L’Eglise
et la Bible
par le Cardinal Journet.
I
LE MESSAGE DIVIN DE LA BIBLE
La
Bible comme texte et la Bible comme
sens.
Le
magistère postapostolique maintient l’Ecriture sous la lumière dont elle est
issue.
Le
rôle providentiel de l’Ecriture.
La
transmission du dépôt à travers les âges, ou le deuxième sens du mot Tradition.
II
LE MAGISTERE CANONIQUE ET LA BIBLE.
III RAPPORTS DE L’ÉGLISE ET DE LA BIBLE DANS LES
MONDES NON CHRETIENS.
Dans
les régions non évangélisées.
Vue
d'ensemble des rapports de l'Eglise et de la Bible
La conférence parue en plaquette voici bien longtemps sous
le titre De la Bible catholique à la Bible protestante essayait de répondre
très simplement à des questions, venues surtout du protestantisme libéral,
qu’on opposait alors couramment aux catholiques, à qui l’on reprochait d’avoir
trahi la Bible en lui substituant l’autorité de l’Église. L’objection venait de
loin, puisque Calvin déjà « rembarre les brouillons » qui pensent que «
l’Ecriture sainte a autant d’autorité que l’Église, par avis commun, lui en
octroie ».
Le sujet présent, l’Église et la Bible, titre d’une
conférence prononcée à l’Aula de l’Université de Fribourg, le 20 mai 1960, lors
de la Semaine Biblique, part d’une autre préoccupation ; il est plus vaste,
tout entier théologique, sans nul dessein polémique. Le problème des rapports
de l’Ecriture et de la Tradition, entre autres, s’y trouve présenté sous une
lumière qui pourra paraître plus nette et plus pénétrante.
Si brèves que soient les réflexions qui suivent, peut-être
contribueront-elles pour une part à éclairer les graves questions auxquelles
elles touchent.
Fribourg,
mai 1960.
I LE MESSAGE DIVIN DE LA BIBLE
La Bible comme texte et la
Bible comme sens.
Qu’est-ce que l’Église ? qu’est-ce que la Bible ? La réponse
semble aisée. La Bible est un livre ; l’Église est la communauté des croyants.
Voilà deux réalités bien distinctes. Il sera facile de les rapprocher pour les
comparer. C’est du moins ce qui paraît au premier aspect. Regardons-y de plus
près.
Qu’est-ce qu’un livre ? On peut répondre : un texte.
Mais que vaut un texte écrit dans une langue inconnue, indéchiffrable ? Et
l’Iliade, la Divine Comédie, les traiterez-vous de textes ? Un livre est un
sens, avant d’être un texte; et il redevient un sens pour qui le comprend.
Disons donc que, dans la mesure où il est plus qu’un signe muet, un livre est
pensée et vie.
Venons-en à la Bible,
et songeons d’abord à sa partie néotestamentaire. Cette Bible est sens, avant
d’être texte. Elle est vécue par les apôtres, avant d’être écrite sous leur
regard. Entre le message biblique en tant précisément que vécu par les apôtres
et l’Église apostolique, quelle distinction ferez-vous ? Il n’y en a pas.
Impossible de les comparer. Il y a identité. La Bible vécue, c’est l’Église,
l’Église est la Bible vécue. La seule comparaison possible portera d’une part
sur l’Église apostolique, c’est-à-dire sur la Bible en tant que vécue par les
apôtres, et d’autre part sur la Bible écrite par eux. Il est clair que la
première est plus riche que la seconde. Essayons de montrer comment.
Toute l’Église part du Christ. Le Christ est le Verbe, la
Parole intérieure par laquelle Dieu se prononce à lui-même éternellement, avant
de se prononcer, par une libre et gratuite initiative, aux hommes qui sont ses
créatures. Le Verbe est sainteté, il est vérité; d’une sainteté, d’une vérité incréées
et incommunicables. Au jour de l’Incarnation, il paraît au milieu de nous,
comme l’un d’entre nous; plein de grâce et de vérité; Source, pour nous, de
sainteté et de vérité communicables.
Il forme ses apôtres. Il les instruit en proposant
à leur intelligence, par son enseignement ou par son Esprit saint, la vérité
prophétique, tant spéculative que pratique, précisant ce qu’il faut croire et
ce qu’il faut faire. En même temps, il les sanctifie; il frappe
secrètement a la porte de leur cœur par les rayons de sa grâce et de son amour,
qui peuvent sans doute être refusés, mais qui, s’ils sont accueillis,
transforment l’homme et donnent au message révélé d’être non seulement entendu,
mais vécu; en sorte que commence d’exister l’Église.
Ainsi le Christ, qui est Tête, régit l’Église, qui est son
Corps, par deux sortes d’initiatives : L’une prophétique, par voie de
proposition et d’enseignement; l’autre sanctifiante, par voie de motion et
d’influx intérieur. Rappelons-nous les disciples d’Emmaüs: ils écoutent le
Christ et ils sont portés à adhérer : « Notre cœur n’était il pas tout brûlant
au dedans de nous quand il nous parlait en chemin et nous expliquait les
Écritures ? »[1][1].
La Bible vécue, qui est l’Église, embrasse ces deux lumières du Christ, l’une
prophétique, l’autre sanctifiante. La Bible écrite ne retient de ces richesses
que ce qu’en peut évoquer un texte.
Jésus a enseigné. A-t-il écrit ? Les tout grands, dit saint
Thomas, qui pensait déjà même à Socrate, n’écrivent pas. Ils savent l’extraordinaire
puissance de l’écriture, scripta manent, mais aussi ses irrémédiables
impuissances, et qu’elle peut toujours être contournée. Le diable lui-même
essaiera d’utiliser l’Ecriture sainte: « Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en
bas, car il est écrit... »[2][2].
Jésus, nous dit l’Evangile, n’a écrit qu’une fois : il a tracé sur le sable
d’énigmatiques figures, tandis que, sans lever la tête, il attendait qu’en
réponse à son invitation, on jette à la femme adultère la première pierre. Le
Coran, pour l’Islam, est plus grand que Mahomet; pour nous, Jésus est plus
grand que l’Evangile.
Considérons, toujours du vivant des apôtres, le rapport de
l’Église et de la Bible. La lumière prophétique de révélation manifeste alors
aux apôtres le sens du mystère du Christ et l’économie du salut du monde. «
Oui, écrit saint Paul, à moi, infime parmi les saints, fut donnée cette grâce
d’annoncer aux nations la richesse insondable du Christ, et de mettre en
lumière quelle est l’économie du mystère caché depuis les siècles en Dieu, le
Créateur de toutes choses »[3][3].
Jésus avait prédit l’effusion de ces lumières prophétiques : « Je vous ai dit
ces choses pendant que je demeure avec vous. Mais le Paraclet, l’Esprit saint
que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses et vous
rappellera tout ce que je vous ai dit »[4][4]. Il y a plus
de richesse, dans l’esprit des apôtres, qu’ils n’en pourront, même avec le
secours de la lumière, prophétique elle aussi, de l’inspiration, exprimer dans
leur prédication ou leurs écrits.
En outre, ce message, éclairé sous le regard de leur
intelligence par la lumière prophétique de révélation, ils le vivent dans la
lumière sanctifiante de la foi et de l’amour. Saint Jean n’apprend pas
seulement, par voie de révélation, que le Verbe est en Dieu, dès le principe,
qu’il est Dieu; il adhère librement à ce message, du sens duquel il ne peut
douter, mais dont le contenu, pour lui comme pour nous, reste mystérieux, avec
toute l’intensité de sa foi théologale et d’une charité héroïque. Car les
apôtres ont été à la fois princes de la révélation et princes de la charité.
Ainsi, sous ce double aspect des clartés prophétiques et des
clartés sanctifiantes, le message évangélique, en tant que vécu par les
apôtres, est supérieur à ce qu’ils en pourront transmettre par voie orale ou
écrite. La Bible en tant que vécue par les apôtres, en d’autres mots, l’Église
en tant qu’apostolique, est la règle de la composition, de la formulation, de
l’accroissement, et bien sûr de l’interprétation, de la Bible en tant
qu’écrite.
La période apostolique prend fin avec la mort de saint Jean,
au terme du premier siècle de notre ère. A ce moment, l’Église est fondée. Elle
a reçu du Christ et des apôtres, par voie orale et par voie écrite, la
plénitude du dépôt de la vérité révélée. Elle a mission de conserver ce dépôt
intègre jusqu’à la fin du monde et d’en vivre par la foi et l’amour. Une double
lumière lui est assurée pour s’acquitter de cette double tâche : une lumière
prophétique d’assistance pour garantir la transmission du dépôt révélé; une
lumière sanctifiante de grâce et de charité destinée à le faire passer dans la
vie des hommes.
Ces deux lumières sont nécessaires à l’Église du temps
présent. Elle s’écroulerait si l’une d’elles venait à manquer. Mais leur valeur
est inégale. La plus précieuse est la seconde. Les lumières et les grandeurs de
prophétie sont au service des lumières et des grandeurs de sainteté: «Quand je
parlerais les langues des hommes et des anges, dit l’apôtre..., quand j’aurais
le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la
science..., si je n’ai pas la charité, je ne suis rien »[5][5]. Il est
meilleur d’expérimenter les béatitudes du Sermon sur la Montagne que de les annoncer,
d’entrer dans la Passion du Sauveur que de la prêcher. L’Evangile vécu est
meilleur que l’Evangile entendu. Mais comment le vivre sans l’avoir entendu ? «
Comment croire, dit encore l’apôtre, sans d’abord entendre ? Et comment
entendre sans prédicateur ? »[6][6].
La lumière prophétique d’assistance
juge des interprétations que les hommes donnent de la parole de Dieu.
Parlons d’abord de la lumière prophétique d’assistance
promise par Jésus, jusqu’à la consommation du siècle, au magistère postapostolique,
c’est-à-dire au souverain pontife, successeur de Pierre, et aux évêques,
successeurs des autres apôtres. Elle n’est plus sans doute la lumière
prophétique de révélation et d’inspiration; elle est une lumière plus modeste,
dont la tâche reste pourtant splendide. Elle n’est pas donnée pour manifester
de nouvelles révélations, note le concile du Vatican, mais pour aider « à
garder saintement et à exposer fidèlement la révélation transmise par les
apôtres, à savoir le dépôt de la foi » [7][7]. L’Église
postapostolique n’est pas, comme l’Église apostolique, au-dessus de la Bible
écrite, pour la composer, la formuler, l’accroître. Sa mission est seulement de
la conserver, de l’expliquer, de la défendre. Elle la porte au-dessus d’elle à
travers le temps et l’espace, comme l’évêque au jour de la Fête-Dieu élève le
Saint Sacrement au-dessus de la foule chrétienne.
A Théodore de Bèze qui, comme Calvin, prétendait que, pour
les catholiques, l’Ecriture sainte n’a d’autre autorité que celle que lui
confère l’Église, saint François de Sales répondait : « Ce n’est pas
l’Ecriture, qui a besoin de règle ni de lumière étrangère, comme Bèze pense que
nous croyons ; ce sont nos gloses, nos conséquences, intelligences,
interprétations, conjectures... Nous ne demandons pas si Dieu entend mieux
l’Ecriture que nous, mais si Calvin l’entend mieux que saint Augustin ou saint
Cyprien » [8][8].
Bossuet répondra de la même manière au ministre Paul Ferry: « Nous ne disons
pas que l’Église soit juge de la parole de Dieu, mais nous assurons qu’elle est
juge des diverses interprétations que les hommes donnent à la sainte parole de
Dieu » [9][9].
Toujours à ce propos, je voudrais rappeler ici le texte
célèbre de saint Augustin: « Pour moi, je ne croirais pas à l’Evangile si
l’autorité de l’Église catholique ne m’y portait »[10][10]. Deux sens
sont possibles à ce texte: l’Église a autorité pour déterminer le canon, c’est
à dire la liste des livres de l’Ecriture ; 2° et selon le contexte plus
probablement : l’Église ne m’a pas trompé quand
elle m’a donné comme règle l’Evangile. Dans ces deux cas, l’Église, soit
qu’elle circonscrive le texte de l’Evangile, soit qu’elle en garantisse la
crédibilité, n’est pas au-dessus de
l’Evangile, mais au service de l’Evangile.
Le magistère postapostolique maintient l’Ecriture sous la
lumière dont elle est issue.
La distinction que nous avons
faite entre les deux états successifs du message évangélique, qui paraît
d’abord sous un régime apostolique de révélation pour passer ensuite sous un
régime postapostolique d’assistance, est capitale. Toute la conduite de
l’Église postapostolique, en effet, s’expliquera par son souci, lorsqu’elle
transmet le message évangélique, de le maintenir sous la lumière originelle et
primordiale dont il est issu, et de ne pas laisser s’en évaporer le contenu au
cours des âges. C’est en insistant sur ce point que l’on verra la question, si
souvent débattue, des rapports de l’Ecriture et de la Tradition, livrer,
semble-t-il, son sens le plus profond.
Le rôle providentiel de
l’Ecriture.
L’écriture, l’expression graphique du langage, est une
invention des hommes. Elle est apparue, chez les différents peuples, entre le
troisième et le quatrième millénaire antérieur à notre ère. La merveille est
que Dieu ait voulu l’accueillir pour y fixer son message. Certes, il n’en avait
pas besoin. Jésus, disions-nous, n’a rien écrit. Il aurait pu envoyer les
apôtres annoncer la bonne nouvelle par voie seulement orale, tout comme lui.
Même alors, il lui eût été possible de veiller à sa transmission fidèle à
travers les siècles. Il n’y aurait pas de Nouveau Testament écrit. Nous
saurions pourtant le sens de ce qu’a dit Jésus et de ce que les apôtres ont vu
et prêché. Nous en aurions, comme maintenant, la certitude de foi. Mais nous
ignorerions les circonstances précises dans lesquelles notre salut s’est
accompli. Nous n’aurions pas les récits de la naissance à Bethléem, de
l’Annonciation, du baptême au Jourdain, de la Transfiguration, de Pâques, de
l’Ascension. Nous ne saurions pas, pour les répéter dans le silence de notre
cœur, et pour les dire aux autres, les paroles « toutes chaudes »de Jésus
prêchant le royaume, annonçant la fin du monde et les choses à venir, suppliant
son Père à son agonie et sur la Croix. Que nous le comprenons, que nous le
faisons nôtre, l’aveu si émouvant de Jean Adam Moehler : « Sans les
Ecritures, nous n’aurions pas les paroles du Sauveur, nous ne pourrions jamais
dire de quelle façon parlait le Fils de l’Homme, et il me semble que je ne
voudrais plus vivre si je ne l’entendais plus parler»[11][11]. Moehler
faisait ici écho à l’auteur de l’Imitation: «Deux choses, je le sais, me sont
nécessaires ici-bas, sans lesquelles cette misérable vie ne serait plus
supportable..., savoir la nourriture et la lumière... Sans elles, je ne
pourrais bien vivre, car la parole de Dieu est la lumière de mon âme, et son
sacrement le pain de vie »[12][12].
Mais l’Ecriture du
Nouveau Testament existe! Ne disons pas qu’elle est fortuite. Une certaine
apologétique catholique a cru devoir insister sur son caractère contingent et
occasionnel pour en conclure qu’elle ne peut représenter que fragmentairement
le dépôt révélé. Mais la prédication orale des apôtres a été elle aussi pour
une part provoquée par des événements contingents. L’important est de savoir
que Dieu est le Maître de la contingence, et qu’il la fait entrer, quand il
veut, dans la réalisation de son dessein. Il est sur que pas une ligne de
l’Ecriture n’a été composée, ni conservée aux générations futures, sans que
Dieu, ne l’ait voulu par une disposition de cette providence spéciale en vertu
de laquelle il veille sur la fondation et la conservation de son Église. Ce que
saint Paul dit des Écritures de l’Ancien Testament est vrai de celles du
Nouveau: « Tout ce qui a été écrit avant nous a été écrit pour notre
instruction, afin que par la patience et par la consolation que donnent les
Ecritures, nous ayons l’espérance »[13][13].
Nous ne sommes pas de ceux qui
voudraient atténuer le rôle providentiel de l’Ecriture, ni même de ceux qui
estiment qu’elle ne représente qu’un fragment de la révélation, auquel un autre
fragment, qu’ils appellent la Tradition, devrait se juxtaposer pour constituer
la totalité du dépôt révélé. Nous sommes inclinés à penser que l’Ecriture,
surtout vers le temps de son achèvement, se présente comme contenant
explicitement, non pas sans doute tout le révélé - Jésus, nous dit l’Ecriture
elle-même, a fait beaucoup de choses qui n’ont pas été écrites [14][14],
- mais du moins les vérités essentielles, les principes, les articles de foi, à
partir desquels le dépôt révélé tout entier peut, moyennant la lumière
prophétique d’assistance promise à l’Église, s’expliquer ultérieurement.
Oui, mais à une condition qui est capitale. A savoir que
l’Ecriture ne soit pas lue comme un texte arraché au milieu de vie dans lequel
il est apparu et où il a pris immédiatement et spontanément son sens
authentique. A condition, en d’autres mots, que l’Ecriture soit lue dans la
lumière de la prédication apostolique orale, dont elle est initialement
imbibée, et dans laquelle seule elle prend ses dimensions réelles. Voilà le
premier sens, le plus profond à notre avis, qu’il convient d’attribuer au mot
de Tradition, de paradosis. Ainsi comprise, la Tradition n’est pas une
révélation partielle destinée à compléter l’Ecriture. Elle est l’âme et
l’esprit de l’Ecriture. Elle est une lumière qui confère d’emblée à l’Ecriture
son sens plein, divin, débordant. Lumière venant des apôtres et adressée par
eux à l’Église qui leur est contemporaine. Il a fallu la
prédication orale des apôtres pour fonder les premières Églises, les ouvrir au
sens de la foi, créer une atmosphère spirituelle, où l’Ecriture trouverait son
contexte naturel et indispensable. Cette lecture de l’Ecriture dans la lumière
de la prédication apostolique, qui fut la lecture de l’Église primitive, prime
toutes les lectures que nous pouvons faire aujourd’hui avec le secours de nos
données scientifiques, philologiques, historiques, archéologiques. Et c’est
l’Ecriture avec sa lumière, son ambiance primitive, son âme que le magistère
postapostolique, divinement assisté, a pour mission de transmettre de
génération en génération. Voilà la tradition, la transmission en un second sens
; tradition, transmission non plus verticale et allant des apôtres à l’Église
primitive, mais horizontale et allant de l’Église primitive à l’Église de nos
jours.
La transmission du dépôt
à travers les âges, ou le deuxième sens du mot Tradition.
La transmission du dépôt révélé
à travers les ages comporte son explicitation. Il y a, en effet, deux sortes de
dépôts : les dépôts inertes, comme un lingot d’or, qu’on conserve tels quels.
Et les dépôts vivants, tels une plante, un enfant..., qu’on ne conserve qu’en
leur permettant de se développer. Si l’on regarde l’Evangile comme un simple
texte, on le rangera parmi les dépôts inertes. Si l’on regarde au sens de
l’Evangile on le rangera parmi les dépôts vivants, on dira qu’on ne le conserve
qu’en le développant. Le royaume des cieux est semblable à un grain de sénevé
qui grandit et les oiseaux du ciel viennent habiter dans ses branches [15][15].
Le royaume des cieux est semblable à un scribe qui tire de son trésor des
choses nouvelles et des choses anciennes [16][16]. Comment
comprendre ce développement ?
Le message évangélique, nous l’avons dit, est achevé avec la
mort du dernier apôtre. Il ne peut plus s’accroître par de nouvelles révélations.
Mais ce qu’il nous dit du mystère du Christ est trop riche pour livrer d’un
coup son contenu. Les formules où s’exprime ce mystère, mises en regard des
questions sans cesse posées par le déroulement du temps, demandent à être
explicitées, désenveloppées. Elles restent, il est vrai, supérieures à ce
désenveloppement, comme la source est supérieure au cours d’eau qu’elle
enfante. Il ne s’agit pas d’ajouter au sens du texte, mais de le pénétrer et
d’en inventorier les richesses. Il ne s’agit pas de juxtaposer, en les
introduisant du dehors, des choses nouvelles ; il s’agit de faire fleurir les
choses anciennes comme un arbre à chaque printemps. Nous disons, par exemple,
que les trois personnes divines, Père, Fils, Esprit, étant identiquement le
même Dieu, la même réalité divine, ne peuvent se distinguer entre elles que par
leurs pures relations mutuelles. Nous disons que le Fils, qui est Dieu, s’étant
fait homme pour habiter parmi nous, possède dès lors deux natures, l’une depuis
toujours qui est divine, l’autre depuis deux mille ans, qui est humaine; et
deux volontés, l’une divine, l’autre humaine. Nous disons qu’en donnant au Fils
éternel de Dieu de naître temporellement parmi nous, la Vierge Marie est
devenue vraiment la Mère de Dieu. Nous disons qu’à la dernière Cène, quand
Jésus, prenant du pain, a dit : « Ceci est mon corps », ce qui était du
pain est devenu le Corps du Christ, il y a eu passage d’une substance à une
autre substance, transsubstantiation.
Nous connaissons certainement la révélation d’une manière
plus formulée, plus explicite, mais non nécessairement d’une manière plus
intense et plus puissante que l’Église des premiers jours. Mais comment
ne pas voir que ce désenveloppement, cette explicitation, faite sous
l’assistance de l’Esprit Saint, est un perpétuel hommage rendu à la profondeur
de la donnée évangélique ? Sous la lumière prophétique d’assistance., le
texte évangélique peut prendre dans les intelligences une vie authentique. Il
prend vie encore d’une seconde manière, plus mystérieuse, plus précieuse, quand
sa vérité prophétique, manifestée par le magistère, est reçue avec foi et amour
par les fidèles pour devenir, en eux et par eux, l’Église. Comme un poème peut
être considéré successivement, d’abord dans l’intuition créatrice du poète,
puis sur la page où il est écrit, enfin dans l’émotion qu’il éveille dans le
lecteur, ainsi l’Evangile peut être considéré successivement, d’abord dans
l’intuition prophétique et dans la foi des apôtres, puis dans les énoncés
écrits par lesquels il est transmis aux fidèles, enfin dans la vie prophétique
et sanctifiante qu’il retrouve dans ces fidèles. l’Église postapostolique est
porteuse de l’Evangile. Elle n’est pas, comme l’Église apostolique, au-dessus
de l’Evangile, pour le composer et le formuler. Elle est au-dessous, pour
recevoir son message, qui, prenant vie en elle, la constitue.
II LE MAGISTERE CANONIQUE ET LA
BIBLE.
Garder fidèlement le dépôt révélé et désenvelopper son
contenu authentique au cours des âges, telle est la plus haute mission du
magistère. Sa seconde mission est de protéger les abords du dépôt révélé et de
préparer les esprits à l’accueillir. Il faut défendre, disait Newman pour
expliquer ces choses, non seulement l’Angleterre, mais encore ses eaux
territoriales. Quand elle déclare le dépôt révélé, c’est la voix et les
commandements du Christ que l’Église fait entendre ; elle est assistée
absolument; l’obéissance qu’elle demande est celle de la foi divine et
théologale : voilà le magistère que nous appelons déclaratif et dont nous
venons de parler. Quand elle veille sur les approches du dépôt, c’est sa voix
et ses commandements d’Epouse que l’Eglise fait entendre, elle est assistée
prudentiellement; l’obéissance qu’elle demande par des instances plus ou moins
fréquentes, plus ou moins durables, est d’ordre moral et ecclésial : voilà le
magistère que nous appelons canonique. Quelle est l’attitude de ce magistère
canonique à l’égard de l’Ecriture ?
Ici encore toute la conduite de l’Eglise s’expliquera par
son souci de replacer la Bible sous la lumière prophétique dont elle est issue
et de la diffuser dans les âmes. Pour l’Eglise, la Bible est le livre dont Dieu
est l’Auteur. On n’en finirait pas de décrire les respects, les vénérations,
les amours dont elle l’entoure. La Bible est dès les premiers siècles prêchée
par les évêques, défendue par les apologistes, expliquée et approfondie, tant
en Orient qu’en Occident, par les docteurs. Elle nourrit de ses sens littéraux
et mystiques le silence des contemplatifs. Elle est le livre qui se copie et
s’illustre de miniatures dans les couvents du moyen âge; le livre qu’à l’âge
scolastique les Maîtres en théologie comme Saint Thomas d’Aquin exposent, ligne
par ligne, mot par mot. Partout où l’art sait dire quelque chose, c’est la
Bible que l’Eglise lui demande d’exprimer. Elle la figure dans les peintures
des catacombes, sur les portails des cathédrales, sur les vitraux, sur les
chapiteaux, sur les tapisseries.
l’Église hérite des piétés dont la Synagogue honorait la
Torah. Elle porte la Bible en procession pour la lire à haute voix dans
l’assemblée, elle l’accompagne de lumières, elle a pour la parole écrite de
l’Epoux des tendresses d’Epouse, elle la baise.
Elle en compose sa liturgie, elle en tisse ses litanies et
ses invocations, elle en réassume hebdomadairement tout le psautier. Elle la
comprend merveilleusement. On ne peut lire sans être frappé au cœur les
parallèles bouleversants qu’elle institue par exemple dans les messes de
Carême, entre les longues préparations de l’Ancien Testament et la subite
floraison du Nouveau, entre les scènes si pathétiques des résurrections de
morts opérées par Elie ou Elisée, et les résurrections de morts opérées par
Jésus, trop simples, trop divines pour être jamais représentables sur les
théâtres de ce monde.
L’Eglise du moyen âge a, pour la Bible, des délicatesses
admirables. Elle la dépose tout proche de ses tabernacles, comme le signe écrit
des paroles humaines prononcées jadis par Celui qui, étant, au-delà de tous les
sons et de tous les sens des paroles humaines, la Parole subsistante et
créatrice, le Verbe ineffable et éternel, a voulu néanmoins venir habiter
corporellement au milieu de nous. La Bible, qui porte le texte où il est écrit
: « Le Verbe s’est fait chair », porte aussi le texte où il est écrit: « Ceci
est mon corps » ; et c’est en nous approchant de cette présence réelle, de
cette présence corporelle, que nous pourrons peut-être sentir, comme les
disciples d’Emmaüs, notre cœur devenir tout, brûlant pour comprendre les
Écritures.
Le moyen âge a senti naïvement parfois, mais puissamment
toujours, la vertu divine de la Bible. Il a su qu’elle pouvait tout assumer,
tout assimiler, tout changer en elle-même, les richesses de la nature et les
oeuvres des hommes. Il n’a pas eu peur de la sagesse grecque, pas plus que Dieu
n’avait eu peur de la simplicité juive. Il a compris que, si Dieu avait permis
cette réussite, elle ne devait pas être méprisée. Les fresques du Vatican qu’on
appelle par erreur l’Ecole d’Athènes et la Dispute du Saint Sacrement, dont
Raphaël avait reçu le thème du Maître du Sacré-Palais, et qui devraient
s’appeler, d’une part la Raison, et d’autre part la Foi, simultanément
confessées, comme à la fin du concile de Florence, par l’Eglise d’Orient et celle
d’Occident, ne faisaient que résumer la pensée du moyen âge finissant qui avait
toujours cru qu’on ne pouvait honorer davantage Aristote et Platon qu’en
dégageant dans leur sagesse ces vérités tout élémentaires que les théologiens
appellent les préambules de la foi et de la révélation.
Parce que l'Eglise élevait la Bible au-dessus de sa tête, le
moyen âge a été une époque tout entière biblique. Il ne s’est point arrêté,
autant que le feront les humanistes, à l’aspect littéraire et critique du texte
de la Bible. Il a tenté plutôt de forcer les portes mêmes de la Bible pour
entrer en elle avec tout son cœur et toutes ses passions. Cela explique jusqu’à
ses erreurs: par exemple lorsqu’il essayait, par la voix populaire de
sacraliser les croisades, qui n’étaient au vrai qu’une guerre, non pas du
christianisme, mais de la chrétienté temporelle contre l’Islam, et de faire
d’elles, au temps même de la nouvelle Alliance, une reprise des guerres saintes
de l’Ancien Testament ; ou encore lorsqu’il semblait tenir le peuple juif pour
constamment coupable de ne pas savoir lire, dans les prophéties de l’Ancien
Testament, le sens inouï que devait manifester Jésus. Mais cet amour de la
Bible explique aussi ses grandeurs. Permettez que je cite une page de Léon Bloy
: « Les souffrances de Jésus furent le pain et le vin du moyen âge son école
primaire et le pinacle sourcilleux de sa clergie. Elles furent sa demeure, son
foyer plein de brandons et d’étincelles, son lit pour naître et pour mourir et,
quelquefois, le paradis de ses saints qui n’imaginaient pas mieux que de
pleurer avec la Mère aux Sept Glaives et le bon larron, pendant des éternités.
Elles furent et devaient être, en effet, la grande émotion, le poème toujours
nouveau, la récidive péripétie d’un drame toujours angoissant, pour une société
naïve où les facultés d’enthousiasme et de dilection flamboyèrent avec une
magnificence que les seules fournaises du Paraclet pourront rallumer un jour.
La pauvreté du Seigneur était sentie merveilleusement par ces tendres foules,
et la compassion pour un Dieu si lamentable faisait quelquefois mourir d’autres
pauvres qui prenaient volontiers, par-dessus leurs propres misères, tout ce
qu’ils pouvaient porter de son fardeau ».
Le moyen âge a été si imprégné par la Bible qu’il a communiqué
aux hérésies qui l’ont déchiré, jusqu’à leur caractère biblique. Et si, plus
tard, il a été tenu par le rationalisme de la philosophie des lumières comme
une période d’immenses ténèbres, c’est parce qu’il n’avait jamais voulu
connaître d’autre lumière suprême que celle de la Bible.
J’ai parlé des initiatives de
l’Eglise en tant qu’Epouse pour répandre la Bible. Il faut dire un mot de ses
timidités. Nous sommes en un domaine, celui du magistère canonique, où
l’assistance promise n’est que prudentielle. Les directives qu’il donnera
pourront varier avec le temps. Elles pourront parfois, il est aisé sans doute
de le dire après coup, se révéler moins heureuses et donner lieu à des
expériences que personne ne désirera plus recommencer.
Au temps où se déchire en Occident, après une série de
secousses de plus en plus violentes, le christianisme lui-même, et où les
grandes divisions, puis, à leur suite, la multitude des sectes, s’emparent de
la Bible pour la dresser contre l’Eglise, on voit les pouvoirs canoniques du
magistère hésiter et trembler. Ils tiennent avant tout, et ils ont raison, à
maintenir la Bible sous la lumière prophétique qui la doit éclairer. Il leur
arrive de craindre de la voir sans défense dans les mains des fidèles, d’en
redouter les traductions et la diffusion; et même de condamner, sans aucun
doute en raison du contexte Janséniste qui, chez Paschase Quesnel, en incurvait
malignement le sens, des propositions que tous, maintenant, nous proclamons et
qu’on voudrait crier dans les régions où l’Eglise est persécutée. Voici la 84è
proposition de Quesnel censurée par le pape Clément XI dans la Bulle Unigenitus
: « Arracher des mains des chrétiens le Nouveau Testament, leur en fermer
l’accès en leur ôtant le moyen de l’entendre, c’est fermer pour eux la bouche
du Christ ». Et voici la 85è : « Interdire aux chrétiens la lecture
de l’Ecriture sainte, et surtout de l’Evangile, est interdire aux enfants de
lumière le bienfait de la lumière et les reléguer dans une sorte d’excommunication
»1. De telles mesures ont permis au
protestantisme de prendre sur les catholiques une avance considérable dans la
diffusion et les traductions du texte de la Bible. L’expérience décisive de ces
timidités, qui nous apparaissent aujourd’hui regrettables, a été faite. Les
consignes du magistère sont renversées. La semaine biblique à laquelle vous
participez en est un signe entre mille autres.
Les risques ici-bas sont inévitables. Faut-il viser d’abord
à les éviter ? C’est une folie sans doute de mettre dans la main des hommes un
livre où sont énoncés les mystères les plus secrets de la vie divine, et
l’économie de la création, de la rédemption, de la transfiguration finale du
monde. Mais cette folie, Dieu l’a faite : il n’y a pas un mot de l’Ecriture
qui ne soit inspiré, et dont il n’ait su pourtant, de toute éternité, que les
hommes et le diable pourraient abuser. Et cependant il nous a donné Écriture.
La diffusion aujourd’hui de la Bible n’est pas non plus sans
périls. On peut se perdre dans l’étude des enveloppes philologiques,
littéraires, archéologiques, historiques, culturelles; détourner son regard de
la profondeur mystérieuse qu’elles sont destinées sans doute à manifester, mais
qu’elles peuvent aussi voiler; l’agitation la recherche biblique peut se
substituer, jusque, dans les monastères, au silence de la contemplation
biblique. Les dangers sont partout; mais il y a, disait Platon, de beaux
dangers. Il faut savoir les courir. Il n’est pas bon, en tout de protéger la
foi d’un petit troupeau, en le défendant contre le texte divin de la Bible.
Même si quelques-uns trouvaient, dans la diffusion de la Bible, des prétextes à
se perdre, on devrait passer outre, et porter à tous un message qui leur est
destiné.
La Bible est le récit de la perpétuelle rencontre des
patiences divines et des misères humaines. Elle est pleine de difficultés, elle
peut être une occasion de scandale; mais elle est pleine aussi des clartés d’un
autre monde. Dans sa plénitude, qui est l’Evangile, elle possède un merveilleux
pouvoir de convertir les âmes. Lues ou entendues après mille ans, dans les
traductions faites en toutes les langues du monde les paroles de l’Evangile
entrent comme des flèches dans notre cœur, pour anéantir les sophismes de notre
orgueil et illuminer nos désespoirs.
III RAPPORTS DE L’ÉGLISE ET DE
LA BIBLE DANS LES MONDES NON CHRETIENS.
Dans les régions non
évangélisées.
C’est à toutes les nations jusqu’à la fin du monde que le
message évangélique est destiné. Mais toutes les nations n’ont pas été
atteintes. Il existe d’immenses formations religieuses où la Bible, comme règle
de foi divinement inspirée, ou bien n’est pas reçue intégralement, ou bien
n’est pas reçue du tout.
Israël certes a gardé l’Ancien Testament. Il en nourrit la
foi et la prière de ses authentiques enfants. Mais depuis le tragique faux pas
qui lui a fait méconnaître son Messie, un voile est jeté, pour lui sur les
prophéties. Jusqu’à ce jour, dit l'apôtre, « quand ils font la lecture de l’Ancien
Testament, le même voile demeure, et il ne se lève pas, parce que c'est dans le
Christ qu'il disparaît... C'est lorsque les cœurs se convertissent au Seigneur
que le voile est ôté »1
L'islam a gardé, de la Bible, la notion de la création de
toutes choses par un Dieu unique, tout-puissant et miséricordieux, Juge
souverain de l'univers. Mais il a refondu dans un contexte nouveau l'histoire
des patriarches et des prophètes. S'il nomme Jésus prophète et vénère la Vierge
Marie, il écarte, comme Israël, le mystère de la Trinité, et celui de
l'Incarnation rédemptrice, tout le drame de l'économie du salut du monde.
Et l'Inde a ses écritures saintes, étrangères à la Bible.
Nous savons que « Dieu notre Sauveur veut que tous les
hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité »2 Nous savons encore « qu'il n'y a de salut en
aucun autre que Jésus, qu'il n'y a pas sous le ciel un autre nom donné aux
hommes et par lequel nous devions être sauvés »3 En d'autres mots, que les hommes ne sont
sauvés qu'en appartenant au Christ et qu'en formant pour autant son Église. Et
alors une question se pose. Dans ces vastes régions du globe, où le texte de
l'Evangile, avec la plénitude de sa vérité prophétique, n'est pas regardé comme
la règle souveraine de la croyance, comment le salut est il possible aux âmes
droites ? et quels sont alors les rapports de l'Église et de la Bible ?
La réponse est que, là même où le texte de l'Evangile est
absent, la lumière prophétique de l'Evangile peut encore se trouver. Elle peut,
en dernière instance, se condenser en deux vérités prophétiques primordiales,
qu'à défaut des voies normales Dieu peut manifester individuellement à chaque esprit, à savoir « qu'il existe »,
voilà, en résumé, tout le mystère de la Trinité; « et qu'il est rémunérateur
pour ceux qui le cherchent », voilà, en résumé, tout le mystère de la
rédemption4. Dès lors, si l'âme, sous l'invitation des grâces
prévenantes qui sont offertes à tous, adhère par la foi vive à ces énoncés
prophétiques surnaturels, elle appartient initialement au Christ, elle forme
initialement l'Église, elle vit initialement l'Evangile.
Là où la Bible écrite manque, la Bible vécue, c'est-à-dire l'Église, peut
donc néanmoins commencer d'exister. Sans doute, sous un état encore provisoire,
imparfait, anormal. Après vingt siècles de christianisme, la prédication
chrétienne devrait pouvoir être proposée dans son intégrité à tous les hommes
de bonne volonté. Partout où elle est empêchée, ou obscurcie, la Bible vécue,
qui est l'Église, ne peut exister que par des grâces de suppléance. Elle est
entravée, et comme mutilée. Elle attend de passer à son état de plénitude, qui
seul est aujourd'hui normal.
J'ai fait allusion à l'Inde et
à ses écritures saintes. Je voudrais dire un mot à ce propos5.
Avant de nous envoyer ses dons, Dieu a coutume de nous les faire pressentir.
S'il avait décidé de donner un jour au monde de vrais prophètes, de vraies
Écritures saintes, un vrai Sauveur qui meure en Croix, il a dû commencer
vraisemblablement par lui suggérer quelque idée de ces étonnantes condescendances,
pour les faire désirer et espérer obscurément des hommes, qui pourront
hélas ! en raison de leurs ignorances, passions et aberrations du cœur,
les déformer à mesure même qu'ils les devineront et viendront à s'en éprendre.
Si cette vue est juste, on ne devra pas s'étonner de retrouver dans les religions préchrétiennes certains pressentiments, souvent
profondément altérés, parfois presque méconnaissables, de la religion
chrétienne. Citons presque au hasard : la croyance à des prophètes et à des
miracles, à des Écritures saintes, à la descente de Dieu dans le monde au
moment des suprêmes périls, à la naissance virginale d'un sauveur, à la passion
d'un dieu souffrant pour avoir trop aimé les hommes, ou désireux de donner sa
vie pour le monde. Devant ces thèmes, souvent atrocement défigurés, l'esprit
peut hésiter. Sont-ils de simples inventions du génie humain ? Sont-ils des
suggestions diaboliques destinées à fourvoyer d'avance l'humanité ? Ou sont-ils
au contraire de vraies prévenances de la grâce divine ? Peut-être tout cela
est-il vrai à la fois pour une part, mais le théologien de l'histoire du salut
inclinera à rattacher le plus souvent l'apparition de ces thèmes à la grâce.
Dans les temps antérieurs à la venue du Christ
Si nous tournons maintenant nos regards vers les temps qui
ont précédé le Christ, quels seront Les rapports de l'Église et de la Bible ?
A cette époque, le peuple juif n'a pas encore cessé d'être
porteur des promesses divines. L'Ancien Testament reste ouvert sur le Nouveau
comme une tige sur le temps de sa floraison. La lumière prophétique, qui a
rappelé à Abraham et aux patriarches le mystère surnaturel du Dieu qui existe
et qui est rémunérateur pour ceux qui le cherchent, ne cesse de s'accroître et
de se préciser par l'envoi de nouveaux prophètes et de nouvelles révélations.
Dieu scelle avec les siens une alliance qui est pareille à des épousailles. Il
est providence pour eux, il a souci de leurs souffrances, il leur enverra un
Messie dont les traits d'abord énigmatiques se rassembleront progressivement.
Ces révélations se fixent par l'écriture. La Bible est en formation. Elle est
toute mêlée encore à l'histoire temporelle d'Israël.
Mais au temps même où elle est notée et transcrite pour
devenir un livre, la lumière prophétique prend corps dans les prophètes
eux-mêmes et leurs disciples. Elle est vécue dans les esprits, et n'est
signifiée dans un texte que pour être, à nouveau, vécue en d'autres esprits. Et
quand les âmes en qui cette lumière prophétique est accueillie et vécue
s'ouvrent aussi aux lumières prévenantes et sanctifiantes de la grâce, de la
foi, de la charité, alors, en cette Bible en formation ainsi vécue, c'est
l'Église même en formation qui apparaît. Tant il est vrai qu'en toutes leurs
étapes, la Bible vécue et l'Église ne font qu'un.
Car l'Église du Christ existe avant le Christ. Toutes les
lumières, tant prophétiques que sanctifiantes, qui, depuis la catastrophe du
premier Adam, sont versées sur les hommes, ne leur sont accordées qu'en
considération de la Croix du Christ qui se lèvera sur l'horizon de l'histoire.
Elles sont christiques par anticipation. Avant même de paraître, c'est le
Christ qui, à la manière du soleil, éclaire déjà le monde.
Cette remarque vaut non seulement pour Israël, placé sous le
régime privilégié de la loi mosaïque, mais encore pour le peuple immense des
Gentils, placé sous le régime de ce que les théologiens appellent la loi de
nature, où les grâces divines s'infiltraient secrètement dans les cœurs par
manière d'instinct. Ce n'était pas encore, pour eux, le temps des vraies
Écritures saintes. Pourtant la lumière divine prophétique n'était pas absente :
peut-être parfois manifestée d'une manière sporadique et discontinue par
d'authentiques prophètes ; mais plus encore cachée dans les esprits. Les
prévenances de la lumière sanctifiante, envoyée par le Dieu qui veut que tous
les hommes soient sauvés, ne manquaient pas, elles non plus. Pas de place alors
pour un message biblique écrit; il n'y en avait que pour un message biblique
seulement spirituel, encore à l'état inchoatif, déjà vécu et salutaire. Mais
était-il autre chose que l'Église, peu manifestée, il est vrai, sauf au regard
des anges, et pourtant déjà à l’œuvre pour sauver le monde ?
Si
intensément qu'il fût reçu par les grandes âmes, tant sous le régime de la loi
mosaïque que sous celui de la loi nature, le message évangélique n'était alors
qu'en formation. Il n'était pas anormal, notons-le, mais au contraire normal
qu'il fût alors vécu comme tel.
Vue d'ensemble des
rapports de l'Eglise et de la Bible
Rappelons les deux clefs qui nous ont constamment servi pour
ouvrir le problème des rapports de l'Église et de la Bible. La première de ces
clefs est la distinction entre d'une part la Bible, texte divin, noté ou
recopié sur quelque matière (papyrus, parchemin, papier) : voilà la Bible
écrite; et d'autre part la Bible, sens divin, suscité dans les esprits et dans
les cœurs par le toucher soit des lumières divines prophétiques (révélation,
inspiration, assistance), soit des lumières divines sanctifiantes de la foi et
de l'amour : voilà la Bible vécue. La seconde de ces clefs est l'identification
de la Bible vécue et de l'Église, à chacune des étapes de leur mutuel
développement. A l'aide de ces deux principes, nous pourrons maintenant prendre
une brève vue d'ensemble des rapports de l'Église et de la Bible.
1. Il est impensable que Dieu ait pu abandonner un seul
instant à son sort l'humanité tombée. Tout son souci, depuis la catastrophe
originelle, est de lui envoyer son propre Fils unique, pour tout récapituler en
lui, pour réconcilier par lui toutes choses, sur la terre et dans les cieux, en
faisant la paix par le sang de sa croix1, et refaire ainsi un
univers de rédemption meilleur au total que l'univers même de l'innocence.
Les grâces de prévenance qui dès le début sont envoyées aux
hommes leur viennent du Christ en raison de la rédemption qu'il accomplira un
jour sur la Croix. Elles sont déjà christiques par anticipation. Partout où
elles sont acceptées, et dans la mesure où elles le sont, elles commencent de
rassembler le Corps du Christ, l'Église, qui sera en formation jusqu'au temps
de l'Incarnation et de Pentecôte. Quelles sont ces grâces ? Elles sont de deux
sortes. D'abord une lumière prophétique, présentant aux hommes, immédiatement
ou médiatement, les vérités surnaturelles inaccessibles à la seule raison, et
résumées dans le double mystère de l'existence et de la providence de Dieu.
Puis une lumière sanctifiante, plus précieuse encore, qui invite secrètement
les cœurs à adhérer à ces vérités surnaturelles par la foi et la charité
théologales. Sous cette forme encore élémentaire, la révélation biblique est
dès lors connue et vécue par les hommes. Rien pour tant n'est encore écrit.
Voilà le régime de la loi de nature.
2. Avec l’élection d'Israël et le régime de la loi
mosaïque, l'écriture, inventée par les hommes, est assumée par Dieu. La
révélation divine pourra se fixer et se lire dans des textes. Un pas immense
est fait dans la voie de sa diffusion fidèle. Dieu commence d'écrire des
lettres aux hommes. Une ère nouvelle est inaugurée, l'ère de la Bible écrite;
écrite sans doute pour être connue et vécue.
3. Le Christ viendra fonder son Eglise dans son état
définitif. Il est au-dessus de toute Ecriture. Il n'écrira pas. Mais il aime à
renvoyer ses auditeurs aux Écritures qui parlaient de lui et annonçaient sa
venue. Et c'est de lui que part la lumière qui portera les apôtres à écrire
leur message. A ce moment le temps de la composition de la Bible sera terminé.
Il aura duré tout au plus quinze siècles. C'est un bien petit espace de temps,
si l'on songe aux six cent mille ou au million d'années de l'humanité qui ont
précédés et aux siècles qui lui restent sans doute encore à vivre. Au centre de
ce temps, au centre de tous les temps, il y a le Christ : tout monte vers lui
ou, descend de lui.
La Bible écrite est terminée. Mais son texte est environné,
pour jusqu'à la fin du monde, par le rayonnement de la double lumière qui vient
du Christ : la lumière prophétique d'assistance et la lumière sanctifiante de
la foi et de la charité. Sous ce double rayonnement, la Bible écrite déploie
ses richesses. Elle devient la Bible vivante, c'est-àdire, au sens le plus
vaste, le plus profond, le plus authentique de ce mot : l'Église.
4. Mais
quand l'Église du temps présent débouchera sur l'Église de l'au-delà, quand
l'Église de l'exil débouchera sur l'Église de la patrie, alors tous les voiles
tomberont, les signes et les symboles fondront comme de la neige au soleil de l'éternité.
Le temps de la Bible écrite aura passé, et aussi le temps de la prophétie, et
aussi le temps de la foi, et aussi le temps des sacrements. Quand viendra ce
qui est parfait, dit l'Imitation, toutes ces choses cesseront, car «les
bienheureux dans la gloire céleste se réjouissent sans fin en la présence de
Dieu, contemplant sa gloire face à face et, transformés de clarté en clarté
dans l'abîme de la Déité, ils goûtent le Verbe de Dieu fait chair comme il
était au commencement et demeure dans l'éternité ».
Je voudrais, pour finir, vous
confier celle peut-être que j'aime le plus des définitions de l'Église. Elle me
vient d'un ami, vicaire en ce temps-là dans une grande paroisse de New York. Il
s'occupait des noirs. Il avait été appelé à la prison pour porter les
sacrements à un pauvre noir, un garçon de 25
ans, qui avait assassiné son amie, et qu'on devait électrocuter une heure plus
tard. Il le confessa, lui donna la sainte communion. Quand tout fut fini, il y
eut un silence. Alors le garçon lui dit: «- Père, j'ai gâché toute ma vie, je
n'ai rien su apprendre, je ne sais faire qu'une chose: cirer les souliers.
Permettez que je cire vos souliers ! » Et sans attendre de réponse, il se jette
à genoux, crache dans ses mains, pour frotter les chaussures du prêtre.
Celui-ci, bouleversé, se taisait. Alors, subitement, cette pensée lui vint à
l'esprit: « - Mais, c'est Madeleine aux pieds de Jésus ! C'est l'Evangile qui
continue! »
Depuis ce temps, quand on me demande ce qu'est l'Église, je
réponds: « L'Eglise, c'est l'Evangile qui continue ».
[1][1] Luc, XXIV, 32.
[2][2] Matth, IV, 6.
[3][3] Ephés., III, 8.
[4][4] Jean, XIV, 25-26.
[5][5] I Cor., XIII, 1-2.
[6][6] Rom, X, 14.
[7][7] Denz., n° 1836.
[8][8] Œuvres complètes, t. I, p. 206.
[9][9] Edit, Bar-le-Duc, t. V, p. 320.
[10][10] Contra Epistolam Manichaei, chap. V, n° 6. Cf.
notre livre Esquisse du développement du dogme marial, 1954, p. 50.
11L’unité dans l’Église, p. 52
[15][15] Matth., XIII, 31.
[16][16] Matth., XIII, 52.
1 Propositions 84 et
85 condamnées par la Bulle Unigenitus, 8 septembre 1713 ; Denz. , nos
1435 et 1436.
1 II Cor.,
111, 14-16.
2 1 Tira.,
II, 4.
3 Actes,
IV, 12.
4 Hébr.,
XI, 6.
5 Cf. notre livre Vérité de Pascal, St-Maurice.,
1951, p. 196.
1 Col., 1,
20.