Institut catholique de Paris

Université de Poitiers

 

Povilas ALEKSANDRAVICIUS

 

Temps et éternité chez saint Thomas d’Aquin et Martin Heidegger

 

 

Thèse en vue de l’obtention

du doctorat canonique et du doctorat d’état en philosophie

 

 

Directeurs :

 

Professeur Philippe CAPELLE (Institut catholique de Paris)

Professeur Jean-Louis VIEILLARD-BARON (Université de Poitiers)

 

 

2008

 

TABLE DES MATIERES :

 

TABLE DES MATIERES : 1

Remerciements 5

Introduction_ 6

Chapitre premier : La question du temps et de l’éternité dans la pensée grecque et dans la période patristique  21

I. Dans l’antiquité grecque_ 21

1. La formation d’un sens philosophique du mot αιών_ 21

2. Platon_ 22

3. Aristote_ 24

4. Les stoïciens 28

5. Plotin_ 29

II. La pensée chrétienne_ 32

1. Les données bibliques 32

2. Denys 36

3. Les Pères de l’Eglise_ 37

4. Saint Augustin_ 39

5. Boèce_ 45

Chapitre II : Temps et éternité dans la pensée de saint Thomas 46

I. Le temps 47

1. Le temps et le mouvement 47

2. Le temps et l’âme_ 70

3. Le temps, l’âme et le mouvement : l’origine commune de leur être. 77

4. L’instant, ouverture vers l’éternité_ 82

II. L’éternité_ 85

1. La définition thomasienne de l’éternité_ 85

2. Le mouvement au sein de l’éternité_ 92

3. L’éternité temporelle ?_ 99

III. Les rapports entre l’éternité et le temps 101

1. L’éternité et le temps comme relation de l’être et de l’étant 102

2. L’éternité et le temps dans le rapport entre l’intellectualité de l’esse divinum_ 117

et la rationalité de l’esprit humain_ 117

Chapitre III : L’interprétation de l’être, de l’éternité et du temps dans la scolastique tardive_ 128

I. L’obscurcissement de l’ « esse » dans l’école thomiste_ 129

1. « Le fléchissement formaliste » de l’esse_ 129

2. La rationalisation de l’esse_ 131

3. L’interprétation de la notion de cause efficiente comme raison suffisante_ 132

II. Eternité et temps selon les scolastiques modernes 134

Chapitre IV : Heidegger avant 1919 et le refus de la notion de l’éternité_ 137

I. L’enracinement dans la tradition catholique et la formation scolastique_ 138

1. L’origine catholique, le temps de l’ardeur de la foi et les déficiences de la formation_ 138

2. Le penchant pour la philosophie, « miroir de l’éternel »_ 143

3. La figure de Brentano_ 145

4. Quelle scolastique Heidegger a-t-il connu ?_ 147

II. Un scolastique au sein de l’école néo-kantienne. Quelle image de l’éternité et du temps ?_ 152

1. Le passage à l’école néo-kantienne de Fribourg et les nombreuses influences 152

2. La lutte contre le psychologisme (1912-1913) : au nom de quelles valeurs ?_ 155

3. La thèse d’habilitation (1915). De nouveaux éléments 159

4. La conférence d’habilitation (juillet 1915) : la valorisation de la question du temps 165

5. La Conclusion de la Thèse d’habilitation (1916) : l’influence de Hegel et la nouvelle acception de la métaphysique. La sortie de la scolastique. 167

III. Une confirmation de la position philosophique : la conversion au protestantisme_ 171

1. La réduction du catholicisme au système scolastique_ 171

2. Les lectures de Schleiermacher 173

3. Le mariage avec une protestante et un nouveau foyer pour la foi des origines 173

4. La reprise du dualisme protestant entre la foi et la raison et le choix de la philosophie_ 175

IV. Les motifs heideggériens de rejeter la notion d’éternité sont-ils suffisants ?_ 177

1. L’apparence de la question réglée pour toujours 177

2. De quoi témoignent les recherches de Heidegger sur la mystique médiévale en 1918 ?_ 178

3. Le rejet de la scolastique traditionnelle peut-il justifier le rejet de la notion d’éternité ?_ 179

Chapitre V : L’accès phénoménologique au temps dans la pensée de Heidegger entre 1919 et 1927  181

I. La conception heideggérienne de la facticité comme mobilité et temporalité_ 181

1. L’apparition du concept de facticité dans la pensée de Heidegger 182

2. La philosophie facticielle_ 184

3. Les traits de la facticité_ 189

4. La facticité chrétienne_ 200

5. Le passage à l’ontologie_ 202

II. Heidegger et la conception augustinienne du temps 205

1. Saint Augustin et la facticité heideggérienne_ 205

2. La lecture heideggérienne de la conception du temps de saint Augustin : l’appropriation et les omissions  208

III. L’interprétation heideggérienne du mouvement, du temps et de l’âme chez Aristote (1922-1926)  215

1. Le mouvement selon Aristote dans l’approche phénoménologique de Heidegger 216

2. Le problème du temps ontologique chez Aristote_ 229

3. La conception aristotélicienne de l’âme et le problème du temps 238

IV. Le temps dans Sein und Zeit 248

1. Le Dasein comme être-au-monde et sa structure temporelle_ 249

2. Être-vers-la-mort comme manifestation du temps originaire_ 256

3. La première dérive du temps originaire : l’historialité comme étirement (Erstreckung) 264

4. La deuxième dérive du temps originaire : l’intra-temporalité (Innerzeitigkeit) 266

5. La conception vulgaire (vulgäre) du temps 269

V. Le rapport de Heidegger à la scolastique et au concept d’éternité dans les années 1920_ 276

1. Heidegger et la pensée scolastique entre 1919 et 1930_ 277

2. Heidegger et le concept d’éternité dans les années 1920_ 300

Chapitre VI : Le temps transcendantal : élaboration de la différence ontologique et la question du néant comme fondement abyssal 305

I. A la recherche de l’unité du temps : confrontation avec Kant 307

1. Le temps comme intuition pure universelle_ 307

2. L’imagination transcendantale comme sphère originaire de l’unité du temps 312

3. L’imagination transcendantale et le Rien_ 319

4. La finitude comme horizon ultime de la métaphysique_ 321

5. La finitude et l’infini 322

II. La conception heideggérienne de la transcendance_ 324

1. Le problème de la transcendance dans Sein und Zeit 324

2. La transcendance kantienne dans l’interprétation de Heidegger 329

3. La transcendance du Dasein comme dépassement d’un triple clivage traditionnel 331

III. La différence ontologique et la temporalité originaire_ 340

1. La temporalisation de l’être et la radicalisation de la finitude_ 340

2. Dasein en tant que lieu de la différence ontologique_ 342

3. La différence ontologique : unité et distinction de l’être et de l’étant 343

IV. La conception heideggérienne de fondement abyssal (Grund – Abgrund) 350

1. Le vécu du néant comme le vécu de l’être_ 351

2. Le Dasein comme auto-fondation transcendantale_ 353

3. L’être comme fondement abyssal du Dasein : liberté comme fondement du fondement 356

V. De la différence ontologique à la vérité de l’être_ 357

1. Dasein et vérité_ 358

2. Le virage de Vom Wesen der Wahrheit : de la vérité du Dasein à la vérité de l’être_ 360

3. Vérité et fondement abyssal (abgründiger Grund) 362

Le sens de la finitude chez saint Thomas d’Aquin_ 365

I. Saint Thomas et la phénoménologie : le concept d’intentio_ 366

II. La finitude selon saint Thomas d’Aquin_ 369

III. Le sens de la nomination de Dieu_ 375

1. Le sens de la séparation de la « substance » et de l’ « essence » lors de la connaissance de  Dieu_ 376

2. La provenance des noms divins chez les créatures 377

3. La nomination de Dieu comme rapport temps / éternité_ 381

Chapitre VIII : Le problème du temps chez le dernier Heidegger 382

I. La pensée de l’Ereignis et le temps 382

1. L’Ereignis comme l’identité dans la différence_ 386

2. L’Ereignis et le temps 390

3. Le mystère de l’αιών_ 394

II. Heidegger, la scolastique et Maître Eckhart 399

1. Heidegger et la scolastique à partir des années 1930_ 399

2. Heidegger et Maître Eckhart 401

Conclusion_ 407

Bibliographie_ 425

I. Bibliographie principale_ 425

1. Œuvres de saint Thomas d’Aquin et leurs traductions éventuelles : 425

2. Textes de Heidegger, selon l’ordre chronologique de leur apparition, et leurs traductions françaises : 426

II. Bibliographie secondaire_ 430

1. Ouvrages et articles sur la philosophie de saint Thomas : 430

2. Ouvrages et articles sur la philosophie de Heidegger : 434

3. Etudes qui confrontent les pensées de Thomas d’Aquin et de Heidegger : 438

III. Autres: 440

1. Ouvrages anciens : 440

2. Etudes contemporaines : 440

Abstract 441

 

 

Remerciements

 

            Entrer dans la philosophie, c’est entrer dans un processus. Je remercie le Professeur Philippe Capelle, directeur de cette thèse, de m’avoir montré l’exemple de la pensée vivante et de m’avoir introduit dans le mouvement passionnant de la philosophie. C’est lui qui a guidé toutes mes recherches, depuis l’année de Maîtrise, et qui a parfaitement compris la manière dont fonctionne mon esprit.

 

            Toute ma gratitude au Professeur Jean-Louis Vieillard-Baron, de l’Université de Poitiers, qui a accepté de co-diriger mon travail.

 

            Je remercie également les Professeurs Olivier Boulnois et Alain Boutot, membres du jury qui ont dû évaluer cette thèse avant soutenance.

 

            Je voudrais exprimer ma reconnaissance au Professeur Jean Greisch, qui m’a initié à la réflexion de Heidegger et qui a dirigé ma première tentative de confrontation des pensées de Heidegger et de saint Thomas d’Aquin, il y a voici 6 ans déjà, durant mon année de Licence.

 

 

                                                                                                                                 P. A.

 

 

Introduction

 

 

            Temps et éternité : voici un sujet qui, pour le sens commun, évoque une parfaite opposition. Le temps n’est-il pas une facette du mouvant et du multiple ? L’éternité ne signifie-t-elle pas l’immobililté absolue et l’instant figé ? Un système fort cohérent, intelligible, net, logique : en annonçant le sujet de notre recherche, avons-nous en vue un tel système ?

 

            Les deux protagonistes de notre travail, saint Thomas d’Aquin et Martin Heidegger, défient le sens commun. Ils déclinent, chacun à sa manière, le « système » rationnellement harmonieux où le temps et l’éternité constitueraient des pôles opposés. Ainsi ils dépassent une tendance dominante dans notre tradition qui prône un partage de l’étant en un « au-delà » et en un « ici-bas », où les deux termes exercent un pouvoir répulsive l’un sur l’autre. Notre tradition philosophique a tendance à s’appuyer sur les démarches élémentaires de la raison humaine qui, en ayant comme critère suprême de jugement les lois nettes de la logique, construit des systèmes. Dans notre travail, nous devrons sans cesse affronter ces systèmes rationnels ou plutôt le principe qui les génère, le « bon sens ». Tant saint Thomas que Heidegger ont dû, en effet, vaincre péniblement et inlassablement ce principe, en visant une sphère plus profonde que celle de la rationalité épistémique, une zone qui est à l’origine de cette rationalité. Leurs réflexions cherchent ce qui fonde l’étant, l’intelligibilité, la raison et, éventuellement, toute espèce d’opposition rationnelle : l’actus essendi pour l’un, le es gibt pour l’autre. Mais ne tardons pas à avertir que, malgré le refus de l’opposition rationnelle entre l’éternité et le temps propre à la métaphysique dualiste, ce que cherchent Thomas d’Aquin et Heidegger ne correspond absolument pas à l’éternité du temps de type aristotélicien, ni à l’éternité temporelle de genre hégélien, ces deux paradigmes étant encore des systèmes rationnels.

 

 

I

 

            Nonobstant le fait que saint Thomas dépasse l’opposition systématique du temps et de l’éternité, il mène la réflexion sur leur rapport en termes d’affrontement, de face-à-face, de transcendance, d’« opposition » dans un autre sens. L’objectif de notre travail est justement de comprendre ce dépassement particulier. Comment l’éternité qui est « au-delà » du temps, qui est irréductible au temps, qui est son fondement, qui est infini, peut-elle habiter le temps, au lieu de le répulser ?

 

            C’est la méthode phénoménologique qui nous permettra de formuler une réponse à cette question. En lisant l’œuvre de saint Thomas, nous réfuterons l’avis courant qui présente l’être des étants comme séparé de l’être de la conscience, comme s’il s’agissait des deux choses qui se rencontreraient après coup. Chaque fois que saint Thomas parle de quelque chose, il ne s’exprime pas comme un sujet à part qui veut conquérir un objet déjà construit en soi, mais comme celui qui exerce l’intentio originaire, lequel signifie la communauté d’acte d’être de l‘homme et des choses : l’anima est quodammodo omnia (« l’âme est en quelque sorte toute chose »). Comment les textes de l’Aquinate justifient eux-mêmes cette grille de lecture, nous le verrons en les analysant. Disons seulement que cette méthode, qui postule l’unité de la conscience et de l’étant, quand elle est appliquée à l’étude du rapport entre l’éternité et le temps, permet de saisir cette communauté sublime de deux termes où celui qui diffère de tout en tout peut s’identifier à celui dont il est différent : ce n’est que temporellement, et pourtant en vérité, que nous pouvons connaître l’éternité atemporelle. Cette proposition de saint Thomas nous accompagnera tout au long de notre travail. Elle reflète, au fond, la clé même de la compréhension de la pensée thomasienne, laquelle consiste en la recherche inlassable de l’actus actuum dans tout actus de l’étant.

 

            Heidegger a-t-il saisi le mouvement de la pensée thomasienne ? Un autre objectif de nos analyses est de montrer comment le philosophe allemand a lu les écrits de saint Thomas. Nous verrons que cette lecture était, elle aussi, phénoménologique. Seulement, Heidegger l’a projetée sur les textes thomasiens au lieu de les laisser parler phénoménologiquement eux-mêmes. Que l’Aquinate ne pouvait pas être « phénoménologue avant la lettre », contrairement à Aristote, d’après ce que disait Heidegger dans un écrit programmatique de 1922 (Natorp Bericht), qu’il était un représentant typique de la métaphysique dualiste, tel est le malheureux préjugé heideggérien à l’égard de saint Thomas, préjugé dont nous tenterons de trouver les racines. Pour cela, nous étudierons la formation philosophique initiale de Heidegger, formation « thomiste » !, qui a déterminé en quelque sorte, selon l’aveu du philosophe lui-même, toute sa pensée.

 

            Mais quel est le sens de la présence du nom de Heidegger dans l’intitulé de notre étude qui annonce une réflexion sur le rapport entre l’éternité et le temps ? Le concept d’éternité n’était-il pas l’objet d’un rejet constant de la part du philosophe de l’être et du temps ? Voilà une question que tout heideggérien, surtout celui qui commence à le devenir, est en droit de poser. Chercher réponse à cette question, tel est encore le but de notre travail. Nous aurons bien sûr à considérer le rejet du concept d’éternité de la part de Heidegger. Ce rejet est, en effet, fondamental pour comprendre la structure même de la réflexion heideggérienne, il fait partie de sa genèse. Mais c’est justement la raison pour laquelle il est plus juste d’affirmer que la notion d’éternité ne constitue pas seulement le lieu d’un simple refus, mais surtout un endroit où le penseur est ramené sans cesse pour s’expliquer, pour s’acquitter, voire pour admettre que la question reste ouverte, que le problème demeure béant. Le fait que cette explication est silencieuse et presque invisible dans les écrits de Heidegger, ne peut que compliquer la tâche de la compréhension de sa pensée. Qu’elle a eu lieu, telle est pourtant l’affirmation de Heidegger lui-même[1]. Cette affirmation est un des soubassements de notre travail, mais de façon discrète, respectant le silence du philosophe lui-même, sans toutefois nier ce qui est tu.

 

            Nous étudierons la réflexion de Heidegger sur le temps en commençant par ses premiers écrits datés du début des années 1910 et en terminant par ceux qui concluent sa pensée à la fin des années 1960. A l’instar du temps lui-même dont elle voulait être corps et reflet, cette pensée est tendue, inachevée, en mouvement. Chacune de ses étapes aboutit à une difficulté fondamentale qui constitue un tremplin vers une étape suivante. Nous suivrons cette chaîne de la pensée heideggérienne : le dualisme classique temps / éternité (avant 1919), la facticité et l’ontologie fondamentale (1919-1927), la différence ontologique (1927-1930), la (non)vérité de l’être et l’Ereignis. Dans chacune de ces périodes, nous détecterons un élément problématique qui met en crise la pensée toute entière, comme si un impossible à penser radical et décisif, qu’aucun dire n’arrive à attraper, demandait pourtant à être pensé quitte à saper la réflexion dans son ensemble. Même la pensée de l’Ereignis aboutira à l’échec, c’est-à-dire à l’impossibilité de penser le différent de la différence au sein de l’identité, « l’être sans étant », comme dira Heidegger (ce qui veut dire qu’une nouvelle étape de la pensée aurait pu commencer). C’est que le temps lui-même cèle un mystère, celui de son « essence », de son unité, de sa temporalisation, de sa maturation, du es gibt, que la pensée saisit à chaque fois et qui s’échappe aussitôt. Nous analyserons en détails ce procès de la pensée heideggérienne. Nous le ferons en le mettant en parallèle avec la réflexion de saint Thomas. Ce rapprochement permettra-t-il d’éclairer, et dans quelle mesure, le mystère du temps, ce phénomène à jamais indicible ? La réflexion thomasienne sur le rapport entre le temps et l’éternité ne prétendra pas refonder la conception heideggérienne de l’être et du temps en lui enlevant sa consistance propre. Mais elle peut la problématiser, lui « poser des problèmes », voire lui proposer une piste à suivre en désignant différemment cet élément mystérieux qui met en marche et en cause, comme s’il jouait, la pensée humaine.

 

II

 

 

            La confrontation de la pensée de saint Thomas avec celle de Heidegger, objet central de notre étude, s’inscrit dans une tradition qui a débuté dans les années 1930. Nous tracerons brièvement l’historiographie du rapprochement Thomas / Heidegger en relevant un certain nombre de problèmes qui accompagnent les tentatives de ce rapprochement, ce qui justifiera la nécessité de notre propre travail.

 

            Notons que Heidegger lui-même n’a jamais réagi aux relectures « thomistes » de ses thèses : ne manifestant aucun intérêt pour le renouveau de la philosophie thomasienne qui pourtant était en train de se produire, en quelque sorte, sous ses yeux, parmi ses étudiants (K. Rahner, J.-B. Lotz), le philosophe de la Forêt Noire s’est toujours représenté la pensée de l’Aquinate et celle de ses disciples à l’instar de l’école thomiste « baroque », dans laquelle il fut formé. Pour Heidegger, l’affaire du thomisme était classée. Mais du côté des thomistes, l’intérêt pour la philosophie heideggérienne n’a cessé de croître. En voici quelques cas.

 

            On remarque rarement qu’en France, l’un des premiers à réagir à la philosophie de Heidegger, fut J. Maritain. Dans la troisième de ses fameuses Sept leçons sur l’Être, données en 1932[2], Maritain livre sa conception de l’intuition de « l’être en tant que l’être ». C’est là qu’il rencontre et analyse subtilement le concept d’angoisse de Heidegger. Curieusement, Maritain admet que cet affect insigne est une voie authentique vers l’intuition de l’être et donc vers le concept de celui-ci. Mais c’est précisément là, au niveau du sens du concept maritainien de l’être, que le rapprochement de saint Thomas et de Heidegger paraît mal fondé. En effet, le concept de l’être forgé par le célèbre thomiste français ne prend pas en compte toute l’ampleur et la signification de l’analytique existentiale de Sein und Zeit, ce qui suscite des doutes quant à la justesse de la compréhension que Maritain avait de la philosophie heideggérienne. Plus globalement, la pensée de Heidegger ne saurait être référée au projet métaphysique de type maritainien, influencé encore en grande partie par la « scolastique moderne ».

 

            C’est à un autre thomiste français, E. Gilson, que nous devons une tentative beaucoup plus solide de rapprochement entre Thomas d’Aquin et Heidegger. N’ayant pas lu un seul verset de Heidegger avant 1940, selon son propre témoignage, Gilson devient lecteur enthousiaste du philosophe allemand après la guerre. Ce n’est toutefois que dans les années 1960 qu’il émet un avis sur la pensée de Heidegger, en se référant quasi exclusivement à des textes heideggériens écrits après 1930[3]. Ce qui manque donc à la lecture de Gilson, c’est la considération de la première période de la philosophie de Heidegger, ainsi que la saisie de la subtilité du sens de la fameuse « différence ontologique »[4]. L’identification quelque peu violente que fait Gilson de l’actus essendi thomasien avec l’être heideggérien demande donc des rectifications importantes, d’autant plus que le concept heideggérien de temps n’a pas été suffisamment traité par l’auteur de L’Être et l’essence. Toutefois, avec son interprétation du concept thomasien d’actus essendi, déterminante pour notre travail, Gilson a donné une impulsion décisive à la relecture des œuvres de saint Thomas et a constitué la base même du rapprochement de l’Aquinate et de Heidegger sur le terrain de la philosophie de l’être. 

 

            Dans l’Allemagne des années 1930, les milieux universitaires, l’entourage de Husserl en particulier, connaissent la figure d’exception d’E. Stein. Convertie au catholicisme, celle-ci est fascinée par la philosophie de saint Thomas dont elle entreprend la confrontation avec celle de son maître Husserl[5]. Dans cette tentative, la réflexion de Heidegger est, elle aussi, présente. Elle est opposée à la pensée de l’Aquinate, pensée de l’être réel et infini, comme une figure de l’ontologie subjective[6]. Sans doute, E. Stein fut influencée par la compréhension réductrice de la philosophie heideggérienne, courante dans les années 1930, selon laquelle cette dernière serait une tentative d’une espèce d’anthropologie ontologique. Nous pouvons donc adresser à Stein un reproche en quelque sorte diamétralement opposé à celui que nous avons fait à Gilson : elle n’avait pas une compréhension suffisante de la pensée heideggérienne telle qu’elle s’est déployée à partir des années 1930. Ce déploiement, en effet, a rétrospectivement rendu impossible l’interprétation « anthropologisante » de Sein und Zeit. Nous reviendrons sur la figure d’E. Stein, qui présente un intérêt certain quant à l’approche phénoménologique de la pensée thomasienne. Notons au passage qu’une telle approche a été souhaité par E. Gilson qui, après la guerre, en déplorait encore l’absence[7].

 

            Au sein de l’Université de Fribourg-en-Brisgau, où enseigne Heidegger, nous devons nous tourner vers ses disciples, parmi lesquels, à la fin des années 1930, un certain nombre revendique l’appartenance à l’école thomiste. Ce sont eux, M. Müller, K. Rahner, J.-L. Lotz ou encore G. Siewerth qui ont réalisé les premiers essais importants du rapprochement Thomas / Heidegger.

 

            En 1939, K. Rahner publie sa thèse Geist in Welt[8] dans laquelle il tente d’interpréter la métaphysique thomasienne de la connaissance en termes d’identification de l’être et du connaître, identification fondée sur l’appréhension anticipatrice (Vorgriff) de l’être infini. Basée sur des propositions ontologiques dont l’inspiration heideggérienne est patente[9], l’interprétation rahnerienne de la philosophie de saint Thomas est en même temps imprégnée par les métaphysiques de Kant et de Hegel, la philosophie néo-platonicienne étant également présente. Or, cette complexité des sources empêche de reconnaître dans la réflexion de Rahner des bases systématiques de confrontation entre saint Thomas et Heidegger. Plutôt que de tenter cette confrontation pour elle-même, Rahner livre une réflexion personnelle sur le problème de la connaissance. En revanche, M. Müller, devenu collègue et ami de Heidegger à la fin des années 1940, essaie de rapprocher la réflexion thomasienne et la pensée heideggérienne de façon plus systématique[10].  Müller voit dans le lumen intellectus, notion capitale de la philosophie de saint Thomas, la possibilité de reconnaître ce que Heidegger traite comme la « pensée essentielle », pensée qui répond à l’appel de l’Être. Comme si le lumen intellectus de l’homme, qui participe à l’intellect divin (saint Thomas), aurait été analogue à la pensée du Dasein heideggérien dans son rapport à l’Ereignis. Selon Müller, la différence entre saint Thomas et Heidegger consiste, au fond, en leur attitude face à la théologie chrétienne. Saint Thomas se laisse influencer par la Révélation chrétienne et identifie Dieu avec l’ipsum esse, ce qui ne peut qu’aboutir à la conception de l’être comme subsistant en soi, alors que Heidegger, purement philosophe, refuse de sortir des limites de la finitude de l’homme et ne se sent pas capable de faire une proposition sur Dieu. Cette structure de base du rapprochement Thomas / Heidegger, proposée par Müller, pourrait être acceptée à condition d’apporter de nombreuses précisions sur tous les concepts fondamentaux à la fois de l’Aquinate et de Heidegger. Faute de quoi, elle risque de conduire à un concordisme facile, qui, en réconciliant d’une manière ou d’une autre la théologie et la philosophie, rendrait identiques les conceptions de saint Thomas et de Heidegger et ne considérerait leurs différences que comme différences d’expression langagière. Il en sortirait une sorte de « théologisation » de Heidegger sur des bases thomistes. L’être de Heidegger serait le Dieu de saint Thomas.

 

            Les années 1950-1960 ont connu ce genre de tentatives dont celle de G. Siewerth, qui fut la plus célèbre. Dans son ouvrage Das Schicksal der Metaphysik von Thomas zu Heidegger, édité en 1959, Siewerth interprète la conception heideggérienne de l’histoire de l’être dans la perspective de la conception thomasienne de la création. Dans son article de 1961 Die Differenz vom Sein und Seiend, Siewerth intègre dans son projet également la notion heideggérienne de différence ontologique. L’oubli de l’être serait un refus de l’unité entre l’homme et Dieu. La pensée de Heidegger pénètrerait le mystère eschatologique de l’histoire où elle saisit l’action à la fois créatrice et salvifique de Dieu. Au sein de Dieu lui-même, il y a une instance du néant qui fait surgir une altérité, d’abord au sein de lui-même (conçue traditionnellement comme le mystère de la Trinité), ensuite à côté de lui (la création). Le néant de Heidegger, ainsi que sa fameuse différence ontologique, rejoignent ce moment de non-être en Dieu moyennant lequel la création peut être, peut surgir depuis Dieu tout en n’étant pas Dieu : tout comme l’être heideggérien donne être aux étants en se retirant radicalement jusqu’à se revêtir du néant comme d’une médiation entre lui et les étants. L’intellect humain, qui participe à l’intellect divin créant par le non-être, correspond au Dasein heideggérien qui saisit l’être moyennant le néant. Selon Siewerth, tous les éléments structurels de la philosophie de Heidegger sont taillés sur mesure pour s’appliquer à la théologie chrétienne, surtout à celle de saint Thomas, jusqu’à pouvoir trouver la différence ontologique heideggérienne dans les fameuses cinq voies thomasiennes pour prouver l’existence de Dieu. Il n’est pas surprenant que dans un de ses articles (Martin Heidegger und die Frage nach Gott), Siewerth s’étonne que Heidegger ne nomme pas son « être », Dieu.

 

            Intéressant en tant qu’il indique une tentative d’une philosophie (théologie ?) personnelle, le rapprochement que réalise Siewerth entre Heidegger et saint Thomas est cependant grossier, puisqu’il ne respecte pas des délimitations basiques de la philosophie heideggérienne, surtout celles qui établissent la finitude du Dasein temporel, ou encore celle de l’être, comme instance ultime, qui n’a pas de corrélat « divin » ou « infini ». Par ailleurs, à cause de ces délimitations fondamentales propres à la philosophie heideggérienne, un certain nombre de penseurs chrétiens, sceptiques à l’égard de la tentative de Siewerth, ont jugé cette philosophie comme « insuffisante » face à la pensée de saint Thomas. La critique de Heidegger du point de vue de la philosophie thomasienne a été présentée dans les articles remarquables du Père Corvez, tous publiés dans la Revue thomiste entre 1955 et 1965[11]. Selon Corvez, la raison pour laquelle Heidegger n’a pas pu atteindre la qualité et la hauteur de la conception thomasienne de l’être et de Dieu, de la transcendance, mais également celle de la vérité de l’étant comme tel (« l’unité réelle entre l’étant et son être »), se trouve dans la méthode phénoménologique à laquelle Heidegger est resté fidèle jusqu’au bout. Heidegger se serait fait en quelque sorte « prisonnier » de la manière phénoménologique de traiter l’être de l’étant, manière qui aurait interdit tout accès à ce qui dépasse le monde du Dasein, en dépit des aspirations incontestables de sa philosophie vers un tel dépassement. On peut résumer les analyses subtiles de Corvez en affirmant, selon ses propres termes, qu’il essaie « de dire ce qui manque encore à la doctrine de Heidegger […] pour rejoindre adéquatement les positions fondamentales de saint Thomas »[12]. La mécompréhension de la méthode phénoménologique est un des points faibles de ces analyses, et dévalorise la critique de Corvez.

 

            Aux thomistes qui accusaient Heidegger d’être incapable d’atteindre le sens de la transcendance, les heideggériens ont rendu la monnaie. Comme contre-exemple de la réflexion menée par Corvez, nous pouvons indiquer celle de B. Welte[13]. Tout en flattant saint Thomas d’Aquin pour avoir trouvé la possibilité de dépassement de la métaphysique traditionnelle (du fait que l’esse ipsum subsistens ne peut pas être traité comme un genre de l’étant), Welte ne manque pas de noter que c’est notamment saint Thomas qui a porté à un de ses sommets cette même métaphysique occidentale dans sa structure onto-théo-logique. Penseur authentique qui aurait entendu la voix de l’être dans l’intimité de sa réflexion, saint Thomas serait retombé aussitôt dans la métaphysique en mettant tous ses efforts au service d’une tâche suprême : exprimer l’esse ipsum, l’esse divinum, en jugements et en concepts traditionnels et rationnels. De la sorte, l’être demeure réduit à l’étant. Le concept d’actus essendi n’aurait été développé par saint Thomas que pour faire comprendre celui d’essence, comme c’était déjà le cas chez Aristote. C’est donc le concept de substantia qui serait le centre de l’ontologie thomiste ; celle-ci ne serait dès lors que le développement de l’idée de la causa sui dans les divers niveaux des étants. Bref, avec la réflexion de Welte, nous assistons au développement de la critique que Heidegger lui-même avait adressée à Thomas d’Aquin, comme à tous les « métaphysiciens » occidentaux : il s’agit de l’appartenance à la structure onto-théo-logique, laquelle exprime le moment suprême de l’oubli de l’être où cet oubli même est oblitéré. Dans les années 1960, cette critique heideggérienne paraissait, pour beaucoup, irréfutable, malgré l’intervention énergique d’E. Gilson qui a montré son impertinence quant à la métaphysique thomasienne de l’être en révélant le sens authentique de l’actus essendi. Comme en témoigne un colloque organisé par les dominicains du Saulchoir en 1968, les thomistes eux-mêmes, à cette époque, ne voyaient pas dans l’enseignement de leur Maître, les ressources internes permettant d’échapper à l’accusation « d’oubli de l’être » ; ils concédaient à Heidegger l’affirmation selon laquelle la pensée du Docteur angélique aurait correspondu à l’onto-théo-logie[14].

 

            En même temps que Gilson en France, un thomiste de réputation contrastée, C. Fabro, défend, en Italie, la métaphysique de saint Thomas face à la pensée de Heidegger. En vérité, beaucoup plus qu’une défense, il s’agit d’une véritable attaque. Selon Fabro, la pensée de l’être de saint Thomas va beaucoup plus loin que celle de Heidegger ; celui-ci serait lui-même beaucoup plus près de la tradition métaphysique qu’il critiquait pourtant si vigoureusement, que ne l’était saint Thomas. C’est l’Aquinate, « et lui seul, [qui] proclame l’émergence absolue de l’esse comme acte de tous les actes et de toutes les formes »[15], alors que Heidegger, même s’il se meut dans la même aire que l’Aquinate, dépasse à peine la position de Hegel en ratifiant le principe d’immanence. Nous admettons que Fabro a saisi avec justesse la signification de l’actus essendi thomasien. Cependant sa compréhension de Heidegger rencontre une sérieuse objection : peut-on assimiler la philosophie de Heidegger au « principe d’immanence » de Hegel ? Notre travail montrera le contresens dont témoigne une telle approche.   

 

            Accentuer l’incapacité d’atteindre la « transcendance véritable » d’une part, accuser « d’oubli de l’être » d’autre part : c’est ainsi que peut être résumée la discussion entre les thomistes et les heideggériens dans les années 1950-1980. Cette discussion nous paraît stérile. D’un côté, le problème de la transcendance chez Heidegger, sujet central de notre étude, ne peut être compris tant que le sens de la méthode phénoménologique, employée par Heidegger, n’a pas été saisi. Ce n’est qu’en comprenant en quoi consiste l’unité ontologique de la conscience et de l’être que l’on peut entrer véritablement dans la philosophie heideggérienne. Or, cette compréhension élude d’emblée la possibilité d’interpréter la pensée de Heidegger comme une espèce d’« immanentisme », voire de « subjectivisme ». De plus, l’approche phénoménologique, qui révèle l’exercice de l’intentio dans l’unité d’acte d’être et de l’âme et des étants, doit être appliquée à l’interprétation de la pensée de saint Thomas lui-même. Ce n’est que sur le terrain commun de la phénoménologie que l’approche Thomas / Heidegger est véritablement possible, car ce n’est que sur ce terrain que le sens de la transcendance peut être saisi conformément à l’enseignement de chacun d’eux.

 

            De l’autre côté, la réfutation de la considération de la pensée thomasienne comme une figure de l’onto-théo-logie, nous semble acquise. L’argumentaire de Gilson est suffisant pour le montrer, mais d’autres stratégies ont encore été tentées. Ainsi J.-L. Marion exonère la pensée de l’Aquinate de toute implication dans l’ontologie en général[16]. Non-ontologique, cette pensée ne saurait être onto-théo-logique. Le numéro spécial de la Revue thomiste paru en 1995, consacré au problème de l’appartenance de saint Thomas à la structure de l’onto-théo-logie dans son acception heideggérienne, a mis les derniers points à ce sujet. Nous considérons donc ce problème clos et nous n’y reviendrons qu’épisodiquement dans notre étude. Notons cependant qu’en dehors du cas « saint Thomas et l’onto-théo-logie », l’historiographie sur les rapports entre les pensées de l’Aquinate et de Heidegger paraît bien mince.    

 

            Le canadien B. Rioux a exposé sa tentative de rapprochement de Thomas d’Aquin et de Heidegger dans l’ouvrage L’Être et la vérité chez Heidegger et saint Thomas d’Aquin, édité en 1963[17]. C’est autour de la notion de vérité que les deux penseurs peuvent réellement se rencontrer : dans les deux cas, il s’agit de l’ouverture de l’homme à l’être qui se retire. Selon saint Thomas, en effet, avant tout développement rationnel, l’esprit humain, ou l’intellectus (qui ne se réduit pas à la ratio), saisit l’être pur ; c’est secondairement qu’il revient sur ce qu’il saisit afin de le porter en concepts explicites. Heidegger n’aurait relevé chez saint Thomas que cette deuxième facette de l’esprit de l’homme, alors que, plus profondément, celui-ci est ouvert, est ouverture même, vers l’esse, justement comme le Dasein chez Heidegger. Comme la pensée essentielle de Heidegger suit l’appel de l’être se retirant, ainsi l’intellectus thomasien participe à l’acte de l’être qui renvoie à l’être même. L’intelligibilité de l’être est l’être lui-même. L’être n’existe qu’en tant que pensé par l’intellect, intellect divin premièrement, mais nécessairement pensé aussi par l’intellect humain, puisque Dieu a accueilli l’homme dans son sein (la doctrine de l’image de Dieu dans l’homme, qui est l’intellectus, selon saint Thomas). C’est pourquoi l’homme est ouverture ontologique au point d’affirmer que l’être n’est pas sans lui. Si l’homme n’existait pas, Dieu, lui, serait, certes ; mais nous ne pouvons pas spéculer sur cette situation-là qui est une fiction, qui ne nous concerne pas.

 

             En suivant la problématique ouverte par B. Rioux, plusieurs penseurs ont fait des tentatives de rapprochement de saint Thomas et de Heidegger à partir des concepts de vérité et d’intelligibilité. Nous pouvons indiquer la thèse de U.-M. Lindblad, L’intlligibilité de l’être selon saint Thomas d’Aquin et selon Martin Hidegger, éditée en 1987[18]. La réflexion hors du commun du célèbre thomiste L.-B. Geiger s’inscrit dans la même ligne. C’est sur l’expérience de la présence que se focalise Geiger en arrivant à réconcilier les pensées de Heidegger et de Thomas d’Aquin. L’expérience de la présence, c’est l’expérience de l’auto-révélation des choses, de leur propre dire à eux au sujet d’eux-mêmes, dire réveillé par l’esprit humain (l’intellectus) : c’est la vérité ontologique dont le concept rend justice autant à la réflexion de saint Thomas qu’à celle de Heidegger[19].

 

            Nous ne saurions exagérer l’importance, pour notre étude, de la distinction thomasienne entre l’intellectus et la ratio ainsi que du concept de la vérité. Notre recherche personnelle avoisinera plutôt celle de Rioux, de Lindblad, de Geiger. Mais nous interpréterons la pensée de saint Thomas d’Aquin en termes de temps et d’éternité. Une telle approche de la métaphysique thomasienne semble être la plus adaptée pour pouvoir confronter cette métaphysique à la réflexion de Heidegger, philosophe du temps. Ainsi l’auteur qui se trouve être le plus proche de notre projet est J.-B. Lotz dont l’ouvrage Martin Heidegger et Thomas d’Aquin[20] est le seul, dans l’historiographie du rapprochement Thomas / Heidegger, qui a tenté ce rapprochement sur le terrain du concept de temps. Nous nous distinguons toutefois du travail de Lotz en accentuant plus que lui la manière phénoménologique de lire les textes de saint Thomas. En effet, Lotz reproche à Heidegger lui-même de n’avoir pas dépassé la méthode phénoménologique et, pour cette raison, de n’avoir pas atteint le sens ultime de l’être qu’est l’éternité divine. Selon Lotz, Heidegger aurait surévolué en quelque sorte le temps, alors que Thomas d’Aquin, en quittant le plan phénoménologique pour s’élever à celui de la métaphysique, aurait accédé à l’éternité atemporelle. Quoique les analyses de Lotz, à notre avis, constituent la tentative la plus avancée de rapprochement Thomas / Heidegger, l’opposition entre la phénoménologie et la métaphysique perceptible dans son ouvrage risque d’oblitérer le sens de l’intimité que saint Thomas découvre au sein du rapport entre le temps et l’éternité et de rétrécir l’horizon de la rencontre du célèbre scolastique avec Heidegger. C’est la raison pour laquelle notre étude, tout en s’appuyant sur la recherche de Lotz, s’en détache. Afin de justifier l’approche phénoménologique de la réflexion de saint Thomas, nous nous rapporterons plutôt aux travaux de S. Breton, notamment à ses analyses du concept thomasien d’intentio[21]. Nous ne pouvons que regretter que Breton lui-même, connaisseur exceptionnel des pensées de saint Thomas et de Heidegger, n’ait pas réalisé une confrontation systématique entre les deux penseurs. Mais cela ne peut que renforcer l’exigence de travailler dans ce sens.

 

III

 

 

            Après avoir montré la nécessité de confronter les philosophies de saint Thomas et de Heidegger sur le terrain de la phénoménologie et sur les bases conceptuelles de temps et d’éternité, il nous reste à présenter le plan de notre entreprise. Celle-ci est constituée de huit chapitres. Le premier chapitre retrace succinctement l’histoire des concepts de temps et d’éternité avant Thomas d’Aquin. Nous présenterons cependant les penseurs antiques et chrétiens non pas pour eux-mêmes, mais en recueillant, dans leurs réflexions, les points qui ont influencé saint Thomas et/ou Heidegger. Chez les grecs, c’est Aristote qui focalisera notre attention : il élabore la structure systématique du concept de temps et de son rapport à l’éternité, structure qui sera au cœur des considérations thomasiennes et heideggériennes. Plotin toutefois jouera un rôle insigne dans la formation du concept d’éternité, déterminante pour la réflexion de saint Thomas. Dans la période patristique, inspirée par les écrits bibliques, nous mettrons l’accent sur la pensée de saint Augustin, sur l’identification qu’il fait de l’âme et du temps, habités par l’éternité divine. Aristote et Augustin sont les interlocuteurs principaux tant de saint Thomas que de Heidegger. Mais c’est le mot αιών qui constitue le point de départ et, curieusement, le point d’arrivée de toute notre entreprise : l’oscillation de la signification de ce mot est surprenante : tantôt il exprime le temps dans son moment éphémère, tantôt l’éternité dans sa stabilité figée. La tension que contient ce mot mystérieux, repris aussi bien par saint Thomas que par Heidegger, est d’une certaine manière fondamentale dans notre travail.

 

            Le deuxième chapitre sera consacré à la réflexion de saint Thomas sur le temps, l’éternité et leurs rapports. En reprenant les définitions aristotéliciennes du mouvement et du temps, l’Aquinate les transforme de fond en comble : nous mettrons en lumière l’originalité de la réflexion thomasienne, originalité que Heidegger ne saisira pas. Nous traiterons les rapports entre le temps et le mouvement, le mouvement et l’âme, l’âme et le temps, rapports qui sont réciproquement constitutifs. Saint Thomas aboutit à postuler la communauté d’acte d’être de l’âme, du mouvement et du temps. Habité par l’affirmation biblique de la création ex nihilo, il considère cette communauté dans sa connexion intime avec sa propre origine qui est incessante (conservatio). Avec les concepts d’intellectus, de néant (nihilo) et d’instant (nunc stans), la réflexion thomasienne ouvre une piste vers la saisie de l’actus essendi qu’il appelle l’éternité. La deuxième partie du chapitre mènera une réflexion sur le sens de la notion thomasienne d’éternité, notion qui est reprise de Boèce (αιών). Ce sens est déterminé par celui de la transcendance qui brise, contre Aristote, tout édifice conceptuel, lequel se limiterait aux procédés de la ratio humaine. Ainsi dans l’immutabilité de l’éternité divine saint Thomas trouve la possibilité d’introduire un mouvement. Dès lors, nous pourrons nous interroger sur l’éventualité de considérer l’éternité comme temporelle. Ce n’est qu’au sein des rapports entre l’éternité et le temps que, suivant saint Thomas, il serait possible d’envisager le problème de l’éternité temporelle. La troisième partie du chapitre traitera de ces rapports. Ceux-ci se laissent appréhender selon deux complexes conceptuels, intimement liés entre eux : l’éternité et le temps comme relation de l’être et de l’étant ; l’éternité et le temps comme relation entre l’intellectualité divine et la rationalité de l’esprit humain. Traitée comme ipsum esse, l’éternité se révèle dans sa présence particulière au sein de l’ens. Dès lors, ce dernier, étant constitué par le temps (donc aussi par l’âme), doit être considéré comme moyen d’accès à l’éternité (ipsum esse) sans que ses limites ne soient dépassées. La conception de la transcendance thomasienne commence à se dégager : en tant que ipsum esse subsistens l’éternité est au-delà de l’étant temporel et pourtant dans l’étant temporel. Le sens de cette conception sera précisé en considérant le rapport de l’éternité et du temps comme contraction (contractio) de l’être divin au profit de l’étant et en interprétant l’éternité comme pouvoir unificateur de la temporalité. C’est toutefois en mettant en lumière le rôle de l’âme humaine dans le processus de la creatio eh nihilo, conjoint à celui de la connaissance des étants à la fois par Dieu et par l’âme humaine, que le rapport entre l’éternité et le temps sera traité en profondeur. Le cœur de ce traitement est constitué par la distinction thomasienne intellectus / ratio qui exprime la participation de la rationalité humaine à l’intellectualité divine. Le temps se révèle comme demeure de ce qui le dépasse, de l’éternité : c’est l’actus essendi.  

 

            L’objet du chapitre III est d’exposer en grandes lignes la reprise de la réflexion thomasienne sur l’être, l’éternité et le temps, dans la scolastique tardive. Cette reprise aboutit, en réalité, à une mécompréhension du concept thomasien d’actus essendi, la réduction de son sens à des catégories de la métaphysique aristotélicienne des essences (« le fléchissement formaliste » de l’esse). Le rapport entre le temps et l’éternité, prétendument thomasien, devient un système rationnel à deux pôles opposés, à deux termes qui, obéissant au même ordre conceptuel (la rationalisation de l’esse), maintiennent un rapport concurrentiel. C’est la reprise de la métaphysique dualiste. La causalité ontologique thomasienne est réduite à la causalité ontique, au principe de la raison suffisante. L’objectif de ce chapitre est surtout de présenter l’école qui a donné à Heidegger sa formation initiale.

 

            Le chapitre IV est précisément consacré à cette formation de Heidegger et à ses premiers travaux. L’enracinement dans la tradition catholique a laissé des traces indélébiles pour toute la vie du philosophe allemand. Nous chercherons les raisons de la rupture que le jeune Heidegger effectue avec le « système » scolastique et le catholicisme. Cette rupture coïncide avec le dépassement progressif de l’opposition métaphysique temps / éternité, dans ses facettes scolastique et néo-kantienne, et avec la découverte de la consistance propre au concept de temps qui constituera désormais le champ de la recherche philosophique heideggérienne. Afin de suivre cette progression de la pensée du jeune Heidegger, nous analyserons ses écrits de 1909 à 1919, en particulier deux de ses articles publiés en 1912 : Das Realitäts problem in der modernen Philosophie et Neuere Forschungen über Logik, la dissertation doctorale sur La doctrine du jugement dans le psychologisme (1913), la thèse d’habilitation intitulée Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot (1915-1916), la conférence d’habilitation sur le concept de temps dans les sciences historiques (1915) et le Cours préparé, non dispensé, sur la mystique médiévale (1918). L’influence de Lask, la découverte de l’eccéité scotiste, l’impact de Hegel y structurent la pensée de Heidegger, dans un contexte historico-philosophique particulier. Le concept d’éternité est relégué dans la théologie, alors que le temps devient objet véritable de la philosophie. La réflexion sur le rapport entre la théologie et la philosophie est évacuée suite à la conversion au protestantisme, lequel, sous l’influence de Barth, Bultmann, Gogarten, sépare soigneusement les domaines de la foi et de la raison. En choisissant la philosophie au sein de ce dualisme, Heidegger rejette définitivement la notion d’éternité. A la fin de ce chapitre, nous donnerons quelques appréciations personnelles de ce choix heideggérien.

 

            Le chapitre V concerne la deuxième période de la pensée de Heidegger qui s’étend des premiers Cours donnés en 1919 jusqu’à l’interruption de Sein und Zeit en 1927. L’accès phénoménologique au temps débute par la découverte de la facticité, sous l’influence notable de Husserl et de Dilthey. La première partie du chapitre est consacrée aux analyses de la vie facticielle. Celle-ci se révèle à la fois comme l’objet et comme le cœur de la philosophie qui doit donc être elle-même facticielle. Après avoir réfléchi sur les traits de la facticité, qui sont une véritable introduction à toutes les notions basiques de la philosophie heideggérienne (souci, es gibt, Er-eignis, herméneutique, historicité, être-vers-la-mort), nous exposerons l’essence même du mouvement facticiel, c’est-à-dire sa temporalité. C’est là que se manifeste le rôle insigne joué par les écrits bibliques. Le temps en tant qu’essence de la facticité se révèle au sein de la facticité chrétienne, émancipée de toute référence à la théologie métaphysique et au concept d’éternité. A partir de 1922 (Natorp Bericht), le concept de facticité est croisé avec celui de l’être. La conception du Dasein apparaît, conjuguant la conscience facticielle (temporelle) et l’être des étants.

 

            La deuxième et la troisième partie du chapitre V sont consacrées au dialogue de Heidegger avec saint Augustin et Aristote. Après avoir exercé une influence remarquable sur la notion heideggérienne de facticité, la réflexion de saint Augustin est progressivement écartée par Heidegger. Nous analyserons cette influence et cet écartement en prenant en considération le Cours de 1921 Augustinus und der Neuplatonismus, la conférence de 1924 sur Le concept de temps, certaines notions de Sein und Zeit et le Cours de 1927 sur Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie. C’est à saint Augustin que Heidegger doit le principe d’identification de la conscience (« âme ») et du temps. Nous étudierons ce principe ainsi que la manière dont Heidegger l’interprète. La lecture que Heidegger fait des œuvres d’Augustin, particulièrement des livres X et XI des Confessions, obéit aux lois de l’herméneutique facticielle, à la fameuse méthode de Destruktion, mais contient quelques omissions notables, notamment en ce qui concerne la manière dont saint Augustin traite le rapport entre le temps et l’éternité. La même méthode d’interprétation est appliquée aux textes d’Aristote qui traitent des concepts de mouvement, de temps et d’âme. En confrontant Aristote, Heidegger est toutefois beaucoup plus précis et détaillé. C’est que l’enjeu de cette confrontation est immense : il s’agit de trouver la clé d’interprétation de la philosophie occidentale dans son ensemble. Nous suivrons les analyses minutieuses que Heidegger produit des deux moments qui, s’entrelaçant, traversent les notions fondamentales de la philosophie d’Aristote, celui d’« authenticité » (qui correspond à la facticité) et celui de « déchéance » (qui correspond à la fuite de la pensée facticielle devant elle-même). Selon Heidegger, la réflexion aristotélicienne sur le mouvement aboutit, d’un côté, à interpréter l’être même (ουσία) en termes de mouvement, d’un autre côté, elle débouche sur une interprétation de l’être comme présence constante. C’est la conception de la « privation » (στέρησις) dans l’être de l’étant qui joue le rôle d’arbitre en privilégiant cette dernière interprétation. Le concept d’éternité connote celui de présence constante, et les analyses aristotéliciennes du temps sont dirigées vers cette compréhension « vulgaire » de l’être ; ainsi apparaît le privilège du temps présent, du νυν, privilège qui déterminera l’ontologie occidentale dans son ensemble. La conception aristotélicienne de l’âme, selon Heidegger, suit le même schéma. Le sens ontologique de « vie » (ζωή) peut conduire à la conception du Dasein, mais sa compréhension « vulgaire », déjà chez Aristote et dans toute la métaphysique occidentale, a aboutit au privilège de la σοφία à l’égard de la φρόνησις. Cet aboutissement correspond à l’opposition systématique entre l’être éternel et l’étant temporel, où l’homme, étant entre les deux, doit s’orienter vers l’éternité en se détournant du temps. Selon Heidegger, cette opposition oblitère le sens authentique de la temporalité, de l’étant et de l’être. Afin de se rapprocher de ce sens, il faudrait se tourner vers l’étant facticiel et concret en privilégiant la φρόνησις contre la σοφία. Nous concluons cette partie par notre propre considération du statut de la concrétude de l’étant temporel (ens) face à l’éternité (actus essendi) chez saint Thomas, statut qui transgresse largement les limites dans lesquelles Heidegger assigne la métaphysique occidentale dans son ensemble.

 

            Les analyses heideggériennes du mouvement, du temps et de l’âme chez Aristote ne font que préparer à l’analytique existentiale du Dasein. La quatrième partie du chapitre est une lecture ciblée de Sein und Zeit visant à manifester le sens du temps qui est propre au projet de l’ontologie fondamentale. Il s’agit donc des analyses du Dasein, de la structure de l’être-au-monde et de celle de l’être-vers-la-mort qui aboutissent à la manifestation de la temporalité originaire. La nécessité de prendre en considération la « totalité » (Ganzheit) du phénomène du Dasein pose à la fois le problème de l’unité du temps dans sa dispersion et celui de la fondation du Dasein par l’être. L’impossibilité de résoudre ces problèmes, qui semblent épuiser les ressources du langage philosophique habituel, détermine l’inachèvement de Sein und Zeit et promet une nouvelle étape pour la pensée de Heidegger. Nous terminerons notre interprétation du maître-livre en analysant les deux « dérives » de la temporalité originaires (historialité et intra-temporalité) ainsi que la conception « vulgaire » du temps.

 

            La cinquième et la dernière partie du chapitre a pour objectif de comprendre le rapport de Heidegger avec la scolastique, ainsi qu’avec le concept d’éternité, dans les années 1920. C’est dans cette partie que nous suivrons l’interprétation la plus systématique que Heidegger fait de la pensée de saint Thomas. En appliquant la méthode de la « destruction » à la métaphysique médiévale, Heidegger se limite exclusivement aux analyses de son moment de « déchéance ». Les concepts médiévaux du temps, de l’être, de la vérité sont considérés dans le Natorp Bericht, dans les Cours des années 1920, dans Sein und Zeit ou encore dans la conférence de 1930 Vom Wesen der Wahrheit, selon une optique précise : comme des concepts médiateurs entre la philosophie antique (Aristote) et la métaphysique moderne (Descartes). La « destruction » heideggérienne de l’ontologie médiévale dans le Cours de 1927 Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie s’inscrit dans la même optique : les concepts fondamentaux de la scolastique sont analysés dans la mesure où ils s’enracinent dans la philosophie grecque. A l’intérieur des analyses de la métaphysique médiévale, la pensée de saint Thomas est limitée non seulement par cet enracinement, mais aussi par la figure de Suarez : la distinctio realis (thomasien) entre l’essentia et l’existentia tendrait par elle-même vers la distinctio solae rationis (suarezien). Heidegger considère plus globalement la métaphysique médiévale comme une projection du comportement productif du Dasein et conclut à l’insuffisance de cette métaphysique, incapable de percevoir la structure qui la fonde. A la fin de cette partie, nous traiterons le rapport de Heidegger avec le concept d’éternité, rapport qui se caractérise par une triple attitude : la relégation du concept théologique d’éternité hors du champs de la recherche proprement philosophique, le rejet de la notion métaphysique traditionnelle d’éternité et l’admission d’une possibilité (dont Heidegger n’a jamais entrepris la réalisation) d’une notion d’éternité dans le cadre de réflexion sur la temporalité originaire.

 

            Le chapitre VI analyse une nouvelle étape de la philosophie de Heidegger, encadrée par la rupture de Sein und Zeit et la conférence Vom Wesen der Wahrheit. Les problèmes laissés ouverts par l’analytique existentiale sont repris et réélaborés dans le cadre de la conception du temps transcendantal. L’unité de la temporalité originaire est recherchée en confrontant la philosophie transcendantale de Kant (Kant et le problème de la métaphysique, publié en 1929). C’est le concept de l’imagination transcendantale qui constitue la réponse à cette quête. Ce concept se distingue par sa référence à l’être en général conçu comme le « Rien ». Ainsi le problème du rapport entre le Dasein et l’être en général est reformulé. Cette reformulation correspond à l’approfondissement de la conception de la transcendance qui manifeste l’impertinence des interprétations à la fois « immanentistes » et « transcendantalistes » de la philosophie heideggérienne. La recherche du sens de la transcendance du temps ou de celui du rapport entre le Dasein et l’être, aboutit à la formulation de la différence ontologique. Celle-ci dit la radicalisation de la finitude et la temporalité de l’être, le Dasein étant « le pouvoir-différencier » de l’être et de l’étant. Le problème du fondement, à la fin des années 1920, est traité par Heidegger dans le contexte de la différence ontologique. Heidegger aboutit à la conception du « fondement abyssal » (traité Vom Wesen des Grundes, 1929). La liberté du Dasein, tout en étant « le pouvoir différencier », est aussi l’acte de fonder ultime qui accueille dans son sein l’acte de fonder de l’être. Le Dasein constitue encore l’horizon ultime de l’être, mais le problème de l’irréductibilité de l’être à cet horizon est déjà posé. Le virage est attesté dans la conférence de 1930 Vom Wesen der Wahrheit. La conception de la (non)vérité de l’être est un dépassement de l’horizon de la vérité du Dasein, sans pour autant que le caractère ultime de ce dernier soit nié. Le problème du rapport entre la vérité de l’être et le Dasein semble de nouveau insoluble.

 

            Les chapitres VII et VIII sont élaborés autour d’un point de convergence des réflexions de saint Thomas et de Heidegger, sans que cette convergence n’élude leur différence. Dans le chapitre VII, nous reviendrons donc à la réflexion de saint Thomas, avant de reprendre celle de Heidegger dans le chapitre suivant. Le sens de la finitude humaine que l’Aquinate développe peut, en effet, être mis en parallèle avec la conception de la finitude de Heidegger, dans la mesure où la finitude thomasienne (temps), fondée et habitée par l’infini divin (éternité), signifie une différence dans une identité. Dans ce chapitre, nous analyserons la relation qui peut être établie entre la réflexion de saint Thomas et la phénoménologie à partir du concept d’intentio. Après avoir traité plus systématiquement de sens de la finitude dans la pensée de saint Thomas, nous considérerons l’exercice de l’intentio humain lors de la nomination de Dieu. C’est là que le sens ultime du rapport entre le temps et l’éternité chez saint Thomas se manifestera : différence dans l’identité.

 

            A la suite de cette manifestation, nous reprendrons la réflexion heideggérienne sur le temps dans sa dernière période. L’objectif du chapitre VIII consiste à montrer comment le temps cèle le mystère de la différence dans l’identité (rapport entre l’être et le Dasein) nommée Ereignis. Dans le contexte du es gibt, le mot αίων fera sa réapparition. Toutefois, la pensée de Heidegger aboutit à l’impossibilité de penser proprement le différent : c’est une nouvelle crise qui devait annoncer un nouveau commencement. Après avoir présenté brièvement le rapport de Heidegger à la scolastique médiévale après 1930, nous montrerons comment Heidegger, dans la compagnie de Maître Eckhart, élabore une nouvelle approche de ce qui est différent dans l’identité, approche qui refuse toutefois de dépasser les limites propres à la tension de l’attente. Ce n’est qu’au sein de la finitude exprimée par ce concept heideggérien d’attente que peut s’ouvrir l’aire de la rencontre avec la pensée thomasienne de la finitude humaine, du rapport entre le temps et l’éternité. 

 

                     

                               

 

                 

 

                  

 

Chapitre premier : La question du temps et de l’éternité dans la pensée grecque et dans la période patristique

 

I. Dans l’antiquité grecque

 

 

1. La formation d’un sens philosophique du mot αιών

 

 

            L’aeternitas des médiévaux a comme arrière-plan la notion grecque de l’αιών. Mais celle-ci n’est pas univoque. Chez les grecs eux-mêmes, elle subit une transformation, suit un destin, en délaissant certains de ses éléments, en en joignant d’autres. Avant de commencer à désigner quelque chose qui nous rappelle déjà le concept de l’éternité[22], αιών signifie d’abord la force de vie, ou source de vitalité[23], pour passer ensuite, chez Homère de toute évidence, à la signification de la durée d’une vie individuelle, temps d’une vie[24]. Il s’agit d’un temps de la vie d’un homme, temps qui se présente comme une parcelle du temps pris au sens absolu et signifié par le mot χρόνος. C’est donc le χρόνος qui, à l’origine, englobe l’αιών, long ou bref, mais toujours éphémère comme l’est toute vie humaine. Et même s’il s’agit d’une vie, αιών, immortelle des dieux, celle d’un Zeus par exemple, elle prend sa source toujours dans le χρόνος, puisque le père de Zeus est Kronos.

 

            Comment expliquer dès lors les fameux dires de Platon sur le χρόνος image de l’αιών ? Quel déplacement des sens a-t-il dû se produire pour donner naissance à une tradition millénaire où l’αιών devient père du χρόνος[25] ? C’est que l’αιών garde toujours sa référence à la vie, mais le sens de celle-ci s’approfondit considérablement chez les penseurs grecs lorsqu’ils commencent à l’attribuer au Ciel, au Monde (Κοσμος). Le Σφαιρος est immortel et vivant comme Zeus. Cette attribution, fruit des développements philosophiques des présocratiques[26], transformera par ricochet la religion grecque en donnant naissance à la théo-logie philosophique. La notion de l’αιών sera désormais chargée de signifier non seulement la durée de la vie des hommes ou des dieux, mais celle du Ciel lui-même. Or, la vie du Ciel n’est pas celle des hommes, elle est sans fin, puisque l’être du Ciel dépasse celui des humains et même des dieux. La vie du Ciel embrasse tous les αιωνες particuliers, et le χρόνος lui-même dans sa totalité. Elle est « indiciblement grande », dit Empédocle[27]. La vie, l’αιών, du Σφαιρος est circulaire, l’Harmonie parfaite, qui « s’enorgueillit de sa solitude ou de son repos (μονίη[28]. On ne saurait exagérer l’importance, pour toute l’histoire ultérieure de la philosophie, de ce qui se produit à ce moment, à savoir la conjonction de l’idée de la vie parfaite et celle du repos absolu, conjonction réalisée au sein de la notion unique de l’αιών. Bizarre et indicible (άσπετος) conjonction des contraires (contraires pour nous, ad nos, non en soi, in se), qui demandera, tout au long de l’histoire de la pensée, des efforts incessants pour conquérir toujours de nouveau son sens. Ce sont seulement les plus habiles, dira Proclus, qui sont capables de s’approcher de l’idée de l’αιών[29].

 

2. Platon

 

 

            La régularité surprenante du mouvement du Σφαιρος, le perpétuel recommencement du même, incite le philosophe à se demander si cette constance ne vient pas d’un principe qui serait absolument immobile. Dans son Timée, Platon expose sa théorie de l’Âme parfaite, vivante (intelligente et libre) et immobile, qui fonde la constance du mouvement du Ciel et même de celui, plus chaotique car plus éloigné, des êtres sublunaires. Le mouvement ressemble à son principe immuable, car son essentiel est de tendre vers la perfection de celui-ci, vers le repos absolu. Le mouvement se définit comme cette tendance-là. Le modèle du mouvement est l’Âme immuable. Tout en ne pouvant jamais l’égaler, le χρόνος est l’image de l’αιών[30].

 

            Selon Platon, la génération des choses, et du Ciel lui-même par le Démiurge, est déjà un mouvement temporel (χρόνος), car il a un début. Les êtres sublunaires sont éphémères : ils ont non seulement un début, mais aussi une fin. Le Ciel (le Monde dans sa totalité, κοσμος) avec son éternel recommencement du même mouvement circulaire, n’a pas de fin, mais, étant engendré, il n’est que la Copie, la plus parfaite de toutes, du Paradigme Vivant. Celui-ci seul, puisque jamais engendré et impérissable, est parfaitement nécessaire et immuable. Ainsi se forme, dans l’Antiquité, la hiérarchie des êtres ordonnée, tout particulièrement celle des êtres vivants, encadrée par l’αιών et le χρόνος, par la Vie parfaite et immuable d’un côté, et la vie mouvante et éphémère de l’autre. Notons que l’argumentation de Platon, reposant sur la critériologie du début et de la fin des êtres, pose comme mesure de ceux-ci l’idée de la durée. Même la substance éternelle est mesurable par la durée, infinie certes, mais obéissant aux mêmes normes de la représentabilité que le temps[31]. A cette durée Boèce donnera le nom de sempiternité (perpétuité)[32].   

 

            Un trait proprement ontologique, parménidien, est avancé par Platon dans son dialogue : le mot est convient en propre à l’ούσία éternelle, explicitée ailleurs comme le monde des Idées, et non aux choses temporelles[33]. Dès lors la question de l’éternité et du temps sera liée à celle de l’être. La tradition occidentale toute entière sera imprégnée par cette liaison : tantôt la réflexion sur l’éternité et/ou le temps déterminera la conception de l’être, tantôt à l’inverse et comme par contrecoup, une certaine conception de l’être imposera ses lois propres à la compréhension de l’éternité et du temps. L’histoire de cette liaison et le problème de sa légitimité constituent un arrière-fond de tout notre travail.

 

3. Aristote

 

 

            Disciple de Platon, Aristote élabore une autre conception du temps et de l’éternité. Le disciple s’oppose, on le sait, au dualisme de son maître. Le parallélisme du monde éternel des Idées qui sont vraies et du monde des réalités temporelles qui sont des reflets, l’opposition entre l’éternité et le temps, n’est pas acceptable pour Aristote. Si l’éternité existe, elle doit être celle du mouvement universel, celle du mouvement du κοσμος entier et de ses composants, mesurable, en tant que mouvement, par le temps. Dans ce sens, c’est le temps lui-même qui est éternel, c’est-à-dire qui dure depuis toujours et pour toujours. La conception de l’éternité du monde, tellement débattue par les penseurs médiévaux, prend ses racines ici.

 

            Aristote procède en physicien. Pour lui, le temps est immanent au mouvement local, mais il n’apparaît que quand une âme est là pour le « nombrer ». Le temps est un nombre nombré du mouvement, nombre selon l’avant et l’après qui caractérisent le mouvement[34]. Or, tous les mouvements (le monde est caractérisé par leur diversité) se réfèrent au mouvement circulaire du ciel, au mouvement premier[35]. Si le temps est unique, c’est qu’il mesure celui-ci et est par conséquent la mesure valable pour tous ses référents, pour tous les mouvements seconds des choses sublunaires[36]. Ainsi nous avons, chez Aristote, comme un dédoublement du temps, ou les deux aspects du temps : le temps physique et le temps astronomique[37].

 

            Le temps physique se disperse dans le non-être : les mouvements purement quantitatifs des choses sublunaires, matérielles, sont imprégnés par la puissance, leur acte n’étant jamais parfait. De plus, l’intervention extrinsèque et subjective est nécessaire pour que le temps ait lieu : c’est à l’âme humaine individuelle, soumise elle aussi à l’élément matériel, sujette à la disparition, que revient cette tâche de nombrer le nombrable et le faire ainsi apparaître[38]. Le temps physique est donc éphémère, et, de toute manière, il ne pourrait point exister sans la référence au temps universel, astronomique[39]. En revanche, celui-ci est parfait et éternel comme le mouvement du ciel[40]. Il dépend d’un νους absolument immatériel[41]. Ce premier mouvement, ce temps infini, est-il l’instance ultime de l’éternité chez Aristote ?

 

            En fait, l’éternité du mouvement premier sert à prouver l’existence du premier moteur immobile[42]. Κινος ακίνητος : l’apparente contradiction que décèle une telle appellation se dissipe quand on sait que, selon Aristote, ce Premier Moteur immobile suscite le mouvement universel « à distance », par une « méta-phore » ou par l’amour, comme « quelque chose qui est aimé »[43] en suscitant un désir de tendre vers sa perfection. Ainsi son immobilité absolue est préservée, alors que c’est elle qui, en tant que cause finale, engendre d’abord le mouvement circulaire du Ciel, et par la médiation de celui-ci, le mouvement linéaire des êtres sublunaires. Au-delà donc de tout mouvement, le Moteur premier est au-delà du temps. Le temps ne le fait pas vieillir, il continue à avoir « une vie qui est parfaite et se suffit à elle-même, durant toute l’éternité »[44]. Avec cette référence à la vie, renforcée par une interprétation ultérieure du Premier Moteur immobile comme la Pensée de la Pensée[45], nous retrouvons la notion de l’αιών, apparemment la même que chez Platon et ses prédécesseurs, nonobstant les différences considérables qui séparent leurs cosmologies et leurs ontologies[46].   

 

            Nous pourrions conclure alors que le Premier Moteur immobile est séparé du monde, tout comme l’éternité suprême, celle qui mesure l’immobilité, est séparée de l’éternité plus basse du mouvement mesuré par le temps (le fameux rapport : cause éternelle / effet éternel[47]). Avec sa part de vérité, cette conclusion serait toutefois hâtive, car elle ne prend pas en compte la totalité du propos d’Aristote sur le temps et l’éternité. En effet, Aristote attribue communément l’éternité et le temps infini à la fois au Moteur immobile et au premier mouvement du ciel[48]. Cela montre que pour Aristote le concept de l’éternité se réduit à celui de la durée, c’est-à-dire la vertu même du Moteur Premier « est mesurée à l’éternité même du mouvement qu’elle met en branle »[49]. Pour Aristote, le temps et l’éternité sont des concepts corrélatifs, car ils obéissent à la même idée de la durée. Il est donc juste d’affirmer que, sur ce point précis, Aristote reprend Platon, après avoir rejeté les lignes directrices, cosmologico-ontologiques, de la conception de ce dernier du rapport du temps et de l’éternité. Immobile et éternel, le Moteur Premier est de nature essentiellement temporelle[50], si on admet que toute durée comme telle est corrélative au temps.  

 

            Il n’y a donc pas d’avancée réelle dans la compréhension d’Aristote de l’éternité comme telle par rapport à la compréhension de Platon, mis à part leurs conceptions divergentes des réalités mêmes qui durent éternellement. Là où le déplacement est remarquable, c’est dans la conception aristotélicienne de l’être. En refusant le dualisme ontologique de Platon, Aristote jette les bases de ce qui deviendra un jour, dans l’expression médiévale, l’esse commune. Il n’y a pas chez Aristote de l’être réservé à Une Réalité éternelle à part et refusé aux choses temporelles, mais l’être est universel : le Moteur immobile s’y retrouve comme tous les étants en mouvement ; l’Acte pur suscite le passage de la puissance à l’acte propre à chaque étant en mouvement. Dès lors le mouvement et sa mesure sont ontologiquement valorisés face à l’immobile, jusqu’à pouvoir leur prédiquer communément le concept de l’éternité. Grâce à cette valorisation, Aristote était libre d’approfondir considérablement la compréhension du mouvement et du temps. La notion de l’instant, νυν, sur laquelle il a centré ses réflexions sur le temps[51], se montrera extrêmement féconde pour l’histoire de la pensée. Les stoïciens en feront le pilier principal de leur réflexion et Plotin s’en inspirera. Pris dans son sens technique d’instant indivisible, et non comme un terme désignant un morceau de temps[52], ce νυν apparaîtra pour beaucoup, dont Saint Thomas, comme la présence, au cœur du temps, de l’éternel[53], dans une toute autre acception de l’éternité que celle qu’avait Aristote. Nous y reviendrons.

 

4. Les stoïciens

 

 

            Les stoïciens reprennent, transforment, manipulent les systèmes de Platon et d’Aristote[54]. Ils élaborent néanmoins leur propre doctrine ontologique, cosmologique, éthique. De leur réflexion sur le temps et l’éternité[55], nous retiendrons en particulier ceci : le privilège qu’ils accordent à l’instant présent, en explorant les possibilités ouvertes par l’ontologie d’Aristote. Le temps existe exclusivement en tant que le présent. Quant à l’éternité, deux sens opposés s’élaborent à partir du présent.

 

            Au-delà du présent, il y a le futur infini et le passé infini : le temps infini comparable à l’espace vide infini. C’est à cette infinité vide que Marc Aurèle accorde le nom de l’αιών[56], en préservant le caractère de l’immobilité, mais en effaçant toute référence à la vie. Cette éternité s’oppose, en effet, au temps et à la vie, elle est inarticulée, irrationnelle (Plutarque), passive (Sénèque), elle est tout près du non-être ; elle est la matière prime (Zénon, Chrysippe). Celle-ci devient corps, par un souffle divin ; de la même manière, le temps infini devient le présent, réellement existant et vraiment vivant, quand il s’empreigne  de la vie du monde. En fait, à ce présent, puisque lui seul mérite d’être qualifié comme celui qui est, peuvent être attribuées toutes les vertus que Platon et Aristote avaient attribuées à leurs substances éternelles. C’est le temps présent qui est vivant par excellence, immuable, éternel. C’est l’ουσία toujours présente que Cicéron traduira par le mot aeternitas. Et plus encore, ce présent s’étend et résorbe l’avenir et le passé, autant que le permet la période cosmique, le mouvement global du monde. « Dans le stoïcisme, la temporalisation de l’éternité ou, si l’on préfère, le privilège accordé au présent d’être un temps et de concentrer cependant en lui l’achèvement et la perfection que le platonisme avait réservés à l’éternité, vont pouvoir s’étendre au passé et à l’avenir »[57]. Dieu lui-même, celui qui, dans le regard de Zeus, englobe le temps entier comme la totalité du mouvement cosmique (Chrysippe), « embrasse toute la durée dans un unique présent »[58]. Ce temps présent, en embrassant donc en lui et le passé, et l’avenir, se caractérise comme tota simul, comme celui qui totalise. Et, puisqu’il est le lieu par excellence de la vie, Cicéron l’appellera « totius vitae », la totalité de la vie[59].

 

            Ces affirmations des stoïciens donneront certainement des idées à Plotin. Mais celui-ci, en adhérant aux horizons métaphysiques beaucoup plus larges que ceux des stoïciens, donnera un tout autre sens à des formules forgées par ces derniers. En s’inspirant de Platon plutôt que d’Aristote, et en dépassant remarquablement les deux, Plotin fera un pas décisif dans l’histoire de la conception de l’éternité et du temps.  

 

5. Plotin

 

                 

            En découvrant un nouveau sens de l’éternité, Plotin reconnaît, en suivant sur ce point plutôt Aristote que Platon, l’éternité de l’univers au sens d’une durée infinie[60]. Mais il va plus loin. En effet, il est poussé par l’inquiétude spirituelle qu’il hérite de Platon à chercher le passage, tel un salut de l’âme, d’ici-bas à là-haut, de ce monde instable à celui, parfait, des Idées ou de l’Acte pur. A cette démarche spirituelle, voire mystique, Plotin subordonne ses efforts de philosophe dialecticien. Mais cette subordination ne diminue en rien sa capacité de procéder en logicien rigoureux. Au contraire, « le ‘désir de Dieu‘ aiguise ses facultés dialectiques ». Ainsi « personne ne se trouvait mieux armé pour explorer les arcanes de l’éternité et du temps »[61].

 

            Plotin critique Aristote pour son choix du point de départ dans la recherche de l’essence du temps. Partir du mouvement local, c’est saisir une qualité accidentelle, non essentielle du temps. Platon était beaucoup plus proche de la vérité du temps quand il voyait celui-ci procéder de l’éternité, de la dégradation de l’état des substances éternelles. Saisir l’essence du temps, c’est saisir cette procession[62]. Nous retrouvons ainsi le sujet classique de Plotin : la hiérarchie des hypostases.

 

            Nous savons que l’Un plotinien est au-delà de toute détermination, qu’il s’agisse du mouvement, du repos, de la pensée, de la vie ou de l’être. L’éternité de Platon ou d’Aristote, définie par l’idée de la durée, est caduque quand il s’agit de s’approcher de l’Un. Cette éternité-là n’est qu’une forme déjà dégradée, qui concerne certains êtres déjà affectés par la multiplicité, déjà éloignés de l’Un. Plotin élabore une autre conception de l’éternité, qui fait valoir la visée suprême de sa philosophie : une parfaite identité de soi-même à soi-même dont seul l’Un peut jouir[63]. L’éternité n’est nullement un attribut accidentel de l’Un, comme quelque chose qui lui soit ajouté, mais « le rayonnement même de cette nature, par lequel elle annonce la parfaite identité de ce qu’elle est avec ce qu’elle est »[64]. Dès lors un nouveau principe est posé pour saisir ce qu’est l’éternité : il s’agit de porter le regard vers une unité sublime qui ne contient nulle division, donc nulle extension et nulle durée. Nous avons vu comment les stoïciens ont formulé ce principe en le situant au niveau du temps (présent comme tota simul, comme totius uitae) et en entrant ainsi dans une contradiction qui n’a pas échappé à Plotin. Car le principe de l’unité qui permet encore à l’âme de distinguer un avenir ou un passé, en est-il un ?[65] Ainsi Plotin, en se détachant de tout ce qui porte une trace de division quelconque, cherche l’Un et se prépare patiemment à contempler l’irradiation première de celui-ci, à contempler ce qui reflète l’Un et ne connaît encore ni succession ni durée,  c’est-à-dire à contempler l’Intelligence première dont la vie peut être appelée éternité[66].    

 

            Au-delà de toute mobilité et de tout repos qui connoterait encore l’idée de la durée, caractérisée pourtant comme la vie[67], la première irradiation de l’Un reprend, chez Plotin, la structure traditionnelle du concept de l’αιών tout en se revêtant d’un sens nouveau. Ce sens inouï consiste en une saisie du niveau de la transcendance jamais atteint jusque là dans la philosophie grecque. La Vie de l’unité parfaite, sans nulle succession ou durée (άδιαστατος)[68], en dehors de l’emprise de l’âme humaine affectée déjà par le multiple, cette conception de l’éternité, ouvrant l’horizon qui se déploie au-delà de l’imagination soumise à la condition temporelle, demande pourtant l’explication de son rapport au temps. Plotin explique ce rapport, et le temps lui-même, par sa doctrine de l’âme[69]. L’irradiation première de l’Un, l’Intelligence tournée vers l’Un, irradie à son tour l’âme humaine qui, éloignée considérablement du principe de l’un, commence à distinguer, à diviser, à voir le monde selon la structure des idées successives, idées « les unes après les autres » qui, avec l’imagination, prennent l’apparence du sensible. Le temps se définit, chez Plotin, comme ce mouvement de l’âme qui glisse sur les multiples idées, l’une après l’autre, en se dispersant dans une multiplicité toujours plus éclatée. Si l’âme persévère dans cette voie de multiplication, elle perd le repère de l’unité et aboutit à la matière qui signifie son propre néant, et donc aussi le néant du temps. Si l’âme s’engage dans la recherche de l’unité, dans la voie du salut, elle cherche le dépassement du temps dans la contemplation de l’éternité.

 

            Ainsi l’univers de Plotin se situe entre deux extrêmes, l’Un et la matière. L’éternité et le temps prennent leurs places entre les deux[70]. L’éternité est propre à l’Intelligence première, et nous avons vu sa signification, alors que le temps est l’air propre de l’âme humaine. Mobile, cette âme est dégradée, en chute ; issue néanmoins du principe supérieur qui est l’Intelligence, elle tend à retourner vers l’unité parfaite. Dès lors, le temps signifie une tension de l’âme humaine entre son origine qui est l’éternité, et son essence qui consiste dans le principe du multiple. Le temps disparaîtrait si l’âme retournait à l’éternité.

 

            Nous voyons donc chez Plotin se dessiner, avec le nouveau sens de l’éternité, un nouveau sens du temps. Il consiste au rattachement de sa réalité à la vie de l’âme, rattachement beaucoup plus radical que dans les déterminations d’Aristote. Le temps est primordialement intérieur, et s’il est lié au mouvement, c’est d’abord à celui de l’âme. Dans sa réflexion sur le temps, Plotin remplace la physique par la psychologie. Si pour Aristote le mouvement type était le mouvement circulaire, pour Plotin il est désir[71]. Si pour Aristote les mouvements divers des êtres sublunaires se référaient au mouvement premier, pour Plotin les actes dispersés de l’âme humaine doivent se purifier en retrouvant le désir de l’un. Le temps est la réalité intérieure à l’homme animée par ce désir de l’origine, en quoi il ressemble à l’acte contemplatif de l’Intelligence, acte du désir par lequel celle-ci se tourne éternellement vers l’Un. C’est dans ce sens que Plotin reprend la définition du temps de Platon, « image de l’éternité ». La notion du désir embrasse, chez Plotin, la vie de l’Intelligence, l’éternité, et la vie de l’âme humaine, le temps. Le désir n’est en effet que la remontée en sens inverse du processus dégradant de l’émanation. Et tout comme cette émanation, selon Plotin, est naturelle et nécessaire, c’est-à-dire produite depuis toujours et pour toujours, hors de commencement et hors de fin, le temps lui non plus n’a ni commencement, ni fin[72]. C’est ainsi que le temps est inhérent à l’éternité, il est l’effet nécessaire et perpétuel de celle-ci, tout en étant déplorablement éloigné d’elle.   

 

            Nous constatons donc chez Plotin trois registres dans la problématique qui nous occupe : l’éternité, l’unité irradiée par l’Un, qui consiste en vie de l’Intelligence, en désir toujours comblé ; la durée infinie, sans commencement et sans fin, affectée déjà par le multiple et étendue par conséquent, une sorte de vie du monde « éternel » au sens aristotélicien ; au même niveau, sans début et sans fin, le temps de l’âme humaine, la vie en tension entre la loi de la chute et la loi du désir[73].

 

 

II. La pensée chrétienne

 

 

1. Les données bibliques

 

 

            L’Ecriture Sainte provient d’une source dont le statut, du point de vue philosophique, engagerait une réflexion à part. Nous n’allons pas y entrer[74]. Faisons seulement deux remarques sommaires. Premièrement, la Bible n’est pas un texte qui viserait à établir des conclusions d’ordre métaphysique. Sa portée dépasse largement une conception quelconque d’un « Dieu des philosophes ». Deuxièmement, la Révélation divine qui a lieu dans la Bible, tout en introduisant dans l’intelligence humaine un élément transcendant l’ordre philosophique, a toutefois un impact fort et subtil sur la philosophie qu’un croyant entreprend d’élaborer. Tout se passe comme si une réalité sublime et inaccessible, tel l’Un plotinien, intervenait d’elle-même dans la vie humaine en transformant toutes les choses sans les défigurer, en faisant parler tout élément de l’univers tout en respectant sa nature, bref, en élargissant le champ sémantique du monde sans violer les lois naturelles de l’intelligence humaine.

 

            Ces deux remarques appellent deux conséquences pour la notion de l’éternité donnée dans la Bible. Cette notion ne peut pas recevoir un statut métaphysique semblable aux autres conceptions philosophiques de l’éternité. Certes, l’éternité divine biblique peut composer avec les notions philosophiques de l’éternité, celles des grecques par exemple. Mais elle garde son autonomie souveraine en ne se laissant pas identifier avec aucune d’elles. Autrement dit, une notion philosophique de l’éternité peut être appelée à exprimer un sens particulier de l’éternité biblique moyennant lequel celle-ci entre en contact avec l’homme. Ce contact, qui constitue le but unique de la Révélation biblique, utilise ainsi les concepts philosophiques de l’éternité comme de purs instruments et donc transcende chacun d’eux. Deuxièmement, l’homme touché par la Révélation biblique, le croyant, utilise les concepts philosophiques de l’éternité déjà existants, et en crée de nouveaux, dans la mesure où ceux-ci l’aident à se maintenir dans le contact avec la Révélation ; pareillement, le philosophe croyant évite toute conception philosophique qui empêche ce contact. Or, tant dans la création que dans le rejet des doctrines philosophiques, actes subordonnés à la foi, l’argumentaire proprement philosophique joue son rôle en plénitude. Ceci est permis, selon notre expression employée plus haut, grâce à l’élargissement du champ sémantique des réalités que l’homme rencontre dans l’univers sans que soit défigurée son intelligence. Ainsi ce n’est que rarement qu’un croyant rejettera une doctrine philosophique exclusivement sur la base de sa foi, sans user de l’argumentation philosophique. Une telle éventualité est pourtant réelle : c’était le cas de penseurs chrétiens qui ont rejeté l’affirmation aristotélicienne de l’éternité du monde en raison de la foi seule, après avoir toutefois mené des recherches philosophiques vives et tenaces sur ce sujet (Thomas d’Aquin).

 

             Avec cette grille de lecture, nous revenons à notre problématique principale. Que dit la Bible de l’éternité ? Celle-ci ne se présente à notre esprit que sous le vocable proprement théologal : Dieu Eternel (Is 40, 28). Cette éternité divine s’explicite par le dépassement de toute idée de commencement et de fin : « Avant que les montagnes fussent nées, enfantés la terre et le monde, de toujours à toujours tu es Dieu » (Ps 90, 2) ; « Depuis longtemps, tu as fondé la terre, et les cieux sont l’ouvrage de tes mains. Eux périssent, Toi, tu restes ; tous, comme un vêtement, ils s’usent ; comme un habit qu’on change, tu les changes ; mais Toi, le même, sans fin sont tes années » (Ps 102, 26-28). Il semble que ces affirmations soient compatibles avec l’idée de la durée infinie, celle-ci pouvant être représentée comme une ligne temporelle sans début ni fin, propre à la pensée des philosophes grecs. Certains théologiens ne manqueront pas de réduire l’éternité divine biblique à cette idée de la durée, ou du temps, infinie[75]. Effectivement, cette conception de l’éternité n’est pas celle qui doit être évitée à tout prix par un croyant, et la compréhension de la multitude des croyants se limite à elle. Mais l’Ecriture Sainte appelle d’autres sens.

 

            Nous retrouvons sans difficulté, au sein de la Bible, la notion de l’αιών[76] dans sa structure composée de l’immobilité et de la vie, structure rencontrée également chez les grecs. « Moi, l’Eternel, le premier et le même jusqu’aux derniers âges » (Is 41, 4). La parole de Dieu « subsiste à jamais » (Is 40, 8), son secours « subsiste éternellement » (Is 51, 6), « l’amour de Iahvé est de toujours à toujours, et sa justice, pour les fils de leurs fils » (Ps 103, 17). Comme s’il était le plus philosophe des auteurs de la Bible, saint Jacques parle dans des tonalités métaphysiques : en Dieu « n’existe aucun changement, ni l’ombre d’une variation » (Jc 1, 17). Il n’est pourtant point de développements métaphysiques dans le texte de la Bible. Seulement, l’idée philosophique de l’immobilité peut aider le croyant à comprendre sa propre confiance en la Révélation, à rendre plus intelligible sa propre croyance selon laquelle Dieu ne change pas et ne joue pas avec ses promesses (He 6, 17-20). Mais au sein de cette stabilité même de Dieu, la Bible nous présente sa vie moyennant une multitudes de métaphores qui connotent le sens de mouvement : Dieu châtie, se repent, aime… L’idée d’un repos statique est ainsi dépassée. Or, les métaphores aident à saisir la Révélation vivante, mais, n’étant que des métaphores, elles interdissent une conclusion d’ordre philosophique qui aboutirait à une image anthropomorphique de Dieu, comme c’était le cas dans les croyances anciennes des grecs. Tout en appelant Dieu vivant (Dt 5, 26), la Bible a le souci de distinguer son mode de vie du nôtre : « Il dit : je vis éternellement » (Dt 32, 40) ; « N’es-tu pas Iahvé, depuis les temps les plus reculés, mon Dieu saint qui ne meurt pas ? » (Ha 1, 12) ; « Mille ans sont, à tes yeux, comme un jour » (Ps 90, 4). Malgré cette séparation entre la vie divine et la vie humaine, Dieu promet l’immortalité à l’âme humaine (Sg 3-4) et même, selon la totalité des écrits du Nouveau Testament, une participation de l’homme à la Vie de Dieu. Qu’est-ce que pourtant cette Vie, qui dépasse aussi bien le mouvement que l’immobilité ? La foi cherchera toujours à le comprendre, mais il est clair que toute doctrine philosophique de la vie sera de loin insuffisante pour épuiser cette tâche.

 

            Indiquons encore une correspondance entre l’univers de la Bible et le monde grec, peut-être la plus célèbre. C’est la conjonction de l’idée de l’éternité avec celle de l’être. Le nom même du Dieu Eternel, selon sa propre parole, est : « Je suis celui qui suis » (Ex 3, 14). Désormais, durant toute l’histoire de la philosophie, les différentes ontologies seront convoquées pour expliciter l’être même du Dieu Eternel. Mais également, l’ontologie elle-même prendra un nouvel élan à partir de la foi en un Dieu Eternel, guidée par le désir à le comprendre autant qu’elle peut. Tout ceci constitue un espace pour le débat dramatique, englobant la totalité de la pensée occidentale, dont une des facettes est la problématique du rapport entre l’éternité et le temps. Nous y reviendrons tout au long de notre travail. Ajoutons ici juste que ce nom de Dieu en tant que l’Être, est donné dans la Bible dans ce but principal et unique : maintenir la présence de Dieu au sein de son peuple, c’est-à-dire maintenir le contact de chaque croyant avec la Révélation.

 

            Nous voyons donc comment la notion biblique de l’éternité appelle au service de son intelligibilité les différents traits de la notion grecque de l’éternité, telle l’idée de la durée sans commencement et sans fin ou encore le concept de l’αιών avec ses deux facettes de l’immobilité et de la vie. Mais la Bible dit beaucoup plus. Elle contient des messages auxquels aucune des philosophies déjà existantes lors de sa rédaction ne pouvaient répondre ; ces messages ont donc incité la création de concepts philosophiques nouveaux, tâche à laquelle se sont donnés les chrétiens dès le début. Quels sont les traits de la notion biblique de l’éternité, contenants des germes absolument nouveaux ?

 

            L’éternité divine biblique parvient à un degré de transcendance qu’aucune métaphysique, pas même celle de Plotin, n’a jamais atteint jusque là. Montrons-le par quelques affirmations propres à l’Ecriture Sainte. D’abord, celle de la création à partir de rien. « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre » (Gn 1, 1), « Je t’en prie, mon enfant, regarde le ciel et la terre et tout ce qui se trouve en eux ; et comprends que Dieu a fait de rien tout cela ainsi que le genre humain » (2 M 7, 28), « Tout a été fait par lui, et, sans lui, rien n’a été fait de ce qui existe » (Jn 1, 3). Ce rien, tout croyant qui veut philosopher le prendra au sérieux et, touché par la Révélation, ne pourra que conclure que toute durée, et donc le temps lui-même, sont créés[77]. L’éternité divine se présente alors comme étant hors de toute durée. L’idée de la durée infinie, du temps éternel, devient contradictoire avec elle-même. Les systèmes de Platon et d’Aristote sont dépassés par le concept biblique du Dieu Eternel. Le monde des Idées doit être reconsidéré en fonction de ce concept et prendre sans doute un sens inouï, libre de l’idée de durée. L’organisation éternelle et immuable du Kosmos, avancée par Aristote, éclate : selon la Bible, elle a un début et elle aura une fin. Même l’Un de Plotin, parce qu’il était enfermé dans un nécessitisme d’esprit aristotélicien, puisqu’il en émanait nécessairement les formes inférieures, depuis toujours et pour toujours, n’atteint pas la radicalité de l’acte de la création biblique[78]. Le commencement radical de l’univers, qui coïncide avec le commencement du temps, crée dans l’esprit humain une sorte de vertige. Nous pouvons saisir les choses commencées et admettre le fait même du commencement, mais le commencement lui-même résiste à la saisie de l’intelligence[79] ; c’est pourtant ce commencement pur qui attire l’intelligence humaine, se pose comme son intérêt principal et mobilise ses efforts. Or, ce n’est qu’en entrant dans ce paradoxe, dans ce vertige, que l’intellect humain atteste l’authenticité de son contact avec ce que nous qualifions comme la transcendance du Dieu biblique. C’est cette transcendance qui est nommée, dans la Bible, l’éternité. Nous aurons encore à y revenir.

 

            La deuxième affirmation de la Bible relative à l’éternité est celle des rapports mystérieux au sein de Dieu lui-même. Le mystère de la Trinité révèle à son tour le degré inimaginable de la transcendance. Le Père a aimé le Fils depuis l’éternité, « avant la fondation du monde » (Jn 17, 24). Cette Eternité-là dépasse donc l’idée philosophique du repos statique : en elle, il y a quelque chose qui se passe, il y a comme un événement : le Fils procède du Père. Dans la Bible, cet « événement » au sein de Dieu est qualifié comme étant la Vie (Jn 1, 4), mais aucune créature n’y a jamais pénétré, seul le Fils. L’αιών biblique manifeste dès lors une intensité inouïe qui ne permettra jamais aux penseurs chrétiens, quand ils aborderont le sujet de l’éternité, d’arrêter leur quête intellectuelle. Suivant la révélation de la Sainte Trinité, la transcendance biblique manifeste sa radicalité en sortant du cadre de toute catégorie de la rationalité humaine : l’Un, mais transcendé par les Trois, le vertige ne peut que s’emparer de l’intellect de l’homme et devenir acte d’adoration. C’est uniquement en adorant que le penseur chrétien cherchera à dire l’éternité.

 

            Il y a davantage. Le vertige s’aggrave encore quand la Bible nous annonce l’incarnation du Créateur et la descente de l’Un des Trois parmi nous. La Transcendance éternelle se lie au temps d’une manière stupéfiante. Le temps devient un lieu de la vie des Trois, selon le thème majeur des écrits johanniques de la communication de la vie éternelle à l’homme. Dès lors, comment percer la nature des rapports entre l’éternité et le temps, selon la Bible ? Quelle philosophie inventera-t-on pour rendre compte du rapport du Dieu-Eternel au temps ? La philosophie occidentale sera pourtant tissée des tentatives de cette philosophie.

 

            Quant à la conception biblique du temps, disons seulement qu’elle se réfère de part en part à l’éternité. Le κρονος (le temps cosmique) est une œuvre de Dieu. Le καιρος (le temps salvifique) se définit comme un temps particulier de la grâce où l’éternité intervient d’une manière spéciale dans le κρονος. Le καιρος est une transformation du κρονος par l’éternité. Ainsi se dessine la physionomie du temps biblique structurée par sa provenance qu’est l’éternité et par le retour à cette source. Cette référence essentielle du temps à l’éternité engendre la conception eschatologique du temps d’où est issu le sens chrétien de l’histoire. Le temps est rempli de l’éternité d’une manière invisible mais réelle et son cours est royalement guidé par l’Eternel de la création à la fin[80]. Or, ce n’est pas seulement une histoire « objective », celle du monde et de la société, qui est eschatologique. C’est surtout une source du temps intérieure à tout homme, source éternelle, qui est visée par la doctrine biblique. En effet, la dépendance du temps à l’égard de l’éternité peut se manifester à chaque instant dans l’humanité de tout homme qui a des yeux pour voir et des oreilles pour entendre : l’homme peut capter, et le chrétien doit en vivre, un instant temporel qui contient déjà la fin du temps, l’éternité elle-même. Les évangiles annoncent ce message et Saint Paul ne se lasse jamais de l’affirmer : « La fin est proche ! ». Tous les efforts speculatifs de Saint Thomas d’Aquin seront consacrés à l’explicitation de ces rapports de l’éternité et du temps. Et nous verrons comment Heidegger se situe à leur égard.

 

2. Denys

 

 

            Denys, penseur chrétien à l’identité mystérieuse, a eu une influence omniprésente tout au long du Moyen-Âge[81]. Ce qui compte pour notre étude, c’est qu’il a élaboré une synthèse puissante entre le message biblique et la philosophie de Plotin, mais qui, selon l’avis de Thomas d’Aquin, fait trop de concessions au penseur païen[82]. En suivant le système plotinien, Denys place Dieu au-delà de l’être beaucoup plus radicalement que la doctrine thomasienne des Noms divins, et transmet ainsi aux époques suivantes l’enseignement sur l’ηπέκεινα της ουσίας, inauguré jadis par Platon, enseignement qui se maintiendra jusqu’à nos jours. C’est dans le contexte de cet enseignement de l’au-delà radical, que Denys mène sa réflexion sur le temps et l’éternité. Il reprend de Plotin la gradation ontologique des êtres dispersée dans les trois niveaux qui sont l’éternité, la durée infinie et le temps. Mais si Plotin, par souci de préserver le principe de la transcendance radicale de l’Un, n’osait attribuer l’éternité qu’à son rayonnement, qu’à la première émanation qu’est l’Intelligence et l’être, Denys l’Aréopagite, encouragé sans doute par le langage biblique, applique le vocable de l’éternité exclusivement à Dieu, en réservant la durée infinie (l’aevum) à l’être et aux êtres immobiles et le temps aux êtres de mouvement. C’est ainsi que se remanie, chez Denys, la structure de la hiérarchie des êtres quant aux vocables du temps et de l’éternité. Cette dernière, comme suite à l’impact biblique, acquiert, dans sa philosophie, une dignité suprême, puisqu’elle désigne désormais Dieu considéré comme « étant » au-delà de l’être même. Le fait que Denys aura des difficultés à expliquer le rapport entre cette éternité au-delà de l’être et le temps ainsi que l’aevum, qu’il soit obscur[83], que sa synthèse entre la Bible et Plotin faillisse soit à l’égard de la première soit à l’égard du deuxième, causera le déclin lent mais inévitable de la pensée dionysienne dans la philosophie médiévale, et son oubli quasi total à l’époque moderne. Ce déclin appellera également de nouvelles ramifications dans la conception de la hiérarchie des êtres quant aux rapports entre le temps et l’éternité. Mais ce qui nous importe, c’est que l’idée même de la structuration de la hiérarchie des êtres à partir du rapport temps/éternité s’établit définitivement, après Denys, dans l’historiographie philosophique occidentale.

 

3. Les Pères de l’Eglise

 

 

            Parallèlement à la réflexion de Denys (les dates de sa vie sont inconnues et leur estimation varie entre plusieurs siècles, sans doute entre le IIIe et le VIe), s’est développée une pensée puissante sur les rapports entre le temps et l’éternité chez les Pères de l’Eglise, nourrie essentiellement par la Bible et aidée par la philosophie grecque[84]. Les Pères sont fascinés par la question du commencement, par celle de la source de tout ce qui est, question relative à l’affirmation biblique de la création de l’univers. Si Dieu a créé le monde de rien, alors il faut exclure toute idée de l’étalement et donc de toute durée temporelle quand on parle de l’éternité divine. Qu’il faille imaginer une sorte de concentration au sein de Dieu, soit, mais à la condition de n’imaginer nullement cette concentration à l’image du genre de concentration que nous rencontrons dans le monde créé. Consciemment ou pas, les Pères se rapprochent ainsi de l’idée plotinienne de l’éternité[85]. La concentration mystérieuse, sans commune mesure avec le monde créé, est pourtant sans cesse qualifiée comme étant la Vie, puisque tel est l’enseignement de la Bible. Une parole de Grégoire de Nysse est caractéristique à cet égard et résume bien toute la tradition patristique : « Rien ne peut avoir mesure commune avec la divine et bienheureuse Vie. Car celle-ci n’est pas dans le temps, mais c’est le temps qui vient d’elle. (…) La Puissance qui a crée les êtres, contient en elle-même la réalité des créatures, alors qu’elle n’a, elle-même, rien qui la contient. Toute pensée qui s’efforce d’atteindre au principe de la vie divine, elle l’enferme à l’intérieur d’elle-même ; et elle transcende l’effort curieux, indiscret, querelleur, qui veut atteindre la limite de l’Être infini. Dans sa montée vers l’éternité, et sa séparation d’avec le temps, l’esprit ne peut s’élever qu’au point de percevoir l’impossibilité de saisir ce qu’il cherche. Si bien que le temps, et tout ce qui est en lui, semblent être la mesure et la limite du mouvement et de la force des pensées humaines. (…) La Nature à qui rien ne manque, éternelle, embrassant tous les êtres (…), qui subsiste en elle-même, qui est possédée en elle-même, et qu’on ne peut pas contempler ensemble avec le passé et l’avenir…  »[86]. Le temps ici est compris traditionnellement comme une mesure de mouvement, et l’impossibilité d’appliquer cette mesure à Dieu met en valeur l’idée de l’immobilité de l’éternité. Pourtant cette idée négative ne permet pas d’imaginer cette immobilité éternelle avec un volet positif, tel un repos statique. D’autant plus que l’éternité est caractérisée par le terme de la Vie, celle de la Sainte Trinité sans doute, mystère des mystères. L’emploi du mot vie pour dire l’éternité pose pourtant de facto la nécessité de la réflexion sur le rapport entre l’éternel et le temporel, puisque le seul mode de la vie que nous connaissons est mesuré par le temps. Or, dans la parole de saint Grégoire de Nysse que nous venons de citer, et où nous détectons sans difficulté la structure de la définition boécienne de l’éternité[87], sont déjà évoqués tous les sujets qui se focaliseront autour de cette réflexion sur le rapport entre le temps et l’éternité, réflexion qui gravitera nécessairement autour de nombreux paradoxes : l’immobilité de Dieu et pourtant sa Vie, la contenance de toutes les réalités temporelles dans l’éternité et pourtant la transcendance absolue de l’éternité vis-à-vis du temps, les efforts de l’esprit humain, temporel par essence, de nommer l’éternel, l’impossible aboutissement de ces efforts et pourtant une possibilité de la séparation de cet esprit d’avec le temps dans ces mêmes efforts : tous ces sujets paradoxaux seront au cœur de la pensée de saint Thomas. Dans la parole de saint Grégoire, nous voyons également la référence de l’éternité à l’Être infini et celle du temps aux créatures finies, ce qui constituera comme un sujet-clé, pour Saint Thomas, dans sa réflexion sur le temps et sur l’éternité. Heidegger lui aussi sera tenu de s’expliquer avec ce sujet. Mais avant d’affronter les auteurs principaux de notre étude, concentrons-nous encore sur quelques uns de leurs prédécesseurs qui constituent en quelque sorte la genèse de leurs pensées.

 

4. Saint Augustin

 

 

            Alors que l’influence de Denys ne cessait de diminuer dans l’Eglise, celle de saint Augustin ne cessait de croître. La réflexion augustinienne sur le temps et l’éternité dessine une autre voie que celle de Denys, tout en s’abreuvant aux mêmes sources de pensée, le message biblique et la philosophie grecque. L’idée de l’au-delà de l’être est étrangère à saint Augustin. Il célèbre Dieu en tant que l’Être même, influencé par le fameux verset du livre de l’Exode (3, 14) : « Dieu dit à Moïse : ‘Je suis celui qui est’ ». Les qualités de cet Être de Dieu seront celles de l’éternité. Or, lecteur impressionnant de la Bible, Augustin appelle à l’aide de l’intelligibilité de son message la métaphysique de Platon. L’éternité de l’Être se caractérise principalement par son immobilité, le temps, lui, par le mouvement, par le devenir[88].

 

            De la métaphysique de Platon, saint Augustin reprend la conception essentialiste de l’être : le suprême se définit comme ce qui « est vraiment » (verre est), comme une idée en pleine identité avec soi-même, comme la vérité en plénitude, par opposition à ce qui « n’est pas vraiment » (non verre est), à ce qui devient soi-même, se cherche[89]. A l’instar de cette ontologie platonicienne se dessine le rapport entre l’éternité et le temps : le mobile, le temporel tend vers l’immuable, vers l’éternel. Seulement, l’affirmation chrétienne de la création ex nihilo interdit de concevoir ce rapport comme un système qui dure infiniment. Comme les Pères de l’Eglise, saint Augustin exclut l’Être divin de toute emprise de la durée, fut-elle infinie, puisque le temps lui-même est con-créé avec le monde[90]. Il voit en Lui plutôt l’unité essentielle éternelle, l’Essence suprême, de toutes les essences lesquelles en découlent par l’acte de la création, qui ne sont que partiellement, et qui, à ce titre, tendent vers Dieu, ce qui constitue la définition de l’être temporel[91]. L’éternité en tant que l’immutabilité absolue protège les êtres en devenir, temporels, contre la dispersion totale que serait le néant[92]. Mais ce souci que Dieu porte à sa créature, saint Augustin l’a décrit plus en théologien, voire en mystique, qu’en philosophe[93].

 

            En effet, avec Platon et sa théorie de la participation, saint Augustin peut expliquer aisément comment le temps se retrouve dans l’éternité. Mais les difficultés commencent là où sa foi chrétienne voit la présence de l’éternité au sein du temps. Que le muable tende vers l’immuable et en participe ainsi, soit. Mais que l’immuable tende vers le muable et y participe également, voilà une donnée stupéfiante. Personne mieux que saint Augustin n’a pourtant décrit la présence de Dieu dans la nature, avec sa doctrine de la providence, et surtout la présence de Dieu dans l’âme : « Tu autem eras interior intimo meo et superior summo meo »[94]. Mais ces descriptions, qui surgissent du vécu de saint Augustin croyant et mystique, retournent de nouveau à la doctrine de la participation du temporel dans l’éternel dès qu’il s’agisse d’en donner une explication rationnelle : « Je ne serais donc pas, ô mon Dieu ! je ne serais absolument pas, si vous n’étiez en moi. Ou plutôt je ne serais pas si je n’étais en vous, de qui, par qui et en qui toutes choses sont »[95]. Pour E. Gilson, la difficulté de saint Augustin d’expliquer philosophiquement toute la richesse du rapport entre l’éternité et le temps, provient de la faiblesse de l’ontologie platonicienne que Saint Augustin a fait sienne. L’éternité de Saint Augustin s’explique philosophiquement par sa référence quasiment exclusive à la notion d’immobilité, cette notion elle-même étant expliquée comme trait principal de l’Être-Essence[96]. Dans cette optique philosophique (ontologie essentialiste), il est possible de concevoir la transcendance de Dieu conformément à l’enseignement biblique, la transcendance infinie de l’éternité par rapport au temps, mais il est très difficile d’expliquer métaphysiquement l’immanence de l’éternité dans le temps, immanence qu’exalte l’Ecriture Sainte, à sa manière, par l’annonce de l’Incarnation. Selon E. Gilson, il faudra attendre la métaphysique de l’être de Saint Thomas, l’ontologie existentielle, pour creuser plus profondément les richesses du rapport entre le temps et l’éternité[97].

 

            Toutefois, quand Saint Augustin réfléchit sur le temps comme tel, son propos présente un grand intérêt pour un philosophe par la vertu de son trait phénoménologique. Dans ses Confessions, Augustin décrit « l’être-dans-le-temps » comme une sorte de mort qui donne à exister à chaque instant suivant, continue à faire être. Pour qu’un étant en devenir puisse continuer à être, une partie de lui-même doit mourir afin de faire place à une autre partie. Cette mort fragmentaire définit celui qui est temporel. Le temps lui-même est une finitude radicale, divisible à l’infini dans la direction du néant, et « aucun temps ne peut être totalement présent »[98].

 

            Or, c’est ce temps même qui définit, voire est dans toute sa finitude, l’âme de l’homme. D’où l’angoisse terrible que l’homme connaît à chaque instant devant son propre néant. Ainsi c’est la finitude qui définit l’homme et pénètre toute activité humaine. C’est justement en tant que temporel, que l’homme figure l’image du monde, des choses sensibles, et que l’homme peut, puisque le temps tend vers l’éternel, figurer également les choses intellectuelles et spirituelles. Cette découverte augustinienne de la connaturalité du temps et de l’âme humaine est un moment crucial pour notre réflexion, puisque Thomas d’Aquin et Heidegger y puiseront leurs pensées. Arrêtons nous donc un instant sur cette découverte. Notons qu’à la base de cette jonction augustinienne de la temporalité et de l’homme, se trouve l’identification de la mémoire avec l’âme : « L’esprit, c’est la mémoire elle-même. (…) C’est la mémoire que nous appelons l’esprit », lisons-nous dans le livre X des Confessions[99]. Cette identification signifie que c’est justement la mémoire qui est capable de représenter ou plutôt qui est capable d’être cette intériorité spécifique à l’âme humaine qui sépare radicalement celle-ci du monde matériel[100]. Cette séparation n’est pourtant pas une clôture. Au contraire, elle signifie une sorte de transformation des choses matérielles au sein de l’âme : dans la mémoire, à « l’intérieur » de l’homme, ces choses sont autrement que dans le monde matériel d’où l’âme les tire. C’est que la mémoire garde non seulement les images des choses sensibles, mais elle représente également les choses purement spirituelles et éternelles. Cette représentation des choses divines, c’est elle qui transforme les images des choses matérielles et leur confère un sens irréductible aux donnés du monde sensible. Bref, l’identification de la mémoire et de l’âme signifie la temporalisation du monde proprement humain qui tend vers l’éternel. Cette première signification ne dissimule pas la deuxième : la mémoire identifiée à l’esprit n’est plus connotée exclusivement au passé, comme chez Aristote ou Cicéron[101], elle fait que l’âme, tout en se souvenant, se rend présente à elle-même. L’expérience des images tirées du passé, l’expérience du passé tout court, est l’expérience du présent, du vécu actuel de l’âme. Sans la mémoire, « je ne pourrait rien dire », dit Augustin[102]. Sans la mémoire, aucun projet vers l’avenir ne serait possible non plus. La mémoire, « se souvenant » des choses éternelles donne en effet la capacité de tendre vers le divin comme vers le futur qui arrive déjà et qui arrivera encore. L’âme humaine, identifiée à la mémoire, est donc distendue (distentio animi) en trois extases temporelles, et c’est cette distension temporelle qui est ou cœur de toute activité de l’âme humaine comme telle. L’âme (la mémoire) apparaît comme le temps lui-même.      

 

            Nous verrons plus tard quel profit a tiré Heidegger de ces descriptions augustiniennes du temps. Disons pour le moment que Heidegger les a « purifié » de toute conclusion d’ordre théologico-métaphysique, ordre vers lequel Saint Augustin tend naturellement. La finitude radicale de l’âme humaine, décrite comme le temps, appelle, pour Saint Augustin, la grâce divine, éternelle, infinie, immuable. Si cette grâce est déjà présente par la création, par le fait même que l’âme (et toute chose) existe, est entre le néant et l’Être absolu, la créature en a encore besoin pour être secourue à tout moment. Nous avons vu comment Augustin donne une explication métaphysique de cette participation du temps à l’éternité en suivant Platon. Mais, selon le message biblique, ce secours a dépassé toute attente, puisqu’il promet à l’âme le repos au sein de Dieu même, par le Christ. Ainsi le temps entrera un jour dans l’éternité encore plus radicalement que sous le mode de cette pâle participation que nous connaissons actuellement, car l’éternité est déjà descendue dans le temps par l’Incarnation du Verbe. C’est en bibliste et exégète de la Révélation qu’Augustin parle ici du rapport entre temps et éternité. Il ne donne qu’un minimum d’explications métaphysiques. Il considère le Verbe incarné comme un rassemblement du Verbe créateur et immobile dont le discours s’est dispersé dans le temps. Ainsi l’éternité se révèle comme une unité ontologique de tout ce qui est dispersé, du temps, de tout passé et de tout avenir[103]. En cela, Saint Augustin se rapproche, comme tous les Pères, de la notion d’éternité établie par Plotin. Pour juger toute chose créée, il faut la référer à cette unité première que seul le Christ peut nous révéler[104].

 

            Cette unité est immuable et vivante, puisque le Verbe est l’éternité et la Vie même. Ainsi nous retrouvons la structure de la notion de l’αιών, l’unité de l’immobilité et de la vie, structure de base qui garantit une acception authentique de la notion grecque et chrétienne de l’éternité, malgré les évolutions que cette notion peut subir par ailleurs tout au long de l’histoire de pensée. La réflexion de Saint Augustin sur cette Unité primordiale qu’est l’éternité divine face au flux temporel, se déploie tout au long du livre 11 des Confessions (ch. 13 par exemple). L’âme chemine progressivement vers cette unité quand elle cherche la Sagesse, quand elle réfère le temps, quand elle se réfère elle-même à l’éternité[105].

 

            Sans cette référence, le temps n’est pas racheté, il est « ennemi de l’unité et ami de la mort »[106]. Dans la Cité de Dieu, Saint Augustin décrit cet état de la société humaine, proche de l’enfer, où le temps est vécu sans référence à l’éternité. A cet état s’oppose alors celui de la société divine, la cité de Dieu, où le temps est racheté par l’éternité puisque référé inlassablement à elle[107]. Pareillement, dans la De Trinitate, est décrite l’âme humaine qui, plongée exclusivement dans le temps, efface l’image de Dieu en elle, alors qu’à partir de l’âme qui tournerait inlassablement son regard vers l’éternité, on peut reconnaître la Sainte Trinité elle-même. Si, dans le livre XI des Confessions, Augustin pose la question de savoir ce qu’est le temps aussitôt après s’être interrogé sur la connaissance de Dieu, c’est qu’il s’est trouvé dans la situation impossible où l’accès au Dieu éternel, au bonheur de l’âme, est barré par le temps qui tient cette âme dans ses prises. D’où la nécessité de connaître ce qu’est le temps, afin de pouvoir écarter l’obstacle[108].

 

            Le temps n’a donc pas de valeur indépendamment de l’éternité : tant ontologiquement que moralement, il doit être tourné vers l’éternité afin que son existence soit justifiée. En ce sens, Augustin partage le dualisme métaphysique de Platon, l’opposition radicale entre l’éternité et le temps où chaque pôle contient des principes irréconciliables. Laissé à soi-même, le temps entraîne une chute[109]. Mais la pensée de Saint Augustin, façonnée par l’expérience spirituelle de la lutte pour la contemplation du Verbe, surmonte d’une manière dynamique, en tension constante, ce clivage métaphysique. Référé à l’éternité, le temps ne disparaît pas, mais devient capable, comme par un miracle, d’accueillir l’éternité, capax aeternitatis. Le Verbe que le Père profère de toute éternité dans l’unité sublime, est simultanément entendu par l’âme dans la distension temporelle de celle-ci (distensio animi), selon les modes du passé (la mémoire), de l’avenir (l’espérance) et du présent (l’attention). C’est ainsi que le temps acquiert une justification de son existence[110]. La métaphysique platonicienne ne fournissant pas de bases proprement philosophiques, Augustin valorise le temps par le biais de l’élément spirituel et proprement théologique. Curieusement, c’est cette démarche spirituelle de Saint Augustin à l’égard du temps, qui attirera l’attention de Heidegger en aidant celui-ci à exprimer ses intuitions philosophiques au début des années 1920.

 

            Quant à saint Thomas, il donnera une forme métaphysique aux recherches augustiniennes[111]. D’où le danger, celui du philosophe moderne obsédé par la distinction méthodologique des domaines de recherches, de ne plus s’apercevoir du même élément spirituel qui a habité tant Augustin que Thomas d’Aquin et de couper, par conséquent, la pensée de celui-ci de sa source la plus profonde et la plus essentielle. D’où les mésinterprétations qui coûteront cher à l’école thomiste dès le XVI siècle, comme nous le verrons. Il est vrai que le langage de saint Thomas s’est fait complice de ces malentendus : très condensé, il élabore des énoncés métaphysiques en taisant modestement leur source profonde. C’est que, au XIII siècle, il y avait la nécessité de valoriser la métaphysique à côté des formes proprement théologiques de la quête spirituelle de la Source ultime, quête omniprésente dans la société chrétienne où Saint Thomas a vécu[112]. Nous lirons donc ses écrits avec le souci de maintenir la relation entre sa métaphysique rationnelle et son élan vers la Source, tout en distinguant nettement, comme il le fait lui-même, l’ordre propre de la philosophie et celle de la théologie. C’est cette grille de lecture qui permettra l’approche la plus profonde avec la pensée de Heidegger.

 

5. Boèce

 

 

            En clôturant la période patristique Boèce a livré aux penseurs du Moyen-Âge de synthèses importantes de plusieurs problèmes philosophiques et théologiques. Sa définition de la personne, par exemple, sera décisive pour la détermination de l’approche intellectuelle du mystère de la Sainte Trinité[113]. Boèce a forgé également une définition de la notion de l’éternité, devenue classique pour la réflexion médiévale : « L’éternité est la possession totale, simultanée et parfaite, d’une vie sans terme »[114]. Il s’agit d’une synthèse puissante de la réflexion des Pères sur la question de l’éternité, synthèse qui prend en compte également la tradition néoplatonicienne dominée par le concept de l’éternité créé par Plotin[115]. Boèce distingue en effet soigneusement l’éternité de la perpétuité (sempiternitas) laquelle correspondrait à la durée sans fin du monde aristotélicien[116]. Inauguré par Plotin et les Pères, exploré par Denys, le système à trois membres – l’éternité (Dieu), la perpétuité (les êtres spirituels y compris l’âme humaine immortelle), le temps (le monde physique et l’homme qui en fait partie) – s’établit définitivement, après Boèce, dans la vision médiévale de l’univers.

 

            La conception boécienne de l’éternité en tant que vie divine possédée à un degré suprême de simultanéité, continue donc d’explorer les perspectives ouvertes par la vieille notion de l’αιών laquelle embrasse à la fois l’idée de vie et celle d’immobilité. Comment cette immobilité vivante qu’il faudra désormais comprendre exclusivement en référence à la simultanéité divine au-delà de toute idée de succession et de durée, peut être participée par la vie temporelle de l’homme, voire « agir » (!) elle-même dans ce domaine affecté par les mouvements de toute espèce, telle sera la difficile question qui dominera la réflexion des penseurs du Moyen-Âge tant dans le champ de la théologie dite naturelle que dans celui de la compréhension des données de la Révélation. Ces penseurs se focaliseront surtout sur le problème du rapport entre la liberté de l’homme et la prescience omniprésente de Dieu, ce qui provoquera une conjonction riche de conséquences de la réflexion sur le rapport temps/éternité et de celle de la rationalité humaine ou l’intellectualité divine. Boèce lui-même est déjà largement intervenu dans la solution de ce problème en influençant profondément saint Thomas d’Aquin[117]. Nous reprendrons ce sujet dans le cadre de la confrontation de l’Aquinate avec Heidegger.         

 

Chapitre II : Temps et éternité dans la pensée de saint Thomas

 

            « Ce n’est qu’à partir du temps que nous pouvons connaître l’éternité »[118] : cette affirmation de l’Aquinate est riche de sens, et c’est tout au long de notre travail que nous l’explorerons. Indiquons cependant d’emblée quelques perspectives. D’abord, saint Thomas affirme ici la suprématie de l’éternité, identifiée par ailleurs à Dieu lui-même[119], ce qui a pour conséquence l’impossibilité de sa connaissance directe et essentielle[120]. Mais en même temps est affirmée la possibilité de sa connaissance moyennant le temps. Voilà ce qui renvoie à la ligne directrice de notre travail. Que veut dire cette connaissance problématique, cet accès temporel à quelque chose qui est atemporel, comme semble affirmer souvent saint Thomas ? Ne s’agit-il pas de cette connaissance particulière et intellectuelle (« inuitive » : intuitus), laquelle se déploie au sein même d’une connaissance explicite et rationnelle, tout en étant différente de cette dernière ? Le rapport entre l’éternité en-soi, inaccessible pour l’homme, et la finitude de l’homme définie par le temps : ceci est une problématique thomasienne qui, comme nous le verrons, concerne la philosophie de Heidegger beaucoup plus que celui-ci n’a voulut l’admettre.

 

            Mais avant d’affronter cette problématique vaste et difficile, qui n’est intelligible qu’en rapport avec les sujets les plus profonds de nos auteurs, tel celui qui porte sur la donation de l’être ou encore sur la pensée humaine face à cette donation, tâchons d’abord de donner une structure, de présenter les notions, de dessiner le schème général du rapport entre le temps et l’éternité chez saint Thomas d’Aquin. L’affirmation que nous avons citée ci-dessus nous indique déjà les jalons : il faut d’abord présenter la conception thomasienne du temps, ensuite celle de l’éternité et de leurs rapports. Il s’agira, dans ce chapitre, de la présentation générale de ces notions, qui nous fournira des bases nécessaires pour mettre en débat la réflexion thomasienne et la pensée heideggérienne.

 

I. Le temps

 

 

1. Le temps et le mouvement

 

 

a) La reprise de la définition d’Aristote

 

 

            C’est à Aristote que saint Thomas reprend la définition du temps : le temps est « le nombre du mouvement selon l’avant et l’après », « la mesure du mouvement selon l’antérieur et le postérieur »[121]. Cette définition traverse tous les écrits de l’Aquinate, dans les problématiques les plus diverses[122] ; elle est la seule qu’il adopte dans sa réflexion sur le temps. Par ailleurs, saint Thomas lui a consacré un long commentaire[123]. Toutefois, ce n’est pas d’un simple commentaire et d’une simple reprise d’Aristote qu’il s’agit, lorsque nous affrontons sa pensée sur le temps. Saint Thomas, en effet, prolonge et surtout transforme la pensée d’Aristote, même s’il laisse intacte sa définition du temps dans son expression littérale. C’est que d’autres présupposés, d’ordre métaphysique et d’inspiration théologique, dépassant largement ceux d’Aristote, sont à l’œuvre dans l’esprit de saint Thomas. Voyons cela.

 

            Suivant le chemin classique, Thomas d’Aquin lie donc le temps au mouvement : « Il faut parler de temps en rapport avec la notion de mouvement »[124], « la succession ne peut pas être pensée sans le temps, ni le temps sans le mouvement »[125], comme si l’absence du mouvement impliquait l’absence du temps. Dès lors, nous devons commencer par des considérations sur le mouvement et sur l’être du mobile, en tant qu’elles nous ouvrent l’horizon du temps.

 

 

           

b) Les genres du mouvement et la cause ontologique des étants

 

 

            Lorsqu’on veut se représenter le mouvement, le changement selon le lieu ou le mouvement locatif vient toujours en premier : quoi de plus visible ? Chez saint Thomas aussi, le mouvement selon le lieu jouit d’une sorte de privilège, voire sert de modèle pour dessiner les traits du phénomène du mouvement en tant que tel. Si le temps se définit par un nombrement d’un avant et d’un après, c’est qu’il suit le mouvement qui est comme limité par différentes « positions », par un lieu du mobile qui précède et par celui qui suit la réalisation d’un mouvement[126]. Dès lors, chez saint Thomas, le temps est lié à l’espace : « Le temps accompagne le mouvement local, de sorte qu’il ne mesure que ce qui est d’une certaine manière dans un lieu »[127].

 

            Mais dans l’espace, nous pouvons détecter d’autres genres de mouvements. Tout devenir est un mouvement. Ce n’est pas seulement un changement du lieu, mais aussi celui de l’état d’un étant matériel (donc toujours locatif) qui tombe sous la définition du mouvement. Le changement quantitatif (de grandeur) et le changement qualitatif sont des mouvements que saint Thomas appelle altération[128]. Il les qualifie de devenir accidentel, puisqu’il s’agit toujours des altérations des accidents, la substance restant, dans ce contexte, stable[129]. Ce sont là des choses déjà largement présentées ailleurs, et nous ne nous y arrêtons pas. Soulignons plutôt un mode général par lequel saint Thomas exprime l’essence de tout mouvement. Il s’agit de la doctrine ontologique actus / potentia reprise elle aussi d’Aristote. Le mouvement se définit ontologiquement comme le passage d’une potentialité qu’un étant contient, à sa réalisation, à l’acte : « Tout mouvement, ou changement, est l’acte de ce qui existe en puissance en tant que tel »[130]. Or, dans l’univers matériel, tout aboutissement ouvre à d’autres possibilités, et tout étant s’y engage aussitôt[131]. Le mouvement ne cesse jamais.

 

            Elargissons cependant le cadre de notre réflexion : la division de la puissance et de l’acte définit l’étant comme tel, en dehors même de l’étude portant proprement sur le mouvement. La forme joue à tout moment le rôle de l’acte, au sein de l’étant, en déterminant la puissance que représente la matière. Nous allons voir sans tarder comment cette dialectique de la puissance et de l’acte, commune à saint Thomas et à Aristote quant à ses bases notionnelles, se prête, chez eux, à des interprétations fort différentes En emboîtant le pas, disons juste que pour saint Thomas cette dialectique se livre toujours à une sorte de connotation avec le mouvement, avec le devenir. « Tout ce qui est devient, parmi les choses de notre expérience »[132]. Dans ce sens, tout être est mobile. Ainsi l’univers est peuplé de mouvements incessants, les choses sont en flux perpétuel, et il faudrait chercher péniblement quelque chose que nous saisirions, dans ce monde, comme immuable.

 

            Mais justement, si on veut expliquer ce monde des mouvements, il faut s’arrêter, dit Aristote[133]. Il est facile de noter comment notre manière de penser tend à arrêter, à fixer dans une idée toutes les choses afin de pouvoir réfléchir tranquillement sur elles. Tout devenir doit aboutir, selon la loi de la pensée humaine, à une entité fixe, toute puissance à un acte parfait. Nous avons vu, dans le chapitre précédant, comment les prédécesseurs de Thomas d’Aquin ramenaient tout mouvement à une sorte d’immobile. Selon Aristote, tous les mouvements des êtres sublunaires, par le biais du mouvement du premier ciel, sont animés par le Moteur immuable. L’existence même de celui-ci a été même magnifiquement prouvée à partir de l’existence du mouvement. Pour le dire dans le langage ontologique, tout passage de la puissance à l’acte ne peut que provenir d’un Acte pur, nullement en puissance, et donc nullement en mouvement. Pour Aristote, l’univers est établi entre deux extrêmes, l’Immobile et les mouvants. Mais entre les deux, il y a des intermédiaires : les substances, les ουσιαι. Elles sont immuables elles aussi, fixées depuis toujours et pour toujours comme une force de l’espèce : ainsi chaque individu de l’espèce, indépendamment du flux spatial et temporel qui l’habite, peut recevoir la forme. Qu’Aristote, contrairement à Platon, place l’ουσια comme à l’intérieur de l’individu, qu’il ne fasse exister réellement que des individus, cela ne change rien dans le fait que seuls les accidents changent, non la substance. Le fait est là : tous les mouvements sont en vue d’un acte parfait d’une substance immobile, tous les individus sont en vue de l’espèce qui les habite et qui, elle, ne change jamais. Chez Aristote, la doctrine de la puissance et de l’acte aboutit à un établissement du monde des formes fixes, en étant ainsi une réplique du monde platonicien des Idées. « Le mouvement, passage de puissance à acte, et comme tel actualisation de l’être, s’y voit finalement absolument neutralisé au nom d’une conception ‘physique’, ‘logique’, d’un univers à énergie définitivement fixée »[134]. Le devenir neutralisé par la finalité tendant vers le stable, le mouvement relégué exclusivement sur le plan des accidents, au service des immuables ουσιαι qui seules intéressent vraiment la pensée humaine, incitent à qualifier l’univers d’Aristote comme « Univers stationnaire dans son dynamisme »[135]. Le mouvement circulaire, éternel, du premier ciel, référent suprême de tous les mouvements sublunaires, détermine éternellement le cycle, toujours le même, de l’histoire de l’univers, et de celle des hommes et de leurs civilisations, en refusant toute nouveauté et tout apport d’une liberté humaine : les Météorologiques d’Aristote sont riches d’enseignement à ce sujet. C’est que toute nouveauté en tant que telle, dans le cadre de la doctrine aristotélicienne de la puissance et de l’acte, signifie que l’acte parfait n’est pas atteint, signale une imperfection à éliminer, qui n’a pas de justification d’être. « L’idéal dont semble rêver Aristote, philosophe du mouvement, serait donc finalement celui d’un univers immobile ou tout au moins mimant à son niveau, dans la succession de ses cycles identiques et dans la permanence des espèces qui le composent, l’immobilité du premier Moteur »[136]. La cosmologie d’Aristote ne fait que traduire, en fait, son ontologie laquelle reste limitée par l’horizon de l’ουσια, substance que la pensée de l’homme, si elle était suffisamment forte, pourrait épuiser comme une forme, comme une Idée en durée perpétuelle, et sans mouvement aucun[137].

 

            L’univers d’Aristote est-il dès lors un univers sans vie, et son Premier Moteur juste un principe mécanique qui le fait marcher ? Le traité sur l’Âme, ainsi que certaines parties de la Métaphysique semblent interdire une telle représentation. N’avons-nous pas relevé, dans le chapitre précédent, l’identification que fait Aristote du Moteur Premier, de l’Acte pur avec la Pensée de la Pensée appelée Dieu ? N’avons-nous pas souligné qu’avec cette identification, Aristote a repris la notion de l’αιών laquelle assemble et l’immobilité absolue, et la Vie sublime de Dieu ? Dès lors les substances, ces actes parfaits des puissances individuelles, actes suscités par l’Immobile vivant, ne sont-elles pas vivantes elles aussi malgré leur immobilité ? Le νους, ce principe de vie en l’homme, ne vit-il pas de cette vie des substances qu’il saisit, animé qu’il est par la Vie de l’Acte pur de Dieu ?

 

            Voici que nous sommes devant un embarras, devant un Aristote tel qu’il est : en recherche, en processus où les différents chemins sont bien ouverts pour la pensée, et où la pensée doit choisir. Ces chemins ne mènent pas au même endroit, nous sommes face à un « dilemme »[138]. La substance vivante ou immobiliste, laissons pourtant cette ambiguïté ouverte, comme l’a laissée Aristote lui-même, après avoir exploré différentes perspectives de la pensée dans les différentes étapes de sa vie. C’est que, en fin de compte, il n’est jamais allé au-delà tantôt de l’idée « animiste » de l’univers[139], tantôt et surtout de celle de l’être comme un principe formel, comme ουσια[140]. La vie qui fait branler l’univers, ou la stabilité qui règne comme une glacière, tout reste ouvert chez Aristote qui n’a pas les moyens de transcender ce dilemme[141].

 

            Saint Thomas baigne dans l’univers d’Aristote. Mais surtout, il cherche à exprimer ce qui l’inspire plus que tout, à savoir cette Transcendance reçue par la Révélation biblique. Plongé dans la recherche d’une philosophie conforme, autant que possible, à cette inspiration, saint Thomas se prête à recueillir les notions, les idées, les systèmes de tous ses prédécesseurs. Cette quête, c’est une adaptation, et cette adaptation est une transformation. Dans ce processus de pensée thomasienne, Aristote occupe une place privilégiée, et la réflexion sur le mouvement et le temps en est un exemple fort.

 

            Le mouvement selon le lieu, le mouvement de croissance et le mouvement qualitatif, Thomas d’Aquin n’invente pas ces genres de mouvement, il les reprend d’Aristote. A l’instar d’Aristote, l’Aquinate réfère tout mouvement au mouvement du premier ciel[142], il plaide la norme de la régularité, de la nécessité, de la stabilité. Poussée plus loin, cette logique des références des mouvements à leur cause conduit Saint Thomas à reprendre d’Aristote, mot pour mot, la preuve de l’existence du Premier Moteur immobile qu’il n’hésite pas non plus à appeler Dieu[143]. Suivant la dialectique aristotélicienne de la puissance et de l’acte, Thomas d’Aquin affirmera l’immobilité des substances, dira aussi que seuls les accidents changent, comme si les essences des choses étaient hors du temps et seuls les accidents étaient temporels[144].

 

            Rien de plus néfaste pour l’intelligibilité de la pensée de saint Thomas, que de considérer ces idées d’inspiration aristotélicienne sans les référer aux affirmations qui proviennent d’une inspiration beaucoup plus profonde, biblique en fin de compte et qui sont propres à saint Thomas d’Aquin. En effet, l’ontologie aristotélicienne de l’ουσια dont saint Thomas reprend les notions et même le système cosmologique qui s’y rattache, est transcendée et transformée par la pensée ontologique qui est propre à saint Thomas. Celle-ci lui sert à mettre en concepts, tant bien que mal, ce qu’il découvre dans le réel grâce à l’inspiration chrétienne et grâce aux actes d’adoration que suscite le Dieu de la Révélation[145]. L’ontologie des essences est complétée et relativisée par l’ontologie de l’existence. Sans cesse nous serons obligés de revenir à ce dépassement. Nous signalons par là l’ouverture d’une problématique qui traversera toute notre recherche et selon laquelle nous envisagerons le rapport entre l’éternité et le temps en liaison avec la question de l’être et de l’étant. Relevons pour l’instant ce en quoi cela nous intéresse quant à la problématique du mouvement.

 

            L’acte parfait de la forme, qui réalise un certain nombre des puissances matérielles afin de constituer un être réel concret, acte en soi immuable que nous appelons la substance ou l’essence de la chose, n’est pas, selon Saint Thomas, l’instance ultime dans la venue de l’étant à l’être. Ce composé de l’acte et de la puissance, de la forme et de la matière, qui structure tout étant, est de son côté et dans son ensemble réalisé par un acte d’existence que Saint Thomas appelle encore actus essendi[146]. Celui-ci est appelé acte par analogie, car il réalise l’être même d’un étant comme une forme substantielle réalise des puissances matérielles. A vrai dire, il s’agit d’un processus mystérieux et indicible lors duquel l’étant (la forme et la matière, pour les choses matérielles ; la forme pure pour les réalités spirituelles) vient à l’être par un geste de Dieu. C’est ainsi que Thomas d’Aquin qualifie métaphysiquement l’acte de la création de Dieu, affirmé dans la Bible. Le Premier Moteur d’Aristote, que Thomas d’Aquin prend à son compte et appelle Dieu, change de sens radicalement : il n’est plus une Super-Forme qui permet aux formes de réaliser des puissances matérielles, mais il est le Créateur de l’existence même de toute forme et de toute matière, et de leur union, donc il est radicalement au-delà de l’idée même de la forme. Aristote n’a pas saisi cet au-delà. Quand Saint Thomas reprend ses preuves de l’existence de Dieu[147], il les transforme entièrement en fonction de cet au-delà : Dieu n’est pas la cause immobile du mouvement, il est plutôt la cause de l’être[148] de tout immobile et de tout mouvement. Saint Thomas insiste sur la continuation incessante de cet acte créateur, comme si à tout moment chacun des étants recevait cet influx qu’est son propre être[149]. Or, des conséquences déterminantes pour la philosophie du mouvement en découlent. En effet, avec la découverte de cette cause ontologique des choses nous nous trouvons en face de l’appel de venir du non-être à être. Nous pouvons ensuite méditer sur la condition première dans laquelle la créature se trouve en tant que telle, condition que nous pouvons appeler la finitude. Toute créature, en tant que créée, en tant que tirée à tout moment du néant, est exposée, menacée, protégée, donnée à soi même et arrachée de soi même, en mouvement, en adoration, en crise, non-nécessaire : c’est qu’elle ne dépend pas de soi-même. Ce niveau existentiel, Saint Thomas l’a saisi en mettant ainsi le monde en branle universelle, ontologique : chacun reçoit, fut-il immobile… Pour lui, il suffit donc d’être issu du geste créateur pour être conditionné par le mouvement et le temps[150]. C’est pourquoi même les anges, ces créatures purement spirituelles, qui sont dits immuables et hors du temps[151], sont considérés également comme soumis à une sorte de mouvement et au temps[152]. Ici, nous sommes au-delà de la dialectique du mouvement et du repos physiques, nous avons dépassé tant les formes statiques qui réalisent des puissances, tant la conception biologique de la vie. Nous sommes au-delà de la distinction entre le nécessaire et le contingent, débattue depuis des millénaires sur le plan des essences[153]. Et nous le sommes pour nous engager, à partir de ce niveau existentiel, dans la méditation de la finitude ontologique de la créature qui se présente d’emblée comme une sorte de contingence, de mouvement et de vie ontologiques[154], c’est-à-dire en situation constante de la réception de être.

 

            Résumons nos propos par un mot de saint Thomas lui-même : « Dieu seul est immuable au sens absolu, et toute créature est mobile en quelque manière. Il faut savoir en effet qu’un être peut être dit mobile de deux façons : soit par une potentialité qui est en lui ; soit par une puissance qui est dans un autre. Car si toutes les créatures, avant d’exister, étaient possibles, ce n’était pas à l’égard d’une puissance créée, puisque rien de créé n’est éternel, mais à l’égard de la seule puissance divine, en ce sens que Dieu pouvait les amener à l’existence. Et de même que c'est en vertu de son seul vouloir qu'il les fait être, de même c'est par son vouloir qu'il les conserve dans l'être: en effet, Dieu ne les conserve pas dans l'être autrement qu'en leur donnant l'être continûment, de sorte que s'il lui soustrayait son action, aussitôt, comme l'observe S. Augustin, toutes les créatures seraient réduites à rien. Ainsi donc, comme il était au pouvoir du créateur que les choses fussent, alors qu'elles n'étaient pas encore en elles-mêmes, ainsi est-il au pouvoir du Créateur, quand elles sont en elles-mêmes, qu'elles ne soient plus. Elles sont donc toutes mobiles en raison de la puissance qui est en un autre, Dieu, puisque par lui elles ont pu être produites à partir du néant à l'être, et elles peuvent être, à partir de l'être, réduites au néant »[155].

 

            Si maintenant nous considérons le monde physique, nous retrouvons les mêmes substances immobiles et leurs accidents en changement continu, mais nous ne pouvons plus porter le même regard sur eux. Toute réalité est désormais transformée par une approche existentielle. Rien pourtant ne change sur le plan physique, tout reste comme auparavant. Ainsi les résultats des recherches sur ce plan, avant ou après la découverte de l’existentiel, reste les mêmes, valables toujours ou corrigibles sur ce même plan physique, à partir de ce plan. Nous pouvons, dans ce sens, accueillir la réflexion d’Aristote ou une toute autre réflexion qui nous semble mieux disposée pour comprendre les réalités en elles-mêmes. Qu’est-ce qui a été alors transformé, si les choses en elles-mêmes n’ont point changé ? Leur source a été découverte. Or, la chose considérée en connexion avec sa source n’est plus la même.

 

            La loi déterminante pour lire les écrits de saint Thomas d’Aquin, consiste à savoir détecter un double registre que nous pouvons qualifier comme ontique et ontologique, ou physique et métaphysique, et de passer de l’un à l’autre au bon moment. Parfois la même phrase, ou le même exposé, doit être lu sous les deux registres à la fois, où le registre ontologique transforme le registre ontique. C’est que toute réalité peut être considérée en elle-même et, simultanément, en connexion avec sa source. La profondeur de la pensée de saint Thomas, son originalité et sa radicalité, consiste en la découverte de deux dimensions dans toute réalité créée, et dans leur conjonction, dimension horizontale (la structure essentielle d’une réalité) et dimension verticale (l’instance existentielle, l’acte créateur). Notre étude sur le mouvement et, sans tarder, sur le temps et l’éternité chez saint Thomas, tiendra compte de cette règle du double registre. Plus tard, nous verrons que c’est seulement à partir d’une telle lecture que la pensée de saint Thomas peut entrer en dialogue avec la pensée heideggérienne.  

 

c) L’instance du néant dans le mouvement

 

 

             « Tout dans les réalités de la nature est soumis au changement, et plus quelque chose est noble dans les degrés des réalités, moins cela est soumis au changement… »[156]. Le mouvement est donc posé comme un critère pour détecter « le degré de réalité ». Les analyses ontologiques du mouvement manifestent en effet son voisinage extrême avec le néant[157], voire une sorte d’instance du néant qui affecte le mouvement. Comme si ces analyses montraient l’acte existentiel au début extrême de son œuvre, dans les racines de tout étant en mouvement. Le mouvement, vu sous l’angle ontologique, permet de s’approcher ainsi de l’acte créateur, de l’acte qui tire un étant du néant.

 

            Il était impossible pour Aristote d’admettre l’instance du néant ontologique dans l’être mobile, alors même que ses analyses ontiques du mouvement révélaient une sorte de négation dans la structure de ce dernier[158]. Cette négation, στέρησις, signifiait en effet une privation d’une forme qu’un étant cherche en quelque sorte à acquérir pour correspondre à sa substance (niveau ontique), et non pas une menace d’une existence elle-même (niveau ontologique). L’absence dont il s’agit chez Aristote, est une absence toujours déterminée dans un sujet déterminé, absence destinée à passer à une présence d’une forme déterminée. Ce passage, qui constitue la définition même du mouvement, ne prend en compte aucune instance du néant absolue, ce n’est nullement un passage de non-être à être[159]. Même quand le Stagirite réfléchit sur la génération, c’est-à-dire la venue dans l’être d’un étant qui n’existait pas auparavant, il pose l’identité numérique (έν άριθμω) entre devenir et être devenu, c’est-à-dire une sorte de présence anticipative de la forme au sein de la matière[160]. Il n’y a pas, pour Aristote, de génération ou de corruption absolue[161]. Le vieux principe grec : rien ne vient du néant, rien ne retourne au néant, est bien à l’œuvre chez Aristote.    

 

            Or, voici la réplique de saint Thomas à ce principe : « Ex nihilo nihil fit secundum naturam »[162]. La causalité naturelle, ontique ne peut agir qu’à partir d’une prédisposition, d’une donnée initiale qui ne serait point un non-être. Sur ce point, saint Thomas reprend la physique d’Aristote comme une évidence[163]. Mais les analyses du mouvement poussées jusqu’au niveau ontologique manifeste un caractère d’une nouveauté absolue, une sorte de discontinuité au sein du mouvement, une instance du non-être absolu. Deux pistes, de valeurs inégales, conduisent saint Thomas à cette conclusion. La première consiste en un approfondissement des idées d’Aristote. A l’instar du livre VI de la Physique, saint Thomas considère le mouvement comme une succession[164]. Or, remarque-t-il, aucun fond de simultanéité ne peut être détecté dans les suites des séquences du mouvement, et celui-ci peut être divisé en infinité de séquences toujours plus petites, ce qui signifie une tendance vers le néant. Autrement dit, le lien de dépendance des séquences du mouvement entre elles n’est plus détectable, leur nombre étant illimité, et le mouvement devient non-identique à soi même : « L’unité de la simultanéité a disparu dans la multiplicité de la succession, et le non-être traverse l’être, si nettement que chaque séquence repérable n’est pas l’autre, et que dans chaque séquence d’autres séquences s’ouvrent sans limite prévisible, dont chacune n’est à nouveau pas l’autre »[165]. C’est pourquoi le mouvement signifie toujours une fragilité de l’être. Saint Thomas, en commentateur d’Aristote, a réussi à manifester une sorte de faille ontologique dans l’être en mouvement, et à montrer que tout étant, à cause d’une non-identité et du néant qui l’habite, est radicalement non-suffisant pour expliquer sa propre existence. Mais cette piste n’est qu’un pis-aller qui ne pouvait satisfaire saint Thomas[166]. Celui-ci a dû introduire un élément nouveau dans ses recherches métaphysiques, afin d’expliquer plus profondément l’état ontologique du mobile.     

 

            Dans tout devenir, en effet, à côté de l’acte de la forme qui dépend du sujet (la substance), agit simultanément l’acte de cet acte, l’acte d’exister qui en revanche ne dépend pas du sujet, mais dont le sujet dépend. Dès lors tout mouvement est ouvert pour recevoir un impact radicalement extérieur à lui-même, mais afin de pouvoir être soi-même, et effectivement il le reçoit à chaque instant, puisqu’il s’agit de la réception de son propre être. Une nouveauté radicale, nullement justifiable par ce qui était déjà, est donc, à ce niveau, aussi une évidence, car le Créateur, par définition, n’est réductible à aucune créature. Nous voyons donc comment le mouvement d’un étant, pour avoir lieu, doit accueillir quelque chose de radicalement autre que tout étant, ce que nous appelons par conséquent l’instance du néant. Dès lors un mouvement quelconque peut bien dépendre du mouvement du premier ciel, du Moteur Premier ou de n’importe quelle substance, il dépend au plus profond d’une sorte d’influx ontologique irréductible à tout ce qui est déjà et à tout ce qui sera encore. Le moteur ontologique du mouvement est une discontinuité à chaque fois nouvelle, un néant ontologique.   

                                   

            Précisons enfin ce que nous entendons par le « néant otologique ». Nous ne l’entendons pas comme une quelconque entité réelle qui serait fantomatique, mais existante quand même. Cela serait un piège de l’imagination. Admettre une telle entité, c’est entrer en conflit avec le principe de la non-contradiction, ce qui est étranger à la réflexion de Thomas d’Aquin[167]. Par l’expression « néant ontologique » il faut comprendre plutôt une tendance d’un être fini vers ce qui n’est rien de l’étant ou encore une tendance d’un être créé à sortir hors de la création ou, si on veut, à entrer dans la création. C’est de cette tendance que parle Saint Thomas lorsqu’il affirme : « Toute créature est mobile en quelque manière […] en raison de la puissance qui est en un autre, Dieu, puisque par lui elles ont pu être produites à partir du néant à l'être, et elles peuvent être, à partir de l'être, réduites au néant »[168]. Cette tendance est-elle réelle ? Elle est réelle en tant que toute créature est en dépendance perpétuelle du Créateur, en situation incessante de la réception de l’être, de « l’entrée » incessante dans la création, entrée à laquelle le Créateur, théoriquement, pourrait donner le terme à tout moment[169]. Mais elle n’est pas réelle dans la mesure où le Créateur, effectivement, ne donne jamais ce terme et où la créature continue donc à exister tout en étant (non)menacée[170]. Le néant ontologique est donc un vécu réel, et non un étant réel. Evidement, seuls les êtres intelligents peuvent avoir l’expérience du néant ontologique, vis-à-vis d’eux-mêmes ou vis-à-vis des choses. C’est pourquoi « l’instance du néant dans le mouvement » est quelque chose de spirituel, et non de physique : aucun microscope ne fera jamais voir un « néant ». C’est pourquoi enfin le mouvement lui-même est quelque chose de spirituel : qui a jamais « vu », en effet, un « mouvement » ?

 

d) L’âme qui suit le mouvement : l’apparition du temps

 

 

            Ce n’est donc qu’avec les yeux spirituels que nous voyons le mouvement. « La notion de mouvement est intégrée non pas uniquement par ce qui existe en nature, mais par ce que la raison en appréhende »[171]. En voyant ainsi le mouvement, nous parlons du temps. Saint Thomas avance que, si nous parlons du temps, c’est parce qu’avec notre regard nous « mesurons » le mouvement. Mais nous ne le mesurons pas comme on mesure un drap. Ce « mesurer » du temps n’est intelligible d’abord que comme une sorte de « suivi »[172] que l’âme accompli vis-à-vis du mouvement.

 

            Avant de considérer de plus près ce suivi, il faut toutefois préciser que nous parlions simultanément, jusqu’à maintenant, du mouvement physique et du mouvement ontologique. Est-ce justifiable ? Le mouvement physique est un changement accidentel ou substantiel que nous détectons en remarquant qu’un étant a changé de position ou d’un état accidentel ou substantiel. Le mouvement ontologique d’un étant est « visible » par l’instance du néant. En réalité, saint Thomas conjugue ces deux registres de mouvement à chaque fois quand il conjugue l’âme et n’importe quel mouvement. En voici la raison : l’intellect humain, même quand il considère un mouvement physique, ou n’importe quel étant qui est à la portée de ses sens, pénètre à chaque fois jusqu’au niveau existentiel, jusqu’à l’acte d’être, l’acte de création, qui fait qu’un étant existe ou qu’un mouvement a lieu (jugement existentiel)[173]. Ainsi l’intellect humain est à chaque fois en contact avec le néant ontologique, avec un surgissement d’un étant de ce néant, et donc avec la situation incessante de la réception de l’être, situation que nous qualifions comme mouvement ontologique[174].

 

            Nous avons bien dit que c’est l’intellectus, et non la ratio, qui pénètre jusqu’aux racines d’un étant et d’un mouvement quelconque. En effet, la distinction entre l’intellectus et la ratio est capitale pour saisir la pensée de saint Thomas, dans son ensemble et en ce qui concerne notre problématique en particulier[175]. Nous ouvrons par là, sans y entrer pour le moment, le questionnement portant sur la relation entre la distinction intellectus/ratio et la problématique de l’éternité et du temps. Nous voyons que ce questionnement est intimement lié à la distinction de l’être et de l’étant, ainsi qu’au problème de la création. Ce sont là des interrogations immenses qui traversent, explicitement ou dans un état latent, toute notre étude et que nous devons signaler dès maintenant. Elles seront traitées systématiquement le moment venu.

 

            Après avoir apporté ces précisions, indispensables pour l’intelligibilité de nos propos, revenons à notre question actuelle. L’âme suit le mouvement, et sans l’âme il n’y aurait pas de mouvement, mais seulement les états des choses sans liaison réciproque. En effet, si le mouvement est un acte d’une puissance, cette puissance doit être une sorte de participation à l’acte qui la détermine ainsi. « Mais pour que cette participation d’acte soit mouvement, il faut de plus que nous la considérions par l’esprit comme un milieu entre deux extrêmes, le premier étant avec elle dans le rapport de la puissance à l’acte, en raison de quoi on appelle le mouvement un acte ; le second dans le rapport de l’acte à la puissance, ce qui fait dire du mouvement qu’il est l’acte de ce qui est en puissance »[176]. C’est l’âme donc qui fait cette liaison, ce qui signifie que le mouvement est une liaison d’ordre spirituel entre les états divers des choses. Laissons pour le moment en dehors de notre propos la dimension ontologique du mouvement, l’état de la réception de l’être par un étant, et voyons comment l’âme suit le mouvement physique, dans l’espace. La liaison entre des états successifs du mobile se donne d’emblée comme un changement de « positions »[177] qui tient sa cohérence interne comme un nombre. Le mouvement se définit comme ce nombre des états du mobile, donc il peut y avoir autant de mouvements que des mobiles : le nombre du mouvement dépend des traits de chaque mobile. C’est pourquoi, par exemple, un mouvement peut être considéré par l’âme comme rapide, l’autre comme lent. Il s’agit là encore d’une mesure « extérieure » du mouvement[178], extérieure par rapport à l’âme qui pourtant, comme nous l’avons noté, fait que le mouvement est mouvement !

 

            Or, une mesure intérieure est déjà présente. En effet, en mesurant le mouvement comme de l’extérieur, l’âme appréhende « simultanément » sa cohérence sous les modes de l’« avant » et de l’« après »[179], dans ce sens précis que la mise en unité, le « nombrement » des états physiques du mobile, apparaît d’emblée sous les espèces de ce qui était par rapport à ce qui est ou, si le mouvement n’est pas achevé, de ce qui sera, quant à l’état du mobile. Comme si l’âme, suivant le mouvement, retenait et attendait ce qui n’est plus là ou ce qui n’est pas encore là. Il est impossible d’imaginer l’existence d’un tel suivi du mouvement sans la présence de l’âme : ainsi le temps « n’a pas d’être hors de l’âme »[180]. C’est donc un trait propre à l’âme que l’avant et l’après temporels, et non seulement spatiaux, accompagnent le mouvement local. C’est pourquoi il n’y a qu’un seul temps pour tous les mouvements : l’âme est la source unique du temps. Fort de cette provenance unique, le temps peut justifier son rôle de mesure de tous les mouvements, donc son autonomie par rapport aux mouvements : avec eux, « le temps n'entretient que la relation de mesure à chose mesurée. Aussi ne se multiplie-t-il pas avec ces mouvements, car une mesure unique, dès lors qu'elle est séparée, suffit à un nombre indéfini d'objets »[181].  

 

            Mais cette affirmation demande aussitôt un ajustement : unique et autonome grâce à sa source, le temps doit néanmoins prendre en compte les spécificités des mouvements divers[182]. Son autonomie d’origine est quelque part limitée « sur le terrain », l’application de la mesure est ici également son adaptation. Cela devient manifeste quand saint Thomas parle du temps non comme de numerus numerans, une sorte de nombre abstrait avec lequel on nombrerait des choses (le mouvement) d’un point de vu totalement extérieur, mais comme de numerus numeratus, nombre concret qui n’est pas séparé des choses (du mouvement) elles-mêmes[183]. Ainsi le temps ne peut pas être envisagé comme un « pur concept de l’esprit »[184], et saint Thomas peut parler des différentes sortes de temps, du « temps universel » et des « temps particuliers » par exemple, à l’instar des différentes sortes de mouvements. C’est pourquoi il constate chez Aristote une sorte de lacune quand celui-ci, dans sa réflexion sur le temps, prend en compte exclusivement le nombrement du mouvement local ; or, il existe d’autres sortes de changement en fonction desquels le temps aurait pu être analysé[185]. Par extension, quand on parle du « temps des anges », ce temps est différent du temps physique, car le mouvement des anges diffère du mouvement physique[186]. Le temps apparaît en effet comme un trait de l’âme (dans sa dimension intellective) qui accorde la cohérence au mouvement selon l’ordre de l’avant et de l’après, mais aussi comme un trait du mouvement, puisque cette cohérence est bien à lui : il est ce qu’il est en étant saisi, « mesuré » dans sa spécificité. Par l’âme, l’ordre selon l’avant et l’après pénètre jusqu’aux spécificités de tous les êtres en mouvement. Mais même sans l’âme, le mobile est comme disposé, en potentialité d’être « nombré »[187]. C’est pourquoi « on ne peut concevoir le mouvement sans le temps »[188]. De son côté, c’est le mouvement qui fait que « le temps en soi est successif »[189] et en même temps « continu »[190], puisque le mouvement est à la fois successif et continu. Nous constatons donc une compénétration du mouvement et du temps. S’il n’y a pas de temps sans mouvement, il n’y a pas non plus de mouvement sans temps[191] : selon sa nature même le mouvement tend à être nombré, comme si c’était son « habitus »[192], et s’il manque actuellement une âme pour nombrer, le temps est malgré tout dans le mouvement « d’une certaine manière », seulement « imparfaitement »[193]. C’est pourquoi « partout où il y a mouvement, que ce soit en acte ou en puissance, là se trouve aussi du temps »[194].

 

            A cause de l’unicité du temps quant à sa source (l’âme) et une sorte d’adaptation du temps à chaque type de mouvement, saint Thomas fait la distinction entre la dimension formelle et la dimension matérielle du temps. Deux dimensions d’une seule et même réalité, l’unité donc de ce qui vient proprement des choses et de ce qui vient proprement de l’âme, brise le clivage entre le « subjectif » et l’« objectif ». A cet égard, Kant d’un côté, Newton de l’autre, sont dépassés comme par anticipation par saint Thomas. Le temps, dans sa conception thomasienne, signifie une communauté d’être qui englobe aussi bien des choses que l’âme[195]. Voici que, en creusant les choses au niveau physique, nous nous sommes retrouvés sur le terrain de l’ontologie : comment expliquer en effet l’accompagnement que l’âme réalise vis-à-vis du mouvement, l’unité de la cohérence du mouvement et de l’acte de l’âme, autrement que par une racine commune de l’être même des deux ? Mais n’anticipons pas les explications qui viendront plus tard. Récapitulons plutôt nos propos en ce qui concerne l’intervention de l’âme auprès de l’être mobile et l’apparition du temps qui en surgit spontanément, au niveau physique. La distinction des trois aspects aide à représenter ce processus. D’abord, la « réalité brute » dont nous postulons l’existence en dehors de l’âme, contient les positions quantitatives diverses qui se définissent par la possibilité même d’être reliées entre elles. Lorsque l’âme intervient, elle réalise cette possibilité de liaison, ce que nous qualifions comme mouvement. Chez saint Thomas, l’être de mouvement dépend donc, comme nous l’avons remarqué, non seulement du mobile, mais aussi de l’âme. Ce suivi que l’âme réalise vis-à-vis du mouvement est ainsi le surgissement de ce même mouvement, ce qui ne veut pas dire bien sûr que les choses en dehors de l’âme sont immobiles : elles sont tout juste en dehors de la liaison spirituelle effective qui défini le mouvement, mais elles présentent la possibilité même et la structure même, pour l’âme, de cette liaison laquelle n’est par conséquent pas un « être de raison ». C’est pourquoi on peut dire, même si cela paraît paradoxal, que l’âme suit le mouvement en le faisant surgir simultanément. Or, le temps, le troisième aspect, est une mesure de cette activité complexe de l’âme vis-à-vis du mouvement selon l’avant et l’après, mesure qui retient et qui attend, mesure qui ne peut donc découler que de l’âme, mais qui s’adapte aux mouvement mesurés des choses en prenant en compte leurs spécificités.

 

            Le temps peut être considéré donc quant à sa source, l’âme, et quant aux spécificités des mouvements qu’il mesure. Avant d’entrer dans le traitement plus profond du rapport entre l’âme et le temps, achevons nos analyses du rapport entre le temps et le mouvement. Et comme ces trois entités, l’âme, le temps et le mouvement, ne sont jamais séparées entre elles autrement que selon la raison, nous retrouverons après le phénomène de leur unité réelle.

 

 

e) Le temps universel et les temps singuliers

 

 

            Saint Thomas a adopté la vision cosmologique du monde propre à son époque, vision dominée par la physique d’Aristote. Les mouvements singuliers, sublunaires, sont commandés par le mouvement premier, celui du ciel[196]. Lorsque l’âme suit un mouvement quelconque, elle perçoit en même temps celui qui l’engendre, le mouvement du ciel. Le temps apparaît alors relativement au mouvement universel et relativement aux mouvements singuliers. Pour saint Thomas, à vrai dire, c’est la saisi du mouvement premier qui déclanche l’apparition du temps[197], le temps relatif aux mouvements particuliers n’étant que l’adaptation de ce temps universel. En effet, si le temps qui se réfère aux mouvements particuliers les mesure seulement (sicut ad numerata solum), celui qui se réfère au mouvement du ciel, par delà sa fonction de mesure, est à son égard comme un « accident » au « sujet » (sicut ad subjectum et numeratum)[198]. Plus même que dans la provenance de l’âme, saint Thomas voit la vraie raison de l’unicité du temps dans l’unicité du mouvement premier[199]. « Puisqu’il y a un mouvement premier qui est cause de tous les autres, il s’ensuit que tout être mobile est mobile à cause de cette activité première. Or, quiconque perçoit un mouvement quel qu’il soit, dans les choses ou dans l’âme elle-même, perçoit l’être mobile, et, par conséquent, à travers lui, le mouvement premier auquel suit le temps. Ainsi, en percevant un mouvement quelconque, on perçoit le temps, bien que le temps ne se rapporte, en son unité, qu’à un mouvement unique, premier, par lequel sont causés et mesurés tous les autres. C’est ainsi que le temps est un »[200]. Le temps est donc universel et unique à l’instar du mouvement du ciel, contrairement aux mouvements sublunaires qui peuvent être singuliers et multiples.

 

            De quel droit parlons-nous alors des « temps singuliers », puisque saint Thomas affirme que le temps relatif au mouvement particulier est le même que le temps relatif au mouvement universel ? Par ailleurs, afin de mettre en valeur la capacité de l’adaptation de l’âme, et du temps, à chaque genre de mouvement, saint Thomas voit la nécessité de la distinction des temps. Il affirme le principe même d’une telle distinction dans la deuxième Quodlibet : « S’il existe des mouvements qui ne peuvent être mesurés par une seule mesure, il est nécessaire qu’il existe pour eux un temps différent »[201]. Chaque genre de mouvement implique alors un genre particulier du temps. Toutefois, n’est-il pas manifeste que, pour saint Thomas, tous les mouvements que nous détectons dans le monde, appartiennent au même genre, puisqu’ils sont tous mesurés par le mouvement céleste ? Dès lors est-il juste de distinguer le « temps universel » et les « temps singuliers » autrement que selon la distinction dite « de raison », un être réel étant uniquement le temps universel ? Nous confirmerions aisément ces doutes, si nous nous référions exclusivement aux écrits de saint Thomas antérieurs à 1268. Or, à partir de cette date, saint Thomas évite de considérer le mouvement du premier ciel comme « sujet » du temps, y compris dans ses commentaires de la Physique d’Aristote où pourtant la référence du temps au mouvement du ciel est sauvegardée sous la facette de la mesure. Selon A. Mansion, Saint Thomas « avait conçu pour le moins des doutes sur la valeur de l’explication dont il avait fait usage à partir de son premier grand ouvrage, l’écrit Super Sententiis, jusqu’au De spiritualibus creaturis »[202]. C’est que, selon l’hypothèse de S. Decloux, « saint Thomas aurait saisi, au moins confusément, le statut ontologique spécial que doit recevoir la ‘totalité’ de l’univers matériel »[203]. Ce statut signifie que l’infini « habite tout singulier, tout être fini, et le relie à l’ensemble »[204], autrement dit, l’acte qui fait être, l’acte de création, concerne tous les étants au même titre, en tant qu’ouverture de chacun d’eux vers l’infini, en les reliant les uns aux autres et en formant ainsi le monde. En s’abstenant d’entrer, pour le moment, dans la réflexion sur cette dimension ontologique du monde qui s’ouvre ici, disons seulement ce que cela veut dire pour l’analyse du temps et du mouvement. Le mouvement du premier ciel ne peut plus être considéré comme un référant ultime du mouvement, et comme un « sujet » propre du temps. C’est que le mouvement et le temps se réfèrent ultimement, avec le monde entier, y compris le mouvement du ciel, si celui-ci existe, à l’acte transcendant qui les fait être[205]. Autrement dit, ce sont toutes les choses mobiles et tous les mouvements nombrés par l’âme qui sont des « sujets » du temps au même titre que le mouvement premier du ciel. Dès lors le temps universel issu du mouvement céleste ne peut plus imposer un genre unique aux temps particuliers, mais au contraire les temps particuliers, en se chargeant des spécificités des mouvements divers, forment le temps universel que l’âme enfante de son côté, comme les actes créateurs de l’être des choses mobiles forment le monde appréhendé par l’esprit. L’âme, nourrie par le même acte créateur que les mouvements, mesure donc chaque chose mobile selon l’acte propre à celle-ci, et non selon un mouvement uniformisant du premier ciel. Les temps particuliers apparaissent directement à partir des mouvements particuliers, indépendamment du mouvement du ciel[206].

 

            Saint Thomas n’a pas développé d’enseignement sur les temps particuliers. Nous voyons pourtant comment son ontologie ouvre à une telle possibilité[207]. D’ailleurs, après que la physique moderne a détrôné la cosmologie d’Aristote, nous savons que le mouvement premier du ciel n’existe pas, même si nous continuons, sur un accord conventionnel, à compter les cycles des années, des jours, des heures. Nous pourrions remplacer le mouvement du premier ciel par un processus cosmique plus fondamental, telle contraction ou expansion, refroidissement ou échauffement, gravitation universelle[208]. Mais désormais cela ne changerait rien, puisqu’un déplacement beaucoup plus profond a eu lieu, le passage de la physique à la perspective ontologique. Nous devons en effet envisager la réalité du temps à partir de chaque créature, à partir de l’âme qui suit le mouvement de chacune d’elles, en se souvenant que la norme absolue du temps n’est pas une norme physique quelconque, mais une norme méta-physique, l’instance créatrice. C’est dans cette perspective que nous devons comprendre l’élucidation thomasienne du problème du temps infini.

 

f) L’hypothèse du temps infini et l’affirmation du commencement du temps

 

 

            Si ce n’est que tardivement, suite à l’application plus précise de ses réflexions ontologiques à la problématique du temps, que saint Thomas a brisé le système physique d’inspiration aristotélicienne, selon lequel le sujet propre du temps était placé dans le mouvement circulaire du ciel, il a en revanche toujours relativisé tout système physique en tant que tel par rapport aux données métaphysiques. Si l’Aquinate n’a pas nié, du point de vue strictement rationnel, l’hypothèse du temps infini lequel serait un résultat logique du mouvement infini, pour lui l’instance de la création constituait la norme qui subordonnait néanmoins entièrement cette hypothèse.

 

            Ainsi, au niveau physique, saint Thomas affirmait le commencement absolu du temps, et donc niait purement et simplement son infinité. Nous allons voir que, et pour quelle raison, cette affirmation devait s’appuyer sur les données de la foi, et non sur une démonstration rationnelle. Notons juste que cette négation de l’infinité du temps concernait le début, et non la fin du temps : une fois créé, le temps peut, si telle est la volonté du Créateur, perdurer pour toujours[209]. C’est que, comme nous avons déjà eu l’occasion de le voir, l’acte de la donation de l’être ne cesse plus jamais (conservatio)[210], après avoir « commencé » une fois pour toutes[211]. Toutefois cette conservatio dans l’être signifie une finitude radicale des créatures. Aucun étant, en effet, en tant que créature, n’est de soi éternel, infini ou nécessaire. En revanche, certaines créatures peuvent être dites « éternelles », « infinies » ou « nécessaires » per participationem (aeternitas participata)[212]. L’affirmation du commencement de toute créature comme telle transforme radicalement tout mode d’être des créatures, même si ce mode, du point de vu cosmologique, se présentait comme éternité, infinité ou nécessité. Il va de soi que cette transformation est une limitation du point de vue ontologique. Toute créature, même l’ange le plus puissant, est continuellement affectée par la potentia ad esse[213], et donc par la potentia ad nihilo[214]. Selon l’interprétation de D. Dubarle, cette doctrine de l’Aquinate signifie un tournant dans l’histoire de l’ontologie, car elle introduit la dimension de la temporalité là, où les penseurs antérieurs voyaient une stabilité ontologique de substance déterminée par la nécessité ontologique (« l’éternité ») du cosmos[215]. Pour saint Thomas, en effet, le mouvement et le temps commencent là où un étant reçoit perpétuellement son propre être, la création elle-même, en tant qu’initiative de Dieu, restant en dehors du temps, sine tempore[216] : pour sauvegarder la cohérence de la réflexion thomasienne, il semble nécessaire de distinguer l’acte créateur de donation de l’être, hors de toute emprise temporelle, et l’état « subjectif », temporel, où la créature reçoit à tout instant son être. C’est cet état que nous avons qualifié de « mouvement ontologique », suivant cette parole de Saint Thomas : « …toute créature est mobile en quelque manière. (…) universellement, les créatures sont toutes mobiles par rapport à la puissance du créateur, car il est en son pouvoir qu'elles soient, ou qu'elles ne soient pas »[217].  Notre étude a déjà commencé à montrer comment, à cause du suivi (« mesure ») que l’âme réalise vis-à-vis du mouvement, nous pourrons parler également du « temps ontologique ».

 

            Saint Thomas affirmait donc le caractère de l’être reçu du temps infini, même si on admettait celui-ci comme éventuellement réel[218], donc de sa dépendance totale de la source ontologique, ce que l’on pourrait qualifier comme le commencement du temps, fut-il infini, à chaque instant[219]. C’est ici qu’apparaît le plus manifestement la transformation qu’opère saint Thomas à l’égard de la conception aristotélicienne de l’éternité du Premier Moteur[220]. Même si l’on admettait l’hypothèse de l’infinité du mouvement, et donc du temps, que causerait ce Moteur, il resterait que celui-ci ne serait pas tant la cause physique d’un tel mouvement que sa cause ontologique, étant donné que saint Thomas inclut la génération du mouvement dans l’acte créateur et qu’il accorde au Premier Moteur le statut de « causa universalis totius esse »[221]. Toute génération naturelle n’est qu’un résultat de l’effluxus a primo principio. Il va de soi que cette approche ontologique rend beaucoup plus fiable l’approche physique du commencement du temps. Sans cette approche ontologique, en effet, le commencement physique du temps ne serait qu’une pure hypothèse face à une autre hypothèse, plus forte peut-être, de l’infinité physique du temps. Or, si le temps de durée infinie a le statut de créature, il semble plus logique d’admettre aussi son commencement physique.

 

            Celui-ci est affirmé par saint Thomas à de nombreuses reprises[222]. Néanmoins il admet que, du point de vue strictement rationnel, cette affirmation ne peut pas s’appuyer sur des preuves définitives. C’est la foi chrétienne qui impose la certitude que le monde dans son ensemble, dans sa dimension physique et spirituelle, et donc tout genre de mouvements et de temps (le mouvement du premier ciel et les mouvements sublunaires, le temps qui en découle, mais aussi le mouvement propre à l’âme humaine ainsi qu’aux anges et le temps qui y correspond), ont bien eu un commencement : « La foi seule établit que le monde n'a pas toujours existé, et l'on ne peut en fournir de preuve par manière de démonstration, comme nous l'avons déjà dit pour le mystère de la Trinité »[223]. Ce qui nous intéresse en particulier, c’est la raison, avancée par saint Thomas, de cette impossibilité de preuve rationnelle. Cette raison consiste dans le fait que l’âme ne peut pas aller au-delà de ses propres limites et expliquer rationnellement ce qui est justement la norme de toute explication de ce type : « La raison en est que l'on ne peut établir que le monde a commencé en raisonnant à partir du monde lui-même »[224]. Le commencement du temps, on ne pourrait le comprendre rationnellement que si on touchait à un autre ordre que celui du temps[225]. Saint Thomas développe par la suite son raisonnement en décrivant le fonctionnement de la ratio humaine : « Le principe de la démonstration est la "quiddité" (ce qu'est une chose). Or en considérant un être selon son espèce on l'abstrait du temps et de l'espace (…) On ne peut donc pas démontrer que l'homme, le ciel ou la pierre n'ont pas toujours existé »[226]. Faisons attention à cette conclusion de saint Thomas, importante pour notre étude. Nous trouvons ici l’affirmation selon laquelle l’activité rationnelle de l’âme, l’activité d’abstraction qui est à la base de la démonstration dite scientifique, est de loin insuffisante pour rendre compte de la totalité de la condition temporelle des créatures, car la ratio, justement, en se focalisant sur sa « quiddité », abstrait un étant de cette condition. Dès lors un problème de taille peut être posé : l’âme rationnelle connaît-elle un étant réel, temporel et spatial, un singulier concret, comme on disait à l’époque, ou n’a-t-elle de connaissance que de son essence abstraite, une sorte d’image quidditative du réel ? Cette interrogation, largement débattue au Moyen-Âge, passe dans notre problématique sous cette forme : l’âme humaine, dont saint Thomas dit à la fois qu’elle est immergée dans le temps et qu’elle ne connaît que par abstraction, peut-elle néanmoins, et de quelle façon, se rapporter à la condition temporelle de la créature ? Peut-elle « toucher » de quelque autre manière ce flux insaisissable du mouvement et du temps, si la pratique de l’abstraction l’interdit formellement ? Autrement dit, peut-elle atteindre le passage de la puissance à l’acte de l’étant, passage qui, comme nous avons vu, définit tout mouvement ? Et, si on passe sur le plan ontologique, le problème se présente comme suit : l’âme peut-elle aller jusqu’à l’instance où commence le mouvement, où commence donc le temps, ce commencement étant le résultat premier de l’acte qui fait être, de la création ?

 

            C’est vers cette interrogation ontologique que conduit, en effet, l’élucidation thomasienne du problème du commencement du monde. La question du commencement physique étant subordonnée à celle du commencement ontologique, le problème du commencement du temps devient celui de la réception incessante de l’être par l’étant. L’âme elle-même étant créée, et donc immergée dans le temps, et en même temps incapable d’atteindre le temps par la ratio qui lui est propre, il devient nécessaire, pour notre étude, de s’interroger plus profondément sur les rapports entre l’âme et le temps.

 

2. Le temps et l’âme

 

 

a) La corrélation entre l’âme et le temps

 

 

            Alors qu’un quelconque passage de la puissance à l’acte fournit la forme du mouvement et le type du temps, l’ordre même selon l’avant et l’après prend sa source dans l’âme[227]. Si le temps n’a pas lieu sans mouvement, il ne peut exister qu’à partir de l’âme. C’est la corrélation de ces trois membres qui définit la vérité de chacun d’eux en particulier. Avant de considérer cet ensemble, nous avons d’abord étudié la corrélation entre le temps et le mouvement, où l’âme était déjà présente, nous allons maintenant nous pencher sur celle de l’âme et du temps, nourrie par le mouvement.

 

            La dimension formelle du temps, l’« âme numérante »[228], réalise ce qui gît comme une puissance, comme une tendance plutôt, dans le mouvement, et ce qui constitue la dimension matérielle du temps ; le numerus numeratus[229], propre au mobile, est achevé par le numerus numerans[230], et cet achèvement spirituel est essentiel pour l’existence du temps. Sans cet achèvement, sans le fait que la succession propre au mobile soit « comptée » par l’âme, le temps n’apparaît pas : « Ainsi le temps. Il n’a pas d’être hors de l’âme (…). Mais la totalité même du temps donné n’est saisie que par une opération ordonnatrice de l’âme laquelle nombre l’antérieur et le postérieur du mouvement, comme on l’a vu »[231]. Là, où il n’y a pas d’âme pour « compter », il n’y a donc pas de temps dans sa « totalité », ce qui est égalé au manque « d’être ». Si le temps est dans le mouvement « de quelque manière, c’est-à-dire d’une manière imparfaite », son « être parfait » (esse perfectum) [232] n’est acquis que dans la totalisation d’ordre spirituelle de l’antérieur et du postérieur. En ce sens, le sujet du temps est primordialement dans l’âme[233]. Nous verrons dans le passage suivant comment la structure même du temps se compose selon le rythme interne de l’âme.     

 

            Or, à côté, ou plutôt à l’intérieur même de cette fonction de la numération du mouvement, la corrélation de l’âme et du temps se présente sous une facette encore plus profonde : le temps en tant que vécu de l’âme humaine. En effet, la théorie du temps en tant que mesure du mouvement ne serait même pas possible, « si le temps ne s’était offert, au préalable, comme une donnée immédiate de l’expérience sensible, si l’âme humaine, dès son éveil, n’avait perçu la durée. Le temps psychique précède ainsi le temps objectif »[234]. C’est que l’homme, à tout instant, sent qu’il dure. Cette sensation de la durée est toujours liée à la perception de quelques changements, fussent-ils intérieurs à l’âme[235], c’est pourquoi il serait vain de chercher à définir le temps sans référence au mouvement. Toutefois, la réflexion sur cette perception même doit être engagée pour creuser au fond le problème du temps.

 

            Le phénomène lui-même dont nous avons tous l’expérience sous la forme superficielle de l’impression que la durée du temps dépend de notre état psychique, a été déjà décrit par des penseurs anciens[236]. Plus profondément, saint Augustin a parlé du temps comme d’une distension de l’âme[237]. Le temps, dans ses trois extases, c’est l’âme elle-même : la mémoire est en effet la base commune aux souvenirs du passé, aux actes du présent, aux espérances de l’avenir, ces trois extases étant vécues dans une expérience unique qui définit le temps. Faudrait-il interpréter le temps physique comme un résultat d’une simple projection de ce temps psychique sur les mobiles extérieurs à l’âme ? Ainsi le passé des choses ne serait que le passé de notre âme, leurs actes présents n’étant que nos actes à nous et leur futur coïncidant avec le nôtre. Nous creuserons ce problème au fond en réfléchissant sur la communauté d’être de l’âme et des choses. Emboîtons le pas en disant que la conception du temps dite subjective, où l’âme serait une norme suprême de la compréhension du temps et le temps lui-même un « pur concept de l’esprit »[238], est étrangère à saint Thomas. Tout en admettant que la perception du temps surgit dans l’âme, que le passé ou l’avenir n’existent que dans l’âme, saint Thomas, nous l’avons vu, fait dépendre le temps du mobile réel qui existe hors de l’âme. Nous verrons encore le rôle primordial que joue ici l’instant présent, seule « partie » structurelle du temps qui existe à l’« extérieur » de l’âme[239]. Pourtant, une partie de la structure peut-elle exister sans la structure entière, le présent sans la référence à l’avenir et au passé ? Dans le temps, l’âme est mêlée à ce qui est hors d’elle. En effet, avec sa conception du temps saint Thomas rompt le clivage subjectif/objectif. Le temps dépend de l’acte d’être d’une chose existante, mais la conscience qui perçoit le temps, qui « compte », n’existe elle aussi que par l’acte d’être[240]. Mais ce n’est que progressivement que nous entrerons dans cette corrélation entre l’âme, le temps, le mouvement et le mobile, corrélation au sein de l’être. Pour approfondir notre compréhension de la perception du temps par l’âme, du temps cosmique aussi bien que de la durée intérieure de l’âme, nous allons chercher comment cette perception se constitue et pourquoi l’homme en est capable.

 

b) La constitution du temps par l’âme, dans ses trois extases

 

 

            L’âme humaine est incarnée, unie « substantiellement » au corps : il serait difficile d’exagérer l’importance de ce fait pour la pensée de saint Thomas dans son ensemble, et encore plus pour notre problématique en particulier. Avec ses cinq sens corporels, l’homme touche sans cesse aux réalités en changement permanant, et détecte sans difficulté les changements ininterrompus de son propre corps, ce qui met l’âme elle-même dans une situation de mouvement constant. De nombreuses conclusions seront tirées de cette donnée initiale, nous les mettrons à jour progressivement. Pour le moment, concentrons-nous sur le fait même que l’âme, par le biais des sens corporels, est mise en contact avec des réalités extérieures, ce qu’elle appréhende immédiatement comme une présence hic et nunc de ces choses devant elle. C’est que les sens corporels ne peuvent agir qu’en présence d’une réalité sensible, « ad praesentiam sensibilis », dit Saint Thomas[241]. Cette « présence » dit quelque chose d’unifié déjà, car les cinq sens sont éclatés, chacun d’eux ayant son domaine bien à lui pour s’exercer, l’œil pour voir, l’oreille pour entendre[242], alors que l’âme vise d’emblée une réalité dans son ensemble et non divisée en ses divers aspects de couleur, de son ou de goût. Ainsi l’âme unifie ce que les sens externes lui présentent comme éclaté. Le sensus communis se trouve déjà, en effet, dans les racines de chaque sens particulier, il ordonne chacun d’eux et les met en contact les uns avec les autres[243]. L’objet dans son unité apparaît, mais aussi le monde entier constitué de divers objets. Prenons garde toutefois d’imaginer que l’objet ainsi constitué est déjà perçu comme une essence intelligible : au niveau des sens, il s’agit de la perception hic et nunc, d’une impression sans passé ni avenir, d’une entité sans nom, d’une donnée brute qui ne transgresse pas les limites du présent.

 

            Mais prenons garde également d’imaginer que cette entité du pur présent existe telle quelle, en dehors du discernement méthodologique nécessaire pour mettre à jour le processus cognitif dans son ensemble. En effet, l’âme ne discerne jamais cette entité brute du pur présent sans lui ajouter simultanément le caractère de durée, sans la retenir, sans projeter sur elle. Considérons d’abord le fait qu’elle retient : les données sensibles unifiées par le sens commun sont immédiatement manipulées dans l’âme, dans l’imagination. Cette immédiateté ne doit pas nous échapper : il est important de se souvenir que l’imagination est déjà présente d’une certaine manière aux sens corporels, ce qui est une conséquence remarquable de l’union substantielle de l’âme et du corps. Il n’y a pas de coupure ou de « laps de temps » entre la saisie corporelle d’une réalité et l’activité de l’imagination. Sans rien attendre, celle-ci inscrit dans son « trésor » les données sensibles. C’est pourquoi, lorsque nous écoutons un son, nous l’écoutons comme continu, comme une durée, alors même qu’une partie de ce son n’est plus là quand la partie suivante s’approche. Ce qui est passé est conjoint à ce qui se passe. Ce schéma du retenir devient entièrement manifeste dans le fait que nous pourrons retrouver à volonté l’objet sensible même quand il ne sera plus devant nous. C’est ainsi que nous avons la capacité de saisir non seulement le présent, mais également l’absent. A partir de ce saisi de ce qui n’est plus présent pour nos sens corporels, la dimension du passé est constituée. En effet, l’imagination restitue l’objet qui n’est plus là avec l’indice du passé[244] : quand nous imaginons cet objet, nous faisons bien la différence entre ce qui est maintenant présent dans nos sens et ce qui était jadis présent dans nos sens. C’est pourquoi saint Thomas appelle l’imagination également la mémoire sensible[245]. Grâce à celle-ci, l’homme retient ce qui était jadis tout en s’apercevant que cela n’est plus maintenant. Ainsi le présent et le passé sont conjugués, vus ensemble, dans un même et seul acte de la conscience. Le temps commence à apparaître : grâce aux activités des sens et de l’imagination mémorative, le décalage dans le même objet est détecté, son maintenant et son avant unis, son mouvement « compté ».

 

            Nous ne saurions trop insister sur l’importance de cette activité unificatrice de l’âme : toute la constitution du temps, mais également toute la constitution du système humain de la compréhension, de la connaissance ! , s’appuie sur cette activité que saint Thomas nomme, au niveau de l’imagination mémorative, « vis cogitativa »[246]. Nous tirerons une conclusion importante de cette donnée dans le passage suivant. Continuons pour l’instant à observer cette activité en œuvre. La conjonction du présent et du passé n’épuise pas encore le temps, tout comme les sens corporels et la mémoire sensitive n’épuisent pas l’homme. Les sens et l’imagination réveillent d’autres dimensions de l’être vivant, des affects, ils provoquent des réactions émotives, telles que plaisir, tristesse, dégoût[247]. Or, ces vécus émotifs expriment quelque chose qui est propre à la nature qui sent, les données des sens corporels sont ici dépassés : si nous avons peur du loup, ce n’est point parce qu’il est gris, c’est parce que notre nature a peur pour sa propre peau. L’imagination se révèle ici comme une instance en quelque sorte créative, dans ce sens qu’elle ne restitue pas uniquement ce que les sens corporels lui ont communiqué, mais elle élabore quelque chose de nouveau étant nourrie par des pulsions qui viennent de l’intérieur de l’homme. A ce niveau, nous relevons déjà quelque chose qui a le sens de l’avenir, puisque, par notre imagination affectée et créatrice, nous nous projetons, nous poursuivons quelque chose qui n’est pas encore là (notre sécurité quand un loup nous affronte par exemple), mais « ad-in-venit ». Nous le poursuivons selon ce qui est inscrit dans notre propre nature, selon notre ratio humaine[248]. Chaque fois, quand une réalité se présente à la ratio humaine, celle-ci la considère dans l’horizon de ce qui peut venir[249].

 

            Nous voyons donc que, dans la constitution du temps dans sa dimension de l’avenir, c’est, d’un côté, le principe interne à la nature humaine qui se déploie, de l’autre, il se déploie en prenant en compte une réalité externe. Autrement dit, la nature humaine se déploie lorsqu’elle se projette sur une réalité qui lui est extérieure tout en se projetant sur ce qui n’est pas encore là, lorsqu’elle suit le mouvement d’une réalité dans l’attente de quelque chose qui n’est pas encore là. L’activité de la réminiscence, l’évocation des contenus du passé gardés dans la mémoire, est ordonnée pour le meilleur suivi de la réalité présente, donc pour un établissement de ce qui est toujours en train de venir (ad-venir). L’âme, en comptant le mouvement, fait donc apparaître les trois extases du temps dans un certain ordre et jamais l’une sans les deux autres. C’est comme un corps uni que le temps se présente.

 

            Or, cette unité du temps est également l’unité de l’objet suivi : son présent que les sens corporels détectent, son passé que garde la mémoire, son futur qu’attend la ratio, constituent l’unité de son mouvement, mouvement mesuré continuellement par l’âme selon l’avant et l’après. Mais cette constitution est également, nous le verrons, la constitution de l’essence même de l’objet.

 

            Nous verrons également que cette unité du temps est aussi l’unité de l’âme elle-même : elle est ce qu’elle est en se projetant et en se recueillant à tout instant. Elle est quand elle devient.

 

           Cependant l’unité qui se présente juste comme une conjonction de trois éléments, et non en elle-même, n’est pas encore l’unité perçue dans sa profondeur. La découverte de l’unité de l’âme, du mouvement, et du temps, et de l’unité de chacun d’eux, ne peut être faite en vérité qu’à partir d’une considération plus profonde qui pénètre jusque la racine ontologique commune à ces trois entités. Quant au temps, ce n’est que dans la sphère où cette racine commune est en œuvre que l’on peut saisir la constitution du temps dans toute sa profondeur, alors que nous venons de voir la constitution du temps par l’âme du point de vue ontique. Si nous restons, en effet, dans le niveau ontique de la constitution du temps, nous ne verrons jamais le temps en tant qu’unité, mais uniquement en tant qu’il est divisé en ses trois dimensions du passé, du présent et du futur[250], même si nous avons constaté qu’aucune de ces dimensions ne peut être isolée des deux autres. Avant de considérer la dimension ontologique de la constitution du temps, achevons notre réflexion sur le rapport entre l’âme et le temps en relevant le principe qui pousse l’âme à mesurer le mouvement et à compter le temps.        

 

c) Pourquoi l’âme compte-t-elle le temps ?

                    

 

            Le trait principal de l’activité de l’âme vis-à-vis du monde extérieur est le pouvoir unificateur. Les états bruts des réalités en face sont liés par l’âme entre eux, ce qui correspond à l’apparition du mouvement. Lorsque le mouvement lui-même est compté selon un certain ordre, c’est-à-dire vu comme un ensemble unifié selon l’avant et l’après, le temps apparaît à son tour. Nous avons constaté également que, dans cette constitution ontique du temps, l’homme est mobilisé selon toutes ses parties structurelles : les sens corporels externes et le sens commun, l’imagination mémorative et la ratio. Cette mobilisation de l’homme est cette constitution même du temps : dans sa rencontre avec le mobile, l’homme lui-même est en mouvement et dans le temps[251]. Nous assistons là à une compénétration mutuelle du mouvement, du temps et de l’homme où chacun accomplit sa fonction. Si le mobile affecte l’homme en le mettant en mouvement, de son côté l’homme rend le mouvement et le temps continus.

 

            En effet, selon la conception de saint Thomas, l’homme est animé de bout en bout, de son esprit jusqu’à son corps, par un principe unificateur (d’où l’union substantielle de l’âme et du corps[252]). C’est pourquoi l’esprit de l’homme est présent d’une certaine manière même dans les sens corporels et l’homme ne sent jamais de la même façon qu’une bête[253]. Or, ce principe unificateur interne à l’homme se met à agir également au sein du monde externe dès que l’homme entre en contact avec une réalité se trouvant devant lui. Toutefois, ce principe unificateur n’atteint pas une unité parfaite ni à l’intérieur de l’homme, ni dans le monde : formant un ensemble, les parties structurelles de l’homme restent clairement discernables ; le mouvement et le temps sont continus mais tout aussi bien, ils sont en extension, le temps étant divisé en passé, en présent et en futur. Le principe unificateur n’est qu’un principe. C’est pourquoi l’agir humain et la constitution du temps peuvent être définis dans une sorte de tension : ils sont animés par une tendance vers l’unité, mais en même temps ils restent toujours successifs[254]. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la doctrine enseignée par saint Thomas, selon laquelle « il est naturel que l'imparfait procède du parfait »[255].

 

            Nommons enfin ce principe unificateur. Selon saint Thomas, il s’agit de l’intellectus, cet esprit divin qui définit le spirituel même[256]. Les anges et les hommes participent à cet esprit, chacun selon son ordre, c’est pourquoi ils sont dits spirituels[257]. Or, cette participation est la participation à l’unité parfaite de Dieu. Touchant à la divinité même, l’intellectus humain dépasse donc en soi tout mouvement et tout temps[258] qui, eux, ne sont pas dans l’unité parfaite. Cependant, l’intellectus est à l’origine du temps, comme le parfait est à l’origine de l’imparfait et l’intelligence du sensible[259], ordre qui est également celui de la finalisation du moins parfait par le plus parfait[260]. Faisant substantiellement partie de l’homme immergé dans le mouvement[261], l’intellectus préside à tout pouvoir unificateur, or, le temps est le résultat de ce pouvoir. Nous voyons ici l’établissement du principe du temps qui n’est pas lui-même temporel. Si l’âme compte le temps, c’est parce que quelque chose hors du temps l’habite[262]. C’est ici que nous pourrions entrer dans l’interrogation sur l’éternité et ses rapports avec le temps. Nous le ferons l’heure venue, en se contentant pour le moment d’annoncer le thème lui-même des rapports entre l’intelligence humaine, l’éternité et le temps.

 

             

 

 

3. Le temps, l’âme et le mouvement : l’origine commune de leur être.

 

 

            Sans l’âme, il ne peut y avoir de temps, ni même de mouvement, que sous une forme imparfaite, dans les germes. Pour être qualifié comme mouvement, tout passage de la puissance à l’acte doit tomber sous un regard qui unifie, et comme ce regard est toujours celui qui unifie selon l’ordre de l’avant et de l’après, le temps suit le mouvement partout où l’âme exerce une activité quelconque, puisque jamais nous n’avons d’expérience irréductible à une dynamique de la puissance et de l’acte. Autrement dit, là où intervient l’homme, le mouvement, l’âme et le temps s’exercent dans leur unité. Cette unité s’explique par l’origine commune de ces trois entités. Il s’agit de l’origine du mouvement, du temps et de l’âme, donc de quelque chose qui est hors du mouvement, du temps et de l’âme, mais qui intervient à « chaque instant » afin que ces trois entités puissent avoir lieu. Au fond, cela concerne une réalité quelconque qui existe, puisque il s’agit de la donation de l’existence même. Saint Thomas nomme ce processus, suivant l’inspiration biblique, la creatio ex nihilo, processus qui ne cesse jamais et continue à s’exercer à chaque « instant » en tant que conservatio.

 

            Selon saint Thomas, l’être même de l’étant est un mouvement : en tant que créature dont la création se poursuit à chaque instant, tout étant est exposé au néant, ou est en puissance, et est tiré à chaque instant du néant, ou est en acte : « …universellement, les créatures sont toutes mobiles par rapport à la puissance du créateur, car il est en son pouvoir qu'elles soient, ou qu'elles ne soient pas »[263]. Or, être simultanément en puissance et en acte, c’est bien cela la définition du mouvement, comme nous l’avons vu.

 

            Nous venons de dire cependant qu’il n’y a pas de mouvement sans l’âme. Les choses existent pourtant bien en dehors de l’homme. La discussion sur ce sujet nous amènerait hors du thème de notre recherche. Répondons juste en affirmant trois choses : 1° la puissance de l’étant pour l’acte de son être envisagée dans la creatio/conservatio, est en même temps la puissance pour être intelligée, autrement dit, elle fait appel à l’âme de par ce qu’elle est afin d’exercer son acte d’être[264] ; 2° même si l’âme humaine manque, l’esprit de Dieu est partout, puisque l’acte lui-même de la creatio/conservatio est exercé par cet esprit[265] ; 3° nous les hommes, nous n’avons pas la moindre emprise sur l’état des choses hors de notre âme, puisque nous n’avons pas par définition la moindre expérience au-delà de notre intentionnalité humaine. Ce troisième point est décisif pour notre recherche : en effet, nous ne considérons que l’état des choses où l’âme est mêlée. Chaque fois donc que nous parlons de l’acte d’être des étants, notre âme y est bien présente : comment faire autrement ? Ainsi nous pouvons parler, à l’instar de saint Thomas, du mouvement universel, ontologique nous avions dit, qui concerne toute créature en tant que telle, ainsi que du temps qui accompagne, avec l’âme, chaque mobile.

 

            Or, l’âme elle aussi est créée. Dès lors, elle aussi, par sa nature, est en mouvement. Mais il y a une différence notable entre le mouvement de la chose et le mouvement de l’âme : ce n’est pas la chose qui est consciente de l’âme, c’est au contraire et unilatéralement l’âme qui « mesure » la chose. Pourtant une communauté la plus profonde peut être mise à jour. En effet, le mouvement de l’âme (son être) est la prise de conscience même, le « mesurer » même du mouvement de la chose : point d’âme sans ouverture vers l’autre réalité qu’elle-même, et, alors que les choses surgissent l’une à côté de l’autre sans lien réciproque, c’est l’âme qui établit sans cesse et de bout en bout le lien entre elles. C’est ici que s’enracine le sentiment de la durée qui accompagne celui du mouvement, sentiment du temps donc déjà, sentiment qui n’est rien d’autre qu’une sorte d’expérience que l’âme fait d’elle-même à chaque fois qu’elle fait l’expérience d’un mobile[266]. Cette présence originaire de l’âme auprès des choses dans le surgissement de leur être, peut être expliquée par le fait que l’origine commune les unit, que leurs actes d’être correspondent, voire sont identiques, si toutefois on prend en compte la différence que nous venons de relever[267]. Le mouvement, au fond, est le même dans la chose et dans l’âme. C’est la raison pour laquelle nous avons trouvé, dans les passages précédents, le « sujet » du temps à la fois dans le mobile et dans l’âme. C’est pourquoi d’ailleurs on ferait une erreur, on manquerait à tout le moins la profondeur des choses, si on envisageait le rapport entre l’âme, le mouvement et le temps de point de vue dit « réaliste » ou de point de vue dit « idéaliste ». Nous sommes bien au-delà du clivage du subjectif et de l’objectif : l’acte originaire des choses, de l’âme, du mouvement et du temps n’est pas double ou triple, il est le même chaque fois que s’exerce un acte d’être d’une créature[268].

 

            L’âme et les choses sont mêlées dans un mouvement commun issu de leur origine commune, mais c’est l’âme uniquement qui suit, qui « mesure » ce mouvement. Autrement dit, l’intellectus humain est en contact avec la donation de l’être de chaque étant, en étant en contact avec la donation de son propre être. Si l’on considère cette donation de l’être comme un pouvoir divin unificateur, alors l’intellectus humain se définit comme celui qui suit, qui « mesure » cette œuvre créatrice d’unification laquelle concerne toute chose aussi bien que cet intellectus lui-même. Pour cela, l’intellectus humain doit dépasser d’une certaine manière sa propre condition de créature, participer à l’unité suprême de la divinité elle-même, être « capax Dei »[269], puisque personne ne peut détecter une unité quelconque sans que le principe d’unification n’agisse en lui. Comment une créature peut être plus que créature, ce paradoxe demande à affronter le mystère de l’homme, champ de recherche immense que notre étude dans sa totalité ne peut exploiter que dans une mince mesure.

 

            Comment se présente ce suivi du mouvement de la créature en tant que créature, au niveau ontologique donc, suivi que réalise l’intellectus humain ? Nous n’en avons pas une expérience semblable à celle des mouvements physiques, ni un concept qui arrêterait l’état de la réception incessante de l’être par un étant : les démarches rationnelles de l’homme ne cesseront jamais d’attraper ce qui se produit, à tout instant actuel, dans l’acte de création. Toutefois, grâce à la participation de notre intellectus à cet acte, nous pouvons en avoir une expérience autrement profonde. L’homme a cette expérience particulière, dissemblable de toute expérience qui vient par nos sens, lorsqu’il détecte l’instance du néant, la menace du non-être qui pèse sur chaque créature en tant que telle. Il s’agit de la prise de conscience du fait de recevoir à tout instant son propre être, et de le recevoir non d’une autre substance qui se causerait soi-même selon les mêmes règles qu’elle cause tout autre étant (Dieu d’Aristote), mais d’une Source qui est d’une manière radicalement autre que tout étant. Il s’agit de l’expérience de la finitude radicale qui voisine non avec quelqu’un de plus fort qui nous limiterait selon les normes communes, mais avec le néant. Pour saint Thomas d’Aquin, selon l’expression théologique, cette prise de conscience de l’état de recevoir à tout instant son propre être est une expérience d’adoration, puisque ce mot désigne l’attitude face au suprême, et nous sommes face au suprême lorsque nous sommes tirés du néant. Selon l’expression philosophique, il s’agit de détecter la mobilité ontologique d’un étant non en tant que puissance matérielle face à un acte formel, mais en tant qu’acte face à l’acte qui lui accorde l’être, l’acte de l’acte, l’actus essendi, le pouvoir de créer non à partir d’un quelconque prédisposé, mais à partir du néant. Saisir la mobilité ontologique de l’étant, c’est saisir que tout acte est d’une certaine manière une puissance vis-à-vis du néant, une dépendance vis-à-vis de l’autre (du Créateur). 

 

            La prise de conscience ou la « mesure » de cette mobilité ontologique de l’étant, est simultanément le temps qui, dans cet état, apparaît dans son unité pure. En effet, dans la constitution ontique du temps, il s’agissait d’abord de l’apparition de chacun de ses éléments structurels, du présent, du passé, du futur, et de la manifestation de leur unité après que fut dégagée l’unité de l’activité de l’âme dont les parties structurelles correspondent une par une aux éléments du temps[270]. Dans la constitution ontologique du temps, l’unité est première : la prise en compte, par l’âme, de l’état de la réception de l’être, de la mobilité ontologique de l’étant, est un acte unique et entier qui ne permet nulle extension : il s’agit de capter le geste, lui-même hors du temps[271], du principe unificateur qui frappe le non-être. L’intellectus est, souvenons-nous, la participation à l’unité suprême de Dieu. Toutefois, dans la saisie de ce geste, les éléments du temps apparaissent simultanément, comme au sein de l’unité perçue. C’est pourquoi cette saisie de l’unité est aussi la constitution du temps.

 

            Expliquons-nous comme suit : si l intellectus humain est une participation à l’un divin qui accorde l’être[272], cet intellectus est lui-même une créature. D’où un paradoxe, un vertige que subit notre intellectus face au geste créateur. La saisie de l’unité suprême dans l’acte créateur est simultanément la saisie de notre propre insuffisance à être ce que nous sommes pourtant, de notre dépendance radicale, donc de notre puissance envers le néant. La saisie de cette unité suprême est par définition la saisie de l’instant toujours actuel de la création, du présent dans sa nudité. Mais puisque cette saisie de l’unité est en même temps la saisie de notre finitude, elle est simultanément l’angoisse pour notre avenir, puisque, en dépendance, nous sommes en puissance vis-à-vis du néant. Dans cette même saisie vertigineuse nous constatons pourtant la continuité incessante et surprenante de notre être, le fait que, malgré la menace du néant, nous subsistons toujours tels que nous sommes, ce qui corresponde au rassemblement de ce que nous étions toujours dans le passé. Nous voyons donc comment la participation de l’âme à l’un divin, conjuguée avec son statut de créature, constitue le temps. Ainsi le temps surgit à partir de l’unité qui lui est inhérente et qui, paradoxalement, lui manque. C’est la présence de l’éternité dans le temps qui fait le temps, comme nous le verrons.

 

            Constitué ontologiquement par l’intellectus, le temps peut se manifester au niveau physique dans un état en extension qui est animé pourtant par le pouvoir unificateur, tout comme l’âme, unie au corps, se trouve dans un état de dispersion et pourtant elle est touchée par le principe de l’unité. Nous avons déjà explicité cet état des choses. Maintenant nous connaissons aussi le fond : puisque l’âme est animée par l’intellectus, le temps physique est fondé dans le temps ontologique, tout comme chaque mouvement physique a pour source la mobilité ontologique de l’étant. En effet, tout passage de la puissance à l’acte (mouvement physique), est en puissance face à l’acte créateur (mouvement ontologique). L’âme est capable de suivre le mouvement ontologique (l’intellectus), alors qu’elle est submergée dans le monde des mouvements physiques. Ce suivi du mouvement ontologique est le temps et, tout comme les mouvements physiques sont issus des mouvements ontologiques, le temps constitué ontologiquement est à la base du temps vécu physiquement. Cela est rendu possible grâce à l’animation de l’âme par l’intellectus.

 

            Ce système qui paraît complexe lorsqu’on l’explicite au niveau rationnel, est simple dans son acte d’être. Comme il s’agit du geste créateur, cette structure ontologique qui unifie le mouvement, l’âme et le temps, correspond à la constitution des essences mêmes des choses, des étants, y compris l’âme, avec leur quiddité propre voulue par le Créateur[273]. Ainsi la constitution des essences des étants a pour l’horizon, chez saint Thomas, le temps[274]. D’où la connexion entre son ontologie et l’interrogation sur le temps. Nous exploiterons cette connexion ultérieurement.

 

4. L’instant, ouverture vers l’éternité

 

 

            Lorsque que nous parlions de l’acte créateur, nous avons employé à plusieurs reprise des expressions telles que « l’instant présent » ou « à tout instant ». C’est que cet acte se présente comme un instant, c’est-à-dire comme quelque chose d’indivisible et d’insaisissable, comme une « partie » du temps, elle-même irréductible à une durée quelconque, en dehors donc de toute représentation temporelle : « Dans le temps, on distingue l'indivisible, c'est-à-dire l'instant, et ce qui dure, c'est-à-dire le temps »[275]. La contradiction qui, dans cette phrase, saute aux yeux (« dans le temps, on distingue… l’instant et… le temps »), est riche d’enseignement. C’est que l’acte créateur n’est pas, en effet, une partie du temps, mais plutôt une source de l’existence de l’étant laquelle, en tant que créée, est temporelle. C’est pourquoi, selon saint Thomas, seul le présent existe réellement[276], le passé et l’avenir n’existant que « dans l’âme »[277]. Cela ne disqualifie pourtant nullement la réalité du temps. Ce qui n’existe que dans l’âme, le passé et l’avenir, existe aussi réellement, mais d’une manière différente : le passé et l’avenir existent comme un résultat de la participation de la créature intellectuelle à l’acte créateur. L’intellectus appréhende le réel en participant à l’instant, mais, étant créature lui-même, il appréhende le réel en ajoutant le passé et l’avenir[278] : nous avons vu pourquoi et comment. Cette dualité dans la même appréhension du réel est la raison pour laquelle le nunc stans a comme ombre le nunc fluens : l’homme cherche à atteindre l’unité sans faille, mais une tension, un étirement, une dispersion accompagnent cet effort comme son moyen même.

 

            Selon Aristote, l’instant, νυν, se définit comme étant à la fois le terme du passé et le début du futur[279]. Il est essentiellement « un milieu » et, sans cette référence au passé et au futur, sa notion se viderait de sens. Aristote en tire argument pour prouver l’éternité du temps : impossible, en effet, d’imaginer « un instant privilégié qui serait une fin sans être également un commencement, ou un commencement sans être également une fin »[280]. Cette infinité horizontale est réfutée par saint Thomas suite à l’affirmation de la dimension verticale de l’instant, du commencement du temps, de la création continue[281]. En effet, la nécessité de lier l’instant au passé et au futur provient de l’ordre de notre manière de penser et de notre imagination, alors que l’ordre de l’esse exige justement une discontinuité, une intervention d’une nouveauté radicale « à chaque instant ». L’influx de l’être est « à chaque instant » nouveau, toujours « présent » (nunc stans), sans passé et sans avenir sinon dans l’âme (nunc fluens). Si, pour Aristote, l’instant n’est jamais identique à lui-même n’étant que le « milieu » entre ce qui se termine et ce qui commence, pour saint Thomas l’instant n’est pas identique à lui-même à cause du voisinage avec le néant que toute créature en tant que telle doit subir : « à chaque instant » la créature est tirée du néant et, à ce niveau profond, elle est « à chaque instant » radicalement nouvelle, inlassablement autre[282]. L’instant condense en lui la liberté divine créatrice qui est à la fois la source de la stabilité essentielle de l’étant, de la continuité du temps, et l’injection de la nouveauté radicale de l’être, de la discontinuité du temps. Comprendre le temps, c’est, selon saint Thomas, saisir cette conjonction de la continuité et de la discontinuité. Autrement dit, il s’agit de saisir dans le temps ce qui transcende le temps[283].

 

            Si nous pouvions « saisir » l’instant avec notre ratio, la recherche sur le temps arriverait à son terme. C’est que le temps lui-même s’arrêterait et l’homme se retrouverait dans la condition inouïe de l’éternité[284]. Il suffit, selon saint Thomas, d’enlever, dans le temps, le passé et l’avenir, de saisir le nunc stans au lieu de s’étendre avec le nunc fluens, pour pouvoir entrer dans l’éternel[285]. Ce sur quoi saint Thomas n’a pas suffisamment insisté d’une manière explicite, mais qui ressort de l’ensemble de ses écrits et notamment de sa métaphysique de l’être, c’est la chose suivante : enlever le passé et le futur pour saisir le nunc stans n’est pas une opération technique que quiconque pourrait accomplir en se représentant une sorte de stabilité au-delà de tout changement. Il s’agit plutôt d’un dépassement de toutes les lois de représentativité qui gèrent notre manière de penser, laquelle implique nécessairement le passé et l’avenir[286]. Il s‘agit donc d’une entreprise impossible dans la condition actuelle de la créature, temporelle par définition.

 

            Toutefois quelque chose dans l’homme (intellectus) saisit cet instant, l’instance de l’éternité[287] (nunc stans), alors que l’homme tout entier est submergé dans un flux[288] lequel, issu « à chaque fois » de l’instant comme de sa source, s’en éloigne inlassablement (nunc fluens). Le « saisir de l’instant » et le « s’en éloigner », ces deux gestes constituent justement le temps dont seul l’homme est capable. Autrement dit, le temps est la gravitation de l’homme, créature intellectuelle, autour de l’instant qui est ouvert, par définition, vers l’éternel.           

 

 

           

 

 

II. L’éternité

 

 

1. La définition thomasienne de l’éternité

 

 

a) L’immutabilité divine comme l’horizon de l’éternité

 

 

            En commentant la Physique d’Aristote, saint Thomas a analysé la conception du temps pour elle-même. Dans d’autres écrits, les analyses du temps lui servent plutôt de tremplin pour accéder à une conception de l’éternité[289] par le biais du principe négatif qui annonce : « La variabilité par sa définition exclut l'éternité »[290]. Si le temps est essentiellement lié au mouvement, l’éternité se conçoit à partir de l’immutabilité : « Selon sa raison formelle, l'éternité est consécutive à l'immutabilité, comme le temps est consécutif au mouvement »[291]. Là où il n’y pas de mouvement, il n’y aucun temps. C’est dans cette sphère où il n’y pas de mouvement qu’il faut chercher l’au-delà du temps. C’est en enlevant tous les traits du mouvement que nous pouvons avoir l’idée de l’immutabilité et en enlevant simultanément tous les traits du temps que nous pouvons avoir l’idée de l’éternité[292]. Comment définir pourtant le domaine où tout mouvement est exclu ?

 

            Si « toute créature est mobile en quelque manière »[293], donc temporelle, c’est ce qui est non-créé qui constitue l’instance de l’immutabilité absolue et véritable. La notion thomasienne de l’immutabilité, et de l’éternité par conséquent, se dessine exclusivement au sein de la distinction entre le créé et le Créateur, ou, dans le langage ontologique de saint Thomas, entre l’étant (l’acte) et l’Acte de l’acte (l’actus essendi ou encore l’actus purus)[294]. Seul le Créateur, l’actus essendi est immobile, car lui seul n’est pas menacé par le néant et n’est pas tiré, à tout instant, du néant[295]. Suivant l’inspiration thomasienne de l’ontologie, nous ne pouvons pas considérer le repos d’une entité créée dont l’acte serait pleinement achevé (telle substance parfaite, un ange ou un corps céleste) comme absolument (ontologiquement) immuable[296]. Par conséquent, ce serait une grande erreur que d’imaginer l’immutabilité divine à l’instar d’un tel repos d’ordre physique.

 

            Il y a plus. L’idée thomasienne de l’actus essendi interdit de concevoir l’immutabilité divine selon une exigence rationnelle. La raison humaine exige, en effet, un arrière-plan immobile afin d’expliquer tout ce qui est en mouvement. L’immobilisme des idées platoniciennes ou du Moteur premier d’Aristote est de cet ordre. Son trait essentiel est qu’il se laisse déterminer par la ratio humaine, par les lois logiques, enfermer dans les images et dans les concepts. Or, l’immutabilité de l’actus essendi thomasien est au-delà de toute idée d’immobilisme laquelle obéit à la rationalité humaine. Source de cette rationalité et en quelque sorte de ces idées, l’Acte de tous les actes reste, par principe, insaisissable par aucun de ceux-ci. Autrement dit, toutes les images et tous les concepts que nous forgeons pour concevoir l’immutabilité divine, sont des échecs, voire nous mentent. L’immutabilité, c’est une appellation négative de Dieu[297] qui doit nous empêcher de projeter sur Dieu le mode d’existence quelconque d’un étant créé, puisque tout étant créé passe d’une puissance à un acte, fût-ce dans ce sens qu’il est tiré à chaque instant du néant, alors que Dieu est au-delà de cette dynamique[298], de ce mouvement universel, car Il en est la Source[299].

 

            L’idée thomasienne de l’immutabilité divine vise quelque chose qui est au-delà de l’absence du mouvement physique (le repos d’ordre physique) et qui est au-delà de toute représentation possible de l’immobile (l’immobilité d’ordre rationnel)[300]. Transcendant l’image de l’immobilisme, l’idée thomasienne de l’immutabilité ouvre à la possibilité d’une conjonction avec l’idée de la vie, donc avec un certain dynamisme, cette vie étant prise cependant dans un sens particulier, en tant que vie divine transcendant à son tour l’idée de la vie humaine[301]. C’est que l’Acte des actes est fécond, il contient et fait être toutes les perfections des étants en exerçant les opérations de l’intelligence et de la volonté qui lui sont propres[302]. Il est donc mobile en quelque sorte, mais dans une toute autre acception de l’idée de mobilité que celle qui est propre aux étants créés[303]. Or, avec ces affirmations, nous entrons déjà dans l’analyse du concept de l’éternité. Tout comme le temps se conçoit à partir de mouvement, l’idée de l’éternité, selon saint Thomas, ne peut être conçue qu’à partir de cette immutabilité qui entre en jonction avec la vie divine.

 

b) La reprise de la définition boécienne

 

 

            Nous avons déjà relevé la définition, devenue classique au Moyen-Age, qu’a donnée Boèce à l’éternité : « L’éternité est la possession totale, simultanée et parfaite, d’une vie sans terme »[304]. On a remarqué : « Saint Thomas, tout en reprenant cette définition classique, ne définit cependant plus l’éternité en fonction de la vie – ce qui est très significatif »[305]. Effectivement, le corpus de l’article de la Summa theologica où l’Aquinate définit la notion d’éternité, fonde celle-ci sur la conception de l’immutabilité[306]. La ratio aeternitatis est obtenue par opposition à la ratio temporis, en supposant un état particulier de « ce qui est sans mouvement, et qui est toujours de la même manière », et où on « ne peut pas distinguer un avant et un après »[307]. Nous avons analysé par ailleurs le concept de nunc stans qui correspond ici à la définition de l’éternité. Si de l’instant présent (nunc fluens) nous pouvions enlever le passé et l’avenir, nous obtiendrions l’état de l’éternité (nunc stans)[308]. Ainsi c’est « à partir de temps » que nous « pouvons nous faire une idée de l'éternité », puisque « nous ne pouvons nous élever à la connaissance des choses simples que par le moyen des choses composées »[309] en procédant selon la voie négative[310]. La conception aristotélicienne de νυν est ici complètement transformée, car le nunc stans thomasien n’a plus le caractère de liaison avec l’avant et l’après, alors que pour Aristote l’instant se définissait justement comme une telle liaison, comme un terme (ce qui correspond à la notion de nunc fluens, selon saint Thomas). Ainsi, pour l’Aquinate, « l'éternité se fait reconnaître à ces deux caractères : tout d'abord, ce qui est dans l'éternité est sans terme, c'est-à-dire sans commencement et sans fin, "terme" se rapportant à l'un et à l'autre. En second lieu, l'éternité elle-même ne comporte pas de succession, existant toute à la fois »[311].

 

            La discussion de l’article, composée de six objections et réponses, est cependant entièrement consacrée à la définition boécienne. Elle complète considérablement la notion de l’éternité exposée dans le corpus principal. Nous retiendrons en particulier l’incorporation du concept de vie. Saint Thomas décide, en effet, de préciser la conception de l’éternité en affirmant, à côté de son trait principal qu’est l’immutabilité (l’Acte pur), l’existence d’une opération que l’éternité exerce[312]. L’opération, c’est-à-dire la vie, de l’éternité doit exprimer un dynamisme particulier en accord avec l’immutabilité. Une telle conception de la vie dépasse notre expérience et nos représentations ordinaires de la vie tout comme l’immutabilité divine dépasse toutes nos conceptions de l’immuable[313]. La conjonction entre l’immutabilité et la vie au sein de la notion d’éternité doit mettre la raison humaine devant un paradoxe, devant un mystère, et l’inviter à chercher la connaissance de ce mystère en employant des moyens irréductibles aux procédés ordinaires de l’appareil rationnel de l’homme. Saint Thomas appelle cette voie « la voie de l’éminence », voie explorée déjà par une multitude des penseurs qui cherchaient à connaître la divinité. Dans cette voie, les mots portent un Sens qu’eux-mêmes n’arrivent pas à dire explicitement[314]. L’éternité thomasienne est un de ces mots. L’enjeu est de savoir comment, dans ces circonstances particulières, l’intelligence finie peut saisir ce Sens et comment, en général, elle « se comporte » devant un tel mystère qu’est l’éternité.

 

c) L’éternité n’est pas une durée

 

 

            Avec la conjonction de l’immutabilité et de la vie, nous retrouvons chez saint Thomas le vieux concept de l’αιών dont nous avons tracé l’histoire succinctement dans le premier chapitre. Une étape décisive dans cette histoire, un saut, s’est produit avec Plotin, lorsque le concept de l’éternité a cessé de signifier une durée, fut-elle infinie comme chez Aristote. Inspirés par la Bible, les penseurs chrétiens comprennent l’éternité comme un état unique que Boèce exprime par l’idée de « tout à la fois »[315]. A l’interrogation sur la différence entre l’éternité et le temps, l’Aquinate répond que « la différence essentielle et fondamentale [consiste en ce] que l'éternité est "toute à la fois", et non pas le temps »[316]. Selon cette idée, l’éternité englobe, d’une manière inaccessible à notre connaissance, tous les moments fluents, aussi bien ceux du passé que ceux de l’avenir[317]. En reprenant l’idée boécienne de « tout à la fois », saint Thomas récuse, lorsqu’il s’agit de l’éternité, le concept de durée[318], justement pour cette raison que la durée est conforme à l’idée de la variabilité, du changement, bref, à l’idée d’une extension quelconque, fut-elle infinie : « La variabilité par sa définition exclut l'éternité, mais non la durée infinie »[319]. Si on peut affirmer que l’éternité est infinie, son infinité est d’un type unique irréductible à l’infinité potentielle spatio-temporelle[320]. De fait, l’état de l’éternité récuse l’extension temporelle laquelle est, comme nous l’avons vu en détails, un trait essentiel de la vie de l’âme humaine affectée par le mouvement incessant[321]. N’étant pas la durée, l’éternité est opposée radicalement au temps, tout comme la simultanéité absolue s’oppose à la successivité ou l’unité absolument simple à la complexité[322]. Nous verrons cependant que cette opposition n’est pas celle des « genres opposés » et qu’elle constitue, pour ainsi dire, elle-même un « genre » unique.

d) L’exemplification unique de l’éternité : Dieu

 

 

            Seul Dieu est éternel[323]. Deux sources permettent à saint Thomas de l’affirmer. Premièrement, tel est l’enseignement de la foi chrétienne : « Dieu seul, Père, Fils et Saint-Esprit, existe de toute éternité. Cela, la foi catholique l'enseigne sans aucun doute; et toute opinion contraire doit être repoussée comme hérétique »[324]. La prédication de l’éternité à certaines créatures, tels les anges, n’est qu’une confusion des mots. L’éternité de Dieu et « l’éternité » des anges sont infiniment différentes. La confusion s’est produite à cause de la participation plus forte de certaines créatures à l’immutabilité et à l’éternité divine que celle du reste de la création[325]. Si saint Thomas va jusqu’à admettre une sorte de « délégation » de l’immutabilité et de l’éternité à certaines créatures, un don que Dieu accorde notamment aux anges[326], il insiste sur la nécessité de réserver la notion de l’éternité « entendue en son sens propre et véritable » à Dieu seul[327]. C’est pourquoi, pour qualifier l’existence angélique, il propose d’employer exclusivement le mot traditionnel aevum[328].

 

            La deuxième source de l’affirmation selon laquelle Dieu seul est éternel, découle de la métaphysique de l’être. La remontée jusqu’à l’actus essendi fait simultanément découvrir l’impossibilité d’une composition quelconque au sein de cet esse purus[329]. Ainsi, au-delà de tout mouvement et de tout temps, cet esse doit être nécessairement dit immuable et éternel. Puisque saint Thomas décide d’appliquer sa réflexion ontologique à l’explicitation de la Révélation chrétienne, il attribue cet esse à Dieu comme son nom, selon sa doctrine des Noms divins[330]. Dès lors Dieu est éternel non seulement dans le sens biblique du concept d’éternité, mais également dans le sens ontologique. Celui-ci explicite, en effet, celui-là, selon le principe thomasien de la subordination de la raison à la foi[331]. Par conséquent, Dieu n’est pas seulement éternel, il est son éternité, puisque nulle composition ne l’affecte : « Non seulement il est éternel, mais il est son éternité, alors que nulle autre chose n'est sa propre durée, n'étant pas son être. Dieu, au contraire, est son être parfaitement simple, et c'est pourquoi, de même qu'il est sa propre essence, il est aussi son éternité »[332].  

 

            En appliquant la méthode d’analogie, saint Thomas considère l’éternité comme ce qui mesure Dieu, la notion de mesure étant empruntée à la sphère temporelle où le temps est défini comme la mesure de mouvement par l’âme humaine[333]. Rien ne serait pourtant plus néfaste à la compréhension de l’éternité divine, que de comprendre la notion de la « mesure divine » à l’instar du concept de la mesure humaine, c’est-à-dire de réduire l’analogie de proportionnalité à celle de proportion[334]. En effet, même si le mouvement (ce qui est mesuré), l’âme (ce qui mesure) et le temps (la mesure elle-même) sont unis originairement dans leur acte d’être, le fait même d’extension (d’où la raison même de mesure) laquelle affecte ce domaine temporel va à l’encontre de la définition même de l’éternité divine[335]. Si saint Thomas avance l’idée de mesure dans sa réflexion sur l’éternité, c’est en dehors de toutes les acceptions que la notion de mesure contient, ou peut contenir, dans la sphère temporelle du monde créé[336]. Dès lors, on peut s’interroger sur la raison pour laquelle saint Thomas traite l’éternité divine comme mesure[337]. A notre sens, elle consiste en la perspective trinitaire dans laquelle saint Thomas place sa réflexion philosophique sur l’être divin. L’idée selon laquelle l’éternité est une mesure au sein de la divinité ne veut aucunement dire que Dieu veut se mesurer à l’instar de l’âme humaine qui mesure un mouvement, mais plutôt qu’il y a une sorte d’événement, une sorte de vie en Dieu.

 

            La dialectique du Créateur et du créé, de l’actus essendi et des étants fait que l’opposition de l’immutabilité divine au mouvement, de l’éternité au temps, n’est pas une opposition des genres contraires. Cette immutabilité s’oppose non seulement au mouvement, mais également à tout non-mouvement qui s’oppose au mouvement comme son contraire. C’est justement la raison pour laquelle nous pouvons envisager une espèce de « mobilité » au sein de Dieu. Nous allons donc nous interroger sur cette mystérieuse mobilité. Cette démarche exige un changement de registre, alors même que les mots restent les mêmes : il ne s’agit plus du mouvement que nous constatons dans notre monde, il s’agit d’un « mouvement » indicible qui n’a rien du mouvement et qui n’a rien du repos (comme terme de mouvement) non plus. C’est seulement après avoir considéré ce « mouvement » au sein de l’immutabilité divine que nous pourrons nous interroger sur la possibilité d’un « temps » au sein de l’éternité.

 

 

2. Le mouvement au sein de l’éternité

 

 

a) La vie de Dieu

 

 

            Saint Thomas évite de parler de « mouvement » au sein de l’éternité. Il lui faut, en effet, préserver la cohérence des concepts. Le mouvement est passage de la puissance à l’acte ; l’éternité (Dieu) n’est rien de tel, elle est un actus purus. Saint Thomas parle toutefois de la vie de Dieu, de sa connaissance et de son amour, ce qui, pour nous tout autant que pour ses interlocuteurs contemporains, a une connotation avec le mouvement[338]. Ce mouvement au sein de Dieu, précise l’Aquinate, ne peut pas être compris « dans le sens (…) du mouvement et du changement (…) où ils affectent un être existant en puissance »[339]. Le sens physique du mouvement est étranger à l’éternité tout autant que son sens ontologique : l’être divin ne cherche rien à acquérir, il n’est pas menacé par le néant non plus et ne doit pas, n’étant pas créature, demander à un autre de le maintenir dans l’être[340]. Mais saint Thomas admet la légitimité d’un autre sens du mouvement en Dieu : en tant qu’être pur, Dieu se meut lui-même, de lui-même, ce qui est justement la définition même de la vie selon laquelle « vivre signifie se mouvoir par soi et non par d’autres »[341]. « Dieu agit au plus haut point par lui-même et non par un autre, puisqu’il est la première cause agente. Vivre lui revient donc au plus haut point »[342]. Sachant que, du point de vu ontologique, tous les vivants, y compris les hommes, dépendent de Dieu dans leur être et dans leur agir, la définition de vie n’est attribuable aux vivants que relativement et au niveau des causes physiques. Du point de vue ontologique, seul Dieu est vivant.

 

            Toutefois, l’image concrète que nous nous faisons de la vie provient exclusivement des créatures, de celles qui vivent « physiquement » et « relativement », et non de Dieu. Or, la référence à « la première cause agente » qui veut dire, dans le langage de saint Thomas, « actus essendi », l’Acte des actes des étants, nous interdit de comprendre la vie divine à l’image de la vie des créatures. « Le plus haut point » signifie un changement radical d’ordre. En effet, ce n’est que par l’analogie proportionnelle que Dieu est dit vivant. Autrement dit, tout transfert de sens de l’ordre créé à l’ordre divin doit subir un changement radical de registre : il ne s’agit pas de passer d’un contenu positif à un autre, mais d’un mode représentatif (rationnel) de la conception de la réalité sur laquelle porte le sens à la mise de l’intelligence devant un mystère au sein duquel la perfection exprimée par ce sens subsiste d’une manière cachée[343]. Ainsi l’affirmation selon laquelle « Dieu se meut lui-même » en tant que « première cause agente », ne doit pas être ramenée à une conception de causa sui[344] comme ce sera le cas dans la scolastique tardive (Suarez). En effet, cette réduction ne respecte pas les lois de l’analogie proportionnelle et projette sur la divinité une part du contenu même de la notion rationnelle de la cause en humanisant (rationalisant) ainsi l’être divin[345]. Nous relèverons les conséquences fâcheuses de cette réduction dans le chapitre suivant.      

 

Il ne faut jamais oublier le caractère analogique des propos de l’Aquinate, surtout lorsqu’il explicite le concept de la vie divine par les catégories qui s’attachent traditionnellement à la notion métaphysique de la vie : penser et vouloir[346]. Saint Thomas consacre de longues pages à l’explication du penser et du vouloir divins. Ses propos nous intéressent dans la mesure où ces catégories sont traitées en tant que mouvements au sein de l’éternité, même si le mot même de « mouvement » est pris non dans son sens propre, à savoir comme passage de la puissance à l’acte, mais dans un sens particulier : « Le mouvement n’est pas attribué à Dieu proprement, mais par métaphore (…) en tant que l’opération de l’intellect ou de la volonté est appelée mouvement, et dans ce sens on dit que quelqu’un se meut, lorsqu’il se comprend et s’aime. C’est dans ce sens que peut être vraie la parole de Platon qui dit que le premier moteur se meut lui-même, parce qu’il se comprend et s’aime »[347].

 

 

b) La fécondité de l’esse purus

 

Grâce à « l’artefact de la représentation »[348] qui nous aide à avoir l’idée de l’être divin, nous pouvons distinguer une sorte de dynamisme au sein de la subsistentia de Dieu. Le mot subsistere contient en effet la racine de sistere, stare, qui dit une espèce de transition : « poser », « rester debout », « établir »[349]. Si une créature est dite ex-sisterer, c’est-à-dire se poser à partir d’un fondement qui n’est pas le sien, « surgir », ou, comme disait les scolastiques, « ex alio sistere »[350], sub-sistere peut s’appliquer à Dieu puisque il se fonde à partir de soi-même, Dieu est l’ipsum esse per se subsistens[351]. Saint Thomas applique à l’être divin également l’expression ens subsistit qua ens. Ces locutions permettent de « se représenter la subsistence comme un mouvement de concentration vers l’intérieur et vers le bas, par lequel l’Être divin constitue une sorte de noyau ferme et solide »[352]. Toutefois cet « événement » de l’esse purus n’est pas fermé en soi-même, comme le laisserait entendre ce « mouvement de concentration ». Un mouvement inverse, un mouvement vers l’extérieur est propre à l’être divin, puisque celui-ci « se soulève aussi à partir de son fondement et se déploie dans toute la hauteur et la largeur de l’être »[353]. Un jeu d’un double mouvement, contre-courant, se découvre en Dieu, par lequel s’explique la fondation de soi-même par soi-même propre à la divinité et une sorte d’ « extension » de son être qui génère une sphère où l’opération d’intelligence et d’amour devient possible[354]. C’est pourquoi saint Thomas peut dire, s’agissant de l’éternité qui n’est qu’une nomination de l’esse divinum, que « l'éternité exclut tout commencement ou principe de durée, mais non pas tout principe d'origine »[355].

 

Ce dynamisme et cette fécondité interne de l’être divin permettent à saint Thomas de fonder ontologiquement ses propos sur le fait trinitaire. Ils expliquent également le fait de la création: « les idées » qui sont en Dieu (puisqu’il y a en Dieu la connaissance et l’amour) peuvent être « imitables » ad extra[356]. Mais la décision de poser les créatures dépend de l’acte libre de la volonté divine irréductible à toute nécessité. C’est « au moment choisi par sa providence », ce qui revient à dire que c’est « en un temps donné »[357], que Dieu fait l’œuvre de création[358], ce qui se présente pour nous encore comme un « mouvement » au sein de l’être divin. Saint Thomas maintient, en tant que métaphore, le mot « mouvement » pour désigner la creatio et la conservatio des étants : « La dérivation des produits des premières causes peut s’appeler procession ou mouvement quelconque de la cause vers le produit, en tant que la similitude de la cause reste dans l’effet, et ainsi la cause qui d’abord existait en elle-même, se produit dans l’effet par sa ressemblance. C’est ainsi que Dieu, qui a imprimé sa ressemblance dans toutes les créatures, est dit sous certain rapport se mouvoir en tout, ou procéder vers tout. Saint Denis se sert fréquemment de cette locution. Et c’est suivant ce sens qu’il faut entendre, ce semble, ce passage de la Sagesse, VII, où il est dit, que la sagesse est plus mobile que tous les mobiles’, et, qu’’elle embrasse tout d’une fin à l’autre’»[359]. Le Créateur fonde l’actualité des êtres changeants, ce qui, loin d’être un état de la perfection figée, exprime plutôt la vie en plénitude, l’activité la plus riche.

 

 

c) Quidam circuitus

 

Avant d’entrer dans les considérations sur la « mobilité » de Dieu quant au fait trinitaire et dans celles qui expliciteront cette « mobilité » dans son rapport au monde créé, à son histoire, relevons encore une de ses facettes que nous présente saint Thomas. Elle explicite la subsistentia divine en tant que quidam circuitus[360]. A l’objection selon laquelle Dieu ne peut pas connaître sa propre essence, puisqu’il « ne revient pas à son essence : il ne la quitte jamais et il ne peut retourner vers elle, car il ne part pas d’abord de lui »[361], saint Thomas répond que « Dieu fait parfaitement retour à son essence ». Seulement, ce retour ne peut pas être représenté à l’image du fonctionnement de la ratio humaine qui part d’une donnée initiale et aboutit, chemin faisant, à quelque résultat de la connaissance. L’intelligence divine ne contient point ce genre de mouvement discursif. Si elle fait « retour à son essence », c’est dans le sens de « subsister en elle-même ». Or, nous avons vu que ce subsister divin conjugue en elle le double mouvement de l’origine (vers « l’intérieur ») et du résultat (vers « l’extérieur ») de cette origine : Dieu est l’auto-fondation. Cela veut dire qu’il n’y pas d’écart, l’ipsum esse ne contenant aucune division, entre le fondement et ce qu’il fonde. C’est justement ici que l’objection, semble-t-il, pourrait resurgir : l’identité de l’origine et du résultat ne supprime-t-elle pas la nécessité du quidam circuitus ? La réponse de l’Aquinate, dans ce contexte, ne devient que plus brillante : malgré l’écart, aussitôt supprimé, inexistant (autrement dit : ens rationis, destiné pour notre imagination, et non ens realis, tel qu’il est en soi) entre le fondement et ce qu’il fonde, il y a en Dieu un certain « retour à son essence », un certain processus de connaissance. Au sein de ce que nous pouvons encore ramener à la représentation d’un repos statique (sub-stantia comme status essendi), il y a une vie. « Sa reditio in se completa, est l’autodétermination d’une vie qui sort de soi-même pour rentrer chez soi. La nomination par Thomas de l’Être divin à partir du per se subsistere trahit une vitalité inattendue, là même où tout mouvement et toute vie semblaient s’éclipser : dans la pensée de la Substance »[362]. Dans sa réponse à l’objection saint Thomas insiste, il est vrai, sur le caractère métaphorique de ce mouvement divin. Nous avons vu que son souci était de différencier les modes de connaissance divin et humain. Mais en même temps il reprend le mot « mouvement » en son compte en associant à la connaissance de Dieu (à sa propre substance) l’être des créatures : « On peut, du côté des objets, découvrir une sorte de mouvement circulaire dans la connaissance de Dieu : en connaissant sa propre essence, Dieu voit les autres réalités et en elles il voit la ressemblance de sa propre essence ». Ce mouvement, par lequel Dieu se connaît lui-même, déborde d’une certaine manière son propre être et va au-delà en créant les étants : Dieu en faisant parfaitement retour à son essence « pourvoit à toute chose et pour cela sort et va de quelque manière vers toute chose »[363].

 

d) Les processions divines

 

Nous voyons donc se dessiner deux sphères dans lesquelles le mouvement en Dieu peut être envisagé : le mouvement au sein de la divinité même et le mouvement portant ad extra, la création. Une large part de notre étude sera consacrée à ce dernier. Nous devons dire pourtant quelques mots sur le premier, à savoir la connaissance et l’amour « interne » à Dieu. La réflexion de l’Aquinate sur la Sainte Trinité présente un intérêt non seulement théologique, mais aussi proprement philosophique[364]. Nous nous intéressons à elle uniquement dans le but d’affiner la compréhension du concept même du mouvement tel qu’il se rencontre au sein de l’éternité.

 

Saint Thomas nomme ce mouvement « procession » : le Fils et l’Esprit Saint « procède » du Père, telle est l’affirmation de la foi chrétienne. Il s’agit bien d’un mouvement interne à Dieu : « En Dieu il n'y a de procession qu'en raison de l'action qui demeure en l'agent lui-même, au lieu de se porter vers un terme extérieur »[365]. Les idées d’Arius et de Sabellius selon lesquelles les processions divines constituent un passage de l’intérieur à l’extérieur, comme une cause qui cause un effet ou s’y reconnaît, trahissent la vérité de la Sainte Trinité[366]. La procession trinitaire est un mouvement exclusivement ad intra et c’est pourquoi il ne peut pas se comprendre comme un mouvement physique qui exige l’existence d’un terme ad extra[367]. La procession au sein de Dieu se conçoit plutôt comme un acte de connaissance : « Il faut l'entendre par manière d'émanation intellectuelle, tel le verbe intelligible émanant de celui qui parle et demeurant au-dedans de lui »[368]. Le quidam circuitus compris comme la reditio in se completa caractérise cet acte interne à Dieu. Cela exige de prendre au sérieux la distance qui sépare l’être divin des étants créés, le mouvement divin des mouvements des créatures : la reditio in se completa est propre à Dieu et impossible dans aucune des créatures. Même les anges dont l’essence est l’intellectus même, ne peuvent pas réaliser le retour parfait à eux-mêmes, car leur être contient une faille entre leur acte d’intellection et leur substance[369]. C’est pourquoi les processions trinitaires représentées comme actes d’intellections gardent une distance par rapport à ces présentations mêmes, distance que saint Thomas interprète comme analogie : « Dieu étant au-dessus de toutes choses, ce qu'on affirme de lui doit s'entendre, non pas à la manière des créatures inférieures, autrement dit des corps, mais par analogie avec les créatures les plus hautes, c'est-à-dire avec les créatures spirituelles ; et même empruntée à celle-ci, cette similitude reste en défaut pour représenter les réalités divines »[370].

 

            L’intellection interne à Dieu est un mouvement dont le terme coïncide avec son principe[371] : impossible, pour nous, d’imaginer une telle intimité. Celle-ci nous renvoie à la définition de l’éternité qui exclut toute sorte de mouvement connu de nous, qui est « tout à la fois »[372], l’unité parfaite sans succession aucune. Le fait des processions divines, donc d’un certain mouvement au sein de Dieu est pourtant affirmé par saint Thomas (« il nous faut concevoir les processions divines à raison de quelque action »[373]) qui explicite ainsi la donnée principale de la Révélation chrétienne. De cette manière est mise en avant la deuxième partie structurelle de la définition de l’éternité : la vie. Le mouvement trinitaire est un jeu entre l’identité ontologique des Personnes divines (l’esse divinum en tant que l’un, en tant que « tout à la fois ») et leur différentiation vitale. Dans cette perspective trinitaire, l’éternité, avec les deux volets de sa définition, peut être considérée comme la mesure de l’être divin : elle n’est pas distincte de Celui à qui elle s’applique (l’immobilité) et, nonobstant cette identité, elle dit une sorte de différence (d’où la possibilité même d’une « mesure »), un quelque événement irreprésentable qui a lieu dans son sein (la vie).

 

            D. Dubarle a proposé d’appeler cet événement « la différence vive »[374]. « Ne faisant qu’un par inhérence avec l’essence, dans l’acte vif de différence elle [la différence relationnelle qui constitue la Trinité] va susciter le différent. Lorsqu’il s’agit de la réalité divine l’inhérence de la relation est identité selon l’être, mais pour autant la fonction vive de la relation n’est en rien compromise »[375]. Or, nous avons vu comment saint Thomas interprète le fait trinitaire en tant que réalisation de l’intelligence selon sa perfection absolue (reditio in se completa), alors que la créature, fut-elle un ange, n’a qu’une forme dégradée de l’intelligence. D’après saint Thomas donc, l’intelligence, dans son état parfait, contient essentiellement « la différence vive » ; en tant qu’intelligence, elle est vivante. A partir du mouvement trinitaire, une nouvelle perspective s’ouvre pour la réflexion sur le rapport entre l’éternité et le temps. L’intelligence humaine est en contact avec la vie divine, qui est l’intelligence même, comme avec sa source. Si son acte est un acte de constitution du temps, puisque il consiste à mesurer les mouvements (ontique et ontologique) des étants, alors le temps est en lien avec « la différence vive » de la divinité, différence définie comme l’éternité. C’est pourquoi tout acte de l’intelligence temporel qui porte sur un étant doit être considéré comme un acte vital, vivant non seulement de la vie des choses (de sa propre vie), mais de la vie divine éternelle. Selon D. Dubarle, c’est ici que commence le rachat du « péché originel » de l’ontologie ancienne, qui consistait justement dans l’oubli du fait que dans tout acte de l’intelligence, « avant même qu’il soit question pour elle de s’élever à la compréhension, l’être se donne comme acte de relation vive »[376].  

 

3. L’éternité temporelle ?

 

 

            Après avoir constaté une sorte de mouvement au sein de l’éternité divine, nous pouvons nous interroger sur la possibilité du temps qui, dans un sens analogique certes, pourrait affiner à son tour la conception de l’éternité. Saint Thomas n’a pourtant pas engagé une telle réflexion, à tout le moins de façon explicite. S’il accepte d’attribuer la notion de mouvement à Dieu, rien de tel quant à celle du temps. Cette conception de « l’éternité atemporelle » s’est attirée de vives critiques d’un certain nombre d’exégètes et de théologiens, tout particulièrement au XXe siècle, siècle de renouveau de l’exégèse biblique et des changements remarquables et divers dans la philosophie et la théologie chrétienne. On a accusé saint Thomas de soutenir l’image de Dieu figé dans son immobilité, alors que le « Dieu biblique » serait engagé dans le temps et dans l’histoire des hommes. Le projet métaphysique de l’Aquinate aurait manqué le sens de l’expérience biblique de l’historicité de Dieu[377]. Nous pensons que ces critiques sont déterminées en large partie par des interprétations scolastiques de l’ère moderne sur lesquelles nous reviendrons. Un regard beaucoup plus profond, et un regret d’autant plus sérieux, étaient ceux de D. Dubarle qui a reconnu une certaine déficience dans la pensée de saint Thomas lorsque celui-ci, dans son enseignement, soulignait trop fermement la conjonction conceptuelle entre l’être divin et l’être nécessaire, conjonction qui a compromis la possibilité de l’ontologie de la temporalité[378]. Même si, dans l’école thomiste, on peut constater quelques tentatives d’introduire la notion du temps au sein de la réflexion sur l’être divin, elles restent mitigées. C’est ainsi que le Père A. Gardeil parlait des « processions temporelles » des Personnes divines, mais uniquement en tant qu’elles sont en rapport avec la création, c’est-à-dire en tant qu’elles sont missions par lesquelles Dieu entre en contact avec le monde, avec l’âme raisonnable en particulier[379].

 

            La doctrine thomasienne de l’éternité divine contient-elle des possibilités qui légitimeraient une tentative de prolonger la réflexion de saint Thomas en intégrant une dimension temporelle au sein de l’éternité ? Le mouvement est mesuré par le temps. L’âme connaît un étant en mesurant son mouvement, c’est-à-dire de manière temporelle, en le rendant temporel. Or, selon saint Thomas, le mouvement au sein de Dieu est lui aussi connu et mesuré par Dieu lui-même, puisque Dieu se connaît. Seulement, cette mesure n’est pas nommée temps, mais éternité. Avec ce schéma de réflexion toute tentative d’introduire une dimension temporelle dans l’être divin semble bloquée. Ce qu’est le temps pour l’homme, l’éternité l’est pour Dieu. Si le temps peut être traité comme un mode humain de la connaissance du mouvement de l’étant, le mode par lequel Dieu connaît son propre mouvement, se connaît, se nomme l’éternité. Considéré « en soi même »[380] Dieu ne peut pas contenir une dimension temporelle : au sein de l’analogie par laquelle nous connaissons Dieu « en lui-même », l’éternité et le temps constituent deux termes opposés.

 

            Or, après avoir traité Dieu « en lui-même », saint Thomas le considère dans ses rapports avec les créatures. Deux actions divines constituent ces rapports : la création, la sortie des créatures de Dieu, et le salut, le retour des créatures vers Dieu. Il faudra s’interroger sur les rapports entre l’éternité et le temps dans le cadre de ces deux grands volets. A partir du fait que Dieu crée et soutient dans l’être, connaît et aime les êtres temporels, comment comprendre, au sein de leur opposition, le mode des rapports entre l’éternité et le temps ? Quant au salut du monde, c’est par l’homme que le reste de la création revient vers leur Créateur. Dieu ramène l’homme vers Lui en se révélant, c’est-à-dire en se faisant connaître et aimer. Or, si le mode de connaissance humain est temporel, l’homme connaît Dieu temporellement. Si l’éternité est cette mesure par laquelle Dieu se connaît lui-même, qu’arrive-t-il lorsque Dieu se laisse connaître (« mesurer ») par l’homme, dans le temps, lorsque l’homme saisit à sa façon temporelle l’Être éternel ? Si la connaissance de Dieu éternel par le mode temporel est véridique, ce qu’affirme saint Thomas[381], comment admettre que l’éternité soit atemporelle ?

 

            Comment peut être considérée l’éternité lorsqu’elle est pénétrée et pénètre elle-même le temps ? Ces interrogations ouvrent de nouvelles perspectives sur la conception même de l’éternité. Le rapport entre l’éternité et le temps peut être interprété si étroitement que l’éternité devient elle-même temporelle, ce qui était impossible dans la considération de l’éternité « isolée », « en soi même ». Si la dimension temporelle de l’éternité n’est pas possible moyennant la considération de Dieu ad intra, elle peut apparaître lors de la réflexion sur Dieu « tourné » ad extra. Nous savons par ailleurs que la distinction que saint Thomas fait entre Dieu « en lui-même » et « en rapport avec les autres » est un procédé méthodologique, qui ne doit donner lieu à aucune « distinction réelle » au sein de la divinité : l’action de Dieu est Dieu lui-même. Ainsi, si les « missions divines », tel « envoi » du Fils et de l’Esprit par le Père au sein de la création, dans le temps, coïncident avec Dieu même, l’éternité divine n’est-elle pas elle-même immergée dans le temps de sorte qu’elle forme une unité avec le temps ? La piste qu’ouvre cette interrogation a été explorée par de nombreux penseurs qui voient dans cette « descente » de l’éternité dans le temps un geste de Kenosis divin chanté par saint Paul (Ph 2, 6-11)[382]. Certains sont allés même jusqu’à adapter le système hégélien à la conception chrétienne de l’éternité et du temps[383].

 

            Nous voulons rester dans le champ de réflexion propre à saint Thomas. Nous continuerons à nous interroger sur sa conception du temps et de l’éternité dans leurs rapports réciproques.

 

 

III. Les rapports entre l’éternité et le temps

 

 

            En un sens, tous les efforts intellectuels de saint Thomas d’Aquin ont été consacrés à l’élucidation du rapport entre l’éternité et le temps, puisqu’il s’agit, au fond, du rapport entre Dieu et l’homme, problématique qui a finalisé l’œuvre entière de l’Aquinate. Sa philosophie, parallélement à la démarche proprement théologique, est orientée vers l’explicitation de ce rapport, ce qui constitue la première grande différence avec la réflexion de Heidegger. Le penseur allemand, en effet, a récusé la possibilité d’envisager philosophiquement un tel rapport en reléguant le concept traditionnel d’ « éternité » exclusivement dans le domaine théologique et en faisant de la seule notion de temps l’objet propre de la philosophie[384]. Nous étudierons dans le détail cette démarche heideggérienne dans les prochains chapitres. Saint Thomas considère, lui, que la réflexion philosophique sur l’éternité est possible, même si elle est couverte sous l’appellation de « théologie naturelle ». Ce serait d’ailleurs l’approfondissement proprement philosophique du problème du temps qui rendrait possible cette réflexion.

 

            Dans le paragraphe qui suit, nous saisirons les lignes directrices de la conception philosophique du rapport entre l’éternité et le temps, chez saint Thomas. En élucidant ce rapport, l’Aquinate emploie principalement deux complexes conceptuels, intimement unis entre eux : celui qui porte sur le problème de l’être même (esse ipsum subsistens) dans ses rapports avec l’étant (ens), et celui qui explicite l’intellectualité de l’esse divinum dans sa relation avec un étant rationnel particulier qu’est l’homme. 

 

1. L’éternité et le temps comme relation de l’être et de l’étant

 

 

            « L’éternité inclut tous les temps » : avec cette expression saint Thomas résume fréquemment le rapport entre l’éternité et le temps[385]. Il n’est pas possible, suivant la conception thomasienne de l’éternité, d’imaginer ce rapport d’ « inclusion » des temps dans l’éternité selon le model spatial ou temporel, à l’instar d’un récipient qui contient de l’eau ou du jour qui contient les heures. L’éternité est, en effet, « tout à la fois »[386], une, simple, indivisible, tandis que le temps, par définition, s’étend. Si l’éternité inclut tous les temps, c’est à la façon de l’un parfait qui contient toutes les perfections, dispersées dans le multiple[387]. Autrement dit, le rapport entre l’éternité et le temps n’est intelligible qu’à partir du rapport de fondation, de l’actus essendi qui fait surgir toute essentia, ou encore de cet Immobile vivant qui « touche les créatures en les faisant se mouvoir »[388], c’est-à-dire en les faisant être. Dans cet horizon, le temps n’a pas d’être en soi-même, il exige un principe ; comme le principe de tout multiple est l’un, le principe du temps est l’éternité. Ainsi nous devons creuser le problème du rapport temps / éternité dans les sillages de la vaste problématique du rapport entre l’ipsum purus esse et l’ens et chercher l’unité éternelle au sein du multiple temporel. Signalons dès maintenant que le problème de l’unité du temps sera essentiel aussi dans la réflexion de Heidegger, même si, émancipée de tout lien à « l’éternité », la recherche heideggérienne de cette unité diffère de la réflexion de l’Aquinate.

 

 

a) L’éternité comme ipsum esse

 

            Avec nos analyses de la notion thomasienne d’éternité, nous avons déjà vu apparaître clairement son caractère ontologique. Nous devons pousser la réflexion sur ce caractère en montrant la différence absolue, mais aussi le rapport, avec l’étant temporel. Cette différence ontologique entre l’éternité et le temps est explicitée par saint Thomas lorsque celui-ci traite l’éternité comme ipsum esse. Il écrit, en effet, que si « le temps et l'éternité ne sont pas une même chose », c’est parce que « l'éternité est la mesure propre de l'être même » (aeternitas est propria mensura ipsius esse)[389], ce qui revient à dire, vu le postulat de la totale unité de l’éternité, que l’éternité est elle-même ipsum esse[390]. La différence ontologique avec l’étant temporel ressort clairement : tout étant en mouvement ne peut pas être son être, mais, comme tel, il ne peut que le recevoir (ens en tant que habens esse)[391].

 

            Nous tirerons deux conséquences majeures de cette considération de l’éternité comme ipsum esse. Premièrement, le concept d’éternité est intégré par saint Thomas dans l’ordre proprement philosophique : le postulat de l’ipsum esse, même lorsque celui-ci est compris comme la source de tout ens (création), revendique un statut philosophique[392]. Cette revendication demeure même si la création du monde est simultanément imposée comme une vérité révélée et proprement théologique[393]. Le croisement de la philosophie et de la théologie, et, dans le cadre de ce croisement, la revendication thomasienne de l’autonomie du traitement philosophique du problème de la création, donc de l’ipsum esse comme source de l’ens, et de l’éternité comme source de temps, doivent être gardés présents à l’esprit tout au long de notre travail. Précisons qu’une sorte d’identification, selon la logique de la convenance, de Dieu et de l’ipsum esse est considérée par saint Thomas aussi comme un problème philosophique, malgré la référence au livre de l’Exode (3, 14)[394]. Et c’est comme un problème philosophique que l’Aquinate envisage l’ajustement de la notion de l’être même en tant que l’ipsum esse subsistens reconnu à son tour comme l’esse divinum[395]. L’identification de ce dernier sens de l’être avec l’éternité a donc, aux yeux de saint Thomas, une légitimité philosophique.

 

            Deuxièmement, la différence ontologique de l’être même et de l’étant manifeste également leur rapport particulier. Nous devons donc expliciter ce rapport, car il détermine la manière dont doit être traitée la relation entre l’éternité et le temps.

b) La présence de l’ipsum esse subsistens dans l’ens

 

 

            Lorsque saint Thomas dit que « l'éternité exclut tout commencement ou principe de durée, mais non pas tout principe d'origine »[396], il pense aux processions au sein de la Sainte Trinité, comme nous l’avons vu précédemment. Cependant Dieu est « le principe d’origine » aussi de façon externe, « en sortant de lui-même », comme fondement de l’être des étants autres que lui. Cette « extériorité » de Dieu et des étants doit pourtant être précisée. On ne peut pas imaginer la fondation des étants comme une sortie de Dieu « hors » de lui-même, vers un endroit préalablement existant : la création dont il s’agit connote bel et bien le sens de ex nihilo. Mais du point de vue des étants créés eux-mêmes, l’« extériorité » du Créateur à leur égard ne peut pas être comprise à l’instar du potier qui délaisse son ouvrage une fois celui-ci achevé. La création est continue, le Créateur ne se retire jamais des créatures[397]. C’est pourquoi saint Thomas n’hésite pas à décrire la fondation des étants par Dieu comme une sorte de présence[398] : « Deus est in omnibus rebus »[399]. Il s’agit d’une présence spéciale, puisque celui qui est présent ne fait pas partie de celui en qui il est présent, ni de son essence ni de ses accidents[400]. Dieu est en toutes choses « comme l'agent qui est présent à ce en quoi il agit », mais, précise saint Thomas aussitôt, l’agir dont on parle ici n’est pas réductible à l’agir essentiel où une forme fabrique une autre forme. C’est l’être même de l’étant, et non seulement son essence, qui est produit, ce qui rappelle non tant le rapport du feu qui produit un autre feu, mais plutôt celui du feu à son brûler lequel viendrait d’une action autre que celui du feu même[401]. Afin d’expliciter cette complexité ontologique de la constitution de l’étant par l’ipsum esse subsistens, C. Fabro a élaboré la distinction entre deux causalités, horizontale (de forme à forme, Aristote) et verticale (actualitas actuum et actus, Thomas), en montrant comment toute causalité horizontale comporte un élément vertical[402].  

 

            A vrai dire, il s’agit d’une présence unique en son genre où s’accordent à la fois la transcendance absolue et l’immanence inouïe. D’un côté, l’être de l’étant n’est qu’un effet de l’être même subsistant ; sachant que l’être de l’étant est la réalisation même de l’étant (de son essence simple ou composée de forme et de matière), l’ipsum esse subsistens se présente alors comme la transcendance absolue vis-à-vis de l’étant[403]. De l’autre côté, cette réalisation (être) étant l’intimité la plus profonde de l’étant, la réalisation incessante de cette réalisation[404] ne peut avoir lieu que dans l’intimité ultime de l’étant, d’où l’affirmation de l’immanence extraordinaire de l’ipsum esse subsistens au sein de tout ens[405]. La notion de non-médiation absolue peut nous aider à représenter cette action divine au sein de l’étant. En effet, toute action exige une médiation, celle-ci étant au moins celle du « vide » (quantitatif ou gualitatif) que l’action remplirait. L’action divine créatrice à l’égard de l’étant est tellement directe que rien (au sens de ex nihilo) n’est préexistant avant elle : « L'extrême puissance de Dieu, précisément, fait qu'il agit sans intermédiaire en toutes choses, et ainsi rien n'est éloigné de lui comme si Dieu en était absent »[406].

 

            Nous voyons donc que l’extériorité et la présence, la transcendance et l’immanence de Dieu vis-à-vis des créatures ne peuvent pas être envisagées selon un modèle spatial, lequel sert d’ordinaire à imaginer toutes ces notions. Si saint Thomas affirme que Dieu est « dans » (in) les choses, ce n’est que « par analogie avec le monde corporel »[407]. Dieu n’est pas dans les étants comme l’eau dans un verre, puisque le lieu lui-même, en tant qu’étant, et donc modèle spatial comme tel, est fondé par Dieu. La présence de l’ipsum esse subsistens dans l’ens est telle, qu’elle n’est nullement concurrentielle à tout ce que l’ens contient[408]. C’est que l’ipsum esse subsistens est cet « indivisible, qui échappe à tout l'ordre du continu » et qui donc « ne s'applique pas au continu comme s'il en faisait partie, mais comme y appliquant son action »[409], à savoir en donnant être à tout continu comme tel. Cet « indivisible » opposé au « continu » n’est pas traité par saint Thomas uniquement quant à l’espace. Nous avons rencontré déjà cette notion d’indivisible en parlant du temps. Vis-à-vis de ce continu qu’est le temps, l’indivisible qui lui octroie son être est l’éternité. L’ipsum esse subsistens qui fonde l’étant est l’éternité qui fonde le temps, puisque tout étendu comme tel est fondé dans l’indivisible ; ainsi le temps est fondé dans ce « tout à la fois » qu’est l’éternité[410].

 

            L’éternité est donc présente dans le temps à la façon de cette présence particulière de l’ipsum esse subsistens dans l’ens. Et comme l’intimité de l’étant est cet « endroit » unique dans lequel nous pouvons chercher ce qui y est en la transcendant absolument, ainsi l’intimité du temps est la seule piste, pour nous, d’accéder à l’éternité[411]. L’indivisible éternel est dans chaque moment du temps, non pas comme sa partie ou comme sa perfection essentielle, mais comme acte donateur d’où surgit continuellement son être. Eternité et temps sont donc à la fois simultanés (immanence)[412] et radicalement hétérogènes (transcendance)[413]. De telle sorte, nous pouvons comprendre l’éternité dans le temps, mais en enlevant tout ce qui est temporel, tout comme nous pouvons accéder à l’ipsum esse subsistens dans l’ens (modus concretionis), mais en enlevant tout ce que nous connaissons de l’ens[414]. Nous accédons (temps, immanence) donc à l’éternité, à l’ipsum esse subsistens, mais uniquement comme à un mystère absolu (transcendance)[415].  

 

 

c) Le temps comme mode d’accès à l’ipsum esse subsistens

 

 

            En continuant sa réflexion sur la présence de Dieu dans la création, l’Aquinate souligne que « Dieu est spécialement dans la créature raisonnable, lorsqu'elle le connaît »[416]. En effet, Dieu est présent dans les créatures non seulement comme cause de leur être, mais aussi, dans le cas des créatures intellectuelles, comme objet de leur connaître et de leur désir[417]. Même si saint Thomas rattache cette présence spéciale d’abord à l’action de la grâce, rien ne nous interdit de la considérer au sein de la vie intellectuelle comme telle, indépendamment de l’ordre théologique. Cette considération paraît même indispensable, puisque, comme nous le verrons lors de la discussion sur la distinction entre intellectus et ratio, l’intellectus humain, même quand il se réalise en tant que la ratio, participe d’une certaine manière à l’intellectus divin et cette participation est son essence même. Notons que cette présence spéciale de Dieu dans l’âme raisonnable n’est pas « externe » à la présence divine fondamentale dans l’étant créé comme tel. En effet, l’intellect consiste justement dans le pouvoir de saisir l’acte d’être de l’étant et à participer en quelque sorte à sa création, comme nous le verrons en détails. Cela veut dire que l’acte intellectuel surgit au sein même de l’acte d’être de l’étant, qu’il est une dimension de celui-ci, lors de sa création. « C'est par mode d'efficience que Dieu est la vie de l'âme »[418]. C’est pourquoi, l’acte intellectuel, corrélat de « la vie de l’âme », porte simultanément sur deux « premiers connus », qui se situent comme à l’extrémité l’un de l’autre, mais qui en même temps sont comme ancrés l’un dans l’autre[419] : l’étant mondain[420] et l’être[421]. Dans le processus de la connaissance, la référence à l’étant mondain ne cesse jamais[422], ce qui répond à la perpétuité de l’action créatrice (conservatio) participée par l’intellectus. J.-B. Lotz résume ainsi la dialectique des « deux premiers connus » : « Les choses du monde donnent accès à l’être et sont ainsi, de ce point de vue, le premier – qui précède l’être. En revanche, l’être est le fondement de possibilité qui d’abord nous rend capable de saisir l’objet de l’intuition sensible en tant qu’étant, et qui confère à la perception sa forme spécifiquement humaine ; de ce point de vue l’être est premier »[423].    

 

            Or, tout connaître humain est connoté par le temps. Nous avons vu précédemment, en effet, une sorte de communauté ontologique qui unit le mouvement, l’âme et le temps. Au sein de cette communauté nourrie par l’acte d’être, la constitution de l’étant physique (mouvement au sens le plus universel comme passage de la puissance à l’acte) n’est possible que par l’activité de l’âme raisonnable laquelle coïncide avec l’apparition du temps. Dès lors le temps doit être considéré comme l’horizon constitutif de l’étant comme tel. Or, l’étant comme tel étant objet de la création divine, c’est-à-dire œuvre de l’ipsum esse subsistens, le temps peut être traité sous l’angle de sa participation à l’action créatrice. Grâce à cette participation, « le temps se manifeste comme la médiation possibilisante qui introduit l’être dans la connaissance-de-la-chose, alors seulement constituée comme savoir. Le temps rend donc possible la communication de l’être à l’homme, et ainsi la connaissance de l’étant en tant que tel »[424]. Nous considérerons d’abord le temps comme accomplissement de l’étant, avant d’entamer une réflexion sur la participation du temps à l’action de l’ipsum esse subsistens, c’est-à-dire sur sa participation à l’éternité.  

 

d) Le temps comme horizon de l’accomplissement de l’étant

 

 

            Nous avons montré précédemment comment le temps, dans ses trois extases, est constitué par l’activité de l’âme mesurant le mouvement. En vérité, ni le mouvement, ni l’âme ne peuvent être vus comme des entités qui précèdent le temps, comme si celui-ci apparaîssait postérieurement à ceux-là. Le postulat de la communauté de l’acte d’être du mouvement, de l’âme et du temps, exige de les considérer simultanément tous les trois. Nous devons maintenant donc montrer comment le temps, apparaissant à partir du mouvement et de l’âme, constitue à son tour l’âme et le mouvement, c’est-à-dire l’être essentiel de tout étant. C’est ainsi que la « mesure » du mouvement apparaîtra comme une dimension constitutive de ce même mouvement, c’est-à-dire de l’être de l’âme et de l’étant. A partir de là, se manifestera clairement le sens ultime de l’expression « l'être des choses corruptibles, étant changeant [c’est-à-dire étant soumis à la dynamique de l’être et du non-être], est mesuré par le temps »[425].

 

            Dans l’âme rationnelle, les trois extases du temps ne se réalisent jamais séparément. Lors des analyses de la constitution du temps, nous avons souligné cette unité foncière. Le présent est inclus dans le passé, tous les deux étant englobés par l’avenir. En effet, les données des sens (présent) sont constitués par l’impact qu’ils reçoivent de la part de l’imagination et de la rétention (passé), sachant que l’imagination et la mémoire se nourrissent elles-mêmes des donnés sensibles. Mais cette unité des sens et de l’imagination mémorative est à son tour déterminée par le pouvoir proprement rationnel[426], c’est-à-dire le pouvoir qui projette (avenir). Ce pouvoir ne pourrait pourtant jamais avoir lieu sans le concours des données sensibles et retenues dans l’imaginaire, sans oublier la sphère émotive qui est influencée par l’imagination mémorative et qui influence à son tour la ratio. Or, si on jette un regard global sur ce processus cognitif, on voit ressortir la structure même de l’âme humaine, comme l’unité des sens, de l’imagination, des passions et de la ratio. C’est ainsi que les activités de l’âme qui constituent le temps ne peuvent se dérouler elles-mêmes que dans l’horizon du temps.

 

            Or, l’âme n’est jamais seule : étant substantiellement unie au corps, elle ne peut réaliser aucune activité sans se rapporter à un étant externe. Seul un étant mondain, en effet, peut fournir aux sens, et donc à l’imagination, aux passions et à la ratio, la « matière » de leurs activités. Si l’on regarde le résultat de ces activités de l’âme pour l’étant mondain lui-même, on doit constater que c’est son essence même, au sens de la quiddité, qui est constituée. L’aspect sensible de l’étant (présent) acquiert une forme lors de la rétention dans l’imagination (passé)[427] et connote un sens quidditatif lors de la projection de la ratio (avenir). La ratio particularis élabore la substantia particularis[428] (image-essence d’un étant particulier, tel homme, tel arbre, etc.), alors que la ratio universalis représente l’essence générale contenue dans le concept[429]. La dimension de l’avenir de l’activité de la ratio ressort du fait que celle-ci sélectionne, parmi les données sensibles que lui présentent l’imagination mémorative, ceux qui sont aptes à constituer la quiddité de l’étant en fonction des nécessités internes de la ratio. C’est donc afin que (avenir) l’âme humaine fonctionne selon sa nature (passé ouvert à l’avenir) que les essences des choses sont constituées comme telles ou telles à partir des donnés sensibles et mémorisées. De cette manière les étants sont orientés vers l’âme laquelle est à son tour la seule à pouvoir dévoiler le sens des étants. C’est à partir de là, par ailleurs, que nous pouvons parler de la dimension herméneutique des activités de l’âme, au sein de la réflexion thomasienne[430].        

 

            Le temps constitue donc l’horizon indispensable à la constitution des étants essentiels comme tels, et même, dans un sens que nous préciserons, à la « vie » des étants. Nous devons toutefois souligner, qu’au sein même de l’unité des trois extases temporelles, un certain privilège accordé au temps futur ressort de la réflexion de saint Thomas. La constitution des essences des choses est, en effet, ordonnée au fonctionnement normal de l’âme lequel est primordial pour l’être humain. Or, c’est justement l’avenir qui joue le rôle déterminant dans la formation des essences, puisque le choix qu’accomplit la ratio est déterminé par l’avenir. Puisque cette formation s’effectue à partir des donnés sensibles (présent) et mémorisées (passé), c’est nécessairement l’avenir qui détermine le mode même selon lequel les sens et l’imagination mémorative fonctionnent[431]. Ainsi nous pouvons qualifier le fonctionnement de l’âme humaine comme une sorte de souci pour soi-même dans l’horizon du temps. Nous verrons que le vécu du néant, au sein de la création continue, renforce encore ce souci constitutif de l’âme pour son propre être. Nous avançons cette considération en vue de la confrontation avec la réflexion de Heidegger des années 1920, selon laquelle la vie facticielle (être-là) est interprétée comme le souci temporel organisé par la primauté de l’avenir, autrement dit, par le vécu du néant de la mort.

 

            Le temps comme horizon de l’accomplissement de l’étant se manifeste encore plus clairement lorsque cet accomplissement est interprété en fonction des notions de puissance et d’acte. Cette interprétation manifeste, en effet, une structure circulaire de l’être de l’étant : l’étant n’est soi-même qu’en se référant à l’autre que lui (aliquid)[432], ce qui veut dire que l’incessante dynamique « acte/puissance » est constamment « sortie de / retour sur » soi-même[433]. L’essentiel est de voir que ce cercle ontologique, au niveau de l’étant créé, n’est jamais un cercle parfait ou complet. En effet, l’instance du néant autour de laquelle balance l’être de l’étant[434] ne permet pas que la dimension du retour soit identique à celle de la sortie. L’influx de l’être n’est nullement déterminé par ce qui préexiste déjà dans l’étant. Le vrai corrélat de l’influx de l’être est un néant dont l’étant est tiré à chaque instant, ce qui signifie une nouveauté radicale et un inachèvement perpétuel (finitude). C’est là que le temps apparaît comme un horizon constitutif de cet être inachevé, de ce « cercle imparfait ».

 

            Afin de rendre claire cette apparition du temps, il faut prendre en compte, suivant saint Thomas, l’acte de l’âme intellectuelle. Celui-ci consiste à saisir l’acte de l’étant[435]. L’âme connaît l’étant en suivant son cercle ontologique : c’est ici que se révèle le sens profond de la notion de ratio comprise à la fois comme essentia de l’étant et comme acte intellectuel propre à l’homme[436]. La connaissance de l’étant atteint les racines de celui-ci lorsque l’âme « saisit » le moment du néant au sein du cercle ontologique. Cette saisie se présente comme une faille dans l’activité de l’âme, comme son impuissance, puisque ce moment signifie un « inconnu » radical. L’acte intellectuel correspondant à l’acte de l’étant, l’« inconnu » devient constitutif de l’être même de l’âme. Dès lors, l’être de l’âme doit être considéré lui aussi comme un cercle imparfait, ce que confirme, par ailleurs, son statut de créature.

 

            Or, c’est justement en faisant son propre cercle de « sortie de / retour sur » soi-même (exitus et reditus)[437], cercle où l’inconnu radical (instance du néant) joue un rôle déterminant, que l’âme se découvre comme radicalement temporelle. Les données sensuelles, auxquelles saint Thomas réfère la dimension du présent, ne sont, dans ce contexte, que l’exigence à la fois de les délaisser et à la fois de retourner inlassablement à eux : étant eux-mêmes acte de l’âme unie au corps, les sens ne peuvent jamais se renfermer sur eux-mêmes, mais doivent nécessairement constituer une occasion pour l’âme d’être ce qu’elle est, c’est-à-dire d’accomplir son propre sortir d’elle-même et retourner sur elle-même[438]. C’est pourquoi, les données sensibles sont considérées et reconsidérées dans l’imagination mémorative : tel est le mode d’être de l’âme (son cercle). C’est ici, comme nous l’avons vu, que saint Thomas constate l’apparition de la dimension du passé. Si le cercle ontologique de l’âme n’était pas concerné par l’instance du néant, s’il était achevé (parfait) et sans nouveauté radicale, alors la considération des donnés sensibles aboutirait toujours au même résultat, à la création des essences inchangeantes des choses. Dans ce cas, rien ne serait à attendre de l’avenir, sauf ce qui vient déjà du passé et du présent. Mais l’acte intellectuel de l’âme saisit quelque chose d’irréductible à ce qui était déjà ; il bute à l’influx de l’être, à l’« inconnu » radical. Cette nouveauté absolue de chaque instant perturbe la perfection du cercle ontologique de l’âme. Celle-ci ne maîtrise plus rien : « Principia essencialia rerum sunt nobis ignota »[439]. Tout est transformé par ce qui vient à chaque instant de l’avenir. L’âme est inlassablement nouvelle, et les essences des étants le sont du même coup : « Toute créature est mobile en quelque manière »[440]. Par son pouvoir du néant, par l’« inconnu » absolu, l’avenir impreigne le passé et le présent, par lesquels nous connaissons. Dès lors toute connaissance humaine possède comme une face cachée une non-connaissance radicale.

 

            La structure ontologique de l’étant est le temps, parce qu’elle est un cercle imparfait. La raison de cette imperfection réside dans l’« inconnu » radical, corrélat du néant au sein de l’acte intellectuel. Or, toute imperfection tend vers ce qui est parfait[441] : saint Thomas reprend cette doctrine largement répandue dans la philosophie antique et médiévale. Même radicalement fini par le vécu de l’« inconnu » absolu, l’intellect humain tend vers la connaissance parfaite, comme le cercle imparfait tend vers le cercle parfait, celui qui reçoit l’être vers celui qui est l’être lui-même. Nous avons vu déjà que saint Thomas interprète l’être parfait, son quidam circuitus, comme un « cercle parfait »[442]. C’est justement dans cette perfection du cercle que réside la raison (ratio) de l’éternité. A cause de cette perfection, il est vain, semble-t-il, de parler d’une quelconque temporalité de l’éternité, malgré un mouvement spécial propre à la divinité lequel se manifeste en particulier dans les rapports trinitaires. Toutefois, suivant la doctrine selon laquelle l’imparfait participe au parfait, voire le parfait « descend » vers l’imparfait[443], il existe un lien spécial entre l’esse ipsum subsistens éternel et l’ens temporel. L’idée de actualitas actuum[444] interdit de projeter toute connaissance positive que la ratio humaine recueille auprès de l’imparfait, sur le parfait (l’« inconnu » absolu). Nous avons vu pourtant que l’esse ipsum subsistens éternel est présent d’une manière très particulière dans l’ens temporel (creatio, conservatio), ce qui permet de postuler une possibilité de remonter jusqu’à l’éternité par le biais du temps, par-delà la connaissance conceptuelle. Nous allons approfondir le concept de participation de l’ens à l’esse ipsum subsistens, du temps à l’éternité, avant de revenir à l’acte de l’éternel sur le temps.

 

 

e) L’ens temporel comme participation à l’esse ipsum subsistens éternel

 

 

            Saint Thomas définit l’étant essentiel (ens) comme ayant-part à l’être, comme habens esse. Si l’être même (esse ipsum), alors qu’il est reconnu comme subsistant en soi (esse ipsum subsistens) et donc différent de l’esse commune[445], contient, sous le mode d’unité inimaginable, tous les modes d’être jusqu’à l’infini, l’étant n’a d’être que selon la mesure de son essence[446]. Chaque étant représente, selon son mode d’être fini, telle ou telle perfection de l’être même. Cette représentation est une participation : l’étant est une perfection de l’esse ipsum, mais sous un mode limitatif lequel isole la perfection donnée au sein de l’unité absolue de l’être même. Par conséquent, l’étant est infiniment éloigné de l’esse ipsum tout en représentant un aspect (perfection) de ce dernier[447]. Cette représentation ressort du fait que la perfection de l’étant est portée par cette perfection première qu’est l’actualitas actuum[448] et même la contient en quelque sorte[449]. La distance est pourtant infinie, car le mode d’être de la perfection de l’étant n’a rien avoir avec son mode d’être au sein de l’esse ipsum[450]. En effet, elle est détachée de l’unité absolue avec toutes les autres perfections dont le nombre, dans l’être lui-même, est infini. La tâche principale de notre travail est de maintenir sous le même regard à la fois cette participation et cette distance.

 

            L’infini envisagé dans l’unité absolue supprime la possibilité du « nombre ». C’est pourquoi, lorsque saint Thomas réfléchit sur l’esse ispum à partir de son intellectualité, à partir de sa « mesure », il parle non du « temps infini » qui correspondrait à l’infini du nombre des perfections, mais de l’éternité qui signifie « tout à la fois »[451].  Le temps, mesure de l’étant, participe à l’éternité suivant la participation de l’ens à l’ipsum esse subsistens, lorsque cette participation est envisagée dans sa dimension d’intellectualité (de « mesure »). Le cercle imparfait de l’étant « a part » (habens) au cercle parfait de l’éternité, la « mesure » de l’étant participe à la « mesure » de l’éternité. Nous étudierons plus clairement cette participation quand nous réfléchirons sur le rapport qu’a celui qui « mesure » l’étant, à savoir l’intellect humain, avec celui qui « mesure » l’éternité, à savoir l’intellect divin. 

 

            Attirons l’attention sur un autre aspect de la participation de l’étant à l’être même. Nous avons vu que saint Thomas, en suivant Boèce, définissait l’éternité comme vie[452]. Dans la question 18 de la Prima Pars, saint Thomas affirme que « la vie est en Dieu dans la plus haute acception du terme » et que la vie « éternelle » est la vie « parfaite »[453]. En effet, Dieu « se meut » parfaitement par soi-même, car sa « nature est son intellection même » et son « naturel n’est pas fixé par un autre »[454]. De nouveau, nous sommes référés à la perfection du cercle divin. La question qui se pose alors, concerne la vitalité des étants dont le cercle n’est pas parfait. La réponse schématique consiste à dire que l’(im)perfection de la vie des étants dépend de l’(im)perfection de leur cercle ontologique[455]. Ainsi la vie des étants intellectuels, anges et hommes, serait plus parfaite que celle des animaux et des plantes. L’originalité de l’Aquinate réside dans le fait qu’il étend la notion de vie même sur les étants considérés comme sans vie du point de vue psychologique. Cette originalité est conséquente vis-à-vis des prémisses de sa réflexion. En effet, si la perfection de la vie consiste dans le cercle ontologique parfait (identification de l’être et de l’intellection), la vie (imparfaite) doit se trouver dans tout étant dont le cercle ontologique a part (habens) au cercle divin. Or, tout étant, même non-vivant du point de vue psychologique, est un tel cercle (omne ens est aliquid), puisque son être ne peut surgir sans être saisi par l’intellect : si l’intellect humain connaît certains étants, ils sont tous connus par l’intellect divin. Saint Thomas peut donc affirmer que « comme toutes les choses que Dieu a faites sont en lui comme connues, on doit dire que toutes les choses, en Dieu, sont la vie divine même »[456]. Nous découvrons donc, moyennant la notion de vie, la participation de tout ens à l’éternité. C’est de cette manière que l’éternité est mesure (intellectus) non seulement de l’être divin, mais également de tout étant[457]. L’éternité, la vie par excellence, est la vie de tout étant, même de celui qui est non-vivant psychologiquement.

 

            Nonobstant que tous les étants sont mesurés (connus) par l’éternité, ceux qui tombent sous l’intellect humain sont mesurés également par le temps. Nous voyons que les deux mesures portent sur le même acte d’être de l’étant. Si cet acte se réfère à la vie éternelle quant à son rapport à Dieu, il est temporel quant à l’activité intellectuelle de l’âme humaine. Ainsi, malgré la simultanéité de leur action, les deux mesures sont hétérogènes : la mesure divine (éternité) réfère l’étant à son infinité[458], alors que la mesure humaine (temps) introduit dans l’étant sa finitude propre. L’intellect humain, en effet, est créé comme tout autre étant. Or, en sachant que l’intellect humain contribue à la constitution de l’être de l’étant en le rendant essentiel et temporel, la création de l’intellect humain se présente comme une sorte de médiation dont le Créateur se sert pour créer tous les autres étants. La mesure des choses par l’éternité, toute hétérogène qu’elle soit vis-à-vis de la mesure temporelle, s’applique à toutes les choses, à la fois directement, tant qu’elles sont en Dieu, et, à la fois, par le biais du temps, quand elles sont « séparées » de Dieu lors de la création[459]. L’intellect humain mesure les étants non seulement pour soi-même, mais aussi pour l’éternité. Le temps participe donc à l’éternité non, certes, comme sa partie, mais comme une mesure humaine qui tient quelque chose de la mesure divine. Nous approfondirons encore cette idée lors de la discussion sur la distinction entre l’intellectus divin et l’intellectualité proprement humaine qu’est la ratio. Ajoutons simplement qu’avec l’idée de la participation du temps à l’éternité, nous sommes renvoyés de nouveau au problème de la présence de Dieu dans tout étant. D’où une étrange transgression des frontières entre l’intériorité et l’extériorité, entre tout dedans et tout dehors. Dieu est dans toute chose, mais le temps, en tant que co-originaire au créé, est déterminé par l’éternité comme par sa Cause et maintenu en elle à la façon dont les effets sont maintenus dans leurs cause. La présence de Dieu dans chaque étant est également la présence de l’étant en Dieu[460].

 

            Il y a cependant encore une différence de taille entre l’intellect humain et la créature non-intellectuelle : l’homme tend à dépasser la sphère du créé, car il cherche à connaître non seulement un autre étant créé, mais aussi Dieu, l’esse ipsum subsistens lui-même. Le temps se projette donc en quelque manière sur l’éternité en voulant saisir l’acte de celle-ci. Or, ce désir de connaître Dieu est, selon saint Thomas, la raison profonde pour laquelle l’homme veut connaître les étants, puisque ceux-ci sont des ayants-part à l’esse divinum. Il en ressort que le temps se rapporte à l’éternité non seulement comme à sa Cause, mais aussi comme à sa Fin. Autant dire que le temps est déterminé, dans son être même, par l’éternité. Notre travail montrera en quoi consiste cette détermination, à savoir l’essence du temps selon saint Thomas, et de quelle manière cette essence, ainsi conçue, voisine, paradoxalement, avec celle qu’élabore Heidegger.

 

f) Le rapport de l’éternité et du temps

comme la contraction de l’être à l’égard de l’étant

 

 

            La présence de Dieu dans chaque étant, comprise comme la simultanéité de l’acte de l’éternité et de l’acte du temps sur l’étant, doit être précisée quant à son mode. Comment est-il possible, en effet, que l’être même (éternité) soit à l’origine de la finitude (temps)[461] ? Saint Thomas interprète cette possibilité en termes de contraction (contractio)[462] de l’ipsum esse en faveur de l’ens, ce qui signifie une sorte d’ « autolimitation » de l’être infini lorsque celui-ci permet que ses perfections soient représentées sous le mode fini dans l’étant créé[463]. Cette contraction est-elle un « mouvement » par lequel l’être délaisse son infinité et revêt la condition de créature temporelle ? Par la création, l’éternité devient-elle essentiellement temporelle ? Saint Thomas refuse une telle éventualité. La présence de Dieu dans chaque réalité, de l’actualitas actuum dans tout acte de l‘étant, se présente plutôt comme la dialéctique de la donation et du retrait. Dans la pensée de saint Thomas, la donation de l‘être de l‘étant comprise comme « autolimitation » de l’esse ipsum dans l’ens créé contient un moment transcendant cette contraction même. Ainsi la perfection essentielle (temporelle) de l’étant, tout en participant, par son acte ontologique même, à la perfection première de l’être divin, est simultanément référée à ce qui la transcende. La veritas rei, étant « dans » la res elle-même, est en même temps « hors » d’elle. De son côté, la perfection première (actualitas actuum), nonobstant sa contraction dans l’acte de la donation de l’être, reste hors de l’emprise de la finitude temporelle : « Dieu n’est pas quelque partie de l’univers ; au contraire, il est au-dessus de tout l’univers, en ce qu’il précontient (praehabens) en Lui toute sa perfection, et ceci d’une façon plus éminente que celle qui se trouve dans l’univers lui-même »[464]. C’est justement cette contraction au sein de la donation qui constitue l’instance du néant au sein de l’étant essentiel. Celui-ci est constitué par ce qui le transcende, qui reste hors de son emprise. A cause de cette contraction au sein même de la donation, l’intellection humaine coïncide avec le procès du temps que nous avons analysé précédemment. Le temps apparaît donc comme constitué par cet ensemble que forme la donation et le retrait, la contraction et l’infini.

 

            Les notions de donation et de retrait ont été employées par Heidegger. Mais, comme nous le verrons, Heidegger refuse de reconnaître une instance subsistant en soi par delà l’étant, au sens d’un quelconque esse ipsum subsistens, au nom de la différence de l’être et de l’étant qu’il prône. La confrontation entre Heidegger et saint Thomas sera néanmoins possible au niveau de la question portant sur l’unité du temps. Heidegger ne cessera jamais de chercher la réponse à cette question, alors que saint Thomas semble la trouver justement dans l’idée de l’éternité comme simultanéité absolue de l’être subsistant en soi. C’est cette idée que nous allons approfondir. Nous devons ajouter toutefois que la résolution thomasienne du problème de l’unité du temps n’est pas le terme de la réflexion, puisque l’éternité qui fonde le temps dans son unité n’est jamais saisie rationnellement et n’est donc jamais connue définitivement. C’est pourquoi, l’éternité en tant que fondement du temps (l’être en tant que fondement de l’étant), est à chaque instant, selon saint Thomas, à rechercher de nouveau. Il s’agit du mouvement même de la pensée qui ne trouve jamais de repos malgré de nombreuses connaissances acquises : la création se poursuivant, les étants, dans leurs actes d’être, sont toujours en mouvement. La présence de l’éternité dans le temps n’est saisie que dans le déploiement même des actes temporels, comme source « vivante » de ceux-ci. La recherche de l’éternité est donc constante et temporelle elle-même. Dans la confrontation avec Heidegger, l’essentiel est de savoir dans quelle mesure, nonobstant les différences incontestables, le concept de temps du philosophe de la Forêt Noire fait écho à la réflexion de saint Thomas, selon laquelle le mouvement de la pensée humaine (temps) est fondé par l’éternité et est déterminé par la recherche incessante de cette dernière.

g) L’éternité comme pouvoir unificateur de la temporalité

 

 

            La présence du temps dans l’éternité, ou de l’éternité dans le temps, est la présence du principe unificateur dans tout ce qui est en train de devenir successif. L’éternité, ce « tout à la fois », correspond à l’Un absolu[465], alors que le temps, à partir de l’âme rationnelle, surgit partout où apparaît une composition quelconque, à commencer par celle de l’acte d’être et de l’essence[466]. L’éternité est donc le pouvoir unificateur du temps aussi bien dans sa dimension de mouvement que dans celle de rationalité. En effet, « là où, dans notre intelligence, il y a composition, dans l’intelligence divine il y a unité ; mais la composition est une certaine imitation de l’unité, et c’est pourquoi on l’appelle union »[467], ce qu’il s’agit d’expliciter selon le principe annoncé plus haut, à savoir que « des choses diverses et opposées en elles-mêmes préexistent en Dieu dans l'unité, sans faire tort à sa simplicité parfaite »[468].

 

            C’est là que nous retrouvons la conception de l’éternité exprimée par la notion de nunc stans. Le nunc stans coexiste avec l’instant temporel, et pourtant il en est différent[469]. Cette « coexistence » est corrélative à la présence de Dieu dans la chose et à la création continue. La différence tient au fait que le nunc stans éternel est le « même » absolu, l’Un, alors que l’instant temporel est changeant « notionnellement ». Mais puisque son déroulement est fondamentalement l’œuvre de la création, le mouvement temporel se tient dans l’un d’éternité : « Grâce à sa simplicité, l’éternité est présente au temps tout entier et elle le contient »[470]. Or, l’essence du temps, référée à l’un éternel, consiste justement à reproduire sous le mode dispersif la simple perfection de l’éternité[471]. La création entière est donc, de par son mouvement incessant, unifiée par sa référence à l’un absolu et éternel.

 

            C’est pourquoi, l’âme humaine dont les activités rationnelles coïncident avec le temps, doit à son tour être référée à, voire contenir, l’un d’éternité. En effet, elle ne pourrait jamais saisir l’essence de l’étant sans cette référence, puisque l’essence de l’étant est formée non seulement par l’un divin, mais aussi, comme à l’intérieur de l’activité créatrice de Dieu, par le concours de l’âme rationnelle. C’est pourquoi cette dernière, en parcourant le cercle essentiel de l’étant, est animée par un pouvoir unificateur qui lui permet de joindre les unes aux autres les données sensibles, de les transformer, avec un ordre, dans la mémoire imaginative et d’accoucher les essences comme des « unités » à part. Nous avons déjà considéré la dimension temporelle de ce processus où la référence à l’inconnu radical (l’instance du néant) joue en rôle déterminant. Nous pouvons affirmer maintenant que cet inconnu radical, qui détermine le mode d’être temporel des essences, coïncide avec l’un d’éternité à l’œuvre dans la création.

 

            Ce qui transcende l’âme rationnelle et lui apparaît donc comme un inconnu radical, est en même temps ce principe unificateur qui permet le surgissement de tout étant essentiel par le biais de l’âme, y compris l’âme elle-même. Les actes temporels de l’âme rationnelle se réalisent moyennant l’unification laquelle est déclenchée à chaque fois par le contact avec le transcendant absolu (actualitas actuum) vécu par la ratio humaine comme un néant, car aucun étant ne lui correspond. La doctrine de la présence de l’actualitas actuum dans tout acte de l’étant nous fait pourtant comprendre que le principe unificateur ne se situe pas dans quelque lieu extérieur à l’âme, mais est présent à sa manière dans l’âme elle-même. C’est pourquoi saint Thomas peut affirmer que l’homme est in  confino du temps et de l’éternité[472], voire qu’il est à la fois dans le temps et dans le nunc stans[473], et même per se dans le nunc stans et per accidens dans le temps[474]. A ce titre, tous les actes humains qui manifestement se déroulent dans le temps, tels que connaître et vouloir, se décider et se mouvoir, désirer et sentir, sont posés simultanément en dehors du temps, dans l’immédiateté du nunc stans, comme des actus subitus[475]. En effet, si l’homme se déploie dans le temps, ce déploiement est déterminé par un élément qui, dans l’homme, contient déjà l’homme entier dans son unité[476]. Autrement dit, l’intellect en tant que pouvoir de l’homme participe à l’intellect divin lequel contient sous le mode de l’Un l’essence humaine toute entière. Le fonctionnement de la ratio humaine est animée par l’intellectus corrélatif à l’un d’éternité. C’est ce point que nous devons approfondir.   

 

 

2. L’éternité et le temps dans le rapport entre l’intellectualité de l’esse divinum

et la rationalité de l’esprit humain

 

 

            L’intellectualité de l’être, dans la conception thomasienne, se révèle à la fois à partir de l’acte propre de l’esse divinum et à partir de celui de l’esprit humain. A ce titre, elle concerne au plus profond l’éternité et le temps, puisque ceux-ci sont définis, nous l’avons vu, comme des « mesures » au sens de connaître : l’éternité, comme mesure de l’esse ipsum subsistens, le temps, comme mesure des choses en mouvement (étants) effectuée par l’esprit humain. Voyons comment le rapport entre l’éternité et le temps apparaît sous cet angle.

 

a) La distinction entre intellectus et ratio

 

 

            Saint Thomas qualifie l’intellectualité de Dieu comme intellectus divinus et réserve à celle qui est propre à l’homme l’appellation de ratio[477]. Cependant, le fait même que nous appliquions le même terme d’intellectualité à la fois à Dieu et à l’homme interdit, semble-t-il, de poser un abîme infranchissable entre les deux termes. Un tel abîme est pourtant bel et bien posé par saint Thomas à chaque fois quand il s’agit de traiter la différence entre l’actualitas actuum de l’esse ipsum et l’actus propre à l’étant : si tout étant peut être classé dans un genre, voire dans une espèce, Dieu est au-delà de tout genre[478]. Dès lors, aucun prédicat ne peut être attribué communément à Dieu et à la créature. L’actualitas actuum est parfaitement inconnu. Mais voici que saint Thomas parle de l’intellectualité comme du prédicat commun à Dieu, aux anges et aux hommes, et ose même affirmer que les hommes sont de la même « espèce » que Dieu[479], comme si l’abîme infranchissable aurait été franchi. Devant ce paradoxe, nous pouvons rester perplexes. Mais c’est peut-être la meilleure manière d’entrer dans la philosophie de saint Thomas que d’accepter ce paradoxe qui a fasciné, animé et été le but de sa pensée : l’accès de l’homme à Dieu, une sorte de franchissement de ce qui est, en principe, infranchissable pour une créature en tant que telle. Le rapport entre l‘éternité et le temps, tel qu‘il se dessine dans l‘intellectualité de l‘être, est la figure de ce franchissement de l‘infranchissable. Il se révèle dans la distinction entre intellectus et ratio qui s‘annonce donc plus subtile que l‘histoire de l‘école thomiste n‘a su le montrer[480].

 

α) Dieu éternel comme intellectus

 

 

            Au sein du cercle parfait de l’esse divinum, le rapport à soi même est appelé, par saint Thomas, intellectus. Dieu se connaît[481]. Il serait désastreux de représenter cette connaissance de Dieu par lui-même selon un modèle de la connaissance humaine tel qu’il est établi à l’époque moderne, selon une scission entre sujet et objet, et même selon une idée plus générale d’une distance quelconque entre la connaissance et ce sur quoi elle porte. La connaissance de Dieu, c’est son être même[482], ce qu’il faut comprendre comme : Dieu est, selon son mode d’être à Lui, dans le « par-tout » de son être. Gardons-nous d’imaginer cette identification comme un surplus des mots où chacune des notions aurait exactement le même sens et rendrait l’une l’autre superflue[483]. Sans nulle distance, dans l’Un parfait, il y a une sorte de « dédoublement » qui constitue pour nous un mystère absolu et qui sert de base, pour saint Thomas, aux analyses des rapports trinitaires[484]. C’est ce « dédoublement » dans l’Unité que l’Aquinate appelle intellectus : « En Dieu, l’être est identique à la pensée, donc l’intention de l’intellect en Lui est son intellect même »[485], ce qui fait que « c’est au plus haut degré qu’Il fait retour sur son essence et se connaît Lui-même »[486]. Dieu « se mesure » étant lui-même l’acte d’être de cette mesure[487]. En se connaissant, Dieu est la racine de lui-même ; en étant la racine de soi-même, Dieu est intellectus. Ce « dédoublement » au sein de l’identification de l’être divin et de la connaissance divine est précisément l’éternité.

 

            Or, puisque Dieu est l’actualitas actuum de tout étant, il connaît parfaitement tous les étants en les faisant être[488]. A la racine de Lui-même en tant que Créateur, Dieu est à la racine des choses : « Comme en Lui l’intellect est la chose pensée, en se pensant, il pense toutes les autres choses »[489]. Pour Dieu, faire être un étant, c‘est simultanément le « lire de l’intérieur » (intus-legere)[490]. Dieu-Créateur en tant qu’intellectus est la raison de l’être-intelligible des étants, ce qui veut dire que toutes les choses peuvent être, en principe, connues dès par leur être même. Puisque Dieu est intellectus lui-même, les étants sont intelligibles. Puisque être intellectus signifie, pour Dieu, être (à) la racine de soi-même, connaître des étants signifie être (à) leur racine : actualitas actuum. De cette manière, l‘éternité est la mesure non seulement de soi-même (de Dieu), mais aussi de tous les étants[491]. Il est remarquable que cette connaissance divine des choses n’admette aucune distance, car l’intellectus divin n’a pas besoin de sortir de lui-même pour rejoindre les choses, comme si celles-ci existaient auparavant. L’existence des choses « fait partie » du dédoublement originel être divin = intellectualité. L’intellectus de l’esse divinum crée-connaît les étants en lui-même (mais on peut dire aussi que l’intellectus divin est extériorité pure, car le clivage intérieur / extérieur disparaît dans cette sphère[492]), de sorte que même les étants qui n’existent pas encore, déjà ou jamais sous le mode mondain, « sont en quelque manière (…) dans la puissance de Dieu, sous le mode de ‘simple intelligence’ » ou sous celui de « science de vision »[493]. L’acte de l’intellectus divin est une facette de la présence de Dieu dans les choses, acte qui dépasse, du point de vue divin, l’instance même du néant : dans l’intellectus divin, les choses sont sans être passées par l’ex nihilo. Elles « font partie », selon une expression malheureuse, de l’Un divin. Les mêmes choses qui passent au mode mondain d’être, passent par l’instance de l’ex nihilo. Le point de soudure de l’éternité et du temps consiste dans la dialectique de ce même et de ce nihilo, comme nous le verrons[494].

 

            Après avoir donné l’aperçu principiel de l’intellectus divin éternel, nous pouvons résumer en quelques affirmations ses traits. L’intellectus est un « simple regard » : « Intellectus simplici intuitu videt »[495]. Il correspond, en effet, à l’Un[496], par opposition à une complexité quelconque. Dès lors tout étendue, tout passage, toute discursivité lui est étrangère : « Intellectus simplex est et sine discursu »[497]. A la racine de soi-même et de la chose, l’intellectus voit avec évidence et certitude (certissime)[498]. Eternel, il est « sine continuo et tempore »[499].     

 

            Le sens de l’intellectus propre à l’esse divinum, sens selon lequel la racine coïncide avec ce dont il est racine, sans que ces deux termes soient synonymes (dédoublement originaire), est le sens premier de l’intellectualité. Si saint Thomas parle de l’intellectus de certains étants, notamment des anges et de l’homme, c’est uniquement dans la mesure que ceux-ci contiennent quelque chose de divin. Dès lors, comprendre l’intellectualité de l’homme revient à se référer primordialement à l’intellectualité divine.

 

β) L’homme temporel comme ratio

 

 

            Cette référence est-elle visible dans le fonctionnement du connaître humain ? A première vue, rien n’est moins sûr. La complexité, l’étendue, la discursivité, bref, le mouvement, sont propres à l’opération de la ratio de l’homme[500]. En effet, la connaissance sous le mode de la ratio se caractérise principalement par l’absence de saisie immédiate de l’être de l’étant, donc par le cheminement progressif vers sa vérité, par la nécessité de discourir et de raisonner, de composer et de diviser[501]. Saint Thomas voit la raison de cette complexité dans l’union substantielle de l’âme et du corps, dans l'immersion de l’intellectualité humaine dans la matière. En tant que ratio, la connaissance humaine ne peut procéder autrement qu’à partir des choses sensibles[502]. Celles-ci sont considérées par saint Thomas, nous l’avons vu, comme « le premier connu ». Or, les choses sensibles sont étendues, dispersées dans de multiples accidents, cachées dans leurs nombreuses puissances pas encore réalisées. La ratio doit donc se mouvoir, guidée par les sens, aidée par la mémoire et l’imagination afin d’acquérir quelques connaissances essentielles des étants. La ratio se présente comme une succession d’opérations[503] et, dans ce mouvement, l’être même de la ratio se constitue comme une essence à part consistant en un mouvement porteur de l’intelligibilité des choses. En ce sens, la ratio elle-même ressemble à ces étants qui ne se déploient que successivement[504].

 

            Le cercle ontologique des étants est rationnellement connu en le parcourant selon la surface étendue. L’essence de la chose est obtenue, et ensuite vérifiée, complétée, justifiée moyennant l’appréhension continuelle des divers aspects des étants, par l’aller / retour constant vers les données sensibles. C’est pourquoi, les essences des choses sont, à leur tour, appelées « ratio »[505]. La ratio atteint même les étants immatériels par le biais de ce même mouvement. En effet, la connaissance de ces étants va aussi loin que peut le permettre les représentations à partir des étants sensibles[506], telles des métaphores[507]. Saint Thomas reprend à son compte la distinction classique entre la ratio supérieure et la ratio inférieure où l’objet de la connaissance est constitué respectivement par les réalités immatérielles et les choses sensibles[508]. C’est pourquoi, l’objet ultime de la ratio supérieure, à savoir Dieu, quoique lui-même immobile, est saisi par l’homme de manière mobile.

 

            Puisque le trait essentiel de la ratio consiste en un mouvement, le temps accompagne son activité. La formule qui revient souvent dans les écrits de saint Thomas à propos de la ratio est : cognoscere per continuum et tempus, ou encore cum continuo tempore. Tirée du De Anima d’Aristote[509], cette formule est à la base de la doctrine thomasienne relative à la « co-intellection » (co-intelligi) du temps et de l’objet connu, au sein des procédés complexes de la ratio[510]. « Du fait que nous tirons notre connaissance des images, qui se rapportent à un temps déterminé, le temps s’ajoute à notre opération intellectuelle »[511].

 

γ) Intellectus comme ratio

 

 

            Ce qui précède montre suffisamment pourquoi saint Thomas réfère l’intellectus à l’éternité et la ratio au temps[512]. Mais la visée principale de sa réflexion repose non pas tant dans ces références que dans le fait que, en l’homme, l’intellectus et la ratio constituent une seule et même puissance cognitive[513]. C’est dans leur unité, explique saint Thomas, que la ratio tire son origine et trouve sa fin dans l’intellectus. La présence d’un intellectus étant bel et bien admise au sein de « l’appareil cognitif » de l’homme[514] comme un pouvoir propre de celui-ci, la ratio se présente comme animée à chaque instant de son mouvement par l’intellectus, lui-même immobile, à l’instar du cercle qui court autour de son centre[515]. L’intellectus est présent dans chaque étape de l’opération de la ratio et dans l’ensemble de ses procédés, comme sa possibilité, sa détermination et sa fin. C’est pourquoi, l’essence de l’étant (son cercle ontologique), lorsqu’elle est connue progressivement par la ratio, est en même temps intelligée d’une manière simple et immédiate par l’intellectus[516], car le mouvement de la ratio ne peut se déployer autrement qu’à partir de l’acte de l’intellectus et pour cet acte.

 

            Saisir le point de soudure entre l’intellectus et la ratio demeure pourtant une tâche délicate, voire impossible. L’intellectus est un pouvoir unificateur de la ratio, ce qui fait que celle-ci atteint la vérité, certes, par une représentation étendue et temporelle (image), mais aussi avec une certaine cohérence unitive (concept)[517]. A titre de pouvoir unificateur de la ratio, l’intellectus la transcende. Toutefois, formant une seule et même puissance avec elle, l’intellectus humain s’exprime comme la ratio[518]. Comprendre l’articulation de la transcendance et de l’immanence que nous rencontrons ici ne va pas de soi. Saint Thomas insiste sur le fait que l’acte simple de l’intellectus est temporel per accidens[519], puisque uni à l’acte rationnel propre à l’homme ; il souligne l’atemporalité de l’intellectus humain in se[520] et la dépendance de la ratio à son égard. Le problème consiste dans le fait que ce clivage entre in se / per accidens quant à la situation de l’intellectus dans la noétique humaine n’est pas évident par rapport à la doctrine constante de Thomas d’Aquin qui affirme l’union substantielle de l’âme et du corps. Les affirmations à première vue paradoxales relatives à la situation de l’intellect au sein de la rationalité humaine ne peuvent s’éclairer qu’à partir du rapport entre l’éternité et le temps. C’est spécialement en tant que créature intellectuelle que l’homme est dit se trouver aux confins entre le temps et l’éternité[521].

 

b) La participation de la rationalité humaine à l’intellectualité divine

 

 

           Nous avons déjà vu comment les choses, en tant qu’étants temporels, participent à l’esse ipsum éternel. Or, l’homme y participe d’une manière spécifique, particulièrement dense. Son intellectus est uni à l’intellectualité divine de sorte que saint Thomas n’hésite pas à reconnaître une communauté spécifique entre Dieu et l’homme : « En ce qui concerne la ressemblance de la nature divine, les créatures douées de raison semblent parvenir d'une certaine façon jusqu'à la représentation de la nature spécifique, puisqu'elles imitent Dieu non seulement en ce qu'il existe et vit, mais aussi en tant qu'il connaît intellectuellement »[522]. La communauté de la nature de Dieu et de l’homme s’exprime par le fait que, dans les deux cas, l’opération intellectuelle s’appuie sur les mêmes principes : « Pour les principes que nous connaissons naturellement, cette connaissance est introduite en nous par Dieu, car ces principes, la sagesse divine les contient aussi »[523]. Elle est spécifiquement la même : « Par cette opération l’homme s’unit par ressemblance aux réalités qui lui sont supérieures, car elle est la seule des opérations humaines qui soit en Dieu »[524]. Or, nous avons vu que l’intellectualité divine, dans ses rapports aux étants, consiste dans le pouvoir d’être aux racines des étants en les créant. L’éternité, dans ses rapports aux étants, est cette connaissance-création des étants, ou encore la présence divine dans les choses, leur actualitas actuum. L’intellectus humain, étant lui-même créé, mais créé de façon à participer spécifiquement au pouvoir intellectuel de Dieu, accomplit à son tour l’opération qui est celle de Dieu : il connaît des étants en saisissant les racines de leur être. En ce sens, l’intellectus humain est dit atemporel[525] : participant à l’intellectus divin, il est habité par l’intuition de l’unité absolue de l’être (éternité)[526]. Chaque acte de l’intellectus est frappé de cette unité, ce qui équivaut à l’affirmation que le premier connu (prima)[527], universellement (omnibus notum) et naturellement (naturaliter) connu[528] ainsi que le plus connu (notissimum)[529], c’est l’être de l’étant, voire l’esse ipsum subsistens, car « ce qui convient le plus à l’intellectus, c’est la connaissance de l’esprit incréé, dans la mesure où il y participe »[530].   

 

            Cependant l’intellectus humain est lui-même une créature. C’est pourquoi, sa participation à l’opération intellectuelle divine ne constitue pas une identité numérique avec celle-ci, ce qui ferait de lui Dieu, mais juste une ressemblance spécifique. Au sein de l’unité de l’opération, il y un décalage originaire. Ce décalage se manifeste par le fait que l’intellectus humain, tout en participant à l’œuvre divine de la connaissance-création des étants et en saisissant les racines de l’être des étants, ne les crée pas ex nihilo. Plutôt, au sein de cette création, l’intellectus humain impose aux étants créés ex nihilo par Dieu une finitude propre à l’intellectualité humaine. Cette imposition de la finitude humaine aux étants se traduit par la donation des formes originelles des étants, c’est-à-dire de leurs essences propres[531]. « On dit proprement de nous que nous ‘saisissons intellectuellement’ lorsque nous appréhendons la quiddité d’une chose, ou lorsque nous saisissons ce qui est connu de l’intellect dès que les quiddités des choses lui sont connues, comme le sont les premiers principes »[532]. L’homme étant lui-même une créature, et à ce titre un étant comme les autres, il applique à lui-même cette même opération intellectuelle, c’est-à-dire remonte à ses propres racines selon la saisie des « principes premiers » et conçoit sa propre essence.

 

            Or, nous avons vu que l’opération de la conception des essences des étants, opération intellectuelle propre à l’homme, coïncide avec la conception du temps. Le temps est donc une expression de la finitude humaine. Ce qu’il s’agit de retenir, c’est que cette finitude[533], en déployant son essence, est simultanément porteuse de l’activité divine, puisque l’intellectus humain est participation spécifique à l’intellectualité de Dieu. L’âme, en parcourant « progressivement les degrés de la connaissance » (ratio) jusqu’à la conception « des esprits créés », « finit par atteindre une sorte de connaissance de Dieu même ». En ce sens, l’âme « possède l’intelligence, c’est-à-dire proprement l’acte de l’intellect, puisque connaître Dieu est le propre de Dieu, son intellect étant son intelligence, c’est-à-dire son acte d’intellection »[534]. L’acte propre de l’intellectus humain « a part » à l’intellectus divin. Il en ressort que le temps contient l’éternité, dans la mesure où il (intellectus en tant que ratio) réalise l’activité propre à l’éternité. Le temps contient l’éternité comme ses propres racines, puisque, l’intellectus humain étant créé, la source de son opération, son actualitas actuum, comme pour toute créature, est l‘éternité.

 

            La participation de l‘intellectus de l‘homme à l‘intellectualité divine, du temps à l‘éternité, n‘est qu‘une facette de la rationalité humaine. Selon son autre facette, l‘intellectus est immergé dans l‘univers matériel et s‘exprime, nous l‘avons vu, comme ratio. En joignant les deux facettes de la rationalité humaine, puisque elles forment l‘unique puissance, nous pouvons affirmer que tous les procédés complexes et temporels de la ratio sont traversés par l‘éternité. Si l‘intellectus est le pouvoir unificateur de la ratio, c‘est parce qu‘il tient ce pouvoir de l‘éternité divine, référence ultime de toute unité d‘ordre intellectuel, en y participant spécifiquement. L‘éternité se révèle comme le principe unificateur du temps.

 

            Il est important de voir que ce principe unificateur du temps n‘est pas « externe » au temps lui-même, mais, par le biais de l’unité que forme l’intellectus/ratio humaine avec l’intellectualité divine, il est intérieur au temps lui-même. Certes, cette intériorité ne peut être adéquatement comprise qu’en tenant compte de la transcendance absolue qui sépare le temps en tant que créature de l’éternité en tant que Créateur. Par là, nous sommes renvoyés de nouveau au problème de la présence de Dieu dans les choses, problème qui ne peut que nous mettre devant le mystère de l’actualitas actuum de tout acte de l‘étant. Selon une formule de J. de Finance : « Parce que la connaissance divine transcende le temps, elle ne comporte, entre elle-même et son objet, aucun intervalle temporel »[535]. L’indivisible éternité est présente à chacun des moments du temps. La ratio voit ici ses limites, malgré la participation qui se déploie dans cette même ratio de l‘intellectus à l‘intellectualité divine. C‘est la raison pour laquelle il n‘est pas possible de détecter rationnellement, c’est-à-dire de voir avec précision, un point de soudure entre l‘éternité et le temps : l’éternité est partout chez soi quand elle est dans le temps, nonobstant un décalage originel qu’est la création ex nihilo. Pour s’exprimer dans les tonalités plus thomistes, on dira que les effets contiennent leur Cause, alors même que celle-ci n’a pas de commune mesure avec eux, « leur est disproportionnée »[536].

 

c) La ratio humaine face à l’éternité :

la constitution du temps à partir de l’expérience du néant

 

 

            La participation de l’intellectus à la vie divine, la dimension « atemporelle » de la rationalité humaine, n’est pas accessible aux procédés compréhensifs, proprement temporels, de la ratio, car le principe de cette participation ne réside pas dans les sens. C’est la raison pour laquelle saint Thomas affirme que « l’éternité n’est rien de temporel »[537] : la vie divine n’est pas proprement mesurée par la ratio humaine, mais par l’intellectus divin. Il en suit une conclusion importante : la ratio, radicalement, ne se connaît pas. En effet, étant déterminée dans son être par sa participation à la divinité (ratio comme intellectus), elle ne connaît rien de son être, car elle ne connaît rien de son référant ultime, à savoir l’essence de Dieu car elle ne peut pas la voir dans des conditions corporelles[538].

 

            Arrêtons-nous devant ce rien. Il n’empêche pas à la ratio de fonctionner, de parcourir le réel et de cueillir, d’élaborer, d’affiner progressivement ses connaissances. « Nous voyons tout en Dieu, nous jugeons de toutes choses d'après Dieu, en ce sens que c'est par participation à la lumière divine que nous connaissons toutes choses et que nous en jugeons. Car la lumière naturelle de la raison elle-même est une certaine participation de cette lumière. Ainsi nous disons voir et juger toutes les choses sensibles "dans le soleil", c'est-à-dire à sa lumière. (…) Donc, comme il n'est pas nécessaire pour voir sensiblement quelque chose qu'on voie la substance même du soleil, de même il n'est pas nécessaire non plus, pour voir quelque chose intellectuellement, qu'on voie l'essence de Dieu »[539]. Ce dont la ratio ne connaît rien, détermine ses procédés. Si la ratio peut procéder dans la connaissance des choses, c’est parce qu’elle participe, en tant qu’intellectus, à la science divine qui connaît toute perfection des choses sous son mode divin (sous le mode de l’unité divine)[540]. Il y a du même qui lie l’intellectus au sein de Dieu et la ratio qui parcourt le créé. Nonobstant ce même, les essences des choses dans leur vérité la plus profonde, dans leur vérité sous le mode de l’éternité, ne sont pas connues par la ratio humaine dans des conditions terrestres : tel est l’enseignement formel de saint Thomas.

 

            Il y a donc un décalage entre la vérité des étants au sein de la vie divine, et leur vérité connue par la ratio humaine. Ce décalage correspond au passage de ces mêmes étants par la création continue ex nihilo (conservatio), c’est-à-dire au passage constant de leur mode d’être sous le mode de l’éternité (connaissance divine) à celui sous le mode du temps (connaissance rationnelle de l’homme). Le temps coïncide justement avec le vécu de ce passage : animée par la participation à l’éternité, donc par la connaissance divine des étants, la ratio en est arrachée et ne peut connaître des étants qu’autant que le permet l’interprétation des données sensibles. Le vécu du rien de la connaissance de l’éternité est constitutif pour le mode temporel de la connaissance propre à la ratio.

 

            Ce néant est vécu par l’homme d’une double manière. Premièrement, comme non-connaissance de Dieu, dont l’intellectus anime pourtant les procédés de la rationalité humaine, c’est-à-dire engendre le temps. Grâce à cette animation, l’homme cherche pour autant à connaître l’Inconnaissable, autrement dit à connaître l’éternité par le biais du temps, les étants dans leur vérité éternelle par ces mêmes étants dans leur mode temporel. Deuxièmement, cette non-connaissance de Dieu réveille l’expérience du rien lequel est inclus dans la notion de création ex nihilo. En effet, ne connaissant pas l’essence de Dieu, donc soi-même ainsi que d’autres étants dans leur vérité la plus profonde, l’homme ne connaît aucune justification de son existence, ni de celle des autres étants. Ayant pour principe non seulement l’idée divine[541], mais aussi le néant[542], la créature rationnelle perçoit une menace, car l’être et le non-être ne sont pas compatibles[543] et s’excluent absolument[544]. Cette menace du non-être incite une sorte de mobilité ontologique[545], la recherche de la sûreté de l’être, de Dieu qui est la source de l’être, ou encore le désir du bonheur (béatitude) lequel consisterait dans « la vision immédiate de Dieu »[546], de la plénitude de l’être, de sorte que ce sont justement cette recherche et ce désir qui animent les procédés de la ratio[547], autrement dit, fait apparaître le temps. Selon saint Thomas, ce désir ne sera pas assouvi tant que l’homme sera soumis à « la matière corporelle » dans des conditions terrestres[548]. Ainsi le décalage originel, c’est-à-dire le rien en tant que constitutif du mode d’être temporel de l’homme, sera à l’œuvre tant que l’homme vit ici-bas. Par ailleurs, la spécificité du rien consiste dans le fait que son expérience ne peut pas s’inscrire dans un genre d’expérience ordinaire : le rien est absolument inaccessible aux sens. C’est pourquoi le rien est constamment oublié. L’expérience extra-ordinaire du rien n’est activée que lors d’une démarche spécifiquement spirituelle laquelle consiste dans la mise de l’intelligence humaine devant l’actus essendi (actualitas actuum) des étants, métaphysiquement parlant, ce qui équivaut, selon le langage religieux, à l’acte d’adoration. L’expérience du rien, c’est l’expérience de la source par celui qui découle entièrement de cette même source. Telle est l’expérience de l’éternité par la ratio, une sorte de « confusion »[549].

 

            Nous voyons donc que l’éternité à la fois constitue le temps et s’en retire sous les espèces du rien. De plus : c’est justement ce retrait, en faisant subir à la ratio le vécu du néant, qui constitue l’être des étants dans leur mode temporel. Moyennant l’intellectus humain qui participe à la vie divine, l’éternité (l’intellectus divin) se présente comme le néant, car rien d’étant connu et rien de temporel, et devient ainsi le temps au sein de la ratio sans perdre sa dimension atemporelle : Dieu est présent dans les choses, sans être des choses. Etant animée par l’éternité atemporelle, la ratio, à cause du vécu du néant, temporalise en quelque sorte l’éternité qui est dans tous ses procédés en essayant vainement de l’atteindre. L’éternité atemporelle est le principe du temps, c’est-à-dire l’atemporalité de l’éternité est la condition de son apparition sous les espèces temporelles.

 

            Nous reviendrons ultérieurement sur le double vécu, par la ratio, du néant lequel voile l’éternité, vécu qui coïncide avec l’apparition du temps. Nous le ferons dans la perspective du rapprochement de la pensée thomasienne avec la réflexion de Heidegger. Nonobstant que ce dernier, en réfléchissant sur la constitution du temps, nie toute référence à l’ « éternité » au sens traditionnel de ce terme, sa pensée explore le même phénomène que celui sur lequel s’est débattu Thomas d’Aquin. Avant de poursuivre notre étude de la réflexion de l’Aquinate dans cette perspective, nous nous interrogerons sur la conception heideggérienne du temps ainsi que sur le rapport de cette conception avec la notion d’éternité. Pour ce faire, il est indispensable de présenter brièvement l’interprétation courante des concepts de temps et d‘éternité dans la scolastique moderne. 

 

             

 

 

 

             

 

           

 

 

  

           

 

 

           

 

 

             

           

Chapitre III : L’interprétation de l’être, de l’éternité et du temps dans la scolastique tardive

 

 

            Nos considérations sur les notions de temps et d’éternité dans les écrits de saint Thomas ont conclu, d’une part, à l’impossibilité de la connaissance positive, par le biais de la ratio, de l’éternité, d’autre part, à la constatation de l’actus de l’éternité dans le temps (ou la participation du temps à l’éternité) où, suivant la conjonction de l’intellectus et de la ratio, l’éternité se manifeste comme fondement et unité du temps dans chaque instant de celui-ci (creatio / conservatio). Dans le langage de la métaphysique de l’être, cette conclusion correspond à la célèbre distinction réelle, au sein de l’ens créé, d’essence et d’esse. Essentielle pour la pensée thomasienne, cette distinction a été longuement débattue et disputée dans l’école de la scolastique post-thomasienne, avant d’être remise en valeur par les thomistes du XXe siècle[550]. Cette remise en valeur signifie la redécouverte du caractère réel de la distinction, alors que, entre le XIVe et le XIXe siècle, l’école thomiste a nettement penché pour l’interprétation de la distinction en tant que distinction secundum ratio (Suarez). Suite à cette interprétation, la conception de l’être propre à Thomas d’Aquin a été obscurcie, voire travestie. Secondé par la négligence de la distinction entre l’intellectus et la ratio, cet obscurcissement a été déterminant pour la compréhension de l’éternité et du temps durant cette longue période. Nous voulons présenter en quelques lignes cette compréhension de la scolastique tardive, dans laquelle Heidegger a reçu sa formation initiale[551].  

I. L’obscurcissement de l’ « esse » dans l’école thomiste

 

 

            Nous empruntons le titre de cette partie de notre travail à C. Fabro[552] dont un article nous a inspiré pour interpréter la lecture que l’école thomiste « classique » faisait de la notion de l’être de saint Thomas[553]. La thèse de cet article est la suivante : « L’obnubilation de la véritable notion thomiste de l’esse qu’on peut observer dans le développement de l’école, s’accompagne (comme signe et cause à la fois) de l’abandon de la terminologie première propre au saint Docteur et de l’adoption par les thomistes de la terminologie de leurs adversaires », de celle d’Henri de Gand en particulier[554]. Après avoir déterminé, dans ses grandes lignes, le processus de cette « obnubilation », nous accentuerons une de ses facettes les plus remarquables et les plus importantes pour l’ensemble de l’histoire de la métaphysique, à savoir la rationalisation de la conception de l’être, décisive pour l’acception des termes d’éternité et de temps.

 

1. « Le fléchissement formaliste »[555] de l’esse

 

 

            La distinction propre à saint Thomas entre Dieu en tant que esse purus ipsum ou esse per essentiam et la créature en tant que ens per participationem, où aucune commune mesure ne puisse être affirmée entre les deux termes, est systématiquement comprise, dès la mort de saint Thomas, en termes de distinction ens necessarium per se et ens per aliud possibile[556]. Non seulement l’expression esse est rendue par l’ens, celui-ci étant ainsi appliqué à la fois à Dieu et à la créature, alors que saint Thomas affirme que Dieu est au-dessus de tout ens[557], mais aussi la catégorie du nécessaire, dans son opposition avec le possible, pénètre la conception de l’esse divinum comme son corrélat principal, alors même que pour saint Thomas cette catégorie exprime proprement le mode d’être des créatures spirituelles et celui de Dieu uniquement par analogie[558]. De la sorte, un système clos rationnel necessarium / possibile pose, quoique sans prendre pleinement conscience de la portée de ce fait[559], un dénominateur commun entre Dieu et la créature.

 

            Déjà avant le XVIe siècle, ce système commence à dominer la métaphysique thomiste, où l’esse est compris comme une sorte de « super-essence », d’ « essence en elle-même » (au sens d’entitas !) qui crée les essences des choses. Suarez a terminologiquement simplifié ce système en galvaudant la distinction essentia / existentia en tant que distinction rationnelle et non pas réelle : existentia n’est qu’un prédicat rationnel de l’essentia. Cette dernière est la seule réalité « réelle » et elle se partage en deux cas de figure : ens necessarium increatum et ens possibile creatum.  Le sens thomasien de l’esse en tant que l’actus essendi ou l’actus actuum, lequel est sans commune mesure avec l’essentia de l’ens, mais ayant lieu néanmoins au sein de celui-ci, perd définitivement sa pertinence et est oublié. Le processus de la création se présente comme une mise « extra possibilitatem » ou « extra nihilum » d’une essence possible par une Essence nécessaire. Quant au problème de l’effectuation de cette Essence elle-même, qui se pose bien puisque cette Essence existe comme existe tout étant, l’idée de causa sui est dispensée par Suarez : si le créé est formellement défini comme existant, c’est-à-dire comme étant causé par un autre, l’incréé peut l’être en tant qu’il existe, c’est-à-dire est causé, par soi. Moyennant ce concept, Dieu est relégué dans l’ordre de la causalité que la raison observe au sein des créatures, comme simple production d’une essence par une autre, avec cette différence que Dieu se réalise lui-même par lui-même[560]. Cette conception de causa sui, introuvable dans les écrits de Thomas d’Aquin, est pourtant désormais communément attribuée à ce dernier et considérée comme la clé d’interprétation de sa pensée.

 

            Ainsi s’accomplit le « fléchissement formaliste » de la notion d’ « acte d’être », selon l’expression de C. Fabro, où l’esse de saint Thomas joue un rôle formel exprimant le fait qu’une essence créée possible, pour devenir existante, a été actualisée ou « réalisée » ou que l’Essence nécessaire, pour exister, se suffit à elle-même : existentia est identique dans tous les cas, car formelle. Les thomistes des XVIIe - XIXe siècles reprennent à répétition cette doctrine, comme en témoigne la grande Summa philosophica de Salvatore Roselli éditée en 1858. Une des conséquences de cette doctrine suarézienne est l’incapacité d’apercevoir le dépassement qu’accomplit saint Thomas entre le clivage traditionnel intérieur / extérieur et, plus généralement, immanence / transcendance. Dans la tradition thomiste « baroque », l’Être divin est compris, en effet, comme « transcendant » le monde, mais il le fait selon les normes que découvre la rationalité humaine en considérant le rapport d’extériorité entre deux essences[561]. Or, nous avons vu comment, selon saint Thomas, la transcendance divine va au-delà de ce clivage rationnel en s’inscrivant, en tant qu’éternité « qui n’est rien de temps », au sein du temps. Afin de comprendre plus profondément la position de l’école thomiste post-thomasienne, nous devons considérer le processus de l’appropriation rationalisant de la métaphysique de saint Thomas.

 

2. La rationalisation de l’esse

 

 

            Par l’expression rationalisation de l’esse nous entendons la soumission de la conception de l’être à des normes dictées par la ratio humaine sans que soit pris en compte le sens ultime de l’intellectus selon lequel la rationalité de l’homme est constituée par ce qui le dépasse, par un élément du néant du savoir. Dans ce processus de la rationalisation de l’esse, la figure de Duns Scot est déterminante. L’intellectualité de l’être divin, à laquelle participe la rationalité humaine, n’est plus considérée comme un abîme infranchissable pour l’homme, comme c’était le cas chez saint Thomas, mais comme ce qui a une commune mesure avec la rationalité humaine : ce n’est plus la ratio qui est tendue vers l’intellectus, mais l’intellectus qui est ramené aux normes de la ratio. Duns Scot, en effet, reproduit le même mouvement que les thomistes dès la fin du XIIIe siècle, sous l’influence notable d’Henri de Gand[562]. Pour Duns Scot, le concept d’être, exprimé par l’unique notion d’ens, est univoque[563]. La notion d’étant est universelle dans ce sens qu’elle englobe à la fois Dieu et les créatures qui sont au même sens du mot être, faisant ainsi de la perfection divine une perfection d’ordre ontique, et non pas une perfection selon être même. L’important est de constater que, selon cette conception scotiste, l’ens univoque est considéré comme objet de l’intellect humain, ce qui inscrit l’esse divinum lui-même dans le champ de la connaissance positive de l’homme, au même titre que tout étant. « L’univocité de l’étant repose sur trois thèses : 1° il y a une unité mentale qui représente d’emblée toutes choses ; 2° cette unité est l’unité de la ratio essendi, qui est commune, plus certaine que toute autre chose et antérieure à tout ce qui est douteux ; 3° cette unité peut par conséquent être prédiquée de toute chose réelle, de la substance comme de l’accident, de Dieu comme de la créature »[564]. La transcendance de Dieu est dès lors comprise à l’intérieur de la conception de la transcendance commune, indifférente et neutre de l’étant comme tel[565]. Cette transcendance de l’étant constituant un concept premier au sein de la connaissance positive de l’homme, Dieu est en principe inclus dans un concept et « compris comme un étant parmi d’autres, et non comme le principe transcendant tout étant. Il est un étant, et non le pur acte d’être »[566]. De cette manière, l’objet premier de la métaphysique devient le concept positif de l’étant commun, antérieur à toute recherche théologique. Ce que nous pouvons connaître de Dieu, même si cette connaissance est effectivement limitée, voire impossible, dans des conditions terrestres, doit être conforme en principe, selon Duns Scot, à l’idée première que nous avons de l’étant. Le concept positif, produit premier de l’activité de la ratio, devient donc la norme suprême de toute connaissance. Si le mot mystère garde un sens, il ne se définit plus comme un inaccessible par principe à la ratio humaine, car il appartient à un domaine ontologiquement autre que cette dernière, mais comme un inconnaissable d’ordre ontique : ce n’est plus la question de principe, mais celle de la faiblesse actuelle de la ratio. En principe, Dieu peut être rationnellement connu et constituer la fin de la métaphysique positive : « Toute enquête métaphysique à propos de Dieu procède en considérant la raison formelle de quelque chose, en supprimant de cette raison formelle l’imperfection qu’elle a dans les créatures, en réservant cette raison formelle, en lui attribuant totalement la perfection souveraine et en attribuant cela à Dieu », affirme Duns Scot[567]. Suarez reprendra, développera et popularisera la conception de Duns Scot : « Objectum adaequatum hujus scientiae [à savoir la métaphysique conceptuelle] debere comprehendere Deum »[568].  

 

3. L’interprétation de la notion de cause efficiente comme raison suffisante

 

 

            Le processus de l’obnubilation de l’actus actuum thomasien et celui de la rationalisation de l’esse se traduit également par une transformation progressive de la conception de fondement de l’étant : la notion de causa efficiens devient causa sive ratio[569]. Lorsque saint Thomas exprime le rapport créationnel de Dieu aux créatures moyennant le vocabulaire de causalité et considérant Dieu, sous ce rapport, comme cause efficiente, il exonère la notion de Dieu de toute implication essentielle avec l’étant. Cause de l’étant en tant qu’ « acte », au sens analogique du terme, de tout acte d’être de l’étant, Dieu ne peut « être » qu’au-delà de l’étant. Ainsi la causalité divine n’a rien du concept de causalité ontique valable au sein de l’étant[570]. Or, avec l’inclusion de l’esse divinum dans un concept rationnel, c’est-à-dire avec la subordination de la notion de divinité à la ratio humaine, la notion thomasienne de causa efficiens n’a pu que revêtir une signification propre à l’univers de l’étant et à la causalité ontique. Le sens d’analogie étant définitivement éclipsé depuis Descartes[571], la conceptualité positive (représentative) a pu prétendre épuiser la totalité de ce qui est, y compris le sens du fondement ultime qu’est Dieu. En passant par la conception de Dieu comme causa sui, le mot même de « cause » a été progressivement remplacé par un concept plus limpide du point de vue rationnel : ratio, raison. La cause, fut-elle divine, est convertible avec ratio entis[572]. Chez Leibniz, Dieu Créateur porte déjà tout naturellement le titre d’ultima ratio, entièrement intelligible à partir du fameux principe de raison suffisante[573]. L’école thomiste, qui avait rendu possible cette évolution dès la fin du XIIIe siècle, s’est emparée, dès le XVIIIe et jusqu’au P. Garrigou-Lagrange, de la doctrine leibnizienne, simplifiée et dispensée dans les manuels de Wolf, et un nombre important de thomistes du début du XXe siècle, sans soupçonner le fait qu’ils transgressent l’enseignement propre de saint Thomas, ont réussi à rendre officielle cette doctrine par la bouche du Magistère ecclésiastique suprême, comme en témoigne l’encyclique de Pie XII Humani generis (1950) qui traite le principe de raison suffisante comme l’un des « principes inébranlables de la métaphysique », « philosophie reconnue et reçue dans l’Eglise »[574].  

 

II. Eternité et temps selon les scolastiques modernes

 

 

            L’obscurcissement du sens thomasien d’esse dans la scolastique moderne, n’a pu que se répercuter sur la conception d’éternité et de temps. Suite à l’enfermement de l’ensemble de l’étant dans un concept positif, Dieu étant compris comme un Etant essentiel, fut-il suprême, l’éternité entre dans un genre qu’appréhende la raison (ratio) humaine, autrement dit, dans un concept : elle est l’immobilité qui s’oppose à la mobilité des êtres temporels. Pour saint Thomas, nous l’avons vu, la notion d’éternité dépasse tout genre ; étant la mesure de l’actus actuum, l’éternité dépasse, pour ainsi dire, le genre du genre. Sans identité ontique, elle ne peut pas entrer en rapport concurrentiel avec l’étant et, par conséquent, peut coexister avec l’étant, voire dans l’étant. Or, selon la scolastique tardive, qui n’a plus ce sens élevé de l’éternité, l’immobilité éternelle n’est intelligible qu’à partir de la mobilité physique des choses, selon le principe d’opposition et d’abstraction croissante. Pierre Auriol remplace d’ailleurs le mot même de « transcendance » par « abstraction », ce qui l’aide à réfuter l’idée de la présence de l’éternité dans le temps[575]. L’éternité serait ainsi un immobile selon toute ferté d’un concept rationnel d’immobilité que nous obtenons à partir d’une représentation d’un étant qui se figerait parfaitement : au sein du concept homogène de l’étant, donc toujours sous un même rapport, après avoir procédé par abstraction, l’opposition parfaite est atteinte et aucune coexistence entre l’être éternel et l’être en mouvement ne peut être admise. Aeternitas est comparatur (ad tempus) omnino negative et praecisive (Auriol)[576]. Cajetan et Suarez, tous les deux d’accord sur ce point entre eux et avec Auriol, utilisent eux aussi la méthode abstractive, selon laquelle on supprime progressivement, au sein de la notion d’éternité, toute qualité positive du temps (négation de la puissance même de changer, celle de toute succession ensuite, et, enfin, celle de tout nombre même de la succession), mais non pas pour  émanciper cette notion de tout genre, mais plutôt pour l’inscrire dans un certain concept, dans un certain genre donc que l’on peut opposer rationnellement à celui de temps[577]. L’éternité et le temps s’opposent comme s’opposent deux genres opposés, c’est-à-dire radicalement, mais au sein du même système. Cette opposition rationnelle chasse donc toute cohabitation : puisque l’éternité et le temps dépendent de la même perspective ontologique, ils peuvent entrer en opposition selon le sens plénier de ce mot. Si saint Thomas emploie, à propos de l’éternité, des expressions qui connotent un sens de mouvement, telle la vie, ce sont là des métaphores, objet de la théologie. Du point de vue philosophique, ce qui importe, pour les modernes, c’est de garder la cohérence logique des concepts.

 

            Cette logique, c’est, bien entendu, celle d’Aristote. Seulement, la lecture que saint Thomas fait d’Aristote et celle de ses disciples divergent dès leur principe. L’Aquinate intègre la pensée du philosophe grec dans son propre projet et cette intégration, nous l’avons souligné, est une transformation. En particulier, la cause motrice d’Aristote, conjointe à la cause finale, est chargée par saint Thomas d’un sens ontologique plus profond, généré par l’idée de la création ex nihilo, par celle de la donation de l’être en général, de l’actus essendi. La cause motrice d’Aristote est subtilement remplacée, chez l’Aquinate, par la cause efficiente[578], et nous avons analysé le sens de cette dernière. L’ensemble du bâtit philosophique aristotélicien en est transformé, y compris sa logique. Celle-ci ne peut plus être envisagée comme une instance autonome, comme un organon indépendant qui règle la pensée. Elle est ouverte, elle participe à et est déterminée par l’ « acte » de l’actus essendi, ce qui signifie sa subordination à la dynamique extraordinaire de celui-ci. Rien de tel chez les scolastiques modernes. Le sens de l’actus actuum étant pour eux perdu, ils envisagent la logique d’Aristote comme une science formelle qui joue un rôle d’un décalque schématique de l’être tel qu’ils le comprennent. Ce statut de la logique en fait la reine des sciences, car, dans ses lois immuables, elle représente l’être en général, son éternité, sa divinité : c’est la raison pour laquelle un concept forgé par la raison humaine doit être absolument véridique et immuable. 

 

            Moyennant cette logique universelle, propre à Dieu lui-même, puisque c’est à partir d’elle qu’il crée des choses, la raison humaine peut obtenir des « vérités éternelles » et les exprimer dans des propositions « immuables », selon le sens d’immobilité de genre rationnel. Si, selon saint Thomas, toute proposition positive au sujet de Dieu doit être animée et dépassée de l’intérieur (intellectus / ratio), la scolastique moderne s’arrête sur l’aspect de la ratio. La vérité éternelle, celle qui mesure l’immobilité divine, peut être exprimée par des propositions rationnelles, puisque la logique rationnelle l’atteint : Dieu est un étant qui rentre dans un concept forgé par l’homme raisonnable. Dès lors, le lieu de la vérité est une proposition logiquement cohérente.

 

            L’immobilité devient critère de vérité : est vraie la proposition qui résiste à toute épreuve, laquelle chercherait une faille d’ordre logique. Telle vérité est éternelle, et c’est parce qu’elle est éternelle qu’elle ne peut être ébranlée et changer. Elle exprime, en effet, le nunc stans immuable, le perpétuel présent auquel toute idée de changement quelconque est par définition étrangère. Puisque l’éternité immobile et ce qui change, les choses physiques, se trouvent englobés sous le même concept d’étant, leurs rapports sont de nature concurrentielle. L’idée de la présence existentielle de l’éternité dans le temps répugne les scolastiques : Suarez, à l’instar de Duns Scot, la rejette[579]. Cajetan, en lisant l’article 13 de la question 14 de la Somme théologique, déclare « qu’il n’a jamais vu personne défendre, de vive voix ou par écrit, la thèse thomiste de ‘présentialité’ des choses à l’éternité »[580]. Présente pourtant bel et bien dans les textes de saint Thomas, cette thèse n’est intégrée que par maints détours et difficultés dans les commentaires des thomistes modernes qui ne peuvent pas révéler son sens profond, la notion d’actus actuum faisant défaut[581]. 

 

            Les propositions qui changent se situent à l’opposé du genre d’immuable : elles sont donc temporelles, car elles expriment les choses qui se meuvent et le temps est la mesure du mouvement. Si pour saint Thomas, le sens ultime du temps réside dans le mouvement de la donation de l’être de l’étant, tant qu’il est mesuré par l’âme intellectuelle humaine, les thomistes modernes comprennent le temps exclusivement comme la mesure quantitative du mouvement physique, d’où les discussions interminables sur l’« objectivité » ou la « subjectivité » du temps. Rien de surprenant, puisque le sens de la notion de cause, pour ces scolastiques, se limite à la représentation logiquement cohérente des rapports entre des étants physiquement extérieurs l’un à l’autre. Le sens profond, thomasien, de transcendance étant perdu, le rapport sujet / objet ne peut que devenir le centre de gravité de toute réflexion, à l’instar de la philosophie moderne dans son ensemble[582]. Pour les thomistes, cette gravitation se traduit encore comme une croisade infinie contre l’ « idéalisme », au nom du « réalisme » : selon eux, l’être commande (« réalisme ») ses lois à la logique, et c’est pourquoi la logique est éternelle, véridique et immuable, alors que, pour les idéalistes, ce sont les idées qui formeraient l’être intelligible. La philosophie de saint Thomas fut entièrement réduite, par ses nombreux disciples de l’époque moderne, à ces clivages sophistiqués. C’est ainsi réduite qu’elle s’imposa à l’esprit du jeune Heidegger[583].      

 

 

           

 

  

 

Chapitre IV : Heidegger avant 1919 et le refus de la notion de l’éternité

 

 

            « Je suis né le 26 septembre 1889 à Messkirch (Bade), fils du sacristain et tonnelier […] Prenant depuis 1900 des cours privés de latin, je pus rentrer, en 1903, en classe de troisième au lycée de Constance. Je dois une influence spirituelle décisive à celui qui était à cette époque recteur du séminaire de garçons, le docteur Conrad Gröber, actuellement prêtre à Constance […] A l’issue de mes années de lycée, je fréquentai, à partir du semestre d’hiver 1909, l’université de Fribourg-en-Brisgau, où je demeurai sans interruption jusqu’en 1913. Je commençai par étudier la théologie. Les cours de philosophie proposés me satisfaisaient peu, si bien que je me consacrai individuellement à l’étude des manuels scolastiques. Ils me fournirent une certaine formation logique formelle, mais ne m’apportèrent pas, sur un plan philosophique, ce que je recherchais […] Outre la petite somme de saint Thomas d’Aquin et certaines œuvres de Bonaventure, ce sont les recherches logiques d’Edmund Husserl qui furent décisives pour mon évolution scientifique […] L’étude approfondie des problèmes philosophiques, en sus des obligations des études proprement dites, occasionna, au bout de trois semestres, un grave surmenage […] Je remis tout à fait en cause une affectation ultérieure au service de l’Eglise. C’est pourquoi, je m’inscrivis, au semestre d’hiver 1911-1912, à la faculté de mathématiques et de sciences naturelles […] Dans cette nouvelle faculté, j’appris tout d’abord à connaître les problèmes philosophiques en tant que problèmes et acquis des notions sur l’essence de la logique, la discipline philosophique qui m’a le plus intéressé jusqu’à ce jour. J’y gagnai également l’intelligence de la philosophie récente depuis Kant qui, à mon sens, est trop peu prise en compte dans la littérature scolastique. Mes convictions philosophiques fondamentales demeurèrent cependant celles de la scolastique aristotélicienne […] Je fus admis par la faculté de philosophie de l’université de Fribourg […] L’étude de Fichte et de Hegel, l’étude approfondie […] de Rickert et les recherches sur Dilthey […], eurent pour conséquence que mon aversion pour l’histoire, aversion alimentée par ma prédilection pour les mathématiques, fut complètement détruite […] Mon intérêt désormais croissant pour l’histoire me facilita l’étude approfondie du Moyen-Âge, sans laquelle il est impossible de reconstruire fondamentalement l’édifice de la scolastique. A mes yeux, une telle étude consistait moins à mettre en évidence les relations historiques entre les différents penseurs, qu’à comprendre et à interpréter le contenu théorique de leur philosophie avec les moyens de la philosophie moderne. C’est ainsi qu’est née mon étude sur la théorie des catégories et de la signification de Duns Scot. En même temps, elle fit germer en moi le projet d’une présentation exhaustive de la logique et de la psychologie médiévales, à la lumière de la phénoménologie moderne… » : c’est ainsi que le jeune Heidegger résume son parcours dans un Curriculum vitae rédigé en 1915, dans le cadre de la procédure d’habilitation[584]. Quiconque étudie cette période de la vie de Heidegger, sait pourtant que derrière ces lignes d’apparence ferme et impassible, se déroule déjà un drame, voire un déchirement, qui décidera pour toujours du destin de la pensée du philosophe. En effet, l’éclairage de la pensée médiévale par la philosophie moderne et contemporaine aboutira au rejet total du système scolastique, rejet qui sera célébré vers 1918 par le passage du catholique Heidegger au protestantisme. Plus précisément, il s’agit du rejet du dualisme éternité / temps, prôné par la métaphysique scolastique, ou plutôt du refus de la notion d’éternité au profit exclusif de celle de temps. Quand au début des années 1920 Heidegger reprendra la réflexion sur l’être, réflexion qui ne cessera jusqu’à sa mort, c’est sans moindre référence à l’éternité, c’est exclusivement en référence au temps qu’elle évoluera.

 

            Faisons la genèse du choix heideggérien.

 

I. L’enracinement dans la tradition catholique et la formation scolastique

 

 

1. L’origine catholique, le temps de l’ardeur de la foi et les déficiences de la formation

 

            Né dans une région et dans une famille catholiques, Heidegger a une éducation chrétienne sans faille. Son père est sacristain, au service de la liturgie au sein de l’église du village. C’est lui qui fait sonner les cloches de la tour de l’horloge qui « ont leur relation propre au temps et à la temporalité »[585]. Les méditations du vieux Heidegger sur son enfance font du clocher du village une figure emblématique qui, en référence au temps, abrite également « un des mystères les plus enchanteurs et salutaires et durables […], pour le dispenser à chaque fois, transformé et non itérable, jusqu’à l’ultime bourdonnement dans l’abritement de l’estre (Seyns) »[586]. Le petit Martin est, bien sûr,  encore très loin de prendre conscience de cette conjonction de l’être et du temps. Sans pouvoir le montrer, nous pouvons juste supposer que celle-ci avait pourtant déjà un impact sur la formation du monde du petit Heidegger, comme celui-ci semble le suggérer soixante ans plus tard. Quelque soit le statut de ces considérations du vieux philosophe, la formation intellectuelle de ses jeunes années se déroule toutefois sans la moindre possibilité d’apercevoir une telle conjonction ; bien au contraire, elle s’inscrit totalement dans le schéma scolastique le plus classique qui lie l’être comme tel à l’éternité toujours en repos, n’accordant au temps que le rôle inférieur de la mesure du mouvement.

 

            C’est auprès du curé de Messkirch, Camillo Brandhuber, que Martin se prépare, en apprenant le latin, à entrer au lycée de Constance[587]. Mis à part les conseils précieux sur la formation ultérieure du jeune garçon, le curé lui apporte également une aide importante dans l’obtention d’une bourse, car la situation financière de la famille n’aurait pas permis la poursuite des études. Dans le lycée de Constance, Heidegger rencontre Conrad Gröber, recteur du séminaire des garçons, futur archevêque de Fribourg, à qui il doit « une influence spirituelle décisive »[588]. Brandhuber et Gröber soutiennent fermement, de point de vu matériel et spirituel, leur élève : « Ne s’agissait-il pas de former un futur ecclésiastique ? »[589]. Dans les foyers de Saint-Conrad de Constance, Heidegger est également impressionné par un préfet ecclésiastique, chargé des petites classes, Matthaüs Lang, «  farouche défenseur d’une stricte obédience à l’Eglise »[590]. Grâce à une bourse plus importante, destinée à de jeunes catholiques engagés, Martin Heidegger prépare son baccalauréat dans le lycée Bertholde de Fribourg, baccalauréat qu’il décroche avec succès en 1909. C’est au sacerdoce qu’il se destine immédiatement en entrant au noviciat des jésuites. Malgré l’interruption brusque de celui-ci suite à des problèmes de santé, Heidegger entame des études de théologie à l’Université de Fribourg où il rencontre de brillants professeurs, tel Carl Braig, érudit incontestable tout aussi qu’anti-moderniste farouche. Ayant dû délaisser la théologie toujours à cause de sa santé fragile, Heidegger poursuit des études de mathématiques et, enfin, de philosophie au sein de la même Université où, d’année en année, jusqu’à son habilitation en 1916, il est boursier grâce à son statut de catholique-scolastique et au soutien du très influent et très catholique professeur Heinrich Finke ainsi qu’à celui de Justus Knecht, évêque auxiliaire de Fribourg. Il bénéficie également de la protection du prélat Joseph Sauer. Ce n’est pas par hasard que nous voulons répéter cet itinéraire de l’étudiant Heidegger en soulignant l’aspect financier et en pointant les rencontres que Martin fait avec de fortes personnalités catholiques. Nous y reviendrons plus loin en relevant un défaut possible dans la formation de la personnalité du jeune Heidegger.

 

            Les engagements extérieurs du Heidegger étudiant trahissent son état intérieur. Mais ici, il faut distinguer déjà l’étudiant en théologie de celui en philosophie. Le cours de sa pensée, mais aussi celui de ses dispositions intimes et spirituelles, connaît durant ses études des divers métiers une évolution remarquable. Avant 1911, c’est-à-dire avant l’interruption de ses études de la théologie, Heidegger manifeste une ardeur impressionnante, mais peut-être excessive (nous verrons dans quel sens) à l’égard de la foi catholique. Témoin direct des conflits de toute sorte entre « les hommes religieux »[591], affecté profondément, indigné, par la crise moderniste au sein de l’Eglise, le jeune Heidegger se révèle un véritable militant catholique. Il suffit de lire ses écrits de l’époque pour être impressionné par le radicalisme de son attitude spirituelle et religieuse, qui caractérise d’ailleurs un grand nombre des esprits croyants d’un certain âge. S’y expriment l’enthousiasme sans borne, le moralisme sans compromis, la fidélité inconditionnelle aux valeurs prônées par l’Eglise ainsi que des blâmes nombreux contre ses ennemis, les modernistes en particulier. Nous allons nous dispenser des citations et des analyses minutieuses de ces écrits, tous publiés dans les revues catholiques conservatrices (Allgemeine Rundschau ou Der Akademiker)[592]. Notons juste le dualisme métaphysique le plus classique qui empreigne tout naturellement la vision du monde de Heidegger à cette époque. D’un côté, nous trouvons l’éternité de Dieu, de l’autre, la création, le monde dans le temps assujetti à toute sorte de dispersion. Sans cesse le futur philosophe lance un appel à la soumission de l’ici-bas temporel à l’ordre éternel et transcendant. Cette opposition entre le temps et l’éternité, où celle-ci est représentée par l’Eglise et celui-là par toute une pléiade de dangers (l’individualisme, le subjectivisme, le romantisme, le modernisme…), est comprise conformément aux règles de l’Eglise de l’époque et sans le moindre recul critique.

 

            Pourtant Heidegger s’intéressait déjà vivement aux courants divers de la philosophie, comme nous le verrons. A l’âge de vingt ans, ne vivait-il pas déjà d’une certaine manière un conflit intérieur entre ses aspirations philosophiques profondes qui le poussaient à lire Brentano et Husserl, et ses propres efforts à se conformer à tout prix à une vision du monde toute préparée et héritée avec le sang ? Si on peut dire avec D. Thomä que « le vrai point de départ de l’histoire du texte heideggérien n’est pas la Forêt noire, mais l’élément catholique »[593], il faut encore voir de quelle manière cet élément a été approprié, dès le début, par l’homme qu’était Heidegger et comment il continuait à agir chez ce penseur jusqu’à la fin.

 

            Après avoir relaté le parcours extérieur de l’étudiant Heidegger et jeté un coup d’œil sur ses dispositions intérieures pendant ses études de théologie, nous devons indiquer quelques accidents qui ont eu lieu dans ce parcours et qui en ont changé à chaque fois la direction. D’abord, le 13 octobre 1909, quinze jours après son entrée au noviciat chez les jésuites à Tisis près de Feldkirch, Heidegger est renvoyé sans indication de motifs. Selon H. Ott, la raison plausible de cette brusque interruption aurait été la plainte par le novice de troubles cardiaques[594]. Nous n’avons pas plus de détails, et ne savons pas comment Heidegger a vécu cet échec. Mais deux ans après, « à la suite de nouveaux troubles cardiaques d’origine nerveuse »[595], Heidegger est obligé de rompre sa formation sacerdotale et théologique, cette fois définitivement. Cette « interruption forcée », qui « eut des effets incalculables sur le cours futur de sa vie » [596], le plonge dans une profonde crise psychologique et spirituelle. Il est probable que le jeune homme a vécu ce drame comme une sorte d’injustice que le système commit à son égard. Après quelques mois de réflexion, l’ex-séminariste choisit des études qui ne sont pas moins éprouvantes que la théologie, mais qui se déroulent dans un domaine moins encadré par le système ecclésiastique : les mathématiques. Pourtant, quelques mois plus tard, il entame des études de philosophie, en lien étroit avec la chaire de la philosophie chrétienne de l’Université de Fribourg, et non sans impulsions quelque peu contraignantes de la part de ses protecteurs catholiques (Finke, Sauer) qui cherchent des énergies nouvelles pour le développement de la pensée chrétienne. Toutefois, malgré son catholicisme affiché, quand, en 1916, le tout nouveau docteur Heidegger cherchera un poste au sein de cette même chaire de la philosophie chrétienne, il n’en obtiendra aucun. Cette fois-ci, Heidegger vit très mal les décisions de l’institution à laquelle il était attachée dès le début et n’hésite plus à manifester de plus en plus ouvertement son indignation[597]. Notons au passage que c’est justement le catholicisme de Heidegger qui l’a empêché, l’année suivante, d’avoir un poste de chargé de cours à l’université de Marburg dominée par les protestants[598]. Il en ressort que les rapports entre l’institution ecclésiastique et le jeune Heidegger étaient bien ambigus : d’un côté, elle ouvrait à l’étudiant toutes les pistes d’avenir et lui fournissait des moyens financiers pour s’y engager, de l’autre, elle l’a rejeté, à plusieurs reprises, pour des motifs peu probants à ses yeux.  

 

            Quelque soit ces rapports extérieurs avec l’institution ecclésiastique, les recherches intellectuelles de Heidegger, étudiant en philosophie, montrent que le système scolastique perd de plus en plus de crédibilité à ses yeux. Dès 1912, son ami Laslowski l’avertit de ne pas faire trop rapidement des déclarations justes en soi, mais qui peuvent apparaître déplacées du point de vu du système[599]. Vis-à-vis de la crise moderniste, Heidegger change aussi rapidement d’attitude : il ne supporte plus aucune emprise épistémologique ou institutionnelle sur les recherches philosophiques ou historiques. En 1914, dans une lettre à son ami théologien Krebs, Heidegger se moque déjà assez violemment du Motus proprio de Pie X qui voulait soumettre toute recherche théologique et philosophique des catholiques au système thomiste[600]. En 1915, le fidèle Laslowski supplie son ami de ne pas rendre publiques ses critiques à l’égard de la scolastique par peur des troubles certains que causerait l’Institution vexée[601]. Mais il semble que c’est la foi même, dans sa forme catholique, qui est également affectée pendant cette période. Dans une conversation qui a eu lieu en 1919 entre Krebs et l’épouse de Heidegger, celle-ci affirmait à propos de son mari que, « à notre mariage déjà, sa foi était sapée par des doutes »[602] . Le 9 janvier 1919, Heidegger écrit à Krebs une lettre dans laquelle il fait état de sa rupture déjà consommée avec le « système du catholicisme »[603].

 

            Comment expliquer cette évolution du jeune Heidegger qui va de la foi catholique militante jusqu’à la rupture explicite avec l’Eglise ? A notre avis, elle devient intelligible lorsqu’on prend en compte quelle scolastique le jeune Heidegger a pu connaître, ainsi que le fait qu’il identifiait visiblement cette scolastique-là avec tout le catholicisme. Avant d’expliciter cette conclusion, tirons déjà, de ce que nous avons dit, trois éléments qui ont favorisé la rupture de Heidegger avec le catholicisme, rupture qui a eu des conséquences importantes sur sa philosophie.

 

            Le premier élément nous renvoie aux origines « socio-catholiques » de Heidegger, à ce que Ph. Capelle nomme « l’évidence d’un ‘sol de croyance’ qui s’impose à Heidegger et requiert son adhésion »[604]. Cela peut paraître paradoxal. En quoi, en effet, l’origine et l’éducation chrétienne sans faille peuvent-elles nuire à la maturation ultérieure de la foi ? Le problème apparaît quand on pose la question en ces termes : l’environnement social, quand il trace un chemin quasi unique pour quelqu’un qui aspire au développement spirituel et intellectuel, surtout quand cet environnement est le seul à pouvoir fournir les moyens matériels pour cheminer vers ce but, ne risque-t-il pas d’usurper le for interne et entraver la liberté de la personne ? Nous avons vu que le petit et le jeune Martin Heidegger a pu accéder à la formation intellectuelle uniquement grâce à des nombreuses bourses[605] qui lui ont été accordées en échange de sa fidélité envers une structure spirituelle toute prête et toute pré-donnée ; aussi grâce à de fortes personnalités ecclésiastiques qui n’imaginaient pas une autre carrière pour Heidegger que celle d’un homme de l’Eglise ou d’un philosophe chrétien classique. L’enthousiasme avec lequel Martin s’est jeté dans cette voie, ne comporte-t-il pas quelque chose d’inauthentique, de forcé, de violent vis-à-vis de soi-même ? Ainsi la partie refoulée de sa nature devait se réveiller et secouer tout ce qui lui a été imposé[606].

 

            Le deuxième élément, c’est cet enthousiasme même, l’ardeur excessive de la foi qui est à son sommet dans les années 1909-1911. Mais : s’agissait-il de l’ardeur de la foi, ou d’une autre chose ? C’est le vécu psychologique de la foi chez le jeune Heidegger qui nous paraît suspect. Ce vécu, n’allait-il pas à l’encontre des aspirations les plus profondes du futur philosophe en favorisant le conflit intérieur ? Ainsi, après une étape du radicalisme religieux, a suivi une période de refroidissement et une rupture. Le conflit de Heidegger avec l’Eglise catholique pourrait donc s’expliquer, en partie, par des raisons psychologiques. On ne peut que se demander quel aurait été le déroulement de sa pensée philosophique si quelqu’un l’avait aidé, à cette époque, à intégrer convenablement la psychologie au sein du mystère de la foi.

 

            Mais nous n’avons aucun élément qui témoigne que Heidegger, pendant sa période de crise, aurait rencontré, dans l’Eglise, quelqu’un qui soit solidement enraciné tant dans le mystère de la foi que dans l’humanité. Au lieu d’un directeur spirituel compétent, l’institution ecclésiastique lui proposait une doctrine figée. Mais surtout elle le rejeta à plusieurs reprises pour des raisons telles que la santé (en 1909 et 1911) ou l’incompétence (en 1916)[607]. Ceci est le troisième élément qui favorisa le rejet de l’Eglise par Heidegger : les conflits extrêmement pénibles avec l’institution. De ces conflits, subits dans sa jeunesse, Heidegger semble ne s’être jamais remis complètement, comme le suggère H. Ott en expliquant par là l’hostilité de Heidegger vis-à-vis des corps ecclésiastiques durant toute sa carrière universitaire[608].

 

            Nous avons suivi le parcours extérieur et psychologique de Heidegger avant 1919, parcours qui a abouti au rejet du « système catholique ». Suivons maintenant son parcours intellectuel qui aboutira au rejet du concept d’éternité, de l’idée classique de la transcendance et du dualisme métaphysique traditionnelle : autant de mots pour dire le choix philosophique capital que fait Heidegger du temps. Le « système catholique » et le concept d’éternité sont étroitement liés. Le rejet du premier a sans doute influencé le rejet du second. Dans la genèse de la pensée de Heidegger, il faut comprendre cette influence.

 

2. Le penchant pour la philosophie, « miroir de l’éternel »

 

 

            Déjà avant 1912, c’est-à-dire avant que Heidegger ne commence à étudier exclusivement la philosophie, le penchant (mais peut-être déjà la passion sous sa forme germinale !) pour celle-ci se distinguait nettement au milieu des autres préoccupations de l’étudiant. Il semble que ce penchant se déployait déjà avant le célèbre épisode, une sorte d’inauguration officielle de Heidegger dans la philosophie, que fut la remise en cadeau du livre de Brentano sur Aristote par Conrad Gröber (en 1907). En effet, ce cadeau précieux n’était pas un hasard, mais a été occasionné par un événement significatif : pendant un cours ennuyeux, Martin fut surpris en train de lire la Critique de la raison pure ![609] Mais déjà dans son natal Messkirch, « reposait sur le banc tel ou tel des écrits des grands penseurs, qu’une jeune gaucherie essayait de déchiffrer »[610].

 

            Le livre de Brentano, que Heidegger n’a jamais abandonné[611], était également une introduction à la pensée d’Aristote : « Les nombreuses et souvent longues citations grecques me tinrent lieu de l’édition d’Aristote qui me manquait encore, mais que cependant, un an après, j’empruntai à la bibliothèque de l’internat »[612]. Au lycée Berthold de Fribourg, Heidegger se caractérise par son inclination pour la littérature allemande, les sciences et tout particulièrement « la théorie de l’évolution biologique »[613], mais il est également impressionné par le cours sur Platon. C’est surtout à la faculté de Théologie que Heidegger approfondit considérablement ses connaissances en philosophie. On sait que la philosophie fait partie du cursus académique des théologiens, mais le jeune Heidegger ne se satisfait pas du programme officiel[614]. Toujours influencé par Brentano, il plonge dans une étude assidue des deux volumes des Recherches logiques de Husserl[615]. En même temps, il se laisse influencer par le professeur dogmatique Carl Braig dont l’ouvrage De l’Être : esquisse d’ontologie, édité en 1896, représente pour lui la philosophie scolastique. Il lit Aristote, Thomas d’Aquin, Bonaventure, Suarez, également les œuvres apologétiques de Hermann Schell. Carl Braig introduit dans l’horizon intellectuel du jeune Heidegger les noms de Hegel et de Schelling : un fait important dans l’évolution ultérieure de la pensée heideggérienne. En effet, l’étudiant prend conscience pour la première fois de l’écart entre la théologie spéculative et la doctrine scolastique[616], même si, pour le moment, il n’envisage nullement de s’écarter lui-même de cette doctrine. En étudiant la problématique de l’herméneutique scripturaire, Heidegger découvre également les noms de Dilthey et de Schleiermacher. Après « un grave surmenage »[617], quand l’étudiant est obligé de quitter la théologie, et pendant ses études en mathématiques, son intérêt pour la philosophie ne diminue pas, mais augmente encore plus en commençant à intégrer la réflexion des néo-kantiens[618]. 

 

            A cette époque, l’image de la philosophie qu’a Heidegger est grandiose : « un véridique miroir de l’éternel »[619] . Elle s’inscrit totalement dans la doctrine scolastique telle que Heidegger a pu la connaître, et dans l’enthousiasme vert du jeune étudiant avec le bloc des problématiques d’ordre psychologique que nous avons relevé plus haut. Le miroir de l’éternel, cette philosophia perennis qui s’appuie sur les « bornes éternelles et intangibles des principes logiques » doit résister aux tentations de la « vie » que sont les diverses visions subjectives du monde[620]. Telle est la première conception philosophique du rapport entre l’éternité et le temps que nous pouvons détecter chez Heidegger, conception qui jouera un rôle important dans le développement de la pensée heideggérienne notamment du point de vu négatif lorsqu’il s’agira de rejeter l’idée de l’éternité (car, on se demandera, contre quelle idée de l’éternité agira Heidegger en la rejetant). 

 

            Les choses changent quand les études de Heidegger prennent une autre direction. L’étude des mathématiques[621] et, enfin, l’influence de l’école néo-kantienne sapent les bases de la vision du monde scolastique. Heidegger se fait de la philosophie « une idée suffisamment haute »[622] pour ne plus accepter une autorité venant à son endroit de l’extérieure. Mais avant de poursuivre cette évolution de Heidegger, voyons plus profondément quelle scolastique Heidegger a pu connaître. Car ici réside, à notre avis, la cause principale de son rejet.

 

 

3. La figure de Brentano

 

 

            Un fait curieux : dans un article militant[623], le jeune et ardant catholique Heidegger émet des directives à l’adresse des autres étudiants en ce qui concerne les recherches philosophiques ; il indique les ouvrages à étudier, ouvrages à l’allure la plus traditionnellement thomiste, et met en garde contre toute tentation moderniste ou autrement hérétique ; comme exemple à suivre, Martin avait déjà donné « un Saint Augustin moderne », l’écrivain danois Jorgensen, converti au catholicisme et affichant désormais l’obéissance sans faille envers l’Eglise catholique[624] ; pourtant à cette époque Heidegger lui-même lisait avec ardeur Franz Brentano, auteur qui avait des difficultés considérables avec le Magistère de l’Eglise et avait été obligé de quitter le sacerdoce. Nous n’avons pas d’éléments sûrs pour juger comment Heidegger vivait lui-même ces contradictions, mais nous voyons dans ce fait une tension interne entre la pulsion profonde à philosopher librement et les conjonctures socio-culturelles qu’il s’oblige lui-même à accepter. Il est probable que cette tension a été vécue par le très jeune Heidegger comme un véritable conflit intérieur qui restait pourtant caché pendant longtemps même aux yeux de ses proches. Or, quelques années passées, ce conflit remontera à la surface avec toutes ses conséquences : dans une certaine mesure, Heidegger suivra le parcours de Brentano « hors de l’Eglise ».

 

            Le jeune Heidegger lisait surtout un ouvrage de Brentano, sa thèse de doctorat De la signification multiple de l’étant selon Aristote[625], soutenue en 1862, c’est-à-dire une dizaine d’années avant son apostasie. Dans cet ouvrage, Brentano proposait une interprétation de la métaphysique d’Aristote à la lumière de la pensée de saint Thomas d’Aquin[626]. C’est donc par la médiation de Brentano que Heidegger aborde pour la première fois tant Aristote que la scolastique thomiste, et ceci dans leur conjonction intime.

 

            Cette conjonction brentanienne entre Aristote et Thomas d’Aquin n’a pourtant pas résolu, mais au contraire a laissé ouverte « la question qui me mit en chemin : si l’étant est dit dans une signification multiple, quelle est alors la signification directrice et fondamentale. Que veut dire être ? »[627]. Cette question incita donc Heidegger dans ses propres recherches philosophiques, recherches qui aboutiront à Sein und Zeit[628]. Cela veut dire que la métaphysique de l’être de saint Thomas d’Aquin qui, dans le projet de Brentano, devait éclairer celle d’Aristote, n’a pas satisfait l’esprit du jeune Heidegger. Selon Brentano, le sens fondamental de l’être est celui de la substance ; c’est ce sens-là qui fonde les autres significations. Mais pour ceux qui connaissent la pensée de saint Thomas, suite au renouveau qu’elle a connu au XX siècle, une telle approche du concept de l’être parait bien limitative. C’est pourtant celle-ci que Heidegger a connue dans sa jeunesse, et c’est celle-ci qu’il a rejeté en rejetant la doctrine scolastique.

 

            Il faut dire également que la lecture que Brentano faisait de Thomas et d’Aristote, était fortement influencée par la philosophie moderne issue de Descartes et de Kant[629]. Même si cette confrontation des philosophies « ancienne » et moderne a permis la valorisation remarquable de la notion d’intentionnalité[630], reprise et transformée à ses frais par Husserl, elle a en même temps restreint la portée qu’aurait pu avoir la métaphysique de Thomas lue sous un autre angle. On sait que bientôt, avec les recherches de Rousselot en France ou de Maréchal en Belgique, la confrontation de Thomas d’Aquin avec les modernes n’estompera plus la pensée du philosophe médiéval. Mais ces recherches resteront inconnues pour Heidegger.

 

 

4. Quelle scolastique Heidegger a-t-il connu ?

 

 

            Quelque soit son importance pour la première approche que Heidegger fait de la philosophie antique et médiévale, Brentano n’était ni le seul, ni le plus influent à cet égard. Comme tout étudiant en théologie catholique du début du XX siècle, Heidegger avait pour base de toute sa formation intellectuelle justement la philosophie scolastique. Les manuels de l’époque, comme celui de Carl Braig De l’Être : esquisse d’ontologie, introduisait à leur manière aux auteurs et aux concepts de base de la scolastique. L’ouvrage de Braig a fait une certaine impression sur le jeune Heidegger, mais se sont surtout de larges extraits des « textes d’Aristote, de saint Thomas et de Suarez »[631] que cet ouvrage contenait, qui ont formé sa vision de la scolastique. En même temps pourtant, « il se trouvait plongé par son milieu dans le culte d’une pensée où celui qui a donné le ton […], c’est Duns Scot et non pas Thomas d’Aquin »[632]. Thomas d’Aquin, Duns Scot, Suarez : ces trois noms représentaient, à cette époque et dans ce milieu, toute l’école scolastique, mais avec une certaine hiérarchie. Si, comme affirme Gaboriau, Duns Scot était mis en avant, Thomas d’Aquin était lu moyennant l’interprétation de Suarez. Cette approche restera toujours celle de Heidegger quand il s’agira de présenter globalement la pensée scolastique[633]. Ainsi dans les §§ 10-12 de son célèbre cours de 1927 intitulé Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, où Heidegger donne son interprétation magistrale de l’ontologie médiévale, il n’hésite pas à présenter la pensée de Suarez comme le sommet de la scolastique, c’est-à-dire comme ce vers quoi tend naturellement la pensée « subjective » (oublieuse de l’être) du Dasein en œuvre chez Thomas d’Aquin, en passant par Duns Scot. Cette subordination de saint Thomas à Suarez a été héritée par Heidegger de la tradition thomiste qui a commencé au XVIe siècle et qui était encore dominante parmi les disciples de saint Thomas au XXe. Les recherches renouvelées sur la pensée de l’Aquinate (Rousselot, Gilson, Chenu, Przywara, Rahner…) ont montré des lacunes inadmissibles que véhiculait cette tradition pendant près de quatre cents ans. Le jeune Heidegger, mais aussi le Heidegger de toujours, en est pourtant resté prisonnier. Indiquons quelques exemples. Un des plus frappants : pour Heidegger, le Dieu de la scolastique, de Thomas d’Aquin, est la « causa sui »[634]. Or, comme l’a montré J.-L. Marion dans son article Saint Thomas d’Aquin et l’onto-théo-logie[635], tant le vocable de causa sui que la conception de Dieu qu’il recouvre sont étrangers à la pensée de saint Thomas et apparaissent justement avec la réflexion de Suarez. Pareillement, E. Gilson, tout comme J. B. Lotz[636], prouve l’impossibilité d’inscrire la philosophie de Thomas d’Aquin dans l’onto-théo-logie heideggérienne. Une telle inscription aurait pu certainement se produire avec le Thomas d’Aquin de Cajetan ou de Suarez.

 

            Mais revenons à la formation scolastique de Heidegger et au professeur Carl Braig qui a eu sans doute l’influence la plus forte. Braig était un représentant de l’école catholique spéculative de Tübingen qui s’est développée autour de penseurs comme J. A. Möhler (1796-1836) ou F. A. Staudenmaier (1800-1856). Toutefois entre ces penseurs et Braig s’est produit un déplacement radical. Möhler et Staudenmaier prennent « assez tôt conscience de la nécessité de construire une compréhension historique de l’évolution de l’Eglise, en lien avec son environnement culturel et se détachent ainsi de la scolastique pour qui l’histoire humaine ne peut avoir qu’une incidence secondaire sur l’expression d’un sens sacré »[637], tout en se gardant pourtant de transgresser le dogme catholique et de se confondre avec la réflexion de Hegel. Or, Braig soutient, selon la ligne ferme que trace l’autorité ecclésiastique à travers les écrits du pape Pie X (encyclique Pascendi de 1907), une conception traditionnelle scolastique selon laquelle la vérité est immuable et formellement extérieure aux variations historiques. Saisie grâce à la Révélation (la théologie) ou par la raison selon les principes premiers rationnels (la philosophie), la vérité, exprimée dans des concepts logiquement cohérents, s’impose avec une autorité de fer sur l’ensemble de l’humanité indépendamment des contingences de cette dernière, de ses états et de ses situations concrets considérés comme accidentels et sans importance pour cette vérité unique et éternellement stable[638]. Cette conception a été mise en avant afin de lutter contre le modernisme. Elle correspondait à la conception scolastique des rapports entre l’éternel et le temporel, et c’est cette conception qu’avait le jeune Heidegger dans l’esprit quand il appelait la philosophie « véritable miroir de l’éternité »[639].

 

            Cette conception se transpose dans le domaine de la théorie de la connaissance et de l’épistémologie. Dans ce domaine, le jeune Heidegger accepte le point de vu du « réalisme » prôné par le thomisme traditionnel. Pour certains ce réalisme est « naïf », pour le Heidegger de l’époque il est « critique ». Heidegger expose ses idées dans son court article Das Realitäts problem in der moderner Philosophie imprimé dans le Philosophisches Jahrbuch en 1912[640]. Le réalisme est réalisme car, selon les principes d’Aristote repris par la philosophie occidentale, la logique de la raison humaine correspond ontologiquement aux essences des choses. Il est critique car les déductions raisonnables de l’homme se laissent être vérifiées et contrôlées par les objets eux-mêmes que notre connaissance saisit dans leurs essences. La théorie aristotélico-scolastique de base que Heidegger expose ici en la confrontant d’une façon plutôt apologétique que critique aux théories de Hume et de Kant, est reprise littéralement de l’ouvrage scolastique de O. Külpe Einleitung in die Philosophie (1895)[641]. Les écrits du thomiste traditionnel J. Geyser[642], que Husserl traitera de compilateur insignifiant[643] et contre lequel Heidegger perdra quelques années plus tard la chaire de philosophie chrétienne de l’université de Fribourg, ont également influencé les réflexions du jeune Heidegger. Résumons brièvement la signification de l’article de celui-ci en citant J.-A. Barash : « La défense de l’épistémologie néothomiste et réaliste qui fait le sujet même de cet article débouche sur une vision de la vérité unitaire et statique, définie ici comme le fondement de l’histoire de la pensée »[644]. La vérité unitaire et statique, morte, qui caractérisait la longue tradition thomiste, ainsi que, ajoutons-le, l’arrogance intellectuelle qui cachait les faiblesses inadmissibles de cette tradition, tout cela, au temps de la formation de Heidegger, ne pouvait permettre aucun dialogue avec les autres courants philosophiques contemporains, sauf si on était prêt à accepter le destin d’un Brentano. C’est sous l’emprise de cette tradition que Heidegger a fait ses premières années de formation universitaire. La tradition thomiste renouvelée, commencée avec Rousselot en France ou Maréchal en Belgique, n’a été acceptée que très tardivement en Allemagne[645] et n’a jamais intéressé Heidegger.

 

            La philosophie de saint Thomas, telle que Heidegger a pu la connaître dans sa jeunesse, était entièrement réduite aux catégories aristotéliciennes, celles-ci étant de leur côté comprises dans l’esprit de Suarez, esprit déjà moderne, d’odeur cartésienne, mécanique, logique au sens de la ratio sans ouverture de l’intellectus. C’est à la logique, en fin de compte, que se réduisait cette vérité immuable, autoritaire et divinisée, prônée par la scolastique traditionnelle. Ce n’est que la logique qui, dans cette école, est devenue « l’avocat d’une vérité transcendante, antisubjectiviste »[646]. Esprit sans « esprit », pourrait-on dire, qui commence vite à irriter le jeune Heidegger habité par des inclinations vers le philosopher autrement profond. « Je me consacrai individuellement à l’étude des manuels scolastiques. Ils me fournirent une certaine formation logique formelle, mais ne m’apportèrent pas, sur un plan philosophique, ce que je recherchais », écrit-il dans son Curriculum vitae de 1915[647]. Il commence donc à tendre vers ce qu’il critiquait farouchement quelques mois auparavant, vers la philosophie moderne depuis Kant, Fichte, Hegel, qui, à son sens, « est trop peu prise en compte dans la littérature scolastique[648]». Ainsi Heidegger essaie d’articuler la scolastique avec la philosophie moderne. C’est dans cette perspective que sont écrites sa dissertation La doctrine du jugement dans le psychologisme (1913) et sa thèse d’habilitation Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot (1915). Mais à partir de 1913, la critique de la scolastique chez Heidegger ne cesse de croître.

 

            Seulement, c’est la critique de la scolastique à partir de la philosophie moderne et contemporaine, et non une lecture critique des auteurs médiévaux eux-mêmes, qui a lieu dans les « premiers écrits » de Heidegger, tout particulièrement dans son Habilitationsschrift. Heidegger estime qu’ « il manque à ce Moyen-Âge ce qui fait précisément un trait essentiel de l’esprit moderne »[649] : l’homme du Moyen-Âge n’a pas de « conscience des méthodes, cet instinct et ce courage de la question » qu’il sacrifie à « la prépondérance de l’idée de l’autorité ». Une telle image des médiévaux est scellée par le jugement qui laisse perplexe quiconque connaît plus profondément l’esprit de la philosophie médiévale : l’autorité de la Tradition « tient pour ainsi dire le sujet fixé dans une direction unique, lui enlève la possibilité intérieure et d’ailleurs le désir de la libre initiative. La valeur de la chose (objective) l’emporte sur la valeur du moi (subjective) »[650]. Le philosophe du Moyen-Âge n’étant pas libre « par rapport au lien de son alentour », il lui manque « la confirmation de sa vie propre. Le médiéval n’est pas, au sens moderne du mot, en possession de soi ». Par conséquent, « il se voit toujours entraîné dans la tension métaphysique, la transcendance le retient d’avoir par rapport à l’ensemble des réalités une attitude purement humaine »[651]. Or, ce jugement conviendrait peut-être pour un scolastique moderne, mais nullement pour un philosophe médiéval d’allure de saint Thomas d’Aquin[652]. Mais justement, Heidegger ne distinguait pas la scolastique médiévale de ses interprétations modernes. Rien de surprenant alors que son aversion à l’égard de la scolastique ait connu une croissance bien rapide. Le motus proprio de Pie X, avec sa volonté d’imposer une autorité externe aux activités philosophiques, était une confirmation magistrale de cette scolastique que la libre pensée de philosophe ne saurait accepter[653]. Le rejet de la scolastique était alors inévitable. Avec la scolastique, c’est également sa conception de Dieu qu’a rejeté Heidegger, et avec celle-ci, l’idée scolastique de l’éternité.

 

II. Un scolastique au sein de l’école néo-kantienne. Quelle image de l’éternité et du temps ?

 

 

1. Le passage à l’école néo-kantienne de Fribourg et les nombreuses influences

 

 

            La déception de Heidegger à l’égard de la scolastique s’aggravant, son inclination vers l’école des néo-kantiens de Fribourg, dominante dans son Université, devenait de plus en plus forte. Déjà dans son article de 1912 Le problème de la réalité dans la philosophie moderne, Heidegger avançait la nécessité d’affronter « le mouvement nouveau d’une théorie de la connaissance »[654], c’est-à-dire le néo-kantisme, même si à cette époque il évacue rapidement le problème en se barricadant, avec une argumentation assez légère, derrière les murs du système aristotélico-scolastique. C’est un drame personnel, c’est-à-dire la mise en cause forcée de sa vocation sacerdotale et de ses études de théologie, qui fait que le jeune Heidegger change de perspectives sans que nous puissions détecter, dans ce changement, une argumentation d’ordre philosophique[655]. Il semblerait plutôt qu’à cette époque Heidegger passait d’une influence à une autre sans qu’interviennent des choix profondément réfléchis et personnels. S’il fut recruté par les néo-kantiens de l’université de Fribourg, c’est que ceux-ci se trouvaient hic et nunc devant Heidegger et constituaient une alternative à la scolastique. Ce n’est que plus tard, peut-être vers 1918, alors que Heidegger s’enracinera plus profondément dans la phénoménologie husserlienne, que nous verrons surgir un penseur indépendant.

 

            Toutefois, en cette année 1912, probablement comme suite à ses conversations avec Braig au sujet du rapport entre la scolastique et la philosophie moderne, Heidegger prend conscience du fait que certaines questions restent toujours ouvertes même après leur discussion au sein de l’école scolastique. Dans un de ses articles de cette période, il se demande en effet : « Qu’est-ce que la logique au fond ? », et au lieu de donner une réponse toute prête, comme cela conviendrait à un étudiant d’obédience scolastique, il conclut : « Déjà nous sommes devant un problème dont la solution demeure réservée à l’avenir »[656]. L’avenir prochain, ce sera l’école néo-kantienne de H. Rickert qui en décidera. Mais il semble que les réflexions d’E. Lask, néo-kantien à part, lesquelles, comme nous le verrons, aideront beaucoup Heidegger à dépasser l’horizon rickertien quelques années plus tard, avaient déjà un impact sur l’étudiant en 1912.

 

            Durant le semestre d’hiver 1911-1912, c’est-à-dire après l’interruption forcée de ses études de théologie, Heidegger étudie avec assiduité les mathématiques. L’article de 1912 que nous venons de citer est imprégné par ces études. C’est peut-être les mathématiques qui ont éveillé en lui la conscience des limites des solutions scolastiques concernant la logique, puisqu’il écrit dans son Curriculum vitae de 1915 : « Dans cette nouvelle faculté [de mathématiques et de sciences naturelles], j’appris tout d’abord à connaître des problèmes philosophiques en tant que problèmes et acquis des notions sur l’essence de la logique »[657]. C’est dans les mathématiques que Heidegger souhaiterait continuer et il médite même un projet ambitieux qui porterait sur « le problème de l’espace et du temps » dans « la physique mathématique » où tout « a été bouleversé par la théorie de la relativité »[658]. Toutefois, dans ce projet scientifique, le lien avec la philosophie est maintenu, et c’est notamment la philosophie néo-kantienne qui interpelle fortement l’étudiant. En effet, si la théorie de la relativité rend les choses compliquées, « la logique cherche depuis peu à se fondre avec la théorie générale de l’objet. Ce qui, en revanche, facilite considérablement l’analyse »[659]. C’est en étudiant les mathématiques que Heidegger commence à participer aux séminaires de Rickert. Dans son intérêt pour la philosophie, la logique occupe une place prépondérante.

 

            Mais les protecteurs catholiques du jeune Heidegger, surtout Finke, moyennant une possibilité d’obtenir une bourse importante, l’oblige à revenir sur les terres proprement philosophiques et sur les thématiques scolastiques. De nouveau dans la faculté de philosophie, Heidegger collabore avec le titulaire de la chaire de philosophie chrétienne A. Schneider. Sous sa direction il écrit son premier travail important La doctrine du jugement dans le psychologisme. Ce travail témoigne combien la philosophie moderne et le néo-kantisme de Rickert en particulier, tout comme les recherches de Husserl, sont déjà présents dans la réflexion de Heidegger, même si celui-ci professe encore son appartenance à l’école scolastique. C’est au nom des valeurs héritées de la scolastique que Heidegger se lance dans le combat contre le psychologisme, mais, notons le bien, il puise son argumentation principale plutôt chez Rickert et Husserl que chez les scolastiques.

 

            Dans un article de 1914, Heidegger se plaint déjà ouvertement que les philosophes catholiques ne s’intéressent pas assez à Kant : « En fait d’études foncièrement scientifiques et sérieuses concernant Kant, nous n’avons, du côté catholique, aucun excès de production »[660]. Lui-même, il rédige sa thèse d’habilitation sous l’emprise omniprésente de son directeur Rickert à qui d’ailleurs elle est dédiée.

 

            Les années 1912-1915 étaient extrêmement importantes pour l’enrichissement intellectuel de Heidegger même en dehors du cadre de l’école néo-kantienne. Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer l’influence de Braig qui a introduit le jeune étudiant à la réflexion de Schelling et de Hegel. Au séminaire, il a pu s’initier également à l’herméneutique qu’il a retrouvée vers 1914 sous la forme plus solide de la pensée de Dilthey et de Schleiermacher[661]. C’est alors que Heidegger prend conscience de l’importance de la dimension historique de la philosophie et de l’homme en général, ce qui provoque en lui une « inquiétude spirituelle »[662] et commence à l’éloigner du domaine de la logique pure. A un moindre degré, les travaux de G. Simmel, d’E. Troeltsch ou encore de Spengler, ainsi que certains cours et séminaires de son protecteur Finke, accentuent sa nouvelle inclination pour l’histoire. Avec le cours de Rickert sur la « théorie des valeurs », Heidegger découvre Nietzsche. Il lit également Luther et Kierkegaard, mais aussi Fichte et Bergson. La poésie de Rilke, de Trakl et enfin celle de Hölderlin dont « à partir de ce moment là l’œuvre poétique ne cesserait plus de l’accompagner et de l’orienter dans la recherche de son propre langage »[663], fascine le jeune Heidegger, tout comme l’œuvre de Dostoïevski duquel il reprendra quelques années plus tard de tels sujets comme la peur ou l’ennui. Les études sur Maître Eckhart lui révèlent la scolastique sous une autre lumière. Nous verrons ultérieurement sous laquelle. Disons seulement que Maître Eckhart sera toujours pour Heidegger une figure médiévale exceptionnelle à partir de laquelle il ne saura pourtant pas redonner sa valeur à la scolastique médiévale toute entière.

 

            C’est pourtant Husserl qui exerce l’influence la plus subtile et la plus profonde sur le jeune Heidegger. Celui-ci commence à lire les textes de Husserl, tout particulièrement les Recherches logiques, dès 1909. Comment le mode de penser phénoménologique empreigne Heidegger, on peut le découvrir dans son écrit tardif intitulé Mon chemin de pensée et la phénoménologie (1963). Il ressort de cet écrit que l’influence de Husserl était beaucoup plus forte que celle de toute l’école néo-kantienne, puisque avec Husserl « la ‘subjectivité transcendantale’ accéda à la possibilité de recevoir grâce à la phénoménologie une détermination plus originelle et universelle »[664]. Seulement, Heidegger a mit du temps pour prendre pleinement conscience de cette perspective considérable qu’ouvrait pour lui la phénoménologie husserlienne.

 

            Ces nombreuses influences ont sans doute éloigné Heidegger de la vision scolastique du monde et de la philosophie. Quand en 1915, en sollicitant comme tous les ans une bourse de la part de l’institution ecclésiastique, il affirmait ses engagements dans « la divulgation du patrimoine spirituel dont la scolastique est le dépositaire, au service du combat intellectuel de l’avenir pour l’idéal de vie chrétien-catholique »[665], H. Ott s’exclame : « L’opportunisme saute aux yeux »[666]. Ph. Capelle est moins sévère : « On fera bien plutôt valoir la dépendance de l’étudiant démuni vis-à-vis des nécessités économiques élémentaires »[667]. Nous pensons qu’il faudrait considérer également le processus de transformation de l’identité même du Heidegger-philosophe, transformation qui ne pouvait être que relativement longue et pénible. Peut-être qu’en 1915 et 1916, Heidegger attendait encore quelque chose de la scolastique et de ses milieux, au moins une réaction quelconque à ses travaux, ce qui aurait suscité une occasion pour un dialogue et éventuellement pour une nouvelle évolution du jeune philosophe. Mais on sait qu’à part un accueil presque trop chaleureux, mais peu profond, de Grabmann, les milieux scolastiques, à cette époque, n’ont montré aucun intérêt pour les recherches heideggériennes[668]. C’est, en tout cas, seulement vers 1917 que la rupture définitive avec la scolastique et le catholicisme a eu lieu. Mais on sait que Heidegger n’a jamais définitivement réglé son rapport avec la foi des origines en la qualifiant parfois d’« une écharde dans la chaire »[669].

 

2. La lutte contre le psychologisme (1912-1913) : au nom de quelles valeurs ?

 

 

            En 1912-1913, l’intérêt philosophique principal de Heidegger porte sur la logique. L’article de 1912 dans Literarische Rundschau et surtout sa dissertation doctorale La doctrine du jugement dans le psychologisme[670] représentent le travail de ces années. En exposant ses réflexions sur la logique, Heidegger, dans les deux écrits, mène simultanément une lutte contre le psychologisme. Heidegger partage cette lutte tant avec les scolastiques, qu’avec les néo-kantiens et Husserl. Or, si la motivation des scolastiques, des néo-kantiens et de Husserl est respectivement différente, quelle motivation, dans ce combat, anime Heidegger ?

 

            Dans les deux écrits nous assistons à une articulation, voire un mélange, de la scolastique et du néo-kantisme, avec une tendance à suivre la réflexion de Husserl. C’est que la pensée de Heidegger était encore structurée par la « logique formelle » de la scolastique[671], mais « l’essence de la logique » lui venait déjà de l’école néo-kantienne[672].

 

            Ces travaux du jeune Heidegger concernent directement sa vision du rapport entre l’éternité et le temps. En effet, ce rapport représente la vision scolastique ultime de l’être. L’éternité est l’être divin, immuable, transcendantal, le temps est une mesure dans laquelle se déroule tout ce qui change, qui tend vers l’éternel, qui est mondain. Le temps doit être subordonner à l’éternité, et ce serait une erreur et un danger de considérer le temporel en l’émancipant de l’éternel. Selon D. Thomä, la lutte de Heidegger contre le psychologisme refléterait ce schéma scolastique et les valeurs qu’il engage[673]. Pour Heidegger, l’ordre éternel et transcendantal équivaudrait à celui des significations idéales et logiques, alors que le temps se rapporterait à l’ordre réel des faits. D’où la distinction capitale, sur laquelle repose tout le système de Rickert, entre la valeur et l’existence, entre « cela vaut » et « cela est », das gilt et das ist. La valeur, ou le sens logique, a une source indépendante de l’existence et transcende l’existence. Considérer des représentations psychiques des faits existants comme la source de l’idéalité des significations logiques, c’est supprimer la transcendance et l’éternité et faire du temps l’instance ultime. C’est justement ce que fait le psychologisme, d’où le devoir de lutter contre lui. Autrement dit, au nom des valeurs de la scolastique, mais armé de l’argumentation néo-kantienne, Heidegger fait « du royaume de la signification un royaume transcendant, parfaitement étranger à l’existence réel : ‘Es ist der Bedeutung völlig fremd, zu existieren’ (GA 1, 243 ; 129). Un abîme sépare le domaine des significations logiques idéales des signes grammaticaux réellement existants »[674]. Il s’agirait donc pour Heidegger, selon D. Thomä, de faire « l’ultime tentative d’obéir au schème théologique dans le cadre de la philosophie transcendantale »[675]. Heidegger est un scolastique au sein de l’école néo-kantienne, qui chante le monde des significations logiques dans les tonalités du mystère de l’éternité[676] et qui oppose ce monde à « tout ce qui a pour caractère de s’écouler temporellement, de l’être-actif »[677], au temps. Heidegger avance également le concept scolastique de la vérité en l’exprimant dans les catégories néo-kantiennes : « Le vieux concept de la vérité adaequatio rei et intellectus peut être élevé au niveau de la pure logique quand res est compris comme objet, intellectus comme contenu de la signification déterminante »[678].

 

            Remarquons toutefois que Heidegger, et cela malgré ou peut-être justement grâce au fait qu’il réduit le concept scolastique de la vérité aux catégories néo-kantiennes, ne prononce jamais le mot même « éternité » quand il parle du monde transcendant des significations logiques par opposition au temps, du das gilt par opposition au das ist. Comme s’il ne souhaitait pas exprimer sa réflexion dans les catégories théologiques ou dans celles de la métaphysique scolastique en suggérant qu’il s’arrête juste au seuil de la théologie ou de cette métaphysique.

 

            Cependant le travail de Heidegger de 1913 peut être interprété de diverses manières. A côté de l’interprétation de Thomä, nous pouvons envisager, avec Ph. Capelle, que Heidegger, au lieu « de suivre le schème théologique dans le cadre d’une philosophie transcendantale », s’ouvre plutôt « à une autre conception de la transcendance »[679]. Au lieu donc d’identifier le monde des valeurs des significations logiques à l’éternité scolastique, Heidegger situe ce monde, certes, au-dessus du temps[680], mais en dehors de l’éternité divine scolastique. Il se peut que nous voyions ici se dessiner pour la première fois en Heidegger une ligne de démarcation entre théologien et philosophe. Et nous voyons pour la première fois « descendre » le centre d’intérêt principal de Heidegger du registre de « l’éternel » vers quelque chose de plus « bas », sans se confondre encore avec le registre du temps, mais déjà vers celui-ci. Il s’agit de la nouvelle direction que prend la pensée heideggérienne, direction qui ne changera plus jamais, et nous verrons avec quelle radicalité la pensée heideggérienne y sera engagée. 

 

            Cette nouvelle direction se confirme encore dans la conclusion de sa dissertation où Heidegger étudie les phrases sans sujet (par exemple es blitzt) ou de telles exclamations comme « Feu ! ». Soyons attentifs, car ici Heidegger s’écarte non seulement de l’éternité scolastique, mais également de l’immuabilité des significations logiques de Rickert. En effet, dans ces courts énoncés, rien de stable, d’immuable, c’est-à-dire à l’image d’une signification logique n’est affirmé, mais est capté plutôt le fait que « quelque chose se passe », « fait soudainement irruption ». Ici s’annonce donc « le thème de la temporalité de l’existence »[681]. Heidegger envisage donc, sans doute influencé déjà par les écrits de Lask, la possibilité pour l’homme d’échapper hors la logique elle-même et d’accéder directement à l’existence concrète, au réel temporel[682]. Soulignons que, même indépendamment de Lask, Heidegger a toujours gardé, et cela est peut-être l’influence la plus subtile que la scolastique exerçait sur lui, le souci d’appréhender le réel et, enfin, l’être en tant que tel comme en dehors du « sujet transcendant ». Quelques racines lointaines du concept heideggérien de transcendance peuvent être saisies ici.  

 

            Résumons en dessinant ce simple schéma : en 1913, Heidegger, en tant que catholique croyant, confesse encore le dualisme scolastique entre l’éternité et le temps, mais, en tant que philosophe, il adapte plutôt le dualisme néo-kantien de Rickert entre la valeur logique (das gilt) et l’existence réelle (das ist), tout en montrant déjà le souci d’accéder à cette existence qui se déroule dans le temps. On voit donc le regard de Heidegger commencer à descendre de « l’au-delà », de l’éternel, vers « l’ici-bas », vers le temps. 

 

3. La thèse d’habilitation (1915). De nouveaux éléments

 

 

            La thèse d’habilitation de Heidegger, Die Kategorien- und Bedeutungslehre des Duns Scotus, dont la rédaction a été achevée au printemps de 1915, reflète l’évolution que sa pensée a connu depuis 1913. Il faut mettre à part, dans cet écrit, la Conclusion rédigée un an plus tard. En effet, cette Conclusion présente une nouvelle tournure dans la réflexion de Heidegger par rapport au corpus principal de la Thèse. Nous allons donc analyser d’abord l’avancé de la pensée heideggérienne avant 1915 qui correspond au texte principal du Habilitationsschrift, avant de creuser le sens de sa Conclusion.

 

a) Essai de la confrontation de divers systèmes : la reprise.

 

 

            Tout comme dans son travail doctoral de 1913, dans le Traité sur « Duns Scot »[683] Heidegger réalise son projet de confrontation entre « la scolastique et la pensée moderne »[684], c’est-à-dire entre la métaphysique et la théorie de la connaissance scotistes et le néo-kantisme de Rickert ainsi que la phénoménologie de Husserl. Mais « Duns Scot » aurait aussi largement « anticipé dans le principe sur l’une de plus modernes et des plus profondes théories du jugement », celle de Lask[685].

 

            Sur quelles bases Heidegger construit-il cette confrontation ? Comme dans son écrit doctoral de 1913, le jeune philosophe avance un certain dualisme qui caractérise tant la philosophie de la scolastique que celle du néo-kantisme ou de Husserl. Dans la première partie de sa Thèse, il fait une analyse des transcendantaux médiévaux, c’est-à-dire des « qualités » convertibles avec l’être même. Le premier chapitre est consacré à l’Un qui fonde le nombre. L’Un, comme l’Être même, est homogène et éternel. En face, il faut envisager le réel sensible, diversifié et temporel. Dans le deuxième chapitre, un autre transcendantal, le vrai est également considéré dans sa convertibilité avec l’être. C’est ici qu’intervient la distinction de Rickert, que nous connaissons déjà, entre « cela vaut » et « cela est ». En effet, l’être vrai, c’est-à-dire un objet susceptible d’être connu, n’est rien d’autre que la validité de la valeur logique par opposition à la réalité concrète et opaque : « La différence la plus cardinale des modes du réel est celle qui s’établit entre conscience et réalité, entre conscience et plus précisément ce mode du réel qui ne s’identifie pas au domaine de la valeur »[686]. Husserl s’intègre aisément dans ce concert des dualismes scolastique et rickertien, puisque, dans ses Recherches logiques, il distingue le plan intemporel des « vérités de raison » et celui des « vérités de fait », changeant et temporel[687]. Ainsi la démarche de Heidegger paraît être commandée par le schéma le plus classique de la distinction entre l’éternité et le temps et l’interprétation de D. Thomä que nous avons évoquée dans le paragraphe précédant, pourrait se présenter de nouveau : Heidegger, même au sein de l’école néo-kantienne, reste un scolastique fidèle aux bases de sa tradition. C’est sans doute cette image que Heidegger souhaitait donner lui-même. En effet, « la chaire de philosophie [chrétienne] de l’université de Fribourg, alors vacante, constituait un attrait  plus sérieux que jamais »[688]. Mais la réalité a dépassé l’image. Contrairement à ses écrits antérieurs, dans la Thèse d’habilitation de Heidegger nous trouvons un élément nouveau : c’est la critique ouverte de la scolastique et la prise de conscience des limites du néo-kantisme rickertien. Ce qui est remarquable, c’est que c’est dans l’endroit même du dualisme métaphysique prôné par la scolastique et dans celui du dualisme épistémologique affirmé par les néo-kantiens, que Heidegger voit les insuffisances des deux écoles !

 

b) La critique de la scolastique et du néo-kantisme rickertien

 

 

            Conformément à la tradition scolastique, Heidegger affirme, dans l’Introduction de sa Thèse, « la constance de la nature humaine » qui est à la base de la conception de la philosophia perennis opposée à l’éventualité du changement historique de la vérité[689]. A côté de cette affirmation d’allure aristotélicienne et thomiste, Heidegger avance toutefois l’idée d’une « vie réelle » dans sa « multiplicité » que la tradition aristotélicienne n’aurait pas prise en compte et que Duns Scot aurait valorisé par sa conception d’haecceitas[690]. A cause de ce manquement, la tradition aristotélico-thomiste a élaboré une conception insuffisante de la transcendance. Celle-ci, s’imposant en effet brutalement de l’extérieur comme une force immuable et figée, empêche la compréhension convenable de la vraie transcendance que toute la scolastique aurait pourtant visée, c’est-à-dire une compréhension qui correspondrait à la « vie propre » de l’être humain se déroulant aussi temporellement ! « Le courant de la vie propre avec sa manière multiple de serpenter, de prendre des tournants et de revenir sur soi, avec son conditionnement multiforme et largement divisé en diverses branches, est pour l’homme du Moyen Âge supprimé en grande partie, il n’est pas reconnu comme tel »[691]. Nous pouvons donc constater l’exigence de la part de Heidegger d’une révision du concept scolastique de l’éternité, de la transcendance, révision où le flux temporel de l’être humain serait pris en compte avec plus d’insistance. La possibilité d’une telle révision[692] est fournie par la philosophie moderne. Ce n’est pourtant pas Rickert qui en est l’inspirateur.

 

            Pour Rickert, en effet, « l’être réel » est totalement inaccessible : la réalité est composée d’une « multiplicité insaisissable »[693]. Celle-ci s’oppose à l’ordre lucide et homogène de la pensée conceptuelle. D’où le dualisme qui condamne toute possibilité pour la raison de fonder, même partiellement, ses conclusions sur « l’être réel ». Or, déjà dans l’écrit de 1913 sur le psychologisme, Heidegger avait envisagé justement une telle possibilité. En 1915, le problème devient encore plus aigu : comment, en effet, accéder à la « vie réelle » sans une telle possibilité ? Ainsi, pour Heidegger, le dualisme radical de Rickert devient lui aussi inacceptable. Déçu par la transcendance scolastique figée, éternelle et imposante, insatisfait des valeurs rickertiennes déconnectées du réel, Heidegger se concentre de plus en plus sur la possibilité de saisir le sens de l’être réel dynamique et temporel. La pensée d’immanence de Lask lui fournit des bases théoriques pour la suite de ses recherches.

 

 

c) L’influence de Lask : la pensée de l’immanence

 

 

            A plusieurs reprises dans sa Thèse d’habilitation, Heidegger rend hommage à Emil Lask, mort comme un simple soldat en 1915 sur le front de Galicie. Disciple de Rickert, il avait publié deux ouvrages : La logique de la philosophie et la doctrine des catégories en 1911 et La doctrine du jugement en 1912 où il a élaboré sa « pensée de l’immanence » qui l’a éloigné des positions philosophiques de son maître. En effet, cette pensée rompt le dualisme rickertien en joignant la pensée et l’être réel ou, dans les termes de Lask, « forme » et « matière »[694]. Ce sont sans doute les lectures de Lask qui ont permis à Heidegger, dès son article sur l’essence de la Logique dans Litararische Rundschau (1912) et son travail doctoral de 1913, de maintenir la possibilité du dépassement du système hermétique de Rickert et de l’accès à « l’être réel ». Dans le Traité, Heidegger prend conscience de l’importance de la sphère de l’immanence telle qu’elle est présentée par Lask, afin de pouvoir s’élever au-delà du contenu idéel au sens rickertien sans retomber dans la transcendance au sens scolastique et théologique. En effet, les catégories réflexives, tout en étant produites par la « forme » ou par la subjectivité, reçoivent également un impact de la « matière » ou de « l’être réel »[695]. D’autre part, ayant le « caractère de principe », les catégories réflexives dépassent tout contenu des significations par ce qu’elles visent ultimement[696]. Or, ce qu’elles visent ultimement ce n’est pas Dieu, ce qui impliquerait les conséquences d’ordre théologique négatives pour la philosophie, que Heidegger a détecté chez les médiévaux et a rapporté dans l’Introduction du Traité, mais juste une certaine Forme originelle qui unifierait tant la raison que l’être réel.

 

 

d) L’eccéité scotiste : existentia et tempus

 

 

            L’accès à l’être réel est l’accès à la singularité individuelle d’un existant. Si l’épistémologie de Lask permet un tel accès, Heidegger creuse la compréhension  de l’individuum par le biais de la notion d’haecceitas de Duns Scot. Par cette notion, centrale dans sa pensée, Duns Scot élimine au maximum, mais non entièrement, les conséquences négatives du dualisme métaphysico-scolastique que Heidegger avait critiqué dès l’Introduction. Duns Scot, en effet, « plus que tous les scolastiques avant lui […] a trouvé une proximité (haecceitas) vaste et affinée pour ce qui est la vie réelle, pour sa multiplicité et sa possibilité de tension. Ce qui ne l’empêche pas, en même temps, et avec la même facilité, de quitter cette plénitude de la vie pour se consacrer au monde abstrait… »[697]. Cette « vie réelle » est manifestement ce vers quoi tend la pensée de Heidegger. Si Lask lui a donné une telle possibilité au sein du néo-kantisme, voici que Duns Scot l’accorde en scolastique !

 

            Comment se caractérise-t-elle, cette « vie réelle » ? Elle se situe dans la sphère de l’individuum qui « est un ultime qu’on ne peut ramener à rien d’autre »[698]. Mais en même temps et surtout, l’individuum ne peut pas être ramené au domaine du supra-sensible qui, par le biais des lois scolastiques de l’analogie, appelle à la théologie[699]. Heidegger trouve ainsi chez Duns Scot un plan, dans lequel la philosophie peut s’affranchir du dictat de la théologie et du dualisme métaphysico-scolastique traditionel. D’autre part, il trouve le moyen de se libérer du « réalisme naïf » prôné traditionnellement par l’école thomiste. Ne pouvant être ramené à rien d’autre, l’individuum excède toujours quelque part le sens lui correspondant, et donc celui-ci ne peut nullement être une fidèle et simple copie du réel. D’où la possibilité d’élargir la conception scolastique de l’entendement. Autrement dit : tout comme en valorisant l’accès au réel, grâce aux recherches de Lask, on peut rejeter, dans le néo-kantisme, l’idéalisme rickertien[700], on peut ainsi grâce à Duns Scot rejeter, dans la scolastique, le réalisme naïf, puisque l’entendement, tout en accédant au réel, contient une structure beaucoup plus complexe que ne le croyait la tradition thomiste[701]. Le scolastique dans l’école néo-kantienne qu’était Heidegger, obtient par là une conception de l’intelligence humaine qui stimule fortement ses recherches ultérieures : la raison peut accéder à la réalité « vivante » et temporelle sans être contrôlée par des « lois éternelles » prônées par la scolastique et entravée par les règles du réalisme naïf, et sans être enfermée dans le royaume idéal des significations de Rickert.

 

            L’individuum est la « vie réelle » ou la réalité « par excellence, pour autant qu’il inclut l’existentiam et tempus »[702]. La plupart de commentateurs invitent à voir ici le germe « de ce qui deviendra ‘être et temps’ »[703]. En allant dans ce sens, soulignons que l’individuum en tant que « l’ultime qu’on ne peut ramener à rien d’autre », est déjà traité ici pour lui-même, en dehors de tout dualisme prôné soit par la tradition scolastique soit par l’épistémologie rickertienne. Autrement dit, existentia et tempus acquièrent ici une telle autonomie qu’à eux seuls ils peuvent constituer le domaine propre de la philosophie, puisqu’ils constituent « la réalité par excellence ». C’est dans cette direction que s’engage effectivement la pensée de Heidegger. C’est dans ce sens que Ph. Capelle peut affirmer que le Traité de Heidegger annonce déjà son ontologie transcendantale[704].

 

            Seulement, le corpus du Traité submerge la découverte de la conjonction existence/temps dans les problématiques traditionnelles de la scolastique et du néo-kantisme, problématiques sur lesquelles Heidegger ne reviendra plus par la suite. La question de l’existence ou de l’être va être aussi momentanément abandonnée. Cependant dès les travaux qui suivent immédiatement le Traité, Heidegger se focalise sur des questions autour de l’histoire et du temps. Cela le conduira à la découverte de la facticité (dont la notion apparaîtra dès 1919) qui constituera la base pour le renouveau heideggérien de l’interrogation fondamentale sur l’être.  

 

4. La conférence d’habilitation (juillet 1915) : la valorisation de la question du temps

 

            Vers le milieu des années 1910, un nouveau nom prend une place considérable parmi les références de Heidegger, celui de Dilthey. Dans les années 1920, la réflexion diltheyienne jouera un rôle central pour Heidegger dans l’élucidation de l’expérience de la vie facticielle et dans l’analyse de l’historicité du Dasein. La préparation en a commencé bien avant. Heidegger achève la lecture des œuvres complètes de Dilthey en 1914. Dilthey est sans doute en arrière fond dans la « mise en valeur de cette problématique de l’historicité de l’esprit vivant dans les écrits des années 1913-1916 »[705]. Dans ses œuvres, en effet, Dilthey met en cause la conception de la fixité métaphysique de la nature humaine[706], ce qui constitue pour le jeune Heidegger un motif puissant pour affiner son intérêt philosophique à l’égard des processus temporels et historiques en tant qu’ils sont émancipés de l’éternité scolastique.

 

            La conférence d’habilitation donnée par Heidegger le 27 juillet 1915, Le concept du temps dans les sciences historiques, « atteste déjà une préoccupation ontologique sur ce qu’il en est du ‘vrai’ temps »[707]. Son exergue est toutefois une sentence de Maître Eckhart qui exprime en soi la doctrine scolastique la plus classique sur le rapport entre l’éternité et le temps : « Le temps est ce qui se transforme et se diversifie, l’éternité se maintient dans sa simplicité »[708]. Ce rapport est manifestement au centre des interrogations de Heidegger : le concept de temps doit avoir une explication avec celui de l’éternité, puisque telle est notre tradition. Mais, selon Ph. Capelle, l’exergue de la conférence est destiné justement à attirer l’attention sur le problème du temps, à valoriser le temps contre l’omniprésence scolastique de l’éternité, « contre l’oubli caractéristique du système scolastique : celui du flux temporel »[709].

 

            Même si, à la fin de la conférence, Heidegger affirme encore formellement la distinction éternité / temps suivant la tradition scolastique et tout particulièrement suivant saint Augustin[710], le corps principal du texte se focalise sur le problème du temps indépendamment de cette distinction et en rapport avec les sciences « naturelles » d’un côté et les sciences historiques de l’autre. Deux conceptions du temps font surface suivant cette distinction des sciences. Le temps dans la science physique est purement quantitatif, il signifie une suite d’instants orientée où chaque instant ne diffère de l’autre que par son éloignement mesurable vis-à-vis du point de départ. Justement, l’essentiel du temps, de Galilée à Einstein, « c’est de rendre possible la mesure »[711]. Retenons comment Heidegger caractérise la théorie de la relativité : en elle « tout se tient autour du problème de la mesure du temps, non pas autour du temps en soi »[712]. Notons que Heidegger pose ici l’exigence de considérer le temps « en soi ». Or, c’est justement à cette exigence qu’il répondra tout au long de sa réflexion ultérieure. Il faut voir ici également un certain mépris que Heidegger manifeste déjà vis-à-vis de l’idée du temps comme essentiellement lié à la mesure et à la mesurabilité. Plus tard, cette idée sera considérée par Heidegger comme constitutive du « temps vulgaire », comme une « forme dégradée » du temps véritable. Or, même si la conférence de 1915 n’en fait aucune allusion, ce mépris pourrait être étendu jusqu’à la conception aristotélico-scolastique du temps où celle-ci intègre la mesurabilité dans la définition même du temps.

 

            On découvre une toute autre image du temps dans les sciences historiques. Les époques historiques ne sont pas homogènes qualitativement comme le sont toutes les situations traitées par les sciences naturelles. Le temps de l’histoire est qualitatif, car les époques historiques se distinguent en se référant aux diverses valeurs[713]. Même le début chronologique d’un temps historique se réfère à une valeur : on dit telle et telle année « après la naissance du Christ », « après la fondation de Rome », etc. Or, notons le bien, les valeurs ne sont pas comprises ici par Heidegger comme des entités descendues d’en haut éternel (scolastique) ou comme des fixations idéales (Rickert)[714], mais comme porteuses de la vie. « Le caractère qualitatif du concept historique du temps, dit Heidegger, ne signifie rien d’autre que la condensation – la cristallisation – d’une objectivation de la vie donnée dans l’histoire »[715].

 

            Arrêtons-nous un instant sur cette conjonction de la vie avec l’histoire, conjonction qui donne le sens véritable au concept du temps. Heidegger est influencé ici par Dilthey qui a montré comment l’histoire se confond avec la vie même et comment cette vie donne la compréhension herméneutique d’elle-même par elle-même. Heidegger fera éloge de cette découverte de Dilthey dans ses Conférences de Cassel, données en 1925. Elle sera à la base, en effet, de son concept de la facticité et de l’historicité du Dasein. En 1915, Heidegger voit déjà dans les idées de Dilthey un accomplissement de la tâche même de la philosophie : l’histoire semble avoir un rapport plus étroit avec la philosophie que les autres sciences, dans ce sens que la réflexion sur ce qu’est l’histoire appartient à l’instauration de la philosophie même. Autrement dit, la philosophie naît là où, dans l’histoire et historiquement, est saisie la vie, ses sens et ses valeurs propres. C’est ainsi que se dessine la tâche de la philosophie : méditer cette Lebensobjektivation, ou le temps lui-même !

 

           Or, une telle formulation de la tâche de la philosophie signifie le renouveau de la métaphysique entière. Heidegger commence sa conférence de 1915 en tonalités solennelles : « Depuis quelques années s’est éveillée en philosophie une certaine poussée métaphysique (metaphysischer Drang). S’en tenir à une pure théorie de la connaissance ne peut plus satisfaire désormais. D’où la tendance, tantôt voilée, tantôt ouverte, qui nous ramène à la Métaphysique et qui signifie une profonde reprise en main de ses problèmes par la philosophie, au point qu’il faut y voir une volonté de la puissance de la philosophie, distincte assurément des violences intellectuelles qui s’accomplissent sous le titre de ‘vision du monde conforme aux sciences de la nature’ »[716]. Si Heidegger congédie sans scrupule « la vision du monde conforme aux sciences de la nature », il ramène encore son renouveau métaphysique aux limites de la scolastique traditionnelle : nous avons constaté qu’à la fin de sa conférence, Heidegger affirme la pertinence du dualisme éternité/temps. Il est manifeste cependant que les idées proclamées le 27 juillet 1915, ne pouvaient que mettre en crise la vision scolastique du monde.

 

            Suivons l’évolution de la pensée heideggérienne.

 

5. La Conclusion de la Thèse d’habilitation (1916) : l’influence de Hegel et la nouvelle acception de la métaphysique. La sortie de la scolastique.

 

 

            La Conclusion de la Thèse d’habilitation fut écrite presque un an après le corpus principal du texte et ajouté lors de la publication de l’ensemble fin 1916[717]. Elle est animée par la même inspiration que la Conférence d’habilitation, mais elle met les choses au clair, il n’y a plus d’ambiguïtés, de souci de s’adapter au point de vue de la scolastique ou à celui de Rickert. Dans ce court texte, nous assistons à une prise de position décisive de Heidegger à l’égard du dualisme métaphysique traditionnel : nous voyons se dessiner l’idée de la transcendance du temps par-delà le clivage traditionnel temps / éternité[718].

 

a) Le contexte historico-philosophique

 

 

            Mettre au centre de la pensée philosophique le flux temporel, le développement historique, bref de tout ce qui, dans la métaphysique traditionnelle jusqu’à Hegel, s’opposait au pôle de l’immuable et de l’éternel : cette démarche n’était pas propre à Heidegger, mais caractérisait tout un mouvement philosophique dès le XIXe siècle. Le monde réel est celui que nous habitons ici-bas, et si nous ne le connaissons toujours pas bien, c’est parce que notre regard avait été fixé sur un monde illusoire de l’au-delà : cette idée est un trait général d’une nouvelle mentalité qui s’installe, dès l’après Hegel, tant dans l’ensemble de la société, que dans la philosophie. Selon le mot de P. Sloterdijk, nous assistons ici à une « apocalypse du réel »[719]. Dès les plus radicaux – Marx, Nietzsche, Freud, jusqu’aux plus nuancés – Kierkegaard, Dostoïevski, Dilthey, les penseurs de l’époque contribuent à l’émancipation du monde temporel vis-à-vis de l’éternité immuable. Ce qui se passe donc dans la pensée de Heidegger, à savoir « la métamorphose d’un jeune scolastique en jeune radical » est « totalement conforme à l’époque »[720]. C’est sans doute ce nouveau versant philosophique que Heidegger a dans l’esprit, quand il constate dans la Conférence de 1915 : « Depuis quelques années s’est éveillée en philosophie une certaine poussée métaphysique (metaphysischer Drang) »[721].

 

 

b) Le problème fondamental : le rapport entre l’éternité et le temps

 

 

            A la fin de la Conclusion de son Habilitationsschrift, Heidegger écrit : « C’est le problème de la relation entre le temps et l’éternité, entre la mutation et la valeur absolue, entre le monde et Dieu, qui se trouve en cause »[722]. On ne saurait plus voir dans cette déclaration le retour à la tradition scolastique dont l’exposé qui a eu lieu dans le corpus principal de la Thèse a reçu, au début de la Conclusion, la qualification « d’une doctrine mortelle »[723]. Il s’agit plutôt d’une problématisation radicalement nouvelle du rapport temps/éternité. Les dernières pages de la Conclusion décrivent d’une manière générale la mentalité de l’homme médiéval qui se résume en « des relations vitales entre Dieu et l’âme, entre l’Au-delà et l’en-deçà »[724]. Cependant Heidegger exige une approche nouvelle, « une compréhension pénétrante » et « philosophiquement orientée »[725] du monde médiéval en écartant d’emblée l’approche traditionnelle et scolastique. En quoi consiste cette nouvelle approche ? En voici l’essentiel : « La Transcendance ne signifie pas un éloignement radical où le sujet se perdrait, il se constitue au contraire un rapport de vie édifié sur la corrélativité »[726]. Au lieu donc d’une idée de séparation qu’avance le rapport éternité/temps abordé à la manière traditionnelle, Heidegger propose celle de la corrélativité[727]. Nous saisirons toute la portée de ce que signifie ce mot, quand nous verrons à quel système philosophique il est emprunté : au système de Hegel. Citons pourtant d’emblée une phrase de la Conclusion qui révèle toutes les conséquences d’une nouvelle approche de Heidegger : « La position de valeur ne gravite donc pas exclusivement vers le Transcendant, elle est pour ainsi dire réfléchie par sa plénitude et son absoluité, et elle réside dans l’individu »[728]. La radicalité de Heidegger est sans équivoque, puisqu’il propose d’envisager même le concept de la philosophia perennis, concept qui résiste par définition à une telle démarche, également à partir de sa conception de la corrélativité du temps et de l’éternité[729].

 

 

c) L’influence de Hegel  et la nouvelle acception de la métaphysique

 

 

            C’est Hegel, plus même que Lask, qui a aidé Heidegger à vaincre la séparation entre la pensée et la réalité moyennant sa conception de l’histoire. Or, cette conception inscrit dans le processus historique l’Absolu même ou ce qui était désigné traditionnellement par le terme d’éternité et par le terme de Dieu : « L’Esprit vivant est comme tel essentiellement un esprit historique […]. On ne peut comprendre l’esprit que si la plénitude de ses productions, c’est-à-dire son histoire, est assumée en lui, plénitude sans cesse croissante avec laquelle dans sa conceptualité philosophique, nous est donné un moyen sans cesse croissant de concevoir vitalement l’esprit absolu de Dieu »[730]. C’est ainsi que s’explique le mot corrélativité qui désigne le lieu de l’Absolu au sein de l’histoire.

 

            Dès lors Heidegger élabore une nouvelle acception de la métaphysique. A la place du dualisme qui prônait une distance entre la valeur absolue et la réalité ou entre l’éternité et le temps, il met en valeur « l’esprit vivant » qui, à l’instar de Hegel, contient un élément unificateur, « unité vivante » entre « validité universelle » et « l’individualité des actes »[731]. Les actes individuels (souvenons-nous de l’individuum et de l’haecceitas de Duns Scot) ne font qu’un avec le sens auparavant transcendant. C’est que désormais « immanence et transcendance sont des concepts relatifs »[732]. La logique, tant dans son acception néo-kantienne (valeur absolue) que scolastique (principes éternels), ne peut pas être véritablement comprise sans « un complexe translogique »[733]. Ce complexe translogique signifie le principe selon lequel tout ce qui était auparavant considéré comme « l’au-delà », doit désormais être considéré en unité avec l’« ici-bas ».

 

d) Le rejet du concept scolastique de l’éternité

 

 

            Ce projet « translogique », intelligible à partir de la conception de l’Esprit historique de Hegel, signifie que la notion scolastique de l’absolu, de la transcendance, de l’éternité perd sa pertinence philosophique. Quelque soit le caractère des aspirations humaines tendant vers un tel absolu, celles-ci se développent dans les limites de l’homme, dans sa finitude : c’est le point qui n’a pas été suffisamment pris en compte par la scolastique. Ainsi s’explique la citation de Novalis mise par Heidegger en exergue de la Conclusion de sa Thèse d’habilitation : « Nous cherchons partout l’inconditionné et ne trouvons jamais que des choses »[734]. C’est que l’éternité se cache dans le temps sans garder, du point de vue philosophique, un lieu, lui désigné par la tradition millénaire, au-delà du temps.

 

III. Une confirmation de la position philosophique : la conversion au protestantisme

 

 

            Le rejet du dualisme scolastique temps / éternité signifie que les perspectives philosophiques de Heidegger de 1916 ne peut plus être comprise dans le cadre de la scolastique traditionnelle. Nous avons montré, suivant les recherches de H. Ott, qu’en 1916 Heidegger lui-même se situait déjà, en tant que philosophe, en dehors du système philosophique de la scolastique. Qu’est-ce à dire, toutefois, quant à sa foi religieuse et sa position théologique ? En effet, si la tâche essentielle de la philosophie consiste en la méditation de la Lebensobjektivation, c’est-à-dire au niveau du domaine propre à l’histoire, au temps, et non en les poursuites de l’éternité transcendant, cela ne veut pas dire que Dieu n’existe pas au-delà du temps et que son Agir dans l’histoire ne pouvait pas être détecter théologiquement. C’est dans cette perspective qu’il faudrait comprendre une phrase de la Conclusion du Traité ou Heidegger admet, à demi-lèvres, l’existence du Transcendant au sens scolastique du terme : « La position de valeur ne gravite donc pas exclusivement vers le Transcendant, […] elle réside dans l’individu »[735]. C’est pourquoi Ph. Capelle peut affirmer, en attirant l’attention sur ce mot « exclusivement », que « Heidegger n’opte donc pas pour un tracé d’immanence contre le tracé scolastique de la transcendance », puisque la « position de valeur » « réside dans l’individu » aussi[736]. Si, en tant que philosophe, Heidegger se focalise désormais sur « l’individu » au sens de la temporalité, comment se situe-t-il par rapport à la Transcendance prise dans son sens théologique, c’est-à-dire avancée par la foi chrétienne ? Puisque celle-ci a lieu aussi dans le temps, n’a-t-elle rien à dire au philosophe en tant que tel au sujet de Ce vers quoi elle porte ?

 

 

1. La réduction du catholicisme au système scolastique

 

 

            Dès le fameux Motu proprio de Pie X (1914), Heidegger ne cachait plus, dans le cercle de ses amis au moins, sa réticence, voire son hostilité croissante contre la scolastique[737]. Toutefois, cette hostilité concernait au départ proprement le système scolastique, et non la foi catholique elle-même. La situation a commencé à changer à partir de 1916-1917. La femme de Heidegger témoignera au chanoine Krebs qu’au moment de leur mariage, c’est-à-dire en 1917, « sa foi était sapée par des doutes »[738]. La rupture finale avec le catholicisme s’est produite donc vers 1918, alors que le rejet de la scolastique était déjà consommé en 1916. Ce qui a eu lieu pendant ces deux années, c’est la réduction du catholicisme au système scolastique, réduction qui a été paradoxalement influencée par le Magistère de l’Eglise lui-même moyennant ses déclarations officielles[739].

 

            La lettre de Heidegger à ce même chanoine Krebs, écrite le 9 janvier 1919[740], fait état de sa rupture officielle avec l’Eglise catholique et nous donne des informations précieuses sur ses raisons. Ce sont ses recherches philosophiques (« une approche de la théorie de la connaissance, s’étendant à la théorie de la connaissance historique ») qui lui ont rendu « le système du catholicisme problématique et inacceptable ». Ce système constituait en même temps « un lien extérieur à la philosophie », lien que Heidegger ne pouvait plus supporter. Par ailleurs, le philosophe déclare qu’il reste chrétien convaincu et qu’il suivra sa « vocation intérieure pour la philosophie » en enseignant la « métaphysique, celle-ci étant prise, toutefois, dans une acception nouvelle ». Les convictions religieuses de Heidegger sont mises bien en avant : la réalisation de cette vocation doit servir « pour la détermination éternelle de l’homme intérieur, et seulement pour cela, et justifier ainsi mon existence et mon action devant Dieu lui-même ». Notons que le mot « éternel » qu’emploie Heidegger, confirme sa foi en une sphère qui transcenderait le temps du point de vue de la foi chrétienne. Nous verrons comment Heidegger se situera philosophiquement et théologiquement vis-à-vis de cette éternité. Dans la lettre à Krebs, Heidegger affirme également sa « profonde considération » pour « l’univers catholique » et pour « ce que le Moyen-Age catholique porte en lui comme valeurs ». Or, si nous prenons en compte cette « profonde considération » et les aspirations religieuses de Heidegger, nous ne pouvons pas nous empêcher d’émettre des doutes sur la solidité des motifs de la rupture de Heidegger avec le catholicisme. En effet, la critique que Heidegger adresse à ce dernier, n’est rien d’autre que la critique du système scolastique tel qu’il le comprenait à l’époque. Dans la lettre que nous sommes en train de citer, Heidegger fait, en effet, une allusion méprisante aux « interprètes officiels » de la tradition du Moyen-Age. Deux ans plus tard, Heidegger adressera une lettre à Georg Misch où il indiquera comme motif principal de sa rupture avec le catholicisme le durcissement de l’Eglise contre le modernisme[741]. Le rejet heideggérien de l’Eglise catholique résulte donc de la réduction de celle-ci au système scolastique moderne. D’où l’insuffisance de ses motifs, puisque le catholicisme a, dans sa richesse, suffisamment de ressources pour ne pas se réduire à ce système figé, comme d’ailleurs Heidegger lui-même a nettement pressenti. Pourquoi donc ce choix de Heidegger ? L’expérience personnelle douloureuse que nous avons présentée au début de ce chapitre, y est-elle pour quelque chose ? En rejetant le catholicisme Heidegger a éliminé d’un seul coup tout ce qui pouvait encore troubler l’orientation de sa pensée philosophique. Ce rejet n’était-il pas pourtant une forme de précipitation ?

 

2. Les lectures de Schleiermacher

 

 

            L’aversion de Heidegger pour la scolastique et pour, par conséquent, le catholicisme, a été nourrie par les textes de Schleiermacher dont il intensifie la lecture dès 1916. L’été 1917, Heidegger médite le deuxième des Discours sur la religion qui l’a profondément affecté. Suivant Luther, Schleiermacher condamnait rigoureusement la systématisation de la foi chrétienne issue des influences des diverses philosophies, et appelait à la pureté du sentiment religieux. Dans cette perspective, la scolastique apparaît comme « l’obscurcissement de la foi chrétienne primitive par la philosophie et la théologie »[742]. Ce qu’il faudrait retenir, c’est justement le partage net entre l’ordre philosophique et l’ordre de la foi. C’est ce partage qui attire le plus Heidegger, partage qui lui promet, en effet, la liberté de philosophe, liberté que la scolastique traditionnelle lui avait interdite.

 

            Ainsi Heidegger est tout naturellement attiré vers le protestantisme.

 

 

3. Le mariage avec une protestante et un nouveau foyer pour la foi des origines

 

 

            L’été 1916, c’est-à-dire pendant la période de la crise personnelle que nous avons qualifiée également comme crise d’identité philosophique, Heidegger rencontre Elfride Petri, étudiante à Fribourg, dont il tombe bientôt amoureux. La relation de Heidegger et Petri est réciproque, intense et féconde, puisque en mars 1917, c’est-à-dire après seulement six mois de connaissance, ils décident de se marier. Cette expérience lui offre « une nouvelle dimension humaine, particulièrement équilibrée »[743], ce qui constitue une aide précieuse lors de toute crise difficile. D’autant plus que Heidegger, affecté par tout un bloc d’expériences et de conditionnements négatifs d’ordre psychologique et humain provenant de son appartenance au système catholique, aurait dû être particulièrement sensible à ce genre d’équilibrage que lui offrait la relation avec E. Petri. Or, cette relation a sûrement eu aussi un impact fort sur la foi de Heidegger : son élue est protestante, de confession évangélique luthérienne. « L’appartenance confessionnelle d’Elfride Petri, constate H. Ott, joue un rôle important dans l’éloignement de Heidegger vis-à-vis des milieux catholiques »[744]. Mais Elfrid Petri, étant donné que son mari est catholique, envisage de son côté la conversion au catholicisme. La situation est donc intéressante, et prouve le sérieux de leur quête spirituelle commune et de leur évaluation vis-à-vis de la foi chrétienne. Selon les dires de Madame Heidegger, elle a « insisté pour célébrer un mariage catholique, espérant trouver la foi, avec son aide. Nous avons beaucoup lu, discuté, pensé et prié… »[745]. Mais leur recherche a abouti au protestantisme : « Dorénavant nous pensons tous deux en protestants », confie Elfride au chanoine Krebs le 18 décembre 1918 en lui annonçant d’emblée qu’ils ne pourront pas honorer leur engagement nuptial de baptiser et éduquer leurs enfants dans le catholicisme[746].

 

            La conversion de Heidegger au protestantisme fut très bien accueillie par certains milieux universitaires (Ochsner, Szilasi et autres) et Heidegger « pouvait s’ouvrir à un nouveau cercle d’amis »[747]. La nouvelle situation de Heidegger était « très sympathique » pour son maître Husserl qui avait le souci particulier de la liberté de la pensée philosophique[748]. A partir de 1919, Heidegger sera considéré par tous comme un protestant, et il participera même activement à l’approfondissement de la pensée protestante. En 1923, Bultmann écrira à H. von Soden au sujet de Heidegger : « Il est d’origine catholique, mais c’est un protestant à part entière. Il en a fait récemment la preuve lors d’un débat qui a suivi un des cours de Hermelink sur Luther et le Moyen-Âge »[749].

 

            Ainsi la foi chrétienne de Heidegger a trouvé un nouveau foyer. On peut se demander pourtant si sa conversion au protestantisme était accidentelle, c’est-à-dire un passage qui s’offre naturellement à quelqu’un qui, en Allemagne, veut quitter le catholicisme, comme c’était visiblement le cas du passage de Heidegger au néo-kantisme de l’école de Fribourg, ou si cette conversion avait des raisons plus profondes. Nous optons pour cette dernière possibilité. En effet, on peut considérer le passage de Heidegger au protestantisme comme une confirmation de ses positions philosophiques.

 

4. La reprise du dualisme protestant entre la foi et la raison et le choix de la philosophie

 

 

            Après sa conversion au protestantisme, à côté de ses recherches proprement philosophiques, Heidegger « se consacre tout particulièrement à des penseurs et à des thèmes religieux »[750]. « Je suis un théo-logien chrétien », écrit-il à Karl Löwith le 19 août 1921[751]. Sa réflexion sur des sujets théologiques ne fera cependant qu’un avec sa recherche philosophique. De plus, ce sont des découvertes et des conclusions d’ordre exclusivement philosophique qui naissent de son intérêt théologique (telle la découverte de la facticité sur laquelle nous reviendrons dans le prochain chapitre). On peut affirmer, en effet, que si Heidegger accepte le protestantisme comme foyer de sa foi religieuse, c’est justement parce qu’il lui sert de cadre et de garant pour la liberté absolue de sa recherche philosophique qui, à partir de 1916, est comprise comme la méditation de la Lebensobjektivation, de l’existence historique, du temps. Dans le cadre du catholicisme de la tradition scolastique, une telle liberté n’aurait pas pu avoir lieu : la foi exerçant une certaine influence sur la raison, celle-ci aurait nécessairement perdue une part d’autonomie[752].

 

            En penseur protestant, Heidegger se place dans le sillage des théologiens néo-orthodoxes que sont K. Barth, R. Bultmann, F. Gogarten. Cela peut surprendre : K. Barth, avec d’autres, ne rejetait-il pas « le compromis tranquille qu’avait conclu la théologie libérale entre la proclamation chrétienne et la recherche historique »[753], l’existence historique étant le champ propre de la réflexion heideggérienne ? Mais c’est justement ce paradoxe apparent qui constitue la clé de la compréhension de la position de Heidegger. Cette clé réside dans le dualisme théologique que professe F. Overbeck, K. Barth, F. Gogarten et que Heidegger fait volontairement le sien. Il n’y a aucune commune mesure entre la transcendance divine, objet de la foi, et le monde des hommes, « seule la reconnaissance de l’altérité radicale de la divinité transcendante par rapport au monde naturel et historique est à même d’ouvrir le chemin de la vérité »[754] théologique : tel est le cœur de l’enseignement de la néo-orthodoxie protestante inaugurée par le Römerbrief de Karl Barth. Ainsi les annonciateurs du message christique doivent se focaliser sur la parole évangélique de la foi purifiée de toute intervention d’ordre culturel, spéculatif, philosophique. Seulement, au sein de ce dualisme, « le chemin de pensée de Heidegger allait, lui, dans une direction opposée »[755]. Au lieu de devenir exclusivement l’annonciateur du Christ mort et ressuscité, Heidegger choisit résolument le domaine de ce monde fini, c’est-à-dire le domaine de la philosophie entièrement libérée, de son côté, de tout impact de la foi[756]. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Barth a à plusieurs reprises refusé de rencontrer Heidegger : leurs optiques étant opposés dans le même dualisme radical, ils n’auraient eu rien à se raconter[757]. Heidegger admettait de son côté ce radicalisme et bientôt, dans son cours Interprétations phénoménologiques d’Aristote de 1921-1922, il dira : « La philosophie elle-même est en tant que telle athée lorsqu’elle se comprend de manière radicale »[758].

 

            Heidegger n’était pas le seul penseur à adopter la philosophie au sein du dualisme protestant. Il avait devant les yeux l’exemple de son maître Husserl qui se définissait comme « chrétien libre » et « protestant non dogmatique »[759], ce qui devait signifier que sa foi religieuse « n’aurait jamais interféré avec sa pensée »[760].

 

            La puissance qui a déterminé le changement de scènes religieuses dans cette période de la vie de Heidegger, n’était pas propre à la religion même, malgré le fait qu’il a « beaucoup lu, discuté, pensé et prié »[761] pendant un temps. Cette puissance était plutôt celle d’un désir du philosopher entièrement libre, en évacuant purement et simplement tout point de vue théologique quel qu’il soit. Si Heidegger a pu justifier au sein du protestantisme un tel philosopher « devant Dieu lui-même »[762], tant mieux. Mais l’intérêt bien mince que Heidegger montrera ultérieurement sa vie durant à l’égard de la question de Dieu dans un cadre confessionnel, laisse penser plutôt à l’affirmation de K. Löwith au sujet de la conversion religieuse de Heidegger : « Il devint protestant par révolte »[763]. Or, la révolte laisse toujours une part de l’obscur, du non-intégré. Heidegger n’a, en effet, jamais réglé ses comptes avec la foi des origines qui est restée, sa vie durant, « l’écharde dans la chair », selon ses propres dires[764]. Il se peut que sa philosophie, « entièrement libre » et « athée », en fût affectée quelque part.

 

IV. Les motifs heideggériens de rejeter la notion d’éternité sont-ils suffisants ?

 

 

1. L’apparence de la question réglée pour toujours

 

            Si le rapport de Heidegger à la foi catholique a toujours contenu des zones obscures et des interrogations laissées sans réponse, le philosophe lui-même a essayé pendant toute sa vie de camoufler ce fait en livrant à son auditoire des affirmations fermes et catégoriques au sujet du catholicisme. Pareillement avec la question de l’éternité. Cette question acquiert une apparence entièrement réglée dès la fin des années 1910. Si, en 1916, Heidegger avançait encore le problème du rapport entre l’éternité et le temps comme un problème central, la résolution de celui-ci a très vite abouti à l’élimination de la notion d’éternité hors du champ de la recherche philosophique, élimination dont on peut détecter l’essentiel dans cette affirmation tirée de la conférence de 1924, Der Begriff der Zeit : si le philosophe « pose la question du temps, il est alors décidé à comprendre le temps à partir du temps, et donc à partir de ce αει, qui ressemble à l’éternité, mais s’explique comme un pur dérivé de l’être temporel »[765]. Heidegger n’étalera cependant jamais d’arguments concrets qui soient destinés à réfuter l’idée de l’éternité d’une façon directe. En général, son argumentation contre l’éternité s’inscrira dans le cadre de sa critique de la métaphysique ainsi que dans celle de l’impact théologique sur la philosophie. Sur cette critique nous reviendrons lors de la discussion de la pensée heideggérienne dans sa phase plus tardive. Or, la réfutation de la notion d’éternité à la fin des années 1910 s’appuie essentiellement sur le choix de Heidegger de situer le champ de recherche propre à la philosophie au niveau de la finitude humaine constituée par le phénomène du temps, après avoir rejeté toute éventualité de l’influence d’ordre théologique sur la réflexion philosophique. Suivant cette optique, Heidegger développera sa réflexion dans le cadre de la phénoménologie husserlienne. Nous y reviendrons à un moment donné, quand nous nous pencherons sur les recherches importantes que Heidegger a réalisé à partir de 1919 et qui ont abouti à Sein und Zeit.

 

             

 

 

2. De quoi témoignent les recherches de Heidegger sur la mystique médiévale en 1918 ?

 

           

            Dans sa lettre d’apostasie adressée en janvier 1919 au chanoine Krebs, Heidegger affiche sa profonde considération des « valeurs » du « Moyen-Âge catholique » qu’il promet d’honorer profondément, « peut-être davantage que ses interprètes officiels », lors de ses prochaines recherches phénoménologiques[766]. Or, cette mise en valeur du Moyen-Âge catholique a déjà eu lieu dans un cours que Heidegger a préparé en 1918, mais qui n’a pas été donné. Intitulé Les fondements philosophiques de la mystique médiévale[767], ce texte répond au projet que Heidegger figurait dans les dernières pages de la Conclusion de son Habilitationsschrift et qui consistait en « une nouvelle approche » à la pensée médiévale, « philosophiquement orientée »[768]. Cette nouvelle orientation « détrônait » la Transcendance des conceptions des philosophes médiévaux, en faisant des notions de « transcendance » et d’« immanence » des termes « relatifs » et en les inscrivant dans la corrélativité entre « l’au-delà » et « l’ici-bas », corrélativité hégélienne se situant dans l’histoire. Si on peut valoriser le Moyen-Âge catholique selon cette nouvelle orientation, ce qui équivaudrait à sa valorisation tout court, c’est en considérant la pensée médiévale en lien avec la mystique[769]. Si la scolastique traditionnelle doit être rejetée, c’est justement parce qu’elle a rompu avec la mystique. 

     

            Mais déjà avant 1916, lors de la rédaction du corpus principal du Traité, c’est-à-dire avant qu’intervienne d’une manière déterminante l’influence de Hegel, Heidegger avait pensé cette corrélativité de la transcendance et de l’immanence, puisqu’il écrivait : « L’être de Dieu est sans changement et nous disons pourtant : Dieu est [verbe]. Duns Scot échappe à cette difficulté en expliquant : l’être de Dieu est successif d’une succession qui n’est pas temporelle, mais éternelle. Mais c’est là assurément une manière de parler analogue ; sous l’impulsion du concept de succession temporelle, nous nous représentons l’être de Dieu comme s’il consistait en une succession éternelle »[770]. En 1918, le fruit est déjà mûr : Heidegger envisage ce qui est considéré comme éternel au Moyen-Âge exclusivement dans la finitude humaine, c’est-à-dire dans le flux temporel, et il le fait non à partir de la philosophie scolastique qui posait une exigence catégorique de garder la consistance propre à l’éternité transcendant absolument, mais à partir de la mystique qui aurait justement échappé à cette exigence dont les effets pour la philosophie étaient néfastes. Ainsi Maître Eckhart affirmait l’unité « radicale » et « absolue » « de l’objet et du sujet » où l’objet signifie l’Eternel et le sujet Moi : « Moi je suis l’Objet, l’Objet est moi »[771]. L’exigence de Bernard de Clairvaux de revenir « au champ de la libre expérience »[772] est, en effet, une invitation à l’autonomie du sujet phénoménologique qui constitue lui-même la présence de Dieu. La structure phénoménologique du sujet religieux consisterait en une ouverture originaire vers ce qui a un sens primordial et plénier et qui se constituerait comme Dieu. Donc, « Dieu ne saurait être considéré comme un objet extérieurement constitué ; il est inscrit dans l’attitude qui cherche à comprendre le monde, à l’analyser et à l’interpréter »[773]. Certes, on ne peut aboutir à une telle conclusion au sujet de la mystique médiévale qu’en éliminant les manières de procéder de la métaphysique scolastique traditionnelle et qu’en appliquant les procédés phénoménologiques : « La problématique, et la méthodologie directrice, est l’investigation phénoménologique de la conscience religieuse »[774].

 

            Heidegger avance donc l’affirmation selon laquelle la finitude humaine, investie phénoménologiquement, ne pourrait pas accueillir l’éternité transcendant absolument : l’éternité n’est pas l’éternité, mais juste un vécu particulier de l’expérience de la finitude humaine, autrement dit du temps.

 

            Une objection peut être cependant posée contre cette affirmation heideggérienne, objection que Heidegger lui-même a d’ailleurs prévue : « Ne doit-on pas résolument tenir que seul l’homme religieux peut comprendre la vie religieuse ? »[775]. Or, en excluant d’emblée la pertinance phénoménologique du concept d’éternité transcendante, Heidegger ne s’est-il pas trouvé dans l’impossibilité de saisir l’étendu, la force et la portée philosophique de ce que couvre la notion médiévale d’éternité ? En refusant de considérer la « métaphysique » des médiévaux conjointement avec la mystique, Heidegger n’a-t-il pas d’emblée barré la piste qui permet de saisir le sens profond des affirmations au sujet de l’éternité des grands philosophes scolastiques, de Thomas d’Aquin, de Bonaventure et peut-être même de Maître Eckhart ? La réduction des réflexions de ces penseurs à leurs intérprétations « baroques », n’a-t-elle pas été causée par un refus précipité de l’ensemble de la métapysique médiévale ?

 

3. Le rejet de la scolastique traditionnelle peut-il justifier le rejet de la notion d’éternité ?

 

 

            Voici quelle vision Heidegger avait en 1918 du « système catholique » : ce système exige que le contenu essentiel de la religion passe d’abord « par un maquis dogmatique […] d’énoncés et de démarches démonstratives, pour finalement s’emparer du sujet par la force policière d’une stipulation de droit de l’Eglise venant l’accabler obscurément et l’opprimer »[776]. On a raison de fuir un tel système et de rejeter un tel concept d’éternité qui soit maquillé dogmatiquement, et avec l’aide de la police, par des énoncés et des démarches de véridicité douteuse. Mais si, au lieu du rejet sans retour, on se donnait pour tâche d’enlever le maquis ? Il semble qu’une telle tâche n’était pas étrangère à Heidegger : n’a-t-il pas mis en pratique sa fameuse méthode de la « destruction », qui est tout aussi bien une déconstruction, de la pensée métaphysique occidentale ? Avec cette méthode, n’a-t-il pas révélé, dans le processus historique de la philosophie, les tendances cachées et les vérités dissimulées sous le masque de la superficie propre à chaque époque ? Dès la fin des années 1910, Heidegger élabore soigneusement cette méthode de la geistesgeschichtliche Destruktion, qu’il appliquera à l’histoire de la pensée sa vie durant. La philosophie scolastique tombera elle aussi sous le coup de cette méthode puissante, la pensée de saint Thomas d’Aquin y comprise. Seulement, le problème de celle-ci est plus complexe que Heidegger n’a jamais voulu admettre. Nous avons déjà eu l’occasion de souligner le fait que la réflexion thomasienne a été enterrée pendant plus de quatre cent ans sous la couche de ses interprétations ultérieures, inaugurées par Cajetan et déterminées décisivement avec Suarez, interprétations qui n’allaient pas jusqu’à la profondeur nécessaire. N’ayant jamais fait la distinction entre la pensée propre au saint Thomas et ces interprétations, Heidegger n’a jamais véritablement accédé à la métaphysique de l’Aquinate[777]. Or, nous sommes ici en pleine problématique des rapports entre le temps et l’éternité. Heidegger avait sans doute raison de « détruire », c’est-à-dire d’interpréter au fond la tradition thomiste « moderne » et d’éliminer son concept d’éternité. Mais la réflexion propre à saint Thomas proposait un concept d’éternité irréductible à celui des Modernes. Si Heidegger avait connu la conception authentiquement thomasienne du rapport temps/éternité dans les années de sa formation, au moment où il appartenait encore aux milieux scolastiques (mais justement, dans ces milieux là, ceux des années 1910, en avait-il la possibilité ?), sa philosophie aurait peut-être connu un autre destin. Mais nous y reviendrons.

 

            Dans la pensée de Heidegger, le rejet de la notion d’éternité coïncide avec celui de la foi catholique. En effet, ces deux problématiques se découvrent. La foi catholique implique un rapport intrinsèque à l’éternité : celui qui croit, vit de Dieu lui-même, donc de l’éternité. Il est essentiel de comprendre qu’il s’agit ici de la foi pré-systématique, c’est-à-dire d’un vécu d’une réalité mystérieuse qui vient avant toute entreprise rationnelle d’ordre philosophique ou théologique (ce qui, chez saint Thomas, est une facette de la distinction entre l’intellectus et la ratio). Tout en exigeant une séparation radicale de la foi et du questionnement philosophique, Heidegger n’a cependant jamais su considérer cet élément de la foi pure qui, dans le catholicisme, est « incarné », « infus » dans l’odre temporel. Pour Heidegger, le catholicisme était irréversiblement compromis suite à son alliance avec la tradition de la métaphysique dualiste et il coïncidait purement et simplement avec une théologie systématique déterminée par cette tradition. N’appercevant pas du sens profond de la foi catholique, Heidegger a omis une conception d’éternité, qui, n’étant au fond ni théologique ni philosophique du point de vue rationnelle, pourrait néanmoins influencer la philosophie tout en respectant ses délimitations méthodologiques propres. On peut dire avec Ph. Capelle, que Heidegger laisse « intacte la question de la nature de la relation entre la foi antérieure à toute systématisation théologique et l’acte philosophique lié au simple fait de l’exister humain »[778]. Une conclusion doit en être tirée : vis-à-vis du catholicisme, Heidegger n’a pas accompli un travail nécessaire. Il l’a pressenti lui-même sans doute, comme le montre, selon H. Ott, de nombreux faits de sa biographie. Sinon, pourquoi être affecté, pendant toute sa vie, par « l’écharde dans la chair » qu’était « la foi des origines » ? Or, on peut affirmer que Heidegger en était affecté même en tant que philosophe, puisque cette « foi des origines » véhiculait quelque chose de proprement éternel que Heidegger, philosophe de l’être et du temps, n’a jamais voulu accepter. Ou peut-être l’a-t-il accepté, mais sous quelle forme ?

 

Chapitre V : L’accès phénoménologique au temps dans la pensée de Heidegger entre 1919 et 1927

 

I. La conception heideggérienne de la facticité comme mobilité et temporalité

 

 

            En 1919, lorsque Heidegger débute son enseignement à l’université de Fribourg-en-Brisgau, son refus du concept de l’éternité est déjà consommé. L’intérêt exclusif des cours donnés en cette première période fribourgeoise (1919-1923)[779] se situe dans l’exploration du domaine du flux temporel, du « mouvement vital », de la « facticité », exploration qui ne rend plus du tout compte de l’opposition avec un « au-delà » quelconque dans laquelle la métaphysique traditionnelle a situé pendant des siècles toute réflexion sur la sphère temporelle. A partir de 1919, le système binôme temps/éternité n’a plus de place dans la réflexion philosophique de Heidegger, sauf en tant qu’objet de refus catégorique et systématiquement réitéré tout au long de sa vie[780]. Notons qu’en cette année, disparaît du vocabulaire de Heidegger le mot « être », ce qui s’explique sans doute par l’intention d’éviter la confusion du sens traditionnel de ce mot avec la réflexion sur la « vie facticielle ». Cette réflexion n’est en effet que l’élaboration d’un nouveau sens de l’être et la préparation au nouveau surgissement de ce mot « être » qui aura lieu dès 1922. Exposons la conception heideggérienne de la facticité comme élaboration de l’horizon de ce nouveau sens de l’être, donc comme élaboration du concept de temps[781].

 

1. L’apparition du concept de facticité dans la pensée de Heidegger

 

            En 1919, Heidegger effectue « un tout autre départ », selon O. Pöggeler[782]. Tout autre départ au niveau du vocabulaire, non au niveau de la pensée elle-même, devons-nous préciser, car si les mots qui connotent le sens traditionnel de la transcendance, tels que « éternité » ou « Être », disparaissent du langage de Heidegger en 1919, le début de l’évacuation notamment de ce sens de la transcendance peut être constaté dès avant 1916, comme nous l’avons montré dans le chapitre précédent. Heidegger le dit clairement dans la lettre à Karl Löwith, du 20 août 1927, où il désigne sa thèse d’habilitation sur Duns Scot comme un effort « extrême pour s’attaquer au facticiel, pour accéder en général à la facticité comme problème »[783]. L’haecceitas scotiste que Heidegger interprète comme un sens aigu du concret[784], constitue sans doute l’arrière-fond de cette herméneutique de la facticité nommée pour la première fois dans un cours exceptionnel donné aux soldats revenus du front, du 25 janvier au 16 avril 1919[785]. T. Kisiel attire l’attention également sur les analyses de la simplex apprehensio, de l’intellectus principiorum, lesquelles occupent une place remarquable dans le Scotbuch heideggérien[786]. Ces analyses manifestent en effet l’origine des catégories réflexives dans le réel lui-même et décline l’idée de la projection de la pensée sur la réalité brute, de l’opposition de deux mondes étrangers, celui des significations logiques et de la vie. L’introduction de la lumière de l’intellect humain dans la vie réelle elle-même, comme si elles étaient inséparables et se généraient l’une l’autre, est un trait capital de la facticité heideggérienne[787], comme nous le verrons, et fait la différence avec la facticité de Fichte, auteur du mot même Faktizität.

 

            Le sens heideggérien de la facticité a donc commencé à être élaboré bien avant son apparition explicite durant le Kriegsnotsemester. Mais en 1919, Heidegger parle un langage nouveau, il use déjà d’un appareil conceptuel particulier qui vise à dire directement cette « expérience de pensée »[788] convertible avec la facticité, alors qu’avant 1919 l’emploi des concepts métaphysiques traditionnels ne pouvait que freiner l’expression de l’intuition philosophique du jeune Heidegger. Cette « expérience de pensée » facticielle est expliquée dans le cours de 1919 moyennant le concept de Es gibt. Les recherches de T. Kiesel ont montré que celui-ci est élaboré à partir du terme Hingabe employé jadis par E. Lask dans un sens désignant une présence des catégories pensantes, furent-elles encore « inconscientes », au sein de tout vécu[789]. Ainsi se rejoignent, dans l’esprit du jeune Heidegger, l’intellectus principiorum scolastique et Hingabe de Lask, ce qui permet de manifester cette donation originaire d’un sens au sein du vécu, donation préalable à tout organisation déductive (« consciente ») de l’expérience. Cette donation originaire est appelée par Heidegger Es gibt. Elle se situe au niveau du « Quelque chose de préthéorétique » qui fonde et guide l’organisation du « Quelque chose de théorétique » [790]. Le lieu de es gibt, c’est la vie en soi que Heidegger désigne par le concept de facticité. Préthéorique, la facticité n’est donc pas irrationnelle : l’intellect humain y est déjà présent avant toute théorisation et comme fondement de toute théorisation. Cette présence permet d’envisager une « science » de la facticité[791] dont l’élaboration est la tâche principale de Heidegger entre 1919 et 1923.

 

            Comment Heidegger caractérise-t-il l’expérience de la pensée relative au es gibt ? Afin de pouvoir articuler cette expérience, il faut savoir se détacher de la sphère du « théorique » : ne s’agit-il pas en effet de descendre au niveau « préthéorique », là où la pensée participe à la donation originaire de sens ? Evitons d’emblée un malentendu possible : ce détachement et cette descente ne signifient pas une quelconque manière irrationnelle de penser ou d’agir[792]. Sans supprimer le caractère « raisonnable » de la réflexion, elles constituent une tâche autrement ardue en supposant un changement radical de ce sur quoi porte la pensée. Autrement dit, au lieu de réfléchir sur ce qui était déjà pensé (des théories, des concepts, des représentations abstraites…), il s’agit de penser théoriquement ce qui est « préthéorique »[793]. Il s’agit de ramener le théorique là où il n’y a rien de théorique, en plein « désert ». Comment est-ce possible ? Voici la réponse de Heidegger : « Il n’est possible de maîtriser la sphère de la chose qu’en s’abandonnant purement à la chose »[794]. Cela veut dire que la réflexion (le niveau « théorique ») doit suivre le mouvement de la pensée qui avait préalablement et d’emblée épousé le mouvement de la chose même (le niveau « préthéorique »). Dans le langage métaphorique que Heidegger puise de la Bible, la compréhension théorétique doit se greffer à l’Arbre de la vie, en plein « désert » : il s’agit de conquérir « la pureté de la compréhension de la vie en et pour soi »[795]. Or, de nouveau : comment cette greffe est-elle possible ? Nous restituerons la réponse de Heidegger laquelle n’est rien d’autre que l’élaboration de « l’herméneutique de la facticité », dans la mesure où elle est indispensable pour traiter notre sujet principal, à savoir la mobilité et la temporalité du facticiel.  

 

2. La philosophie facticielle

 

            La philosophie (« théorétique ») fidèle à la donation originaire de sens (es gibt « préthéorétique »), doit s’organiser autour d’un centre de gravité qui ne réside pas en elle-même, mais dans la facticité, dans la vie en soi et pour soi dont l’intelligibilité originaire n’est pas arrêtée par les catégories réflexives. La facticité se définissant comme mobilité foncière (nous reviendrons sur cette définition), la philosophie facticielle ne peut qu’être la « science » qui suit cette mobilité et qui se rend par conséquent elle-même mobile, prête à délaisser, à acquérir et à modifier ses données suivant les indices du es gibt. Entrer dans cette mobilité facticielle ou rester auprès des catégories réflexives qui figent et arrêtent, c’est là le « carrefour décisif qui décide de la vie et de la mort de la philosophie »[796].

 

a) Le refus de toute philosophie du non-mouvant

 

 

            Ainsi doivent être récusées comme mortes toutes les philosophies qui prétendent énoncer quelque vérité éternelle, immuable puisqu’elles sont étrangères à la facticité par une tendance à maintenir quelque chose dans la stabilité, fut-ce pour un temps. En effet, les « principes » stables par définition, qui doivent gérer toute connaissance, selon la préconisation d’une certaine compréhension de la logique d’Aristote, ne sont pas philosophiquement adéquats. Leur stabilité ne provient que de l’oubli fatal de ce « en vue de quoi » (Wofür) ils ont été manifestés, à savoir de l’oubli de la vie facticielle. Si on veut saisir un sens authentique des « principes », ils doivent être référés à la vie facticielle que Heidegger n’hésite pas à qualifier de « passion » : « Le principe authentique ne peut être gagné existentiellement-philosophiquement que dans l’expérience fondamentale de la passion »[797].

 

            Tous les protagonistes de cet oubli ne peuvent donc être considérés comme des figures philosophiques authentiques. Si la « philosophie chrétienne », synonyme de la vieille métaphysique dualiste scolastico-thomiste, est pour Heidegger, en 1919, déjà une « affaire classée »[798], le jeune enseignant développe dans ses cours une critique vive de la philosophie néo-kantienne, en particulier celle de son ancien maître Rickert. La significativité (Bedeutsamkeit) originaire que la pensée expérimente dans la sphère mobile du es gibt, rend impertinent le clivage entre une zone de significations logiques et de valeurs immobiles d’une part, et un domaine de faits bruts et « insensés » d’autre part[799]. Le même geste de la pensée facticielle récuse comme non pensant philosophiquement la science moderne en général laquelle cherche à refléter des choses dans des représentations stables : « La prise de connaissance que [l’expérience de la facticité] opère se sépare radicalement de celle qui a cours dans le travail de la science : là où la première s’enquiert d’une ‘logique du monde ambiant’ (Logik der Umwelt) et s’emploie, à ce titre, à relever le jeu de la signifiance dans les connexions des objets, la seconde établit une ‘logique des choses’ (Sachlogik), i. e. un ordre toujours plus rigoureux des objets, une connexion entre les objets »[800].

 

            Sans prétendre à des vérités éternelles ou autrement absolues, les philosophies de Weltanschauung renferment la tendance à arrêter dans une vision plus ou moins globale, dans un contexte culturel dominant, toute expérience du réel. En admettant la possibilité de la pluralité des « visions du monde », ce courant philosophique extrêmement répandu au lendemain de la première guerre mondiale exigeait néanmoins une certaine stabilité de chacun des systèmes afin de pouvoir expliquer le monde et s’orienter dans la vie au moins pour un temps. Heidegger est sévère à l’égard de tout Weltanschauung : le phénomène de vision du monde n’a rien avoir avec la philosophie[801], car il ne prend pas en compte la vie dans sa teneur originaire, dans sa mobilité facticielle.

 

b) La philosophie comme éclaircissement de la vie facticielle

 

 

            Il ne s’agit pas de capter, venu de l’extérieur, le mouvement originaire de la vie dont fait partie déjà préalablement la pensée facticielle ; il s’agit de le rejoindre de l’intérieur. Si Heidegger applique à ce « rejoindre de l’intérieur » le verbe « comprendre » (verstehen), nous devons interpréter ce verbe comme expression d’une unité de la vie. Comprendre la vie, c’est faire partie d’un tissu parfaitement uni. La philosophie comme éclaircissement de la vie fait partie de la lumière de la vie, comme si le geste de comprendre n’appartenait pas à celui seul qui comprend. Ce partenaire à la fois interne et externe de la pensée qui comprend, c’est la vie elle-même, en soi et pour soi. Nous sommes loin de l’image du comprendre qui arrache et tient pour soi, et c’est pour éviter cette image générée par la métaphysique traditionnelle, surtout celle de l’époque moderne, que Heidegger doit souligner l’aspect de « pureté » du comprendre : « la pureté de la compréhension de la vie en et pour soi »[802], telle doit être la tâche de la philosophie authentique. Si la philosophie est une science, ce n’est pas à l’image de la science prônée par la tradition moderne. Pour éviter cette image, Heidegger définit la philosophie comme une archi-science (Urwissenschaft)[803]. Si la science reste au niveau exclusivement « théorétique », autrement dit, si elle procède du « théorique » et revient au « théorique », l’archi-science est celle qui descend au niveau de la donation originaire de sens laquelle constitue cette forme de vie définie comme facticielle[804].

 

            Or, une telle approche problématise d’une manière nouvelle et radicale la recherche philosophique. S’il s’agit de descendre au niveau « préthéorique » de la vie facticielle, toute problématique d’ordre philosophique doit être puisée dans la vie facticielle, ce qui revient à dire que toute problématique philosophique doit être radicalement temporalisée[805]. La manière dont Heidegger traite « l’histoire de la philosophie » illustre bien cette radicalité : toute proposition philosophique déjà en place[806] doit être envisagée à partir et dans la vie facticielle, c’est-à-dire dans « la situation herméneutique en tant que temporalisation de la problématique philosophique elle-même »[807]. Il s’agit d’une « destruction phénoménologique » laquelle constitue la méthode de la philosophie[808]. La référence irréductible à la vie facticielle (temporalisation) rend la philosophie radicalement historique, non en tant qu’elle devrait continuer à générer d’autres figures philosophiques à côté de celles que l’on trouve dans le passé, ou plonger dans leurs analyses « historiques » comme dans une source primordiale, mais, au contraire, en tant qu’elle effectue son comprendre dans le flux temporel de la vie facticielle, voire comme ce flux temporel lui-même, et revient sans cesse sur elle-même à partir de ce flux[809]. C’est pourquoi la philosophie ne peut être que formelle-indicative[810], « elle ne fournit pas un objet, mais elle indique le chemin qui permet d’y accéder »[811]. C’est ainsi que Heidegger définit la philosophie : « La philosophie est la connaissance historique (c’est-à-dire la connaissance qui doit être comprise à travers l’histoire de son effectuation) de la vie facticielle »[812]. La dimension « théorique » d’une telle philosophie est radicalement différente de la dimension « théorique » de la philosophie traditionnelle. Si celle-ci, par ses procédés abstraits, éloigne de la vie facticielle, le « théorique » de la philosophie fait partie de la vie facticielle elle-même en faisant accéder à son « prémondain essentiel »[813].

 

            Que retiendrons-nous de cette définition heideggérienne de la philosophie ? Trois choses : premièrement, la tâche de la philosophie consiste en un suivi (« éclaircissement »[814]) de l’appartenance originaire et réciproque de la pensée et de la vie (de la vie facticielle herméneutique) ; deuxièmement, la philosophie doit elle-même s’imprégner des traits qui caractérisent la vie facticielle, tels que mobilité, historicité, temporalité ; troisièmement, la philosophie doit prendre conscience qu’elle-même fait déjà partie de la vie facticielle, que son « théorique » n’est pas un arrêt, mais un déploiement conceptuel de l’intuition herméneutique de la vie.

 

            Autrement dit, nous retiendrons la mobilité de la philosophie, mobilité qui est mobile de la mobilité originaire de la facticité : c’est pourquoi Heidegger préfère la forme verbale, « philosopher », au nominatif « philosophie »[815]. Nous retiendrons, en résumé, la finitude qui définit nécessairement la philosophie authentique.

 

c) L’influence de Husserl et de Dilthey

 

 

            Dans ses cours des années 1920, Heidegger parle avec enthousiasme et reconnaissance de la phénoménologie de Husserl : c’est grâce à celle-ci qu’il a pu élaborer sa conception de la philosophie, et, en général, philosopher : « Husserl m’a implanté les yeux »[816]. Ces yeux, c’est la possibilité de « revenir aux choses mêmes », ce qui veut dire, pour Heidegger, le retour à la vie facticielle[817].

 

            Qu’Husserl lui-même ait été d’accord ou pas avec les procédés heideggériens (nous savons par ailleurs qu’il ne l’était pas), cette question ne nous concerne pas directement, et Heidegger ne s’en préoccupait guère. En penseur indépendant, il a puisé dans la phénoménologie husserlienne, ce qui l’a aidé à déployer sa pensée originale, voire ce qui lui a ouvert la possibilité même de sa pensée. Le « retour aux choses mêmes » husserlien compris par Heidegger comme le retour à la vie facticielle n’est pas une transgression ou une faute, mais plutôt l’intégration dans une perspective de sa propre pensée. Nous voyons s’effectuer cette intégration dans l’expression « intuition herméneutique », où la notion phénoménologique de l’intuition n’est point mal comprise, mais nouvellement saisie et profondément transformée par la dimension du comprendre originaire. Or, l’expression « intuition herméneutique » signifie également que ce comprendre facticiel n’aurait pas été découvert si Husserl n’avait pas élaboré son concept de l’intuition[818]. On peut affirmer de la même manière que sans l’intentionnalité de Husserl, la communauté originaire entre la vie du réel et la pensée, communauté qui, à travers maintes transformations, sera le pilier de la philosophie heideggérienne dans son ensemble et qui est traitée, au début des années 20, comme la vie facticielle, n’aurait pas été découverte[819]. Quelques soient les divergences entre l’intentionnalité husserlienne et la facticité (qui évoluera bientôt vers la conception du Dasein), la dette vis-à-vis de Husserl est totale.

 

            Le deuxième auteur qui a influencé d’une façon déterminante Heidegger, est Dilthey. Heidegger lui rendra hommage dans une conférence donnée à Kassel en 1925[820], ainsi que dans Sein une Zeit (§ 77 en particulier). Au début des années 1920, Heidegger puise dans Dilthey l’initiative de se pencher sur la problématique de la facticité de la vie[821]. Nonobstant des désaccords profonds qui séparent les deux penseurs quant au sens de l’herméneutique[822], c’est dans le sillage de Dilthey que Heidegger découvre l’idée même de la mobilité de la vie, ce qui dit beaucoup de l’importance de l’influence diltheyenne sur la formation du concept de facticité. 

 

3. Les traits de la facticité

 

           

            Si maintenant nous entrons dans le « philosopher » en suivant Heidegger, si nous rejoignons la vie facticielle grâce au voir phénoménologique, nous observons ses multiples traits. Ils ne sont pas comme les divers attributs d’une substance plus profonde qu’eux, mais ils se recouvrent entièrement les uns les autres, étant tous ensemble partout, unis comme la lumière qui s’éclaire elle-même. Si nous gardons à l’esprit l’image de cette unité, le « théorique » qui éclaire les traits de la facticité ne deviendra pas le « théorique » abstrait ou, comme dit Heidegger, « dé-vitalisé »[823], mais il sera fidèle à la facticité en en faisant partie. Maintenir cette attitude, ce n’est pas une question de mots qui, dans les deux cas, peuvent rester identiques, c’est une question de regard, de voir phénoménologique.

 

a) La facticité comme mouvement : le souci

 

 

            Le trait qui saute aux yeux dès qu’on aborde la vie facticielle est sa mobilité. Elle pénètre tout ce qui est, nous ne verrons pas la moindre entité qui ne soit pas en mouvement. C’est pour ça d’ailleurs, dit Heidegger en citant Pascal, que ce mouvement reste le plus souvent inaperçu : « Quand tout se remue également, rien ne se remue en apparence »[824]. Dans l’univers physique, pour observer un mouvement, il faut faire un arrêt. Mais dans la philosophie, aucun arrêt n’est possible, puisque dans ce cas le phénomène lui-même de la facticité nous échappe. Tout le problème consiste donc à trouver les catégories qui permettraient de voir le mouvement facticiel sans le quitter. Grâce au voir phénoménologique, cette tâche est devenue possible à réaliser. Celui qui regarde sans préjugés savants et communs, qui regarde le monde « en toute naïveté », peut dépasser les apparences qui inquiétaient Pascal et peut voir la donation originaire des significations au sein du réel, c’est-à-dire observer la formation du monde entier à partir de cette donation, formation en tant que mouvement qui rappelle étrangement le phénomène du souci : celui qui doit se soucier du pain quotidien, sait que le monde dépend et change du fait qu’il a eu ou qu’il a manqué de ce pain. D’emblée, Heidegger définit la facticité comme souci : « Le sens fondamental de la mobilité facticielle est le souci (curare) »[825].

 

            Le souci constitue le sens référentiel (Bezugssinn) de la vie, ce qui signifie que c’est le souci qui fait que la vie est en mouvement, qu’elle se déploie comme « se diriger » et comme se donnant à elle-même des « directives » : « Le sens référentiel est à chaque fois en lui-même, et à sa façon spécifique, une manière de diriger. Et il renferme une directive que la vie se donne à elle-même, directive dont elle fait l’expérience : l’instruction qui lui vient d’elle-même. Tel est le sens plénier de l’intentionnalité dans l’originaire »[826]. Le mot « directive » connote obligatoirement deux sens : le mouvement et l’intelligibilité. C’est la raison pour laquelle Heidegger peut expliciter le phénomène du souci compris comme le sens référentiel de la vie facticielle moyennant la notion d’intentionnalité[827]. Nous reviendrons ultérieurement sur la dimension d’intelligibilité de la facticité. Continuons à observer son mouvement.  

 

            Le mouvement propre au souci (Bezugssinn) se manifeste par le biais de trois phénomènes : le « penchant » (« Neigung »), la « distance » (« Abstand ») et le « verrouillement » (« Abriegelung »)[828]. Le « penchant » fait que le souci prend une direction ou une autre. « Dans l’inclinaison de la référence, dans ce penchant [Geneigheit] comme mode d’accomplissement du souci, le monde dans lequel vit la vie possède un poids qu’elle répartit toujours à nouveau dans sa facticité »[829]. J. Greisch commente : « Toute expérience de significativité se double ainsi d’un jugement d’importance implicite : ceci a du poids à mes yeux, cela est sans importance, car cela ne m’intéresse guère, etc. »[830]. La « distance », phénomène plus difficile à percevoir, est un comportement du souci qui cherche à « se distancier » en « neutralisant » la multiplicité traumatisante (potentiellement menaçante) des significations que le monde contient[831]. Le « verrouillement » est une réaction continue du souci face à la « non-transparence » (Diesigkeit) de la vie elle-même qui est issue du fait que la vie est potentiellement infinie de sens et donc insupportable, lourde. Cette « non-transparence » fait que le souci se sent constamment menacé de se tromper, de rester « en dette » (Schuld). Le « verrouillement » est la fuite devant cette lourdeur, la recherche d’évasion dans ce qui est léger, dans l’insouciance. Le souci et l’insouciance, au fond, c’est la même chose[832].

 

            Arrêtons-là nos observations sur le souci en tant que mouvement. Ce faisant nous ne quittons pourtant pas ce mouvement lui-même : les autres traits de la facticité ne font qu’approfondir le sens de ce phénomène.

 

b) L’Er-eignis et la formation du monde de vie

 

 

            Le souci en tant que sens référentiel de la facticité s’identifie avec la donation originaire de sens (Es gibt). Le monde « arrive » moyennant cette donation, « cela mondanise » (Es weltet), dit Heidegger. Il s’agit d’un événement primordial, surgi au milieu du désert : es gibt, il y a, événement qui déploie les deux dimensions de la facticité, sa mobilité et son intelligibilité. Le réel n’est pas avant le monde, il est d’emblée le monde intelligible surgissant à tout moment pour celui qui vit : « la signifiance est déjà là », même si elle est en mouvement, comme un mouvement[833]. Heidegger nomme ce surgissement « Evénement » : Er-eignis, ou encore, pour souligner sa dimension de mobilité, Es er-eignet sich (« cela s’événementialise »)[834]. Dans la notion de l’Ereignis, il faut souligner l’appartenance réciproque de ce qui arrive et celui à qui ça arrive. C’est pourquoi Heidegger dit parfois : Es er-eignet mir.

 

            On sait avec quelle force ce terme réapparaîtra chez Heidegger quinze ans après. En 1919[835], il signifie un mouvement originaire du monde qu’il faut interroger tel quel, à partir de lui-même, non en se référant à quelque cause transcendante de son pourquoi. Le « monde de vie » se constitue en trois pôles s’entre couvrants, Selbstwelt (soi-même), Mitwelt (les autres), Umwelt (le monde ambiant)[836]. Le Selbstwelt bénéficie cependant d’une place centrale, dans ce sens que c’est autour de « soi » que gravite la donation du monde. Ce phénomène, qu’il faut surtout éviter d’interpréter comme une sorte de retour maquillé au subjectivisme, se manifeste lors de situations critiques où le sens de notre propre vie est en cause. On voit lors de ces moments que tout, « le monde entier », les directions qu’il prendra dépendent alors en quelque sorte de moi[837].     

 

 

c) La facticité en tant que vie

 

            Heidegger traite la facticité en tant que vie non pour créer une nouvelle forme de biologie ou de psychologie, ni pour donner à sa philosophie une allure exaltante du « personnel » que provoque fréquemment le mot « vie ». Le mouvement facticiel est appréhendé phénoménologiquement en tant que vie non seulement pour éviter une éventuelle approche technicisante de la facticité, mais surtout pour relever sa dimension d’opacité, de « non-transparence » qui joue un rôle déterminant pour le mouvement du souci. En effet, de tels mots comme « mouvement », « événement » ou « monde » ne sont pas immédiatement problématiques, leur sens étant clair pour tout un chacun, alors que le mot « vie » contient d’emblée une part d’obscurité, ce qui n’est pas de mince importance pour l’approche phénoménologique. Cette « non-transparence » inhérente au concept de vie reste présente dans toute notre réflexion sur la facticité comme son caractère irréductible. Dès lors nos analyses sur le mouvement facticiel, sur le souci, contiennent une part de « non-dit », d’irréductible à aucun « théorique », ce qui pèse lourdement lors de tout philosopher authentique et ce qui fait, à vrai dire, participer tout philosopher authentique à la vie facticielle elle-même.

 

            La vie étant « une catégorie phénoménologique fondamentale, [qui] désigne un phénomène fondamental »[838], à savoir la facticité, nous devons l’envisager selon les normes que la facticité dicte elle-même et non selon quelques critères venant d’ailleurs : « La vie parle à elle-même dans son propre langage »[839], elle est « autosuffisance » (Selbstgenügsamkeit) spécifique[840]. Ainsi prise en elle-même, la vie se présente sous différentes facettes, intelligibles uniquement dans la conjonction de l’auto-éclaircissement et de l’opacité. Heidegger la voit premièrement comme « l’unité de la succession et de la temporalisation »[841]. Les vécus ne se juxtaposent jamais, ils sont vécus tous à la fois, comme un seul et unique vécu, pourrait-on dire, qui n’est rien d’autre que le monde dans son ensemble. A cause de cette unité fatale, le vécu ne peut jamais être explicité par notre réflexion et nos analyses : celles-ci seront toujours en retard par rapport à ce qui leur est fraîchement donné. En effet, il y a, à tout moment, quelque chose qui advient et qui modifie inlassablement notre état et le monde, d’autres choses tombent dans l’oubli lui-même inaperçu et leur manque modifie de nouveau le riche ensemble, sans que nous puissions y imposer un contrôle quelconque. D’où la notion de « tourment » (Quälenden)[842] que Heidegger attache au concept de vie comme son compagnon permanent. Le vécu nous accompagne comme quelque chose de clair et d’opaque en même temps. C’est toujours un mouvement qui donne et en donnant se modifie déjà, en laissant notre conscience dans la perplexité. C’est pourquoi la vie se présente encore comme quelque chose d’imprévisible. La conjonction de sa non-transparence et de la donation de sens lequel ne cessera qu’à l’heure de notre mort, présente la vie comme un destin que nous ne pouvons pas maîtriser[843].

 

            La vie qui n’est rien d’autre que l’Ereignis et le souci, explique avec plus de limpidité les trois mouvements du souci, donc d’elle-même (!), que nous avons relevés, à savoir le penchant, la distance et le verrouillement. La particularité de ces mouvements de la vie consiste en ce qu’ils sont de pures réactions devant eux-mêmes. La vie se donne, se fuit, s’angoisse devant elle-même : le phénomène de sa finitude commence à apparaître.

 

            Ces analyses nous ont préparé à relever encore une caractéristique de la vie facticielle : sa tendance à se construire tout en se ruinant.

 

d) La vie facticielle en tant que sa propre ruinance

 

 

            Il ressort de ce que nous venons de dire que la vie facticielle n’est pas en mesure de supporter sa propre lourdeur, d’où ses efforts pour s’écarter d’elle-même, se fuir ou s’estomper (Verblassen). Sa dispersion (Zerstreuung) devant elle-même devient son visage caractéristique. C’est justement ainsi, en s’estompant et en se dispersant, que la vie est ce qu’elle est, qu’elle se construit. Le souci et l’insouciance vont de pair, c’est la même chose. Heidegger appelle cette dynamique qui paraît paradoxale à notre raison, « Praestruktion », mot qui connote à la fois le sens de construction et de destruction. Le « penchant », mouvement constitutif de la vie, avec ses besoins d’organiser, de prévoir, d’opter pour un tel ou tel autre, n’est que la dispersion issue de l’incapacité du souci d’appréhender sa propre vie en totalité. Le mouvement de « distanciation », avec ses mises à distances « objectives » et ses organisations de systèmes hiérarchiques, n’est qu’une fuite et qu’un essai de neutraliser, de « maîtriser » la distance fatale qui sépare la vie d’elle-même. Le phénomène de « verrouillement » exprime le mieux le « sens fondamental de la facticité et de sa mobilité » en se déployant comme « ‘Von-sich-weg’ im ‘Aus-sich-hinaus’ »[844], « ‘Loin de soi’ dans [et à cause de] ‘hors de soi’ [insupportable] ».

 

            Incapable de se supporter soi-même, la vie se déploie comme sa propre « ruinance » (Ruinanz)[845] incessante. La vie facticielle n’est qu’une « chute » libre : telle est la caractéristique du mouvement du souci. La chute ne détruit pas simplement la vie facticielle : c’est justement en la détruisant que la chute la construit. La chute de la vie fait partie de la vie. La destruction est un élément constitutif de la construction. C’est pourquoi Heidegger parle du « Néant de la vie facticielle » qui pourtant n’est pas rien[846]. Nous sommes, à vrai dire, devant une complexité vertigineuse : la vie fuyant devant elle-même constitue un seul et unique phénomène (il n’y pas une vie d’un côté et une autre vie qui fuirait la première, de l’autre) dont fait partie, dans l’unité absolue, le souci de se soustraire à cette chute même. Afin de mettre plus de clarté dans cette complexité du phénomène de facticité, Heidegger introduit la notion de Besorgnis[847] (« préoccupation ») laquelle doit signifier ce mouvement de souci qui cherche à éviter sa propre chute suscitée pourtant par lui-même face à lui-même et qui est lui-même ! Le Besorgnis serait ainsi comme une sorte de souci « de deuxième degré » qui ferait un avec le phénomène du souci en général. L’ambivalence de la vie n’en est qu’augmentée car « dans la préoccupation, la vie facticielle ruinante se recouvre pour ainsi dire elle-même »[848].

 

            Le phénomène de la ruinance constitue le sens ultime de la mobilité de la vie facticielle. Nous retiendrons de cette mobilité en particulier la conjonction de la construction et du néant, dans le sens précis que Heidegger donne à ces notions. Nous devons également sans cesse garder à l’esprit l’idée selon laquelle la finitude qui se dessine progressivement à partir de la description phénoménologique de la facticité, ne peut être obtenue qu’à partir d’elle-même et non en référence à quelque entité extérieure. Cette idée est essentielle au procédé phénoménologique de Heidegger et en détermine la méthode.

 

e) La lumière de l’intelligibilité au sein de la facticité

 

 

α) La brumosité de la vie facticielle

 

            Nous avons relevé l’opacité comme trait caractéristique de la vie. Toutefois, cette opacité n’est pas totale. Le rapport que la vie facticielle déploie avec elle-même contient une part de « lucidité » qui forme une unité avec l’opacité. Heidegger nomme « brumosité » (Diesigkeit)[849] cette conjonction entre l’opacité et la transparence. A cause de cette brumosité, la vie facticielle à la fois se comprend et est en retard par rapport à cette compréhension, ce qui explique les spécificités de sa mobilité.

 

 

β) La lumière herméneutique interne à la facticité    

 

            La brumosité est donc une sorte de « translucidité » grâce à laquelle la vie facticielle accède à elle-même. Cette translucidité est une intelligibilité originaire[850] qui arrive comme une « tournure » (Umweigigkeit) au sein de la vie, puisque celle-ci, étant opaque, n’est pas immédiatement connue. La mobilité du souci est cette tournure, le souci est donc l’endroit de l’intelligibilité originaire. C’est pourquoi, Heidegger voit le souci comme d’emblée herméneutique, c’est-à-dire comme interprétant inlassablement dès par son mouvement même[851]. D’ailleurs, ce mouvement lui-même est une « directive » ou une « instruction » que la vie donne à elle-même, donc le mouvement du souci est déjà d’emblée une catégorie intelligible[852]. Heidegger décrit aussi le mouvement du souci comme « reluisance » (Reluzenz) qui va de pair avec le phénomène de « Praestruktion », comme son guide, son « moteur » interne et signifiant. 

 

            L’herméneutique est donc une dimension « interne » de la facticité elle-même[853]. C’est la raison pour laquelle le réel est d’emblée porteur de significations. Aucun « sujet » ou « âme » ne peut imposer un sens au réel brut. C’est le souci lui-même, en constituant le réel en tant que monde rempli de significations, qui peut comme après coup donner lieu à de telles entités comme l’ « âme » ou le « sujet ». Derechef, l’interprétation originaire n’est pas une réflexion au sens courant de ce terme (abstractions, théories, concepts…). Toutefois, l’intelligibilité originaire est cet endroit où est donnée la possibilité fondamentale de toute réflexion. Toute réflexion ne se déploie que par la lumière de l’herméneutique originaire du souci.        

 

γ) Le dépassement du clivage subjectivité / objectivité

 

            Le caractère d’intelligibilité originaire du souci rend le clivage subjectif / objectif philosophiquement impertinent : la donation originaire du sens est elle-même le réel. L’explication poussée de ce dépassement exige néanmoins de comprendre ce que veut dire cet est. Heidegger en fera son interrogation principale dès 1922, et sa réflexion sur la vie facticielle peut être considérée comme une préparation de sa réflexion portant sur l’être. Mais dès l’apparition explicite de celle-ci, le problème du clivage subjectivité / objectivité fait déjà partie des questions réglées pour Heidegger[854] : la vie facticielle étant elle-même l’endroit de l’intelligibilité originaire, tout essai à désigner une autre source de sens que le réel en lui-même est vain et toute considération de la réalité comme « intelligible par nature » sans présence préalable d’une pensée facticielle est non pertinente. Ainsi Heidegger se retrouve au-delà de la tradition métaphysique divisée en deux camps : celui de l’idéalisme et celui du réalisme[855].

 

f) La facticité en tant que temporalité

 

 

            Dans le cours du semestre d’hiver 1921/1922[856], Heidegger définit la vie facticielle en premier lieu comme temporalisation. Nous avons relevé  cette définition à propos de l’opacité de la vie : la vie facticielle est « l’unité de succession » (Folge), « l’unité de temporalisation des mondes du vivre »[857]. Or, cette unité n’est point synonyme d’une quelconque instance de l’immobile comme l’imagination habituelle le présente. Au contraire, c’est justement cette unité qui constitue le mouvement de la vie facticielle, ce qui implique une « extension » (Erstreckung) à la fois totale et limitée[858]. Il s’agit donc d’une sorte d’extension unitive qui, en tant que souci, suppose la formation du monde de la vie, un mouvement facticiel avec sa dimension herméneutique. La notion de temps englobe tous ces éléments en présentant la vie facticielle dans sa dimension kaïrologique. Dans les passages suivants, nous analyserons la réflexion que Heidegger développe sur cette dimension en lien avec le donné chrétien et la pensée de saint Augustin. Relevons pour le moment les caractéristiques générales de la temporalité facticielle que Heidegger décrit dans le cours de 1921/1922.

 

            La temporalité de la vie facticielle est envisagée à partir du concept grec de temps en tant que καιρός, et non à partir de celui qui se profile comme κρονος. Il s’agit en effet de comprendre non un écoulement régulier et indifférent d’instants neutres, mais le moment du souci, une occasion, un « moment du puissance » (καιρου δύναμις) où le souci voit qu’il faut s’agripper à la vie, qu’il faut se préoccuper de telle ou telle affaire sur-le-champ (jetzt). Or, ce moment du souci n’est rien d’autre que le déclenchement (non dans l’ordre chronologique, mais dans celui de « l’extension unitive ») de la ruinance. Le temps du souci, le καιρος chez Heidegger, penseur de facticité, n’est donc pas ce « moment favorable » évangélique, malgré les affinités entre ces deux conceptions du temps sur lesquelles nous reviendrons. En 1921, le temps du souci n’est pas encore l’instant du Sein und Zeit qui impliquera le choix authentique et répétitif de soi-même du Dasein dans sa finitude ultime. En 1921, le temps kaïrologique de la vie facticielle est vu comme le souci, « l’étant du moment » (Seiende des Augenblics), ce moment étant compris comme une espèce d’opportunité, un rapport à une « extériorité » du souci qui fuit soi-même[859]. La ruinance provoquée par le moment de se saisir de ses soucis, d’être « tourmenté », « rangé » par eux s’exprime le plus souvent « comme un désir paradoxal d’annihilation du temps que révèle des expressions du genre : ‘Je n’ai pas le temps’, etc. »[860] et est liée à un état affectif lequel représente bien la nature à la fois extensive, unitive, herméneutique et fuyant elle-même du souci facticiel.

 

            Heidegger attire pourtant l’attention sur une autre facette de la vie facticielle liée au temps. Lorsque le tourment des soucis devient tout à fait insupportable pour le souci facticiel, celui-ci accomplit un renversement complet de son état et « se donne le temps ». C’est dans cette situation rare que le temps apparaît, dans son essence même. « Rester assis, tranquillement, pouvoir attendre, c’est-à-dire ‘donner du temps’, au monde et à son histoire. La vie facticielle a son temps, ‘temps’ qui lui est familier, qu’elle peut ‘avoir’ diversement : garder en attente, en dépôt. ‘Comment ai-je le temps’. Le temps n’est pas un cadre : cela n’est qu’artifice. Ne pas avoir le temps, mais se laisser prendre par lui, telle est l’historicité, ‘avec le temps’ »[861]. L’essence du temps apparaît ici comme la donation originaire de sens elle-même, comme la constitution du monde en elle-même. Heidegger décrira ultérieurement cette expérience du temps dans son essence comme Jemeinigkeit[862] et, dans Sein und Zeit, comme le mode authentique d’être. Le temps apparaît donc comme un porteur de vie facticielle dans sa globalité, porteur que le souci essaie d’éliminer à cause de sa richesse même en tombant ainsi dans sa propre ruinance qui est à son tour le « temps tourmenté ». Ne pas se maintenir dans la richesse que présente l’essence du temps, Heidegger décrit cette chute également comme le besoin de souci d’être en sécurité, besoin de mener soi-même son mouvement au lieu d’accepter être porté par le temps, c’est-à-dire par la donation originaire elle-même. Extravagante (toll), folle (töricht)[863] : c’est ainsi que Heidegger qualifie cette démarche du souci. Nous garderons à l’esprit cette description de la chute du souci, et nous ne saurons exagérer l’importance de la découverte de l’apparition du temps en lui-même, que fait Heidegger.              

 

            Le temps était devenu le sujet central de la philosophie heideggérienne dès la conférence de 1915 sur le Concept de temps dans les sciences historiques. La réflexion sur la facticité est un approfondissement considérable de l’appréhension de la temporalité de sorte que c’est la notion de temps, et non celle de la facticité, qui dominera largement la pensée ultérieure de Heidegger. Les analyses du phénomène de la facticité ont leur importance parce qu’elles ont guidé à la découverte de son propre sens ultime qu’est le phénomène du temps : « Le phénomène foncier de la facticité devenu explicitement visible : ‘la temporalité’ »[864]. L’identification de la facticité et du temps restera pourtant une base de toute sa pensée, Heidegger ne le reniera jamais. Or, cette identification a une conséquence dont nous aurons encore à mesurer l’importance : le phénomène du temps ne peut être vu qu’en conjuguant le mouvement facticiel et l’élément herméneutique, ce que la conception du Dasein et, plus tard, celle de l’Ereignis approfondiront sous diverses formes. Un tel mode d’apparaître rappelle de toute évidence la définition classique du temps, d’origine aristotélicienne, reprise par saint Thomas, dont la structure conjugue elle aussi le phénomène du mouvement et l’élément spirituel compris comme « l’âme ». Prenons garde pourtant d’envisager des conclusions hâtives : en effet, Heidegger conçoit le mouvement et « l’élément spirituel » autrement, c’est le moins qu’on puisse dire, que le font les métaphysiciens traditionnels. Nous relèverons l’interprétation phénoménologique que Heidegger fait de la conception aristotélicienne du mouvement. En avançant dans notre investigation, nous verrons dans quelle mesure les notions de temps heideggérienne et thomasienne peuvent se rencontrer et aussi ce qui les séparent.

 

g) La facticité en tant que l’historicité

 

 

            Le dernier trait de la facticité que nous considérons est l’historicité. Nous avons déjà évoqué ce trait en parlant du rapport de la philosophie facticielle au passé. L’histoire ne peut être philosophiquement envisagée qu’en faisant partie du mouvement de la vie facticielle, c’est-à-dire de la temporalité du souci en tant que donation originaire de sens.  C’est pourquoi l’historicité doit être considérée comme une catégorie herméneutique : l’histoire est re-interprétée, non cependant comme une donnée historique brute sur laquelle il faudrait se pencher et réfléchir, mais elle est interprétée et re-interprétée simultanément avec son apparition même dans l’horizon du mouvement souci. A vrai dire, cette apparition est déjà une interprétation. Ainsi toute réalité « historique » est appréhendée comme « vivacité immédiate » (unmittelbare Lebendigkeit) [865], elle subit nécessairement une sorte de transformation, non postérieurement, mais originairement.

 

            Autrement dit, pour le souci le passé et l’avenir font partie de son mouvement. Aucun morcellement en parties constitutives d’ordre temporel n’est possible, et c’est justement cette forme d’unité du vécu qui constitue l’historicité de la vie : « Leben ist historisch ; keine Zerstückelung in Wesenselemente, sondern Zusammenhang »[866]. L’idée diltheyenne de Zusammenhang des Lebens[867] est reprise et repensée dans la réflexion heideggérienne. Elle n’est plus, comme chez Dilthey, un alignement « des vécus psychiques, dans une sorte de ‘fondu enchaîné’ ininterrompu »[868], mais correspond à l’unité propre à la donation originaire, à la cohésion de l’auto-suffisance de la vie (la vie en et pour soi), de l’ipséité (la situation personnelle) et de l’historicité immanente (l’histoire facticielle)[869].       

 

            Or, une telle conception de l’historicité récuse toute norme qui viendrait s’imposer à la vie facticielle de l’extérieur. C’est ici que nous retrouvons le thème du rejet de l’idée de l’éternité que Heidegger développe en particulier quant à la philosophie de Platon considérée comme la matrice de toutes les formes du dualisme métaphysique[870]. Une signification « supra-temporelle » en tant qu’archétype du temporel est à récuser par toute philosophie qui fait une approche phénoménologique à la vie en et pour soi. Même si un « supra-temporel » était considéré comme faisant partie du temporel, tant que l’unité originaire de la vie facticielle n’est pas atteinte, cette considération serait philosophiquement vide de sens. Or, l’unité originaire de la vie, c’est la temporalité, ce qui rend en principe impossible toute apparition d’un supra-temporel quelconque : l’apparition comme telle, puisqu’elle est constituée par la donation originaire de sens, est de bout en bout temporelle.

 

            Dans ce contexte, se pose la question du rapport que la philosophie facticielle de Heidegger pourrait avoir avec le christianisme. Heidegger s’est expliqué sur cette question durant toute sa vie. Au début des années 1920, il a donné plusieurs cours et conférences où il a développé ce sujet, en particulier Einleitung in die Phänomenologie der Religion (1920-1921) et Augustinus und der Neuplatonismus (1921). Trois attitudes caractérisent la position de Heidegger à cette époque. Premièrement, Heidegger dénonce l’état de la religion chrétienne compromise par ses confusions avec les systèmes métaphysiques traditionnels. D’où la tâche de « purifier » le christianisme en le ramenant à sa significativité originaire, tâche à laquelle un Luther a donné une impulsion importante. Deuxièmement, l’élément proprement théologique de la religion chrétienne doit être laissé aux théologiens : le philosophe ne doit pas s’en mêler[871]. Heidegger lui-même restera fidèle à cette règle : il renvoie toute question concernant la notion de la divinité ou de l’éternité aux théologiens et refuse de prendre, en tant que philosophe, une position quelconque à ce sujet. Le début de la conférence de 1924 sur le Concept de temps est caractéristique à cet égard. Il faudra cependant attendre la conférence de 1927 intitulée Phänomenologie und Theologie pour avoir une idée plus systématique de la conception heideggérienne des rapports philosophie / théologie. Troisièmement, le christianisme peut néanmoins fournir pour la réflexion philosophique des éléments importants. C’est que, faisant partie de la vie facticielle, il aide à détecter certains phénomènes de celle-ci. Nous allons nous pencher justement sur cette problématique. Soulignons toutefois que cette troisième attitude, propre à Heidegger en 1921, disparaîtra ultérieurement de sa pensée : aucun appui sur des éléments chrétiens ne sera plus explicitement revendiqué. La même remarque peut être faite quant au rapport de Heidegger à saint Augustin, sur lequel nous reviendrons.

 

h) La vie facticielle et la mort

 

 

            Dans son écrit connu sous le titre Natorp Bericht (Rapport Notorp)[872], rédigé en 1922, Heidegger thématise le rapport particulier que le souci a avec la mort. L’immanence de la mort est à la base de la mobilité de la vie facticielle. Au lieu de répéter les analyses heideggériennes du mouvement du souci dans son rapport avec la mort, nous voulons plutôt attirer l’attention sur un autre moment de la réflexion de Heidegger. « Avoir-la-mort »[873] : il s’agit du phénomène à partir duquel la temporalité propre au souci « doit être explicitée et mise en lumière »[874]. Cette accentuation de la mort n’avait pas encore eu lieu dans le cours de 1921-1922 qui souligne pourtant la dimension temporelle de la facticité. Le Rapport montre donc une progression de la pensée de Heidegger. Accéder au temps notamment à partir de l’immanence de la mort du souci, c’est la direction que prendra la réflexion heideggérienne et nous savons l’importance que cette problématique aura dans Sein und Zeit.

 

            Dans le Natorp Bericht, le vécu de l’immanence de la mort est présenté comme « un élément constitutif »[875] de la vie facticielle. Constitutif non seulement parce que « avoir-la-mort » fait accéder au temps, mais aussi parce que ce faisant, ce phénomène révèle la dimension ontologique de la vie facticielle. A partir de l’immanence de la mort du souci, se révèle « l’être de la vie comme telle, accessible dans la facticité elle-même »[876]. Après avoir découvert la dimension ontologique de la vie facticielle, on peut se demander sur le lieu même de cette vie qui n’est rien d’autre qu’un « étant pour lequel il y va, dans son mode de temporalisation, de son être propre »[877]. La mortalité constitue donc l’horizon pour la conjonction du temps et de l’être, le fait dont on connaît l’importance pour la philosophie de Heidegger. C’est dans ce registre que nous envisagerons la problématique de la mort. Mais avant de suivre le passage que Heidegger effectue vers l’ontologie, relevons le profit qu’il tire de ses considérations sur la facticité chrétienne.

 

 

4. La facticité chrétienne

 

 

            En rapportant la réflexion de Heidegger sur la facticité chrétienne nous nous limiterons au phénomène de la temporalité. C’est d’ailleurs ce phénomène qui est, pour Heidegger, la véritable raison de l’intérêt qu’un philosophe pourrait avoir à l’égard à la facticité chrétienne. C’est justement la découverte de ce phénomène qui fait que « le paradigme historique le plus profond de cet étrange processus du centre de gravité de la vie facticielle et du monde de la vie dans le monde du soi et le monde de l’expérience interne s’offre à nous dans la genèse du christianisme »[878] ; autrement dit, la vie facticielle se révèle dans son état le plus manifeste dans la facticité chrétienne.   

 

            La conscience chrétienne originaire, tout particulièrement celle que nous reflètent les épîtres de saint Paul, est une manifestation forte de la vie facticielle comme telle, justement pour cette raison que le but de la proclamation paulinienne est un vécu lui-même, et non une révélation d’une quelque vérité dogmatique d’ordre « objectif » : « Il est frappant de voir combien peu de choses Paul présuppose du point de vue théorique-dogmatique ; même dans la lettre aux Romains. La situation n’est pas une situation de démonstration théorique. Le dogme, comme contenu doctrinal détaché, isolé dans son objectivité cognitive, ne peut jamais avoir été directeur pour la religiosité chrétienne. Au contraire, la genèse du dogme n’est compréhensible que dans l’accomplissement de l’expérience de la vie chrétienne »[879]. Or, cet « accomplissement », c’est-à-dire le vécu chrétien est présenté par saint Paul, dans l’interprétation heideggérienne, essentiellement comme une lutte[880]. La spécificité de l’existence chrétienne réside dans le besoin de se saisir, de se « comprendre » ( ! ) « dans la lutte et par la lutte »[881]. Se comprendre dans et par la lutte : voilà bien la vie facticielle où une sorte de dynamique se déploie comme une énergie herméneutique, comme une « dynamique de sens » (Sinndynamik). Le monde constitué équivaut ici à la constitution elle-même, donc au vécu, au mode d’accomplissement. « Comprendre la proclamation, ce n’est pas seulement analyser ses contenus thématiques, c’est d’abord s’intéresser à ses modalités d’accomplissement »[882].

 

            Heidegger dégage les traits de la facticité propre à la vie religieuse dans sa spécificité chrétienne. Ces traits correspondent à ceux que l’on peut dégager en réfléchissant sur la vie facticielle comme telle : « Nonobstant tout son caractère originaire, la facticité du christianisme primitif ne gagne aucun caractère extraordinaire, aucune particularité. En dépit du caractère absolu de la transformation de l’accomplissement, tout demeure en l’état en ce qui concerne la facticité mondaine »[883]. Rien de plus juste sachant que tout mode spécifique de la vie facticielle est fondamentalement un mode du souci que l’on peut retrouver dans tout vécu facticiel. Le vécu chrétien est cependant intéressant par le fait qu’il constitue une de ces rares situations où le souci se trouve en face de l’essence du temps : « La religiosité chrétienne vit la temporalité en tant que telle »[884], « l’expérience chrétienne vit le temps lui-même »[885]. La facticité chrétienne manifeste cet élément qui va à contre courant, qui pousse le souci de renverser sa chute et de se mettre en face de l’originaire lui-même au lieu de vivre celui-ci sous le mode de la fuite. Tout en se conformant à la structure fondamentale de la vie facticielle, la facticité chrétienne révèle donc certains de ses phénomènes, et non de moindre importance, puisqu’il s’agit du « vécu du temps lui-même », c’est-à-dire de la donation originaire « en personne ».

 

            Comment cela se vit-il concrètement ? Pour Paul écrivant aux thessaloniciens, la temporalité originaire se manifeste par le biais de l’« attente » de la seconde venue du Christ (παρουσία). Ce καιρός eschatologique n’est pas le καιρός du moment qui incite le souci à fuir soi-même en s’emparant de divers activités et soucis, en s’immergeant en organisations de toute espèce qui l’aident, qui le sécurisent, qui l’occupent, qui lui « suppriment le vide ». Ces activités, c’est la vie, au sens courant du terme. Or, Paul propose une autre façon de vivre, déterminée par l’attente du Jour du Seigneur qui « vient comme un voleur dans la nuit » (1 Th 5, 2). Le « moment » de cette venue, le καιρός eschatologique que le chrétien vit dès maintenant, puisqu’il peut arriver à chaque instant, oblige le chrétien à détourner son regard des activités ordinaires du souci, objectivement datables et escomptables, fussent-elles de superbes créations métaphysico-théoriques, et à se mettre devant Dieu, coram Deo, ce que Heidegger traduit comme la mise de la vie facticielle devant cette instance où se produit le devenir originaire de ce qu’elle est, l’entrée dans ce devenir même : « Leur être-devenu est leur être actuel »[886]. La souciance (Bekümmerung)[887] du chrétien, c’est le vécu de l’instance originaire, du temps lui-même, moyennant l’attente de la fin du temps. La formation du monde de vie (l’Er-eignis) du chrétien, a lieu non sous le mode de la fuite, mais sous le mode du vécu de la temporalité en elle-même. Cela veut dire que « la manière dont la παρουσία se tient dans ma vie renvoie à l’accomplissement de la vie même »[888], ou encore : « La religiosité chrétienne est dans l’expérience facticielle de la vie, elle est à proprement parler celle-ci même »[889]. Il s’agit bien évidement d’une « situation idéale » dont la considération dévoile toutefois un élément peut-être plus profondément enfoui de la vie facticielle.

 

            Après avoir montré, au sein de la facticité chrétienne, la possibilité d’accéder à la temporalité originaire laquelle transcende toute chronologie, Heidegger déclare curieusement que cette temporalité permet de reposer le problème de l’éternité. Sachant l’attitude philosophique de Heidegger à l’égard de cette notion, une telle déclaration peut paraître à tout le moins mystérieuse. Mais le fait que nulle part Heidegger n’entame une recherche philosophique portant sur le problème de l’éternité, paraît d’autant plus normal.     

 

 

5. Le passage à l’ontologie

 

            En 1922, il se produit, dans la réflexion de Heidegger, une « percée ontologique »[890] : la facticité est repensée dans le langage de l’être. Soulignons un fait banal, mais basique : cette « percée » n’est en aucun cas un retour à quelque ontologie déjà existante. En réfléchissant sur la vie facticielle Heidegger avait en effet explicitement rejeté toutes les philosophies traditionnelles de l’être, et même l’idée d’« ontologie » comme telle : « La philosophie peut prendre son départ avec n’importe quel point de la vie et lui appliquer la méthode de la compréhension d’origine. Elle n’a pas besoin de ‘fils conducteurs transcendantaux’ ni ‘d’ontologie’ (en effet ‘l’ontologie’, ce n’est que l’aboutissement suprême des résultats des sciences particulières objectivantes. L’ontologie et l’investigation de la conscience qui lui est corrélative ne forment pas une véritable unité) »[891]. Si, à partir de 1922, Heidegger introduit dans sa pensée les catégories ontologiques, si même elles deviennent un sujet principal de son discours, c’est que « l’ontologie » est entendue dans un sens radicalement nouveau.

 

            Ce sens est issu de la réflexion sur la vie facticielle. Dans son Natorp Bericht (1922), Heidegger parle de « l’ontologie de la facticité »[892]. Cet écrit peut être considéré comme un point de soudure entre les analyses de la facticité de la vie et l’ontologie naissante du Dasein. Il y est développé l’idée centrale selon laquelle la vie facticielle est celle d’un « étant pour lequel il y va, dans son mode de temporalisation, de son être propre »[893]. La connexion étroite de la nouvelle ontologie heideggérienne et de la facticité apparaît également dans l’intitulé même du premier cours professé par Heidegger à Marbourg en 1923 : « Ontologie (Hermeneutik der Faktizität) »[894]. En relisant ce cours ainsi que les écrits postérieurs de Heidegger nous ne pouvons que constater la continuité de la réflexion sur les traits de la vie facticielle, même si le mot même « facticité » devient de plus en plus rare. « La conversion de l’herméneutique de la facticité en ‘ontologie de la facticité’ [signifie que] ce n’est pas de la signification réçue des termes ‘ontologie’ et ‘logique’ qu’il faut partir pour déterminer ce qu’il faut entendre par facticité, mais l’inverse »[895]. Le(s) mouvement(s) du souci, la donation originaire de sens et du monde, la trans-lucidité de la vie et son auto-suffisance, le rapport à la mort, l’historicité, l’intuition herméneutique et la phénoménologie en tant que méthode de la philosophie, tous ces sujets sont repris dans l’élaboration de l’ontologie heideggérienne comme ses supports essentiels. Surtout, le concept de temporalité, découverte capitale dans la vie facticielle, essence même de la facticité, devient l’horizon explicite et même exclusif de la recherche portant sur l’être. Remarquons pourtant la disparition totale, à partir de 1923, de la référence à la « facticité chrétienne », celle-là même qui avait manifesté l’accès à la temporalité originaire. C’est que Heidegger n’en a plus besoin[896]. Comme il n’a plus besoin du concept même de « vie » auquel il ne reviendra qu’occasionnellement, dans des circonstances particulières, comme par exemple lors de la conférence de Kassel qui devait rendre hommage à Dilthey (1925) ou en interprétant ce concept chez Aristote. L’intervention de la dimension ontologique, avec l’apparition du mot-phare qu’est le Dasein, modifie en effet les pistes de la pensée. Si la facticité chrétienne a offert un accès au « temps en lui-même », cet accès ne lui appartient pas comme sa propriété : il appartient au « mode d’être » que nous sommes nous-mêmes, et c’est désormais directement à ce mode d’être du Dasein, notamment dans sa dimension de mortalité, qu’il convient de se référer, sans emprunter de pis-aller. Si la « vie » a introduit dans le champ authentique de la recherche philosophique, cette recherche doit emprunter désormais des chemins plus précis qui sont, pour Heidegger, ceux du « sens d’être » (Seinsinn) [897], et non ceux du « sens de vivre ». Le début de la période d’enseignement à Marbourg (1923-1928) coïncide avec la nouvelle manière de penser. Il coïncide également avec le début de la rédaction de Sein und Zeit.

 

            Dans la réflexion heideggérienne, la vie facticielle elle-même accomplit le virage : « L’objet de la recherche philosophique est l’être-là humain pour autant qu’il est interrogé en direction de son caractère d’être. Cette orientation fondamentale du questionnement philosophique n’est pas plaquée du dehors ni surajoutée à l’objet  interrogé – à la vie facticielle -, mais elle doit être comprise comme la saisie explicative de la vie facticielle dans sa mobilité foncière »[898]. Or, cette mobilité foncière de la vie facticielle étant la donation originaire de sens, c’est-à-dire le lieu d’effectuation du monde de soi, elle ne peut que conduire à s’interroger sur le statut du « je suis », ce qui correspond exactement à l’interrogation portant sur le sens même d’ « être ». « Je pense, donc je suis », cette boutade de Descartes peut être appliquée à la conjonction heideggérienne de l’herméneutique de la facticité avec la question sur le sens d’être, si on change toutefois radicalement le champ même de la recherche : nous sommes chez Heidegger, non chez Descartes. Nous pouvons résumer avec J. Greisch : « Se confondant avec l’herméneutique de la facticité, la première recherche ontologique de Heidegger prend ainsi la figure d’une herméneutique du ‘je pense, donc je suis’ cartésien, Descartes (et à travers lui, Husserl) étant soupçonné d’avoir manqué le ‘sens d’être’ du je suis, en se focalisant seulement sur l’ego »[899]. Pour Heidegger, en effet, « être » qui prend les traits de la vie facticielle, chasse le sens subjectivo-objectif, cartésien, du « je ».

 

            « L’herméneutique du Dasein » est une héritière fidèle de « l’herméneutique de la vie facticielle ». « Le Dasein est seulement en lui, soi-même. Il est, mais en tant qu’acheminement vers le soi-même de lui »[900]. Cette affirmation, leitmotiv de Heidegger rédigeant son Sein und Zeit, ne peut pas ne pas rappeler les tonalités de l’analyse de la vie facticielle. Nous verrons que son sens ultime, c’est la temporalité originaire dégagée elle aussi à partir de l’analyse de la facticité. Nous suivrons Heidegger dans son travail sur la manifestation du temps comme horizon de l’être dans le cadre de l’élaboration de Sein und Zeit. Nous devons cependant préalablement considérer l’influence de la réflexion augustinienne sur le temps ainsi que la lecture phénoménologique que fait Heidegger des concepts aristotéliciens du mouvement et du temps.

 

 

II. Heidegger et la conception augustinienne du temps

 

 

            Le cours Augustin et néo-platonisme[901] donné par Heidegger en 1921, est une lecture inhabituelle pour l’époque de quelques textes de saint Augustin, des Confessions en particulier. Heidegger reste en effet fidèle à sa conception de la philosophie comme « éclaircissement de la vie facticielle » et c’est dans cet horizon qu’il rencontre saint Augustin, ce qui veut dire que les textes de l’évêque d’Hippone participent hic et nunc à l’herméneutique de la facticité et donc à la création du concept même de la facticité. Tel doit être, selon Heidegger, le rapport à tout penseur du passé, en tant qu’il est déterminé par la pensée philosophique authentique (elle-même facticielle). C’est pourquoi, dans le même cours, Heidegger écarte l’approche de Troeltsch, de Dilthey ou de von Harnack, champions des études contemporaines de saint Augustin[902]. Ce qui intéresse Heidegger, ce n’est pas le rôle qu’a joué la pensée augustinienne dans l’histoire des idées, mais la situation de l’accomplissement historique (vollzugsgeschichtlichen Situation) du phénomène de la vie facticielle à l’époque de saint Augustin et l’impact de cet accomplissement sur notre propre situation, sur la vie facticielle que nous sommes nous-mêmes[903]. Dans ce sens, la lecture heideggérienne d’Augustin nous place de nouveau, selon le mot d’O. Pöggeler, « devant un choix [de] ces options qui ont formé la pensée occidentale »[904], à savoir la saisie fondamentale de la vie que nous sommes nous-mêmes, d’une part, et, de l’autre, le manquement ou la fuite, dans ses diverses facettes, de cette vie devant elle-même. Si Heidegger choisit saint Augustin comme interlocuteur, c’est que les textes de celui-ci manifestent cette double dimension de la facticité, dans sa saisie et dans son abandon, alors que dans la plupart des autres textes que notre tradition philosophique a sauvegardés, le phénomène de la facticité reste celé.   

 

            La notion de la facticité étant une préparation, voire une mise en place inaugurale du concept du Dasein, saint Augustin peut être considéré comme une figure basique dans l’élaboration de la problématique du Sein und Zeit, malgré les déplacements remarquables qui se produisent dans la pensée de Heidegger entre le cours de 1921 et l’ouvrage de 1927. Nous suivrons l’évolution de la lecture heideggérienne de saint Augustin en privilégiant le chantier de l’élaboration du concept du temps.

 

1. Saint Augustin et la facticité heideggérienne

 

 

            La « dette augustinienne » dans la pensée de Heidegger est aujourd’hui admise et commentée par de nombreux auteurs. Il suffit en effet de se référer au vocabulaire de base de Heidegger, à des notions telles que « souci » ou « chute » pour observer l’enracinement augustinien du philosophe. G. Agamben a souligné d’ailleurs que l’origine du concept même de « facticité », dans son acception heideggérienne, est à chercher non chez Fichte ou chez Husserl, mais chez saint Augustin. Celui-ci écrivait en effet : « facticia est anima », c’est-à-dire « l’âme humaine est factice, dans le sens qu’elle a été ‘faite’ par Dieu »[905]. Augustin opposant facticius et nativus, conformément à l’usage classique du latin, cette remarque sur l’origine du mot « facticité » nous paraît capitale. La vie n’a pas lieu « naturellement », moyennant une naissance selon les règles préalablement établies par la nature. La vie est « fabriquée » à tout instant nouvellement, au-delà des règles générales. Si l’homme enfante (selon la nature), Dieu crée (dans sa souveraineté) : la facticité. Coupé de toute référence à l’origine théologico-transcendantale, nous observons dans la facticité heideggérienne l’énergie se renouvelant inlassablement, au-delà de toute maîtrise qui lui serait imposée de l’extérieur. Nous avons donc, chez Heidegger, à la fois la reprise et l’abandon de l’idée augustinienne de la facticité. Si Augustin considère celle-ci dans sa source transcendantale, Heidegger délibère sur cette même mobilité facticielle à partir d’elle-même. Soyons attentifs, car nous captons ici la démarche profonde de la pensée heideggérienne : suivre le geste du surgissement en enlevant le caractère de création.

 

            Nous avons déjà relevé les traits de la facticité heideggérienne. Ils sont les mêmes que chez Augustin : ne s’agit-il pas, pour Heidegger, de retrouver la vie facticielle chez le saint ? Toute référence à l’origine transcendantale étant supprimée, le mouvement reste le même. Il coïncide avec le souci, la tentation, la chute, l’opacité et la mortalité : sujets autant augustiniens que heideggériens. Saint Augustin cherche en effet à rejoindre soi-même, à interpréter soi-même : le genre même des Confessions est taillé sur mesure pour cette tâche. Heidegger cite cette phrase d’Augustin comme leitmotiv de toute sa pensée : questio mihi factus ( ! ) sum[906]. Cette facticité reflète l’œuvre de « faire la vérité » devant Dieu (coram Deo), ce qui équivaut à l’exploration de l’abîme de la conscience humaine[907] par-delà le clivage entre extériorité et intériorité[908]. Cette recherche correspond d’ailleurs à la recherche de la vie, à la « souciance » de la vie. Heidegger n’hésite pas à reprendre ce curare augustinien à son compte : « chercher la vie » est la même chose que « se soucier de la vie » (Bekümmerung um Leben)[909], et ce souci est accompagné, chez saint Augustin, des phénomènes de dispersion, de tribulation, de tentation, de fuite, de ruine, ce qui correspond à son tour  aux traits caractéristiques de la facticité heideggérienne[910].

 

            Ainsi saint Augustin fait une véritable « herméneutique de la facticité ». Il est en effet possible d’établir un lien entre les conceptions de l’herméneutique chez saint Augustin et chez Heidegger[911], lien que Heidegger lui-même a mit en avant[912] en s’opposant à l’herméneutique moderne de Dilthey et de Schleiermacher[913]. C’est qu’Augustin identifie le temps et l’âme et découvre l’essentiel même de la vie facticielle. Avant de nous focaliser sur la lecture que fait Heidegger de la conception augustinienne du temps, relevons un élément important qui concerne l’herméneutique de la facticité. A partir des textes de saint Augustin, Heidegger arrive à dégager un concept d’évidence propre à la vie facticielle et différent de celui qui a été largement répandu par l’école cartésienne à l’époque moderne[914]. La certitude de soi augustinienne ne peut être comprise qu’au sein du mouvement facticiel, ce qui veut dire que cette certitude est liée à de tels phénomènes comme l’amour ou la foi. L’attitude de Descartes est tout autre. En manquant le phénomène de la vie, Descartes a dilué la certitude facticielle du cogito dans sa conception rationalisante de l’être où seule la puissance de la raison subjectivo-objective joue un rôle. Dans cette opposition entre Augustin et Descartes, la conception de la vérité est en jeu. Si la vérité selon saint Augustin est facticielle et donc authentiquement temporelle, pour Descartes la vérité est étrangère à toute finitude temporelle et consiste dans une stabilité supra temporelle d’ordre rationnel. Gardons en mémoire cette confrontation que Heidegger réalise entre Descartes et Augustin au début des années 1920[915]. Quelques années plus tard, le regard de Heidegger aura en effet changé : la conception chrétienne de la vérité, celle d’Augustin, ne sera traitée que comme une préparation à la conception moderne. Cet abandon des vues initiales, dont nous chercherons les raisons, expliquera le rapport que Heidegger aura avec la scolastique.

 

2. La lecture heideggérienne de la conception du temps de saint Augustin : l’appropriation et les omissions

 

 

a) La memoria augustinienne dans Augustinus und der Neuplatonismus

 

 

            Dans le Cours de 1921, la lecture du livre X des Confessions où saint Augustin médite sur l’âme et la mémoire, occupe une place centrale. Les références au livre XI où Augustin expose plus proprement sa conception du temps, sont rares et ce n’est qu’ultérieurement que Heidegger prendra en compte ce livre d’une manière plus systématique. Toutefois la réflexion augustinienne sur la mémoire introduit à celle du temps, comme nous l’avons montré dans le première chapitre de notre étude. L’identification de l’âme et de la mémoire libère en effet cette dernière de la référence exclusive au passé et en fait le lieu où le présent, le futur et le passé adviennent simultanément. Cette simultanéité est la fameuse distentio animi, le temps augustinien exploré dans le livre XI. Avec la conception qu’a saint Augustin de la memoria, nous sommes donc déjà devant le phénomène du temps. C’est pourquoi Heidegger qui cherche à cette époque à accéder à la temporalité comme à l’essence de la vie facticielle, porte tout son intérêt sur le phénomène de la memoria augustinienne[916]. Il en tire un profit considérable qui jouera un rôle crucial tant dans l’éclairage de l’essentiel de la facticité que dans la découverte de la temporalité propre au Dasein.

 

            Dans le § 9 du cours, intitulé « L’étonnement à l’égard de la mémoire » (Das Staunen über die memoria), Heidegger attire attention sur l’infinité de la memoria augustinienne : penetrale amplum et infinitum. Cette infinité de la mémoire signifie le dépassement de soi-même, d’une identité personnelle, « puisque par son infinitude même, ce que la mémoire recèle s’étend bien au-delà de tout ce que l’esprit peut saisir »[917]. Après avoir constaté cette non-coïncidence de l’esprit avec lui-même (« tout cela est à moi, mais je ne le saisis pas moi-même »), Heidegger demande : « Où doit être, ce que à partir de lui-même, l’esprit ne saisit pas ? »[918].

 

            Cette interrogation de Heidegger met en perspective une double recherche dans laquelle Augustin s’est engagé[919]. D’une part, étant en décalage avec elle-même, l’âme se manifeste comme le souci (curare, Bekümmertsein) de soi-même. Etant en décalage avec elle-même, l’âme est dispersée et en proie aux diverses tentations départagées en trois modes : concupiscentia carnis, concupiscentia occulorum, ambitio saeculi. Sans le secours divin, elle ne peut qu’y céder en entamant sa chute qui dédouble le décalage initial. La conception de la memoria augustinienne, c’est-à-dire de son infinité qui connote la finitude de la temporalité, sa dispertio et sa distentio, plonge donc l’interprète qu’est Heidegger directement dans les analyses de la vie facticielle en lien avec le phénomène du temps.

 

b) L’abandon augustinien de la facticité

comme retour au système temps / éternité

 

 

            D’autre part, l’âme en décalage avec elle-même cherche justement le secours qui ne serait pas limité par elle-même. La recherche de l’âme porte donc à partir d’elle-même sur une réalité qui serait hors d’elle afin que cette réalité réponde à la « situation » propre de l’âme. Heidegger discerne ici les phénomènes d’intentionnalité et de transcendance[920]. Le secours recherché ne pouvant venir que de Dieu, Heidegger entame une réflexion sur le lien entre la facticité de l’âme et la figure de Dieu : « Dans la quête de Dieu quelque chose en moi non seulement vient à ‘l’expression’, mais cela constitue ma facticité et la manière dont je m’en soucie »[921]. Ainsi la recherche de Dieu par l’âme peut être vue comme un élément constitutif de la vie facticielle qui dégagerait aussi les perspectives de compréhension de l’intentionnalité et de la transcendance. Nous retiendrons ce problème posé par Heidegger du lien entre la facticité et la figure de Dieu, problème dont Heidegger, dans le cours de 1921, abandonne assez rapidement les analyses. Soyons attentifs : avec ce problème, nous sommes au carrefour des chemins de la pensée, carrefour qui signifie à la fois la rencontre et la prise des directions différentes. Dans notre étude, ce carrefour de la pensée concerne Heidegger d’une part et la tradition philosophique chrétienne de l’autre représentée par saint Augustin et par saint Thomas d’Aquin.

 

            Quelle est donc la réponse que Heidegger donne à l’interrogation sur le rapport entre la finitude humaine et Dieu ? Nous connaissons cette réponse déjà esquissée dans le cours de 1918 sur la mystique médiévale[922] : la figure de Dieu dont le rapport avec l’âme finie constitue la vie facticielle, fait elle-même partie de la vie facticielle et est par conséquent elle aussi radicalement temporelle. En philosophe, Heidegger rejette toute autre conception de ce rapport, notamment celle de la doctrine traditionnelle du christianisme selon laquelle il est possible de concevoir philosophiquement le rapport entre la finitude humaine et le Dieu transcendant absolument cette finitude. Manifestement, pour Heidegger la quête d’intégration de l’éternité en soi atemporelle dans la finitude temporelle de l’âme, n’a aucun sens philosophiquement pertinent : seul le temps constitue l’horizon authentique de la philosophie, l’éternité ne pouvant avoir aucune place dans la sphère temporelle[923].

 

Nous aurons l’occasion de nous interroger sur le bien-fondé de ce positionnement de Heidegger face au problème de l’éternité, surtout lorsque nous nous pencherons sur le rapport entre l’homme fini et Dieu tel qu’il est conçu par saint Thomas d’Aquin. Suivons pour le moment le rejet de Heidegger à l’égard de saint Augustin aussitôt que celui-ci avance la figure du Dieu-éternité. Après avoir ouvert la voie aux analyses de la vie facticielle jusqu’à sa dimension théologique, Augustin, selon Heidegger, aurait trahit ce chemin véritablement philosophique[924] au profit des spéculations métaphysiques amorcées par le système des rapports entre le temps et l’éternité. L’âme temporelle qui cherche Dieu, cherche en effet l’éternité, l’au-delà du temps. Au lieu de s’arrêter plus longuement sur le sens que saint Augustin accorde à la notion de l’infini au sein de l’expression Penetrale amplum et infinitum, Heidegger accuse saint Augustin d’avoir conclu un compromis avec le néo-platonisme, inacceptable de point du vue de la philosophie facticielle[925]. Le Père de l’Eglise aurait donc noyé sa conception originale de la memoria dans le puits platonicien de l’anamnesis[926], dans le clivage philosophiquement mortel du temps et de l’éternité. Le phénomène de la facticité est en effet manqué dès qu’on réfère le temps, l’inquiétude originelle de l’âme, à une entité immuable, tranquille qui serait sensé procurer à l’âme le repos et la jouissance. Cette jouissance, frutio Dei, le repos dans le Summum bonum, équivaut à la suppression de l’angoisse facticielle, de la vie facticielle comme telle[927]. Ainsi, par la référence à l’éternité, c’est le phénomène du temps lui-même qui est omis. A travers la critique heideggérienne de saint Augustin et du platonisme, est clairement établie la nécessité d’envisager le temps à partir de lui-même et non à partir de l’éternité.

 

 

c) Saint Augustin dans la conférence de 1924 sur Le concept de temps

 

 

            Cette nécessité anime les développements de la conférence Der Begriff der Zeit[928] donnée par Heidegger devant les théologiens de Marbourg en 1924. Dès le début de la conférence est mise en œuvre la séparation radicale entre la recherche philosophique et la réflexion théologique[929] : par ce moyen, est évacué l’ennemi mortel de la compréhension du temps, à savoir la référence à l’éternité. « Le temps est temporel », « il nous faut parler temporellement du temps »[930] : pour Heidegger, de telles affirmations ne sont point tautologiques, elles énoncent la méthode même de la philosophie et font entrer dans l’exercice concret de la compréhension de ce qu’est le temps.

 

            En partant du phénomène quotidienne de l’horloge, en allant tout droit vers ce qui suscite, dans le fond, ce phénomène, Heidegger arrive assez rapidement à l’affirmation de l’identification du temps et de mon existence (mein Dasein)[931]. C’est dans ce contexte que le témoignage de saint Augustin est évoqué. Celui-ci a en effet identifié le temps et l’esprit, même s’il a manqué les analyses plus profondes de ce phénomène. Le passage que Heidegger traduit littéralement est tiré cette fois du livre XI, chapitre 27, des Confessions : « En toi mon esprit je mesure les moments du temps, c’est toi que je mesure quand je mesure le temps »[932]. Cette intimité entre le temps et l’esprit, trouvée et, hélas, abandonnée par saint Augustin, dévoile, aux yeux de Heidegger, la manière de bien poser l’interrogation sur l’essence du temps : non pas « qu’est-ce que le temps ? », mais plutôt « qui est le temps ? », ou encore « suis-je le temps ? »[933]. Avec cette forme de question, la recherche sur le temps peut être engagée. Or, elle se confond avec celle qui creuse le phénomène du Dasein. L’être de celui-ci est en effet « l’être-pour-l’avenir [qui] donne le temps, parce qu’il est le temps lui-même »[934].

 

            Dans son commentaire de la conférence de 1924, Ph. Capelle indique à la fois la distance et la dette de Heidegger à l’égard de la réflexion augustinienne[935]. Heidegger appuie en effet son interprétation du concept du temps de saint Augustin sur le binôme distentio / intentio. Distentio signifie, chez saint Augustin et Plotin, une temporalisation de l’âme lorsque celle-ci est plongée dans le flux temporel du quotidien. C’est ici que s’enracine la connotation négative du temps. Mais la notion d’intentio, propre à saint Augustin, met en valeur la dimension positive de la temporalité : elle dit en effet le moment eschatologique de l’âme, le geste d’appropriation de la venue de Dieu dans son sein et de sa conversion incessante, tendue (intentio) vers (en avant) les choses divines irréductibles à l’ordre chronologique quotidien[936]. Heidegger, tout en s’appropriant le mouvement d’intentio augustinien (à travers l’identification du temps et de l’esprit), le coupe de sa référence vers l’éternité (Dieu) et le place dans la perspective de l’être-vers-la-fin[937] (Vorlaufen) lequel deviendra bientôt l’être-vers-la-mort. Or, ce qui est délaissé par ce déplacement, c’est l’idée augustinienne selon laquelle l’intentio, en accueillant l’éternité, ne supprime pas la distentio, la finitude temporelle propre à l’homme[938], mais l’enrichit de la dimension inouïe de la présence de la transcendance absolue. Ainsi l’identification du temps à moi-même semble pouvoir ouvrir à ce qui dépasse le temps, voire plus : ce qui dépasse le temps constitue cette identification. Faisant une lecture restrictive de saint Augustin, Heidegger ne s’est jamais expliqué avec la possibilité de cette habitation de l’éternité au sein de la temporalité. Ce fait jette une ombre sur le point essentiel de sa pensée, à savoir la revendication de penser le temps à partir du temps et non en référence à l’éternité.

 

d) Saint Augustin dans Sein und Zeit

 

 

            Une triple attitude caractérise le rapport de Heidegger à la réflexion d’Augustin, dans les années 20. Premièrement, l’appropriation partielle de la pensée de l’évêque d’Hyppone, notamment de ses descriptions de la vie de l’âme soucieuse (facticité herméneutique) et du concept du temps. Deuxièmement, le déni de la réflexion augustinienne dès qu’elle s’engage dans la recherche du transcendant, de Dieu, de l’éternité, cette recherche étant considérée par Heidegger comme l’abandon de la facticité et le retour aux conceptions métaphysiques classiques. Troisièmement, la non-reconnaissance de sa dette vis-à-vis de saint Augustin : alors que la facticité continue à exercer sa fonction de base pour l’analytique existential, la réflexion augustinienne est de plus en plus tue, voire devient objet de remarques exclusivement négatives.

 

            Le maître livre est un exemple de ce rapport complexe. Les références aux textes de saint Augustin y sont rares ; pourtant les thèmes essentiels de Sein und Zeit doivent beaucoup à sa réflexion. Sans répéter comment le souci ou la chute s’enracinent dans la pensée augustinienne (les auteurs qui ont travaillé sur ce sujet sont trop nombreux pour être cités), nous pouvons indiquer de tels phénomènes comme « l’opacité ontique et préontologique du Dasein »[939], que Heidegger met en lumière en citant saint Augustin[940], la transcendance en lien avec l’intentionnalité[941], la vérité[942], l’affection (Befindlichkeit) et le comprendre (Verstehen)[943], la curiosité[944] ou encore l’authenticité / l’inauthenticité[945].

 

           Nonobstant les points communs avec saint Augustin, Heidegger considère celui-ci, dans Être et Temps, comme une figure importante dans le processus métaphysique de l’oubli de l’être. Augustin a en effet privilégié, dans le penser, le voir : la pensée doit mener à la contemplation des choses divines. De cette manière l’être, identifié par ailleurs à Dieu, devient ce qui « est-constamment-sous-les-yeux »[946]. Inscrite sous forme de prémisses dans la pensée de Parménide, « cette thèse demeure dorénavant le soubassement de la philosophie occidentale », constate Heidegger en citant un passage du livre X des Confessions où Augustin décrit la primordialité du phénomène de vision[947]. La conception de l’être comme « être-sous-les-yeux » est la soumission de l’être à la mesure humaine, c’est pourquoi il s’agit de « l’oubli de l’être ». Or, celui-ci va de pair avec l’omission du phénomène originaire du temps : « être-sous-les-yeux » dit « la présence constante », donc le temps présent, et ce privilège du présent ne permet plus de saisir le temps d’une manière originaire[948]. Envisager le phénomène du temps à partir du présent, c’est le mesurer chronologiquement, selon l’horloge, « vulgairement ». La conception originaire du temps s’élabore, elle, à partir de l’avenir, à partir de l’être-vers-la-mort. Dans le § 81, la conception du temps de saint Augustin est assimilée, avec celle d’Aristote, à « l’expérience vulgaire du temps »[949]. Il s’agit d’ailleurs de l’unique référence, dans Sein und Zeit, à saint Augustin, en ce qui concerne la question du temps[950]. Comme dans la conférence de 1924 sur Le concept du temps, Heidegger souligne le lien qu’Augustin et Aristote tracent entre le temps et l’esprit. Il ne se soucie pourtant pas de montrer la différence éventuelle entre les approches aristotélicienne et augustinienne du problème[951]. En désignant ce lien entre l’âme et le temps comme un horizon de « l’interprétation du Dasein comme temporalité »[952], l’auteur de Sein und Zeit passe immédiatement aux analyses de cet horizon chez Hegel. Saint Augustin n’attire plus l’attention de Heidegger. Serait-ce dû à l’interruption brusque du maître livre ?  

 

 

e) Saint Augustin dans Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie (1927)

 

            Heidegger revient en effet à la conception du temps de saint Augustin dans le cours donné à Marbourg, la même année que la parution d’Être et Temps[953]. Dans ce Cours, Heidegger donne la raison pour laquelle il ne voit pas l’intérêt de distinguer cette conception de celle d’Aristote : Augustin se situe, avec l’ensemble de la tradition occidentale dans son approche au problème du temps, dans la continuation parfaite des bases posées par Aristote[954]. C’est pourquoi le vrai débat, quant au phénomène du temps, doit avoir lieu avec Aristote, non avec Augustin ou Bergson[955]. Cette subordination peut toutefois paraître suspecte, puisque Heidegger dit lui-même que si « les recherches aristotéliciennes sont comparativement plus rigoureuses et plus solides, […] Augustin aperçoit de manière plus originelle certaines dimensions du phénomène du temps »[956]. Sans expliciter cette affirmation, Heidegger entre immédiatement en débat avec Aristote. Quant à saint Augustin, Heidegger déclare regretter d’avoir à « renoncer à une interprétation détaillée […] du traité augustinien »[957]. C’est de cette manière frustrante que l’étude de la conception du temps de saint Augustin est définitivement abandonnée par Heidegger.

 

III. L’interprétation heideggérienne du mouvement, du temps et de l’âme chez Aristote (1922-1926)

 

 

            Dans le parahraphe suivant, nous considérerons l’interprétation que Heidegger donne aux notions aristotéliciennes du mouvement et du temps ainsi que, dans la mesure où cela est indispensable pour notre travail, à celles de l’âme et de la vie. Nous prendrons en compte la période qu’inaugure le Natorp Bericht (1922) et nous nous arrêterons à la veille de la publication de Sein und Zeit. Basée sur la notion de la facticité, la réflexion de Heidegger est transformée, lors de cette période, par la « percée ontologique » apparue nettement en 1922. Le caractère ontologique fait désormais partie de l’essence de la « mobilité foncière » et du « déploiement temporel » de la vie facticielle[958]. C’est dans ce contexte que toutes les notions d’Aristote sont revues par Heidegger, ce qui correspond à la « destruction phénoménologique » de sa philosophie[959], à la découverte d’un sens de l’être quasi inaperçu par Aristote lui-même et pourtant fondateur de toute sa pensée, sens qui n’est pas celui qu’a prôné la tradition millénaire. Outre le Natorp Bericht, nous prendrons en compte essentiellement deux Cours de Heidegger donnés à Marbourg, Concepts fondamentaux de la philosophie aristotélicienne[960] de 1924 et Concepts fondamentaux de la philosophie antique[961] de 1926. Nous nous référerons au Sophiste de Platon[962] (1924-1925) pour caractériser brièvement les concepts de la vie et de l’âme dans leur rapport au temps.

 

            A la recherche du sens fondateur de toute notre tradition philosophique, du sens de l’être, Heidegger se bat, dans ses cours, avec cette même tradition qui n’est pas fidèle à son inspiration initiale et qui seule pourtant peut nous livrer ce sens fondateur. Aristote est la figure de base de cette complexité. Sein und Zeit est le premier résultat, non le dernier, de ce combat. Ce n’est pas par hasard que, dans son projet initial, le livre-phare de Heidegger devait inclure, dans son titre même, le nom d’Aristote et était destiné à être une sorte de Aristotelesbuch. Ce projet a dû toutefois être changé : la part des découvertes des autres penseurs, et surtout celle de la réflexion de Heidegger lui-même, était trop grande pour limiter toute l’entreprise au seul nom d’Aristote.  De plus, la philosophie d’Aristote est apparue trop éphémère, comme toute la tradition philosophique d’ailleurs, pour libérer le sens profond de la notion de temps laquelle est capitale dans la recherche du concept de l’être. 

 

1. Le mouvement selon Aristote dans l’approche phénoménologique de Heidegger

 

 

a) La question de l’être centrée sur le mouvement

 

 

            Depuis le Poème de Parménide, la métaphysique occidentale était dominée par la tendance à représenter l’être comme l’immobile même. Pour Heidegger, philosophe de la facticité, cette approche est profondément trompeuse. La vie facticielle qui devient, en 1922, « l’être-là humain pour autant qu’il est interrogé en direction de son caractère d’être »[963], est la mobilité foncière. C’est donc autour du concept de mouvement que doit être focalisée l’interrogation portant sur l’être. Sous un mode latent, cette focalisation est d’ailleurs à la base de la métaphysique occidentale : la pensée d’Aristote en est l’exemple éminent. En effet, chez ce dernier « le phénomène central dont l’explicitation constitue le thème de la Physique est l’étant envisagé dans le comment de son être-mû »[964]. Nous verrons comment le sens de mouvement, qui se manifeste dans la Physique d’Aristote, est connexe à la « vie humaine » et comment il révèle les structures ontologiques du Dasein. Indépendamment de cette connexion explicite, les catégories qui permettent à Aristote de traiter le mouvement sont celles qui traitent de l’être. La considération du mouvement est déjà la considération de l’être. L’ultime enquête de la Physique consiste, en effet, dans la recherche de l’αρχή, de ce « à partir-de-quoi » (Von-woaus) l’objet, la nature ou l’étant est donné, c’est-à-dire comment le κινούμενον est vu[965]. Le sens ultime du mouvement est donc identifié par Aristote à l’étant que les « anciens physiologues » appelaient φύσις. Toutefois, ces derniers disposaient-ils des αρχαί suffisants pour traiter pleinement le problème de l’étant ? Telle est l’interrogation initiale d’Aristote que Heidegger traduit ainsi : « La question critique de la recherche de l’αρχή s’énonce par conséquent par rapport au passé en ces termes : les physiologues ont-ils porté dans l’acquis préalable l’étant visé comme φύσις de telle sorte que son caractère phénoménal décisif – celui que la recherche antérieure visait toujours aussi d’une certaine façon à travers ses différents modes d’abord discursif : à savoir le mouvement – ait été pris en garde et explicité originellement ? Ou au contraire : est-ce que le mode d’accès de l’enquête traditionnelle portant sur le domaine d’être en question était tel que la recherche s’est développée d’emblée dans des ‘théories’ et des thèses principielles, qui non seulement ne sont pas tirées du domaine d’être spécifique, mais encore précisément barrent la route qui y conduit ? »[966].

 

            Pour Aristote, les Eléates n’ont pas su explorer le domaine de l’être : « Leur théorie de l’être est telle qu’elle barre fondamentalement l’accès à l’étant pour autant qu’il est en mouvement (et donc à la φύσις) »[967]. C’est donc à lui-même que revient cette charge. Dans le livre III de la Physique, Aristote nomme pour la première fois les trois catégories avec lesquelles il traitera le mouvement et l’être, catégories que Heidegger traduit comme suit : « δύναμις, le pouvoir (à chaque fois définit) disposer de, l’ενέργεια, l’emploi de cette disponibilité, et l’έντελέχεια, le fait de prendre en garde cette disponibilité tout en l’employant »[968].

 

            Dans le cours donné en Marbourg en 1924, Grundbegriffe der aristotelischen Philosophie, Heidegger souligne que les analyses aristotéliciennes du mouvement sont à la base de la conception de « la φύσις comme être »[969] et, à partir de là, de la métaphysique, de la logique, de la psychologie, de l’éthique et de la rhétorique. Les trois concepts autour desquels s’organisent la réflexion portant à la fois sur le mouvement et sur l’être, sont de nouveau avancés dans ce cours : « Cette enquête d’Aristote sur le mouvement a une signification fondamentale pour toute l’ontologie : détermination fondamentale de l’étant comme δύναμις,  ενέργεια  et εντελέχεια »[970]. La réflexion de l’être doit donc être centrée sur la compréhension du mouvement : « La mise en évidence du sens de l’être […] est centrée dans l’interprétation du mouvement ! Or, dans la mesure où la κίνησις est posée sous les noms d’ενέργεια, εντελέχεια, ce sont là les catégories primordiales de l’être dans l’ontologie grecque ! »[971]. Heidegger prend souci de mettre en garde ses auditeurs modernes en rappelant que l’approche première du mouvement ne doit pas s’effectuer en réduisant, à l’instar de Galilée, le mouvement à l’un de ses aspects, à savoir le transport local[972]. Conformément à l’expérience des grecs anciens, d’emblée le mouvement doit être présenté comme l’étant mû dans son être[973]. Seule cette approche peut garantir la fidélité à la fois à l’intuition philosophique d’Aristote et au phénomène du mouvement lui-même.

 

            Dans le cours de 1926, Der Grundbegriffe der antiken Philosophie, Heidegger présente la résolution du problème du mouvement, chez Aristote, comme la possibilité d’une « détermination d’être fondamentale et [d’]une interprétation radicale de l’ούσία »[974]. « La κίνησις n’est pas un étant parmi d’autres, mais une détermination d’essence » et tout étant, même l’immobile, ainsi que le phénomène de la temporalité, doit être envisagé à partir du mouvement[975]. Aristote a-t-il réussi lui-même, selon Heidegger, à articuler au fond cette connexion du mouvement et de l’être ? Afin de répondre à cette question, il nous faut commencer par suivre Heidegger qui demande : « Comment Aristote est-il amené à comprendre ontologiquement la δύναμις et l’ενέργεια ? Comment la possibilité et l’effectivité s’introduisent-elles parmi les déterminations fondamentales de l’être, où elles sont restées dans l’histoire ultérieure de l’ontologie, et ce jusqu’à nos jours ? Il s’agit de voir à quelle source ces concepts fondamentaux ont été puisés, comment ils ont ensuite été élargis au point de rendre possible une détermination de la catégorie fondamentale, l’ουσία. […] Le sol où ils ont été conquis est le phénomène du mouvement ; il convient donc d’examiner d’abord ce phénomène en le replaçant dans un horizon foncièrement ontologique »[976].

 

b) Le sens du concept aristotélicien du mouvement

 

 

α) Articulation des trois concepts de base :  

δύναμις, ενέργεια et εντελέχεια

 

            Aristote analyse le phénomène du mouvement, moyennant ces trois concepts, dans le livre III de la Physique (200b – 202b). Voici les définitions du mouvement que nous trouvons dans ce texte : « L’entéléchie de ce qui est en puissance, en tant que tel, voilà le mouvement », « le mouvement est l’entéléchie du mobile comme mobile », « l’entéléchie de l’actif et du passif en puissance »[977]. Nous constatons la gravitation de ces définitions autour du concept d’εντελέχεια. Or, ce concept définit également les deux possibilités de l’être de l’étant : « Il est possible pour quelque chose d’être soit en entéléchie seulement, soit à la fois en puissance et en entéléchie »[978].

 

            Dans le cours de 1924, Heidegger traduit la notion d’εντελέχεια par la « présence » (Gegenwart). En paraphrasant l’affirmation d’Aristote que nous venons de citer, il dit : « L’étant, qui est là, est caractérisé selon les deux possibilités : d’une part comme présence pure, d’autre part comme εντελέχεια et δυνάμει όν à la fois »[979]. Dans la compréhension heideggérienne, Aristote articule l’être de l’étant soit comme εντελέχεια seule, ce qui revient à l’affirmation de la présence pure (reine Gegenwart) et à l’état parfait (fertig) de l’être de l’étant (Fertigsein), état où celui-ci « se possède lui-même en sa ‘fin’ (τέλος) propre »[980], soit comme une sorte de dynamique (δύναμις) où l’étant tend vers la présence (εντελέχεια) comme vers sa fin. Afin de nommer la spécificité de cet état dynamique de l’étant qui n’est pas encore parfait, mais qui « s’étend vers la fin », qui « est en train de devenir parfait », Aristote introduit la notion d’ενέργεια[981]. Ainsi nous articulons trois notions lorsque nous parlons de l’être de l’étant : εντελέχεια, une sorte d’idéal parfait de chaque étant, ενέργεια, qui désigne l’acte même du « devenir-parfait » de l’étant « qui n’est pas encore parfait »[982], δύναμις, terme plus général qui définit l’être de l’étant « à l’état actuel des choses » dans sa distinction de l’état idéal, la « présence » dans sa distinction de la « présence pure », l’εντελέχεια mêlé de possibilité (Möglichkeit) dans sa distinction de l’εντελέχεια toute seule (μονον) sans possibilité aucune. Le mouvement, dans sa spécificité propre, est l’ενέργεια : « Κίνησις est une manière de l’être-là, explicité en vue de l’ενέργεια »[983]. Le mouvement est une manière de la « présence » de l’étant, de son être, qui a comme horizon (fin) l’εντελέχεια laquelle n’est pas en mouvement dans son sens propre. C’est donc l’εντελέχεια immobile qui est à la base du mouvement, mais le mouvement se définit spécifiquement comme ενέργεια. Or, l’εντελέχεια n’existant, c’est-à-dire n’étant exemplifié, que dans le cas unique du « moteur immobile » et du mouvement spécial du premier ciel qui est adjoint à ce moteur, tous les étants à la porté de notre expérience sont des δύναμις, en ενέργεια, en mouvement. Dès lors, tous les étants qui existent comme tels étant en mouvement, l’être de l’étant comme tel peut être définit par le mouvement. Toutefois nous devons souligner l’existence de cet horizon immobile de tout mouvement ontologique, formé par l’εντελέχεια : pour Heidegger, ce fait est capital ; c’est par ce fait qu’on peut expliquer la raison pour laquelle, chez Aristote, l’être de l’étant se traduit comme « présence ». Nous y reviendrons.

 

            Le processus entier de l’être de l’étant, tel qu’il est décrit par Aristote, est vu par Heidegger comme la venue incessante à la présence ou encore comme la production, ποήσις, comme le devenir-œuvre-en-présence. Seule l’εντελέχεια du moteur premier échappe à la production, se définit justement comme non-produite, comme celle qui n’a pas besoin d’être produit, car elle est depuis toujours « absolument présente »[984]. Ce schéma ontologique de la production est, pour Heidegger, la base de l’ontologie grecque et, comme nous le verrons, la clé de la métaphysique médiévale.

 

            Dans le cours de 1926, Der Grundbegriffe der antiken Philosophie, Heidegger se penche non pas tant sur la Physique que sur les livres Θ et Λ (chap. 12) de la Métaphysique. Le mouvement est donc analysé particulièrement en fonction des notions de δύναμις et d’ενέργεια. Heidegger distingue le sens ontique et le sens ontologique de δύναμις : « La δύναμις en tant que concept ontique, au sens où la δύναμις désigne un étant et non pas un mode ni une structure d’être »[985]. Du sens ontique de la δύναμις, Heidegger compte quatre significations tirées de la Métaphysique, Λ 12[986]. Mais ce qui nous intéresse, c’est le sens ontologique de la δύναμις : « Comment passe-t-on de ce concept ontique de δύναμις, au sens de ‘puissance’, au concept ontologique de δυνάμει όν ainsi qu’à son corrélat : ενεργείαι όν ? L’usage ontologique du concept de δύναμις résulte de l’analyse du mouvement »[987]. Notons l’introduction de la notion d’ενέργεια, celle qui définit le sens propre du mouvement, dès qu’il s’agit de la compréhension ontologique de la δύναμις.

 

            En élaborant le sens ontologique du mouvement dans le cours de 1926, Heidegger récupère le résultat de ses recherches effectuées deux ans auparavant : en reprenant un passage de la Physique (201 a) et en donnant comme exemple la production d’une table, Heidegger explicite le mouvement ontologique comme la venue « en présence dans son être-prêt »[988]. Cette présence même est un mouvement ontologique qu’il s’agit de voir d’une manière profondément phénoménologique et non comme une expérience quotidienne figée[989] : « Ce qui se meut : ce qui ne laisse pas pour ainsi dire simplement constater sa présence à la manière de ce qui est au repos là-devant, mais l’impose, se met lui-même explicitement en avant dans sa présence, cette présence insistante et pressante du mobile »[990]. L’être de l’étant est donc le produire : « être : produire, être : le pur faire en tant que tel »[991].

 

            La nouveauté du cours de 1926 par rapport à celui de 1924 consiste en ceci que les notions de δύναμις et d’ενέργεια sont exprimées dans le langage proche de l’œuvre majeure de Heidegger, Sein und Zeit. Le cours est en effet donné lors de la phase finale de la rédaction de cet ouvrage[992]. C’est ainsi que, corrigeant la traduction habituelle du mot δύναμις par « possibilité », Heidegger propose de le traduire par « être-prêt à… »[993]. Ainsi toutes les choses qui nous entourent sont vues, du point de vue ontologique, comme ustensiles. Les choses sont δύναμις, car elles sont toutes prêtes à quelque chose (renvoient à…) alors même qu’actuellement elles ne sont pas utilisées. Justement, dès qu’elles sont utilisées, elles entrent « dans un présent éminent, une présence éminente » que l’on peut traduire par ενέργεια[994]. Avec les notions aristotéliciennes δύναμις et ενέργεια Heidegger exprime donc la différence de degré de la « présence » (« des degrés d’être »[995]) définie comme le mouvement ontologique des choses et appréhendée phénoménologiquement : « La différence entre être-effectif et être-prêt tient à ceci : dans les deux cas, on a affaire à quelque chose qui est là-devant […], mais il est là dans une accentuation à chaque fois différente. Cette différence est donc à entendre comme une différence dans la manière dont l’objet s’impose. […] Les deux concepts, aussi bien celui de δυνάμει όν que d’ενεργείαι όν, sont des modifications de ce qui est présent quant à sa présence »[996]. Ce qu’il s’agit de voir au sein du mouvement pris dans le sens ontologique, c’est la venue de la chose à la présence et l’intensification de cette présence : « Ce qui est décisif pour l’entente du concept de mouvement, c’est de voir que le δυνάμει όν et l’ενεργείαι όν représentent deux modes différents de la présence de l’étant là-devant »[997]. Avec ce qui, dans Sein und Zeit, sera exprimé comme Vorhandenheit (être-sous-la-main) et Zuhandenheit (être-à-la-portée-de-la-main), deux formes de la présentification de l’étant par le souci, la conception du Dasein est en œuvre dans l’interprétation heideggérienne du mouvement d’Aristote. Nous reviendrons ultérieurement à la connexion du Dasein heideggérien et du mouvement aristotélicien, tout en mettant en garde contre leur identification : c’est le concept de temps qui l’interdira. Nous reviendrons également sur la manière dont Heidegger interprète, à la fin du § 62 du cours de 1926, le concept d’εντελέχεια en lien avec celui de la vie (ζωή).

β) Le moment de la privation dans le mouvement (dans l’être de l’étant) :

 στέρησις

 

            Dans les analyses aristotéliciennes du mouvement, on ne saurait exagérer l’importance de la catégorie de privation, d’absence : στέρησις. Nous avons déjà présenté cette notion en la confrontant à l’idée du néant chez saint Thomas. Dans la pensée d’Aristote, la στέρησις n’est pas absolue en ce sens précis que le mouvement de l’être de l’étant est toujours basé sur quelque être existant préalablement, selon le principe qui annonce que du non-être rien ne peut venir. Pour Thomas d’Aquin, inspiré par l’idée de la création, le néant est absolu : le mouvement ontologique de l’étant ne s’appuie sur aucun autre étant, il surgit du rien absolu[998].

 

            Heidegger souligne l’importance de la στέρησις dans la réflexion d’Aristote sur le mouvement. Dans le cours de 1926, le phénomène lui-même a été noté au sein de cette « tournure » que réalise l’étant présent là-devant en passant du mode de la δύναμις à celui de l’ενέργεια : « Dans le phénomène de la transition, il y a cette fluctuation de présence et d’absence plus haute à l’intérieur d’un étant là-devant »[999]. Déjà en 1922, comme en témoigne le Natorp Bericht, Heidegger avait envisagé d’introduire la στέρησις à la base même de ses analyses du mouvement aristotélicien : « Dans les explications du chapitre 7 apparaît la ‘catégorie fondamentale’ de la στέρησις, qui domine l’ontologie aristotélicienne ; mais cela revient à dire qu’elle surgit dans l’explication de l’abord discursivement déterminé d’une mobilité envisagée de manière déterminée »[1000].

 

            C’est dans le cours de 1924 que nous trouvons l’analyse la plus détaillée de cette catégorie d’Aristote. Dans la Physique, celle-ci intervient lorsque Aristote donne une solution à certaines difficultés des Anciens[1001]. L’égarement de ces derniers consistait, en effet, en ceci qu’ils ont considéré la génération et la corruption ainsi que tout changement des choses en fonction de l’opposition radicale de l’être et du non-être (« tout vient soit de l’être soit du non-être ») en excluant par conséquent une sorte de moyen terme que représente une certaine notion de la génération. Aristote combine l’être et le non-être : un étant, tout en étant déterminé de bout à bout par un principe essentiel (être), est toutefois accidentellement affecté par un non-être. Ce qui revient à dire que le non-être n’a pas de principe en dehors de l’étant existant (comme c’était le cas de la matière chez Platon), mais est absolument dépendant dans son « être » de l’étant existant, comme un accident de celui-ci. Or, puisque l’étant est ordonné par le principe essentiel, le non-être est lui aussi déterminé par l’être. Grâce au statut d’accident du non-être, la génération et le changement sont explicables, alors même que le principe essentiel, lui-même inchangeant, est constamment à l’œuvre[1002].

 

            Cette sorte « d’absence » déterminée par « la présence », genre d’absence de quelque chose qui est pourtant défini par un principe essentiel et qui, à ce titre, vient déjà à l’être, est bien perçu par Heidegger : Aristote « indique un nouveau phénomène de l’être, la στέρησις. Il le tire de l’étant caractérisé comme être-absent et comme ce qui est ‘en soi un non-être’ : ce non-être est un être καθ’ αυτό μη όν. La négation est une position. Dire que le non-être est un être, c’est donner l’impression de parler de manière formelle et dialectique. Mais il faut voir que l’interprétation se fait ici à partir du sens de l’être : non-être au sens d’un là déterminé, le là de l’absence. De ce non-étant, qui est là sous les traits d’un être-absent déterminé, ‘quelque chose peut devenir’, c’est-à-dire que ce non-être particulier aide à comprendre le ‘devenir’, la μεταβολή »[1003].

 

            Plus loin dans le cours de 1924, Heidegger donne une description encore plus nette du phénomène : « Un être-présent de quelque chose pour la présence de laquelle est constitutive une absence, une absence au sens de la carence, du manque. Cet être-là, dans le sens du manque, est tout à fait particulier et positif. Lorsque nous disons d’un homme : ‘Il me manque beaucoup, il n’est pas là’, je ne veux justement pas dire qu’il n’est pas présent, mais j’énonce une manière tout à fait déterminée de son être-là pour moi. Or la plupart des choses, si tant est qu’elles sont là, ne sont jamais pleinement là pour moi, mais elles sont toujours caractérisées en même temps par l’absence, par le ne-pas-être-tel qu’elles le devraient et le pourraient proprement. L’être de l’être-là du monde se tient dans un ‘plus ou moins’, les choses sont plus ou moins telles ou telles »[1004]. Cette description est plus complète, car il y est impliqué le vécu de celui qui appréhende l’être de l’étant (Dasein). Avec cette implication, il devient possible de discuter plus profondément sur le phénomène du temps. Mais ce n’est qu’en ramassant progressivement tous les éléments que nous pouvons entrer dans cette discussion.  

 

            En emboîtant le pas disons que l’ordonnance de la catégorie de la στέρησις au principe essentiel, de l’absence à la présence, fait que la réflexion d’Aristote sur l’être de l’étant est entièrement focalisée sur le présent. Pour Heidegger, il s’agit là de la pierre d’achoppement de l’ontologie grecque. Nous avons vu que Thomas d’Aquin a compris la catégorie du non-être comme l’instance du néant absolu (nihilo), ce qui a comme conséquence, dès lors que cette instance est vécue par l’âme intellectuelle, de générer une angoisse pour l’avenir. Heidegger a négligé cette réflexion de saint Thomas. Cette négligence a déterminé son rapport à la philosophie thomasienne, négatif à grands traits, alors même qu’il y a peut-être, à ce nveau, une convergence forte entre les deux auteurs.      

 

γ) L’étant en mouvement apparaissant comme signifiance

 

 

            Si, selon Aristote, l’être de l’étant se définit comme une venue à la présence déterminée par un principe essentiel, alors il coïncide avec la constitution de la substance. Celle-ci sera interprétée ultérieurement comme l’essentia et la quiditas. Heidegger voit cette constitution de l’être substantiel comme un surgissement de l’aspect de la chose, de sa signifiance. Le mouvement ontologique n’a pas seulement comme résultat le fait d’être présent, mais également le fait d’être tel. A ce processus, il est nécessaire que le Dasein soit à l’œuvre, donc le temps : gardons cette nécessité à l’esprit, comme un horizon de nos propos, afin d’expliciter ultérieurement ce rôle du Dasein.

 

            Nous avons vu comment la δύναμις, l’être en mouvement, est expliquée grâce à la catégorie de la στέρησις laquelle est ordonnée, avec tout le non-être que l’étant contient, au principe essentiel, autrement dit, à l’εντελεχεια : « Δύναμις n’a pas le sens du ‘possible’ : ce qui peut être là en général. Δύναμις est déjà la détermination d’un ντελεχείαι όν, c’est-à-dire d’un étant déjà là »[1005]. Or, cette détermination de l’étant par l’εντελεχεια est vécu par celui qui appréhende l’être de cet étant comme un renvoi significatif que Heidegger appelle signifiance (Bedeutsamkeit) : « Le tronc d’arbre a le caractère de l’utilité à…, de l’utilisabilité pour…, non pas en sorte que c’est moi qui le conçoit d’abord ainsi, mais il s’agit de la manière de son être. Il fait encontre ainsi, il n’est pas du simple bois, il ne fait pas encontre comme une chose appelée bois. L’étant là du monde ambiant a le caractère du συμφέρον, il renvoie à quelque chose »[1006].

 

            Cette structure du renvoi, de la signifiance, qui est la structure ontologique de base de la substance au sens de la quiddité de la chose, correspond au mouvement ontologique de l’étant, c’est-à-dire à sa venue en présence. L’étant que nous abordons est toujours fait « de quelque chose », εκεινινον (jenlich)[1007], tel un coffre qui est fait de bois. Il renvoie à quelque chose derrière lui tout comme, étant utile à…, il renvoie à quelque chose après lui[1008]. Ce n’est que dans ce mouvement de renvoi que l’étant est appréhendé comme étant, c’est-à-dire comme venant à la présence, et comme étant tel, c’est-à-dire selon les multiples catégories quidditatives (substance, qualité, quantité, lieu)[1009].

 

            Sans entrer dans plus de détails, résumons avec Heidegger : « Dans la mesure où le mouvement est une manière de l’être-là de l’étant, est en effet donnée la possibilité de déterminer complètement ce que nous entendons, en un sens tout à fait usé, par ‘réalité’ »[1010].

 

c) L’ουσία en tant que mouvement

 

 

           Nous sommes prêts maintenant à appréhender la notion capitale de l’ontologie aristotélicienne, l’ουσία, en termes de mouvement. En écartant la traduction latine de l’ουσία par substantia[1011], Heidegger note le sens ontologique éminent de cette notion : « ‘être’ de l’étant [‘Sein’ des Seienden], étantité [Seiendheit] »[1012]. Il explicite : « L’être d’un étant possède encore lui-même des moments déterminants, on peut donc encore dire quelque chose de l’étant dans le comment de son être »[1013]. Ce « Seiendes im Wie seines Seins » devient la définition de l’ουσία qui guide le reste de la réflexion de Heidegger.

 

            Dans le cours de 1924, Heidegger explicite le « comment de l’être de l’étant » en termes de la venue constante à la présence, au « là », à la « disponibilité » : « [le] comment de l’être désigne l’être-là sous le mode de l’être-disponible »[1014], « l’être de cet étant signifie : être un là [ein Da sein] »[1015]. Nous avons vu déjà comment ces concepts sont liés au mouvement. Dans le cours de 1926, ils sont exprimés en fonction des notions de δύναμις et d’ενέργεια. Ainsi l’ουσία devient le sujet de base du mouvement ontologique de l’étant : « L’ουσία : ce qui est là-devant et subsiste en reposant sur soi-même. A présent suivant deux possibilités fondamentales : δύναμις, ενέργεια, ‘effect-iv-ité’ »[1016], « δύναμις, ενέργεια sont […] des possibilités fondamentales de l’ουσία »[1017]. C’est pourtant l’ενέργεια seule qui est entrevue par Aristote comme un mode d’être suprême de l’ουσία[1018]. Au-delà de tout δύναμις, de tout être-là-devant, il y a antérieurement une ενέργεια pure, l’ουσία par excellence qui est l’εντελέχεια[1019] et « la présence au premier chef »[1020].

 

            On connaît la célèbre définition qu’Aristote donne à l’ουσία : ce qui subsiste « à partir de soi-même ». C’est à partir de cette définition que l’ουσία  sera traitée durant toute l’histoire de la métaphysique comme une instance immobile : celui qui est, en effet, à partir de lui-même, a tout et n’a pas besoin de se mouvoir. En interprétant cette définition, Heidegger montre pourtant l’inexactitude de ce genre d’interprétations : l’ουσία, tout en étant à partir de soi-même, ne cesse de se mouvoir de mouvement ontologique grâce auquel elle est instantanément présent[1021]. Même l’ενέργεια τελεία, le mouvement étant achevé et l’étant se reposant dans l’immobilité apparente, continue à être une forme de mouvement. « Une chose au repos – c’est quelque chose d’essentiel qu’Aristote est le premier à avoir vu nettement – n’est pas privée de toute espèce de mouvement »[1022]. C’est qu’en repos, l’étant continue à imposer sa présence. S’imposer à partir de lui-même comme une présence : tel est le mouvement le plus caché de l’ουσία. Dès lors même l’εντελεχεια peut être explicitée en terme de mouvement : « εντελεχεια : […] non pas arriver à son terme, cesser, mais au contraire être véritablement »[1023]. C’est pourquoi l’étant le plus parfait, divin, l’ενέργεια pure est considérée par Aristote comme θεωρειν[1024] : « Le νοειν est toujours, par essence, en activité, et en tant qu’activité il est parfait ; et dans la mesure où il est parfait, il est proprement étant. L’étant proprement dit doit avoir le mode d’être du νους, doit être νόησις. Pour autant que la νόησις se dirige sur quelque chose, ce ne peut être que sur elle-même, et c’est la raison pour laquelle l’étant suprême est νόησις νοήσεως (Mét. Λ 7, 1074 b 34), le pur savoir qui se porte sur soi-même »[1025]. Aristote définit ce mouvement également comme la vie, la ζωή, ce qui fait intervenir à son tour la notion du νους[1026]. La connexion de l’être en tant que l’ουσία et la vie est importante, et nous y reviendrons ultérieurement.   

 

            Comprendre l’ουσία, même  l’ουσία suprême qu’est la divinité, donner la possibilité d’expliquer même l’εντελεχεια en termes de mouvement : telle est l’intuition géniale d’Aristote, que lui-même ne pouvait pas explorer. Selon la conception heideggérienne de l’histoire, conception qui se construisait dans les années 20, la pensée, tout en étant nourrie par la perception de l’être, a dû inévitablement glisser dans l’oubli de l’être. Après avoir entraperçu l’être dans son sens authentique, Aristote l’a aussitôt interprété en termes de constance, de suprématie, de présence. La ligne du développement de la métaphysique occidentale a été ainsi tracée.

 

d) L’interprétation vulgaire de l’ουσία

 

 

            Au début de notre exposé sur l’interprétation heideggérienne d’Aristote, nous avons souligné le rôle que joue, au sein du mouvement, l’εντελεχεια qui est une instance immobile[1027]. L’être des étants, tout en se présentant comme un mouvement à l’expérience phénoménologique, est limité par une sorte d’idéal immobile : toute présence tend à une constance, même si la constance parfaite, l’εντελεχεια ηονον qui exclut tout δύναμις, n’est propre qu’au πρωτον κινουν ακίνητον, ον θειότατον, « le premier moteur immobile, l’étant le plus divin »[1028]. La conception de celui-ci comme ενέργεια pure, est ramenée à la conception de l’εντελεχεια pure. Or, le mouvement se définissant non comme l’ενέργεια seule ou la δύναμις seule, mais comme la δύναμις et l’εντελεχεια à la fois[1029], le moment de la constance joue un rôle primordial dans le mouvement. Dès lors, le caractère propre de l’ουσία, même quand celle-ci est « radicalement saisie » en terme de mouvement, « est l’εντελεχεια, et celle-ci est ‘antérieure’, πρότερον à tout autre mode d’être, c’est-à-dire : il faut qu’il y ait quelque chose de présent avant tout pour que les modifications soient possibles »[1030]. C’est pourquoi l’être de l’étant, même défini en termes de mouvement, est finalement compris par Aristote en termes de constance : comme une présence constante. Cette interprétation de l’ontologie d’Aristote servira de base pour Heidegger dans son interprétation globale de la métaphysique occidentale.

 

 

α) Présence constante

 

            Heidegger note en effet que chez Aristote le sens ontologique de l’ουσία (mouvement) coexiste avec le sens pré-philosophique qui signifie « richesse, biens, patrimoine, propriété »[1031]. Dans l’usage courant du mot grec ουσία, ce sens pré-philosophique contient le sens ontologique, mais ne le thématise pas. Or, quand Aristote entreprend la thématisation du sens ontologique du mouvement, c’est ce sens courant et pré-philosophique qui, en fin de compte, reste dominant. C’est pourquoi la meilleure représentation de l’ουσία est, pour Aristote, le corps : « L’ουσία semble bien appartenir le plus manifestement aux corps »[1032]. Heidegger traduit : « L’être de l’étant se montre manifestement dans les σώματα »[1033] et caractérise les σώματα par une certaine résistance, insistance physique de leur présence[1034]. Dans le cours donné en 1925, Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, Heidegger définira cette in-sistance de l’étant constant dans sa présence comme ουσία, comme étant en entéléchie[1035]. Cela rejoint les analyses de l’ουσία aristotélicienne développées dans le cours de 1924 selon lesquelles l’ουσία signifie conjointement la présence (Gegenwärtigkeit) et l’être-parfait (Fertigsein)[1036], ce qui peut être résumé dans l’affirmation de l’être de l’étant comme la présence constante.  

 

β) L’éternité du mouvement

 

 

            La thèse aristotélicienne de la constance de l’être se déploie par le biais de l’affirmation de l’éternité du mouvement. Si l’être de l’étant est un mouvement, ce mouvement doit nécessairement exister dans son essence d’une manière constante et de tous les temps, car l’étant ne peut pas exister « si le mouvement n’existe pas »[1037]. Pour Aristote, ce n’est que par l’éternité du mouvement que l’on peut expliquer en effet la totalité de l’étant, la φυσις dans sa constance[1038]. Pour Aristote, l’idée de l’éternité du mouvement sert de garantie rationnelle pour que l’étant puisse exister en général. En même temps, cette idée exige une instance suprême totalement immobile qui représente l’être dans sa perfection totale, dans une εντελεχεια μονον que doit être le moteur premier. Nous traiterons de l’implication que cette idée de l’éternité du mouvement a avec l’idée de temps après avoir exposé la doctrine aristotélicienne de la présence constante par excellence.

 

γ) La doctrine aristotélicienne du premier moteur immobile

 

 

            L’étant est, parce qu’il y a un étant proprement dit, τιμιώτατον όν[1039]. Ceci s’explique de la façon suivante. Les mouvements chaotiques des étants sublunaires sont guidés par le mouvement parfait du premier ciel[1040] dont la fin, τέλος, et l’εντελεχεια sont le premier moteur immobile[1041]. Or, c’est par le moment de la constance[1042] du mouvement parfait que le moteur immobile est son εντελεχεια. Si tout δύναμις tend vers l’εντελεχεια (mouvement), c’est qu’il existe une εντελεχεια parfaite (sans mouvement), ce que l’on peut traduire : si la présence de l’étant est mue par un moment de la constance, c’est qu’il existe une présence parfaite qui n’a pas besoin de se mouvoir puisqu’elle est d’emblée constante parfaitement. L’être de l’étant est réalisé dans sa présence constante imparfaite grâce à l’existence en elle-même de la perfection de la présence constante. Le moteur premier est cette « pure présence qui d’elle-même et par elle-même est immuable et éternelle »[1043]. Or, même si cette présence pure est comprise par Aristote comme l’ενέργεια pure de la νόησις νοήσεως, cette « énergie pure » est à son tour comprise en fonction de la « pure présence constante reposant en elle-même à partir du πρωτον lui-même »[1044].

 

            Ce qu’il s’agit de comprendre, c’est que la désignation du premier moteur répond à la recherche beaucoup plus fondamentale de l’essence de l’être comme tel. Aristote cherche en effet « à savoir en quel étant s’atteste le plus purement l’être proprement dit »[1045]. Il s’agit de comprendre la manière de la pensée, laquelle, afin d’expliquer un phénomène, exige d’avoir en face la structure qui rassemble en elle ce qui est le plus propre au phénomène en question. C’est pourquoi Aristote cherche une « science de ce que être signifie proprement, et de l’étant qui est proprement ; science de l’être et de l’étant suprême »[1046]. Cette manière de penser, d’interroger l’être en cherchant le moment qui rammase tous ses traits, a structuré la métaphysique occidentale dans son ensemble. A chaque période historique, elle aboutissait à une conception de l’étant suprême laquelle devait expliquer l’être comme tel et laquelle ne faisait que caractériser la période elle-même ainsi que l’état de la pensée qui y était engagée[1047]. Face à cette structure, « la question de savoir si cet étant est le premier moteur ou le premier Ciel est secondaire »[1048], tout comme est secondaire toute autre conception de l’étant suprême qu’atteste l’histoire de la métaphysique. Ce qui est primaire, c’est, après avoir dévoilé cette structure, de comprendre l’être d’une manière originaire, authentique. Selon Heidegger, c’est le temps qui le permet. Et c’est justement le fait d’avoir manqué le phénomène originaire du temps qui a voilé les yeux d’Aristote et des autres métaphysiciens devant le sens véritable de l’être.  

 

2. Le problème du temps ontologique chez Aristote

 

           Heidegger résume son interprétation des notions aristotéliciennes du mouvement et de l’être en disant : « L’analyse du mouvement n’est elle-même rien d’autre que la découverte de l’être comme être-présent »[1049]. Selon Heidegger, cette découverte d’Aristote a une connotation temporelle. Seulement, celle-ci est restée impensée par Aristote lui-même. Il était même « très loin de comprendre ce que signifie le fait de déterminer l’être comme présence et présent. Le présent est un caractère du temps. Comprendre l’être comme présence à partir du présent signifie comprendre l’être à partir du temps. Les Grecs n’avaient aucune idée de cette problématique abyssale »[1050]. Il est vrai que, pour Aristote, le phénomène du temps accompagne celui du mouvement. Mais, comme témoigne sa Physique, cet accompagnement concerne essentiellement le mouvement local. Pourquoi Aristote n’a-t-il pas vu le phénomène du temps au sein du mouvement ontologique ? La raison ne réside-t-elle pas dans le fait que ce mouvement ontologique lui-même n’a pas été compris jusqu’au bout par Aristote ? Nous serons en mesure de répondre à ces interrogations lorsque nous répondrons à la suivante : pourquoi Aristote s’est-il focalisé sur l’être compris comme présence ?

 

            Nous tenterons de répondre à ces questions à la fin de ce paragraphe. Signalons que ces éclaircissements sont décisifs quant à la compréhension de l’originalité de la réflexion de Thomas d’Aquin sur le temps et sur l’être de l’étant, par rapport à celle d’Aristote. C’est la compréhension de cette originalité thomasienne qui permet, au fond, la confrontation de la pensée de l’Aquinate avec celle de Heidegger.

 

            Quant aux considérations d’Aristote, selon lesquelles le temps porte exclusivement sur le mouvement local, considérations qui relèvent de la compréhension « vulgaire » du phénomène du temps, comme dira Heidegger, nous leur consacrerons un passage dans le cadre de notre étude sur le temps dans Sein und Zeit. Ce qui nous intéresse maintenant, c’est l’impensé d’Aristote : la connotation temporelle de « l’être-présent ». Qu’Aristote ait rencontré le temps de la présence constante sans le voir : telle est interprétation de Heidegger.

a) Le privilège du temps présent

 

 

            La connotation temporelle de « l’être-présent » consiste en un privilège accordé au temps présent. Les cours des années 20 ont manifesté cette connotation, mais une phrase de Sein und Zeit permet de le résumer : « L’étant est saisi en son être comme ‘présence’, c’est-à-dire qu’il est compris eu égard à un mode temporel déterminé, le ‘présent’ [Gegenwart] »[1051].

 

            En commentant, dans le cours de 1924, une définition aristotélicienne du mouvement selon laquelle celui-ci consiste en « l’εντελεχεια de l’étant en puissance comme tel »[1052], Heidegger distingue deux moments du mode d’être de l’étant : premièrement, celui-ci est « en tant que présentement là [gegenwärtig da] », deuxièmement, il est « au sens du provenant de [herseiend aus] »[1053]. La tension entre ces deux moments manifeste le processus de la venue de l’étant dans la présence : l’étant est en surgissant de… et en s’imposant là et maintenant. La notion de l’εντελεχεια, assistée par celle de la fin, τέλειον, fait que le moment du « présentement là » devient l’horizon final de l’être de l’étant, ce qui rend fondamentale la dimension du « maintenant », du temps présent : « Être-là signifie être-là-maintenant [Jetzt-Dasein] »[1054]. Surgissant de…, l’étant bute contre sa présence, ce qui est justement son but : être présent maintenant : « Être-là : 1/ présentement là, 2/ là à partir de sa provenance. – Achevé : là, présence, temps ! »[1055], ou encore : « Présence, à savoir une présence déterminée. En tant que cette présence déterminée, elle rend explicite le temps, le maintenant : là maintenant [Jetzt da] »[1056]. La dimension de l’espace est conjointe à ce maintenant : « Nous utilisons ‘présence’ selon cette indifférence particulière, en tant que praesens, ce qui signifie tant ‘présence spatiale’ que ‘maintenant’, dans la mesure où l’αίσθησις est toujours dans le maintenant »[1057]. Cette conjonction ne fait que manifester encore plus le privilège du temps présent : l’être de l’étant consiste à être « devant et avant moi, sur place, où je suis, présent, maintenant »[1058].

 

            Si le moment de la provenance de... peut exprimer le passé, le moment du renvoi, que nous avons relevé dans la structure d’être utilisable pour..., peut signifier la dimension de l’avenir : « Δύναμις, ‘pas encore’ »[1059]. C’est la raison pour laquelle l’étant peut toujours changer, être en mouvement. L’étant n’est jamais achevé au sens absolu, son εντελεχεια n’est jamais seule, mais toujours accompagnée par la δύναμις. Toutefois les moments du passé et de l’avenir sont entièrement relativisés par le présent. C’est l’εντελεχεια, la « présence » hic et nunc qui doit dominer : tout comme le passé, l’avenir de l’étant a pour fin de se rendre présent. « Le mouvement est l’εντελεχεια, la présence de l’étant-là, en tant que pouvant-être-là, à savoir la présence dans la mesure où l’étant-là peut être là »[1060].

 

            Nous trouvons une description remarquable de la temporalité de la « présence » dans le cours sur le Sophiste de Platon (1924-1925) où Heidegger consacre plusieurs paragraphes à Aristote. L’interprétation aristotélicienne de l’être à partir du temps présent est abordée en lien avec l’interrogation sur l’objet de l’έπιστήμη (§ 6). Heidegger commente conjointement plusieurs textes d’Aristote : Ethique de Nicomaque (VI, 3, 1139 b), Physique (IV, 12, 221 b ; VIII, 6, 259 a) et Métaphysique (θ 8, 1050a – 1051b). Pour Aristote, l’objet du savoir que traduit le concept d’έπιστήμη équivaut à l’étant qui ne change pas, qui « ne peut pas être autrement »[1061], qui est αίδιον. Si nous rapprochons cette observation des analyses que Heidegger fait de la notion aristotélicienne du mouvement dans son sens ontologique, nous pouvons reconnaître, dans l’objet de l’έπιστήμη ainsi présenté, le moment de l’εντελεχεια. Cependant Heidegger ne se réfère pas à cette dernière notion, puisque son commentaire ne porte pas sur le mouvement. Conformément à son projet, il avance un autre concept d’Aristote : l’αληθεύειν. Le résultat est pourtant le même quant au problème du temps. L’αληθεύειν interprété comme « l’être-à-découvert de ce qui est su » contient en effet le moment de « l’é-vidence » (έξις de l’αληθεύειν) qui ne peut pas retomber dans l’occultation sous peine de perdre le savoir qu’est l’έπιστήμη. L’έπιστήμη est la « sauvegarde » de cette é-vidence, le maintient de ce qui est découvert face à l’occultation laquelle ne peut pas être menace tant que l’έπιστήμη est en œuvre. « Et cela signifie du même coup : quand il est su, ce savoir, à titre d’αληθεύειν, est toujours »[1062]. Or, l’é-vidence et la stabilité de l’έπιστήμη ne sont pas une sorte de persuasion subjective, comme le voudront les interprétations ultérieures des métaphysiciens occidentaux. Aux yeux d’Aristote, elles reposent sur le mode d’être de l’étant que l’έπιστήμη découvre[1063]. Ce qui est découvert par l’έπιστήμη, c’est l’étant qui ne peut pas changer, car « de l’étant qui peut être autrement, je n’ai aucun savoir »[1064]. Ainsi l’objet véritable de l’έπιστήμη n’est rien d’autre que la « présence constante » de l’étant : « Ce qui est susceptible d’être su, et dont je peux disposer, doit nécessairement être tel qu’il est ; il doit toujours être ainsi ; c’est l’étant toujours tel, celui qui n’est pas soumis au devenir, qui jamais n’était pas et jamais ne sera pas ; il est tel constamment ; il est le proprement étant »[1065].

 

            Ainsi le privilège du temps présent dans l’être de l’étant est confirmé par le biais du savoir (έπιστήμη) de cet être. L’être de l’étant connu est αίδιον. L’appellation de celui-ci provient du mot αιών qui signifie « sans cesse, continuellement », « ce qui est sans interruption », le « déploiement-en-présence »[1066]. « Ce qui est exprimé par l’αιών, c’est la mesure de temps présent »[1067]. Or, l’αιών signifie plus largement « éternité ». En effet, chez Aristote, l’éternité est liée au temps présent moyennant la notion de νυν dont nous reprendrons les analyses dans le passage ci-après. Suivant Aristote, la métaphysique occidentale comprendra la notion d’éternité en fonction de la « présence constante », comme un nunc stans, où le moment du temps présent acquiert une sorte de domination absolue dans la compréhension de l’être comme tel : telle est l’interprétation de Heidegger[1068].

 

            L’éternité aristotélicienne exprime donc « ce qui est toujours dans la présence »[1069]. Dans ce sens, elle exprime ce qui « est antérieur quant à la présence à ce qui est corruptible », et c’est pourquoi « les αίδια constituent le commencement pour tous les autres étants. Ils sont donc ce qui est proprement »[1070]. Eternelles au sens d’être présentes toujours dans le temps présent, les ουσιαι seules sont au sens propre, en présidant aux mouvements de génération des étants corruptibles qui ne sont pas en plein sens de terme. « Ce qui est toujours dans le maintenant est le proprement étant et l’αρχή est l’origine de tous les autres étants. Toute détermination de quelque étant, à supposer qu’il faille en donner une, sera donc reconduite à un étant-toujours et comprise à partir de lui »[1071]. Les étants corruptibles ont le passé où ils étaient engendrés et l’avenir où ils périront : le passé et l’avenir signifient donc un sens non plénier de l’être. En revanche, les ουσιαι éternelles, dans leur durée infinie, n’ont que le temps présent, et c’est pourquoi elles sont au sens propre du terme. Certes, le passé et l’avenir les concernent aussi, puisque elles étaient toujours et elles seront toujours. Mais leur être n’est nullement affecté par le passé et l’avenir : non engendrées, elles sont impérissables, constantes. C’est pourquoi elles sont dites éternellement jeunes. C’est pourquoi elles sont dans le temps comme si elles n’étaient pas dans le temps. Aristote a d’ailleurs dit : « L’étant toujours, pour autant qu’il est toujours, n’est pas dans le temps »[1072]. Mais : « ce qui n’est pas ‘dans le temps’ est, en termes aristotéliciens, encore ‘temporel’, c’est-à-dire qu’il est encore déterminé à partir du temps – tout comme l’αίδιον, qui n’est pas dans le temps, est déterminé par l’άπειρον des maintenants »[1073].  

 

b) Le νυν d’Aristote et l’éternité du temps

 

 

            Le privilège du temps présent s’explicite, chez Aristote, à partir de sa conception de l’instant, du νυν. « Le phénomène fondamental du temps est pour Aristote le νυν », affirme Heidegger en se référant au fameux traité du νυν dans le livre IV de la Physique (ch. 10 – 14) ainsi qu’au début du livre VIII (251 b 21-24)[1074]. Dans la définition de νυν, l’ouverture vers le passé et vers l’avenir est incluse : le νυν est « commencement du temps futur et fin du temps passé »[1075]. Cependant cette ouverture n’est pas une extase ontologique qui entraînerait derrière elle l’être de l’étant comme son mode constitutif. Au contraire, il s’agit d’une sorte de réduction du passé et de l’avenir au moment présent. Le temps est en effet αριθμος κινήσεως[1076], le « compté du mouvement », le mouvement local étant pris comme le type de mouvement. Or, explique Heidegger, « ce que je compte ainsi dans le mouvement local, dans la présence de l’être-prêt du point, ce sont des maintenants »[1077].

 

            Cette réduction peut être clarifiée par la notion d’άπειρον qu’Aristote applique aussi bien à l’espace qu’au temps : « Dans le phénomène du συνεχές, du continu – au sens grec de ‘se tenir ensemble’ sans qu’aucune lacune ne s’intercale -, réside, selon Aristote, le phénomène plus originaire de l’άπειρον (cf. 200 b 19), de l’ ‘illimité’, c’est-à-dire non pas ce qui est sans fin dans toutes les directions, mais illimité au sens où il n’y a pas de limites entre les différentes places »[1078]. C’est pourquoi « dans le temps, on ne peut rien saisir que le maintenant »[1079] : l’άπειρον des maintenants signifie qu’il n’y a pas d’instant du passé ou d’instant de l’avenir, mais seul existe l’instant du présent qui vient achever l’instant du présent passé et commencer l’instant du présent futur. Cette conception du νυν vide le passé et l’avenir de leur consistance propre. Quand Aristote transpose ce concept du νυν dans le domaine ontologique[1080], il admet que le tout de l’étant (son être) est réductible au présent. L’étant qui est en plénitude, n’a besoin ni de s’interroger sur son origine, ni de se soucier de son avenir, il est dans le présent. Le besoin de s’interroger sur le passé et le futur témoigne de la non-plénitude de l’être de l’étant, de sa génération et de son périssement. Mais cette interrogation ne fait pas partie de la constitution elle-même de l’être de l’étant, puisque l’ουσία de l’étant est dominée par le moment de la présence plénière (constance) et ne se soucie pas ni de sa génération, ni de sa disparition. Cette concentration de l’ουσία sur le moment présent n’est pas perturbée par le fait que les étants individuels, « porteurs » de leur ουσία, ne pouvant pas atteindre ce moment de la constance parfaite, sont susceptibles de périr et de naître. 

 

            La conception aristotélicienne du νυν contient également une preuve de l’éternité du temps. Cette preuve ressort de cette même définition du νυν que Heidegger paraphrase comme suit : « commencement de ce qui sera juste après et fin de ce qui a été juste avant », et : « chaque maintenant est, par essence, αρχή du suivant »[1081]. L’éternité ainsi obtenue est l’éternité infinie en ce sens qu’aucun instant du futur ne sera le dernier, puisqu’il est par définition ouvert sur un instant suivant. De même pour le passé. Le « mauvais infini », diront les Médiévaux, mais Heidegger n’en traite pas dans ses cours.

 

            L’éternité est propre à l’étant suprême qui est pleinement présent, qui était toujours et sera toujours. Toutefois l’éternité du temps sert à prouver l’éternité du mouvement, car « il n’y a de temps que là où il y a mouvement »[1082]. Si nous éprouvons le besoin d’attribuer à l’étant parfait le caractère du temps infini, c’est qu’il est assisté par ceux qui tendent éternellement vers sa perfection de son être, qui sont donc éternellement dans le mouvement.

 

            Tout comme le temps est clos sur le νυν, malgré les dimensions du passé et du futur qui font partie de son essence, le mouvement éternel est « uniformément clos sur soi »[1083], malgré sa mobilité. Cette clôture sur soi-même du mouvement éternel a pour cause le moment de constance qui correspond à l’idéal (τέλος)[1084] de la perfection recherchée et lequel ne permet pas d’imaginer une possibilité d’une quelconque transgression du cours de ce mouvement. « Ce qui se meut éternellement ne peut, en tant que tel, avoir en dehors de lui rien qu’il ne serait pas en soi-même »[1085]. Ce moment de constance du mouvement éternel qui est à la base de tous les mouvements particuliers de l’univers, est issu d’une instance stabilisatrice laquelle ne peut pas être en mouvement car elle est depuis toujours et pour toujours parfaitement présente. Le moment du présent, selon la logique de l’άπειρον des νυν, exprime cette parfaite constance qui n’a pas besoin de se mouvoir et dont le passé et l’avenir n’affectent nullement la perfection : celui qui est pleinement dans le maintenant, ne bouge pas, « le maintenant est le ceci absolu, τόδε τι (cf. 219 b 30) »[1086].   

 

c) La constance éternelle du premier moteur

 

 

            Il n’y a qu’un seul étant qui contient en propre ce moment de constance, comme son être même : πρωτον κινουν ακίνητον, le moteur premier immobile. Il s’agit du mode d’être selon l’εντελεχεια seule (présence pure), sans la δύναμις [1087]. Aristote le qualifie néanmoins comme « ενέργεια pure »[1088] et comme νόησις νοήσεως[1089]. Heidegger voit dans cette qualification la possibilité d’une autre ontologie qui aurait donné une explication de l’être de l’étant dans sa totalité en termes de mouvement. Il se demande : « La question est de savoir s’il peut y avoir en tout état de cause une ontologie qui se construirait en quelque sorte de façon pure, sans s’orienter sur un étant éminent »[1090]. En avançant la doctrine d’Aristote de la νόησις νοήσεως, Heidegger parle de l’ « amorce aristotélicienne » d’une telle ontologie[1091]. Curieusement, il accuse d’emblée la tradition métaphysique d’avoir mésinterprété « ces choses de façon théologique, chrétienne et anthropologique »[1092]. Nous pouvons aisément identifier l’objet de cette accusation : la philosophie médiévale. Hegel est toutefois visé également, puisqu’il a identifié, à la fin de son Encyclopédie, la νόησις νοήσεως au concept de l’Esprit tiré de sa doctrine de la Trinité divine[1093]. Une des tâches de notre travail consiste en l’évaluation de cette accusation, qui revient souvent sous la plume de Heidegger.   

 

           Il reste que la possibilité d’une ontologie à la « façon pure » n’a pas été explorée par Aristote lui-même. Heidegger l’admet en montrant comment Aristote a mis tout le poids ontologique de l’être de l’étant sur le moment de la constance au sein de l’ενέργεια pure elle-même. Pour Aristote, l’ενέργεια pure est en effet « pure présence constante reposant en elle-même à partir du πρωτον lui-même »[1094]. Son mouvement, le même depuis toujours et pour toujours (éternité), n’a jamais rien acquis dans le passé et n’attend rien dans l’avenir : l’être par excellence dans le maintenant (νυν).  

 

d) La στέρησις aristotélicienne comme cause du privilège du temps présent  

 

 

            L’interprétation heideggérienne a éclairé la structure de base de la pensée ontologique d’Aristote : tous les mouvements, même ceux les plus cachés, que l’on trouve au sein de l’ουσία (venir à la présence) sont dominés par une instance stabilisatrice de la constance. Que cette instance ne soit propre qu’au moteur premier n’empêche pas une sorte de multiplication des moments de constance à chaque fois qu’un étant est saisi dans son être (έπιστήμη, σοφια). Ce moment de constance traduit l’αίδιον de l’étant qui, seul, dans l’étant, est au sens propre, et fait l’être de l’étant en mouvement lequel n’est pas au sens propre. L’αίδιον de l’étant n’est pas affecté par la στέρησις : il est pleinement. L’étant lui-même, dans son être en mouvement, contient un moment de la στέρησις : il est affecté par le non-être qui cause son mouvement. Néanmoins cette στέρησις de l’étant est à son tour déterminée par l’αίδιον : le non-être faisant son œuvre de mouvement, de génération et de corruption, n’est pas un néant absolu. Chez Aristote, la puissance que contient la στέρησις  n’est pas une possibilité absolue, mais la possibilité de quelque chose qui n’est pas encore réalisé, tout en étant déjà contenu dans l’αίδιον. Le néant absolu n’existe sous aucune forme puisque l’αίδιον éternel ne contient aucun moment du non-être. C’est pourquoi l’αίδιον éternel peut se focaliser sur le moment présent et ne pas se soucier ni du passé ni de l’avenir.

 

            L’étant en mouvement, affecté par la στέρησις, peut s’inquiéter de son passé et de son avenir. Mais cette inquiétude n’aura pas pour objet l’origine ou la disparition absolues de l’être, puisque l’ουσία, dans son αίδιον, tient toujours, mais plutôt la présence dans le νυν. Puisque, chez Aristote, la στέρησις n’est qu’une absence au sein de la présence établie préalablement et pour l’éternité par l’αίδιον, puisque celui-ci détermine cette absence même et le mouvement qui la comble, l’être de l’étant dans son entier est centré sur le moment présent de la présence. L’αίδιον de l’étant étant éternel, le passé et l’avenir ne méritent attention que comme les chemins vers le moment présent de l’étant.  

 

            La στέρησις aristotélicienne ne porte pas sur l’être au sens propre, mais seulement sur l’être qui tend vers celui-là : c’est la raison pour laquelle le mouvement ontologique n’a pas été vu d’une manière radicale par Aristote. Par conséquent, le temps ontologique n’a pas pu être perçu par Aristote non plus. Pour l’étant, en effet, il ne peut pas y avoir ni d’avenir radical au sens d’un périssement radical, ni de passé radical au sens de l’origine radicale, car l’αίδιον de l’étant était toujours le même et sera toujours le même. Sans origine autre que son αίδιον et sans avenir autre que son αίδιον, l’étant ne peut penser qu’à sa présence effective à partir de son  αίδιον. C’est le moment du présent qui domine, car seule la présence mérite d’être qualifiée de l’être au sens propre.

 

            Puisque la notion de la στέρησις n’est pas absolue et ne porte pas sur l’être même, elle est la cause du privilège du temps présent et de l’omission du concept ontologique du temps. Selon Heidegger, le concept du temps est en effet lié à une instance du néant absolu que vit l’être humain. Être-vers-la-mort place devant le rien de l’être propre. Dans cet être devant le rien de l’être, le vécu est propulsé originairement en avant de soi, non sur le présent. Dans leur ordonnancement, les extases temporelles sont structurées par le vécu du néant. Heidegger adresse donc une critique à la conception aristotélicienne de la στέρησις, incapable de manifester l’instance du rien de l’être, de révéler le rapport à ce néant et de faire accéder au temps. Heidegger ne voit en effet la στέρησις aristotélicienne que comme une forme de « être-présent » : « ‘Possibilité’ sur le mode de la présence, être propre à, être prêt à, disponible pour, mais dans la perspective d’une fin, un pas encore, στέρησις, mais cette fin n’est pas rien, ce n’est pas un non-être, mais un être là-devant »[1095].

 

            La critique de la conception aristotélicienne de la στέρησις est particulièrement perceptible dans le renversement qu’opère Heidegger au sein de l’ordre établi par Aristote entre l’acte et la puissance[1096]. Pour Aristote, l’acte précède la puissance : la στέρησις de cette dernière dépend de l’acte pur, de l’être au sens propre (présence constante). Heidegger conteste cet ordre en affirmant la primauté de la puissance laquelle concernerait alors l’être-présent lui-même. « Plus haut que la réalité, se trouve la possibilité », déclarera-t-il dans Sein und Zeit[1097]. Pour Heidegger, en effet, la catégorie du néant affecte l’être lui-même. La destruction heideggérienne du système acte / puissance d’Aristote se traduit par un détachement de la catégorie du non-être de son horizon de l’être-présent et par son affectation à l’être-présent lui-même[1098]. Dans cette perspective, le vécu de l’instance du non-être ne peut plus se concentrer sur la présence constante, puisque celle-ci n’a plus rien de constant. Devant le néant absolu, rien n’est plus en repos, au contraire, l’être même est sous mode ex-statique. Ce n’est qu’à partir de ce mode d’être que, selon Heidegger, commence à se dévoiler le phénomène originaire du temps qu’Aristote a manqué.  

 

            Or, nous avons vu que l’idée du néant absolu est essentielle pour la pensée de saint Thomas. Être devant Dieu pour un étant intellectuel, c’est saisir l’instant de sa création et donc l’instance du néant. Vivre devant Dieu, c’est vivre la tension du mouvement ontologique comme une sortie incessante du néant. Nous avons déjà considéré les concepts de temps et d’éternité de saint Thomas dans ce contexte. Nous y reviendrons dans une discussion plus phénoménologique, sur le terrain familier de Heidegger.

 

3. La conception aristotélicienne de l’âme et le problème du temps

 

 

            Mouvement, temps, âme : ces trois notions ne peuvent pas être comprises séparément. A l’œuvre dans la pensée d’Aristote, leur unité y reste cependant problématique. C’est pourquoi ce n’est que rarement, dans les interprétations ultérieures de la réflexion aristotélicienne, que cette unité fut prise en compte. Le plus souvent, on a considéré l’âme indépendamment du mouvement, et on s’est toujours demandé si le temps se trouve dans l’âme ou dans les choses mouvantes. Cette manière de traiter la question s’est traduite finalement dans le clivage sujet / objet, comme interrogation : le temps est-il subjectif ou objectif ?

 

            Nous avons constaté l’impertinence de cette interrogation en abordant la métaphysique de saint Thomas. Chez l’Aquinate en effet, l’idée de la création continue (du rapport éternité / temps !) oblige de poser l’unité du mouvement, du temps et l’âme comme une donnée radicale de l’ontologie. De même chez Heidegger, mais pour d’autres motifs. Comme l’Aquinate, Heidegger reprend à son compte les trois notions d’Aristote et les transforme à sa manière. Après avoir considéré l’interprétation heideggérienne du mouvement et du temps aristotéliciens, nous allons continuer la même réflexion  au sujet de l’âme. Dans la pensée de Heidegger, le mot lui-même est délaissé : au lieu de dire « âme » qu’il comprend, à sa façon, comme « conscience », Heidegger parle directement du Dasein.

 

            Chez Aristote, suivant son traité De anima, le phénomène de l’âme humaine est traité en connexion, voire sous les auspices d’une identification, avec celui de la vie en général et celui de l’être. « L’âme est quelque chose comme la source d’être de l’étant qui vit »[1099]. En préparant son interprétation de cette affirmation d’Aristote, à la fin de son cours sur les Concepts fondamentaux de la philosophie antique, Heidegger rappelle qu’Aristote lui-même, dans ses recherches sur l’âme, a fini par élaborer la doctrine de « l’âme-substance ». Heidegger écarte d’emblée cette doctrine en la traitant comme un « malentendu fondamental quant au sens et à la tendance de la doctrine aristotélicienne de l’âme »[1100]. Sans doute, nous assistons au geste de la fameuse « destruction » heideggérienne qui cherche à capter la donnée initiale de la pensée d’Aristote, donnée qu’Aristote lui-même n’a pas pu voir. Ce n’est qu’en faisant la connexion ontologique entre l’âme humaine (ψυχή) et la vie (ζωή) que l’on peut accéder à cette profondeur de la pensée d’Aristote : « Loin qu’il soit question d’une âme-substance au sens d’un souffle corporel qui serait logé quelque part pour soi et disparaîtrait dans le ciel au moment de la mort, Aristote a pour la première fois établi le problème de l’âme sur son véritable sol. […] l’âme n’est pas un étant (le psychique) à côté du corporel (le physique), mais le mode d’être d’un étant corporel déterminé, tel qu’à vrai dire celui-ci se distingue, en tant que vivant, de l’inerte sur le fondement précisément de ce mode d’être »[1101].

 

            Nous allons considérer d’abord l’interprétation ontologique que donne Heidegger du concept aristotélicien de la vie. Suivra ensuite la nécessité de s’interroger sur le rapport entre le mode supérieur de la vie, qu’est l’âme intellectuelle, et le temps.

 

 

L’interprétation ontologique du concept aristotélicien de vie

 

α) Le sens ontologique de ζωή

 

            A la fin de son cours de 1926, Heidegger affirme que « c’est précisément la première appréhension phénoménologique de la vie qui a conduit à l’interprétation du mouvement, et a rendu possible la radicalisation de l’ontologie »[1102]. La notion de vie est donc à la base de la conception de l’être que Heidegger a manifestée à partir de son interprétation du mouvement en termes de δύναμις et d’ενέργεια[1103]. Nous savons par ailleurs que c’est la notion de la vie facticielle qui a guidé Heidegger dans sa réappropriation du concept d’être. Comme en témoigne le Natorp Bericht dans son ensemble, Heidegger a retrouvé cette notion dans la philosophie d’Aristote. Lorsque, chez Heidegger, la vie facticielle se traduit en termes d’être, cette traduction s’accompagne de l’interprétation ontologique de la ζωή aristotélicienne en écartant son acception biologique, psychologique et, en fin de compte, métaphysique.

 

La ζωή se présente de prime abord comme une mobilité. Celle-ci diffère du mouvement d’un étant non vivant par le fait d’avoir « un sens tout à fait orienté, c’est-à-dire de telle manière qu’[elle] perçoit »[1104]. Nous avons donc une mobilité « sensée », percevante sa propre direction en fonction de ce qui est utile ou nuisible. Le propre du κινειν du vivant est d’avoir le κρίνειν. « Κινειν et κρίνειν sont constitutifs de la vie »[1105]. Or, le κρίνειν peut s’exercer selon plusieurs modes, en fonction de la nature du vivant. Deux modes du κρίνειν sont constitutifs : l’αίσθησις et le νους, même si l’αίσθησις peut exister sans le νους. Le νους humain ne peut nullement exister sans l’αίσθησις, mais alors, en tant que forme supérieure, il la transforme. Toutefois le κρίνειν contient nécessairement la dimension de l’όρεξις. Celui-ci se traduit par le « désir qui se tend », et c’est lui qui déclenche le mouvement du vivant. Faisant partie du κρίνειν, l’όρεξις, qui est la base des « passions », fait aussi partie de la perception originaire de la mobilité du vivant, du « découvrir » originaire, et est donc au fondement de la « réflexion »[1106]. La structure de « se rapporter à ; être renvoyé à »[1107] appartient à l’ensemble formé à partir du κινειν et du κρίνειν, ce qui correspond à la formation du monde : « Ce qui vit, et qui donc est en situation d’échange déterminée avec quelque chose, est tel qu’il a un monde »[1108]. Heidegger distingue encore comme un trait de la ζωή la mortalité du vivant : « L’inerte [est] ce qui se tient en deçà de l’opposition de la vie et de la mort. La mort n’est pas l’inerte, mais ce qui est privé de vie, c’est donc une détermination du vivant, de même que le repos est une détermination du mouvement »[1109]. A partir de cette dialectique du repos et du mouvement, apparaît encore un trait de la ζωή : le vivant peut quitter le repos et se mettre en mouvement à partir de lui-même, en fonction de ce qu’il « découvre » (κρίνειν), donc en fonction de son mouvement même. Le mouvement du vivant consiste à gérer ce même mouvement. « Se mouvoir pour le vivant implique […] qu’il ait en lui son τέλος »[1110]. Enfin, la forme supérieure du κρίνειν, à savoir le νους, se distingue par sa capacité d’englober dans la mobilité du vivant « toutes les choses » : le νους est τα πάντα[1111].

 

A partir de cette énumération des traits de la ζωή, nous reconnaissons aisément, dans la conception aristotélicienne de la vie, les caractères propres de la notion de vie facticielle de Heidegger[1112]. Les deux concepts de la vie ne se recouvrent pourtant pas pleinement. Avant de constater une différence de taille, poussons jusqu’au fond la recherche de ce qui les unit.

 

 

β) L’homme comme être-en-vie

 et l’explicitation ontologique de l’étant dans son entier

 

 

            Tout comme la vie facticielle a comme lieu propre l’être humain, la ζωή atteint sa forme la plus développée dans l’homme. La considération basique de la mobilité ontologique de la ζωή n’est en effet qu’initiation à l’explicitation de la « constitution logico-ontologique » de la ψυχή[1113]. Celle-ci est « l’ουσία ζωης, elle constitue l’être propre du vivant »[1114]. C’est que le mouvement vital atteint son plus haut dégré, et tous ses genres sont condensés d’une certaine manière, dans les activités propres à l’homme : « Le mouvement n’est pas ici seulement compris au sens d’un changement de place, d’un mouvement local, il désigne tous les types de mouvement, au sens de la μεταβολή, de l’entrée en présence d’un changement. C’est ainsi que toute πραξις, tout νοειν est mouvement »[1115].

 

            La considération du νους comme moment de la perfection de la vitalité du vivant, ouvre une perspective inouïe pour l’explicitation ontologique de la totalité de l’étant. Par-delà tout projet de subjectivisme, l’étant dans son entier est explicité comme vie humaine, comme être-homme. Selon Heidegger, Aristote « montre comment l’‘intentionnalité’ est prise en vue, et cela en tant qu’elle est ‘objective’, comme une guise de la mobilité de la vie ‘noétiquement’ éclairée dans son commerce »[1116]. Dans cette perspective, il faut reconnaître la dimension herméneutique de la vie facticielle dans son acception heideggérienne au sein de la catégorie fondamentale de la philosophie d’Aristote, le λόγος. La ζωή, à partir de sa forme la plus développée qu’est la ψυχή humaine (νους), devient le paradigme de l’explication ontologique de l’être de l’étant comme tel. La notion de l’αλήθεια, prise en tant que mode d’être de la vie humaine, condense en soi l’explicitation ontologique de l’étant dans son entier[1117].

 

γ) De l’homme au Dasein

 

 

             Dans cette conjonction de l’αλήθεια s’articulant comme le λόγος avec la ζωή humaine se manifestant comme la ψυχή, nous reconnaissons la définition connue qu’Aristote donne à l’homme : ζωον λόγον εχον. Lorsque Heidegger effectue la conversion de sa notion de vie facticielle en termes ontologiques, cette définition acquiert un nom nouveau : le Dasein[1118]. C’est celui-ci qui désormais exprimera, pour Heidegger, « l’essence de la vie ». A connotation exclusivement ontologique, « l’essence de la vie » est le processus de la découverte simultanée du monde et de soi-même : « Vie et Dasein, λόγος εχον : mettre à découvert le monde et soi-même expressément en tant que cet étant et cet étant dans son être tel, le rendre accessible, l’entendre en le prenant en vue, le comprendre, le fonder. L’être ouvert du fond »[1119]. Dans cette simultanéité de la découverte du monde et de soi-même, nous pouvons détecter la structure de ce qui sera appelé la transcendance (ouverture) du Dasein. Cette structure est essentielle pour la réflexion heideggérienne et elle est déterminante lors de la confrontation avec le penseur de notre choix qu’est saint Thomas d’Aquin.

 

Dans le vocabulaire de Heidegger, cette nouvelle appellation (Dasein) de l’ensemble qu’est être-homme-vie, remplacera en large partie les mots « homme » et « vie » pour éviter toute confusion avec l’anthropologie traditionnelle. Le Dasein doit être compris comme le lieu où sont accomplies les tendances de l’ontologie authentique contenues dans la philosophie d’Aristote, mais il ne peut pas être assimilé aux développements métaphysico-anthropologiques d’Aristote lui-même repris et systématisés dans la tradition postérieure. C’est que le concept du Dasein contient une part irréductible. Celle-ci se manifeste dans le phénomène vital qu’Aristote n’a pas vu et qui est la découverte essentielle de Heidegger : la temporalité originaire.    

 

δ) A la recherche de la temporalité de la vie :

l’interprétation vulgaire de la ζωή

 

 

            Aristote discerne pourtant le phénomène de temps dans son traité De Anima, notamment lorsqu’il cherche les points communs entre le κινειν et κρίνειν. Tous les deux se caractérisent par la προαίρεσις que Heidegger traduit par « la capacité d’’anticiper’ quelque chose à titre de fondement de son action et de sa décision »[1120]. Puisqu’il s’agit du caractère d’ « anticipation », c’est la dimension de l’avenir qui apparaît. Pour Aristote, la dimension du temps présent est focalisé autour des sens et des pulsions passionnelles. D’où l’éventualité du conflit entre la pulsion et ce que la raison anticipe. Malgré cette situation conflictuelle, Heidegger discerne dans les différentes dimensions de l’αίσθηςις χρόνου aristotélicien une unité profonde : l’avenir est vécu sous le mode du présent, car son « possible » n’est pas absolu, mais n’est qu’une réplique de ce qui est déjà fondé présentement. C’est dans ce sens qu’Aristote réduit la signification du fait de posséder, par le vivant, le τέλος en soi-même et non comme une réalité externe. Tout ce qui peut encore venir, est décidé par ce qui est déjà présent comme l’ουσία de l’étant. Or, l’ουσία de l’étant vivant est déterminée par le moment de l’έντελέχεια. C’est pourquoi l’âme est définie par Aristote comme l’έντελέχεια du corps laquelle détient aussi bien l’αρχή que le τέλος[1121], donc tout ce qui pouvait arriver dans le passé et qui pourra arriver dans l’avenir. Ainsi nous retrouvons, au sein de la ζωή, le même privilège du temps présent qu’au sein de la conception de l’être de l’étant. Dans un cours donné en 1923/1924, Heidegger décrit « la saisie spécifique de la vie, dans la mesure où être-vivant signifie être-une-possibilité, […] comme être-là dans un monde. En ce sens, la ‘vie’ elle-même est quelque chose qui se présente (vorkommt) mondainement avec la particularité d’être proprement elle-même dans son être-présent-et-parfait (Fertig-anwesend-sein) »[1122].

 

            « L’activité de la vie est toujours déjà parfaite et accomplie »[1123]. C’est pourquoi, pour Aristote, le vivant par excellence est celui qui est immobilisé au sein même de son acte de la contemplation, mode parfait du νους. A celui qui se contemple lui-même parfaitement, rien ne peut arriver, sa vie est sa présence constante. Nous reconnaissons le Θειον comme l’exemplification unique de cette vie parfaite. La vie des hommes, imparfaite car n’ayant le νους que selon un degré inférieur, tend pourtant à s’aligner sur la présence constante de la vie parfaite, c’est-à-dire à « participer à l’éternel et au divin dans la mesure du possible »[1124]. Pour l’homme, cet alignement signifie la fidélité à son έντελέχεια. Toutes les activités humaines, de la plus élémentaire (nutrition) à la plus sublime (σοφία), sont ordonnées à cet effet, au moment de ce qui peut être présent en plénitude.

 

            Dans l’esprit heideggérien, nous osons qualifier cette conception aristotélicienne de la vie comme vulgaire, à l’instar de la qualification que Heidegger donne au temps focalisé sur le présent. En effet, cette conception diffère de la conception heideggérienne du Dasein justement par son incapacité à saisir le phénomène du temps originaire. La différence entre la ζωή aristotélicienne et le Dasein heideggérien est en effet de taille : selon Aristote, la vie n’espère que sa réalisation déjà programmée de bout en bout, alors que le Dasein est constitué dans son être par le vécu du néant absolu, de la possibilité totale s’annonçant dans la mort.

 

L’âme intellectuelle et le problème du temps

 

 

Avant d’entrer dans des analyses plus détaillées sur l’apparition du temps originaire à partir de l’être-vers-la-mort, nous devons achever nos considérations sur la lecture heideggérienne d’Aristote quant au problème du temps. Pour ce faire, nous devons prendre en compte une double tendance au sein de la pensée d’Aristote, telle qu’elle s’exprime dans l’articulation de deux des modes de la forme suprême de la vie, φρόνησις et σοφία. Cette double tendance au sein de la réflexion aristotélicienne sur la vie, s’explicite, d’une part, comme le désir de la présence constante, d’autre part, comme la nécessité de considérer sans cesse le réel tel qu’il est, indépendamment de son être idéal. Cette double tendance s’annonce dans cette affirmation heideggérienne de la présence accomplie et sans repos pour autant : « La vie a un τέλος, une έντελέχεια. La vie en tant qu’être là-devant au sens le plus propre : présence à partir de soi-même et constamment accomplie et pourtant sans repos, ne restant pas là immobile. Mobilité et présence, έντελέχεια. Οιον ζωή τις (Physique, VIII, 1, 250 b 14), ‘en vie’ : un genre d’être d’un mode plus élevé. Mais en tant que présence, se maintenir soi-même constamment – dans la constance de ce qui se tient par soi-même – en présence pleinement achevée »[1125]. Nous voyons de quelle manière subtile les deux tendances se recouvrent. Les analyses des modes supérieurs de la vie, ceux de l’âme intellectuelle, nous aideront à les saisir clairement et voir ensuite l’enjeu de tout le propos pour notre problématique générale.

 

α) Σοφία et φρόνησις

 

 

            Σοφία et φρόνησις sont deux modes de participation au νους. Ce dernier, en tant que tel, est le trait du divin seul. La notion de σοφία exprime la perfection même de l’exercice du νους, à tel point que les Grecs se sont demandés si l’homme pouvait être sage. En effet, seul le Θεός peut avoir κατ αυτον επιστήμη[1126], ce qui veut dire que seul le divin peut avoir la perfection de la connaissance de l’étant dans son être propre, c’est-à-dire dans le moment de sa présence constante[1127], dans son ιδεα. Encore plus, le divin ne peut connaître que ce moment, et il ne s’intéresse nullement à l’étant concret sublunaire dont le mode d’être est défaillant. Or, l’homme ne connaît primordialement que ce dernier[1128]. Dès lors, peut-il être un sage ?

 

            Nous constatons, chez les Grecs, un partage des zones de la connaissance : d’un côté, la connaissance de l’étant dans son être propre, dans son être-toujours, de l’autre, celle de l’étant qui n’est pas pleinement, qui « peut être autrement ». Selon Aristote, la première correspond à la σοφία, la deuxième à la φρόνησις[1129]. Si la φρόνησις est le mode naturel de la connaissance humaine, il est pourtant nécessaire d’admettre que de temps en temps l’homme s’élève à la connaissance des τιμιώτατα, de l’étant dans son être constant, de l’αεί. Ces rares élévations sont suffisantes pour considérer que la σοφία est aussi un trait humain. Or, sont-elles suffisantes pour considérer la σοφία humaine comme supérieure, dans l’ensemble de l’επιστήμη, à l’égard de la φρόνησις laquelle occupe l’homme la plupart de temps ?

 

            Cette question est décisive quant à la découverte du phénomène du temps et, par conséquent, quant au sens de l’être en général. Si la σοφία dont l’objet propre est le moment de la présence constante de l’étant, est supérieure, dans la noétique humaine, à la φρόνησις, alors se confirme l’attitude selon laquelle ce n’est qu’à partir du temps présent que l’être de l’étant doit être compris. Si toutefois c’est la φρόνησις, étant omniprésente dans l’homme, qui est reconnue comme une puissance à partir de laquelle il faudrait envisager l’ensemble de la noétique humaine, alors le moment de non-achèvement, de non-perfection, de mouvement de l’être de l’étant doit être considéré comme le phénomène central et essentiel que l’homme doit prendre en compte. Dans ce cas, l’étant n’est plus envisagé dans son ιδεα toujours présente. La στέρησις elle-même au sein de l’étant en mouvement n’est plus déterminée par ce qui est le même constamment. L’avenir ainsi que le passé s’ouvrent aux perspectives qui ne sont plus limitées par le moment du temps présent. Si c’est la φρόνησις, et non la σοφία, qui constitue la référence essentielle pour l’établissement des limites dans lesquelles la connaissance humaine doit s’exercer, alors l’horizon est ouvert à l’approche de l’être de l’étant qui ne serrait plus dominée par la présence constante.

 

β) La primauté de la σοφία chez Aristote

 

 

            On sait qu’Aristote a accordé la primauté à la σοφία. Il ne pouvait pas en être autrement vu la manière dont les Grecs ont posé la question de l’être[1130]. La recherche de ce qui est proprement doit être plus noble que l’occupation portant sur ce qui défaille dans l’être. Puisque la σοφία cherche ce qui est présent constamment, ce qui est parfaitement, elle doit avoir la primauté face à la φρόνησις qui s’occupe des choses qui changent[1131]. Même si l’objet de la φρόνησις est l’être humain, elle doit céder la première place et s’aligner à la σοφία dont l’objet est, en fin de compte, les choses divines.

 

            Dans le cours sur le Sophiste, Heidegger expose en détails la décision aristotélicienne quant à la prééminence de la σοφία par rapport à la φρόνησις[1132]. Cette prééminence est établie sur le fait que la φρόνησις « n’est pas elle-même originaire et autonome »[1133]. En effet, elle dépend « de l’être de l’homme comme αγαθός »[1134], c’est-à-dire de l’instance supérieure qui définit l’être humain dans son moment idéal de la présence constante. La φρόνησις est déterminée dans son être par l’αγαθός qui est justement l’objet de la σοφία en tant qu’une facette de l’être constant. « Nous obtenons ainsi un premier aperçu sur la conception fondamentale de l’existence humaine, telle qu’elle était directrice pour Aristote : l’existence humaine est proprement elle-même, quand elle est toujours telle qu’elle peut être au sens le plus élevé, quand elle séjourne, dans la plus grande mesure, le plus longtemps possible et en permanence, dans la pure contemplation de l’étant-permanent »[1135]. C’est donc la σοφία, ce séjourner de l’être humain auprès de l’être constant, qui est première, malgré le fait que ce n’est que rarement que l’homme concret s’élève à sa hauteur. Dépendant de la σοφία, la φρόνησις ne peut que venir après, malgré le fait que c’est elle qui conduit l’existence humaine concrète en l’ajustant à son αγαθός[1136].

 

            Nous ne rentrerons pas dans les détails de l’interprétation heideggérienne de la doctrine d’Aristote. Nous sommes en train de viser, en effet, un autre but : mettre en contact la critique que Heidegger adresse à l’ontologie dualiste d’Aristote (présence constante / être changeant : σοφία / φρόνησις) et le déplacement remarquable qu’effectue saint Thomas d’Aquin au sein de cette ontologie en la transformant du bout en bout.

 

            Voici cette critique et ce déplacement.

 

γ) La revendication de la primauté de la φρόνησις chez Heidegger

 

 

            Selon Heidegger, la réflexion d’Aristote sur la φρόνησις est une saisie du Dasein dans sa vie facticielle : « La φρόνησις concerne l’être du Dasein lui-même, le ευ ζην, c’est-à-dire le fait que soit menée une existence digne de ce nom. […] Avec la φρόνησις, l’objet de la délibération est […] la ζωή elle-même »[1137]. Seulement, la décision sur la primauté de la σοφία voile le moment essentiel de cette vie, à savoir le phénomène de la finitude ontologiquement constitutive de l’être du Dasein, le phénomène du temps. La primauté de la σοφία sur la φρόνησις est en effet la primauté de la présence constante sur le mouvement, la primauté du temps présent du νυν sur l’avenir et le passé originaires. Or, « le passé et le futur n’ont-ils pas le même droit [que le présent] ? Ne faut-il pas concevoir l’être à partir de la temporellité en son entier ? »[1138].

 

            La φρόνησις émancipée de la σοφία, c’est-à-dire la vie qui ne se focaliserait pas sur le présent constant supérieur à elle-même, rencontre nécessairement le phénomène de la mort et l’instance du néant absolu. Cette rencontre est déterminante pour l’apparition du temps originaire qui constitue l’être du Dasein et ainsi l’horizon de l’interprétation de l’être en général. De cette manière la vie facticielle philosophant (« pratique », φρόνησις) devient le lieu de la découverte authentique de l’être véritable, et, au titre de la finalité de l’activité philosophique qu’elle réalise pleinement, elle pourrait être appelée la σοφία. « La philosophie est l’ontologie phénoménologique universelle issue de l’herméneutique du Dasein qui, en tant qu’analytique de l’existence, a fixé comme terme à la démarche de tout questionnement philosophique le point d’où il jaillit et celui auquel il remonte »[1139]. Le mouvement de la vie face à la mort, et non face à l’instance brillant de quelque plénitude parfaite, constitue la ligne principale qui sera développée dans Sein und Zeit. Or, ce développement n’est qu’un premier résultat de l’intuition initiale de la pensée heideggérienne, intuition qui a eu lieu une dizaine d’années auparavant et qui a rendu manifeste la nécessité d’émanciper le temps de l’éternité. Mais nous devons nous rappeler sans cesse : si Heidegger reprend le concept d’éternité d’Aristote, il n’a jamais pris en compte celui de Thomas d’Aquin.

 

 

δ) Le statut de l’étant concret face à l’éternité chez saint Thomas

 

          En fin de compte, pourquoi Aristote a-t-il accordé la primauté à la σοφία au détriment de la φρόνησις ? C’est parce qu’aucune instance, qui aurait pu le retenir et le faire demeurer auprès de l’étant concret, n’est entré dans son champ de vision. Pourquoi s’arrêter à l’imparfait ? Le sage n’est-il pas celui qui consacre toutes ses efforts, autant que possible, à atteindre la perfection vers laquelle tend l’imparfait ?

 

            Contrairement à Aristote, Heidegger accentue la finitude de l’être des étants. Fixer un être-parfait-éternel, c’est un moyen de fuir sa propre finitude, de se voiler les yeux devant l’immanence de la mort. La raison pour laquelle l’instance du néant absolu a été remplacée par une στέρησις d’une perfection déterminée, réside dans cette fuite de la mort. Ayant découvert cette dépendance de l’éternité face à la finitude, le philosophe authentique ne peut qu’avancer dans la direction de cette finitude. Ainsi le temps de la vie facticielle constitue la seule sphère où la recherche philosophique peut avoir lieu.

 

            Thomas d’Aquin a un autre concept de l’éternité que celui d’Aristote et de Heidegger. Ce concept apparaît dans son éclat quand on l’envisage en relation étroite avec celui de temps. Saint Thomas affirme la prééminence de l’éternel face au temporel, et de la contemplation du sage face aux occupations pratiques, mais son originalité remarquable consiste à ne pas adapter le dualisme ontologique de type aristotélicien. Au contraire, tout en affirmant la supériorité de l’éternité, l’Aquinate focalise toute attention philosophique sur l’étant temporel. Cette attitude est la conséquence de l’affirmation biblique de la création que saint Thomas retrouve philosophiquement en découvrant l’actus essendi, l’Acte des actes. En effet, cet Acte (le geste créateur ex nihilo), a lieu comme à l’intérieur de l’étant de telle manière que ce n’est qu’au sein de l’acte d’être de cet étant (mouvement ontologique) que nous pouvons le rejoindre[1140]. Rejoindre l’actus essendi au sein du mouvement ontologique de l’étant n’est rien d’autre que se mettre en contact avec le Créateur que saint Thomas appelle Eternité. La prééminence de l’éternité face à la créature qu’établit saint Thomas, est donc d’un tout autre genre que celle d’Aristote. Au lieu de fixer un moment de perfection de l’étant par-delà l’étant concret, l’éternité thomasienne exige de mettre l’étant créé au centre de la préoccupation philosophique, dans son ouverture ontologique incessante. En effet, puisque l’Acte du mouvement ontologique de l’étant ne cesse jamais (la création continue), l’éternité infinie se situe comme à la source « intérne » de tous les actes finis. Se focaliser sur la finitude de l’étant est donc essentiel, non seulement pour la connaissance de l’être de cet étant, mais aussi pour saisir le moment de l’éternité qui est la source de cette finitude au sein de cette finitude.

 

            Ce suivi du mouvement ontologique de l’étant est une activité de l’âme humaine. Or, le temps est inhérent à cette activité. Puisque l’âme saisit chaque étant individuel dans la finitude de cet étant, c’est-à-dire dans le geste de la donation ontologique de cet étant concret (geste créateur), nous pouvons envisager le temps particulier à chaque étant, en lien toutefois avec l’âme qui saisit cet étant. Même si saint Thomas n’a pas développé explicitement ce problème des temps particuliers, nous pouvons le poser à partir de l’affirmation de la création continue, ce qui exige une concentration extrême autour de l’étant concret, concentration déterminée par la découverte de l’actus essendi (de l’éternité).  

 

            C’est face à l’éternité donc, que le temps apparaît. Mais être face au Créateur, c’est être également face au néant absolu, puisque la créature est tirée (mouvement ontologique) du (ex) nihilo absolu. Le temps, tel qu’il apparaît en suivant (l’âme) le mouvement ontologique, est affecté par l’instance du néant absolu dans sa constitution ontologique même, puisque l’âme est créée elle aussi. Pour saint Thomas, l’instance de l’éternité est l’instance du néant qui constitue le temps, puisque c’est par la création ex nihilo que l’être de tout étant concret est constitué et que l’être de l’âme l’est aussi.

 

            Nous devons donc conclure que, selon saint Thomas, l’étant concret temporel, en tant que créé ex nihilo, est le seul dans lequel la recherche philosophique doit se développer, car il est le seul, et comme à l’intérieur de lui-même, capable de mettre l’homme en contact avec le Créateur dont la connaissance importe sur tout le reste. Ce n’est que temporellement que nous pouvons connaître l’éternité[1141].

 

IV. Le temps dans Sein und Zeit

 

 

            L’exergue du maître-livre de Heidegger, tiré du Sophiste de Platon[1142], « n’est pas un simple ornement »[1143] : il introduit au fond du problème. Ce fond s’annonce comme la compréhension du sens de l’être de l’étant à partir du temps[1144]. Une γιγαντομαχία « s’est ouverte dans la métaphysique antique »[1145], une sorte de combat de géants à propos l’être de l’étant. Lors de ce commencement antique, la compréhension du sens de l’être a eu lieu à partir du temps présent, comme nous l’avons constaté en analysant la pensée d’Aristote. Le Sophiste de Platon exprime à son tour la même entente, et la métaphysique occidentale dans son entier le suivra, selon Heidegger[1146].

 

            La citation de Platon qui ouvre Sein und Zeit ne parle pas pourtant du temps de façon explicite. C’est que, dit Heidegger, le temps en tant qu’horizon dans lequel les Grecs réfléchissaient sur l’être, n’était pas visible pour eux-mêmes[1147]. Ne parlant pas du temps, la citation parle toutefois d’un « embarras ». Or, cet embarras à propos de ce qui veut dire « être » a ressurgi justement parce que quelque chose d’essentiel est resté impensé et demande à être reconnu. Dans le Sophiste, Platon interprétera cet inconnu, cet étranger qui frappe à la porte, comme une exigence de reconnaître un certain statut d’être à ce que Parménide considérait auparavant comme « non-être ». C’est donc sous la forme du problème du néant que l’interrogation portant sur l’être ressurgit. Le phénomène du néant sera reconnu par Heidegger comme une piste pour accéder à l’être, car ce phénomène est intrinsèque à celui du temps. Mais Platon, et Aristote à sa suite, ont traité le problème du néant à partir de leur point de vue initial et inébranlable où « la présence constante » jouissait des droits absolus. Ainsi le problème du néant, ressurgi avec l’Etranger d’Elée, a été à son tour réduit et intégré dans la conception de l’être à partir de la présence, à partir du dictat du temps présent. Nous avons vu cette intégration habile dans les analyses que fait Aristote du phénomène de la στέρησις. Cette réduction du problème du néant à la mesure de la « présence » est aussi explicitement à l’œuvre dans le privilège qu’Aristote accorde à la σοφία face à la φρόνησις, puisque l’objet de la σοφία, Etant suprême, ne contient point de non-être.

 

            Tant que la question de l’être n’est pas saisie radicalement, la pensée obéit au schéma grec qui réduit le tout de l’étant à la présence constante. Or, lorsque Heidegger tente son approche de l’être, il bute de nouveau sur le phénomène du néant qui se présente cette fois sous l’espèce de la mort. Seulement, la φρόνησις émancipée de la σοφία interdit toute considération de la mort comme simple « pas encore » sans effet sur le présent. Par conséquent, le pouvoir du présent sur ce néant que la mort annonce est contredit. Le néant de la mort, chose qui « n’est pas », au lieu de s’effacer devant la force de la présence constante comme le faisait la στέρησις aristotélicienne, a un impact sur ce qui « est ». Mieux encore, cet impact est une constitution. Dès lors, la présence constante n’a aucun privilège, elle est conditionnée elle-même par un néant qui n’est pas réductible à sa mesure. La finitude du Dasein, qui est un nom de ce lieu où s’exerce la constitution de ce qui « est », du « est » lui-même, constitution par le néant de la mort, est l’objet des analyses de Sein und Zeit. Cette finitude, cet être-vers-la-mort, apparaît comme une mobilité foncière et comme une ek-stase qui procède et bute inlassablement du néant et vers le néant. Le vécu ontologiquement constitutif du néant de la mort apparaît comme une ek-stase du futur qui fonde les ek-stases du passé et du présent. Ce remaniement de la structure classique du temps (avenir, passé, présent) n’est qu’une expression de la saisie, à partir de la mort, du phénomène originaire et unitaire du temps, saisie qui sera encore approfondie et exprimée autrement pendant les décennies qui suivront l’édition de Sein und Zeit. Cette saisie du temps originaire, non limité à la présence, serait-elle enfin l’approche radicale de l’être ? Heidegger se débattra toute sa vie avec cette question, dans ses divers virages.

 

            Dans ce chapitre, nous exposerons l’ek-stase du Dasein provoquée originairement par le vécu du néant de la mort, c’est-à-dire la temporalité qui constitue son être. Le vécu de la mort par le Dasein est à la base de ce qui se voit phénoménologiquement de prime abord, à savoir le phénomène de l’être-au-monde et du souci. Après avoir caractérisé ce phénomène (le souci) ainsi que ce qui le fonde (la temporalité originaire), nous considérerons les diverses dérives du temps originaire, lesquelles, dans la conscience explicite du Dasein, aboutissent à la conception populaire, « vulgaire » du temps. Nous inscrivons le procédé de ce chapitre dans la perspective de la confrontation avec Thomas d’Aquin pour qui le vécu du néant par l’homme temporel, dans le cadre des rapports entre le temps et l’éternité, n’est point étranger et qui passe pourtant, aux yeux de Heidegger, pour un représentant typique de la conception vulgaire du temps. Nous analyserons ultérieurement le sens de la finitude humaine chez saint Thomas, ce qui montrera l’insufissance de l’interprétation heideggérienne.

 

1. Le Dasein comme être-au-monde et sa structure temporelle

 

 

            La première section de Sein und Zeit expose la conception de « l’être-au-monde ». Il s’agit de la description du phénomène du Dasein tel qu’il se présente au regard phénoménologique de prime abord, dans ses modalités éparpillées. La section se termine par un chapitre dans lequel Heidegger reprend le phénomène du Dasein en posant le problème de son unité originaire. Celle-ci est interprétée comme souci. Nous nous dispensons de rapporter en détails les divers existentiaux du Dasein auxquels d’innombrables études ont été consacrées. Nos analyses sont orientées dans une direction précise : elles veulent manifester le Dasein dans son rapport à la mort, c’est-à-dire à son propre néant, ce qui correspond à la manifestation de son être en tant que temps. La temporalité originaire répond à la deuxième reprise du phénomène du Dasein interprété précédemment comme souci[1148], toujours dans le but d’atteindre l’intégralité de son être : tel est l’objet de la deuxième section de l’ouvrage. L’élaboration complète du concept du temps aurait dû constituer la possibilité de comprendre le sens de l’être en général. Cette élaboration n’a pas eu lieu dans Sein und Zeit qui, ainsi, est resté inachevé. L’inachèvement de celui-ci ne fait que signaler le début d’une autre étape où le temps, dans ses rapports à l’être, sera objet des investigations les plus aigues de la pensée heideggérienne.

 

            Avant d’entrer directement dans l’interprétation de la deuxième section de Sein und Zeit, signalons quelques points qui préparent cette interprétation dans la première section.

 

 

a) La reprise du concept de facticité

 

            Nous avons rencontré le concept de souci lors des analyses sur la vie facticielle, dans les cours de Heidegger du début des années 1920. Dans Sein und Zeit, suite à « l’ontologisation » des intuitions initiales de Heidegger, la notion d’ « être » évince celle de « vie ». Le concept de facticité est pourtant repris dans cet ouvrage. Cependant l’approfondissement de la compréhension de l’être du Dasein apporte quelques remaniements dans son traitement. Nous avons vu, en effet, que le concept de souci résumait la facticité dans son ensemble et que le temps exprimait son essence la plus profonde. Dans Sein und Zeit, la facticité elle-même devient une des modalités du souci et du temps lesquels sont désormais traités comme des phénomènes qui rendent manifeste l’unité originaire du Dasein. En tant que modalité du souci ontologique, la facticité acquiert le statut d’ « être-jeté »[1149]. A ce titre, lors de la monstration de la temporalité originaire, elle exprime le mode du passé lequel, comme nous verrons, est fondé sur celui de l’avenir. « Le sens existential primaire de la facticité réside dans l’être-été »[1150]. Le temps n’est donc plus considéré comme la manifestation de l’essence la plus profonde de la facticité, mais au contraire, c’est la facticité qui prend place au sein de la structure du temps. Toutefois, nous ne devons jamais oublier l’unité du phénomène du Dasein dans son entier. Cette unité originaire fait que, à chaque fois, une des modalités du Dasein contient d’une certaine manière toutes les autres. Si la saisie du temps comme essence de la facticité au début des années 1920 reste valable dans le projet de Sein und Zeit, c’est que cette saisie était déjà la manifestation de l’ensemble de la facticité au sein du temps, ce qui a constitué la base du remaniement ultérieur de son traitement. En faisant accéder au temps, la facticité a fait accéder à sa propre origine et donc à l’approfondissement de son propre sens. Nous pouvons exprimer cette complexité en forgeant une métaphore : au début des années 1920, la facticité s’est présenté comme la porte d’entrée principale d’un palais ; or, une fois entré, il est apparu que ce n’était que la porte d’entrée d’une des pièces du palais où on était depuis toujours, palais dont Sein und Zeit tente maintenant une description. Nous pouvons ajouter que c’était une bonne porte, laquelle a donné accès, par un virage extraordinaire, à l’ensemble du « là » où nous sommes.

           

            En effet, la reconnaissance du temps comme l’essence de la facticité au début des années 1920, a conduit Heidegger à découvrir la chose suivante : l’être facticiel n’a aucun fondement préalablement donné à partir duquel il pourrait avoir lieu, comme c’est le cas dans les conceptions traditionnelles du monde selon lesquelles chaque acte prend ses racines dans un acte précédant (système cause/effet). « Le Dasein est toujours déjà placé face à lui-même, il s’est toujours déjà trouvé »[1151]. Le Dasein vient de nulle part, car son essence temporelle inclut un moment de non-lieu : le futur reste futur et c’est en étant ainsi qu’il participe à la constitution de l’être du Dasein, à ce qui est déjà et maintenant. C’est pourquoi, dans Sein und Zeit, la facticité est nommé « être-jeté ». Cette expression connote en effet « l’énigmaticité [Rätselhaftigkeit] inexorable du Dasein »[1152] qui entoure son origine. Ce que le Dasein est déjà ne se révèle que comme devenir incessant : « L’être-jeté n’est pas du tout un simple ‘fait accompli’, il n’est pas davantage un fait brut advenu une fois pour toutes. A sa facticité appartient qu’aussi longtemps qu’il est ce qu’il est, il demeure sur une trajectoire »[1153]. En reconnaissant aisément les traits de la facticité analysés dans les cours du début des années 20, nous constatons, dans Sein und Zeit, l’accentuation de sa dimension originaire, donc de son passé, déterminée par ce qui advient du futur. Ce n’est que l’exploration du temps originaire dans l’unité de ses ek-stases qui donc permet de comprendre le concept de la facticité.

 

 

b) La domination du présent dans le mode inauthentique du Dasein

 

            Heidegger analyse la structure complexe de l’être-jeté moyennant le concept, difficilement traduisible en français, de Befindlichkeit[1154]. Celui-ci connote plusieurs sens à la fois : une situation où on « se trouve » (sich befinden), une « disposition intérieure » au sens d’un affect, d’une humeur (Stimmung), enfin une dimension herméneutique. Au-delà de tout clivage extérieur / intérieur, l’être-jeté découvre sa situation, son « se trouver » dans le monde (le « là » du Da-sein), en étant sous le mode d’un affect (Stimmung). Le dépassement de l’opposition extérieur / intérieur ou de sujet / objet est indispensable pour saisir ce qu’est l’être-jeté : la découverte (dimension herméneutique) du monde et des étants autres que le Dasein coïncide strictement avec la découverte de soi-même (du Dasein lui-même). Ce qu’il s’agit de bien voir, c’est la particularité de cette coïncidence, laquelle, contrairement à ce que ce mot signifie habituellement, ne supprime pas une structure complexe. Les analyses des diverses Stimmung révèlent justement cette complexité. Nous pouvons exprimer la structure de l’être-jeté en distinguant le moment de l’affect qui porte sur son « être-livré [Überantwortung] à lui-même » et celui qui porte sur son « être-exposé [Ausgesetztheit] aux étants du monde ». En déployant la coïncidence complexe de ces deux moments, le Dasein déploie son être sous deux modes différents : 1° livré à soi-même et livré aux étants du monde, l’être-jeté fuit soi-même en se réfugiant auprès des étants. Or, cette fuite devant soi-même détermine le vécu des étants ; 2° livré à soi-même et aux étants, l’être-jeté se maintient devant soi-même. Dès lors, les étants du monde sont vécus d’une autre manière que lors de la fuite. Heidegger appelle ces deux modes existentiaux du Dasein Eigentlichkeit et Uneigentlichkeit que l’on traduit habituellement par authenticité et inauthenticité ou encore par être proprement et être improprement.

 

            En signifiant son « se trouver » dans son propre « là », l’être-jeté pose la question de son origine. Cette question est même essentielle pour l’être-jeté, puisque c’est par son biais que le Dasein veut se comprendre, c’est-à-dire comprendre justement son « se trouver ». C’est pourquoi l’être-jeté connote essentiellement la dimension du passé. Toutefois, cette dimension contient le moment de l’avenir, puisque l’être-jeté, dans son origine même, est déterminé par le fait qu’il devient[1155], ce qui détermine à son tour le moment du présent, puisque l’origine propre au Dasein se déploie nécessairement auprès des étants présents. Nous verrons dans le passage suivant que dans le mode authentique d’être, c’est le moment du futur qui décide la manière de vivre le passé et le présent, car se maintenir devant soi-même signifie se maintenir devant le néant de la mort (avenir) lequel constitue l’origine de l’être-jeté (passé) et, par conséquent, détermine le mode d’être auprès des étants du monde (présent). Dans la manière inauthentique d’être, qui est nommée la déchéance ou la chute (Verfallen) et qui est habituelle au Dasein[1156], c’est le moment du présent qui domine. En effet, la fuite devant soi-même signifie la fuite devant la mort (dissimulation de l’avenir)[1157]. L’absence de la mort dans la conscience quotidienne du Dasein met celui-ci dans l’incapacité d’envisager son origine telle qu’elle est, c’est-à-dire dans son caractère d’ « être-jeté », de provenir de nulle part (néant). Etant sous ce mode, le Dasein explique son origine par un quelque étant bien explicite, par une cause bien établie, tel un concours de forces biologiques qui épuiseraient le mystère de la naissance ou l’activité créatrice de Dieu qui travaillerait à l’instar du potier. C’est que la fuite devant soi-même (devant la mort) est un affairement auprès des étants que cette fuite même rend bien explicites et nets. Dès lors c’est sous ce mode qui rend tout étant clair (bavardage), accessible (curiosité) et facile (équivoque), que même les choses les plus énigmatiques, telles naissance ou mort, sont vécues. Dans cet affairement auprès des étants du « monde » (Verfallen an die « Welt »[1158]), la mort est expliquée selon le mode d’être des étants qui ne sont tout simplement pas encore là, alors que l’origine est vue sous l’angle des étants qui ne sont plus là. L’affairement auprès des étants, c’est la domination du présent émancipé du poids du futur et de l’énigme du passé, c’est le pouvoir de « se rassurer auprès de ce qui n’est que ‘réel’ »[1159].

 

            Nous avons vu comment la domination du temps présent s’est transformée, sous la plume d’Aristote, dans une conception de l’être comme présence constante. L’évacuation de l’instance du néant absolu s’est révélée comme une force conductrice qui a guidé la métaphysique occidentale. Elle se révèle maintenant comme un mode inauthentique et existential du Dasein. L’ουσία en tant que présence constante n’est qu’une réplique au besoin du Dasein de se sentir partout chez soi (Zuhausesein)[1160] et de dissimuler ainsi son propre être-jeté lequel, venant de nulle part, n’admet aucun enracinement (Unvertrautheit)[1161]. En effet, il est insupportable d’être sans racines solides à cause d’une raison plus profonde : sans racines solides, la menace du néant de la mort venant du futur laisserait le Dasein totalement désarmé.

 

            Signalons que l’émancipation du présent que le Dasein inauthentique réalise à l’egard du passé et du futur, est trompeuse : l’affairement auprès des étants du « monde » n’est qu’une fuite incessante, ce qui suppose la présence originaire tout aussi incessante devant l’immanence de la mort future et devant la permanence du « jet » du passé. « Dans la fuite, le là même est ouvert »[1162], malgré que « dans cette fuite, le Dasein ne se maintient justement pas devant lui-même »[1163]. C’est la raison pour laquelle même le mode inauthentique d’être peut servir de base pour expliquer l’intégralité de l’être du Dasein[1164]. C’est également la raison pour laquelle ce mode inauthentique doit être reconnu comme une expression existentialement valable : la déchéance n’est pas une chute depuis une essence « authentique » du Dasein vers son essence « inauthentique » ; la déchéance est la réalisation plénière de l’essence du Dasein comme telle, c’est-à-dire de son être qui se soucie de cet être même, qui s’angoisse devant lui et le fuit d’emblée[1165].

 

c) L’angoisse comme passage au mode authentique du Dasein et comme révélation

de la temporalité originaire.

 

            Dès lors, l’angoisse (Angst) doit être reconnue comme une Stimmung fondamentale qui déclenche la Befindlichkeit du Dasein toute entière. Vécue rarement à la façon explicite, c’est-à-dire sans son corrélat qu’est la fuite devant soi-même, l’angoisse constitue néanmoins le moment même où le Dasein ne cesse jamais d’être devant soi-même. L’angoisse est toujours « latente » dans la quotidienneté du Dasein[1166]. Il arrive néanmoins que le Dasein se maintienne dans ce moment, c’est-à-dire dans cette attitude de « solus ipse »[1167] devant lui-même sans la fuir. Ce « solipsisme » existential ne signifie pourtant nullement que les autres étants sont abandonnés. Jamais le Dasein ne se découvre soi-même sans découvrir le monde. Mais sous le mode de l’angoisse, le monde apparaît tel quel[1168], comme un mode du Dasein, comme le Dasein lui-même. Sous le mode de l’angoisse, il n’y a plus aucun affairement auprès de tel ou tel étant qui détournerait le Dasein du face-à-face avec lui-même. Sous ce mode, chaque étant qui se trouve dans le champ du Dasein, s’identifie à ce « se trouver » du Dasein lui-même au sein du tout du monde et aucun étant n’est plus distingué séparement. Dans l’angoisse, se révèle « l’identité existential de l’ouvrir et de ce qui est ouvert »[1169]. Le tout du monde est être du Dasein tel quel. L’angoisse est une Stimmung devant l’apparition non de tel ou tel étant distinct, mais devant l’apparition de l’être du Dasein comme tel qui est le monde de la totalité des étants. Plutôt que d’arracher le Dasein au monde, l’angoisse manifeste leur appartenance originaire telle qu’elle, authentiquement.

 

            Dans ce mode authentique d’être, la temporalité du Dasein se manifeste autrement que sous le mode inauthentique. Le temps présent n’est plus le centre de gravitation. Certes, les étants restent présents. Mais leur présence perd toute constance, « se dissout »[1170]. En effet, ils apparaissent comme présents sous le mode du Dasein lui-même qui se révèle maintenant dans son pur être-jeté dans le monde, comme le non-chez-soi (Un-zuhause), comme l’ « étrangeté » (Unheimlichkeit), comme nulle part (nirgends)[1171], ce qui connote l’absence d’une origine manifeste. La présence du Dasein est déterminée par le caractère d’être-jeté qui à son tour est déterminé par l’origine voilée. Mais si l’origine de l’être-jeté est voilée, c’est qu’elle est de prime abord déterminée par ce qui est venu déjà du futur du Dasein, à savoir par sa mort. En fin de compte, l’angoisse devant son être propre est l’angoisse devant la mort future laquelle constitue l’origine même de cet être et détermine par là le mode de présence du Dasein lequel coïncide avec l’apparition du monde. C’est pourquoi le souci, qui doit exprimer l’intégralité de l’être du Dasein, est nommé « être-en-avance-sur-soi-tout-en-étant-déjà-au-monde »[1172].

 

            La structure temporelle de l’être du Dasein commence donc à se manifester à partir du vécu de l’angoisse. Or, fondamentalement, celui-ci est le vécu de l’immanence de la mort[1173]. C’est à partir de l’être-vers-la-mort que le phénomène du temps originaire apparaît plus clairement et c’est cette apparition qui fait l’objet de la deuxième section de Sein und Zeit. Avant d’entrer dans les analyses du temps originaire du Dasein, nous devons souligner le rôle du néant dans la constitution de son être.

 

 

d) Le néant comme pouvoir structurant l’être du Dasein

 

            L’angoisse qui exprime le contact maintenu du Dasein avec son être comme avec le tout du monde, est décrite par Heidegger comme une expérience du néant. En effet, puisque tout étant distinct s’efface dans la nudité (Nacktheit) de l’être du Dasein expérimentée dans l’angoisse, cette nudité se présente comme le rien, comme le néant de l’étant (Nichts)[1174]. La notion du néant doit être comprise non comme une simple appellation de « l’absence de l’étant présent intramondain »[1175], mais comme un pouvoir insigne qui structure l’être du Dasein, et plus encore, qui coïncide avec cet être : « Ce devant quoi l’angoisse s’angoisse n’a rien d’un étant intramondain disponible. Mais ce néant de l’étant disponible […] n’est pas un néant total. Le néant de l’être-disponible se fonde sur le ‘quelque chose’ le plus originaire qui soit, sur le monde »[1176]. Dans l’étape qui suit immédiatement l’édition de Sein und Zeit, Heidegger fera de la notion de néant le pilier principal de sa pensée[1177]. Dans Sein und Zeit, le néant est essentiellement présenté comme le vécu de l’immanence de la mort. Le néant qui constitue la possibilité (Möglichkeit) de l’étant en général[1178], est l’immanence de la mort du Dasein. « Le néant auquel confronte l’angoisse révèle la nihilité qui préside au Dasein en son origine, en son fond même en tant qu’être-jeté dans la mort »[1179].

 

            Avant d’entrer dans des analyses sur la temporalité de l’être-vers-la-mort, insistons encore sur le néant en tant qu’il constitue une véritable instance existentiale qui, dans l’être du Dasein, pose de façon permanente une exigence de passage vers l’authenticité. Heidegger nomme cette instance « l’appel de la conscience » (§ 57). La structure même de cet appel manifeste l’inhérence du néant au Dasein : se tenant « dans une surprenante indétermination », se dérobant « absolument à toute identification possible »[1180], n’appelant au rien de l’étant, l’appel est pourtant quelque chose de positif : l’appel dans sa nudité. C’est le néant lui-même qui, au sein du Dasein, appelle celui-ci à se mettre face à lui-même, donc face à ce même néant, face au rien du monde afin de pouvoir se comprendre d’une manière authentique. Le Dasein qui s’appelle, c’est le néant qui s’appelle. « L’appelant n’est déterminable par rien de ‘mondain’, il est le Dasein dans son étrangeté, l’être-au-monde comme originairement jeté comme hors-de-chez-soi, le ‘qu’il est’ [Dass] nu dans le néant du monde »[1181].

 

            Si l’appel de la conscience est nécessaire pour le Dasein dans l’appréhension authentique de soi-même, on comprend pourquoi Heidegger, après être arrivé à manifester le trait temporel de la structure du souci (être-en-avance-de-soi-même : être-vers-la-mort), retarde encore les analyses qui portent directement sur le phénomène du temps. En effet, ces analyses exigent l’intégration préalable de l’authenticité dans la définition du champ dans lequel le temps originaire peut se manifester[1182]. De cette exigence, nous retiendrons, premièrement, le fait même de l’inhérence de l’instance du néant au sein du Dasein et deuxièmement, la nécessité du contact maintenu[1183], non fuit, face à cette instance, dès lors que le Dasein prétend à se comprendre, c’est-à-dire à être authentiquement. Troisièmement, nous insisterons sur cette découverte authentique de soi-même en tant qu’elle est une découverte de la finitude radicale, c’est-à-dire du temps tel quel, originaire.   

 

2. Être-vers-la-mort comme manifestation du temps originaire

 

a) Le problème de la totalité (Ganzheit) du Dasein :

le Dasein fini comme « possibilité d’être-un-tout »

 

            Les analyses de l’angoisse nous ont déjà faits entrer dans la problématique de l’intégralité du Dasein[1184]. N’avons-nous pas affirmé que l’angoisse met le Dasein devant son être propre comme devant la totalité (Ganzheit) de sa propre structure de l’être-au-monde ? Expliciter cet être-intégral (Ganzsein) du Dasein n’en devient que plus urgent. En réalisant cette tâche dont la nécessité est affirmée dans le § 39 de Sein und Zeit, Heidegger procède par étapes. La considération du souci comme structure englobant et unifiant tous les existentiaux du Dasein, objet du sixième chapitre de l’ouvrage, n’est qu’une étape intermédiaire. En effet, la structure du souci comme l’être-en-avance-sur-soi (das Sichvorweg, § 41), bien qu’elle permette d’envisager le tout du Dasein, ne fait que constituer l’horizon d’une reprise plus profonde de ce tout (§ 45). C’est que la structure du souci révèle une difficulté de taille dont la nature et la solution qu’elle appelle s’identifient justement avec le phénomène du temps, lequel constitue le Dasein dans son intégralité d’une manière originelle.

 

            En quoi consiste cette difficulté ? Le Dasein en tant que souci structuré par l’être-jeté et déterminé par l’être-en-avance-sur-soi s’est révélé comme être radicalement fini. Or, l’idée même de totalité ne contredit-elle pas celle de finitude ? L’être-en-avance-sur-soi n’interdit-il pas d’emblée la recherche de l’entièreté du Dasein ? Selon l’expression de Paul Ricoeur, le souci « ne comporte aucune clôture, mais bien au contraire laisse toujours quelque chose en sursis, en suspens, et demeure constamment incomplète, en vertu même du caractère de pouvoir-être (Seinskönnen) de l’être-là », par conséquent, la notion d’être-intégral devrait paraître « répugnant » au souci[1185].

 

            Or, les analyses de l’être-jeté qui aboutissent au souci comme être-en-avance-sur-soi, ont manifesté déjà le caractère temporel du Dasein. Dès lors, la pertinence de la question de l’être-intégral du Dasein ne tient qu’à une seule possibilité : à la manifestation de l’unité du temps lui-même qui est structuré par les moments de l’avenir, du passé et du présent. Si on arrive à montrer l’unité dans la diversité de ces trois moments du temps, l’intégralité du Dasein se révélera à son tour, puisque l’être du Dasein est structuré par le temps. De plus, puisque cette structuration ne peut pas être un rapport de deux entités externes l’une à l’autre, à savoir elle ne consiste pas en un rapport entre le temps et le Dasein compris séparément, le chemin qui guide vers l’unité du temps est celui qui approfondit la compréhension de l’être même du Dasein. De cette manière, c’est l'exploration de l’être du Dasein dans son caractère temporel qui doit révéler à partir de lui-même l’unité originelle de son être intégral. Autant dire que le problème de « l’être-intégral » du Dasein ne peut pas être résolu directement, mais plutôt par le biais de la continuation de la recherche sur le phénomène décelé auparavant : il s’agit de « trouver dans le caractère d’avance sur soi-même du Souci le secret de sa propre complétude »[1186].

 

            La structure de l’être-vers-la-fin satisfait à cette tâche, si on définit la fin comme ce qui appartient d’une certaine manière à la finitude radicale du Dasein[1187]. Il s’agit désormais d’analyser l’être-vers-la-mort comme la possibilité de trouver l’être-intégral du Dasein. En effet, la mort est ce phénomène remarquable qui, tout en étant la fin du Dasein qui n’est pas encore survenu (Ausstand), est déjà immanent au Dasein.

 

 

b) L’immanence de la mort

 

            La thèse d’Epicure, devenue boutade populaire, selon laquelle tant que je vis, la mort n’est pas et quand la mort surviendra, je ne serai plus, se situe aux antipodes de la pensée heideggérienne. Heidegger perçoit la mort comme le pouvoir constitutif de l’existence. Nous avons relevé cette perception lors des analyses sur la facticité : la mort est un « élément constitutif » de la vie[1188]. Faisant suite à la percée ontologique, alors que le vocable « être » remplace progressivement celui de « vie », la notion de mort acquiert une signification ontologique insigne. Le Dasein en tant que « avoir-la-mort » du Natorp Bericht (1922) et de la conférence marbourgeoise Der Begriff der Zeit (1924), devient « être-vers-la-mort » dans Sein und Zeit. L’évolution de « avoir » à « être » est remarquable non à cause de quelque perfectionnement stylistique, mais parce qu’elle suit l’approfondissement de l’intuition initiale de Heidegger quand au rapport de l’homme à la mort. Traversé par la recherche ontologique, ce rapport s’est avéré beaucoup plus étroit que le mot « avoir » ne donne à imaginer. En effet, « avoir » signifie encore une distance entre celui qui a et ce qui est possédé. Or, la mort et le Dasein se sont manifestés comme structurellement unis dans un seul et unique phénomène : être-vers-la-mort. Le Dasein, en effet, n’est que dans la mesure où la mort est présente en lui. Même la fuite devant la mort ne peut pas supprimer cette présence, elle n’est qu’un mode inauthentique du vécu de la mort lequel reste constitutif. Toutefois cette présence de la mort ne connote pas le sens de la présence des étants intramondains, ni le sens temporel focalisé sur le  temps présent. C’est que la mort est présente alors qu’elle n’est pas encore survenue, alors qu’elle n’est que future. C’est pourquoi nous pouvons dire que le Dasein est face à la mort tout en affirmant que la mort lui est immanente.

 

            C’est encore en interprétant le concept aristotélicien de τέλος que Heidegger expose le fond de sa pensée. A partir de quelques textes d’Aristote[1189], il dévoile, dans son cours Grundbegriffe der aristotelischen Philosophie (1924), comment le philosophe grec a envisagé l’immanence du τέλος à la chose : « Τέλος signifie primitivement : être fini en sorte que cette fin constitue le là au sens propre, déterminer proprement un étant en sa présence »[1190]. Si Aristote identifie métaphoriquement la mort au τέλος[1191], Heidegger manifeste comment cette transposition du sens du τέλος à la mort permet d’envisager ontologiquement le « ne-plus-être-là » comme « un caractère du là »[1192]. Mais Heidegger prend ses distances avec Aristote sur un autre point qui concerne la conception de la mort. Selon Aristote, en effet, la mort n’est pas cette absence radicale qui signifierait le néant de l’être. L’absence que la mort annonce n’est qu’une forme de cette absence (στέρεσις) non-radicale qui permet au mouvement d’avoir lieu et de tendre vers la présence parfaite : la mort des individus est nécessaire pour le maintient de l’espèce, tout comme leur naissance. Selon Heidegger, Aristote n’a fait qu’exprimer sur le terrain philosophique cette « angoisse de la disparition du là par excellence »[1193] qui est propre à la fuite devant la mort, devant le néant absolu. Mais si la philosophie obéit à cette autre tendance du Dasein que détermine la voix de la conscience, elle peut, dans son authenticité, découvrir l’immanence de la mort à la fois comme l’instance du néant absolu (schlechthinnige Nichtigkeit)[1194] et comme le propre fondement du Dasein. C’est que cette instance du néant absolu signifiée par la mort, n’est qu’un nom de l’être même du Dasein : « Das Sein ist das Nichts »[1195] .          

 

            Fondée dans la mort, à la fois future et immanente, l’existence du Dasein se présente dès lors comme une extase temporelle. Heidegger l’appelle « ek-sistence »[1196], afin d’accentuer la différence de son ontologie par rapport à la métaphysique traditionnelle de l’exister[1197]. La manifestation de cet être ek-statique ne peut avoir lieu qu’à partir du mode authentique du Dasein, comme nous venons de le rappeler. La fuite devant la mort provoque, en effet, la domination de la présence constante et aboutit, dans la métaphysique de l’être, à une conception de l’existence comme d’une entité statique. En revanche, le maintient résolu du contact avec la mort a comme conséquence, dans la philosophie, l’aperception du devancement de soi-même du Dasein (ek-stase) qui fonde et imprègne tout le reste, le monde (ek-sistence). C’est pourquoi ce n’est que dans la « résolution devançante » que la « pensée de la mort » peut manifester originairement « l’être-intégral » du Dasein[1198], ce qui correspond au dévoilement de la temporalité de celui-ci comme unité originaire des trois moments temporels.

 

c) La temporalisation du Dasein face à la mort

comme constitution originaire de son être

 

α) La primauté de l’avenir

 

            La structure temporelle du souci compris comme être-en-avance-sur-soi dit la primauté de l’avenir que Heidegger ne considère pourtant pas comme absolue dans le sens qu’a, chez Augustin ou Husserl, l’absolu du présent en tant que base indépendante du passé et du futur. Selon saint Augustin, en effet, le présent englobe et fonde les trois moments du temps comme le présent du présent, le présent du passé et le présent du futur[1199]. Husserl, pareillement, a développé ses analyses du phénomène du temps par le biais du système rétention-protention construit à partir du moment du présent[1200]. En rejetant le privilège du présent lequel, on l’a vu, ressort du mode inauthentique du Dasein et détermine globalement la métaphysique traditionnelle, Heidegger avance la primauté du futur en soulignant l’unité originaire que forment les trois ek-stases temporelles. L’avenir fonde, mais non pas comme une instance indépendante du fondé : le passé et le présent font structurellement partie du futur. Il y a donc une primauté dans une égalité. Ce n’est qu’à partir de la conception du Dasein en tant que mouvement ek-statique à la fois un et dispersé que nous pouvons comprendre cette structure.

 

            Ce mouvement ek-statique dans son unicité et dans sa dispersion consiste dans le vécu de la mort. Ce n’est qu’en face de la possibilité de l’impossibilité totale de toute possibilité d’être[1201] (le néant) que le Dasein se meut comme un étant dont être consiste à se soucier de ce même être : telle est la définition du Dasein[1202]. La mort étant immanente, ce souci ne cesse jamais d’être à l’œuvre. La direction du mouvement est déterminée par le fait que la mort, toute immanente qu’elle soit, est immanente à partir du futur. C’est pourquoi le souci tend en avant de soi, vers l’a-venir, pour s’assurer, dans le mode inauthentique, que la mort est toujours et juste future ou pour accepter, dans de rares moments d’authenticité, que le néant de l’avenir constitue le sens (Sinn) de son être. L’angoisse pour soi-même devant le néant de la mort est une ek-stase vers en-avant-de-soi-même pour se soucier de soi-même. C’est pourquoi cet ad-venir n’est jamais un simple futur, mais il est toujours originaire. Le Dasein en tant que souci de soi-même devant la mort est un ad-venant perpétuel, et ce n’est que dans cet ad-venir (Zu-kunft) incessant et originaire qu’il est ce qu’il est, selon ses possibilités les plus propres.

 

            « Le Dasein peut en général advenir à soi en sa possibilité la plus propre et, en ce se-laisser-advenir-à-soi, il soutient la possibilité comme possibilité – c’est-à-dire existe. Le se-laisser-advenir-à-soi dans la possibilité qui soutient celle-ci est le phénomène originaire de l’avenir »[1203]. Or, en soulignant ainsi le primat de l’avenir, nous ne faisons que redire la définition du Dasein, donc, quelque chose de plus que l’avenir. En effet, l’avenir, selon Heidegger, constitue le Dasein compris comme « possibilité-à-être », mais ce qui apparaît simultanément, c’est que, dans cette constitution même, l’ek-stase vers l’avenir est escortée par les ek-stases vers le passé et vers le présent. Cette constitution, c’est l’unité du mouvement, mais cette escorte, c’est sa dispersion.

 

 

β) L’apparition du passé et du présent

 

            Le mouvement ek-statique vers l’avenir qui constitue le souci dans son être, contient déjà l’être-été[1204]. Ce fait de « contenir » ne manifeste jamais le simple passé comme quelque chose de révolu, mais il manifeste le passé toujours à l’œuvre dans son caractère originaire[1205]. En effet, en-avant-de-soi du souci face à la mort se trouve constamment devant une évidence que jamais il n’a débuté d’être ainsi, comme s’il y avait un avant et un après la mise devant la mort, mais que depuis toujours, depuis l’origine toujours à l’œuvre, le souci est déterminé par son rapport à la mort[1206] : il est l’être-jeté « comme il était déjà à chaque fois ». Etant face à la mort, le Dasein ne se fonde pas par lui-même, comme si c’était dans son pouvoir de ne pas se fonder ou se fonder autrement, il se retrouve au contraire comme celui qui était depuis toujours déjà tel sans nulle intervention de sa part. De cette manière, face au néant de la mort, le Dasein découvre le néant de son origine : la mort, en constituant le Dasein par la possibilité de l’absence radicale de toute possibilité, fait en même temps découvrir son origine qui le fait être par l’absence radicale de toute forme de production intelligible. « Ce que le Dasein peut être, ce n’est rien d’autre en effet que son avoir été »[1207]. Ainsi « le devancement vers la possibilité extrême et la plus propre est le re-venir compréhensif vers l’ ‘été’ le plus propre. […] L’être-été, d’une certaine manière, jaillit de l’avenir »[1208]. A chaque fois, l’ek-stase vers l’avenir ek-siste à la fois comme la constitution et la découverte de l’ek-stase vers le passé originaire.

 

            Or, cette constitution et cette découverte simultanées de l’être-été par l’avenir originaire, ne concernent jamais le souci sans le monde. Car le souci sans le monde n’ek-siste pas. D’emblée l’être-vers-la-mort, la constitution de l’être-jété par l’avenir, est la constitution et la découverte du monde. C’est simultanément que le souci devant la mort se souciant de soi-même dans son origine, se soucie des étants, est auprès d’eux, ek-siste vers eux. Le mouvement ek-statique vers l’avenir et vers l’être-été est le mouvement ek-statique du « présentifier » des étants « à-portée-de-la-main »[1209]. Cette présence simultanée auprès de soi-même et des étants est une présence originaire, car elle constitue, dans un « coup d’œil » (Augenblick), la situation même du « là » du Dasein[1210]. Dans le mode authentique du Dasein, alors qu’est maintenu le contact avec le néant de l’avenir et de l’origine, ce « coup d’œil » ou « l’instant » se manifeste dans son caractère originaire, comme celui qui voit les étants en tant qu’ils sont présentifiés originairement par le Dasein, c’est-à-dire à partir de l’avenir et de l’être-été de celui-ci. « Dans la résolution, le présent n’est pas seulement ramené de la dispersion dans ce dont on se préoccupe de prime abord, mais encore il est tenu dans l’avenir et l’être-été. Le présent tenu dans la temporalité authentique, donc authentique, nous le nommons l’instant (Augenblick) »[1211]. Ce n’est que sous un régime inauthentique que cet instant apparaît comme maintenant (Jeztz) émancipé de l’avenir et du passé, donc se manifeste indépendamment de l’instance du néant, ou plutôt dans la fuite de celui-ci, et présente par conséquent les étants sous la forme de la « présence constante ».   

 

            « Ce phénomène unitaire en tant qu’avenir étant-été-présentifiant, nous l’appelons la temporalité »[1212]. Les trois ek-stases temporelles déterminées par le vécu de la mort, forment donc un phénomène unitaire du temps originaire, lequel constitue originairement l’être-intégral du Dasein. En éclaircissant cette unité et cette dispersion, nous approfondirons encore le sens du temps qu’élabore Heidegger.

 

 

L’unité et la dispersion de la temporalité originaire

comme problème insoluble dans Sein und Zeit

 

            Le phénomène unitaire du temps originaire qui doit rendre raison de « l’être-intégral » du souci (§ 65), est plus profond qu’une conjonction des trois ek-stases que l’on pourrait imaginer séparément l’une de l’autre. Le phénomène du temps en tant qu’originaire rend caduque une telle imagination. Il consiste, en effet, en une possibilisation même de l’unité des trois ek-stases laquelle constitue l’être-intégral du souci : « La temporalité possibilise (ermöglicht) l’unité de l’existence, de la facticité et de l’échéance, et elle constitue ainsi originairement la totalité de la structure du souci »[1213]. Faudrait-il, dès lors, imaginer le temps originaire étant comme en aval par rapport à l’unité des ek-stases, puisque la possibilité comme telle se situe toujours en avant de ce qu’elle rend possible ? Cela constituerait encore une image fausse. En effet, la possibilisation qu’effectue le temps n’est pas cette réalisation du possible que nous rencontrons dans le monde des étants à-portée-de-la-main. En contact avec le néant absolu et, par conséquent, à la racine de l’étantité de l’étant, le temps originaire n’est pas lui-même un étant : « La temporalité n’ ‘est’ absolument pas un étant. Elle n’est pas, mais se temporalise »[1214]. C’est dans ce sens que, tout pensé qu’il peut être, le phénomène du temps doit être considéré comme « invisible », selon le mot de P. Ricoeur[1215].

 

            Deux conséquences majeures découlent de cette conception du temps. Premièrement, le temps originaire en tant que possibilisation de l’unité des trois ek-stases n’est pas un phénomène antérieur à celle-ci, mais lui est inhérent. Le temps est temporalisation (Zeitigung). Deuxièmement, n’étant pas un étant, alors même que le Dasein est traité comme tel, la temporalité originaire nécessite d’être envisagée dans son rapport avec l’étant. Ces données posent un certain nombre de problèmes de première importance et appellent à de nouvelles réflexions que nous déploierons progressivement. C’est n’est que progressivement, en effet, et bien au-delà de Sein und Zeit, que Heidegger lui-même a pu mener la recherche sur ces questions aussi importantes que difficiles. Nous pouvons les présenter succinctement comme suit. 

 

            Si l’inhérence de la temporalité comme possibilisation à ce même qu’elle possibilise, à savoir à l’unité des trois ek-stases temporelles lesquelles constituent l’être du Dasein, peut être admise, il est difficile, voire impossible, de l’expliquer. « La triplicité interne à cette intégralité structurale » qu’est la temporalité originaire, demeure, dans Sein und Zeit, « opaque » : « Les expressions adverbiales – le ‘ad’ de l’a-venir, le ‘déjà’ de l’avoir-été, le ‘auprès de’ de la préoccupation – signalent au niveau même du langage la dispersion qui mine de l’intérieur l’articulation unitaire »[1216]. La temporalité originaire se présente alors comme un phénomène quasi intraitable d’un procès qui rassemble en dispersant : « L’avenir, au sein de l’unité ekstatique de la temporalité originaire et authentique, possède une primauté, et cela quand bien même la temporalité ne résulte point d’une accumulation et d’une séquence des ekstases, mais se temporalise à chaque fois dans la cooriginarité de celle-ci. Cependant, au sein de celle-ci, les modes de temporalisation sont différents, et cette différenciation consiste en ceci que la temporalisation peut se différencier à titre primaire à partir des différentes ek-stases »[1217]. La difficulté de traiter le phénomène de l’unité et de la dispersion du temps lesquelles sont absolument simultanées[1218], consiste en la nécessité de franchir les limites de la logique traditionnelle. Nous nous trouvons, en effet, devant un phénomène dont la cohérence propre brise la cohérence de notre langage métaphysique. C’est pourquoi, en voulant donner une définition cohérente de la temporalité, Heidegger doit user de termes en apparence contradictoires : « La temporalité est le ‘hors-de-soi’ (Ausser-sich) originaire en soi et pour soi-même »[1219]. La nécessité de changer la manière même du langage, constitue la raison principale de l’inachèvement du maître-livre qui a pointé vers le phénomène d’une extrême profondeur qu’est le temps originaire. Signalons toutefois que le phénomène de la distentio animi décrit par saint Augustin présente les mêmes traits[1220]. Il présente également les mêmes difficultés, sur lesquelles l’évêque d’Hippone n’a pas cessé de se lamenter et qu’il a résolu par le biais de le référence de l’âme (du temps) à l’éternité divine[1221]. La réflexion de saint Thomas sur ce sujet, réflexion que nous reprendrons encore en analysant le sens de la finitude lequel s’y déploie, aboutit à la même conclusion, celle-ci étant mieux fondée du point de vue philosophique que chez saint Augustin. En rejetant le concept d’éternité, Heidegger s’est mis devant la nécessité de trouver une autre possibilité d’explication du temps. Nous verrons ultérieurement quels chemins emprunte Heidegger pour réaliser cette recherche, les catégories de Sein und Zeit étant apparues insuffisantes.    

 

            Dans son rapport à l’étant comme tel, la temporalité reste, dans Sein und Zeit, également non-explicitée. En effet, ce n’est qu’après avoir eu une compréhension suffisante du temps que l’on peut envisager pleinement l’idée même de l’être, puisque, du point de vue phénoménologique que déploie Sein und Zeit, c’est le temps qui fait apparaître l’être des étants, puisque c’est le temps qui constitue l’être du Dasein. Or, la temporalité en tant que possibilisation des ek-stases temporelles et en tant que constitution de l’être du Dasein[1222] ne peut pas être appréhendée aussi longtemps que ces notions, possibilisation et constitution, connotent le sens traditionnel de la notion de fondement. Celui-ci consiste, en effet, essentiellement dans le rapport de cause à effet, donc dans un rapport particulier entre deux étants à-portée-de-la-main. Si l’être de ceux-ci doit à son tour être « fondé » à partir de la temporalité originaire du Dasein, la notion même de « fondement » devient impertinent. Dès lors, il devient indispensable, pour expliciter le rapport entre le temps et l’être, d’élaborer un nouveau sens de « fondement », différent de celui qu’a élaboré la métaphysique traditionnelle. Tant que ce nouveau sens de « fondement » n’était pas élaboré, le projet de Sein und Zeit ne pouvait pas se réaliser jusqu’au bout. Face à ces difficultés, Heidegger a pris la décision d’interrompre la rédaction de l’ouvrage. Afin de les résoudre, le philosophe s’est lancé dans une nouvelle recherche en approfondissant d’abord le concept du néant. La considération de cette recherche constituera une prochaine étape de notre travail. Nous devons cependant achever notre étude de la pensée heideggérienne culminant dans Sein und Zeit, en présentant qulques notions  moyennant desquelles Heidegger affronte la pensée de saint Thomas.   

 

 

3. La première dérive du temps originaire : l’historialité comme étirement (Erstreckung)

 

            Le destin de Sein und Zeit s’est décidé au § 65, avec le refus de l’hétérogénéité entre le temps originaire et les trois ek-stases temporelles, alors même qu’une multiplicité, organisée autour du rapport de « fondation » (temporalisation originaire en tant que possibilisation des trois ek-stases), a été affirmée au sein de cette totalité unique. Devant cette donnée paradoxale, les catégories de la métaphysique traditionnelle dont use encore Sein und Zeit, sont impuissantes. Le phénomène du temps originaire est rendu complexe par le langage traditionnel, tandis que le regard phénoménologique exige justement de penser son unité infaillible. Dès lors, l’avancée de la réflexion dans le sens de la profondeur, à savoir l’approfondissement de la compréhension du temps lui-même dans son fond, dans son « invisibilité », doit être momentanément suspendue, en attendant de nouveaux moyens langagiers. Rien n’interdit pour autant de mener la réflexion dans le sens de « l’extériorité », c’est-à-dire d’envisager le phénomène du temps dans la multiplicité de ses expressions « visibles » et dans ses diverses dérives (aus stammt[1223]). Ainsi, le chapitre IV de la deuxième section de l’ouvrage (§§ 67 – 71) est consacré à la manifestation du temps dans la quotidienneté, ce qui correspond à la reprise de chacune des parties structurelles du Dasein, dévoilées dans la première section, dans leur temporalité. Le chapitre V (§§ 72 – 77) s’occupe de la première « dérive » du temps originaire : l’historialité (Geschichtlichkeit). Nous allons nous pencher sur ce chapitre dans la mesure où l’historialité y est traitée comme une sorte d’étirement du temps du Dasein qui inclut tous les étants. Le chapitre VI (§§ 78 – 83) traite de la deuxième « dérive » du temps originaire, l’intra-temporalité (Innerzeitigkeit), qui donne à son tour origine à la conception vulgaire (vulgären) du temps. Ce dernier point nous intéresse également, puisque, aux yeux de Heidegger, la conception thomasienne du temps, reprise d’Aristote, correspond pleinement à cette conception vulgaire.

 

            La temporalité originaire se déploie auprès des étants, l’avenir et l’être-été confluent vers l’instant du coup d’œil (Augenblick) : cette « structure de la temporalisation de la temporalité [Zeitigungsstruktur] se dévoile comme l’historialité du Dasein »[1224]. Plus profonde qu’une « histoire du monde » au sens ontique, cette historialité du Dasein fonde néanmoins tout « comprendre historique possible, lequel à son tour implique la possibilité d’une configuration proprement assumée de l’histoire comme science »[1225]. L’historialité dérivant du temps originaire est la valorisation du moment du passé au sein même de la primauté de l’avenir : « Il n’est pas d’élan vers le futur qui ne fasse retour sur la condition de se trouver déjà jeté dans le monde » [1226]. Or, ce qui nous intéresse en particulier, c’est une sorte d’inclusion de tous les étants dans cette structure profonde du Dasein. L’historialité est un étirement (Erstreckung) du temps originaire entre la naissance et la mort, étirement qui rend temporel tout étant. Dès lors tout étant est historique, mais dans un autre sens que celui que nous imaginons en racontant l’histoire propre à tel ou tel étant, ou au monde entier, qui sont en changement. Tout étant est historial, car il fait partie du temps originaire du Dasein, lequel, en revenant sans cesse sur lui-même, se manifeste comme historial. Dès lors le monde entier est historial, car il fait partie de l’ek-sistance temporelle de l’être-au-monde se déployant comme étirement historial entre la naissance et la mort. « Le provenir de l’histoire est provenir de l’être-au-monde. L’historialité du Dasein est essentiellement historialité du monde qui, sur la base de la temporalité ekstatico-horizontal, appartient à la temporalisation de celle-ci. Pour autant que le Dasein existe facticement, de l’étant intramondain découvert lui fait aussi et déjà encontre. Avec l’existence de l’être-au-monde historial, de l’à-portée-de-la-main et du sous-la-main est à chaque fois déjà inclus dans l’histoire du monde »[1227]. Ainsi le dualisme entre l’esprit et la nature, entre l’âme et la chose, est brisé dans ses racines mêmes. Le Dasein est cet étant particulier qui, par sa structure ekstatico-temporelle, n’est pas à « l’intérieur » face à un « extérieur », mais est tout étant et le monde entier, est l’être de chaque étant en particulier et celui « du monde dans son unité essentielle ». « Nous nommons cet étant le mondo-historial »[1228]. Nous sommes devant l’unité ontologique, laquelle, en tant que temporalité originaire, englobe le Dasein et les choses : « C’est l’énigme de l’être et du mouvement qui est à l’œuvre »[1229].

 

            La temporalité originaire étant coextansive au vécu de la mort, l’ « entre-deux » de la naissance et de la mort, cet étirement qui est l’historialité du Dasein, est fondé par le néant : « L’être authentique pour la mort, c’est-à-dire la finitude de la temporalité, est le fondement retiré de l’historialité du Dasein »[1230]. En effet, l’historialité consiste dans cet héritage de soi-même, de sa propre possibilité, qu’accepte l’être-jeté face à la mort[1231]. C’est pourquoi ce n’est que dans l’angoisse et dans la résolution devançante que l’historialité peut être vécue authentiquement[1232]. C’est pourquoi les étants intramondains eux-mêmes sont affectés par l’instance du néant. En effet, l’historialité étant l’advenue originant du Dasein auprès des étants (Geschehen), elle est caractérisée par le comprendre existential, lequel, comme temporel étant structuré par le vécu de la mort, inclut la manifestation de l’être des étants[1233]. Dès lors, les étants intramondains eux-mêmes, en tant qu’historiques, doivent subir tout le poids de la mort, toute la « force » (Kraft) du possible comme tel « qui rejaillit sur l’existence facticielle, c’est-à-dire ad-vient [à eux] dans sa futurité [Zukünftigkeit] »[1234].  

 

            Nous avons déjà analysé la communauté d’être de l’âme, du mouvement et du temps dans la pensée de saint Thomas d’Aquin. Selon le philosophe médiéval, cette communauté trouve son origine dans l’instant de la donation de l’être qu’est la création continue, instant venant inlassablement de l’éternel. Heidegger rejette la notion d’éternité et cherche l’origine de l’unité ontologique du Dasein et du monde dans le temps lui-même (l’énigme de l’être). Les deux penseurs butent pourtant sur le même mystère du néant absolu, sur son vécu qui détermine la finitude foncière de l’étant (l’énigme du mouvement). Nous étudierons ce vécu tour à tour chez Heidegger et saint Thomas.     

 

 

4. La deuxième dérive du temps originaire : l’intra-temporalité (Innerzeitigkeit)

 

            En présentant l’historialité du Dasein dans sa pénétration originaire de l’être des étants, nous avons déjà anticipé la réflexion sur l’intra-temporalité. C’est que les deux dérives du temps originaire sont co-originaires et connexes : « Dans la mesure où le temps comme intratemporalité ‘provient’ aussi de la temporalité du Dasein, historialité et intratemporalité n’en manifestent pas moins une co-originarité »[1235]. D’ailleurs, Heidegger décrit l’intra-temporalité en usant quasiment du même vocabulaire que celui qui a été employé pour décrire l’historialité : l’intra-temporalité « se révèle être le temps ‘où’ de l’à-portée-de-la-main et du sous-la-main intramondain fait encontre. Ce qui prescrit de nommer cet étant qui n’est pas à la mesure du Dasein de l’étant intratemporel »[1236].

 

            Où réside leur différence ? Nonobstant l’origine commune qui constitue la base de leur connexion, l’intra-temporalité et l’historialité se distinguent comme deux modules différents du rapport du Dasein à soi-même. Si l’historialité signifie, au sein de la structure ek-statique de la temporalité originaire, le retour incessant vers l’être-jeté, l’intra-temporalité se caractérise par sa tendance à « présentifier », à rendre clair, à mettre à la lumière du jour[1237] cette même temporalité originaire ainsi que les étants qui y sont originairement présents. C’est pourquoi montrer l’intra-temporalité, c’est « montrer comment le Dasein comme temporalité temporalise un comportement qui se rapporte de telle manière au temps qu’il tient compte de lui »[1238]. Autrement dit, il s’agit de manifester le rapport du Dasein à soi-même où le temps originaire est appréhendé avec la volonté d’y voir clair, de le « prendre en compte », de le « présentifier » (gegenwärtigen)[1239] comme on présentifie tous les étants, alors même que le Dasein en tant qu’être-jeté « tient compte du temps sans comprendre existentialement la temporalité »[1240]. Si l’historialité s’attache donc d’une certaine manière au passé, l’intra-temporalité valorise le présent : « Avec la préoccupation, il est enfin rendu justice au présent : Augustin et Husserl en partaient, Heidegger y arrive »[1241].

 

            Nous nous dispenserons de rapporter la multitude de traits avec lesquels l’intra-temporalité apparaît au regard phénoménologique. Ils sont décrits dans les §§ 79-80 de Sein und Zeit et regroupés autour des concepts de « databilité », « étendue », « publicité ». Comme dans le cas de l’historialité, nous voulons attirer l’attention sur l’inclusion des étants dans ce mode du Dasein qui s’exprime maintenant comme le rapport à soi-même « présentifiant ». Cette inclusion, ici, nous fait revenir à la notion de « significativité » (Bedeutsamkeit) que nous avons déjà rencontré à plusieurs reprises. Les étants se révèlent maintenant dans une significativité temporelle qui achève la vue que le Dasein porte sur eux, qui affine leur ιδεα dans un sens précis : ils sont traités en fonction de leur convenance ou de leur inconvenance à ce moment où le Dasein se présentifie à lui-même. En cherchant temporellement à accéder à son temps, le Dasein rend temporels tous les étants en fonction du moment précis, du moment « présent » de cette recherche. A ce moment, disons-nous, il y a le temps de faire telle ou telle chose, et non cette autre. Tout « maintenant » et tout « présentifier » propre au Dasein est « un présentifier d’étant »[1242]. Les étants se révèlent explicitement comme faisant partie du « temps du monde » (Weltzeit) où le « monde » n’est pas autre que celui du Dasein, de l’« être-au-monde » lui-même[1243]. Tous les étants sont temporels : sous le mode de présentification que déploie le Dasein, ils sont tous présents dans le monde, intra-mondains, tous présents dans le temps, intra-temporels.

 

            Si le Dasein est authentiquement[1244], la présence temporelle des étants sera déterminée authentiquement par le retour que le Dasein effectue inlassablement sur soi-même comme être-jeté, les étants porteront alors tout le poids du néant de l’origine et seront eux-mêmes « facticiels » et secrets dans leur provenance. Dans le cas d’authenticité, l’horizon ultime des étants intra-mondains sera la mort, puisque en tant que intra-temporels ils sont présents au regard (Augenblick) du Dasein définit par la mort. Ils sont présent au Dasein qui cherche maintenant, en tant que temps originaire, la lumière sur soi-même et qui se présentifie à soi-même sous le mode de la présentification propre au temps originaire (intra-temporalité) : « Le présentifier s’attendant-conservant s’explicite »[1245].  

 

            Ce mode s’avère pourtant être un moyen de se cacher à soi-même et de dissimuler ce que cherche justement le Dasein, dans le cas de l’inauthenticité. Un privilège du présent (au sens de « présentification ») au sein du fonctionnement complexe de la temporalité ek-statique originaire, devient la primauté exclusive dans le comportement de la fuite. Le Dasein non-résolu, fuyant le néant de sa mort et de son origine, voit les étants comme étant présents constamment, sans nulle faille dans leur être même, puisque non-affectés par l’instance du néant absolu. La présence temporelle des étants émancipée de la primauté du passé et du futur se manifeste comme présence constante. Or, dans ce cas, quand le Dasein cherche à présentifier lui-même (intra-temporalité), il se voit sous le mode de la présence constante à son tour. La présentification de l’intra-temporalité qui cherche à comprendre le temps originaire, émancipée du contact maintenu avec l’être-jeté et l’être-vers-la-mort, devient de par soi-même l’obstacle à cette compréhension car elle devient la présentification exclusive du constant. Le temps compris dans cette lumière, est le temps compris à l’instar des étants présent constamment, uniquement dans le moment présent, dans le seul et unique « maintenant-maintenant »[1246]. « Le Dasein qui, chaque jour, prend le temps, trouve tout d’abord le temps à même l’étant à-portée-de-la-main et sous-la-main qui lui fait encontre à l’intérieur du monde. Le temps ainsi ‘expérimenté’, il le comprend dans l’horizon de la compréhension prochaine de l’être, c’est-à-dire lui-même comme quelque chose de sous-la-main en quelque manière »[1247]. C’est ainsi que, à partir de l’intra-temporalité, laquelle, en soi, provient du temps originaire, naît la conception vulgaire du temps.

 

5. La conception vulgaire (vulgäre) du temps

 

 

a) La manifestation vulgaire du temps exprimée dans la définition d’Aristote

 

            La conception vulgaire du temps, lequel n’est même pas un étant[1248], a donc lieu à partir de la confusion du temps avec l’étant sous-la-main, ce dernier étant compris dans le registre de l’inauthenticité du Dasein où la préoccupation quotidienne obéit au « train-train » de tout le monde. Dans cette quotidienneté, on s’oriente expressément et de prime abord sur des horloges, dès que l’on veut savoir ce qu’il en est du « temps »[1249]. Cela est vrai non seulement quand on se renseigne sur l’heure qui est, mais aussi quand on prétend poser la question plus « abstraite » de ce qu’est le temps en général. Demande-t-on à quelqu’un ce qu’est le temps, et son regard glissera machinalement sur une pendule. Dans le présentifier quotidien, le temps se montre par le biais de « l’aiguille en mouvement ». Machinalement, la suivie de cette aiguille « compte » (zählt), et ce compter est de telle nature qu’il se manifeste comme une sorte d’unité « d’un conserver qui s’attend » (eines gewärtigenden Behaltens). Ce qui importe de voir, c’est que ce conserver et cet attendre sont orientés exclusivement vers le « maintenant » : « Conserver le ‘alors’ (passé) en présentifiant signifie : en disant maintenant, être ouvert à l’horizon du plus-tôt, autrement dit du maintenant-ne-plus. S’attendre au ‘alors’ (futur) en présentifiant signifie : disant-maintenant, être ouvert à l’horizon du plus tard, c’est-à-dire du maintenant-pas-encore »[1250].

 

            Aristote a exprimé une fois pour toutes cette approche du temps en disant : « Tel est le temps : le décompté dans le mouvement qui fait encontre dans l’horizon du plus tôt et du plus tard »[1251]. Dans sa Physique (Δ, 10 – 14), Aristote organise cette définition autour du νυν, « maintenant », et ce « temps de maintenant » (Jetzt-Zeit)[1252] a déterminé toutes les tentatives, que l’histoire métaphysique ait connues, d’approcher le temps, celles d’Augustin et de Bergson compris. Ainsi la métaphysique dans son ensemble est limitée, dans son interrogation sur le problème du temps, par une approche « naturelle » au phénomène du temps, approche qui, à vrai dire, n’a jamais été inquiétée et problématisée en elle-même. La grande question que pose alors Heidegger, c’est celle de l’enracinement de cette approche dans le comportement existential du Dasein et, plus profondément encore, dans la manifestation de l’être en général[1253]. Si la première partie de Sein und Zeit a commencé à mettre en relief l’origine de la conception vulgaire du temps dans le temps originaire lui-même en passant par l’intra-temporalité, le lien entre cette conception et l’être comme tel n’a pas été révélé, puisque la manifestation même du rapport entre le temps et l’être en général a été suspendue.

 

            La recherche a toutefois avancé simultanément avec l’édition de la première partie de Sein und Zeit, comme en témoigne un cours donné par Heidegger en 1927, intitulé Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie[1254]. Nous reviendrons sur ce cours quant à l’élaboration de la question de l’être dans la période qui suit immédiatement l’édition de Sein und Zeit, élaboration qui aura pour objectif la célèbre différence ontologique. C’est dans ce cours, d’ailleurs, que Heidegger réalise la destruction la plus systématique de l’ontologie médiévale et de celle de saint Thomas en particulier.

 

            Quant à l’explicitation de la conception vulgaire du temps exprimée dans la définition aristotélicienne et quant à son enracinement dans le temps originaire du Dasein, Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie (§ 19) développent beaucoup plus largement la recherche que Sein und Zeit. A propos de cette explicitation[1255], E. Martineau a livré quelques observations pénétrantes[1256] qui montrent que l’interprétation heideggérienne de la définition d’Aristote, déjà complexe en soi, est encore plus subtile que l’on ne croit de prime abord. Heidegger, après avoir exposé le partage initial, que fait Aristote du problème du temps, en deux questions, à savoir « le temps appartient-il à l’étant ou au non étant ? » et « quelle est la nature, l’essence du temps ? »[1257], renvoie le lecteur aux versets 223 a 16 – 224 a 17 de la Physique où se trouve la réponse « positive » à la première question. Notons que, selon Heidegger, la conception du temps vulgaire naît justement à partir de l’identification du temps et de l’étant sous-la-main (première question), ce qui, comme nous l’avons vu, correspond à la définition aristotélicienne du temps. Nous sommes pourtant légèrement perturbés, en lisant le passage du Cours de 1927, par le fait que la question avançant un choix (« appartient-il à l’étant ou au non-étant ? ») recevrait une « réponse positive ». Cette réponse positive, nous demandons-nous, est-t-elle donnée à l’égard de l’appartenance ou à l’égard de la non-appartenance du temps à l’étant ? Nous pouvons considérer cette difficulté comme un accident lié au caractère particulier du « Cours ». En revanche, nous sommes perturbés sérieusement, si, en cherchant la réponse, nous allons lire la référence indiquée par Heidegger. En effet, remarque E. Martineau, nous ne parviendrons, « lisant et relisant ce morceau en tous sens, et la totalité du chapitre 14, à y rien trouver qui ressemble à cette réponse positive, ni même à une réponse tout court, fût-elle indirecte »[1258]. Pourquoi cette obscurité ?

 

            Cette difficulté est dédoublée par une autre. Aristote, comme le remarque bien Heidegger, se prépare à discuter des problèmes concernant le temps, donc les deux questions citées, en se débattant avec εξωτερικον λόγων, c’est-à-dire avec les apories dialectiques déjà cataloguées qui ne sont, au fond, que des « propositions de bon sens », fussent-elles exprimées philosophiquement. Seulement, comme remarque de nouveau E. Martineau, Aristote, dans son texte, se débat avec ces propositions exclusivement quant à la première question, celle qui concerne l’existence du temps. Pourquoi Aristote affronte-t-il l’approche « naturelle » du temps tout particulièrement avec le problème de son appartenance à l’étant ? C’est que, suggère E. Martineau, « sous le nome de εξωτερικοι λόγοι, Aristote fait lui-même allusion à quelque chose comme une conception vulgaire du temps » qui n’a rien à voir avec sa propre conception du temps qu’il élabore par la suite[1259]. Le phénomène du temps est donc distingué par Aristote de la conception de l’être à la façon des εξωτερικοι λόγοι. La question de l’appartenance ou de la non-appartenance du temps à l’étant est problématisée par Aristote de telle manière, que celui-ci prend justement des distances avec le sens commun, tout en thématisant l’approche de ce dernier (conception vulgaire) et tout en laissant, pour le moment, sa propre réponse en suspens. « Il semble imprudent, comme c’est pourtant l’usage courant, de verser au dossier de la ‘conception d’Aristote’ une aporétique du ‘mode d’être’ qui, en réalité, n’a point d’autre destination que de thématiser l’approche naturelle, donc pré-philosophique, du temps tel qu’il se présente dans l’ ‘expérience’ la plus courante, avec son obscure clarté ou son obscurité, si j’ose dire, la plus évidente (217 b 33) »[1260]. Pourtant, qui peut nier que les analyses aristotéliciennes de « l’essence » du temps ne soit pas affectées par des catégories vulgaires, comme ne cesse de le montrer Heidegger ? Comment comprendre cette dualité de la démarche d’Aristote ? Continuons en gardant ces interrogations à l’esprit.

 

            Si Aristote formule à sa manière la conception vulgaire du temps à partir de l’interrogation sur l’existence du temps et s’il prend ses distances avec cette conception, alors la question de sa propre conception du temps et de ses rapports à l’être ne devient que plus insistante. Puisque Aristote laisse ouverte cette question lors de l’interrogation sur le « mode d’être » du temps, il semble chercher la réponse en étudiant le deuxième volet du programme initial qui portait sur l’essence du temps. En effet, le problème du « mode d’être » semble être inclus désormais dans la recherche de « l’essence ». Heidegger thématise « à son tour, et en grande partie à son insu, cette confusion » plutôt « qu’il ne la dissipe et ne l’élucide »[1261]. Au sein de cette confusion de deux questions initiales, la lumière sur l’existence du temps est donnée à partir de « cette vérité première : le temps est quelque chose de mouvement »[1262]. En explicitant cette vérité aristotélicienne à partir du terme ακολουθία, « faire escorte » (ist im Gefolge), Heidegger aboutit à un étrange renversement des termes : là où Aristote affirme explicitement que « le temps fait escorte au mouvement », Heidegger (tout en interprétant Aristote !) , arrive à l’affirmation selon laquelle « dans le temps, le mouvement (ou le repos) est co-pensé », ce qui revient à dire, comme remarque E. Martineau, que « le mouvement fait escorte au temps »[1263]. Afin d’expliquer la suivie du mouvement par le temps, Aristote introduit le concept de « l’âme ». L’interprétation heideggérienne qui renverse les termes s’avère dès lors pénétrante, dans ce sens qu’elle accorde à « l’âme » aristotélicienne les traits du Dasein dépassant tout clivage sujet / objet : le mouvement n’est pas une entité objective qui donnerait lieu, grâce à une présence subjective, au temps ; ce qui est de prime abord, c’est plutôt l’âme (Dasein) temporelle inséparable du mouvement. Ainsi Heidegger arrive à faire surgir cet « impensé » d’Aristote qui est pourtant profondément véridique[1264].

 

            Or, pourquoi cet « impensé » ? Pourquoi Aristote, après avoir entrevu un lien entre le mouvement, l’âme et le temps, comprend-il ce lien selon les catégories « vulgaires » qu’il avait pourtant rejetées au début du traité[1265] ? En répondant à cette question, nous pouvons exprimer l’essentiel de la démarche d’Aristote dans l’interprétation heideggérienne. Aristote aborde le problème du temps en cherchant une sorte de « manifesteté » (φανερόν) première du temps, «manifesteté » qui serait encore non affectée par le mode déjà scolarisé et sclérosé des εξωτερικοι λόγοι. Autrement dit, Aristote tente de poser la question du « mode d’être » du temps par-delà le clivage de l’appartenance ou de la non-appartenance du temps à ce genre d’existence qui se révèle comme être-sous-la-main. En posant le problème du temps, Aristote saisit donc quelque chose qui dépasse la conception de l’être à l’instar de l’étant sous-la-main. Seulement, cette « manifesteté » ne pouvant être thématisée (car : « où est l’ ‘apérité’ de l’étant ‘chronique’ ? Nulle part »[1266]), il concède que « le propre du temps, c’est ne se di-vulguer (et non pas : se manifester) qu’en se vulgarisant, en se publiant »[1267]. Dès lors, afin de chercher (mais non trouver) le temps propre, il faut représenter et comprendre le temps vulgaire, ce que fait Aristote tout au long de son traité. C’est pourquoi la conception profonde du temps d’Aristote est nécessairement cachée sous l’exposé brillant du temps vulgaire, faute de mieux[1268]. Heidegger, en conséquent, ne peut que maintenir l’obscurité quant au « mode d’être » du temps conçu par Aristote, tout en renvoyant à l’étude approfondie de sa « nature ». C’est uniquement au bout de cette étude du temps vulgaire que le concept du temps originaire peut apparaître : cette stratégie doit être appliquée non seulement à Aristote, mais à tout penseur qui appartient à la métaphysique. Si Sein und Zeit a montré la conception vulgaire du temps comme découlant du temps originaire, les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie tente le chemin à rebours en remontant du temps vulgaire au temps originaire.

 

 

b) Les traits du temps conçu vulgairement

 

Comme trait essentiel de l’intra-temporalité, nous avons souligné la significativité (Bedeutsamkeit), laquelle est déterminée par la structure « maintenant que… » (databilité, Datierbarkeit), par inclusion (présence) herméneutique de l’étant au sein du monde (du temps) du Dasein : c’est le temps pour… cet étant, ou plutôt : pour ce monde. Une sorte de temps qualitatif, un καιρός, concentré dans l’instant ek-statique (Augenblick). Le temps conçu vulgairement ne contient pas de dimension qualitative, les instants s’y succèdent de façon homogène, sans référence ek-statique à un monde. Ils se suivent « l’un-après-l’autre »[1269] sans que le moment passé signifie un surgissement inlassable du déjà (être-jeté), sans que le moment futur soit déterminé par la mort : « La constitution ekstatico-horizontale de la temporalité, où se fondent la databilité et la significativité des maintenant est nivelée »[1270]. Ayant pour cause la projection sur lui du « mode d’être » de l’à-portée-de-la-main et du sous-la-main, le maintenant est traité comme un étant à côté des autres étants, comme une sorte d’accompagnateur extérieur de ceux-ci exemplifié dans l’horloge : « L’étant fait encontre et aussi le maintenant »[1271].

 

            Dans cette perspective, la tension qualitative propre à la temporalité ek-statique, c’est-à-dire propre au Dasein qui est tendu entre-les-deux, mortifié déjà et jeté toujours inlassablement (Erstreckung), est recouverte par une continuité constante dans la direction du futur et dans la direction du passé : « Que dans tout maintenant, si momentané soit-il, ce soit à chaque fois déjà maintenant, cela doit être conçu à partir de cet encore ‘plus ancien’ dont tout maintenant provient. […] Tout dernier maintenant est, en tant que maintenant, à chaque fois toujours déjà un aussitôt-ne-plus, donc du temps au sens du maintenant-ne-plus, du passé ; et tout premier instant est un à-l’instant-pas-encore, donc du temps au sens du maintenant-pas-encore, de l’ ‘avenir’. Le temps, par suite, est sans fin ‘de deux côtés’»[1272]. C’est ainsi qu’à partir de la conception vulgaire du temps naît la conception du « temps infini ». La temporalité originaire, elle, se caractérisait justement par sa finitude radicale, laquelle définissait d’ailleurs la continuité du temps comme tension.

 

 

L’enracinement de la conception vulgaire du temps dans le temps originaire

 

            Nonobstant ces différences entre le temps conçu vulgairement et le temps originaire, différences qui couvrent de prime abord toute similitude, Heidegger souligne l’enracinement de la conception vulgaire du temps dans la temporalité originaire : « Mais où se fonde ce nivellement du temps du monde et ce recouvrement de la temporalité ? Réponse : dans l’être du Dasein lui-même »[1273]. Cet enracinement suit le schème de l’enracinement de l’inauthenticité dans l’authenticité, de la déchéance dans l’être-jeté, ou encore de la fuite devant la mort dans l’être-vers-la-mort : autant de façons pour dire le même procès. La fuite devant la mort, telle qu’elle s’exprime dans la compréhension vulgaire du Dasein, présentifie le temps comme « jusqu’à la fin, ‘on a encore le temps’ »[1274], de telle manière que la mort elle-même est esquivée par une infinité d’instants se multipliant sans cesse, qui la précéderait. Cette multiplication n’aurait cependant pas eu lieu, si une sorte d’énigme de notre Dasein n’était pas présente dans nos horizons, énigme qui nous fait dire : « le temps passe », au lieu de : « le temps naît ». Avec cette expression, qui accompagne pourtant à chaque pas la conception vulgaire du temps, s’insinue, en effet, dans celle-ci, en la fondant par ailleurs, le fait que « le temps ne peut être retenu »[1275]. Or, ce fait, avec sa volonté quasi non dissimulée de retenir le temps, avec la reconnaissance avouée de l’impossibilité de cette retenue, est « le reflet public de l’avenance finie de la temporalité du Dasein »[1276]. Dire « le temps passe » en regardant nos horloges, c’est avouer un phénomène énigmatique que nous ne maîtrisons pas, alors même que, dans notre vulgarité, nous maîtrisons le temps de bout en bout en le mesurant par ces mêmes horloges. Cette maîtrise n’aurait pas de raison d’être sans la non-maîtrise mortifiante, sans la nécessité de fuir cette dernière.

d) Remonter de la conception vulgaire du temps au temps originaire

 

            Si Sein und Zeit met en relief la conception vulgaire du temps à partir de la temporalité originaire dans la mesure de la déchéance de celle-ci, Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie fait le chemin inverse[1277] : « Il s’agit d’accéder, par et à travers la compréhension vulgaire du temps, à la temporalité dans laquelle la constitution d’être du Dasein s’enracine »[1278]. Dans le contexte de la destruction de la pensée aristotélicienne, on peut donc affirmer que Heidegger entreprend de réaliser le projet initial, « impensé », d’Aristote quant au problème du temps : « Peut-être que la définition aristotélicienne du temps […] se borne à mettre en lumière l’étroite connexion du phénomène du temps selon Aristote, c’est-à-dire du temps dans sa compréhension vulgaire, avec le temps originel »[1279]. Cette connexion est un renvoi, à partir de la compréhension vulgaire du temps, à la temporalité originaire, « ce qui a pour conséquence que la définition aristotélicienne du temps n’est que le point de départ de l’interprétation du temps »[1280]. Obtenu par la description du temps tel qu’il se révèle à partir de l’usage de l’horloge, ce départ consiste en un approfondissement du sens de cet usage. Cet approfondissement n’a pas lieu par le biais d’une interrogation abstraite sur ce qu’est l’usage de l’horloge, mais par une observation phénoménologique de ce qui se passe quand nous consultons nos montres. A partir de cette observation, nous constatons d’emblée que l’usage de l’horloge nous renvoie à chaque fois à un « temps pour… » : il est deux heures moins le quart, j’ai encore du temps pour telle ou telle chose. Cette structure du « maintenant pour… » qui apparaît lors de l’usage spontané de nos montres, ne présente pas le maintenant comme quelque chose de présent-subsistant, comme un étant à côté de cet étant auquel il nous renvoie. Le maintenant s’efface devant ce qu’il accompagne pourtant à chaque fois. Cette structure de connexion du maintenant effacé (non présent-subsistant) avec l’étant mondain, c’est l’intra-temporalité, c’est le Dasein qui s’exprime dans son être lequel exprime l’être de tel et tel étant dans le monde. « Je me mets en mouvement dans la compréhension-du-maintenant et je suis à proprement parler auprès de ce dont il est temps et de ce pour quoi je détermine le temps »[1281]. Comme dans Sein und Zeit, Heidegger nomme la présentification ce comportement du Dasein à l’égard de l’étant (das Gegenwärtigen von etwas)[1282].

 

            Or, à partir de l’intra-temporalité ainsi découverte, nous pouvons remontrer jusqu’à la temporalité originaire. C’est que le « jadis », mot que nous disons à côté du mot « maintenant », s’enracine dans le comportement de « retenir », et le « ensuite » dans le comportement d’« être-en-attente ». Encore plus, ce « retenir » et cet « être-en-attente » se révèlent dans leur « cohésion interne », laquelle renvoie à une unité plus originelle. En effet, ces comportements se développent toujours sous le mode de la présentification unifiante : telle est l’essence de l’intra-temporalité. Avec la dimension qualitative de la significativité propre à la databilité que nous retrouvons dans l’intra-temporalité, en passant par le caractère de l’étirement, Heidegger montre comment ces comportements s’avèrent être les expressions ontologiques de l’avoir-toujours-déjà-été et de l’advenir-à-soi-même du Dasein, de l’être-jeté et de l’être-vers-la-mort, unis à leur tour dans un fondement commun qui est le temps originaire ek-statique[1283]. « Celui-ci doit fournir l’horizon de la compréhension de l’être en général »[1284]. A ce stade, nous retrouvons les mêmes difficultés qui ont déterminé l’interruption de Sein und Zeit. Or, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie constituent la première étape de la recherche de la solution de ces difficultés. Nous présenterons cette étape dans le chapitre suivant.

 

e) L’interrogation sur la conception heideggérienne du temps et saint Thomas d’Aquin

 

            A la fin des analyses portant sur la conception heideggérienne du temps, nous devons nous demander si, et dans quelle mesure, cette conception convient à l’idée du temps qu’a élaborée saint Thomas d’Aquin. A-t-il perçu le temps à l’instar du mode d’être de l’étant-subsistant ? Qu’en est-il, dans sa pensée, du privilège du temps présent ? En quoi sa compréhension diffère-t-elle de celle d’Aristote ?

 

            Notre étude de la pensée thomasienne sur le temps (chapitre II) fournit la base de la recherche des réponses à ces questions. La communauté d’être de l’âme, du mouvement et du temps, déterminée par le vécu face à l’instance de la création continue ex nihilo, exige de dépasser la compréhension du temps à partir des « maintenant » des horloges, malgré le fait que, incontestablement, Thomas d’Aquin a repris la définition aristotélicienne. Mais la profondeur de la pensée thomasienne du temps ne se révélera qu’à partir des analyses plus poussées de l’idée de la finitude dans la philosophie de saint Thomas.

 

           Nous verrons que le rapport entre la finitude humaine et l’éternité, tel qu’il est conçu par saint Thomas, n’est pas sans commune mesure avec l’idée de la transcendance et de la finitude pensées par Heidegger. Ce rapprochement ne pouvait pas être accepté par Heidegger lui-même. Afin de comprendre cette attitude de l’auteur de Sein und Zeit, nous devons analyser son rapport à la scolastique et sa perception du concept d’éternité dans les années 1919 – 1930.        

 

V. Le rapport de Heidegger à la scolastique et au concept d’éternité dans les années 1920

 

            Nos analyses du concept heideggérien de temps élaboré dans le cadre du projet de Sein und Zeit ont soulevé quelques problèmes essentiels, notamment celui du rapport de Heidegger à des penseurs du passé, saint Augustin et Aristote en particulier, et celui de l’unité du temps, laissé irrésolu dans le maître-livre. Avant d’étudier la réflexion que Heidegger entame sur ce dernier problème à la fin des années 1920, nous devons esquisser son rapport à la pensée scolastique et au concept d’éternité dans les années 1919-1930. Nous avons déjà analysé l’attitude de Heidegger à l’égard de la scolastique avant 1919, attitude suivant laquelle le concept d’éternité avait été progressivement relégué hors du champ de recherche proprement philosophique. Les années ultérieures ne changent principalement rien dans cette attitude. L’interprétation que Heidegger fait de la pensée scolastique s’approfondit néanmoins dans la mesure où elle est intégrée dans la conception plus vaste qu’élabore Heidegger, à cette époque, du processus historique de la pensée. Cette interprétation est donc une figure de la « destruction » de la pensée métaphysique. Pour l’exposer, nous reviendrons donc à certains Cours que Heidegger a dispensé à la fin des années 1910 et au début des années 1920, ainsi qu’à l’écrit Natorp Bericht, avant de nous focaliser sur la présence de la réflexion des scolastiques dans Sein und Zeit et, surtout, sur l’interprétation magistrale de cette réflexion dans le Cours de 1927 Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie. Nous clôturerons ce chapitre avec l’analyse du début de la conférence Vom Wesen der Wahrheit, donnée en 1930, où Heidegger analyse la conception médiévale de la vérité en fonction de sa propre conception et où, par ailleurs, il accomplit le virage de la « vérité du Dasein » à la « vérité de l’être », virage qui inaugure une nouvelle étape de sa réflexion.

 

1. Heidegger et la pensée scolastique entre 1919 et 1930

 

a) La nécessité de la « destruktion » de la scolastique

 

α) De la mystique médiévale à la vie facticielle

 

            En préparant, en 1918, un Cours sur Les fondements philosophiques de la mystique médiévale[1285], Heidegger se donne comme tâche de penser phénoménologiquement la conscience religieuse, ce qui veut dire : capter le mouvement originaire de cette conscience. C’est justement un tel projet que le « système du catholicisme » n’a pas su honorer. Nous avons déjà analysé la rupture de Heidegger avec ce « système ». En 1918, Heidegger se considère encore comme un penseur capable de contourner en quelque sorte le « maquis dogmatique »[1286] du phénomène originaire de la religion pour mettre en lumière son sens profond, sa donation originaire, sa facticité. Ce « maquis », c’est-à-dire la domination du « théorique » sur le « vécu », aurait son origine dans la scolastique médiévale. C’est toutefois auprès des penseurs religieux du Moyen Âge, comme Maître Eckhart, saint Bernard, Thérèse d’Avila, que Heidegger cherche la lumière authentique sur le phénomène religieux. Cette double attitude envers le même processus, envers la pensée médiévale en l’occurrence, annonce déjà ce que Heidegger appellera bientôt la « destruction » de la pensée historique. Le philosophe constate, en effet, que la même tradition apparemment homogène, à savoir la tradition catholique, englobe deux tendances opposées : la scolastique et la mystique[1287]. C’est donc au sein du même système qu’il s’agit à la fois de chercher le vécu originaire du phénomène et de constater son étouffement par des diverses interprétations contemporaines à ce même vécu.   

 

            Ce Cours n’a pas été dispensé, car Heidegger a brusquement changé de projet. En effet, après avoir découvert, sans doute grâce à la lecture de Schleiermacher, au sein du phénomène religieux, une sorte d’influx originel, qui se traduit aussitôt par une unité vécue intérieure (« abandon / reconduction »)[1288], Heidegger saisit un principe même de la vitalité du sujet : la notion de « vie facticielle » est née. Le nouveau Cours, intitulé Problèmes fondamentaux de phénoménologie, est concentré sur la problématique de la facticité comme telle. La recherche sur la mystique médiévale comme lieu du phénomène religieux est abandonnée, même si la référence à certains textes religieux, ceux du Nouveau Testament en particulier, est maintenue, ce qui aboutit à des déclarations comme : « La religiosité chrétienne vit la temporalité comme telle »[1289]. A la fin des années 1910, Heidegger réalise donc un double abandon : d’abord, celui du système catholique, afin d’acquérir la liberté de réflexion sur le phénomène religieux originaire (mystique médiévale), ensuite, celui de ce dernier afin de penser le phénomène originaire tout court (vie facticielle), même si la religion demeure le lieu de prédilection de celui-ci[1290]. L’approfondissement du concept de facticité coïncide, comme nous l’avons montré, avec le retour à la tradition métaphysique de la pensée (« retour en arrière », rücklaüfig), avec la mise en lumière du mouvement originaire de la pensée historique lequel porte déjà en lui un éloignement de lui-même. La recherche de cette double tendance, Destruktion, constitue la méthode de lecture de toute tradition philosophique. Nous avons vu comment Heidegger applique cette méthode à la pensée de saint Augustin et d’Aristote. Dans une moindre mesure, il appelle à la nécessité de la « destruction » de la scolastique.

 

β) L’émancipation de la philosophie d’Aristote des interprétations scolastiques

 comme  cadre de la « destruction » de la philosophie médiévale

 

 

            Toute tradition philosophique, dans la mesure où elle porte en elle le mouvement facticiel, doit être interprétée à la fois dans son élément propre et authentique, celui de sa donation originaire, et dans son moment de déchéance. Le Natorp Bericht dit : « L’idée de facticité implique que c’est seulement la facticité particulière – au sens originel du terme : la facticité propre – celle qui est propre et particulière à une époque et à une génération qui est l’objet authentique de la recherche. En raison de son inclination à la déchéance, la vie facticielle vit le plus souvent dans l’inauthentique, c’est-à-dire dans ce qui est transmis et reçu, dans ce qui lui est imposé et qu’elle fait sien médiocrement »[1291]. La recherche sur le « propre » de l’époque médiévale – sur sa mystique – étant abandonnée dès 1919 au moins dans l’enseignement officiel de Heidegger[1292], c’est plutôt sa facette déchue – la scolastique – qui occupe l’attention du philosophe. Une telle dissociation de la mystique et de la scolastique, lors de l’étude du phénomène de la pensée médiévale, peut susciter quelques objections. Celles-ci peuvent être formulées tant en fonction des caractéristiques propres à l’époque du Moyen-Âge (nous y reviendrons), que relativement au concept même de la facticité heideggérienne, lequel exige d’analyser une tradition simultanément dans son élément authentique et dans sa déchéance. Nulle part Heidegger ne semble envisager ces objections. A cette époque, en effet, il se représente la philosophie scolastique sous un angle particulier : à partir de son interlocuteur principal qui est Aristote, dont il considère la pensée comme la clé de la métaphysique occidentale dans son ensemble, comme ne cesse de le suggérer le Natorp Bericht. C’est donc la « destruction » d’Aristote qui est l’objet essentiel de la recherche heideggérienne. Nous avons analysé l’interprétation que Heidegger donne à la philosophie d’Aristote, comment il trouve dans celle-ci sa facticité propre, la compréhension de l’être comme mouvement et comme vie, dans leur caractère temporel, et comment il dévoile sa déchéance, l’explication de l’ουσία comme présence constante et de la ζωή comme σοφία immuable. La philosophie scolastique est traitée par Heidegger exclusivement comme une aggravation de la déchéance aristotélicienne. L’idée scolastique de l’homme, malgré son enracinement dans le « Dasein vivant » qui reste impensé par les miédiévaux, « trouve son fondement dans la ‘Physique’, la ‘Psychologie’, l’ ‘Ethique’ et l’ ‘Ontologie’ aristotéliciennes »[1293]. Ainsi la scolastique se fige en un système, comme le manifeste « l’édifice doctrinal » d’un Thomas d’Aquin[1294], ce qui est contraire à la philosophie facticielle et authentique, encore présente chez Aristote. Il est vrai que, puisque même dans une philosophie inauthentique un élément authentique se maintient toujours[1295], on peut déceler dans la pensée scolastique des traces vivantes de son origine facticielle. Ainsi le concept de monde de Thomas d’Aquin, bien qu’il soit globalement sclérosé dans une conception de « la totalité du créé », de « universitas creaturarum », porte encore une signification de « saeculum », celle des « pensées du siècle », d’un état dynamique de l’ensemble, ce qui renvoie, à travers saint Augustin, aux écrits johanniques et pauliniens et donc à la facticité propre de la pensée chrétienne[1296]. Dans le Cours de 1923 Ontologie (Hermeneutik der Faktizität), Heidegger désigne encore chez saint Thomas une possibilité d’interpréter le « soi » de l’homme en termes de facticité[1297]. L’idée des analyses de la philosophie médiévale qui permettraient de détecter les « expériences philosophiques fondamentales qui la motivent », est suggérée aussi dans le Natorp Bericht[1298].

 

            Nulle part pourtant, Heidegger n’entreprend ce genre d’analyses qui relèveraient un côté « positif » de la pensée scolastique et le mouvement « authentique » de son philosopher. L’enseignement de Heidegger à propos des médiévaux se résume le plus souvent à l’idée selon laquelle la scolastique ne serait qu’une longue étape d’« incubation » de la philosophie moderne. Or, cette dernière « se meut en grande partie de manière impropre dans une conceptualité grecque »[1299]. La scolastique serait donc cette appropriation « impropre » de la pensée d’Aristote qui aurait occulté définitivement sa vérité authentique. C’est elle qui a élaboré le concept de vérité comme adaequatio[1300] et celui de λόγος comme «jugement valide »[1301], absents chez Aristote, mais déterminants pour la philosophie moderne. Le sens d’être qui perd sa force facticielle et originaire « déjà pour Aristote lui-même sous le poids de l’ontologie élaborée, […] décline au cours du développement ultérieur de l’enquête ontologique », c’est-à-dire pendant la période médiévale, « dans la médiocrité indéterminée de la signification de réalité, d’effectivité »[1302]. La scolastique se constitue à partir de l’aristotélisme déchu et, comme par un mouvement de ricochet,  réélabore à son tour la philosophie d’Aristote dans des catégories grossières, impropres au penseur grec, en les transmettant à ses héritiers modernes[1303]. « La théologie chrétienne, la ‘spéculation’ philosophique qui subit son influence, tout comme l’anthropologie qui l’accompagne dans des contextes de ce genre, s’expriment dans des catégories d’emprunt, étrangères à leur propre champ ontologique »[1304]. Dans les années 20, Heidegger interprète la scolastique exclusivement à partir du cadre qu’il s’est donné, celui de l’émancipation de la pensée d’Aristote par rapport aux interprétations scolastiques et néo-scolastiques[1305]. C’est dans ce cadre, par ailleurs, que le concept de première importance, celui d’intentionnalité peut être mis en lumière[1306]. Heidegger n’ignore pas que Husserl a repris ce concept du néo-scolastique Brentano lequel en avait hérité à son tour des penseurs médiévaux[1307]. Jamais pourtant il n’analyse ce concept en le confrontant directement avec la pensée médiévale[1308]. La scolastique ne pourra jamais, chez Heidegger, se débarrasser du statut éphémère de « médiateur » entre l’Antiquité et la philosophie moderne.

 

γ) La philosophie scolastique comme figure de l’interprétation

de l’être en tant que présence constante

 

 

            Interprétée dans cette perspective, la philosophie scolastique se présente comme une figure génératrice de la compréhension de l’être en tant que présence-subsistante dans son caractère temporal de présence constante. La primauté de la σοφία sur la φρόνησις, qu’Aristote affirme au moment de la déchéance de sa philosophie, devient une base de la réflexion chez les scolastiques. L’attitude théorétique qui cherche la lumière de la raison, comprise comme idéal de la lumière des yeux, du « plaisir de voir », thématisée par saint Augustin comme la fruitio Dei[1309], est l’attitude autour de laquelle les médiévaux auraient organisé leur pensée au détriment de tout autre mode de vie, telle une vie effective en particulier[1310]. Cette attitude ne ferait que renforcer un autre moment de déchéance de la philosophie aristotélicienne, celui de l’élimination du mouvement dans l’être. L’idéal de la contemplation serait immobile. Tout le mouvant serait éloigné, par définition, de l’idéal recherché. L’opposition entre l’éternité et le temps est ainsi établite comme opposition entre le parfait et l’imparfait, entre la présence constante, nunc stans, et le mouvement instable, nunc fluens. L’être parfait est la présence constante existant sous espèce de la divinité. C’est pourquoi l’axe des recherches des scolastiques est la figure du Dieu immuable qui est la source de toute jouissance véritable : summum bonum. Ici, la divinité, en tant que bonum, entre dans un système de valeurs organisé par la raison et peut être comparé en tant que summum, à une autre chose, comme s’ils avaient une commune mesure[1311]. L’être des choses est parfait, c’est-à-dire bon, dans la mesure où il se rapproche de l’immutabilité de l’être divin : l’être est la présence constante, ce qui peut être-constamment-sous-les-yeux. Pour cette raison, les philosophes scolastiques avaient les yeux voilés face au phénomène originaire de temps, selon Heidegger.

 

            Heidegger voit la raison de cette compréhension scolastique de l’être, entamée déjà par Aristote, dans l’incapacité de remonter au-delà des causes de l’être des étants, causes qui sont à leur tour comme sont des étants. En effet, pour saisir la « cause » de ce qui est, il faut remonter au-delà du mode d’être des étants. C’est précisément cette remontée qu’Aristote a abandonnée à mi-chemin. Sa science de l’être n’était dès lors que la science des étants. Elle fut « emplie de contradictions dans la mesure où les causes [de l’être de l’étant] sont toujours prises comme de l’étant. L’être est ainsi réduit à l’étant ; il en va bien ainsi chez Aristote, et encore plus dans la Scolastique »[1312]. Nous verrons ultérieurement comment Heidegger se prête à accomplir lui-même la tâche abandonnée par Aristote, moyennant sa conception du temps transcendantal. Il serait pourtant difficile de ratifier le jugement que Heidegger porte à l’égard de la scolastique, puisque, contrairement à la réduction aristotélicienne du mode d’être des causes de l’étant au mode d’être de l’étant lui-même, saint Thomas parle de l’être comme l’actus actuum, ce qui interdit justement toute représentation de l’être sous espèce de l’étant.

 

 

δ) La scolastique dans Sein und Zeit

 

 

            Le maître-livre est avare en affirmations concernant la pensée scolastique : la philosophie d’Aristote, de saint Augustin, de Descartes, y occupe une place beaucoup plus importante. Cette reticence est sans doute liée au fait que Heidegger avait projeté la deuxième partie de Sein und Zeit dont l’objet aurait été justement la destruction de l’histoire de l’ontologie traditionnelle. Dans la deuxième section de cette partie Heidegger aurait analysé « le soubassement ontologique du ‘cogito sum’ de Descartes et la reprise de l’ontologie médiévale dans la problématique de la ‘res cogitans’ »[1313]. Nous voyons pourtant, à partir de cette déclaration programmatique, une raison encore plus profonde de la négligence heideggérienne de la pensée scolastique dans Sein und Zeit : celle-ci n’est envisagée que dans le cadre de la philosophie de Descartes, comme si elle ne constituait, dans l’histoire de l’ontologie, qu’un passage de la philosophie antique à la philosophie moderne. En effet, la scolastique médiévale, d’un côté, se coupe de ses propres racines grecques vivantes (du mouvement facticiel de la pensée), de l’autre, elle systématise « dogmatiquement », selon une certaine idée arrêtée de la raison et de l’être des étants, les données de la philosophie antique. Le représentant sommaire de cette systématisation scolastique est Suarez. C’est à travers lui que les Modernes, Descartes, Kant, Hegel, restent encore déterminés par la pensée scolastique, ou plutôt par la médiation médiocre que cette dernière forme à l’égard de l’ontologie matrice des Grecs[1314].

 

            Dans le Cours de 1927, Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Heidegger réalise dans une certaine mesure le projet de la seconde partie de Sein und Zeit. La destruction de la philosophie scolastique y trouve son expression la plus systématique. Avant d’entrer dans ces analyses, relevons les affirmations relatives à la scolastique dans la partie publiée de Sein und Zeit, ce qui permettra de récapituler l’enseignement antérieur de Heidegger à son sujet.

 

            Sans surprise, Heidegger inscrit la pensée scolastique dans un schéma, celui de l’oubli de l’être, lequel a pour but d’expliquer l’histoire de l’ontologie traditionnelle dans son ensemble. La scolastique n’est qu’une variation « de décalages et de ‘repeints’ » du problème de l’être saisi par les Grecs[1315]. Heidegger cite un passage de saint Thomas d’Aquin en l’interprétant comme un exemple d’un des trois « préjugés » qui forment un voile au questionnement ontologique authentique : « Illud quod primo cadit sub apprehensione est ens, cujus intellectus includitur in omnibus, quaecumque quis apprehendit »[1316]. Ce préjugé est celui de la « généralité » de l’être considérée par des médiévaux comme celle des transcendantaux qui se situent au-delà de tout genre. A partir de cet « au-delà de genre », le problème de l’être aurait pu être posé « sur une base neuve quant à ses principes »[1317]. En effet, la signification d’analogie aurait permis une éventualité d’envisager un sens de l’être qui ne se limiterait pas à l’étant[1318]. Seulement, Aristote déjà, et les scolastiques davantage, n’auraient eu aucun moyen de comprendre avec la profondeur nécessaire ce que signifie cet « au-delà » de l’être, le transcendens véritable : « L’ontologie médiévale, surtout dans les courants thomistes et scotistes, a multiplié les discussions sur ce problème sans arriver à en clarifier les principes »[1319]. Cette multiplication des discussions au sujet de l’être fondamentalement non-compris, n’était qu’une facette de la réduction de l’être à l’étant.

 

            C’est avec cette réduction que l’être devient objet de la science, laquelle cherche à comprendre selon le modèle de la compréhension de l’étant présent là-devant, qui cherche donc à « voir » : « La tradition de la philosophie est, depuis son commencement, orientée de façon privilégiée sur le ‘voir’ comme genre d’accès à l’étant et à l’être »[1320]. La science scolastique de l’être n’est qu’un exemple de cette ontologie. Orientée sur le « voir » plutôt que sur l’ « entendre » (§ 31), elle omet le mode d’être exceptionnel du Dasein dont l’essence consiste justement dans l’interrogation sur l’être. En effet, poser la question de l’être à l’instar de la question que l’on pose sur l’étant là-devant, comme objet de « voir », c’est comprendre celui qui pose la question, le Dasein, comme un étant parmi les autres, comme un étant « là-devant »[1321], comme l’homme avec une âme raisonnable. C’est avec cette manière de poser le problème ontologique que s’enracine les clivages traditionnels d’intériorité / extériorité, de sujet / objet lesquels voilent par contrecoup et définitivement le sens ontologique du Dasein[1322]. L’omission de ce sens est un trait caractéristique de l’ontologie médiévale, même si Thomas d’Aquin, en reprenant le célèbre adage d’Aristote : η ψυχη τα όντα πως εστιν[1323], a entrevu la primauté dont jouit le Dasein sur tout autre étant, et il l’a entrevu de la manière qui « n’a manifestement rien de commun avec une piètre subjectivation de tout de l’étant »[1324]. Seulement, n’ayant pas les moyens d’expliquer ontologiquement le problème de la transcendance qu’annonce pourtant sa théorie des transcendantaux, saint Thomas a laissé son idée de anima est quodammodo omnia « ontologiquement non clarifiée »[1325].

 

            Au lieu de tenter une telle clarification ontologique, l’Aquinate aurait organisé sa réflexion autour de l’idée de l’être en tant qu’« être-sous-les-yeux », en tant que présence constante, idée formée solidement et transmise aux médiévaux par saint Augustin[1326]. La doctrine elle-même des transcendantaux de saint Thomas aurait été orientée sur cette idée. L’ens comme présence constante est summum bonum : cette orientation a trouvé son achèvement final dans les commentaires de Cajetan et chez Suarez. Dans le § 20, Heidegger montre comment Descartes s’approprie, en esquivant définitivement le sens analogique du mot être[1327], la réflexion des scolastiques. C’est en s’appuyant sur les scolastiques qu’il élabore sa conception de l’être comme substantia, qu’il partage la totalité de l’être en ens creatum et ens increatum, où Dieu en tant que l’ens perfectissimum représente la substantia dans sa perfection ultime caractérisée « par une absence de besoin »[1328]. C’est cette absence de la nihilité[1329] qui a défini la conception scolastique de l’être, son bonum, sa stabilité sommaire, et qui a fasciné Descartes.     

 

            Or, l’être étant non seulement bonum, mais aussi verum, l’orientation de la doctrine des transcendantaux sur l’idée de l’être comme présence constante, comme ce qui doit être « vu » en tant qu’immuable, n’a pu qu’aboutir à l’absolutisation de la conceptualité scientifique qui satisfait à l’exigence de l’immutabilité, autrement dit, à la théorie de la vérité comme adaequatio dont saint Thomas fut le champion parmi les scolastiques[1330]. En générant cette théorie, une certaine interprétation de λόγος voile le sens fondamental de ce mot grec : « L’histoire de la signification qu’a prise sur le tard le mot λόγος et surtout les multiples et arbitraires interprétations qu’en a données la philosophie ultérieure ne cessent de recouvrir le sens propre de parole, pourtant si évident. Λόγος sera ‘traduit’, c’est-à-dire toujours explicité comme raison [Vernunft], jugement, concept, définition, raison [Grund], rapport »[1331]. Ces interprétations, trouvant pour essentiel leur expression canonique dans l’ adaequatio thomiste, n’est donc qu’un produit « dérivé » du sens originaire de vérité, produit projeté par contrecoup sur la philosophie d’Aristote[1332]. Nous reviendrons ultérieurement sur l’interprétation heideggérienne de la conception médiévale de vérité, lorsque nous analyserons la conférence Vom Wesen der Wahrheit. Dans Sein und Zeit, Heidegger interprète la théorie de adaequatio relativement aux écrits d’Aristote et de Kant (§ 44), ce qui ne fait que confirmer le statut médiocre qu’il accorde à la pensée des scolastiques[1333].  

 

            Il va de soi, après toutes ces remarques, que la conception scolastique de temps, pour Heidegger, s’inscrit entièrement dans sa version « vulgaire » inaugurée par Aristote. La manière d’envisager le temps à l’instar de l’étant là-devant, comme objet de mesure et de calcul, en l’inscrivant dans le clivage subjectivité / objectivité, affecte l’ensemble de l’histoire de la philosophie et il n’y a aucne raison que les médiévaux fassent exception : « Toute explication postérieure du concept de temps s’en tient fondamentalement à la définition aristotélicienne, car elle prend pour thème le temps tel qu’il se montre dans la préoccupation qui discerne »[1334]. Heidegger, en exposant la conception vulgaire du temps à la fin de l’ouvrage, n’éprouve même pas le besoin de se prononcer au sujet des philosophes scolastiques, et se limite à Platon, Aristote, saint Augustin, Kant et Hegel. Dans Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, lesquels analysent pourtant fondamentallement l’ontologie médiévale, Heidegger se contente d’une phrase laconique quant à la conception scolastique du temps : « Dans la scolastique, c’est surtout Thomas d’Aquin et Suarez qui ont traité à fond du concept de temps, et à chaque fois en liaison étroite avec la conception aristotélicienne »[1335]. En tout cas, ce rapprochement constant que fait Heidegger de saint Thomas et de Suarez détermine, de toute évidence, sa grille de lecture de la philosophie scolastique. Il ne s’agit pas, en effet, d’une simple mise en parallèle des deux penseurs scolastiques, mais plutôt de la considération de l’ensemble de la réflexion des médiévaux à partir des textes suaréziens, comme si ceux-ci constituaient l’achèvement suprême de toute une époque qui les précédait[1336]. 

 

b) La « destruction » heideggérienne de l’ontologie médiévale

dans Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie

 

 

            Les §§ 10 – 12 du Cours de 1927 (le deuxième chapitre) sont consacrés à l’ontologie médiévale. Ce chapitre est intitulé : « La thèse de l’ontologie médiévale et son origine aristotélicienne : Le ce-que-c’est (Wassein) (essentia) et l’être-subsistant (existentia) appartiennent à la constitution ontologique de l’étant »[1337]. Le titre exprime sous quel angle Heidegger envisage l’ontologie médiévale : dans son origine aristotélicienne. Le texte du Cours montrera que cette limitation de la pensée des scolastiques à la philosophie d’Aristote ne sera pas dépassée : l’ « originalité » de l’ontologie médiévale consiste essentiellement en une sorte de dégradation (« déchéance ») des concepts fondamentaux de l’ontologie grecque. Le titre annonce également de quels concepts il s’agit : essentia et existentia, ce qui signifie que le fil conducteur des analyses de l’ontologie scolastique est la célèbre distinction essentia / existentia au sein de l’étant comme tel. C’est le statut de cette distinction – s’agit-il de la distinctio realis ou plutôt sola rationis ? - chez un certain nombre des scolastiques, en particulier chez Thomas d’Aquin, Duns Scot et Suarez, qui focalise l’attention de Heidegger. Le problème s’annonce dans ces termes : s’il s’agit de la distinctio realis, comment comprendre le fait que les scolastiques se gardent bien de considérer l’existentia comme une chose réelle, puisque une telle considération en ferait une essentia et manquerait la distinction comme telle ? Mais, dans ces conditions, le statut de la distinctio en tant que realis est-il tenable ? Ne faudrait-il pas adapter une solution logiquement plus nette et penser la distinction entre l’essence et l’existence plutôt comme une distinction d’ordre rationnel ? C’est autour de cette problématique que se développe la discussion entre les scolastiques, dans la présentation heideggérienne.

 

            Cette manière de présenter le questionnement ontologique des scolastiques paraît tout à fait convenable. En effet, la distinction essentia / existentia est au cœur de la pensée thomasienne, et la métaphysique des scolastiques tardifs peut être définie en fonction de la position qu’ils prennent à l’égard de cette distinction[1338]. Néanmoins la question peut être posée de savoir si la limitation de la thèse de saint Thomas à son origine aristotélicienne permet de saisir ses traits authentiquement thomasiens. Nous verrons que cette difficulté, qui peut être considérée comme une faiblesse de la lecture de Heidegger, est à l’origine d’un autre problème : si l’originalité de la pensée de l’Aquinate n’est pas clairement analysée par rapport à celle d’Aristote, est-il légitime qu’il conduit son analyse par le biais de la métaphysique suarézienne ?

 

            Ces difficultés semblent avoir échappé à Heidegger. A notre sens, ce fait est lié à la séparation qui intervient dans sa réflexion dès la fin des années 1910, séparation entre la mystique médiévale et la philosophie scolastique. Distingués méthodologiquement, ces deux ordres étaient vécus par les médiévaux dans l’unité intime, dans l’unité de leur vie facticielle, pouvons-nous dire en abusant à peine du concept de Heidegger. C’est ce que celui-ci n’a pas su prendre en compte dans ses analyses de la philosophie médiévale. En effet, dans son projet de « destruction » de la tradition philosophique, la mystique médiévale n’occupe qu’une place éphémère : à un Maître Eckhart, absent dans les autres textes des années 1920, Heidegger ne consacre que quelques lignes dans son Cours de 1927[1339], lignes qui ne permettent pas, d’ailleurs, de discerner nettement sa position. L’évacuation de l’élan mystique au sein de la philosophie médiévale, par exemple : du vécu de l’actus actuum en tant qu’adoration chez saint Thomas, vécu déterminé par le sens de la creatio (conservatio) ex nihilo, voile, en effet, l’esprit même dans lequel les textes de l’Aquinate doivent être lus. Sans cet élan spirituel, consubstantiel aux écrits philosophiques de saint Thomas, l’organisation conceptuelle de ce dernier paraît comme un système bien grandiose et sec. C’est sans doute en tant que tel que le voyait Heidegger. Cette vision du thomisme ne pouvait, en conséquences, que se prêter naturellement à son intégration dans le processus de la « déchéance » de la pensée aristotélicienne.

 

            Cette intégration forme la toile de fond de l’interprétation heideggérienne des concepts fondamentaux de l’ontologie médiévale. A son tour, cette interprétation permet d’inscrire la philosophie scolastique dans le cadre de l’analytique existential, comme celle qui représente un moment du comportement du Dasein, celui de production : cette « destruction » de la scolastique est un des buts du Cours de 1927. Suite à cette interprétation, Heidegger peut qualifier la notion médiévale d’essentia comme quiddité, le « ce-que-c’est » (Wassein) des choses, et celle d’existentia comme l’être-subsistant, ce qui montre l’incapacité de l’ontologie médiévale à saisir le sens du Dasein et explique l’oubli de l’être propre à cette ontologie.  

 

α) Thomas d’Aquin, Duns Scot, Suarez

 

 

            Heidegger choisit ces trois noms pour faire sa présentation de l’ontologie scolastique, de la distinction essentia / existentia en l’occurrence. Pour saint Thomas, cette distinction est realis[1340], pour Duns Scot, formalis[1341], pour Suarez, solae rationis[1342]. Ce qu’il s’agit de voir, selon Heidegger, c’est que cette évolution du statut de la distinction n’est pas liée aux initiatives personnelles des penseurs, à leur choix arbitraires ou à leur compréhensions individuelles, mais elle dépend de ce qui est inscrit dans la nature même de cette distinction. Or, ce qui est inscrit dans cette distinction d’une manière basique, n’a pas été fondé par les médiévaux eux-mêmes, mais repris par eux de la tradition antérieure (grecque) « comme allant de soi »[1343]. Il s’agit d’une certaine manière de penser, manière de comprendre l’être de l’étant qui ne pouvait qu’évoluer de la considération de la distinction entre l’essence et l’existence des choses comme réelle, à sa considération comme exclusivement rationnelle, en passant par sa considération comme formelle. Autrement dit, dans la conception du realis de la distinction qui déterminait l’être de l’étant, était déjà inscrit en germe sa conception en tant que rationis. C’est la raison pour laquelle, selon Heidegger, la philosophie scolastique trouve son achèvement et son expression parfaite dans la pensée de Suarez et doit être comprise à partir de celle-ci. Cette évolution s’inscrit à son tour dans le processus plus vaste, qui s’étend d’Aristote à Descartes, et dans celui qui englobe plus encore les présocratiques et Hegel[1344]. Nous devons rester cependant à l’intérieur de la pensée scolastique. Nous voyons qu’elle contient une tendance irréversible de concevoir le réel en tant que rationnel, autrement dit, à identifier l’être de l’étant, et l’être en général, à un concept. Cette tendance qui anime déjà de façon germinale la philosophie de saint Thomas, ressort clairement chez Duns Scot et agit de toute évidence chez Suarez : « L’objet de l’ontologie générale est d’après Suarez, qui suit ici Thomas, le conceptus objectivus entis, le concept objectif de l’étant : ce qu’il y a de commun à l’étant comme tel, la signification de l’être en général et pris dans son abstraction complète, c’est-à-dire indépendamment de toute référence à un étant déterminé. Le concept d’être est selon la doctrine de la scolastique, comme d’ailleurs de la philosophie en général, la ratio abstractissima et simplicissima  »[1345]. Au fond, cette tendance ne fait que prolonger et aggraver la déchéance de la pensée d’Aristote dans la conception d’ουσία comme substantia (présence constante), objet de la σοφία. Suarez a systématisé toute la tradition ontologique issue d’Aristote en la récapitulant sous un concept général (« objectif ») de l’être : communis conceptus entis, concept qui se laisse partager en de nombreuses distinctions internes (ens infinitum / ens finitum, ens a se / ens ab alio, ens necessarium / ens contingens, ens per essentiam / ens per participationem, ens increatum / ens creatum) qui inclut le Dieu Créateur et l’étant créé dans un même système[1346].  

 

            Nous ne pouvons que réitérer nos réserves quant à l’interprétation heideggérienne de la métaphysique de l’être de saint Thomas, alors qu’elle rejoint bien nos analyses de la scolastique post-thomasienne (cf. notre chapitre III). En effet, Heidegger, en réduisant la conception thomasienne de l’esse à la conception d’Aristote et à l’interprétation de celle-ci par Suarez, autrement dit, en entendant l’esse thomasien au sens d’existentia[1347], laisse échapper une donnée majeure de la doctrine propre à saint Thomas de la distinction réelle : à savoir que l’existentia en tant qu’actus (effectivité), au sein de cette distinction, renvoie encore à l’actus de cet existentia (actus actuum), ce qui protège l’existentia de sa limitation à l’horizon de l’essentia et fonde justement pour cette raison le statut réel de la distinction. Dès lors, aucun germe vers la conception de la distinction en tant que sola rationis, c’est-à-dire vers l’inscription de l’existentia au sein de l’essentia, et, par conséquent, dans un concept univoque de l’être, ne peut être trouvé dans la pensée de saint Thomas : au contraire, le caractère réel de la distinction est fondé de telle manière qu’il interdit toute évolution vers la conception de la distinction en tant que rationnelle. Si cette évolution a eu lieu, c’est parce que ce fondement de l’existentia de l’étant par l’actus actuum n’a pas été saisi, même pas par les disciples de saint Thomas, ce qui a rendu sa position intenable et a infléchi sa doctrine dans le sens qu’analyse Heidegger. La disputatio XXXI des Disputationes metaphysicae de Suarez, texte qui interprète la position de saint Thomas et celle de Duns Scot sur la distinction en question et sur lequel s’appuie essentiellement Heidegger dans sa propre interprétation[1348], illustre justement la compréhension très limitée de la doctrine thomasienne.     

 

β) Réduction des concepts fondamentaux des scolastiques

aux conceptions des Grecs

 

 

            Le terme d’essentia, synonyme de quidditas, s’éclaire à partir de la question qui cherche à savoir ce qu’est l’étant. Ce sont les grecs qui ont donné l’orientation initiale d’une telle appréhension de l’étant, lorsqu’ils se sont demandés, à son égard : τί εστι? Aristote a apporté une précision décisive en formulant cette question ainsi : το τί ην ειναι, ce qui est passé chez les scolastiques sous la forme de quod quid erat esse. Heidegger traduit : « Ce que chaque chose était déjà selon sa réalité (Sachheit) avant d’être effectivement réalisée »[1349]. De cette manière, le terme essentia renvoie à l’idée de la chose, ειδος ou μορφή, thématisée par les médiévaux comme forma. Lorsque celle-ci est explicitement connue, elle est exprimée par la definitio, ορισμός. L’idée de la chose exprime son moment « le plus radical », comme « ce à partir de quoi toutes les propriétés et les opérations de la chose sont déterminées et esquissées par avance »[1350]. Dans ce sens, l’essentia dit la natura de l’étant, « conformément à l’usage aristotélicien du terme de φύσις »[1351]. L’essentia porte également l’une des significations de l’ουσία, qui exprime ce qui est proprement pensé lorsque l’étant est appréhendé dans son effectivité.

 

            L’effectivité de l’étant est cependant distingué de son idée et désignée par le mot existentia que les scolastiques exprimaient encore par le terme actualitas. « L’être est l’actualitas – littéralement l’effectivité (Wirklichkeit) – de chaque essence et de chaque nature, de chaque forme et de chaque nature »[1352]. L’actualitas a son origine dans le concept grec d’ενέργεια. « Une chose existe quand elle est en acte (actu), εργωι ». Ainsi l’existentia, « au sens le plus large du terme […], signifie l’être-actué, l’être-en-effet, et corrélativement l’effectivité ». Bref, les scolastiques emploient le mot existentia dans le sens de « l’être-subsistant », sens obtenu à partir de la conjonction d’ενέργεια et d’εντελέχεια[1353], qui constitue, comme nous l’avons analysé, le moment de la « déchéance » de la pensée d’Aristote.

 

            L’essentiel de l’interprétation de Heidegger réside dans les analyses du rapport entre l’essentia et l’existentia, rapport qui s’enracine, comme il est maintenant évident, dans celui entre l’ειδος et l’ενέργεια grecs. Les scolastiques appréhendent ce rapport comme un processus de fondation, comme une creatio et une creatio ex nihilo : c’est par l’actualitas que res extra causas constituitur ou que rei extra causas et nihilum sistentia. A la quiddité est rejointe l’effectivité, ce qui signifie, pour Heidegger, « que grâce à l’actualitas, ce qui est actué (effectué) devient autonome, se tient pour soi, détaché de la causation et des causes »[1354]. L’autonome dans son être, hors de prise du néant, telle est la conception de l’être-subsistant que Heidegger prête aux médiévaux : « Certes, dans la conception chrétienne, l’effectuation de l’étant est accomplie par Dieu, mais l’étant effectué est cependant, en tant que ce qui est effectué, absolument consistant pour soi, quelque chose qui est pour soi »[1355]. Heidegger s’appuie quasi exclusivement sur les textes de Suarez, car « la conception de Suarez, comme son interprétation de ses prédécesseurs, est en effet la plus appropriée à une exposition phénoménologique du problème »[1356].

 

            La conception scolastique de fondement, c’est-à-dire des causes de l’étant, ainsi que le concept de néant sont représentés exclusivement à partir des textes de Suarez et appliqués, sous cette représentation, à l’ensemble de la scolastique médiévale[1357]. Dans ce contexte, les interprétations de la distinction réelle entre l’essentia et l’existentia qu’en faisaient les thomasiens Gilles de Rome et Capreolus apparaissent comme « une représentation naïve […], selon laquelle l’effectivité est quelque chose qui est pour ainsi dire imprimé aux choses »[1358]. L’idée selon laquelle l’existentia serait quelque chose de concreatum, « quelque chose de concréé en même temps que le créé », reste « l’énigme persistante »[1359] pour les scolastiques eux-mêmes : « L’interprétation s’engage ici dans une impasse dont elle ne peut plus sortir »[1360]. Manifestement, le sens profond de cette idée reste « énigme » non seulement pour les scolastiques post-thomasiens, mais surtout pour Heidegger. En effet, celui-ci n’a jamais saisi qu’avec l’interprétation de l’existentia en tant que concreatum saint Thomas a voulu désigner un esse par-delà l’étant : si l’existentia est concreatum, c’est qu’il y a une source de l’être de l’étant (de l’existentia), un actus actuum qui ne se limite donc pas au sens d’effectivité tel que l’on trouve au sein de l’existentia de l’étant. Ainsi saint Thomas a établi un ordre de fondation par-delà celui qui s’accomplit dans la sphère propre à l’étant[1361].

 

            Ne s’apercevant pas de cette originalité thomasienne de l’interprétation de l’être comme fondement de l’étant, Heidegger comprend la création ex nihilo comme une figure de production selon les normes de la causalité ontique, comme une effectuation de l’essence à partir d’un nihilo formel qui, en quelque sorte, joue le rôle de la matière. C’est, en effet, le modèle grec de l’effectuation qui est appliqué au dogme de la création, car « en dépit d’origines différentes, l’ontologie antique, dans ses fondations comme dans ses concepts fondamentaux, était pour ainsi dire taillé sur mesure pour la conception chrétienne du monde et l’interprétation de l’étant comme ens creatum »[1362]. Dans ce modèle grec, notait déjà Heidegger dans le Cours sur les Concepts fondamentaux de la philosophie antique (1925), « fondement et cause n’étaient pas différenciés »[1363], ce qui veut dire que le problème du fondement de l’étant par l’être est élucidé moyennant l’appréhension du rapport entre les étants. « Il en va ainsi chez les Grecs, comme dans la Scolastique », affirme Heidegger en renvoyant aux Disputationes metaphysicae de Suarez[1364]. La conclusion de Heidegger est réitérée à plusieurs reprises dans Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie : « C’est cette explication ontique qui d’emblée condamne et rend impossible toute problématique ontologique »[1365], « Il est ontologiquement non pertinent, voire impossible d’interpréter, en partant [de l’acception d’actualitas et d’ενέργεια comme l’être de là-devant, maniable], l’effectivité dans son sens ontologique »[1366]. 

 

            Le Cours de 1927 tente de montrer en détails comment le problème de fondation de l’étant, c’est-à-dire le rapport essentia / existentia, qui, chez les scolastiques, se présente sous la forme de la creatio ex nihilo, est compris dans les limites de la conception grecque du fondement. Cette conception est établie sur la doctrine des quatre causes de l’étant systématisée par Aristote. Les scolastiques reprennent cette doctrine en lui appliquant le dogme chrétien de creatio, mais en restant fondamentalement dans son champ sémantique initial. L’ειδος, compris par les grecs comme « é-vidence propre » et « anticipée » en vue de la production de la chose[1367], devient forma selon laquelle la chose est créée, chez les scolastiques[1368]. L’action de produire aboutissant au produit, l’ενέργεια à l’εντελέχεια, action (ειναι) qui se fige constamment sous espèce d’ουσία comme le produit qui « se tient de lui-même pour soi », « sous-la-main », est conjointe à son tour, chez les scolastiques, à l’être de l’étant en tant que disponible, subsistant là-devant : l’existentia est ordonné à l’essentia. Le sens de l’esse reproduit celui de l’ουσία[1369]. L’action de produire l’étant est encore interprétée dans la scolastique chrétienne comme creatio lequel signifie la jonction de l’effectivité à la forma (cause efficiente), ce qui revient à cette même conception de l’être comme présence-subsistance, « au sens de quelque chose d’achevé », « délivré » et « affranchi »[1370]. Ce à partir de quoi la production peut avoir lieu – le « matériau » qui nécessairement précède toute production, selon l’exigence de la structure du comportement de la production – l’υλη[1371], a été appréhendé par les médiévaux comme materia. Et, puisque le dogme biblique de la creatio ex nihilo interdisait de reconnaître la materia comme préexistant au sens absolu, c’est le nihilo lui-même qui, en quelque sorte, a pris le relais de ce à partir de quoi (ex) l’étant est produit, comme ce avec quoi le producteur doit être préalablement en contact en produisant. Comme dira Heidegger dans sa conférence de 1929 Was ist Metaphysik ?, selon « la dogmatique chrétienne, […] si Dieu crée du Néant, il faut précisément qu’il puisse soutenir un rapport avec le Néant »[1372]. Pour cette raison, d’ailleurs, Heidegger refuse de considérer le néant de l’affirmation biblique de la creatio ex nihilo comme le Néant (Nichts) authentique, voile de l’être, car si Dieu a un rapport avec le Néant, alors soit il n’est pas Dieu infini comme suppose le christianisme, soit le Néant pris en considération n’en est pas un, car « si Dieu est Dieu, il ne peut pas connaître le Néant, s’il est vrai que l’ ‘Absolu’ exclut de soi tout manque d’être »[1373]. Puisque la scolastique affirme que Dieu est absolu, il est inévitable, selon Heidegger, d’admettre que le nihilo du dogme de la création n’est que « la notion antithétique de l’Etant véritable, du summum ens, de Dieu comme Ens increatum »[1374] lequel crée à partir de rien selon le comportement de production : « Bien que la creatio ex nihilo ne soit pas identique à la production de quelque chose à partir d’un matériau projacent sous-la-main, le créer propre à la creatio conserve cependant le caractère ontologique général du produire »[1375]. Dieu, en tant que Producteur de l’être, assume donc le rôle de la quatrième cause au sein du système grec de la fondation de l’étant, celle de la cause finale d’Aristote, car l’ens finitum est ordonné vers le summum ens. La scolastique appréhende la figure de la divinité selon ce modèle ontique de causalité, elle devient causa prima « qui n’a absolument pas besoin d’être produit »[1376], synonyme de causa sui soumise à la même idée de causalité que tout étant. C’est sous cette forme que Descartes reprendra des scolastiques le problème de causalité et de Dieu : « Descartes affirme très scolastiquement : nulla res existit de qua possit quaeri quaenam sit causa existat. Aucun étant n’échappe à cette question. Dieu lui-même, dont l’être est compris comme ens realissimum, est soumis à la question de la causa. […] Problème de la causa sui dans la théologie spéculative »[1377].

 

γ) L’ontologie médiévale comme projection du comportement productif du Dasein

 

 

            La réduction du rapport essentia / existentia à la causalité ontique, permet à Heidegger d’interpréter l’ensemble de l’ontologie scolastique comme une expression du comportement productif que le Dasein projette sur l’être de l’étant. « L’interprétation apparemment objective de l’étant comme actualitas renvoie dans son fond à […] une relation à notre Dasein, en tant qu’il agit, ou plus exactement, qu’il crée, qu’il produit »[1378]. Il s’agit d’un comportement existential du Dasein, c’est-à-dire d’un mode sous lequel le Dasein se rapporte à lui-même en tant que celui qui comprend l’être[1379]. Autrement dit, il s’agit d’un mode de la compréhension de l’être. Chez les Grecs, ce comportement de production organise la compréhension de l’être selon les quatre causes de l’être de l’étant. Celui-ci est appréhendé comme ce qui (ειδος, μορφή) s’effectue (ενέργεια) dans une donnée préalable (υλη) en vue de sa plénitude (εντελέχεια). Cette compréhension de l’être se cristallise dans la conception de l’ουσία[1380]. Nous avons vu précédemment comment Aristote, selon l’interprétation qu’en fait Heidegger, dissimule les germes de la compréhension authentique, celle qui interprète encore l’ουσία en termes de mouvement, sous une compréhension « vulgaire » de l’être laquelle valorise le moment de la présence constante. Dans ce versant « vulgaire », la dimension du « voir » devient primordiale : l’ειδος qui est constamment produit en tant qu’étant, est de prime abord « vu » dans sa figure, dans son « é-vidence » : « La chose qui est produite l’est le regard fixé sur l’é-vidence anticipée, de ce qui est à former, à frapper »[1381]. « Pour le comportement productif, la vue ne constitue pas un élément annexe, mais elle lui appartient positivement et structurellement ; c’est elle qui dirige le comportement »[1382].

 

            La scolastique déploie sa pensée moyennant la même structure existentiale de la compréhension de l’être : en explicitant l’être de tout étant, même celui de Dieu, sous l’espèce de la distinction essentia / existentia, elle applique le modèle grec effectuation / être-effectué (Gewirktheit)[1383]. Mais, c’est exclusivement la compréhension « vulgaire » qui ressort de leur réflexion, car non seulement le caractère ontologique du comportement de production n’est pas « proprement saisi ni expressément conçu »[1384], ce qui est vrai déjà pour les Grecs, mais même les concepts fondamentaux eux-mêmes, déterminés par ce comportement, deviennent chez les scolastiques « purement formels » en « se laissant manier comme monnaie usée »[1385].

 

            A cause de son fondement dans l’ontologie antique, la « destruction » de la philosophie des scolastiques doit nécessairement s’enraciner dans celle des Grecs, selon Heidegger. La fondation de l’être de l’étant en tant que creatio ex nihilo par un summum ens, est réductible à la doctrine grecque des quatre causes enracinée à son tour dans le comportement existential de la production. A quoi nous devons rétorquer qu’au moins la métaphysique de saint Thomas échappe à cette réduction, car le système de la causalité ontique est traversé chez lui par la découverte d’une cause ontologique plus profonde, celle de l’actus essendi. C’est uniquement en fonction de cette causalité ontologique que doit être envisagée la conception du fondement ultime de l’être de l’étant dans la pensée de l’Aquinate, ce que Heidegger ne fait pas.

 

δ) Le problème de l’insuffisance de l’ontologie médiévale

 

 

            Suite à cette omission de l’originalité de la métaphysique de saint Thomas, Heidegger peut considérer la pensée thomasienne dans le cadre de la philosophie de Suarez chez lequel, effectivement, le sens de l’être en tant que l’actus essendi n’est plus discerné. La réduction de l’ensemble de la scolastique à la philosophie grecque devient dès lors possible et les insuffisances de celle-ci deviennent les défauts de celle-là. Pourquoi, se demande Heidegger, la distinction scolastique essentia / existentia est-elle insuffisante pour la compréhension authentique de l’être ? Parce que le comportement de production, auquel cette distinction se réduit, n’est qu’un mode de l’être du Dasein et non pas son intégralité. Plus encore : étant pris comme modèle unique de la compréhension de l’être, ce comportement est « isolé » au sein de l’intégralité du Dasein, ce qui revient à dire que ce comportement lui-même n’est nullement envisagé dans sa vérité ontologique, car ce n’est que la saisie de l’ensemble structurée du Dasein qui permet de manifester ses « composants » structurels en particulier (les existentiaux), comme n’a cessé de l’affirmer Sein und Zeit. Le Cours de 1927 appelle « naïve » l’ontologie antique et médiévale, dans ce sens que, tout en étant enracinée dans un comportement existential, elle n’arrive pas à accéder à sa vérité propre : « L’ontologie antique développe de manière pour ainsi dire naïve l’interprétation de l’étant. […] L’ontologie n’est pas naïve au sens où elle ne se retourne pas vers le Dasein et n’est donc aucunement réfléchie – cela est exclu –, mais dans la mesure où cette nécessaire rétro-spection en direction du Dasein ne dépasse pas une conception vulgaire du Dasein et de ses attitudes, et par conséquent, ne la fait pas véritablement ressortir, dans la mesure où précisément elle appartient à la quotidienneté du Dasein en général. Ainsi la réflexion reste-t-elle prise dans les voies de la connaissance pré-philosophique »[1386].

 

            Ainsi la compréhension greco-scolastique de l’être se déploie selon le comportement productif existential lui-même non compris, ce qui s’exprime par la doctrine de fondation selon les quatre causes ontiques de l’être de l’étant. Heidegger note en particulier que le phénomène du Dasein lui-même est appréhendé selon cette vision des choses, autrement dit, le Dasein est réduit au mode d’être des étants là-devant. « Comme nous le voyons sur l’exemple de l’Antiquité, le Dasein peut […] s’interpréter ontologiquement, dans son ipséité et son mode d’être, dans l’optique de l’étant-subsistant et du mode d’être qui lui appartient »[1387]. Autant dire que le phénomène insigne du Dasein est omis, ce que témoigne le fait que jamais, dans la philosophie occidentale, malgré « des impulsions données par Kant »[1388], ne s’est ouvert un espace dans lequel l’être de l’étant serait appréhendé selon la question qui ? dans son acception ontologique, la seule qui permet une manifestation du Dasein. Le tout de l’étant, au contraire, a été universellement compris selon l’interrogation portant sur la quiddité des choses, selon la question qu’est-ce que ?, quid est res ? déterminée par le comportement productif non compris, impropre pour comprendre le Dasein. « Ce n’est pas la quiddité, mais, s’il est permis de forger un terme pareil, la Werheit, la quissité qui appartient à la constitution du Dasein »[1389]. Or, puisque seule la compréhension du Dasein peut conduire à celle de l’être, il faut admettre, suivant Heidegger, la déficience de l’ontologie scolastique. 

 

 

            Nous avons soulevé à plusieurs reprises l’insuffisance de l’interprétation heideggérienne de la métaphysique de l’être de saint Thomas d’Aquin, insuffisance qui se résume en omission du sens de l’être en tant que fondement ontologique de l’être de l’étant, en tant que actus actuum. Pour autant la question se pose de savoir si la métaphysique proprement thomasienne échappe à la critique fondamentale de Heidegger selon laquelle la philosophie occidentale dans son ensemble a manqué le phénomène du Dasein. Cette question peut être posée ainsi : dans quelle mesure la relation entre Dieu comme actus essendi et l’homme, que nous avons étudié en tant que relation entre l’éternité et le temps, dans la philosophie de saint Thomas, rende-t-elle justice au phénomène du Dasein que Heidegger comprend comme le temps originaire ? Le sens ultime du temps chez l’Aquinate couvre-t-il, et dans quelle mesure, celui du phénomène du temps chez Heidegger ? Nous avons établi que, selon saint Thomas, l’éternité fonde le temps (ou l’être fonde les étants) comme une force unificatrice qui agit dans l’homme en tant que l’intellectus au sein de la ratio. Selon Heidegger, le sens ultime de l’être ne peut être découvert qu’en comprenant l’unification du temps originaire, la temporalisation du temps. Nous poursuivrons notre réflexion dans la direction qui est annoncée là. D’un côté, nous approfondirons la conception heideggérienne de temps transcendantal. De l’autre, nous chercherons dans quelle mesure et en quel sens la métaphysique de saint Thomas peut être envisagée comme une métaphysique de la finitude.

 

c) Interprétation heideggérienne de la conception médiévale de la vérité

 

 

            En analysant la pensée de saint Thomas sur le rapport qui lie le mouvement, l’âme et le temps, nous avons découvert une unité foncière, une communauté de l’acte d’être de ces trois entités. En exprimant cette unité en concepts, comme nous venons de le faire, nous la brisons déjà. En effet, il n’y a pas de « rapport » entre « trois entités », si le mot « rapport » signifie pour nous une liaison après coup des trois « entités » distinctes en soi. L’unité d’être de l’âme, du mouvement et du temps est première, elle est constitutive pour chacun des trois. Ce n’est qu’au sein de cette unité que l’on peut comprendre la définition thomasienne de la vérité : adaequatio rei et intellectus. En effet, l’un des trois, l’âme humaine, se déploie comme une dynamique intellectus / ratio, et nous avons montré précédemment la dimension herméneutique qui, de façon conséquente, est propre à l’unité de l’acte d’être de l’âme, du temps et du mouvement. Une conséquence doit en être tirée : l’adaequatio dont il s’agit dans la définition thomasienne de la vérité est beaucoup plus qu’une conformité, comme on est habitué à le traduire. L’adaequatio est l’identité ontologique la plus profonde. En effet, l’intellectus est beaucoup plus que les procédés complexes de la ratio. Uni à l’acte créateur de l’actus actuum divin, l’intellectus humain surgit à la racine ontologique de la chose. Puisque, dans la définition de la vérité, il s’agit de l’adaequatio de la chose et de l’intellectus, et non de la chose et de la ratio, cet adaequatio dit premièrement l’unité ontologique de l’intellectus et de la chose, l’unité de leur acte d’être originaire. Ce n’est donc qu’à partir d’une autre affirmation de saint Thomas, reprise d’Aristote, que l’on peut saisir le sens de sa définition de la vérité : anima est quodammodo omnia, l’âme est en quelque sorte toute chose[1390]. Le sens de conformité n’est pas pour autant écarté, il est intégré : puisque l’intellectus agit dans la ratio au point de constituer avec elle la même puissance de l’âme, les procédés complexes de la ratio, des concepts, des affirmations, des déductions etc., n’étant pas identiques, selon notre expérience, aux choses, sont tout de même conformes à elles. Cette conformité, que l’on pourrait qualifier comme adaequatio de la chose et de la ratio, ne fait que suivre l’unité, que définit primordialement l’adaequatio rei et intellectus. Ainsi la définition thomasienne de la vérité s’avère plus complexe qu’il ne paraît au sens commun : elle conjugue l’unité ontologique et intellectuelle de l’âme et des choses avec la conformité rationnelle entre des énoncés et ces mêmes choses.

 

            Heidegger n’atteint pas cette complexité de la définition thomasienne. Comme en témoigne sa conférence Vom Wesen der Wharheit, donnée en 1930, il se focalise sur le sens de conformité rationnelle de l’âme et de la chose et inscrit cette définition dans le courant du « sens commun »[1391]. Heidegger cite des affirmations thomasiennes : que l’être des choses, en tant que créé, correspond à l’idea que conçoit également l’intellectus divinus, qu’il y est « conforme » (richtig) et, en ce sens, « vrai » ; que l’intellectus humanus, créé lui aussi, est conforme à son idée « en réalisant dans ses jugements l’adéquation du conçu à la chose », celle-ci étant conforme à l’idea divin[1392]. La manière dont s’exprime Heidegger manifeste cependant clairement que l’unité ontologiquement originaire entre l’intellectus humain et la chose, unité qui, par la création, est unie d’une certaine façon avec l’intellectus divin (nous avons creusé précédemment le sens de cette unité particulière lors de nos analyses du rapport entre l’éternité et le temps), n’est pas entrevue. D’emblée, Heidegger affirme que l’idée de la chose est conçue « préalablement » dans l’esprit divin, comme si un laps de temps devait s’écouler entre cette conception et la création effective de la chose et comme si celle-ci serait « conforme » après coup à son idée divine. Pour Heidegger, l’intellectus humain est une entité en soi qui, dans son jugement, réalise une « adéquation » après coup avec la chose, une autre entité en soi. Bref, « veritas signifie partout et essentiellement la convenientia, la concordance des étants entre eux, laquelle se fonde sur la concordance des créatures avec le créateur »[1393]. Le fait que Heidegger inscrit immédiatement la définition médiévale de la vérité dans la conception cartésienne de mathesis universalis, dans « l’ordination possible de tous les objets par l’esprit qui […] se donne sa loi à lui-même et postule ainsi l’intelligibilité immédiate des démarches qui constituent son procès (ce que l’on considère comme ‘logique’) »[1394], ne laisse pas de doute que, selon Heidegger, dans la conception médiévale de la vérité il s’agit de la concordance rationnelle, celle de l’énoncé et de la chose, distinctes dans leur être, et non pas de l’unité intellectuelle, où la chose et l’intellectus sont originairement unis. La différence entre la conception médiévale de la vérité et la conception cartésienne réside en ceci, selon Heidegger, que, dans le premier cas, l’intellectus doit encore se conformer à l’être de la chose qui lui est extérieur, alors que, dans le second cas, l’intellectus forme lui-même, dans ses énoncés rationnels, la conformité avec la chose et c’est pourquoi « il n’est plus nécessaire de justifier spécialement que l’essence de la vérité du jugement réside dans la conformité de l’énoncé », cette essence étant, en effet, autonome. Comme lors de la discussion sur la distinction médiévale essentia / existentia, Heidegger voit une évolution, conforme à la nature des choses, de la conception médiévale vers la conception moderne, comme si celle-ci était inscrite en germes dans celle-là. L’adaequatio médiéval, qui signifie une concordance rationnelle entre l’intellectus et le rei, entre l’énoncé et la chose, ne pouvait qu’aboutir à l’absolutisation de la raison : « La vérité de la chose signifie-t-elle toujours l’accord de la chose donnée avec son concept essentiel tel que ‘l’esprit’ le conçoit »[1395]. Dans Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Heidegger identifie carrément la notion de vérité d’un Thomas Hobbes et celle de Thomas d’Aquin, en ce qui concerne le « fond des choses » : « D’après Hobbes […] veritas réside dans la propositio. C’est là aussi au fond la thèse que défend Thomas d’Aquin »[1396]. A son tour, l’ensemble de la conception de vérité propre à la scolastique et à la modernité, est reconduit au concept grec, dans sa version « vulgaire », selon lequel « la vérité consiste dans la concordance (ομοίωσις) d’un énoncé (λόγος) avec une chose (πραγμα) »[1397].   

 

            L’interprétation heideggérienne de la conception médiévale de la vérité repose sur l’oubli qui caractérise l’ensemble de la scolastique tardive, celui de la distinction entre l’intellectus et la ratio. A l’instar de cette scolastique, Heidegger comprend l’intellectus comme la ratio. C’est pourquoi il omet l’unité originaire de l’acte d’être de l’âme connaissante et de la chose connue, unité qui dépasse les clivages extériorité / intériorité et sujet / objet[1398], et il comprend l’adaequatio rei et intellectus exclusivement dans les termes de la concordance rationnelle entre deux entités préalablement et originairement distinctes.

 

            Dans la suite de la conférence Vom Wesen der Wahrheit, Heidegger tâche de remonter à la fondation de la conception traditionnelle de la vérité et de manifester son enracinement dans le mode d’être du Dasein. Ainsi il découvre ce qui « possibilise » et ce qui « fonde » cette possibilisation même de la conception de la vérité en tant que conformité entre l’énoncé et la chose[1399]. C’est le pouvoir de la parole d’ « apprésenter », de rendre présente (vorstellen) la chose « telle qu’elle est »[1400] qui possibilise le fait que l’énoncé « correspond » à la chose. Ayant lieu dans « un domaine ouvert »[1401], cette apprésentation renvoie au comportement fondamental du Dasein : « L’énoncé doit emprunter sa conformité à l’ouverture du comportement »[1402]. Dès lors, le Dasein « possède un droit plus originel d’être considéré comme l’essence de la vérité »[1403]. C’est la transcendance du Dasein, explicitée en termes de liberté fondatrice, qui fonde la possibilisation de toute concordance, y compris de celle dans laquelle se meut le concept traditionnel de la vérité[1404].  

 

            Heidegger se place donc à l’ « arrière » de la concordance rationnelle entre l’énoncé et la chose. Saint Thomas lui aussi, en creusant le problème du fondement au sein de sa doctrine de la distinction intellectus / ratio, va au-delà de la conception de la vérité en tant que proposition. Nous pouvons dès lors poser la question de savoir dans quelle mesure se correspondent les démarches de nos deux philosophes qui cherchent un « au-delà » de la vérité en tant que proposition comme son fondement. Chez saint Thomas d’Aquin, cet « au-delà » signifie l’éternité qui est pourtant en « action » au sein du temps. Chez Heidegger, c’est la recherche portant sur le temps transcendantal qui fournit le cadre dans lequel le fondement de la vérité peut être trouvé. Avant d’entrer dans les analyses de cette recherche heideggérienne, présentons le rapport qu’il entretient avec le concept scolastique d’éternité dans les années 20.

 

 2. Heidegger et le concept d’éternité dans les années 1920

 

 

            Une triple attitude face au concept d’éternité caractérise la pensée heideggérienne lors de la réalisation du projet de Sein und Zeit : la relégation du concept théologique d’éternité hors du champ de la recherche proprement philosophique ; la négation de la pertinence philosophique du concept métaphysique d’éternité propre à la philosophie traditionnelle ; l’admission d’une possibilité d’un concept philosophique pertinent d’éternité dans le cadre de la recherche sur la temporalité originaire.

 

a) La relégation du concept théologique d’éternité

 

 

            Heidegger commence, et un tel début est significatif, sa Conférence de 1924 sur Le Concept de temps par l’exclusion du concept d’éternité hors du questionnement philosophique portant sur l’essence du temps. La connaissance de l’éternité provient, en effet, de la foi, car l’éternité s’identifie à Dieu, et c’est donc aux théologiens que revient la charge de rendre possible cette connaissance. Si le temps devait être envisagé à partir de la connaissance de l’éternité, alors la question de son essence serait une question théologique[1405]. Si toutefois on pose la question du temps d’une manière philosophique, la perspective théologique doit être abandonnée, car « le philosophe ne croit pas »[1406]. Ainsi, c’est hors de toute référence à l’éternité que la recherche de l’essence du temps doit se déployer. Dès lors il ne reste qu’une seule possibilité pour comprendre philosophiquement le temps : à partir du temps lui-même[1407]. C’est dans cette perspective que Heidegger développe l’ensemble de sa réflexion. La phrase qui clôt les remarques introductives de la Conférence de 1924, est lapidaire : « Les réflexions suivantes [sur le temps] n’ont rien d’autre en commun avec la philosophie que de n’être pas de la théologie »[1408].  

 

            Cette relégation du concept théologique d’éternité hors du champ de recherche proprement philosophique est basée sur une certitude que la théologie et la philosophie sont deux sciences qui ne se couvrent nullement. Le philosophe en tant que tel, suivant le méthode même de sa recherche, ne croit pas. Le concept philosophique de Dieu est non pertinent, car il est d’emblée théologique. Sur quoi Heidegger fonde-t-il cette certitude, si nettement accentuée dans la Conférence de 1924 ? N’entre-t-elle pas en contraste avec sa réflexion du début des années 1920, lorsqu’il se référait à la « facticité chrétienne » comme à un lieu privilégié où apparaît « l’essence même du temps » ? Il est vrai qu’à partir de 1924 cette référence n’a plus lieu. Toutefois il faut admettre l’homogénéité de la pensée heideggérienne avant et après 1924. En effet, même en se référant aux textes religieux du Nouveau Testament, de Luther ou de Schleiermacher, Heidegger y cherchait un déploiement facticiel qui soit, par définition, proprement philosophique et, en philosophe, il déclinait soigneusement toute influence théologique. D’où viennent donc cette certitude de l’opposition principielle entre la théologie et la philosophie ainsi que le mépris affiché de toute espèce de philosophie théologique (comme de théologie philosophique d’ailleurs) ? Il faudra attendre la conférence Phänomenologie und Theologie[1409], donnée en 1927 à Marbourg, pour comprendre la position de Heidegger. La philosophie, en effet, ne peut avoir rien en commun avec la théologie, car, en tant que science de l’être, elle n’a comme objet aucun étant positif, alors que la théologie, en tant que « science positive », se rapporte à Dieu et au message révélé. En pouvant exercer tout au plus une fonction de « correction ontologique » face aux démarches proprement théologiques, la philosophie, pour laquelle cette fonction est entièrement extrinsèque, n’a pas plus de communauté avec la théologie qu’avec la chimie. Tel est le principe qui explique la position de Heidegger quant au rapport philosophie / théologie dans les années 1920[1410].

 

            Pourtant, un certain nombre de questions demeure. On sait que Heidegger s’intéressait, au moins au début des années 20, au protestantisme barthien et bultmannien lequel justifiait à son tour, mais cette fois du point de vue proprement théologique, la séparation entre la théologie et la philosophie[1411]. S’y intéressait-il au titre de croyant ? Ou aussi en tant que philosophe, parce que, comme nous l’avons dit précédemment, la « facticité chrétienne » constitue, du point de vue philosophique, un lieu privilégié où apparaît l’essence même de la facticité ? Or, si cette deuxième éventualité est admise, la question se pose de savoir pourquoi le concept d’éternité ne fait pas partie du vécu originaire de la facticité et est d’emblée envisagé comme un concept métaphysique étranger à ce vécu ? Heidegger a répondu à cette question en affirmant que l’essence de la facticité comme telle est le temps et non pas l’éternité. Mais avec cette réponse, ne reste-t-il pas justement emprisonné lui-même dans le clivage métaphysique, selon lequel une certaine tradition comprend le rapport entre le temps et l’éternité en termes d’opposition concurrentielle ? Ne peut-on pas envisager l’éternité du point de vue phénoménologique comme « faisant partie » en quelque sorte de la facticité originaire et non pas comme celle qui s’oppose au temps ?  Pourquoi ne peut-on pas admettre la possibilité que le croyant, dans son vécu facticiel, vit l’éternité simultanément avec le temps, voire au sein du temps ? Que l’éternité, même si son vécu s’origine dans l’acte de foi, peut devenir aussi l’objet de la philosophie tant qu’elle est phénoménologiquement unie au vécu du temps ?

 

            Heidegger ne s’explique pas sur cette éventuelle interrogation phénoménologique sur l’éternité. Pour lui, l’interrogation sur le temps chasse celle qui porte sur l’éternité. Le vécu facticiel ne peut pas, par définition, être celui de l’éternité, car il est essentiellement celui du temps, et le temps est autre que l’éternité, si l’on s’en tient aux significations basiques des mots. Nous avons vu pourtant que, au moins dans la pensée de saint Thomas, l’altérité entre l’éternité et le temps est de telle nature que non seulement elle ne signifie aucune opposition concurrentielle entre eux, mais même elle exprime, tout en restant altérité, une unité fondamentale : l’actus essendi de l’esse éternel est dans l’actus de l’étant comme son fondement et comme son essence ultime, et il peut être vécu comme tel lors de l’acte d’adoration, nonobstant sa différence radicale avec l’étant dont il est l’essence ultime (le même rapport est réitéré dans la distinction intellectus / ratio). Nous avons vu que Heidegger ne connaît pas la métaphysique de saint Thomas sous cet angle. Dans les années 20, il envisage pourtant lui-même une possibilité d’un concept d’éternité qui soit compatible avec l’approche phénoménologique du temps. Pour Heidegger, cette possibilité n’a toutefois rien de commun avec la métaphysique traditionnelle. Avant de nous pencher sur le sens philosophiquement pertinent que Heidegger suggère quant à la notion d’éternité, nous devons présenter son refus d’admettre une telle pertinence quant au concept métaphysique traditionnel.

 

b) Le rejet de la notion métaphysique traditionnelle d’éternité

 

 

            Indépendamment du sens théologique du concept d’éternité, le début de la conférence de 1924 fait deux allusions quant au sens traditionnel métaphysique de ce concept. Par opposition à la notion d’éternité qui signifie Dieu, Heidegger évoque celle qui, chez les Grecs, était exprimée sous le vocable αει (à la racine de l’αιών). Sans faire des analyses étymologiques de ce terme grec, Heidegger le traduit par « toujours-être vide » et l’oppose aussitôt à la signification théologique du mot « Dieu »[1412]. Cette opposition signifie-t-elle que le concept d’éternité en tant que αει pourrait être admis dans le cadre des recherches philosophiques portant sur le temps ? Ne s’agit-il pas, cette fois, d’une acception philosophique, et non pas théologique, de l’éternité, puisqu’il s’agit d’un concept grec ? La deuxième allusion décline aussitôt la possibilité d’envisager le temps dans un rapport avec une telle éternité « philosophique ». La raison principale consiste en ceci que l’αει n’est même pas, au fond, l’éternité, mais lui « ressemble » uniquement. En vérité, l’αει est « un pur dérivé de l’être temporel »[1413]. La conférence ne développe pas cette idée. Mais nous savons bien à quoi pense Heidegger. L’αει, que la tradition métaphysique appréhendait comme « éternité », n’est qu’une projection de la compréhension « vulgaire » de l’être comme présence-constante. Cette compréhension a été déterminée par une valorisation d’un moment temporal de l’être, celui du présent de la présence, au détriment de deux autres dimensions du temps. Il s’agit, comme nous le savons déjà, d’une version « déchéante » de la philosophie antique, incarnée tout particulièrement par l’interprétation de l’ουσία en tant que substance suprême immobile. C’est à partir de cette interprétation qu’est apparue, dès l’antiquité, l’opposition classique entre l’être parfait et l’être imparfait, opposition dont une des facettes est justement le clivage éternité / temps. La critique que Heidegger adresse au concept métaphysique traditionnel d’éternité est une critique dirigée contre cette compréhension « vulgaire » de l’être et du temps.

 

            Dès lors, à chaque fois lorsqu’il s’agit du problème de l’élaboration du sens authentique de l’être et du temps, Heidegger décline le concept d’éternité en tant qu’il figure dans l’opposition traditionnelle entre la « région temporelle » de l’étant et la sphère « au-delà » de la temporalité. Dès le début de Sein und Zeit, il établit la nécessité d’émanciper le projet de l’ontologie fondamentale du cadre de ce partage traditionnel « entre l’étant ‘temporel’ et l’éternel qui est ‘supra-temporel’ », car « même l’ ‘intemporel ‘ et le ‘supra-temporel’ sont, quant à leur être, ‘temporels’ », étant seulement compris comme des étants au-delà du temps suite à la compréhension « vulgaire » du temps[1414]. Pareillement, les doctrines traditionnelles qui supposent des « vérités éternelles » au-delà du temps, ne font que témoigner de leur incapacité à saisir le sens de la temporalité originaire. La vérité en tant que telle, en effet, est un phénomène propre au Dasein, et toute vérité est temporelle de par son essence. « Qu’il y ait des ‘vérités éternelles’, cela ne sera suffisamment prouvé que si l’on parvient à démontrer que le Dasein était et sera de toute éternité. Tant que cette preuve reste en souffrance, la proposition demeure une affirmation de fantaisie qui ne gagne nullement en légitimité du fait qu’elle a été communément ‘crue’ par les philosophes »[1415]. L’allusion à cette « foi » des philosophes suggère encore la corruption de la philosophie par la théologie. Le concept d’ « éternité », étant une expression métaphysique de la compréhension « vulgaire » de l’être et du temps inaugurée par les Grecs, a été imprégné, au cours de l’histoire de la pensée occidentale, par la foi théologique au « Dieu éternel », ce qui a rendu particulièrement difficile la tâche de dévoiler le moment proprement temporal de la conception de l’être et de saisir la conjonction profonde entre le temps et l’être qui fait l’essence même de la philosophie. « L’affirmation de ‘vérités éternelles’ […] [appartient] aux résidus de théologie chrétienne qui se sont immiscés dans la problématique philosophique et qui sont encore loin d’en avoir été radicalement évacués »[1416]. La transcendance comprise authentiquement ne peut être considérée que dans le moment de la radicalisation de la temporalité originaire du Dasein, comme nous le verrons, émancipée de tout opposition avec un quelconque « au-delà » du temps. 

 

 

c) La possibilité d’une notion d’éternité

dans le cadre de la réflexion sur la temporalité originaire

 

 

            Une note de Sein und Zeit suggère pourtant une possibilité d’élaboration d’un concept d’éternité dans le cadre de la temporalité originaire du Dasein : « Que le concept traditionnel d’éternité au sens du ‘maintenant figé’ (nunc stans) soit tiré de l’entente vulgaire du temps et qu’il se définisse en s’orientant sur l’idée de ‘constant’ être-là-devant, n’appelle pas d’explication détaillée. Si l’éternité de Dieu était susceptible d’être ‘construite’ philosophiquement, elle ne saurait alors s’entendre que comme temporalité plus originaire et ‘infinie’. Quant à savoir si la via negationis et eminentiae pourrait offrir ici une voie possible, laissons ce point en suspens »[1417]. Dans cette note, Heidegger résume son attitude répulsive à l’égard de la notion traditionnelle d’éternité en tant qu’elle correspond à la conception de nunc stans. Heidegger oppose cette dernière à l’appréhension authentique de l’instant comme présent propre, ouvert à l’avenir et déployant le passé au sein de la temporalité originaire du Dasein[1418]. Dans le mouvement de la radicalisation de cette temporalité, qui se présente, dans Sein und Zeit, comme le secret de l’unité structurale du temps, Heidegger entrevoit une possibilité d’une sorte d’ « infini », détaché, de toute évidence, de la conception traditionnelle de l’infini. Le fait que Heidegger prédique cette « éternité » temporelle à Dieu, annonce également une possibilité de « réconciliation » de la philosophie avec la théologie, voire un projet d’une théologie à partir de l’ontologie fondamentale. Curieusement, Heidegger évoque la tradition médiévale de la via negationis et eminentiae comme une piste éventuelle de la réalisation d’un tel projet. Mais aussitôt il laisse cette problématique « en suspens ». Nous verrons dans le chapitre suivant de notre étude que Heidegger poursuit sa recherche sur l’unité et la radicalisation du temps (« temporalisation de la temporalité », la note dit : « temporalité plus originaire ») en évitant soigneusement toute référence à l’ « infini » quelconque : au contraire, les concepts de transcendance, de différence ontologique, de fondement abyssal seront élaborés en fonction de la « radicalisation de la finitude ». Quand le problème de Dieu sera évoqué, Heidegger indiquera justement cette radicalisation de la finitude comme la voie unique. Lorsque, des années plus tard, il affrontera ce problème, c’est cette voie qui sera effectivement explorée. La note de Sein und Zeit, jamais explicitement reniée, garde toutefois son actualité : le projet d’un « infini » fini, de l’éternité temporelle, au lieu de signifier une contradiction des termes qu’une certaine tradition y verrait sans doute, suggère plutôt que le moment radical de la temporalisation du temps, de son fondement ultime, de la « temporalité plus originaire », pourrait être dévoilé comme une « éternité ». Que Heidegger ait abandonné cette piste de recherche après l’avoir suggéré, ne permet pas d’affirmer que les réflexions que Heidegger développe ultérieurement au sujet de l’énigme de la temporalisation du temps, soient sans lien avec ce que les autres penseurs (nous songeons bien sûr à saint Thomas d’Aquin) considéraient comme la présence de l’éternité dans le temps. C’est l’objectif de notre travail que de vérifier la possibilité d’un tel lien.    

 

 

        

 

             

 

 

     

 

 

           

 

 

Chapitre VI : Le temps transcendantal : élaboration de la différence ontologique et la question du néant comme fondement abyssal

 

            Lors de notre lecture de Sein und Zeit, nous avons constaté un double problème irrésolu auquel a conduit l’analytique existentiale. Premièrement, l’unité du temps originaire que Heidegger postule comme l’intégralité structurale du souci, est restée inexpliquée quant à la dispersion tout aussi originaire du temps en trois ek-stases simultanées. Ce problème est croisé par un autre. Le temps originaire étant compris comme temporalisation, c’est-à-dire comme possibilisation même du Dasein et donc de l’être de l’étant, il doit être également considéré comme possibilisation (fondement) du fondement. Or, seul l’être en général, et non le Dasein, peut être considéré comme le référent ultime de l’idée de fondement. Cela veut dire que l’analyse du Dasein sur laquelle doit se fonder la compréhension de l’être en général (überhaupt)[1419], s’appuie sur des catégories qui elles-mêmes restent infondées tant que le sens de l’être en général n’est pas éclairé : « L’analytique thématique de l’existence a tout d’abord besoin de la lumière provenant de l’idée préalablement clarifiée de l’être en général »[1420]. D’où le caractère d’insolubilité qui pèse sur l’ensemble de l’entreprise de Sein und Zeit : « L’ontologie se laisse-t-elle ontologiquement fonder, ou bien est-il besoin pour cela d’un fondement ontique, et quel étant doit-il assumer la fonction de la fondation ? »[1421] Tant que la réponse à ces questions demeure obscure, la route vers la compréhension de l’être en général semble être barrée, car les moyens pour remonter en avant de la temporalisation du Dasein, à savoir à ce qui rend « possible », « fonde » ce dernier, font défaut justement parce que le Dasein a été considéré tout au long de ses analyses comme unique fondement de la question de l’être. Tout se passe comme si le moyen utilisé pour accéder à l’être en général, l’analytique du Dasein, faisait lui-même obstacle : la temporalité originaire du Dasein comprise comme « fondement » de l’être de l’étant fait écran à la notion plus profonde de « fondement », celle qui relie l’être en général avec le Dasein[1422]. C’est pourquoi les derniers mots de la partie publiée de Sein und Zeit expriment un doute : « Comment un comprendre ouvrant de l’être est-il en général possible à la mesure du Dasein ? Un chemin conduit-il du temps originaire au sens de l’être ? Le temps lui-même se manifeste-t-il comme horizon de l’être ? »[1423]

 

            Ce n’est que si l’on ose ratifier l’hypothèse qu’annonce cette dernière question, que la réflexion peut se poursuivre : « Ce chemin est-il […] le bon, voilà qui ne peut être décidé qu’après son parcours »[1424]. Si on accepte que le temps constitue non seulement l’être du Dasein, mais l’être en général, c’est-à-dire que la temporalité originaire du Dasein soit fondée dans l’être lequel est à son tour temporel, alors l’aventure de la réflexion ontologique peut continuer dans la direction prise par Sein und Zeit en faisant toutefois un saut au-delà de l’analytique du Dasein et en intégrant les données provenant de la réflexion sur l’être irréductible au projet de Sein und Zeit. Le temps de l’être est le temps du Dasein de telle manière qu’à la fois il est (fonde) l’unité de ce dernier et est irréductible (différence ontologique) à elle.

 

            A l’issue de Sein und Zeit, la réflexion de Heidegger s’engage dans cette direction. L’unité du temps du Dasein est recherchée tout particulièrement dans la confrontation avec la philosophie transcendantale de Kant, ce qui fournira une possibilité d’approfondir la conception de la transcendance comme telle. Or, cet approfondissement coïncide avec l’élaboration de la différence ontologique de l’être et de l’étant, ce qui revalorise l’expérience du néant et met en lumière une conception du fondement abyssal, lui-même sans fond. En présentant cette progression de la pensée heideggérienne qui couvre les années 1927-1930, nous nous appuierons essentiellement, mais non exclusivement, sur deux Cours, Les Problèmes fondamentaux de la Phénoménologie (1927) et Kant et le problème de la métaphysique (1929), ainsi que sur deux Conférences, Ce qui fait l’être-essentiel d’un fondement ou « raison » (1929) et L’essence de la vérité (1930)[1425]. La Leçon inaugurale Qu’est-ce que la métaphysique[1426] est indispensable pour saisir le problème du néant envisagé par Heidegger. 

 

 

I. A la recherche de l’unité du temps : confrontation avec Kant

 

1. Le temps comme intuition pure universelle

 

a) L’intuition pure

 

            Heidegger concentre son interprétation de la Critique de la raison pure sur la notion d’intuition pure (reine Anschauung). Quelle que soit la « violence d’interprétation » de sa démarche, cette notion kantienne, selon Heidegger, a une teneur ontologique conforme à l’analytique du Dasein : dans son rapport à « l’être et non plus [à] l’étant », elle conjugue à la fois la « réceptivité » et la fonction « créatrice » (« schöpferisch »)[1427]. Comme le Dasein, l’intuition pure est déterminée par l’être qui « n’est pas un étant (c’est-à-dire un objet, quelque chose qui apparaît) »[1428], ce qui est exprimé par le concept de « représentation réceptive » (hinnehmende Vorstellen). Mais intuition exerce également une sorte d’activité qui consiste en la conception de l’être de l’étant comme tel, dans son « objectivité ». Or, il faut aller plus loin : la « réceptivité » et la « créativité » ne sont pas distinctes comme deux fonctions différentes ; la « réceptivité » de l’être est par soi-même la « créativité », ce qu’il faut appréhender avec une profondeur particulière en affirmant que la fonction « créatrice » de l’intuition pure porte non seulement sur l’être de l’étant (objectivité), mais aussi sur l’être comme tel lui-même. Ainsi l’intuition pure « laisse surgir ce qu’elle atteint », à savoir l’être en général,  et mérite d’être qualifiée d’ « originaire »[1429].

 

            De cette manière, l’intuition pure « constitue le premier des éléments essentiels de la connaissance ontologique »[1430] et jouit d’une primauté par rapport à la pensée pure. Celle-ci est subordonnée à l’intuition pure. « ‘Toute pensée’ est seulement ‘moyen’, et toute pensée est au service de l’intuition »[1431]. La pensée provient du fait de la finitude de la raison humaine : en tant que finie, l’intuition pure a besoin des procédés de l’entendement afin d’accomplir la connaissance ontologique. « La finitude de la connaissance manifeste une ordination intrinsèque et originale de la pensée à l’intuition ou, inversement, un besoin pour la première d’être déterminée par la seconde »[1432]. Dieu, en revanche, dont l’intuition est infinie, n’a pas besoin de la pensée[1433]. Il faut cependant écarter l’idée de participation quelconque de l’esprit humain à la connaissance divine, comme si l’intuition pure humaine serait une étincelle divine, donc infinie en soi, devenue finie « suite » à quelque événement, telle une mise de l’esprit dans les conditions corporelles. L’intuition pure humaine est finie en soi[1434]. Conjuguée avec son « originarité », la finitude de l’intuition frappe tout le processus de la connaissance ontologique, absolument et dès son origine, comme son trait principal. La pensée pure dépend donc de l’intuition finie laquelle « définit l’essence propre de la connaissance et, en dépit de la réciprocité de la relation entre l’intuition et la pensée, c’est dans la première que réside le véritable centre de gravité »[1435].

 

            Le refus de l’idée de participation de la connaissance finie humaine dans la connaissance infinie de Dieu et l’affirmation de la finitude essentielle de l’intuition pure interdit, semble-t-il, toute mise en parallèle de la distinction kantienne intuition / pensée avec la distinction thomasienne intellectus / ratio, et ceci non pas seulement pour la raison que intellectus / ratio thomasien, en tant que puissance de l’âme, jouit d’une « supériorité » à l’égard de l’intuition sensible, alors que l’intuition kantienne, qui est de prime abord la sensibilité, est, selon Heidegger, supérieure à la pensée dans un certain sens. En effet, la finitude de l’intuition pure de la connaissance ne peut qu’affecter, dans le moment de son « surgissement » même, l’être lui-même : nous verrons que l’interprétation heideggérienne de Kant prépare la radicalisation de la finitude laquelle, depuis le Dasein, s’étendra à l’être en général. Or, saint Thomas affirme incontestablement l’infinité de l’esse ipsum, même lorsqu’il est participé par l’intellectus créé. Le rapprochement devient toutefois possible si on admet que, dans la réflexion de saint Thomas, le point de soudure entre l’esse ipsum et l’ens, entre l’éternité et le temps, est rendu problématique non seulement quant au temps lequel contient l’éternité tout en étant contenu par elle, mais aussi quant à l’éternité elle-même, laquelle, toute a-temporelle qu’elle soit, se rend en quelque sorte temporelle en « pensant » l’étant temporel depuis, justement, son éternité. Si on admet qu’une tension habite non seulement l’étant qui aspire vers l’être même, mais également l’éternité qui pense l’étant, alors, à l’élément atemporel de l’éternité, il faudrait adjoindre l’élément temporel, comme si l’être divin, tout a-temporel qu’il est, admettrait dans son sein un moment de l’être temporel en vue de la création ex nihilo des étants. Y a-t-il, dans le « système » thomasien, le temps propre à l’être qui n’est pas encore devenu étant, mais qui, au sein de la divinité a-temporelle, est en tension vers l’étant ? Ce problème ne peut, pour l’instant, qu’être posé et laissé ouvert, son aggravation est en quelque sorte continuelle à cause de l’insaisissabilité du point de soudure entre l’éternité et le temps dans la réflexion de saint Thomas. L’interprétation que Heidegger fait de la philosophie de Kant en vue de l’instauration de la pensée de la finitude de l’être se meut peut-être dans la même zone, quant aux choses mêmes, que la réflexion thomasienne sur le rapport temps / éternité.

 

b) L’espace et le temps comme donation de l’être en général

en tant que totalité unifiée (einige Ganze)

 

 

            Dans la connaissance pure finie de l’homme, Kant compte deux intuitions pures : l’espace et le temps. Afin de traiter des caractéristiques de chacune de ces intuitions, souligne Heidegger, Kant met en valeur leur négativité[1436]. Cette démarche kantienne n’est pas un hasard, mais elle obéit à l’essentiel de l’intuition pure : si l’espace et le temps n’ont pas telle ou telle propriété, c’est qu’ils sont déterminés (« représentation réceptive ») et déterminent à leur tour (« créativité ») ce qui n’est pas un étant positif, mais l’être en général[1437]. Comme ce dernier, « l’espace est un représenté pur, c’est-à-dire ce qui est nécessairement représenté d’avance dans la connaissance humaine finie »[1438]. En effet, pour qu’un étant positif puisse être conçu comme étendu, il doit y avoir une intuition pure de l’espace laquelle précède cette conception tout en n’étant pas elle-même un quelconque étant étendu. C’est là que Heidegger élabore, dans les sillages kantiens, la structure de l’apriorité de l’être, essentielle pour la différence ontologique, même si ce dernier terme n’est pas employé dans le Kantbuch.

 

            Le caractère d’apriorité de ce « représenté pur » qu’est l’espace, apriorité par rapport aux représentations des étants positifs étendus, signifie que l’espace ne peut être qu’ « un et unique » et qu’il « est entièrement lui-même dans chacune de ses parties »[1439]. Grâce à cette unité d’intuition pure, l’espace originaire (ursprünglich)[1440] représente ce qu’il intuitionne non « partiellement », mais « en totalité », et en « totalité unifiée » (einige Ganze), une « synopsis »[1441]. Ce n’est « qu’en suite » que cette représentation de la « totalité » de l’intuitionné rend possible « les quantités d’étendue particulière (les ‘quantités’) »[1442]. Ainsi l’être en général, étant représenté dans l’intuition pure de l’espace originaire comme une « totalité unifiée », rend possible la conception des étants particuliers étendus. De même pour le temps : en tant qu’intuition pure, le temps originaire est un « représenté pur » d’un unique unifié qui permet la conception des étants positifs selon les rapports de l’avant, du maintenant et de l’après. Mais, selon Heidegger, le temps possède un privilège vis-à-vis de l’espace.

 

c) Le privilège du temps comme intuition pure universelle :

générateur de la transcendance

 

 

            L’espace, en effet, « ne livre que la totalité, préalablement donnée, des relations qui ordonnent ce qui affecte le sens externe »[1443]. Le privilège du temps par rapport à l’espace se manifeste en ceci que le temps est un « représenté pur » de la totalité unifiée qu’est la « succession pure » « d’états de conscience [Gemüt] (représentations, tendances, sentiments) », c’est-à-dire de « nous-mêmes », et non des étants « extérieurs » à nous[1444]. Or, cela signifie que le temps est une intuition pure encore plus originaire que l’espace, ou plutôt que le caractère originaire de l’espace est lui-même enraciné dans celui du temps, puisque le Dasein, en tant que référent ultime de ce que Kant appelle conscience, est originaire par rapport à l’être des étants autres que le Dasein, c’est-à-dire par rapport à toutes les « relations externes » qu’ordonne l’espace[1445]. Si le temps est l’intuition pure plus originaire que l’espace et même fonde celui-ci, alors, étant donné que l’intuition pure porte sur l’être même, toute proposition ontologique est temporale, c’est-à-dire : « Les jugements synthétiques a priori sont des déterminations transcendantales du temps »[1446]. Pour cette raison, le temps peut être considéré comme « intuition pure universelle », comme « l’élément essentiel prédominant et fondamental de la connaissance pure » et comme, et ceci est la qualification la plus profonde, « générateur de transcendance » (Transzendenz bildenden)[1447].

 

            Le problème de la transcendance est, dans la réflexion de Heidegger, le problème central. Le Dasein est la transcendance au même titre qu’il est le temps. Le Dasein est le temps transcendantal. Derrière cette affirmation que nous expliciterons au fur et à mesure de notre travail, se déploient la problématique des rapports entre l’étant et l’être, au sein de leur différence, ainsi que celle du fondement. Comment l’être de l’étant, y compris celui du Dasein, est-il fondé dans l’être en général, autrement dit, d’où la temporalité du Dasein tire-t-elle son unité originaire : tel est l’axe de la recherche de Heidegger. A partir de la réflexion de Kant, Heidegger peut considérer le temps comme intuition pure fondamentale (celle qui fonde la connaissance pure dans son ensemble, c’est-à-dire l’être des étants, y compris celui du Dasein lui-même), comme la « totalité unifiée » de la « succession pure » de l’être du Dasein. Mais comment cette totalité et cette succession concordent-elles ?

 

d) L’unité essentielle de la connaissance pure : l’imagination transcendantale

 

 

            En tant que totalité unifiée, l’intuitionné des deux intuitions pures se présente comme « vu »[1448]. Cette analogie avec la vue, avec l’ « image », permet de traiter l’intuition pure, « de par sa nature », comme « imagination pure », et, par conséquent, ce qui est intuitionné comme ens imaginarium[1449]. Quelque soit l’appellation, l’essentiel est de comprendre qu’il y a un pouvoir unificateur au sein de la connaissance pure a priori qui « voit d’emblée ». L’intuitionné de l’intuition pure est donné comme « synopsis »[1450]. La « synthèse de l’entendement », c’est-à-dire la pensée pure qui donne origine à la connaissance conceptuelle des étants, est fondée dans cette « synopsis pure ». Ces deux « formes » distinctes de l’unité, « synopsis de l’intuition » et « synthèse de l’entendement », sont constituées par le pouvoir unificateur ultime qui est « l’imagination transcendantale ». La tâche capitale de Heidegger est de comprendre cette « synthèse » qui est la plus profonde et qui se situe « à l’origine de tout ce qui possède un caractère ‘synthétique’ »[1451].

 

            Nous avons vu que le privilège du temps sur l’espace repose sur la primauté des « sens internes » (interprétés par Heidegger comme tonalités affectives du Dasein) sur les « sens externes ». Au sein de l’intuition, l’imagination transcendantale représente l’être en général et, du même coup, forme l’unité essentielle de la connaissance pure dans son ensemble. Selon saint Thomas, l’intellectus habite les sens internes et externes tout autant que la ratio. Par ce biais, l’éternité habite la sensibilité, comme l’esse ipsum habite tout ens. C’est elle, d’ailleurs, qui forme toute unité de l’étant. Le rapport de l’imagination transcendantale kantienne interprétée par Heidegger à l’intellectus thomasien peut dès lors être mis en relief. Le pouvoir unificateur du temps, considéré comme l’éternité saisie par l’intellectus dans un cas et comme l’être représenté par l’imagination transcendantale dans l’autre, semble avoir la même fonction chez Kant et saint Thomas, à savoir participer à la conception de l’être de l’étant, conception se produisant, dans les deux cas, simultanément à partir de la sensibilité  et d’un élément qui transcende cette dernière.

 

            Voyons de plus près la conception de l’imagination transcendantale.    

 

2. L’imagination transcendantale comme sphère originaire de l’unité du temps

 

 

a) L’imagination transcendantale comme faculté fondamentale

de la connaissance ontologique

 

 

            En suivant Kant, Heidegger considère l’imagination transcendantale comme « troisième faculté fondamentale »[1452] de la connaissance ontologique, à côté de l’intuition et de la pensée pures. Mais c’est l’imagination transcendantale qui occupe la place centrale ; de plus, elle est « la racine commune » des deux autres facultés[1453]. C’est pourquoi, en établissant la division dans ses recherches entre l’esthétique transcendantale et la logique transcendantale dans sa Critique de la raison pure, Kant traite, en tant que « facultés fondamentales », uniquement l’intuition et la pensée, comme si l’imagination devait être considérée différemment de ces deux-là[1454]. La place particulière de l’imagination transcendantale par rapport aux deux autres facultés de la connaissance s’explique en ceci, que l’imagination ne constitue pas une faculté de même type que l’intuition et la pensée, mais qu’elle se déploie différemment, non « à côté » des deux autres facultés, mais dans leur fond, dans chacun de leurs  actes, comme leur possibilité même. « Faculté a donc ici le sens de ‘possibilité’ »[1455]. Si l’intuition pure fonde la pensée, l’imagination transcendantale est à la base des deux facultés à la fois, en dépassant ainsi l’intuition elle-même, mais en ne constituant pas une faculté de même genre, car dans ce cas une nouvelle « faculté fondatrice » devrait constituer à son tour sa possibilité. La particularité de l’imagination transcendantale fait que Kant la nomme « racine commune inconnue » dont « nous n’avons que très rarement conscience »[1456]. Ainsi l’intellectus, dans la philosophie de saint Thomas, est à la fois insaisissable et partout dans l’acte d’être de l’homme, formant celui-ci tout autant que l’acte d’être de tout étant connu (« mesuré ») par l’homme.  

 

            Nous pouvons éclaircir l’interprétation que Heidegger donne à la doctrine kantienne des facultés de la connaissance pure en reposant le problème de l’unité de temps. La formulation même de cette doctrine, animée par la référence constante au temps, appelle une précision : si, pour Heidegger, l’imagination transcendantale est le temps, si, d’autre part, c’est l’intuition pure qui est le temps, comment peuvent-elles dès lors constituer deux facultés différentes ? C’est la nature de cette différence qu’il faut prendre en compte. L’imagination transcendantale se rapporte à l’intuition pure comme le pouvoir unificateur du temps se rapporte au temps « éclaté » en trois ek-stases, ou, pour reprendre les tonalités de Sein und Zeit, comme la temporalisation au temps lui-même, ou encore, comme l’unité à la diversité unifiée. L’unité de l’intuition pure qu’est le temps est l’imagination transcendantale[1457]. Celle-ci joue le rôle de « syn- » « dans le moment syn-thétique de l’intuition et de l’entendement » et constitue leur « caractère proprement identique [Selbigkeit] »[1458]. D’où une déclaration lourde de sens : « Ceci ne signifie rien de moins que réduire l’intuition et la pensée pures à l’imagination transcendantale »[1459].

 

            Cette déclaration semble menacer les assises mêmes de toute la métaphysique traditionnelle : « Pareille réduction des facultés de connaissance de l’être fini à l’imagination, n’équivaut-elle pas à rabaisser toute connaissance au rang d’un pur imaginaire ? »[1460]. Si on comprend le « pur imaginaire » comme quelque chose de fictif, une telle crainte est sans fondement. Ce qui est donné dans l’imagination transcendantale n’est, en effet, rien de fictif, même si cela n’est rien de l’étant positif non plus. Dans l’imagination transcendantale est donnée « la compréhension de l’être »[1461]. Le sens ultime de l’imagination est relatif à cette donation, ce qui implique l’exigence, afin de pouvoir conquérir ce sens, de questionner le problème de l’être. Mais cela signifie également que le problème de l’être, problème de la métaphysique, doit désormais être posé relativement à la finitude et à la transcendance finie[1462]. Dans ce sens, les assises de la métaphysique traditionnelle sont effectivement ébranlées. La connaissance conceptuelle, étant enracinée dans la finitude (imagination transcendantale), ne peut plus prétendre à des énoncés portant sur l’être infini et à des affirmations de vérités éternelles. C’est la finitude qui constitue désormais l’horizon ultime de toute proposition métaphysique.

 

            La métaphysique de saint Thomas, reposant sur l’affirmation de l’infini de l’éternité, est-elle ébranlée du même coup ? Il n’est possible de répondre à cette question qu’en creusant la compréhension du rapport de l’infini (éternité) et du fini (temps) tel que le conçoit l’Aquinate. L’intellectus ne formant pas simplement des « affirmations » rationnelles au sujet de l’infini à partir de fini, mais inscrivant l’infini au sein de fini comme l’acte même de tout acte fini (actus essendi), il semble prématuré de considérer la métaphysique de l’Aquinate comme échappant absolument à l’horizon de la finitude. L’infini (Dieu) y échappe en soi, certes, mais dans notre conception, où il est présent en acte, il n’y échappe pas. L’infini co-existe avec le fini : l’affirmation sur le mystère de l’infini divin est finie : l’éternité est dite de la manière temporelle.

 

 

b) L’imagination transcendantale comme faculté

génératrice et unificatrice de la transcendance

 

 

            La notion kantienne d’imagination transcendantale est comprise par Heidegger comme « l’unité » qui « sert de fondement » à la connaissance pure[1463]. C’est une faculté ou, mieux, « l’identité [Selbigkeit] propre de la fonction synthétique » au sein de la connaissance pure dans son ensemble, et qui ne signifie pourtant pas l’ « identité vide d’une colligation qui s’exerce partout formellement, mais la totalité originelle et riche en contenu d’une activité complexe qui, à la fois comme intuition et comme pensée, unifie et instaure l’unité »[1464]. « Fort éloignée de la simplicité vide d’un premier principe » prônée par les kantiens classiques, l’imagination, en tant qu’elle se réfère à la totalité originelle qui n’est rien d’autre que la compréhension de l’être, octroie à la connaissance humaine, moyennant le même geste d’unification, « un contenu transcendantal »[1465]. La connaissance est donc toujours ontologique : c’est « la connaissance de l’être » qui « est l’unité [produite par l’imagination] de l’intuition et de la pensée pures »[1466]. Le processus de la connaissance se présente dès lors non comme une confrontation des données des sens avec des catégories, vides en soi, d’une forme spirituelle (Gemüt) de l’homme, mais comme l’unité originelle de ce qui est connu et de ce par quoi on connaît, autrement dit, des étants et de l’être. Cette unité originelle des étants et de l’être, ayant lieu dans l’imagination, ne supprime pourtant nullement leur irréductibilité, leur différence (« la synthèse pur n’est le fait ni de l’intuition ni de la pensée pures »[1467]), et c’est pour cette raison qu’apparaît la transcendance et qu’il faut parler de l’imagination transcendantale. Ainsi « la connaissance ontologique [activité de l’imagination] ‘forme’ la transcendance »[1468]. C’est ici que s’annonce l’ensemble complexe du rapport de l’étant et de l’être formé par les problèmes de la transcendance, du fondement et de la différence ontologique.

 

            Nous étudierons prochainement ces problèmes, qui, dans la philosophie heideggérienne, dépassent largement les cadres de la réflexion de Kant. Le mérite de cette dernière consiste en ceci qu’elle manifeste l’identification de l’imagination transcendantale et du temps, passage obligé qui introduit dans les problèmes nommés ci-dessus.

 

c) L’imagination transcendantale comme synthèse pure du temps

 

 

            Après avoir montré que l’imagination transcendantale est à la fois l’unité et la racine de l’intuition pure universelle qu’est le temps, Heidegger explicite la manière « dont le temps se fonde sur l’imagination transcendantale »[1469]. La remarque préalable à cette démonstration porte sur la différence entre l’intuition pure du temps et l’intuition empirique[1470]. Alors que cette dernière intuitionne un étant « réel » au sens qu’il est présent maintenant, l’intuition pure ne peut recevoir l’instant du présent qu’en tant qu’il forme unité avec le passé et l’avenir : « L’acte réceptif de l’intuition pure doit se donner la vue du maintenant de telle sorte qu’il pré-voit le ‘tantôt’ à venir et re-voit le ‘tantôt’ passé »[1471]. L’acte unique de voir, de pré-voir et de re-voir est une expression naturelle de l’intuition pure. Ainsi ce qui est intuitionné est rendu temporel. Si l’imagination est l’instance qui est à la base, justement, de l’unité de cet acte, de la sorte que c’est elle qui temporalise le temps, qui est cette temporalisation même, alors son caractère temporel doit être manifeste. En effet, Heidegger relève l’analyse kantienne de l’imagination en tant que « puissance formatrice » dont l’activité consiste en triple faculté : « former des images », « reproduire des images », « anticiper des images »[1472]. Le lien de cette activité de l’imagination avec le présent, le passé et l’avenir est évident. Bien que Kant, dans cette analyse, n’emploie pas le terme d’ « imagination transcendantale », c’est bien de celle-ci qu’il s’agit. Le trait ontologique de la formation des images dont nous parlons ressort, selon Heidegger, du fait que ces images correspondent à « la saisie immédiate de la forme de l’objet lui-même », et non pas d’une reproduction au sens « d’un décalque »[1473]. C’est pourquoi le temps que produit cette imagination n’est pas une banale « succession des maintenant », c’est-à-dire ce que nous comprenons comme temps à partir de notre quotidienneté[1474], mais le temps originaire. Cette origination temporelle, en effet, n’est rien d’autre que la donation intuitive des étants eux-mêmes, ce qui équivaut à l’affirmation que l’imagination transcendantale est elle-même le temps, puisque c’est elle qui est l’élément unificateur de l’intuition. Ainsi nous rejoignons les analyses précédentes selon lesquelles le temps est à la fois l’intuition pure universelle (donation des étants) et l’imagination transcendantale en tant que celle-ci unifie celle-là.

 

            Si le temps originaire est à la fois l’imagination transcendantale et l’intuition pure, il est également la pensée pure. En effet, l’imagination est le « syn- » non seulement de l’intuition, mais également de la pensée, d’autant plus que celle-ci est déterminée par l’intuition. Le temps est la connaissance pure de l’homme dans son ensemble : c’est vers cette conclusion inespérée que tendent les analyses heideggérienne de la réflexion de Kant ! Autrement dit, la source de toute unité, le « syn- » lui-même, est temporelle, puisque l’imagination transcendantale est telle. Etant elle-même unifiée, l’imagination produit l’unité de l’intuition et de la pensée. Ces trois moments d’unité, puisqu’ils sont temporels, ne correspondent-ils pas aux trois extases du temps dans leur unité ? « Y a-t-il trois modes de la synthèse parce que le temps apparaît en eux et qu’ils doivent exprimer la triple unité du temps comme présent, passé et avenir ? »[1475] Heidegger veut le montrer, c’est-à-dire mettre en évidence le « caractère temporel intrinsèque des trois modes de la synthèse », de la synthèse « selon le mode de l’appréhension [intuition], de la reproduction [imagination], de la recognition [pensée] »[1476]. Nous savons que la position centrale de l’imagination n’est pas aléatoire, mais désigne l’imagination comme source des deux autres modes de la connaissance. Pour cette raison, la triple activité de l’imagination analysée comme lui étant propre (« former des images », « reproduire des images », « anticiper des images ») coïncide avec la triple répartition du mode de la synthèse décrite ci-dessus.

 

            La synthèse pure en tant qu’appréhension intuitionne d’emblée l’ensemble lequel, dans l’intuition empirique se présente comme une succession des maintenant. Elle est la possibilité même du maintenant : « L’intuition empirique vise l’étant présent dans un maintenant, la synthèse appréhensive pure, au contraire, intuitionne le maintenant, c’est-à-dire le présent lui-même, mais de telle façon que cette visée intuitive forme en elle-même ce qu’elle vise »[1477]. L’imagination transcendantale qui est à l’œuvre dans cet acte de l’intuition pure, « forme des images ». « La synthèse, selon le mode de l’appréhension, dérive de l’imagination ; la synthèse appréhensive pure doit donc être considérée comme un mode de l’imagination transcendantale »[1478]. Dans le cas de la synthèse pure comme reproduction, l’imagination transcendantale « reproduit des images » dans ce sens précis qu’ « elle révèle l’horizon qui rend possible la rétrovision, c’est-à-dire le passé ; elle ‘forme’ ainsi la ‘postériorité’ et le retour sur ce qui fut »[1479], ce qui permet à l’imagination empirique de réunir le « maintenant qui n’est plus » au maintenant présent et de prendre conscience d’ « antérieur » et d’ « autrefois »[1480]. L’unité originaire est manifeste en ceci que le passé ainsi formé, c’est-à-dire un maintenant qui n’est plus, ne peut se manifester qu’en étant uni au maintenant présent. Ainsi, « la reproduction pure est essentiellement une avec la synthèse pure de l’intuition qui forme le présent »[1481]. Quant à la synthèse pure comme recognition, à l’œuvre dans la pensée pure, elle ouvre l’avenir, dans l’unité profonde avec les deux autres modes de synthèse. En effet, l’acte qui joint le maintenant de l’étant passé au maintenant de l’étant présent, contient la dimension de reconnaissance, donc d’identité (concept). Or, l’acte d’identification « prospecte l’horizon de toute proposition en général » et cette « prospection est, en tant que pure, la formation originelle de ce qui permet tout pro-jet, c’est-à-dire de l’avenir »[1482]. En « formant » et en « reproduisant », l’imagination transcendantale « anticipe », et c’est grâce à cette anticipation, c’est-à-dire grâce à l’ouverture vers l’avenir, que la pensée pure peut se déployer.

 

            Le caractère temporel de l’imagination transcendantale est ainsi manifesté. Etant à l’œuvre dans chacune des extases du temps, l’imagination les unit entre elles, ce qui signifie que c’est elle qui est la temporalisation du temps, le secret de son unité, recherchée depuis Sein und Zeit. « Si l’imagination, en tant que faculté formatrice pure, forme en elle-même le temps, c’est-à-dire le fait surgir, on ne peut plus écarter la thèse énoncée plus haut : l’imagination transcendantale est le temps originel »[1483].

 

            Avec ce résultat, il devient de plus en plus clair que la connaissance ontologique, celle-là même par laquelle l’homme connaît l’être des étants et accède à l’être en général, ne peut être que temporelle. « Le temps est impliqué essentiellement dans la structure intrinsèque de la transcendance »[1484]. Nous avons vu que c’est l’imagination transcendantale, le « sujet », qui génère la transcendance (la connaissance ontologique). La prochaine étape de l’investigation heideggérienne consiste à se demander si le temps lui-même est la « subjectivité ». Autrement dit, est-ce à partir du « sujet » qu’il faut comprendre le temps, ou à l’inverse : à partir du temps, le « sujet » ? Si cette dernière hypothèse se confirme, un pas vers la profondeur serait franchit, et ceci dans la direction de ce qu’est l’essence du temps : celui-ci se révélerait comme la source de la « subjectivité »[1485], alors que la tradition métaphysique considère unanimement que c’est la « subjectivité » qui constitue le temps[1486].

 

d) Le temps comme sujet originaire

 

 

            La « subjectivité » du temps se découvre à partir de la notion de « l’affection pure de soi ». La connaissance empirique se déploie étant « affectée » par les sens, dans l’horizon du temps qui rend possible, en tant qu’intuition pure universelle, cette connaissance. Mais dans la connaissance pure, là où ont lieu toutes les possibilités en tant que telles, « c’est le temps lui-même qui affecte »[1487]. En tant qu’intuition pure, donc sans le secours de l’expérience, le temps rend possible, « préforme » et « se pro-pose » la vue de la succession pure, autrement dit, le temps se rend possible lui-même, il s’affecte. « Le temps est, par nature, pure affection de lui-même »[1488]. Si nous regardons de plus près ce processus, nous constatons qu’il correspond à ce que Heidegger établit par ailleurs comme l’intentionnalité et comme le souci : « Il est justement ce qui forme la visée qui, partant de soi, se dirige vers… , de telle manière que le but ainsi constitué jaillit et reflue sur cette visée »[1489]. Ce que le temps se donne à soi-même en s’affectant lui-même, c’est non seulement soi-même, mais aussi l’être de l’étant et l’être en général[1490]. Nous reviendrons sur cette portée ontologique de la constitution du temps par lui-même lorsque nous aborderons le problème de la transcendance, ainsi que celui de la différence ontologique et du fondement. Nous devons constater pour le moment que le temps comme affection pure de soi, justement parce qu’il est « pur », c’est-à-dire une possibilité en tant que telle, « forme l’essence de toute auto-sollicitation »[1491]. Cela veut dire que le temps est la possibilité même de toute subjectivité comme telle et « donc, s’il appartient à l’essence du sujet fini [humain] de pouvoir être sollicité comme soi, le temps, auto-affection (Selbstaffektion) pure, forme [sa] structure essentielle »[1492]. Cette formation ne se présente pas comme l’activité d’une cause sur un causé extérieurs l’un à l’autre, mais comme un trait essentiel intrinsèque et possibilisant toute activité spirituelle en tant que telle : « Il est manifeste que le temps, comme affection pure de soi, ne se trouve pas ‘dans l’esprit’ ‘à côté’ de l’aperception mais que, en tant que fondement de la possibilité de l’ipséité, il est déjà inclus dans l’aperception pure et permet que l’esprit soit ce qu’il est. Le soi fini pur a en lui-même un caractère temporel »[1493]. Le temps et le « je pense » sont donc identiques, mais le temps est originaire, car c’est lui qui suscite originairement la structure même du vis-à-vis, c’est-à-dire de la réceptivité (Selbstaffektion) comme telle[1494].    

 

            Nous voyons que la « subjectivité » originaire du temps lui-même, en tant qu’auto-affection pure, se manifeste indépendamment de l’approche anthropologique, et c’est justement pour cette raison que toute anthropologie, en tant qu’elle est essentiellement liée à de telles notions comme « sujet », « ipséité » ou « personne »[1495], doit être fondée sur cette subjectivité plus originaire du temps. Nous n’avons pas besoin d’entrer dans les détails de ce fondement de l’anthropologie métaphysique[1496] qui occupe les §§ 37-38 du Kantbuch. Nous dirons suffisamment de choses à ce sujet, en montrant la dimension ontologique du temps, c’est-à-dire ce sur quoi porte le temps se déployant comme l’imagination transcendantale.

 

3. L’imagination transcendantale et le Rien

 

 

            Le temps en tant qu’intuition pure universelle est intentionnel : il porte sur les étants. Si nous jetons toutefois un regard qui englobe l’ensemble du parcours de la réflexion heideggérienne des années 20, nous voyons qu’une distance s’effectue entre le concept d’intentionnalité tel qu’il est établit par Husserl et celui qu’élabore Heidegger : l’intuition porte non seulement sur les étants, mais surtout sur l’être des étants. Les notions forgées par Kant aident Heidegger à scruter l’intuition pure finie pour y détecter un processus intrinsèque d’unification (imagination pure) grâce auquel l’être de l’étant peut être constitué[1497]. Mais Heidegger franchit encore un pas : si l’imagination pure peut constituer l’être des étants, c’est qu’elle est transcendantale et porte simultanément sur ce qui n’est rien des étants. Si elle portait, en effet, uniquement sur l’être des étants, la question de la possibilité de celui-ci ne pourrait même pas être posée, car ce qui rend possible doit contenir un élément irréductible à ce qui est rendu possible. Si l’imagination transcendantale remonte à la possibilité originaire des étants, c’est qu’elle intuitionne cet élément, ce rien des étants eux-mêmes au sein duquel l’être de ceux-ci est fondé. Kant nomme cet élément « un X »[1498], un inconnu, car sa connaissance ne peut pas se déployer comme se déploie la connaissance des étants. L’X « n’est pas un objet mais un néant si l’on entend par objet un étant thématiquement saisi. Et la connaissance ontologique n’est pas une connaissance si par ‘connaissance’ on entend la saisie d’un étant »[1499]. Intuitionné par l’imagination transcendantale, l’X est « ens imaginarium » qui « appartient aux formes possibles du ‘néant’, c’est-à-dire qui n’est pas un étant donné »[1500]. Néant par rapport aux étants, ce rien toutefois « n’est pas rien absolument »[1501], il est « quand même ‘quelque chose’ »[1502]. Pour Heidegger, il correspond à l’être en général. C’est pour cette raison que « ce qui forme la transcendance », se révèle justement comme « la connaissance ontologique »[1503].

 

            Curieusement, c’est à cette connaissance ontologique que Heidegger applique la doctrine kantienne de la distinction entre les « choses en soi » (noumènes) et les « choses représentées » (phénomènes)[1504], en rejetant violement l’interprétation épistémique (traditionnelle chez les néo-kantiens) de cette doctrine. Les « choses en soi » correspondent, en effet, à la possibilité ultime de l’être de ces mêmes choses à l’œuvre dans leurs « représentations ». Celle-ci ont donc une teneur « réelle », ontologique (l’être des étants), car elles sont conçues moyennant l’intuition de leur possibilité ontologique même (l’être en général), c’est-à-dire de quelque chose d’irréductible à l’être des étants, qui se présente, par conséquent, comme le néant. Nous voyons que ce néant, qui est l’être en général, n’est pas « dissimulé ‘derrière’ une couche de phénomènes »[1505] (une telle représentation en ferait un étant, donc rendrait nécessaire un nouveau fondement), mais se déploie comme « à l’intérieur » des phénomènes, et reste « dans le champ du regard », comme « l’horizon » qui rend possible des étants comme tels[1506]. La connaissance ontologique établissant une telle « situation » de l’être annonce déjà la conception de la transcendance qui lui est propre.

 

            Terminons notre lecture du rapport entre l’imagination transcendantale et l’être même intuitionné comme le néant, en rappelant que, dans Sein und Zeit, le vécu portant sur l’être même était désigné comme angoisse. A la fin du Kantbuch, Heidegger rappelle lui-même cette « disposition fondamentale qui nous place face au néant »[1507]. Remarquons cependant la disparition, dans Kant et le problème de la métaphysique, de toute référence aux analyses de l’être-vers-la-mort. Le philosophe a-t-il trouvé un accès plus direct vers la compréhension de l’être ? Mais quel que soit cet accès, c’est le temps qui en constitue le cœur.  

 

4. La finitude comme horizon ultime de la métaphysique

 

 

            Intuitionné grâce à l’activité de l’imagination pure transcendantale, l’être en général est donné, pour la connaissance humaine, dans un horizon fini. Ce mode de donation de l’être (de la connaissance ontologique) définit à la fois la finitude et l’essence de l’homme en tant que telles, de sorte que nous pouvons affirmer l’identification foncière de ce qu’expriment ces deux notions. L’homme est essentiellement fini et la finitude ne se déploie que dans l’être humain. A ce stade de la réflexion, il va de soi que la finitude dont il s’agit n’est pas ontique (psychologique, épistémique, morale…), mais ontologique, c’est-à-dire déterminée par le rapport de l’homme à l’être, ce rapport même étant l’essence originaire de l’homme : « Plus originelle que l’homme est en lui la finitude du Dasein »[1508]. Or, ce rapport, c’est-à-dire le Da-sein lui-même, est cette compréhension de l’être laquelle « est elle-même l’essence la plus intime de la finitude »[1509]. Ce n’est donc nullement un rapport à la corporéité qui décide originairement de la finitude de l’esprit humain, mais celui-ci est fini en soi-même, c’est-à-dire à partir du rapport à son propre être lequel consiste dans le rapport à l’être en général intuitionné de manière finie[1510]. Ces tonalités de Sein und Zeit sont maintenues quant il s’agit d’établir le rapport du Dasein avec les étants autres que lui : « C’est en se fondant sur la compréhension de l’être que l’homme est Da-, qu’avec son être s’accomplit dans l’étant une irruption créatrice d’ouverture. Grâce à celle-ci, l’étant comme tel peut devenir manifeste à un être-soi »[1511]. L’ « être-soi », nous l’avons vu, c’est le temps originaire, se temporalisant lui-même. C’est donc autour de la « compréhension de l’être » d’une part, et du temps originaire, de l’autre, autour de l’être et du temps donc, que gravitent, comme autour de leur fondement, les notions « ouverture », « manifestation », « intuition créatrice ».

 

            La finitude de la connaissance humaine est de telle nature qu’elle rend impossible, en revanche, tout accès à la connaissance divine supposé infinie, cette infinité ne constituant pas simplement un « genre opposé » à la finitude humaine, ni même à celle d’ « un autre esprit supérieur »[1512] dont la finitude éventuelle ne se laisseraient pas déterminée à partir d’une mesure commune avec la finitude humaine, puisque la manière dont un tel esprit, n’ayant pas de « sensibilité prise au sens d’intuition réceptrice », appréhende l’être, nous est inconnue. « La finitude ‘spécifique’ de la subjectivité humaine […] ne peut pas être introduite comme un ‘cas’ particulier possible d’une nature rationnelle finie »[1513]. Ainsi la transcendance que forme la connaissance ontologique humaine est « spécifiquement » finie et est la seule que l’homme peut avoir à sa disposition dans toute recherche métaphysique.

 

            Celle-ci est, en effet, fondée d’un bout à l’autre dans la finitude transcendantale humaine, c’est-à-dire dans la connaissance ontologique spécifiquement humaine. Révéler l’essence et les limites de la métaphysique consiste dès lors à « mettre en lumière l’imbrication essentielle de l’être (non pas de l’étant) comme tel et de la finitude dans l’homme »[1514]. Le problème de l’être en général et de celui de la finitude ontologique de l’homme, forment un problème unique qui « instaure » le fondement de la métaphysique[1515]. L’ « ontologie » traditionnelle, issue de la πρώτη φιλοσοφία antique et cristallisée à l’époque moderne sous la forme de la metaphysica generalis, n’a pas su honorer cette fondation de la métaphysique en désignant comme origine et but de la recherche métaphysique des vérités immuables et éternelles lesquelles prétendaient apporter la réponse à l’interrogation sur l’être comme tel. De cette manière l’être même est tombé dans l’oubli, c’est-à-dire : « La finitude du Dasein – la compréhension de l’être – est tombée dans l’oubli »[1516].

 

            Mais voici que Heidegger admet, et cela est fort cohérent, que si on reste fidèle à l’essence de la finitude, l’explicitation de celle-ci « doit elle-même toujours et fondamentalement demeurer finie et […] ne saurait donc prendre un caractère absolu »[1517]. Cela signifie qu’il doit y avoir d’autres pistes que celle qu’explore Heidegger, qui conduiraient, au sein de la finitude humaine toutefois, à l’être même.

 

 

5. La finitude et l’infini

 

 

            Selon Heidegger, la philosophie de saint Thomas d’Aquin ne pourrait pas constituer une telle piste. Dans cette philosophie, c’est l’éternité atemporelle, en effet, qui constitue l’unité du temps, appréhendée par l’intellectualité humaine participant à l’infini, alors que, pour Heidegger, l’unité du temps est la temporalisation originaire réalisée par l’imagination transcendantale finie. L’opposition de l’éternité et du temps, du statut de l’intellect et de celui de l’imagination semble opposer Thomas d’Aquin et Heidegger. Ce dernier reproche à la tradition métaphysique d’avoir dissimulé la question de l’être tout particulièrement par une « prise de position théologique – qu’elle soit approbative ou négative »[1518], et saint Thomas est sans doute visé par cette critique. Les affirmations de l’Aquinate sur l’éternité divine infinie n’établissent-elles pas ce genre de « vérités éternelles » auxquelles toute finitude est étrangère par définition ?

 

            Nous soutenons toutefois que l’opposition entre l’infini thomasien et la finitude heideggérienne est beaucoup moins nette que Heidegger ne le pense. Premièrement, l’éternité atemporelle de saint Thomas n’est pas l’être immobile et figé des scolastiques modernes, et elle ne peut être découverte par la raison humaine moyennant une simple opposition des genres, tels que mobilité/immobilité, fini/infini, créé/non-créé. L’analogie thomasienne est autre qu’une comparaison des mesures ayant le même dominateur commun. Deuxièmement, le rapport que l’éternité maintient avec le temps, dans la philosophie de saint Thomas, ne constitue pas une frontière claire et rationnellement détectable. L’infini est dans le fini, et le fini dans l’infini, de sorte que la raison humaine ne peut pas les distinguer selon le modèle concurrentiel de deux entités opposées. La nature du rapport de l’infini incréé et de la finitude créée est telle que, malgré leur irréductibilité et leur différence vertigineuse, la création forme une instance unificatrice qui échappe néanmoins à tout contrôle de la ratio. En ce sens, la position thomasienne peut être rapprochée de la déclaration de Heidegger selon laquelle il est « impossible […] [de] prouver rationnellement que l’homme est un être créé »[1519]. C’est la raison pour laquelle, troisièmement, la ratio humaine vit l’instance créatrice éternelle comme l’inconnu absolu, comme une sorte de néant, et c’est justement ce néant qui constitue la finitude humaine et le temps. Sur ce point, l’activité de la ratio ressemble à celle de l’imagination transcendantale. La différence reste toutefois de taille, si on se souvient que l’imagination transcendantale est finie en soi, alors que l’intellectus, cœur de la ratio, participe à la simplicité qualifiée comme « infinie » de l’éternité atemporelle. Cependant, l’infinité de l’intellectus n’est pas celle que représente conceptuellement la ratio, et si la notion heideggérienne de la finitude « ébranle la suprématie de la raison et de l’entendement »[1520], elle laisse intacte celle qui est visée par saint Thomas à travers du concept d’intellectus. En effet, l’intellectus étant différent de la ratio, sa participation à l’éternité infinie ne constitue pas une « infinité » ou « éternité » des propositions elles-mêmes formulées proprement par la ratio, mais, au contraire, elle incite la ratio au dépassement constant de soi-même pour être justement conforme à la vérité ultime participée par l’intellectus et cachée pour la ratio. Ce n’est que cette conformité, se déployant simultanément avec la dissimulation, qui peut ratifier le fait que la connaissance temporelle de l’éternité (la doctrine des Noms divins) soit véridique. Cela revient à dire que l’infini suscite la finitude dont la nature consiste en une tension entre la capacité de l’infini (intellectus) et l’incapacité de l’infini (ratio). C’est de cette manière que saint Thomas explique l’essence de la finitude comme fondée par l’infini, ou l’essence du temps comme fondée par l’éternité, où toutefois l’éternité est partout dans le temps et l’infini partout dans le fini. Heidegger n’envisage pas une telle explication[1521]. L’unité de temps ou l’essence de la finitude réside, selon lui, dans la temporalisation même ou dans la finitude du sujet fini lui-même. Expliquer le temps et la finitude par une instance éternelle et infinie, c’est faire intervenir un corpus théologique étranger à la philosophie bien comprise. Dès lors une piste opposée, celle de la radicalisation de la finitude, doit être empruntée par Heidegger : l’être en général, intuitionné par l’imagination transcendantale comme une « totalité unifiée » qui fonde l’unité du temps, doit lui-même être fini.

 

            Avec saint Thomas et Heidegger, nous nous trouvons dans le même champ de recherche, nous affrontons les mêmes phénomènes, mais leur explication, le regard qui approfondit ces phénomènes en descendant jusqu’à leur essence, leur profondeur, leur fondement, semble être différent. Au sein de la finitude, trouve-t-on l’infini (Thomas d’Aquin), ou la finitude toujours plus radicale (Heidegger) ? Heidegger exprime lui-même ce dilemme : « S’ensuit-il que le moi n’est pas temporel ou faut-il aller jusqu’à conclure que le moi est ‘temporel’ au point d’être le temps lui-même, et que le moi n’est possible, quant à sa nature propre, qu’en s’identifiant à lui ? »[1522] Mais comment la considération du même phénomène peut-elle conduire sur deux pistes qui voudraient s’exclure l’une l’autre ? Ne conduisent-elles pas plutôt au même but, mais de manières différentes ? La finitude toujours plus radicale de Heidegger ne bute-elle pas en quelque sorte sur l’éternité de saint Thomas laquelle pénètre sans cesse la finitude ? Contrairement à l’avis de Heidegger, cette hypothèse envisagerait de considérer la philosophie de l’Aquinate comme une piste authentiquement philosophique de l’explication de la finitude, malgré ses implications théologiques. Le fait que cette explication « doit elle-même toujours et fondamentalement demeurer finie et […] ne saurait donc prendre un caractère absolu »[1523], serait alors confirmé par la possibilité de l’intervention fondatrice de l’éternité dans le temps. C’est en étudiant les notions heideggériennes de transcendance, de différence ontologique et de fondement abyssal, ainsi que la conception thomasienne de la finitude, que nous avancerons dans la vérification de ces présupposés. 

 

 

II. La conception heideggérienne de la transcendance

 

 

1. Le problème de la transcendance dans Sein und Zeit

 

 

            L’ « échec »[1524] de Sein und Zeit, qui a causé l’interruption de la rédaction de l’ouvrage, n’était pas abandon du projet initial consistant en la recherche du sens de l’être dans l’horizon du temps, mais révélation de la nécessité d’un autre fondement, plus radical, de la recherche. Il s’agit du fondement de la métaphysique elle-même : ce n’est que si le fond du Dasein déterminé par l’être, autant qu’il se laisse dévoiler, permet de justifier la démarche proprement métaphysique que l’on peut espérer obtenir le concept métaphysique pertinent de l’être. Heidegger, dans la période qui suit immédiatement l’interruption de Sein und Zeit, s’engage dans la recherche de ce fondement ultime de la métaphysique, comme témoignent Kant et le problème de la métaphysique ou la conférence Was ist Metaphysik ?, ce qui l’oblige à reprendre et à fonder plus profondément Sein und Zeit lui-même, encore tributaire du langage de la métaphysique traditionnelle[1525]. Puisque le projet de cette re-fondation de la métaphysique consiste en la recherche de l’impensé qui fonde ce qui est pensé, Heidegger questionne désormais ce qui fonde le Sein und Zeit, son « pourquoi »[1526], en essayant d’identifier dans le dit de cet ouvrage un mouvement dissimulé qui fait son origine. Ce mouvement, c’est la pensée de la transcendance.

 

            Nous lisons, en effet, dans Vom Wesen des Grundes : « Il me sera permis d’indiquer ici que la partie jusqu’à présent publiée des recherches sur « l’Être et le Temps » ne se propose point d’autre tâche que le pro-jet de la transcendance dans une esquisse concrète qui nous la dévoile (cf. les § 12-83, en particulier le § 69). A son tour, cette tâche n’est effectuée que pour rendre possible le dessein qui seul nous conduit, et que manifeste clairement l’intitulation générale de la première partie de ces recherche : dégager ‘l’horizon transcendantal du problème de l’être’. Toutes les interprétations concrètes, avant tout celle du temps, ne sont à mettre en valeur que dans cette seule et unique direction : rendre possible le problème de l’être »[1527]. C’est donc le pro-jet de la transcendance qui semble constituer ce fondement ultime de l’analytique existentiale dans Sein und Zeit, c’est-à-dire révéler ce fond du Dasein qui rend possible le problème de l’être. Or, ce problème de la transcendance, dans l’ouvrage, n’est que très peu étudié de façon explicite. De plus : les modifications significatives dans le traitement de ce problème interviennent après la publication de Sein und Zeit et rendent insuffisantes les propositions dites dans ce dernier. Ainsi ce qui portait la réflexion de Sein und Zeit, « le pro-jet de la transcendance », ne se manifesta que progressivement et au-delà de la lettre même de l’ouvrage en révélant à la fois l’insuffisance et le sens profond de ses propos. Nous suivrons cette évolution de la pensée heideggérienne dans sa manière de traiter la question de la transcendance, question qui est la quête du fondement du « problème de l’être ».

 

            Insistons sur le fait que la recherche du fondement de la métaphysique coïncide avec celle du fondement du Dasein. Celui-ci est, en effet, lui-même la philosophie, lui-même la métaphysique en quelque sorte[1528], selon ce qu’exprime la notion de la facticité dont Heidegger n’a jamais remis en cause l’inspiration profonde. Le problème de la transcendance qui « rend possible le problème de l’être », consiste donc dans le problème du fondement du Dasein philosophant, c’est-à-dire dans le problème du fondement de celui qui cherche son fondement, ou dans celui du temps qui cherche le fond de soi-même en dégageant ainsi l’horizon de l’être et fondant la condition du concept pertinent de ce dernier.

 

 

           

 

a) Le problème d’identification de l’intentionnalité,

du souci et de la transcendance

 

 

            Le concept phénoménologique d’intentionnalité, tel que le concevait Husserl, a été transformé par la réflexion heideggérienne sur le Dasein, sur ses dimensions ontologique et herméneutique. L’intentionnalité est devenu souci : Sein und Zeit est une mise en place minutieuse de cette transformation[1529]. La structure fondamentale du souci étant le temps, l’intentionnalité du Dasein se déploie comme trois ek-stases temporelles. Or, dans Sein und Zeit, c’est justement ces ek-stases qui constituent la notion de transcendance (§ 69). Dès lors, l’intentionnalité phénoménologique doit être considérée comme transcendantale. Les Problèmes fondamentaux de la Phénoménologie résume : « La temporalité, à titre d’unité ekstatique-horizontal de la temporalisation,  est la condition de possibilité de la transcendance et par là aussi de l’intentionnalité, fondée sur la transcendance »[1530]. Mais en quoi consiste-t-elle cette transcendance ?

 

            C’est à partir de cette question que tout bascule. La direction de la recherche de la réponse semblait être acquise : le sens de la transcendance ne peut être trouvé qu’en interrogeant la temporalité originaire du Dasein, son « unité ekstatique-horizontal ». Cette interrogation a dû se réaliser dans la troisième section de Sein und Zeit intitulée Temps et Être. Au § 69, en reposant le problème de la transcendance et en revenant sur l’intentionnalité phénoménologique, Heidegger promet : « Que et comment l’intentionnalité de la ‘conscience’ se fonde sinon à son tour dans la temporalité ekstatique du Dasein, c’est ce que montrera notre prochaine section »[1531]. L’interrogation sur ce « fonder » (gründet), souligné par l’auteur, s’est avéré trop difficile : si l’intentionnalité est fondée dans la temporalité du Dasein, elle est fondée dans la transcendance du Dasein ; or, le concept de la transcendance, tant qu’il fut limité à l’être du Dasein, s’est montré insuffisant pour constituer le fondement ultime de ce même Dasein. La transcendance du Dasein, telle qu’elle se dessine dans Sein und Zeit, appelle, en effet, à un fondement plus ultime, et donc à une transcendance plus fondamentale, celle de l’être en général. L’intentionnalité identifiée au souci, ne peut dès lors manifester sa propre transcendance dans son sens profond tant que le sens de l’être en général, et non pas seulement celui de l’être du Dasein, demeure voilé.

 

            Si le texte publié de Sein und Zeit reste muet sur ce problème, celui des Problèmes fondamentaux de la Phénoménologie, cherche à le formuler. En s’interrogeant sur le sens de la transcendance de l’intentionnalité, il annonce : « Il ne m’est pas possible ni permis de demander comment le vécu intentionnel interne accède à un dehors », car « les comportements intentionnels constituent par eux-mêmes la transcendance », de sorte que « je n’ai pas besoin de demander comment le vécu intentionnel immanent reçoit une validité transcendantale, puisqu’il s’agit au contraire de voir que c’est précisément dans l’intentionnalité et elle seule que réside la transcendance »[1532]. La clé pour comprendre cette affirmation est de voir que l’identification qui semble être établie entre l’intentionnalité et la transcendance est justement la rupture de cette identification : si la transcendance réside dans l’intentionnalité, cela veut dire littéralement un dépassement de l’intentionnalité, un aller au-delà de l’intentionnalité elle-même par elle-même. Sinon, l’intentionnalité n’est justement pas la transcendance. Autrement dit, pour comprendre la transcendance de l’intentionnalité (du Dasein), il faut savoir établir une distance interne (notons bien la différence que disent ces mots : « distance » et « interne ») au comportement intentionnel lui-même, distance qui permettrait de rendre compte de l’intégralité de ce comportement et de son pourquoi. Un tel « saut » est-il possible ? Le « Da- » du Da-sein peut-il comprendre, et non seulement pré-comprendre, le « sein » en général, puisque (parce que) il n’ « est » (sein) justement que son « Da- » ? Comment, au sein de la transcendance qu’est le Dasein, peut-on « transcender » cette transcendance afin de la comprendre ? Comment une telle transcendance de la transcendance (fondement du fondement) est-elle possible ?

 

 

b) La transcendance et la phénoménologie

 

 

            La phénoménologie, telle que la comprend Heidegger, tend pourtant par elle-même vers ce but. Dans le § 7 de Sein und Zeit, Heidegger définit la phénoménologie comme « αποφαίνεσθαι τα φαινόμενα : faire voir à partir de lui-même ce qui se montre tel qu’il se montre à partir de lui-même »[1533]. Cette définition dit l’intervention originaire et herméneutique du Dasein au sein des phénomènes, comme la « monstration » au sein de leur propre « se montrer », intervention qui explique non seulement le sens de la maxime « Aux choses mêmes ! », mais aussi celui de l’être des étants. La tension, au sein de ce mouvement originaire du Dasein, entre la « monstration » et le « se montrer », c’est la transcendance. Celle-ci consiste donc en un dépassement constant, qui ne s’arrête jamais, de ce qui se retire vers ce qui se montre, ce « se retirer » et ce « se montrer » ayant le même sujet, à savoir l’être de l’étant[1534]. C’est pourquoi « la phénoménologie est le mode d’accès à et le mode légitimant de détermination de ce qui doit devenir le thème de l’ontologie. L’ontologie n’est possible que comme phénoménologie »[1535], et « la transcendance de l’être du Dasein est une transcendance insigne » qui permettrait (nous sommes bien au début de Sein und Zeit !) de comprendre l’être en général comme « le transcendens par excellence », « la vérité phénoménologique (ouverture de l’être) [étant] veritas transcendentalis »[1536]. A la fin de Sein und Zeit, avec l’impossibilité de mettre en lumière ce qui fait l’unité du temps originaire, c’est-à-dire ce qui fait le fondement ultime du Dasein, ce passage de l’être de l’étant à l’être en général s’est avéré impossible. Tant que l’horizon ultime de la recherche est formé exclusivement par l’être du Dasein, la transcendance de celui-ci vers l’être de l’étant ne suffit pas pour atteindre le transcendens par excellence qu’est l’être en général. Un nouveau sens de transcendance est à chercher. La phénoménologie peut-elle atteindre ce vers quoi elle tend ?  

 

c) La transcendance et le monde

 

 

            Sein und Zeit identifie la transcendance du Dasein et le monde : la structure existentiale qu’est l’« être-au-monde » temporel, c’est la transcendance[1537]. En se temporalisant dans la temporalité du Dasein, le monde est ce qui est « Là », au sein du « Là » du Da-sein. Ainsi, « se fondant dans l’unité horizontale de la temporalité ekstatique, le monde est transcendant »[1538]. La notion même du monde intègre l’ « ouverture » propre au Dasein et ne peut plus être considérée comme une simple « totalité des objets »[1539]. Mais le problème surgit aussitôt : si le monde « se fonde » dans le Dasein, c’est-à-dire dans « l’unité horizontale de la temporalité ekstatique », alors son fondement reste non compris tant que cette unité du temps originaire n’est pas éclaircie. Or, cette unité ne peut pas être trouvée tant que l’horizon de la compréhension de l’être est constitué exclusivement par le Dasein, car cet horizon est en même temps un écran qui voile. Dans cette perspective, « l’élaboration concrète de la structure du monde en général », donc du monde en tant que transcendance, ne peut avoir lieu, car, comme admet Heidegger, elle « ne peut être entreprise que si l’ontologie de l’étant intramondain possible est orientée de façon suffisamment sûr sur une idée clarifiée de l’être en général »[1540]. Dès lors, pour poser fondamentalement le problème de la transcendance du monde, il faut dépasser l’horizon de l’analytique existentiale, tout en intégrant ses acquis. C’est la raison pour laquelle, dans Vom Wesen des Grundes, Heidegger ne limite plus la notion de la transcendance à la seule perspective du Dasein intentionnel, tout en maintenant celui-ci au centre de la réflexion : « Si l’on caractérise tout rapport avec l’étant comme intentionnel, l’intentionnalité n’est alors possible que sur le fondement de la transcendance, mais elle n’est pas identique avec celle-ci et surtout ce n’est pas elle qui, inversement, rendrait possible la transcendance »[1541]. Le sens ultime de la transcendance réside plus profondément que dans l’intentionnalité seule. Reste à savoir quel chemin il faut prendre pour accéder à ce transcendens par excellence qu’est l’être en général, c’est-à-dire : comment est-il possible d’élaborer une notion de la transcendance, laquelle à la fois continuerait à explorer le monde du Dasein autant qu’il constitue la base de toute recherche du sens de l’être et dépasserait (« saut ») ce monde autant qu’il entrave cette recherche ?

 

2. La transcendance kantienne dans l’interprétation de Heidegger

 

 

a) La transcendance de la connaissance finie du Dasein dans

Kant et le problème de la métaphysique

 

 

            Avec la recherche de l’unité du temps originaire dans Kant et le problème de la métaphysique, Heidegger élabore un sens plus profond de la transcendance que celui qu’on trouve dans Sein und Zeit. La temporalisation du temps explicitée comme l’acte de l’imagination transcendantale, s’est révélée dans sa structure d’auto-fondation comme une auto-affection (Selbstaffektion), ce qui jeta les bases à la compréhension de la structure fondamentale de réceptivité (Hinnahme) ontologique (§ 34). L’avancée du Kantbuch par rapport à Sein und Zeit consiste en ceci que l’on a conquis la possibilité de montrer que cette réceptivité, au sein de la connaissance du Dasein, concerne non seulement l’être de l’étant, mais aussi l’être en général. Ce n’est pas seulement l’ « image » de l’étant qui est réçue-créée[1542], mais aussi ce qui la fonde, à savoir ce « représenté pur », l’ « ens imaginarium » inconnu, le « X » (§ 25). Il y a donc un moyen, à partir de la connaissance ontologique qu’effectue le Dasein, de transcender vers l’être qui n’est pas un étant, même pas cet étant qu’est le Dasein. « La constitution la plus intime de la transcendance » est unie avec l’affectivité (Befindlichkeit)[1543], que Heidegger a trouvée dans la structure originaire de l’auto-affection du temps et qu’il a désignée comme l’angoisse non pas devant la mort comme dans Sein und Zeit, mais devant l’être en général[1544]. Toutefois, le Kantbuch constitue juste l’indication de cette possibilité et non la réalisation concrète de la compréhension d’une telle transcendance. C’est que Kant lui-même n’a fait qu’envisager cette possibilité sans pouvoir l’explorer. Heidegger entreprend l’élaboration de sa propre notion de transcendance dans une série d’écrits qui datent de la même époque que la publication du Kanbuch : Was ist Metaphysik ?, Vom Wesen des Grundes, Vom Wesen der Wahrheit.

 

b) La transcendance et le concept kantien du monde dans

Vom Wesen des Grundes

 

 

            Le dialogue avec Kant n’est pas pour autant interrompu. Dans Vom Wesen des Grundes, Heidegger discute longuement la notion kantienne du monde, dans la perspective d’une conception radicale de la transcendance[1545]. L’essentiel de cette discussion est de montrer « qu’à côté de la signification cosmologique du ‘monde’ », explorée par la métaphysique traditionnelle, Kant met au jour « la signification existentielle » dépouillée de la « coloration spécifiquement chrétienne »[1546]. Cette « signification existentielle » n’a pu être saisie par Kant qu’à partir de la problématisation de la signification cosmologique du monde dont le caractère « synthétique », sa « totalité » en tant que telle, son universalité, n’a jamais trouvé une explication satisfaisante dans la tradition métaphysique. « A quoi se rapporte cette totalité ? […] Qu’est-ce qui est représenté dans le concept du monde ? Quel caractère a la représentation d’une semblable totalité ? »[1547] La manière heideggérienne de poser ces questions, que Kant « lui-même n’a point posées aussi expressément »[1548], manifeste fortement la structure intentionnelle de la notion de monde. Heidegger intègre ainsi le concept kantien du monde dans l’interprétation qu’il a donnée, dans Kant et le problème métaphysique, de l’intuition finie en tant que temps originaire, dans sa structure de réceptivité et de créativité. « Déterminée par les principes ontologiques », l’intuition finie reçoit et crée simultanément et a priori à toute expérience empirique une « synthèse » « de la multiplicité des phénomènes »[1549], une « Idée » qui explique justement le concept de monde. Cette synthèse a priori est nécessaire pour le processus de la connaissance comme sa condition. Mais elle ne peut elle-même être connue comme on connaît des objets empiriques, elle est ce « représenté pur » dont le « contenu » est « transcendantal »[1550]. Heidegger retrouve donc, à partir de la notion kantienne de monde, la capacité de l’intuition finie d’être le corrélat en quelque sorte de l’ « X » interprétée dans le Kantbuch comme l’être en général différent des étants. Nécessaire pour la conception de l’être de ceux-ci, la « totalité », l’ « unité » ou la « synthèse » a priori du monde (« Idée du monde ») a une portée ontologique et reçoit dès lors la « signification existentielle ». Elle constitue aussi le transcendens ultime, et la notion de transcendance peut être étendue : en portant sur le monde, l’intuition finie porte non seulement sur les étants empiriques ou leur « somme » ontique, mais aussi et surtout, elle transcende les étants vers l’être en général, vers une sorte d’unité ontologique a priori.

 

            On aurait tort toutefois d’imaginer cette unité ontologique a priori comme quelque chose qui subsisterait à côté du monde « cosmologique » des étants et du monde « psychologique » de l’intuition. Cette unité est transcendante dans ce sens qu’elle englobe à la fois les étants et l’intuition finie du Dasein tout en les dépassant constamment au sein même de ces étants et de cette intuition, comme si cette unité, tout en conditionnant ceux-ci, ne pouvait avoir lieu elle-même qu’au sein d’eux. D’où la finitude du monde : « Le monde en tant qu’Idée [donc « objet » de la connaissance finie du Dasein] est certes transcendant ; il dépasse les phénomènes, mais en cela même, et parce qu’il est la totalité de ces phénomènes, il se trouve rapporté à eux »[1551]. C’est dans ce sens que Heidegger peut affirmer que « le monde, en tout ceci, désigne le Dasein dans le fond de son être »[1552], ce « fond » transcendant toutefois le Dasein lui-même et visant, selon expression de Kant, « l’homme divin en nous »[1553]. Le malentendu auquel peut prêter cette dernière expression est écartée aussitôt par Heidegger : le transcendens ultime n’est pas Dieu, et « ce qu’il y avait de spécifiquement chrétien dans l’appréciation de l’existence ‘mondaine’ » disparaît[1554].

 

            Le complexe synthétique formé de l’activité du Dasein, des étants et de leur unité originaire (monde) à la fois intrinsèque et transcendant laquelle coïncide ainsi avec ce complexe dans son entier, ne peut aucunement être envisagé comme une « somme » ontique et close des étants, mais plutôt comme un « état » ouvert et « se transcendant » lui-même. Sachant qu’il n’y a rien au-delà, la question suivante se pose : ouvert vers où ? C’est avec cette question que Heidegger ne cessera de se battre tout au long de sa réflexion ultérieure. Autant dire que celle-ci sera consacrée à la recherche du sens ultime de la transcendance.

 

3. La transcendance du Dasein comme dépassement d’un triple clivage traditionnel

 

 

            Comment comprendre la transcendance, c’est-à-dire le « fond du Dasein » qui dépasse le Dasein lui-même en direction de l’être, sachant que cet être n’est pas un « étant extérieur » au Dasein ? Le champ de recherche peut être délimité en considérant le dépassement des différents cas de figure de la notion traditionnelle de la transcendance : premièrement, le dépassement du clivage sujet / objet, dominant dans la métaphysique moderne et consacré dans l’école des néo-kantiens ; deuxièmement, celui du clivage soi / monde lequel découle du premier, mais ne coïncide pas avec lui. Mais l’originalité de la recherche heideggérienne apparaît surtout à partir du troisième dépassement qui concerne la métaphysique occidentale dans son ensemble et qui ébranle la radicalité de la transcendance telle qu’elle ressort du clivage monde / Dieu.

 

            Soulignons que ce triple dépassement ne met pas en cause la « réalité » ou l’ « existence » du sujet, du monde ou de Dieu. Il s’agit de leur dépassement en direction de l’être comme tel, cette transcendance ayant un tout autre sens que celui qui est inscrit dans le schéma de Wolf lequel partageait la métaphysique en metaphysica generalis et trois sortes de metaphysica specialis. La différence entre l’être et l’étant qui ressort de ce schéma, n’en est pas une, selon Heidegger. Elle est plutôt différence entre deux étants, et non entre l’être et l’étant, car l’être y est représenté à l’instar de l’étant, le sens ontologique de la différence entre l’être et l’étant n’étant pas préalablement saisi. En effet, ce schéma ne prend pas en considération le statut particulier du Dasein qui est à l’origine de toute différence ontique, donc de toute transcendance ontique (sujet/objet, soi/monde, monde/Dieu) et de tout fondement ontique. Le schéma wolfien n’est pas capable, par conséquent, d’accéder au sens dernier de l’être, auquel mène la métaphysique du Dasein. Il n’accède donc pas non plus au sens dernier de la transcendance et du fondement. Or, le concept de transcendance qu’élabore Heidegger met en valeur le Dasein comme l’horizon indépassable[1555] dans lequel apparaît toutefois une différence d’ordre ontologique entre le Dasein en tant qu’étant et l’être comme tel. L’horizon indépassable est celui du temps ; la différence, donc la transcendance, s’établit dès lors entre la temporalité propre à Dasein et celle qui la fonde, la temporalité de l’être ontologiquement différent de l’être du Dasein. C’est au sein de la transcendance du Dasein comme horizon indépassable que nous accédons donc à la différence originaire entre l’être et l’étant et au concept fondamental de fondement.

 

a) Au-delà du clivage sujet / objet

 

 

            La notion de facticité, élaborée au début des années 20, avait déjà ébranlé le clivage sujet / objet : étant d’emblée herméneutique, la vie facticielle n’admet aucune scission de ce genre. L’analytique existentiale, dans Sein und Zeit, a traduit ce dépassement en termes ontologiques : le Dasein est plus originaire que le « sujet », et le monde que l’ « objet », car la temporalité originaire du Dasein est ce qui rend possible toute subjectivité et toute objectivité : « ‘Le temps’ n’est sous-la-main ni dans le ‘sujet’ ni dans l’ ‘objet’, il n’est ni ‘dedans’ ni ‘dehors’, et il est ‘plus ancien’ que toute subjectivité et objectivité, parce qu’il représente la condition de possibilité même de ce ‘plus ancien’ »[1556]. Dans Kant et le problème de la métaphysique, Heidegger a rendu encore plus net ce problème en montrant que le temps originaire est lui-même le sujet originaire qui, grâce à sa structure d’auto-affection, est à la base de tout « rapport à soi » possible (§ 34). Ainsi le Dasein « ne se réduit pas à la relation du sujet à l’objet ; il est au contraire ce qui rend une telle relation possible, en tant que la transcendance accomplit le projet de l’être de l’étant »[1557]. La transcendance du Dasein comprise en termes phénoménologiques d’intentionnalité, dans Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, est considérée à son tour comme première, comme une structure a priori, par rapport au sujet et à l’objet dans leur sens traditionnel : « L’intentionnalité n’est pas une relation subsistante entre un sujet subsistant et un objet subsistant, mais une structure constitutive du caractère relationnel du comportement du sujet comme tel. A titre de structure relationnelle propre au comportement du sujet, elle n’est pas quelque chose d’immanent au sujet, et qui après coup aurait besoin de transcendance, mais la transcendance, et par là l’intentionnalité, font partie de l’essence de l’étant qui se comporte intentionnellement. L’intentionnalité n’a rien d’objectif, ni rien de subjectif au sens traditionnel »[1558]. Le Dasein, n’étant pas un étant dont l’être serait « subsistant », est d’emblée « transcendantal ». Le tout est de savoir vers où porte cette transcendance, « sujet » plus originaire que le sujet au sens traditionnel, sachant que ce vers quoi elle porte ne peut pas à son tour être un objet au sens traditionnel, mais un « objet » plus originaire que tout objet.

 

            Soulignons qu’avec ce concept de transcendance de l’intentionnalité, Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie élaborent également une nouvelle conception du fondement de l’être de l’étant en mettant en cause le modèle du rapport sujet / objet selon le comportement productif. Le Dasein fonde l’être de l’étant, mais cette fondation n’est pas une production, comme c’était le cas dans la métaphysique moderne où le sujet était en quelque sorte auteur de l’objet. Quel est, dès lors, le mode fondamental de fonder, si ce n’est pas une production ? Le traité Vom Wesen des Grundes tente d’y répondre. Or, cette réponse est préparée par la mise en lumière de la conception de la transcendance selon laquelle la transcendance propre à l’intentionnalité (le rapport Dasein / l’être de l’étant) aurait son fondement dans une transcendance encore plus originaire (le rapport l’être de Dasein / l’être en général)[1559].

 

            Si on continue d’appeler le Dasein « sujet », alors le sens véritable de ce mot ne peut pas consister en une entité constituée en soi qui, par la suite, pourrait sortir d’elle-même. Il signifie plutôt l’ipséité (Selbstheit) fondée dans la transcendance même où ce qui transcende (Dasein) « contient » déjà ce vers quoi il transcende (l’être des étants), le procès de la transcendance étant fondé dans la transcendance encore plus originaire, c’est-à-dire dans l’ouverture vers l’être même qui suscite de prime abord la représentation du monde[1560]. 

 

b) Au-delà du clivage soi / monde

 

 

            Si le sujet au sens traditionnel du terme est dépassé dans la direction d’un « soi » plus originaire qu’est le Dasein, la conception du monde en tant que « somme des objets » est dépassée du même coup vers le concept du monde tel qu’il est inscrit dans la définition du Dasein comme « être-au-monde ». Cette définition disant la coappartenance du Dasein et du monde, exprime ce que signifie, au fond, la « transcendance du Dasein ». Dans Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Heidegger rapproche cette conception du Dasein corrélatif au monde, de la monade de Leibniz : « Seule la constitution ontologique fondamentale du Dasein, de l’être-au-monde (la transcendance), telle que nous l’avons explicitée, permet d’éclairer véritablement la signification ultime de la proposition leibnizienne relative aux monades sans fenêtres. A titre de monade, le Dasein n’a pas besoin de fenêtre pour voir ce qui est-au-dehors, non pas, comme le croit Leibniz, parce que tout ce qui est, est déjà  accessible à l’intérieur de la boîte et peut donc fort bien y être enfermé et comme enkysté, mais parce que la monade, le Dasein est déjà au-dehors, conformément à son être-propre (la transcendance) ; dehors, c’est-à-dire auprès d’un autre étant, ce qui veut dire toujours auprès de soi-même. Le Dasein n’est pas enfermé dans une boîte. Les fenêtres lui sont inutiles en raison de sa transcendance originaire »[1561].

 

            Tout en sauvegardant la conception de la transcendance comme « être-au-monde »[1562], la conférence Vom Wesen des Grundes, rectifie cependant la proposition des Problèmes que nous venons de citer, à savoir : « Le Dasein est déjà au-dehors […], c’est-à-dire auprès d’un autre étant ». La conférence dit : « L’étant n’est pas ce vers quoi est dirigé le dépassement »[1563]. La transcendance du Dasein ne s’épuise pas dans le dépassement vers les étants, mais elle signifie le dépassement vers le « monde » qui, à ce titre, peut être qualifié comme « transcendantal »[1564]. Notons toutefois que ce dépassement vers le monde n’est pas ontiquement autre que le dépassement vers l’étant, mais il se déploie au sein de ce dernier, comme son sens et son fondement. Ce n’est qu’à partir de la transcendance vers le monde qu’est possible la transcendance vers l’étant, mais le monde n’est pas un étant « à côté » des autres étants.

 

            Comment faut-il comprendre ce « monde » qui signifie désormais le transcendens véritable au lieu que ce soit « un autre étant » ? C’est une précision spécifique de la notion de « tout » impliquée dans le concept de monde, qui joue un rôle essentiel dans cette compréhension. Ce « tout » spécifique reflète ce qu’avait initialement compris Héraclite en parlant du κόσμος comme d’un « état » et d’un « mode selon lequel est cet étant [κόσμος] et cela dans son ensemble »[1565], mais il dépasse «l’acception vulgaire »[1566] qu’a reçu cette notion de κόσμος à l’âge chrétien et moderne comme suite au partage de tout de l’étant en ens creatum et ens increatum[1567]. N’étant pas une simple « totalité » de l’étant[1568], le monde a une signification ontologique correspondant au mode d’être spécifique du Dasein. Celui-ci se définit par le rapport transcendantal avec l’étant lequel ne se présente autrement que comme un « ensemble » ou, s’il s’agit d’un étant en particulier, au sein d’un « ensemble » [1569]. C’est le Dasein lui-même qui, en se pro-jetant, pro-jette le monde en tant que « tout »[1570]. La référence à la pensée de Kant[1571] permet d’établir un lien entre cet « ensemble » et l’acte de l’imagination transcendantale et de rapporter le concept du monde en tant que « tout » spécifique à celui de l’être en général. Heidegger ne mettra pourtant ce rapport en lumière que dans la dernière partie de la conférence, en traitant directement et au fond le problème de fondement.

 

            C’est en référence à la conception kantienne de monde que Heidegger introduit, dans Vom Wesen des Grundes, la catégorie de « jeu » (Spiel)[1572], catégorie qui sera importante dans les efforts ultérieurs que le philosophe consacrera pour comprendre le rapport entre l’être et le Dasein. Explicitée particulièrement dans le Cours Einleitung in die Philosophie, donné la même année que la conférence Vom Wesen des Grundes, cette catégorie permet à Heidegger, paradoxalement, de rompre avec la tradition, usitée par Kant lui-même, et qui consiste à s’exprimer exclusivement par le moyen de la conceptualité logique. Le monde en tant que le « jeu de la transcendance »[1573] qui a lieu dans le Dasein et comme le Dasein, est ce qui exprime désormais la « compréhension de l’être » recherchée dans Sein und Zeit et couverte sous le carcan du langage métaphysique traditionnel dans le Kantbuch. Comprendre l’être, c’est « jouer l’être, l’avoir comme jeu et le figurer à travers ce jeu »[1574].  

 

c) Au-delà du clivage monde / Dieu

 

 

            Dans la conception de la transcendance, qui domine l’ensemble de la métaphysique occidentale, le transcendens par excellence est Dieu. Mais, selon Heidegger, le rapport entre Dieu et le monde, tel que le conçoit la tradition antique, chrétienne et même moderne, n’est qu’une projection d’un comportement du Dasein, celui de la production (Her-stellung). Si la pensée initiale des présocratiques sur le κόσμος se maintient encore chez Platon et Aristote, elle est déjà dissimulée par l’idée d’un divin qui est la source de toute lumière, de toute vérité des choses, comme si celles-ci étaient façonnées par et orientées vers le divin qui est extérieur à elles, cette extériorité étant comprise selon la représentation ontique d’extériorité. Si la conception de monde en tant qu’ « état » est encore perceptible chez les penseurs chrétiens, saint Paul, saint Jean, Augustin, même Thomas d’Aquin, sous la forme d’un mundus comme déploiement du péché, donc du caractère particulier de l’être humain, elle est en même temps largement couverte par le dogme de la création où le monde n’est qu’une somme des étants produits par le Dieu-Producteur[1575]. A l’époque moderne, Kant faisant une notable exception, l’opposition du monde en tant que totalité des choses et de Dieu est systématisée selon le schéma classique ens creatum / ens increatum en y intégrant l’organisation des sciences qui s’inspirait de la compréhension de l’être propre à cette époque (schème wolfien)[1576]. Cette projection du comportement existential de production ne pouvait pas être prise en compte dans son essence tant que l’essence du Dasein n’avait pas été mise en lumière. Par conséquent, le concept traditionnel de Dieu, conçu selon le modèle de présence-subsistance, n’était, dans la métaphysique traditionnelle, qu’une figure d’un faux transcendens, car le véritable sens de la transcendance n’a pas été explicitement saisi.  

 

            Heidegger comptait-il élaborer un concept philosophique de Dieu qui aurait pu correspondre à sa propre conception de la transcendance ? A la fin des années 20, ce projet est tenu en suspense : « En interprétant ontologiquement le Dasein comme être-au-monde, on ne décide encore rien, ni en un sens positif, ni en un sens négatif, sur une possibilité d’être-en-rapport avec Dieu. Ou plutôt, par la mise en lumière de la transcendance, on atteint avant tout une notion suffisante du Dasein, compte tenu duquel existant on peut dès lors poser la question de savoir ce qu’il en est ontologiquement du rapport du Dasein avec Dieu »[1577]. Nous voyons donc que Heidegger ouvre une brèche pour une réflexion théologique dans le champ de la recherche ontologique, sans en donner, pour le moment, aucun développement[1578]. Il tient également à souligner que toute tentative d’intégrer sa pensée à un projet théologique déjà existant serait profondément fautive : sa recherche a « aussi peu à voir avec la moderne ‘théologie dialectique’ qu’avec la scolastique du moyen âge »[1579]. C’est l’horizon de la finitude qui constitue, en effet, l’essence même de tout projet philosophique, de sorte que toute idée qui viendrait de l’au-delà de cet horizon serait philosophiquement impertinente : « La transcendance n’est pas […] le titre pour désigner l’Excès, qui est inaccessible à la connaissance finie »[1580]. L’horizon ultime devant être compris comme la temporalité du Dasein, c’est le temps, et non pas une quelconque sphère supra-historique, qui constitue l’assise unique de toute recherche d’ordre philosophique.

 

d) Le dépassement du triple clivage traditionnel en tant qu’ouverture ontologique du Dasein : contre l’interprétation « immanentiste » de la pensée heideggérienne

 

 

            Si les structures sujet / objet, soi / monde, monde / Dieu, dans l’acception traditionnelle de ces termes, ne sont pas originaires elles-mêmes, mais sont rendues possibles par le Dasein et, compte tenu du mode d’être de ce dernier, lui sont en quelque sorte « immanentes », le Dasein ne constitue-t-il pas dès lors une sorte de super-structure hermétique et solipsiste ? Tous les rapports d’ « ouverture » (vers un autre étant, vers le monde, vers Dieu) ne seraient-ils que des expressions rigoureusement propres au Dasein, enracinées et limitées par lui et lui seul, sans qu’aucun impact ne puisse intervenir de l’ « extérieur » ? Cette idée n’est-elle pas confirmée par le fait que le Dasein constitue l’horizon ultime de toute transcendance, que même la transcendance vers l’être comme tel n’est nullement une « sortie » vers ce qui serait « en dehors » du Dasein, mais se situe comme à l’intérieur de la zone formée par son être ?

 

            Soutenir cette interprétation immanentiste de la pensée heideggérienne, ce n’est pas comprendre sa saisie la plus profonde[1581]. La transcendance du Dasein n’est certes pas un rapport avec une réalité qui excèderait ses limites et sa finitude, cependant il s’agit d’un excès. Le Dasein est « au centre », mais son essence « est ek-statique, c’est-à-dire ‘ex-centrique’ »[1582]. Pour comprendre la nature de cet excès, et donc l’essentiel de la transcendance du Dasein, il faut focaliser la recherche sur le Dasein tel qu’il se présente au regard phénoménologique, c’est-à-dire sur le processus lui-même d’ « aller au-delà, franchir, traverser et aussi surpasser »[1583], comme s’il s’agissait d’écrire non seulement l’intentionnalité, mais aussi le pourquoi de l’intentionnalité, une « intentionnalité encore plus radicale »[1584], sa source qui ne vient pas de l’ « au-delà » au sens traditionnel, mais qui se situe en elle-même sans pourtant s’identifier simplement à elle. « Par la transcendance, le Dasein se manifeste comme besoin (bedürftig) de la compréhension de l’être. Ce besoin transcendantal assure (sorgt) fondamentalement la possibilité que le Da-sein soit. Ce besoin n’est autre que la finitude sous sa forme la plus intime, comme source (tragende) du Dasein »[1585].

 

            La réflexion heideggérienne sur la transcendance du Dasein exige surtout de rompre avec la représentation traditionnelle du rapport immanence / transcendance selon laquelle une limite, une frontière tangible est postulée entre deux termes. Le Dasein transcendant vers l’être comme tel est un excès incessant de lui-même, de sorte que ce vers quoi il transcende n’est rien de lui (« source »), et pourtant il ne continue à se mouvoir que dans ce qu’il projette, dans son être propre (« souci »), comme si la frontière se déplaçait incessamment devant lui en englobant toujours de nouveau lui-même et ce vers quoi il transcende (« besoin transcendantal »). Or, le fait de ce déplacement dit bien, et ceci est un point décisif, qu’il y a quelque chose qui le dépasse radicalement, tout en étant limité par l’horizon de sa finitude. Dans le cours de 1928, Heidegger nomme ekstêma cet horizon que forme l’ek-stasis du Dasein et dans lequel apparaît l’être comme tel qui n’ « est » pas comme « est » un étant, y compris le Dasein, mais qui se temporalise en donnant ainsi l’origine au temps qu’est le Dasein[1586]. Il n’y a donc pas un « au-delà » au sens traditionnel du terme, et pourtant il y a un dépassement. Le Dasein renferme cet « il y a » (es gibt) qui le dépasse comme son origine. Se présente alors la difficile tâche de comprendre et de mettre en langage conceptuel cette différence.         

 

 

e) La science de l’être comme science transcendantale et apriorique

 

            Puisque la compréhension de l’être n’a lieu qu’au sein de la transcendance du Dasein, Heidegger appelle la science de l’être science transcendantale : « L’objectivation de l’être peut s’accomplir de prime abord dans l’optique de la transcendance. Nous nommons science transcendantale la science de l’être ainsi constituée »[1587]. Vu l’intimité qui lie la transcendance, c’est-à-dire le Dasein lui-même, et le transcendens par excellence qu’est l’être, il n’est pas possible d’« objectiver » l’être après avoir considéré la transcendance, mais cette « objectivation » doit se développer en même temps que la réflexion sur la transcendance du Dasein : la science de l’être est une « science qui interroge et explicite l’horizon de la transcendance »[1588], ou encore : « La pensée philosophique s’accomplit comme transcendance explicite du Dasein »[1589]. Puisque la transcendance du Dasein n’est rien d’autre que la temporalité originaire, c’est le temps qui « est l’horizon primordial de la science transcendantale, de l’ontologie »[1590], et « si la problématique d’une métaphysique du Dasein a été présentée comme Être et Temps [Sein und Zeit], c’est la conjonction et de ce titre qui en exprime le problème central »[1591].

 

            L’affirmation de la finitude de la science de l’être interdit, en conséquent, toute formulation des « vérités éternelles » à propos de l’être. Seule la « veritas temporalis » peut être philosophiquement justifiée dans le domaine de l’ontologie[1592]. Si donc l’interprétation « immanentiste » de la pensée de Heidegger est trompeuse, son interprétation « transcendentaliste », qui prétendrait ouvrir un espace pour un au-delà du temps au sens de la négation de la finitude, est à éviter à son tour[1593].

 

            La compréhension de l’être ne pouvant pas être un dépassement au-delà de la finitude temporale, l’ontologie transcendantale ne peut se développer que comme une science de l’a priori. En effet, l’expression kantienne d’a priori signifie à la fois la primauté d’ordre et la limitation à l’horizon humain. Traduite en termes de l’ontologie heideggérienne, cette expression dit la compréhension de l’être au sein de la transcendance du Dasein. Nous avons constaté toutefois les efforts de Heidegger pour s’émanciper du vocabulaire de la conceptualité logique et exprimer le rapport entre l’être et le Dasein par la catégorie de « jeu », notamment dans son Cours Einleitung in die Philosophie (1929). Cette émancipation progressive, annonçant le tournant (Kehre) prochain dans la pensée heideggérienne, signifie non seulement un changement de vocabulaire, mais surtout une transformation profonde au sein de la science de l’être comme telle. C’est que « la clarté relative de la connaissance scientifique » doit faire apparaître « l’obscurité de la compréhension de l’être »[1594]. L’élaboration de la « différence ontologique » n’est qu’une étape, très importante néanmoins, de cette évolution.

 

 

III. La différence ontologique et la temporalité originaire

 

 

            La transcendance du Dasein est apparue comme « le ‘pouvoir-différencier’ »[1595]. En effet, « c’est en comprenant-l’être qu’elle a un rapport avec l’étant »[1596]. L’être n’est pas un étant, elle en est différent. Pourtant il n’apparaît, ou n’est compris, qu’au sein du procès transcendantal du monde, qui « lie » le Dasein et l’étant, et non extérieurement à cette transcendance. C’est la raison pour laquelle la différence entre l’être et l’étant n’est pas ontique, comme s’il y avait deux transcendances, vers l’étant et vers l’être, qui se déploieraient de façon parallèle ou concurrentielle, comme si l’être n’était finalement qu’un autre étant différent, mais elle est ontologique, c’est-à-dire que l’être ne diffère de l’étant en aucune façon à l’étant, ne le déborde nullement à la manière ontique, mais qu’il est autre pour autant que, tout en étant porté par l’étant, il le fonde néanmoins.

 

            Ce n’est que la transcendance du Dasein qui rend « effective » cette différence ontologique. En tant qu’étant, le Dasein accède ainsi à partir de lui-même à son propre fond, à son fondement qui n’est rien de lui en tant qu’il est étant, fondement qui n’est pas différent ontiquement, mais plutôt ontologiquement. Le Dasein est le temps. Ce qui fonde ontologiquement le Dasein ne pouvant pas être différent de lui à la façon ontique, comme un « autre de temps », une éternité par exemple, est différent du Dasein de façon ontologique, comme ce qui « temporalise » le temps dans son sein. Si le Dasein est le  temps, alors l’être l’est aussi tout en étant différent. Si le Dasein est fini, la différence ontologique dit la finitude de l’être différente ontologiquement de la finitude du Dasein.

 

1. La temporalisation de l’être et la radicalisation de la finitude

 

 

            Afin de distinguer la temporalité de l’être de celle du Dasein, Heidegger leur octroie des nominations différentes : Zeitlichkeit pour la temporalité originaire du Dasein, Temporalität pour celle de l’être en général[1597]. La différence entre ces deux nominations se confond avec la différence ontologique. Zeitlichkeit est Temporalität, dans ce sens que ce n’est pas une différence ontique qui les sépare : le Dasein qui pense son être à lui, sa temporalité, comprend simultanément la temporalité de l’être. Mais la Zeitlichkeit et la Temporalität sont deux temporalités ontologiquement différentes, en ce sens que la temporalité de l’être est ce qui « temporalise » et « fonde » la temporalité du Dasein tout en étant portée (« comprise », « rendue effective ») par elle.

 

            En effet, « la Temporalität est la temporalisation la plus originelle de la Zeitlichkeit comme telle »[1598]. Mais l’être n’est pas quelque chose qui viendrait s’inscrire du dehors dans l’horizon de la pensée du Dasein et serait ainsi rendu « temporel » après coups, il est d’emblée la temporalisation (Temporalität) de la temporalité du Dasein (Zeitlichkeit) et il n’a pas d’autre lieu que celle-ci. La « temporalisation » n’est donc pas une projection du Dasein sur l’être comme sur un subsistant externe, mais elle est « acte » propre à l’être, ou plutôt l’être lui-même. Ce qui est « temporalisé », le temps, le Dasein, n’est pas, de son côté, un « résultat », une « œuvre » ou une « créature » de l’être, subsistant de façon autonome[1599], mais ce qui « comprend » originairement l’être dans sa temporalisation en lui donnant lieu (en l’hé-bergeant, dirait Heidegger ultérieurement). Cette compréhension originaire de l’être est une projection du Dasein[1600] par laquelle celui-ci « a ouvert-en-projet l’être comme tel »[1601], c’est-à-dire lui a permis de temporaliser et rendre possible cette projection même.

 

            Cette façon assez déroutante d’expliciter la compréhension de l’être veut souligner la radicalisation de la finitude : la finitude du Dasein permet ce qui la rend possible, ce qui veut dire que ce qui « fonde », l’être, est encore plus fini que le Dasein, car, dans son travail de fondation, il est limité à son tour par la finitude qu’il fonde. Nous voyons donc bouleversée la vision traditionnelle du rapport entre ce qui fonde et le fondé : ce qui fonde n’est pas « plus grand » que le fondé. La finitude n’est pas parce qu’elle serait fondée par quelque chose de moins fini, voire un infini, mais la finitude n’est que parce qu’elle se finitise toujours plus radicalement. L’étant n’est que parce que ce qui le fonde, l’être, se néantise, est « rien » d’étant, se retire. La radicalisation de la finitude, c’est le fondement de ce qui « est », Zeitlichkeit, par ce qui n’ « est » pas, Temporalität. « La question de fond est alors la suivante : dans quelle mesure la Temporalität en général, et par conséquent la Zeitlichkeit, implique-t-elles une négation, un néant (Nicht) ? Ou encore, dans quelle mesure le temps lui-même est-il condition de possibilité de la négativité (Nichtigkeit) en général ? »[1602] Ce n’est que le « jeu » réciproque du double registre de la temporalité, Temporalität et Zeitlichkeit, qui peut expliquer cette différence entre l’être et l’étant, différence ontologique[1603] : « La distinction de l’être et de l’étant est temporalisée dans la temporalisation de la temporalité »[1604].

 

            Cette réciprocité ne dit pourtant pas une sorte d’égalité des deux termes et la radicalisation de la finitude[1605] en tant que bouleversement de la vision traditionnelle du rapport de fondation ne signifie surtout pas une priorité du Dasein sur l’être. Envisager le rapport entre l’être et l’étant selon les catégories ontiques d’ « égalité » ou de « priorité », c’est reléguer la différence ontologique au niveau de la différence ontique. Heidegger exprime le rapport entre l’être et l’étant moyennant le concept de fondement selon lequel celui qui fonde ne peut avoir lieu que dans celui qui est fondé.

 

            Nous considérerons d’abord ce lieu (Dasein) avant d’expliciter progressivement le sens du fondement. Gardons toutefois à l’esprit la direction de la réflexion heideggérienne : comprendre la manière « plus originaire » de fonder l’être de l’étant en tant que celui-ci est Zeitlichkeit, c’est-à-dire avancer vers l’essence du temps qu’est l’être en tant que Temporalität, c’est avancer dans « la finitude du temps »[1606] corrélative au néant : « Être et néant se com-posent réciproquement […] parce que  l’être lui-même est fini dans son essence et ne se révèle que dans la transcendance du Dasein qui, dans le néant, émerge hors de l’étant »[1607].

 

2. Dasein en tant que lieu de la différence ontologique

 

 

            Que le Dasein soit le lieu de la différence ontologique, nous devons le comprendre selon une double signification. Premièrement, l’être fonde le Dasein, et par le Dasein tout autre étant, non de façon extérieure, comme s’il était chronologiquement avant le Dasein et en dehors de lui selon l’espace, mais l’être fonde au sein même de la temporalité propre du Dasein (Zeitlichkeit), comme sa temporalisation (Temporalität). Cependant l’image selon laquelle l’être se situerait à l’ « intérieur » du Dasein serait tout aussi fausse, car le Dasein ne possède pas d’ « intérieur » différent d’ « extérieur ». Les catégories de temps et d’espace ne s’appliquent au rapport de l’être et de l’étant qu’en tant que ces catégories sont considérées en fonction de l’être transcendantal du Dasein. Nous en avons suffisamment dit à ce sujet lorsque nous traitions de l’interprétation que donne Heidegger de la conception kantienne de l’intuition pure.

           

             Deuxièmement, le Dasein constitue le lieu de la différence ontologique en tant qu’il comprend l’être en comprenant l’étant[1608]. Dans ce sens, le Dasein « effectue » la différence ontologique non comme une « œuvre » externe, mais comme sa propre essence[1609]. « La distinction de l’être et de l’étant est là de manière latente avec le Dasein lui-même et son existence […]. La distinction est là, elle a le mode d’être du Dasein, elle fait partie de son existence »[1610].   

 

            L’important est de ne pas envisager ces deux sens séparément, mais dans leur unité originaire. C’est la compréhension du Dasein (sa projection, sa transcendance), qui effectue, en effectuant la différence ontologique, son propre être, ce qui revient à dire qu’elle permet à l’être d’accomplir la fondation, qu’elle permet la temporalisation de la temporalité. Mais on peut dire tout autant que c’est l’être qui fonde originairement, même s’il ne fonde autrement qu’en « moyennant » la compréhension du Dasein, c’est-à-dire que la temporalité ne se constitue qu’à partir de la temporalisation qui est « première ». C’est le sens de cet a priori qu’il s’agit de comprendre.

 

            Nonobstant ce recouvrement réciproque de la fondation et de la compréhension, le rapport entre l’être et l’étant décèle la différence (ontologique). Le travail proprement philosophique consiste en une saisie conceptuelle de cette différence, ce qui doit donner le concept pertinent de l’être. Etant donné que c’est le Dasein qui constitue le lieu de la différence ontologique, la philosophie à son tour tire « sa nécessité existentielle […] dans l’essence du Dasein »[1611].

 

3. La différence ontologique : unité et distinction de l’être et de l’étant

 

 

a) Distinction des sciences positives et de la philosophie

comme objectivation de la différence ontologique

 

 

            L’homme crée des sciences : cette activité est existentialement enracinée dans le Dasein. Si l’essence du Dasein consiste en l’effectuation de la différence ontologique, alors la structure de l’organisation des sciences ne peut qu’ « objectiver » cette effectuation, la « mettre en œuvre » sans pour autant qu’elle soit nécessairement reconnue comme telle. Le Dasein transcende vers les étants : il les comprend. Ce faisant, le Dasein transcende vers l’être. « Etant et être, même s’ils demeurent encore non-différenciés, sont dévoilés co-originairement »[1612]. Lorsqu’il s’agit d’ « objectivation » de ce dévoilement, « deux possibilités intrinsèques fondamentales […] sont ouvertes »[1613], deux possibilités différentes, car les étants et l’être sont dévoilés différemment par le Dasein quoique « co-originairement ». L’important est de saisir la conjonction de cette co-originalité et de cette différence.

 

            L’étant se présente comme « absolument projacent, le positum »[1614]. L’objectivation de cette présentation se définit, en conséquence, par l’accentuation de la positivité, par les traits palpables, visibles, déterminables des étants : ce sont des sciences positives qui en ressortent. Rien de tel quant au dévoilement de l’être, car l’être se dévoile justement en tant que ce qui se voile inlassablement. La philosophie ne peut dévoiler l’être et l’objectiver conceptuellement qu’en tant que négativité. C’est justement quand la philosophie prétend expliquer l’être selon le principe de positivité, qu’elle plonge dans des « interprétations erronées » qui parsèment l’histoire de la métaphysique[1615].

 

            Or, la positivité de l’étant et la négativité de l’être sont données co-originairement, ce qui veut dire que la différence de l’être et de l’étant ne se présente qu’au sein de leur unité. Par conséquent, l’être se voile non pas tout seul, ou par soi-même, mais « derrière » l’étant. Heidegger souligne que l’errance de l’interprétation erronée est nécessaire, qu’elle est une manière de dévoilement de l’être, justement parce qu’elle le voile et lui donne ainsi l’occasion de se manifester en tant que voilé, en tant que le néant. C’est la raison pour laquelle l’ « oubli de l’être » n’est qu’une condition d’accès à l’être[1616]. Il faut que l’être soit oublié, car il ne se révèle en tant que l’être, en tant que différent de l’étant que quand sa confusion avec l’étant est expérimentée. Précisons ce point.

 

            Pourquoi l’être n’est-il jamais tombé dans l’oubli une fois pour toutes ? Pourquoi tout un chacun en parle en prononçant une moindre phrase, « le chat est gris » par exemple ? Parce que l’être est à chaque fois donné comme différent au sein de son unité sans faille avec l’étant. L’être est « à chaque fois différenciable » étant « de prime abord indifférent »[1617]. L’homme qui ne pense qu’aux étants, ne peut jamais « oublier » l’être justement pour cette raison que l’être en tant que différent de l’étant coïncide ontiquement avec l’étant et donc se présente à chaque fois qu’un étant se présente. La différence ontologique n’est pas ontique, parce que ses termes, l’être et l’étant, peuvent se confondre parfaitement du point de vue ontique. Parce que ce qu’expriment le « chat » et le « gris » est positum, palpable et déterminable, et parce que ce qu’exprime le « est » est immergé en eux sans positum aucun (sans être ontique donc), que ce qu’exprime le « est » peut accomplir sa tâche, c’est-à-dire nous donner ce positum qu’est un chat gris[1618]. Ainsi ce qui est négatif porte, fonde ce qui est positif en se confondant avec lui[1619]. La co-originalité de l’être et de l’étant est la condition pour comprendre leur différence, comme l’unité de la temporalité originaire est la condition pour comprendre que, dans cette temporalité, il y a ce qui temporalise (Zeitlichkeit Temporalität). Le Dasein dont l’essence consiste en la compréhension (« effectuation ») de la différence ontologique, est la temporalité originaire. Par conséquent, seule la temporalité originaire « rend possible la distinction et la différenciation de l’être et de l’étant »[1620]. Si la métaphysique traditionnelle, n’ « oubliant » jamais l’être de façon définitive (car cela signifierait que l’étant lui-même est oublié) accède à l’être comme par un « tâtonnement »[1621], la philosophie qui veut aboutir à une conception claire et authentique de l’être doit avoir comme tâche la reconnaissance de la différence ontologique au sein de l’être de l’étant, moyennant la radicalisation de la finitude du temps[1622].

 

b) L’apriorité temporal de l’être et le problème du fondement

 

 

            Nos analyses sur l’interprétation heideggérienne du temps en tant qu’intuition pure a priori chez Kant, ont montré la structure transcendantale, c’est-à-dire portant sur l’être même (sur l’ « X »), de l’unification de l’unité du Dasein, autrement dit, de la temporalisation de la temporalité originaire. C’est ainsi que le projet de l’être, moyennant l’imagination transcendantale, est définitivement inscrit dans l’horizon de la finitude du Dasein. Puisque la temporalité originaire est ce prius, le « premier » « à partir duquel » tout ce qu’effectue le Dasein a lieu, « toutes les propositions ontologiques […] sont des propositions temporales » et « propositions a priori »[1623]. La compréhension de l’être ne peut dès lors se définir que comme la compréhension a priori. Il est évident que cette compréhension a priori ne signifie pas un avant au sens chronologique : nous avons vu que l’être n’est compris que simultanément avec l’étant. L’apriorité de la compréhension de l’être consiste en ceci que la donation de l’étant ne peut s’effectuer que grâce à la temporalisation de la temporalité originaire. « Dans la mesure où le temps est ce qui possibilise originairement [l’étant], où il est l’origine de la possibilité elle-même, le temps se temporalise lui-même comme le prius absolu. Le temps précède toute priorité possible de quelque manière qu’elle soit, parce qu’il est la condition fondamentale de la priorité en général »[1624]. Toutes les possibilités comme telles des étants sont possibilisées dans la possibilisation première qu’est la temporalisation du temps, c’est-à-dire l’être lui-même.

 

            C’est ainsi que l’être en tant que a priori se présente, au sein de l’étant, comme rien d’étant et pourtant comme sa source. Le temps compris dans ce sens profond « ne saurait en aucune façon être nommé un étant »[1625]. Le Dasein lui-même, en tant qu’étant, est dépassé par ce qui le possibilise comme tel, par l’être-temporal, malgré le fait que c’est justement le Dasein qui permet à cette possibilisation d’être effective. Aussi, la référence ultime de l’être vers le temps, interdit toute interprétation de l’a priori comme quelque chose d’ « extra-temporel », « supra-temporel » ou « in-temporel »[1626], bref, comme quelque chose d’éternel, s’agirait-il de l’éternité de temps[1627]. Le temps, ou l’être, ne peut pas être « éternellement », parce que, comme nous l’avons vu précédemment, il n’est que selon la direction de la radicalisation de sa propre finitude laquelle s’inscrit dans sa dépendance à l’égard de l’étant, à l’égard du Dasein : ce n’est que le Dasein qui permet la temporalisation de la temporalité.

 

            Cette inscription de l’être dans le champ de la finitude du Dasein ne signifie pourtant pas sa subordination absolue à l’étant, ou la primauté inconditionnelle du Dasein. Malgré la nécessité du lieu que le Dasein octroie à l’être, la temporalisation de la temporalité est absolument originaire. Puisque tout étant, le Dasein compris, n’est possible que par cette possibilisation, Heidegger qualifie celle-ci comme la « surpuissance de la source » (Übermacht der Quelle)[1628]. C’est la raison pour laquelle Heidegger accentue le phénomène de respect que Kant relève à partir de ses analyses de la moralité de l’homme. Le respect est la détermination ontologique du Soi « tel qu’il se révèle ontiquement à titre de Moi » [1629], « le mode authentique de révélation de l’existence de l’homme, non pas au sens d’une constatation pure et simple, d’une prise de connaissance, mais de telle sorte que dans le respect je suis moi-même ». En effet, le Dasein qui, comprenant soi-même, comprend l’être, saisit sa propre source, ce qui détermine son être comme respect.  

 

            La réflexion sur la différence ontologique aboutit donc au problème de l’ « origine » comprise comme « source de toute possibilisation »[1630]. Mais nonobstant le fait que cette origine, c’est-à-dire la Temporalität originaire, est « nécessairement plus riche que tout ce qui peut en résulter »[1631], elle est radicalement finie. N’ayant pas d’autre lieu que la finitude du Dasein, elle est cette finitude radicale qui, comme telle, peut et doit finitiser toute finitude pour avoir lieu. C’est l’être qui possibilise la possibilité pour le Dasein de concevoir l’être lui-même, sachant que l’être n’est pas « ailleurs » que dans cette conception : « La distinction de l’être et de l’étant est temporalisée dans la temporalisation de la temporalité »[1632].

 

            La compréhension authentique de la différence ontologique doit appréhender le sens de cette figuration très particulière du rapport de l’être et de l’étant. Elle dépasse la vision traditionnelle de ce rapport où l’être était considéré comme un maître absolu de l’étant, maître conçu à la manière ontique, à l’instar de l’étant qui assumait le rôle du Créateur tout-puissant infini face à la créature finie. Systématiquement, Heidegger décline toute référence de sa pensée à la notion de création. En approfondissant le sens de fondement, nous verrons davantage de quelle manière il conçoit la relation de l’être et de l’étant.

 

c) « L’être n’est lui-même rien d’étant »

 

 

            La proposition de la différence ontologique gravite autour de cette affirmation : « L’être n’est lui-même rien d’étant »[1633]. Le concept de rien (Nichts) en constitue indubitablement la clé de compréhension et occupe une place centrale dans la réflexion de Heidegger dans son ensemble. Contrairement à l’attitude des sciences positives selon laquelle la notion de rien doit être délaissée justement parce qu’il s’agit de rien[1634], Heidegger, en tant que philosophe, cherche non seulement à développer des propositions théoriques autour de cette notion, mais aussi à appuyer ces propositions en décrivant phénoménologiquement une expérience réelle qui lui correspondrait, une expérience du néant. Avant de considérer brièvement cette description, objet de la conférence inaugurale de 1929, qui sert de préambule à la problématique de fondement, nous voulons souligner une difficulté de principe qui surgit à chaque fois quand il s’agit de parler de rien. Puisque aucun étant positif, par définition, ne peut lui correspondre, ce concept de « rien » rend « trompeuse » toute proposition à son sujet dans ce sens que tous les mots que nous employons ont toujours un positum qui leur correspond et ne peuvent donc jamais exprimer adéquatement ce que signifie, au fond, le rien. Les mots mêmes « rien » ou « néant » deviennent aussitôt trompeurs dès que nous concevons quelque image ou sens positif à leur endroit. Nous en tirerons une conséquence importante pour notre thématique dans le paragraphe suivant. Notons pour le moment que, si « l’être n’est rien d’étant », alors le mot même « est », tant qu’il exprime le mode d’être de l’étant, ne peut pas convenir à l’être. Si l’étant « est », l’être « n’est pas ». Afin de souligner cette distinction capitale, Heidegger remplace le « est » de l’être par l’expression « il y a » (es gibt). « Que peut-il y avoir en dehors de la nature, de l’histoire, de Dieu, de l’espace, du nombre ? […] En dehors de cet étant, rien n’est. Peut-être aucun autre étant n’est-il en effet, en dehors de ceux qui ont été énumérés, mais peut-être y a-t-il cependant encore quelque chose qui assurément n’est pas, mais qu’il y a pourtant, en un sens qui reste encore à préciser »[1635]. Introduit dans le Cours de 1927 sur Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, l’expression es gibt dominera la réflexion ultérieure de Heidegger. Le sens de l’être en tant que Temporalität, celui de la temporalisation de la temporalité originaire, sera désormais corrélatif à cette expression, ce qui veut dire que l’exploration du sens de l’être et du temps dépendra désormais de la pensée portant sur es gibt.

 

 

d) Le Dasein philosophant et le Rien

 

 

            Quand le Dasein est défini comme « le ‘pouvoir-différencier’ » de l’être et de l’étant, comme celui qui effectue la différence ontologique[1636] et lui octroie son lieu, il est du même coup défini comme le lieu du es gibt, donc de ce nihil originarium[1637] d’où surgit le monde : « Le monde est le Rien qui se temporalise originairement, ce qui jaillit dans et avec la temporalisation comme telle – c’est pourquoi nous l’appelons le nihil originarium »[1638]. Si le Dasein ne peut pas échapper à son rôle de détenteur de la différence ontologique, puisqu’il y est existentialement déterminé, il n’en prend que très rarement conscience au niveau existentielle : « Ce n’est que rarement que nous prenons possession du temps qui, en un sens métaphysique, nous possède nous-mêmes, ce n’est que rarement que nous nous rendons maîtres de cette puissance que nous sommes nous-mêmes »[1639]. En effet, comme nous l’avons constaté, l’insaisissement du néant fait partie de son « essence ». La tâche du philosophe consiste à descendre « au fond » du Dasein qu’il est lui-même, à maintenir l’attention sur le rien originaire et à mettre en concept, autant que cela est possible, l’être qui en est le corrélat.

 

            Le philosophe doit donc affronter à chaque instant la difficulté principielle que nous avons relevée au paragraphe précédent : aucun mot, par définition positif, ne peut exprimer le sens du néant. Deux conséquences majeures en découlent. Premièrement, le philosophe doit dépasser la « Logique »[1640]. En effet, le λογός primitif décèle une tension qui va dans la direction de la positivité de l’étant laquelle détermine l’organisation de la pensée et du langage de l’homme : la « Logique ». Or, la négativité du néant, étant originaire au λογός, échappe à sa positivité comme son a priori. Son essence est justement une « non-essence » ou une « non-vérité » de l’étant[1641]. Ce dépassement de la logique ne signifie aucunement une « irrationalité » ou une manière « mythique » de penser lesquelles ne constituent qu’une opposition, et non pas un dépassement, du logique. Pour Heidegger, il s’agit de trouver une manière d’expression du « fond » du Dasein, manière de penser qui rejoindrait fidèlement le procès du es gibt, la temporalisation de la temporalité originaire, l’être, où le Dasein est déjà comme leur lieu. Nous avons vu comment il a introduit, dans ce contexte la catégorie de « jeu transcendantal » laquelle doit exprimer la négativité du Dasein qui est pourtant originaire à tout ce qui est positif : « Être mis en jeu, autrement dit être-au-monde, est en soi une absence de tenue. Cela veut dire que l’exister du Dasein doit se procurer une tenue »[1642]. Nous reviendrons encore sur ce dépassement de la logique lorsque nous traiterons le problème de la vérité. En effet, « l’absence de tenue contenue dans la transcendance est […] toujours l’injonction de se tenir dans la vérité »[1643].

 

            La deuxième conséquence de la difficulté principielle de dire le néant, pour le philosophe, est la reconnaissance que toute expression philosophique, quel que soit le degré de son authenticité et de sa justesse, manque à son but. La philosophie conceptuelle sera fidèle à sa vocation originelle dans la mesure où elle mettra en lumière l’écart qui la sépare de ce qu’elle veut dire, où ses propos feront prendre conscience de ce qui demeure toujours et à jamais non-dit. La philosophie est donc d’autant plus authentique qu’elle reconnaît sa propre « errance ». La vérité dite de la philosophie authentique est transcendantale, dans ce sens qu’elle accueille dans son sein, mais ne l’exprime pas avec des mots, ce qui est proprement sa non-vérité : « Quelle est donc l’essence transcendantale de la vérité ? […] Cette essence de la vérité et la non-essence de la non-vérité […] font originairement qu’une dans la finitude de l’homme avec cette nécessité fondamentale, pour l’homme, étant jeté parmi les étants, d’avoir à comprendre l’être »[1644]. En ce sens, Heidegger n’hésite pas à qualifier sa propre philosophie, en tant qu’elle « objectivise » l’être, en tant qu’elle dit quelque chose, d’ « errance » : « Sans savoir en quoi consiste l’interprétation erronée, nous pouvons d’emblée être sûrs et certains que dans l’interprétation temporale de l’être comme tel, une mésinterprétation, qui elle aussi n’est pas fortuite, se tient en réserve »[1645]. Ce qui répugne à la philosophie de Heidegger, c’est, en effet, une prétention à une quelconque absoluité. Avec la condition de cette reconnaissance de soi-même comme une errance, de la finitude foncière donc, une autre forme de la philosophie est donc bel et bien possible. C’est la raison pour laquelle Heidegger, comme en témoigne son Cours de 1928 sur Leibniz, a envisagé un « retournement » (Umschlag) de sa propre philosophie laquelle consistait en l’interprétation du Dasein comme temporalité et en celle de l’être comme la Temporalität : il s’agirait de développer « l’autocompréhension de cette problématique, sa tâche et ses limites, le retournement »[1646].

 

            On pourrait penser que la finitude de la philosophie condamne le philosophe à tourner en ronds approximatifs sans jamais pouvoir dire ce qu’il faut dire. Une telle conclusion n’est pas tout à fait exacte. En effet, l’indicibilité de l’être en tant que néant ne provient pas seulement du fait que le rien ne puisse jamais être dit dans un langage positif, mais surtout à cause de la richesse insoupçonnée que cèle le es gibt dépassant toute positivité de l’étant et pour cette raison pouvant être la source de l’étant comme tel. La pensée du Dasein ne peut pas exprimer conceptuellement ce qui l’habite, la temporalité ne peut pas rendre claire sa propre temporalisation, car le concept arrive toujours trop tard par rapport à l’énergie de la source originaire : « La vraie finitude de la philosophie ne consiste pas en ceci qu’elle bute contre des limites et qu’elle ne parvient pas à aller plus loin, mais que, dans la simplicité de sa problématique centrale, elle abrite une richesse qui, à chaque fois, requiert un nouvel éveil »[1647]. Cette « richesse », sous la forme du néant, est le fondement abyssal de l’étant. C’est le concept de ce fondement que nous devons approfondir.

 

 

             

 

             

IV. La conception heideggérienne de fondement abyssal (Grund – Abgrund)

 

            Le « rien » de la différence ontologique est fondateur en tant qu’il est vécu. La doctrine heideggérienne du fondement abyssal n’est qu’une explicitation philosophique de ce vécu du Dasein. Ces propositions permettent déjà d’écarter la notion traditionnelle de fondement. Comme l’atteste l’interprétation de l’ontologie antique et médiévale dans Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie[1648], Heidegger met en cause, d’un côté, l’ « extériorité » que suppose le concept de creatio selon lequel le Créateur réalise le processus productif indépendamment des créatures qui, à leur tour, existent de façon autonome. D’un autre côté, le traité Vom Wesen des Grundes montre l’insuffisance du « principe de raison déterminante » de Leibniz, car la compréhension de sa formule négative, Nihil est sine ratione, ayant lieu exclusivement selon sa facette positive, Omne ens habet rationem, dissimule le « rien » et ne valorise que la positivité de l’étant. Selon le principe de Leibniz, en effet, le fondement ultime est déjà un certain positum, sans que le problème plus vaste de fondement de positum lui-même ne soit pris en compte[1649].

 

            Ce n’est que le vécu par le Dasein du « rien » de la différence ontologique qui manifeste l’origine de tout étant positif, y compris du Dasein lui-même. C’est la raison pour laquelle Heidegger a insisté ultérieurement sur le fait que les deux écrits de 1929, Was ist Metaphysik ?, qui expose ce vécu, et Vom Wesen des Grundes, qui traite de fondement, devraient être lus ensemble[1650]. En effet, l’implication du Dasein dans la différence ontologique, comme si le vécu de « rien » était « co-naturel » à ce même « rien », permet de définir le surgissement originel de l’étant, y compris le Dasein lui-même, comme un acte de liberté. Ce n’est pas un hasard si la notion traditionnelle de liberté contient à la fois quelque chose comme un non-conditionnement absolu, donc déjà une dimension du néant en quelque sorte, et la référence au « sujet », même si la tradition métaphysique ne pouvait pas saisir ces déterminations dans leur sens originaire. L’implication du Dasein dans la différence entre l’être et l’étant contient également une dimension herméneutique, ce qui permettra à Heidegger de joindre à la pensée de fondement en tant que liberté celle de vérité, dans la conférence de 1930 intitulée Vom Wesen der Wahrheit.

           

            Nous nous pencherons d’abord sur la description heideggérienne du vécu du néant par le Dasein, dans la conférence Was ist Metaphysik ?. Cette description nous introduira à la compréhension juste du sens de la notion de fondement abyssal qui apparaît dans Vom Wesen des Grundes, sans y être toutefois développée[1651]. La dernière partie de ce chapitre sera consacrée au concept de la vérité de l’être, lequel, dans la conférence Vom Wesen der Wahrheit, ouvre des perspectives à la pensée ultérieure de Heidegger.

1. Le vécu du néant comme le vécu de l’être

 

            Le procès de la temporalistation de la temporalité originaire s’est révélé comme un non-étant qui donne origine à l’étant : telle est articulation de la différence ontologique. Le trait du Dasein consiste en ceci qu’il a le vécu de cette origine non-étante, ou plutôt : c’est parce qu’il y a un vécu de l’être qui n’est rien de l’étant, que le Dasein est et que tous les étants sont. Qu’entendons-nous ici par le mot vécu ? Non pas une expérience qui serait une réaction d’une faculté préexistante à une intervention externe, mais une « situation-affective » (Befindlichkeit) donnée par une « tonalité » (Stimmung) qui correspond à l’origine de l’ensemble de l’étant. Cette situation-affective, c’est le Dasein et c’est, en même temps, l’effectuation du Dasein : c’est la temporalité originaire et c’est la temporalisation de cette temporalité. Il est essentiel de garder à l’esprit cette « co-originallité » du procès de l’origine et ce qui en résulte, de méditer leur confusion tout en les distinguant.

 

            Ce n’est qu’à partir de la Befindlichkeit préexistante ontologiquement, et non pas ontiquement, que toute « expérience » au sens courant de ce mot est possible. C’est la raison pour laquelle le vécu du néant, c’est-à-dire le vécu de l’origine non-étante de l’ensemble de l’étant, est dissimulé derrière la multitude des expériences des étants positifs : il est à part, en fondant tout le reste, et ne ressort à la surface des choses que très rarement, ou plutôt il n’a « de réalité que pour certains instants »[1652]. Ces rares instants proviennent de la possibilité du Dasein de se mettre en face de son essence, de ce qui il est, et de poser ainsi justement la question du néant laquelle n’est qu’une facette de celle de l’être. Le Dasein peut se comprendre ontiquement jusqu’à son essence ontologique : virage qui signifie qu’il y a un vécu particulier de l’ensemble, ou, comme dit Heidegger : « La métamorphose de l’être humain en sa présence-réelle, métamorphose que toute angoisse fait s’accomplir (s’historialiser) avec nous, afin d’y capturer le néant qui s’y est annoncé, et de le capturer tel qu’il se dénonce »[1653]. Comme dans Sein und Zeit, Heidegger nomme ce vécu angoisse. Mais contrairement à Sein und Zeit, la conférence de 1929 ne parle pas de l’angoisse devant la mort, mais plutôt devant le « glissement » de l’ensemble de l’étant, glissement qui révèle justement ce qui n’est pas un étant[1654]. Ainsi « l’angoisse révèle le néant » en donnant la possibilité au Dasein de se constituer lui-même dans son essence[1655].

 

            Or,  nous avons constaté précédemment que l’essence du Dasein réside dans son « ‘pouvoir-différencier’, par lequel la différence ontologique devient effective »[1656] et nous avons traité l’unité sous laquelle se présente, du point de vue ontique, l’être et l’étant, unité qui ne fait qu’abriter la différence ontologique. La conférence Was ist Metaphysik ? explicite comme angoisse ce « pouvoir-différencier » de l’être et de l’étant au sein de leur unité : « Dans l’angoisse, le néant se présente d’un seul et même coup avec l’étant »[1657]. Dans une telle unité, comment se distingue le néant ? Comment s’exerce le « pouvoir-différencier » ? Par une sorte de néantissement (Nichtung) de l’ensemble de l’étant, néantissement qui n’est pas un anéantissement, mais un processus jamais achevé de « branle », d’ « échappement », de « glissement », d’ « engloutissement ». Le néant « survient ‘d’un seul et même coup’ avec l’étant qui glisse dans tout son ensemble » [1658]. Tout autour est là comme avant, sans nul changement, mais tout glisse : un quelque chose qui traverse tout, n’étant nulle part lui-même, n’étant rien de l’étant.

 

            Or, ce vécu de glissement de l’étant n’est rien d’autre que le vécu de l’effectuation de son être, dans son volet négatif. Le néant qui menace l’étant dans son glissement n’est rien d’autre que le cœur du procès de surgissement qui se réveille à chaque fois : es gibt. Si dans la conférence de 1929 Heidegger n’emploie que discrètement cette expression, ainsi que celle de « la temporalisation de la temporalité » (notamment sous le vocable non explicité de « s’historialiser »), il interprète le « néantissement » comme « un mouvement de ‘recul devant’ » qui « obsède le Dasein dans l’angoisse » et qui révèle « enfin, dans la nuit claire du Néant, la manifestation originelle de l’étant comme tel : à savoir qu’il y ait de l’étant – et non pas Rien »[1659].

 

            « Captiver » le néant, signifie donc la saisie du mouvement originaire de surgissement de l’être de l’étant, donc la saisie d’un « au-delà » de l’étant, de l’être, ce que Heidegger a explicité ailleurs comme a priori kantien ou l’επέκεινα της ουσιας de Platon. Comme cette saisie du « radicalement Autre »[1660] n’a lieu que simultanément avec, voire « dans » l’étant positif, l’expérience ontique déterminée par la positivité de l’étant ne se maintient pas dans cette saisie. Il y a toutefois quelque chose en l’homme qui s’y maintient, et c’est justement ce qui fait le Dasein. La définition de celui-ci, par conséquent, est : « Se trouver retenu à l’intérieur du néant » ou encore : « la Transcendance »[1661]. Ce n’est que transcendant l’étant vers l’être qui n’est rien de l’étant, que le Dasein est formé par l’être. Or, ce geste de formation du Dasein coïncide avec l’acte propre au Dasein qui effectue la différence ontologique, donc qui se fonde soi-même et permet l’être. Heidegger consacrera une partie majeure de son œuvre ultérieure à la compréhension de cette énigme. Nous y entrerons en suivant sa réflexion sur « l’être de fondement » défini comme « liberté » dans Vom Wesen des Grundes. Les considérations sur le vécu du néant comme l’être nous y ont préparé : « Sans la manifestation originelle du néant, il n’y aurait ni être personnel, ni liberté »[1662]. En effet, ce n’est que grâce à cette manifestation que l’éveil du Dasein au sein du surgissement originel puisse avoir lieu.

 

 

2. Le Dasein comme auto-fondation transcendantale

 

a) L’acte de fonder (gründen) : la liberté

 

            Dans le vécu du néant en tant qu’être, dans le vécu du es gibt, le glissement de l’ensemble de l’étant s’est révélé en même temps comme le procès de fondation : « Il y a de l’étant – et non pas Rien ». Dans ce procès, le rôle du Dasein est insigne. En effet, sans le vécu du es gibt, il n’y aurait pas du es gibt. Mais le es gibt est en même temps la donation du Dasein.

 

            Ce n’est que la transcendance du Dasein qui octroie « une possibilité interne pour […] un fondement »[1663]. L’ensemble de l’étant, le monde, est un « dessein » formé par le Dasein lors du procès de dépassement constant : « Il faut que ce soit cette in-tention, cette volonté elle-même qui ‘forme’, en tant que transcendance et par la transcendance, le ‘dessein’ »[1664]. A ce stade de la réflexion, il semble vain de rappeler qu’il ne s’agit pas de l’acte de volonté ontique, de l’ « ‘acte de volition’ qui s’opposerait à d’autres comportements tels que représentation, jugement, allégresse »[1665]. La transcendance du Dasein qui forme le monde est un acte ontologique qui consiste en une compréhension de l’être, en un vécu du es gibt. C’est pourquoi le monde, saisi dans son surgissement, ne se présente pas comme se présente, à la raison, un étant subsistant, mais il se présente en mouvement qui lui donne son origine : « Welt ist nie, sondern weltet »[1666].

 

            Ce mouvement de la transcendance du Dasein par lequel le monde est formé, est appelé par Heidegger liberté. La saisie du es gibt touche, en effet, le niveau absolument originaire et coïncide avec la temporalisation du temps, c’est-à-dire avec l’effectuation du Soi originaire, du Dasein lui-même[1667]. Fondement et liberté sont ainsi corrélatifs : « La liberté comme transcendance […] est l’origine de tout fondement comme tel. Liberté signifie liberté pour fonder »[1668].

 

            Le monde est donc formé au sein de ce mouvement transcendantal complexe moyennant lequel le Dasein se forme lui-même étant guidé par son propre vécu du es gibt, vécu sans lequel il n’y aurait pas du es gibt. Une étrange conjoncture de l’activité et de la passivité habite le Dasein. « La liberté se révèle comme ce qui rend possible à la fois d’imposer et de subir une obligation »[1669]. Le Dasein fonde le monde et est simultanément fondé lui-même. « Dans cet acte de fonder, la liberté donne et prend elle-même un fondement »[1670].

 

b) L’acte de fonder (stiften) : le monde instituant

 

 

            L’acte de fonder en tant que liberté originaire du Dasein est le projet du monde. Mais le monde ainsi formé n’englobe pas seulement des étants qui ne sont pas eux-mêmes le Dasein, il englobe aussi le Dasein lui-même. Il y a, dans le monde, quelque chose d’irréductible au Dasein, même si le monde est fondé par le Dasein. Telle est l’énigme de la transcendance du Dasein. Le Dasein fonde (gründen) le monde, mais le monde institue (stifen). Le Dasein forme l’étant, mais l’étant investit déjà le Dasein. « Ce-qui-transcende, et qui de la sorte s’exhausse, doit, en tant qu’être qui transcende, se sentir au milieu de l’étant. Le Dasein, dans cette situation-affective, est si bien investi par l’étant que, lui appartenant, il est accordé au ton de cet étant qui le pénètre. La transcendance signifie le pro-jet et l’ébauche d’un monde, mais de telle sorte que Ce-qui-projette est commandé par le règne de cet étant qu’il transcende, et est d’ores et déjà accordé à son ton »[1671]. Au sein de la liberté fondatrice du Dasein, il y a donc quelque chose qui lui échappe. C’est la raison pour laquelle le glissement est possible et la Différence apparaît.

 

 

c) L’unité des deux actes de fonder : la finitude de la liberté du Dasein

 

 

            Heidegger souligne que les deux actes de fonder, le projet du monde et le pouvoir instituant propre à ce dernier, relèvent du même procès de la transcendance du Dasein. La spécificité de cette unité n’est pas autre que celle du temps : « L’une et l’autre de ces manières de fonder appartiennent chaque fois à une seule temporalité, en ce sens qu’elles en constituent ensemble la temporalisation »[1672]. En effet, l’unité du Dasein transcendantal n’est rien d’autre que la temporalisation de la temporalité originaire, « la spécifique Unité-Temps »[1673] qui est maintenant explicitée en termes de fondement et qui l’était auparavant en tant que différence ontologique, laquelle affirmait une différence de l’être et de l’étant dans leur unité. Ces trois manières de dire la même chose : la temporalisation de la temporalité originaire, la différence de l’être et de l’étant qui fonde leur unité, le fondement de l’ensemble de l’étant comme l’unité du mouvement de la liberté du Dasein et de pouvoir propre au monde instituant, essayent d’exprimer, en s’éclairant mutuellement, la donation de l’étant où co-habitent en tension l’étant et un plus qu’étant que l’étant renferme.

 

            Mais concentrons-nous sur le problème du fondement. Le Dasein fonde le monde en le pro-jetant. Au sein du monde pro-jeté par le Dasein, il y a un pouvoir de fondation qui échappe au Dasein : « Le pro-jet des possibilités est chaque fois plus riche que la possession qui repose déjà en celui qui projette »[1674]. D’où la privation au sein du Dasein même qui projette un monde dans son ensemble, privation qui n’est pas un signe d’un manque qu’il s’agirait de remplir et de supprimer, mais privation qui fonde l’être même du Dasein dans son pouvoir de fonder. Ainsi se manifeste la finitude du Dasein laquelle le fonde. Le Dasein se fonde en tant que fini, car, tout en fondant l’ensemble de l’étant, il est investi déjà par ce dernier. « N’est-ce pas même l’essence finie de la liberté en général qui est attestée ici ? »[1675]

 

 

d) Fondement et vérité

 

            La tension entre le projet du monde et l’investissement du Dasein par ce même monde est le lieu herméneutique. En effet, c’est à cause de cette tension qu’est provoquée originairement la question « pourquoi ? ». « Parce que les deux manières de fonder […] forment dans la transcendance un tout solidaire, le jaillissement du ‘pourquoi’ est une nécessité transcendantale »[1676]. Ce jaillissement fonde à son tour la possibilité de la vérité ontique. Le Dasein a besoin de rendre clair, de maîtriser son rapport avec l’étant qu’il fonde, mais qui lui échappe. La positivité de l’étant est ainsi mise en avant et couvre l’obscurité en apportant la réponse à tout « pourquoi ». Le comment des choses et leurs essences sont mis en évidence, même si cette mise en évidence est encore pré-conceptuelle. Le fondement lui-même peut être compris à la lumière de la positivité et expliqué comme un étant parmi d’autres, comme une cause ontique, fut-elle la Cause Première.

 

            Mais la tension des deux actes de fonder, la transcendance du Dasein, signifie aussi la vérité ontologique. Plus profond que la nécessité d’établir les essences, le « pourquoi » se déploie comme question « de l’être et du néant en général » : « Pourquoi, en définitive, quelque chose et non pas rien ? »[1677]. L’unité des deux actes de fonder, nous l’avons vu, signifie la finitude de la liberté du Dasein. Cette finitude propre à l’auto-fondation du Dasein qui fonde le monde, atteste qu’il y a le es gibt qui est à la fois plus originaire que la fondation du Dasein et au sein même de cette fondation.

 

3. L’être comme fondement abyssal du Dasein : liberté comme fondement du fondement

            En effet, l’investissement du Dasein par le monde, lequel est pourtant fondé par le Dasein, ne se présente pas comme une imposition de tel ou tel étant. Cet investissement signifie qu’il y a une origine dans lequel le Dasein lui-même se sent pris, ce qui se traduit par le vécu du glissement de l’ensemble de l’étant, y compris le Dasein, c’est-à-dire par le vécu du néant. Ce n’est qu’au sein de ce vécu, nous l’avons constaté, que la question sur le « pourquoi quelque chose, plutôt que rien ? » peut être posée dans sa profondeur, c’est-à-dire dans sa teneur de la question de l’être. L’être se révèle dès lors comme un fondement retiré[1678] au sein de la finitude de la liberté fondant du Dasein, à l’instar de la temporalisation qui se manifeste en tant qu’autre dans la temporalité originaire laquelle englobe pourtant l’ensemble de l’étant[1679]. D’un côté, le rien de l’étant doit son néant fondateur « au fait qu’il tient sa naissance d’une liberté finie », de l’autre, « cette dernière elle-même ne peut pas se dérober à ce qui prend d’elle ainsi naissance »[1680]. De telle sorte, la liberté du Dasein qui fonde le monde et se fonde elle-même, est un abîme (Abgrund) de soi-même, car ce qu’elle fonde la fonde à son tour. « Que la liberté soit elle-même fondement, cela ne veut pas dire, si enclin soit-on à l’imaginer, qu’elle ait le caractère de l’une quelconque des manières de fonder ; non, si le fait de fonder est susceptible de modes divers, la liberté, elle, se définit comme l’unité qui forme la base de cette dispersion transcendantale. Mais parce qu’elle est précisément cette base (Grund), la liberté est l’abîme (Abgrund) du Dasein. Non pas que la libre attitude individuelle soit infondée ; mais, par ce qui fait d’elle essentiellement une transcendance, la liberté pose le Dasein comme un pouvoir-être en possibilités multiples, lesquelles sont là béantes devant son choix d’être fini, c’est-à-dire dans son destin »[1681]. Le es gibt n’a lieu que comme la liberté du Dasein, mais c’est lui qui est le mouvement-premier : « L’éclosion de l’abîme dans la transcendance fondative, c’est là plutôt le mouvement-premier qui, avec nous-mêmes, réalise la liberté. Ce qui par là nous est ‘donné à comprendre’, c’est-à-dire ce que ce mouvement nous propose d’ores et déjà comme contenu originel du monde, c’est que plus il est originairement fondé, plus ce contenu du monde atteint purement et simplement dans l’action le cœur du Dasein, son ipséité. Ainsi donc, le ‘néant’ du fondement n’est que ‘surmonté’ par l’existence effective ; mais jamais on ne s’en débarrasse »[1682].

 

            L’être est donc compris comme le fondement abyssal du Dasein transcendantal, comme le fondement du fondement qui ne résonne ailleurs que dans le Dasein lui-même. Cette résonance est l’essence du Dasein, ce qui fait qu’il « est un être du lointain ». Lointain, dans le sens que ce n’est qu’à partir de l’autre de l’étant que l’étant puisse prendre origine grâce au Dasein. Lorsque le Dasein écoute lui-même, il entend « ces lointains originels » qui, au sein de lui, donnent l’être des choses. Ainsi « grandit dans l’homme la vraie proximité des choses » [1683]. Mais notons encore une fois que, pour Heidegger, le « lointain » que le Dasein « entend », ne peut avoir lieu en dehors de cette entente qui dépend pourtant de ce « lointain » : l’abîme du fondement de la liberté n’est qu’un début du questionnement du es gibt.  

 

V. De la différence ontologique à la vérité de l’être

 

            Les recherches sur l’unité du temps, sur son fondement compris comme temporalisation originaire, ont amené Heidegger à poser la différence ontologique. Or, celle-ci est entièrement herméneutique. C’est que le Dasein, en tant que lieu du « pouvoir différencier », est herméneutique dans son être. Nous avons déjà relevé une scission en vérité ontique et en vérité ontologique au sein de la différence entre l’être et l’étant qu’opère le Dasein. La conférence de 1930 Vom Wesen der Wahrheit donne un aperçu global du Dasein en tant que vérité. Mais cette conférence est décisive sur un autre point. Elle ouvre une nouvelle perspective de recherche en nommant pour la première fois la « vérité de l’être » qui dominera désormais, dans les écrits de Heidegger, sur la notion de la différence ontologique. Celle-ci n’est certes pas abandonnée, mais intégrée dans cette nouvelle perspective. Cette nouveauté de la recherche heideggérienne, qui constitue indubitablement l’une des bases de la Kehre devenue proche, n’est pourtant pas une nouveauté radicale, dans ce sens que la recherche ne change pas la direction globale qui consiste en un approfondissement inlassable de la vérité de la temporalisation du temps, et jamais nous ne quitterons l’horizon de celle-ci. Mais la sphère atteinte par cet approfondissement (nous retrouvons ici la notion de fondement abyssal) contient de nombreux seuils autrement plus radicaux à franchir.     

 

1. Dasein et vérité

 

 

            Le traité Vom Wesen des Grundes a explicité la liberté comme pouvoir fondateur qui instaure l’être de l’étant. Propre au Dasein, ce pouvoir de fonder a été montré dans son propre fondement, fondement de fondement donc, fondement abyssal qu’est l’être comme tel. C’est dans les sillages de la différence ontologique que la liberté s’est manifestée comme cette « essence de fondement » : le pouvoir de fonder n’est qu’une facette du « pouvoir différencier ». La dimension de la vérité du Dasein a été également indiquée dans le traité, sans être développée pour elle-même. La liberté en tant que fondement de l’être de l’étant se déploie simultanément comme herméneutique, comme fondement de la vérité. Ce n’est pas un hasard que Leibniz, dans ses réflexions sur le fondement, considérait justement la natura veritatis comme soubassement du principium rationis[1684]. Mais Leibniz est resté à la surface, c’est-à-dire à la conception de la vérité comme proposition et comme concordance rationnelle. En remontant au fondement plus fondamental des notions leibniziennes, c’est-à-dire à la liberté du Dasein, Heidegger découvre celui-ci comme un lieu de l’ouverture dans laquelle l’étant se manifeste en lui-même dans un état encore « anté-prédicatif ». C’est un état qui permet (fonde) justement à la vérité propositionnelle d’avoir lieu et qui doit être considéré, en conséquent, comme « une vérité (une mise à découvert) plus haute en origine » et appelée vérité ontique[1685]. En creusant le sens de la transcendance du Dasein (liberté), Heidegger remonte toutefois à un fondement encore plus originaire : la manifestation de l’étant en lui-même n’est permise que « parce que [déjà et toujours] l’être est dévoilé ». Ce dévoilement doit donc porter le nom de vérité ontologique[1686]. La différence ontologique qui définit le Dasein en tant que sa propre possibilisation[1687], devient donc le cadre du questionnement sur l’essence de la vérité comme telle : « Avec cette inévitable bifurcation en ontique et ontologique, l’essence de la vérité comme telle n’est possible que dans l’éclosion simultanée de cette différence »[1688]. C’est après avoir posé ce cadre, que Heidegger abandonne la réflexion sur la vérité dans le traité de 1929[1689].  

 

            C’est la conférence Vom Wesen der Wahrheit qui la reprend. Le thème de la liberté apparaît dès le début de l’allocution, juste après avoir démontré la nécessité d’aller au-delà de la définition traditionnelle de la vérité explicitée en tant que concordance[1690]. Progressivement, la liberté est dévoilée comme essence de la vérité. La liberté n’est pas une conduite selon un bon vouloir de l’homme, mais elle est comportement fondateur propre au Dasein qui « laisse-être l’étant » : « La liberté vis-à-vis de ce qui se révèle au sein de l’ouvert laisse l’étant être l’étant qu’il est »[1691]. Ce « laisser-être » l’étant est une manifestation de l’étant en lui-même, son fondement par l’ek-sistence du Dasein transcendantal[1692], ce qui correspond, dans Vom Wesen des Grundes, à la vérité ontique. Dans la conférence de 1930, le mot d’ordre est celui d’αληθέια. Heidegger souligne son sens « littéral » qui guide toute sa réflexion ultérieure : « non-voilement » (Unverborgenheit)[1693]. Le Dasein en tant que liberté est un pouvoir du « domaine ouvert »[1694] où l’étant se manifeste. « Laisser-être l’étant – à savoir, comme l’étant qu’il est – signifie s’adonner à l’ouvert et à son ouverture, dans laquelle tout étant entre et demeure »[1695]. La liberté est fondatrice de l’étant, car elle est ce qui ouvre l’ouvert (das Offene) comme tel : « La liberté […] [est] d’abord liberté à l’égard de ce qui est manifeste au sein de l’ouvert »[1696]. La question décisive doit être posée : est-ce que l’être comme tel, et non seulement l’étant, peut se manifester dans l’ouvert ? Dans la perspective de Vom Wesen des Grundes, la réponse était positive : « Ce dévoilement entendu comme vérité sur l’être, tel est ce que nous désignons du nom de vérité ontologique. […] La compréhension de l’être, celle qui éclaire et qui guide en la précédant toute relation avec l’étant (λόγος en un sens très large), ne signifie elle-même ni que l’on saisisse l’être comme tel, ni même que l’on forme un concept de ce qui est ainsi saisi (λόγος en son sens le plus précis, concept ‘ontologique’). A cette intelligence de l’être qui n’est pas encore arrivée au rang de concept, nous donnons donc le nom de pré-ontologique […]. Former un concept de l’être, cela suppose que l’intelligence de l’être se soit elle-même élaborée et qu’elle ait pris expressément pour thème et pour problème l’être qui en elle est déjà compris, esquissé en un projet général et dévoilé d’une façon ou d’une autre »[1697]. Le « dévoilement » de l’être en général en tant que passage de la compréhension « pré-ontologique » à la compréhension conceptuelle : tel était, en effet, le projet global de Sein und Zeit. Le Cours sur Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie affirmait à son tour : « La philosophie n’est pas science de l’étant, mais de l’être. […] La philosophie est l’interprétation théorico-conceptuelle de l’être, de sa structure et de ses propriétés »[1698]. Dans Kant et le problème de la métaphysique, nous pouvons lire : « La vérité elle-même doit être entendue à la fois comme dévoilement de l’être et comme caractère manifeste de l’étant »[1699]. Même la conférence inaugurale Was ist Metaphysik ?, éloignée déjà autant que possible du jargon scientifique, exprimait encore la vérité sur l’être en termes de « manifestation »[1700] et de « révélation » : « C’est uniquement parce que le Néant est révélé que la science peut faire de l’étant lui-même l’objet de la recherche. Et c’est à l’unique condition que la science ex-siste de la Métaphysique, qu’elle peut reprendre sans cesse sa tâche essentielle qui consiste […] à ouvrir, par une révélation toujours renouvelée, l’espace total de la Vérité »[1701]. Comme la vérité ontique, la vérité ontologique rentre donc, selon ces écrits, dans le « domaine ouvert » du Dasein. La perspective change dans Vom Wesen der Wahrheit.

 

2. Le virage de Vom Wesen der Wahrheit : de la vérité du Dasein à la vérité de l’être

 

            Chercher l’essence de la vérité, c’est remonter dans la direction de son fondement ultime. A la base de la conception superficielle de la vérité en tant que concordance, se trouve un sens plus originaire qui gravite autour du Dasein compris en termes de liberté. La liberté ouvre le « domaine ouvert » où l’étant se manifeste en lui-même : « dé(non)-voilement », αληθέια. S’interroger sur l’essence de l’αληθέια, c’est aller toutefois encore plus au fond : « La réflexion sur ce lien essentiel entre la vérité et la liberté nous amène à poursuivre le problème […] d’un fondement caché du Dasein, et cela de telle manière que cette réflexion nous fasse passer d’emblée dans le domaine où l’essence de la vérité s’épanouit originellement »[1702]. Il s’agit donc de s’interroger sur le fondement du Dasein lui-même. Heidegger parle de prime abord d’un fondement caché. En effet, le fondement ne peut pas être réductible au fondé, ce qui veut dire que l’ « ouvert » s’enracine dans un « non-ouvert », comme témoigne d’ailleurs l’étymologie du mot α-ληθέια. Même la « révélation » de « l’étant en totalité »[1703], révélation inhérente au Dasein transcendantal, explicitée comme « monde » et comme pouvoir fondateur propre au « monde » dans Vom Wesen des Grundes, présentée comme le glissement vers nulle part et comme l’expérience révélatrice du Néant dans Was ist Metaphysik ?, est fondée, justement en tant que « révélation », dans une instance plus ultime encore de ce qui est « non-dévoilé », « non-révélé ». Selon Vom Wesen der Wahrheit, l’essence de la vérité est la non-vérité. « L’obnubilation est donc, lorsqu’on la pense à partir de la vérité comme dévoilement, le caractère de n’être pas dévoilé et, ainsi, la non-vérité originelle, propre à l’essence de la vérité »[1704].

 

            Dans Vom Wesen des Grundes, le pouvoir instituant du monde qui échappe à la maîtrise du Dasein, a été thématisé comme l’être, fondement abyssal ; la conférence Was ist Metaphysik ? a traité le Néant comme « voile » de l’être : dans les deux cas, la perspective d’une révélation, d’un non-voilement, c’est-à-dire d’une possible conceptualisation de l’être, était encore présente. La conférence Vom Wesen der Wahrheit, poursuivant le même problème de l’être en tant que fondement ultime, inscrit l’être dans le voilement principiel. C’est un voilement qui continue à « agir », comme un retrait inlassable de l’être, dans et malgré tout dévoilement comme tel. C’est cette inscription de l’être dans le voilement originaire toujours en action, qui constitue le virage de la conférence de 1930, « une volte-face de la pensée »[1705]. Heidegger appelle « mystère » cette obnubilation originaire de l’être[1706]. Les notions basiques des écrits antérieurs, le Néant, la différence ontologique, le fondement abyssal, ne sont pas abandonnées, mais leur traitement est inscrit dans ce virage. On peut affirmer d’une manière globale que les concepts élaborés par Heidegger jusqu’alors, doivent passer, moyennant ce virage, du registre de la métaphysique à celui, encore à définir, de l’au-delà de la métaphysique : « La pensée se tient [dans la conférence] apparemment dans la voie de la métaphysique mais n’en réalise pas moins dans ses démarches décisives – lorsqu’elle passe de la vérité comme conformité à la liberté ek-sistante et de celle-ci à la vérité comme dissimulation et errance – une révolution de l’interrogation qui entraîne un dépassement de la métaphysique »[1707]. 

 

            C’est surtout la notion de Dasein qui doit être inscrite dans le virage : l’horizon du Dasein, quoi que son statut ultime ne sera jamais renié, est dédoublé par l’horizon de la (non)vérité de l’être lui aussi ultime. L’œuvre ultérieure de Heidegger sera consacrée au rapport entre ces deux ultimes. La conférence de 1930 dit simplement, et cette affirmation est nouvelle par sa clarté (car le mot « dominer » n’a pas été employé avant dans ce sens) quant à ce qui a été écrit antérieurement : « Il ne s’agit point d’un mystère particulier touchant ceci ou cela mais de ce fait unique que le mystère (la dissimulation de ce qui est obnubilé) comme tel domine le Da-sein de l’homme »[1708]. Il y a un « nouveau fondement », celui qui fonde le Dasein lui-même, qui est saisi dans la conférence, même si cette saisie ne pouvait être préparée qu’à partir du Dasein : « C’est seulement à partir du Da-sein, dans lequel peut s’engager l’homme, que se prépare pour l’homme historique la proximité de la vérité de l’Être. Non seulement toute espèce d’ « anthropologie » et toute conception de l’homme comme subjectivité se trouvent abandonnées, comme c’était déjà le cas dans Sein und Zeit, non seulement la vérité de l’Être est poursuivie comme ‘fondement’ d’une nouvelle position historique, mais encore le cours de l’exposé [de Vom Wesen der Wahrheit] entreprend-il de penser à partir de ce nouveau ‘fondement’ (du Da-sein) »[1709].

 

            L’être est essentiellement voilement qui fonde tout dé-voilement. C’est pourquoi l’expression « vérité de l’être » doit de prime abord être comprise comme la « non-vérité », le voilement originaire, de l’être. Si on continue à employer cette expression « vérité de l’être », c’est par convenance langagière[1710], mais tout en sachant que cette vérité au sens impropre signifie la non-vérité qui fonde toute vérité au sens propre. C’est ce que faisait Thomas d’Aquin, en appelant l’esse divinum par actus purus : ici aussi, l’ « acte » a un sens impropre, « analogique » par rapport à l’actus propre à l’étant, il est plutôt un non-acte qui fonde tout acte, une sorte de « actus actuum ».

 

            Le virage qu’accomplit la conférence Vom Wesen der Wahrheit signifie que celui qui entre en contact pensif avec la (non)vérité de l’être, relègue au second plan la clarté systématique des concepts de ses discours, même si quelque part cette clarté demeure nécessaire, et se consacre à la pensée de l’être qui fonde la liberté ek-sistante et articule ainsi « la vérité de l’étant en totalité »[1711]. La tâche première du philosophe consiste à écouter la parole qui advient dans cette pensée de l’être. Cette écoute, au-delà des structures conceptuelles, ne caractérise-t-elle pas le langage de Heidegger dans son travail philosophique ultérieur ?[1712]

 

 

3. Vérité et fondement abyssal (abgründiger Grund)

 

            Dans l’écoute de la parole au sein de la vérité de l’être, la totalité de l’étant est ouverte et fondée. Le Dasein lui aussi fait partie de cette totalité, et pourtant il la transcende. En effet, s’il est fondé lui aussi en tant qu’ouverture originaire, il l’est comme celui qui fonde la totalité de l’étant par l’écoute du non-ouvert. Dès lors, tout ce qui est ouvert est pénétré par le non-ouvert. L’écoute de la vérité de l’être qui fonde tout, fait glisser toute vérité dans l’abîme du fondement abyssal. La notion d’abgründiger Grund a été élaborée dans le traité Vom Wesen des Grundes. Mais cette notion, lors de cette élaboration, a encore été tournée essentiellement vers celui qui ouvre, vers la liberté, vers le Dasein : le centre de gravité de la pensée était l’ouvert, même si tout ouvert était fondé dans un fondement sans fond. Le virage de la conférence Vom Wesen der Wahrheit consiste en un changement de direction de la pensée : le centre de gravité est désormais l’abîme lui-même, même s’il fonde inlassablement tout ouvert. Avant que le virage ne se produise, la pensée était déjà définie comme errante : la prétention à quelque absoluité des vérités propositionnelles (telles « vérités éternelles ») était déclinée depuis des années par Heidegger. Mais avant le virage, cette pensée errante se focalisait encore sur ce qui s’ouvrait constamment et son caractère d’ « errante » consistait en ceci que la pensée perdait le moment d’ouverture dès qu’elle commençait à se reposer sur une compréhensibilité de l’étant déjà acquise. Il fallait donc « errer » et penser le fondement abyssal pour rester dans l’ouvert. Après le virage, c’est le « non-ouvert », la vérité de l’être en tant que fondement ultime du Dasein qui est devenu le centre de la pensée. La pensée est devenue errante plus radicalement. En effet, c’est l’abîme lui-même du fondement qui s’est avéré errant. La vérité étant l’ouvert, l’essence de la « vérité » de l’être s’est avérée le non-ouvert, la non-essence, l’abîme, et également l’érrance[1713]. Pourquoi s’est-elle avérée également l’errance ? « L’errance est l’anti-essence fondamentale de l’essence originaire de la vérité »[1714]. Dès que la « vérité » de l’être « s’ouvre en domaine ouvert », elle tombe dans « l’erreur »[1715].

 

            C’est le Dasein qui, en cherchant à comprendre l’être, essaie de l’ouvrir et de l’induire dans cette erreur essentielle. Le fondement abyssal (la vérité de l’être) erre, car le Dasein le pense comme ouvert. C’est la raison pour laquelle Heidegger ne pense pas que le fondement abyssal est non-fondé lui-même, selon une image ontique de l’abîme. Le fondement abyssal (le non-ouvert, la vérité de l’être) qui fonde tout ouvert est fondé par celui qui l’ouvre au sein de sa non-ouverture, par le Dasein. Pourtant, n’avons-nous pas affirmé précédemment que le fondement abyssal « erre lui-même », qu’il est le non-ouvert sans ouverture et qu’il fonde le Dasein ? Ce moment est vrai aussi. Mais il est « vrai » déjà en référence au Dasein. Nous voyons donc se couvrir deux moments irréductibles qui se fondent réciproquement : la vérité de l’être et le Dasein. Une étrange spirale avec laquelle Heidegger se débattra le reste de sa vie de penseur. Si la pensée induit la vérité de l’être dans l’ouvert et dans l’erreur, et le fonde ainsi pour ce qu’elle est, dans son errance essentielle, elle « rectifie le coup » en l’écoutant en tant que le non-ouvert, et cette écoute la fonde à son tour, cette pensée, tout aussi originairement[1716]. Mais au fond, Heidegger pense toujours le même procès : la temporalisation (être) du temps (Dasein). L’irréductibilité radicale de ces deux là, alors qu’ils s’identifient originairement, sera interrogée par Heidegger comme l’Ereignis.

 

            La pensée se déploie donc dans deux registres à la fois : le registre de l’ouverture du non-ouvert (errance, Dasein) et celui du non-ouvert qui s’ouvre (la (non)vérité de l’être, écoute de sa parole)[1717]. Puisqu’il s’agit de deux registres du même, tout propos authentiquement philosophique peut et doit circuler de l’un à l’autre. Ainsi toutes les notions que Heidegger élaborait avant le virage et qu’il considérait comme philosophiquement authentiques, sont reprises et transformées après, sans rien changer dans le propos lui-même : c’est telles qu’elles étaient formulées alors, qu’elle préparaient leur propre transformation après. Elles se déployaient déjà, en effet, dans cette transformation qui allait venir. A son tour, le langage de Heidegger après le virage ne peut être compris qu’en tant qu’il est préparé par le langage tel qu’il était alors. A propos de la distinction entre « Heidegger I » et « Heidegger II » proposée par W. J. Richardson, Heidegger affirmera en 1962 : « La distinction […] est justifiée à la seule condition que l’on prenne garde à ceci : Ce n’est qu’à partir de ce qui est pensé en I qu’est seulement accessible ce qui est à penser en II, mais le I ne devient possible que s’il est contenu en II. […] Conformément au caractère intrinsèquement pluriforme de la ‘teneur de la question’ de Sein und Zeit, tous les mots qui l’expriment – comme tournant, oubli, destin – restent également plurivoques. Seule un pensée plurivoque parvient à une parole qui puisse répondre à la ‘question’ d’une telle teneur. Toutefois cette pensée pluriforme ne requiert pas tant une nouvelle langue qu’une mutation de notre rapport à l’ancienne »[1718]. Les deux registres sont simultanés : c’est dans un mouvement de la pensée, dans la dynamique ouvert / non-ouvert qu’il s’agit de rentrer, dynamique qui traverse tout propos en transformant leur sens tout en continuant à s’appuyer sur ce sens. Or, c’est ce que faisait déjà saint Thomas d’Aquin : il envisageait tout acte de l’étant dans sa réalité physique, mais simultanément ses propos pouvaient se transformer par la considération de ce même acte à partir de ce qui le fait surgir, à partir de l’actus essendi, mystère qui s’ouvre tout en restant mystère. Ce n’est qu’au sein de ce mystère que les étants, pour saint Thomas, tous fascinants, pouvaient être à la fois expliqués et tenus dans la non-explication essentielle. Pour Heidegger, il s’agissait de l’écoute de la voix de l’être ; pour saint Thomas, de l’adoration. Dans une certaine communauté profonde des deux penseurs, il y a pourtant encore plus de choses qui les séparent. Sans renier leur discordances, peuvent-ils s’enrichir mutuellement à partir de ce qui les unit ? Nous devons continuer notre recherche dans la perspective qu’ouvre cette interrogation.

 

Chapitre VII

 

Le sens de la finitude chez saint Thomas d’Aquin

 

 

            La pensée de Heidegger est une pensée de la finitude. La recherche du fondement de l’être de l’étant s’y présente comme une réflexion sur un es gibt mystérieux qui déploie son essence dans le moment de la temporalisation de la temporalité originaire. Dans la métaphysique traditionnelle, surtout celle qui a été traversée par l’affirmation biblique de la creatio ex nihilo, le fondement ultime de l’étant est, par définition, un infini : aucun étant fini, en effet, ne saurait se fonder soi-même. La métaphysique de saint Thomas correspond à ce dernier schéma : c’est l’éternité qu’est l’être infini qui fonde des étants temporels finis, avec la participation insigne de l’âme humaine. Toutefois le sens de la finitude dans la métaphysique thomasienne doit être vu avec plus de précision. Dans ce chapitre, nous voulons apporter quelques clarifications concernant ce sens, rendues indispensables suite à l’explicitation du concept heideggérien de la finitude que nous avons tentée précédemment. Nous avons eu l’occasion de constater que le rapport fondationnel de l’infini au fini, dans la pensée de saint Thomas, est beaucoup plus subtil que Heidegger lui-même ne l’a envisagé. C’est surtout dans l’approche phénoménologique, et non pas tant dans la perspective épistémique ou analytique, que ce rapport peut être dévoilé dans sa richesse. Heidegger interprète, certes, la philosophie de saint Thomas du point de vue phénoménologique, mais il ne la considère pas comme ayant une dimension phénoménologique en elle-même. Si Heidegger a pu traiter la pensée d’Aristote comme une sorte de phénoménologie avant lettre, il n’a pas vu de possibilité de faire de même avec celle de Thomas d’Aquin : de prime abord celui-ci est considéré par Heidegger comme un penseur qui ne dépasse pas l’horizon de la logique épistémique, à l’instar de Suarez. Mais à notre avis, le lien entre la métaphysique de saint Thomas et la phénoménologie est intrinsèque et, sans ce lien, la compréhension de la pensée thomasienne est appauvrie. Au début de ce chapitre, nous présenterons donc quelques moments essentiels de ce lien, importants pour notre étude. C’est cette présentation qui nous aidera à mettre en lumière le sens de la finitude dans la réflexion de saint Thomas. Nous pourrons ensuite étudier la signification de la doctrine thomasienne des Noms divins, qui est en quelque sorte un « exercice pratique » lors duquel l’essence même de la finitude se dévoile face à l’infini, l’éternité étant « nommée » temporellement.

 

 

I. Saint Thomas et la phénoménologie : le concept d’intentio

 

 

            Au début de son livre sur L’Être et l’essence, édité en 1948, E. Gilson déplore le fait que « la vraie métaphysique de l’être n’a jamais eu la phénoménologie à laquelle elle avait droit, la phénoménologie moderne n’a pas la métaphysique qui peut seule la fonder et en la fondant la guider »[1719]. Des tentatives d’un tel projet, qui conjuguerait dans certaine mesure la métaphysique thomasienne et la phénoménologie d’inspiration brentanienne, ont vu le jour dès l’apparition de cette dernière. Contrairement à l’avis de Heidegger[1720], Brentano et même Husserl seraient beaucoup plus imprégnés par le sens proprement thomasien du concept d’intentio que ne le dit le simple fait d’une « reprise » formelle de cette notion[1721]. C’est à un disciple de Husserl, Edith Stein, que revient pourtant la première tentative de grande ampleur de rapprochement de la pensée de saint Thomas et de celle de Husserl. En 1929, à l’occasion du 70ème anniversaire de ce dernier, elle prononce une conférence intitulée Essai de confrontation de la phénoménologie de Husserl et de la philosophie de saint Thomas[1722]. Fascinée par l’esprit de la philosophie de saint Thomas qu’elle découvrait et restant fidèle à la méthode phénoménologique inaugurée par Husserl[1723], E. Stein cherche un pont au sein de l’opposition qu’elle établit un peu brutalement entre « égocentrisme » phénoménologique et « théocentrisme » thomasien. La finitude humaine habitée et transformée par l’infini divin, le sens constitué par le sujet et traversé par l’existence de la réalité qui dépasse cette constitution : cet axe principal des recherches d’E. Stein permet d’envisager la philosophie de saint Thomas comme une phénoménologie de la conscience qui accueille l’éternité dans son sein[1724]. Présentant un intérêt incontestable quant à la confrontation Husserl / saint Thomas, la recherche d’E. Stein pose toutefois quelques difficultés dans le cadre du rapprochement de la pensée de l’Aquinate à la phénoménologie propre à Heidegger. En effet, la compréhension qu’elle avait de la philosophie de Heidegger était imprégnée par l’interprétation « immanentiste » de cette philosophie, interprétation qui, dominant dans les années 1930, réduisait la pensée heideggérienne du Dasein à « l’horizon de l’être-humain »[1725].

 

            Dans le chapitre précédant, nous avons étudié les raisons pour lesquelles le concept heideggérien du Dasein ne peut pas être compris en termes d’immanence : la transcendance qu’il exprime se situe d’emblée hors du clivage traditionnel immanence / transcendance. Nonobstant l’horizon indépassable que forme le Dasein à l’égard de tout ce qui est, sa transcendance ek-statique postule l’être qui est en quelque sorte irréductible au Dasein, être en tant que fondement abyssal[1726] et, surtout, en tant que non-vérité, non-dévoilement. En commentant une phrase de Sein und Zeit : « Il n’y a d’Être qu’autant qu’est l’être-là [Dasein] »[1727] et en se prononçant contre des interprétations immanentistes qu’elle avait engendrées, Heidegger souligne dans la Lettre sur l’humanisme : « L’être ne se transmet à l’homme qu’autant qu’advient l’éclaircie de l’être. Mais que le ‘là’ [Dasein], l’éclaircie comme vérité de l’être lui-même advienne, c’est le décret de l’être lui-même »[1728]. Toutefois, Heidegger décline à son tour l’interprétation « transcendantaliste » de cette transcendance de l’être. Celle-ci est un moment au sein de la transcendance du Dasein. Comment comprendre ce paradoxe dans lequel la réflexion de Heidegger semble s’engager et que dénonce la tradition logico-épistémique ? Pour Heidegger, il s’agit de penser le « rapport » lui-même, « l’éclaircie de l’être », l’être étant cette « éclaircie elle-même » : « C’est seulement dans une telle perspective que l’être se découvre en un dépassement et en tant que ce dépassement »[1729]. Seul un regard phénoménologique, où la conscience est comprise en termes d’être (Heidegger contre Husserl), peut discerner cet état des choses où l’irréductible coïncide avec ce qu’il dépasse.

 

            Or, le concept d’intentio de saint Thomas peut être rapproché à cette phénoménologie heideggérienne. Certes, l’intentio thomasien ne coïncide pas avec le Dasein heideggérien, car il ne forme pas une instance ultime de l’être de l’étant, mais il reflète à sa manière le jeu d’identité et d’irréductibilité qui a lieu dans la conscience de l’être. Ce concept thomasien dit, en effet, la simultanéité de l’acte même de la conscience (intentio intendens) et de son contenu (intentio intenta), ce qui a été reprit par Brentano et par tous les phénoménologues à sa suite dans une formule fondamentale : toute conscience est conscience de quelque chose. Ce qui rapproche Thomas de Heidegger, c’est que l’Aquinate engage l’acte intentionnel, par lequel la conscience s’identifie avec l’ « objet » intentionné, dans un procès par lequel l’acte d’être de l’étant (actus essendi) manifeste son irréductibilité foncière à la conscience, alors qu’une identité ontologique était à son tour affirmée. L’étant intentionné est plus que l’« objet » au sens traditionnel de ce terme, plus que le corrélat du « sujet » qui intentionne, il est l’ « autre », aliquid, dans ce sens que son acte d’être, tout en ayant lieu dans la conscience comme une essence qui couvre la totalité connue de l’étant, dépasse la conscience qui l’appréhende. D’où la conception de la concrétude qui est en œuvre toujours plus profondément, comme si on observait une source. « Cet ‘autre’ n’est pas un pur objet ‘qui ferait face à la conscience’ : c’est, selon toute la force de l’expression, un aliquid, une ‘réalité’ dont l’objet n’est que la face éclairée, l’expression, en nous, d’une richesse ontologique qui nous déborde et nous appelle à de nouveaux ‘éclaircissements’. En ce sens, et en ce sens seulement, toute détermination est une ‘limitation’ ; et l’être dit ‘extramental’, une ‘tâche’ inépuisable »[1730]. Derrière l’acte d’être de l’étant, ou plutôt dans l’acte d’être de l’étant au sens génitif, appréhendé par la conscience comme essence, se cache l’acte d’être de l’étant au sens datif, appelé actus essendi et compris comme l’être en tant que tel[1731]. La notion d’intentionnalité chez saint Thomas exprime la dynamique (S. Breton dit : « le caractère ‘extatique’ du connaissant »[1732], ce qui est sans doute un clin d’œil à Heidegger) que créent, à la fois, l’identité d’acte d’être de la conscience et de l’étant, ce que nous avons explicité comme l’unité ontologique de l’âme, du mouvement et du temps, et l’irréductibilité de l’acte d’être de l’étant en tant que l’actus essendi à l’acte de la conscience, dans lequel se trouve pourtant en quelque sorte cet actus essendi inconnaissable, ce que nous avons expliqué moyennant la distinction intellectus / ratio.

 

            Le concept de finitude, dans la philosophie de saint Thomas, doit être envisagé dans la perspective qu’ouvre cette dynamique. D’un côté, la conscience humaine est finie, car ce qu’elle englobe de par son acte d’être – à savoir : toute chose, selon l’adage anima est quodammodo omnia – contient quelque chose qui lui est irréductible et qui la dépasse absolument : l’actus essendi de l’étant connu. De l’autre côté, cette irréductibilité n’empêche pas l’identité de l’être du connaissant et du connu (cognoscens in actu est ipsum cognitum in actu), ce qui suscite l’interrogation quant à l’(in)finitude de l’actus essendi lui-même, puisqu’il est impliqué dans cette identité, est dit être en elle. Autrement dit, si, chez saint Thomas la finitude du temps est déterminée par l’infini de l’actus essendi qui, au titre de cette opposition, est appelé éternité, la question se pose de savoir si cet infini n’épouse pas en quelque sorte cette finitude temporelle, puisque l’actus essendi (ou actus actuum) est dans chacun des actes temporels et finis de l’étant, dans la concrétude toujours plus aigue. 

 

             

 

II. La finitude selon saint Thomas d’Aquin

 

 

            Comment la finitude de l’homme se présente-t-elle, formellement, dans la philosophie de saint Thomas d’Aquin ? Le concept d’intentio signifie, comme nous venons de le voir, une dynamique (« ek-statique ») de l’âme qui conçoit l’être de l’étant. L’âme tend inlassablement vers l’actus essendi de l’étant et constitue ainsi l’être essentiel : entre l’existentia et l’essentia s’établit une sorte de circulation, moyennant laquelle l’étant et l’âme elle-même sont constitués dans cet horizon indépassable que forme l’actus essendi. Au sein de cette dynamique qui fait advenir l’étant en le livrant à l’âme, s’ouvre, pour cette dernière, un néant constitutif. La définition même de l’intellectus consiste, en effet, à être-en-contact avec l’actus essendi. La ratio étant le pouvoir intellectuel, elle est à son tour en contact avec l’actus essendi de l’étant. Or, celui-ci contient un élément irréductible à l’acte d’être de l’étant qui peut être connu en tant que l’essentia, puisqu’il en est la source. Lactus essendi, en lui-même, n’est rien de l’essentia en tant que celle-ci est l’acte propre à l’étant (d’où la distinction dite réelle de l’essentia et de l’existentia). C’est pourtant en contact avec cet inconnaissable que la ratio construit ses connaissances positives sur l’étant. Le néant qui couvre l’actus essendi est constitutif, car, malgré son caractère d’inaccessibilité, c’est l’actus essendi qui est acte de tous les actes de l’étant (actus actuum), constitués par l’âme connaissante. La finitude de l’homme est ainsi dite. C’est par l’actus essendi que l’homme connaît l’étant, mais il le connaît de telle manière que ce même étant connu reste caché dans sa plénitude, car son actus essendi, sa vérité ultime, n’est pas connu en lui-même. La finitude de l’homme consiste en ceci, que l’âme connaît dans la lumière de l’inconnu radical, dans celle du mystère par excellence. C’est pour cette raison que la concrétude de l’étant, lieu de sa réalité en tant que res, se déplace sans cesse et demande à être saisie constamment de nouveau : tout ce qui est connu sur l’étant est d’emblée ébranlé par l’inconnu constitutif que vise inlassablement l’intentio. Cet état de choses durera, du point de vue théologique[1733], tant que la ratio de l’homme ne verra pas Dieu, que nomme l’actus essendi, « face à face », tant donc qu’elle se déploiera dans des conditions terrestres. Mais en philosophe, saint Thomas réfléchit exclusivement sur ces conditions « in via » de l’homme mortel : sur la finitude de l’homo viator, de l’homo mortalis[1734]. Dans cette perspective, l’intentio fini est condamné à être inlassablement à mi-chemin : la vérité toute entière de l’actus essendi est saisie par l’intellectus dans les tonalités de la ratio qui la rendent énigmatique, et c’est justement cette manière finie de saisir l’actus essendi de l’étant qui constitue la connaissance des étants telle que nous la possédons actuellement, ce qui définit la finitude de l’homme.

 

            Soulignons encore le fait qu’en livrant sa réflexion sur cette finitude, saint Thomas pense en philosophe, en distinguant soigneusement la source d’intelligence venant de l’état « naturel » des choses de la source proprement théologique. Que l’homme soit un étant fini, ce fait est établi à partir de la considération portant sur homine puro, sur l’homme en tant qu’il est « purement homme »[1735]. De ce point de vue, admet saint Thomas, « Dieu n’est pas pour nous le premier connu »[1736]. Chez l’Aquinate, l’autonomie de la philosophie face à la théologie est postulée de telle manière que désormais la métaphysique occidentale aura la possibilité d’envisager la finitude sans la référence à l’infini, même si saint Thomas lui-même, en philosophe, garde soigneusement et subtilement cette référence[1737].

 

La question se pose précisément de savoir par quelle voie la notion de Dieu entre dans la philosophie de saint Thomas, où plutôt de savoir pourquoi elle y est présente dès le départ, même si c’est sous la forme d’un inconnu radical, puisque la finitude y est manifestement définie en fonction de l’infinité divine comprise en termes ontologiques d’actus essendi. Bref, pourquoi, dans la pensée thomasienne, la philosophie qui pense proprement la finitude est-elle contemporaine à la théologie philosophique, laquelle inclut dans cette pensée de la finitude une référence à l’infini ? Nous avons vu, en effet, que la finitude humaine est définie selon l’incapacité de l’homme à voir Dieu en cette vie, c’est-à-dire de le dévoiler selon la ratio, alors que l’intellectus est habilité à le saisir à tout moment, puisque il en est la participation[1738]. Et l’on ne peut pas comprendre la finitude dans la philosophie thomasienne en dehors de la dialectique homo in via / homo in patria, dialectique qui, à la lumière de la doctrine du désir de saint Thomas, concerne dès le départ l’homo viator, dans les conditions terrestres de sa vie[1739]. La réflexion sur la finitude humaine, même entamée exclusivement d’un point de vue philosophique, doit nécessairement, selon saint Thomas, prendre en compte l’instance de l’infini théologique. La raison de cette inclusion de la référence à l’infini divin dans la réflexion philosophique réside en ceci que la finitude n’est définie qu’en fonction de l’être de l’étant en tant qu’être créé : « Tout ce qui est fini de par sa nature est limité du fait qu’il s’inscrit dans un genre lui-même limité »[1740], d’où l’exigence de considérer le rapport au Créateur infini comme faisant une partie essentielle de la finitude de la créature comme telle. Ainsi nous devons admettre un impact, voire transformation  théologique de la philosophie thomasienne, ce qui la discrédite aux yeux de Heidegger. Selon ce dernier, en effet, cette référence théologique constitue l’obstacle principal pour la compréhension authentique de la finitude, car elle détermine sa conception en fonction de l’opposition métaphysique fini / infini.

 

            Curieusement, la critique que Heidegger adresse à la réflexion de saint Thomas permet de mieux saisir le sens thomasien de la finitude. Dans son Cours Besinnung, donné en 1938-1939, Heidegger affirme : « L’expression de ‘finitude’ (Endlichkeit) est choisie dans le cadre d’une inévitable compréhension historique, et d’une révocation des questions posées jusqu’à présent. Ce mot est susceptible de nombreuses mésinterprétations […]. L’on peut le rattacher à la représentation chrétienne du caractère créé de tout étant, et l’on peut même devenir victime du piège de la dialectique, en tant qu’il faut penser, qu’avec la position du ‘fini’ serait toujours aussi pensé un ‘infini’. L’on prend partout ici le ‘fini’ au sens d’un limité, et en vérité d’une limitation de l’étant, l’on pense la ‘finitude’ de façon métaphysique. La finitude de l’être signifie cependant quelque chose de tout à fait différent : le caractère abyssal (Abgrunlichkeit) de l’intervalle auquel n’appartient pas une négativité comprise comme un manque ou une limite, mais comme une marque distinctive »[1741]. Selon Heidegger, le caractère du créé qui définit la finitude dans la tradition métaphysique et chrétienne, est intelligible à partir du concept de la négativité (nihilo) comprise en termes de « manque » ou de « limite » et opposé à l’infini incréé qui, lui, est une plénitude qui pourrait remédier à ce « manque » au sein de la créature, comme si la créature finie devenait moins finie en s’approchant progressivement de l’infini propre à Dieu. Cet infini est en quelque sorte du même genre, englobé par le même concept, que le fini : c’est dans le même mouvement dialectique, nous dit Heidegger, que la tradition métaphysico-chrétienne pense le fini et l’infini. Appliquée à la philosophie de Duns Scot, à celle de Suarez surtout, cette interprétation nous paraît juste. Quant à la pensée thomasienne de la finitude, la vision de Heidegger est loin d’être exacte. En effet, la finitude humaine, selon saint Thomas, n’est pas un « manque » ou une « limite » de la même nature que l’infini divin : même si on remplissait le « manque » de la créature jusqu’à la plénitude, on ne se rapprocherait pas d’un seul pas de la plénitude propre à l’infini. C’est qu’il s’agit de plénitudes de « types » différents, ou plutôt la « plénitude » de l’infini divin ne peut être nommée « plénitude » qu’au sens analogique du terme et, en conséquent, elle échappe à toute détermination positive suggérée par la représentation humaine de plénitude. Le remplissage constant de la conscience par des connaissances positives qu’effectue l’intentio visant l’actus essendi de l’étant, ne se déploie pas sur le même plan qu’une « positivité » supposée de l’actus essendi infini (« connaissance de Dieu par soi-même », « connaissance » étant, dans cette expression, de nouveau un terme analogique) : « On accorde que Dieu est d’une certaine façon la mesure des êtres ; mais c’est une mesure disproportionnée, dépassant infiniment ce qu’elle mesure : il n’est donc pas nécessaire que Dieu et les êtres appartiennent à un même genre, de façon à permettre des attributions univoques »[1742]. Cet intentio, ce « manquer » au but, qui définit la finitude selon l’Aquinate, n’est pourtant pas un quelque défaut déplorable, mais le mode même de l’être humain, sa constitution et son destin. La négativité que signifie, pour l’âme connaissante, l’inaccessibilité à l’infini divin, n’est pas une « limite » à supprimer, mais la fondation même de l’être de l’étant que l’âme constitue en le connaissant. Dans ce sens, cette négativité est bel et bien une « marque distinctive » de la finitude humaine.

 

            Or, saint Thomas ne dit-il pas, qu’avec la mort, la condition de l’homme change radicalement, puisque l’homme connaîtra Dieu, en le « voyant » face à face ? Cette béatitude, qui est l’accomplissement ultime de l’homme, ne signifie-t-elle pas une fin de la finitude, telle qu’elle se déploie dans des conditions terrestres ? Plus encore : si cette béatitude, c’est-à-dire la connaissance de Dieu par la raison humaine détermine dès maintenant, fut-ce exclusivement sous le mode du désir[1743], l’être humain, la finitude de l’homo viator peut-elle être considérée comme essentielle, et non pas seulement accidentelle, à l’homme ? Saint Thomas n’admet-t-il pas que le néant qui constitue actuellement l’être humain, disparaîtra lors de la vision béatifique de l’infini divin ? C’est avec la réponse à cette question que nous pouvons constater la radicalité ultime que saint Thomas juge comme étant propre à la finitude humaine. Il affirme, en effet : « Comprendre Dieu est impossible à un intellect créé quel qu'il soit ; mais que notre esprit l'atteigne de quelque manière, c'est déjà une grande béatitude. […] Nul intellect créé ne peut connaître Dieu infiniment »[1744]. C’est que, continue saint Thomas, même dans la béatitude l’homme connaîtra l’infini de Dieu sous le mode fini propre à l’homme, l’éternité, sous le mode temporel : telle est la condition que pose d’une manière ultime et indépassable le principe d’être créé. Le nihilo de la creatio ex nihilo ne disparaîtra jamais, car pour toute éternité Dieu continuera la création de l’homme (conservatio). Après la mort, dans la vision béatifique de Dieu, la ratio connaîtra l’actus essendi, et la connaissance de toutes choses en sera transformée[1745], et pourtant cette connaissance de Dieu ne sera qu’un nouveau départ vers sa connaissance toujours nouvelle. Quoique réellement connu après la mort, l’actus essendi, telle est la certitude de saint Thomas, ne sera jamais compris, non pas à cause de quelque faiblesse encore subsistante de l’âme humaine, mais à cause de traits qui sont propres à Dieu en tant que Créateur et de ceux qui sont propres à l’homme en tant que créature. L’important est de saisir que ce nouveau mode d’être de l’homme, dont nous ne pouvons avoir aucune représentation ici-bas, ne signifie pas un quelque « manque » déficient sans lequel l’homme ne pourra toujours pas être en plénitude, mais il dit l’accomplissement ultime de l’homme, un état où aucune « amélioration » quant à la nature humaine ne sera plus nécessaire. Une conclusion insigne doit en être tirée : la finitude comme telle, chez saint Thomas, au lieu de constituer un trait de défaillance, signifie la condition indépassable dans laquelle s’accomplit le bonheur ultime de l’homme et la plénitude de son essence.

 

            Lorsque saint Thomas réfléchit sur la finitude humaine en lien avec l’infini divin, il ne cherche pas l’issue d’un « manque » ou le dépassement d’une « limite », mais il postule cette finitude comme la condition fondamentale de l’homme. Le passage à l’état du face à face de Dieu, à la connaissance de l’actus essendi, quoiqu’il supprime effectivement et définitivement toutes les déficiences humaines, n’enlève nullement la finitude comme le trait distinctif de l’homme, mais au contraire, fait d’elle le lieu par excellence de la connaissance de l’infini divin. Selon saint Thomas, contrairement à la vision suarésienne, la finitude ne diminue pas au contact de l’infini, mais, dans son rapport avec l’infini, elle est voulue comme telle. La « faiblesse » (debilitas) de l’intelligence humaine dont parle saint Thomas au début de la Summa theologica[1746], ne signifie pas seulement cette défaillance à laquelle l’on peut remédier par une étude et qui sera supprimée définitivement « par la lumière de gloire, qui établit l'intellect dans une certaine déiformité »[1747], mais elle désigne aussi et surtout le statut de la créature en tant que telle qui restera intact même après que la créature soit transformée par la connaissance du face-à-face de Dieu[1748]. Avec cette conception, nous ne pouvons pas traiter la finitude et l’infini en termes d’opposition, mais nous devons montrer la possibilité de leur simultanéité. Nous devons donc poser la question de savoir comment est possible la présence de l’infini (éternité) dans le fini (temps), les deux termes demeurant ce qu’ils sont.

 

            N’étant pas dans une opposition concurrentielle, mais plutôt dans un rapport fondationnel (causalité ontologique, actus essendi), l’infini entre dans le fini et s’y présente sous les espèces du fini, comme identique au fini et pourtant différent du tout au tout du fini. La tension qui oblige la ratio, si elle se met à l’écoute du surgissement originaire (conservatio), à renouveler sans cesse son regard vers les étants essentiels, provient de l’appel que lance, au sein de chaque cellule de l’étant, ce qui en est différent absolument. L’infini glisse sous le fini, l’éternité sous le temps, afin de pouvoir se dire de telle manière que l’homme puisse le saisir. Cette polarité des deux termes irréductibles l’un à l’autre, et qui ne font pourtant qu’un, exprime le sens ultime de la distinction réelle de l’essence et de l’existence dans tout ens, comme l’affirme H. Urs von Balthasar : « Autant il est indispensable de faire appel sans cesse à la notion de polarité pour interpréter l’être fini, autant il est impossible, pour interpréter cette notion elle-même, de faire intervenir différents éléments et différentes parties. Parler de polarité, c’est dire que les deux termes qui se font face sont intimement entrelacés et comme immanents l’un à l’autre. Or pareil phénomène n’apparaît nulle part plus clairement que dans la polarité entre essence et existence qu’on découvre dans l’être fini. La relation est dans ce cas si étroite qu’elle forme le mystère ineffaçable de l’être créé, et que toute entreprise qui chercherait à enfermer le mystère dans l’un de deux pôles pour pouvoir s’emparer de l’autre censé non mystérieux, est d’avance voué à l’échec »[1749]. L’éternité infinie entre dans la finitude temporelle simultanément à chaque acte de fini, ce qui oblige la ratio à considérer les étants dans leur concrétude si elle veut se maintenir en résonance avec l’actus essendi qui éveille à tout instant l’intellectus. C’est dans cette perspective que devient intelligible le propos sans cesse réitéré de saint Thomas, selon lequel la seule possibilité pour nous, étants finis, de connaître Dieu, c’est de considérer ses œuvres, de demeurer donc dans cette même finitude. La finitude est voulue pour elle-même, comme un lieu de l’infini pour nous. De nouveau, nous butons sur la déclaration programmatique de l’Aquinate : « Ce n’est que temporellement que nous pouvons connaître l’éternité »[1750].

 

            Nous pouvons comprendre, dans la même perspective, dans quel sens on peut parler de la temporalité de l’éternité ou de la finitude de l’infini. En composant parfaitement avec l’étant, l’actus essendi n’y est nullement discernable comme quelque chose « à part », comme un mode d’une essentialité quelconque : il se confond parfaitement avec l’étant fini, son « essence » étant son existence. L’actus essendi n’est pas seulement l’acte de l’acte de l’étant, mais aussi l’acte dans l’acte de l’étant. Ainsi le visage de l’infini, pour nous, est le fini. « Dieu est un agent absolument parfait. Il revenait donc à Dieu d’introduire d’une façon absolument parfaite sa ressemblance dans les choses créées, autant que cela convient à la nature créée »[1751]. Le même, continue saint Thomas, qui se trouve « d’une manière simple et une » dans la cause, se retrouve « d’une manière composée et multiple » dans l’effet. On ne saura donc exagérer cette affirmation fondamentale du Docteur angélique : « Tout ce qui est reçu est reçu à la manière de celui qui reçoit »[1752], et ainsi : « Tout ce qui est participé en quelque chose est en lui sur le mode de ce qui participe parce que rien ne peut recevoir au-delà de sa mesure. Puisque donc le mode fini de toute chose créée est fini, toute chose créée reçoit un être fini »[1753]. Si saint Thomas souligne la nécessité d’employer les notions d’« infini » ou d’« éternité atemporelle », et même dirige sa pensée toute entière vers ce à quoi ces notions doivent correspondre, c’est à cause de ce hiatus originaire que signifie la creatio ex nihilo. En effet, l’actus essendi, tout ancré qu’il soit dans l’étant, est aussi la source de l’étant, la cause première (ontologique) de son être. Si la notion d’ « infini » demeure pertinent malgré le caractère de finitude qu’il épouse, c’est qu’au sein de cette alliance, c’est-à-dire au sein de l’étant, il y a un radicalement différent de l’étant[1754]. C’est au titre de cette différence avec et au sein du fini, et puisqu’on ne peut rien connaître d’une manière positive de l’ « essence » de l’actus essendi, que celui-ci doit être nommé de façon négative : infini.

 

            La doctrine des Noms divins est en quelque sorte un « exercice pratique » de la nomination de l’Innommable, exercice qui conjugue deux moments irréductibles au sein d’un même : la véracité des propos sur Dieu et l’impossibilité absolue de l’atteindre, le fini et l’infini, la justesse des mots et leur insuffisance intrinsèque. Le procès de la nomination de Dieu révèle la finitude de la pensée humaine comme le corps de ce qui, en soi, n’est pas finitude, et être ce corps, pour la pensée, c’est accomplir sa vérité, le sens de sa création, sa finitude donc. Bref, au sein de ce procès, la finitude s’accomplit d’une manière ultime, c’est-à-dire comme un dépassement de soi-même qui rend véridique ce qui est dépassé.

 

III. Le sens de la nomination de Dieu

 

 

            Le problème fondamental de saint Thomas peut être exprimé en ces termes : comment la finitude humaine peut-elle « englober » l’infini lors d’acte de l’intellection ? Que signifie et en quoi consiste le processus de la nomination de ce que l’on nomme Dieu ? Comment se présente-t-il, le « verbe mental » de ce qui est irréductible à aucune essence ? Qu’arrive-t-il à l’intentio lorsque l’objet exprès de sa visée devient ce qui rend possible l’intentionnalité en tant que telle ? Si le « verbe mental » est un moyen pour l’intellectus d’être la chose intentionnée[1755], comment est-il lorsqu’il porte sur Dieu ? La question 13 de la Prima Pars élabore une réponse à ces interrogations, réponse qui nous intéressera dans la mesure où elle apportera des précisions décisives quant aux notions d’éternité, de temps et quant à leur rapport[1756].

 

1. Le sens de la séparation de la « substance » et de l’ « essence » lors de la connaissance de  Dieu

 

 

            Saint Thomas précise, dès le début de la question 13, qu’on peut dire « que Dieu n’a pas de nom, ou qu’il est au-dessus de nos appellations, parce que son essence, sa nature est au-dessus de ce que nous pouvons comprendre et par suite exprimer »[1757]. Ainsi le principe de base est posé. Le sens de l’expression « de Deo intelligimus », « ce que nous pouvons de Dieu comprendre », a été recherché dans la question 12, et nous avons relevé le résultat de cette recherche : même lors de la vision béatifique de Dieu, la finitude humaine ne pourra jamais épuiser l’ « essence » divine et donc le nommer à la perfection. Ce renvoi à la condition principielle de la créature, à la finitude humaine, s’accentue dans la question 13, puisque le problème qu’y pose saint Thomas porte exclusivement sur la connaissance et la nomination de Dieu dans des conditions de « cette vie », où la transformation de la ratio par la « lumière de gloire », par la vision de l’essence divine, n’a pas lieu. Si, suite à cette transformation post-mortelle, la finitude demeure le lieu voulu de la connaissance de Dieu, à plus forte raison elle constitue ce lieu pour l’homo viator : « Nous connaissons [Dieu] à l’aide des créatures, par la triple voie de causalité, d’excellence et d’élimination. En conséquence, nous pouvons le nommer d’après les créatures »[1758]. C’est donc au sein du fonctionnement « terrestre » de l’intentio, au sein de la connaissance finie des créatures, qu’il faut chercher la possibilité de connaître Dieu et de l’exprimer en « verbe mental ». Afin de désigner la connaissance de Dieu dans le registre de « cette vie » à la différence de celle dont la finitude humaine sera capable après la mort, saint Thomas introduit la distinction entre l’« essence » de Dieu et sa « substance »[1759]. Si, ici-bas, la connaissance humaine ne peut pas « prétendre exprimer l’essence divine »[1760], elle exprime en « vérité la substance divine »[1761].

 

            Une telle distinction est subtile, voire déconcertante, car les notions d’« essence » et de « substance », sans être synonymes, se découvrent mutuellement : la substance signifie un ens tel qu’il subsiste dans son être, l’essence dit la connaissance que l’homme a de cet ens. Or, les analyses approfondies de l’intentio thomasien, du point de vue phénoménologique, ont décliné l’interprétation habituelle du processus de la connaissance en termes de séparation entre le sujet et l’objet, où le connaissant et le connu se rencontreraient après coup : elles ont montré que l’être même de l’étant, en tant que substance, n’est possible que lors de son appréhension essentielle, ou encore que la connaissance de l’étant par l’homme (essence) est, sous le mode intentionnel, l’être même de l’étant traduit comme substance. La substantia d’un res, à côté du moment d’existentia, implique nécessairement l’élément d’essentia. Ainsi « substance » et « essence » n’expriment que deux dimensions du même processus d’être de l’étant, où l’âme et la chose ne font qu’un (anima est quodammodo omnia). Que signifie, dès lors, qu’en cette vie nous ne pouvons pas connaître l’« essence » de Dieu, mais que nous connaissons sa « substance » ? La connaissance d’une « substance » ne se traduit-elle pas aussitôt en « essence » ? La séparation de substance et d’essence est, en effet, impossible dans l’univers des étants : tant qu’une substance n’est pas essentiellement connue, elle n’est même pas une substance, car la lumière de l’intellectus agens lui manque, et, à l’inverse, dans des imaginations les plus « abstraites », nous ne pourrions jamais concevoir une « essence » pure de toute indice d’existence, qui ne renverrait, par un trait formel quelconque, à une substance. Pour nous, êtres de conscience, l’être et le connaître sont simultanés, lors de la connaissance de l’étant. Manifestement, la connaissance de Dieu constitue une grande exception à cette règle, selon saint Thomas. Au sein des étants, la « connaissance » (toujours essentielle) de la « substance » sans connaître l’« essence », serait une contradiction des termes. La connaissance de Dieu, telle que nous la possédons dans cette vie, où « connaître » sa substance est dit se déployer sans concevoir son essence, signifie donc une connaissance extra-ordinaire, d’un autre type.

 

            L’intentio qui porte sur Dieu, qui aboutit à lui octroyer des noms, mais qui n’exprime pas son essence, signifie un hiatus originaire, impossible dans l’intentio qui porte sur les étants : être Dieu sans le connaître et, simultanément, connaître Dieu sans l’être. Cette formule complexe veut dire que, lors de la connaissance de Dieu, notre connaître ne rejoint pas ce que nous sommes en train d’être : les noms donnés à Dieu n’atteignent pas ce qu’inclut notre mode d’être intentionnel ; et, inversement, que notre être est en défaut à l’égard de ce que notre intellectus saisit : les noms donnés à Dieu sont véridiques, mais ils ne traduisent nullement le mode d’être proprement divin[1762]. Une telle traduction nous ferait d’emblée « déiformes »[1763], c’est-à-dire nous ferait épouser en quelque sorte le mode d’être divin, ce qui est réservé à la vision béatifique où, à son tour, nos connaissances « terrestres » de Dieu, quoi que déjà véridiques ici-bas, seront encore adaptées à ce nouveau mode d’être « déiforme » : ce n’est qu’après la mort que la connaissance de la substance de Dieu se traduira en connaissance de son essence.

 

2. La provenance des noms divins chez les créatures

 

 

           Cette connaissance exceptionnelle qui est celle de Dieu, a lieu à partir de la connaissance des créatures, affirme saint Thomas[1764]. C’est que l’esse que nous saisissons d’emblée lors de tout acte de connaître de l’étant, est infus comme son existence dans l’entier de son essence (esse devenant inlassablement essentia dans le processus de la connaissance humaine), tout en étant réellement, et non rationnellement, différent (distinctio realis). Autrement dit, notre mode de connaître des étants contient une ouverture insigne vers le dépassement inlassable de l’essence, et ce dépassement de l’essence est justement ce qui constitue l’essence : c’est l’actus essendi inconnaissable qui, puisqu’on le vise, rend possible tout ce qui est connaissable, toute essence. Or, cette configuration de la connaissance intentionnelle de l’homme signifie que le connu de l’étant contient l’inconnu qui le fait être, que le connu est connu parce que l’inconnu s’infuse à tout moment. Au sein de la connaissance du connu, l’inconnu se fait reconnaître. Pour cette raison, le fait que cette structure de la connaissance du concret contienne un mystère absolu convient pour désigner, postule saint Thomas, cet acte mystérieux et originaire que « tous appellent Dieu »[1765]. La conception de l’actus essendi devient une piste (nom) pour connaître Dieu, car tout comme l’actus essendi est le fondement, Dieu est, nous dit l’Ecriture, le Créateur. Puisque cet acte de tous les actes des étants (actus essendi), tout en étant différent, s’infuse dans les actes des créatures, c’est à partir de ceux-ci que Dieu peut être connu (nommé) dans sa substance : la connaissance véridique de ces actes, c’est-à-dire la connaissance qui a lieu lors de leur dépassement nourri par le mystérieux actus essendi, coïncide avec la connaissance véridique de cet acte qui les fait être et qui n’est nullement séparé d’eux (infusion, identité). Dans cette perspective, tous les traits des créatures véridiquement connus, toutes perfections, peuvent devenir les noms de Dieu[1766]. Mais, dans le même processus de la connaissance des créatures, l’essence de Dieu reste cachée, car, malgré la connaissance de sa substance moyennant celle des actes véridiques des créatures, le moment de la différence, quoique explicitement saisi et reconnu comme tel, se révèle absolument inaccessible dans son « contenu » supposé, dans son « essence »[1767].

 

            C’est ainsi que nous explicitons, dans le langage ontologique, ce qu’affirme saint Thomas dans le langage plutôt métaphorique : « En Dieu préexistent toutes les perfections des créatures, selon qu’il est absolument et universellement parfait. Il suit de là qu’une créature quelconque représente Dieu et lui est semblable dans la mesure où elle a quelque perfection ; non pas certes qu’elle le représente comme un être de même espèce ou de même genre, mais comme un principe qui déborde ses effets, dont les effets sont en défaut par rapport à sa forme d’être, dont les effets, cependant, retiennent quelque peu de sa ressemblance, à la manière dont les formes des corps inférieurs représentent la vertu solaire »[1768]. C’est la raison pour laquelle les noms des créatures que nous donnons à Dieu désignent sa substance (le moment d’identité de l’acte créateur divin et des actes des créatures : identité de la perfection), mais non pas son essence (le moment de la différence : le mode de la perfection)[1769]. Ces noms sont véridiques, car la substance connue est celle de l’essence inconnue, mais non pas suffisants, car l’essence inconnue est plus ultime que la substance connue[1770].

 

            Ainsi, dans les noms eux-mêmes que l’intentio donne à Dieu, la structure intentionnelle de la connaissance humaine, donc de cet intentio même, s’expose selon toute évidence. Ces « verbes mentaux » sont par définition ceux qui ne font que viser l’essence divine sans l’atteindre[1771], ce qui correspond explicitement à la définition de verbe mental comme tel qui vise l’être de l’étant en l’essentialisant, mais sans l’atteindre.  Le nom même de « Dieu » n’est qu’une visée de ce qu’il veut dire : « Ce qui donne lieu à une appellation et ce que vise cette appellation ne sont pas toujours une seule et même chose. […] Comme donc Dieu ne nous est pas connu dans sa nature même, […] le mot Dieu nomme [son] opération […] qui n’en est pas moins destiné à signifier la nature divine »[1772]. Pour cette raison, estime saint Thomas, l’appellation de Dieu moyennant le vocabulaire ontologique, par l’esse, par le qui est tiré du livre d’Exode (3, 14), est une appellation la plus appropriée[1773]. En effet, chez les créatures, ce qui renvoie à une instance mystérieuse, laquelle dépasse toute forme propre à l’essence et qui fonde néanmoins cette forme, c’est leur existence. Puisque l’être de l’étant renvoie à une source de toute forme essentielle, à un actus essendi au-delà de toute essentia, c’est d’auprès de ce mot être qu’il faut chercher le nom le plus approprié à Dieu, puisque Dieu, duquel provient la création, est lui-même au-delà de toute forme essentielle.

 

            Toutefois, afin de garder le caractère intentionnel même de ce nom le plus approprié qu’est Celui qui est, saint Thomas désigne un nom « encore plus parfait et plus propre » : le tétragramme sacré[1774]. Cette nécessité déconcertante de doubler un nom « le plus propre » par un nom « encore plus propre », provient du fait que l’appellation ontologique, ipsum esse, explique proprement comment la structure de l’intentionnalité même est fondée (c’est grâce à l’existence réellement distincte de l’essence, que l’intentio de l’homme est déclanché) et risque de former, en conséquence, comme un horizon au-delà duquel il n’y aurait plus rien à connaître. Or, justement, l’essence de Dieu est à connaître infiniment, elle ne se limite à aucun horizon, même pas à celui que forme la notion d’actus essendi : ce principe de l’infini vertigineux de l’essence divine est posé pour confirmer, en l’homme, cette attitude qui veut qu’aucune nomination de Dieu ne soit suffisante, pour couper le souffle et la parole, pour couper court à toute illusion que quelque chose de définitif est acquis et pour permettre de recommencer constamment et radicalement la connaissance de Dieu[1775]. Quoique cet abîme peut être saisi par la notion d’actus essendi, l’origine de cette expression chez les créatures risque de voiler le sens radical de ce qu’elle vise, d’obnubiler le moment de sa différence avec tout ordre des créatures (son caractère analogique), ce qui a d’ailleurs eu lieu lors de la réduction du sens de la cause ontologique à celui de la cause ontique chez les scolastiques tardifs, et c’est en prévention de ce risque que saint Thomas avance le « tétragramme sacré », imprononçable, comme le nom le plus parfait de la divinité. Malgré le fait que Dieu peut être véridiquement nommé à partir des créatures, le processus de cette nomination doit être inlassablement traversé par ce qui ne vient pas des créatures[1776].

 

 

3. La nomination de Dieu comme rapport temps / éternité

 

 

            De cette complexité propre à la jonction connaissance de Dieu / connaissance des créatures, le rapport temps / éternité est une facette. Le nom le plus approprié de Dieu, Celui qui est, dit le rapport d’éternité au temps : s’il convient à Dieu, c’est « à cause de ce qui est inclus dans sa signification ; car ce nom signifie au présent, et cela convient souverainement à Dieu, dont l’être ne connaît ni passé, ni avenir, ainsi que le remarque saint Augustin »[1777]. Si le temps est l’être même de l’étant connu, s’il consiste en la tension de l’essence vers l’existence réveillée constamment par l’actus essendi : mesure (connaissance) de mouvement au sens le plus profond de mouvement, alors l’éternité désigne, chez saint Thomas, le moment de la différence au sein du même, l’autre du temps qui a lieu dans le déploiement du temps et qui fonde le temps : le nunc stans immobile qui s’identifie avec chaque instant du temps en étant son origine. Si l’Aquinate désigne l’éternité comme un des noms de Dieu, c’est que, trouvé à partir du temps comme son autre et comme ce qui le fonde dans son acte, il désigne ce moment mystérieux qui est connu dans sa « substance », mais nullement dans son « essence ». « Pour ce qui est des verbes et des participes, qui incluent l’idée du temps, on les emploie à propos du Dieu éternel parce que l’éternité inclut tous les temps. De même, en effet, que nous ne pouvons concevoir et signifier les êtres simples subsistants qu’au moyen d’idées et de mots empruntés aux composés matériels : ainsi nous ne pouvons concevoir et exprimer la simple éternité qu’à la manière des choses temporelles. On en a dit la raison : c’est la connaturalité de notre esprit avec les choses composées et temporelles »[1778].

 

            La connaissance de Dieu par sa substance et non par son essence, correspond donc à la connaissance de l’éternité sous le mode temporel. Cette connaissance est véridique, c’est-à-dire c’est l’éternité qui est bel et bien connue, mais exclusivement sous le mode temporel. Ou encore : l’infini se fait connaître par le fini en prenant la forme du fini, mais en laissant simultanément l’indice de son infinité : « Cela même appartient à la perfection de Dieu, que ce qui est chez les autres multiple et épars soit en lui simple et ramené à l’unité. S’il est ainsi un réellement et multiple pour la raison, cela vient de ce que notre intelligence le conçoit diversement, comme diversement les choses le représentent »[1779]. Les termes qui nomment la substance de Dieu, « visent son essence »[1780]. Ce mouvement intentionnel est la vérité ultime du temps : en considérant (« mesurant ») les créatures, l’âme humaine « vise » ce qui n’est pas créé, sans l’atteindre, mais en le nommant, en participant à lui. La présence de l’âme auprès des créatures implique leur dépassement, même si ce dépassement ne fait que renforcer cette présence. Le temps est une structure qui vise son autre, et cette visée continuelle constitue sa temporalité. Selon saint Thomas, c’est l’éternité qui donne raison au temps.

 

            Mais puisque cette « visée » de l’essence divine rend véridiques à la fois les noms de la substance de Dieu et des considérations sur des créatures, le temps, dans la mesure où il constitue la réalité de notre rapport à Dieu, abrite l’éternité, comme si les mouvements propres aux créatures livraient, pour qui sait voir (l’âme), l’éternité qui est au-delà de ces mouvements : « Rien n’empêche que les noms dont nous parlons et qui impliquent relation avec la créature soient attribués à Dieu dans la dépendance du temps, non à cause d’un changement en Dieu, mais pour un changement du côté de la créature elle-même »[1781]. La visée de l’essence de Dieu, propre aux noms donnés à sa substance, conjugue donc le mouvement proprement temporel et l’au-delà du temps (éternité) de sorte que « notre façon de comprendre » (mouvement, temps, finitude) devienne propre (véridique) pour exprimer ce qui, en soi, est étranger à cette façon de comprendre[1782]. C’est la raison pour laquelle les « propositions affirmatives au sujet de Dieu » sont possibles, à cette condition toutefois que « notre esprit se rende compte qu’à toutes [nos] conceptions divines correspond une même et unique réalité simple »[1783] et inexprimable.

 

Chapitre VIII : Le problème du temps chez le dernier Heidegger

 

 

I. La pensée de l’Ereignis et le temps

 

            Dans ce chapitre, nous reprendrons l’analyse de la finitude chez Heidegger dans la période tardive de sa pensée. Nous avons réfléchi plus haut (à la fin du chapitre VI) sur le sens du virage qu’effectue cette pensée à la fin des années 1920, particulièrement manifeste dans la conférence Vom Wesen der Wahrheit : le passage de la finitude du Dasein à celle de l’être, de la temporalité du Dasein à celle de l’être. « La finitude de l’être, nous dit Heidegger dans son Cours Besinnung (1938-1939), signifie […] le caractère abyssal (Abgrunlichkeit) de l’intervalle »[1784].

 

Le problème de l’intervalle a déjà été posé, mais en d’autres termes. En effet, la réflexion sur la temporalisation de la temporalité originaire, nœud de la transcendance du Dasein, a conduit au dévoilement de la différence ontologique entre l’être et l’étant. Mais l’intervalle que dit cette différence suscite de nouvelles questions. La transcendance du Dasein, qui dévoile des étants, dévoile simultanément l’être comme tel différent d’eux : en quoi consiste cette distance ? Le problème prend son ampleur lorsqu’il est posé en termes de fondement, de donation originaire, de es gibt. Si le Dasein, en tant que « pouvoir différencier de l’être et de l’étant »[1785], fonde l’être, comment peut-il être fondé par cet être ? Heidegger présente ce jeu du es gibt comme un fondement sans fond. Être fondé sans fond veut dire se renvoyer l’un à l’autre et se fonder ainsi mutuellement : c’est l’abîme de l’intervalle. Nous le voyons nettement : dans cette donation originaire, c’est le problème du temps qu’il faut poser. Cette donation ne pourrait pas avoir lieu, en effet, si le temps était une sorte de l’un après l’autre : dans la perspective de succession, la simultanéité de la fondation mutuelle des deux irréductibles s’avèrerait illogique, elle serait une contradiction, une aberration.

 

A partir des années 1930, Heidegger doit constamment faire face à des accusations d’irrationalité[1786]. Le philosophe maintient pourtant que la question posée, celle de la fondation abyssale, celle de la différence au sein de l’identique, est pertinente. Car le phénomène du temps non seulement ne s’y oppose pas, mais l’y oblige. En effet, ce phénomène dit une sorte de simultanéité qui n’est pas visible à l’œil exclusivement rationnel, lequel ne voit que la dispersion dans une différence quelconque et l’unité dans une identité supposée. De quelle simultanéité s’agit-il ? Le temps transcendantal du Dasein a révélé la direction même où il fallait chercher son sens : non pas dans l’ordre des étants qui sont déjà donnés, mais dans le geste de leur donation même, non pas dans l’ordre de la logique, mais dans ce qui fonde celui-ci. Soulignons immédiatement ce fait, dont on ne saura exagérer l’importance pour la compréhension de la pensée heideggérienne : ce n’est pas une réflexion normée selon la logique rationnelle et traditionnelle qui fait accéder à ce fondement (car suivant cette logique, la métaphysique ne faisait que fonder l’ensemble des étants par un autre étant) ; l’accès au fondement abyssal et véritable, préparé par une méditation patiente de la transcendance du Dasein, n’exige rien de moins qu’un « saut » (Sprung) dans une zone où la pensée obéirait à la voix originaire de l’être et à ses règles, par delà la raison rationalisante[1787]. C’est la zone de la « sérénité » (Gelassenheit), où la volonté de puissance que déployait la pensée métaphysique est remplacée par la pensée du « non-vouloir » qui, en attendant et en s’ouvrant par cette attente (Warten) à l’Ouverture, accède à sa propre essence de pensée[1788], voire commémore (Andenken), recueille (Sammlung) son Origine[1789]. « En ce domaine, où l’on ne peut rien démontrer, mainte chose peut être montrée »[1790].   

 

           Ce « saut » n’est-il pas un « saut » hors de la philosophie, dans la poésie peut-être, voire dans un délire, où rien n’est plus vérifiable et où les voix imaginaires sont prises pour celles de « l’être » ? S’approchant effectivement du voisinage de la poésie, Heidegger revendique néanmoins le statut philosophique, et non pas poétique, de son propos. La transcendance du Dasein qui donne l’étant, mais aussi son différent, l’être, avait révélé, en effet, une piste qui conduit au cœur du temps à partir et au sein de la temporalisation de la temporalité dont personne ne peut contester le statut philosophique. Puisque cette piste d’elle-même exige que la pensée effectue le « saut », ceux qui l’empruntent continuent la philosophie. La porte vers le cœur du temps a été ouverte lorsque le philosophe a vu que le temps est propre non seulement au Dasein, mais aussi à ce différent qu’il éclaire, à l’être. L’être est temporel, car c’est le Dasein temporel qui l’éclaire et le fonde, mais, à son tour, le Dasein est cette temporalité originaire pour cette raison que l’être est déjà d’emblée le moment temporel, déjà et d’emblée éclairé. En donnant le Dasein, l’être se donne : c’est cet intervalle qu’il faut maintenant essayer de comprendre[1791].

 

            Le problème de l’éclaircie, de la Lichtung, est de prime abord celui de l’intervalle. La conférence Wom Wesen der Wahrheit l’a dit avec une force inouïe, ses propos n’étant pourtant que l’introduction à la pensée de l’intervalle. Dans les écrits antérieurs, c’est le Dasein qui demeurait centre de gravité, car c’est lui qui éclairait et, en le faisant, fondait l’être même, bien que celui-ci se dessinât déjà comme un irréductible au Dasein ; un irréductible énigmatique, mais toujours dans l’horizon éclairant que le Dasein formait. La conférence de 1930 désigne le sens de l’être comme la non-vérité, comme le non-éclairci d’où proviennent toutes les lumières. Si le Dasein est, par définition, celui qui éclaire, l’être est-il désormais considéré sans le Dasein ? Une telle hypothèse semble être logique, et si Heidegger l’acceptait, tout rentrerait dans l’ordre : l’être fonderait d’abord l’étant et celui-ci le connaîtrait ensuite. Pourtant ce n’est pas ce genre d’intervalle que voit Heidegger. Rien de plus étranger à la pensée heideggérienne que la supposition d’un quelconque esse ipsum subsistens. Au lieu de s’aligner sur la métaphysique, Heidegger affiche, dès 1930, la rupture sans recours avec elle. La vérité de l’être, certes, est irréductible au Dasein : elle est la non-vérité. Avec cette affirmation, Heidegger récuse la possibilité d’inscrire le sens de l’être exclusivement dans l’horizon de la compréhensibilité, de la lumière, fût-elle celle du Dasein, car cette possibilité constituait un risque de réduire ce qui se présentait au regard du philosophe comme propre à l’être, à ce qui n’était encore que de l’étant[1792]. C’est pourquoi l’être se présente à la pensée comme la non-présentation, comme le refus, comme le retrait[1793]. Et pourtant, c’est en tant que cette non-vérité que la vérité de l’être contient le moment d’éclaircie d’elle-même, le Dasein. Nous venons de dire justement : l’être se présente comme la non-présentation…[1794] La non-vérité est la vérité. Si ce n’est que par le « décret » de l’être que le Dasein qui l’éclaire est fondé[1795], l’être en tant que le non-éclairé (non-vérité) a besoin du moment d’être éclairé (vérité), moment qui soit tout aussi originaire, con-temporain à son mystère, fondationnel. Le Sein a besoin de son Da. Sans éclaircie, il n’y a pas de non-éclaircie, même si c’est la non-éclaircie qui fonde toute éclaircie. Ici, il n’y a pas de « premier pas »[1796]. Voilà l’intervalle (Zwischen) que nous devons interroger. Il s’agit de comprendre le temps, lequel permet la simultanéité des deux fondations mutuelles irréductibles, le temps du es gibt. Le temps est la clé de la différence mystérieuse au sein de l’identité, ou de l’identité énigmatique au sein de la différence. « Cet ‘intervalle’ est non pas la ‘transcendance’ dans la relation à l’homme, mais toute ouverture à laquelle l’homme appartient en tant que fondateur et berger, et en laquelle il surgit comme Da-sein : c’est le Seyn lui-même »[1797].

 

1. L’Ereignis comme l’identité dans la différence

 

 

            A cette « origine déterminante » (Bestimmendes Woher), qui n’est pas, nous l’avons compris, assimilable à la conception métaphysique du principe[1798], Heidegger octroie le nom de l’Ereignis. La réflexion heideggérienne sur l’être se perpétue à travers cette nomination, ce qui veut dire que désormais c’est l’Ereignis qui détient le secret du rapport de l’être et du Dasein, de l’être et de l’étant, de l’identité et de la différence : « Être veut dire, toujours et partout : être de l’étant. […] Partout et toujours, l’étant veut dire : étant de l’être. […] Une seule chose est claire : qu’on parle de l’être de l’étant ou de l’étant de l’être, il s’agit chaque fois d’une différence »[1799]. Cette différence de l’être et de l’étant au sein de leur identité est un problème-clé de la métaphysique, dans la mesure où celle-ci, ne pouvant pas lui échapper, mais étant secrètement fondée par elle, a été, à chaque étape de son évolution, sommée de se positionner vis-à-vis d’elle[1800]. Le plus souvent au cours de l’histoire, pour ne pas dire toujours, l’identité couvrait la différence en la cachant aux yeux des philosophes, alors même que cette différence nourrissait leur pensée. C’est que les choses originaires (l’être) qui déterminent tout commencement (tout étant), s’infusent dans celui qui est commencé au point de ne plus se distinguer de lui et de ne plus pouvoir être sans lui (identité), nonobstant leur geste originaire décisif et irréductible (différence)[1801]. Pour illustrer la difficulté de la pensée de cette différence au sein de l’identité, Heidegger paraphrase un célèbre passage du 2ème livre de la Métaphysique d’Aristote : « L’être de l’étant est le plus brillant, et pourtant nous ne le voyons habituellement pas du tout, ou alors… Alors ce n’est qu’avec peine »[1802].

 

            L’Ereignis dit l’identité entre l’être et l’étant. En se souvenant de la spécificité du rapport des étants au Dasein, cette identité doit d’emblée être traitée comme celle de l’être et de la pensée[1803]. L’essence même du principe d’identité, dans sa compréhension heideggérienne, est ainsi révélée : « L’Ereignis est la conjonction essentielle de l’homme et de l’être, unis par une appartenance mutuelle de leur être propre. […] Il apparaît maintenant que l’être, comme la pensée, a sa place dans une identité dont l’essence procède de ce ‘laisser-coappartenir’ (Zusammengehörenlassen) que nous appelons l’Ereignis. L’essence de l’identité appartient en propre à l’E-reignis »[1804]. Le principe d’identité, pensé comme l’Ereignis, est plus radical que celui que propose la métaphysique traditionnelle : l’identité, le « même » (Selbigkeit) qui lie « être et pensée », dit leur unité originelle, laquelle dépasse de loin la conception métaphysique du principe d’égalité (A = A) qui est une juxtaposition préalable des deux entités s’unissant après coup, ou encore un « système ordonnant »[1805]. L’Ereignis dit l’identité de l’être et de la pensée d’emblée comme un Rapport lui-même qui détermine simultanément deux « choses » qui se rapportent l’une à l’autre. C’est le Rapport, l’Identité, qui constitue ainsi à la fois l’être et la pensée dans et par leur co-appartenance (Zusammengehören). Identité originaire des deux, laquelle fait la « chose même » (Sach-Verhalt), dit la conférence Zeit und Sein[1806].

 

            Ne constituant pas un troisième terme, l’Ereignis identifie l’être et la pensée dans une immédiateté pure. Et pourtant cette identification sublime cèle une différence. Un mouvement de « désappropriation » (Enteignis) est propre à celui d’appropriation de l’Ereignis, un « détachement » (Entzug) anime le Rapport (Bezug). L’Ereignis identifie l’être en tant que non-vérité et la pensée qui éclaire ; voici que cette identification est traversée par le non-éclairé, la non-vérité de l’être, qui fait l’essence de la pensée qui ne sait qu’éclairer. L’Ereignis est une éclaircie (Lichtung), voici qu’il est aussi la « chose qui a le moins d’éclat »[1807]. C’est ainsi que la différence au sein de l’identité a lieu.

 

            S’agit-il de la différence ontologique telle que Heidegger l’avait développée à la fin des années 1920 ? Nous avons vu que le virage, mis en lumière dans la conférence Vom Wesen der Wahrheit, a libéré la (non)vérité de l’être de l’horizon du Dasein, lequel éclaire et fait la vérité. LEreignis, comme lieu de la différence, signifie ce dépassement. Mais simultanément, en tant que lieu de l’identité, l’Ereignis réaffirme la co-appartenance de l’être et du Dasein : « L’homme et l’être sont dévolus l’un à l’autre »[1808]. L’Ereignis exprime la dynamique, le « jeu » (Spiel) de cette co-appartenance et de ce dépassement, de l’identité et de la différence. C’est pourquoi, celui qui pense l’Ereignis doit acquérir une liberté qui le ferait circuler d’un terme à l’autre, comme dans un espace de jeu. Il est essentiel de comprendre que cette liberté se meut par-delà des règles de la logique rationnelle et propositionnelle, selon lesquels la tradition expliquait le réel et ses causes, que ce jeu se déploie comme un domaine où l’espace et le temps n’entrent plus dans leur représentation classique. « Nous ne pouvons que le [l’Ereignis] nommer, parce qu’il ne tolère plus de commentaire (Erörterung), car il est le Lieu des lieux et celui de l’espace du Jeu du temps (es ist die Ortschaft aller Ort une Zeit-Spiel-Râume) »[1809]. « Pourquoi joue-t-il, le grand Enfant qu’Héraclite a vu dans l’αιών, l’Enfant qui joue le Jeu du monde ? Il joue parce qu’il joue. Le ‘parce que’ disparaît dans le Jeu. Le Jeu est sans ‘pourquoi’. Il joue cependant qu’il joue. Le Jeu seul demeure : il est Ce qu’il y a de plus haut et de plus profond. Mais ce ‘seul’ est tout. C’est l’Un, l’Unique. Rien n’est sans raison. Être et raison : le Même »[1810]. C’est pourquoi l’ambiguïté de la compréhension et de la traduction de cette phrase tirée du Protocole de la conférence Zeit und Sein, est normale et voulue : « Die Hauptschwierigkeit liegt darin, dass es vom Ereignis her nötig wird, dem Denken die ontologische Differenz zu erlassen ». Alors que la traduction officielle du Protocole dit : « La difficulté majeure réside en ce qu’il est nécessaire que ce soit à partir de l’avènement que soit confiée à la pensée la différence ontologique »[1811], J. Greisch suggère un sens, semble-t-il, opposé : « La difficulté principale consiste en ceci qu’à partir de l’Ereignis, il devient nécessaire que la pensée renonce à la différence ontologique »[1812]. Or, le mot erlassen peut être compris dans un troisième sens, lequel réconcilierait en quelque sorte les deux traductions et rendrait justice à la pensée de l’Ereignis face à la différence ontologique : « L’erlassen du texte du protocole, si on le pousse dans la direction du lassen de l’Anwesen-lassen ou de la Ge-lassen-heit, implique en effet une ‘libération’ par rapport à la différence ontologique elle-même »[1813]. Guidée par le procès de l’Ereignis, la pensée est libérée pour dire la différence de l’être et de l’étant à la fois dans son moment de l’identité, ce qui correspondrait à la conception initiale de la différence ontologique, et dans celui de la différence et du dépassement, accentué par Heidegger à partir de 1930 (« le surmontement de l’horizon en tant que tel », écrit Heidegger en marge de Sein und Zeit[1814]). C’est justement la simultanéité de ces deux moments qui constitue la « difficulté principale » (Hauptschwierigkeit). C’est elle qui demande à être comprise et expliquée, ce qui n’est rien d’autre, au fond, que la compréhension de la pensée de Heidegger des années 1920 à la lumière de sa pensée tardive, alors même que celle-ci doit s’appuyer sur celle-là : geste interprétatif revendiqué, on le sait assez, par le philosophe lui-même. En effet, l’Ereignis ne peut pas être vu autrement que dans le même processus d’approfondissement de la temporalisation de la temporalité originaire, processus qui a conduit à la fois à la formulation de la différence ontologique et à la nécessité du « saut ».

 

            Comment donc « réconcilier » le moment de l’identité et de la différence de l’être et de l’étant, sachant déjà que c’est l’Ereignis qui forme l’espace pour cette « Conciliation » (Austrag) ?[1815] « La différence de l’être et de l’étant, comprise comme la Di-mension de la Survenue et de l’Arrivée, est la Conciliation, dé-couvrant et abritant, de l’une et de l’autre. Dans la Conciliation prédomine l’éclairement de ce qui se ferme et se voile ; et c’est par cette prédominance que la Survenue et l’Arrivée sont à la fois écartée l’une de l’autre et référées l’une à l’autre. Si nous essayons ainsi de considérer la Différence comme telle, nous ne la faisons pas disparaître, nous la suivons jusqu’à son origine essentielle. Chemin faisant, nous pensons la Conciliation de la Survenue et de l’Arrivée. Ce n’est rien d’autre que le propos même de la pensée » [1816]. Comment comprendre que ces deux irréductibles, l’être et l’étant, désignés ici comme « Survenue » et « Arrivée », peuvent être le même sans former un « système » ? C’est l’approfondissement du sens du temps qui ouvre le chemin vers cette compréhension.

 

2. L’Ereignis et le temps

 

 

            Nous avons noté que, dans le domaine de l’Ereignis,  où « saute » la pensée préparée par la réflexion sur la temporalisation de la temporalité originaire, non seulement le temps ne correspond plus à quelque représentation de « l’un après l’autre »[1817], mais aussi que Heidegger le rapproche de l’αιών d’Héraclite, dans lequel ce penseur antique voyait un Jeu originaire d’où surgit l’être coextensif à la pensée[1818]. Nous avons vu au début de notre étude que le mot αιών, avant de signifier l’éternité, exprimait, chez les Grecs, le temps. C’est donc le temps, suivant Héraclite dans son interprétation heideggérienne, qui cèle le mystère de l’Ereignis, celui du même originaire à deux irréductibles, de l’identité et de la différence.

 

            L’Ereignis, le Jeu qui dispense l’être, se meut dans le cœur du temps, dans la simultanéité mystérieuse qui provient du fait que sans la pensée, la dispensation de l’être n’aurait pas lieu alors même que celle-ci fait surgir la pensée. La pensée qui pense l’Ereignis doit comprendre cette « dimension plus essentielle » du temps, cette « proximité » (die Nahnis)[1819] en quelque sorte « interne » à l’Ereignis, celle qui dit la différence dans l’identité, le « Rapport », plus précisément : le rapport de tous les rapports, « ce qui entretient tous les rapports (das Ver-hältnis)[1820], ou encore la Be-wëgung, « autoconstitution du chemin lui-même »[1821]. « Die Zeit zeitigt » : « Le temps donne temps », il « mûrit ».

 

            Comment saisir cette « maturation du temps » ?[1822] Heidegger la décrit ainsi : ce qui est donné à voir dans cette « maturation du temps », « ce qui, dans le temps, vient à temps également, c’est : le recueil de s’être déployé (die Gewesenheit), venir se déployer (die Anwesenheit), et ce qui garde rencontre (die Gegen-wart), qui nous attend tourné vers nous et d’ordinaire s’appelle l’avenir »[1823]. Les traducteurs de la conférence Das Wesen der Sprache, apportent des éclaircissements précieux : « Les trois déterminations temporelles citées sont à examiner avec soin. Die Gewesenheit et die Anwesenheit ont en commun le verbe wesen. La première est celle où le déploiement, une fois pour toutes, est recueilli. C’est non pas le ‘passé’, mais l’intarissable présence de ce qui, à jamais, a été. La seconde est celle où le déploiement vient sur nous, approchant. Ce n’est pas le ‘présent’, mais la sobre présence de ce qui, chaque fois, est. Die Gegenwart est d’ordinaire le nom pour le présent. Heidegger l’écrit Gegen-wart, laissant apparaître ce que dit le mot. Wart est apparenté à wahren, prendre en garde, et à warten, regarder venir, attendre. Die Gegen-wart veut donc dire : ce qui, tourné vers nous, nous regarde venir. Ce n’est pas le ‘futur’, mais l’imprévisible présence de ce qui, toujours, sera »[1824]. La maturation du temps est donc un procès de « l’entrée en présence »[1825]. Il est essentiel de voir comment cette entrée en présence est coextensive à la pensée, comme si l’homme (la pensée) était le destinateur de cette entrée (de l’être)[1826]. Le wesen de la Gewesenheit et de l’ Anwesenheit n’est possible que parce qu’il y a une attente (-wart) de ce déploiement, attente qui définit proprement la pensée, cette définition venant de l’être[1827] : « La pensée qui s’engage dans l’avènement en reçoit avant tout sa détermination […] : à ceci est très étroitement associé un second caractère de la pensée […], le caractère précurseur : […] cette pensée chaque fois prend les devants »[1828]. 

 

            Nous voyons que la « maturation du temps » tente de dire ici ce que cherchait jadis la méditation sur l’unité de la temporalisation de la temporalité. C’est le secret de cette temporalité originaire, en effet, qui, tout en demeurant propre au Dasein, a conduit la pensée à la fois à postuler un Irréductible au Dasein (la vérité de l’être) et le moment temporel propre à cet Irréductible : le temps, dans son unité mystérieuse, identifie l’être et la pensée en tant que deux irréductibles, dans leur différence. Le virage du temps du Dasein au temps de l’être[1829], virage qui révèle l’Ereignis, est un approfondissement du sens du temps, la descente au « plus originel »[1830], l’appréhension de sa « quatrième dimension »[1831] qui est la source et la porteuse des trois autres, « leur unifiante unité » qui « ne peut se déterminer qu’à partir de ce qui leur est propre ; à partir de ce qu’[elles] se portent les [unes] aux autres »[1832]. Cette dimension est une sorte de proximité approchant (Nahheit) originaire qui engendre les trois autres dimensions du temps en retenant leur fusion[1833]. Cette « quatrième dimension » est donc cette unité recherchée du temps que Heidegger décrit maintenant comme la maturation du temps et comme le « temps qui donne temps », « le temps qui temporalise » : die Zeit zeitigt[1834]. Le retenu en « réserve » (Verhaltenheit) des dimensions du temps qu’exerce la quatrième dimension en les enfantant ainsi, est la retenu de ce qui est dans l’avoir-été et dans l’avenir : le « retrait » de l’être, le moment de la (non)vérité de l’être irréductible à la pensée[1835]. Mais tout en exerçant ce pouvoir de retenu en réserve, tout en n’étant « lui-même rien de temporel »[1836], le temps « s’engendre », « se donne », se manifeste dans les trois dimensions qui font « l’entrée en présence » et « l’avancée de l’être »[1837]. C’est précisément ainsi que le temps adresse l’être à la pensée : c’est le temps, en mûrissant, en se donnant, en se temporalisant, qui « donne lieu » à l’être[1838] en le « destinant » à la pensée[1839]. « Mais quoi donc se portent-[elles, les dimensions du temps] les [unes] aux autres ? Rien d’autres qu’[elles] mêmes, et cela veut dire : l’avancée du déploiement d’être en eux procurée »[1840]. Cette dynamique correspond au procès de l’éclaircie de la (non)vérité de l’être, donc à celui de l’identification dans la différence de l’être et de la pensée. « ‘Espace libre du temps’ (Zeit-Raum) nomme maintenant l’Ouvert, qui s’éclaircit dans la porrection qui porte et apporte les uns aux autres l’avenir, l’être-passé et le présent. Seul cet Ouvert – et lui seul – accorde à l’espace tel que nous le connaissons habituellement tout son espacement possible. L’éclaircissante porrection qui porte et apporte les uns aux autres l’avenir, l’avoir-été et le présent est elle-même pro-spatial ; seulement ainsi elle peut accorder place à l’espace, i. e. le donner »[1841].

 

L’Ereignis est le nom de cette identité dans la différence du temps et de l’être, identité traversée par l’identité dans la différence de l’être et de la pensée : « Dans le destiner du rassemblement de toute destination d’être, dans la porrection de temps, se montre une propriation, une appropriation – à savoir de l’être comme παρουσία et du temps comme région de l’Ouvert – en leur propre. Ce qui détermine et accorde tous deux en leur propre, et cela veut dire dans leur convenance réciproque – nous le nommons : das Ereignis »[1842] ; « Dans la mesure où il y a être et temps seulement dans l’appropriation (de l’être et du temps), à cette dernière appartient donc la propriété qu’elle porte à son propre l’homme en tant que celui qui entend l’être durant qu’il insiste au cœur du temps véritable. Ainsi proprié (ainsi rendu propre à ce qui lui est propre), l’homme est à sa place et a sa part dans l’Ereignis »[1843]. Comme nous le verrons, cette identité complexe et dynamique est également celle de la fondation de ce qui est : « L’être se dit à nous, s’éclaire et, s’éclairant ainsi, il ménage l’aire libre du temps, où puisse apparaître ce qui est »[1844]. 

 

            La quatrième dimension du temps, l’unité de celui-ci, qui apparaît dans la confrontation de la Gewesenheit, de l’Anwesenheit et de la Gegen-wart, explique l’unité du « monde » que Heidegger appelle das Geviert, « le Quadriparti »[1845]. Celui-ci est « composé » de la « Terre », du « Ciel », du « Dieu » et de l’« Homme ». Tous les quatre ne sont pourtant que dans une identité que dit l’Ereignis : ils reflètent, en effet, l’identité de l’être et de la pensée[1846]. La « Terre » est distinguée, mais elle n’est jamais sans être éclairée par le « Ciel ». Cette éclaircie vient de l’« Homme » qui habite la « Terre », et pourtant le « Ciel » abrite, à son tour, le « Dieu ». Tel est le « Jeu du Monde » (das Weltspiel), ou encore le « jeu de miroirs » (das Spiegel-Spiel des Gevierts) dans lequel chacun des « éléments » s’approprient l’un l’autre et dans lequel a lieu la « donation résultante » qui fait être (Er-gebnis). Cette identité dynamique qui englobe les quatre, mouvement d’appropriation, de fondation réciproque sans fond, où « des relations logiques d’ordre ne veulent rien dire »[1847], ne peut être expliquée que par soi-même[1848], c’est-à-dire par le procès de la « maturation du temps » qui dit l’unité se donnant du temps. « Le temps véritable »[1849] permet de penser l’identité des irréductibles par son mouvement propre, « unique dans son genre » pourrait-on dire, qui, pour cette raison, ne se laisse pas représenter par des catégories et dans le langage traditionnels : « Que reste-t-il à dire ? Rien que ceci : l’Ereignis ereignet. Ainsi, à partir du Même et en direction du Même nous disons le Même. D’après l’apparence, cela ne dit rien. Et cela ne dit effectivement rien, tant que nous entendons ce qui est dit comme une simple proposition, et que nous le livrons à l’interrogatoire de la logique »[1850].

 

            A même cette identité, la différence se manifeste elle aussi. La « maturation du temps », en tant que quatrième dimension, crée l’unité des autres dimensions du temps, puisqu’elle est cette unité même. Pourtant elle est une dynamique, un dépassement de chacune de ses dimensions dans la direction de chacune d’elles, elle est en « déploiement » en gardant « en reserve » chacune d’elles. Cette différence « interne » à l’identité s’exprime, dans l’Ereignis, comme un mouvement de « désappropriation » (Enteignis) au sein de celui d’« appropriation »[1851]. « Dans la mesure maintenant où le rassemblement de la destination repose dans la porrection du temps, et où celle-ci repose avec celui-là dans l’Ereignis, s’annonce dans le faire advenir à soi (dans l’ad-propriation) cette propriété singulière que l’Ereignis soustrait à la déclosion sans limite ce qu’il a de plus propre. Pensé à partir du faire advenir à soi, cela veut dire : il se déproprie, au sens qu’on a dit, de soi-même. A l’Ereignis comme tel appartient le dépropriement. Par ce dernier, l’Ereignis ne se délaisse ni ne s’abandonne lui-même, mais au contraire sauvegarde ce qui lui est propre »[1852]. Grâce à ce moment de la différence au sein de l’identité de l’être et de la pensée, l’Ereignis est l’Er-gebnis, lequel est la donation du monde (das Geviert), des étants, de la « chose » (das Ding).

 

3. Le mystère de l’αιών

 

 

            C’est le temps qui éclaire, selon Heidegger, cette donation originaire. Pour la désigner, Heidegger emploie le mot d’Héraclite : αιών, et il le définit ainsi : « C’est le monde, qui se produit comme monde et comme temps, en devenant κόσμος (fragm. 30), c’est-à-dire en rendant lumineuse, en faisant briller les dispositions prises par l’être »[1853]. L’αιών fait « comprendre cette chose encore in-ouïe que nous appelons la dispensation de l’être »[1854]. Ce qui, dans les années 1920, a été pensé comme « mondéisation du monde » en termes de « temporalisation du temps », s’est approfondi maintenant en la pensée de la « dispensation de l’être » en termes de « maturation du temps » : αιών. C’est l’αιών, le temps, qui est « cet enfant qui joue », et qui destine, comme un Roi, « l’être pour l’étant » (das Sein dem Seienden), c’est-à-dire qui gouverne l’αρχή, la Fondation (…die αρχή, das stiftend verwaltende Gründen)[1855]. Le procès de la maturation du temps consiste en un renvoi inlassable, moyennant le « passé », le « présent » et l’« avenir », vers soi-même, vers sa propre donation par le geste de la retenue en réserve qui provoque l’attente de l’homme. Simultanément il consiste en une permission du processus de l’entrée en présence propre à l’être se retirant. A partir de la maturation du temps, l’être et la pensée peuvent donc se refléter (« jeu de miroirs »), s’approprier, être ainsi à la fois identiques et irréductibles, et constituer de la sorte le fondement sans fond, où le fond glisse inlassablement vers l’abîme, d’où surgit tout étant[1856]. Ce caractère abyssal (Ab-Grund) du Fond qui fonde ne peut être compris autrement qu’à partir de cette quatrième dimension du temps. Tant que celle-ci n’est pas trouvée, l’exigence rationnelle de poser un fondement préalable et premier, n’est pas encore réfutée. Or, même sans cette réfutation, il est apparu que la « chose » (das Ding) et le « monde » (das Geviert) sont simultanés : « Les choses ‘déploient’ (ent-falten) le monde, elles le rassemblent et lui accordent une ‘présence’ (Verweilenlassen) »[1857], tout en étant fondées par lui. Ce geste (Gebärde) de la donation originaire des choses et du monde est en même temps le « geste fondamental » du langage[1858].     

 

            C’est donc le temps « royal », l’αιών, qui permet de penser, et non seulement de constater, comment la Fondation sans fond peut avoir lieu, autrement dit, comment les deux irréductibles, l’être et la pensée, peuvent se fonder mutuellement. L’αιών permet de penser l’identité des différents : « Le Même » (das Selbe)[1859]. Mais comment sont-ils encore différents ? Comment le temps, permettant de penser l’identité, permet-il de penser aussi la différence au sein de cette identité ?

 

            Chez les présocratiques, la réflexion sur le temps, lequel porte (fonde) tout étant, même les dieux, a évolué de telle manière que le moment irréductible au temps a été désigné comme le fondement ultime : l’αιών, le temps, est progressivement devenu éternité. Tel est l’aboutissement de la pensée de la différence au sein de l’identité chez les Grecs. Platon, et une longue tradition à sa suite, a mené la réflexion sur la différence en brisant l’identité : l’éternité, l’αιών, s’oppose au temps, devenu χρόνος. Heidegger a dénoncé ce moment de la « déchéance » de la philosophie en tant qu’instauration de l’onto-théo-logie. Traversé par l’affirmation biblique de la creatio ex nihilo, saint Thomas d’Aquin a réussi à penser l’éternité, l’αιών, à la fois dans sa différence par rapport au temps et dans son identification au temps : il pense l’éternité véridiquement en tant qu’éternité, mais temporellement. Cette pensée du rapport de la différence et de l’identité sous l’espèce de celui de l’actus essendi et de l’étant essentiel, est restée inconnue d’Heidegger. Mais il est fort probable que le philosophe de la Forêt Noir aurait dénoncé un impact théologique, mortel pour la philosophie.

 

            Comment, dès lors, Heidegger pense-t-il lui-même le moment de la différence au sein de l’identité ? Si le temps éclaire la possibilité de la fondation mutuelle de deux irréductibles que sont l’être et la pensée, comment penser cette irréductibilité elle-même ? « Quel est le destin de la Différence dans la pensée de l’Ereignis ? »[1860]. C’est là que nous restons sans réponse. Notons déjà, avec J. Greisch qui formule cette question, « qu’il est significatif de constater que dans l’œuvre de Heidegger les textes qui thématisent l’Ereignis et ceux qui thématisent la Différence ne se recoupent pour ainsi dire jamais. On a presque l’impression que Heidegger hésite à confronter ces deux thèmes essentiels de sa pensée. Le cas le plus remarquable et le plus troublant est le texte Identität und Differenz. Il est composé de deux conférences, la première intitulée Der Satz der Identität qui évoque l’Ereignis, la seconde Die onto-theo-ligische Verfassung der Metaphysik qui gravite justement autour du problème de la ‘Différence’ »[1861]. Soulignons que ce n’est pas la différence de l’être et de l’étant elle-même qui est en question. Cette irréductibilité a été constamment affirmée et analysée par l’ensemble des travaux de Heidegger et tout particulièrement, sous la forme de l’irréductibilité de l’être et du Dasein, depuis la conférence Wom Wesen der Wahrheit. C’est la nécessité de penser cette différence dans le régime de l’Ereignis, c’est-à-dire au sein de l’identité, laquelle postule l’irréductibilité de ceux dont elle est identité[1862], qui pose difficulté[1863]. L’identité qu’exprime l’Ereignis est telle que le rapport entre ceux dont elle est identité ne peut presque plus être qualifié comme « rapport » ; « il ne peut être pensé ni comme rapport ‘ontique’, ni comme rapport ‘ontologique’ »[1864]. Si le terme même de « différence ontologique » entre l’être et l’étant n’est plus satisfaisant pour penser cette différence postulée au sein de leur identité (l’Ereignis), la tâche de « penser l’être sans égard au rapport de l’être aux étants »[1865] est-elle possible ?[1866]

 

C’est précisément devant la nécessité d’une telle pensée que Heidegger évoque les limites du langage. Tout « dire » propositionnel en tant que tel, est proprement impropre pour exprimer le propre de l’être face à l’étant. La pensée, tout en étant le différent de l’être, s’exprime proprement tant qu’elle est porteuse du moment de son identité avec l’être, puisque l’écoute de la (non)vérité de l’être consiste justement à atteindre la zone de cette identité dans la différence, de ce procès de clairière (Lichtung) où le λήθη passe, pour la pensée qui attend, à l’α-λήθεια. Même la pensée qui écoute le plus authentiquement la voix de l’être et qui médite le plus résolument le retrait et la différence, la pensée qui s’arrache au nihilisme[1867], ne pense et ne dit que l’identité de l’Ereignis. En pensant et en disant l’Ereignis, l’homme se meut proprement-primordialement dans le moment d’identité de l’Ereignis à partir de la différence qui lui est propre : la pensée est « propre » au moment de l’identité. Mais seule une pensée qui serait « propre » au moment de la différence au sein de l’identité de l’Ereignis, pourrait penser et dire cette différence[1868]. L’homme possède-t-il une telle pensée et un tel langage ? Heidegger reste silencieux sur ce sujet[1869]. Le Protocole de la conférence Zeit und Sein est éloquemment achevé par une citation de H. E. Nossack : « Mais l’accusé refuse de répondre. Il faut, dit-il, être là, lorsqu’on est interpellé, mais interpeller soi-même, est la chose la plus contradictoire qu’on puisse faire » [1870]. Entre « être là » en répondant à l’appel (penser l’identité à partir de la différence) et « lancer soi-même l’appel » (penser la différence au sein de cette identité) semble se tracer une ligne de démarcation infranchissable. Mais qu’y a-t-il derrière cette ligne ? Selon Heidegger, c’est précisément là que, en philosophes, nous devons nous arrêter, du moins pour le moment.

 

           Face à cet « impensé » de la pensée heideggérienne, plutôt que d’accuser Heidegger, à l’instar de L. B. Puntel, d’avoir laissé le problème de l’être dans l’état d’ « abstraction », de « flottement » et d’ « indétermination »[1871], nous aurions tendance à y voir l’exigence d’une source radicalement nouvelle de la pensée, peut-être même au prix de franchir ses propres limites en tant que « pensée ». Méditer la différence dans l’espace de l’Ereignis, fût-ce sous la forme des longs développements au sujet du retrait[1872] ou encore comme une exigence de l’attente résolue[1873] du « dernier Dieu » (der letzte Gott)[1874], c’est toujours de la penser dans les sillages de l’identité, dans le rapport aux étants et à la pensée elle-même : ce n’est que constater le moment de l’Enteignis (« désappropriation ») au sein de l’Ereignis (« appropriation »). Mais pour penser ce moment en lui-même, il faut une intervention d’autre chose, celle d’un « tout autre » (der ganz Andere)[1875], d’une source nouvelle par rapport à celle que capte la pensée de l’homme en écoutant la (non)vérité. Peut-être, mais les écrits de Heidegger lui-même ne permettent pas de vérifier cette hypothèse, et cet état des choses est sans doute voulu, c’est une tension vers une telle source qui transparaît lors du discours que Heidegger prononça à un groupe d’étudiants dans le cadre du Séminaire de Zurich en 1951 : « Être et Dieu ne sont pas identiques et je ne tenterai jamais de penser l’essence de Dieu au moyen de l’être. Quelques-uns d’entre vous savent peut-être que je viens de la théologie, que je garde toujours pour elle un vieil amour et que je ne suis pas sans y entendre quelque chose. S’il m’arrivait encore d’avoir à mettre par écrit une théologie – ce à quoi je me sens parfois incité –, alors le terme d’être ne saurait en aucun cas y intervenir. La foi n’a pas besoin de la pensée de l’être. […] Je suis on ne peut plus réservé devant toute tentative d’employer l’être à déterminer théologiquement en quoi Dieu est Dieu. De l’être, il n’y a ici rien à attendre. Je crois que l’être ne peut au grand jamais être pensé à la racine et comme essence de Dieu, mais que pourtant l’expérience de Dieu et de sa manifesteté, en tant que celle-ci peut bien rencontrer l’homme, c’est dans la dimension de l’être qu’elle fulgure, ce qui ne signifie à aucun prix que l’être puisse avoir le sens d’un prédicat possible pour Dieu. Il faudrait sur ce point établir des distinctions et des délimitations toutes nouvelles »[1876].

 

II. Heidegger, la scolastique et Maître Eckhart

 

 

1. Heidegger et la scolastique à partir des années 1930

 

            A partir des années 1930, le rapport de Heidegger à la scolastique médiévale se résume essentiellement en une intégration de la totalité des réflexions métaphysiques des médiévaux sur le problème de l’être dans sa propre conception de la métaphysique « en tant qu’histoire de l’être »[1877]. La ligne directrice de cette conception est constituée par la conjonction des deux moments de réflexion qui traversent de bout en bout l’histoire de la pensée occidentale : le concept de l’être et celui de la vérité. Cette conjonction évolutive de ces deux concepts reflète à la fois la particularité de chaque étape de la pensée métaphysique et la base commune de l’ensemble de la progression qui s’étend dès les présocratiques jusqu’à la domination du monde par la pensée technique.

 

La particularité de la scolastique consiste, d’un côté, dans la modification de la conception grecque de l’être en tant qu’ενέργεια en une conception de l’être en termes d’actualitas[1878] ; de l’autre côté, le concept médiéval de l’adæquatio constitue le passage historique de la considération platonicienne de la vérité exclusivement en tant que dévoilement et lumière[1879] à la mutation définitive, cartésienne, de la vérité en certitude[1880]. En conjuguant ces deux moments, la philosophie scolastique forme une figure particulière de la structure de base de la métaphysique dans son ensemble que Heidegger appelle l’onto-théo-logie[1881]. Cette structure, en établissant un certain rapport entre l’être et la pensée, lequel se traduit par une conception particulière de fondement, celle qui gravite autour de l’interrogation rationnelle du pourquoi des choses (causalité), ne peut être comprise qu’en fonction d’une interrogation plus originaire qui porterait sur le pourquoi du pourquoi[1882], et, en fin de compte, qu’en fonction de l’Ereignis. Celui-ci, destine, par le temps, par un retenu en « réserve », par un εποχή, l’être à la pensée et fait ainsi « l’histoire époquale de l’être »[1883]. Suivant la réflexion de Heidegger, le sens ultime de la philosophie médiévale ne pourrait donc être révélé qu’en liaison avec la réflexion sur l’Ereignis, sur « l’histoire de l’être » que ce dernier destine. En l’occurrence, la scolastique se manifeste comme une figure de cette manière du retrait de l’être auquel l’oubli de ce retrait même est coextensif[1884]. La différence de l’être et de l’étant y demeure non seulement impensée, mais même pas constatée : elle est entièrement dissimulée, chez les médiévaux, derrière l’identité de l’être et de l’étant, identité qui, comme nous avons vu, ne peut être comprise, à son tour, sans que soit constatée la différence. La différence entre l’être et l’étant dont parlent les scolastiques n’est que la traduction de leur identité non-comprise et, de la sorte, dissimulant sa vérité. Elle est donc la projection de ce qui est visible, c’est-à-dire de l’étant, sur l’être. Au fond, la différence dont parlent les scolastiques est une différence entre deux étants, seule manière de différence qu’ils étaient en mesure d’appréhender. C’est pourquoi leur conception de fondement de l’étant ne pouvait que transposer l’idée de la causalité ontique[1885]. Bref, les traits de l’onto-théo-logie sont propres à la métaphysique scolastique.

 

            Cette interprétation heideggérienne de la philosophie médiévale n’a toutefois pas convaincu tous les historiens de la philosophie, particulièrement en ce qui concerne la pensée de saint Thomas d’Aquin. E. Gilson en France[1886], J.-B. Lotz en Allemagne[1887] ou encore C. Fabro en Italie[1888], pour ne citer que quelques exemples parmi les plus illustres, ont énergiquement montré que la conception thomasienne de l’être, l’actus essendi, dépasse le cadre de la causalité ontique et ne peut pas être convenablement comprise au sein de la structure onto-théo-logique de la métaphysique proposée par Heidegger. Récemment, J.-L. Marion a abouti à la même conclusion en adoptant une toute autre stratégie : selon ce penseur, saint Thomas devrait être exonéré des stratagèmes ontologiques, car sa réflexion se caractérise par le dépassement du cadre même de la problématique de l’être[1889]. Nous nous dispensons de relater cette discussion, déjà largement commentée[1890]. Nous avons tenté, dans ce travail, d’y contribuer à notre manière, notamment en montrant la conjonction du moment de la différence et du moment de l’identité dans le rapport entre l’éternité et le temps tel qu’il est conçu par saint Thomas.

 

           

 

2. Heidegger et Maître Eckhart

 

 

            Le seul parmi les penseurs médiévaux qui intéresse Heidegger autrement qu’au titre d’une figure typique de la pensée onto-théo-logique, est Maître Eckhart. Cet intérêt recèle d’ailleurs un privilège à part, car, comme le note Ph. Capelle, « Heidegger ne fût point seulement un lecteur assidu de l’œuvre d’Eckhart, il a forgé dans son inspiration, les déterminations les plus profondes de sa direction de pensée »[1891]. Nous avons analysé la leçon que le jeune Heidegger a donné le 27 juillet 1915 à l’université de Fribourg : son exergue était une citation de Maître d’Eckhart, qui portait sur le rapport entre l’éternité et le temps[1892]. La Conclusion de la thèse d’habilitation sur « Duns Scot », écrite en 1916, expose ce rapport comme un problème essentiel et programmatique où « la détermination eckhartienne de l’intimité radicale entre l’âme et Dieu »[1893] joue un rôle directeur. Dans la recherche heideggérienne, c’est en pleine crise de ce rapport entre le temps et l’éternité, que Maître Eckhart fait encore l’objet d’une référence importante lors de la préparation du Cours de 1918 sur la mystique médiévale[1894]. Après le silence des années 1920[1895], la pensée de Maître Eckhart apparaît dans le voisinage des intuitions heideggériennes les plus aiguës. En témoigne en particulier l’écrit complexe Gelassenheit, rédigé entre 1944 et 1955, qu’il faut lire en même temps que Die Feldweg, publié à la même époque (1948)[1896]. Si nous faisons place, dans notre étude, à l’intérêt particulier que Heidegger manifestait pour Eckhart, - c’est même ainsi que nous voulons achever cette étude -, c’est parce que, à notre avis, cet intérêt a conduit Heidegger, penseur du mystère du temps, jusqu’au seuil même de la reconnaissance, au sein de ce mystère, de cet autre que le temps, cet autre qu’Eckhart considérait comme éternité. D’ailleurs, c’est peut-être en lisant Eckhart que Heidegger s’est approché le plus près de la possibilité de penser la différence au sein de l’identité de l’Ereignis.

 

            La disposition de la Gelassenheit est ce par quoi l’homme se retrouve dans cette même tonalité qui est propre à la dynamique de l’identité des deux irréductibles, de l’identité dans la différence : c’est la pensée qui « laisse être », selon le mouvement de l’être irréductible à la pensée[1897], mouvement qui est permis pourtant grâce à la pensée, par ce même « laisser être ». La Gelassenheit « indique un lieu intérieur à la volonté », qui renonce au vouloir, « comme on l’observe chez d’anciens maîtres de la pensée, par exemple chez Maître Eckhart »[1898]. Cette identité au sein de la différence peut être cependant interprétée de deux manières. D’abord, comme « horizon » (Horizont)[1899] qui rappelle la différence ontologique telle que Heidegger la concevait à la fin des années 1920. Dans l’« horizon », la transcendance de la pensée permet, certes, le différent d’elle qu’est l’être[1900]. Mais en même temps cette transcendance l’englobe, elle est la seule qui l’éclaire et ce n’est qu’en tant qu’éclairé (en tant que l’α-λήθεια) que l’être est. Ainsi l’« horizon » dépend encore « des objets et de notre activité représentative », il est « l’autre de lui-même, et ainsi le même qu’il est »[1901]. Dans la perspective de l’« horizon », l’identité a tendance à estomper la différence, car la volonté du non-vouloir, la Gelassenheit, n’a pas été atteinte : la pensée usurpe encore l’être, elle ne « laisse » pas encore « être »[1902].

 

            Mais l’identité dans la différence peut être comprise autrement. Selon le vocabulaire de la « Contrée » (Gegend) et de la « libre Etendue » (Gegnet : die freie Weite)[1903], les identiques, l’être et la pensée, « laissent » (lassen) leur différence de telle sorte que l’identité des différents se constitue « librement », sans un vouloir imposé. Cette appropriation réciproque, l’être de laisser et le laisser être, cette Gelassenheit, peut penser (la pensée) le différent (l’être) dans son sein. Le « laisser être » qu’exerce la pensée devient suffisamment serein pour que toutes choses qui apparaissent reposent dans l’être, en elles-mêmes[1904]. Cette « sérénité », « âme égale en présence des choses »[1905] est comme un nouvel « enracinement » (Bodenständigkeit)[1906]. Nonobstant l’identité, l’irréductibilité (la différence) de l’être à la pensée peut être pensée dans la « contrée », car l’être est « laissé » par la pensée et peut donc être pensé dans son geste de retrait, par delà l’« horizon » (dans le vocabulaire de l’Ereignis, il s’agirait de penser le moment de la « désappropriation » dans et nonobstant l’« appropriation »). « La libre Etendue se dérobe, plus encore qu’elle ne vient à nous »[1907]. C’est l’« ouverture » en « attente »[1908], c’est « l’ouverture au mystère » (die Offenheit für das Geheimnis) qui s’y profile[1909]. Pour Eckhart, c’est Dieu lui-même qui est saisi par l’âme, dans l’âme, l’un avec l’âme, mais différent de l’âme : le sens de la Gelassenheit, chez Maître Eckhart, est théologique.  

 

            Dans le texte de la Gelassenheit, Heidegger tâche d’exonérer cette pensée du différent de la connotation théologique[1910]. « La Gelassenheit dont nous parlons est manifestement autre chose […] que l’abandon de la volonté propre à la volonté divine »[1911]. Chez Maître Eckhart, le mot Gelassenheit s’inscrit toutefois incontestablement dans la différence théologique. Si Heidegger décline cette référence, c’est par peur que sur la notion de « divinité » ou, plus exactement sur celle, eckhartienne, de « Déité » (Gottheit)[1912] qui se dessine à partir de la Gelassenheit[1913], ne soit projeté un sens du « Dieu » scolastique, métaphysique, onto-théo-logique. En soi, la notion eckhartienne de Gottheit est admise par Heidegger. Elle marque, en effet, « jusqu’en ses ultimes conséquences, la séparation entre d’une part, ce qu’atteint le concept – ainsi du Dieu trinitaire et du Dieu créateur – et d’autre part, l’insondable divin, lieu sans lieu du surgissement originel »[1914]. Lorsque le fantôme du Dieu métaphysique est évacué, Heidegger parle de la possibilité de s’approcher, au sens de la « proximité originelle » qui règne entre l’être et la pensée, au sens de la Gelassenheit donc, de Dieu. Ainsi dans un texte aux traits particulièrement personnels, consacré au vécu de la terre natale de Messkirch, intitulé Der Feldweg, Heidegger écrit : « Comme le dit le vieux maître Eckhart, auprès de qui nous apprenons à lire et à vivre, c’est seulement dans ce que leur langage ne dit pas que Dieu est vraiment Dieu »[1915]. La terre natale, qui devient la figure de la donation originaire ultime, de l’identité dans la différence et de la différence dans l’identité selon la Gelassenheit, « dit le renoncement qui conduit vers le Même. Le renoncement ne prend pas, mais il donne. Il donne la force inépuisable du Simple »[1916]. En écoutant, dans la sérénité, la terre natale, la pensée s’interroge : « Est-ce l’âme qui parle ? est-ce le monde ? est-ce Dieu ? »[1917] Cette interrogation est hautement significative. La voix des différents, de l’âme et de Dieu, se confond, est unique, comme la voix du monde : l’identité dans la différence qui semble être, pour Heidegger, quelque chose d’ultime. Ainsi, même après avoir accepté la notion de Dieu dans le sens qui lui convient, Heidegger inscrit cette notion à l’intérieur du cadre du rapport entre le Sein et le Da-sein. La Gelassenheit permet-elle donc de penser proprement la différence au sein de l’identité, ou se limite-t-elle, en fin de compte, à sa constatation et à « l’ouverture au mystère » ? En tout cas, c’est ici que se séparent les chemins de Heidegger et de Maître Eckhart. Suivant ce dernier et la différence théologique qu’il fait, la pensée de la différence au sein de l’identité aboutit à admettre, au sein du surgissement originel, « l’initiative première de Dieu »[1918], laquelle dépasse l’identité de Dieu et de l’homme. De cette manière, Maître Eckhart se rapproche de saint Thomas d’Aquin, lequel, comme nous avons vu, pense la différence de Dieu (de l’éternité, de l’actus essendi) à la fois comme un au-delà de la créature et dans la créature (dans le temps, dans l’étant) : comme une tension de la différence au sein de l’identité, tension qui transgresse dans la finitude les limites de la finitude[1919]. Pour saint Thomas, en effet, la différence radicale (base) entre l’actus essendi et l’acte temporel de la créature est telle, qu’elle permet leur identification (métabase), laquelle, à son tour, renvoie à la pensée de la différence au sein de cette identité (anabase), de cette même différence qui, dans la finitude, signifie l’infini.    

 

            C’est précisément cette transgression des limites de la finitude que Heidegger n’admettra point. Le es gibt originaire et l’Ereignis sont finis en eux-mêmes sans nullement sortir de leur finitude. L’être et la pensée sont le Même, nonobstant leur différence. Même quand cette différence, grâce à la disposition de la Gelassenheit, est tellement approfondie qu’elle devient indice d’un Dieu à attendre, ce Dieu et l’âme sont encore le Même. L’attente est une tension extrême où le différent en tant que tel sort presque de la pensée, et pourtant il reste assimilé à elle. « Nous sommes pour ainsi dire suspendus entre les deux. […] Considérons que la pensée n’est aucunement la sérénité subsistant pour elle-même. La sérénité tournée vers la libre Etendue n’est la pensée que comme cette Assimilation qui a ouvert à la sérénité l’accès de la libre Etendue »[1920]. Nous sommes dans un interminable « s’approcher », « aller dans la proximité » : Αγχιβασίη du fragment 122 d’Héraclite[1921]. Le philosophe de la Forêt Noire avait-il raison d’entrer dans une attente sans fin[1922], dite sous le vocable intrinsèquement tendu d’Assimilation, attente d’une intervention radicalement nouvelle, laquelle aurait permis de penser proprement le Différent, ou bien s’est-il obstiné à ne pas voir qu’une piste vers une telle pensée était déjà ouverte devant lui ?[1923] Toutefois, lorsque la sérénité a atteint une telle intensité qu’elle-même est devenue « savante » (wissende), savante « par la libre Etendue elle-même » où « la pensée ne peut [plus] anticiper »[1924], le « laisser être » qui tend vers le différent a fait dire au moins une fois : « La sérénité qui sait est une porte donnant sur l’éternité »[1925]. 

 

Conclusion

 

 

            Le mot d’ordre de notre étude était : unité. De quelle unité parlons-nous ? De celle qui caractérise l’acte de notre conscience humaine et dont nous avons l’idée lorsque nous dépassons le sens commun qui partage le monde en mode d’être de sujet et en celui d’objet ou qui imagine encore, selon le même schéma à l’œuvre dans ce sens, que le temps est fait de trois parties distinctes, celle qui « n’est plus », celle qui « n’est pas encore » et celle qui « est maintenant ». Le refus de ces préjugés était au soubassement de notre travail. L’unité de l’acte de la conscience est ce qui frappe de prime abord celui qui observe sans aucun préjugé : la table que palpent mes doigts, la maison que mes yeux examinent sont dans ma conscience et ma conscience est en elles sans être nullement séparées ; le voyage que j’ai fait hier ou le courage d’une Jeanne d’Arc font partie de ma conscience dès que j’y pense, ils sont bel et bien là, dans mon esprit en acte, tout comme mon travail futur et mon départ demain. Et même quand je n’y pense plus, ils sont toujours là, dans ma conscience, car celle-ci ne serait pas la même, les choses actuelles ne seraient pas pareilles, si je n’y avais pas pensé. C’est dans ce sens que nous appréhendons le célèbre propos aristotélicien, repris par saint Thomas : la pensée est en quelque sorte toute chose. C’est dans cette direction qu’allait Heidegger en cherchant le sens du temps et de l’être, dans les sillages de la phénoménologie inaugurée par Husserl. Pour éviter une mécompréhension totale de nos propos, affirmons encore que, pour nous, la notion de conscience ne peut nullement être inscrite dans la perspective, que le sens commun nous propose d’emblée, de quelque « immanentisme » ou « solipsisme ». Au contraire, l’unité de la conscience se conjugue avec l’altérité radicale de son contenu, et la notion d’être inhérente à cette unité accueille l’irréductibilité originaire de ma conscience et des étants autres qu’elle. Ajoutons encore que la facilité des exemples moyennant lesquels nous avons présenté l’unité de la conscience ne doit pas cacher la profondeur qui lui est propre et qui n’est accessible au regard phénoménologique qu’après un travail d’aiguisement particulier.  

 

            L’objectif de notre travail n’a pas consisté à montrer que l’unité de la conscience en acte pouvait être comprise en termes de la temporalité et de l’être. Nous nous sommes plus appuyés sur cet enseignement de Heidegger que nous ne l’avons exposé dans une argumentation détaillée. Celle-ci appelle, en effet, un autre travail qui confronterait en particulier la phénoménologie de Heidegger avec celle de Husserl. Ce travail a déjà été fait, et à plusieurs reprises, par des auteurs trop nombreux pour être cités. Nous avons admis par avance son résultat : il est possible de traiter l’unité de la conscience, du point de vue phénoménologique, comme conjonction de l’être et du temps. Dans le cas de saint Thomas, une telle approche est moins évidente : sa pensée a dû s’exprimer dans le langage de son siècle et lui appliquer des catégories phénoménologiques, cela pourrait traduire une projection anachronique. Une lecture attentive des textes thomasiens, émancipée des commentaires du thomisme « baroque », autorise toutefois, à notre sens, leur interprétation phénoménologique. Cette lecture nous a permis, en effet, de montrer que l’unité de la conscience dans le sens évoqué précédemment, était à l’œuvre dans la pensée thomasienne. Notamment, l’idée de l’unité radicale d’acte d’être de l’âme, du mouvement et du temps, oblige à reconnaître que, chez saint Thomas, l’être des étants est imprégné par la vie de la conscience humaine et que celle-ci vit comme l’être des étants, par-delà des clivages sujet / objet et passé comme ce qui n’est pas / présent comme ce qui est / avenir comme ce qui n’est pas.  

 

            Cette unité de la conscience étant admise à la base de notre interprétation de la philosophie de Heidegger et de Thomas d’Aquin, nous avons soulevé un autre problème essentiel : si le temps et l’être apparaissent comme des catégories inhérentes à cette unité, la notion d’éternité, que transmet la tradition métaphysique occidentale, ne fait-elle pas justement partie de ces notions qui brisent l’unité en question ? Opposée au temps comme son contraire, véhiculant une idée de l’être aux antipodes de celle qui se dégage dans l’horizon du temps, l’éternité n’est-elle pas un intrus dans l’unité de la conscience, intrus qui supprime la conscience de cette unité ? Heidegger n’était-il pas tout simplement cohérent en refusant au concept d’éternité une place dans la réflexion portant sur le Dasein, lieu de la temporalité originaire et de l’advenu de l’être ? Saint Thomas ne trahit-il pas ses intuitions les plus profondes sur l’anima est quodammodo omnia, lorsqu’il tente, influencée sans doute par son christianisme métaphysique, d’inscrire l’homme dans les confins de l’éternité et du temps ? Bref, dans cette unité de la conscience, dans le temps, par laquelle nous advenons dans notre être, l’éternité a-t-elle une place ?

 

 

            Nous avons commencé notre étude en évoquant la formation historique des concepts d’éternité et de temps ainsi que celle de leurs divers rapports. Initialement, dans les débuts grecs, c’est le χρόνος qui contient la notion peu nette qu’est l’αιών. Le temps englobe tout, il détermine la totalité des étants, y compris les divins. L’αιών n’est qu’un élément du temps qui souffle la vie. L’évolution de ce « souffle de vie éphémère » vers l’« éternité » laquelle finit par dominer le temps, est-elle inscrite originairement dans le concept grec de temps, ou au contraire, fait-elle partie d’une erreur, trahit-elle une « déchéance » de la pensée ? Cette évolution exprime-t-elle le pressentiment qu’une vie irréductible à la vie humaine habite l’homme, dans l’unité de sa conscience, ou au contraire, signifie-t-elle que le sens de cette unité est déjà bel et bien perdu ? Nous avons analysé longuement les réponses divergentes de Thomas d’Aquin et de Heidegger face à ce dilemme.

 

I

 

            Ces réponses originales ont été d’une certaine façon préparées par les penseurs qui précédaient chacun d’eux, dans la mesure et selon la façon dont saint Thomas et Heidegger les connaissaient. C’est d’ailleurs sous cet angle de leur connaissance respective que nous avons voulu présenter les réflexions des prédécesseurs de l’Aquinate et de Heidegger. Nous n’avons fait que rassembler, dans ces réflexions portant sur l’éternité et le temps, les éléments ayant joué un rôle dans les positions de saint Thomas et de Heidegger. Les présocratiques élaborent une conjonction décisive entre la Vie et le Repos : c’est à partir de là que l’αιών acquiert la signification formelle de ce qui sera jusqu’à nos jours traité comme « éternité ». La pensée de saint Thomas se déploiera dans cette conjonction, aussi bien quand elle réfléchira sur l’être des créatures que sur celui de Dieu. Celle de Heidegger l’acceptera, au moins dans ses Cours du début des années 1920, en interprétant l’ουσία grecque en termes de mouvement et en voyant dans le repos du νους une activité vitale d’être originaire. La science dialectique de Platon systématise les données de la connaissance acquise par ses pères et élabore la hiérarchie des êtres où le Paradigme Vivant est un Immobile parfait – αιών, alors que les êtres inférieurs sont autant inférieurs par degré de la vie que par mobilité croissante. Cette hiérarchie signifie déjà une séparation infranchissable entre celui qui est éternel, et les autres, qui sont temporels ; cette séparation se traduit pourtant comme une tension, car les êtres en mouvement tendent vers celui qui est en repos absolu ; à son tour, cette tension, en tant qu’être du temps de l’âme, sera un des sujets principaux de la pensée de saint Augustin, pensée qui exercera une influence insigne sur les réflexions thomasienne et heideggérienne.

 

Platon, quant à lui, déterminera pour toujours la structure de la métaphysique comme un « schisme » entre le « monde intelligible » et le « monde matériel ». Aristote ne s’émancipera pas de ce clivage, mais en fera une structure universelle où les deux pôles peuvent s’opposer parfaitement étant membres d’un même système intelligible. Aristote, interlocuteur principal tant de Thomas que de Heidegger, est pourtant passé dans l’histoire de la philosophie pour un « penseur du concret ». C’est sous cette facette en tout cas qu’il intéresse en particulier les deux protagonistes de notre travail. Contre le dualisme platonicien, Aristote met tout le poids de la réflexion sur cette ουσία « incarnée » qui seule peut être qualifiée comme « ce qui est », τί το ον. Ce tremplin de pensée d’Aristote sera celui de saint Thomas et de Heidegger : le premier verra en Aristote le penseur de l’être qui a rendu possible la doctrine de l’acte d’être irréductible à l’essence, le deuxième l’interprétera comme « phénoménologue avant la lettre » (dans Natorp Bericht) chez qui le sens de l’unité de la conscience, de la temporalité originaire et de l’être comme vie facticielle, est encore aigu et manifeste. Aristote « historique », lui, ne s’accorde pas guère à ces projections enthousiastes. Peut-être parce qu’il n’avait pas les moyens de réaliser pleinement ce que sa pensée profonde avait saisie : c’est en tout cas ainsi que saint Thomas et Heidegger interprètent son arrêt à mi-chemin, voire son retour à « l’idéalisme » de Platon. Au lieu de développer sa réflexion sur l’acte d’être en lui-même, ce qui aurait plu à l’Aquinate, Aristote s’occupe plutôt des mouvements physiques et des essences : c’est exclusivement dans ce cadre qu’il définira sa conception du temps, sans qu’elle acquiert, chez lui, un sens métaphysique. Au lieu de penser l’être des étants en termes de vie, de conscience et de temps, dans leur unité facticielle, ce qui aurait enchanté Heidegger, Aristote finit par réduire l’acte d’être à la stabilité de la présence constante. Thomas d’Aquin et Heidegger laissent donc Aristote à mi-chemin (même si Heidegger croit laisser l’Aquinate avec Aristote). La raison profonde, si nous la traduisons dans notre propre langage, en est la suivante : après avoir ouvert la possibilité de prendre conscience de l’unité de la conscience, Aristote a fait plutôt un chemin inverse en « stabilisant » et en « éternisant » le monde des essences, celui des espèces dirait-il, et en traitant le mouvement physique comme une expression d’un simple manque d’être (στέρησις) propre aux individus réellement existants. En effet, dans ces conditions, le temps est une mesure formelle, unique et indifférent des ουσία éternelles ou des mouvements des individus qui sont à peine, ce qui répugne tant saint Thomas que Heidegger, car, pour le premier, ni la vérité des étants concrets, ni celle de l’éternité, n’est atteinte, et, pour le second, le phénomène originaire du temps est « vulgairement » voilé.

 

            C’est pourtant la définition aristotélicienne du temps que reprendront nos deux penseurs dans leurs propres interrogations : cette définition, malgré la défaillance d’Aristote, contient la possibilité de dire tant le surgissement originaire de l’être des étants via la création ex nihilo (Thomas) que la temporalité originaire du Dasein en remontant le chemin à rebours (Heidegger), cette possibilité étant en même temps celle de la prise de conscience de l’unité de la conscience. Les éléments structurels pour le faire sont, en effet, présents dans cette définition : le mouvement, l’âme et leur connexion. Saint Thomas et Heidegger se focaliseront autour de ces notions, qui reflètent formellement la structure de l’unité de la conscience, après les avoir émancipées des fausses lumières du clivage subjectivité / objectivité dans lesquelles Aristote les avait laissées.

 

            Saint Thomas et Heidegger s’appuient, chacun à sa manière, sur les penseurs du passé. Nous nous sommes arrêtés un instant sur les stoïciens, qui ont transmis l’enseignement d’Aristote à la postérité en mettant l’accent sur l’idée de l’instant actuel comme seul existant, l’instant du passé et celui de l’avenir étant ceux qui ne sont pas. L’idée du temps qui est ici sous-jacente semble se dérober définitivement à la possibilité de découvrir l’unité de la conscience, et les spéculations stoïciennes accompliront effectivement cette obstruction. Pourtant, la concentration sur l’instant présent en tant qu’il contient l’intensité de tout ce qui est comme « vie véritable » et « totale », semble véhiculer, fut-ce sans en prendre conscience, justement cette possibilité. Il est probable que, chez les stoïciens, cette possibilité reste trop enfouie sous leurs diverses théories pour être vue par Heidegger. Pour saint Thomas, les stoïciens ne sont pas une référence primordiale non plus. Pourtant ce sont eux qui pressentaient le plus, au sein de cet instant seul réel et vivant, une présence de l’éternité qui englobe tout, ce qui prédit certaines choses de la doctrine de saint Thomas. Si celui-ci n’y fait guère attention, l’influence qu’il a reçue, via Denys Aréopagite en particulier, d’un Plotin, ne fait pas de doute. Or, Plotin reprend des stoïciens l’idée d’une « unité totale », d’un « total simul ». Réélaborée sous une autre base, cette idée porte, dans la pensée de Plotin, une signification d’une grande importance qui déterminera l’histoire de la réflexion métaphysique sur l’éternité et le temps. De la parfaite identité de soi-même à soi-même, de l’Un, rayonne l’éternité. Un nouveau principe au sein de la métaphysique, avons-nous souligné, est mis dans la réflexion sur l’éternité : l’idée de l’unité au-delà de toute durée temporelle. C’est cette idée que saint Thomas s’appropriera. Mais la suite du discours de Plotin le répugne. Selon Plotin, en effet, l’âme qui se tourne vers l’Un est, certes, tournée vers l’éternité, mais détournée simultanément du temps. C’est même une loi de l’âme, un exercice spirituel auquel l’homme devrait s’attacher de toutes ses forces que de s’éloigner du temps pour se rapprocher le plus de l’irradiation première (éternité) de l’Un inaccessible. Si saint Thomas rejette Plotin, c’est surtout à cause de cette séparation affichée de l’Un avec ce qui est. Pour Plotin, briser l’unité de la conscience, en tant qu’elle est temporelle, est un idéal. Pour l’Aquinate, l’éternité en tant que l’Un se laisse appréhendée par la conscience temporelle de l’homme sans se détruire, comme pouvait le craindre Plotin. Notons toutefois que Plotin a laissé des textes remarquables sur une sorte de connaturalité essentielle de l’âme et du temps, car l’âme, avec sa naissance dans le monde, est d’emblée affectée dans son essence même par le principe du multiple, malgré son origine trop lointaine de l’Un. Si nous lisions ces textes de Plotin, particulièrement ceux qui parlent de l’âme en tant que désir, indépendamment de leurs interprétations métaphysiques, ne pourrions-nous pas affirmer qu’ils véhiculent encore cette recherche de l’unité de l’âme, et du temps donc, qui n’est qu’une recherche secrète de l’unité de la temporalité originaire ? Heidegger ne se prononce pas au sujet des possibilités qu’enferme la philosophie de Plotin, même si les tentatives de confronter ces deux penseurs ont déjà eu lieu[1926].

 

            L’ « éthique » de Plotin qui affirme la concurrence de l’éternité et de la temporalité et qui vise à libérer l’âme du temps, est sans doute étrangère à Heidegger et à Thomas d’Aquin, mais pour des raisons différentes. Pour Heidegger, il suffit qu’une instance autre que le temps prétende déterminer la finitude, pour que l’unité de la conscience du Dasein soit oblitérée. Pour saint Thomas, l’éternité qui ne peut être admise dans la conscience finie (au sens d’intellectus) et qui détruit celle-ci en s’en approchant, est une éternité fausse. Poursuivons notre recherche sur les raisons qui ont déterminé la position de Heidegger et celle de saint Thomas. Celui-ci était le penseur de l’Incarnation. Que Dieu habite l’homme jusqu’aux dernières cellules de ses os, l’inclinait à penser que l’éternité est en acte dans le temps et, par conséquence, qu’elle est présente sous une certaine forme dans chaque acte de la conscience humaine. La question pourrait être à tout le moins posée de savoir si les philosophes auraient pu aboutir à ce genre de conclusions sans l’impact exercé au cours de l’histoire de la philosophie par la Bible et par la théologie qui porte sur les « choses révélées ». L’histoire est ce qu‘elle est, et plusieurs faits montrent que la philosophie a bel et bien accueilli l’influence proprement théologique[1927]. On ne peut que se demander, ensuite, si cet impact est bénéfique ou, au contraire, néfaste pour la philosophie. Dès la fin des années 1910, Heidegger a pris une position ferme à ce sujet : la philosophie est méthodologiquement athée, le philosophe ne croit pas et toute intrusion d’ordre théologique dans une recherche phénoménologique est un arrêt de mort pour celle-ci. L’unité de la conscience, du point de vue phénoménologique, est vierge, par essence, quant au problème de l’existence de Dieu et de la connaissance de sa réalité, même quand il s’agit de la conscience religieuse. La loi de l’époché phénoménologique, en effet, doit nécessairement tomber sur l’existence de Dieu (dans le sens courant de ce mot existence), et nous avons vu que Heidegger applique fermement cette loi dans tous ses Cours, préparés entre 1918 et 1923, qui ont un lien avec des sujets religieux.

 

Saint Thomas, lui, distingue méthodologiquement la recherche philosophique et la réflexion théologique, mais ne les sépare pas quant à l’objet ultime recherché. Certaines « vérités révélées » peuvent être retrouvées par la raison proprement philosophique, même si c’est justement la lumière de la Révélation qui « aide » la philosophie à le faire. Autrement dit, certaines vérités qui peuvent être dévoilées par la raison, font partie des « choses révélées » afin qu’elle puissent effectivement et philosophiquement être trouvées[1928]. Tel est le cas, selon saint Thomas, de la creatio ex nihilo. Tel est le cas de l’idée de la Transcendance divine, qui est propre à la Bible, mais qui a transformé de bout à bout la réflexion proprement philosophique des penseurs chrétiens lesquels, en contact avec cette Révélation, ont pu avancer dans la compréhension de l’expérience proprement humaine en découvrant certaines de ses facettes profondes et cachées. Traversé par la notion biblique de la divinité, saint Thomas retrouve philosophiquement la vérité de l’être en tant que l’actus essendi et, ce qui est décisif pour notre travail, il découvre l’action de cet actus sublime au sein de notre âme humaine. L’expérience théologique ne fait qu’éclairer, pour l’Aquinate, certaines dimensions profondes de l’unité de la conscience accessibles à « la raison naturelle ». Sa réflexion sur le rapport entre l’éternité et le temps est l’œuvre de la raison, non de la foi théologique, même si l’expérience de celle-ci avait rendu celle-là plus perspicace.

 

            A la base de la réflexion thomasienne qui affirme la présence de l’éternité dans le temps, qui admet qu’une action proprement divine habite l’acte de la conscience proprement humaine et que cette action non seulement ne brise pas l’unité de cette conscience, mais la fonde, l’explique et la fait vivre, se trouve donc l’expérience biblique et la réflexion des Pères. La Bible véhicule l’idée de l’éternité comme unité transcendant toute durée ; elle déploie à sa manière la structure de l’αιών grec composée de la vie et de l’immobilité ; mais surtout elle vise, toute en parlant en images et en métaphores, à émanciper la notion d’éternité divine, sous peine d’idolâtrie, de confusion avec quelque réalité créée et avec un genre quelconque propre au créé. C’est justement cette idée de la transcendance divine qui permet à saint Thomas d’élaborer sa doctrine de la présence de l’éternité dans le temps : cette transcendance, en effet, supprime la possibilité d’un rapport concurrentiel et interdit toute opposition au sein d’un même genre. Si l’éternité est la vie, elle coexiste avec la vie humaine, au lieu de s’y opposer ; si elle est immobile, elle coexiste avec toute immobilité et toute mobilité du créé, sans les supprimer. Enfin, si Dieu éternel est Celui qui est, selon le célèbre passage d’Exode (3, 14), son Être coexiste avec les actes d’être des créatures, au lieu de les détruire. L’affirmation biblique de la creatio ex nihilo suggère que cette coexistence est en même temps la fondation ultime. Dans l’interprétation philosophique de saint Thomas, l’éternité coexiste avec le temps étant sa fondation. Même quand la Bible déchire le voile du mystère de la Sainte Trinité, où la notion d’éternité est révélée dans son sens ultime, Thomas d’Aquin, comme en témoigne sa Summa theologica, fait attention à ne pas séparer ce dévoilement d’une autre affirmation biblique, celle de l’Incarnation du Fils, celle de l’Eternité dans le temps. Bref, pour saint Thomas, l’éternité biblique ne constitue nullement un obstacle pour la saisie du temps, mais le temps abrite l’éternité comme sa propre vérité : tout κρονος atteint sa plénitude lorsqu’il devient καιρος, c’est-à-dire lorsque la présence de l’éternité est saisie dans le temps. C’est à cette transformation, qui concerne toute âme humaine, qu’appellent d’ailleurs les Lettres de saint Paul. L’inspiration biblique ne freine donc pas, mais au contraire incite saint Thomas, quand celui-ci entreprend la réflexion proprement philosophique sur l’homme, de traiter la présence de l’éternité dans le temps en évitant soigneusement une scissure de l’unité de la conscience : l’éternité n’est pas ce qui vient de l’extérieur et canalise le temps vers les choses qui ne sont pas de temps, mais au contraire, elle est au sein du temps afin que celui-ci devienne ce qu’il est.

 

Telle n’est pas la vision de Heidegger qui, en se référant aux textes bibliques dans les années 1920, évite soigneusement toute introduction de la notion d’éternité dans celle de temps. Pour Heidegger, la notion biblique d’éternité est telle qu’elle s’opposerait et détruirait l’unité de la conscience facticielle, seule détentrice de l’essence de la temporalité. On peut en réalité se demander si ce n’est justement pas cette compréhension de la notion d’éternité, qui ne fait que traduire celle de la notion de Dieu, qui a déterminé la position de Heidegger à l’égard de la théologie. Si la philosophie doit porter proprement sur le temps, alors tout ce qui s’oppose au temps, Dieu, l’éternité, ne peut pas être objet de la recherche philosophique. Or, puisque Dieu est un objet propre de la théologie, celle-ci ne peut avoir rien de commun avec la philosophie.

 

            Que l’unité du temps ou, dans notre langage, l’unité de la conscience, ne soit pas brisée par la présence de l’éternité, mais au contraire en acquiert sa vérité plénière, cet enseignement thomasien a déjà été préparé par les Pères de l’Eglise. Cette préparation, au cœur d’un élan spirituel insufflé par la Bible, se caractérise par une recherche intense et parfois désespérante des concepts justes, lesquels pourraient exprimer l’état de l’homme après que la présence de Dieu y est détectée grâce à sa Parole. La présence du Dieu éternel dans l’unité de la conscience humaine n’est pas, en effet, visible facilement, comme tout ce qui est le plus profond. Il s’agit de manifester un contact de l’infini avec le fini non pas en forgeant une quelconque nouvelle théorie logiquement cohérente, mais en appréhendant une concrétude du réel que les concepts n’arrivent pas à attraper. La réflexion des Pères illustre bien ces difficultés. Tantôt elle se lance dans des descriptions volontairement paradoxales en invitant à trancher le problème non pas conceptuellement, mais par un élan spirituel (Irénée, Grégoire de Nysse, Augustin) ; tantôt elle s’érige en un système où les concepts qui cherchent à être précis provoquent des obscurités encore plus graves (comme chez Denys que les médiévaux traitaient à l’égal des Pères du point de vue philosophique). Boèce, avec ses synthèses philosophiques puissantes et ses définitions subtiles, atteint enfin une clarté conceptuelle qui servira de base à la recherche scientifiquement irréprochable de saint Thomas d’Aquin. L’esprit proprement scientifique de celui-ci n’empêchera pas la difficulté à accéder à l’acte de l’éternité au sein de l’unité de la conscience temporelle. Pour Heidegger, qui n’a pas su saisir la clé de la philosophie thomasienne, la présence de l’éternité dans le temps sera toujours une contradiction, une impasse métaphysique.

 

            C’est de cette impasse que Heidegger a voulu sortir saint Augustin, son interlocuteur privilégié, à côté d’Aristote, au début des années 1920. La tâche en vallait la peine, selon Heidegger, car c’est justement saint Augustin qui s’est avancé le plus loin dans la conception authentique de la temporalité humaine, en identifiant explicitement l’âme et le temps, en saisissant authentiquement le mouvement de la vie facticielle telle qu’il se présentait à lui. Que saint Augustin ait « placé » aussi l’éternité divine dans cette âme temporelle, voici, pour Heidegger, un moment de la fameuse « déchéance », une intrusion théologique contaminée par la métaphysique grecque. La doctrine augustinienne sur le temps aide également saint Thomas à réaliser la même découverte du temps en tant qu’unité de la conscience et à inscrire cette unité dans ce même acte d’être qui est propre au mouvement des choses. Sur ce point, saint Thomas et Heidegger se rencontrent, quoi que dise ce dernier. Mais, pour saint Thomas, la description théologique, voire mystique, que fait Augustin de la présence de l’éternité dans le temps contient suffisamment de lumière pour expliquer philosophiquement l’éternité comme la vérité même du temps, sans nullement briser le cadre de l’unité de la conscience acquise dans la réflexion portant proprement sur le temps. Nous reviendrons encore sur les interprétations divergentes que font Thomas d’Aquin et Heidegger de la pensée augustinienne. Notre question directrice est : pourquoi l’unité de la conscience temporelle, dont la compréhension augustinienne est déterminante tant pour Heidegger que pour saint Thomas, s’avère-t-elle être compatible avec une notion d’éternité dans un cas et la répugne dans l’autre ? 

 

II

 

 

            Tout dépend, en effet, de la représentation qu’on a du temps et de l’éternité. La différence entre la conception de temps d’Aristote et celle de saint Thomas reflète fidèlement la différence entre leurs métaphysiques de l’être. Comme E. Gilson l’a minutieusement montré dans L’Être et l’essence, Aristote développe « l’ontologie de l’essence », alors que Thomas d’Aquin envisage le problème de l’être sur « le plan de l’acte existentiel » : cette délimitation fut déterminante pour notre travail. En effet, elle signifie un écart entre les deux penseurs quant au sens du mouvement. Selon Aristote, le mouvement est un trait exclusif des réalités qui changent du point de vue physique, l’être propre aux essences (ουσία) constituant une instance immobile. Pour saint Thomas, le mouvement physique n’est qu’un genre de mouvement à côté d’un autre genre, celui du mouvement métaphysique, lequel concerne la substance entière d’une réalité, y compris son essence physiquement immobile. Entre le néant et l’être, le res est actué à chaque instant par l’actus actuum, il est en mouvement en tant qu’il est. Dès lors, saint Thomas peut appliquer à la lettre la définition aristotélicienne du temps, sa conception du temps acquiert une profondeur ontologique absente chez Aristote. En tant que mesure de mouvement, le temps est propre non seulement à ce qui change physiquement, mais surtout à ce qui est en tant qu’il est. Chez l’Aquinate, le temps « mesure » l’acte d’existence, l’acte d’être.

 

            Mais l’acquis principal de notre travail consiste en la manière dont le temps est la mesure du mouvement. C’est par l’âme humaine que l’exister de la chose est « mesuré », ce qui veut dire que la chose est connue en tant qu’essentia à partir de son esse et que cette connaissance se déploie sous l’index du temps, en tant que temps. De plus, ce « mesurer » de l’étant en tant que tel est justement ce qui constitue l’âme, à son tour, dans son être. Ainsi, le temps coextensif au mouvement, est coextensif à l’âme, et l’âme est en mouvement ontologique comme toute autre entité créée. Nous avons montré en détails comment cette « trinité », le mouvement, le temps et l’âme, constitue l’unité dès leur acte d’être : celui-ci est le même, pour tous les trois. C’est de cette manière que saint Thomas postule et explique l’unité de la conscience. L’acte propre de l’âme, son intentio, rejoint l’acte d’exister de l’étant, ce qui coïncide avec la définition même du temps en tant que « mesure » du mouvement. Sans cette intentionnalité de l’âme, l’étant essentiel ne serait même pas conçu. Il serait vain toutefois d’imaginer l’intentio de l’âme sans qu’il soit constitué à son tour par l’étant intuitionné. Bref, l’unité de la conscience s’exprime, chez saint Thomas, comme l’unité d’acte d’être de l’âme et de l’étant, ce qui doit être compris au-delà du clivage sujet / objet dans son sens moderne.

 

Le temps est une dimension intrinsèque de cette unité, car il ne dit pas autre chose que le processus même de sa constitution. Nous avons vu, en effet, que l’âme « mesure » l’étant en conjoignant sans nulle médiation le souvenir (passé) et l’attente (avenir), deux modes qui sont propres à l’acte de l’étant qui est en train d’avoir lieu (présent), et nous avons analysé en détails l’unité que forment les trois dimensions du temps, chacune d’elles étant dans l’autre. L’unité de la conscience, selon saint Thomas, chasse toute conception de l’âme sans l’étant et toute conception de l’étant sans l’âme, elle chasse simultanément, au niveau de cette unité d’acte d’être de l’âme et de l’étant, toute représentation du temps scindé en passé qui n’est plus, avenir qui n’est pas encore et présent qui, lui, serait. L’unité du présent, du passé et de l’avenir fait partie de l’unité d’acte d’être de l’âme et de l’étant. Toutefois, un certain privilège de l’âme, au sein de cette unité, apparaît, dans ce sens précis que l’âme est comme porteuse de cette unité : c’est l’âme, selon saint Thomas, qui est le principe unificateur en tant que tel, et non pas « le mouvement en soi » ou « le temps en soi » (deux expressions fictives, sans aucune réalité, car leur « soi », c’est l’âme, quoique celle-ci est toujours constituée par son être dans le monde). C’est pourquoi, suivant saint Thomas, nous privilégions l’expression « l’unité de la conscience », et non pas celle de « l’unité du temps », à l’instar de Heidegger. Nous avons vu cependant que la réflexion de ce dernier sur l’unité du temps coïncide avec la recherche de l’unité du Dasein et que, selon l’analyse du Kantbuch (§ 34), l’essence de la temporalité en tant que telle se manifeste, au fond, comme le « soi » et comme « la conscience de soi ». En tout cas, avec la conception de l’âme humaine thomasienne et celle du Dasein heideggérien, nous sommes mis devant un phénomène décisif  pour l’expérience phénoménologique : l’unité en œuvre dans la dispersion, comme si ce qui se disperse était unifié inlassablement, alors même que la dispersion découle déjà de nouveau de l’unité. Telle est l’unité de l’âme, ou celle du temps.     

 

            Suivant la réflexion thomasienne, nous avons souligné le moment du néant au sein de l’unité de la conscience. Nous avons mis en garde contre la supposition que ce néant serait quelque chose de l’ordre d’« étant », mais étranger simplement à tout étant essentiel. N’étant aucunement un « étant », le néant ne fait pas de contraste ou de concurrence au sein de l’unité de la conscience et ne peut donc pas la briser. Il ne s’agit pas, en effet, d’une στέρησις aristotélicienne, d’un manque à supprimer, lequel signifierait que quelque chose d’extérieur doit rentrer à l’intérieur de la chose pour accomplir sa réalité. Selon saint Thomas, non seulement le néant ne brise pas l’unité de la conscience, mais la constitue. Au sein du mouvement, le néant signifie un influx d’une nouveauté radicale qui déclanche le mouvement, cette « nouveauté » n’« étant » pas du même ordre que le mouvement en question ; au sein de l’âme, il se présente comme un inconnu qui met en marche le processus de la connaissance, cet « inconnu » ne pouvant pas s’épuiser en concepts, même s’il était connu ; dans le temps, le néant agit comme l’instant irréductible à aucun moment du temps d’où surgit pourtant tout moment du temps. Bref, sous le voile du néant se cache l’actus actuum, l’acte de tout acte d’être, celui de l’acte de l’unité de la conscience. C’est ainsi que l’éternité entre dans la conscience humaine, non comme un étranger du même ordre, qui ferait une concurrence à ce qui se trouve déjà dans la conscience, mais comme le différent de l’acte de la conscience qui permet justement cet acte et l’unité qui lui est propre. C’est l’éternité qui, selon saint Thomas, est le pouvoir unificateur de l’unité de la conscience et de l’unité du temps. Nous avons détaillé ce point décisif : c’est face à l’éternité que la temporalité et la finitude de l’homme sont constituées et qu’elles peuvent organiser le monde à leur gré.

 

            Etant le pouvoir unificateur de toute unité, de l’unité de la conscience en particulier, l’éternité ne peut pas être conçue elle-même comme une unité qui correspondrait au concept rationnel d’unité. C’est que, en effet, elle est « au-delà » de tout concept comme tel, et donc au-delà du concept même d’au-delà. C’est à partir de cette transcendance inconceptualisable que nous avons présenté la notion d’éternité dans la philosophie de saint Thomas d’Aquin. Au-delà de tout mouvement, et donc immobile, l’éternité est au-delà de tout concept d’immobilité ; au-delà du temps, et donc atemporelle, elle dépasse toute image que nous pourrions dessiner d’une entité atemporelle ; au-delà de l’âme, et donc non rationnelle, l’éternité est une vie divine que nous ne pouvons pas concevoir. Mais c’est justement pour la raison d’une telle transcendance que l’éternité peut être présente dans la conscience temporelle de l’homme sans briser son unité : n’étant pas membre du même ordre que l’être et le temps de la conscience, c’est en tant que non-étant et en tant que non-temporelle que l’éternité peut être en acte dans chaque acte de la conscience temporelle, au point de se vêtir elle-même de tous les traits de cette conscience et agir comme finie tout en étant infinie, comme temporelle tout en demeurant atemporelle. La dynamique divine, sa « vie éternelle », que nous avons analysée sous ses diverses facettes, s’exprime de façon finie dans la conscience humaine en épousant ses modalités et en faisant son unité. Tel est le rapport de l’actus essendi éternel avec l’ens temporel, ou encore de l’intellectualité divine avec la conscience connaissante de l’homme, laquelle s’étend dès l’intellectus jusqu’aux sens corporels. C’est pourquoi l’éternité peut être réellement (véridiquement) connue par la conscience temporelle au sein du temps, au sein d’elle-même, et non pas en remontant quelque part hors du temps, même s’il s’agit, bien évidement, non pas de la connaissance de l’éternité « en elle-même », mais de sa connaissance « moyennant le temps ».

 

            Plus précisément, c’est dans l’unité de la conscience, dans l’identité de chacun de ses actes avec la conscience toute entière, que l’éternité est saisie dans son « acte » à elle, « acte » qui permet les actes de la conscience et qui n’en diffère nullement du point de vue ontique. Ainsi se dessine la conception thomasienne de la différence au sein de l’identité. L’éternité atemporelle est, en tant que telle, temporelle dans l’acte de la conscience temporelle. L’intellectus, qui unit l’éternité divine et la temporalité humaine, fait l’unité de la conscience. Cet acte de l’intellectus anime immédiatement tout acte de la ratio humaine, laquelle, à chaque fois lorsqu’elle saisit cette unité, c’est-à-dire sa source immanente, constate un décalage mystérieux au sein de l’unité sans faille, un « néant » au sein de tout ce qui est, une différence dans l’identité. C’est pourquoi le processus de la connaissance, selon saint Thomas, n’est jamais terminé : la formation des étants essentiels par la conscience temporelle est incessante, car elle est à chaque instant nourrie, comme de l’intérieure d’elle-même, par un Autre qu’elle.

 

            A ce différent mystérieux, qui est la source de la conscience en s’identifiant à elle et, de la sorte, à tout étant, saint Thomas octroie le nom de Dieu. L’attitude de l’homme temporel face à l’éternité est l’attitude d’adoration, laquelle s’exprime comme une tension à double dimension : comme un geste d’effacement face au Différent et comme accueil de son propre être face au procès de l’identification du Différent à cet être. Dans le langage thomasien, nous pouvons dire que l’adoration exprime l’attitude de la créature intelligente (consciente) face au Créateur. On peut exprimer la même chose en disant que la dynamique (mouvement) propre à la conscience temporelle a lieu grâce à la simultanéité de son identité et de sa différence avec sa source : c’est par là que s’explique, d’ailleurs, son unité en tension. Selon saint Thomas, le temps est le temps lorsqu’il tend vers l’éternité, autrement dit, vers sa propre unité qui est à la fois en œuvre en lui et au-delà de lui.

 

III

 

 

            Heidegger n’a guère connu la philosophie thomasienne dans cette lumière. Ni la métaphysique de l’actus essendi, ni la conception du temps en tant que mesure de l’acte d’être de l’étant, ni la distinction entre l’intellectus et la ratio dans le processus de la connaissance humaine n’ont été saisis par le philosophe de la Forêt Noire. C’est que, dans ses rapports avec la scolastique, Heidegger est resté en quelque sorte prisonnier de sa formation initiale : il s’agit d’un thomisme réduit aux schémas suarésiens, lu par la médiation scotiste. Ainsi la pensée de saint Thomas ne s’est jamais présentée à lui autrement que comme une aggravation de la métaphysique aristotélicienne des essences, comme celle du moment de la « déchéance », comme une figure typique de l’« oubli de l’être » et de la structure de l’onto-théo-logie. Interprété dans les sillages de la scolastique moderne, le concept thomiste d’éternité, le nunc stans, représente, pour Heidegger, l’élément de l’immobilité dans la conception métaphysique de l’être en tant que présence figée. L’éternité serait opposée au temps au sein du même système que reflètent les normes de la logique traditionnelle. L’éternité et le temps seraient bel et bien opposés : dans la conscience humaine, la saisie de l’éternité chasse le mouvement temporel. Ainsi c’est la conscience immobile, stable, éternelle, à l’instar de l’éternité divine, qui serait l’idéal de la connaissance humaine. En conséquence, celle-ci s’avère comme structurée dans son être par le pouvoir de saisir des « vérités éternelles », hors du mouvement et du temps. Le temps, à son tour, ne serait qu’une mesure que le sujet humain applique au mouvement de l’objet, qu’un passage en attendant le repos des vérités éternelles. Immergé dans l’univers en mouvement, le sujet doit exprimer l’état des objets instables selon l’ordre de l’« avant » et de l’« après », ordre propre au monde qui n’a pas encore atteint son idéal éternel. Heidegger caractérisera cette conception du temps comme « vulgaire » (vulgären). La scission entre le sujet et l’objet, la conception du temps selon laquelle le passé, le présent et l’avenir forment trois parties distinctes sans qu’aucune possibilité de simultanéité ne puisse être envisagée, voile parfaitement l’unité de la conscience humaine. L’idée de l’éternité atemporelle qui répugne le temps fait d’ailleurs de cette conscience une instance immobile dans son fond, productrice de concepts rationnels figés lesquels, s’ils sont vrais, ne peuvent connaître nulle altération. C’est une telle scolastique, avec les concepts d’éternité et de temps qu’elle transporte, qu’a rejetée Heidegger : tel est un des principaux résultats obtenu par notre travail.

 

IV

 

 

            Très tôt, en effet, le jeune Heidegger a manifesté la volonté de mener une réflexion philosophique hors du clivage temps / éternité sous sa forme scolastique ou selon sa facette néo-kantienne. Influencé par ses lectures de Husserl, fasciné par la possibilité de dire l’être d’une façon variée, puisque son sens est multiple (Aristote – Brentano), Heidegger est habité par l’intuition de l’unité de la conscience dont la vérité ne réside pas dans un quelconque « au-delà », mais en elle-même. Heidegger est gêné, freiné, étouffé par l’idée d’un au-delà immobile et atemporel : nous avons relevé cette intuition à l’œuvre dès 1912, dès la remise en question (même si, à l’époque, ce n’était pas encore une remise en cause) de l’explication courante, « thomiste », des normes de la logique. A partir des travaux de 1912, l’idée philosophique d’éternité s’éclipse progressivement, avant d’être définitivement renié vers 1918, derrière l’idée du temps qui contiendrait le sens plénier de la recherche philosophique. De la sorte, la structure de base de la pensée heideggérienne a été acquise durant les années 1910 : d’un côté, le refus catégorique de toute idée de l’« au-delà » de la conscience, dans l’acceptation traditionnelle du sens de la transcendance ; de l’autre côté, un sens aigu de la finitude temporelle, détentrice du mystère qui est seul digne de l’investissement philosophique.

 

            A propos de cette structure basique de la pensée de Heidegger, une remarque capitale doit être faite. Le refus de l’idée traditionnelle de la transcendance, telle que Heidegger l’avait comprise, était lié à l’enracinement du philosophe dans la foi catholique, à la « métaphysique chrétienne » traditionnelle qui prônait l’opposition entre le monde et Dieu, le fini et l’infini, l’en-deçà et l’au-delà. Le refus heideggérien de l’idée traditionnelle de la transcendance coïncide, en effet, avec le rejet de ce système. Toutefois, comme nous l’avons noté dans notre travail, les racines catholiques de Heidegger n’ont jamais cessé d’agir dans l’esprit du penseur, quoique de la façon la plus discrète, dissimulées le plus souvent par des déclarations d’incompatibilité de la foi et de la philosophie[1929]. Outre des faits biographiques évocateurs surtout à la fin de vie de Heidegger[1930], nous avons ce témoignage sans ambiguïté qu’il fait lui-même à la fin des années 1930 : « Et qui voudrait méconnaître le fait que tout le chemin que j’ai parcouru jusqu’ici fut tacitement accompagné par le débat avec le christianisme – un débat qui ne fut pas et qui n’est pas un « problème » glané au hasard, mais la sauvegarde de la provenance la plus propre – celle de la maison paternelle, de la patrie et de la jeunesse – et qui est en même temps le détachement douloureux de tout cela ? Seul celui qui fut ainsi enraciné dans un monde catholique réellement vécu aura quelque idée des nécessités qui ont influencé le chemin de mon questionnement parcouru jusqu’ici, telles des secousses telluriques souterraines »[1931]. Quelle est donc l’influence du christianisme pour la pensée de Heidegger ? La trouvons-nous, discrète mais puissante, dans sa réflexion philosophique sur la finitude temporelle ?

 

V

 

 

            La découverte de la facticité, à la fin des années 1910, est à la fois le fruit de l’intuition initiale qui avait façonné l’esprit du jeune Heidegger, et le tremplin d’une nouvelle recherche qui se déploiera exclusivement comme recherche du sens du temps, connoté, à partir de 1922 environ, par le sens de l’être. L’expérience du temps, de l’unité temporelle de la conscience, sous la facette de la facticité, contient une promesse fascinante, une vitalité étonnante qui invite inlassablement à approfondir sa compréhension, comme si on se trouvait enfin devant une source commune de la pensée et du réel, ou plus exactement au sein de la source, du es gibt, qui fait surgir la conjonction originaire (de la pensée et du réel). Quelque chose ici nous rappelle saint Thomas d’Aquin qui traitait l’acte de l’intellectus comme l’acte d’être de l’étant, comme « mesure » (temps !) de l’étant, avant et à l’origine de toute mesure physique et de toute affirmation théorique de la ratio. Un rapprochement que Heidegger n’aurait guère apprécié, vu l’angle sous lequel il a connu la pensée de l’Aquinate.

 

            Avec la découverte de la facticité, Heidegger a trouvé le centre névralgique de la pensée philosophique. L’intégration du concept husserlien d’intentionnalité, en lui « greffant » une dimension à la fois ontologique et herméneutique (souci), permet à Heidegger de considérer le mouvement facticiel comme une tension commune au Moi et au monde et comme une tension entre le Moi et le monde : cette conjoncture réfute d’emblée toute perspective d’opposition traditionnelle sujet / objet ou transcendance / immanence. Une longue réflexion sur l’unité de la conscience, en termes d’être et de temps, a été ainsi déclanchée : c’est la philosophie de Heidegger, qui cherche à comprendre la tension originaire, l’identité alors qu’il y a différence, et cette différence au sein de l’identique. Nous avons analysé l’influence des auteurs chrétiens qu’a accueillie Heidegger au début de son cheminement, celle des écrits bibliques et celle de saint Augustin en particulier, émancipée soigneusement de toute référence à l’« au-delà » éternel. Curieusement, c’est dans cette expérience chrétienne que Heidegger a puisé pour sa propre réflexion, comme si l’épaisseur de cette expérience répondait à la vitalité qu’il avait saisie dans la finitude temporelle de la conscience (dans la facticité). « L’expérience chrétienne vit le temps lui-même »[1932]. Comme si Heidegger avait réussi à saisir l’énergie même de l’expérience chrétienne, la « facticia » elle-même du « facticia est anima » de saint Augustin ou le mouvement d’adoration en lui-même selon saint Thomas, seulement, de telle sorte que ce mouvement est coupé de sa source, de son « objet », de la transcendance (de Dieu que l’on adore)[1933]. Une étrange situation, puisque le mouvement vital, coupé de sa source, devrait s’arrêter. Une situation qui dit, en tout cas, une tension extrême. Nous ne pouvons pas cependant affirmer que le mouvement facticiel tel que l’a saisi Heidegger, aurait été coupé de sa source. Que Heidegger ne situait pas cette dernière quelque part « au-delà » de la facticité elle-même, est admit. Mais il est tout aussi incontestable qu’il a mené la recherche de la source comme à l’« intérieur » de la facticité elle-même, comme à l’intérieur de son « opacité » vivant de sa lumière propre, la recherche du secret du pouvoir unificateur de l’unité de la conscience temporelle. Les termes Es gibt, Er-eignis apparaissent dès 1919 dans le vocabulaire de Heidegger. Disparus provisoirement pendant une dizaine d’années à peine, ils refont surface et deviennent les concepts principaux de la pensée heideggérienne, après qu’a été analysé le mouvement facticiel en lui-même, en tant que l’être-là, Dasein, en vue des interrogations fondamentales sur l’être comme tel (ontologie fondamentale).

 

            L’analytique existentiale de Sein und Zeit, en effet, ne se contente pas de simples descriptions phénoménologiques du Dasein. Ces descriptions ont une orientation précise : elles doivent percer le secret de l’unité de la conscience de l’être-là (du souci), autrement dit, celui de l’unité de cette structure ek-statique fondamentale qu’est la temporalité originaire, celui de l’un qui coïncide avec la dispersion. L’inachèvement de Sein und Zeit peut être globalement caractérisé comme l’impossibilité de donner une réponse claire à cette quête, alors que son mérite consiste à introduire dans le problème lui-même. Il fallait cheminer longuement afin qu’apparaisse l’unité du temps ek-statique, même si l’explication de  cette unité demeure voilée tant que les moyens qui conviendraient à cette explication ne sont pas trouvés.

 

            Or, puisqu’il s’agit de la recherche du pouvoir unificateur du Dasein, lequel fonde l’être de l’étant, le problème du fondement du fondement est aussitôt posé. Si Heidegger refuse d’articuler ce problème en s’alignant sur la métaphysique traditionnelle, c’est qu’il a compris le statut à part de ce « fondement du fondement », statut que la tradition n’avait pas saisi. L’être, le fondement de l’être de l’étant, ne peut pas fonder à la manière de l’étant. Il fonde plutôt comme le néant de l’étant (Sein und Zeit décrit la constitution de la temporalité originaire comme être-vers-la-mort). Nous avons souligné deux conséquences qui en découlent : premièrement, l’être ne peut pas être appréhendé de la même façon que l’étant ; deuxièmement, ce dépassement de tout concept qui porterait sur l’étant est un dépassement du concept même de « dépassement », de « transcendance », de « fondement » dans leur acception traditionnelle. Si la notion de « transcendance » peut être maintenue, ce n’est pas en se référant au rapport ontique entre deux étants qu’elle doit être comprise, mais dans une acception ontologique inouïe qui briserait les clivages intérieur/extérieur, sujet/objet, monde/Dieu. L’être qui fonde l’être de l’étant « se situe » comme à l’intérieur du Dasein, lequel est, à son tour, un étant ! La temporalisation (l’unité) de la temporalité originaire (du Dasein) n’est rien de celle-ci et elle n’est rien sans celle-ci. Le reste de la réflexion de Heidegger sera consacré à l’élucidation de ce mystère. 

 

 

VI

 

 

            Comment comprendre le besoin de Heidegger de sauvegarder le mouvement temporel de la conscience (du Dasein) hors de toute référence à l’éternité ? Influencé, au début des années 1920, par la réflexion de saint Augustin sur le temps, sur l’identification de celui-ci avec l’âme, Heidegger, dans ses écrits ultérieurs, évite soigneusement cette référence à la pensée augustinienne : le compromis avec la métaphysique traditionnelle que celle-ci aurait impliqué ainsi que l’influence proprement théologique sur la recherche philosophique sont des raisons suffisantes pour décliner la pensée qui n’a pas su maintenir la tension propre à l’unité de la conscience en y introduisant le corpus étranger d’une présence éternelle. En effet, c’est Dieu qui, selon saint Augustin, est la véritable origine du temps par sa présence mystérieuse dans l’âme : c’est Lui qui déclenche la tension de l’âme vers Lui-même. Nous avons pourtant relevé les lacunes de la lecture heideggérienne des textes de saint Augustin. Le philosophe allemand n’a pas saisi toutes les subtilités de la doctrine augustinienne du rapport entre l’éternité divine et l’âme temporelle, surtout cette idée de base des livres X et XI des Confessions, selon laquelle la memoria Dei serait découverte par l’âme au sein même de la memoria sui, dans le temps de l’âme donc, dans la tension même (intentio) de l’âme vers Dieu, sans que cette découverte de l’éternel supprime la distentio, laquelle fait la définition augustinienne du temps. 

 

            Heidegger a réfuté la réflexion de saint Thomas pour des raisons semblables. Interprétée exclusivement comme la continuation du moment de la « déchéance » de la réflexion aristotélicienne, la philosophie de l’Aquinate n’a pas été appréhendée, par Heidegger, dans son originalité. Nous avons exposé en détail l’interprétation heideggérienne des concepts du mouvement, du temps et de l’âme d’Aristote. Ces concepts se sont présentés selon une double dimension : d’une part, on peut identifier chez Aristote la vitalité facticielle de la pensée et on peut comprendre l’ουσία en termes de mouvement, l’âme comme φρόνησις, le νους divin en tant qu’activité intense ; d’autre part, ces mêmes notions aboutissent, dans la réflexion aristotélicienne, à la conception de l’être comme présence constante, puisque le phénomène du temps n’aurait été saisi que superficiellement (« vulgairement »), selon le moment de « fuite » que toute facticité comporte. Ce qu’il s’agit de comprendre à partir de ce débat que Heidegger mène avec Aristote dans les années 1920, c’est qu’il cherche une clé qui le ferait accéder à l’ensemble de la tradition philosophique des occidentaux, un principe de lecture qui permettrait d’interpréter cette tradition comme un processus homogène. Un projet prétentieux et gigantesque, dont nous avons pu mesurer la défaillance au moins dans le cas de la philosophie de saint Thomas. En effet, Heidegger inscrit cette dernière dans le cadre général du processus historique de la métaphysique occidentale. Ainsi les conceptions thomasiennes de l’étant, de l’être, du temps, de la vérité, de Dieu, sont comprises dans les limites tracées par la pensée d’Aristote, d’un côté, et par la métaphysique de Suarez, de l’autre. Ce qu’a manqué Heidegger en lisant les écrits du Docteur angélique selon cette optique, c’est le sens de la concrétude de l’étant qui traverse pourtant chaque page de ces écrits et en constitue le principe d’interprétation. Cette concrétude, en effet, surgit chaque fois qu’un étant est pénétré par l’actus essendi, ce qui veut dire : partout, où s’exerce n’importe quel acte d’être. Quel que soit l’étant au sujet duquel parle saint Thomas, sa compréhension doit viser l’acte du surgissement ontologique. Ce n’est qu’au sein de la concrétude de l’étant, telle quelle a été manifestée par la pensée de l’Aquinate, que l’on peut approcher la vision authentiquement thomasienne du rapport entre l’éternité et le temps.

 

            N’ayant pas une connaissance suffisamment profonde de la pensée de saint Augustin et de celle de saint Thomas, Heidegger ne s’est jamais réellement expliqué avec leurs conceptions du rapport de l’éternité et du temps. A ses yeux, d’ailleurs, ces conceptions ne méritent pas d’attention philosophique particulière, car elles relèveraient plutôt de la théologie, le concept d’éternité, en soi, étant d’emblée un concept théologique. Si cette conclusion heideggérienne reflète assez fidèlement la pensée de saint Augustin, elle suscite quelques difficultés quant à celle de Thomas d’Aquin. En effet, avec sa conception de l’actus essendi, ce dernier a développé une réflexion proprement philosophique. Toutefois, si un impact théologique doit être admis dans la philosophie thomasienne, celle-ci demande à être estimée en fonction du rapport entre la philosophie et la théologie, ce qui demande une nouvelle réflexion. Si nous devions reconsidérer le rapport entre l’éternité et le temps chez les deux protagonistes de notre travail dans un horizon plus large, c’est dans le contexte des relations entre la philosophie et la théologie, extrêmement profondes et difficiles à mettre en lumière, que nous le ferions.

 

            Si un tel projet paraît naturellement approprié à la réflexion de Thomas d’Aquin, il n’est pas complètement étranger à celle de Heidegger. En effet, dans sa recherche du mystère de l’être et du temps, celui-ci s’est approché, quoique tardivement et d’une manière obscure, de la théologie. Ce rapprochement a une signification forte, même s’il reste difficile à interpréter. Il peut être compris comme un aboutissement de la réflexion de Heidegger dans son ensemble, aboutissement qui ne serait qu’un nouveau début, puisqu’il ouvre à une attente de quelque chose de radicalement nouveau pour la philosophie. Doit-on conclure que le temps a préparé, au sein de lui-même (philosophie), un espace pour l’autre que lui (éternité, théologie) ? Nous jugeons plutôt que ce rapprochement de Heidegger avec la théologie ne permet pas, pour le moment, de refonder la philosophie heideggérienne sur les bases théologiques, malgré la tension extrême qu’elle a atteint lors du dialogue avec Maître Eckhart. Mais, nous nous abstenons également d’affirmer que cette impossibilité est intrinsèque à la pensée de Heidegger. Ce sont plutôt les paradigmes que nous connaissons à l’heure actuelle du rapport philosophie / théologie qui ne sont pas convenables à une telle refondation. Un nouveau paradigme de ce rapport verra-t-il la lumière du jour, peut-être même influé par la réflexion heideggérienne ?[1934] Voilà une interrogation qui promet peut-être, à l’avenir, un rendez-vous nouveau avec le philosophe de la Forêt Noire.                     

 

VII

 

 

            Considérer le concept d’éternité exclusivement à partir du dualisme métaphysique traditionnel ou comme un concept qui porte essentiellement une connotation proprement théologique, a empêché Heidegger de saisir cette conception de l’éternité, selon laquelle, toute différente du temps qu’elle est, l’éternité s’identifierait en quelque sorte au temps, grâce à la conscience humaine. Nonobstant le refus du concept d’éternité, Heidegger consacre ses efforts pour comprendre la tension primitive dans l’unité temporelle du Dasein, ce qui veut dire à la fois la recherche de l’unité de la temporalité originaire et celle de la différence au sein de l’identité de l’être et du Dasein. Nous ne pouvons que laisser ouverte la question de savoir à quoi aurait abouti le projet qu’envisageait Heidegger, dans Sein und Zeit, de développer une conception d’éternité correspondant à la temporalité originaire du Dasein. En abandonnant ce projet, Heidegger explore le concept de temps transcendantal qui est un concept de tension et, selon l’expression heideggérienne, celui d’intervalle. Le dialogue avec Kant, moyennant lequel Heidegger tente de mettre en lumière l’unité originaire de la conscience temporelle, aboutit à l’approfondissement de la conception de la transcendance. Le temps, en tant qu’imagination transcendantale, manifeste, en effet, une polarité particulière de l’être et de l’étant, ces deux pôles étant à la fois intimement unis au sein du Dasein et différenciés jusqu’à être irréductibles l’un à l’autre. Le nœud du problème consiste en ceci que le Dasein lui-même est un étant fondé « tout entier » par l’être, et non pas un certain dénominateur commun d’un système qui engloberait, comme un coup de force externe, l’être d’un côté et l’étant de l’autre. Comment les deux irréductibles peuvent-ils se fonder mutuellement ? L’élaboration de la différence ontologique est une tentative pour penser ce problème difficile. La transcendance du Dasein est telle que, tout en identifiant du point de vue ontique l’être et l’étant, elle les distingue ontologiquement, comme si l’identité ontiquement parfaite contenait une tension à part, ontologique, qui serait justement le fondement de l’être de l’étant, celui du monde et celui du Dasein lui-même. Comment comprendre cette différence dans l’identité ? Traitée comme liberté fondatrice du Dasein, comme un abîme abyssal de la fondation où le Dasein et l’être se fondent n’étant nullement causés par un principe externe, la différence se révèle progressivement comme une tension qui est suscitée par quelque chose qui n’entre plus dans l’« horizon » de la conscience temporelle, mais qui n’est pas non plus « externe » à elle. Il y a (es gibt) la non-vérité de l’être qui n’« est » que comme la vérité. Ce qui doit être retenu de cette pensée de Heidegger, c’est que c’est non seulement le sens traditionnel de la transcendance qui est écarté, mais aussi celui de l’immanence. La tension, le dépassement, le Rapport en tant que tels doivent être pensés, la vérité de leurs termes n’apparaissant qu’intrinsèquement à ce mouvement pur de transcendance.

 

            Nous avons analysé l’évolution de la réflexion heideggérienne qui aboutit à la dynamique du rapport de l’identité et de la différence. Dans les deux derniers chapitres de notre travail, nous avons exposé parallèlement la pensée de Heidegger portant sur l’Ereignis et celle de saint Thomas qui réfléchit la différence de l’éternité (actus essendi) et du temps (ens) dans leur identité. Comme le Dasein de Heidegger, la conscience temporelle (intentio) thomasienne est habitée par ce qui lui est irréductible. C’est la manière de comprendre cette habitation qui sépare nos deux auteurs.

 

            Pour saint Thomas, cette habitation se déploie comme un pouvoir de l’homme de nommer en vérité le Différent comme tel, c’est-à-dire de le connaître dans la finitude de la conscience en tant qu’Il est au-delà de cette finitude, en tant donc qu’Il échappe à celle-ci en y entrant inlassablement. C’est en connaissant des étants, c’est en connaissant temporellement, que l’éternité est connue (« nommée » à partir des étants). L’éternité est con-temporaine du temps, elle s’est fondue avec la finitude. Mais elle s’y distingue pourtant, et même s’en sépare, non pas dans la direction extatique du temps où elle demeure identique au temps et invisible, mais dans le sens de la profondeur du temps où elle est non seulement actus, mais aussi actus actuum (fondation). C’est la raison pour laquelle l’éternité peut être discernée comme différente du temps, comme atemporelle et inconnaissable, mais pourtant pensée temporellement et en vérité (dynamique univocité/équivocité : analogie). 

 

            Pour Heidegger, une telle connaissance du différent est impossible : puisque la finitude a sa source radicalement en elle-même et non pas dans un quelconque « au-delà », le différent (non-vérité) demeure indiscernable, quoique présent, dans son identité avec le Dasein. Nous avons vu comment la pensée, selon Heidegger, manifeste et fonde le différent et comment elle est fondée et manifestée par lui : cet intervalle abyssal s’est révélé comme la maturation du temps, le mystère de son unité. Mais penser ce différent en lui-même s’est avéré impossible pour la pensée qui ne fait que l’identifier. Toutefois, cette présence du différent dans la finitude, même si on ne saura pas le nommer, peut être conçue par l’attitude de l’attente, par la Gelassenheit. Le mystère de Heidegger consiste en le maintien de la tension : alors que la pensée s’approprie tout, elle se révèle capable d’une attente de ce qui échappe à son « horizon ». Tension comme un Jeu, comme l’ αιών. C’est sans doute vers la recherche du sens de cette attente tendue en tant que telle, affiné en compagnie de Maître Eckhart, que penchait la réflexion heideggérienne avant de s’étendre. Que cette attente soit sans objet, car « les dieux se sont enfuis », ne signifie pourtant qu’elle n’est pas nourrie par une source, fût-ce un abîme sans fond. La pensée qui suit le Jeu, ne peut pas comprendre l’Enfant (source du Jeu). La pensée qui suit (le temps) le retrait de l’être doit pourtant se poursuivre : peut-être ce qui lui est propre, le différent, lui adressera la parole. 

 

 

Bibliographie

 

I. Bibliographie principale

 

1. Œuvres de saint Thomas d’Aquin et leurs traductions éventuelles :

 

 

Summa theologica, Parisiis, Apud Ludovicum Vivès, 1871 ; trad. fr. A.-M. Roguet : Somme théologique, Paris, Cerf, 1984.

 

Summa contra Gentiles, Romae, Typis Riccardi Garroni, 1918, dans Opera Omnia, iussu Leonis XIII D. M. Edita, tt. 13-15 ; trad. fr. V. Aubin, C. Michon, D. Moreau : Somme contre les Gentils, Paris, Flammarion, 1999.

 

In IV  librum Sententiarum, Parisiis, Apud Ludovicum Vivès, 1873.

 

Quaestiones Disputatae De Veritate, Roma, Editori di San Tommaso, 1975, dans Opera Omnia, iussu Leonis XIII D. M. Edita, t. 22 ; trad. C. Brouwer et M. Peeters : Question 1 : La vérité, Paris, Vrin, 2002 ; trad. B. Jollés : Question IV : Le Verbe, Paris, Vrin, 1995 ; trad. K.-S. Ong-Van-Cung : Question X : L’esprit, Paris, Vrin, 1998 ; trad. J. Tonneau : Question XV : Raison supérieure et inférieure, Paris, Vrin, 1991.   

 

Quaestiones Disputatae De Potentia, Parisiis, Apud Ludovicum Vivès, 1875.

 

Quaestiones Disputatae De Malo, Roma - Paris, Commissio Leonina – Vrin, 1982, dans Opera Omnia, iussu Leonis XIII D. M. Edita, t. 23 ; trad. Moines de Fontgombault : Questions disputées sur le mal, Paris, 1992.

 

 Quaestiones Disputatae De Anima, Roma – Paris, Commissio Leonina – Cerf, 1996, dans Opera Omnia, iussu Leonis XIII D. M. Edita, t. 24.

 

De Ente et Essentia, texte latin et trad. A. de Libera et C. Michon, dans L’être et l’essence : le vocabulaire médiéval de l’ontologie : deux traités De ente et essentia de Thomas d’Aquin et Dietrich de Freiburg, Paris, Seuil, 1996.

 

De aeternitate mundi, Roma, Editori di San Tommaso, 1976, dans Opera Omnia, iussu Leonis XIII D. M. Edita, t. 43 ; trad. C. Michon, dans Thomas d’Aquin et la controverse sur l’Eternité du monde, Paris, Flammarion, 2004.

 

De substantiis separatis, Romae, ad. Sanctae Sabinae, 1969, dans Opera Omnia, iussu Leonis XIII D. M. Edita, t. 40.

 

Super Boetium de Trinitate, Roma – Paris, Commissio Leonina – Cerf, 1992, dans Opera Omnia, iussu Leonis XIII D. M. Edita, t. 50.  

 

In VIII  libros Physicorum Aristotelis, Romae, 1884, dans Opera Omnia, iussu Leonis XIII D. M. Edita, t. 2.

 

Quaestiones de Quodlibet, Roma – Paris, Commissio Leonina – Cerf, 1996, dans Opera Omnia, iussu Leonis XIII D. M. Edita, t. 25.

 

Commentatum  in Joannem, Parmae, Typis Petri Fiaccadori, 1861 ; trad. M.-D. Philippe, Paris, Cerf, 1998.

 

2. Textes de Heidegger, selon l’ordre chronologique de leur apparition, et leurs traductions françaises :

 

Das Realitäts problem in der modernen Philosophie [Le problème de la réalité dans la philosophie moderne], dans Philosophisches Jahrbuch (25), Fulda, 1912, repris dans GA 1, pp. 1-15 ; des extraits traduits dans BARASH J.-A., Heidegger et le sens de l’histoire, Paris, Gallaade, 2006, pp. 110-113.

 

Neuere Forschungen über Logik, dans Literarische Rundschau für das katholische Deutschland, Fribourg-en-Brisgau, Herder, 1912, n° 38, pp. 466-472, 517-534, 565-570, repris dans GA 1, pp. 17-43.  

 

Die Lehre von Urteil im Psychologismus. Ein kritisch-positiver Beitrag zur Logik [La doctrine du jugement dans le psychologisme. Contribution de critique positive à la logique], Fribourg-en-Brisgau, 1914 ; repris dans GA 1, pp. 59-188 (dissertation doctorale écrite en 1913).

 

Die Kategorien- und Bedeutungslehre des Duns Scotus, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1916 ; repris dans GA 1, pp. 189-411 (thèse d’habilitation, soutenue en printemps 1915 à Fribourg-en-Brisgau). Trad. fr. F. Gaboriau : Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot, Paris, Gallimard, 1970.

 

Curriculum vitae (rédigé en 1915 dans le cadre de la procedure d’habilitation) ; trad. fr. J.-M. Beloeil : dans OTT H., Martin Heidegger. Eléments pour une biographie, Paris, Payot, 1990, pp. 90-92. 

 

Der Zeitbegriff in der Geschichtzwissenschaft [Le concept du temps dans les sciences historiques], dans Zeitschrift für Philosophie und philosophische Kritik, 1916, n° 161, pp. 173-188 ; reprise dans Frühe Schriften, GA 1, pp. 413-433 (conférence d’habilitation donnée le 27 juillet 1915).

 

Die philosophischen Grundlagen der mittelalterlichen Mystik (Les fondements philosophiques de la mystique médiévale), dans GA 60, 1995, pp. 303-337 (cours non donné, préparé en 1918).

 

Die Idee der Philosophie und das Weltanschauungs problem [L’idée de la philosophie et le problème de la conception du monde], dans GA 56-57, pp. 1-117 (cours donné à Fribourg-en-Brisgau, du 25 janvier au 16 avril 1919 aux soldats revenu du front, Kriegsnotsemester für Kriegsteilnehmer).

 

Grundprobleme der Phänomenologie [Problèmes fondamentaux de la phénoménologie], dans GA 58, Frankfurt, Klostermann, 1993 (cours donné en 1919-1920).

 

Einleitung in die Phänomenologie der Religion [Introduction à la phénoménologie de la religion], dans GA 60, 1995, pp. 1-156 (cours donné en 1920-1921 à Fribourg-en-Brisgau).  

 

Augustinus und der Neuplatonismus, dans GA 60, 1995, pp. 159-298 (cours donné en 1921 à Fribourg-en-Brisgau).

 

Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles. Einführung in die phänomenologische Forschung, dans GA 61, pp. 11-78 (cours donné à Fribourg-en-Brisgau lors du semestre d’hiver, 1921-1922).

 

Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles (Anzeige der hermeneutischen Situation) (rapport à Natorp fait en 1922) ; Trad. fr. J.-F. Courtine : Interprétations phénoménologiques d’Aristote (Tableau de la situation herméneutique), préf. H. G. Gadamer, TER, 1991 (ed. bilingue).

 

Ontologie (Hermeneutik der Faktizität), dans GA 63, 1988 (cours donné en 1923 à Marbourg).

 

Der Begriff der Zeit, Tübingen, M. Niemeyer, 1989 (conf. donnée en 1924 devant les théologiens de Marbourg) ; trad. fr. M. Haar et M. B. de Launay : Le concept de temps, dans Cahier de l’Herne. Martin Heidegger, Paris, ed. de Poche, 1983, pp. 33-52.

 

Grundbegriffe der aristotelischen  Philosophie, dans GA 18 (cours donné à Marbourg en 1924).

 

Platon. Sophistes, dans GA 19 (cours donné en 1924-1925, à Marbourg) ; trad. fr. J.-F. Courtine, P. David, D. Pradelle, P. Quesne : Platon : Le Sophiste, Paris, Gallimard, 2001.

 

Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, dans GA 20, 1979 (cours donné en 1925 à Marbourg). Trad. fr. : A. Boulot : Prolégomènes à l’histoire du concept du temps, Paris, Gallimard, 2006.

 

Wilhelm Diltheys Forschungsarbeit und der (gegenwärtige) Kampf um eine historische Weltanschauung, dans GA 80 (conf. données en 1925 à Cassel) ; Trad. fr. J.-C. Gens : Les conférences de Cassel (1925), Paris, Vrin, 2003.

 

Grundbegriffe der antiken Philosophie, dans GA 22 (cours donné en 1926, à Marbourg) : trad. fr. A. Boutot : Concepts fondamentaux de la philosophie antique, Paris, Gallimard, 2003. 

 

Geschichte der Philosophie von Thomas Aquin bis Kant, dans GA 23 (cours donné à Marbourg en semestre d’hiver 1926/1927).     

 

Sein und Zeit, Tübingen, M. Niemeyer, 1927 ; Trad. fr. F. Vezin : Être et Temps, Paris, Gallimard, 1986 ; trad. E. Martineau : Être et temps, Paris, Authentica, 1985.

 

Phänomenologie und Theologie, dans GA 9, 1970, pp. 47-67 (conf. donnée en 1927 à Marbourg) ; Trad. fr. M. Méry : dans CASSIRER E., HEIDEGGER M., Débat sur le kantisme et la philosophie, Paris, Beauchesne, 1972, pp. 103-121.

 

Die Grundprobleme der Phänomenologie, dans GA 24, 1975 (cours donné en 1927 à Marbourg) ; Trad. fr. J.-F. Courtine : Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Paris, Gallimard, 1985.

 

Phänomenologische Interpretation von Kants Kritik der reinen Vernunft, dans GA 25, 1977 (cours donné en 1927-1928 à Marbourg). Trad. fr. E. Martineau : Interprétation phénoménologique de la « Critique de la raison pure » de Kant, Paris, Gallimard, 1985.

 

Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz, dans GA, 26, 1978 (cours donné en 1928 à Marbourg).

 

Kant und das Problem der Metaphysik, Bonn, Cohen, 1934 (écrit en 1929, reprend pour l’essentiel le cours de 1925-1926). Trad. fr. A. de Waelhens et W. Biemel : Kant et le problème de la métaphysique, Paris, Gallimard, 1979 (¹1953).

 

Vom Wesen des Grundes, dans Jahrbuch für philosophische Forschung, Ergänzungsband, Festschrift E. Husserl zum 70. Geburtstag, Halle, 1929, pp. 71-100, repris dans GA 9, pp. 123-175 (traité écrit en 1929). Trad. fr. H. Corbin : Ce qui fait l’être-essentiel d’un fondement ou ‘raison’, dans Questions I et II, Paris, Gallimard, Tel, pp. 85-158.

 

Was ist Metaphysik ?, Bonn, Cohen, 1929, repris dans GA 9, pp. 103-121 (leçon inaugurale donnée à l’université de Fribourg-en-Brisgau le 24 juillet 1929). Trad. fr. H. Corbin: Qu’est-ce que la métaphysique ?, dans Questions I et II, Paris, Gallimard, Tel, pp. 47-72.  

 

Die Grundbegriffe der Metaphysik. Welt-Endlichkeit-Einsamkeit (cours donné en 1929-1930 à Fribourg-en-Brisgau) ; Trad. fr. D. Panis : Les concepts fondamentaux de la métaphysique : monde, finitude, solitude, Paris, Gallimard, 1992.

 

Vom Wesen der Wahrheit, Francfort, Klostermann, 1943 (conf. prononcée en 1930, modifiée définitivement en 1940) ; trad. fr. A. de Waelhens et W. Biemel : De l’essence de la vérité, dans Questions I et II, Paris, Gallimard, Tel, pp. 159-194.

 

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Logik als die Frage nach dem Wesen der Sprache, (Cours donné en 1934) ; trad. fr. F. Bernard : La logique comme question en quête de la pleine essence du langage, Paris, Gallimard, 2008.

 

Hölderlins Hymnen « Germanien » und « Der Rhein », dans GA 39, 1980 (cours donnés à Fribourg en 1934-1935) ; Trad. fr. F. Fédier et J. Hervier : Les Hymnes de Hölderlin : « La Germanie » et « Le Rhin », Paris, Gallimard, 1988.

 

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Grundbegriffe, dans GA 51, 1981 (cours donné en 1941 à Fribourg-en-Brisgau). Trad. fr. P. David : Les Concepts fondamentaux, Paris, Gallimard, 1985.

 

Nachwort zu „ Was ist Metaphysik ?“, dans GA 1, pp. 301-310 (écrit en 1943). Trad. fr. R. Munier : „Postface à „Qu’est-ce que la métaphysique ?“ , dans Questions I et II, Paris, Gallimard, Tel, pp. 73-84. 

 

Über den Humanismus. Brief an Jean Beaufret, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1946 ; trad. fr. R. Munier : Lettre sur l’humanisme. Lettre à Jean Beaufret, dans Questions III et IV, Paris, Gallimard, Tel, pp. 65-130.

 

Gelassenheit, Pfullingen, Neske, 1959 (écrit entre 1944 et 1955) ; trad. fr. A. Préau, Sérénité, dans Questions III et IV, Paris, Gallimard, Tel, pp. 131-183. 

 

Der Feldweg, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1956 (écrit en 1948) ; Trad. fr. : A. Préau : Le Chemin de campagne, dans Questions III et IV, Paris, Gallimard, Tel, pp. 9-15.

 

Einleitung zu « Was ist Metaphysik ? », dans GA 9, pp. 361-377 (écrit en 1949). Trad. Fr. R. Munier : Introduction à „Qu’est-ce que la métaphysique?“, dans Questions I et II, Paris, Gallimard, Tel, pp. 23-45.

 

Die Kehre, dans Die Technik und die Kehre, Neske, Pfullingen, 1962 (conf. prononcée en 1949 au Club de Brême) ; trad. fr. J. Lauxerois et C. Raëls : Le tournant, dans Questions III et IV, Paris, Gallimard, Tel, pp. 307-322.

 

Zur Seinsfrage, Francfort, Klostermann, 1956 (article écrit en 1955, en hommage à Ernst Jünger). Trad. fr. G. Granel : Contribution à la question de l’être, dans Questions I et II, Paris, Gallimard, Tel, pp. 195-252.

 

Der Satz vom Grund, Pfullingen, Neske (cours donné en 1955-1956) ; trad. fr. A. Préau : Le principe de raison, Paris, Gallimard, 1957.

 

Identität und Differenz, Pfullingen, Neske, 1957 ; Trad. fr. A. Préau : Identité et différence, dans Questions I et II, Paris, Gallimard, Tel, pp. 253-310.

 

Nietzsche, Pfullingen, Neske, 1961 ; trad. fr. P. Kolossowski : Nietzsche I et II, Paris, Gallimard, 1971.

 

Zeit und Sein, dans Zur Sache des Denkens, Tübingen, M. Niemeyer, 1969, pp. 1-25 (conf. prononcée en 1962 à Bribourg-en-Brisgau) ; trad. fr. F. Fédier : Temps et Être, dans Questions III et IV, Paris, Gallimard, Tel, pp. 189-227.

 

Protokoll zu einem Seminar über den Vortrag « Zeit und Sein », dans Zur Sache des Denkens, Tübingen, M. Niemeyer, 1969 ; trad. fr. J. Lauxerois et C. Roëls (révisé par F. Fédier et J. Beaufret) : Protocole d’un séminaire sur la conférence « Temps et Être », dans Questions III et IV, Paris, Gallimard, Tel, pp. 228-268.

 

Brief an P. W. J. Richardson, dans Through Phenomenology to Thought, La Haye, M. Nijhoff, 1963, pp. VIII-XIII (lettre écrite en 1962) ; trad. fr. J. Lauxerois et C. Roëls : Lettre à Richardson, dans Questions III et IV, Paris, Gallimard, Tel, pp. 338-351.

 

Mein Weg in die Phänomenologie, dans Zur Sache des Denkens, Tübingen, M. Niemeyer, 1969, pp. 81-90 (rédigé en 1963) ; trad. fr. J. Lauxerois et C. Roëls : Mon chemin de pensée et la phénoménologie, dans Questions III et IV, Paris, Gallimard, Tel, pp. 325-337.   

 

Unterwegs zur Sprache, Pfullingen, Neske, 1959 ; trad. fr. J. Beaufret, W. Brokmeier, F. Fédier : Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976.

 

 

II. Bibliographie secondaire

 

 

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BAILLEUX E., Du temps à l’éternité par le Christ, dans Revue thomiste, 1966, n° 66, pp. 190-213.

 

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BRETON S., La déduction thomiste des catégories, dans Revue philosophique de Louvain, 1962, t. 60, pp. 5-32. 

 

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2. Ouvrages et articles sur la philosophie de Heidegger :

 

 

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CAPELLE Ph., Heidegger et la mystique médiévale, dans Transversalités, n° 60, 1996, pp. 67-84.   

 

CAPELLE Ph., Finitude et mystère, Paris, Cerf, coll. Philosophie & Théologie, 2005.

 

CAPELLE Ph., Passer le temps. Entre métaphysique et théologie, dans Le souci du passage. Mélanges offerts à Jean Greisch, Paris, Cerf, 2004, pp. 321-336.

 

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3. Etudes qui confrontent les pensées de Thomas d’Aquin et de Heidegger :

 

 

BOULNOIS O., Quand commence l’ontothéologie ? Aristote, Thomas d’Aquin et Duns Scot, dans Revue thomiste, 1995, n° 95, pp. 85-108.

 

CORVEZ M., L’Être de Heidegger est-il objectif ?, dans Revue thomiste, 1955, n° 55, pp. 565-581.

 

CORVEZ M., L’idée de vérité dans l’œuvre de Martin Heidegger, dans Revue thomiste, 1966, n° 66, pp. 48-61.

 

CORVEZ M., La pensée de l’être chez Martin Heidegger, dans Revue thomiste, 1965 (1964 ?), pp. 536-553.

 

CÔTÉ A., L’objet de la métaphysique est-il le même pour Heidegger et Thomas d’Aquin ?, dans Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2000, t. 84, pp. 217-245.

 

DARTIGUES A., Saint Thomas d’Aquin et Heidegger d’après quelques études thomistes, dans Revue thomiste, n° 95, 1995, pp. 137-149.

 

FABRO C., Notes pour la fondation métaphysique de l’être, dans Revue thomiste, 1966, n° 66, pp. 214-237.

 

GEIGER L.-B., Ce qui est se dit en plusieurs sens, dans Scolastique, certitude et recherche. En hommage à Louis-Marie Régis, Montréal, 1980, pp. 85-111.

 

GEIGER L.-B., Heideggers Denken. Eine Wegweisung, dans Freiburger Zeitschrift für Philosophie une Theologie, 1976, n° 23, pp. 233-252.   

 

GILSON E., L’être et Dieu, dans Revue thomiste, 1962, n° 62, pp. 398-416 (repris dans Constantes philosophiques de l’Être, Paris, Vrin, 1983, pp. 201-230).

 

GILSON E., Sur les vicissitudes des principes, dans Mélanges offerts au R. P. D. Chenu, 1967 (repris dans Constantes philosophiques de l’Être, Paris, Vrin, pp. 123-142).  

 

HUMBRECHT T.-D., La note sur la cause efficiente et l’onto-théo-logie, dans Revue thomiste, 2005, pp. 5-24.

 

KALINOWSKI G., La philosophie de Saint Thomas d’Aquin face à la critique de la métaphysique par Kant, Nietzsche et Heidegger, dans S. Tommaso e il pensiero moderno, coll. Studi tomistici, 3, Città del Vaticano, s. d. (= 1974), pp. 257-283.

 

LANGLOIS J., Heidegger, Max Müller et le thomisme, dans Sciences ecclésiastiques, t. 9, Montréal, 1957, pp. 27-48. 

 

LINDBLAD U.-M., L’intelligibilité de l’être selon saint Thomas d’Aquin et selon Martin Heidegger, coll. Publications Universitaires Européennes, XX/208, Berne, Peter Lang, 1987.   

 

LOTZ J.-B., Martin Heidegger et Thomas d’Aquin, trad. P. Secretan, Paris, PUF, coll. Théologiques, 1988.

 

MARION J.-L., Saint Thomas d’Aquin et l’onto-théo-logie, dans Revue thomiste, n° 95, 1995, pp. 31-66.

 

MÜLLER M., Crise de la métaphysique : Situation de la philosophie au XXe siècle, trad. M Zemb, C. R. Chartier, J. Rovan, Paris, Desclée de Brouwer, 1953.

 

PEGORARO O., Note sur la vérité chez saint Thomas et M. Heidegger, dans Revue philosophique de Louvain, t. 74, 1976, pp. 45-55.

 

PROUVOST G., La contribution gilsonienne à la question de l’ontothéologie, dans Revue thomiste, n° 93, 1993, pp. 86-96.

 

RIOUX B., L’être et la vérité chez Heidegger et saint Thomas d’Aquin, Paris, PUF, 1963.

 

WELTE B., La métaphysique de saint Thomas d’Aquin et la pensée de l’histoire de l’être chez Heidegger, dans Revue des sciences philosophiques et théologiques, n° 50, 1966, pp. 601-614.

 

III. Autres:

 

 

1. Ouvrages anciens :

 

 

ARISTOTE, De l’âme, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1977.

 

ARISTOTE, Métaphysique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1977.

 

ARISTOTE, Physique, texte grec et trad. H. Carteron, Paris, Les Belles Lettres, 1996.

 

AUGUSTIN, Confessions, texte latin et trad. P. de Labriolle, Paris, Les Belles Lettres, 1989.

 

BOECE, La Consolation de la Philosophie, trad. J. de Meung, Rouen, Mont-Saint-Aignan, 2004.

 

PLATON, Timée, trad. E. Chambry, Paris, Garnier-Flammarion, 1969.

 

PLOTIN, Ennéades, texte grec et trad. E. Bréhier, Paris, Les Belles Lettres, 1989.

 

2. Etudes contemporaines :

 

 

CONRAD-MARTIUS H., Le problème du temps aujourd’hui et chez Aristote, dans Archives de philosophie, 1957, n° 20, pp. 483-498.

 

COURTINE J.-F., Suarez et le système de la métaphysique, Paris, PUF, coll. Epiméthée,

 

DUBOIS J., Signification ontologique de la définition aristotélicienne du temps, dans Revue thomiste, 1960, n° 60, pp. 38-79, 234-248.

 

DUBOIS J., Le temps et l’instant selon Aristote, Paris, 1967.

 

GILSON E., Notes sur l’être et le temps chez saint Augustin, dans Recherches augustiniennes, vol. 2, 1962, pp. 205-223.

 

GOLDSCHMIDT V., Le système stoïcien et l’idée de temps, Paris, Vrin, 1979.

 

GONORD A. (dir.), Le temps, Paris, Flammarion, coll. Corpus, 2001.

 

GUITTON J., Le temps et l’éternité chez Plotin et Saint Augustin, Paris, Vrin, 1971 (¹1933).

 

HUSSERL E., Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, PUF, 2002. Préface de Heidegger.

 

KANT E., Critique de la raison pure, trad. A. Renaud, Paris, Aubier, 1997.

 

MARTINEAU E., Aiôn chez Aristote « De Celio », I, 9 : Théologie cosmique ou cosmo-théologie, dans Revue de métaphysique et de morale, 1979, t. 84, pp. 32-69.

 

MOREAU M.-J., Le temps selon Aristote, dans Revue philosophique de Louvain, 1948, n° 46, pp. 57-84, 245-274.

 

 

Abstract

 

            La réflexion de saint Thomas d’Aquin sur l’éternité et le temps, que l’on ne saurait réduire à sa reprise dans l’école thomiste moderne, aboutit à manifester l’unité intime des deux termes tout en affirmant la distance infinie entre eux. Cette réflexion est fondée sur la découverte de l’actus essendi, concept-clé de la philosophie de l’Aquinate. L’approche phénoménologique aide à saisir le rôle insigne de la conscience humaine dans la conception thomasienne de la création et dans celle du rapport à la transcendance divine.

           

            Heidegger a systématiquement rejeté la pertinence philosophique de l’opposition temps/éternité, propre à la métaphysique dualiste occidentale. Sa réflexion sur la conjonction de l’être et du temps conduit à postuler la différence dans l’identité de l’Ereignis sans que la finitude temporelle de l’être soit remise en cause. La tension propre au concept heideggérien de temps peut être mise en parallèle avec la conception thomasienne du rapport temps/éternité, à condition de respecter les délimitations principales que posent chacun des penseurs.

 

 

            MOTS-CLÉ : temps – éternité – actus essendiintellectus/ratio – conscience – fondation – facticité – être – Dasein – vérité – identité – différence – finitude.      

 

 

TIME AND ETERNITY ACCORDING TO SAINT THOMAS AQUINAS AND MARTIN HEIDEGGER. - The reflection of saint Thomas Aquinas on eternity and time, which cannot be reduced to its interpretation in the modern Thomist school, leads to express the intimate unity of the two terms and at the meantime to claim the infinite distance between them. This reflection is based on the discovery of the actus essendi, key concept in Thomas’ philosophy. Phenomenological approach helps to grasp the major role of the human consciousness in Thomas’ conception of creation and of relation to the divine transcendence.

           

            Heidegger systematically rejected the philosophical relevance of time/eternity opposition, particular to Western dualistic metaphysics. His reflection on the conjunction of being and time leads to postulate the difference in the identity of Ereignis without reconsideration of the finitude of being. The particular tension of Heidegger’s concept of time can be paralleled with Thomas’s conception of the relation between time and eternity, on condition that the main delimitations of both thinkers are respected.

 

 

            KEY WORDS: time - eternity - actus essendiintellectus/ratio - consciousness - foundation – factical life - being - Dasein - truth - identity - difference - finitude.

 



[1] « Et qui voudrait méconnaître le fait que tout le chemin que j’ai parcouru jusqu’ici fut tacitement accompagné par le débat avec le christianisme – un débat qui ne fut pas et qui n’est pas un ‘problème’ glané au hasard, mais la sauvegarde de la provenance la plus propre – celle de la maison paternelle, de la patrie et de la jeunesse – et qui est en même temps le détachement douloureux de tout cela ? Seul celui qui fut ainsi enraciné dans un monde catholique réellement vécu aura quelque idée des nécessités qui ont influencé le chemin de mon questionnement parcouru jusqu’ici, telles des secousses telluriques souterraines », GA 66, p. 415, trad. et cité par Ph. CAPELLE, dans La signification du christianisme chez Heidegger, dans CARON M. (dir.), Heidegger, Paris, Cerf, 2006, pp. 295-328 : 296. 

[2] Paris, Téqui, 1934.

[3] L’être et Dieu, dans Revue thomiste, 1962, n° 62, pp. 398-416 (repris dans Constantes philosophiques de l’Être, Paris, Vrin, 1983, pp. 201-230). Une des annexes, publiée également en 1962, de L’Être et l’essence, Paris, Vrin, 1972, pp. 365-377, est consacrée au « cas Heidegger ».

[4] « Je laisse intentionnellement de côté tout ce qui, dans sa doctrine, concerne le Dasein, l’ex-sistant, c’est-à-dire, finalement, l’homme. Là, la parole ne lui fait pas défaut, mais on n’est plus sur le terrain de l’être de l’étant, on est dans l’étant même, qui constitue un ordre distinct de celui du Sein », ibid., p. 376.

[5] Cf. STEIN E., Essai de confrontation de la phénoménologie de Husserl et de la philosophie de saint Thomas, dans Phénoménologie et philosophie chrétienne, Paris, Cerf, 1987, pp. 31-55.

[6] Martin Heideggers Existenzialphilosophie, dans Edith Steins Werke. T. VI., Welt und Person, Louvain, Nauwelaerts, 1962, pp. 69-135.

[7] Cf. L’Être et l’essence, op. cit., p. 22.

[8] L’esprit dans le monde, trad. H. Rochais, R. Givord, Montréal, Guérin, 1997.

[9] Rahner emploie parallèlement et comme synonymes les expressions Vorgriff auf das Sein d’origine heideggérienne et Vorgriff auf das esse d’inspiration nettement thomiste.

[10] MÜLLER M., Crise de la métaphysique : Situation de la philosophie au XXe siècle, trad. M Zemb, C. R. Chartier, J. Rovan, Paris, Desclée de Brouwer, 1953.

[11]CORVEZ M., La place de Dieu dans l’ontologie de Martin Heidegger, dans Revue thomiste, 1953, n° 53, pp. 287-320 ; 1954, n° 54, pp. 79-102 ; 1955, n° 55, pp. 377-390 ; Id., L’Être de Heidegger est-il objectif ?, dans Revue thomiste, 1955, n° 55, pp. 565-581 ; Id., La pensée de l’être chez Martin Heidegger, dans Revue thomiste, 1965, n° 65, pp. 536-553 ; Id., L’idée de vérité dans l’œuvre de Martin Heidegger, dans Revue thomiste, 1966, n° 66, pp. 48-61. 

[12] Ibid., p. 48.

[13] WELTE B., La métaphysique de saint Thomas d’Aquin et la pensée de l’histoire de l’être chez Heidegger, dans Revue des sciences philosophiques et théologiques, n° 50, 1966, pp. 601-614.

[14] Procès de l’objectivité de Dieu, Paris, Cerf, coll. Cogitatio fidei, n° 41, 1969. Selon les intervenants du colloque, il s’agirait, « à l’heure actuelle », après les « élucidations de Heidegger » (p. IV), de remettre en cause l’enseignement de saint Thomas d’Aquin, puisque celui-ci « s’inscrit dans la ligne du projet ‘onto-théo-logique’ de la métaphysique » (p. 248) et porte la responsabilité « d’un mouvement qui aboutira dans la pensée moderne à la ‘mort de Dieu’ comme objet représenté » (p. 249).

[15] FABRO C., Participation et causalité selon Saint Thomas d’Aquin, Paris, Nauwelaerts, 1961, p. 618. 

[16] MARION J.-L., Saint Thomas d’Aquin et l’onto-théo-logie, dans Revue thomiste, n° 95, 1995, pp. 31-66. Dans cet article, J.-L. Marion rectifie la position qu’il avait prise à l’égard de Thomas d’Aquin dans son célèbre ouvrage Dieu sans être, où le Docteur du XIIIe siècle était encore traité comme un représentant typique de l’onto-théo-logie.

[17] RIOUX B., L’Être et la vérité chez Heidegger et saint Thomas d’Aquin, Paris, PUF, 1963 (préf. P. Ricoeur).

[18] LINDBLAD U.-M., L’intelligibilité de l’être selon saint Thomas d’Aquin et selon Martin Heidegger, coll. Publications Universitaires Européennes, XX/208, Berne, Peter Lang, 1987.   

[19] GEIGER L.-B., Ce qui est se dit en plusieurs sens, dans Scolastique, certitude et recherche. En hommage à Louis-Marie Régis, Montréal, 1980, pp. 85-111 ; Id., Heideggers Denken. Eine Wegweisung, dans Freiburger Zeitschrift für Philosophie une Theologie, 1976, n° 23, pp. 233-252.   

[20] Martin Heidegger und Thomas von Aquin, Pfullingen, Neske, 1975, trad. fr. P. Secretan, Paris, PUF, coll. Théologiques, 1988.

[21] Cf. Etudes phénoménologiques. Conscience et intentionnalité selon saint Thomas et Brentano, dans Archives de Philosophie, 1955, t. 19, pp. 63-87.

[22] Chez Empédocle, au V siècle av. J. C., qui écrivait : « De même qu’<Amour et Haine> ont existé dans le passé, ainsi existeront-ils : jamais, à mon sens, ne sera privée de ces deux forces la durée de vie indicible » (ηι γαρ και πάρος έσκε, και έσσεται, ουδέ ποτ’, οίω, τούτων αμφοτέρων κενεώσεταιάσπετος αών), cité et traduit par A. J. Festugière, dans son article Le sens philosophique du mot αών, dans Etudes de philosophie grecque, Paris, Vrin , 1971, pp. 254-271 : 258.

[23] BENVENISTE M., Expression indo-européenne de l’éternité, dans Bulletin de la Société Linguistique de Paris, 1937, t. 38, pp. 103ss. 

[24] FESTUGIERE A.-J., op. cit., pp. 255-257, 271.

[25] Expression de Proclus : « τον αιωνα αυτόν, ός εστιν του χρόνου πατήρ», In Platonis Rem Publicam commentarii, t. 2, Lipsiae, Kroll, 1901, p. 17, vv. 10-11.     

[26] Pour les détails, nous ne pouvons que renvoyer à l’article de Festugière cité ci-dessus. 

[27] Ibid., p. 258. Pour Anaximandre, l’αών est la vie de l’άπειρον qui englobe toutes les choses. Diogène d’Apollonie parlera de « l’Air doué d’intelligence » qui embrasse tout lui-aussi. Quelque soit l’appellation, on revient toujours à la même idée de l’αών embrassant la totalité des êtres,  ibid., p. 260. 

[28] Ibid., p. 259.

[29] In Platonis Timaeum Commentaria, Lipsiae, Diehl, 1906, p. 8. Cité par Festugière, op. cit., pp. 261, 263.

[30] « De même donc que le Modèle intelligible se trouve être un Vivant éternel, de même cet Univers visible lui aussi, le Démiurge s’efforça autant qu’il le pouvait, de le rendre tel (éternel). Or la nature du Vivant intelligible comporte une durée de vie sans fin, et cette qualité là, bien sûr, on ne pouvait l’attribuer entièrement à l’être engendré. Cependant le Démiurge concevait le dessein de produire une sorte d’image mobile d’éternité : aussi, dans le temps même qu’il organise le Ciel, il produit, de la vie éternelle immuablement fixe dans l’unité, une image d’une durée sans fin qui progresse selon le déroulement du nombre, cela précisément que nous appelons Temps », PLATON, Timée, 37 d, trad. A. J. Festugière, dans art. cit., p. 264.        

[31] D’où l’insuffisance de la conception platonicienne de l’éternité relevée, entre autres, par Saint Thomas dans la Summa theologica, I, q. 10, art. 4, resp. Les successeurs de Platon, en effet, ne cesseront pas de le « corriger » sur ce point. Le nunc immobile ne connaît certes ni le passé, ni l’avenir, mais Platon a manqué le sens profond de l’αών en le déterminant par la durée sans fin plutôt que par l’absence de toute idée de la durée. En corrigeant Platon, Plotin proposera cette nouvelle conception de l’éternité, ce qui marquera une nouvelle étape dans l’histoire de son concept, comme nous le verrons.    

[32] Consolation de la philosophie, V, pr. 6, v. 14.

[33] PLATON, Timée, 37 e.

[34] Nous trouvons cette définition du temps, devenue la plus classique de toutes, dans le IVe livre de Physique (219 b 35) : αριτμος κινήσεως κατα το πρότερον και ύστερον. Le passage de la Physique qui traite du temps (IV, 10-14) a été commenté par de très nombreux auteurs. Citons en quelques uns : CARTERON H., dans Bulletin de la faculté des lettres de Strasbourg, 1er novembre 1924, pp. 28-40 ; GUITTON J., Le temps et l’éternité chez Plotin et Saint Augustin, Paris, Vrin, 1971 (¹1933), pp. 49-54 ; FESTUGIERE A.-J., Le temps et l’âme selon Aristote, dans Revue des sciences philosophiques et théologiques, 1934, n° 23, pp. 5-28 (repris dans Id., Etudes de philosophie grecque, Paris, Vrin, 1971, pp. 197-220) ; MOREAU M.-J., Le temps selon Aristote, dans Revue philosophique de Louvain, 1948, n° 46, pp. 57-84, 245-274 ; DUBOIS J., Signification ontologique de la définition aristotélicienne du temps, dans Revue thomiste, 1960, n° 60, pp. 38-79, 234-248 ; Id., Le temps et l’instant selon Aristote, Paris, Desclée de Brouwer, 1967 ;  DECLOUX S., Temps, Dieu, liberté dans les commentaires aristotéliciens de Saint Thomas d’Aquin, Paris, Desclée de Brouwer, 1967. Saint Thomas d’Aquin et Heidegger eux aussi ont commenté ce passage d’Aristote : THOMAS D’AQUIN, In Phys., nn° 558-637 ; HEIDEGGER M., Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1985, pp. 279-308. Nous y reviendrons ultérieurement.

[35] Physique, VIII, 265b 8-10.

[36] Physique, IV, 221ab ; 225b ; VIII, 7, 260a 23 ; De caelo, I, 9, 279a 18. 

[37] Physique, IV, 222a – 223b. Cf. GUITTON J., Le temps et l’éternité chez Plotin et Saint Augustin, Paris, Vrin, 1971 (¹1933), pp. 52-53.

[38] Physique, IV, 218b – 219a, 223a 18-29. Par ailleurs Aristote fait de la pensée humaine une entité immuable et la place au-dessus du temps, Métaphysique, 1075a 5-10 ; De l’Âme, 403a 3-12, 408b 11-30. Mais justement ce νους humain est en lien avec le νους divin et avec le mouvement premier que celui-ci engendre, avec le temps astronomique. C’est pour cette raison qu’il peut mesurer les mouvements des êtres sublunaires, le temps physique. Mais quand l’homme individuel disparaît, le temps immanent aux mouvements des êtres sublunaires individuels n’est plus nombré, le νους divin étant bien au-delà de leur niveau. En général, on peut dire avec  le P. Sertillanges qu’Aristote a répondu au problème de l’objectivité et de la subjectivité du temps « en termes obscurs, sous forme dubitative », La philosophie de Saint Thomas d’Aquin, t. 2, Paris, Aubier – Montaigne, 1940, p. 40. « Ce problème plus fondamental du rapport entre le temps et l’âme est laissé pa Aristote sans réponse définitive », DECLOUX S., Temps, Dieu, liberté dans les commentaires aristotéliciens de Saint Thomas d’Aquin, Desclée de Brouwer, 1967, p. 133. C’est pourquoi tant de différentes interprétations de ce problème ont pu voir jour, de l’idéalisme de M.-J. Moreau, op. cit., à l’objectivisme de Sir D. Ross, cf. Aristotle’s Physics. A Revised Text with Introduction and Commentary, Oxford, Clarendon Press, 1936, p. 65.    

[39] Cf. FESTUGIERE A.-J., Le temps et l’âme selon Aristote, dans Etudes de philosophie grecque, op. cit., pp. 197-220.

[40] Physique, VIII, 265 a 25-26.

[41] Physique, VIII, 256 b 24-25.

[42] « Puisqu’il faut que le mouvement existe toujours et ne s’interrompe jamais, il doit y avoir une chose éternelle qui meuve en premier, soit une seule, soit plusieurs, et le premier moteur doit être immobile », Physique, VIII, 258 b 10, trad. H. Carteron, Paris, Les Belles Lettres, 1996, p. 121. La question de l’unicité et de la pluralité des premiers moteurs immobiles est largement débattue ailleurs, mais ne changent rien à notre propos. Voir, à ce sujet, la remarque d’Aristote lui-même : ibid., 259a 7-19. Ce qui compte pour nous, c’est cette affirmation : « L’idéal dont semble rêver Aristote, philosophe du mouvement, serait donc finalement celui d’un univers immobile ou tout au moins mimant à son niveau, dans la succession de ses cycles identiques et dans la permanence des espèce qui le composent, l’immobilité du premier Moteur », DECLOUX S., op. cit., p. 102.    

[43] « ως ερώμενον », Métaphysiques, 1072 b 3.

[44] Du Ciel, 279a 21, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1949, pp. 45-46. Cf. Physique IV, 221b 3-5. Notons cependant que pour Aristote, contrairement à l’avis de Platon, ce n’est pas le temps comme tel qui fait vieillir, mais une faiblesse intérieure. Si le Premier Moteur ne vieillit pas, c’est d’abord parce qu’il ne possède aucune faiblesse, et non qu’il ne soit aucunement dans le temps.  Nous pouvons constater par ailleurs que, pour Aristote, l’éternité de la vie parfaite du Premier Moteur se déroule bel et bien dans un temps infini, Physique, VIII, 267b 25. 

[45] Νόησις νοήσεως, Métaphysique, Λ, 1074 b 34. Ibid., 1072 b 26-28, 1073 a 4 : « … l’énergie du νους est vie ». L’exégèse des rapports entre les différentes conceptions aristotéliciennes du Moteur immobile (est-il l’Âme du premier Ciel, comme semble suggérer De Coelo, (I, 12, 292 b 22 par exemple), ou l’Acte pur absolument séparé du sensible, selon le livre Λ de Métaphysique ?) est un sujet déjà largement débattu, mais qui ne permet toujours pas des conclusions définitives. Voir JAEGER W., Aristoteles. Grundlegung einer Geschichte seiner Entwicklung, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1923 ; MANSION A., La genèse de l’œuvre d’Aristote, dans Revue néoscolastique de philosophie, 1927, n° 27, pp. 307-341, 423-466 ; AUBENQUE P., Le problème de l’être chez Aristote, Paris, PUF, 1962 ; RODIS-LEWIS G., Hypothèses sur l’évolution de la théologie d’Aristote, dans La philosophie et ses problèmes, Paris, 1960, pp. 45-60.

[46] Aristote développe sa conception de l’αών dans un célèbre passage du traité De Caelo, I, 9.

[47] Les choses « sont mues par un moteur immobile éternel, d’où leur changement éternel », Physique, VIII, 260 a 14-15, trad. H. Carteron, op. cit., p. 125. 

[48] Physique, VIII, 267b 24 : « Le premier moteur meut à la vérité d’un mouvement éternel et en un temps infini », ibid., p. 142.  

[49] DECLOUX S., op. cit., p. 164.

[50] A ce sujet, on lira les remarques d’E. Martineau, dans son article Aiôn chez Aristote « De Caelo », I, 9 : Théologie cosmique ou cosmo-théologie ?, dans Revue de métaphysique et de morale, 1979, n° 1, pp. 32-69.

[51] Physique IV, 10-14.

[52] Cette conception de l’instant en tant qu’indivisible, sépare Aristote de ses prédécesseurs, tel Zénon d’Elée, ou même Platon. Cf. ELDERS L., La philosophie de la nature de Saint Thomas d’Aquin : La nature, le cosmos, l’homme, Paris, Téqui, 1994, p. 110.

[53] THOMAS D’AQUIN, In Phys., n° 586.

[54] Cf. GOLDSCHMIDT V., Le système stoïcien et l’idée de temps, Paris, Vrin, 1979 (¹1953).

[55] Cette réflexion est basée principalement sur les conceptions cosmologiques. Nous ne nous y arrêtons pas, en renvoyant aux nombreux ouvrages écrits à ce sujet, entre autres : BABUT D., Plutarque et le stoïcisme, Paris, PUF, 1969 ; BREHIER E., Chrysippe, Paris, Alcan, 1910 ; Id., La théorie des Incorporels dans l’ancien stoïcisme, Paris, Vrin, 1987 (¹1928) ; BRUN J., Le stoïcisme, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 1958 ; GOLDSCHMIDT V., op. cit. ; MULLER R., Les stoïciens, Paris, Vrin, 2006.

[56] Cité dans GOLDSCHMIDT V., op. cit., p. 39.

[57] Ibid., p. 43.

[58] PLUTARQUE, Sur l’E de Delphes, ch. 20, trad. R. Flacelière, Paris, Les Belles Lettres, 1974, p. 32. 

[59] De officiis, I, 4, 11.

[60] GUITTON J., Le temps et l’éternité chez Plotin et Saint Augustin, op. cit., p. 46.

[61] Ibid., p. 47.

[62] Ibid., p. 56. Ennéades, III, 7, § 1. C’est dans cette troisième Ennéade, dans le livre 7 en particulier, que Plotin expose son enseignement sur l’éternité et le temps. 

[63] Ennéades, III, 7, § 3.

[64] GUITTON, op. cit., p. 57.

[65] Cf. Ennéades, III, 7, §§ 5-6.

[66] Cette nature de l’éternité, de l’Intelligence, est « auprès de l’Un ; elle vient de lui et va vers lui… elle reste toujours près de lui et en lui », Ennéades, III, 7, § 6, trad. E. Bréhier, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 133. Cette Intelligence garde l’unité parfaite grâce à cette proximité à l’Un : « La multiplicité qui caractérise le Nous (esprit) éternel est celle des Idées : c’est une multiplicité dans l’unité, chaque Idée étant à la fois particulière et comprise en toutes les autres. La multiplicité des Idées ne brise pas l’unité de l’esprit qui les tient toutes ensemble », GONORD A., Le temps, Paris, Flammarion, coll. Corpus, 2001, p. 223. L’âme ne peut pas accéder à l’Un lui-même, mais juste se préparer à la contemplation de son irradiation première, contemplation de l’Intelligence ; car, touché par l’âme, l’Un se détruirait en tant que l’Un, ou l’âme, affectée essentiellement par le multiple, se supprimerait en tant que telle. 

[67] Ennéades, III, 9. « On peut dire que l’éternité est la vie infinie ; ce qui veut dire qu’elle est une vie totale et qu’elle ne perd rien d’elle-même, puisqu’elle n’a ni passé ni avenir, sans quoi elle ne serait pas totale », Ennéades, III, 7, § 5, trad. E. Bréhier, op. cit., pp. 132-133. L’émanation de l’Intelligence, et donc de l’éternité, est également celle de l’être. C’est pourquoi, pareillement comme chez Platon, l’être de Plotin se dit comme celui qui est, mais non comme celui qui était ou sera. Cette idée semble bien illustrer l’interprétation que Heidegger donne à l’histoire métaphysique de l’appréhension de l’être. Comprendre l’être comme un présent subsistant, stable, éternel, atemporel, sans passé ni avenir, cela n’est-il pas notre tradition depuis Parménide jusqu’à nos jours ? Illustrons cela encore par les propos du célèbre commentateur de Platon et de Plotin, Proclus : « Le temps irrégulier, s’il existe, doit avoir l’’était’ et le ‘sera’, c’est-à-dire une partie qui s’est écoulée, une autre qui doit venir, ou bien s’il a seulement le ‘est’ sans ces deux autres, il sera Eternité, non Temps », Commentaire sur le Timée, IV, 37, 25, trad. A. J. Festugière, Paris, Vrin, 1967, p. 57, « Ce qu’il faut attribuer aux dieux et aux Intelligibles, c’est le ‘est’ totalement séparé de ces modalités temporelles (le ‘était’ et le ‘sera’), qui ne porte aucune trace du Temps, qui est défini d’après la seule mesure de l’Eternité », ibid., 42, 28-30, op. cit., p. 63.   

[68] Ennéades, III, 7, § 2, v. 32.   

[69] C’est toujours dans Ennéades, III, 7, §§ 11-12 que nous trouvons cette doctrine de Plotin exposée en lien avec le problème du temps. J. Guitton en donne un excellent résumé, op. cit., pp. 58-60.

[70] Cf. GUITTON J., op. ct., p. 57.

[71] Ennéades, VI, 2, § 7.

[72] Ibid., III, 7, § 4. Pour le processus et la perpétuité de l’émanation, égalée à une chute, à une faute, il faut relire toute la troisième Ennéade. Cf. GUITTON J., op. cit., pp. 62-65. 

[73] Ce temps de l’âme humaine se distingue en temps universel, qui anime tous les âmes, et en temps propre de chaque âme. Plotin débattra péniblement de la question du rapport entre les âmes individuelles et l’âme universelle. Mais nous abandonnons ici la réflexion de Plotin.

[74] Nous ne pouvons que renvoyer aux nombreux auteurs qui ont traité ce sujet passionnant et difficile. Entre autres, du point de vue thomiste : GILSON E., Le Thomisme, Paris, Vrin, 1997 (¹1919), pp. 9-45 ; Id., L’Esprit de la philosophie médiévale, Paris, Vrin, 1998 (¹1933), pp. 1-38 ; DUBARLE D., L’Ontologie de Thomas d’Aquin, Paris, Cerf, coll. Philosophie & Théologie, 1996, pp. 33-41. Tous les ouvrages de la collection Philosophie & Théologie, aux éditions de Cerf, contribuent considérablement à la réflexion sur cette problématique. 

[75] O. Cullmann pense ainsi sauver l’Ecriture Sainte de tout mélange avec la philosophie. Cf. Christ et le temps, Neuchalet – Paris, Delachaux et Niestlé, 1966 (¹1948), pp. 43-48 en particulier. En effet, Cullmann croit que l’idée philosophique de l’éternité consiste uniquement dans cette Unité au-delà de toute extension et de toute durée, inaugurée par Plotin, mais introuvable, selon Cullmann, dans la Bible. Imaginer donc l’éternité biblique comme la durée temporelle « dans son étendue totale, infinie, illimitée dans les deux directions » (ibid., p. 34), c’est revenir à la conception biblique pure de l’éternité divine, sans se mêler des spéculations métaphysiques. Le théologien suisse oublie que cette idée de la durée infinie est susceptible de porter tout le poids métaphysique des grecs. Cf. aussi BOUILLARD H., Karl Barth. Parole de Dieu et existence humaine, t. II, Paris, Aubier-Montaigne, 1957, p. 162 : « Les écrivains de la Bible conçoivent l’Eternité comme un temps primordial qui concerne en lui la substance de tous les temps, et dont dérive tout leur contenu ».

[76] RIGAUX B., Saint Paul : Les Epîtres aux Thessaloniciens, Paris, Gabalda, 1956, p. 631 ;  SASSE H., dans Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament, t. 1, Stuttgart, 1933, pp. 208-209.  

[77] « La création biblique implique un non-temps et un temps. La création est le début du temps », NEHER A., L’Essence du prophétisme, Paris, PUF, 1955, p. 130. Cf. à ce sujet les propos célèbres de Saint Augustin, dans La Cité de Dieu, XI, 6. 

[78] GUITTON J., op. cit., p. 65.

[79] Cf. LEVERT P., L’idée de Commencement, Paris, 1961. « Commencement du monde, commencement de l’histoire du salut, commencement du temps cosmique et salvifique, il est le terrible paradoxe du commencement absolu, en deçà duquel il n’y a rien, - rien sinon le Créateur qui fait exister la créature, sans composer ni faire nombre avec elle, et qui nous révèle ce qu’il a fait », MOUROUX J., Le mystère du temps, Paris, Aubier – Montaigne, 1962, p. 38.

[80] « L’aiônios n’est pas seulement celui qui est sans commencement et sans fin, mais celui qui est tellement élevé au-dessus du monde terrestre qu’il peut y intervenir pour rendre le monde participant de sa propre condition, lui qui échappe au mouvement indéfini d’avancée et de recul des choses de ce monde, et domine tous les instant de notre temps, dont aucun n’est définitif », RAHNER K., Ecrits théologiques, T. 1, Paris, DDB, 1959, p. 63. Disons par ailleurs que, à l’instar  de l’éternité biblique qui refuse certains concepts philosophiques de l’éternité, la notion biblique du temps donne congé aux conceptions cycliques du temps dominantes chez les indiens ou les grecs, cf. MOUROUX J., op. cit., p. 56.    

[81] Cf. CHENU M.-D., La théologie au douzième siècle, Paris, Vrin, 1957, pp. 129-134.

[82] Sur le rapport de Saint Thomas à Denys l’Aréopagite, devenu pour nous Pseudo-Denys, voir les remarques synthétiques d’E. Gilson, dans Le Thomisme, Paris, Vrin, 1997 (¹1919), pp. 161-167. Cf. aussi CHENU M.-D., Introduction à l’étude de Saint Thomas d’Aquin, Montréal – Paris, Vrin, 1993 (¹1950), pp. 192-196 ; DECLOUX S., op. cit., pp. 66-68 ; DURANTEL J., Saint Thomas et le Pseudo-Denys, Paris, Alcan, 1919.  

[83] « Parfois, saint Thomas lui-même se lasse d’avoir tant à faire pour extraire de ces formules sibyllines le sens correct dont en fait il les charge. Il s’arrête alors un instant, et grommelle. Ce Denys est bien obscur ! In omnibus suis libris obscuro utitur stylo, et qu’il le fasse de propos délibéré, ex industria, ne change rien à l’affaire », GILSON E., Le Thomisme, op. cit., p. 161.  

[84] Que la pensée sur le rapport entre l’éternité et le temps occupait une place centrale chez les Pères, cela peut être montré par une multitude de citations tirées de chaque page de leurs écrits. « Ainsi donc, il n’y a qu’un seul et même Dieu. C’est lui qui roule les cieux comme un livre et qui renouvelle la face de la terre. C’est lui qui a fait les choses temporelles pour l’homme, afin que celui-ci, atteignant parmi elles la plénitude de sa stature, produise pour fruit l’immortalité, et qui fait venir les éternelles à cause de son amour pour l’homme, ‘afin de montrer aux siècles à venir l’insondable richesse de sa bonté’ (Eph. 2, 7 ; 3, 8) », IRENEE, Contre les Hérésies,  IV, 5, 1, trad. A. Rousseau, Paris, Cerf, 1985, p. 415.  

[85] Mais Plotin lui-même a sans doute puisé une partie de sa réflexion dans la Bible qu’il a connue lors de son séjour à Alexandrie, en s’intéressant à la tradition juive représentée par Philon, cf. GUITTON J., op. cit., p. 65.

[86] Contra Eunomium, lib. I, dans PG, t. 45, col. 365-368, trad. et cité dans MOROUX J., op. cit., p. 23.

[87] C’est à la suite des Pères que Boèce écrira, au début du VI siècle, au sujet de l’éternité : «Aeternitas (…) est  interminabilis vitae tota simul et perfecta possessio », Philosophiae Consolatio, V, pr. 6, v. 4. 

[88] « Ecce quod est esse : Principium mutari non potest », In Joannis Evangelium, XXXVIII, cap. 8, n° 11, Pat. lat., t. 35, col. 1682. « La vraie différence entre l’éternité et le temps est que le temps n’est exempt ni de changement, ni de capacité de changement (sine aliqua mobili mutabilitate), tandis que dans l’éternité il n’y a aucun changement (nulla mutatio)», La Cité de Dieu, XI, 6, Paris, Desclée de Brouwer, 1959, t. 35, p. 48 (trad. mod.). Voici une conjonction impressionnante que Saint Augustin accomplit entre Platon et la Bible : « Mais ce qui me fait presque souscrire moi-même à l’idée que Platon n’a pas complètement ignoré l’Ancien  Testament, c’est que lorsqu’un Ange porte le message de Dieu au saint homme Moïse, qui demande le nom de celui qui lui ordonne de marcher à la délivrance du peuple Hébreu, il lui soit répondu ceci : Je suis celui qui suis ; et tu diras aux enfants d’Israël : c’est CELUI QUI EST, qui m’a envoyé vers vous. Comme si, en comparaison de celui qui est vraiment, parce qu’il est immuable, ce qui a été fait muable n’était pas. Or ceci, Platon en a été intensément convaincu, et il a mis tous ses soins à le faire valoir », Ibid., VIII, 11, op. cit., pp. 270-272 (trad. mod.). « Elles sont, à la vérité, puisque c’est par Toi qu’elles sont ; mais elles ne sont pas, parce qu’elles ne sont pas ce que Tu es ; cela seul, en effet, est vraiment, qui demeurent immuablement », Confessions, VII, 11 (17), Etudes Augustiniennes, 1992, t. 13, p. 618 (trad. mod.). Pour une explication détaillée du lien entre Platon et la Bible dans la pensée de Saint Augustin quant à la problématique de l’être, de l’éternité, de l’immutabilité et du temps, voir GILSON E., Notes sur l’être et le temps chez Saint Augustin, dans Recherches augustiniennes, 1962, vol. II, pp. 205-223.        

[89] Cf. In Joannis Evangelium, XXXVIII, cap. 8, n° 10, Pat. lat., 35, col. 1680.

[90] « Je ne vois donc pas comment on pourrait dire que Dieu, dont l’éternité ne saurait comporter aucun changement, Dieu qui est le Créateur des temps et Celui qui les ordonne, a créé ce monde après les espace temporels qui le divisent… », La Cité de Dieu, XI, 6, op. cit., p. 50 (trad. mod.).

[91] « Deus per quem omnia, quae per se non essent, tendunt esse », AUGUSTIN, Soliloq., I, 1, 2, Pat. lat., t. 32, col. 869. « L’état de la créature dispersée dans le temps, avec le mélange d’être et de néant qui le caractérise, correspond à peu près à ce que l’on a nommé plus tard l’’existence’ », GILSON E., Notes sur l’être et le temps chez Saint Augustin, op. cit., p. 210. « Le temps, être qui tend à ne pas être, est aussi être qui tend à être, et dans les deux cas, imperfection, insatisfaction, puisqu’il tend », GILLET R., Temps et exemplarisme chez Saint Augustin, dans Augustinus Magister : Congrès International Augustinien, Paris, 21-24 septembre 1954, t. 2, Paris, Etudes Augustiniennes, pp. 933-941 : 934.      

[92] « Si le présent pour être temps, doit se perdre dans le passé, comment pouvons-nous affirmer qu’il est lui aussi, puisque l’unique raison de son être c’est de n’être plus ? De sorte qu’en fait si nous avons le droit de dire que le temps est, c’est parce qu’il s’achemine au non-être », Confessions, XI, 14 (17), Pat. lat., t. 14, p. 300 (trad. mod.).  

[93] Cf. Confessions, II, 1 (1) : « Colligens me a dispersione in qua frustratim discissus sum ». Comment c’est par la foi que Saint Augustin résout le problème du rapport entre l’éternité et le temps, voir CAMELOT T., A l’éternel par le temporel, dans Revue des études augustiniennes, 1956, vol. 2, pp. 163-172. Comment le rapport entre l’éternité et le temps est pensé par Saint Augustin comme une sorte d’élan spirituel que réalisent, chacune à son niveau, l’âme chrétienne, l’Ecriture Sainte et l’Eglise, toutes animées par l’Incarnation, voir GILLET R., op. cit., pp. 935-936, 937- 940.  

[94] Confessions, III, 6 (11).

[95] Ibid., I, 2 (2), Pat. lat., op. cit., t. 13, p. 276 (trad. mod.).

[96] « Dans la pensée d’Augustin, les deux termes ‘être’ et ‘immuable’ sont rigoureusement synonymes : l’être étant proportionnel à l’immutabilité, chaque chose mérite le nom d’être pour autant qu’elle est immuable, cela seul étant ‘vraiment être’ qui jouit d’une parfaite immutabilité. Pour identifier ainsi Dieu à l’immuable, Augustin pouvait assurément invoquer des textes de l’Ecriture… », GILSON E., Notes sur l’être et le temps chez Saint Augustin, op. cit., p. 206. « Aeternitas, ipsa Dei substantia est », AUGUSTIN, Enarratio in Ps. 101, n° 10, Pat. lat., t. 37, col. 1311.) ; De Trinitate, V, 2, 3, Pat. lat., t. 42, col. 912.   

[97] Sur ces difficultés de Saint Augustin à expliquer philosophiquement la présence de Dieu dans la créature, voir GILSON E., Le Tomisme, op. cit., pp. 158-160. Sur ces mêmes difficultés quant au rapport de Dieu à l’histoire, GUITTON J., Le temps et l’éternité chez Plotin et Saint Augustin, op. cit., pp. 318-326.

[98] « … nullum uero tempus totum esse praesens », Confessions, XI, 11 (13), op. cit., t. 14, p. 294.

[99] « … cum animus sit etiam ipsa memoria (…), ipsam memoriam vocantes animum”, ch. 14, 21-22, Pat. lat., op. cit., pp. 179, 181. 

[100] Cf. BARASH J. A., Les temps de la mémoire. A propos de la lecture heideggérienne de saint Augustin, dans Transversalités, 1996, n° 60, pp. 103-112 : 105.

[101] Cf. De Trinitate, voir Œuvres t. XVI, 14, 10-11.

[102] Confessions, X, 8.

[103] Ibid., XI, 11.

[104] De consensu evang., I, XXXV, 53, Pat. lat., t. 34, col. 1069-1070.

[105] Voici comment J. Chaix-Ruy résume la pensée de Saint Augustin sur ce point : « Au fur et à mesure que la science devient plus possédante et plus proche d’une authentique Sagesse, les trois ek-stases du temps cessent de se diviser et de se perdre dans les profondeurs du passé et dans les arcanes de l’avenir. Passé et avenir coïncident en un présent de plus en plus dense, et le glissement n’est plus qu’à peine saisissable qui emporte le second vers le premier. Non seulement le changement devient simple déplacement, mais la mobilité même donne le sentiment de l’immobilité. Certes l’éternité n’est point atteinte, mais le temps semble se calquer et comme se modeler sur elle, comme s’inscrit dans un cercle parfait le pentagone tracé par le compas d’or », Saint Augustin : Temps et Histoire, Paris, Etudes augustiniennes, 1956, p. 69.

[106] GILSON E., Notes sur l’être et le temps chez Saint Augustin, op. cit., p. 222.

[107] Cf. CHAIX-RUY J., Saint Augustin, op. cit., pp. 55-72 ; Id., La Cité de Dieu et la structure du temps chez Saint Augustin, dans Augustinus Magister : Congrès International Augustinien, Paris, 21-24 septembre 1954, t. 2, Paris, Etudes Augustiniennes, pp. 923-931. 

[108] Cf. ibid., p. 923.

[109] Saint Augustin donne la description détaillée de cette chute dans La Cité de Dieu. Si Caïn a tué son frère, c’est en étant provoqué par un mouvement intérieur qui n’est rien d’autre que le temps comme tel, et, dans le cas donné,  non référé à l’éternité. Un court résumé de la description de cette chute est donné dans ibid., pp. 928-931. 

[110] Pour un exposé plus explicite de ce point, voir ibid., pp. 924-927, 930-931 ; aussi les articles cités de R. Gillet et T. Camelot ainsi que GUITTON J., Justification du temps, Paris, PUF, 1941 où l’auteur montre le « mécanisme » même par lequel le temps, l’âme, accueille l’éternité, selon Saint Augustin (surtout pp. 72-73). 

[111] La différence entre Saint Augustin et Saint Thomas « est moindre qu’on ne le dit quelquefois, car ‘l’être éternel’ augustinien n’est pas un banal ‘être toujours’ ; l’éternité indique une qualité d’être, une profondeur, et pour ainsi dire, une densité d’être qui répond à ‘l’Être thomiste’, LUBAC H., Sur les chemins de Dieu, Paris, Aubier-Montaigne, 1956, p. 324.

[112] CHENU M.-D., La Théologie comme science au XIIIe siècle, Paris, Vrin, 1969 (¹ 1943) ; GILSON E., L’Esprit de la philosophie médiévale, Paris, Vrin, 1989 (¹1932).    

[113] THOMAS D’AQUIN, Summa theologica, I, q. 29, a. 1, ad. 1. Pour l’influence de Boèce à Saint Thomas d’Aquin quant à l’élaboration de la doctrine de la Sainte Trinité, ce qui intéressera également notre étude, voir DUBARLE D., L’Ontologie de Thomas d’Aquin, op. cit., pp. 182-192. 

[114] « Aeternitas (…) est interminabilis vitae tota simul et perfecta possessio », De consolatione philosophiae, V, pr. 6, v. 4. C’est en fonction de cette définition que Saint Thomas entame sa réflexion sur l’éternité dans la Somme theologique, I, q. 10, a. 1.  

[115] Les textes de Plotin qui présentent toutes les ressemblances avec la formule boécienne : Ennéades, III, 7, §§ 3, 11. 

[116] « Ce qui est soumis à la loi du temps peut bien, comme c’est l’opinion d’Aristote à propos du monde, n’avoir ni commencement ni fin, et sa vie tendre vers l’infini du temps, ce n’est pas encore d’une nature telle qu’on puisse avec raison la dire éternelle », De Consolatione Philosophiae, V, pr. 6, v. 6, trad. J.-Y. Guillaumin, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 141. 

[117] MARENBON J., Le Temps, l’éternité et la prescience de Boèce à Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 2005. L’auteur soutient que Boèce, et Saint Thomas à sa suite, aurait conçu l’éternité non comme a-temporelle, mais comme temporelle dans la mesure où elle englobe le temps du point de vue épistémique (elle le connaît), pp. 48-53, 117-118, 157-162. J. Marenbon admet que sa position s’oppose à des interprétations classiques (Cajetan, Sylvestre de Ferrare, Banez, Jean de Saint-Thomas), modernes (Maritain, Garrigou-Lagrange, de Finance), mais aussi contemporaines (Kretzmann, Stump), pp. 125-129. En empruntant d’autres pistes de recherche que celles qui sont explorées par J. Marenbon, nous verrons à notre tour que le rapport temps / éternité selon saint Thomas est infiniment plus fine qu’une sèche opposition conceptuelle.

[118] « In cognitionem aeternitatis aportet nos venire per tempus », Summa theologica, I, q. 10, a. 1, resp.

[119] Ibid., a. 2, resp.

[120] Ibid., qq. 12-13.

[121] « Numerus motus secundum prius et posterius », Sentences, I, d. 19, q. 2, a. 1 ; Summa contra Gentiles, I, c. 55, § 7. Aristote dit : αριτμος κινήσεως κατα το πρότερον και ύστερον, Physique, IV, 219 b 1-2.

[122] Sentences, II, d. 3, q. 2, a. 1, ad. 5 ; d. 12, q. 1, a. 5, ad. 2 ; Quodlibet, II, q. 3 ; Summa contra Gentiles, I, c. 15, § 3 ; c. 66, § 7 ; II, c. 19, § 5 ; Summa theologica, I, q. 10, a. 1, a. 4, a. 6 ; q. 46, a. 1, ad. 7 ; q. 66, a. 4, ad. 3 ; In Jo, n° 4, etc.

[123] In Phys., nn° 558-637. Sur la façon avec laquelle Saint Thomas s’est confronté, dans son commentaire, à la réflexion de ses contemporains qui eux aussi se revendiquait d’Aristote, notamment Averroès et Albert le Grand, voir MANSION A., La théorie aristotélicienne du temps chez les péripatéticiens médiévaux, dans Revue néoscolastique, 1934, n° 36, pp. 275-307.   

[124] Quodlibet, II, q. 3.    

[125] Summa contra Gentiles, I, c. 55, § 7. Cf. « Le temps n’excède pas le mouvement », ibid., c. 66, § 7 ; « C’est ensemble que sont donc divisés le temps, le mouvement, et ce que franchit le mouvement », ibid., II, c. 19, § 5 ; « La succession du temps est causée par le mouvement, comme le philosophe le montre (Physique, IV, 219 a 22-25) », De Potentia, q. 3, a. 14, ad. a. s. 1 ; « Quiconque perçoit n’importe quel mouvement perçoit le temps », In Phys., n° 574. 

[126] In Phys., nn° 577, 580.

[127] Summa contra Gentiles, II, c. 96, § 10. « L'avant et l'après dans le mouvement et le temps suivent l'avant et l'après dans l'étendue, comme on le dit dans les Physiques », De Malo, q. 16, a. 7, resp.

[128] Summa contra Gentiles, II, c. 19, §5.

[129] In Phys., V, lec. 2. Cf. Summa contra Gentiles, II, c. 19, § 5.

[130] Ibid., c. 17, § 2. Thomas d’Aquin cite ici Aristote, Physique, III, 201 a 10-11. Cf. Summa theologica, I, q. 9, a. 2, resp. 

[131] Sentences, I, d. 37, q. 4, a. 1, ad. 3.

[132] C’est ainsi que A.-D. Sertillanges exprimait la pensée de Thomas d’Aquin quant à la doctrine ontologique de la puissance et de l’acte. A celui qui prête l’oreille, cette expression ouvre la piste qui mènera loin. Pour le moment, laissons en suspens cette donnée décisive pour notre étude, citons juste la suite de l’affirmation du Père Sertillanges : « Celles mêmes dont nous dirons qu’elles ne deviennent point se présentent cependant à nous sous l’angle du devenir, de telle sorte que le langage créé pour celui-ci s’y applique », La philosophie de Saint Thomas d’Aquin, T. 1, Paris, Aubier-Montaigne, 1940, pp. 62-63.  

[133] Physique, VIII, 267 b 1-5.

[134] DECLOUX S., Temps, Dieu, liberté dans les Commentaires Aristotéliciens de Saint Thomas d’Aquin, Paris, Desclée de Brouwer, 1967, p. 102.

[135] DUBARLE D., L’idée hylémorphiste d’Aristote, dans Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 1952, n° 36, pp. 3-29 : 18.

[136] DECLOUX S., op. cit., p. 102.

[137] Ainsi nous retrouvons l’idée aristotélicienne de l’éternité qui consiste en durée permanente, sans début ni fin, mais qui peut être, en tant que durée, mesurée par le temps lequel peut être qualifié, dans ce cas, comme le temps infini. Elle ne coïncide avec le temps mesurant les êtres en mouvement que comme une mesure formelle, comme une idée de mesure, et elle en diffère quant aux spécificités des êtres mesurés, le repos absolu d’un côté, le mouvement de l’autre. Pourtant cette idée d’une commune mesure formelle suffit pour affirmer un système unique et total qui chasse toute transcendance plus radicale : « Aristote conclut du mouvement éternel à l’existence d’une cause motrice éternelle : la cause est en quelque sorte égalée à l’effet qu’elle justifie et qu’elle mesure formellement, et on ne dépasse pas réellement dans l’éternité du premier Moteur le ‘faux infini’ que semble manifester le mouvement de l’univers », ibid., p. 178. 

[138] Cf. BREMOND A., Le dilemme aristotélicien, Paris, Beauchesne, Archives de Philosophie, n° 10, 1933. « La finalité des sphères célestes éternellement satisfaite par la perfection de leur mouvement circulaire arrête cet élan de la finalité humaine, enferme l’homme dans ce monde du devenir et ramène l’intérêt du savant à l’étude des formes fixes, définissables, abstraites et seules assurées de pérennité. Science de la vie ou science des idées dans les choses, l’opposition demeurera », ibid., p. 85.

[139] MUGNIER R., La théorie du premier moteur et l’évolution de la pensée aristotélicienne, Paris, Vrin, 1930, surtout ch. II et III. 

[140] GILSON E., L’Être et l’Essence, Paris, Vrin, 2000, (¹1948), pp. 49-65.

[141] « Philosophie de la génération, la pensée d’Aristote est en même temps philosophie du général, la même racine GEN exprimant ces deux pôles de sa réflexion », DECLOUX S., op. cit., p. 108.

[142] In Phys., nn° 574, 631-637 ; Sentences, II, d. 2, q. 1, a. 1 ; Summa theologica, I, q. 10, a. 6 ; Summa contra Gentiles, IV, c. 82, § 9.

[143] Summa theologica, I, q. 2, a. 3, resp. : « Donc il est nécessaire de parvenir à un moteur premier qui ne soit lui-même mû par aucun autre, et un tel être, tout le monde comprend que c'est Dieu ». Cf. Summa contra Gentiles, I, c. 13, § 3 ; c. 20, § 8.   

[144] Summa contra Gentiles, I, c. 20 (II), § 4 ; Summa theologica, I-II, q. 31, a. 2 ; cf. In Phys., n° 605.

[145] « L’intellectualiste resolutio comporte un acte religieux, que ne doit jamais masquer l’échafaudage rationnel ; dialectique et contemplation y demeure affectueusement conjuguées, dans une très haute expérience », CHENU M.-D., Introduction à l’étude de Saint Thomas d’Aquin, Montréal-Paris, Vrin, 1993 (¹1950), p. 161.

[146] Summa theologica, I, q. 3, a. 4. Pour comprendre plus amplement la distinction du plan substantiel et du plan existentiel chez saint Thomas, voir GILSON E., L’Être et l’Essence, op. cit., pp. 81-123.

[147] Summa theologica, I, q. 2, a. 3 ; Somme contre les Gentil, I, c. 13.

[148] Summa theologica, I, q. 45, a. 1. « C’est dire alors combien diffère, techniquement et spirituellement, le Dieu d’Aristote et le Dieu de Saint Thomas, parce que diffère la preuve aristotélicienne du premier moteur, ontologiquement absent de tout le reste, et la voie thomiste vers l’Ipsum Esse subsistens, dont l’être des choses révèle la présence, par sa déficience même », CHENU M.-D., op. cit., p. 161.

[149] Summa theologica, I, q. 9, a. 2 ; q. 10, a. 2 ; q. 104 ; Summa contra Gentiles, III, c. 65.

[150] Summa theologica, q. 10, a. 4, ad. 3. Cf. In Jo, n° 4.  

[151] Summa theologica, I, q. 10, a. 5, resp., ad. 4.

[152] Ibid., ad. 1 et 3 ; q. 66, a. 4, ad. 3. Tel est également le cas des corps célestes (ibid., q. 10, a. 5, resp. ; In De Coelo, n° 64 : soulignons, dans ce commentaire d’Aristote, l’expression « per effluxum a primo principio » qui dépasse sans doute le cadre d’un simple commentaire). Quand il se place au niveau existentiel, c’est-à-dire quand il décrit la créature en tant que telle, en tant que finie, saint Thomas emploie indifféremment les mots temps, mouvement, changement (Summa theologica, I, q. 10, a. 4), et devient de nouveau très précis lorsqu’il redescend au niveau « physique » (ontique) et décrit la différence entre les créatures, d’où la distinction entre le temps et l’aevum par exemple, ibid., aa. 5, 6. Pour appuyer notre interprétation des passages cités ci-dessus, précisons que les « mouvements » chez les créatures spirituelles dont parle saint Thomas, ne sont pas de même espèce que les mouvements physiques, puisqu’il n’ y a pas, chez l’ange, la composition de la forme et de la matière. Il s’agit des « mouvements » lesquels proviennent directement de leur condition de créature, de finitude, du niveau existentiel, puisque la seule composition qui leur est propre est celle de la forme et de l’existence. Pour entrer plus au fond dans ces questions, il faut connaître la doctrine thomasienne des anges, ibid., qq. 50-64. Pour une discussion plus ample de cette problématique, voir LOTZ J.-B., Martin Heidegger et Thomas d’Aquin, Paris, PUF, 1988, pp. 179-185 ; SERTILLANGES A.-D., La philosophie de Saint Thomas d’Aquin, T. 1, op. cit., pp. 186-187.  

[153] DECLOUX S., op. cit., pp. 108-115. Cf. In Met., nn° 1219-1222.

[154] Le Père A.-D. Sertillanges a présenté cette finitude ontologique de la créature en détectant, chez saint Thomas, l’affirmation du « devenir substantiel » qui constitue comme un arrière-fond de tout devenir accidentel : pour saint Thomas, « l’être mobile est mobile dans son être même ; il est, comme tel, éternellement fluent ; il se défait ou se fait à fond par la génération et la destruction, comme il se fait ou se défait selon ses modes par l’altération, l’augmentation ou le mouvement local. Un devenir permanent et radical le travaille, ne respectant de lui qu’une potentialité réelle, un indéterminé de pouvoir », La philosophie de Saint Thomas d’Aquin, T. 2, op. cit., p. 4. Mais citons saint Thomas lui-même, qui affirme une sorte de devenir de toute substance créée comme telle : « Etre créé, c'est en quelque manière devenir, on vient de le voir. Or, le devenir est ordonné à l'être. Donc, les êtres auxquels il convient proprement de devenir et d'être créés sont ceux auxquels il convient d'être. Et cela convient à proprement parler aux sujets subsistants, qu'ils soient simples, comme les substances séparées, ou qu'ils soient composés, comme les substances matérielles », Summa theologica, I, q. 45, a. 4, resp.    

[155] Summa theologica, I, q. 9, a. 2, resp.

[156] In Jo, n° 4.

[157] « Nous ne serons plus étonnés, abordant avec saint Thomas la question du devenir substantiel, d’en trouver les principes ‘proches du néant’, ‘propre nihilum’ – Pascal et saint Thomas se rencontre ici – et d’être invités à en dévorer le mystère », SERTILLANGES A.-D., op. cit., t. 2, p. 3.  

[158] Sur la notion de la négativité chez Aristote, voir DECLOUX S., op. cit., pp. 115-119.

[159] ARISTOTE, Métaphysique, 1055.

[160] «… on ne part jamais que parce qu’on est déjà parti, on n’apprend que ce que l’on sait déjà, on ne devient que ce que l’on est », AUBENQUE P., Le problème de l’être chez Aristote, Paris, PUF, 1962, p. 446.  

[161] Cf. De la génération et la corruption, I, 3.

[162] In Met., n° 2437 ; In Phys., n° 61.

[163] Cf. Summa contra Gentiles, II, c. 17.

[164] In Phys., VI, lec. 5, fin.

[165] LOTZ J.-B, op. cit., pp. 187-188. Cf. In Phys., n° 594. J.-B. Lotz voit un lien entre la réflexion de Thomas d’Aquin et la théorie des « quanta » de Planck : « Par ailleurs, les quanta de la physique ne sont aucunement des éléments originaires simples, mais comme l’indique déjà le terme ‘quanta’ des matériaux manifestant une extension et à chaque fois une succession ou une contiguïté ou des degrés d’intensité, ce qui les éloigne du point zéro. Bien qu’ils ne puissent subir aucun fragmentation physique, leur extension propre est pourtant telle qu’un segment diffère d’un autre et que dans chaque segment se dessinent d’autres partie, jusqu’à l’infini. Par conséquent, même le mouvement discontinu est essentiellement soumis à la non-identité, et nous demeurerons dans le presque-rien », ibid., p. 189.  

[166] Thomas d’Aquin a admit lui-même la faiblesse de cette démarche : plutôt que creuser ce qu’est le mouvement, elle projette sur lui des modes propres à la pensée, et tous les sophismes d’un Zénon d’Elée se présentent alors pour révéler son insuffisance. In Phys., VI, lec. 11. Cf. SERTILLANGES A.-D., La philosophie de Saint Thomas d’Aquin, t. 2, op. cit., pp. 29-31.

[167] « Le terme ‘néant’ ne doit signifier pour l’intelligence que le néant-être de raison au sens strict de la scolastique, la pure et simple négation de tout l’être. Dès lors le ex nihilo de la locution facere ex nihilo ne comporte que la signification d’un ordre, lui aussi relation de raison, entre les termes ‘être’ et ‘néant’. L’allégation pensante de cet ordre n’est qu’un moyen intellectuelle humain de se saisir de la vérité de la création ainsi que de la condition créée de la créature », DUBARLE D., L’ontologie de Thomas d’Aquin, Paris, Cerf, 1996, p. 218.   

[168] Summa theologica, I, q. 9, a. 2, resp.

[169] Ibid.,  q. 104, a. 1, ad. 1 ; a. 3, resp.

[170] Ibid., a. 4.

[171] In Phys., III, lec. 5 ; n° 629, trad. et cité dans SERTILLANGES A.-D., op. cit., t. 2, p. 31. « L’ordre d’antériorité et de postériorité en sa synthèse, qui est le mouvement, est donc le fait de l’âme. C’est elle qui lie la gerbe. Sans l’âme, il n’y aurait pas de mouvement, mais seulement des états de succession sans lien, une multiplicité sans unité, multiplicité, d’ailleurs, indéterminée, puisque le continu n’a de parties actuelles que par les divisions qu’on y opère », ibid., pp. 31-32.

[172] In Phys., n° 579.

[173] De Veritate, q. 1, a. 1 ; Summa theologica, I-II, q. 94, a. 2, resp. ; Sentences, I, d. 8, q. 1, a. 3. Cf. GILSON E., Le thomisme, Paris, Vrin, 1997, pp. 291-292.

[174] Notons bien la différence entre le geste divin de la création en elle-même et la situation ontologique de la créature consistante en la réception incessante de l’être. Seule cette dernière, « interne » à la créature, peut être traitée comme « mouvement ontologique », puisqu’elle accueille à tout moment quelque chose de nouveau,  d’irréductible à ce qui était déjà. Il s’agit d’un vécu « subjectif », propre à la créature, du geste de la création. Mais la création elle-même n’est pas un mouvement ou un changement quelconque, Summa theologica, I, q. 45, a. 1 ; a. 2, ad. 2.

[175] De Veritate, q. 15. ROUSSELOT P., L’intellectualisme de Saint Thomas, Paris, Beauchesne, 1936 (¹1908) ; ROMEYER B., Saint Thomas et notre connaissance de l’esprit humain, Paris, Beauchesne, Archives de philosophie, 1928 ; PEGHAIRE J., Intellectus et ratio selon S. Thomas d’Aquin, Paris-Ottawa, Vrin, 1936 ; JOLIVET R., L’intuition intellectuelle et le problème de la métaphysique, Paris, Beauchesne, 1934 ; LOTZ, op. cit., pp. 103-137.

 

[176] In Phys., III, lec. 3, trad. et cité dans SERTILLANGES A.-D., op. cit., t. 2, p. 31.

[177] In Phys., n° 576.

[178] Ibid., n° 406.

[179] Ibid., nn° 577-580.

[180] Ibid., n° 629.

[181] Summa theologica, I, q. 10, a. 6, resp.

[182] Quodlibet, II, q. 3. Cet ajustement cache derrière lui toute la problématique de l’ « objectivité » et de la « subjectivité » du temps, sur laquelle nous reviendrons, cf. In Phys., n° 573. Elle manifeste la complexité et la difficulté tout à fait extraordinaire de la question du temps. Beaucoup d’auteurs cherchent une issue par une sorte de voie moyenne : « Le temps est une réalité étroitement solidaire des changements d’êtres contingents, conçus comme un ordre caractérisé à l’aide de la relation prius et posterius », MAZIERSKI S., Temps et Eternité, dans WENIN E. (ed.), L’homme et son univers au Moyen-Âge, Louvain-La-Neuve, Editions de l’Institut supérieure de philosophie, 1986, pp. 876-881 : 879.  

[183] In Phys., nn° 581, 594, 637. Cf. : « Or, ce temps, bien qu’il semble appartenir par son genre au nombre des choses séparées, puisqu’il est un nombre, parce qu’il n’est pas simplement un nombre, mais le nombre de ces choses continues, à savoir, les mouvements, devient lui-même continu, comme [le nombre] dix, simplement considéré, est quelque chose de séparé, mais dix aunes de tissu sont quelque chose de continu », Quodlibet, II, q. 3, resp.; « Si le temps est un nombre, ce n'est pas comme abstrait, hors de ce qui est nombré, mais comme immanent dans ce qu'il nombre; sans cela le temps ne serait pas continu: dix aunes de drap ne tirent pas leur continuité du nombre dix, mais du drap ainsi nombré. Or, le nombre concret, immanent aux choses, n'est pas le même pour tous, il se diversifie avec les choses », Summa theologica, I, q. 10, a. 6, resp.  

[184] In Phys., n° 573.

[185] Cf. SERTILLANGES A.-D., op. cit., t. 2, p. 43. Nous allons reprendre cette problématique importante dans le passage suivant.

[186] Quodlibet, II, q. 3.

[187] In Phys., n° 629.

[188] Summa theologica, I, q. 66, a. 4, ad. 3.

[189] De Potentia, q. 3, a. 14, ad. a. s. 9.

[190] In Phys., nn° 581, 594.

[191] Cf. Somme contre les Gentils, I, c. 55, § 7.

[192] In Phys., n° 626.

[193] Ibid., n° 629.

[194] Ibid., n° 626.

[195] La justification de cette affirmation capitale prendra une place remarquable dans notre étude. Citons pour le moment le Père Sertillanges au sujet du statut « objectif » et « subjectif » du mouvement : « On voit que pour Saint Thomas, chez qui l’être mobile comme tel représente la nature en son dernier fond, l’objectif et le subjectif ne sont pas séparés comme deux choses. Ou si l’on veut, la personne et la chose ne sont pas emmurés chacun en soi. La chose mouvement a besoin de la pensée pour être : elle est donc en partie personne, conscience, sujet, en même temps qu’objet. L’homo additus naturae n’est pas suffisant ; il faut que l’homme soit mêlé à la nature, pour que la nature subsiste. Le réel est une synthèse. Le réel est plein d’âme. Il y a là une donnée que Saint Thomas n’a pas poussée à fond. C’est une amorce par où la critique la plus moderne pourra le rejoindre », op. cit., t. 2, p. 32. Cf. CONRAD-MARTIUS H., Le problème du temps aujourd’hui et chez Aristote, dans Archives de philosophie, n° 20, 1957, pp. 483-498, en particulier p. 485.   

[196] Summa theologica, I, q. 66, a. 4, ad. 3 ; Summa contra Gentiles, III, c. 84, § 6 ; IV, c. 82, § 9 ; c. 97, § 2 ; In Phys., n° 635. 

[197] D’où, d’ailleurs, la modification de la définition aristotélicienne du temps, modification employée largement dans la littérature scolastique : « Tempus est numerus primi motus », In Phys., n° 635, « le temps est le nombre du mouvement premier ».  

[198] « La vraie raison de l'unité du temps, c'est l'unité du mouvement premier, mouvement qui, étant le plus simple de tous, mesure tous les autres, comme il est dit dans la Métaphysique d'Aristote. Ainsi donc, le temps, comparé à ce mouvement premier, n'est pas à son égard dans l'unique relation de mesure à chose mesurée, mais aussi d'accident à sujet, et c'est ainsi qu'il en reçoit l'unité. Au contraire, avec les autres mouvements, le temps n'entretient que la relation de mesure à chose mesurée. Aussi ne se multiplie-t-il pas avec ces mouvements, car une mesure unique, dès lors qu'elle est séparée, suffit à un nombre indéfini d'objets », Summa theologica, I, q. 10, a. 6, resp. Cf. Sentences, II, d. 2, q. 1, a. 2 ; De Spiritualibus Creaturis, a. 9, ad. 11 ; Summa theologica, I-II, q. 31, a. 2, resp.

[199] Notons qu’Aristote n’a jamais développé explicitement le problème de l’unicité du temps en ayant recours au mouvement du ciel. Saint Thomas semble s’inspirer, sur ce point, d’Averroès et d’Albert le Grand, voir MANSION A., La théorie aristotélicienne du temps chez les péripatéticiens médiévaux, dans Revue néoscolastique de philosophie, 1934, t. 36, pp. 275-307.

[200] In Phys., n° 574, trad. A.-D. Sertillanges, dans op. cit., t. 2, p. 43.

[201] Q. 3 (a. 5), resp. « Augustin donne à entendre une différence entre les temps par la différence même entre les mouvements », ibid., ad. 1. « Quelque chose est un selon que cela est et est dit être. En effet, ce qui est dit être selon un genre commun est un selon le genre, et ce qui est dit être selon l’espèce est un selon l’espèce, mais non pas un selon le nombre. Il ne découle donc pas du fait qu’il existe plusieurs hommes que l’homme n’existe pas, et de même il ne découle pas du fait qu’il y ait plusieurs temps que le temps n’existe pas », ibid., ad. 2. Cf. In Phys., n° 637 ; Somme théologique, I, q. 10, a. 6, resp.

 

[202] Op. cit., p. 305.

[203] Op. cit., p. 143.

[204] Ibid., pp. 143-144.

[205] « Le fondement du temps, en effet, c’est la nature popre de l’être créé, qui n’est pas purement être, mais doit cheminer dans l’existence, afin de se réaliser : du surgissement à l’épanuissement et à la dissolution, c’est le mouvement même de la créature. C’est cette exigence de cheminement existenitiel qui entraîne le temps ; et c’est l’acte créateur qui ouvre le temps du monde, en ouvrant, à chaque être à la totalité des êtres, leur chemin d’existence. Le temps implique donc l’intervalle entre l’acte créateur et la réalité créée ; il naît de cet intervalle même ; il mesure le cheminement des créatures, parce qu’il l’ouvre, le scande, et le clôt ; il est la condition nécessaire de tout devenir, et pour l’homme, la condition existentielle de son accomplissement personnel. Et s’il n’existe aucune possibilité de temps chez l’être qui est purement être, par contre, il existe autant de formes de temps qu’il existe de formes de cheminement, d’évolution, de développement, chez l’être en devenir. Le cheminement des astres, celui de la vie, celui de la psychè, - tous ouvrent dans l’épaisseur du temps créé, une exigence propre de temps, une forme propre de temporalité », MOUROUX J., Le mystère du temps, op. cit., pp. 44-45.   

[206] Cf. « Il y a lieu d’observer aussi que l’unité du temps, commune mesure des événements de ce monde, est rattachée par saint Thomas (comme par nous pratiquement) au mouvement du ciel. La différence est que saint Thomas croyait à l’indéfectibilité de ce mouvement, comme à sa régularité parfaite, et que nous n’y croyons plus. Disons mieux : il n’y a pas de mouvement du ciel ; ce n’est là qu’une apparence ; il y a DES mouvements emboîtés selon des lois variables, il y a DES ensembles partiels, mais point d’unité, point de mouvement type, point de norme première des mouvements de la nature, tout au moins dans l’état actuel de notre science. Il s’ensuit qu’il y a des temps propres à chaque être ou à chaque groupe d’êtres, mais que LE temps, le temps commun qui nous sert à nombrer les années et les jours, n’est qu’une mesure conventionnelle, utile pour nous, mais n’ayant aucun caractère d’objectivité », SERTILLANGES A.-D., Renseignements techniques, dans THOMAS D’AQUIN, Summa theologica. Dieu, t. 1, Paris, Tournai, Rome, 1947, pp. 355-356.    

[207] « Restent les temps relatifs, qui, en dépit d’évidences prétendues, se trouvent finalement seuls en cause, et dont il eût donc été intéressant de pousser l’étude. On eût ainsi été amené à reconnaître un temps tension, ou temps virtuel, en corrélation avec la quantitas virtualis ou intensio que comporte le système. Les conséquences en pouvaient porter loin au point de vue psychologique. Or, il appert que cette voie n’a pas été explorée », SERTILLANGES A.-D., La philosophie de Saint Thomas d’Aquin, op. cit., t. 2, p. 44.

[208] Cf. ELDERS L., La philosophie de la nature de Saint Thomas d’Aquin : la nature, le cosmos, l’homme, Paris, Tequi, 1994, p. 119, note 24 ; MAZIERSKI S., op. cit., p. 878 ; SERTILLANGES A.-D., op. cit., t. 2, p. 44. « Disons tout simplement qu’il faut renoncer à de pareilles prétentions », ibid.

[209] Cf. In De Coelo, n° 287 ; Somme théologique, I, q. 104, a. 4. Sur la convergence de cet enseignement de saint Thomas avec la science contemporaine, voir DUBARLE D., L’ontologie de Thomas d’Aquin, op. cit., pp. 234-235.  Pour le problème de l’éternité de l’âme humaine, voir Somme théologique, I, q. 75, a. 6 ; Somme contre les Gentils, II, c. 55, §§ 13-15 ; c. 79, § 6 ; c. 84, § 5 ; IV, c. 82, § 6.

[210] Summa theologica, I, q. 10, a. 2 ; q. 104, a. 3, ad. 1 ; Summa contra Gentiles, III, c. 65.

[211] On connaît largement l’avis de saint Thomas, selon lequel imaginer ce commencement comme un changement d’un état du point de vue temporel, comme s’il était précédé par un « moment de temps » antérieur, serait une piège de l’imagination, Summa theologica, I, q. 46, a. 1, ad. 8. « Ante principium mundi non fuit aliquod tempus reale sed imaginarium », De Potentia, q. 3, a. 1, ad. 10.

[212] Il s’agit des substances spirituelles ou encore des corps célestes dont la mesure serait effectivement une sorte de temps infini, mais dérivé tout de même, puisque dépendant entièrement de l’acte créateur, Summa theologica, I, q. 9, a. 2 ; q. 10, aa. 2, 3 ; In De Caelo, n° 287. Sur la doctrine thomasienne de la participation, dans ses différents nivaux, nous ne pouvons que renvoyer à ces ouvrages classiques : FABRO C., Participation et causalité selon Saint Thomas d’Aquin, Louvain-Paris, 1961 ; GEIGER L. B., La participation dans la philosophie de saint Thomas, Paris, 1942. 

[213] In De Caelo., nn° 259, 264.

[214] Summa theologica, I, q. 9, a. 2, resp.

[215] « Par différence d’avec ce système de l’ουσία substance-essence, la temporalité se présente non comme un déterminant ‘ontologique’ de ce qui est, mais comme un trait ‘ontique’ de l’actualité même de l’univers physique. Dans la mesure où cela est reconnu, où il n’est plus possible de se contenter de l’attitude philosophique grecque professant d’une part l’intemporalité de l’ουσία intelligible, d’autre part l’éternité de l’ensemble cosmique, et enfin le caractère foncièrement accidentel de ce qui n’est qu’être de fait, c’est la problématique d’un tout autre registre de l’ontologie qui commence d’être en vue. L’ontologie de l’ ‘ontique’, et plus seulement de l’ ‘ontologique’, s’il est permis de s’exprimer ainsi, est en germe dans cette théologie de la temporalité à laquelle on voit ici saint Thomas s’exercer », DUBARLE D., L’Ontologie de Thomas d’Aquin, op. cit., pp. 235-236.    

[216] Summa theologica, I, q. 45, a. 2, ad. 3 ; q. 104, a. 1, ad. 4. Cette atemporalité de l’acte créateur est à comprendre comme le résultat de sa négation en tant que mutatio.  

[217] Ibid, I, q. 9, a. 2, resp.  

[218] In Phys., n° 1152ss. ; Cf. Summa theologica, I, q. 10, a. 4.  

[219] In Phys., n° 970.

[220] Cf. DECLOUX S., op. cit., pp. 176-180.

[221] In Phys., n° 987. Saint Thomas attribuait à Aristote lui-même l’affirmation d’un Dieu créateur de l’être, ibid., n° 996, ce qui est sans doute une exagération due à la tendance de saint Thomas à mettre un nouveau sens aux énoncé sans rien changer dans leur expression littérale.

[222] Surtout dans Summa theologica, I, qq. 44-46 ; Somme contre les Gentils, II, cc. 31-38.

[223] Summa theologica, I, q. 46, a. 2, resp.

[224] Ibid.

[225] Cf. In Phys., n° 993 : « quae est omnino extra genus temporis ».

[226] Somme théologique, I, q. 46, a. 2, resp. ; L’homme « pense en effet le ce que c’est en abstrayant les intelligibles des conditions sensibles, de sorte que selon cette opération, il ne comprend l’intelligible ni sous le temps ni sous aucune condition des choses sensibles », Somme contre les Gentils, II, c. 96, § 10.

[227] Sentences, I, d. 19, q. 2, a. 1.

[228] Ibid. : « Ce qui est, pour le temps, une sorte d’élément matériel – savoir l’avant et l’après - , cela est fondé sur le mouvement ; mais l’élément formel s’accomplit dans l’opération de l’âme qui nombre ; et c’est pourquoi le philosophe a dit que s’il n’y avait pas d’âme, il n’y aurait pas de temps », trad. dans MOUROUX J., op. cit., p. 63, note 13. Cf. Sentences, I, d. 19, q. 5, a. 1 ; II, d. 12, q. 1, a. 5, ad. 2.

[229] Ibid., I, d. 19, q. 2, a. 1.

[230] Ibid., II, d. 12, q. 1, a. 5, ad. 2.

[231] In Phys., II, 223, n° 6, Léon.

[232] Ibid., ; n° 629.

[233] Cf. les analyses minutieuses du Père A.-J. Festugière, dans l’article Le temps et l’âme, dans Etudes de philosophie grecque, Paris, Vrin, 1971, pp. 197-220 : 206-209 en particulier. 

[234] Ibid., pp. 215-216.

[235] In Phys., n° 572.

[236] Simplicius : « Ceux qui souffrent du corps ou de l’âme, ceux qui sont dans un état d’attente ou de désir, par le fait même de l’intensité de ce mouvement intérieur, exagèrent leur estimation du temps » ; Aristophane : « Jamais le jour ne poindra : et cependant voilà longtemps que j’ai ouï chanter le coq » ; Théocrate : « Ceux qui désirent, un seul jour les transforme en vieillards », cité dans FESTUGIERE A.-J., op. cit., p. 217, note 2.

[237] Confessions, XI, 23, 29.

[238] In Phys., n° 573 : « intentio animae », trad. A. J. Festugière, dans Le temps et l’âme, op. cit., p. 220.

[239] Cf. ibid., nn° 559-560, 629.

[240] « Il reste que le temps, comme le mouvement, implique à la fois conscience et être. La conscience, d’ailleurs, n’est-elle pas être aussi ? En raison de l’unité du sujet et de l’objet dans la connaissance, l’âme fait partie de l’univers ; et l’univers connu, partie de l’âme. L’objet et le sujet se partagent la réalité et en joignent les frontières. Une zone commune existe, et les difficultés des deux parts s’y accumulent. Ce qui nous fait connaître le mouvement, chose fuyante et confuse, c’est le mobile, chose actuelle et accessible. Ce qui nous fait saisir le temps, c’est le présent, pour une raison semblable. Mais le présent comme tel, aussi bien que le mobile comme tel, enveloppent l’obscurité commune du mouvement et du temps, parce qu’ils sont mêlés d’âme », SERTILLANGES A.-D., op. cit., t. 2, p. 41.  

[241] Summa theologica, I, q. 78, a. 4.

[242] « sensus proprii », ibid., a. 2, ad. 3.

[243] Ibid., a. 4.

[244] Ibid.

[245] Ibid.

[246] Ibid., ad. 5. « Cogitare » est étymologiquement « co-agitare », c’est-à-dire « faire aller ensemble », « accorder », « unifier ». 

[247] Ibid., a. 4. 

[248] Ici, nous prenons ce terme dans sa signification la plus vaste où se rejoignent les deux sens nettement distingués ailleurs : la ratio en tant que la nature même de l’homme, dont nous avons l’idée par le biais du concept, et la ratio en tant que le pouvoir cognitive de l’homme dont l’exercice, justement, dévoile, « met en pratique » cette même nature humaine.

[249] Saint Thomas n’a pas développé explicitement la réflexion sur la constitution de l’avenir. Cependant à partir de ses propos dans la q. 78, a. 4, que nous avons résumé ici, cette constitution est aisément déductible. Cf. LOTZ J.-B., op. cit., pp. 95-100.

[250] Cf. In Phys., n° 596.

[251] Summa contra Gentiles, II, c. 96, § 10 ; III, c. 61, § 5 ; Summa theologica, I-II, q. 113, a. 7, ad. 5. 

[252] Ibid., I, qq. 76, 77.

[253] Ibid., q. 78, a. 4, ad. 5 ; De Veritate, q. 14, a. 1, ad. 9 ; De Anima, n° 397.

[254] « Le mouvement étant continu, en raison de la quantité continue qu’il parcourt, le temps, nombre du mouvement quant à son essence, se trouve être cependant continu, de telle sorte qu’en le percevant, nous percevons non pas une succession d’unités sans intermédiaires, ainsi que serait un nombre d’objets ; mais une continuité fluente, où le nombre est à l’état poténtiel, tellement que nous pouvons l’y déterminer d’une façon qui ne dépend que de nous-mêmes. Le mystère du continu un et multiple se retrouve là. Il devait s’y retrouver, puisque le temps est un calque vital du mouvement, calqué lui-même sur l’étendu inerte », SERTILLANGES A.-D., op. cit., t. 2, pp. 39-40.

[255] Summa theologica, I, q. 77, a. 7, ad. 3.

[256] Ibid., q. 14.

[257] Cf. Summa contra Gentiles, I, c. 7 ; III, c. 57, c. 61 ; Summa theologica, I, q. 93. 

[258] Summa contra Gentiles, II, cc. 55, 79 ; III, c. 61 ; IV, c. 82, § 9 ; In Jo, n° 1069. Cf. « Intellectus est supra tempus quod est numerus motus corporalium rerum », Summa theologica, I, q. 85, a. 4, ad. 1.

[259] « Le sens est comme une participation incomplète de l'intelligence. On peut donc dire qu'il procède naturellement de l'intelligence, comme l'imparfait du parfait », Ibid., q. 77, a. 7.

[260] Summa contra Gentiles, III, c. 22 ; De Potentia, q. 3, a. 10, ad. 4.

[261] « L’âme intellective est créée aux confins de l’éternité et du temps (…) : elle est en effet la dernière dans l’ordre des intellects, et cependant sa substance s’élève au-dessus de la matière corporelle, et n’en dépend pas. Mais l’action par laquelle elle s’unit aux réalités inférieures, qui sont dans le temps, est temporelle », Summa contra Gentiles, III, c. 61, § 5. « L’âme humaine est de soi supérieure au temps, mais par accident elle en dépend selon que son acte d’intellection est en rapport avec le continu et le temps, par le moyen des images dans lesquelles l’intelligence considère les idées », Summa theologica, I-II, q. 113, a. 7, ad. 5.

[262] Résumons avec ce mot de M.-J. Nicolas : « Ce qui n’est pas soumis au mouvement n’est pas soumis au temps. Ainsi la pensée humaine n’est soumise au temps que par son rapport avec les images qui, elles, y sont soumises. D’elle-même elle est hors du temps. L’âme n’est pas par elle-même soumise au temps, mais bien le composé dont elle est le principe formel », art. Temps, temporel, dans THOMAS D’AQUIN, Summa theologica, t. 1, Paris, Cerf, 1984, p. 118. Cf. De Potentia, q. 3, a. 10, ad. 8. « Parce que la conscience dépasse le temps tout en l’impliquant, elle est capable de connaître, de comprendre, et d’unifier l’univers ; elle est capable d’en comprendre l’ordre, c’est-à-dire : sa finalité, son cheminement dans l’être, et le temps qui le mesure », MOUROUX J., op. cit., p. 63. « On le voit – et cette conclusion découle immédiatement du développement thomiste - : sans être spirituel il ne peut y avoir d’histoire véritable. Une succession des instants du devenir selon la pure extériorité ne fournira jamais par elle-même une totalisation qui fasse de ce devenir un tout. A l’horizontale du devenir, il faut ajouter la verticale du rapport à la durée spirituelle – et finalement à l’éternité divine – pour ‘justifier’ intégralement la réalité du temps », DECLOUX S., op. cit., p. 148.    

[263] Summa theologica, I, q. 9, a. 2, resp. ; « Tout dans les réalités de la nature est soumis au changement », In Jo, n° 4.  

[264] On se souviendra, à ce sujet, de la doctrine thomasienne des transcendantaux, tout particulièrement de la convertibilité de l’être et du vrai : ibid., q. 16, a. 3 ; De Veritate, q. 1, a. 1.   

[265] Summa theologica, I, q. 8. Evidement, la « mesure » humaine des choses s’exerce tout autrement que la « mesure » divine. Il y a pourtant une analogie. Différence infinie n’empêche pas, paradoxalement, une certaine communauté. Vaste sujet, dans lequel nous entrerons progressivement.

[266] Cf. Summa theologica, I, q. 87, a. 3 en particulier.

[267] « L'âme est en quelque manière toutes choses », dit Aristote, De l’Âme, 431 b 21. Cette phrase d’Aristote est une de celles que Saint Thomas ne se lasse pas de citer. Summa theologica, I, q. 16, a. 3, resp. ; De Veritate, q. 1, a. 1.

[268] « On voit que pour Saint Thomas, chez qui l’être mobile comme tel représente la nature en son dernier fond, l’objectif et le subjectif ne sont pas séparés comme deux choses. Ou si l’on veut, la personne et la chose ne sont pas emmurés chacun en soi. La chose mouvement a besoin de la pensée pour être : elle est donc en partie personne, conscience, sujet, en même temps qu’objet. L’homo additus naturae n’est pas suffisant ; il faut que l’homme soit mêlé à la nature, pour que la nature subsiste. Le réel est une synthèse. Le réel est plein d’âme. Il y a là une donnée que Saint Thomas n’a pas poussée à fond. C’est une amorce par où la critique la plus moderne pourra le rejoindre », SERTILLANGES A.-D., La philosophie de Saint Thomas d’Aquin, op. cit., t. 2, p. 32. Cf. BRETON S., La déduction thomiste des catégories, dans Revue philosophique de Louvain, 1962, t. 60, pp. 5-32 : 11-12. En fait, c’est la redécouverte, chez saint Thomas, de la doctrine de l’actus essendi qui ouvre la possibilité d’envisager le temps au-delà du clivage moderne subjectif/objectif. D’ailleurs, tout le tableau thomasien des catégories doit être compris de nouveau à partir de cette doctrine, cf. ibid., p. 32. Tant que cette doctrine de l’actus essendi sera manquée, les thomistes eux-mêmes manqueront la profondeur de ce que leur maître enseigne sur le temps. Ils s’avéreront souvent incapables de comprendre ces autres disciples de saint Thomas, qui envisageront les problèmes philosophiques à partir de cette doctrine : voir, par exemple, les attaques de F.-X. Maquart contre J. Maréchal, dans l’article L’espace et le temps, règles universelles et a priori de la sensibilité, dans Revue thomiste, 1930, n° 35, pp. 3-23.  

[269] Summa theologica, III, q. 6, a. 2 ; Summa contra Gentiles, III, c. 57 ; c. 61, § 5 : « L’âme intellective est créée aux confins de l’éternité et du temps, comme le dit le Livre des causes, et comme on peut le voir par ce qui précède : elle est en effet la dernière dans l’ordre des intellects, et cependant sa substance s’élève au-dessus de la matière corporelle, et n’en dépend pas. Mais l’action par laquelle elle s’unit aux réalités inférieures, qui sont dans le temps, est temporelle. Donc l’action par laquelle elle s’unit aux réaltés supérieures, qui sont au-dessus du temps, participe à l’éternité. Or telle est surtout la vision par laquelle elle voit la substance divine. Donc, elle devient par cette vision participante de l’éternité ; et de même, pour la même raison, tout autre intellect créé qui voit Dieu ». On sait que saint Thomas réserve la vision de Dieu pour la vie dans l’au-delà. On ne manquera pas de noter cependant que la capacité même de cette vision est inscrite dès la création dans la nature humaine. Cette capacité, pleinement en acte dans l’au-delà, n’est pas stérile dans la vie terrestre. C’est justement elle qui est appelée participation, donc déjà en acte d’une certaine manière. C’est pourquoi on peut observer souvent comment saint Thomas, parlant de ces choses, passe subitement du futur au présent. Cela exprime toute la difficulté et l’effort de bien dire le mystère du rapport entre Dieu et l’homme où l’être de ce dernier est plus que ce qu’il est.     

[270] Summa theologica, I, q. 78, a. 4.

[271] La création elle-même n’est pas temporelle : ibid., q. 45 ; Summa contra Gentiles, II, cc. 17-19.

[272] Il faut se souvenir ici de la doctrine thomasienne des transcendantaux concernant l’être et l’un, Summa theologica, I, qq. 3, 11.

[273] La dimension volontaire de la création (Summa theologica, I, q. 19, a. 4 ; Summa contra Gentiles, II, c. 23 ; De Potentia, q. 3, a. 15) sépare radicalement la vision de saint Thomas du surgissement des choses de celle de Plotin. Avec l’accent mis sur la dialectique entre l’Un divin créateur et la complexification au sein des créatures, on pourrait en effet tenter des analogies quant à la conception du temps chez les deux penseurs. Mais, selon saint Thomas, le temps et le mouvement sont voulus par l’Un, pour eux-mêmes, la créature est désirée par le Créateur, pour ce qu’elle est, ce que Plotin refuse à admettre.

[274] Ce point a été pris pour thème par J. B. Lotz, dans son ouvrage Martin Heidegger et Thomas d’Aquin, op. cit., que nous considérons également comme l’une de tentatives les plus célèbres de rapprochement entre saint Thomas et Heidegger.  

[275] Summa theologica, I, q. 42, a. 2, ad. 4. Cf. ibid., q. 10, a. 1, ad. 5 ; Summa contra Gentiles, I, c. 66, § 7.

[276] Sur ce point, Saint Thomas reprend Aristote : In Phys., n° 588 ; cf. Somme théologique, I, q. 66, a. 4, ad. 5.

[277] « L'instant du temps demeure le même réellement dans tout le cours du temps, mais il change notionnellement. Car, l'instant du temps est au mobile ce que le temps est au mouvement. Or le mobile demeure réellement le même dans tout le cours du temps, mais il change notionnellement, étant ici, puis là, et c'est cette succession qui est le mouvement. De la même manière, le flux de l'instant, selon qu'il change notionnellement, c'est le temps », Summa theologica, I, q. 10, a. 4, ad. 2.

[278] Sentences, IV, d. 17, q. 1, a. 5, sol. 3, ad. 1 ; d. 49, q. 3, a. 1, sol. 3.

[279] Physique, 220 a ; 222 a 19. Voir les analyses de Heidegger à ce sujet, dans Concepts fondamentaux de la philosophie antique, trad. A. Boulot, Paris, Gallimard, 2003, pp. 195, 342-344.

[280] GUITTON, Le temps et l’éternité chez Plotin et Saint Augustin, op. cit., p. 51.

[281] In Phys., n° 617 ; Summa theologica, I, q. 46, a. 1, ad. 7 ; Summa contra Gentiles, II, c. 36, § 5.

[282] « La création est instantanée. Aussi est-ce dans le temps même de sa création qu’une chose est crée, tout comme c’est dans le temps même de son illumination qu’une chose est éclairée », Summa contra Gentiles, II, c. 19, § 6 ; cf. § 7.

[283] Ibid., I, c. 66, § 7.

[284] A la fin de notre étude, nous reviendrons néanmoins sur le sens fondamental de la finitude de l’homme, laquelle se maintiendra même dans les conditions de la béatitude, alors que la vision de Dieu sera effectivement en acte. 

[285] In Phys., n° 586 ; cf. Somme théologique, I, q. 10, a. 1, resp. ; a. 2, ad. 1 ; q. 42, a. 2, ad. 4.

[286] Cf. Summa contra Gentiles, II, c. 96, § 10.

[287] Cf. In Jo, n° 1069.

[288] Sentences, IV, d. 49, q. 3, a. 1, sol. 3 ; Summa theologica, I-II, q. 113, a. 7, ad. 5.

[289] Cf. DECLOUX S., op. cit., p. 66.

[290] De Potentia, q. 3, a. 14, ad. s. c. 3.

[291] Summa theologica, I, q. 10, a. 2, resp. Nous avons ici les expressions ratio aeternitatis et ratio temporis. Cf. Compendium theologiae, I, c. 5 ; In Jo, n° 4.  

[292] Cf. In Phys., n° 586.

[293] Summa theologica, I, q. 9, a. 2, resp. ; cf. In Sent., I, d. 8, q. 3, a. 2.

[294] « De ce qui précède il ressort que Dieu est absolument immuable », ibid., a. 1, resp. « De ce qui précède », à savoir des premières questions de la Summa theologica, où saint Thomas médite justement sur Dieu en tant que l’actus essendi, ce qui justifie l’interprétation que nous faisons ici de la notion thomasienne de l’immutabilité (q. 9). Voir aussi Summa contra Gentiles, c. 15 : « Tout être qui commence ou qui cesse d'exister, le subit sous l'influence d'un mouvement ou d'un changement. Or nous avons montré que Dieu est absolument immuable. Il est donc éternel, sans commencement ni fin. Seuls les êtres soumis au mouvement sont mesurés par le temps, ce temps qui est, comme le montre le IVe Livre des Physiques, le nombre du mouvement. Or Dieu, on l'a prouvé plus haut, ne connaît absolument pas de mouvement. Il n'est donc pas mesuré par le temps, et l'on ne peut concevoir en lui ni d'avant ni d'après. Il lui est impossible d'avoir l'être après le non-être, impossible de connaître le non-être après l'être, et l'on ne peut trouver dans son être aucune succession: toutes choses qui sont impensables en dehors du temps ». Cf. Compendium theologiae, I, c. 6.

[295] « Dieu seul est immuable au sens absolu, et toute créature est mobile en quelque manière …», Summa theologica, I, q. 9, a. 2, resp. ; Summa contra Gentiles, c. 15.

[296] Summa theologica, I, q. 10, a. 4, ad. 3.

[297] Sur la connaissance de Dieu par la voie négative, voir un texte récapitulatif : Summa contra Gentiles, c. 14. La notion de l’immutabilité y est d’ailleurs privilégié : « Pour avancer dans la connaissance de Dieu selon la voie négative, prenons comme point de départ ce qui a été mis en lumière plus haut, à savoir que Dieu est absolument immobile ». Dans Compendium theologiae, I, (cc. 5-41), tous les traits de Dieu sont découverts à partir de l’immutabilité. L’accentuation de cette notion provient sans doute du fait que la distinction immuable/mouvement exprime le mieux la distinction ontologique entre l’étant comme acte et l’Acte de l’acte.

[298] Summa theologica, I, surtout q. 2, a. 3 et q. 3 (la reprise et l’application à l’immutabilité dans la q. 9, a. 1, resp). Aussi Summa contra Gentiles, c. 15.

[299] Cf. GILSON E., Le Thomisme, op. cit., pp. 119-120.

[300] Sur cet état des choses, voir les remarques sommaires et profondes de D. Dubarle, L’ontologie de Thomas d’Aquin, op. cit., pp. 115-126.

[301] Sur la notion de la Vie divine : Summa theologica, I, q. 18.

[302] Summa theologica, I, q. 15. BRITO E., Dieu en mouvement ? Thomas d’Aquin et Hegel, dans Revue des sciences religieuses, 1988, pp. 111-136 : 112-114.   

[303] Summa theologica, I, q. 9, a. 1, ad. 1.

[304] « Aeternitas (…) est interminabilis vitae tota simul et perfecta possessio », De consolatione philosophiae, V, pr. 6, v. 4.

[305] PHILIPPE M.-D., De l’Être à Dieu, Paris, Téqui, 1977, p. 409.

[306] Summa theologica, I, q. 10, a. 2, resp.

[307] Ibid.

[308] In Phys., n° 586. « Quand on dit que le présent immobile fait l'éternité, c'est selon notre façon de concevoir. De même que la perception du temps en concevant que le présent s'écoule, est causée en nous par la perception de l'écoulement de l'instant, ainsi l'idée de l'éternité est causée en nous lorsque nous concevons un instant immobile », Summa theologica, I, q. 10, a. 2, ad. 1. « Imaginativement, nous pouvons nous représenter l’éternité en évoquant un instant qui demeure. Si l’instant présent s’arrêterait, s’il devenait stable, ne serions-nous pas en présence de l’éternité ? A condition de ne pas nous arrêter à l’aspect imaginatif, nous pouvons être aidés par l’instant présent dans notre contemplation de l’éternité de l’Être premier. Nous pouvons dire que, de même que le point réalise la ligne en se déplaçant – certes il ne la cause pas dans son être réel, mais il réalise sa connaissance en nous – de même l’instant présent, si par impossible il s’arrêterait et demeurait, constituerait l’éternité ; ou, plus exactement, il nous aide à la concevoir. Si l’appréhension du temps est pour nous l’appréhension du fluxus de l’instant (du nunc), nous pouvons en quelque sorte appréhender l’éternité en saisissant ‘l’instant-demeurant’ (le nunc stans) », PHILIPPE M.-D., op. cit., p. 405.     

[309] Summa theologica, I, q. 10, a. 1, resp.

[310] Ibid., ad. 1. Voir quelques remarques générales sur l’application de la méthode négative au concept de l’éternité dans SERTILLANGES A.-D., La philosophie de Saint Thomas d’Aquin, t. 1, op. cit., pp. 188-189.

[311] Summa theologica, I, q. 10, a. 1, resp.

[312] Ibid., ad. 2 ; In Sent., I, d. 8, q. 2, a. 1, ad. 2, 3. Voici le commentaire du P. Sertillanges : « On dit une vie, et non pas une existence ou un être, parce que la vie signifie l’être à l’état actif, et que l’idée de durée, impliquée négativement dans celle d’éternité, suppose l’activité et non pas seulement l’être », op. cit., p. 187.

[313] Cf. Summa theologica, I, q. 9, a. 1, ad. 1.

[314] Cf. Ibid., q. 13, particulièrement aa. 3-7.

[315] Ibid., q. 10, a. 4, resp. ; Cf. Somme contre les Gentils, I, cc. 15, 102.

[316] Summa theologica, I, q. 10, a. 4, resp. ; cf. De Potentia, q. 3, a. 14, ad. s. c. 1.

[317] « En Dieu, il n'y a ni passé ni futur, mais tout ce qui est en lui est tout entier dans un présent d'éternité », De Potentia, q. 1, a. 5, ad. 2 ; Somme théologique, I, q. 10, a.2, ad. 4. 

[318] « L'éternité exclut tout commencement ou principe de durée », Summa theologica, I, q. 42, a. 2, ad. 2. « Il est de la nature de l'éternité de ne pas avoir de principe de durée », De Potentia, q. 3, a. 14, ad. s. c. 8. Si, dans la Summa theologica, I, q. 10, a. 1, ad. 2, saint Thomas parle toutefois de l’éternité comme de la durée, c’est, selon A.-D. Sertillanges, « négativement », op. cit., p. 187, c’est-à-dire dans un sens transformé du mot durée à l’instar de celui de la notion de vie appliquée à Dieu. Selon Sertillanges, la notion de durée est écartée dans ad. 6 du même article par l’emploi du mot possession. 

[319] De Potentia, q. 3, a. 14, ad. s. c. 3. Sur le problème de l’infinité hypothétique du temps face à l’éternité, voir la réponse de l’Aquinate dans Summa theologica, I, q. 10, a. 4 : « A supposer que le temps ait toujours été et qu'il doive être toujours, selon le sentiment de ceux qui prêtent au ciel un mouvement sempiternel, il n'en resterait pas moins cette différence entre le temps et l'éternité, comme dit Boèce que l'éternité est toute à la fois, ce qui ne convient pas au temps ». Cf. HENDRICKX F., Der Problem der Aeternitas Mundi bei Thomas von Aquin, dans Recherches de théologie ancienne et médiévale, 1967, n° 34, pp. 219-237.    

[320] Cf. « L’infinité de l’éternité dans n’importe quel aspect est du même type que l’infinité par exemple du beau ou du bien », MAZIERSKI S., Temps et éternité, dans WENIN C. (ed.), L’homme et son Univers au Moyen-Âge, op. cit., p. 881.  

[321] « Duratio dicit quandam distentionem, ex ratione nominis », In Sent., I, d. 8, q. 2, a. 1, ad. 6.

[322] « L'ævum et le temps diffèrent de l'éternité, non seulement en raison du principe de durée, mais aussi en raison de la succession. Car le temps en soi est successif; la succession est ajoutée à l'ævum, dans la mesure où les substances éternelles sont variables sur un point, même si elles ne varient en rien selon qu'elles sont mesurées par l'ævum. L'éternité ne contient pas de succession et elle n'est pas ajoutée à une succession », Ibid., ad. s. c. 9. Cf. In Sent., I, d. 8, q. 2, a. 3, ad. 1 : « L’éternité enferme en soi, sous forme simple, toute la perfection qui est sous forme divisée dans les choses temporelles, parce que le temps imite, comme il le peut, la perfection de l’Eternité ». A.-D. Sertillanges résume : « On dit tout à la fois, afin d’exclure l’extension que pose le devenir, et de tout dont on parle n’implique donc pas composition, mais veut nier, au contraire, toute composition, de même que la fois invoquée n’est pas un moment de succession, mis, en se posant dans l’un, entend nier toute succession », op. cit., p. 187.   

[323] Summa contra Gentiles, I, c. 15 ; Summa theologica, I, q. 10, aa. 2 et 3.

[324] Ibid., q. 61, a. 2, resp.

[325] Ibid., q. 10, a. 3, resp. ; ad. 1.

[326] Ibid., a. 2, ad. 1 et 2 ; a. 3, resp.

[327] Ibid., q. 10, a. 3, resp.

[328] Ibid., aa. 5, 6 ; In Lib. De Caus., nn° 48-50 ; cf. DECLOUX S., op. cit., p. 68.

[329] Summa theologica, I, q. 3.

[330] Ibid., q. 13, a. 11. Nous reviendrons sur le problème de la nomination de Dieu à la fin de notre travail. 

[331] Ibid., q. 1, aa. 1, 2. Cf. nos remarques dans le premier chapitre de ce travail, dans le passage qui traite de la notion d’éternité dans la Bible.

[332] Ibid., q. 10, a. 2, resp. ; « L’éternité … exprime l’esse selon le mode le plus élevé qui est en Dieu », In Sent., I, d. 8, q. 2, a. 2, ad. 1.

[333] « De même que l'éternité est la mesure propre de l'être même, ainsi le temps est-il la mesure propre du mouvement », ibid., a. 4, ad. 3. Cf. a. 5, resp.

[334] Une telle réduction a effectivement eu lieu dans la scolastique moderne. Nous verrons ses conséquences dans le chapitre suivant.

[335] De Potentia, q. 3, a. 14, ad. s. c. 1.

[336] Cf. MOUROUX J., op. cit., p. 26.

[337] « L'éternité n'est pas autre chose que Dieu lui-même. Quand on dit qu'il est éternel, on n'entend donc pas qu'il soit mesuré de quelque manière; mais la notion de mesure est introduite ici à cause de notre façon de concevoir », Summa theologica, I, q. 10, a. 2, ad. 3. Cette réponse ne dit pourtant rien sur la finalité de l’introduction de cette notion dans la définition de l’éternité.

 

[338] Summa theologica, I, q. 9, a. 1, obj. 1.

[339] Ibid., ad. 1.

[340] Cf. Summa contra Gentiles, I, c. 99, § 5.

[341] Ibid., c. 97, § 3.

[342] Ibid. Cf. Somme théologique, I, q. 18, a. 3, resp.

[343] Cf. ibid., q. 13, aa. 4 - 6.

[344] Tout en étant « la première cause agente » et se mouvant « au plus haut point par lui-même » (Summa contra Gentiles, I, c. 97, § 3), « la vie divine n’a pas de cause, pas plus que l’être divin » (ibid., c. 99, § 3).

[345] Cf. MARION J.-L., Saint Thomas d’Aquin et l’onto-théo-logie, dans Revue thomiste, 1995, n° 95, pp. 31-66. Il faut garder cette précision à l’esprit, afin de bien entendre nos propos sur l’auto-fondation de l’être divin, dans les passages qui suivent. 

[346] « On a montré que Dieu est pensant et voulant. Or, penser et vouloir ne sont le fait que du vivant. Dieu est donc vivant », Somme contre les Gentils, I, c. 97, § 2. « Penser est une certaine manière de vivre, comme l’enseigne le Philosophe, au livre II du traité De l’âme [413a22-23] : vivre est l’acte du vivant. Or, Dieu est sa pensée… », ibid., c. 98, § 3.

[347] In Boec. De Trin., q. 5, a. 4, ad. 2.

[348] L’expression vient de D. Dubarle, L’Ontologie de Thomas d’Aquin, op. cit., p. 121. Elle dit à la fois la nécessité et l’écart de nos représentations des choses divines vis-à-vis de la réalité de celles-ci.  

[349] BRITO E., Dieu en mouvement ? Thomas d’Aquin et Hegel, dans Revue des Sciences religieuses, 1988, t. 62, pp. 111-136 : 113.

[350] GILSON E., L’Être et l’Essence, Paris, Vrin, 2000 (¹1948), p. 16.

[351] Summa theologica, I, q. 4, a. 2.

[352] BRITO E., op. cit., p. 113.

[353] Ibid.

[354] « L’événement indissoluble de l’Être divin se découvre ainsi comme un contre-courant de concentration et de communication », ibid.

[355] Summa theologica, I, q. 42, a. 2, ad. 2.

[356] Ibid., q. 15.

[357] Summa contra Gentiles, I, c. 79, § 8.

[358] Somme théologique, I, q. 46, a. 1.

[359] In Boec. De Trin., q. 5, a. 4, ad. 2 ; Summa theologica, I, q. 9, a. 1, ad. 1 et 2. E. Brito émet pourtant un doute quant à la solidité de la qualification thomasienne de ces mouvements divins comme des métaphores exclusivement. Ces mouvements serait, en effet, plus que des métaphores, puisque « les images scripturaires ne sont pas seulement métaphores : elles ont une vigueur de symbolisation que seul peut rendre un langage conceptuel énonçant des identités paradoxales », POUSSET E., Une relecture du traité de Dieu dans la ‘Summa theologica’ de saint Thomas, dans Archives de philosophie, n° 38, 1975, p. 583, cf. pp. 559-593, cité dans BRITO E., op. cit., p. 113, note 17. 

[360] De Veritate, q. 2, a. 2, ad. 2.

[361] Ibid., obj. 2. L’objection s’appuie sur la définition de la connaissance tirée du livre Des causes, selon laquelle « tout être qui connaît sa propre essence revient à son essence par un retour complet sur lui ».

[362] BRITO E., op. cit., p. 114.

[363] De Veritate, q. 2, a. 2, ad. 2.

[364] Dans la Summa theologica, cette réflexion s’étend de la question 27 à 43 de la Prima Pars. Sur son influence pour l’histoire de la pensée et son intérêt philosophique, voir DUBARLE D., op. cit., pp. 151-198.

[365] Summa theologica, I, q. 27, a. 3, resp.

[366] Ibid., a. 1, resp. L’action de Dieu ad extra, la création, est qualifiée par Saint Thomas comme la puissance qui, justement pour cette raison qu’elle porte ad extra et non ad intra, ne peut pas être considérée comme une procession trinitaire : Ibid., a. 5, ad. 1. 

[367] Ibid., a. 1, ad. 1.

[368] Ibid., resp. La réflexion analogue concerne la seconde procession divine, celle de l’Esprit Saint. Elle explore la voie de la volonté, alors que la procession du Fils porte sur l’intelligence. Ibid., a. 3.

[369] Ibid., q. 54, a. 1.

[370] Ibid., q. 27, a. 1, resp. ; cf. ibid., a. 2, ad. 2. « S. Augustin l'a dit: il n'est pas de mode créé de procession qui puisse représenter parfaitement la génération divine. Il faut donc s'en former une représentation analogique à partir de modes multiples, l'un suppléant en quelque manière au défaut de l'autre. C'est ainsi qu'on lit dans les Actes du Concile d'Éphèse: "Le nom de Splendeur nous révèle que le Fils coexiste avec le Père et lui est coéternel; celui de Verbe nous montre qu'il s'agit d'une naissance sans passivité; celui de Fils nous insinue sa consubstantialité." De toutes ces similitudes pourtant, c'est la procession du verbe émané de l'intellect qui constitue la représentation la plus formelle; or le verbe n'est postérieur à son principe que dans le cas d'un intellect passant de la puissance à l'acte, condition absolument étrangère à Dieu », ibid., q. 42, a. 2, ad. 1.

[371] Ibid., q. 27, a. 2, ad. 2 ; cf. ibid., ad. 3 : « La perfection même de l'être divin contient en effet et le Verbe qui procède intellectuellement et le principe du Verbe ».

[372] Ibid., q. 10, a. 4, resp.

[373] Ibid., q. 27, a. 5, ad. 2.

[374] L’ontologie de Thomas d’Aquin, op. cit., pp. 193-198.

[375] Ibid., p. 194. Dubarle poursuit : « Ainsi la différence vive, qui est comme l’âme de la relation réelle fondée sur l’agir vital de l’être vivant, peut-elle être le principe d’une réelle opposition à l’intérieur même de l’essence vive, sans cependant que son être essentiel soit autre que celui-là même de l’essence vive, identique en Dieu à l’effectivité vive de l’être même ».

[376] Ibid., p. 195.

[377] HILL W. J., In what sense is God infinite ? A thomistic perspective, dans The Thomist, 1978, n° 42, pp. 14-27 : 22-23 ; Cf. PUNTEL L.-B., Analogie und Geschichtichkeit, Fribourg-Bâle-Vienne, Herder, 1969, p. 290.   

[378] L’Ontologie de Thomas d’Aquin, op. cit., p. 458.

[379] Les Processions divines dans le temps, dans Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 1956, t. 40, pp. 557-660.

[380] « Dieu en lui-même » : telle est en effet la première partie structurelle du plan de la Summa theologica (I, qq. 2-43).

[381] Somme théologique, I, q. 13. Nous nous pencherons sur le sens de la nomination de Dieu par l’homme, dans le contexte des rapports temps / éternité, à la fin de notre travail.  

[382] RAHNER K., Réflexions théologiques sur l’Incarnation, dans Ecrits théologiques, t. 3, Paris, Desclée de Brouwer, 1963, pp. 81-101 ; KASPER W., Le Dieu des chrétiens, Paris, Cerf, 1985 ; NICOLAS J. H., L’acte pur de saint Thomas et le Dieu vivant de l’Evangile, dans Angelicum, 1974, n° 51, pp. 511-532.

[383] KÜNG H., Incarnation de Dieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1973, pp. 545-573. Le rapprochement entre saint Thomas et Hegel a été tenté, entre autres exemples, par E. Brito, Dieu et l’être d’après Thomas d’Aquin et Hegel, Paris, PUF, coll. Théologiques. Voir l’état de question dans l’article cité d’E. Brito.

[384] Sauf si on élabore une conception radicalement nouvelle de l’éternité, qui serait, toutefois, comprise comme « une temporalité plus originaire et ‘infinie’ », Sein und Zeit, p. 427, note 1. Nous reviendrons, bien sûr, sur ce point. 

[385] Summa theologica, I, q. 10, a. 2, ad. 4 ; cf. ibid., q. 13, a. 1, ad. 3.

[386] Ibid., q. 10, a. 1, resp.

[387] « … l'éternité, étant elle-même sans succession, englobe la totalité du temps … », ibid., q. 14, a. 9, resp.

[388] Ibid., q. 105, a. 2, ad. 1.

[389] Ibid., q. 10, a. 4, resp., ad. 3.

[390] Ibid., q. 14, a. 9, ad. 2.

[391] Ibid., q. 3, a. 4 ; q. 75, a. 5, ad. 4. 

[392] Cette revendication est constante chez saint Thomas, dès De ente et essentia (1256).

[393] Summa theologica, I, q. 46, cf. surtout Somme contre les  Gentils, II, cc. 6 - 38.  

[394] Summa theologica, I, q. 13, a. 11.

[395] De Potentia, q. 7, a. 2, ad. 4, 5, 8.

[396] Summa theologica, I, q. 42, a. 2, ad. 2.

[397] Ibid., q. 104.

[398] Ibid., q. 8.

[399] « Dieu est en toutes choses », ibid., a. 1, resp.

[400] Ibid.

[401] Ibid.

[402] FABRO C., Participation et causalité selon S. Thomas d’Aquin, Louvain – Paris, 1961, pp. 319-343.

[403] « Dieu est au-dessus de toutes choses, par l'excellence de sa nature », Summa theologica, I, q. 8, a. 1, ad. 1. C’est ainsi qu’est évité le piège du panthéisme. Dieu n’est pas l’être même de l’étant, mais la source (actus) de cet être.

[404] « Actualitas actuum » ou « perfectio omnium perfectionum », dit saint Thomas dans De Potentia, q. 7, a. 2, ad. 9. La notion de actus essendi exprime la même idée, cf. Summa theologica, I, q. 3, a. 4.

[405] « L'être est en chaque chose ce qu'il y a de plus intime et qui pénètre au plus profond, puisque à l'égard de tout ce qui est en elle il est actualisateur, nous l'avons montré. Aussi faut-il que Dieu soit en toutes choses, à leur intime », ibid., q. 8, a. 1, resp.

[406] Ibid., ad. 3. Cette intimité de la présence divine dans les étants peut être éclairée aussi à partir du rapport que Dieu a avec les choses non-existantes : « La relation de la volonté divine à la chose non existante s’établit avec elle selon qu’elle est dans sa nature propre », Summa contra Gentiles, I, c. 79, § 8.  

[407]  Summa theologica, I, q. 8, a. 1, ad. 2.

[408] Ibid., a. 2, resp. 

[409] Ibid., ad. 2.

[410] Notons bien que le mot « indivisible » est une forme négative. Ce mot ne dit donc rien positivement sur ce qu’il désigne, il indique juste que ce de quoi il s’agit n’est pas « divisible », « continu ».  

[411] Nous revenons sans cesse vers cette déclaration programmatique de l’Aquinate : « Sicut in cognitionem simplicium oportet nos venire per composita, ita in cognitionem aeternitatis oportet nos venire per tempus », ibid., q. 10, a. 1, resp.

[412] Ibid., q. 16, a. 7, ad. 2. De Veritate, q. 2, a. 12, resp. : «La vision de la science de Dieu est mesurée par l’éternité qui est toute entière en même temps et qui cependant inclut la totalité du temps et n’est absente à aucune partie du temps ».  

[413] Summa theologica, I, q. 10, a. 4, ad. 1.

[414] Cf. De Potentia, q. 7, a. 2, ad. 7.

[415] Ibid., ad. 1.

[416] Summa theologica, I, q. 8, a. 3, resp.

[417] Ibid.

[418] Ibid., II-II, q. 23, a. 2, ad. 2.

[419] De Veritate, q. 1, a. 1, resp.

[420] Ibid., I, q. 76, a. 5.

[421] Ibid., I-II, q. 94, a. 2, resp.

[422] Ibid., I, q. 84, a. 7 ; cf. q. 12, a. 12.

[423] LOTZ J.-B., Martin Heidegger et Thomas d’Aquin, op. cit., pp. 36-37. Encore : « En ce que l’homme ne rencontre jamais l’être qu’à partir de l’étant visible, il ne saisit d’abord celui-ci que sous l’aspect que l’être y revêt, à savoir de l’aspect d’ ‘ens’ ou comme con-cretum : comme con-crétion du participant et du participé. Cela ne l’exclut pas de l’ ‘ipsum esse’ ou de  l’être lui-même, mais au contraire lui donne relation à l’être. Relié par l’ ‘ens’ à l’ ‘esse’, l’homme est dans sa situation humaine grâce à laquelle il n’est ni perdu dans l’ ‘ens’ sans avoir part à l’ ‘esse’, ni immédiatement auprès de l’ ‘esse’ sans ‘ens’ », ibid., p. 81.

[424] Ibid., p. 82.

[425] Summa theologica, I, q. 10, a. 4, ad. 3 ; cf. Summa contra Gentiles, I, c. 15, § 3.

[426] De Veritate, q. 14, a. 1, ad. 9.

[427] Summa theologica, I, q. 78, a. 4.

[428] Ibid., In De Anima, nn° 396, 398.

[429] Sur la remontée des expressions sensibles à l’essence même de la chose, voir  In Sent., III, d. 35, q. 2, a. 2, sol. 1.  

[430] Cf. LOTZ J.-B., op. cit., p. 125.

[431] Ibid., pp. 99-100.

[432] Cf. ROSEMANN P.-W., Omne ens est aliquid, Louvain – Paris, Peeters, 1996.

[433] Summa contra Gentiles, IV, c. 11 ; De Veritate, q. 1, a. 9

[434] Summa theologica, I, q. 9, a. 2.

[435] Cette saisie est un point capital de notre étude. Nous avons commencé à la mettre en lumière lors de notre réflexion sur la conception du temps comme l’accompagnement constitutif du mouvement par l’âme. Nous l’approfondirons encore prochainement, quand nous discuterons sur la distinction thomasienne entre l’intellectus et la ratio.  

[436] C’est pourquoi « les actes sont connus à partir de leurs objets », De Veritate, q. 2, a. 2, ad. 2.

 

[437] Ibid.

[438] Cf. ibid., q. 1, a. 9.

[439] « Bien que la science de l'âme soit utile, il est cependant difficile de savoir de l'âme ce qu'elle est; et c'est une difficulté en toute chose », In De Anima, n° 9. 

[440] Summa theologica, I, q. 9, a. 2, resp.

[441] Summa contra Gentiles, cc. 28-29 ; Summa theologica, I, q. 77, a. 4.

[442] De Veritate, q. 2, a. 2, ad. 2 ; De Potentia, q. 9, a. 9, resp. ; Summa theologica, I, q. 14, a. 2, ad. 1.

[443] Ibid., q. 77, a. 7, ad. 3. « Le fait que la manifestation des choses divines appartient à la Sagesse de Dieu est évident par cela que Dieu Lui-même se connaît pleinement et parfaitement Lui-même par sa Sagesse. C’est pourquoi, si nous connaissons quelque chose de Dieu, cette connaissance dérive nécessairement d’elle, puisque toute chose imparfaite tire son origine du parfait », In Sent., I, prol.

[444] De Potentia, q. 7, a. 2, ad. 9 ; cf. actus essendi, actualitas omnis formae vel naturae : Summa theologiae, I, q. 3,  a. 4.

[445] Summa theologica, I, q. 3, a. 4, ad. 1.

[446] Ibid., q. 4, a. 2.

[447] Ibid., q. 3, a. 3, ad. 1 ; q. 4, a. 3.

[448] De Potentia, q. 7, a. 2, ad. 9 ; Summa theologica, I, q. 45, a. 7, resp.

[449] Ibid., q. 8.

[450] Ibid., q. 13.

[451] Ibid., q. 10, aa. 4, 5.

[452] Ibid., a. 1.

[453] Ibid., q. 18, a. 3, resp.

[454] Ibid.

[455] Cf. ibid., a. 1 ; Summa contra Gentiles, IV, c. 11.

[456] Summa theologica, I, q. 18, a. 4, resp.

[457] Ibid., q. 14, a. 9, resp.

[458] Ibid.

[459] Ibid., q. 14, a. 9, resp.

[460] Ibid., q. 8, a. 3, ad. 3.

[461] Cf. ibid., q. 7, a. 2, obj. 1.

[462] In Met., n° 889.

[463] Comment ce processus de la contraction de l’être se déploie moyennant les catégories, voir BRETON S., La déduction thomiste des catégories, dans Revue philosophique de Louvain, 1962, t. 60, pp. 5-32.

[464] Summa theologica, I, q. 61, a. 3, ad. 2, trad. par P. W. Rosemann, dans Omne ens est aliquid, op. cit., p. 105. Cf. GEIGER B., La participation dans la philosophie de S. Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 1942, p. 223.  

[465] Summa theologica, I, qq. 3, 11 ; « unum », De Veritate, q. 1, a. 1. 

[466] C’est pourquoi mêmes les anges, dont le mouvement propre est mesurée par l’aevum, Summa theologica, I, q. 10, a. 5, sont dits mesurés en quelque sorte par le temps, ibid., q. 66, a. 4, ad. 3, comme si l’aevum était une sorte de temps, non quant aux spécificités du temps proprement dit lesquelles ne peuvent surgir qu’à partir de l’intellect humain, mais quant au principe qui annonce : « De même que l'éternité est la mesure propre de l'être même, ainsi le temps est-il la mesure propre du mouvement. Donc, selon qu'un être s'écarte de l'immobilité propre à l'être et se trouve soumis au changement, il s'écarte de l'éternité et il est soumis au temps », ibid., q. 10, a. 4, ad. 3. Or, même les anges sont mobiles en tant que créés, ibid., q. 9, a. 2, resp. Sur le problème du temps des anges, voir PEGHAIRE J., Intellectus et ratio selon S. Thomas d’Aquin, Paris-Ottawa, Vrin, 1936, pp. 40-46.

[467] De Veritate, q. 2, a. 7, ad. 3.

[468] Summa theologica, I, q. 4, a. 2, ad. 1.

[469] Summa contra Gentiles, I, c. 66, § 7 ; Summa theologica, I, q. 10, a. 4, ad. 2.

[470] Ibid., q. 57, a. 3, resp.

[471] In Sent., I, d. 8, q. 2, a. 3, ad. 1.

[472] Summa contra Gentiles, III, c. 61, § 5.

[473] In Sent., IV, d. 17, q. 1, a. 5, sol. 3, ad. 1.

[474] Ibid., d. 49, q. 3, a. 1, sol. 3. 

[475] Ibid., aussi d. 17, q. 1, a. 5, sol. 3, ad. 1 ; V, q. 8, a. 14, ad. 12. 

[476] Ibid., IV, d. 17, q. 2, a. 1, sol. 3, ad. 3. Cf. le commentaire de J. B. Lotz, dans Martin Heidegger et Thomas d’Aquin, op. cit., pp. 112-113.

[477] Nous n’entrerons pas dans la discussion sur l’intellectualité des anges qualifiée comme intellectus purus. L’être des anges est mesuré par l’aevum. Celui-ci est intermédiaire entre l’éternité et le temps en fonction de la hiérarchie des étants, mais il n’est pas indispensable quant à la considération des rapports entre l’éternité et le temps : l’esse ipsum, en transcendant l’étant comme tel, se rapporte directement à tout étant, sans passer par la médiation angélique, cf. Summa theologica, I, q. 45, a. 5, ad. 1.    

[478] Ibid., q. 3, a. 5, ad. 1.

[479] « En ce qui concerne la ressemblance de la nature divine, les créatures douées de raison semblent parvenir d'une certaine façon jusqu'à la représentation de la nature spécifique, puisqu'elles imitent Dieu non seulement en ce qu'il existe et vit, mais aussi en tant qu'il connaît intellectuellement », ibid., q. 93, a. 6, resp. ; cf. ibid., a. 7, resp. ; Somme contre les Gentils, III, c. 37, § 4.

[480] En vérité, cette distinction a été carrément oubliée dans l’école thomiste baroque (XVI – XIX siècles), et a produit un véritable champ de bataille chez les thomistes du XX siècle. « L’opposition d’intellectus et de ratio : on ne saurait exagérer, en philosophie thomiste, l’importance de cette distinction », déclare P. Rousselot, initiateur de la discussion, dans L’intellectualisme de Saint Thomas, Paris, Beauchesne, 1936 (¹1908), p. 56. L’histoire du traitement du rapport entre intellectus et ratio dans l’école thomiste coïncide en quelque sorte avec l’histoire même de cette école, avec son déclin et son renouveau. Voici quelque textes qui traitent de cette distinction : PEGHAIRE J., Intellectus et ratio selon S. Thomas d’Aquin, Paris-Ottawa, Vrin, 1936 ; ROMEYER B., Saint Thomas et notre connaissance de l’esprit humain, Paris, Beauchesne, 1928 ; JOLIVET R., L’intuition intellectuelle et le problème de la métaphysique, Paris, Beauchesne, 1934 ; CHENU M.-D., Introduction à l’étude de Saint Thomas d’Aquin, Montréal-Paris, Vrin, 1993 (¹1950) ; MARITAIN J., Il n’y a pas savoir sans intuitivité, dans Revue thomiste, 1970, pp. 30-71 ; LOTZ J.-B., Martin Heidegger et Thomas d’Aquin, op. cit.; COTTIER G., Intellectus et Ratio, dans Revue thomiste, n° 88, 1988, pp. 215-228 ; DUBARLE D., L’ontologie de Thomas d’Aquin, op. cit. ; ROSEMANN P.-W., Omne ens est aliquid, op. cit. 

[481] Summa theologica, I, q. 14, a. 2.

[482] Summa contra Gentiles, I, c. 45 ; c. 55, § 8.

[483] Cf. ibid., q. 13, a. 4.

[484] Summa contra Gentiles, IV, c. 11, §§ 7 – 19.

[485] Ibid., § 7.

[486] Summa theologica, I, q. 14, a. 2, ad. 1.

[487] « L’acte d’être » ou, métaphoriquement, la « racine », mais non le « principe », afin de ne pas introduire une quelconque distance entre deux termes, De Veritate, q. 2, a. 7, resp.

[488] Summa theologica, I, q. 14, a. 5.

[489] Summa contra Gentiles, IV, c. 11, § 7.

[490] Telle est l’étymologie du mot même intellectus présentée par saint Thomas, De Veritate, q. 1, a. 12 ; q. 15, a. 1 ; Summa theologica, II-II, q. 8, a. 1, resp.

[491] Summa theologica, I, q. 14, a. 9, resp. ; De Veritate, q. 2, a. 7, resp. 

[492] ROSEMANN P.-W., op. cit., pp. 135-136.

[493] Summa theologica, I, q. 14, a. 9, resp. « Simple intelligence » qui se rapporte aux étants qui n’ont jamais d’existence effective, se dit ici par opposition à la « science de vision », laquelle concerne les étants qui existent, existaient ou existeront sous le mode mondain.  Cf. Summa contra Gentiles, I, c. 66, § 8.

[494] Suggérons-nous par là que les étants qui ne sont pas Dieu sont éternels eux-mêmes dans l’intellectus divin ? Comme s’il y avait, dans la pensée de Dieu, une sorte d’univers parallèle au nôtre, univers sous le mode d’éternité divine qui passerait, à un moment donné via la création ex nihilo, au mode temporel d’existence. Cf. Summa theologica, I, q. 15. Précisons d’emblée qu’en suggérant de telles idées au sujet de Dieu, saint Thomas s’exprime « d’une certaine manière », c’est-à-dire selon les représentations humaines et imparfaites des choses divines. Ses propos doivent être ajustés par le fait qu’il prend au sérieux l’ex nihilo de la création, ce qui doit éviter toute projection du dualisme de genre platonicien : si les choses existent dans la pensée de Dieu « avant » même leur création ex nihilo, elles n’y existent que comme Dieu lui-même, et non comme des réalités indépendantes. Elles n’y existent que dans la mesure où elles sont en train de passer, via ex nihilo, au mode temporel d’existence. Elles n’y existent donc qu’en vue de la création. Si saint Thomas parle des « choses qui sont connues par Dieu, même si elles ne sont réalisées à aucun moment du temps » (ibid., a. 3, resp.), c’est pour suggérer que Dieu, dans son être, est plus grand encore que ne reflète l’univers entier effectivement créé, et non pas pour établir l’existence des entités autonomes éternelles au sein de l’éternité de Dieu. C’est Dieu lui-même qui est cause exemplaire des choses, et non pas les idées indépendantes de Lui, ibid., q. 44, a. 3. 

[495] In Sent., II, d. 9, q. 1, a. 8, ad. 1.

[496] Summa theologica, I, q. 11.

[497] De Veritate, q. 5, a. 1, ad. 5.

[498] Ibid., q. 12, a. 1 ; q. 14, a. 9.

[499] In Sent., III, d. 14, q. 1, a. 3, sol. 2. Cf. Summa contra Gentiles, II, c. 96, § 10.

[500] Summa theologica, I, q. 58, a. 3.

[501] Ibid., a. 4, resp. Voir un excellent résumé de tous les procédés de la ratio dans PEGHAIRE J., op. cit., pp. 75-169. 

[502] In Boetium de Trinitate, q. 6, a. 2, resp. ; In De Anima, q. 1, a. 7 ; In Sent., III, d. 35, q. 2, a. 2, sol. 2. C’est pourquoi saint Thomas appelle la ratio aussi cogitatio, nom qui est tiré des considérations des sens, ibid., d. 23, q. 2, a. 2, sol. 1, ad. 3.

[503] Summa contra Gentiles, c. 102, § 6.

[504] Summa theologica, I, q. 85, a. 5.

[505] In Sent., I, d. 33, q. 1, a. 1, ad. 3 ; Summa contra Gentiles, I, c. 60 § 5. 

[506] Summa theologica, I, q. 12, a. 12.

[507] Ibid., q. 1, a. 9.

[508] De Veritate, q. 15, a. 2.

[509] 430 b 1 ; cf. le commentaire de saint Thomas, n° 749. 

[510] De Veritate, q. 1, a. 5, resp. ; Summa theologica, I, q. 85, a. 5, ad. 2.

[511] Summa contra Gentiles, II, c. 96, § 10 ; cf. ibid., I, c. 102, § 6 ; In Sent., I, d. 8, q. 2, a. 3.

[512] Summa theologica, I, q. 79, a. 8, ad. 2. ; In Boetium de Trinitate, q. 6, a. 1, ad. qu. 3. Saint Thomas reprend ces références à Boèce. 

[513] Summa theologica, I, q. 79, a. 8, resp.

[514] Ibid. ; q. 64, a. 2 ; Summa contra Gentiles, I, c. 57, § 8 ; De Veritate, q. 15, a. 1.

[515] In Boetium de Trinitate, q. 6, a. 1, ad. q. 3.

[516] De Veritate, q. 1, a. 12, resp.

[517] In Boetium de Trinitate, q. 6, a. 1, ad. qu. 3. ; cf. Summa theologica, I, q. 79, aa. 8, 9 ; II-II, q. 8, a. 1, ad. 2.

[518] Afin de saisir toute la complexité des rapports entre l’intellectus et la ratio dans l’âme humaine, voir De Veritate, q. 15, a. 1 en particulier.

[519] Summa contra Gentiles, I, c. 102, § 6.

[520] Summa theologica, I-II, q. 53, a. 3, ad. 3. ; q. 113, a. 7, ad. 5.

[521] Summa contra Gentiles, II, c. 68 ; c. 81, § 6.

[522] Summa theologica, q. 93, a. 6, resp.

[523] Summa contra Gentiles, I, c. 7, § 2.

[524] Ibid., III, c. 37, § 4. Cf. De Veritate, q. 2, a. 1, ad. 13. Sur la notion de l’ « intellectus principiorum », voir ibid., q. 15, a. 1.

[525] Summa theologica, I-II, q. 53, a. 3, ad. 3 ; cf. In Jo, n° 1069.

[526] Cf. In Sent., IV, d. 49, q. 1, a. 2, sol. 3 et Summa theologica, I, q. 10, a. 4, ad. 3 ; ibid., q. 12, a. 11.  

[527] De Potentia, q. 9, a. 7, ad. 6 et 15 ; Quodlibeta, VIII, a. 4.

[528] Ibid.

[529] De Veritate, q. 1, a. 1, resp.

[530] ibid., q. 15, a. 1, ad. 7.

[531] C’est l’activité de l’intellect agent, Summa theologica, I, q. 79, aa. 3-5. 

[532] De Veritate, q. 1, a. 12, resp.

[533] Nous étudierons ultérieurement l’idée de la finitude dans la philosophie de saint Thomas.

[534] Ibid., q. 15, a. 1, ad. 1.

[535] La présence des choses à l’éternité d’après les scolastiques, dans Archives de philosophie, n° 19, cah. II, 1956, pp. 24-62 : 28. 

[536] Summa theologica, I, q. 2, a. 2, ad. 3. 

[537] Summa contra Gentiles, I, c. 66, § 6.

[538] Summa theologica, I, q. 12, a. 1.

[539] Ibid., a. 11, ad. 3.

[540] Ibid., q. 14 ; De Veritate, q. 1, a. 12 ; Summa contra Gentiles, I, c. 60, § 5 ; In Sent., I, d. 3, q. 4, a. 5, resp. : « L’âme se saisit toujours intellectuellement elle-même ainsi que Dieu de façon indéterminée », pourtant « l’âme ne discerne pas Dieu, ni soi-même ».

[541] Summa theologica, I, q. 15.

[542] De Veritate, q. 24, a. 3, resp.

[543] In Met., n° 603.

[544] Ibid., n° 600.

[545] Summa theologica, I, q. 9, a. 2.

[546] Summa contra Gentiles, III, c. 51.

[547] « Tout homme désire naturellement savoir » : cette déclaration d’Aristote constitue une sorte de dénominateur commun de la métaphysique et de l’éthique, car le savoir suprême, donc le bien suprême, est celui de Dieu. Tout homme désire naturellement savoir, c’est-à-dire voir l’essence divine, affirme saint Thomas.  

[548] Summa theologica, I, q. 12, a. 11, resp. ; I-II, q. 3, a. 2, ad. 4 ; In Boetium de Trinitate, q. 6, a. 3. 

[549] Cité dans GILSON E., L’Être et l’essence, op. cit., p. 375.

[550] Citons, à titre d’exemple, GILSON E., L’Être et l’essence, Paris, Vrin, 1948 ; FABRO C., Participation et causalité selon Saint Thomas d’Aquin, Louvain – Paris, 1961 ; FOREST A., La structure métaphysique du concret selon Saint Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 1931.

[551] Sur la vaste problématique de l’interprétation de la pensée de saint Thomas par les scolastiques ultérieurs, jusqu’à nos jours, la bibliographie est débordante. Citons COURTINE J.-F., Suarez et le système de la métaphysique, Paris, PUF, Epithémée, 1990 ; PROUVOST G., Thomas d’Aquin et les thomismes, Paris, Cerf, coll. Cogitatio Fidei, 1996. Le n° 95 de la Revue thomiste (1995) contribue largement à la réflexion sur ce sujet, dans une perspective de confrontation de la philosophie thomasienne à la structure de l’onto-théo-logie au sens heideggérien.

[552] Sur le rôle assez contrasté de ce philosophe thomiste dans le paysage intellectuel de l’Eglise au milieux du XXe siècle, voir les mémoires de S. Breton, De Rome à Paris : itinéraire philosophique, Paris, Desclée de Brouwer, 1992.      

[553] L’obscurcissement de l’ « esse » dans l’école thomiste, dans Revue thomiste, 1958, n° 58, pp. 443-472.

[554] Ibid., pp. 443-444.

[555] Ibid., p. 444.

[556] Ibid., p. 445.

[557] De natura generis, c. 1. Quant au fait que souvent saint Thomas appelle Dieu par ens, il faut y voir plutôt l’affirmation d’une compénétration mystérieuse de l’esse divinum et de l’ens, de l’unité qui ne supprime nullement leur différence ; et si l’Aquinate appelle Dieu ens, il ne le traite pas, proprement, comme tel. A ce sujet, voir des remarques judicieuses de J.-B. Lotz, dans Martin Heidegger et Thomas d’Aquin, op. cit., pp. 83-85.

[558] Cf. FABRO C., op. cit., p. 463, note 1.

[559] « Toute la discussion se développe dans la ligne de ce formalisme qui n’a pas le moindre soupçon de la trahison doctrinale qu’il est en train d’opérer », ibid., p. 454.

[560] Disputationes metaphysicae, XII, Prol. : « Ipsa causalitas est veluti proprietas quaedem entis ut sic : nullum est ens, quod aliquam rationem causae non participet », Dieu étant entendu, bien évidement, comme ens.

[561] Selon une expression de J.-B. Lotz, cette tradition est « un thomisme unilatéral impatient de poser prématurément la transcendance », Martin Heidegger et Thomas d’Aquin, op. cit., p. 85.  

[562] BOULNOIS O., Quand commence l’ontothéologie ? Aristote, Thomas d’Aquin et Duns Scot, dans Revue thomiste, 1995, n° 95, pp. 85-108 : 106.

[563] Ibid., p. 101.

[564] Ibid., p. 103.

[565] Ibid., p. 104.

[566] Ibid.

[567] Ordinatio, I, d. 3, § 39. « C’est pourquoi la métaphysique transcendantale est antérieure à la science divine, et ainsi, il y aura quatre sciences spéculatives : l’une, transcendantale, et les trois autres, spéciales », id., In Metaphysicam, I, q. 1, § 47. Les deux citations sont données dans BOULNOIS O., op. cit., p. 105. Manifestement, nous assistons à l’apparition des premisses de l’organisation wolfienne des sciences et au commencement spectaculaire de l’ « onto-théo-logie » au sens heideggérien du terme.

[568] SUAREZ F., Disputationes metaphysicae, I, sect. 1, nn° 13, 26. Cf. MARION J.-L., Saint Thomas d’Aquin et l’onto-théo-logie, dans Revue thomiste, 1995, n° 95, pp. 31-66 : 40.

[569] Cf. HUMBRECHT T.-D., Note sur la cause efficiente et l’onto-théologie, dans Revue thomiste, 2005, n° 105, pp. 5-24.

[570] Pour les détails, nous ne pouvons que renvoyer à l’article cité de J.-L. Marion, Saint Thomas d’Aquin et l’onto-théo-logie.

[571] « Ici paraît la haute singularité de Descartes : au moment même où il ouvre la métaphysique à sa modernité en occultant définitivement la question de l’analogie (et donc des Noms Divins), et en instaurant l’univocité de la causa sive ratio jusqu’à forger le Dieu causa sui, il ouvre, en tout autre sens, la métaphysique », MARION J.-L., Sur la théologie blanche de Descartes, Paris, PUF, 1991, p. 443.

[572] Déjà explicitement chez Suarez : cf. CARRAUD V., Causa sive ratio, Paris, PUF, coll. Epiméthée, 2002.

[573] Heidegger a brillement analysé la soumission de la notion de Dieu, ainsi que de tout problème concernant le fondement, au principe de raison : « Toute efficience […] (suivant le principe de raison) requiert une cause. Or la cause première est Dieu. Ainsi le principe de raison n’est valable que pour autant que Dieu existe. Seulement, Dieu n’existe que pour autant que le principe de raison est valable. Une telle pensée tourne dans un cercle », Le principe de raison, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, Tel, 1962, p. 90. Selon Heidegger, la métaphysique occidentale dans son ensemble a été déterminée par cette soumission de fondement au principe de raison, sous une forme latente au début, et de toute évidence dès Leibniz. La pensée de saint Thomas d’Aquin n’est considérée, dans cette interprétation de Heidegger, que comme une étape du processus de l’émergence progressive de cette soumission.   

[574] Cité dans HUMBRECHT T.-D., op. cit., p. 11.

[575] FINANCE (de) J., op. cit., p. 44.

[576] Ibid., p. 46.

[577] Cf. CAJETAN, In Iam, X, I, n° 5 ; SUAREZ, Disputationes metaphysicae, 50, sect. IV, n° 9.

[578] Cf. HUMBRECHT T.-D., op. cit., pp. 12-14.

[579] Cf. De scientia futurorum contingentium, I, c. 7, n° 12. Sur la conception suarézienne des rapports entre l’éternité et le temps, FINANCE (de) J., op. cit., pp. 41-43.

[580] Cité dans ibid., p. 51.

[581] Sur les positions de Capreolus, Cajetan, Sylvestre de Ferrare, Bañez, Alvarez, Molina au sujet de la présence des choses temporelles à l’éternité, voir ibid., pp. 49-56. « C’est Jean de Saint-Thomas qui donnera, à la thèse thomiste, sa dernière précision », ibid., pp. 56-59, précision et expression qui dépassent de loin celles des autres thomistes jusque devenir la référence principale des représentants de l’école thomiste au XXe siècle, tels Garrigou-Lagrange ou Maritain. M.-D. Chenu écrit à propos de Jean de Saint-Thomas et d’autres : « La Summa totius logicae, non seulement apocryphe, mais pénétrée de conceptualisme nominaliste, a fâcheusement alimenté la logique de Jean de Saint-Thomas, et celle de beaucoup d’autres thomistes à sa suite », Introduction à l’étude de Saint Thomas d’Aquin, op. cit., p. 280.   

[582] La discussion entre les cartésiens et les scolastiques ne sort pas du « dilemme » entre, d’un côté,  « le temps, nombre du mouvement », avec le problème insolvable de nombre du repos, et, de l’autre, « un temps rationnel, indépendant du mouvement », avec la difficulté de le mesurer, ARMOGATHE J.-R., Les sources scolastiques du temps cartésien, dans Revue international de philosophie, 1983, pp. 326-336 : 332. 

[583] Nous avons présenté la scolastique moderne justement sous l’angle de la connaissance qu’en avait Heidegger. Nous avons donc laissé de côté certains représentants plus subtils de cette école, tel Bañez, Capreolus ou même Jean de Saint-Thomas sur certains points, que Heidegger ne semble pas connaître au moins tant qu’ils dépassent l’horizon suarézien.  

[584] Cité dans OTT H., Martin Heidegger. Eléments pour une biographie, trad. J.-M. Beloeil, Paris, Payot, 1990, pp. 90-92.

[585] HEIDEGGER M., Le chemin de campagne, trad. A. Préau, dans Questions III et IV, Paris, Gallimard, Tel, pp. 9-15 : 12.

[586] Dans GA 13, pp. 115-116, trad. et cité dans GREISCH J., Ontologie et temporalité, Paris, PUF, coll. Epiméthée, 1994, p. 5. 

[587] OTT H., op. cit., p. 53. Sur la personnalité forte de ce curé, voir pp. 53-54 du livre de H. Ott. Ce livre est pour nous la source la plus importante des éléments biographiques de Heidegger que nous reproduisons ici.

[588] Ibid., p. 90.

[589] Ibid., p. 54.

[590] Ibid., p. 58.

[591] Jusqu’en 1895 Messkirch était un « champ de bataille » entre les « vieux catholiques » et les « papistes », bataille dans laquelle la famille Heidegger était directement impliquée, voir OTT H., op. cit., pp. 48-50. Dans une toute autre perspective, à l’université de Fribourg, les catholiques se confrontaient souvent aux protestants. 

[592] On peut lire des commentaires qui en sont faits chez OTT H., op. cit., pp. 65-69 ; CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, Paris, Cerf, coll. Philosophie & Théologie, 2001, pp. 141-143, 148-150 ; GREISCH J., Ontologie et temporalité, op. cit., pp. 5-8.

[593] Cité dans GREISCH J., Ontologie et temporalité, op. cit., p. 6.

[594] OTT H., op. cit. pp. 61-62.

[595] Tel est le rapport du directeur du séminaire, le docteur Bilz, cité par Ott H., ibid., pp. 70-71.

[596] Ibid.

[597] Ibid., pp. 96-100.

[598] Ibid., pp. 102-104.

[599] « Certes, le catholicisme ne cadre ‘absolument pas avec tout le système philosophique moderne’. A [l’avis de Laslowski], Heidegger devra dire un mot à ce sujet dans vingt ans ‘si possible du haut d’une chaire berlinoise, un mot qui devra faire date (dans le bon sens, s’il te plaît !)’ », ibid., p. 80.

[600] Ibid., pp. 87-88. Cf. CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 151 ; GREISCH J., Ontologie et temporalité, op. cit., p. 8.

[601] « S’il te plaît, reste maintenant prudent dans tes jugements sur la scolastique. Je ne te donnerais pas un tel conseil de grand-mère si tu n’y avais toi-même fait allusion dans ton avant-dernière lettre, comme si les maîtres tendaient l’oreille. Et tu sais bien que, précisément dans les milieux de la théologie la sensibilité est quasiment hypertrophiée, de même que le ‘sentiment de la responsabilité’ quand il s’agit notamment d’intriguer contre un ‘individu peu sûr’. Tes critiques viendront bien assez tôt pour les cénacles concernés », OTT H., op. cit., p. 96.

[602] Ibid., p. 115. Ce mariage a eu lieu en 1917.

[603] H. Ott reproduit cette lettre en entier, ibid., pp. 112-113.

[604] CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 170.

[605] A chaque fois, H. Ott explique longuement la nature de toutes ces bourses. Il s’agit toujours d’une bourse destinée à quelqu’un qui s’engage, souvent par écrit, à prôner certaines valeurs bien pré-établies (le système scolastique thomiste, notamment). Op. cit., pp. 55, 59-60, 83-85, 88.

[606] « Nous pouvons aisément imaginer reconstituer le conflit intérieur auquel a dû être confronté le jeune Heidegger : derechef – comme déjà lorsqu’il était lycéen et étudiant – tributaire de l’appui matériel de la part de l’Eglise catholique, en tant que fils d’une famille modeste, et pleinement conscient qu’on attendait de lui une attitude orthodoxe », ibid., p. 88.

[607] « L’été 1916 infligea au privat-docent Heidegger une profonde blessure morale, dont les effets traumatiques dureront toute sa vie ; ce fut le coup décisif. Souvenons-nous : déjà rejeté par les jésuites à cause d’une santé trop fragile, rejetée par l’archevêché pour les mêmes raisons, il se voyait maintenant rabroué par les milieux catholiques ! Le premier « tournant », pas intellectuel celui-là ! s’amorçait : l’éloignement par rapport au catholicisme, au système catholique », ibid., p. 101.

[608] Ibid., pp. 59, 78, 101. Suivant l’interprétation de H. Ott, dans cette hostilité de Heidegger on peut détecter même des éléments de vengeance pour toutes les injustices subites naguère, voir, par exemple, la page 283. Dans sa Postface au livre de H. Ott, J.-M. Palmier approuve lui-aussi cette interprétation, ibid., p. 408, même s’il reste réticent quand au terme même de « vengeance », p. 388.

[609] Cet événement a été raconté par Heidegger lui-même à H.-G. Gadamer. Celui-ci le rapporte dans Les chemins de Heidegger, trad. J. Grondin, Paris, Vrin, 2002, p. 188. 

[610] HEIDEGGER M., Le chemin de campagne, op. cit., 11. 

[611] Cf. Acheminement vers la parole, trad. J. Beaufret, W. Brokmeier, F. Fédier, Paris, Gallimard, 1976, p. 92.

[612] Ces souvenirs furent racontés par Heidegger lors de sa réception à l’académie des Sciences de Heidelberg, en 1957. Cité dans OTT H., op. cit., p. 56 ; aussi dans GA, 1, X.

[613] CV de 1915, cité par OTT H., op. cit., p. 90.

[614] Quel était l’enseignement de la philosophie dans le cadre des études théologique ? Nous reviendrons sur cette question quand nous aurons à voir quelle scolastique Heidegger a pu connaître dans sa jeunesse.  

[615] « Des Recherches logiques de Husserl, j’attendais une stimulation décisive pour l’intelligence des questions soulevées par la dissertation de Brentano », Mon chemin de pensée et la phénoménologie, trad. J. Lauxerois et C. Roëls, dans Questions III et IV, Paris, Gallimard, Tel, pp. 325-336 : 326.

[616] Ibid., p. 327 : «  C’est par lui [Braig] que j’entendis parler pour la première fois, lors de quelques promenades, au cours desquelles il me fut donné de l’accompagner, de l’importance de Schelling et de Hegel pour la théologie spéculative en opposition à la doctrine scolastique. C’est ainsi que la tension entre ontologie et théologie spéculative entra dans l’horizon de ma recherche comme l’armature de la métaphysique ». Cf. CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 147.

[617] Sur les circonstances de ce « surmenage », voir OTT H., op. cit., p. 70, ainsi que le Curriculum vitae rédigé par Heidegger en 1915, ibid., p. 91.

[618] Ibid, pp. 79, 91. CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 150.

[619] Der Akademiker, mars, 1911, cité dans OTT H., op. cit., p. 68.

[620] Cf. GREISCH J., Ontologie et temporalité, op. cit., p. 8. Le Heidegger de l’époque n’accepte qu’avec des réserves l’opinion du jésuite O. Zimmermann selon laquelle les preuves de l’existence de Dieu devraient être présentées en prenant en compte des conceptions modernes, cf. OTT H., op. cit., p. 69 ; CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., pp. 149-150.

[621] Sur les intérêts de Heidegger pendant cette étape, voir OTT H., op. cit., pp. 76-78.

[622] CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 150.

[623] Akademiker, mars 1911.

[624] Per mortem ad vitam (Pensées sur « Mensonges de la vie et vérité de la vie » de Jorgensen), dans Akademiker, mars 1910.

[625] Edité en France sous le titre De la diversité des acceptions de l’être d’après Aristote, trad. P. David, Paris, Vrin, 1992.

[626] « Il cherchait à interpréter Aristote à partir de l’horizon de la philosophie médiévale, avant tout celle de saint Thomas d’Aquin », HEIDEGGER M., Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, trad. A. Boutot, Paris, Gallimard, 2006, p. 42.

[627] HEIDEGGER M., Mon chemin de pensée et la phénoménologie, op. cit., p. 326.

[628] « La question, qui commençait alors seulement à s’agiter confusément, obscurément, faiblement, de la simplicité du multiple dans l’être demeura, à travers maints reversements, fourvoiements et perplexités, le fondement constant du traité, paru vingt ans après, Être et Temps », Discours de réception à l’Académie de Heidelberg, dans Frühe Schriften, GA 1, p. X, cité dans OTT H., op. cit., p. 56 et dans CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 143. 

[629] « On voit se manifester chez Brentano un alliage singulier du philosopher aristotélico-scolastique et de la problématique moderne de Descartes », HEIDEGGER M., Prolégomènes à l’histoire du concept du temps, op. cit., p. 43. Sur les rapports complexes de Brentano à la philosophie aristotélico-scolastique et à la philosophie moderne, voir CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., pp. 143-147.

[630] Cf. HEIDEGGER M., Prolégomènes à l’histoire du concept du temps, op. cit., pp. 42-47.

[631] HEIDEGGER M., Mon chemin de pensée et la phénoménologie, op. cit., p. 326.

[632] GABORIAU F., Liminaire, dans HEIDEGGER M., Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot, Paris, Gallimard, 1970, pp. 5-20 : 7.

[633] On sait que le nom de Maître Eckhart reviendra régulièrement lui-aussi sous la plume de Heidegger. Mais le mystique rhénanien, selon Heidegger, est un auteur exceptionnel et non typique de la scolastique, contrairement à Thomas d’Aquin ou à Suarez. Sur le rapport de Heidegger à Maître Eckhart, voir CAPELLE Ph., Heidegger et Maître Eckhart, dans Revue des sciences religieuses, 1996, n° 70, pp. 113-124.

[634] Cf. La constitution onto-théo-logique de la métaphysique, A. Préau, dans Questions I et II, Paris, Gallimard, Tel, pp. 277-308 : 294.

[635] Revue thomiste, 1995, 95, pp. 31-66.

[636] GILSON E., L’Être et l’essence, Paris, Vrin, 1981, ¹1948, également Constantes philosophiques de l’être, Paris, Vrin, 1983 ; LOTZ J.-B., Martin Heidegger et Thomas d’Aquin, trad. P. Secretan, Paris, PUF, 1988. J. L. Marion, avec une toute autre tactique, démontre la même chose dans l’article indiqué. Notons que dans cet article J. L. Marion change d’attitude vis-à-vis de la pensée de saint Thomas, par rapport à celle qu’il avait dans son livre Dieu sans l’être, Paris, ¹Fayard, 1982.

[637] BARASH J.-A., Heidegger et le sens de l’histoire, Paris, Gallaade, 2006, p. 116.

[638] « La vérité chrétienne apparaît au sujet grâce à une institution visible : l’Eglise. Les enseignements  qu’elle fournit sont en essence et en substance les fondements de la vérité, fondements qui s’avèrent immuables au travers des siècles. Ces enseignements sont la norma normans et non la norma normanda de la pensée, du sentiments et de la volonté chrétiens », BRAIG C., Über Geist und Wesen des Christentums, Friburg, Wagner, 1902, p. 46, cité dans BARASH J.-A., op. cit., p. 118.  

[639] « Dans un tel contexte, la ‘facticité’ de la vie ne saurait intervenir. Elle est même méprisable. C’est pourquoi Heidegger peut diriger sa polémique contre les dangereux amalgames entre la notion de ‘vision du monde’  et de vie : ‘Aujourd’hui la vision du monde est ajustée à la « vie », au lieu que ce soit le contraire’ », GREISCH J., Ontologie et temporalité, op. cit., p. 8. J. Greisch cite ici l’article militant de Heidegger publié dans le numéro de mars 1911 de l’Akademiker.  

[640] N° 25, Fulda. On trouvera un commentaire de cet article dans BARASH J.-A., op. cit., pp. 110-113.

[641] « C’est tout en honneur de Külpe d’avoir remis la philosophie, qui s’était égarée, sur le droit chemin. La philosophie aristotélico-scolastique, qui a toujours professé le réalisme, ne perdra pas de vue ce nouveau mouvement épistémologique ; il faut travailler dans cette direction », HEIDEGGER M., Das Realitäts problem in der moderner Philosophie, op. cit., p. 363, cité dans BARASH J.-A., op. cit., p. 113.

[642] Surtout son ouvrage intitulé Fondement de la logique et de la théorie de la connaissance. Une étude des formes et des principes de la vraie connaissance, édité en 1910. C’est cet ouvrage, un manuel qui représente typiquement l’esprit de la scolastique de ces années-là, que Heidegger avait recommandé aux étudiants, dans son article militant publié dans le numéro mars 1911 de l’Akademiker.   

[643] OTT H., op. cit., p. 99.

[644] Op. cit., p. 113.

[645] Cf. GABORIAU F., op. cit., p. 9.

[646] GREISCH J., Ontologie et temporalité, op. cit., p. 8.

[647] Cité dans OTT H., op. cit., p. 91.

[648] Ibid. Au séminaire déjà Heidegger commence à sentir le mécontentement vis-à-vis de la scolastique qu’il apprend là-bas, surtout quand elle était mise en contact avec la philosophie après Kant. Un telle mise en contact a pu se produire de nouveau grâce au professeur Braig qui était aussi un connaisseur éminent de la philosophie moderne : « C’est par lui [Braig] que j’entendis parler pour la première fois, lors de quelques promenades, au cours desquelles il me fut donné de l’accompagner, de l’importance de Schelling et de Hegel pour la théologie spéculative en opposition à la doctrine scolastique. C’est ainsi que la tension entre ontologie et la théologie spéculative entra dans l’horizon de ma recherche comme l’armature de la métaphysique », HEIDEGGER M., Mon chemin de pensée et la phénoménologie, op. cit., p. 327. Notons que lorsque Heidegger parle ici de « l’armature métaphysique », il nomme quelque chose de radicalement nouveau qui est entré dans ses recherches. Car l’armature métaphysique que lui procurait l’école thomiste de l’époque, se réduisait au schéma bien connu de la division entre la metaphysica generalis et les trois sortes de la metaphysica specialis. Il faut croire que l’intervention de la théologie spéculative de Hegel dans la pensée de Heidegger a commencé à transformer profondément ce genre de schémas scolastiques tout pré-donnés. Nous reviendrons sur  le rôle de Hegel dans l’évolution de Heidegger.         

[649] Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot, trad. F. Gaboriau, Paris, Gallimard, 1970, p. 30.

[650] Ibid., p. 29. Gaboriau polémique avec raison avec Heidegger : « Il est permis de se demander si l’information historique nuancée que recommande précisément Heidegger, relativement au Moyen-Âge, autorise une telle généralisation. Une exception au moins doit être signalée, car elle est de taille : peut-on estimer, par exemple, que Thomas d’Aquin ait subordonné la valeur de la personne, et pour autant du sujet, à celle des choses ? », ibid., p. 36, note 2.  

[651] Ibid., p. 30.

[652] Cf. également les mises en garde de F. Gaboriau, ibid., p. 36, notes 3 et 4.

[653] On peut connaître la réaction violente et moqueuse de Heidegger contre ce motus proprio du pape dans OTT H., op. cit., pp. 86-88. La lettre du 9 janvier 1919 adressée au chanoine Krebs, sur laquelle nous aurons encore l’occasion de revenir, est une lettre de la rupture avec le catholicisme, qui donne des informations précieuses sur le rapport du philosophe à la scolastique et au christianisme, voir ibid., pp. 112-113. Sur des raisons pour lesquelles l’Eglise catholique a durci son attitude à l’égard du modernisme et de la philosophie en générale, ce qui a déclanché une véritable crise chez le jeune Heidegger, on trouvera des remarques sommaires et justes dans BARASH J.-A.,, op. cit., p. 108.  

[654] Das Realitäts problem in der moderner Philosophie, op. cit., p. 363, cité dans GABORIAU F., op. cit., p. 9.

[655] Cette période entre 1911 et 1913 est considérée par H. Ott comme une des « plus difficiles de la vie de Heidegger », op. cit., p. 71. Ott relate cette période dans les pages 70-80 de son livre.

[656] Neuere Forschungen über Logik, dans Literarische Rundschau für das katholische Deutschland, Herder, 1912, n° 38, col. 467, cité dans GABORIAU F., op. cit., p. 10. C’est cet article qui laisse prévoir un premier écart du jeune Heidegger de la scolastique. Son ami Laslowski, lui rapportant dans une de ses lettres les vives impressions que l’article a provoqué à Rome, conseille en même temps de rester silencieux pour un certain temps : le catholicisme ne cadre « absolument pas avec tout le système moderne », cité dans OTT H., op. cit., p. 80.

[657] Cité dans OTT H., op. cit., p. 91.

[658] Heidegger expose ce projet dans une lettre à son protecteur prélat Joseph Sauer, cité dans OTT H., op. cit., pp. 77-78.

[659] Ibid., p. 78.

[660] Dans Literarische Rundschau für das katholische Deutschland, 1914, n° 40, col. 332, cité dans GABORIAU F., op. cit., p. 9.

[661] « La notion d’’herméneutique’ m’était familière depuis mes études de théologie. A cette époque, j’étais tenu en haleine surtout par la question du rapport entre la lettre des Ecritures Saintes et la pensée spéculative catholique. […] Plus tard, j’ai retrouvé la dénomination d’’herméneutique’ chez Wilhem Dilthey, dans sa théorie des sciences historiques de l’esprit. L’herméneutique était familière à Dilthey depuis la même source, c’est-à-dire depuis ses études de théologie, et en particulier depuis son travail sur Schleiermacher », HEIDEGGER M., Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976, p. 95.

[662] « geistige Unruhe », HEIDEGGER M., Frühe Schriften, GA 1, p. 342.

[663] GADAMER  H.-G., Les chemins de Heidegger, op. cit., p. 212.

[664] Op. cit., p. 329.

[665] Cité dans OTT H., op. cit., pp. 85 et 97. Mêmes tonalités dans son Curriculum vitae de 1915, voir ibid., pp. 91-92.

[666] Ibid., p. 97.

[667] CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., pp. 151-152.

[668] Cf. GABORIAU F., op. cit., pp. 16-17.

[669] Selon 2 Co 12, 7. Lettre du 1er juillet 1935 de Heidegger à Jaspers, cité dans OTT H., op. cit., p. 43.

[670] Die Lehre von Urteil im Psychologismus. Ein kritisch-positiver Beitrag zur Logik, dans GA 1, 1972, pp. 1-129.

[671] Cf. Curriculum vitae de 1915, cité dans OTT H., op. cit., p. 91.

[672] Ibid. Heidegger continue : « Je tentai, dans ma thèse sur La Théorie du jugement dans le psychologisme, d’éclairer un problème central de la logique et de la théorie de la connaissance en m’appuyant simultanément sur la logique moderne et sur les jugements de base de la scolastique aristotélicienne », ibid., pp. 91-92.

[673] Cité dans GREISCH J., Ontologie et temporalité, op. cit., pp. 7-8.

[674] Ibid., p. 10.

[675] Die Zeit des Selbst und die Zeit danach. Zur Kritik der Textgeschichte Martin Heideggers 1910-1976, Frankfurt, Suhrkamp, 1990, p. 54, cité dans GREISCH J., Ontologie et temporalité, op. cit., p. 10.

[676] « Peut-être nous trouvons-nous ici devant de l’ultime et de l’irréductible, à propos de quoi un éclaircissement complémentaire est exclu et toute question supplémentaire tourne court nécessairement », HEIDEGGER M., Die Lehre von Urteil im Psychologismus, Fribourg-en-Brisgau, 1914, p. 95, cité dans PÖGGELER O., La pensée de Martin Heidegger, trad. M. Simon, Paris, Aubier-Montaigne, 1967, p. 23.

[677] Ibid.

[678] HEIDEGGER M., Die Lehre von Urteil im Psychologismus. Ein kritisch-positiver Beitrag zur Logik, op. cit., p. 99, cité dans PÖGGELER O., op. cit., p. 22. Toute la doctrine aristotélico-scolastique de « l’être-vrai » est réduite par Heidegger au néo-kantien « sens-validité ». Or, la possibilité d’une telle réduction n’a-t-elle pas été fournie par cette même scolastique du début du XXe siècle, scolastique suarézienne ? L’authentique scolastique de saint Thomas n’aurait-elle pas résisté à ce genre de réductions ? Voilà la question. F. Gaboriau affirme que la première erreur de Heidegger vis-à-vis de la scolastique consistait en ce que « Heidegger, guidé par ses lectures et le poids de la tradition, a cru qu’il fallait choisir » entre plusieurs significations de l’être au lieu de les considérer toutes ensemble. GABORIAU F., op. cit., pp. 17-18. Cette « erreur » est d’autant plus surprenante, que, au dire de Heidegger lui-même, il cherchait déjà à cette époque le sens fondamental, unificateur des multiples sens de l’être dont parlait Aristote, via Brentano. Cette « erreur », et donc le passage du jeune Heidegger de la scolastique au néo-kantisme, ne peut être expliqués que par la qualité douteuse de la littérature scolastique du début du siècle dans laquelle l’étudiant a été plongé et qui a bien vite commencé à le répugner.   

[679] CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 152.

[680] C’est pourquoi, dans cette dissertation, il se décrit comme un « mathématicien anhistorique », GA 1, p. 3.

[681] CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 153.

[682] Déjà dans son article Neuere Forschungen über Logik, Heidegger écrivait au sujet des jugements impersonnels : « Ils sont depuis toujours la croix de la Logique scientifique, mais ce sont eux qui ont le plus contraint à réfléchir au fond sur la différence qu’il y a entre la proposition grammaticale et le jugement logique », dans Literarische Rundschau, op. cit., col. 521, cité dans GABORIAU F., op. cit., p. 10.

[683] Comme le montrera ultérieurement M. Grabmann, dans Mittelalterliches Geistesleben. Abhandlungen zur Geschichte der Scholastik und Mystik, München, 1926, il s’agit, en vérité, d’un disciple de Duns Scot, Thomas d’Erfurt.

[684] HEIDEGGER M., Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot, op. cit., p. 34.

[685] Ibid., p. 205. Heidegger émet une affirmation pareille aussi eu égard à Husserl : dans la « pensée de type scolastique, en fait, peut-être surtout dans ce genre de pensée, se cachent des aspects d’observation phénoménologique », ibid., p. 34.

[686] Ibid., p. 107.

[687] HUSSERL E., Recherches logiques, cité dans GREISCH J., Ontologie et temporalité, op. cit., p. 249. Pourtant une distance, exigée par Husserl lui-même, le sépare des conceptions métaphysiques médiévales. Le souci de Heidegger de réduire à tout prix cette distance donne à son travail le caractère d’un concordisme et nuit à sa qualité. Cf. BARASH J.-A., op. cit., pp. 129-130. Pour les raisons de cette démarche de Heidegger, voir la note suivante. 

[688] CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., pp. 153-154. Ph. Capelle continue : « On mesurera mieux, à partir de ce contexte, la tension qui traverse l’élaboration de la thèse, entre plusieurs motifs de pensée ». On peut expliquer par cette tension également la difficulté d’interprétation du Scotbuch de Heidegger. En effet, il s’agit d’un texte difficilement lisible, trop complexe, où se superposent le Heidegger officiel et le vrai Heidegger. D’où les nombreux retouchements, les ambiguïtés, les questions laissées ouvertes, les renvois aux « futures recherches », etc. Heidegger dira un jour de ce travail à Jean Beaufret : « L’alèthéia n’y était pas encore », cité dans TOWARNICKI F., En chemin, dans Magazine littéraire, mars-avril 2006, n° 9, pp. 7-11 : 8. La qualité qui marquera les écrits heideggériens ultérieurs, non plus : tant Rickert que Husserl sont restés assez réservés à l’égard de la Thèse d’habilitation du jeune docteur. Husserl la qualifiera de « travail de débutant », dans sa lettre à P. Natorp du 10 octobre 1917, cité dans BARASH A.-J., op. cit., p. 130. Ce n’est que dans la Conclusion de la Thèse que le « vrai Heidegger » fera la percée, ce qui coûtera au « Heidegger officiel » « la chaire, tant espérée, de la ‘philosophie chrétienne’ », CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 160. Mais cela le mettra définitivement sur sa propre route.        

[689] « Vu la constance de la nature humaine il devient désormais compréhensible que les problèmes philosophiques se répètent dans l’histoire. (…) Cet effort toujours prêt à recommencer autour d’un groupe de problèmes plus ou moins identique, cette permanence constante de l’esprit philosophique ne fait pas que permettre, il exige une conception correspondante de ‘l’histoire’ de la philosophie », HEIDEGGER M., Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot, op. cit., pp. 27-28. 

[690] Ibid., p. 33. Nous allons revenir sur l’importance, pour la genèse de la pensée heideggérienne, de la notion scotiste d’haecceitas, dans les pages qui suivent.

[691] Ibid., p. 30.

[692] En fait, une telle possibilité est exigée par le « vrai Heidegger » s’opposant au « Heidegger officiel ». Celui-ci fait déborder sa Thèse par des adoucissements, des concordances et des concessions faciles avec la tradition scolastique. En effet, dans le corpus principal de son écrit, Heidegger ne soumet pas cette possibilité à une ressaisie théorique solide. Cf. CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger op. cit., p. 155 ; BARASH J.-A., Heidegger et le sens de l’histoire, op. cit., p. 136.  

[693] « unübersehabre Mannigfaltigkeit », cité dans BARASH J.-A., op. cit., p. 128.

[694] Cf. LASK E., Die Lehre vom Urteil, 1912, p. 58.

[695] « L’objet à déterminer subit, du fait de la connaissance, une mise en forme [Formung]. La forme est en effet le facteur qui confère la détermination. La déterminabilité est le fait de pouvoir être assujetti (Lask) par la forme. De cette façon la connaissance confère quelque chose à l’objet. Vu du côté de l’objet, celui-ci s’assimile à la connaissance et c’est ainsi que par exemple une chose contradictoire, comme le ‘cercle carré’, s’oppose à une telle assimilation. La connaissance ne peut pour ainsi dire pas commencer avec un tel objet », HEIDEGGER M., Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot, op. cit., p. 96. Egalement : « Cette ‘création’ des catégories réflexives correspond, du côté des fonctions susdites, à leur origine à partir de l’usage des expressions dans la pensée et la connaissance vivantes ; elles sont en un certain sens également des produits de la subjectivité, mais d’autre part cependant, confirmées comme derechef objectives par la constitution objective de l’expression linguistique, des significations et des directions d’accomplissement », ibid., p. 164.  

[696] « Elles ont d’autre part le caractère de principe, que Lask a aussi retenu pour les catégories réflexives, dans la mesure où leur emploi n’est pas déterminé par des contenus ou des formes de significations propres », ibid.

[697] Ibid., p. 33.

[698] Ibid., p. 78.

[699] Sur le problème de l’analogie scolastique et les conséquences métaphysiques qui en découlent, voir ibid., pp. 80-87, 162-163, 229. Cf. CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger op. cit., pp. 156-157.

[700] Heidegger met curieursement en équivalence « la forme de l’individualité » de Duns Scot et la « multiplicité insaisissable » de Rickert, HEIDEGGER, Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot, op. cit., pp. 78-79. Il est difficile de trouver une cohérence dans une telle démarche. Il faudrait plutôt voir ici de nouveau le Heidegger officiel qui, comme dans le cas de la scolastique thomiste, veut maintenant à tout prix échapper au conflit avec son directeur de thèse Rickert, cf. BARASH J.-A., op. cit., p. 128.

[701] C’est ici que Heidegger voit la correspondance entre Duns Scot et Husserl : la notion qui les unit est celle de l’intentionnalité. Comme l’intentionnalité chez Duns Scot accède au réel sans l’épuiser, ainsi l’intentionnalité chez Husserl éclaire le sens des réalités qui existent hors d’elle sans les épuiser non plus, ibid., pp. 129-130 ; HEIDEGGER, Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot, op. cit., pp. 33-34.

[702] HEIDEGGER M., Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot, op. cit., p. 78.

[703] CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 157 ; F. Gaboriau, dans ses notes du Traité de Heidegger, op. cit., p. 93, note 33 ; GREISCH J., Ontologie et temporalité, op. cit., p. 11.

[704] « Les thèses du jeune Heidegger annoncent la pensée de l’ontologie transcendantale. Il retient de Duns Scot la qualification ‘ici et maintenant’ de toute existence, ‘la détermination originaire de la réalité concrète’. Il vise à affranchir la transcendance de tout enfermement suprasensible analogique, à inscrire celle-ci dans l’exister et son individuum ultime. Duns Scot avait découvert que la signification ne dit pas tant quelque chose sur l’objet, qu’elle ‘nous le présente’ : elle ‘s’avère donc être, commente Heidegger, comme détachée des réalités. Les questions d’existence relativement aux objets signifiés sont quelque chose de transcendant par rapport à la théorie des significations’ ; ou encore : ‘Il est, comme le dit explicitement Duns Scot, étranger à la signification, d’exister (res et intelligitur, cui extraneum est existere secundum quod significatur’, op. cit., p. 129). Si une ‘logique’ est requise par Duns Scot, ce n’est donc pas sur le plan des modes de significations qu’elle doit être organisée : ‘Il faut une logique de la logique’, ibid., p. 113, celle que le sujet connaissant ne fait jamais que présenter : l’être même », Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., pp. 157-158.  

[705] VATTIMO G., Introduction à Heidegger, trad. J. Rolland, Paris, Cerf, 1985, p. 19.

[706] DILTHEY W., Weltanschauungslehre : Abhandlungen zur Philosophie der Philosophie, dans Gesammelte Schriften, t. 8, Stuttgart, Teubner, 1931, pp. 76-77, cité dans BARASH J.-A., op. cit., pp. 113-114.

[707] CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 162.

[708] GA, 1, p. 357, cité dans CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., pp. 160-161 où on trouvera également une note exégétique concernant la citation de la sentence de Maître Eckhart par Heidegger. 

[709] Ibid., p. 160.

[710] GA, 1, p. 372. Remarquons cette entrée en jeu de la réflexion de saint Augustin sur le temps. En 1915, elle ne constitue qu’un fragment dans les écrits de Heidegger. Toutefois on peut supposer qu’elle ait déjà une certaine influence sur la structuration de l’identité du philosophe Heidegger, en pleine crise à ce moment là,  puisque elle jouera un rôle considérable dans la formation du concept de temps propre à Heidegger au début des années 1920.  Il est vrai qu’en 1915, elle a un tout autre sens que celui qu’elle portera plus tard.

[711] Ibid., 365.

[712] Ibid., p. 366.

[713] Ibid., p. 373.

[714] Il y a pourtant des affirmations paradoxales dans cette conférence de 1915 de Heidegger. En effet, à côté de la réalisation de l’inspiration diltheyienne, Heidegger ramène encore ses jugements à la tradition scolastique et s’appuie en même temps sur les travaux de Rickert. Nous ne pouvons comprendre ce paradoxe qu’en se souvenant du clivage du « Heidegger officiel » et du « vrai Heidegger » en train de naître. Vu l’évolution ultérieure de la pensée heideggérienne, nous savons comment cette crise identitaire se résoudra. C’est à la lumière de cette évolution qu’il faut interpréter l’ensemble des propos de la conférence de 1915.  

[715] Ibid., p. 374.

[716] Ibid., pp. 355-356, cité dans GABORIAU F., op. cit., p. 13, dans BARASH J.-A., op. cit., p. 124.

[717] HEIDEGGER M., Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot, op. cit., p. 23.

[718] Un tel jugement ne pourrait être justifié qu’à condition d’admettre que la Concusion occupe une place à part dans l’ensemble du texte du Traité. Lire le corpus principal de la Thèse et sa Conclusion ensemble, comme s’ils formaient une unité homogène, risquerait d’estomper l’évolution de la pensée heideggérienne. Le risque consisterait, en effet, à ramener les thèses de la Conclusion à celles du corpus principal, c’est-à-dire à interpréter dans l’esprit scolastique ce qui rompt justement avec la scolastique. Ainsi la pensée de Heidegger après 1916 se présenterait comme sans lien avec ce qui précède. C’est d’ailleurs de cette façon qu’elle a été interprétée pendant des décennies (« Ses premiers travaux, sans lien avec sa philosophie actuelle », dit par exemple H. Rahner en 1940, dans sons article Introduction au concept de philosophie existentiale chez Heidegger, dans Recherches de science religieuse, 1940, t. 30, pp. 152-171 : 153). O. Pöggeler lui-même fait cette erreur en faisant du Heidegger de 1916 encore un philosophe franchement scolastique (La pensée de Heidegger, Paris, Aubier-Montaigne, 1967, pp. 28-30), comme si son virage quelques mois après n’avait pas eu de préparation. On peut détecter les mêmes tendances chez J.-A. Barash qui, en interprétant la Conclusion en lien immédiat avec l’ensemble de l’Habilitationsschrift, parle des contradictions au lieu d’avancer l’idée de l’évolution de la pensée heideggérienne (ce qu’il fait d’ailleurs dans d’autres endroits) et surtout quand il ramène même la notion de la « vie » qui apparaît dans la Conclusion aux conceptions scolastiques traditionnelles, op. cit., pp. 134-137.         

[719] Nous trouverons un brèf résumé de ce changement radical des mentalités à partir de XIXe siècle, en lien avec Heidegger, dans la conférence de P. Sloterdijk, La politique de Heidegger, dans Magazine littéraire, mars-avril 2006, n° 9, pp. 42-45.

[720] Ibid., p. 43.

[721] Le concept du temps dans les sciences historiques, op. cit., p. 355.

[722] Op. cit., p. 230.

[723] Ibid., p. 221.

[724] Ibid., p. 229.

[725] Ibid.

[726] Ibid.

[727] Dans cette optique Heidegger réalisera, en 1918, ses recherches sur la mystique médiévale. Nous reviendrons sur ces recherches dans les pages suivantes.

[728] Ibid., pp. 229-230.

[729] Ibid., p. 230, la note. Selon Heidegger, la théologie catholique toute entière devrait être évaluée de cette manière. Ne pourrions-nous pas détecter ici un voeux caché de Heidegger de renouveler la théologie catholique ? Nous savons aujourd’hui qu’un renouveau de cette théologie va se produire. Seulement, ce n’est pas à partir de Hegel, mais à partir des recherches renouvelées sur la pensée de saint Thomas d’Aquin et sur celle des Pères de l’Eglise, qu’il aura lieu. Heidegger n’y contribuera nullement, et il ne manifestera d’ailleurs aucun intérêt à l’égard de ces recherches.

[730] Ibid., pp. 227-228.

[731] Ibid., p. 230.

[732] Ibid., p. 225.

[733] Ibid., p. 227. Heidegger pose ce « complexe translogique » comme le synonyme de la métaphysique dans sa nouvelle acception.

[734] Ibid., p. 221.

[735] Ibid., pp. 229-230.

[736] CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., pp. 159-160.

[737] Voir le lettre du 19 juillet 1914 à Krebs, cité dans OTT H., op. cit., pp. 87-88 ; la correspondance de 1915 avec Laslowski, ibid., p. 96 ; la crise de 1916, ibid., p. 101.

[738] Ibid., p. 115.

[739] Cette reduction n’allait pourtant pas de soi, même si la compréhension commune et propre à l’époque des tels documents comme encyclique Aeterni Patris de Léo XIII (1879) et et celle, bien sûr, du Motus proprio de Pie X de 1914, allait dans ce sens. Comme le montre des nombreux cas des catholiques non-scolastiques au début du XXe siècle, tel Blondel, par exemple, il y avait une possibilité d’échapper à l’intérprétation du catholicisme dans les termes de la scolastique tardive. Pour quelles raisons l’Eglise a-t-elle jugé bon, pourtant, d’encourager une telle réduction ? Citons J.-A. Barash : « Les conservateurs catholiques croient répondre ainsi aux problématiques de leur époque, marquée par le progrès scientifique et industriel, par le nationalisme, par la modernisation et par la sécularisation progressive des institutions, qu’ils perçoivent comme autant d’éléments hostiles à leur foi. Contre les assauts de ces changements historiques sans précédent dont pâtissent sévèrement les traditions religieuses ancestrales, l’Eglise multiplie les initiatives pour réaffirmer son autorité temporelle, et c’est ainsi que le pape Léon XIII adresse l’encyclique Aeterni Patris (1879) où il réaffirme la doctrine de Saint Thomas d’Aquin sur le caractère anhistorique de la vérité fondamentale, mais en la détournant à des fins conservatrices, et cela dix ans après la promulgation , par Pie IX, de l’infaillibilité pontificale », op. cit., p. 108.       

[740] Publiée intégralement dans OTT H., op. cit., pp. 112-113.

[741] Cité dans GREISCH J., Ontologie et temporalité, op. cit., p. 9.

[742] PÖGGELER O., La pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 47.

[743] OTT H., op. cit., p. 100.

[744] Ibid., p. 101.

[745] Ibid., p. 115.

[746] Ibid., pp. 114-115.

[747] Ibid., p. 125.

[748] Sur le rapport assez complexe de Husserl à la foi religieuse et, tout spécialement, aux nombreuses conversions de ses disciples, voir ibid., pp. 120-125. Dans la Postface à l’ouvrage de H. Ott, J.-M. Palmier écrit : « Husserl fut favorablement impressionné par la rupture de Heidegger avec le catholicisme et son orientation vers le protestantisme. Non parce que lui-même, autrichien d’origine juive, s’y était converti mais parce qu’il voyait dans cette rupture une garantie d’indépendance philosophique », ibid., p. 389.  

[749] Cité dans BARASH J.-A., op. cit., p. 174.

[750] Ibid., p. 173. De ses recherches aux sujets religieux, naîtra toute une série de cours sur la religion : Introduction à la phénoménologie de la religion en 1920-1921, Saint Augustin et le néo-platonisme en 1921, etc.

[751] cité dans GREISCH J., Ontologie et temporalité, op. cit., p. 35. 

[752] Il n’est pas douteux que c’est justement cette vision des rapports foi/raison que Heidegger prêtait à la scolastique, suivant les interprétations de ses « interprètes officiels ».  

[753] GADAMER H.-G., op. cit., p. 27.

[754] BARASH J.-A., op. cit., p. 182. Sur le dualisme protestant entre la foi et la raison, Dieu et le monde, et le rapport que Heidegger entretient avec ce dualisme, voir le chapitre 4 de l’ouvrage de J.-A. Barash (pp. 173-199).

[755] GADAMER H.-G., op. cit., p. 59.

[756] Heidegger « sépare le royaume de la croyance et celui de la culture, dont le déroulement est historique. Pour Heidegger, la croyance ‘invisible’ (unsichtbar) ne peut être saisie comme un phénomène empirico-historique objectivé. Une compréhension inductive du développement culturel échoue à lui donner son sens, qui ne se dévoile que dans un accomplissement du soi visant une signification historique hors de portée de la vision objective », BARASH J.-A., op. cit., pp. 190-191.    

[757] Cf. ibid., p. 195. Par ailleurs, Barth a rompu avec Bultmann et Gogarten lorsque ceux-ci ont introduit dans leurs théologies les éléments de la philosophie heideggérienne. Il est à noter que Heidegger lui-même ne s’intéressait nullement à ces utilisations de sa philosophie dans la théologie protestante, comme plus tard dans la théologie catholique, estimant qu’il n’a pas grandes choses à voir avec ces types de théologie.

[758] GA, 61, p. 199. L’affirmation sera répétée encore en 1925, dans le cours intitulé Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, trad. A. Boulot, Paris, Gallimard, 2006, p. 126. 

[759] Dans sa fameuse lettre à R. Otto, cité dans OTT H., op. cit., p. 124.

[760] Ibid., p. 120.

[761] Ibid., p. 115.

[762] Ibid., p. 113.

[763] Ma vie en Allemand avant et après 1933, Hachette, 1988, p. 63. 

[764] Dans son livre, Hugo Ott a mis en relief le mystère de cette écharde. Voici comment il résume cette dimension de la vie de Heidegger : « Grand tournant confessionnel et philosophique de Heidegger : un stigmate ne se résorbe pas. Il continue à marquer l’individu et le force à s’expliquer, même s’il semble déjà s’être acquitté avec succès de cette tâche. […] La blessure se rouvre sans cesse. L’écharde dans la chaire demeure lancinante. Comment comprendre autrement le passage de la lettre de 1935, lorsque Heidegger, dégrisé, revenu de son envolée philosophico-politique, reprenant progressivement contact avec le sol, entre en conflit avec la foi des origines ! Certaines déclarations de Heidegger sur l’Eglise catholique, sur le sens et la légitimité des chaires de philosophie chrétienne peuvent paraître d’une agressivité hargneuse, voire haineuse : c’est plutôt une façon de dissimuler, de farder des chairs malades. Derrière ce masque brûlaient douloureusement les meurtrissures que pouvaient difficilement apaiser les bandages de la pensée existentielle. Bien loin d’être close, la question de l’origine catholique, de la foi des origines demeura grande ouverte. Elle se reposera à chaque fois que le contexte s’y prêtera », op. cit., pp. 126-127.         

[765] HEIDEGGER M., Le concept de temps, dans Cahier de l’Herne. Martin Heidegger, trad. M. Haar et M. B. de Launay, Paris, ed. de Poche, 1983, pp. 33-52 : 34.

[766] cité dans OTT H., op. cit., p. 113.

[767] Die philosophischen Grundlagen der mittelalterlichen Mystik, GA 60, pp. 303-337.

[768] HEIDEGGER M., Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot, op. cit., p. 229.

[769] Cf. ibid., pp. 230-231.

[770] Ibid., pp. 206-207.

[771] GA 60, p. 316, cité dans CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 165.

[772] GA 60, p. 334, cité dans CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger op. cit., p. 167.

[773] Ibid., p. 168.

[774] Cité dans ibid., p. 163.

[775] Ibid.

[776] GA 60, p. 313, cité dans CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger op. cit., p. 166.

[777] « De saint Thomas au reste, il est possible qu’en universitaire curieux de tout, Heidegger ait une fois commenté le De ente et essentia (à Marburg, dans les années où mûrissait justement Sein und Zeit) ; il n’en reste pas moins qu’apparemment ce condensé fort succinct n’aura pas suffi à lui faire saisir l’originalité de l’Aquinate face au problème de l’être. Tiré à hue et à dia par des commentaires qui paraissent tous aussi autorisés, saint Thomas ne pouvait que rester dans la conscience de Heidegger une valeur énigmatique ; il n’en connaît pas la langue, il ne saurait le faire parler », GABORIAU F., op. cit., pp. 16-17.  

[778] CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 50.

[779] Parmi ces cours, nous prendrons en considération : Die Idee der Philosophie und das Weltanschauungs Problem (donné en 1919, GA 56-57), Grundprobleme der Phänomenologie (1919-1920, GA 58), Einleitung in die Phänomenologie der Religion (1920-1921, GA 60), Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles. Einführung in die phänomenologische Forschung (1921-1922, GA 61).  

[780] Si nous nous souvenons de la déclaration que Heidegger faisait encore en 1916, dans la Conclusion de son Habilitationsschrift, à savoir : « C’est le problème de la relation entre le temps et l’éternité, entre la mutation et la valeur absolue, entre le monde et Dieu, qui se trouve en cause » (op. cit., p. 230), nous nous rendons compte, au moins du point de vu du vocabulaire, du parcours qu’accomplit la pensée heideggérienne en trois ans.

[781] Que la facticité constitue cet horizon temporel qui permet de concevoir le sens de l’être, Heidegger le dira clairement dans Sein und Zeit : « L’auteur se permet de faire observer qu’il a communiqué à maintes reprise dans ses cours depuis semestre d’hiver 1919-1920 l’analyse du monde ambiant et plus généralement l’‘herméneutique de la facticité’ du Dasein », Paris, Gallimard, 1986, p. 108, note (trad. mod.) Voir aussi la lettre de Heidegger à K. Löwith, datée le 20 août 1927, dans PAPENFUSS D., PÖGGELER O. (ed.), Im Gespräch der Zeit, T. 2, Francfort, Klostermann, 1990, pp. 33-38.

[782] La Pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 36.

[783] Im Gespräch der Zeit, op. cit., p. 36, cité dans l’article de T. Kisiel, dans COURTINE J.-F. (ed.), Heidegger 1919-1929. De l’herméneutique de la facticité à la métaphysique du Dasein, Paris, Vrin, 1996, p. 205 (trad. F. Dastur).  

[784] Rappelons nous : Duns Scot « plus que tous les scolastiques avant lui […] a trouvé une proximité (haecceitas) vaste et affinée pour ce qui est la vie réelle, pour sa multiplicité et sa possibilité de tension », Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot, op. cit., p. 33.   

[785] Die Idee der Philosophie und das Weltanschauungs problem, dans GA 56-57, pp. 1-117.

[786] L’indication formelle de la facticité : sa genèse et sa transformation, dans Heidegger 1919-1929…, op. cit., pp. 205-219 : 206-207. 

[787] Notons d’emblée que cette identification de la lumière de la pensée et du « réel », laquelle brisera le clivage traditionnel du subjectif/objectif, sera un trait capital du Dasein. 

[788] KISIEL T., The Genesis of Heidegger’s ’Being and Time’, Berkeley, University of California Press, p. 22.

[789] Sur la manière dont Heidegger reprend la réflexion de Lask, voir ibid., pp. 25-38.

[790] Sur la distinction entre Das theorische Etwas et Das vortheorische Etwas, voir le schéma reproduit par Kiesel dans Heidegger 1919-1929…, op. cit., p. 218, schéma que Heidegger aurait dessiné sur le tableau lors d’un cours du Kriegsnotsemester.

[791] Ursprungswissenschaft des Lebens an sich, dans GA 58, p. 1.

[792] Pour P. Natorp, la facticité est effectivement synonyme d’irrationalité et, pour les philosophes « de la vie » de l’époque, d’une sorte de « mysticisme », GREISCH J., L’Arbre de vie et l’Arbre du savoir, Paris, Cerf, coll. Passages, 2000, p. 42. L’optique de Heidegger est tout autre. Jean Greisch a analysé la problématique des rapports entre la facticité heideggérienne et la (ir)rationalité, voir ibid., pp. 111-133.

[793] GA 56-57, p. 59.

[794] Ibid., p. 61, cité et traduit par J. Greisch, dans L’Arbre…, op. cit., p. 41.

[795] GA 56-57, p. 125, cité et traduit par J. Greisch, dans L’Arbre…, op. cit., p. 42.

[796] GA 56-56, p. 63.

[797] Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles. Einführung in die phänomenologische Forschung, dans GA 61, p. 24, trad. par J. Greisch dans Ontologie et temporalité, op. cit., p. 21.

[798] Cf. OTT H., op. cit., p. 116.

[799] J. Greisch a analysé en détails la critique que Heidegger fait du néo-kantisme, toujours dans le même cours du Kriegsnotsemester. Voir L’Arbre…, op. cit., pp. 117-120, 256 ; Ontologie et temporalité, op. cit., pp. 14-18. On peut, avec J. Greisch,  résumer cette critique en relevant les énoncés sommaires de Heidegger à la fin du cours : l’échec du néo-kantisme de Rickert est « l’échec de la philosophie des valeurs devant le problème du sujet (GA 56/57, 182), c’est le choix de la logique comme ‘doctrine pure des valeurs’ contre l’ontologie (GA 56/57, 192) et c’est la thèse que ‘connaître, c’est évaluer et non voir’ (GA 56/57, 193) qui empêchent la philosophie des valeurs de fonder l’idée de la philosophie comme archi-science », ibid., p. 18.

[800] CAPELLE Ph., Philosophie et Théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 178.

[801] GA 56-57, p. 17.

[802] GA 56-57, p. 125. 

[803] Ibid., p. 4.

[804] Ibid., p. 5 : Wissenschaft als genuine, archontische Lebensform. 

[805] Tel est l’annoncé de base du cours Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles. Einführung in die phänomenologische Forschung (1921-1922), publié dans GA 61, pp. 11-78, voir p. 3.   

[806] En l’occurrence, celles d’Aristote, ibid.

[807] Ibid., p. 3, traduit par J. Greisch, dans Ontologie et temporalité, op. cit., p. 21.

[808] GA 60, p. 78.

[809] « De façon générale, il n’y a pas de véritable histoire de la philosophie, si ce n’est pour une conscience historique qui vit elle-même dans la philosophie véritable. Toute histoire, et toute histoire de la philosophie comprise en un sens supérieur, se constitue dans la vie en et pour soi qui est elle-même historique – en un sens absolu », GA 56-57, p. 21, trad. par Ph. Capelle, dans Philosophie et Théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 175.

[810] Formal anzeigend, GA 61, p. 32.

[811] GREISCH J., Ontologie et temporalité, op. cit., p. 22.

[812] GA 61, p. 2, trad. de J. Greisch, dans Ontologie et temporalité, op. cit., p. 21.

[813] das wesenhaft Vorweltliche, GA 56-57, p. 115. Sur la distinction entre les deux formes du « théorique », voir ibid., pp. 114-116.

[814] Erhellung, GA 61, p. 26.

[815] Selon Heidegger, telle était aussi l’intuition de ceux qui, en Grèce ancienne, ont forgé le mot même φιλο-σοφια, Ibid., pp. 42-52.

[816] Ontologie. Hermeneutik der Faktizität (semestre d’été 1923), GA 63, p. 6.  

[817] Sur le rapport de Heidegger à la phénoménologie husserlienne au début des années 20, voir son cours Grundprobleme der Phänomenologie, donné en 1919-1920, publié dans GA 58, surtout pp. 1-29. Aussi GREISCH J., Ontologie et temporalité, op. cit., pp. 23-29.

[818] Cf. GA 58, pp. 237-241.

[819] Heidegger affirme dans un de ses cours donné en 1921 : « L’intentionnalité, dans sa structure formelle fondamentale, est ce qui correspond à la structure catégoriale de la facticité », GA 61, p. 131, trad. par Ph. Capelle, dans Philosophie et Théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 196. Sur les lieux de correspondance entre l’intentionnalité et la facticité voir article de T. Kiesel, dans Heidegger 1919-1929…, op. cit., pp. 205-219. « L’intentionnalité est l’arme secrète qui doit guider en philosophie la formation des concepts qui cherchent à exprimer l’auto-mouvement de l’expérience et de l’événement de la vie… », ibid., p. 209.  

[820] Wilhelm Diltheys Forschungsarbeit und der (gegenwärtige) Kampf um eine historische Weltanschauung, publiée dans GA 80 ; trad. fr. par  J.-C. Gens, Les conférences de Cassel (1925), Paris, Vrin, 2003.      

[821] GA 61, pp. 79-155 (« Das faktische Leben »).

[822] A ce sujet, voir RICOEUR P., Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986, pp. 88-95.  

[823] « Ent-leben », GA 56-57, p. 74.

[824] GA 63, p. 109.

[825] GA 61, p. 21. Avant de nommer ce mouvement Sorge, Heidegger l’appelait d’abord Bekümmerung que l’on peut traduire par « souciance », cf. GREISCH J., L’Arbre…, op. cit., p. 22.   

[826] GA 61, p. 98, trad. par J. Greisch, dans L’Arbre…, op. cit., p. 263.

[827] L’intentionnalité heideggérienne, c’est-à-dire d’emblée « herméneutique », a un rapport  problématique, mais incontournable, avec l’intentionnalité husserlienne.

[828] Nous suivons les analyses de J. Greisch, ibid., pp. 265-267 et Ontologie et Temporalité, op. cit., pp. 33-34.

[829] GA 61, p. 101, trad. J. Greisch, L’Arbre…, op. cit., p. 265.

[830] Ibid.

[831] GA 61, p. 104.

[832] GA 61, pp. 105-110.

[833] La notion de l’Ereignis est à l’opposé de la métaphysique traditionnelle pour laquelle les choses ne sont que des « occurrences qui existent brutalement, qui commencent et qui s’arrêtent », GA 56-57, p. 69, trad. J. Greisch, dans Ontologie et Temporalité, op. cit., p. 28.

[834] Nous traduisons « Ereignis » par « Evénement » provisoirement. On sait quelles difficultés de compréhension soulève cette traduction en ce qui concerne l’emploi heideggérien de ce mot à partir des années 30. Au début des années 20, ces difficultés ne sont pas encore d’actualité : une évolution importante sépare ces deux périodes, comme nous verrons. 

[835] Le concept de l’Er-eignis apparaît dans le cours de Kriegsnotsemester, Die Idee der Philosophie und das Weltanschauungs Problem, GA 56-56.

[836] Cette distinction est présentée par Heidegger à plusieurs reprises lors de la première période fribourgeoise : GA 9, p. 35 ; 58, p. 33 ; 61, p. 94.

[837] Cf. GREISCH J., Ontologie et temporalité, op. cit., pp. 38-39.

[838] GA 61, p. 80.

[839] GA 58, p. 231.

[840] Ibid., pp. 41-44.

[841] GA 61, p. 84.

[842] Ibid., p. 138.

[843] Ibid., p. 84.

[844] Ibid., p. 123.

[845] Ibid., p. 131.

[846] Ibid., p. 145.

[847] Ibid., p. 136.

[848] Ibid., trad. J. Greisch, dans L’Arbre…, op. cit., p. 271.

[849] GA 61, p. 88.

[850] «… ein Fonds von Verständlichkeiten und Zugänglichkeiten“, GA 58, p. 38.

[851] GA 61, pp. 86-87.

[852] Cf. ibid., p. 98.

[853] GA 63, p. 15. Dans le cours de 1923, Ontologie. Hermeneutik der Faktizität, où apparaît déjà explicitement l’ontologie du Dasein, l’herméneutique est traitée comme un « mode d’être du Dasein ».  

[854] « Heidegger vise à la neutralisation de la stase métaphysique de la relation sujet-objet afin de faire apparaître purement et simplement le pur mouvement de se diriger-vers de l’intentionnalité », KIESEL T., L’indication formelle de la facticité…, op. cit., p. 207. Ce « pur mouvement » de l’intentionnalité est la vie facticielle, le souci.

[855] GA 56-57, pp. 87-99. Pour une analyse détaillée de ce problème, voir GREISCH J., L’Arbre…, op. cit., pp. 46-48.

[856] Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles. Einführung in die phänomenologische Forschung, dans GA 61.

[857] Ibid., pp. 84-85.

[858] Ibid., p. 85.

[859] Cf. HAAR M., Le moment (καιρος), l’instant (Augenblick) et le temps-du-monde (Welzeit) [1920-1927], dans Heidegger 1919-1929…, op. cit., pp. 67-90 : 68-69.

[860] GREISCH J., L’Arbre..., op. cit., p. 271.

[861] GA 61, p. 139, trad. par M. Haar, dans Le moment…, op. cit., p. 72-73.

[862] Dans sa conférence de 1924 sur le Concept de temps, mais déjà dans son cours de 1923, Ontologie. Hermeneutik der Faktizität, GA 63.  

[863] GA 61, p. 140.

[864] GA 63, p. 31.

[865] GA 60, p. 32. Cf. CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., pp. 180-181.

[866] GA 56-57, p. 117.

[867] « Cohésion de la vie », trad. J. Greisch, dans L’Arbre…, op. cit., p. 155.

[868] Ibid.

[869] GA 58, p. 253.

[870] GA 60, pp. 32-46. Pour une analyse plus détaillée, voir CAPELLE Ph., Philosophie et théologie…, op. cit., pp. 181-182.

[871] Rappelons-nous : la philosophie « est fondamentalement athée », GA 61, p. 27.  

[872] Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles (Anzeige der hermeneutischen Situation), trad. fr. J.-F. Courtine, Interprétations phénoménologiques d’Aristote (Tableau de la situation herméneutique), Rapport Natorp, pref. H. G. Gadamer, TER, 1991.

[873] Ibid., p. 25. Dans Sein und Zeit, le rapport à la mort sera désigné comme « être-vers-la-mort », Sein zum Tode.

[874] Ibid.

[875] Ibid.

[876] Ibid., p. 26.

[877] Ibid., p. 25.

[878] GA 58, p. 61, trad. J. Greisch, Ontologie et temporalité, op. cit., p. 39.

[879] GA 60, p. 112, trad. J. Greisch, dans l’article La facticité chrétienne : Heidegger, lecteur de saint Paul, dans Transversalités, 1996, n° 60, pp. 85-101 : 91.

[880] GA 60, p. 68.

[881] Ibid., p. 128.

[882] GREISCH J., La facticité chrétienne…, op. cit., p. 94.

[883] GA 60, p. 117.

[884] Ibid., p. 80.

[885] Ibid., p. 82.

[886] Ibid., p. 94.

[887] Ibid., p. 98.

[888] Ibid., p. 104, trad. J. Greisch dans La facticité chrétienne…, op. cit., p. 98.

[889] GA 60, p. 131, trad. Ph. Capelle, dans Phiosophie et théologie…, op. cit., p. 184. Cette citation pourrait peut-être expliquer le mieux dans quel sens Heidegger se définit, en 1921, comme un « théo-logien chrétien » (voir sa lettre à K. Löwith, trad. et citée par J. Greisch, dans Ontologie et temporalité, op. cit., pp. 35-36). Pour Heidegger, il ne s’agit pas d’être théologien au sens propre, mais seulement en tant qu’il extrait notamment de la religiosité chrétienne ce qui est propre à la vie facticielle comme telle. 

[890] GREISCH J., L’Arbre…, op. cit., p. 258.

[891] GA 58, p. 240, trad. J. Greisch, dans Ontologie et temporalité, op. cit., p. 40.

[892] Interprétations phénoménologiques d’Aristote (Tableau de la situation herméneutique), op. cit., p. 28.   

[893] Ibid., p. 25, trad. J. Greisch, dans L’Arbre…, op. cit., p. 259.

[894] GA 63.

[895] GREISCH J., L’Arbre…, p. 258.

[896] Nous aurons encore l’occasion de revenir sur la question de savoir si Heidegger s’est acquitté véritablement de sa dette vis-à-vis de la « facticité chrétienne », fut-elle d’origine scripturaire ou augustinienne.

[897] Déjà dans son cours Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles. Einführung in die phänomenologische Forschung, en 1921-1922, Heidegger affirmait : « L’être, le sens de l’être, c’est l’élément philosophiquement principiel de tout étant », GA 61, p. 58. Cette affirmation conduisait même à l’annonce du projet d’une « phénoménologie ontologique », ibid., p. 61. Ce projet commence à être réalisé concrètement à partir de 1922-1923, années qui signifient donc une nouvelle étape de la pensée heideggérienne. Sur l’anticipation heideggérienne du projet de l’ontologie moyennant à la fois la phénoménologie et les divers écrits d’Aristote, dans le cours cité, voir GREISCH J., L’Arbre…, pp. 260-262.  

[898]Interprétations phénoménologiques d’Aristote (Tableau de la situation herméneutique), op. cit., p. 18.  

[899] Ontologie et temporalité, op. cit., p. 42. Pour une analyse détaillée, l’auteur renvoie à l’ouvrage de J.-L. Marion, Réduction et donation, Paris, PUF, 1989, pp. 118-168.

[900] GA 63, p. 17, trad. Ph. Capelle, dans Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 197.

[901] Augustinus und der Neuplatonismus, GA 60.   

[902] Sur la critique heideggérienne de ces auteurs, voir  les ouvrages de J.-A. Barash, Heidegger et son siècles, Paris, PUF, 1995 et Heidegger et le sens de l’histoire, op. cit., aussi le résumé de Ph. Capelle, dans Philosophie et Théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., pp. 185-186.  

[903] GA 60, p. 171.

[904] La Pensée de Heidegger, op. cit., p. 59.

[905] AGAMBEN G., La passion de la facticité, dans Heidegger. Questions ouvertes, Paris, Osiris, 1988, pp. 63-84 : 66 ; cf. CAPELLE Ph., Philosophie et Théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., pp. 184-185.  

[906] Confessions, X, ch. 33, 50 ; GA 60, p. 247.

[907] D’où la conjonction de l’opacité et de la transparence. « C’est au point que mon esprit, s’interrogeant sur ses propres forces, n’ose pas faire confiance à lui-même ; car, ce qui réside en lui demeure le plus souvent dissimulé, si l’expérience ne lui révèle, et par ailleurs personne ne doit être en sécurité durant  cette vie qui est appelée d’un bout à l’autre une épreuve », Confessions, X, ch. 28, 48. Surtout : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais bien ; mais si on me le demande, et que je l’entreprenne de l’expliquer, je trouve que je l’ignore », ibid., XI, ch. 14.      

[908] Dieu n’est pas l’homme, pourtant il est à l’intérieur de l’âme. Une des conséquences de cette idée est justement la possibilité de dépasser le clivage sujet / objet, Dieu étant partout et dans l’âme, et plus grand que tout.

[909] GA, p. 193.     

[910] Voir les analyses de J. Greisch, L’Arbre…, op. cit., pp. 232-251 ; cf. PÖGGELER O., op. cit., pp. 50-51. 

[911] Voir la thèse de M. Brito Martins, L’herméneutique originaire d’Augustin en relation avec une ré-appropriation heideggérienne, Porto, Mediaevalia, n° 13/14, Fundação Eng. Antonio de Almeida, 1998.  

[912] L’herméneutique augustinienne serait « die erste ‘Hermeneutique’ grossen Stils », GA 63, p. 12.

[913] Voir un résumé de la critique heideggérienne des herméneutiques de Dilthey et de Schleiermacher dans GREISCH J., L’Arbre…, op. cit., pp. 220-221.

[914] GA 60, pp. 298-299.

[915] Voir également le cours du semestre d’hiver 1923-1924 donné à Marbourg, Einführung in die phänomenologische Forschung (Introduction à la recherche phénoménologique), GA 17, pp. 120-125.

[916] Heidegger cite ce long passage du ch. 8 du livre X qui fait justement le pont (et l’identification) entre la mémoire et le temps : « Tout cela se passe à l’intérieur de moi-même, dans l’ample palais de ma mémoire. C’est là, en effet, que je dispose du ciel, de la terre, de la mer et de toutes les impressions que j’en ai reçues, hormis celles que j’ai oublié ; c’est là  que je me rencontre moi-même, que je me ressouviens de moi-même, des choses que j’ai faites, de l’époque, du lieu où je les ai faites, des sentiments que j’éprouvais en les faisant ; c’est là qu’est consigné tout ce que je me rappelle, du fait de mes propres expériences ou par ma créance personnelle. A la même réserve j’emprunte des images, tantôt les unes, tantôt les autres, images des choses dont j’ai fait moi-même l’expérience, ou que j’ai crues sur la foi de cette expérience même ; je les relies moi-même au passé, et je combine pour l’avenir des actions, des événements, des espoirs ; et tout cela devient comme présent… », GA 60, pp. 187-188. 

[917] BARASH J.-A., Les temps de la mémoire. A propos de la lecture heideggérienne de saint Augustin, dans Transversalités, 1996, n° 60, pp. 103-112 : 107.

[918] GA 60, p. 182.

[919] Cf. CAPELLE Ph., Finitude et mystère, Paris, Cerf, coll. Philosophie et Théologie, 2005, p. 160.

[920] GA 60, p. 191. Cf. GREISCH J., L’Arbre…, pp. 229-230.

[921] GA 60, p. 192.

[922] Die philosophischen Grundlagen der mittelalterlichen Mystik. Les éditeurs de Gesamtausgabe ont placé ce cours non donné dans le même volume (60) que le cours de 1921 sur Augustin. Nous avons commenté ce cours dans le chapitre précédant. 

[923] Pourtant : « Les chapitres 8-13 du même livre X, où s’articule la réflexion d’Augustin sur la ‘memoria Dei’, la memoria mundi et la memoria sui, s’emploie à démontrer combien tout ce que, par les sens, j’accomplis dans l’ ‘immense palais de ma mémoire’ appartient à l’ ‘au-dedans de moi’ et que c’est dans la traversée de la mémoire du soi que je découvre la mémoire de Dieu : ‘C’est en passant par mon âme elle-même que je m’élèverai jusqu’à lui (Dieu)’ (Confessions, X, 11). C’est par la memoria ainsi thématisée que s’entend, chez Augustin, l’euphonie entre la finitude mystérieuse du monde et du mystère de Dieu qui ne cesse d’habiter son lieu », CAPELLE Ph., Finitude et mystère, op. cit., p. 165.

[924] Nous pouvons écarter l’objection qui pourrait être élevée contre l’usage simultané, qui a lieu ici, des termes « théologique » et « philosophique », par une remarque suivante. Heidegger lui-même a recours en même temps à deux affirmations d’apparence contradictoire : d’une part il revendique le statut athée de la philosophie (GA 61, p. 199 ; Interprétations phénoménologiques d’Aristote (Rapport Natorp), op. cit., p. 27), de l’autre, en philosophe de facticité, il se définit lui-même comme un « théo-logien chrétien » (Lettre à K. Lowith, le 19 août, 1921, cité dans GREISCH J., Ontologie et temporalité, op. cit., p. 35). Cette conjonction originale s’explique par le fait que le philosophe, ayant méthodologiquement comme source et objet de la philosophie exclusivement la sphère temporelle, peut tenir en même temps discours sur des choses divines tant que celles-ci sont considérées, dans leurs racines mêmes (radicalement), comme temporelles. Quant à la théologie qui a affaire à une quelconque sphère supra-temporelle, le philosophe s’en écarte, est méthodologiquement athée. Ainsi le philosophe « athée » peut faire de la théologie philosophique, méthodologiquement athée (temporelle), mais non de la « théologie théologique » à connotation supra-temporelle : telle est la conception heideggérienne des rapports philosophie / théologie au début des année 20, conception complexe qui soulève, admettons-le, beaucoup de questions.   

[925] GA 60, p. 194.

[926] J.-A. Barash attire pourtant l’attention sur la critique que saint Augustin adresse à la théorie platonicienne de la réminiscence dans De Trinitate, XII, 15, 24, ce qui révèle à son tour l’insuffisance de la lecture heideggérienne, Les temps de la mémoire…, op. cit., p. 109, note 12. De son côté, Ph. Capelle montre les défauts de cette lecture en remarquant que saint Augustin réfère sa conception de la memoria non tant à la philosophie néo-platonicienne que, tout d’abord, aux écrits de saint Paul. Par conséquent, la notion augustinienne de l’éternité doit être comprise primordialement à partir des Ecritures Saintes, et seulement secondairement, voire non-obligatoirement, à partir de la tradition platonicienne. Si Heidegger rejette le concept d’éternité forgé par la métaphysique grecque, nous devons constater l’absence, dans sa réflexion, de toute explication avec le concept de l’éternité biblique dont saint Augustin est héritier. Dans ce contexte, le problème du rapport entre l’éternité et la finitude humaine (le temps) demeure non résolu par Heidegger. Voir CAPELLE Ph., Finitude et mystère, op. cit., pp. 164-165.   

[927] GA 60, pp. 247-248, 271-273. Voir les commentaires de Ph. Capelle, Finitude et mystère, op. cit., p. 161 ; id., Philosophie et Théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., pp. 186-187 en lien avec pp. 56-58 ; PÖGGELER O., La pensée de Heidegger, op. cit., pp. 51-52. 

[928] Trad. fr. M. Haar et M. B. de Launay, dans Cahier de l’Herne. Heidegger, Paris, 1983, pp. 27-36.

[929] « Le philosophe ne croit pas », « notre approche n’est pas théologique », ibid., p. 27.

[930] Ibid., p. 36.

[931] Ibid., p. 29.

[932] Ibid.

[933] Ibid., p. 36.

[934] Ibid., p. 33.

[935] Finitude et mystère, op. cit., pp. 161-164.

[936] « Oubliant le passé, tourné non pas vers les choses futures et transitoires, mais vers celles qui sont en avant et vers lesquelles je suis non pas distendu mais tendu, je poursuis, dans un effort non pas de distention mais d’intention, mon chemin vers la Palme à laquelle je suis appelé là-haut, pour y entendre la voix de la louange et contempler les délices qui ne viennent ni ne passent », Confessions, XI, 29 (39).

[937] Le concept de temps, op. cit., p. 31.

[938] Ce qui est supprimé par la conversion, selon saint Augustin, c’est l’aversio, le temps de péché, que l’on ne peut pas confondre avec la distentio. C’est cette confusion que Heidegger n’a pas su éviter, CAPELLE Ph., Finitude et mystère, op. cit., pp. 163-164.

[939] Être et Temps, trad. F. Vezin, § 9, p. 44. Nous indiquons la pagination de l’édition allemande (Tübingen, Niemeyer) que les deux éditions française (Vezin et Martineau) donnent dans les marges.   

[940] « Augustin s’interroge : Quid autem propinquius meipso mihi ? et se voit dans l’obligation de répondre : ego certe laboro hic et laboro in meipso : factus sum mihi terra difficultatis et sudoris nimii (Confessiones, lib. 10, cap. 16) », ibid., pp. 43-44. J. Greisch a noté que saint Augustin décrit ce phénomène en lien avec la question de la mémoire et de l’oubli, donc du temps, alors que Heidegger omet cette liaison, L’Arbre…, op. cit., pp. 228-229. En revanche, Heidegger parle de la mémoire et de l’oubli dans le § 68 de Sein une Zeit sans se référer à saint Augustin. « Le cours de 1921 peut fournir une raison de cette absence : aux yeux de Heidegger, Augustin ne parvient pas à résoudre l’énigme de l’oubli, parce qu’il ne maîtrise pas le ternaire intentionnel du Gehalt-, Bezugs-, Vollzugssinn. Selon la direction intentionnelle qu’on privilégie, le non praesto est, qui définit le phénomène de l’oubli, revêt un sens différent (GA 60, 188) », ibid., p. 229. Cf. BARASH A.-J., Le temps de la mémoire…, op. cit., pp. 111-112.

[941] GREISCH J., L’Arbre…, op. cit., p. 230. Pour comprendre comment la copule transcendance / intentionnalité, essentielle dans l’analytique existential, se rapporte à la réflexion de saint Augustin, voir GA 60, pp. 191-192. Heidegger tait pourtant ce rapport dans Sein une Zeit. 

[942] Sein und Zeit, § 44, en lien avec GA 60, pp. 192-204. Cf. GREISCH J., L’Arbre…, op. cit., pp. 230-232. Dans Sein une Zeit, Heidegger ne se réfère pourtant pas, en ce qui concerne la question de la vérité, à saint Augustin.  

[943] § 29 et § 31 de Sein und Zeit. Dans le cours de 1921, Heidegger avait en effet déjà découvert ces phénomènes à partir de la fameuse expression augustinienne : « Mihi questio factus sum », GREISCH J., L’Arbre…, op. cit., p. 233.

[944] § 36. Heidegger se rapporte explicitement à Augustin, p. 171. 

[945] Sur ce point, voir CAPELLE Ph., Philosophie et Théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 231.

[946] PÖGGELER O., op. cit., p. 55. Voir le commentaire de Ph. Capelle, Philosophie et Théologie , op. cit., pp. 56-58, ainsi que les remarques de G. Agamben, La passion de la facticité, op. cit., note 13.

[947] Être et Temps, op. cit., p. 171.

[948] « Parce que être est conçu comme être-sous-les-yeux, Augustin ne peut, pas plus qu’Aristote ou Hegel, Schelling ou Nietzsche penser le temps – sa grande découverte – dans son essence la plus caractéristique, dans son être », PÖGGELER O., op. cit., p. 55. 

[949] P. 427, trad. mod.

[950] Heidegger cite le livre XI des Confessions, ch. 26 : « D’où il me semble que le temps n’est rien d’autre qu’une distension ; mais distension de quoi, je ne sais ; et il serait étonnant que ce ne soit pas de l’esprit lui-même ».

[951] La critique de cette attitude de Heidegger a été faite par P. Ricoeur, Temps et récit, III, Paris, Seuil, 1985, p. 132, note 1. Pour la réflexion de Ricoeur lui-même quant au problème du lien entre l’âme et le temps chez Aristote et Augustin, voir ibid., pp. 19-36.

[952] P. 427, trad. mod.

[953] Die Grundprobleme der Phänomenologie, GA, 24 ; trad. fr. J.-F. Courtine, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Paris, Gallimard, 1989.  

[954] Ibid., pp. 279-281.

[955] Pour le traitement de Bergson, dans ce cours, voit ibid., pp. 280, 293, 294. « L’interprétation que donne Bergson du temps compris vulgairement repose sur une mauvaise intelligence de la compréhension aristotélicienne du temps » (p. 280).

[956] Ibid., p. 281.

[957] Ibid.

[958] Natorp Bericht, op. cit., p. 18. Cf. pp. 28, 29.

[959] Ibid., p. 33.

[960] Grundbegriffe der aristotelischen Philosophie, dans GA 18.

[961] Der Grundbegriffe der antiken Philosophie, dans GA 22, trad. fr. A. Boutot, Paris, Gallimard, 2003.

[962] Platon. Sophistes, dans GA 19, trad. fr. J.-F. Courtine, P. David, D. Pradelle, P. Quesne, Platon : Le Sophiste, Paris, Gallimard, 2001.

[963] Natorp Bericht, op. cit., p. 18.

[964] Ibid., p. 33. Heidegger continue : « C’est seulement rétrospectivement à partir d’Aristote que la doctrine parménidéenne de l’être se laisse déterminer et comprendre comme une étape décisive dans la définition du sens et du destin de la logique et de l’ontologie occidentales ». Cette déclaration manifeste le privilège que possède, aux yeux de Heidegger, Aristote au sein de la philosophie occidentale. 

[965] Ibid., p. 47.

[966] Ibid., p. 48.

[967] Ibid.

[968] Ibid., p. 51.

[969] GA 18, p. 241.

[970] Ibid., p. 328, traduction de C. Sommer, dans son ouvrage Heidegger, Aristote, Luther : Les sources aristotéliciennes et néo-testamentaires d’Être et Temps, Paris, PUF, coll. Epiméthée, 2005, p. 64, note 4.

[971] GA 18, p. 392, trad. de C. Sommer, dans op. cit., p. 64.

[972] GA 18, p. 319.

[973] Ibid., p. 293.

[974] Trad. fr., op. cit., p. 170. Nous donnons la pagination de GA, indiquée dans les marges de l’édition de la traduction française. 

[975] Ibid.

[976] Ibid., p. 317.

[977] 201a 11, 202a 7-8, 202 b 26-27, trad. H. Carteron.

[978] 200b 26, nous adaptons la traduction de C. Sommer, op. cit., p. 83.

[979] GA 18, p. 295.

[980] Ibid., p. 296.

[981] Ibid.

[982] Ibid.

[983] Ibid.

[984] Ibid.

[985] Concepts fondamentaux de la philosophie antique, op. cit., p. 315.

[986] Ibid., § 60. Heidegger rapporte la description aristotélicienne du phénomène du mouvement, en montrant le lien avec la physique moderne (Galilée), dans le § 61, voir les notes de Bröcker, pp. 318-319. 

[987] Ibid., p. 317.

[988] Ibid., p. 320.

[989] « La plupart des choses effectivement là-devant sont au repos. Par la κίνησις, c’est donc ontologiquement qu’on les saisit », ibid., p. 202.

[990] Ibid., p. 171.

[991] Ibid., p. 172.

[992] Ibid., p. 333.

[993] Ibid., p. 322.

[994] Ibid.

[995] Ibid., p. 173.

[996] Ibid., pp. 322-323.

[997] Ibid., p. 323.

[998] Summa theologica, I, qq. 9, 45, 104.

[999] Concepts fondamentaux de la philosophie antique, op. cit., p. 171.

[1000] Op. cit., p. 50.

[1001] Livre I, ch. 8, 191b 27 – 192a 33.

[1002] « Pour nous, nous dirons aussi qu’il n’y a pas de génération qui vient absolument du non-être, ce qui n’empêche pas qu’il y en ait à partir du non-être, à savoir, dirons-nous, par accident : à partir de la privation en effet, qui est en soi un non-être, et sans qu’elle subsiste, quelque chose est engendré », Physique, I, 8, 191b 15-16. 

[1003] GA 18, p. 298, traduction de C. Sommer, op. cit., pp. 85-86. Dans le cours donné la même année, Einführung in die phänomenologische Forschung, Heidegger définit la στέρησις aristotélicienne comme une « absence de quelque chose qui devrait être présent », GA 17, p. 10.

[1004] GA 18, p. 311, trad. C. Sommer, dans op. cit., p. 86.

[1005] GA 18, p. 299-300.

[1006] Ibid., p. 300, trad. C. Sommer, dans op. cit., p. 88.

[1007] GA 18, p. 301.

[1008] « L’arbre : quelque chose là-devant, au sens large. En tant que tel, il est prêt à être bois, poutres, planches. Bois : prêt à être table. Table : table de jeu, table pour le repas, table de lavage », Concepts fondamentaux de la philosophie antique, op. cit., p. 201.

[1009] GA 18, p. 303.

[1010] Ibid., p. 304.

[1011] GA 18, pp. 24-25.

[1012] Ibid., p. 21.

[1013] Ibid., pp. 21-22.

[1014] Ibid., p. 25. Cf. Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles, cours donné en 1922, cité dans SOMMER C., op. cit., p. 69, note 1 : « Être-là signifie donc : être-fabriqué, être-poduit ».

[1015] GA 18, p. 346.

[1016] Concepts fondamentaux de la philosophie antique, op. cit., p. 172.

[1017] Ibid., p. 173.

[1018] Ibid., p. 331.

[1019] Ibid., p. 180.

[1020] Ibid., p. 331. 

[1021] Ibid., p. 175.

[1022] Ibid., p. 323.

[1023] Ibid., p. 202, cf. pp. 175, 172 : « Être présent et pourtant déjà achevé, ce qui est déjà achevé par essence, ce qui est achevé et pourtant en voie d’accomplissement. Se porter dans le présent ».

[1024] Métaphysique, Λ, 7, 1072 b 24.

[1025] Concepts fondamentaux de la philosophie antique, op. cit., pp. 328-329.

[1026] Ibid., pp. 175, 323.

[1027] GA 18, p. 296.

[1028] Métaphysique, Λ, 9, 1074 b 26, cité par Heidegger dans Concepts fondamentaux de la philosophie antique, op. cit., p. 180.

[1029] GA 18, p. 295. Cf. Concepts fondamentaux de la philosophie antique, op. cit., p. 181 : « εντελεχεια : mouvement et pourtant pas seulement cela, mais ce qu’il y a dans celui-ci ».

[1030] Ibid., p. 180.

[1031] GA 18, p. 24.

[1032] Métaphysique, Z, 2, 1028 b 8-9.

[1033] GA 18, p. 28.

[1034] Aufdringlichkeit, aufdringlicher Da-Charakter, GA 18, pp. 28, 347.

[1035] Cf. GA 20, pp. 301-302.

[1036] GA 18, pp. 35, 214.

[1037] Physique, livre VIII, ch. 1, 250 b 16 ; cf. 225 a 23-27, preuve classique. Voir le commentaire de Heidegger, Concepts fondamentaux de la philosophie antique, op. cit., pp. 176, 325.

[1038] Ibid., pp. 175, 324.

[1039] Ibid., p. 324.

[1040] Ibid., p. 177.

[1041] « L’interprétation ontologique du mouvement circulaire conduit au premier moteur », ibid., p. 203. Cf. p. 328-330.

[1042] Ibid., p. 177.

[1043] Ibid., p. 328.

[1044] Ibid., p. 178. Cf. p. 181 : « L’ενέργεια est πρότερον, ontiquement – ontologiquement. Fil conducteur. Présence la plus haute, reposant en elle-même, subsistante. A partir de lui-même : 1° présent (mouvant) ; 2° constant ; 3° mais pas en mouvement ». 

[1045] Ibid., p. 307.

[1046] Ibid.

[1047] « Ce qui est ici [chez Aristote] pure problématique ontologique n’est à vrai dire pas complètement dominé. Cela ressurgira plus tard dans un tout autre contexte et on héritera du même coup de cette ontologie dans celle de Dieu et de l’homme. Cela de façon décisive dans l’anthropologie moderne en général », ibid., p. 181.

[1048] Ibid., p. 307, cf. p. 180.

[1049] GA 18, p. 395, trad. C. Sommer, op. cit., p. 65.

[1050] GA 21, p. 193, trad. Sommer, op. cit., p. 287, note 2.

[1051] Op. cit., trad. E. Martineau, p. 25.

[1052] Physique, III, 1, 201 a 11.

[1053] GA 18, p. 312.

[1054] Ibid., p. 313.

[1055] Ibid., p. 377.

[1056] Ibid., p. 387.

[1057] Ibid., p. 313.

[1058] Ibid., p. 378.

[1059] Ibid., p. 313.

[1060] Ibid.

[1061] Ethique de Nicomaque, 1139 b 20. « Ce qui peut être autrement n’est pas su au sens strict du terme. Car ce qui peut être autrement, qui ‘advient en dehors du savoir’, peut entre-temps s’altérer quand je ne suis pas actuellement auprès de lui », Platon : Le Sophiste, op. cit., p. 32. Conformément à l’usage établit, nous donnons la pagination de GA (t. 19 en occurrence) que l’édition de la traduction française indique dans les marges. 

[1062] Ibid., p. 32.

[1063] La connaissance supérieure de l’étant n’est toutefois acquise que par la σοφια qui « est la plus haute possibilité au sein de l’επιστημονικόν », ibid., p. 37.

[1064] Ibid., p. 32.

[1065] Ibid., p. 33.

[1066] Ibid. Heidegger commente un passage de la Physique, 259 a 16.

[1067] Platon : Le Sophiste, op. cit., p. 33.

[1068] Cf. Sein und Zeit, op. cit., p. 427, note 1.

[1069] Métaphysique, Θ 8, 1050 b 7.

[1070] Platon : Le Sophiste, op. cit., pp. 33-34.

[1071] Ibid., p. 34.

[1072] Physique, IV, 12, 221 b 3.

[1073] Platon : Le Sophiste, op. cit., p. 34.

[1074] Concepts fondamentaux de la philosophie antique, op. cit., pp. 177, 326.

[1075] Physique, 251 b 21.

[1076] Ibid., 219 b 2.

[1077] Concepts fondamentaux de la philosophie antique, op. cit., p. 326.

[1078] Ibid., p. 318. 

[1079] Physique, 251 b 24.

[1080] C. Sommer, dans sa thèse Heidegger, Aristote, Luther, donne un résumé de cette transposition telle que la voit Heidegger : « Le mouvement, selon la traduction interprétative de Heidegger, c’est la présence explicite (ausdrückliche Anwesenheit) d’un étant disponible eu égard à sa disponibilité (Bereitschaft). Lorsque nous déterminons un étant mû eu égard à la présence de sa disponibilité, lorsque nous le nombrons, nous pouvons dire que cet étant a la possibilité d’être en tel lieu. Ce point dans l’espace est d’abord au repos, mais si le point parcourt un trajet, se déplace sur une ligne, si la disponibilité du point à être en plusieurs lieux devient actuelle, présente, alors nous voyons qu’il est présent tantôt ici, maintenant là, tantôt ici, maintenant là, etc. », op. cit., pp. 109-110. 

[1081] Concepts fondamentaux de la philosophie antique, op. cit., p. 327 ; cf. Physique, VIII, 1, 251 b 21-23.

[1082] Concepts fondamentaux de la philosophie antique, op. cit., p. 326.

[1083] Ibid., p. 327.

[1084] Ibid., pp. 197, 328.

[1085] Ibid., p. 327. C’est pourquoi, dit Heidegger, « l’idéal d’un tel mouvement, capable d’être à chaque moment commencement et fin, c’est le mouvement circulaire. Chaque point du cercle est en soi commencement et fin, commencement et fin du même mouvement circulaire uniforme », ibid.

[1086] Ibid., p. 202.

[1087] Cf. GA 18, p. 295.

[1088] Traduction de Heidegger (reine ενέργεια) de « ουσία ενέργεια », Métaphysique Λ 6, 1071 b 19. Voir GA 22, p. 178.

[1089] Métaphysique Λ 7, 1074 b 34.

[1090] Concepts fondamentaux de la philosophie antique, op. cit., pp. 329-330. 

[1091] Voir quelques développements ibid., pp. 178-179, 330-331. Déjà dans Natorp Bericht : « Le θεωρειν est la mobilité la plus pure dont la vie puisse disposer. Elle est par là quelque chose de ‘divin’. Mais pour Aristote, l’idée du divin ne résulte pas de l’explicitation d’un objet auquel on accéderait à travers une expérience religieuse fondamentale, le Θειον exprime bien plutôt la caractère ontologique suprême qui résulte de la radicalisation ontologique de l’idée de mobile. Le Θειον n’est νόησις νοήσεως que parce qu’une telle entente, eu égard à son caractère d’être, c’est-à-dire à sa mobilité, est ce qui satisfait de la manière la plus pure à l’idée d’être-mû », op. cit., p. 46.   

[1092] Concepts fondamentaux de la philosophie antique, op. cit., p. 330.

[1093] Ibid.

[1094] Ibid., p. 178.

[1095] Ibid., p. 173.

[1096] Cf. SOMMER C., op. cit., pp. 115-119, 300-301.

[1097] Op. cit., p. 38.

[1098] GA 18, p. 294.

[1099] De anima, I, 1, 402 a 6.

[1100] Op. cit., p. 184.

[1101] Ibid.

[1102] Ibid., p. 182.

[1103] Ibid. : « En exposant l’origine des déterminations d’être fondamentales de la δύναμις et de l’ενέργεια, on a déjà fait apparaître en toute lisibilité que la ζωή jouait là un rôle exemplaire ».

[1104] Ibid., p. 309.

[1105] Ibid.

[1106] Ibid., p. 310, p. 187 : « Le désirable est principe de la pensée » : c’est ainsi que Heidegger traduit « ορεκτόν […] αρχη της διανοίας », De Anima, 433 a 19. 

[1107] Concepts fondamentaux de la philosophie antique, op., cit., p. 185.

[1108] Ibid., p. 309, cf. p. 186 : « Concept fondamental de la sensibilité : en ouvrant, se laisser donner un monde, le laisser venir à la rencontre ».

[1109] Ibid., p. 184.

[1110] Ibid., p. 323, cf. p. 187. 

[1111] Ibid., p. 185. Heidegger cite la fameuse expression d’Aristote, reprise mainte fois par saint Thomas : « L’intelligence est en quelque sorte toute chose », De Anima, 431 b 21. 

[1112] Cf. Natorp Bericht, op. cit., p. 46.

[1113] Ibid., p. 51.

[1114] Platon : Le Sophiste, op. cit., p. 18.

[1115] Ibid.

[1116] Natorp Bericht, op. cit., p. 51.

[1117] Cf. les remarques introductives dans Platon : Le Sophiste, op. cit., §§ 2-3.

[1118] Ibid., p. 17 ; Concepts fondamentaux de la philosophie antique, op. cit., p. 311.

[1119] Ibid., p. 188.

[1120] Ibid., p. 311. 

[1121] Ibid., p. 187.

[1122] Einführung in die phänomenologische Forschung, dans GA 17, pp. 51-52, cf. trad. de C. Sommer, dans op. cit., pp. 74-75.

[1123] Ibid., p. 108.

[1124] De Anima, II, 4, 415 a 29.

[1125] Concepts fondamentaux de la philosophie antique, op. cit., p. 175.

[1126] Métaphysique, A, 2, b 31.

[1127] Platon : Le Sophiste, op. cit., p. 133.

[1128] Ibid., p. 134.

[1129] Ibid., p. 61.

[1130] Ibid.

[1131] « Précisément parce que cet étant auquel la σοφία se rapporte est un être-permanent, alors que la σοφία est le genre le plus pur du rapport à… et du séjourner auprès-de-cet-étant, pour cette même raison la σοφία est, en tant qu’authentique être-placé face à cet être le plus haut, la possibilité la plus haute. La décision au sujet de la prééminence de la σοφία est donc, en dernière instance, prise en fonction de l’étant même auquel elle se rapporte », ibid., p. 171. 

[1132] Ibid., pp. 165-179 surtout.

[1133] Ibid., p. 167.

[1134] Ibid., p. 168.

[1135] Ibid., p. 171.

[1136] Pour la conception de la φρόνησις en tant que la πραξις, voir ibid., pp. 138-140.

[1137] Ibid., p. 49.

[1138] Concepts fondamentaux de la philosophie antique, op. cit., p. 314.

[1139] Sein und Zeit, trad. F. Vezin , op. cit., p. 38. 

[1140] Somme théologique, I, q. 8.

[1141] Ibid., q. 10.

[1142] 244 a : « Car manifestement vous êtes déjà depuis longtemps tout à fait familiarisés avec ce que vous vouliez dire au juste quand vous vous servez de l’expression ‘étant’, or nous avions bien cru l’entendre une fois pour toutes mais nous voici à présent dans l’embarras », cité dans Sein und Zeit, op. cit., p. 1.

[1143] Kant et le problème de la métaphysique, trad. A. de Waelhens et W. Biemel, Paris, Gallimard, Tel, 1953, p. 295.

[1144] Ibid., pp. 295-298. Cf. Sein und Zeit, op. cit., p. 1.  

[1145] Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., p. 295.

[1146] Cf. ibid., pp. 294-298.

[1147] GA 21, p. 193.

[1148] « Le souci est être pour la mort », Sein und Zeit, op. cit., p. 329.

[1149] Ibid., p. 179.

[1150] Ibid., p. 328.

[1151] Ibid., p. 135.

[1152] Ibid., p. 136.

[1153] Ibid., p. 179, trad. mod.

[1154] Ibid., p. 134. F. Vezin traduit par « disposibilité », E. Martineau par « affection ». Cf. le commentaire de J. Greisch du § 29 de Sein und Zeit, dans Ontologie et temporalité, op. cit., pp. 176-184. Le concept de Befindlichkeit a été analysé dans ses diverses facettes par C. Sommer, dans Heidegger, Arisote, Luther, op. cit., pp. 123-163.

[1155] Ibid., p. 179.

[1156] Cette habitude est tellement enracinée dans l’être du Dasein que Heidegger traite le plus souvent simultanément l’être-jeté et la déchéance, cf. § 38, jusqu’à rendre difficile à voir leur distinction originaire, cf. DASTUR F., Heidegger et la question du temps, Paris, PUF, 1990, p. 54.   

[1157] Sein und Zeit, op. cit., p. 252.

[1158] Ibid., p. 175.

[1159] Ibid., p. 195.

[1160] Ibid., pp. 188-189.

[1161] Ibid., p. 192.

[1162] Ibid., p. 135.

[1163] Ibid., p. 184.

[1164] Ibid., pp. 179, 184.

[1165] La traduction, en français, du mot Verfallen pose de difficultés. Il faut éviter, en effet, la connotation avec une sorte de « chute originelle », tout en préservant le caractère de « l’inauthenticité » à la fois fondé dans l’existantial de « l’être-jeté » et distinct de lui.   

[1166] Ibid., pp. 189, 192.

[1167] Ibid., p. 188.

[1168] Ibid., p. 187.

[1169] Ibid., p. 188.

[1170] Ibid., p. 187.

[1171] Ibid., p. 186.

[1172] Ibid., p. 192. Cf. la formule dans la conférence de 1924 sur Le concept du temps : « L’anticipation [de la mort] n’est rien d’autre que l’avenir authentique, unique du Dasein en propre ; dans cette anticipation, le Dasein est son avenir de sorte qu’en effet c’est au sein de cette anticipation qu’il revient à son passé et à son présent », op. cit., p. 32.

[1173] Sein und Zeit, op. cit., p. 266.

[1174] Ibid., p. 186.

[1175] Ibid., p. 343.

[1176] Ibid., p. 187.

[1177] Cf. la célèbre conférence donnée en 1929, intitulée Was ist Metaphysik?, trad. fr. H. Corbin, Qu’est-ce que la métaphysique?, dans Question I et II, Paris, Gallimard, Tel, pp. 47-72.

[1178] Sein und Zeit, op. cit., p. 187.

[1179] Ibid., p. 308.

[1180] Ibid., pp. 274-275.

[1181] Ibid., p. 276.

[1182] Cf. RICOEUR P., Temps et récit. III. Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, pp. 97-102.

[1183] Ce contact maintenu avec l’instance du néant, avec l’immanence de la mort, est nommé par Heidegger résolution (Entschlossenheit) et analysé essentiellement dans le § 62. « L’angoisse ne peut proprement monter qu’en un Dasein résolu », Sein und Zeit, op. cit., p. 344.

[1184] Le § 40 de Sein und Zeit qui porte sur l’angoisse, s’inscrit explicitement dans le sillage de cette problématique qu’annonce le § 39.

[1185] Temps et récit. III. Le temps raconté, op. cit., p. 96.

[1186] Ibid.

[1187] Sein und Zeit, op. cit., p. 234.

[1188] Rapport Natorp, op. cit., p. 25.

[1189] Métaphysique, Δ, 16 ; Ethique à Nicomaque, I, 6.

[1190] GA 18, p. 90, trad. C. Sommer, dans op. cit., p. 168. Dans l’interprétation du Cours cité, nous nous appuyons sur les recherches de C. Sommer, ibid., pp. 165-172.

[1191] Métaphysique, Δ, 16, 1021 b 29.

[1192] GA 18, p. 89. Sans de référer à Aristote, Heidegger expose la même doctrine dans le § 48 de Sein und Zeit.

[1193] GA 18, p. 353.

[1194] Sein und Zeit, op. cit., p. 306.

[1195] Cf. „Entschlossen übernimmt das Dasein eigentlich in seiner Existenz, dass es der nichtige Grund seiner Nichtigkeit ist“, ibid.  

[1196] Ibid., p. 329. Cf. Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Paris, Gallimard, 1985, p. 321 (GA 24, p. 377).

[1197] Voir les explications que Heidegger donne à ce sujet dans Lettre sur humanisme, dans Questions III et IV, Paris, Gallimard, Tel, p. 81.

[1198] Sein und Zeit, op. cit., p. 309.

[1199] Confessions, XI, 20.

[1200] Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. H. Dussort, Paris, PUF, 1964.

[1201] Sein und Zeit, op. cit., p. 262.

[1202] L’être du Dasein « est celui d’un étant pour lequel il y va de cet être. Le sens de cet être, c’est-à-dire du souci, sens qui possibilise le souci en sa constitution, constitue originairement l’être du pouvoir-être », ibid., p. 325. Cette définition est donnée dans le § 65 que nous commentons.  

[1203] Ibid. Dans les conférences de Kassel, Heidegger définit carrément le Dasein comme l’avenir : « Je suis moi-même mon avenir par l’anticipation précursive. Je ne suis pas dans l’avenir, mais je suis l’avenir de moi-même », cité et trad. dans SOMMER C., op. cit., p. 183.

[1204] Sein und Zeit, op. cit., p. 326.

[1205] Afin d’éviter la confusion entre le passé au sens courant et le passé originaire, Heidegger remplace le mot « passé » par « être-été » (Gewesenheit) ou encore par « je suis-été » (ich bin-gewesen), ibid. 

[1206] « Une analyse existential la naissance pourrait montrer que pas plus que la mort, celle-ci ne se confond avec un événement datable, mais qu’au contraire, tant que le Dasein existe, elle ne cesse, comme la mort, de ‘se produire’ : l’homme ne vient certes qu’une fois au monde, le jour de sa naissance, mais il vient constamment au Dasein aussi longtemps qu’il vit », DASTUR F., Heidegger et la question du temps, op. cit., pp. 62-63.

[1207] Ibid., p. 68. « L’anticipation précursive de l’avenir est ainsi un retour à l’être-antérieur de l’être-là. L’antériorité provient de l’avenir : elle est un re-venir. Cette structure temporelle de l’être-antérieur est ainsi le passé transcendantal de l’être-là », SOMMER C., op. cit., p. 296.

[1208] Sein und Zeit, op. cit., p. 326.

[1209] Ibid.

[1210] Ibid., pp. 326, 328.

[1211] Ibid., p. 338.

[1212] Ibid., p. 326.

[1213] Ibid., trad. mod., p. 328.

[1214] Ibid.

[1215] Temps et récit. III. Temps raconté , op. cit., p. 105.

[1216] RICOEUR P., op. cit., p. 105.

[1217] Sein und Zeit, op. cit., p. 329, trad. mod. à partir de P. Ricoeur, op. cit., p. 106, note 2.

[1218] « La temporalité se temporalise entièrement dans chaque ekstase », Sein und Zeit, op. cit., p. 350.

[1219] Ibid., p. 329.

[1220] Cf. RICOEUR P., op. cit., p. 106.

[1221] Confessions, livres X et XI.

[1222] « Le temps est originairement comme temporalisation de la temporalité en tant que laquelle il possibilise la constitution de la structure du souci », Sein und Zeit, op. cit., p. 331.

[1223] Ibid., p. 377.

[1224] Ibid., p. 332. « Seul un étant qui est essentiellement avenant en son être, de telle manière que, libre pour sa mort et se brisant sur elle, il puisse se laisser re-jeter vers son Là factice, autrement dit seul un étant qui, en tant qu’avenant, est en même temps étant-été, peut, en se délivrant à lui-même la possibilité héritée, assumer son être-jeté propre et être instantané pour ‘son temps’. Seule la temporalité authentique, qui est en même temps finie, rend possible quelque chose comme un destin, c’est-à-dire historialité authentique », ibid., p. 385.

[1225] Ibid., p. 332.

[1226] RICOEUR P., op. cit., pp. 110-111. L’ouvrage de J.-A. Barash, Heidegger et le sens de l’histoire, trad. S. Taussig, Paris, Galaade, 2006, est une dernière contribution importante au sujet de la problématique de l’historialité heideggérienne dont nous ne présentons ici qu’un aspect. 

[1227] Sein und Zeit, op. cit., p. 388.

[1228] Ibid., p. 389.

[1229] Ibid., p. 392.

[1230] Ibid., p. 386.

[1231] Ibid., p. 384.

[1232] Ibid., pp. 390-391.

[1233] Ibid., p. 389 ; Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., p. 393.

[1234] Sein und Zeit, op. cit., trad. mod., p. 395.

[1235] Ibid., p. 377.

[1236] Ibid., p. 412. Cf., à propos de l’historialité : « Pour autant que le Dasein existe facticement, de l’étant intramondaine découvert lui fait aussi et déjà encontre. Avec l’existence de l’être-au-monde historial, de l’à-portée-de-la-main et du sous-la-main est à chaque fois déjà inclus dans l’histoire du monde », ibid., p. 388.  

[1237] Ibid.

[1238] Ibid., p. 405.

[1239] Ibid., p. 406.

[1240] Ibid., p. 404.

[1241] RICOEUR P., op. cit., p. 122.

[1242] Sein und Zeit, op. cit., p. 408.

[1243] Ibid., p. 414 en lien avec le § 18.

[1244] Le binôme authenticité / inauthenticité est introduit, lors des analyses de l’intra-temporalité, à la page 410 : « Le présentifier authentique de la situation propre à [l’instant, Augenblick] n’a pas lui-même la direction, mais il est tenu dans l’avenir étant-été », « L’ir-réolution de l’existence inauthentique se temporalise selon le mode d’un présentifier in-attentif-oublieux ».

[1245] Ibid., p. 408.

[1246] Ibid., p. 407.

[1247] Ibid., p. 405.

[1248] Ibid., p. 328.

[1249] Ibid., p. 420.

[1250] Ibid., p. 421.

[1251] Physique, Δ 11, 219 b 1. Nous donnons ici la traduction de Heidegger : « Das nämlich ist dei Zeit, das Gezählte an der im Horizont des Früher und Später begegnenden Bewegung“, Sein und Zeit, op. cit., p. 421.

[1252] Ibid.

[1253] Ibid.

[1254] GA 24.

[1255] Ibid., pp. 330-361. Nous citons la traduction de J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1985, en donnant la pagination de GA indiquée dans les marges de l’édition française.

[1256] Conception vulgaire et conception aristotélicienne du temps, dans Archives de Philosophie, 1980, n° 43, pp. 99-120.

[1257] Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., p. 330.

[1258] Conception vulgaire et conception aristotélicienne du temps, op. cit., p. 101.

[1259] Ibid., p. 106.

[1260] Ibid. Comment les εξωτερικοι λόγοι sont non seulement par le fait de leur diffusion, mais par leur nature même, « vulgaires », voir les développements de E. Martineau, ibid., pp. 104-105.

[1261] Ibid., p. 109.

[1262] Ibid., p. 110.

[1263] Ibid., p. 111.

[1264] Cf. Sein und Zeit, op. cit., p. 427 : « Bien que l’expérience vulgaire du temps ne connaisse de prime abord et le plus souvent que le ‘temps du monde’, elle ne lui en attribue pas moins en même temps et toujours un rapport privilégié à l’ ‘âme’ et à l’ ‘esprit’. Et cela n’est pas moins vrai lorsque le questionnement philosophique se tient encore éloigné de toute orientation expresse et primaire sur le ‘sujet’. Deux témoignages caractéristiques suffiront à le montrer : Aristote […] et Augustin. […] Ainsi donc même l’interprétation du Dasein comme temporalité n’est pas fondamentalement extérieure à l’horizon du concept vulgaire du temps ».

[1265] « Pourquoi le point de vue de la représentation du temps, dont nous comprenons de plus en plus clairement qu’il est lui-même la clé des εξωτερικοι λόγοι, s’impose-t-il parfois aussi ‘naturellement’ à Aristote qu’il s’était imposé à la conception vulgaire – comme il la qualifiait lui-même ? », MARTINEAU E., op. cit., p. 112.

[1266] Ibid., p. 114.

[1267] Ibid., p. 115.

[1268] « La définition aristotélicienne du temps n’est absolument pas une définition au sens scolaire. Elle caractérise le temps dans la mesure où elle délimite la manière dont nous devient accessible ce que nous appelons temps. C’est une définition d’accès, une caractérisation de l’accès. Le mode d’être du definiendum ne se laisse déterminer que par la modalité de l’unique possibilité d’accès à lui : la perception nombrante du mouvement comme tel est du même coup la perception du nombré comme temps », Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., p. 362.

[1269] Sein und Zeit, op. cit., p. 422.

[1270] Ibid.

[1271] Ibid., p. 423.

[1272] Ibid., pp. 423-424.

[1273] Ibid., p. 424.

[1274] Ibid., p. 425.

[1275] Ibid.

[1276] Ibid.

[1277] Malgré l’affirmation de Sein und Zeit : « La temporalité demeure inversement inaccessible dans l’horizon de la compréhension vulgaire du temps », ibid., p. 426, ou encore : « La temporalité ekstatico-horizontale se temporalise primairement à partir de l’avenir. La compréhension vulgaire du temps, au contraire, voit le phénomène fondamental du temps dans le maintenant, plus précisement dans le maintenant pur, emputé de sa structure pleine, que l’on nomme ‘présent’. D’où il appert qu’il doit rester fondamentallement impossible d’éclaircir ou même de déduire de ce maintenant-là le phénomène ekstatico-horizontal de l’instant qui appartient à la temporalité authentique », ibid., p. 427.

[1278] Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., p. 324.

[1279] Ibid., p. 341.

[1280] Ibid., p. 362.

[1281] Ibid., p. 366.

[1282] Ibid., p. 367.

[1283] Ibid., pp. 364-378. Dans les pages 479-488, Heidegger expose de nouveau, en répétant succinctement les analyses de Sein und Zeit, la provenance de la conception vulgaire du temps de la temporalité originaire ainsi que la raison de cette dérive, la déchéance. 

[1284] Ibid., p. 368.

[1285] Die philosophischen Grundlagen der mittelalterlichen Mystik, GA 60, pp. 303-337. Voir le commentaire de Ph. Capelle, dans Transversalités, 1996, n° 60, pp. 73-84.

[1286] GA 60, p. 313.

[1287] Ibid., p. 314.

[1288] Ibid., p. 320.

[1289] GA 58, p. 80.

[1290] Heidegger « déplace l’originaire du Positum de la foi chrétienne vers la vie facticielle, l’affranchissant de toute Révélation religieuse. Du même coup s’instaure […] une relation ambiguë à la tradition chrétienne. D’une part, Heidegger y élabore les schèmes d’intelligibilité de la vie facticielle : l’originaire luthérien, la folie paulinienne contre toute sagesse, le kairos paulinien, la temporalité de l’être humain avec Augustin, et l’angoisse kierkegaardienne. D’autre part et en même temps, au titre de ce qui lui apparaît indiqué formellement dans la facticité chrétienne, il rejette la solution théologique », CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 199.  

[1291] Op. cit., p. 29.

[1292] Nous savons pourtant que la pensée de Maître Eckhart n’a jamais cessé d’exercer une influence notable sur Heidegger, ce qui apparaîtra dans toute évidence dans les années 30. C’est à la fin de notre étude que nous nous pencherons sur ce sujet. 

[1293] Ibid., p. 32.

[1294] « Un dogme : il faudrait caractériser Aristote, à la différence de Platon, comme un bâtisseur. C’est le confondre avec saint Thomas d’Aquin. Encore moins d’édifice doctrinal chez Aristote que chez Platon », Concepts fondamentaux de la philosophie antique, op. cit., p. 146, note 2.

[1295] « En dépit des différentes analogisations et formalisations que [les catégories originaires] ont subies, un trait caractéristique déterminé par leur provenance s’est maintenu : elles portent encore en elles un fragment d’authentique tradition de leur sens originaire, dans la mesure où se laisse encore déceler en elles l’orientation de leur signification en fonction de leur source », Natorp Bericht, op. cit., p. 32.

[1296] Vom Wesen des Grundes, trad. H. Corbin, dans Questions I et II, Paris, Gallimard, Tel, pp. 85-158 : 115-116. Heidegger se réfère à la Summa theologica de saint Thomas, Pars II-II, q. 188, a. 2, ad. 3.  

[1297] GA 63, p. 23.

[1298] Op. cit., pp. 32-33.

[1299] Ibid., p. 30.

[1300] Ibid., p. 38.

[1301] Ibid., p. 38-39.

[1302] Ibid., p. 53.

[1303] « Le sens du concept aristotélicien de mouvement et son interprétation ultime ont été ensuite transformés par la Scolastique et intégrés à la conception chrétienne du rapport de Dieu au reste de l’étant. L’approche scolastique a ensuite conduit de son côté à ce qu’on est venu à interpréter rétrospectivement Aristote dans un sens chrétien, ce qui est complètement déplacé », Concept fondamentaux de la philosophie antique, op. cit., p. 325.  

[1304] Natorp Bericht, op. cit., p. 47.

[1305] Sur Aristote émancipé de la scolastique, voir la Préface de H.-G. Gadamer au Natorp Bericht, ibid., pp. 8-15. « L’Aristote qui était à la base du mouvement néoscolastique n’avait pas pu, dès les années d’études théologiques du jeune Heidegger, satisfaire ses propres interrogations religieuses, et encore bien moins après qu’il se fut entièrement consacré, comme ‘Privatdozent’, à la philosophie. En 1921 – il avait été entre-temps fortement impressionné par la phénoménologie de Husserl – , il revenait à  ses propres études aristotéliciennes et découvrait à présent un tout autre Aristote que celui qu’il avait appris à connaître durant ses années de formation. Une esquisse de cette nouvelle vision d’Aristote, voilà ce que présente ce manuscrit programmatique », ibid., p. 10.  

[1306] « Le fait que cependant ce soit précisément l’ontologie aristotélicienne du psychique qui, au sein d’un monde de la vie chrétienne, ait contribué à développer une riche et ample interprétation de l’être de la vie, tient à ce que, avec cet aspect du mouvement et précisément grâce à lui, le caractère décisif du phénomène de l’intentionnalité s’est offert au regard, en fixant ainsi une orientation déterminée », ibid., p. 47. 

[1307] Prolégomènes à l’histoire du concept du temps, op. cit., p. 42 ; Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., p. 81. 

[1308] Nous trouvons à ce sujet quelques remarques sommaires dans le Cours de 1927 sur Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie. Selon Heidegger, « la scolastique ignore la doctrine de l’intentionnalité », car « elle ne parle d’intentionnalité qu’en référence à la volonté » : l’intentio de la voluntas. « Elle est très loin d’accorder l’intentio aux autres comportements du sujet ou même de concevoir dans son principe le sens de cette structure. C’est donc une erreur tant historique que doctrinale que de dire, comme cela est courant aujourd’hui, que la théorie de l’intentionnalité est une théorie scolastique », ibid. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Heidegger n’a pas tenté d’approcher la philosophie de la scolastique médiévale aussi profondément que celle d’Aristote. Comme contrepoids à l’avis de Heidegger au sujet de l’intentionnalité chez saint Thomas, on peut indiquer les recherches de S. Breton, Etudes phénoménologiques. Conscience et intentionnalité selon saint Thomas et Brentano, dans Archives de philosophie, 1955, t. 19, pp. 63-87, ainsi que celle de A. de Muralt, L’élaboration husserlienne de la notion d’intentionnalité. Esquisse d’une confrontation de la phénoménologie avec ses origines scolastiques, dans Revue de Théologie et de Philosophie, 1960, n° 3, pp. 264-284.     

[1309] Cf. Sein und Zeit, op. cit., pp. 171-172.

[1310] « Comment l’interprétation des affects s’est poursuivie chez les Stoïciens, de même comment celle-ci s’est transmise à travers la théologie patristique et scolastique jusqu’aux temps modernes sont des choses notoires. Reste qu’on ne prête guère attention au fait que l’interprétation des phénomènes affectifs selon des principes ontologiques n’a pas pu faire un progrès digne de mention depuis Aristote. Au contraire : en tant que thème d’étude les affects et les sentiments sont tombés parmi les phénomènes psychiques pour en former presque toujours, à côté de la représentation et de la volonté, la troisième classe. Ils tombent au rang de phénomènes simplement accompagnateurs », ibid., p. 139.

[1311] Cf. PÖGGELER O., La pensée de Heidegger, op. cit., p. 52.

[1312] Concepts fondamentaux de la philosophie antique, op. cit., p. 288.

[1313] Sein und Zeit, op. cit., p. 40.

[1314] « Etant admise que [la systématisation scolastique] se limite à une reprise dogmatique des conceptions grecques fondamentales de l’être, il reste beaucoup de travail à faire pour que cette systématisation dépasse le stade de l’ébauche. Avec l’empreinte que lui a laissé la scolastique, l’ontologie grecque passe pour l’essentiel, à travers les Disputationes metaphysicae de Suarez, jusque dans la ‘métaphysique’ et la philosophie transcendantale des temps modernes, et détermine encore dans ses soubassements et dans ses fins la Logique de Hegel », ibid., p. 22.

[1315] Ibid., p. 2.

[1316] Ibid., p. 3 ; Summa theologica, I-II, q. 94, a. 2, resp. : « Ce qui est saisi en premier lieu, c'est l'être, dont la notion est incluse dans tout ce que l'on conçoit ». La traduction de Heidegger : « Ein Verständnis des Seins ist je schon mit inbegriffen in allem, was einer am Seienden erfaβt ». 

[1317] Sein und Zeit, op. cit., p. 3.

[1318] Cf. ibid., pp. 3, 93 ; Concepts fondamentaux de la philosophie antique, op. cit., p. 299.

[1319] Sein und Zeit, op. cit., p. 3.

[1320] Ibid., p. 147.

[1321] C’est dans cet être-là-devant que réside le sens ontologique du mot existentia, employé si fréquemment par les scolastiques, ibid., p. 42.

[1322] Ibid., p. 60.

[1323] De Anima, 431 b 21.

[1324] Sein und Zeit, op. cit., p. 14.

[1325] Ibid. Nous ne pouvons que nous demander pourquoi il faudrait, suivant Heidegger, traiter cette idée de saint Thomas comme une simple entrevue quasiment sans suite, plutôt que comme une des bases fondamentales de sa philosophie.  

[1326] Ibid., pp. 170-172.

[1327] Dans ce sens, « Descartes reste loin en deçà de la Scolastique », ibid., p. 93.

[1328] Ibid., p. 92.

[1329] Pour Heidegger, le sens scolastique de nihilité n’est pas radical, il se limite au sens aristotélicien de « manque » ou de « privation ». C’est pourquoi Heidegger était attentif à la critique que faisait Luther de la scolastique sur le problème de néant. C’est Luther qui aurait largement influencé Heidegger dans sa conception radicale de la nihilité de l’être humain, SOMMER C., Heidegger, Aristote, Luther, op. cit., ch. III, pp. 220-232 en particulier. 

[1330] Cf. Sein und Zeit, op. cit., p. 214.

[1331] Ibid., p. 32.

[1332] Ibid., pp. 33, 219-226.

[1333] Dans son commentaire de Sein und Zeit, J. Greisch a attiré l’attention sur le caractère limitatif des propos de Heidegger quant au concept thomasien de vérité : « Sans doute Heidegger aurait-il pu ajouter que chez saint Thomas lui-même, le concept ‘logique’ de la vérité est complété par un concept ‘ontologique’ (veritas de la res = manifestativum et declarativum sui) et par un concept ‘théologique’ (veritas = conformité de la chose à l’idée divine créatrice, adaequatio rei et Intellectus divini). Mais ce n’était pas son propos », Ontologie et temporalité, op. cit., pp. 251-252.

[1334] Sein und Zeit, op. cit., p. 421.

[1335] Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., p. 328.

[1336] Dès le début des années 1920, Heidegger accentue justement la « scolastique tardive » en tant que clé de la « destruction » de la tradition médiévale : « Les recherches destinées à mener à bien la tâche de la destruction phénoménologique se fixent comme but la scolastique tardive et la première période théologique de Luther », Natorp Bericht, op. cit., p. 33. 

[1337] Op cit., p. 108.

[1338] Cf. GILSON E., L’Être et l’essence, Paris, Vrin, 1948.

[1339] Op. cit., pp. 127-128.

[1340] Ibid., pp. 128-130.

[1341] Ibid., pp. 131-132.

[1342] Ibid., pp. 132-134.

[1343] Ibid., p. 110.

[1344] « La question du rapport de l’essentia et de l’existentia nous intéresse à un double titre : rétrospectivement, pour comprendre la philosophie antique, et prospectivement, en vue des problèmes qui se posent à Kant dans la Critique de la raison pure et à Hegel dans sa Logique », ibid., p. 113.

[1345] Ibid., p. 118.

[1346] Ibid., pp. 114-116.

[1347] Cf. ibid., p. 116 : « Comme Thomas, Suarez utilise très souvent le terme d’esse dans le sens d’existentia ». Heidegger emploie également la notion thomasienne d’esse comme synonyme de l’ens, sans entrevoir le problème que pose la conjonction de ces deux termes, malgré sa promesse de donner « une rapide orientation sur les concepts d’esse et d’ens », ibid. Heidegger se réfère d’ailleurs, dans le même contexte, à l’écrit « bref mais capital » de saint Thomas, De Ente et Essentia, référence sur laquelle, ensuite, il ne revient plus. Il est significatif que ce sont les Disputationes metaphysicae de Suarez qui constituent une référence quasi exclusive, pour Heidegger, de l’explication des termes ontologiques des médiévaux, même quand Heidegger annonce qu’il veut donner les significations rassemblées par saint Thomas, ibid., pp. 119-124.

[1348] En exposant la distincio realis de saint Thomas, Heidegger reprend quasi mot pour mot sa présentation par Suarez : « En tout étant effectif, le quid est une chose (res) différente de cet étant […] ; autrement dit, dans tout ce qui est effectif, nous trouvons la composition de deux réalités, l’essentia et l’existentia. La différence entre l’essentialité et l’être-là est donc une distinctio realis  », ibid., p. 128. La mécompréhension de la doctrine de saint Thomas saute aux yeux, malgré une citation des Quodlibetiques qui suit. Mais Heidegger va même plus loin que Suarez, en affirmant que, selon l’Aquinate, « l’effectivité de l’étant effectif est quelque chose de distinct au point de constituer par elle-même une res, au sens propre du terme » !, ibid., p. 130.      

[1349] Ibid., pp. 119-120.

[1350] Ibid., p. 121.

[1351] Ibid.

[1352] Ibid., p. 122. C’est ainsi que Heidegger traduit la phrase de Thomas d’Aquin : « Esse est actualitas omnis formae, vel naturae » (Summa theologica, I, q. 3, a. 4). Heidegger ne voit pas que, selon saint Thomas, la forma est toujours déjà en soi un acte, car spirituelle, et l’esse signifie ici plutôt l’actus essendi, c’est-à-dire l’acte de l’acte (ailleurs : actus actuum, De Potentia, q. 7, a. 2, ad. 9). C’est justement ce « dédoublement » au sein de l’esse de l’étant qui a échappé à la scolastique tardive et à Heidegger. Pour cette raison, Heidegger peut voir dans la philosophie de saint Thomas « une préfiguration de ce principe que Leibniz nommera principe de raison suffisante – causa sufficiens entis », ibid., p. 129.   

[1353] Ibid., p. 123.

[1354] Ibid.

[1355] Ibid., p. 145.

[1356] Ibid., p. 135.

[1357] Cf. ibid., pp. 115, 137, 144 : « Suarez tente bien une délimitation complète du concept en question », même s’il « reste entièrement dans le cadre de l’ontologie traditionnelle. Nous partirons donc de son étude du concept d’existence… »

[1358] Ibid., p. 145.

[1359] Ibid.

[1360] Ibid., p. 146.

[1361] Saint Thomas traite aussi de tempus comme concreatum avec l’existentia des choses. Cf. Summa theologica, I, q. 46 ; q. 66, a. 4. Cette conjonction ontologique de temps et de l’être de l’étant a échappé à son tour au regard de Heidegger lequel n’envisageait la conception thomasienne de temps autrement que comme un versant de la conception « vulgaire ».

[1362] Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., p. 168.

[1363] Op. cit., p. 225.

[1364] Ibid.

[1365] Op. cit., p. 140.

[1366] Ibid., p. 147.

[1367] Ibid., pp. 149-151.

[1368] Ibid., p. 121.

[1369] Ibid., p. 153. « Les différentes déterminations de l’ουσία se sont développées en référence à ce qui est pro-duit dans la pro-duction, ou encore à ce qui appartient au produit comme tel. […] Essentia n’est qu’une trasnposition littérale d’ουσία. [...] Les verbes ειναι, esse, existere, doivent s’interpréter en fonction de cette signification première de l’ουσία comme […] fonds présent sous-la-main ».

[1370] Ibid., p. 159, 160. Nous avons pourtant remarqué que saint Thomas ne cesse de souligner la dépendance radicale de l’être de l’étant face à l’actus actuum divin, cf. Summa theologica, I, qq. 9, 104. Heidegger ne prend pas au sérieux les textes de l’Aquinate qui affirment cette dépendance ontologique de l’être de l’étant : « Certes, dans la conception chrétienne, l’effectuation de l’étant est accomplie par Dieu, mais l’étant effectué est cependant, en tant que ce qui est effectué, absolument consistant pour soi, quelque chose qui est pour soi », Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., p. 145.    

[1371] Ibid., pp. 163-164.

[1372] Trad. H. Corbin, dans Questions I et II, Paris, Gallimard, Tel, p. 68.

[1373] Ibid.

[1374] Ibid.

[1375] Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., pp. 167-168.

[1376] Ibid., p. 168.

[1377] Concepts fondamentaux de la philosophie antique, op. cit., p. 225.

[1378] Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., p. 143.

[1379] Ibid., pp. 159-161.

[1380] Ibid., pp. 153-154.

[1381] Ibid., p. 150.

[1382] Ibid., p. 154.

[1383] Ibid., p. 147.

[1384] Ibid., p. 148.

[1385] Ibid., p. 152.

[1386] Ibid., pp. 155-156.

[1387] Ibid., p. 171.

[1388] Ibid., p. 141.

[1389] Ibid., p. 169.

[1390] Cf. ARISTOTE, De Anima, 431 b 20.

[1391] Trad. A. de Waelhens et W. Biemel, dans Questions I et II, Paris, Gallimard, Tel, pp. 159-194 : 163-168.

[1392] Ibid., pp. 165-166.

[1393] Ibid., p. 166.

[1394] Ibid.

[1395] Ibid., p. 166.

[1396] Op. cit., pp. 267-268.

[1397] Vom Wesen der Wahrheit, op. cit., p. 168. En revanche, dans le versant authentiquement philosophique de la réflexion aristotélicienne sur la vérité, « le sens d’αληθές comme être-present à découvert en tant que désocculté, et par suite être-visé en soi-même, n’est en aucun façon tiré du jugement à titre d’explication, pas plus qu’il n’y trouve son lieu originairement propre ou qu’il ne s’y réfère », Natorp Bericht, op. cit., p. 38. Il s’agit d’une projection scolastique, lorsqu’on prétend qu’Aristote a été fondateur de la thèse sur la vérité comme l’adaequatio : « On a coutume, lorsqu’il s’agit de déterminer le sens de la ‘vérité’, d’appeler Aristote à comparaître comme témoin capital. D’après lui, la ‘vérité’ serait ‘quelque chose qui survient dans le jugement’, et plus précisément l’ ‘adéquation’ de la pensée et de l’objet. Du même coup, on fait de ce concept de vérité la base de la théorie de la connaissance dite ‘théorie de la copie’. Mais on ne trouve pas la moindre trace chez Aristote ni de ce concept de la vérité comme adéquation, ni de la conception courante du λόγος comme jugement valide, et encore moins d’une quelconque théorie de la copie. Faire d’Aristote – dans le cadre d’une apologétique dirigée contre un ‘idéalisme’ mal compris – le témoin principal de ce monstre épistémologique qu’est le prétendu ‘réalisme critique’, c’est mésinterpréter de fond en comble la situation phénoménale telle qu’elle ressort des sources existantes », ibid. Nous donnons cette longue citation, car elle reflète bien l’image que Heidegger avait de la scolastique et de sa conception de la vérité. Celle-ci serait une « théorie de la copie » propre au « réalisme critique ». Si cette vision convient assez bien à la scolastique moderne, on ne peut que regretter que Heidegger l’ait projeté sur la scolastique médiévale.   

[1398] Cf. nos analyses de la pensée de saint Thomas dans le chapitre II.

[1399] Vom Wesen der Wahrheit, op. cit., pp. 168-174.

[1400] Ibid., p. 169.

[1401] Ibid., p. 170.

[1402] Ibid., p. 171.

[1403] Ibid.

[1404] Ibid., pp. 172-174. Nous reviendrons ultérieurement sur la conception heideggérienne de fondement en tant que liberté. Nous reprendrons les analyses du concept heideggérien de la vérité dans le cadre de la discussion sur le temps transcendantal.

[1405] Le concept de temps, op. cit., p. 27.

[1406] Ibid.

[1407] Ibid.

[1408] Ibid., p. 28.

[1409] GA 9, pp. 47-67.

[1410] Nous pouvons nous dispenser d’une analyse plus détaillée de la conférence de 1927 en renvoyant à CAPELLE P., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., pp. 17-34 ; GREISCH J., Ontologie et temporalité, op. cit., pp. 427-454.

[1411] Cf. CAPELLE P., op. cit., pp. 202-206. Nous savons que la position théologique sur le rapport théologie / philosophie de Bultmann est plus nuancée que celle, radicale, de Barth. La différence entre ces deux théologiens ne concerne toutefois pas la position de Heidegger qui procède en philosophe.  

[1412] Le concept de temps, op. cit., p. 27.

[1413] Ibid. Cf. Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., pp. 295-296.

[1414] Sein und Zeit, op. cit., p. 18.

[1415] Ibid., p. 227. Cf. Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., pp. 313-316.

[1416] Sein und Zeit, op. cit., p. 229. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la fierté certaine, avec laquelle Heidegger déclare, dans une lettre adressée à E. Blochmann le 8 août 1928, à propos de ses étudiants de Marbourg : « J’en ai libéré plus d’un de la théologie », Correspondance avec Elisabeth Blochmann, trad. P. David, Paris, Gallimard, 1996, p. 232.  

[1417] Sein und Zeit, op. cit., p. 427, note 1 (trad. mod.)

[1418] Ibid., p. 338. Cf. Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., pp. 408, 431-444. 

[1419] « Le dégagement de la constitution d’être du Dasein demeure seulement un chemin. Le but est l’élaboration de la question de l’être en général », Sein und Zeit, op. cit., p. 436.

[1420] Ibid.

[1421] Ibid. Nous voyons que la triple primauté du Dasein, ontique, ontologique et ontico-ontologique, que Heidegger avait affirmée dans les §§ 2 et 4 de Sein und Zeit, est maintenant remise en question. L’analytique du Dasein « ne doit pas être prise comme un dogme », dit Heidegger dans le dernier paragraphe de l’ouvrage, ce qui annonce de loin une nouvelle perspective de la recherche ontologique.

[1422] Pour une compréhension plus détaillée de ce problème, à savoir comment « le Dasein lui-même qui, précisément parce qu’il rend possible de construire la question de l’être, interdit de passer […] au sens de l’être comme tel », voir le § 7 du chapitre IV de l’ouvrage de J.-L. Marion Réduction et donation, Paris, PUF, coll. Epiméthée, 1989, pp. 202-210. Ce paragraphe est éloquemment intitulé « La méconnaissance de la différence ontologique par la ‘différence ontologique’ ».

[1423] Sein und Zeit, op. cit., p. 437.

[1424] Ibid.

[1425] Die Grundprobleme der Phänomenologie, dans GA 24, trad. fr. J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1985 ; Kant und das Problem der Metaphysik, dans GA 3, trad. fr. A. de Waelhens et W. Biemel, Paris, Gallimard, 1953 ; Vom Wesen des Grundes, dans GA 9, trad. fr. H. Corbin, dans Questions I et II, Paris, Gallimard, Tel, pp. 85-158 ; Vom Wesen der Wahrheit, dans GA 9, trad. fr. A. de Waelhens et W. Biemel, dans Questions I et II, Paris, Gallimard, Tel, pp. 159-194.

[1426] Was ist Metaphysik ?, dans GA 9, trad. fr. H. Corbin, dans Questions I et II, Paris, Gallimard, Tel, pp. 47-72.  

[1427] Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., p. 104.

[1428] Ibid., cf. p. 106.

[1429] Ibid., p. 107.

[1430] Ibid.

[1431] Interprétation phénoménologique de la « Critique de la raison pure » de Kant, trad. E. Martineau, Paris, Gallimard, 1985, p. 96.

[1432] Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., p. 117.

[1433] Ibid., pp. 85-86.

[1434] Ibid., p. 83.

[1435] Ibid., p. 85.

[1436] Ibid., p. 104.

[1437] « Ce qui est intuitionné n’est, à proprement parler, ni un étant donné ni quelque chose qui soit  thématiquement saisi dans l’acte de l’intuition pure », ibid., p. 106.

[1438] Ibid., p. 105.

[1439] Ibid.

[1440] Sur le sens du mot « originaire », voir ibid., pp. 106 et 199, où est établi un parallèle entre ce mot et l’expression « laisser surgir », suite à la constatation de leur racine commune : ursprünglich et entspringen lassen.

[1441] Ibid., p. 200. Il ne s’agit pas de l’unité de la « synthèse de l’entendement », génitrice des concepts unifiés, mais d’ « une unité ‘vue’ d’emblée », originairement, comme a priori non pas « ontique et psychologique », mais ontologique, cf. ibid., pp. 199, 203.  

[1442] Ibid., pp. 105-106. Heidegger cite Kant : « Le quantum qui seul rend les quantités particulières susceptibles d’être déterminées, demeure indéterminé et continu au regard de la multiplicité des parties : tels sont l’espace et le temps », Œuvres posthumes manuscrites, ed. Preuss. Akad. d. Wissenschaften, 1928, n° 5846.  

[1443] Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., p. 107.

[1444] Ibid.

[1445] « Lorsque Kant limite le temps comme intuition pure aux données du sens interne, c’est-à-dire aux représentations prises en leur sens le plus large, cette limitation apporte en fait un élargissement du domaine dans lequel le temps peut se développer comme mode préalable d’intuition. C’est que parmi les représentations il s’en trouve qui, en tant que représentations, laissent rencontrer des étants qui n’appartiennent pas au type d’être qui les représente », ibid., pp. 108-109. « Le temps, immédiatement limité aux donnés du sens interne, ne devient ontologiquement plus universel que si la subjectivité du sujet consiste à être ouverture sur l’étant. Plus le temps est subjectif, plus le sujet est capable de sortir originellement et foncièrement de ses propres limites. », ibid., pp. 109-110. Dans Interprétation phénoménologique de la « Critique de la raison pure » de Kant, op. cit., p. 98, nous lisons : « Il est possible de formuler le problème fondamental de la ‘Critique’ – comment des connaissances synthétiques a priori sont-elles possibles ? – de cette manière plus déterminée : quelle est intuition qui est à la base du connaître ontologique et à laquelle tend tout penser philosophique ? A cette question suprêmement fatale pour tous les kantiens, la réponse de Kant est en substance celle-ci : ce qui constitue comme intuition la connaissance ontologique, c’est le temps. Ce que cela signifie, dans quelle mesure le temps doit être une intuition ou, si nous reculons plus loin que Kant, doit même être la condition de possibilité de toute intuition et connaissance en général, voilà un problème aussi difficile qu’excitant ».  

[1446] Ibid., p. 159.

[1447] Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., p. 108.

[1448] Ibid., p. 200.

[1449] Ibid., pp. 200-201. Qu’il ne s’agit pas d’une « illusion ontique », mais d’une donnée ontologique, cela ne peut se justifier que si on comprend que la « vue » dont il s’agit « se trouve [incluse] dans l’essence même de ce qui est accessible à l’intuition pure », ibid., p. 201. 

[1450] Interprétation phénoménologique de la « Critique de la raison pure » de Kant souligne le mot Syn-dosis qui signifie « la con-donation préalable et unissante de la pure multiplicité de l’espace et de temps », op. cit., p. 137.

[1451] Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., p. 200. Cf. § 13, pp. 118-120. 

[1452] Ibid., p. 192. Sur les traits de l’imagination comme faculté psychologique de l’âme, traits dont l’essentiel réside dans la simultanéité de l’indépendance à l’égard de la présence de l’étant et de la capacité créatrice de former une vue de l’étant, voir pp. 187-191 (§ 26).

[1453] Ibid., p. 195.

[1454] Sur le problème de la « dualité » et de la « trinité » des facultés de la connaissance, voir ibid., pp. 194-195. 

[1455] Ibid., p. 193 ; cf. p. 198.

[1456] Ibid., pp. 195-196. Heidegger cite la Critique de la raison pure, A 78, B 103.

[1457] « L’élément unifiant doit d’emblée être à la mesure des éléments à unifier. La formation de cette unité originelle n’est cependant possible que si l’élément unifiant fait, par nature, surgir les éléments à unifier », Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., p. 199.

[1458] Ibid., p. 123. Cf. p. 203.

[1459] Ibid., p. 196.

[1460] Ibid.

[1461] Ibid., p. 197.

[1462] Ibid.

[1463] Ibid., p. 118.

[1464] Ibid., p. 123.

[1465] Ibid.

[1466] Ibid., p. 124, cf. p. 186.

[1467] Ibid., p. 125.

[1468] Ibid., p. 186. Cf. pp. 191-192, 197. « L’imagination transcendantale se laisse saisir comme racine de la transcendance », ibid., p. 199.

[1469] Ibid., p. 229. Tel est l’objet des §§ 32-33.

[1470] Ibid. Heidegger montre toutefois que la possibilité de l’intuition empirique, tout comme celle de la pensée et  de l’imagination empiriques, s’enracine dans l’intuition, la pensée et l’imagination pures, cf. pp. 233-241.

[1471] Ibid., p. 229.

[1472] Ibid., p. 230.

[1473] Ibid. C’est là que nous pouvons parler de « violence d’interprétation ».

[1474] Vulgäre Zeitbegriffe, selon la terminologie de Sein und Zeit.  

[1475] Ibid., p. 232.

[1476] Ibid., p. 233.

[1477] Ibid., p. 235.

[1478] Ibid., pp. 235-236.

[1479] Ibid., p. 237.

[1480] Ibid., p. 236.

[1481] Ibid., p. 238.

[1482] Ibid., p. 241.

[1483] Ibid., p. 242.

[1484] Ibid., p. 243.

[1485] Nous nous souvenons que déjà dans la conférence de 1924 sur le Concept du temps, Heidegger émit l’exigence de poser la question sous la forme qui est le temps ?, et non qu’est-ce que le temps ?

[1486] Dans Interprétation phénoménologique de la « Critique de la raison pure » de Kant, Heidegger déclare qu’avec la découverte du temps comme posibilité même de la « subjectivité », il a acquis « la compréhension la plus radicale du temps, une compréhension qui n’avait ni ne devait être atteinte ni avant ni après lui », op. cit., p. 150. Nos recherches ont toutefois montré la co-originalité de l’acte d’être du temps, de l’âme et du mouvement dans la pensée de saint Thomas, ce qui ne peut que tempérer cette déclaration de Heidegger.

[1487] Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., p. 244.

[1488] Ibid.

[1489] Ibid.

[1490] Cf. ibid., pp. 298-299.

[1491] Ibid., p. 244.

[1492] Ibid.

[1493] Ibid., p. 246.

[1494] Heidegger souligne : « C’est seulement en tant qu’il se fonde sur une telle ipséité que l’être fini peut être ce qu’il doit être, un être soumis à la réceptivité », ibid., p. 244.

[1495] « En tant qu’affection pure de soi, [le temps] forme originellement l’ipséité finie de telle manière que le soi peut devenir ‘conscience de soi’ », ibid.

[1496] On peut résumer cette anthropologie en une seule phrase : « L’homme n’est homme que par le Dasein en lui », ibid., p. 285. Cette conception heideggérienne de l’homme sera maintenue dans tous les écrits postérieurs. 

[1497] Pour cette raison, l’intuition a été qualifiée comme ontologiquement « créatrice », ibid., pp. 90-91, 104, 177.

[1498] Ibid., p. 178.

[1499] Ibid., p. 180.

[1500] Ibid., pp. 201-202.

[1501] Ibid., p. 107 (trad. mod.)

[1502] Ibid., p. 178. « Cet X est un ‘quelque chose’ dont, en général, nous ne pouvons rien savoir. Il n’est pas inconnaissable parce qu’il serait un étant dissimulé ‘derrière’ une couche de phénomènes mais parce que, en principe, il ne peut devenir l’objet possible d’un savoir, c’est-à-dire l’objet d’une connaissance relative à un étant. Et il ne peut jamais le devenir parce qu’il est un néant », ibid., p. 179.

[1503] Ibid., p. 177. Cf. p. 180.

[1504] Ibid., pp. 178-179.

[1505] Ibid., p. 179.

[1506] Ibid., pp. 179-180.

[1507] Ibid., p. 293.

[1508] Ibid., p. 285.

[1509] Ibid.

[1510] Ibid., p. 228.

[1511] Ibid., p. 285.

[1512] Ibid., p. 227, Heidegger cite Kant.

[1513] Ibid., p. 228.

[1514] Ibid., p. 278.

[1515] C’est ainsi que l’on peut résumer la dernière partie (quatrième section) de Kant et le problème de la métaphysique.

[1516] Ibid., p. 289.

[1517] Ibid., p. 292.

[1518] Ibid.

[1519] Ibid., p. 276.

[1520] Ibid., p. 299.

[1521] « Si même on réussissait l’impossible, c’est-à-dire si on arrivait à prouver rationnellement que l’homme est un être créé, la détermination de l’homme comme ens creatum ne manifesterait encore que le fait de cette finitude sans en éclaircir l’essence et sans montrer comment cette essence constitue la nature fondamentale de l’être de l’homme », ibid., p. 276. L’approche de la scolastique moderne ne pouvait, en effet, qu’empêcher Heidegger de tenter une telle éclaircie. 

[1522] Ibid., p. 247.

[1523] Ibid., p. 292.

[1524] Scheitern : c’est dans la Lettre sur l’humanisme, trad. R. Munier, dans Questions III et IV, Paris, Gallimard, Tel, pp. 65-130 : 103, que Heidegger porte ce jugement sur Sein und Zeit, jugement tempéré toutefois par l’ensemble du texte.

[1525] Cf. ibid., p. 85.

[1526] Ce « pourquoi » dit à la fois le fondement du Dasein et de la métaphysique comme telle : Was ist Metaphysik ?, trad. fr., op. cit., p. 72 ; Vom Wesen des Grundes, trad. fr., op. cit., p. 149.  

[1527] Op. cit., pp. 139-140, note 1. C’est Heidegger qui souligne.

[1528] « Il appartient à l’essence du Dasein humain de philosopher dans la mesure même où il existe. Être homme, c’est déjà philosopher – et c’est parce qu’il en est ainsi qu’il est si difficile de délivrer la philosophie proprement dite et explicite », lettre du 8 août 1928 à E. Blochmann, dans Correspondance avec Karl Jaspers et Elisabeth Blochmann, trad. P. David., Paris, Gallimard, 1996, p. 231 ; Cf. Einleitung in die Philosophie, GA 27, p. 3 ; « Du fait que l’homme existe, le ‘philosopher’ existe », Was ist Metaphysik ?, op. cit., p. 72.

[1529] Voir déjà un Cours marbourgeois de 1925, intitulé Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, dans GA 20, traduit en français par A. Boulot, Prolégomènes à l’histoire du concept du temps, Paris, Gallimard, 2006.  

[1530] Op. cit., p. 381, cf. pp. 377-378.

[1531] Sein und Zeit, op. cit., p. 363, note 1.

[1532] Op. cit., pp. 88-89.

[1533] Op. cit., p. 34.

[1534] « Qu’est-ce donc que la phénoménologie doit ‘faire voir’ ? […] Manifestement ce qui, de prime abord et le plus souvent, ne se montre justement pas, ce qui, par rapport à ce qui se montre de prime abord et le plus souvent, est en retrait, mais qui en même temps appartient essentiellement, en lui procurant sens et fondement, à ce qui se montre de prime abord et le plus souvent. Mais ce qui en un sens privilégié demeure retiré, ou bien retombe dans le recouvrement, ou bien ne se montre que de manière « dissimulé », ce n’est point tel ou tel étant, mais, ainsi que l’on montré nos considérations initiales, l’être de l’étant », ibid., p. 35.

[1535] Ibid.

[1536] Ibid., p. 38.

[1537] Ibid., pp. 364-366.

[1538] Ibid., p. 366.

[1539] Ibid.

[1540] Ibid.

[1541] Op. cit., p. 101 (trad. mod.)

[1542] Nous avons vu précédemment que cette structure de réceptivité contient une dimension créatrice.

[1543] Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., p. 291. Dans Interprétation phénoménologique de la ‘Critique de la raison pure’ de Kant, Heidegger voit cette unité comme la tâche de penser simultanément l’universalité de l’être et la radicalité du temps, op. cit., p. 369.

[1544] Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., pp. 293-294.

[1545] Vom Wesen des Grundes, op. cit., pp. 118-129.

[1546] Ibid., p. 118.

[1547] Ibid., p. 119.

[1548] Ibid.

[1549] Ibid., pp. 120-121.

[1550] Heidegger cite plusieurs passages de la Critique de la raison pure : L’idée renferme « une certaine complétude, à laquelle n’atteint aucun connaissance empirique possible et la raison n’a ici qu’une unité systématique, en ce sens qu’elle cherche à en approcher l’unité empiriquement possible, sans jamais l’atteindre complètement » ; « J’entends par système l’unité des connaissances multiples sous une Idée. Celle-ci est le concept intelligible de la forme d’un tout » que « nous ne pouvons jamais […] projeter dans une image », ibid., p. 121.

[1551] Ibid., pp. 125-126.

[1552] Ibid., p. 129.

[1553] Cité dans ibid., pp. 128-129.

[1554] Ibid., p. 129.

[1555] « La transcendance […] désigne quelque chose appartenant en propre au Dasein », ibid., p. 104 (trad. mod.) 

[1556] Sein und Zeit, op. cit., p. 419.

[1557] Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., p. 291.

[1558] Op. cit., p. 446.

[1559] Op. cit., p. 101.

[1560] Ibid., pp. 105-107.

[1561] Op. cit., p. 427.

[1562] « La transcendance, nous la définissons […] comme être-au-monde », Vom Wesen des Grundes, op. cit., p. 107 (trad. mod.)

[1563] Ibid. (trad. mod.)

[1564] Ibid.

[1565] Ibid., p. 112 (trad. mod.) Cf. pp. 111-113.

[1566] Ibid., p. 111.

[1567] Ibid., pp. 113-118.

[1568] Ibid., p. 130.

[1569] Ibid., pp. 107-111, 131-132.

[1570] Ibid., p. 135.

[1571] Ibid., p. 108, 118-129.

[1572] Ibid., pp. 127-128.

[1573] GA 27, p. 323.

[1574] Ibid., p. 315, trad. J. Greisch, De l’ontologie fondamentale à la métaphysique du Dasein. Le tournant philosophique des années 1928-1932, dans CARON M. (dir.), Heidegger, Paris, Cerf, col. Les Cahiers d’Histoire de la philosophie, 2006, pp. 417-447 : 427.   

[1575] Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., §§ 10-12 en particulier ; Vom Wesen des Grundes, op. cit., pp. 113-116. 

[1576] Ibid., pp. 116-118.

[1577] Ibid., p. 136, note 1 (trad. mod.) 

[1578] Le projet d’élaborer, à côté de la différence ontologique « au sens étroit » (étant et son être) et de celle « au sens large » (étant et être en général), une notion de la différence théologique (d’un côté, étant, son être et l’être en général, et Dieu, de l’autre), est vite abandonné par Heidegger. Voir le témoignage de M. Müller, dans Existenzphilosophie im geistigen Leben der Gegenwart, Heidelberg, ³1964, pp. 66-67 ; cf. MARION J.-L., Réduction et donation, op. cit., p. 197 ; GRONDIN J., Le tournant dans la pensée de Martin Heidegger, Paris, PUF, 1987, p. 98.  

[1579] Vom Wesen des Grundes, op. cit., p. 140, note. Cf. Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., pp. 292-293 : « Une prise de position idéologique, c’est-à-dire toujours ontique et populaire, et particulièrement toute prise de position théologique – qu’elle soit approbative ou négative – n’arrive jamais à se placer dans la dimension de la problématique de la métaphysique du Dasein ».

[1580] Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz, GA 26, p. 211, trad. J. Greisch, dans Ontologie et temporalité, op. cit., p. 462.

[1581] C’est pourtant cette interprétation qui s’est imposée, dans les avis communs, immédiatement après la parution de Sein und Zeit. Contre elle, Heidegger a dû réagir dès sa conférence de 1929, Vom Wesen des Grundes : « Donner une interprétation ontologique de l’être, dans et par la transcendance du Dasein, cela ne revient en rien à opérer une déduction ontique de tout l’étant qui est en dehors de l’être de l’homme, en procédant à partir de l’étant comme Dasein. C’est pourtant à une aussi grave erreur d’interprétation qu’est lié reproche d’un ‘point de vue anthropocentrique’ dans Sein und Zeit », op. cit., p. 140, note (trad. mod.)

[1582] Ibid., p. 141, note.

[1583] Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., p. 423.

[1584] Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz, op. cit., p. 215. Curieusement, Heidegger appelle comme témoin de cet approfondissement particulier du sens de l’intentionnalité transcendantale, l’idée de Platon επεκείνα της ουσίας, ibid., p. 237. C’est que cette idée exprime, comme nous le verrons, la structure apriorique de la science de l’être.  

[1585] Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., pp. 291-292.

[1586] Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz, op. cit., p. 269.

[1587] Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., p. 460.

[1588] Ibid.

[1589] Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., p. 298.

[1590] Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., p. 460. 

[1591] Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., p. 298.

[1592] « Toutes les propositions ontologiques sont des propositions temporales, dont les vérités dévoilent les structures et les possibilités ontologiques à la lumière de la temporal-ité. Toutes les propositions ontologiques ont pour trait caractéristique la veritas temporalis ». Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., p. 460.

[1593] Cf. CAPELLE P., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., pp. 227-230.

[1594] Einleitung in die Philosophie, op. cit., p. 213, trad. J. Greisch, De l’ontologie fondamentale à la métaphysique du Dasein. Le tournant philosophique des années 1928-1932, op. cit., p. 425.

[1595] Vom Wesen des Grundes, op. cit., p. 101.

[1596] Ibid., pp. 100-101 (trad. mod.)

[1597] Pour cette distinction, cf. Sein und Zeit, op. cit., p. 19 et Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., pp. 388-389, 429, 436. Le terme de Temporalität est un néologisme forgé par Heidegger qui s’est inspiré du latin, cf. ibid., p. 433. Cette inspiration n’exprime-t-elle pas quelques rudiments de la fascination pour la conception médiévale de l’être en tant que transcendantal, subsistant au-delà de l’étant, fascination qui habitait l’esprit du jeune Heidegger ? Sur cette allusion, voir GRONDIN J., Le tournant dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 67.    

[1598] Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., p. 429.

[1599] Pour Heidegger, l’autonomie de la créature est un trait caractéristique de l’ontologie médiévale déterminée par le comportement existential du Dasein. C’est là un des points qui focalise la critique heideggérienne de cette ontologie, ibid., pp. 159-162. Cette critique est non fondée, à notre avis, car si l’étant est autonome face au Créateur du point de vue ontique, il en est dépendant absolument du point de vue ontologique, selon la doctrine de saint Thomas. 

[1600] La projection existentiale en tant que telle, c’est-à-dire la structure ek-statique temporelle du Dasein, est l’objet principal de l’analytique existential (partie publiée de Sein und Zeit).

[1601] Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., p. 396.  

[1602] Ibid., p. 443 (trad. mod.)

[1603] Ibid., § 20.

[1604] Ibid., p. 454.

[1605] Pour une interprétation plus large de la « radicalisation de la finitude », voir GRONDIN J., op. cit., pp. 81-89 (ch. V).

[1606] Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., p. 437.

[1607] Was ist Metaphysik ?, op. cit., p. 69 (trad. mod.)

[1608] Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., p. 453.

[1609] Vom Wesen des Grundes, op. cit., p. 101.

[1610] Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., p. 454.

[1611] Ibid., p. 455. Dans Kant et le problème de la métaphysique, Heidegger définit ce travail philosophique comme « la métaphysique du Dasein » dont la tâche consiste « dans la découverte du lien interne qui unit le problème de la possibilité de la synthèse ontologique et le dévoilement de la finitude dans l’homme », op. cit., p. 287.

[1612] Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., p. 456.

[1613] Ibid.

[1614] Ibid.

[1615] Ibid., p. 458.

[1616] « Finalement, il fallait que ces interprétations erronées fussent développées pour que le Dasein les corrige et se fraye ainsi une voie jusqu’aux véritables phénomènes », ibid., pp. 458-459.  

[1617] Ibid., pp. 250, 251.

[1618] Sur le rôle insigne de la copule, qui différencie étant indéterminé et exprime ainsi l’essence du Dasein en tant que pouvoir de différencier, voir ibid., pp. 301-302. 

[1619] « Il faut […] mettre en lumière […] la connexion qui existe entre la découverte de l’étant et l’ouverture de son être, et montrer comment l’ouverture (le dévoilement) de l’être est fondatif, c’est-à-dire donne le fond, les fondations pour la possibilité de la découverte de l’étant. En d’autres termes, il faut arriver à saisir conceptuellement, dans sa possibilité et sa nécessité, la différence de la découverte et de l’ouverture, mais également à comprendre l’unité possible des deux. Ce qui implique du même coup la possibilité de saisir la différence de l’étant découvert dans le découvrement et de l’être ouvert dans l’ouverture, c’est-à-dire de fixer la distinction entre l’être et l’étant, la différence ontologique », ibid., p. 102. 

[1620] Ibid., p. 23.

[1621] Ibid., p. 459.

[1622] « Aucune compréhension de l’être n’est possible qui ne s’enracine dans un comportement par rapport à l’étant. Compréhension de l’être et comportement par rapport à l’étant ne se trouvent pas simplement coïncider de manière fortuite, mais, toujours déjà présents dans l’existence du Dasein, ils se déploient en étant requis par la constitution ekstatique-horizontale de la temporalité et rendus possibles dans leur coappartenance grâce à elle. Tant que cette coappartenance originaire du comportement par rapport à l’étant et de la compréhension de l’être n’est pas conçue à partir de la temporalité, la problématique philosophique se trouve exposée à un double danger auquel elle a constamment succombé jusqu’à présent : ou bien tout ce qui est ontique se trouve dissous dans l’ontologique (Hegel) sans que soit aperçu le fondement de la possibilité de l’ontologie elle-même ; ou bien au contraire, l’ontologique est entièrement négligé et se trouve évacué au moyen d’explications ontiques, sans que soient considérées les présuppositions ontologiques que toute explication ontique implique déjà en elle-même. Cette double incertitude qui traverse d’un bout à l’autre toute la tradition philosophique jusqu’ici, tant du côté de l’ontologique que du côté de l’ontique, faute d’une compréhension radicale du problème, a toujours de nouveau entravé l’élaboration et la consolidation de la méthode de l’ontologie, c’est-à-dire de la philosophie scientifique, et elle a dénaturé prématurément les premières tentatives authentiques en ce sens », ibid., p. 466.

[1623] Ibid., p. 461.

[1624] Ibid., p. 463.

[1625] Ibid.

[1626] Ibid., p. 462.

[1627] Ibid., p. 463.

[1628] Ibid., p. 438.

[1629] Ibid., p. 194.

[1630] Quelle aller Ermöglichungen, ibid., p. 463.

[1631] Ibid., p. 438.

[1632] Ibid., p. 454.

[1633] Ibid., p. 109.

[1634] Was ist Metaphysik ?, op. cit., p. 51.

[1635] Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., p. 13.

[1636] Vom Wesen des Grundes, op. cit., p. 101.

[1637] Dans Was ist Metaphysik ?, Heidegger appellera le Dasein « lieu-tenant du néant », op. cit., p. 66 (trad. mod.)

[1638] Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz, GA 26, p. 272, trad. J. Greisch, Ontologie et temporalité, op. cit., p. 465.

[1639] Ibid., p. 258, trad. J. Greisch, dans op. cit. ibid., pp. 465-466.

[1640] Was ist Metaphysik ?, op. cit., pp. 53-54.

[1641] Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., p. 301.

[1642] Einleitung in die Philosophie, GA 27, p. 337, trad. J. Greisch, De l’ontologie fondamentale à la métaphysique du Dasein. Le tournant philosophique des années 1928-1932, op. cit., pp. 427-428.

[1643] Ibid., p. 342, trad. J. Greisch, dans op. cit. ibid., p. 429. 

[1644] Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., p. 301. Cf. Vom Wesen des Grundes, op. cit., p. 90 : « Toute mise en lumière d’une essence signifie un effort d’application philosophant, c’est-à-dire une tension qui, par le plus intime d’elle-même, est une tension finie : aussi doi-elle inévitablement témoigner du ‘non-être’ (Unwesen) dont la connaissance humaine affecte tout être (Wesen) ».  

[1645] Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., p. 459 (trad. mod.)

[1646] GA 26, p. 202, trad. J. Greisch, dans Ontologie et temporalité, op. cit., p. 481. A cette occasion, Heidegger parle de la μεταβολή et de la « métontologie ». 

[1647] Ibid., p. 198, trad. J. Greisch, op. cit. ibid.

[1648] §§ 10-12.

[1649] Cf. Vom Wesen des Grundes, op. cit., pp. 91-92 et la première partie de la conférence.

[1650] « Die Abhandlung Vom Wesen des Grundes entstand im Jahre 1928 gleichzeitig mit der Vorlesung Was ist Metaphysik?. Diese bedenkt das Nichts, jene nennt die ontologische Differenz. […] Jenes nichtende Nicht des Nichts und dieses nichtende Nicht der Differenz sind zwar nicht einerlei, aber das Selbe im Sinne dessen, was im Wesenden des Seins des Seinden Zusammengehört. Dieses Selbe ist das Denkwürdige, das beide mit Absicht getrennt gehaltenen Schriften einer Bestimmung näher zu bringen versuchen, ohne dieser gewachsen zu sein », Einleitung  zu „Was ist Metaphysik?“, passage qu’omet l’édition française de la Question I.  

[1651] Le développement complet de la notion de fondement abyssal aura lieu une trentaine d’années après, dans un Cours intitulé Der Satz vom Grund. Nous nous limitons, pour le moment, au traité de 1929.

[1652] Was ist Metaphysik ?, op. cit., p. 57.

[1653] Ibid., p. 60.

[1654] Ibid., pp. 58-59.

[1655] Ibid., p. 59.

[1656] Vom Wesen des Grundes, op. cit., p. 101.

[1657] Was ist Metaphysik ?, op. cit., p. 60 (trad. mod.)

[1658] Ibid., p. 61 (trad. mod.)

[1659] Ibid., pp. 61-62 (trad. mod.)

[1660] Ibid., p. 62.

[1661] Ibid.

[1662] Ibid.

[1663] Vom Wesen des Grundes, op. cit., p. 141.

[1664] Ibid., p. 142.

[1665] Ibid.

[1666] « Le monde n’est jamais, le monde se mondifie », ibid.

[1667] Cf. ibid., p. 143.

[1668] Ibid., pp. 143-144.

[1669] Ibid., p. 142.

[1670] Ibid., p. 144.

[1671] Ibid., p. 145.

[1672] Ibid., p. 146.

[1673] Ibid.

[1674] Ibid., p. 147.

[1675] Ibid.

[1676] Ibid., p. 149.

[1677] Ibid., p. 150.

[1678] Sur la notion de retrait, dans Vom Wesen des Grundes, voir ibid., p. 147.

[1679] Les « manières de fonder sont-elles encore identiques, à un certain point de vue, bien que celui-ci doive être chaque fois autre ? A cette question, il faut répondre affirmativement », en se référant au Dasein (souci) « comme temporalité », ibid., p. 153, cf. pp. 157-158. 

[1680] Ibid., p. 156.

[1681] Ibid., pp. 156-157 (trad. mod.)

[1682] Ibid., p. 157 (trad. mod.)

[1683] Ibid., p. 158.

[1684] Vom Wesen des Grundes, op. cit., p. 94.

[1685] Ibid., p. 96.

[1686] Ibid., p. 97.

[1687] « Si […] la marque distinctive du Dasein tient à ce que c’est en comprenant-l’être qu’il a un rapport avec l’étant, il faut alors que le ‘pouvoir-différencier’, par lequel la différence ontologique devient effective, ait enraciné sa propre possibilité jusque dans l’essence du Dasein. C’est ce fondement de la différence ontologique que nous désignons […] comme la transcendance du Dasein », ibid., pp. 100-101 (trad. mod.)

[1688] Ibid., p. 100.

[1689] Quelques remarques autour de l’επέκεινα της ουσιας de Platon mettent encore en relief « la possibilité de la vérité, de la compréhension et même de l’être, ou mieux, des trois à la fois dans la même unité », possibilité (comprise comme αγαθόν) qui « est la source de la possibilité comme telle ». Heidegger ne développe pas ces remarques en indiquant juste l’incapacité de la pensée platonicienne d’orienter la recherche sur la vérité et sur l’être dans la direction du « contenu originel de l’επέκεινα ». C’est que le phénomène de la transcendance n’a pas été saisi, et la pensée est retombée aussitôt dans le clivage du temporel et supra-temporel ou encore dans l’oscillation entre « subjectivité » et « objectivité » : telle est la caractéristique de l’ensemble de la métaphysique occidentale. Ibid., pp. 137-139.

[1690] Op. cit., pp. 163-174.

[1691] Ibid., p. 175.

[1692] La Conférence définit encore ce fondement comme « accord affectif » (Stimmung) irréductible à un « état vécu » ou à un « état d’âme », ibid., p. 180.

[1693] Ibid., p. 176.

[1694] Ibid., p. 170.

[1695] Ibid., pp. 175-176.

[1696] Ibid., p. 175.

[1697] Vom Wesen des Grundes, op. cit., pp. 97-98.

[1698] Op. cit., p. 15.

[1699] Op. cit., p. 180.

[1700] « C’est uniquement en raison de l’étonnement – c’est-à-dire de la manifestation du Néant – que surgit le ‘pourquoi ?’ », op. cit., p. 71.

[1701] Ibid., p. 70.

[1702] Vom Wesen der Wahrheit, op. cit., pp. 174-175.

[1703] Ibid., pp. 180-181.

[1704] Ibid., p. 182.

[1705] Ibid., p. 174.

[1706] Ibid., p. 182-183.

[1707] Ibid., p. 193 (note).

[1708] Ibid., p. 183. Faisant suite à ce virage, notons la modification dans la manière d’écrire le « Dasein » : on passe au « Da-sein ». Notons à cette occasion qu’à partir de la conférence de 1930, est abandonné l’expression « sens de l’être » au profit de celle de « vérité de l’être ». 

[1709] Ibid., p. 194 (note).

[1710] « Parler de la non-essence et de la non-vérité, heurte trop fort l’opinion encore courante et paraît une accumulation forcée de ‘paradoxes’ arbitraires. Parce que cette apparence est difficile à éliminer, nous voulons renoncer à ce langage qui n’est paradoxal que pour la doxa (opinion) commune. Pour celui qui sait, tout au moins, le « non » de la non-essence originelle de la vérité comme non-vérité, indique le domaine encore inexploré de la vérité de l’Être (et non seulement de l’étant) », ibid., pp. 183-184.

[1711] Ibid., p. 189.

[1712] Voici la formule de J. Grondin : « La pensée laissera la parole à la vérité de l’être, quitte à transgresser les frontières de la communicabilité », Le tournant dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 96.

[1713] Dans Vom Wesen der Wahrheit, Heidegger avance aussi un autre sens de la « non-verité », propre au Dasein « in-sistant », comme la « fuite » de l’ouvert dans la mesure où celui-ci est ouvert par le non-ouvert. Il s’agit du refus de l’écoute de la parole de l’être (du non-ouvert) et du refuge dans l’ouvert lequel perd précisément son authentique ouverture suit à ce refus. Op. cit., pp. 186-187. Telle est reprise et transformation, après le virage, de la dynamique du Dasein que Sein und Zeit explicitait sous le vocable authenticité / inauthenticité.

[1714] Ibid., p. 187.

[1715] Ibid.

[1716] « L’homme est dans l’ek-sistence de son Dasein assujetti du même coup au règne du mystère et à la menace issue de l’errance. L’un et l’autre le maintiennent dans la détresse de la contrainte (die Not der Nötigung). La pleine essence de la vérité, incluant sa propre anti-essence, garde le Dasein dans la détresse par le fait de cette oscillation perpétuelle entre le mystère et la menace de l’égarement. Le Dasein est [soumis] à la contrainte. Du Da-sein de l’homme et de lui seul, surgit le dévoilement de la détresse en oscillation et en combat (Notwendigkeit) ; et par là, l’existence humaine peut se placer dans l’inéluctable », ibid., p. 188 (trad. mod.) Nous ne faisons qu’interpréter ces affirmations. Elles sont déjà écrites de telle manière, que, pour les comprendre, l’horizon de la compréhensibilité « littérale » doit être dépassé. Cf. la « Note », ibid., p. 194 : « Les phases de l’interrogation [de la conférence] constituent en elles-mêmes le cheminement d’une pensée qui, au lieu de nous offrir des représentations et des concepts, s’éprouve et se raffermit comme une révolution de la relation à l’Être ».  

[1717] Cf. ibid., pp. 188-189, 190 : « La pleine essence de la vérité incluant toutefois sa non-essence et régnant originairement sous la forme de la dissimulation, la philosophie, en tant qu’elle pose la question de cette vérité, est divisée en elle-même. Sa pensée est la souple douceur qui ne se refuse pas à l’obnubilation de l’étant en totalité. Mais elle est aussi la ré-solution rigoureuse qui, sans détruire la dissimulation, amène celle-ci, en préservant sa nature, à la clarté de l’intellection et ainsi la contraint [à se manifester] dans sa propre vérité ».

[1718] Lettre à Richardson, trad. J. Lauxerois et C. Roëls, dans Questions III et IV, Paris, Gallimard, Tel, pp. 340-349 : 348-349.

[1719] Op. cit., p. 22.

[1720] Cf. Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, op. cit., p. 81.

[1721] Cf. BRETON S., Etudes phénoménologiques. Conscience et intentionnalité selon saint Thomas et Brentano, dans Archives de philosophie, t. 19, 1955, pp. 63-87 ; MURALT A. (de), L’élaboration husserlienne de la notion d’intentionnalité. Esquisse d’une confrontation de la phénoménologie avec ses origines scolastiques, dans Revue de Théologie et de Philosophie, 1960, n° 3, pp. 264-284. Voir aussi les travaux de J. Benoist. 

[1722] Publiée dans Phénoménologie et philosophie chrétienne, Paris, Cerf, 1987, pp. 31-55.

[1723] Cf. CAPELLE Ph., Finitude et mystère, op. cit., pp. 175-178 surtout ; GABORIAU F., Edith Stein philosophe, Paris, FAC, 1989.

[1724] Cf. STEIN E., L’être fini et l’être éternel, Beauvechain, Nauwelaerts, 1998. 

[1725] Cf. Edith Steins Werke, Herder, 1985, t. II, p. 21, n° 33, cité dans GABORIAU F., Edith Stein philosophe, op. cit., p. 133. 

[1726] Si l’irréductibilité de l’être comme tel au Dasein s’annonce déjà dans le traité de 1929 Vom Wesen des Grundes, elle sera clairement mise en lumière dans le Cours de 1955-1956, intitulé Der Satz vom Grund.   

[1727] Sein und Zeit, op. cit., p. 212.

[1728] Op. cit., p. 95.

[1729] Ibid.

[1730] BRETON S., Etudes phénoménologiques. Conscience et intentionnalité selon saint Thomas et Brentano, op. cit., pp. 64-65.  

[1731] Nous ne pouvons que renvoyer ici aux analyses minutieuses qu’a fait E. Gilson du concept d’acte d’être dans la pensée de saint Thomas, en distinguant « le plan de la substance » et « le plan de l’existence ». Ces analyses forment le chapitre III de L’Être et l’essence, op. cit., pp. 81-123.

[1732] Ibid., p. 66.

[1733] Saint Thomas nomme Dieu dans le vocabulaire ontologique : Dieu est désigné comme esse purus ou actus essendi, cf. Summa theologica, I, qq. 3, 13. Nous nous interrogerons sur la signification de cette nomination de Dieu dans le paragraphe suivant.

[1734] Ibid., q. 12, a. 11.

[1735] Ibid.

[1736] Ibid., q. 88, a. 3, resp. ; « En philosophie, où l'on étudie les créatures en elles-mêmes pour s'élever ensuite jusqu'à la connaissance de Dieu, la considération des créatures est première ; celle de Dieu ne vient qu'après », Somma contra Gentiles, II, c. 4, § 5.

[1737] Cf. FALQUE E., Limite théologique et finitude phénoménologique (Thomas d’Aquin), conférence donnée le 22 novembre 2007 à l’Institut catholique de Paris, lors du colloque consacré au Centenaire de la Revue des sciences philosophiques et théologiques. Je remercie M. Emmanuel Falque de m’avoir donné le texte de cette conférence avant même sa publication prévue fin 2008, dans la même revue. E. Falque écrit : « L’immanence elle-même n’est jamais bafouée quant bien même elle recours à la transcendance comme à son principe. […] [La pensée] de la finitude chez Thomas d’Aquin [montre] que si la limite de l’être fini se conçoit certes à partir de l’illimité d’un être infini, le sens de la limite lui-même ne requiert pas nécessairement de se rapporter à l’illimité pour se découvrir dans l’état de l’homme pérégrin. […] Le temps de la finitude ou de la limite comme telle, est alors, et proprement, le temps de la philosophie pour Thomas d’Aquin, quand bien même elle demeurerait toujours enchâssée dans la théologie. […] Une telle ‘considération des créatures’ (consideratio creaturarum) apparaît alors comme capitale pour toute l’histoire de la philosophie, en cela qu’elle détourne la consideratio bernardine de la seule contemplation de Dieu […] vers le monde lui-même, et l’épaisseur propre qu’il requiert. Se découvrant dans l’état d’un homme ‘sur’ le chemin plutôt qu’en chemin (homo viator), et considérant d’abord en philosophe les créatures, l’ ‘homme purement homme’ fait donc premièrement le constat de son être-là (Dasein) pour ensuite s’y découvrir comme déjà ouvert à Dieu. Le célèbre adage de l’article 8 de la question 1 de la prima pars de la Somme théologique – ‘cum gratia naturam non tollat sed perfeciat’ (‘la grâce ne remplace pas la nature mais la parfait’) – fonde ici une métaphysique de la finitude que nous prendrons au moins comme point de départ, en attendant aussi de Dieu cette fois qu’il nous indique le point d’arrivée. […] Le christianisme constitue bien, en ce sens, et probablement chez Thomas d’Aquin de façon exemplaire, le ‘point de départ’ de la pensée contemporaine de la finitude ».

[1738] « La lumière naturelle de la raison elle-même (lumen naturale rationis) est une certaine participation (participatio) de la divine lumière (divini luminis) », Summa theologica, I, q. 12 a. 11 ad. 3.

[1739] « Selon sa nature, l'homme n'est pas, comme l'ange, fait pour atteindre immédiatement sa perfection ultime. C'est pourquoi un plus long chemin (longior via data est) lui est ménagé pour qu'il mérite sa béatitude », ibid., q. 65, a. 5, ad. 1.

[1740] Somma contra Gentiles, I, c. 43, § 4.

[1741] GA 66, pp. 87-88, traduit par A. Gravil, dans Philosophie et finitude, Paris, Cerf, coll. La nuit surveillée, 2007, pp. 411-412.

[1742] Summa theologica, I, q. 13, a. 5, ad. 3 ; cf. ibid., ad. 1 et 2. Nous développerons la réflexion sur le rapport entre l’infini divin et la finitude de la connaissance humaine en tant que jeu d’univocité et d’équivocité dans le paragraphe suivant, en cherchant la signification de la nomination de Dieu.

[1743] Cf. Ibid., q. 12, a. 1.

[1744] Ibid., a. 7, resp.

[1745] Ibid., a. 8.

[1746] Ibid., q. 1, a. 5, ad. 1.

[1747] Ibid., q. 12, a. 6, resp.

[1748] Ibid., a. 7.

[1749] Phénoménologie de la vérité. La vérité du monde, Paris, Beauchesne, 1952, pp. 90-91. Cette différence ontologique au sein de l’étant, dit Balthasar ailleurs, est un indice, une piste, de la différence métaphysique ultime entre l’être créé et Dieu, La Gloire et la Croix, IV/2, Paris, Aubier, 1982, p. 78. Cf. le commentaire de E. Gabellieri, Saint Thomas : une onthothéologie sans phénoménologie ?, dans Revue thomiste, 1995, n° 95, pp. 150-192 : 188-189.

[1750] Summa theologica, I, q. 10.

[1751] Somma contra Gentiles, II, c. 45, § 2.

[1752] Ibid., c. 79, § 7.

[1753] Sentences, I, d. 8, q. 1, a. 2, s. c. 2.

[1754] C’est dans ce sens que H. Urs von Balthasar a pu déclarer que la différence ontologique de Heidegger « dans sa portée systémaytique, ne s’éloigne pas essentiellement de la distinctio realis thomiste », La Gloire et la Croix, IV/3, Paris, Aubier, 1983, p. 379.

[1755] « Le verbe n’est jamais qu’un moyen : ‘media inter intellectum et rem intellectam’ (De Veritate, q. 4, a. 2, ad. 3) ; un signe (ibid., a. 1, ad. 7 et 9) ; une représentation et une similitude (Summa theologica, I, q. 34, a. 3). Autant de relations qui nous renvoient à l’aliud qu’il nous faut être », BRETON S., Etudes phénoménologiques. Conscience et intentionnalité selon saint Thomas et Brentano, op. cit., pp. 69-70.

[1756] Parmi les commentaires récents de la question 13, De Nominibus Dei, citons CAPELLE Ph., Nomi divini et nomi metafisici, Napoli, Editoriale Comunicazioni Sociali, 2007.

[1757] Summa theologica, I, q. 13, a. 1, ad. 1.

[1758] Ibid., resp.

[1759] Ibid., a. 2.

[1760] Ibid., a. 1, resp.

[1761] Ibid., a. 2, resp.

[1762] Cf. ibid., q. 13, a. 1, ad. 2 : « Comme donc Dieu est à la fois simple et subsistant, nous lui attribuons des noms abstraits pour affirmer sa simplicité, et des noms concrets pour dire son caractère d’être subsistant et parfait. Du reste, à l’égard du mode d’être de Dieu, ces deux catégories de noms sont en défaut l’une et l’autre, parce que notre intelligence ne peut, en cette vie, le connaître tel qu’il est » ; ibid., a. 2, resp. : « Nous devons dire […] que ces [noms] signifient à la vérité la substance divine, et sont donc attribués à Dieu substantiellement ; mais qu’ils sont en défaut quant à ce qu’ils en expriment ».

[1763] Cf. ibid., q. 12, a. 6, resp.           

[1764] « Le sens des noms que nous donnons à Dieu est en rapport avec la connaissance que nous avons de lui, et notre esprit, connaissant Dieu d’après les créatures, le connaît pour autant que le créatures le représentent », ibid., q. 13, a. 2, resp.

[1765] Ibid., q. 2, a. 3, resp.

[1766] Dans ce sens, « tous les noms conviennent à Dieu », CAPELLE Ph., Nomi divini et nomi metafisici, op. cit., p. 21.

[1767] C’est là que Saint Thomas introduit la notion d’analogie, en cherchant « le milieu entre le pur équivoque et le pur univoque », Summa theologica, I, q. 13, a. 5. Cf. le commentaire de Ph. Capelle, Nomi divini et nomi metafisici op. cit., pp. 24-26.

[1768] Summa theologica, I, q. 13, a. 2, resp. ; cf. : « Le sens d’un mot n’est rien d’autre que la conception de l’intelligence touchant la chose désignée par ce mot. Or, notre intelligence, connaissant Dieu par les créatures, se forme, pour penser Dieu, des conceptions en rapport avec les perfections qui procèdent de Dieu dans les créatures, perfections qui, en Dieu, préexistent dans l’unité et la simplicité, mais sont reçues dans les créatures divisées et multiples », ibid., a. 4, resp.  

[1769] « Nous connaissons Dieu au moyen des perfections qui procèdent de lui dans les créatures; et ces perfections sont en lui selon un mode plus éminent que dans les créatures. Or notre intellect appréhende ces perfections telles qu'elles sont dans les créatures, et selon la façon dont il les appréhende, il les signifie par des noms; toutefois, dans les noms que nous appliquons à Dieu, deux choses sont à considérer : les perfections mêmes signifiées par ces mots, comme la bonté, la vie, etc., et la manière dont elles sont signifiées. Quant à ce que signifient ces noms, ils conviennent à Dieu en propre, et plus encore qu'aux créatures, et en priorité. Mais quant à la manière de signifier, ces mêmes noms ne s'appliquent plus proprement à Dieu, car leur mode de signification est celui qui convient aux créatures », ibid., a. 3, resp.

[1770] « On voit ici comment Thomas résiste au schème de la théologie dionysienne : que la réalité de Dieu soit au-dessus des noms n’invalide pas les noms, elle n’exige pas la négation du nom ; l’« excédence » qu’elle sanctionne inévitablement, désigne la limite d’un champ inaperçu par la créature, elle n’en compromet cependant pas la validité à son plan. L’analogie se règle sur la distance, mais aussi sur la proximité qu’instruit la distance elle-même et d’elle-même », CAPELLE Ph., Nomi divini et nomi metafisici, op. cit., p. 25.  

[1771] Summa theologica, I, q. 13, a. 6, resp.

[1772] Ibid., a. 8, resp. ; cf. ibid., ad. 2.

[1773] Ibid., a. 11.

[1774] Ibid., ad. 1.

[1775] « Tiré de l’être, ‘Celui qui est’ est né de l’intention de dire la nature divine (Dieu) mais le nom qu’il forme n’est pas encore parvenu à se hisser au-dessus de tout nom ; seule la tétragramme, par quoi Dieu révèle qu’il est source de tout procès de connaissance et de nomination, dépasse toute registre de convenance : il s’impose de lui-même », CAPELLE Ph., Nomi divini et nomi metafisici, op. cit., p. 29. Au même endroit, Ph. Capelle cite E. Gilson : « Ce nom inconnu semble avoir intéressé Thomas parce qu’à la différence de ce qui est, il ne se rapporterait même pas à la notion encore saisissable d’être, mais à l’Inconnu suprême pris dans son individualité même », GILSON E., Eléments d’une métaphysique thomiste de l’être, dans Archives d’histoire littéraire et doctrinale du Moyen-Age, 1973, n° 40, p. 36.

[1776] Il est peu probable que la jonction de la connaissance de Dieu et de celle des étants, jonction qui permet justement la nomination de Dieu à partir des créatures, aurait pu être établie sans le témoignage biblique de la creatio ex nihilo croisé avec le fameux verset de saint Paul : « Les attributs invisibles de Dieu nous sont rendus manifestes au moyen de ses œuvres » (Rm 1, 25, cité dans q. 13, a. 5, resp). Nous butons de nouveau sur le difficile problème de l’impact théologique sur la pensée philosophique de saint Thomas. C’est ce problème qui a suscité, chez Heidegger, une répulsion envers la philosophie thomiste. Ce problème du rapport entre la théologie et la philosophie doit être pensé à fond et probablement sur des bases nouvelles. Celles-ci ne seront acquises qu’à partir de la compréhension profonde du conflit mortel entre la philosophie et la théologie, qui a eu lieu à l’époque moderne après leur cohabitation paisible qui durait plusieurs siècles. La question est de savoir si nous possédons déjà une distance nécessaire vis-à-vis de ce conflit pour mener une réflexion profonde à son sujet. Quant à Heidegger, non seulement une telle distance lui faisait défaut, mais il était l’enfant typique de ce conflit.   

[1777] Ibid., a. 11, resp. Pour appréhender la signification de ce présent divin, du nunc stans éternel, dans ses rapports au passé et à l’avenir propres au temps de l’âme humaine, nous devons nous souvenir de nos analyses sur le temps dans le chapitre II de la présente étude.

[1778] Ibid., a. 1, ad. 3.

[1779] Ibid., a. 4, ad. 3.

[1780] Ibid., a. 6, resp.

[1781] Ibid., a. 7, resp.

[1782] Ibid., ad. 2, 3, 4.

[1783] Ibid., a. 12, resp.

 

 

 

[1784] GA 66, p. 88, traduit par A. Gravil, dans Philosophie et finitude, Paris, Cerf, coll. La nuit surveillée, 2007, p. 412.

[1785] Vom Wesen des Grundes, op. cit., p. 101.

[1786] Parmi les multiples écrits qui répondent à cette critique, citons son Cours donné en 1934, récemment traduit par F. Bernard sous le titre La logique comme question en quête de la pleine essence du langage, Paris, Gallimard, 2008. 

[1787] Sur le dépassement heideggérien de la métaphysique et le concept de « Saut », voir GREISCH J., Identité et différence dans la pensée de Martin Heidegger. Le chemin de l’Ereignis, dans Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 1973, t. 57, pp. 71-111 : 78-88. 

[1788] Sérénité, trad. A. Préau, dans Questions III et IV, pp. 131-182 : 149-155.

[1789] Qu’appelle-t-on penser ?, trad. A. Becker et G. Granel, Paris, PUF, 1959, p. 238.

[1790] Identité et différence, trad. A. Préau, dans Questions I et II, Paris, Gallimard, Tel, pp. 253-310 : 256.

[1791] « Le ‘saut’ introduit à l’appartenance réciproque de l’être et de la pensée », GREISCH J., Identité et différence dans la pensée de Martin Heidegger. Le chemin de l’Ereignis, op. cit., p. 85.

[1792] Heidegger « reconnaissait que l’ontologie fondamentale, condamnée d’une façon ou d’une autre à objectiver l’être, se constituait par la projection de l’être selon l’horizon de sa compréhensibilité. Ce projet n’avait-il pas pour conséquence de réduire l’être à quelque chose d’ontique ? Voilà ce que Heidegger semble avoir aperçu. Il s’est rendu compte que dans cette optique, ontique parce que axée sur l’intelligibilité, la pensée pouvait, à force de vouloir le cerner, passer à côté de ce qu’il y a de plus propre à l’être : le refus », GRONDIN J., Le tournant dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 101.

[1793] Le retrait de l’être a, dans la philosophie de Heidegger, une double dimension : l’être n’est rien de l’étant, et pourtant il est é-voqué, écouté par l’étant (Da-sein), dans l’éclaircie : la (non)vérité ; n’étant rien de l’étant, l’être n’est pas écouté par l’étant, voire est nié et, en tout cas, pris pour un étant : le nihilisme, dernier projeton de la métaphysique occidentale. C’est sur le premier sens, plus fondamental, que nous focaliserons la suite de notre réflexion, même si le second y sera en quelque sorte présent, puisque les deux sont inséparables : l’être se retire de telle manière que son retrait contient la possibilité essentielle de ne pas être aperçu lui-même. Cette situation, l’εποχή de l’être, dit un écart doublé, écart « au carré », mais aussi la spécificité du rapport entre l’être et le Dasein, sa dynamique qui, au cours de l’histoire, s’exprime selon des « époques ». C’est la notion complexe de tournant, de Kerhe au sein de l’être même qui rend compte de cette situation unique. Pour de plus amples explications, voir ibid., pp. 101-117, aussi le Protocole d’un séminaire sur la conférence « Temps et Être », trad. J. Lauxerois et C. Roëls, dans Questions III et IV, Paris, Gallimard, Tel, pp. 228-266 : 233-234, 263.    

[1794] Nous avons admis antérieurement qu’il n’est pas possible de considérer le Dasein heideggérien comme le sujet. Par conséquence, le se présenter de l’être dont il s’agit ne peut pas être compris au sens de la représentation propre à la métaphysique classique. Nous verrons, dans ce chapitre, ce que veut dire exactement ce se présenter, ce venir en présence de l’être. 

[1795] Cf. Lettre sur l’humanisme, op. cit., pp. 95-96.  

[1796] « Le Da-sein se dit de l’événement dans l’Ereignis en tant qu’essence du Seyn. Mais c’est seulement au fond du Da-sein que le Seyn vient à la vérité », Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), GA 65, p. 293 ; « Le Seyn n’est pas un pouvoir du sujet ; mais le Da-sein en tant que dépassement de toute subjectivité, s’origine dans la diffusion du Seyn », ibid., p. 303, traduit et cité dans CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., pp. 118-119. 

[1797] Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), GA 65, p. 26, traduit et cité dans CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., p. 117.  

[1798] A ce sujet, nous ne pouvons que renvoyer au Cours professé par Heidegger en 1955-1956, Der Satz vom Grund, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1962. 

[1799] Identité et différence, op. cit., p. 296. Cf. « Les mots ‘principe d’identité’ désignent maintenant un saut qui est exigé par l’essence de l’identité, parce qu’il lui est nécessaire, si la coappartenance de l’homme et de l’être doit parvenir jusqu’à la lumière essentielle de l’Ereignis », ibid., pp. 273-274.  

[1800] Cf. La constitution onto-théo-logique de la métaphysique, ibid., pp. 277-308. 

[1801] C’est O. Pöggeler qui avait proposé cette distinction entre l’origine et le commencement, dont la différence est justement ce qui met en route la pensée heideggérienne. PÖGGELER O., Heidegger heute, dans Heidegger-Perspectiven, Köln, Kiepenheuer, 1969, pp. 1-69 : 48. Cité et commenté par GREISCH J., Identité et différence dans la pensée de Martin Heidegger. Le chemin de l’Ereignis, op. cit., pp. 76-77.

[1802] Qu’appelle-t-on penser ?, op. cit., p. 85. Aristote dit : « Ώσπερ γαρ τα των νυκτερίδων όμματα πρός το φέγγος έχει το μεθ ημέραν, ούτω καί της ημετέρας ψυκης ο νους προς τα τηι φύσει φανερώτατα πάντων », « Car, de la même façon que les yeux des oiseaux de nuit se comportent en face de la lumière brillante du jour, de la même façon se comporte le saisir qui est propre à notre être en face de ce qui, à partir de soi-même – d’après son être présent – est le plus brillant de tout », Métaphysique, 997 b 9-11. Cité et commenté par GREISCH J., Identité et différence dans la pensée de Martin Heidegger. Le chemin de l’Ereignis, op. cit., p. 77.

[1803] Cf. Sérénité, op. cit., pp. 168-169.

[1804] Identité et différence, op. cit., pp. 272-273 (trad. mod.) « Aller où ? Là où nous sommes déjà admis : dans l’appartenance à l’être. Mais l’être est lui-même dans notre appartenance : car c’est seulement près de nous qu’il peut se déployer comme être, c’est-à-dire être présent. Un saut est donc nécessaire pour appréhender comme telle la coappartenance de l’homme et de l’être », ibid. p. 266.

[1805] Ibid., pp. 262-263.

[1806] Dans Questions III et IV, Paris, Gallimard, Tel, pp. 189-266 : 197 (trad. mod.) Le Protocole de la conférence met en garde contre la considération de l’Ereignis comme une sorte d’« au-delà » plotinien. Aucune subordination hiérarchique ne peut être envisagée entre le Rapport et les deux qui se rapportent.  

[1807] « Das Ereignis ist das Unscheinbarste des Unscheinbaren », Acheminement vers la parole, trad. J. Beaufret, W. Brokmeier, F. Fédier, Paris, Gallimard, 1976, p. 246. Pour cette phrase, nous adoptons la traduction de J. Greisch, dans Identité et différence dans la pensée de Martin Heidegger. Le chemin de l’Ereignis, op. cit., p. 93.

[1808] Identité et différence, op. cit., p. 267 (trad. mod.).

[1809] Acheminement vers la parole, op. cit., p. 245 (trad. mod.)

[1810] Der Satz vom Grund, op. cit., p. 243.

[1811] Op. cit., p. 245. 

[1812] Identité et différence dans la pensée de Martin Heidegger. Le chemin de l’Ereignis, op. cit., p. 96.

[1813] CHARLES D., Temps et différence, dans Exercices de la patience, 1982, n° 3-4, pp. 113-123 : 114.

[1814] Op. cit., p. 39. Heidegger fait cette remarque en annotant le projet de la troisième section de la première partie de Sein und Zeit, à savoir Zeit und Sein.

[1815] « Comment la Différence procède-t-elle de l’essence de l’Identité ? Le lecteur le découvrira lui-même, s’il écoute l’harmonie qui règne entre l’Ereignis et l’Austrag », Identité et différence, op. cit., p. 256.

[1816] Ibid., pp. 299-300. La traduction du terme Austrag par « Conciliation » est approximative, mais elle exprime justement l’unicité du moment de la différence et de l’identité. A. Préau note : « Austrag. Ce terme est une traduction étymologique un peu approximative du français différence, en allemand Differenz (dis-fero = aus-tragen). Il marque à la fois la distinction de l’Être et de l’étant, et le milieu qui la rend possible en permettant leur confrontation. Il est ainsi différence et conciliation », ibid., p. 256, note 2.

[1817] Acheminement vers la parole, op. cit., p. 197. Sur le dépassement du concept courant de temps, voir aussi Zeit und Sein, op. cit., pp. 204-208.

[1818] Der Satz vom Grund, op. cit., p. 243. Heidegger cite et commente le fragment 52 : αών παις εστι παίζων, πεςςεύων. παιδος η βασιληίν, en l’expliquant : « La dispensation de l’être est un enfant qui joue, qui pousse ses pions sur un damier ; c’est à un enfant qu’appartient la royauté – c’est-à-dire l’αρχή, ce qui fonde, constitue et gouverne : l’être pour l’étant ».

[1819] Acheminement vers la parole, op. cit., pp. 196-197.

[1820] Ibid., p. 256.

[1821] GREISCH J., Identité et différence dans la pensée de Martin Heidegger. Le chemin de l’Ereignis, op. cit., p. 99, note 81. Cf. Acheminement vers la parole, op. cit., pp. 199-200.

[1822] Ibid., p. 199.

[1823] Ibid.

[1824] Ibid., note 18. 

[1825] Zeit und Sein, op. cit., p. 195 : « Le temps lui-même passe. Mais le temps passant constamment, il demeure en tant que temps. Demeurer signifie : ne-pas-s’évanouir, donc : avancée de l’être, c’est-à-dire, être dans le mouvement d’appoche qu’est l’entrée dans la présence ». Sur le sens du mot « présence », dans le contexte de la conférence Zeit und Sein, voir des remarques du Protocole d’un séminaire sur la conférence « Temps et Être », op. cit., pp. 239-240.

[1826] « Dans l’être comme approche du déploiement s’annonce et se manifeste la venue à nous qui, à nous autres hommes, nous regarde de telle sorte que dans l’entente et dans l’acceptation de cette venue à nous, nous avons atteints ce qui distingue l’être-homme », Zeit und Sein, op. cit., p. 223.

[1827] Cf. ibid., pp. 208-209, 223 et le commentaire de F. Dastur, Heidegger et la question du temps, op. cit., p. 116 : « Ce qui constitue donc le propre du temps, c’est qu’il est en soi cette donation à distance qu’exprime le mot allemand reichen, qui signifie littéralement tendre, présenter au sens de donner en un mouvement d’extension en avant et qui renvoie à l’idée d’un pouvoir étendu, d’un règne ou d’une directionnalité du temps (reichen est de même racine que le latin reg- qui a donné rex et dirigere) ». 

[1828] Protocole d’un séminaire sur la conférence « Temps et Être », op. cit., p. 242.

[1829] Cf. ibid., p. 237.

[1830] C’est ainsi que le Protocole de la conférence Zeit und Sein, rédigé par A. Guzzoni et approuvé par Heidegger, qualifie la réflexion sur le temps propre à la conférence de 1962 par rapport à celle qui avait été développée dans Sein und Zeit. Voir ibid., p. 232. 

[1831] « Le temps véritable est quadri-dimensionnel », Zeit und Sein, op. cit., p. 213.

[1832] Ibid., p. 211.

[1833] Ibid., p. 213.

[1834] Cf. ibid., pp. 212-213.

[1835] « En tant que laisser-se-déployer-dans-la-présence, il a sa place dans la libération hors du retrait ; mais en tant que don de cette libération, il reste retenu dans le donner. L’être n’est pas », ibid., p. 199, cf. pp. 222, 225.

[1836] Ibid., p. 211.

[1837] Le procès par lequel la maturation du temps, ou le déploiement de ses trois dimensions par la quatrième, fait advenir « l’avancée de l’être », est détaillé dans ibid., pp. 209-211.

[1838] « Il s’agit de penser en propre ce laisser-se-déployer-dans-la-présence, c’est-à-dire la mesure dans laquelle est donné lieu au déploiement en présence. Donner lieu, i.e. laisser être le déploiement de l’être, cela fait apparaître ce qui lui est propre en ceci qu’il le porte au non-retrait. Laisser être le déploiement dans la présence veut dire : libérer du retrait, porter à l’Ouvert », ibid., p. 198.

[1839] « Un donner qui ne donne que sa donation, mais qui, se donnant ainsi, pourtant se retient et se soustrait, un tel donner, nous le nommons : destiner. Si nous pensons ainsi le donner, alors l’être qu’Il y a est bien le destiné. Destiné de cette manière est chacun de ses changements. L’historique dans l’histoire de l’être se détermine à partir du caractère destinal d’une destination. […] Chaque fois retenu dans la destination qui se soustrait elle-même, l’être se libère du retrait pour la pensée avec sa plénitude époquale de changement », ibid., pp. 203-204. 

[1840] Ibid., p. 211.

[1841] Ibid. Cf. Protocole d’un séminaire sur la conférence « Temps et Être », op. cit., pp. 255-256. « Parce que l’être pensé à partir de l’éclaircie est présence destinale et parce que l’éclaircie pensée à partir de l’Ereignis est le temps lui-même, la tâche de la pensée aurait alors pour titre, au lieu de Être et temps, Lichtung und Anwesenheit, éclaircie et présence », DASTUR F., Heidegger et la question du temps, op. cit., p. 117.    

[1842] Zeit und Sein, op. cit., p. 218.

[1843] Ibid., pp. 223-224. Pour renforcer le croisement de l’identité dans la différence de l’être et du temps par celle de l’être et de la pensée, Le Protocole d’un séminaire sur la conférence « Temps et Être » dit : « Bien que la relation être et penser – ou être et homme – n’ait pas été expressement explicitée dans la conférence, il faut affirmer qu’elle appartient par essence à la question de l’être dans chacun de ses pas », op. cit., p. 241, cf. pp. 246-247. 

[1844] Der Satz vom Grund, op. cit., pp. 149-150. Cf. Zeit und Sein, op. cit., p. 211: « Avec [l’avancée du déploiement d’être] s’éclaircit ce que nous nommons l’espace libre du temps (Zeit-Raum) ».

[1845] Essais et Conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1958, p. 215, cf. pp. 236-238. 

[1846] Protocole d’un séminaire sur la conférence « Temps et Être », op. cit., pp. 250-251.

[1847] Zeit und Sein, op. cit., p. 222.

[1848] Essais et Conférences, op. cit., p. 214.

[1849] Zeit und Sein, op. cit., p. 213.

[1850] Ibid., p. 225.

[1851] Protocole d’un séminaire sur la conférence « Temps et Être », op. cit., pp. 249, 251 ; cf. GREISCH J., Identité et différence dans la pensée de Martin Heidegger. Le chemin de l’Ereignis, op. cit., pp. 100-101.

[1852] Zeit und Sein, op. cit., p. 223.

[1853] Der Satz vom Grund, op. cit., pp. 242-243.

[1854] Ibid., p. 243.

[1855] Ibid.

[1856] Sur la conception de l’αών en tant que fondement abyssal, cf. PANIS D., Il y a le « il y a » : L’énigme de Heidegger, Bruxelles, Ousia, 1993, pp. 238-244.

[1857] GREISCH J., Identité et différence dans la pensée de Martin Heidegger. Le chemin de l’Ereignis, op. cit., p. 101.

[1858] Acheminement vers la parole, op. cit., p. 24 : « Les Quatre sont, dans une originale unité, mutuellement les uns aux autres. Les choses laissent auprès d’elles séjourner le Cadre des Quatre. Laisser ainsi séjourner en rassemblant, tel est l’être-chose des choses. Ce cadre uni de Ciel et Terre, Mortels et Divins, ce cadre qui est mis en demeure dans le déploiement jusqu’à elles-mêmes des choses, nous l’appelons le ‘monde’. Lors de leur nomination, les choses nommées sont appelées et convoquées dans leur être de choses. En tant qu’elles sont ces choses, elles ouvrent à son déploiement un monde au sein duquel chacune trouve séjour et où toutes sont ainsi les choses de chaque jour. Les choses, en même temps qu’elles déploient leur être de choses, mettent au monde. La vieille langue allemande nomme ce ‘mettre au monde’ : bern, bären, d’où viennent les mots gebären (être en gestation, enfanter) et Gebärde (le geste, les gestes, la contenance). Déployant leur être de choses, les choses sont les choses. Déployant leur être de choses, elles portent un monde à sa figure ». 

[1859] Der Satz vom Grund, op. cit., p. 243.  

[1860] GREISCH J., Identité et différence dans la pensée de Martin Heidegger. Le chemin de l’Ereignis, op. cit., p. 95.

[1861] Ibid.

[1862] « Une seule chose est claire : qu’on parle de l’être de l’étant ou de l’étant de l’être, il s’agit chaque fois d’une différence », Identité et différence, op. cit., p. 296.

[1863] « La pensée de Heidegger échoue à penser le rapport entre identité et différence, tout en ayant conscience que ce rapport est cela même qui donne à penser. […] On est en présence de l’aporie fondamentale de la pensée heideggérienne », GREISCH J., Identité et différence dans la pensée de Martin Heidegger. Le chemin de l’Ereignis, op. cit., p. 96.

[1864] Sérénité, op. cit., p. 168. Ce rapport doit être pensé comme « Assimilation ». Nous reviendrons sur ce sujet en traitant l’écrit Gelassenheit.

[1865] Zeit und Sein, op. cit., p. 225 (trad. mod.), cf. p. 193 : « La tentative de penser l’être sans l’étant devient une nécessité », et le commentaire dans le Protocole d’un séminaire sur la conférence « Temps et Être »,  op. cit., pp. 238-239. 

[1866] « Un dilemme [semble] insoluble : d’un côté penser l’être pour lui-même, dans ce qu’il a de propre, n’est possible que si la pensée détourne son regard du domaine des étants ; les étants (la différence ontique) disparaissent comme tels, et ils laissent ainsi l’être indéterminé. D’autre part, toute tentative de prendre en considération les étants pour penser l’être fait disparaître l’être en ce qu’il a de plus propre », GREISCH J., Identité et différence dans la pensée de Martin Heidegger. Le chemin de l’Ereignis, op. cit., pp. 106-107. Cf. Protocole d’un séminaire sur la conférence « Temps et Être », op. cit., pp. 244-245.

[1867] Cf. ibid., pp. 248-249.

[1868] Heidegger termine la conférence Zeit und Sein par ces mots : « Penser l’être sans étant, cela veut dire : penser l’être sans égard pour la métaphysique. Un tel égard règne encore dans l’intention se surmonter la métaphysique. C’est pourquoi il vaut la peine de renoncer au surmontement et de laisser la métaphysique à elle-même. Si un surmontement demeure nécessaire, alors il regarde la pensée qui, en propre, s’engage dans l’Ereignis afin – depuis lui-même et en direction de lui-même – de le dire. Il vaut la peine d’inlassablement surmonter les obstacles qui rendent facilement insuffisant un tel dire. Un obstacle de ce genre demeure également le dire de l’Ereignis sur le mode d’une conférence. Elle n’a parlé qu’en énoncés de propositions », op. cit., p. 225. Le problème du dépassement en quelque sorte impossible de la métaphysique est développé dans l’essai Dépassement de la métaphysique, dans Essais et conférences, op. cit., pp. 80-115.  

[1869] Serait-ce « une langue de la pensée qui parle le Simple de la langue, de façon telle que la langue de la pensée rende précisément visible la limitation de la langue métaphysique » ? « Mais l’on ne peut là-dessus faire de discours », Protocole d’un séminaire sur la conférence « Temps et Être », op. cit., p. 262.

[1870] Ibid., p. 266. Nous adaptons la traduction de J. Greisch, dans Identité et différence dans la pensée de Martin Heidegger. Le chemin de l’Ereignis, op. cit., p. 111.

[1871] PUNTEL L.-B., Analogie und Geschichtlichkeit. Bd. I: Philosophiegeschichtlich-kritischer Versuch über das Grundproblem der Metaphysik, Freiburg in Brisgau, Herder, 1969, cité et commenté dans GREISCH J., Identité et différence dans la pensée de Martin Heidegger. Le chemin de l’Ereignis, op. cit., pp. 106-110.

[1872] Cf. Qu’appelle-t-on penser?, op. cit.

[1873] Nous reviendrons sur le sens que Heidegger octroie à la notion d’attente, sens dont la connotation théologique n’est ni première ni fondamentale, en traitant l’écrit Gelassenheit et le rapport de Heidegger à Maître Eckhart.

[1874] Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), GA 65. Sur le rapport entre la philosophie et la théologie chez le dernier Heidegger, voir CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., pp. 101-136.

[1875] Cf. Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), GA 65, p. 403.

[1876] Trad. F. Fédier, dans POESIE, 1980, n° 13, p. 60.

[1877] Nietzsche II, trad. P. Kolossowski,  Paris, Gallimard, 1971.

[1878] Ibid., pp. 329-337. Cf. Zeit und Sein, op. cit., pp. 201-202 ; Introduction à la métaphysique, trad. G. Kahn, Paris, Gallimard, 1967, pp. 29-30. 

[1879] La doctrine de Platon sur la vérité, trad. A. Préau, dans Questions I et II, Paris, Gallimard, Tel, pp. 423-469.

[1880] Nietzsche II, op. cit., pp. 337-344.

[1881] La constitution onto-théo-logique de la métaphysique, op. cit. Comment Heidegger interprète l’histoire de la philosophie occidentale dans le cadre de la structure de l’onto-théo-logie, voir un résumé dans CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., pp. 54-71. 

[1882] Introduction à la métaphysique, op. cit., ch. 1.

[1883] Zeit und Sein, op. cit., p. 203.

[1884] Cf. Introduction à la métaphysique, op. cit., p. 31.

[1885] Cf. l’interprétation heideggérienne de la notion de création chez les médiévaux, La question de la technique, dans Essais et conférence, op. cit., pp. 9-48 : 12-14.

[1886] L’Être et l’essence, op. cit.

[1887] Martin Heidegger et Thomas d’Aquin, op. cit.

[1888] Participation et causalité selon saint Thomas d’Aquin, op. cit. 

[1889] Revue thomiste, 1995, n° 95, pp. 31-66.

[1890] Le n° 95 (1995) de la Revue thomiste (auteurs : T.-D. Humbrecht, M. Bastit, J.-L. Marion, G. Prouvost, O. Boulnois, S.-T. Bonino, A. Dartigues, E. Gabellieri) synthétise en quelque sorte ce problème, tant dans une approche historique que systématique. 

[1891] Heidegger et Maître Eckhart, dans Revue des sciences religieuses, 1996, n° 70 (1), pp. 113-124 : 113.

[1892] « Le temps est ce qui se transforme et se diversifie, l’éternité se maintient dans sa simplicité. Meister Eckhart », GA 1, p. 357. 

[1893] CAPELLE Ph., Heidegger et Maître Eckhart, op. cit., p. 116. Nous suggérons l’idée que cette détermination de « l’intimité radicale » est en quelque sorte précurseur de l’identité dans la différence de l’Ereignis. C’est sans doute en se rappelant ses premières lectures de Maître Eckhart que Heidegger a repris, dans les années 1940 si ce n’est avant, les écrits du mystique rhénan, en les confrontant à ses propres pensées. Voici quelques citations des Sermons d’Eckhart qui ouvrent on ne peut plus explicitement au problème de l’identité dans la différence : « Il est dans l’âme une puissance qui n’est touchée ni par le temps, ni par la chair,qui émane de l’esprit et est absolument spirituelle. Dans cette puissance, Dieu se trouve totalement » (Sermon n° 2) ; « [Dieu] créa l’âme si égale et commensurée à Lui qu’Il pût se donner à elle » (Sermon n° 4) ; « Le fond de Dieu est mon fond et mon fond le fond de Dieu » (Sermon n° 5) ; « Qu’est-ce que la vie ? L’être de Dieu est ma vie. Mais si l’être de Dieu est ma vie, ce qui est à Dieu doit être à moi et l’étantité de Dieu doit être mon étantité, ni plus ni moins » (Sermon n° 6) ; « L’âme reçoit son essence de Dieu sans intermédiaire. C’est pourquoi Dieu est au plus près de l’âme qu’elle ne l’est elle-même » (Sermon n° 10) ; « … le fond de Dieu et le fond de l’âme n’étant qu’un seul et même fond » (Sermon n° 15). Ces citations, traduites par A. de Libera dans ECKHART, Traités et Sermons, Paris, Flammarion, 1993, sont recueillies par Ph. Capelle dans l’article cité, Heidegger et Maître Eckhart, p. 116. Sur le rôle de ces pensées de Maître Eckhart sur la conception du rapport sujet / objet et transcendance / immanence chez le jeune Heidegger, voir ibid., pp. 115-117.    

[1894] GA 58, p. 62.

[1895] Ce silence n’était qu’une période de maturation. En effet, dans les années 1920, Heidegger était un lecteur enthousiaste de l’œuvre de Maître Eckhart. Voici un témoignage de H.-G. Gadamer : « A l’époque (1924), une nouvelle édition de l’Opus tripartitum, le chef-d’œuvre de Maître Eckhart, venait tout juste de paraître. Heidegger en était totalement fasciné, sans aucun doute parce que la dissolution du concept de substance quand il était appliqué à Dieu allait dans le sens d’une intelligence temporelle et verbale du sens de l’être. On pouvait y lire : Esse est Deus [l’être est Dieu]. A l’époque, Heidegger aura sans doute soupçonné un allié secret dans le mystique chrétien », Les chemins de Heidegger, trad. J. Grondin, Paris, Vrin, 2002, p. 257. Dans son Cours de 1927, Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Heidegger consacre une page à la pensée mystique de Maître Eckhart, op. cit., pp. 127-128. C’est la notion eckhartienne de déité, dans le contexte de la distinction médiévale entre l’essentia et l’existentia, qui y est brièvement analysée. Trop brièvement peut-être, car l’insertion de la pensée de Maître Eckhart au milieu des analyses des idées métaphysiques des scolastiques, ainsi qu’un parallèle « tout à fait remarquable avec la détermination hégélienne de l’être et son identification avec le néant », donne une impression plutôt contrastée et déconcertante.   

[1896] Le chemin de campagne, trad. A. Préau, dans Questions III et IV, Paris, Gallimard, Tel, pp. 11-15. Le nom de Maître Eckhart et le thème de la « terre natale » unissent ces deux écrits. Qu’il faille les lire ensemble est une suggestion forte de Heidegger : le dialogue entre le professeur, le savant et l’érudit sur la Sérénité (Gelassenheit) a lieu sur le chemin de campagne (Feldweg).

[1897] « La question de l’essence de l’homme [n’est] pas une question tournée vers l’homme. […] Si l’essence de l’homme est caractérisée par la pensée, c’est alors justement que l’essentiel de cette essence, donc l’essence de la pensée, ne peut être perçue que si nous nous détournons de la pensée », Sérénité, op. cit., p. 149. Métaphoriquement : « Que j’ai pu la [interprétation de la pensée] proposer n’est pas mon fait, mais celui de la nuit qui vient tomber et qui nous contraint doucement à nous recueillir », ibid., p. 151. Cf. p. 162.

[1898] Ibid., p. 152 (trad. mod.) Le « vieux mot » Gelassenheit est indubitablement repris du Maître Eckhart, cf. MAÎTRE ECKHART, Opus tripartum, Deutscher Mystiker des vierzehnten Jahrhunderts, Meister Eckhart, t. II, F. Pfeiffer (ed.), Sc. Verlag Aalen, 1962, p. 312 : geläzenheit. Heidegger ajoute encore : « Acte supérieur qui pourtant n’est pas une activité », Sérénité, op. cit., p. 152.   

[1899] Ibid., p. 154.

[1900] « Nous définissons ainsi les mots d’horizon et de transcendance par le surpassement et le dépassement… lesquels s’entendent par rapports aux objets et à la représentation des objets », ibid., p. 155.

[1901] Ibid.

[1902] Cf. « Ce qui fait que l’horizon est ce qu’il est n’est encore aucunement saisi. […] Nous disons que nous voyons dans l’horizon. Celui-ci est ainsi une ouverture et, s’il est ouvert, ce n’est pas parce que nous voyons en lui », ibid.

[1903] Ibid., pp. 155-157. Cf. MAÎTRE ECKHART, Opus tripartum, op. cit., p. 312.

[1904] « La Contrée, comme si rien ne se produisit, rassemble toutes choses, les mettant en rapport l’une avec l’autre et toutes avec toutes ; elle les amène à reposer en elles-mêmes et à demeurer dans ce repos. ‘Mettre en présence’ (Gegnen), c’est rassembler et réabriter ce qui doit reposer dans l’étendue et dans la durée », Sérénité, op. cit., p. 157.

[1905] Ibid., p. 145.

[1906] Ibid., pp. 144-148.

[1907] Ibid., p. 157. « Penser ce serait alors arriver à proximité du lointain », ibid., p. 159. Voir aussi les explications dans les pages 164-166. 

[1908] Ibid., p. 158. Cette attente ne doit plus être comprise comme un mode de « représentation », ibid., pp. 158-160.

[1909] Ibid., p. 146 (trad. mod.) « L’égalité d’âme devant les choses et l’esprit ouvert au mystère sont inséparables », ibid.

[1910] A ce sujet, cf. GREISCH J., La contrée de la sérénité et l’horizon de l’espérance, dans Heidegger et la question de Dieu, Paris, Grasset, 1980, pp. 168-193.

[1911] Sérénité, op. cit., p. 153.

[1912] Cf. Lettre sur l’humanisme, op. cit., p. 112.

[1913] CAPELLE Ph., Heidegger et Maître Eckhart, op. cit., p. 122.

[1914] Ibid. Ph. Capelle cite un sermon de Maître Eckhart : « Entre Dieu et la Déité, la différence est aussi grande qu’entre le ciel et la terre. Je dirai même plus : entre l’homme intérieur et l’homme extérieur, la différence est aussi grande qu’entre le ciel et la terre ». Notons la combinaison, chez Maître Eckhart, des quatre pôles ciel/terre/l’homme/Dieu. Nous avons vu apparaître cette polarité dans la pensée heideggérienne de l’Ereignis, sous l’espèce du Geviert. Cf. CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., pp. 223-224 ; GRESICH J., La contrée de la sérénité et l’horizon de l’espérance, dans Heidegger et la question de Dieu, op. cit., pp. 182-184.

[1915] Le Chemin de campagne, op. cit., p. 13.

[1916] Ibid., p. 15.

[1917] Ibid.

[1918] CAPELLE Ph., Heidegger et Maître Eckhart, op. cit., p. 122.

[1919] « En réalité, chez Maître Eckhart, les rapports de l’être et de Dieu sont pensés dans un constant chevauchement ; il peut écrire tout ensemble : ‘Dieu est au dessus. Dieu est dans toutes les créatures, pour autant qu’elles ont de l’être et pourtant, il est au-dessus’ : ‘Dieu est ce qu’il y a de plus commun’ (Sermon n° 9) », ibid., p. 123. Ph. Capelle synthétise le résultat des travaux de S. Breton sur Maître Eckhart, résultat qui rejoint nos propres analyses de la pensée de saint Thomas : « S. Breton a ainsi magistralement caractérisé une opération que Heidegger n’a pas vu : chez Eckhart, Dieu est dit dans l’être pour pouvoir être dit au-delà de l’être et sans être : il faut bien passer par là, mais ne point en rester là. L’interprétation de trois plans de langages, base/métabase/anabase, dit la radicalité d’un transit où le rapport de l’âme à Dieu loin de recouvrir celui d’un étant à l’Être suprême, renvoie à la même pauvreté, celle de Dieu et celle de l’homme qui lui répond ». Cf. BRETON S., Les métamorphoses du langage religieux chez Maître Eckhart, dans Recherches de Science religieuse, 1979, n° 67, pp. 373-395 ; Id., Deux mystiques de l’excès : J. J. Surin et Maître Eckhart, Paris, Cerf, 1985, pp. 89-166 ; Le rapport Être-Dieu chez Maître Eckhart, dans L’être et Dieu, Paris, Cerf, pp. 43-58.

[1920] Sérénité, op. cit., pp. 166-167. « Dans une telle situation, nous ne pouvons que rester en attente de l’être de l’homme. En attente dans la sérénité qui nous rattache à la libre Etendue, laquelle nous voile encore son être propre », ibid., p. 171. « … voile son être propre » (cf. p. 172 : « l’être caché de la vérité »), et pourtant l’érudit sait déjà et toujours que « cette sérénité tournée vers la libre Etendue, nous la pressentons comme cet être de la pensée que nous cherchons », ibid. Cf. p. 172, sur le sens de l’attente résolue, ou encore, pp. 173-174, sur celui de l’instance (Inständigkeit). Voir aussi les développements dans les pages 175-182. « Peut-être l’expérience que nous avons faite au cours de notre entretient se laisserait-elle résumer en ces termes : nous arrivons près de la libre Etendue et demeurons en même temps loin d’elle : à vrai dire ‘demeurer’ est ici ‘revenir’ », ibid., p. 177. En tous cas, « nous sommes arrivés devant quelque chose d’indicible », ibid., p. 179. 

[1921] Ibid., pp. 180-181.

[1922] Le dialogue entre le savant, l’érudit et le professeur se termine ainsi : « L’émerveillement pourrait donc ouvrir ce qui est fermé ? Ce serait alors à la manière de l’attente… quand celle-ci est sereine et confiante… et que l’être de l’homme demeure ap-proprié… à Ce d’où nous sommes appelés », ibid., p. 182.

[1923] Voici l’impression qu’avait E. Stein, témoin en quelque sorte oculaire de la recherche de Heidegger dans les années 1930 : « Tout est disposé à l’avance en vue de prouver la temporalité de l’être. Aussi bien un verrou se trouve-t-il constamment poussé là où une perspective s’ouvrirait sur l’Eternel ; c’est pourquoi on s’interdit l’existence d’une essence distincte de l’existence ici-bas présente ; pour la même raison, on s’interdit tout sens, distinct du ‘comprendre’, qui viendrait à être saisi dans le ‘comprendre’ ; pour la même raison n’est admise aucune de ces vérités éternelles qui seraient indépendantes de la connaissance humaine – car tout cela ferait exploser la temporalité de l’être, et on n’y est pas autorisé, même si existence, compréhension et découverte exigent pour leur propre explication quelque chose d’indépendant d’elles-mêmes, quelque chose d’extra-temporel, quelque chose qui, en elles et par elles, entre dans la temporalité », Edith Steins Werke, t. 2, Herder, 1985, p. 134, note 42, traduit et cité dans GABORIAU F., Edith Stein philosophe, op. cit., pp. 66-67.

[1924] Sérénité, op. cit., p. 174.

[1925] Le chemin de campagne, op. cit., p. 15. « Die wissende Heiterkeit ist ein Tor zum Ewigen », dans HEIDEGGER M., Denkerfahrungen, Frankfurt am Main, Klostermann, 1983, p. 40.

[1926] Voir notamment NARBONNE J.-L., Hénologie, Ontologie et Ereignis, Paris, Les Belles Lettres, 2001.

[1927] Voir à ce sujet les remarquables pages d’E. Gilson, dans L’Esprit de la philosophie médiévale, Paris, Vrin, 1989, pp. 1-38.

[1928] Pour de plus amples considérations de ce sujet, nous ne pouvons que renvoyer à la distinction thomasienne de revelabile et revelatum, et aux commentaires que Gilson en a fait dans Le Thomisme, op. cit., pp. 9-45.  Sur le rapport entre la théologie révélée et la philosophie dans la pensée de saint Thomas, voir Id., L’être et l’essence, op. cit., pp. 84- 90.

[1929] Ce genre de déclarations parsème les écrits de Heidegger : « L’inconditionnalité de la foi et la problématicité de la pensée sont deux domaines dont un abîme fait la différence », Qu’appelle-t-on penser ?, op. cit., p. 171.   

[1930] « Lui-même va à la messe, paraît-il », PORION J.-B., Heidegger et les mystiques, Genève, Ad Solem, 2006, p. 38. Heidegger a insisté sur son désir d’être enterré selon les rites catholiques, OTT H., Martin Heidegger. Eléments pour une biographie, op. cit., pp. 374-376.

[1931] GA 66, p. 415, trad. et cité par Ph. Capelle, dans La signification du christianisme chez Heidegger, op. cit., p. 296. Cf. FRANCK D., Heidegger et le christianisme. L’explication silencieuse, Paris, PUF, coll. Epithémée, 2004. Cf. « Sans cette provenance théologique, je ne serais jamais arrivé sur le chemin de la pensée. Provenance est toujours avenir », HEIDEGGER M., Acheminement vers la parole, op. cit., p. 95.

[1932] GA 60, p. 82.

[1933] Un étudiant de Heidegger au début des années 1920 imagine une plaisanterie qui reflète bien l’impression que donnait l’enseignement de Heidegger à cette époque : « Je suis résolu, seulement je ne sais pas à quoi ». K. Löwith rapporte cet anecdote dans Ma vie en Allemagne avant et après 1933, trad. M. Lebedel, Hachette, 1988, p. 46.

[1934] Un ouvrage vient de paraître, qui aura sans doute un intérêt certain pour avancer dans cette problématique : LACOSTE J.-Y., La phénoménalité de Dieu, Paris, Cerf, coll. Philosophie & Théologie, 2008. Notre travail a déjà été terminé lors de cette parution.