Non seulement elle peut, elle-même, prier et satisfaire pour
l’Église souffrante. Mais elle peut appeler sur elle, pour qu’elle soit plus
vite entraînée vers le lieu du rafraîchissement, vers la béatitude du repos,
vers la clarté de la lumière, la prière incomparable de Jésus en croix, de la
Vierge secourable et consolatrice, et de toute la cour céleste. « O Dieu,
donateur de pardon et désireux du salut des hommes, dit, dans une de ses
oraisons pour les défunts, l’Eglise militante, nous supplions votre clémence,
d’accorder par l’intercession de la
bienheureuse Marie toujours vierge et de tous nos saints, à ceux de nos frères, de nos proches,
de nos bienfaiteurs qui ont quitté ce siècle de parvenir à la possession de la
béatitude perpétuelle. »
On sait que la peine du feu n’est pas explicitement mentionnée dans le
passage que le concile de Trente a destiné au purgatoire, et dont voici la
traduction :
« L’Église catholique, instruite par
l’Esprit Saint ; les Écritures sacrées et l’antique tradition des Pères,
ayant enseigné clans les saints conciles et tout récemment dans le présent
concile œcuménique que le purgatoire existe, et que les âmes qu’il retient sont
secourues par les prières des fidèles et plus encore par le sacrifice de
l’autel que Dieu agrée - ; le saint concile ordonne en conséquence aux
évêques d’employer toute leur diligence pour que la saine doctrine du purgatoire,
livrée aux fidèles du Christ par les saints Pères et les saints conciles, soit
crue, reçue, enseignée et partout prêchée. Lorsqu’on prêche au peuple simple,
qu’on bannisse des sermons populaires les questions plus difficiles et plus
subtiles, qui ne contribuent pas à édifier et qui le plus souvent n’accroissent
point la piété. Qu’ils interdisent qu’on répande ou qu’on expose des doctrines
incertaines ou entachée de fausseté, Qu’ils prohibent comme scandaleux et
dangereux pour les fidèles tout ce qui a trait à la curiosité ou à la
superstition, ou tout ce qui paraîtrait gain honteux. » Denz, n° 983.
L’affirmation qu’il y a du feu en purgatoire, dit saint Bellarmin,
« n’est pas de foi, car elle n’a jamais été définie par
l’Église : et même la définition de la dernière session du concile de
Florence - dans lequel cependant les Grecs avaient affirmé ouvertement qu’ils
ne tenaient pas qu’il y eût un feu en purgatoire -, parle de l’existence du
purgatoire sans faire mention du feu. » De Ecclesia quae
est in purgatorio, lib. II, cap. 13.
Le P. Martin Jugie estime que dans les
controverses entre Grecs et Latins qui commencèrent dès le XIIIe
siècle, les Latins ont accordé à cette question de l’existence du feu en
purgatoire trop d’importance, car ni elle ne peut être prouvée avec certitude par l’Écriture, ni elle n’est appuyée, dans l’ancienne
tradition patristique, sur des textes qui soient pleinement exempts
d’obscurité. Il ajoute cependant que si elle a été niée par quelques
théologiens catholiques, elle est affirmée par l’opinion commune des catholiques. Theologia dognnatica christianorum orientatium, Paris,
1931, t. IV, p. 126.
Saint Bellarmin qualifie pareillement l’affirmation de l’existence du feu
en purgatoire de comnnunis sententia theologorum,
ou encore de sententia probabillissima. Suarez, après avoir remarqué que si
l’existence du feu en enfer est attestée par de nombreux passages de
l’Écriture, l’existence du feu en purgatoire ne peut être prouvée d’une manière
absolue par I Cor., III, 15, car le mot feu peut être pris ici au sens
imagé ; Suarez conclut que, tandis que l’existence du feu en enfer est une
vérité tellement certaine que sa négation serait qualifiée par les théologiens
de téméraire et proche de l’erreur, l’existence
du feu en purgatoire ne doit être considérée que comme une opinion théologique certaine.
De purgatorio,
dist. 46, sect. 2.
D’après ce que nous avons dit, sur l’origine et la nature de la peine du
péché mortel, c’est la rupture de
l’âme avec Dieu qui entraîne comme conséquence la peine du dam, tandis que l’attachement
déréglé aux créatures aura pour conséquence la peine du sens. Il y a donc
deux peines distinctes en enfer, celle du dam
et celle du sens.
Or, qu’à la peine du sens corresponde,
au moins partiellement, la peine du feu, cela est clairement affirmé par
l’Écriture. En outre, et c’est ici une chose importante à noter, la plupart des
théologiens gréco-russes modernes admettent que la
peine du sens se traduit en enfer, sinon toute entière, du moins en
partie, par la peine du feu, entendu au sens d’un feu réel et physique. Cf.
Martin Jugie, opus cit., pp.
199-202.
Considérons maintenant ce qui arrive lorsqu’un péché mortel est pardonné.
La rupture avec Dieu est soudain réparée et l’obligation à la peine du dam
soudain effacée. Mais la peine du sens, qui résulte de l’attachement déréglé
aux créatures, ne se détruit, hors les cas miraculeux, que peu à peu, sous
l’action ultérieure de la charité et de la pénitence. Partout où la charité et
la pénitence n’auront pas été parfaites, ce qui restera à expier, après la
mort, ce sera donc quelque chose de cette peine du sens que l’Écriture désigne
le plus souvent par le mot feu. C’est donc bien de la peine du feu que
souffrent ceux qui sont morts après avoir obtenu le pardon de leurs fautes
mortelles, sans avoir cependant suffisamment satisfait pour les expier.
Considérons encore le péché véniel. Il comporte à proprement parler non pas
une rupture avec Dieu, mais simplement un attachement déréglé aux créatures. En
sorte que la peine qu’il mérite est encore la peine du sens, désignée par
ailleurs dans l’Écriture sous le nom de feu.
En conséquence, si l’on admet, d’une part - et beaucoup de théologiens gréco-russes dissidents sont d’accord avec nous sur ce
point -, que la peine du sens comporte en
enfer la peine du feu ; si l’on admet, d’autre part, que la peine du
sens résulte, à la différence de la peine du dam, non d’une rupture avec Dieu,
mais d’un attachement désordonné aux créatures, dont les effets subsistent
après la remise du péché mortel, et qui constitue essentiellement le péché
véniel : on est obligé d’admettre qu’en purgatoire la peine du sens
comporte la peine du feu.
Laissant maintenant de côté la question de savoir
si la peine du feu n’existe qu’en enfer comme l’assurent les théologiens
dissidents gréco-russes, ou si elle existe aussi en
purgatoire comme nous le tenons, nous passons à la question de la nature de la
peine du feu.
Qu’elle soit non pas une peine morale et intérieure, mais une peine
physique et extérieure, on le déduirait théologiquement du seul fait que la
peine du sens consiste dans la revanche que prend l’univers créé tout entier, y compris l’univers visible et corporel, contre le désordre par lequel le péché
tentait de le renverser.
Mais il existe, à ce propos, un document ecclésiastique. Le 30 avril 1890,
la Sacré Pénitencerie était consultée sur le cas suivant : « Un
pénitent se présente au confessionnal et, entre autres choses, il déclare qu’à
son avis le feu de l’enfer est non pas réel
mais métaphorique, en ce sens qu’on donne aux peines de
l’enfer, de quelque nature qu’elles
soient, le nom de feu par manière
de parler ; le feu, en effet, produit la plus intense des douleurs, et il
n’y a pas d’image plus apte à signifier les peines extrêmement douloureuses de
l’enfer et à nous donner une idée de ce qu’est l’enfer. En conséquence de cette
déclaration, le curé demande s’il peut laisser les pénitents dans cette opinion
et s’il peut leur donner l’absolution ? Il ajoute qu’il s’agit ici non pas
seulement de l’opinion d’un particulier, mais d’une opinion généralement
répandue dans une région où l’on a coutume de dire : Persuadez aux seuls
enfants, si vous le pouvez, qu’il y a un feu en enfer ». A cette
consultation la Sacrée Pénitencerie répondit : « Il faut instruire
avec soin de tels pénitents, et s’ils se montrent opiniâtres ne pas les
absoudre ». F. Cavallera, Thesaurus doctrinae catholicae, Paris 1920, n° 1466.
Il résulte de ce texte que le feu de l’enfer n’est pas une simple image
utilisée pour représenter une souffrance aiguë de quelque nature qu’elle soit.
Les anciens théologiens, qui tenaient le feu pour un élément,
pensaient que la peine du feu est due à un feu de même nature que le nôtre. Mais, sur ce
point, les théologiens postérieurs ne les suivront pas. Le texte de la Sacrée
Pénitencerie, cité plus haut, a été signalé par H. Hurter,
S. J., Theologiae dogmaticae
compendium, Innsbruck, 1908, t.
III, p. 620, lequel, après avoir écarté comme téméraire ou erronée l’opinion du
feu métaphorique, suivant laquelle le mot feu servirait simplement à désigner la gravité des peines de l’enfer, ou à
signifier, comme la métaphore du ver de la conscience le remords du désespoir, défend l’opinion commune d’un feu véritable et propre, en remarquant avec sagesse :
« Quand nous disons que le feu de l’enfer est véritable et propre, nous ne voulons pas dire qu’il soit absolument
identique au feu que nous connaissons ; saint Augustin écrit, en effet, avec vérité, dans le De civitate Dei, lib. XX, cap. 16 : De quelle nature sera ce feu, en quelle partie de l’univers sera-t-il allumé, je pense que nul homme ne le sait,
sinon peut-être celui à qui l’Esprit divin la révélé. Ce qu’il nous semble nécessaire de défendre,
continue Hurter, c’est que ce feu est quelque chose
d’extérieur, de physique, de corporel, capable de causer
une vraie douleur, non quelque chose d’intérieur, de moral, de spirituel ».
Comment un feu corporel, - qu’il soit ou non de même nature que le
nôtre, cela n’importe guère ici, - peut-il atteindre des esprits qu’il
s’agisse soit des âmes séparées, soit des purs esprits comme les démons (car
l’univers visible et sensible est trop liée à l’univers spirituel pour que les
démons, par leur péché, ne l’aient pas troublé, au moins virtuellement, et pour
qu’ils n’aient pas, en conséquence, à subir la peine du feu) ?
Pour saint Bellarmin, il estime qu’ « il est impossible de savoir en
cette vie comment un feu corporel peut agir sur une âme incorporelle. » De
Ecclesia quae est in purgatorio, lib. 11, cap. 12,
Encore est-ce la tâche du théologien de montrer qu’une telle proposition
n’est pas absurde a priori, et qu’elle n’inclut pas une évidente impossibilité.
Il serait nettement contradictoire, par exemple, de soutenir que les esprits
peuvent être de soi dans un lieu ; mais il ne l’est pas, il est
même exact, de soutenir, en parlant des esprits créés, qu’ils peuvent être dans
un lieu par application de leur vertu à ce lieu. C’est même
peut-être cette dernière proposition qui permettra de répondre à la question
posée.
Les Salmanticences, De vitiis
et peccatis, disp. 18,
numéros 28-29, avec beaucoup de théologiens soit antérieurs soit postérieurs,
se rangent à l’opinion de saint Thomas (cf. par exemple De anima, a. 21,
et ad 8) qu’ils considèrent théologiquement certaine ou presque certaine.
Suivant cette opinion, les démons et les âmes séparées subissent le supplice du
feu en ce sens qu’ils sont liés au feu comme à un lieu pour y être retenus
malgré eux comme dans une dure prison ; on sait, ajoutent les
théologiens, combien l’emprisonnement peut paraître dur aux hommes et même aux
animaux sans raison ; mais on ne peut imaginer ce que doit être la
souffrance des anges et des âmes s’ils sentent qu’ils sont dominés par des
réalités matérielles et rivés pour toujours à elles.
Comment expliquer cette incarcération ? Saint Thomas note que si le feu
de l’enfer peut être un lieu de détention pour les esprits, c’est que d’abord,
servant d’instrument à la justice divine, « il les empêche d’exécuter leur
volonté propre et d’agir où ils veulent et comme ils veulent », IV Sent.,
dist. 44, qu. 3, a, 3, quaest. 3. En suivant cette
indication, Jean de Saint Thomas expliquera que le premier effet du feu est de
causer instrumentalement dans les esprits une qualité spirituelle qui lie et
immobilise leurs puissances opératives, celles surtout par lesquelles ils se
meuvent eux-mêmes et meuvent les autres choses (ligature intrinsèque) ; il
résulte dès lors que les esprits sont détenus dans le lieu où est le feu
(ligature extrinsèque, ou incarcération) ; cf. Jean de Saint Thomas, De
poena daemonum, disp. 24, a. 3, n. 23.
Saint Thomas, dans le De anima, a. 21, s’est référé lui-même à saint
Augustin, De civitate Dei, lib. XXI, cap. 10
« S’ils sont incorporels, les esprits des démons ou plutôt les esprits-démons seront, quoique sans corps, attachés pour
leur supplice à des feux corporels ; non que ces feux soient, par une
telle union, vivifiés et qu’il en résulte des êtres vivants composés d’âme et
de corps ; mais, unis à ces feux dans une étreinte ineffable et terrible,
les démons en recevront la souffrance sans leur communiquer la vie ».
Selon cette doctrine, on pourrait donc entendre au sens littéral les textes
scripturaires où il est question de l’enchaînement du démon, par exemple :
Jude 6, II Pierre, II, 4, Apoc., XX, 2.
On pourrait poser, à propos des âmes du purgatoire, quatre questions
secondaires : Prient-elles pour elles ? Nous prient-elles ?
Prient-elles pour nous ? Faut-il les prier ?
Si l’on entendait la prière au sens très large de contemplation, il
faudrait évidemment répondre avec Suarez, De
oratione in communi, cap. XI, n° 13, que les âmes du
purgatoire prient d’une manière parfaite et qu’elles sont dans un très haut
degré de contemplation et d’amour de Dieu.
Mais que dire, si l’on entend la prière au sens propre de demande.
On peut répondre, et on est ici d’accord avec Suarez, que d’abord il est
vraisemblable que ces âmes ne prient pas pour obtenir des consolations et des
douceurs, puisqu’elles préfèrent être purifiées le plus tôt possible ; si
donc leur contemplation et leur amour de Dieu leur apportent de la douceur,
c’est non pas qu’elles la cherchent mais qu’elles la-trouvent
par surcroît comme un effet naturel de leur amour.
Mais, prient-elles pour d’autres fins ? Il faut encore répondre
négativement, mais en se séparant ici de Suarez. Que pourraient-elles, en
effet, demander, sinon la délivrance d’un mal et l’obtention d’un bien ?
Or, d’une part, elles n’éprouvent d’autre mal que la détention résultant de la
peine de leurs péchés ; mais comme elles savent que le purgatoire a pour
fin d’expier cette peine, elles ne peuvent demander d’en être exemptes. Et,
d’autre part, quel bien demanderaient-elles, si elles sont confirmées en grâce
et ne cherchent pas les consolations ? En conséquence, il faut, nous
semble-t-il, nier que les âmes du purgatoire puissent, au sens propre, prier
pour elles.
L’opinion contraire est soutenue par Suarez, en dépit des raisons que nous
venons de rappeler. Suivant lui, les âmes du purgatoire demanderaient
directement à Dieu de leur abréger leur peine ; ou encore elles
demanderaient à Dieu de susciter en nous le désir de les secourir (ce qui
atténue beaucoup le caractère pénal du purgatoire et semble ramener, sur un point,
le purgatoire au status viae).
En outre, elles demanderaient des secours accidentels, même des
consolations ; mais cela paraît peu conciliable d’une part avec ce que
Suarez vient de dire du désintéressement absolu de ces âmes, et d’autre part
avec leur disposition de s’abandonner totalement au for de la justice divine.
Elles désirent ardemment les suffrages des vivants, avons-nous dit, et en
ce sens mais en ce sens seulement on peut soutenir qu’elles nous implorent.
Dieu pourra même leur permettre parfois de manifester par des révélations
particulières leur désir d’être secourues : « Nisi
scirent se liberandos, suffragia non peterent, quod frequenter faciunt », dit
saint Thomas, IV Sent., dist, 21, qu.
1, a, 1, quest. 4.
A cette question, saint Thomas et saint Bellarmin répondent différemment.
a) Saint Thomas distingue ici trois états dans lesquels peuvent être, après
la mort, les âmes justes.
Les saints qui sont dans la patrie connaissent, dans le Verbe, tout ce qui
les concerne et toutes les prières des hommes qui recourent à eux : cf.
par ex :. III, qu. 10, a. 2. Il leur appartient
en propre, remarque Cajetan, de voir les prières que nous leur adressons :
« Proprium tamen sanctorum in patria est videre orationes viatorum sibi directas. »
(In II-II, qu, 83, a. 11, n° 1.)
Les saints qui étaient dans les anciens limbes pouvaient aussi prier pour
les vivants. Car ils n’étaient pas dans un état pénal semblable à celui où, par
leur faute, les âmes du purgatoire ont été mises dans la dépendance des prières
de l’Église militante. Ils étaient dans un état supérieur au nôtre non
seulement sous le rapport de l’impeccabilité - les âmes du purgatoire aussi
sont impeccables et sur ce point nous sont supérieures - mais encore sous le
rapport de l’indépendance. Leur état était donc supérieur au nôtre absolument
parlant, simpliciter. Aussi, pouvaient-ils, à l’instar des saints qui sont dans la patrie, prier pour les vivants. Et c’est
pourquoi, lorsqu’il veut établir scripturairement que les saints qui sont dans
la patrie prient pour nous, saint Thomas peut apporter en témoignage, II-II, qu. 83, a. 11. sed contra,
l’apparition de Jérémie à Judas Macchabée : « Celui-ci est l’ami de
ses frères, qui prie beaucoup pour le peuple et pour la ville sainte, Jérémie
le prophète de Dieu » (II Mach. XV, 14), Cependant les saints des anciens
limbes, qui n’avaient pas encore la vision bienheureuse du Verbe, priaient pour
les vivants sans pouvoir, à la différence des saints du ciel, connaître les
prières des vivants. L’Écriture, remarque Cajetan,
affirme que Jérémie priait, elle ne dit pas qu’il entendait les prières des
vivants. Ou si l’on admet qu’il connaissait la prière et les épreuves de Judas
Macchabée, il faudra dire, avec Jean de Saint Thomas, De oratione, disp. 21, a. 4, n° 41, que c’était en
vertu d’une révélation divine et exceptionnelle.
Pour les âmes qui sont en purgatoire, dira saint Thomas, elles nous sont
sans doute supérieures sous un rapport puisqu’elles sont confirmées en grâce et
impeccables, mais elles nous demeurent inférieures à cause des peines
personnelles qu’elles ont à subir au for de la justice divine, et qui les
mettent, - nous l’avons expliqué -, dans la dépendance de nos prières, en sorte
que c’est non pas à elles de prier pour nous, mais à nous de prier pour elles, et secundum hoc, non sunt in statu
orandi, sed magis ut oretur
pro eis. II-II, qu, 83, a, II, ad 3.
b) Au lieu de distinguer ici trois états des âmes justes après
la mort, saint Bellarmin, qui accuse moins le caractère pénal du purgatoire que
saint Thomas, n’en distingue que deux, De
Ecclesia quae est in purgatorio, lib. II, cap. 15.
Au premier, appartiennent les saints de la patrie, qui
prient pour nous et connaissent nos prières.
Au second, appartiennent à la fois, selon lui, les saints des anciens
limbes et les âmes du purgatoire, qui prient pour nous, mais sans connaître nos
prières en particulier. Parce qu’il ne distingue pas, sous le rapport de la
possibilité de prier, les saints des limbes et les âmes du purgatoire, saint
Bellarmin apporte le texte II Mach., XV, 14, pour établir que les âmes du
purgatoire prient pour nous. L’opinion de saint Bellarmin, suivie par Suarez,
qui, sans la regarder comme certaine, la considère comme pieuse et probable, De oratione in communi, cap.
XI, n° 17 était déjà celle de Dante. Au chant XI du Purgatoire, le poète nous
représente les âmes capables de prier expressément non seulement pour elles,
mais encore pour les vivants, puisque c’est non pour elles, qui n’en ont plus
besoin, car elles sent confirmées en grâce, mais pour ceux qui sont demeurés
sur la terre, qu’elles paraphrasent la dernière demande du Pater : Ne nous laissez pas succomber à la
tentation.
Si elles connaissent nos prières, oui ; si elles les ignorent,
non. Or, saint Thomas et saint Bellarmin sont ici d’accord pour affirmer, qu’à
la différence des saints du ciel, elles les ignorent. L’un et l’autre en
concluent qu’il ne faut pas prier les âmes du purgatoire. Ceux qui sont en purgatoire,
dit saint Thomas « ne possédant pas encore la vision du Verbe, ne peuvent
connaître ce que nous pensons ou disons ; c’est pourquoi nous n’implorons
pas leurs suffrages par la prière », II-II, qu.
83, a. 4, ad 3. Voici les textes de saint Bellarmin qui, quoiqu’il tienne que
les âmes du purgatoire prient pour nous, ajoute : « Bien que cela
soit vrai, cependant, il paraît superflu, en règle ordinaire de leur demander
de prier pour nous. Car elles ne peuvent en règle ordinaire, connaître ce que
nous faisons en particulier ; elles savent seulement en général que nous
sommes entourés de dangers, comme nous ne savons, nous, qu’en général, qu’elles
sont dans les tourments. Car ni elles ne se mêlent à notre vie, comme le dit
saint Augustin au De curo
pro mortuis gerenda, cap. XIII, n° 16, ni elles ne voient
nos prières dans le Verbe puisqu’elles n’ont pas encore part à la vision, ni il
n’est vraisemblable que Dieu leur révèle, en règle ordinaire, ce que nous
faisons ou demandons ». (Le texte de saint Augustin, auquel saint
Bellarmin fait allusion appelle une réserve, car saint Augustin parle ici de sa
mère qui était au ciel et qui priait très certainement pour lui.)
Quant à l’usage des fidèles d’implorer le secours des âmes du purgatoire,
des théologiens comme Jean de Saint Thomas l’expliquent, non pas en disant que
les âmes encore en purgatoire peuvent entendre nos prières, mais en disant
qu’on peut tenir pour vraisemblable que, lors de leur entrée au ciel, elles
verront dans le Verbe toutes les prières qui leur auront été antérieurement
adressées ; et ils ajoutent que déjà maintenant Dieu peut nous aider en
prévision de leur future intercession. Cette solution est empruntée de Suarez, De oratione in
commuai, cap. X, n° 28, qui pense
qu’un tel usage ne doit pas être blâmé, bien qu’il soit d’une dévotion plus
pure de prier et de satisfaire pour les
âmes du purgatoire.
[1][1] Cf. saint
Thomas, Suppl., qu.
71, a. 2, ad 3.
[2][2] III. Contra Gent., cap. 158.
[3][3] I, qu. 21, a. 4, ad. 1.
[4][4] Afin d’exprimer cette même vérité
que la miséricorde divine tempère la peine des damnés laquelle reste toujours
en deçà de leurs démérites, et n’atteint jamais à son maximum marqué par la
justice, sainte Catherine de Gênes (1447-1510), usant d’un autre vocabulaire, dira que
cette peine n’est pas infinie : « La peine des damnés n’est pas infinie dans sa rigueur ; la grande bonté de Dieu fait
pénétrer un rayon de miséricorde même en enfer ; l’homme mort en état de
péché mortel mériterait une peine infinie sous tous les rapports ; à la
vérité, la peine ne se terminera jamais ; mais Dieu ne l’a rendue infinie
que quant au temps, elle a des bornes en intensité, et le Seigneur aurait pu,
avec justice, infliger aux damnés des douleurs beaucoup plus grandes que celles
qu’ils souffrent. » Traité du
Purgatoire, ch. IV, dans La vie et les œuvres de sainte Catherine de
Gênes, par le Vte Marie-Théodore de Bussierre,
Paris 1913, p. 189.
[5][5] On sait en quels termes admirables,
sainte Catherine de Gènes a parlé de ce mystère de la justice divine :
« Oh !
que d’amour, de bénignité, et de miséricorde, Dieu
témoigne à l’homme en ce triste monde ! Mais la justice éternelle apparaît
au moment où l’âme se sépare du corps. Si l’âme n’a rien à purifier, Dieu la
reçoit en soi et la transforme par son amour ardent et enflammé ; et à
l’instant de cette transformation, elle se trouve en Dieu et y demeure sans
fin. S’il y a quelque chose à purger ou à punir en elle, elle va, eu ce même
instant, en purgatoire ou en enfer ; le tout par la disposition du Seigneur,
laquelle envoie chacun en son lieu. »
« Chacun
porte en soi la sentence du jugement rendu et se condamne lui-même. Et si les
âmes ne trouvaient pas ces lieux ordonnés de Dieu, elles demeureraient en plus
grand tourment, parce qu’elles seraient en dehors de la disposition
divine ; vu surtout qu’il n’existe aucun (de ces) endroit (s) où il n’y
ait un reflet de la miséricorde éternelle. et, pour
cela, elles ont moins de peine qu’elles n’en pourraient avoir. »
« L’âme
a été créée de Dieu,
pour Dieu, et ordonnée par Dieu, et ne peut trouver de repos qu’en
Dieu. Les damnés sont en Dieu par justice ; s’ils étaient hors
de l’enfer, ils auraient un beaucoup plus grand tourment, car ils se
trouveraient en contradiction avec la disposition de l’Éternel. Celle-ci leur
donne un instinct terrible d’aller en ce lieu qui leur est destiné ; en
n’y allant pas, ils auraient double peine. Cependant, ils n’y vont pas pour avoir moins de peine, mais comme forcés par l’ordre souverain de Dieu,
lequel ne peut faillir. » Dialogues
entre l’âme, le corps, l’amour-propre, l’esprit, l’humanité et
Notre-Seigneur, op. cit., p. 346.
[6][6] Toute la pénitence se réduit donc à
travailler, sous l’impulsion de l’amour, à la réparation des péchés passés.
La
septième erreur de Luther, condamnée par Léon X, dans la bulle Exsurge Domine, est ainsi rédigée : « C’est un adage véridique et plus
lumineux que la doctrine de tous ceux qui ont jusqu’ici disserté
sur les contritions que ne plus
recommencer est la souveraine pénitence,
qu’une nouvelle vie est la
meilleure pénitence. » Denz., n° 747.
Cajetan
fait remarquer, en effet, qu’au sens où il est approuvé par Luther, ce dernier
proverbe veut nier soit la nécessité de la contrition, soit la nécessité de la
satisfaction, Opuscula omnia, Venise
1612, t. I, tract. 31, 1, a. 1.
Un
peu plus tard, le concile de Trente déclarera que « la contrition comporte
non seulement la cessation du péché, la résolution de changer, de vie, mais
encore la détestation de la vie ancienne, selon les mots d’Ezéchiel, XVIII,
31 : « Jetez loin de vous vos
iniquités et vos prévarications, et
faites-vous un cœur et un esprits neufs », Denz,
n° 897. Anathème, ajoutera-t-il, à qui dit que la meilleure pénitence
n’est ni plus ni moins qu’une vie nouvelle », Denz, no 923.
C’est
la doctrine des saints. Saint Thomas la résumait avec netteté avant le temps de
Luther : « Il ne suffit pas de cesser
l’offense pour l’effacer ; il y faut encore une compensation » III,
qu. 85, a. 3. Ce sera la doctrine de saint Jean de la Croix :
« L’oiseau qui s’est laissé prendre à la glu doit s’imposer un double
travail : se détacher et se purifier ; il en est de même de celui qui
cède à ses appétits, il doit s’en détacher, et une fois libre, se purifier de la colle qui lui est
restée ». Avisos y sentencias espirituales, n°
22, Silverio de santa
Teresa, Obras de san Juan de la Cruz, Burgos, 1931, t. IV, p. 234.
[7][7] Denz., numéros 904, 922, 925.
[8][8] Denz., numéro 904.
[9][9] Denz., numéro 895.
[10][10] Denz., numéros 904 et 897.
[11][11] III Contra
Gent., cap. 158.
[12][12] Qu’on prenne garde de ne pas
confondre la charité parfaite, qui efface jusqu’à la peine totale du péché, et ce que les théologiens modernes ont appelé la contrition parfaite, qui n’efface que la faute du péché mortel et qui reste compatible avec la charité
commune.
[13][13] « Potest
enim contritio ex duplici capite tollere, in toto vel in parte, poenam sensus. Primo ex poenalitate sibi annexa ; secundo ex merito passionis
Christi. » Quaestiones de contritione, quaesit. 4, n° V, édit. léonine, t. XII,
p. 345. Nous transférons ici à la détestation du péché véniel, ce que Cajetan
dit de la contrition.
[14][14] Traité
du purgatoire, ch. IV, op. cit., p. 188.
[15][15] De malo,
qu. 7, a. 11, obj. 16, et ad. 16.
Saint
Thomas rétracte ainsi dans le De malo (1263 à 1268), ce qu’il avait dit dans les Sentences (1254 à 1256), où il estimait
que « si un homme mourait en état de grâce, mais avec une faute vénielle,
celle-ci serait effacée par le feu du
purgatoire ; car la peine du
purgatoire étant d’une certaine façon volontaire aurait, en vertu de la grâce,
le pouvoir d’expier toute faute compatible avec l’état de grâce. » IV Sent., dist. 21, qu. 1, a. 3, quaest. 1.
[16][16] De malo,
qu. 7, a. 11, fin et ad 5.
Cependant,
à un autre titre, on pourrait considérer cet acte comme capable d’accroître la
charité de l’âme.
En effet, certains théologiens comme Jean de Saint
Thomas, et, après lui, les Salmanticences, Billuart, etc…. pensent que les mérites surnaturels, autrefois
obtenus par une âme en état de grâce, mais qui auraient été annulés par un
péché mortel subséquent, peuvent, dans une certaine proportion, revivre à la
faveur de l’acte d’amour intense que fait cet âme entrant au purgatoire, élever
ainsi en elle le niveau de la divine charité, lui préparer, un plus haut degré
de gloire essentielle et une plus profonde pénétration de la vision béatifique,
Jean de Saint Thomas, De poenitentia, disp. 36, a 2, n° 1 à 19.
Notons cependant, à ce propos, que d’autres théologiens
thomistes, comme Banez, qui citent, entre autres
textes de saint Thomas, celui qu’on lit III, qu. 89, a. 5, ad 3, pensent que de
tels mérites annulés par un péché mortel subséquent, revivent non pas de
manière à accroître, dans quelque mesure que ce soit, la charité de l’âme, ni
son degré de gloire essentielle et de vision béatifique, mais seulement de
manière à apporter à l’âme un supplément de gloire accidentelle, Banez, in II-II, qu. 24, a. 6.
En
tout cas, ce qu’il faut affirmer avec l’Église, c’est que, une fois l’âme entrée eu purgatoire, elle ne peut plus mériter et sa charité ne peut plus
s’accroître ; cf. la proposition 38, condamnée dans la bulle Exsurge Domine : « Animae in purgatorio non sunt securae de earum salute, saltem
omnes ; nec probatum
est, ullis aut rationibus aut Scripturis, ipsas esse extra statum merendi, vel augendae caritatis ».
Denz., n°778.
[17][17] La proposition 37, condamnée par
Léon X dans la bulle Exsurge Domine, porte : « Le purgatoire ne peut être prouvé par aucune
autorité scripturaire qui soit canonique. » Denz., n° 777. (On sait que Luther
rejetait la canonicité du second livre des Machabées.)
On
trouvera, dans le traité de saint Bellarmin sur le Purgatoire, l’interprétation
que les Pères ont donnée des textes scripturaires signalés ici et la réponse
aux difficultés soulevées à leur propos par les Réformateurs, De Ecclesia quae est in
purgatorio,
lib., I, cap. III-VIII.
[18][18] IV Sent., dist. 21, qu. 1, a. 1, quast. 1.
[19][19] A moins qu’elles ne soient élevées
ici-bas à la charité parfaite qui efface totalement même la peine temporelle du
péché. C’est d’une telle charité que parle saint Jean de la Croix dans la Nuit obscure : « Comme dans l’autre vie les esprits se purifient avec un feu
ténébreux matériel, dans cette vie ils se purifient et se nettoient avec un feu
d’amour, ténébreux spirituel. La différence est que là ils se nettoient par le
feu ; ici ils se nettoient et s’illuminent par le seul amour. C’est un tel
amour qu’implore David, quand il dit : Cor mundum crea in me Deus », Noche oscura, lib. II, cap.
12, Silverio, t. II, p. 456, numéro 1.
Il
faut noter à ce propos que c’est en vertu
de la douleur satisfactoire qu’ils provoquent qu’un tel amour et qu’une
telle contrition parviennent à effacer la peine temporelle du péché. « Le
déplaisir du péché passé, remarque Cajetan avec profondeur, ne comporte pas
sans cloute nécessairement une
pénalité, puisqu’il subsistera dans la patrie, où il n’y aura plus de place
pour aucune pénalité. Mais dans tout
sujet capable d’éprouver une douleur ou une peine, ce déplaisir entraîne naturellement avec lui
une pénalité : nous souffrons communément, en effet, des choses que nous
avons faites et qui nous déplaisent. Aussi, est-ce sous cet aspect qu’il faut
dire que toute contrition, de soi et absolument, en vertu de la pénalité qui lui est annexée, efface quelque
chose de la peine du sens. » Quaestiones de contritione, quaesit. quartum, n° V, édit.
léonine, t. XII, p. 345. Elle pourra même, quand la charité qui l’inspire sera
parfaite, effacer totalement la peine du sens.
[20][20] « Le Seigneur leur remet immédiatement
la coulpe, parce qu’elles sont sorties de la vie présente, contrastées et
confessées de leurs péchés, et avec la ferme volonté de n’en plus commettre. Il
ne leur reste donc que la rouille du péché, elles s’en purifient par le feu, au
moyen de la peine. » Traité du
purgatoire, ch. V. op. cit., p. 190.
[21][21] Traité du purgatoire,
ch. VIII, op. cit, p. 193.
[22][22] Ibid
[23][23] IV Sent., dist. 21,
qu. 1, a. 1, quaest. 2.
[24][24] Ibid., quaest.
3.
[25][25] « Gravior
tamen erit ille ignis, quam
quidquid potest homo pati in hac vita. »
Enarr. In Psalm.
XXXVII, n° 3.
[26][26] Traité du purgatoire,
ch. XVI, op. cit., p. 203.
[27][27] Ibid., ch. XIV, p. 201.
[28][28] IV Sent., dist. 45, qu. 2,
a. 1, quaest. 2, ad 3.
[29][29] Saint
Thomas, ibid.
A
l’opinion de saint Thomas, suivant laquelle même la moindre peine du purgatoire (c’est pour saint Thomas la peine du
feu) excède la plus grande souffrance de cette vie, saint Bellarmin préfère
l’opinion de saint Bonaventure suivant laquelle seule la plus grande peine du purgatoire (ce serait
pour ces deux Docteurs la peine du feu elle-même) excède la plus grande
souffrance de cette vie. Saint Bellarmin atténue donc beaucoup la peine du dam
en purgatoire, et il en donne pour raison que, chez les âmes qui s’y trouvent,
le sentiment de l’absence du souverain Bien doit être comme neutralisé par la
certitude prochaine du salut.
Au
contraire, saint Jean de la Croix, dans un texte que nous citerons tout à
l’heure, exagère la peine du dam en purgatoire, estimant que les âmes du
purgatoire sont plongées dans des souffrances si dures qu’elles perdent la
connaissance de leur salut et en viennent à se croire damnées.
Il
nous semble qu’il faut tenir, en s’appuyant sur l’autorité de saint Thomas
d’Aquin et de sainte Catherine de Gênes, que, dans les âmes du purgatoire, une
peine du dam extrêmement douloureuse et une joie intense de se savoir sauvées,
peuvent coexister sans se neutraliser aucunement.
[30][30] Traité
du purgatoire, ch. VI, op. cit., p. 191.
[31][31] Ibid., ch. XI, op. cit., p. 198.
[32][32] Ibid., ch. IX, op. cit., p. 195.
[33][33] Ibid., ch. 11, op. cit., p.
184.
[34][34] Cf. saint
Thomas, III, qu. 84, a. 9, ad 2.
[35][35] Traité du purgatoire,
ch. III, op. cit., p. 199.
[36][36] L’Esprit de saint François de Sales, XVI,
9, Paris 1747, p. 406.
[37][37] Traité
du purgatoire, ch. XIII, op. cit., p. 200.
[38][38] De Ecclesia
quae est in purgatorio,
lib. II, cap. 15.
[39][39] Cf. saint
Thomas, Suppl., qu.
71, a. 1.
[40][40] Cf. saint Thomas, Suppl., qu.
71, a. 12 et 13.
[41][41] Cf. saint Thomas, Quodlibet., II, a. 14.
[42][42] Cf. saint
Thomas, Opuscula omnia, t. I, tract. 16, qu. 5.
Pour
appuyer cet enseignement suivant lequel le secours est donné aux défunts du
purgatoire proportionnellement à la dévotion qu’ils ont mise à satisfaire à
leurs péchés. Cajetan renvoie au passage où saint Thomas explique que lors de
la descente aux enfers, le Christ a délivré non seulement les anciens justes
retenus dans les seuls limbes sans avoir aucune peine temporelle à expier, mais
encore quelques-uns seulement des justes qui expiaient en purgatoire la peine
temporelle de leurs péchés, laquelle fut abrégée parce qu’ils avaient eu
pendant leur vie une dévotion spéciale à la mort future du Sauveur, I, qu. 52,
a. 8 ad 1.
[43][43] Cf. saint Thomas, Quodlibet II, a. 14.
[44][44] Cf. saint
Thomas, Suppl., qu.
71, a. 14, ad 2.
[45][45] Ces derniers mots sont de Cajetan,
Mais il semble aller trop loin en opinant que les suffrages adressés à une âme
particulière du purgatoire peuvent rester parfois sans aucun effet à cause de l’absence de dispositions de cette âme.
Une
autre opinion admet que de tels suffrages sont au contraire transmis intégralement : on pourrait lui opposer le texte où saint Thomas
remarque, d’une manière générale, que « l’effet
de la prière est limité en vertu de deux chefs : du
chef de celui qui prie, et du chef de celui pour qui l’on prie ».
Suppl., qu. 71, a. 13, ad. 3.
Entre
ces deux opinions, il y a place pour l’opinion ici adoptée suivant laquelle les
suffrages particuliers sont transmis proportionnellement
aux dispositions des défunts, lesquelles ne sont jamais nulles, puisque la
charité dans laquelle ils sont morts contenait au moins implicitement et
virtuellement le désir de satisfaire à la
peine temporelle de leurs péchés personnels et des péchés d’autrui.
[46][46] Cajetan, Opuscula
omnia, t. I, tract. 16, qu. 5.
Pour
bien faire entendre que c’est toujours en
vertu d’un acte de sa juridiction spirituelle que le souverain pontife
dispense, par les indulgences, le trésor spirituel de 1’Eglise, et que
néanmoins les indulgences sont appliquées différemment aux vivants et aux
défunts, aux premiers par voie d’absolution de la peine temporelle de
leurs péchés (les indulgences se substituent ici à la peine temporelle, et la
substitution est acceptée non par faveur, mais en justice et intégralement), et
aux seconds par voie de simple suffrage, Cajetan à recours à la comparaison d’un prince qui, par un acte de sa juridiction temporelle, dispenserait une partie du trésor
public pour venir en aide à certains de ses sujets lesquels, faute d’avoir payé
leurs dettes, auraient été incarcérées, les uns dans leur propre royaume, les autres dans un royaume étranger ;
pour les premiers, le prince les délivre à deux titres : en leur
donnant de quoi se racheter (per modum auxilii), et
en autorisant juridiquement un tel rachat (judicialiter) ; pour les seconds, il ne les délivre
qu’à un titre, c’est-à-dire en leur donnant de quoi se racheter (per modum
auxilii). il reste
encore à obtenir, mais cette fois de la bienveillance du prince voisin,
l’autorisation juridique de procéder à un tel rachat.
[47][47] Cf. saint
Thomas, Suppl., qu.
71, a. 9.
[48][48] Il n’est donc pas difficile de
répondre à D. Soto, IV Sent., dist. 45 qu. 3, a, 2, qui objecte que, si
elles étaient offertes pour les défunts, les prières de l’Église triomphante,
étant constantes, plus efficaces et plus vite exaucées que les nôtres,
suffiraient à évacuer le purgatoire.
Saint
Bellarmin appelle téméraire la conclusion où Soto estime donc devoir affirmer
que les saints ne prient pas pour les âmes du purgatoire, De ecclesia quae in
purgatorio,
lib. II, cap. 15. Il lui oppose le passage du De cura pro mortuis gerenda, cap. IV, n° 6, où saint Augustin loue
ceux qui ensevelissent les défunts près du corps des saints avec l’intention de
mieux implorer les saints pour eux, et l’oraison liturgique que nous citons
ici, où l’Église prie, pour les défunts, la Vierge et les saints