Thomas d’Aquin, le plaisir et la sexualité

 

Dans son best-seller, Des eunuques pour le royaume des cieux[1], Uta Ranke-Heinemann, une théologienne allemande un tantinet acerbe, présente Thomas d’Aquin comme un ennemi du plaisir et de la sexualité : « Saint Thomas se sent soutenu par Aristote […] dans son hostilité au plaisir et à la sexualité. […] Nous ne pouvons plus aujourd’hui imaginer le fanatisme avec lequel saint Thomas (et toute la théologie de tradition augustinienne à sa suite) refuse l’acte sexuel sous prétexte qu’il “ obscurcit ” et “ dissout ” l’esprit » (p. 217).  Après avoir inventorié l’héritage augustinien, nous serons en mesure de voir – même si ce n’est pas le but de ce travail – si Thomas d’Aquin a été contaminé par cet héritage. Il cite beaucoup Augustin, qui était en son temps le docteur officiel de l’Église, mais, fait à noter, il n’a commenté aucune des œuvres de ce docteur et père de l’Église qu’il disait imbu des doctrines des platoniciens, doctrinis Platonicorum imbutus fuerat[2]. 

 

L’héritage de saint Augustin (354 – 430)

 

Dans un livre intitulé L’homme d’espérance[3], le dominicain québécois Vincent Harvey, déplore l’influence d’Augustin. La page 229 de ce livre, publié en 1973, mérite d’être rapportée en entier.

 

Le christianisme que nous avons vécu au Québec nous a transmis une conception assez pessimiste du corps, fortement teintée de dualisme. Les personnes de quarante ans et plus se rappellent les sermons dominicaux d’autrefois, l’enseignement religieux donné à l’école, au couvent ou au collège, les campagnes de modestie, de tempérance qui manifestaient souvent une crainte maladive à l’endroit du corps, considéré comme l’ennemi de l’âme. On se préoccupait précisément de “ sauver les âmes ”. Une paroisse comptait “ X âmes ”. […] La sensualité était, évidemment, le lieu du péché le plus commun et le plus à craindre, puisqu’en ce domaine tout était matière à péché mortel (donc passible de la peine éternelle) : actes, touchers, pensées, désirs. Seuls les rêves et leurs conséquences nocturnes n’étaient pas péchés, mais uniquement dans la mesure où ils ne résultaient pas d’une certaine complaisance dans les regards, les pensées et les désirs que la personne aurait pu entretenir antérieurement à l’état de veille. Le mariage permettait le plaisir défendu, moyennant un protocole de règles  interdisant toute fantaisie érotique qui n’était pas utile de près ou de loin à la procréation. Le devoir conjugal devait toujours l’emporter sur le plaisir, ce dernier ayant besoin d’être “ excusé ” par un bien compensateur. Telle était la doctrine officielle héritée d’Augustin et transmise jusqu’à ces dernières années.  

 

Pour Augustin, à qui la tradition a donné le titre de docteur du mariage chrétien, le plaisir sexuel est à vrai dire une conséquence du péché originel. Il est essentiellement mauvais. C’est pourquoi l’acte conjugal, qui est toujours entaché de cette concupiscence, a besoin d’excuse. D’où les trois biens excusateurs : l’enfant, la fidélité et le sacrement (ou l’indissolubilité). De ces trois biens, seul l’enfant excuse totalement l’acte conjugal. En d’autres termes, pour Augustin, seul l’acte posé dans le but exclusif de la procréation est licite et bon. Dans les autres cas, par exemple lorsque la femme est enceinte ou qu’elle est devenue stérile par l’âge, les rapports sexuels constituent une faute vénielle (saltem venialis) (p. 202).

 

Je me demande pourquoi Vincent Harvey n’a pas traduit saltem, « au moins ». Il y a plus qu’une nuance entre dire que « la faute est vénielle » et qu’elle est « au moins vénielle » : « au moins vénielle » laisse entendre qu’elle peut être mortelle.

 

Mgr Léon-Joseph Suenens sème quelques bémols

 

Dans Un problème crucial ; amour et maîtrise de soi, Mgr Léon-Joseph Suenens, évêque auxiliaire de Malines, l’année où il publie ce livre,  va placer des bémols devant certaines affirmations d’Augustin.

 

La politique du tout ou rien n’est pas la solution souhaitable : elle peut convenir à des âmes d’élite mais n’est pas la voie normale et ordinaire. La traduction physique de l’amour est nécessaire aux époux, même s’ils sont obligés de s’abstenir de l’acte final. Elle est un élément d’union, de paix, de joie. Elle aide à réaliser les fins secondes du mariage, ces fins qui restent impératives même quand la fin primaire est hors cause. Ces intimités physiques se jugent, non dans leur matérialité, qui peut être variable et multiple, mais dans leur inspiration profonde. Un symbole n’est rien, s’il n’est chargé de  sens. Un geste physique vaut par l’amour qu’il exprime et qui en fait la noblesse, la portée et la limite. Il arrivera que cette traduction physique de l’amour – en deçà, répétons-le, de l’acte inséminateur et de ce qui le provoque directement et délibérément – puisse donner lieu temporairement, transitoirement, jusqu’à la réussite de l’éducation des réflexes, à un manque de contrôle de soi. Il y a lieu de distinguer soigneusement ce qui est voulu et ce qui est effet de surprise, accident proprement dit. Il y a lieu de déterminer aussi si la connexion se produit chaque fois ou si elle est rare. La conscience de chacun dira loyalement sur quoi porte vraiment l’acte de volonté[4]

 

Ces propos de Mgr Suenens mettaient fin à l’obligation de « vivre comme frère et sœur » que la morale catholique imposait aux couples interdits de coïter. Certains responsables dans l’Église, qui interdisaient le condom, ont exhumé le « vivre comme frère et sœur ».

 

« Ma sœur, la vache ; la femme, miel empoisonné »

 

Sachant depuis belle lurette que François d’Assise ne voyait que des frères et des sœurs dans la création : « Ma sœur la vache, mon frère le taureau », j’ai été estomaqué, en lisant le Frère François de Julien Green[5] : « L’ennemi, disait François, c’est le corps » (p. 129). Plus loin, il renchérit : « Je n’ai pas pire ennemi que mon corps » (p. 182). Sur la fin de ses jours, le frère qui le soignait lui fit comprendre que son corps lui avait rendu bien des services. Fou de Dieu mais quand même pas stupide, le Poverello comprit et s’écria : « Réjouis-toi, frère corps, je suis prêt désormais à t’accorder tout ce que tu voudras » (p. 301).

 

François se sentait plus en famille avec ses sœurs les vaches qu’avec les femmes, pourtant images de Dieu plus que les bonnes vaches. « “ La fréquentation des femmes, disait-il, est un miel empoisonné ; leur parler sans être contaminé, c’est vouloir marcher dans le feu sans se brûler les pieds. ” […] François, tout saint qu’il était, s’écartait des femmes et ne répondait que par monosyllabes à leur “ babil ”. [Ce mot méprisant signifie « abondance de paroles futiles ». Le Poverello aurait dû l’éviter.] Les femmes obtenaient rarement de lui le plus fugitif coup d’œil. Il confia un jour à un frère que, si jamais, il lui arrivait de les regarder, il n’en reconnaîtrait que deux » (p. 226).  Mais il ne les a pas nommées. Les curieux ont cherché à résoudre le problème. Ils ont pensé d’abord à sa mère : à l’âge où il a quitté la maison, il avait dû imprimer dans son imagination le visage de sa mère, à moins qu’il ne l’ait jamais envisagée, comme aurait fait saint Louis de Gonzague. Les curieux ont pensé ensuite à Claire d’Assise, la fondatrice des Clarisses. Mais il y avait aussi, et non la moindre, « “ frère ” Jacqueline ». « Chaque fois qu’il séjournait à Rome, François était l’hôte de “ frère ” Jacqueline » (p. 254). Sur son lit de mort, il dicte une lettre à Madame Jacqueline. Parmi les choses qu’il lui demande d’apporter, il y a « ces mets que tu avais coutume de me donner lorsque j’étais malade à Rome » (p. 313-314). Par ces mets, il entend un gâteau aux amandes et au miel. Les esprits tordus peuvent penser que c’est en présence de “ frère ” Jacqueline qu’il constata qu’il pourrait faire un enfant : « Ne faites pas de moi trop vite un saint, je suis parfaitement capable de faire un enfant » (p. 226).

 

I. Thomas d’Aquin est-il hostile au plaisir ?

 

Plaisir et joie

 

Le premier développement qui nous étonne de la philosophie du plaisir de Thomas d’Aquin, c’est sa manière de distinguer le plaisir, delectatio, de la joie, gaudium. Si vous demandez à une personne de dresser une liste de plaisirs et une liste de joies, vous verrez qu’elle rattachera les plaisirs au corps – à la table, à la bouteille, au lit – et les joies à l’esprit – aux arts et aux sciences, voire à la prière. J’ai quand même été surpris de constater que le mot plaisir n’apparaît pas dans l’index thématique du gros Catéchisme de l’Église catholique. Par contre, au mot joie, on trouve 37 références ; chaque fois, la joie comporte une connotation religieuse.

 

Chez Thomas d’Aquin (I-II, q. 31, a. 3), il n’en est pas ainsi. La joie y est une espèce de plaisir comme le marteau est une espèce d’outil. Il s’ensuit que toute joie est un plaisir, mais que tout plaisir n’est pas une joie ; de même, tout marteau est un outil, mais tout outil n’est pas un marteau. La joie, chez Thomas d’Aquin, est un plaisir conforme à la raison, quelle que soit la matière qui cause le plaisir : boissons, aliments, sexe, musique, lecture, écriture. Il s’ensuit que tout plaisir humain devient une joie s’il porte le sceau de la raison, s’il est conforme à la raison, règle de moralité. Thomas d’Aquin trouverait normal qu’on parle de la joie de boire, de la joie de manger, de la joie de s’amuser, quand ces activités sont conformes à la raison. Par contre, les plaisirs de l’inceste, du viol, du sadisme ou de l’ivrognerie ne peuvent pas devenir des joies parce que ces actes ne sont pas conformes à la raison. Dépourvue de raison, la bête est incapable de transformer ses plaisirs en joies. Il n’y a pas de biches de joie : toutes sont de plaisir, et les filles de joie sont, en langage thomiste,  des filles de plaisir.

 

Dans ses Confessions, saint Augustin écrit : « Des actions honteuses m’ont comblé de joie ; j’y songe maintenant avec horreur » (X, chap. 21). J’ai vérifié le texte latin ; c’est bien gaudere qu’emploie Augustin. Thomas d’Aquin contesterait cet emploi : une action honteuse peut combler de plaisir mais non de joie. Augustin accepterait la remarque de son illustre relayeur, lui qui a dit : « Un langage fait de termes propres est chose rare »  (XI, chap. 22). « Mais les auditeurs ou les lecteurs comprennent ce que nous voulons dire », précise-t-il immédiatement, et c’est l’essentiel. J’ai qualifié Thomas d’Aquin de relayeur d’Augustin. En effet, après avoir été le docteur de l’Église pendant huit siècles, Augustin a été supplanté par Thomas d’Aquin.

 

Les plaisirs corporels et sensibles sont-ils plus grands que les plaisirs spirituels et intellectuels ?

 

   Avant de répondre à cette questions, suivons le conseil de Paul Valéry : « Décidons » de ces quatre adjectifs : corporels, sensibles, spirituels et intellectuels. En I-II, q. 31, a. 6, Thomas d’Aquin se demande si les plaisirs du toucher l’emportent sur les plaisirs des autres sens. Comme le goût est un toucher[6], il s’ensuit que les plaisirs du toucher sont symbolisés par le lit, la table et la bouteille, et qualifiés de corporels. Les plaisirs des trois autres sens externes – la vue, l’ouïe et l’odorat – sont qualifiés de plaisirs sensibles.

 

Il reste à distinguer les plaisirs intellectuels des plaisirs spirituels. Le bien de l’intelligence, c’est la vérité. Et il y a deux genres de vérité à distinguer : la vérité des vertus de l’intellect spéculatif et la vérité des vertus de l’intellect pratique (vérité de la prudence et vérité de l’art). On peut donc parler ici de trois espèces de vérité. Par contre, il existe d’autres biens dits spirituels parce que non matériels : l’honneur, l’estime, le respect, la réputation, la renommée, l’amitié. On jouit de tous ces biens spirituels comme on jouit de la vérité sous l’une ou l’autre de ses espèces.

 

Après avoir précisé le sens de ces quatre adjectifs, Thomas d’Aquin amorce la réponse à sa question : Les plaisirs corporels et les plaisirs sensibles sont-ils plus grands, majores, que les plaisirs spirituels et que les plaisirs intellectuels (I-II, q. 31, a. 5) ? Le plaisir provient de l’union au bien connu par les sens ou par l’intelligence. [La plante déshydratée n’éprouve aucun plaisir quand on l’arrose, car elle n’est pas consciente du bien que l’eau lui procure en comblant son besoin.] Or, dans les opérations de l’âme, principalement de l’âme sensitive et de l’âme intellective, il faut distinguer  celles qui n’atteignent pas la matière extérieure et qui sont des perfections de l’agent lui-même, comme intelliger, sentir, vouloir, etc. Par contre, les actions qui atteignent la matière extérieure sont davantage des perfections de la matière transformée. Ainsi donc, les actes de l’âme sensitive et de l’âme intellective sont eux-mêmes, indépendamment de leurs objets, un certain bien de l’agent qui les pose, et ils sont connus par les sens et par l’intelligence, condition essentielle pour éprouver du plaisir. Il s’ensuit que ces opérations produisent par elles-mêmes du plaisir et non pas seulement par leurs objets.

 

1. L’intellection procure plus de joie que la sensation

 

Selon les deux points de vue qu’il vient de distinguer, Thomas d’Aquin va maintenant répondre de deux manières à sa question : les plaisirs spirituels et intellectuels sont plus grands, majores, que les plaisirs corporels et sensibles (I-II, q. 31, a. 5). D’abord, il va comparer les plaisirs intellectuels aux plaisirs sensibles en tant que nous éprouvons du plaisir dans les actes mêmes (par exemple dans la connaissance sensible et dans la connaissance intellectuelle), indépendamment de leurs objets.

 

Si donc on compare les plaisirs intellectuels aux plaisirs sensibles du point de vue de l’opération elle-même – intelliger, sentir – et non de l’objet de cette opération, c’est-à-dire si on compare le plaisir de connaître par les sens (écouter de la musique) au plaisir de connaître par l’intelligence (composer de la musique), abstraction faite de l’objet de l’opération, il n’y a pas de doute que les plaisirs intellectuels sont de beaucoup supérieurs, multo majores, aux plaisirs sensibles. En effet, un être humain éprouve beaucoup plus de plaisir à connaître quelque chose pas son intelligence que pas ses sens, car la connaissance intellectuelle est plus parfaite et mieux connue, parce que l’intelligence réfléchit davantage sur son acte que ne le font les sens.

 

La connaissance intellectuelle est aussi plus aimée que la connaissance sensible ; il n’est personne qui ne préférerait perdre la vue du corps plutôt que celle de l’esprit, dit saint Augustin dans son De Trinitate, XVI, 14. En note, Lachat[7] rapporte au complet le texte évoqué par Thomas d’Aquin : « Il n’est personne qui ne préférât perdre la vue du corps plutôt que la vue de l’esprit. Privé de la vue du corps, l’homme reste homme ; privé de la vue de l’esprit, il devient une brute. Eh bien, qui voudrait être brute plutôt qu’homme ? » Et Montaigne d’ajouter sa fine remarque : « Le plus fructueux et naturel usage de notre esprit, c’est à mon gré la conférence. J’en trouve l’usage plus doux que d’aucune autre action de notre vie ; et c’est la raison pourquoi, si j’étais asteure forcé de choisir, je consentirais plutôt, ce crois-je, de perdre la vue que l’ouïr ou le parler[8]. »

 

L’estime de Thomas d’Aquin pour l’intelligence a de quoi étonner. Un lecteur agacé m’a un jour demandé par écrit si mère Teresa ne valait pas un professeur d’université. J’y reviendrai. Les expressions qui exaltent l’intelligence foisonnent sous la plume de Thomas d’Aquin. En voici quelques-unes. L’être humain appartient à une espèce particulière parce qu’il est doué d’intelligence : Homo speciem sortitur ex hoc quod habet intellectum (II-II, q. 179, a. 1, sol. 2). Dans son commentaire de l’Éthique de Nicomaque[9], il dit que c’est par l’intelligence que nous ressemblons le plus à Dieu : Deo autem maxime sumus similes secundum intellectum. Rien dans la création n’est plus noble ni plus parfait que l’acte de l’intelligence : Nihil nobilius et perfectius in creaturis invenitur quam intelligere[10].  On ne peut s’empêcher de penser à Pascal : « Pensée fait la grandeur de l’homme. Toute notre dignité consiste en la pensée[11]. » Et mère Teresa ? Cher lecteur, si son apostolat était devenu sans objet, elle n’aurait pas été malheureuse : elle se serait livrée à la contemplation. Mais si toutes les grenouilles du monde avaient subitement disparu, Jean Rostand aurait été rudement contrarié : « Quand mes aquariums sont pleins de grenouilles prêtes à pondre, le tourment métaphysique prend congé[12]. »

 

2. Les plaisirs spirituels et intellectuels sont plus grands

 

Ci-dessus, Thomas d’Aquin considérait les opérations elles-mêmes : intellection et sensation ; maintenant, il va comparer non pas l’intellection et la sensation, mais les plaisirs que l’on éprouve sur chacun de ces deux plans. Il va arriver à la même conclusion : considérés en eux-mêmes, secundum se, les plaisirs spirituels sont plus grands, majores, que les plaisirs sensibles. Cela est manifeste, dit-il, si l’on considère les trois facteurs requis pour le plaisir : 1) le bien uni ou présent, bonum conjunctum ; 2) ce à quoi il s’unit, id cui conjungitur ; 3) et l’union elle-même, et ipsa conjunctio. Examinons chacun de ces trois facteurs.

 

2.1. Premier facteur requis pour le plaisir : le bien uni ou présent, bonum conjunctum. Le bien spirituel est plus grand que le bien corporel et plus aimé. Thomas d’Aquin en voit un signe, signum, dans le fait que les humains s’abstiennent des plus grands plaisirs corporels pour ne pas perdre leur honneur, qui est un bien spirituel. On a parfois entendu des gens en vue – je pense à un ministre dont le nom ne m’échappe pas – qui disait ne pas avoir brillé dans ses études parce qu’il était paresseux. On en a vu d’autres alléguer d’autres raisons, mais aucun n’a dit que c’était faute d’intelligence. On peut dire qu’on a une mauvaise mémoire, mais jamais qu’on n’est pas intelligent. Attaquer l’intelligence, c’est attaquer ce qui fait de nous des êtres humains.

 

2.2. Deuxième facteur requis pour le plaisir : ce à quoi le bien s’unit, id cui conjungitur. Le plaisir dépend de la faculté à laquelle le bien s’unit. Dans le cas des sens, on est facilement d’accord. Les couleurs, les sons, les goûts produisent des sensations différentes selon que la personne qui en est affectée est peintre, musicienne ou dégustatrice. Cependant, les sensations sont intransmissibles. J’imagine quand même qu’un artiste peintre jouit plus que moi, daltonien, devant un paysage, mais je n’y peux rien : je suis condamné à voir avec mes yeux comme Alfred de Musset buvait dans son verre qu’il disait n’être pas grand.  

 

Le bien spirituel s’unit à la partie intellective de l’âme qui est beaucoup plus noble, multo nobilior, et plus connaissante, magis cognoscitiva, meilleur instrument de connaissance que la partie sensitive. Il s’ensuit, selon Thomas d’Aquin, que le bien spirituel qui s’unit à cette partie de l’âme produit un plaisir plus grand.

 

2.3. Troisième facteur requis pour le plaisir : l’union elle-même, ipsa conjunctio. L’union du bien spirituel à la partie intellective est plus intime, magis intima, plus parfaite, magis perfecta, et plus ferme, magis firma. Les sens s’arrêtent aux accidents extérieurs des choses – forme, couleur, odeur, etc. – tandis que l’intelligence pénètre jusqu’à leur essence. L’union du bien spirituel à l’intelligence est plus parfaite que l’union du bien sensible au sens. En effet, l’union du bien sensible au sens comporte un mouvement. C’est pourquoi les plaisirs sensibles ne se réalisent pas pleinement dans l’instant : il y a en eux quelque chose qui passe et quelque chose que l’on attend, comme c’est évident pour les plaisirs des aliments et pour les plaisirs vénériens. Ces plaisirs ne sont pas complets dans l’instant mais avec le temps. Les réalités intellectuelles, au contraire, ne comportent pas de mouvement. La saisie par l’intelligence est instantanée, de sorte que les plaisirs de ce genre se réalisent pleinement dans l’instant. Le professeur explique que les angles intérieurs d’un triangle sont égaux à deux droits ; les distraits et les moins brillants peuvent l’obliger à reprendre son explication, mais la saisie est instantanée pour les uns comme pour les autres. Enfin, l’union du bien spirituel à l’intelligence est plus ferme, car les sources du plaisir corporel sont corruptibles, et le plaisir corporel ne dure pas. On connaît la chanson : « Plaisir d’amour ne dure qu’un moment. » Cito deficiunt, dit Thomas d’Aquin : ils s’éteignent vite. Les biens spirituels sont incorruptibles ; ils durent (I-II, q. 31, a. 5). Le plaisir du verre de porto n’est bientôt plus qu’un souvenir, tandis que les notions dont j’ai enrichi mon intelligence demeurent longtemps et je peux en  jouir quand je veux (I-II, q. 31, a. 5).

 

L’appui de Freud

 

Freud appuie Thomas d’Aquin quand il parle des techniques de défense contre la souffrance. L’une d’elles consiste « à retirer du labeur intellectuel et de l’activité de l’esprit une somme suffisamment élevée de plaisir. La destinée alors ne peut plus grand-chose contre vous. Des satisfactions de cet ordre, celle par exemple que l’artiste trouve dans la création ou éprouve à donner corps aux images de sa fantaisie, ou celle que le penseur trouve à la solution d’un problème ou à découvrir la vérité, possèdent une qualité particulière qu’un jour nous saurons certainement caractériser de façon métapsychologique. Pour l’instant, bornons-nous à dire d’une manière imagée qu’elles nous paraissent “ plus délicates et plus élevées ”. Cependant, en regard de celles qu’assure l’assouvissement des désirs passionnels grossiers et primaires, leur intensité [Thomas d’Aquin parlait ci-dessus de véhémence] est affaiblie ; elles ne bouleversent pas notre organisme physique. Mais le point faible de cette méthode est qu’elle n’est pas d’un usage général, mais à la portée d’un petit nombre seulement. Elle suppose des dispositions et des dons peu répandus, en une mesure efficace tout au moins[13]. » 

 

Le témoignage de Nietzsche

 

Il serait facile de multiplier les témoignages en faveur de la vie intellectuelle (sciences et arts) comme source principale des plaisirs de la vie. Voici, entre autres, quelques extraits des Lettres choisies de Nietzsche. « Sois persuadé, écrit-il à un ami, que ce monde de l’esprit dans lequel tu vis demeure mon plus cher domaine[14]. » « Tant qu’il y aura un drapeau à tenir dans le domaine intellectuel », il n’est pas question que je me batte pour une autre cause » (p. 21). Enfin : « La soif de connaître reste, il me semble, la dernière région du vouloir vivre. Ma santé se stabilisera, cette santé que je ne dois pas atteindre avant de l’avoir méritée, avant d’avoir trouvé l’état qui m’est en quelque sorte promis, l’état dans lequel l’âme ne conserve plus qu’une seule impulsion, la volonté de connaître, et se trouve libérée de tous les autres instincts et de toutes les autres convoitises » (p. 131). On pourrait citer le traité De la vieillesse, de Cicéron (106 – 43 avant J.-C.). : « Nul plaisir ne l’emporte sur ces joies de l’esprit[15]. » 

 

Les plaisirs corporels sont plus véhéments

 

En soi, donc, les plaisirs spirituels et les plaisirs intellectuels sont plus grands que les plaisirs corporels et que les plaisirs sensibles ; mais, pour nous, [êtres humains composés d’un corps et d’une âme, doués de sensibilité et souvent agités par les passions], les plaisirs corporels sont plus véhéments que les plaisirs spirituels et intellectuels (I-II, q. 31, a. 5, in fine). Il apporte trois raisons. Première raison : les biens sensibles sont plus connus de nous que les biens intellectuels. En effet, il y a plus de personnes qui aiment la musique ou le vin que de personnes qui aiment l’astrophysique ou la philosophie. Il est donc normal que les plaisirs corporels et sensibles attirent davantage. Deuxième raison : puisque les plaisirs sensibles sont des mouvements de l’appétit sensitif, ils s’accompagnent d’un changement corporel [l’amour, la peur, la colère, la tristesse, etc. causent des changements dans le corps], ce qui ne se produit pas dans le cas des plaisirs spirituels et intellectuels, sauf quand il y a surabondance à ce niveau et débordement sur le corps,  nisi per quamdam redundantiam a superiori appetitu ad inferiorem. Quand Archimède (~ 287 - ~ 212) a découvert, dans son bain, le principe qui porte son nom, le plaisir intellectuel qu’il a éprouvé était tel qu’il s’est élancé flambant nu dans la rue en criant : « Eurêka », c’est-à-dire « J’ai trouvé. » Troisième raison : les plaisirs corporels sont recherchés comme une sorte de remède aux diminutions corporelles ou aux  contrariétés qui entraînent certaines tristesses. Aussi les plaisirs physiques qui surviennent après ces tristesses sont-ils ressentis davantage et par suite plus appréciés que les joies spirituelles, qui n’ont pas de tristesses contraires (I-II, q. 39, a. 4).

 

Thomas d’Aquin va maintenant répondre à une objection (I-II, q. 31, a. 5, obj. 1). Si les plaisirs spirituels et intellectuels sont plus grands que les plaisirs corporels et sensibles, comment se fait-il que les humains recherchent de préférence ces derniers ? Il va expliquer de deux manières ce comportement facilement observable. D’abord, la plupart des gens recherchent les plaisirs corporels parce que les biens sensibles sont plus connus et de plus de gens, magis et pluribus nota. [Les biens sensibles, ce sont les biens connus par les sens : vue, ouïe, odorat, toucher, goût.] Deuxième explication. Les hommes ont besoin de plaisirs comme remèdes à leurs multiples douleurs et tristesses. Or, la plupart d’entre eux ne peuvent aspirer aux plaisirs spirituels, qui sont le propre des vertueux [ici, il ne faut pas oublier les vertus intellectuelles], il s’ensuit qu’ils se tournent vers les plaisirs corporels (I-II, q. 31, a. 5, sol. 1). On ne chasse pas ses peines par la lecture, comme faisait Montesquieu, qui disait « n’avoir jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture ne lui ait ôté », sans un long entraînement. La plupart des gens les chassent autrement : plus de caisses de bière que de livres.

 

Plaisir et vertu

 

Plaisir et vertu ? Autant titrer : Diable et eau bénite, chien et chat, feu et eau. En lisant « Plaisir et vertu », un lecteur peut, sans être voltairien, esquisser un rictus.  Car Paul Valéry s’est cru justifié de lancer, dans son « Rapport sur les prix de vertu » : « VERTU, Messieurs, ce mot Vertu est mort, ou, du moins, il se meurt. Vertu ne se dit plus qu’à peine. […] Quant à moi, je l’avoue […] je ne l’ai jamais entendu que remarquablement rare et toujours ironiquement dit. […] Il ne me souvient pas non plus de l’avoir lu dans les livres de notre temps les plus généralement lus, et même, dans les plus estimés[16]. » 

 

Le plaisir implique un certain degré de vertu, car comme dit Alain : « Rien au monde ne plaît de soi. Il faut prendre beaucoup de peine pour se plaire à la géométrie, au dessin, à la musique. Et cette liaison de la peine au plaisir se voit bien clairement dans les jeux des violents… Si l’on réfléchit assez sur ce paradoxe de l’homme, on ne se représentera nullement l’homme heureux comme celui à qui tous les bonheurs sont apportés ; mais au contraire on le pensera debout, en action et en conquête, et faisant bonheur d’une puissance exercée[17]. » Faire « bonheur d’une puissance exercée », c’est attacher le bonheur à la vertu : « M’est avis, continue Alain, que le bonheur intime et propre n’est point contraire à la vertu, mais plutôt est lui-même vertu, comme ce beau mot de vertu nous en avertit, qui veut dire puissance » (p. 32).

 

La vertu a été victime de l’usage, qui règne en maître sur le langage. Le mot vertu partage le triste sort de tant d’autres mots qui avaient été formés avec soin, mais que l’usage a coupés de leurs nobles origines. Dérivé du latin virtus, lui-même formé de vir (homme au sens où il exclut les femmes), le mot vertu a d’abord signifié la force physique. Le vertueux, à cette époque, c’était le mâle, et il était vertueux de la vertu du taureau. Rien pour rendre jalouses les femmes curieuses de l’étymologie des mots.

 

Comme la force physique jouait un grand rôle à la guerre, et qu’on se battait constamment, souvent corps à corps, le bon soldat, le soldat efficace, qu’on dit courageux, était dit vertueux. La force physique s’étendait ainsi à la valeur militaire et au courage. De là, on n’a pas de peine à comprendre comment et pourquoi on a étendu le mot jusqu’aux remèdes. La vertu d’une potion, c’est sa valeur dans la lutte contre une maladie ; comme celle d’un soldat, elle s’évalue à son efficacité. « La vertu n’est qu’efficacité », affirme fort justement Alain[18].

 

Mais un jour, quelqu’un s’est avisé de dire, avec un certain sourire, j’imagine : Elle a perdu sa vertu ! Ou encore : C’est une femme de petite vertu ! Le contexte ne prêtait aucunement à équivoque : il ne s’agissait ni de la justice ni du courage, mais bien de la chasteté. Le mot vertu, qui, normalement, recouvre toutes les vertus devenait le nom de l’une d’elles. Il s’agit là d’un phénomène linguistique plus simple que le nom (antonomase) qui le désigne. Le mot philosophe, par exemple, englobe une pléiade de penseurs ; mais, au XIIe siècle, on a commencé à parler du Philosophe avec un grand P. Le Philosophe, c’était Aristote, considéré comme le philosophe par excellence. De même, quand on parle d’un crime passionnel, personne ne pense à la colère : par antonomase, la passion, c’est l’amour. Par antonomase toujours, la Ville, c’était Rome. Et le pape donne encore sa bénédiction Urbi et orbi, c’est-à-dire à la Ville (Rome) et au monde.  

 

Quand Aristote parle de la vertu, le mot en recouvre plusieurs espèces : vertus intellectuelles spéculatives (science et sagesse), vertus intellectuelles pratiques (prudence et art) et vertus morales (justice, force et tempérance). Thomas d’Aquin ajoute les vertus théologales : foi, espérance et charité. Et par vertu, il entend une disposition stable qui fait agir avec uniformité, promptitude et plaisir[19]. Voltaire se trompe quand il écrit : « Néron, le pape Alexandre VI, et d’autres monstres de cette espèce, ont répandu des bienfaits ; je réponds hardiment qu’ils furent vertueux ce jour-là[20]. » Non ; une hirondelle ne fait pas le printemps ; un acte de vertu n’engendre pas une vertu morale.

 

Quand Thomas d’Aquin se demande si la loi nouvelle est plus onéreuse que l’ancienne, il répond que, du point de vue des pratiques extérieures, elle est moins onéreuse, mais plus exigeante du point de vue des dispositions intérieures. Et il invoque Aristote : « Il est facile de faire ce que fait le juste [rendre le dû], mais le faire comme il le fait (avec promptitude et plaisir) ce n’est pas facile pour qui ne possède pas la vertu de justice[21]. »

 

Notion et distinction des vertus intellectuelles

 

Si, comme dit Paul Valéry, le mot vertu est mort, ou du moins mourant, quand il s’agit de la vertu morale, à plus forte raison l’est-il quand il s’agit de la vertu intellectuelle. Thomas d’Aquin soulève cette question en I-II, q. 57. Il se demande d’abord si les habitus intellectuels spéculatifs sont des vertus – Utrum habitus intellectuales speculativi sint virtutes. La traduction du mot habitus comporte une difficulté.  Le mot a été francisé. Le Petit Robert commence par dire « manière d’être ». C’est imprécis : en philosophie, l’habitus n’est pas une « manière d’être » mais un principe d’opération. Certains traduisent habitus par habitude. C’est mauvais : la dinde à Noël et le jambon à Pâques ne sont pas des habitus mais des habitudes, des coutumes. Certains traduisent habitus par disposition. Ce n’est pas suffisant : il faut ajouter stable. « L’habitus diffère de la disposition, enseigne Aristote, en ce qu’il a beaucoup plus de durée et de stabilité. Sont des habitus les sciences et les arts. Car la science semble être au nombre des choses stables et difficiles à mouvoir, même si l’on n’en possède qu’un faible acquis.  Par contre, on appelle dispositions les qualités qui peuvent facilement être mues et rapidement changées, telles que la chaleur et le refroidissement, la maladie et la santé, et ainsi de suite[22]. »

 

L’habitus est donc une disposition stable ; certains habitus sont bons d’autres sont mauvais : les vertus sont des habitus bons ; les vices, des habitus mauvais. Thomas d’Aquin, à la suite d’Aristote, distingue les habitus intellectuels spéculatifs et les habitus intellectuels pratiques ; les premiers sont ordonnés à la recherche de la vérité, les seconds sont ordonnés à l’opération (l’agir et le faire). Il se demande en I-II, q. 57, a. 1, si les habitus intellectuels spéculatifs sont des vertus.

 

Thomas d’Aquin distingue trois vertus qui perfectionnent l’intelligence spéculative dans la considération du vrai, ad considerandum verum, son bien propre. Or, le vrai peut être connu de soi, per se notum, ou connu par un autre, per aliud notum, c’est-à-dire démontré. Par exemple, on n’a pas à prouver que le tout est plus grand que l’une de ses parties ; que deux choses égales à une même troisième sont égales entre elles. Pour Aristote et Thomas d’Aquin, la première vérité connue de soi, per se nota, c’est le premier principe de la raison spéculative, celui au sujet duquel il est impossible de se tromper. Aristote le définit ainsi : Il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps, au même sujet et sous le même rapport[23]. Ce principe est le point de départ de tous les autres axiomes (Ibid., 30). Par exemple, Socrate ne peut pas être bon et mauvais en même temps, sous le même rapport ; mais il peut être bon philosophe pour nous et mauvais mari pour Xanthippe. C’est le premier principe de la raison spéculative. L’habitus, ou vertu, ou disposition stable qui perfectionne l’intelligence dans la considération des vérités connues par elles-mêmes a nom intellectus chez Thomas d’Aquin ou habitus des principes, habitus principiorum.

 

Il y a ensuite le vrai que l’on atteint par une démarche de la raison ; il est la conclusion d’une démonstration. Par exemple, il faut démontrer l’existence de Dieu, la spiritualité de l’âme humaine, son immortalité, etc. C’est du vrai per aliud notum, du vrai connu par autre chose. Par exemple, l’existence de Dieu est connue par ses effets, les créatures (I, q. 2, a. 2). Thomas d’Aquin introduit une nouvelle distinction. La recherche du vrai par la raison aboutit à un terme qui peut appartenir à un genre de connaissance, ultimum in aliquo genere ou par rapport à toute la connaissance humaine. Il va appeler sagesse le terme auquel aboutit la connaissance humaine totale. Ce terme, ce sont les causes les plus élevées, altimae causae, comme le dit Aristote dans la Métaphysique (I, chap. 1). C’est pourquoi la sagesse ne peut être qu’une, sapientia non sit nisi una. Par contre, les sciences sont nombreuses puisqu’elles se limitent chacune à un domaine particulier de connaissance (I-II, q. 57, a. 2). La sagesse est donc une science, puisqu’elle démontre, mais elle est une science particulière parce qu’elle remonte aux causes premières. Dans le Proœmium de son Commentaire de la Métaphysique d’Aristote, Thomas d’Aquin dit que cette science des causes ultimes peut porter trois noms : science divine ou théologie, métaphysique et philosophie première.

 

Les vertus de l’intellect pratique

 

Après avoir distingué trois vertus de l’intellect spéculatif, Thomas d’Aquin traite des deux vertus de l’intellect pratique. Comme il a été dit, ces deux intellects diffèrent par leur fin : l’intellect spéculatif est ordonné à la vérité ; l’intellect pratique est ordonné à l’opération (l’agir et le faire)[24].

 

1. L’art, vertu de l’intellect pratique

 

Au sujet de l’art, il se demande d’abord si l’habitus intellectuel qu’est l’art est une vertu – Utrum habitus intellectualis qui est ars, sit virtus. (I-II, q. 57, a. 3). À l’article premier, il s’était demandé si les habitus intellectuels spéculatifs sont des vertus ; ici, il aurait pu se demander si l’habitus intellectuel pratique appelé art est une vertu. Cette précision lui a semblé inutile. Ceux qui consultent le Petit Robert, faute d’avoir la Somme théologique sous la main, apprennent des choses comme celles-ci : Ce que l’art ajoute à la nature. L’homme vit d’art et de raisons ; il vit d’art à commencer par l’art culinaire, l’art de se vêtir, de chasser, de se défendre, etc. Ensemble de moyens, de procédés réglés pour atteindre une fin, dit moins bien le Petit Robert, car les vertus spéculatives tendent à une fin elles aussi. Au lieu de « pour atteindre une fin », il eût été préférable de dire « pour faire quelque chose ». C’est le mot faire qui est important dans la définition de l’art.

 

L’art est une vertu car il n’est rien d’autre que la droite raison, recta ratio, des choses à faire, operum faciendorum. « Recta ratio » ? L’ingénieur qui construit un pont doit forcément raisonner : il n’évolue pas dans le per se notum. S’il possède à l’état de vertu, dirait Thomas d’Aquin, l’art de construire des ponts, il va raisonner correctement et les ponts vont tenir. Son art rectifie sa raison pour la construction des ponts. Il en est ainsi de tous les arts : ils rendent la raison de la personne qui les possède apte à raisonner correctement l’œuvre à faire : une sculpture, une peinture, un poème, un opéra, un discours, un film, un syllogisme, etc.

 

Le bien auquel tend l’artiste ou l’artisan, c’est de faire une bonne œuvre ; ni son humeur ni ses intentions n’entrent en ligne de compte. De ce point de vue-là, l’art s’apparente aux vertus spéculatives, qui considèrent le vrai (I-II, q. 57, a. 3). Les étudiants exigent de leurs professeurs qu’ils soient compétents et bons pédagogues ; ils ne se soucient pas de leurs sentiments ni de leurs intentions, du moment que leurs sentiments ou leurs intentions n’exercent pas une mauvaise influence sur leur enseignement. Abélard nous décrit la mauvaise influence exercée sur son enseignement par sa passion pour Héloïse : « À mesure que la passion du plaisir m’envahissait, je m’occupais moins de la philosophie et des soins à donner à mon école. C’était pour moi un ennui mortel que d’y aller ou d’y rester ; c’était aussi une fatigue : les nuits étaient données à l’amour, les journées à l’étude. Je faisais mes cours avec indifférence et tiédeur ; je ne parlais plus d’inspiration mais de mémoire : je me bornais à répéter mes anciennes leçons, et s’il m’arrivait de composer des vers, c’étaient des chansons d’amour non des écrits philosophiques[25]. »

 

L’art est donc une vertu puisqu’il en présente les trois caractéristiques : uniformité, promptitude et plaisir, comme il a été dit ci-dessus.

 

2. La prudence, autre vertu de l’intellect pratique

 

Après avoir montré que l’art est une vertu, qu’il en ait souligné la parenté avec les trois vertus intellectuelles spéculatives, il se demande maintenant si la prudence, autre vertu de l’intellect pratique, c’est-à-dire ordonné à l’opération (à l’agir, en l’occurrence) est distincte de l’art (I-II, q. 57, a. 4). Thomas d’Aquin va consacrer à la prudence les articles 4, 5 et 6 de la q. 57 ; il va y revenir en énumérant les quatre vertus cardinales : prudence, justice, force (courage) et tempérance (modération) (q. 61, a. 2).  

 

Il y a des habitus que l’on qualifie de vertus du seul fait qu’ils confèrent la capacité de bien faire et il y en a qui assurent, en plus, le bon usage. L’art est dit vertu au premier sens : il rend capable de bien faire, de bien fabriquer ; il ne concerne en rien l’appétit. La prudence, au contraire de l’art, confère non seulement la capacité d’accomplir une bonne œuvre, mais aussi l’usage de cette capacité, car elle concerne la faculté affective puisqu’elle en présuppose la rectitude. Qu’est-ce à dire ? La prudence concerne l’action singulière : ce mariage, cet acte de courage, cette protestation, etc. Elle découvre et applique les bons moyens d’atteindre une bonne fin. Le roi David voulait Bethsabée, la femme d’Urie ; les moyens qu’il a utilisés lui ont permis d’atteindre la fin poursuivie, mais on ne peut pas parler de prudence, dans ce cas, car la fin était mauvaise.

 

L’art, comme il a été dit, rend la personne qui le possède apte à raisonner une fabrication, comme une statue ou un poème : il est recta ratio factibilium, tandis que la prudence rend apte à raisonner l’action singulière : elle  est recta ratio agibilium. Certains traducteurs présentent la prudence  comme étant « accompagnée de raison ou s’accompagnant de raison ». Cette traduction ne me satisfait pas, car la prudence, qui a pour objet une action particulière, n’est pas seulement « accompagnée de raison », comme elle le serait d’un conseiller ou d’un guide : elle est imprégnée de raison par suite de l’enseignement reçu et de l’expérience acquise. Elle ne possède pas la raison, mais elle y participe. Son siège est donc immédiatement la raison pratique.

 

Il me semble qu’on rendrait assez bien la pensée de Thomas d’Aquin en définissant la prudence comme « une disposition stable, conforme à la raison et en vue de l’action ». Conforme signifie de même forme, et la forme est une qualité ; en l’occurrence, une qualité de la raison pratique ; qualité qui l’habilite à raisonner correctement quand la raison est aux prises avec une action particulière : une guerre et non la guerre, une grève et non la grève, un mariage et non le mariage, etc. Thomas d’Aquin a cette formule on ne peut plus concise : Prudentia est recta ratio agibilium (II-II, q. 47, a. 8). La prudence est la raison droite des agibilium. Ce dernier mot pose un petit problème de traduction parce qu’on n’a pas en français les agissables comme on a les faisables ; on peut le traduire par « de l’agir ou des actions à poser ».

 

Les vertus les plus prometteuses de plaisir ou de joie

 

Les vertus qui procurent de grandes joies ce sont les vertus possédées à l’état de dispositions stables. Comme il a été dit ci-dessus, elles font agir avec uniformité, promptitude et plaisir.  Cependant, quand il s’agit de certaines vertus, Thomas d’Aquin, à la suite d’Aristote, ne promet pas de joie débordante aux personnes qui les pratiquent. Est courageux, dit-il, celui qui soutient les périls avec plaisir, delectabiliter, ou au moins sans tristesse[26]. Il pourrait parler ainsi d’autres vertus dont une personne sera dite les posséder si elle en pose les actes sans exulter mais sans tristesse. On peut évoquer la patience sinon la chasteté.

 

Quand on associe le plaisir à la vertu, on peut penser à une science (théologie, philosophie, physique, astronomie, botanique, etc.) ; on peut penser à un art (peinture, sculpture, écriture, musique, gravure, etc.) ; à une vertu morale (justice, par exemple). Chaque science, chaque art, est en mesure de rendre la vie agréable. Alain fait l’éloge de la justice : « … l’homme aime l’action plus que le plaisir, l’action réglée et disciplinée plus que toute autre action, et l’action pour la justice par-dessus tout. D’où résulte un immense plaisir, sans doute ; mais l’erreur est de croire que l’action court au plaisir ; car le plaisir accompagne l’action. Les plaisirs de l’amour font oublier l’amour du plaisir[27]. » On peut penser à la vertu théologale de charité comme source de joie : « Vous nous avez créés pour vous, et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en vous », disait saint Augustin  au chapitre premier de ses Confessions. On pourrait citer saint Paul écrivant aux Philippiens : « Je voudrais bien partir pour être avec le Christ, car c’est bien cela le meilleur ; mais, à cause de vous, demeurer en ce monde est encore plus nécessaire. » Thérèse d’Avila disait, paraît-il : « Je meurs de ne pas mourir », tellement elle aimait Dieu. Les quatre sources inépuisables de la joie de vivre seraient  donc la charité, vertu théologale, les sciences, les arts et l’action pour la justice.

 

Le plaisir dépend d’abord de la vertu, puis de l’objet de la vertu. À ce sujet, Thomas d’Aquin se réfère à la première phrase du traité De l’âme d’Aristote : « Toute connaissance est, à nos yeux, une chose belle et admirable ; pourtant nous préférons une connaissance à une autre, soit en raison de sa certitude, soit parce qu’elle traite d’objets d’une valeur supérieure et plus dignes d’admiration. » Puis il fait le commentaire suivant : Nous désirons davantage savoir peu, modicum, de choses honorables et très élevées,  honorabilibus et altissimis, même si nous ne les connaissons que de façon probable, que de savoir beaucoup et avec certitude de choses moins nobles, minus nobilibus[28]. L’astrophysique est plus prestigieuse que l’herpétologie ; être le médecin de la reine, c’est plus prestigieux que d’être le médecin de ses chevaux.   

 

Aristote applique ces principes quand il soulève la question de savoir quelle est la vertu qui procure le plus grand plaisir[29].  En I-II, q. 31, a. 5, Sed contra, Thomas d’Aquin cite une courte phrase d’Aristote : « Le plus grand plaisir accompagne l’opération de la sagesse. » Il faut sans plus se poser la question : Qu’entendent-ils par la sagesse ? Pour Thomas d’Aquin, la sagesse humaine est l’une des trois vertus de l’intelligence spéculative, c’est-à-dire de l’intelligence ordonnée à la recherche et à la contemplation de la vérité – il faudrait presque dire à la dégustation de la vérité, car le mot sagesse vient du latin sapere, goûter ; l’intelligence pratique est ordonnée à l’opération (l’agir et le faire) (I-II, q. 57, a. 2).  Chez Thomas d’Aquin comme chez Aristote, l’intellect – intellectus en latin – désigne la faculté que nous nommons intelligence ; l’acte de l’intellect, c’est l’intellection – intelligentia en latin. En français, le même mot, intelligence, désigne aussi bien la faculté que l’acte de cette faculté.

Voici ce qu’Aristote dit de cette science des causes ultimes dans son Éthique à Nicomaque, (X, chap. 7).

S’il est vrai que le bonheur est l’activité conforme à la vertu, il est de toute évidence que c’est l’activité conforme à la vertu la plus parfaite, c’est-à-dire celle de la partie de l’homme la plus haute. Qu’il s’agisse de l’esprit ou de toute autre faculté, à quoi semblent appartenir de nature l’empire, le commandement, la notion de ce qui est bien et divin ; que cette faculté soit divine elle aussi ou ce qu’il y a en nous de plus divin, c’est l’activité de cette partie de nous-mêmes, activité conforme à sa vertu propre, qui constitue le bonheur parfait. Or, nous avons dit qu’elle est contemplative. Cette proposition s’accorde, semble-t-il, tant avec nos développements antérieurs qu’avec la vérité. Car cette activité est par elle-même la plus élevée ; de ce qui est en nous, l’esprit occupe la première place ; et, parmi ce qui relève de la connaissance, les questions qu’embrasse l’esprit sont les plus hautes. Ajoutons aussi que son action est la plus continue ; il nous est possible de nous livrer à la contemplation d’une façon plus suivie qu’à une forme de l’action pratique. Et, puisque nous croyons que le plaisir doit être associé au bonheur, la plus agréable de toutes les activités conformes à la vertu se trouve être, d’un commun accord, celle qui est conforme à la sagesse. Il semble donc que la sagesse, elle au moins, comporte des plaisirs merveilleux autant par leur pureté que par leur solidité et il est de toute évidence que la vie pour ceux qui savent, c’est-à-dire qui ont découvert la vérité, se révèle plus agréable que pour ceux qui cherchent encore à savoir.

Au temps d’Aristote, cette science des causes ultimes, qu’il désigne du nom de sagesse, ne subissait pas la concurrence des multiples sciences qui existent de nos jours et qui procurent beaucoup de plaisir aux personnes  qui les cultivent. La théologie n’est plus considérée comme la plus prestigieuse des sciences, et peu de gens imaginent que les théologiens sont les personnes  les plus heureuses du monde. Le théologien Hans Küng est-il plus heureux que l’astrophysicien Hubert Reeves ? Impossible de le savoir. Reeves envie-t-il Küng ? J’en doute.

Au Moyen Âge, la théologie jouissait encore d’un grand prestige. L’université médiévale comprenait au maximum quatre facultés : théologie, droit (canonique et civil), médecine et arts ; cette dernière préparait aux trois autres. La faculté la plus prestigieuse à l’époque, et longtemps par la suite, c’était la Faculté de théologie. Les professeurs de la Faculté des arts aspiraient tous à s’y hisser. Un « artien » aux cheveux blancs était montré du doigt.

 

« L’admirable candeur du philosophe »

 

Dans La philosophie morale de saint Thomas d’Aquin devant la pensée contemporaine[30], Jacques Leclercq cite cette phrase de Thomas d’Aquin : « Parmi tous les actes de vertu, il est manifeste et admis de tous que le plus délectable est la contemplation de la sagesse[31]. » Leclercq se moque : « “ Manifeste et admis par tous ” : admirable candeur du philosophe ! […] En tout cas, s’il est une chose dont on puisse dire qu’elle n’est pas évidente et admise par tous, c’est bien celle-là. »   

 

Ici, je remarque que le mot philosophe est écrit sans P  majuscule. Il ne s’agirait donc pas d’Aristote, mais de Thomas d’Aquin en tant qu’il est philosophe quand il commente le Philosophe et s’en tient, comme ce dernier, au bonheur tel qu’il peut être réalisé ici-bas (Ibid., no 2103). Quand il dit « évident et admis de tous », Thomas d’Aquin ne parle que des philosophes. Il ne prétend pas que l’esclave au fond de la mine pense que le plaisir de la contemplation l’emporte sur tous les plaisirs humains.

 

Il semble étonnant, de prime abord, que Thomas d’Aquin déclare que la vie contemplative, qui constitue la source principale du bonheur humain, même ici-bas, excède la portée normale de l’être humain, qu’elle est supra hominem[32]. En effet, l’homme est composé d’un corps et d’une âme ; il est doué d’une nature sensitive et d’une nature intellective. Quand il vaque à la contemplation de la vérité, il ne vit pas selon tout ce qu’il est, mais uniquement selon une partie de lui-même, l’intelligence, quelque chose de divin, aliquid divinum (no 2106).  

 

Nietzsche semble partager l’opinion de Thomas d’Aquin : « Quand je considère les hommes avec bonté ou malveillance, je les trouve toujours, tous tant qu’ils sont et chacun en particulier, occupés d’une même chose : se rendre utiles à la conservation de l’espèce [33]. » Tiendrait-il encore ce langage ? En ce qui le concerne, Nietzsche tient un autre discours, que j’ai cité plus haut : « Sois persuadé, écrit-il à un ami, que ce domaine de l’esprit dans lequel tu vis demeure mon plus cher domaine[34]. »  « Tant qu’il y aura un drapeau à tenir dans le domaine intellectuel, il n’est pas question que je me batte pour une autre cause » (Ibid., p. 21). « La soif de connaître reste, il me semble, la dernière région du vouloir vivre. Ma santé se stabilisera, cette santé que je ne dois pas atteindre avant de l’avoir méritée, avant d’avoir trouvé l’état qui m’est en quelque sorte promis, l’état dans lequel l’âme ne conserve plus qu’une seule impulsion, la volonté de connaître, et se trouve libérée de tous les autres instincts et de toutes les autres convoitises » (Ibid., p. 131).

 

Le plaisir des intellectuels et des artistes est peut-être rare ; le plaisir intellectuel et le plaisir artistique le sont moins. La joie du savant n’est pas réservée à Werner von Braun découvrant la réponse à un problème ardu de navigation spatiale ou à Archimède, découvrant le principe qui porte son nom, ou à Galilée, découvrant les lois du pendule.  Non ; il se passe peu de jours sans qu’on ait l’occasion de faire usage de son intelligence et d’en être fier. La nature serait une infâme sadique si elle avait placé hors de la portée de la foule au moins des miettes des plaisirs les plus grands.

 

La joie de l’artiste, il ne faut pas la réserver au ciseau de Michel-Ange sculptant son David. La joie que l’artiste éprouve « à donner corps aux images de sa fantaisie », comme dit Freud, n’est pas souvent liée à des images de Joconde, de Grâces ou de Vénus. La joie du compositeur n’est pas réservée à Mozart. D’autres qu’Homère et Virgile ont goûté les joies de l’écrivain.  

 

La joie du penseur qui découvre la vérité, il ne faut pas la réserver à Aristote pensant l’hylémorphisme, ou à Einstein imaginant la théorie de la relativité, ou à Thomas d’Aquin assénant un formidable coup de poing sur la table de son hôte, le roi saint Louis, en disant bien fort : « Je l’ai mon argument contre les manichéens. » Il ne faut pas confondre la joie du penseur avec sa gloire. On acquiert la renommée en découvrant la théorie de la relativité, mais on goûte la joie du penseur à meilleur compte, c’est-à-dire avec moins de génie, moins de travail et moins de chance, peut-être.

 

Le rôle du plaisir dans la vie humaine

 

Quand on affirme, comme le fait Thomas d’Aquin, que personne ne peut vivre sans plaisir sensible et corporel (I-II, q. 34, a. 1), on s’engage à en apporter des preuves. Il ne manque pas de le faire en assignant trois rôles au plaisir : stimulant, repos de l’âme et remède.

 

Le plaisir (intellectuel ou sensible) est un stimulant

 

Aux opérations que nous accomplissons avec plaisir, nous apportons plus d’attention et de persévérance (I-II, q. 4, a. 1, sol. 3). En I-II, q. 33, a. 4, il se demande si le plaisir perfectionne l’action. Sa réponse confirme la précédente. La personne qui trouve du plaisir, delectatur, dans l’œuvre qu’elle accomplit, l’exécute avec plus d’ardeur, vehementius, et avec plus de soin, diligentius.

 

Le plaisir, repos de l’âme

 

Toute personne qui gagne sa vie avec ses muscles sait que l’être humain a besoin de repos physique pour refaire les forces limitées de son corps. Il en est ainsi de l’âme, prétend Thomas d’Aquin. Ses forces sont limitées et proportionnées à certaines opérations. Or, le repos de l’âme, c’est le plaisir, quies animae est delectatio (II-II, q. 168, a. 2). On remédie à la fatigue de l’âme en s’accordant quelque plaisir (corporel, sensible ou intellectuel) qui interrompt l’effort de la raison. Il peut être pris dans des paroles ou des actions, dicta vel facta. Pour détendre un auditoire fatigué par un exposé difficile à suivre, Cicéron trouve normal qu’on se permette quelque drôlerie, si le sujet le permet – pas pendant l’homélie du Vendredi saint. Thomas d’Aquin renchérit en blâmant les personnes qui se rendent à charge aux autres en ne disant rien de drôle, ou qui importunent celles qui s’acquittent de ce devoir social (II-II, q. 168, a. 4). Paraît-il que sainte Thérèse d’Avila aurait dit à des religieuses qu’elle jugeait trop sérieuses : « Mes sœurs, nous sommes assez sottes par nature sans l’être davantage par grâce. »

 

Le plaisir, un remède

 

Thomas d’Aquin ne peut sûrement pas être taxé de pessimisme quand il affirme que la vie humaine est en butte à de multiples et inévitables maux : maux du corps, maux de l’affectivité, maux de l’intelligence (I-II, q. 5, a. 3). Les deux premiers sont bien connus ; les troisièmes, les maux de l’intelligence, c’est l’ignorance : il y a tellement de choses que nous voudrions savoir : le remède contre le cancer, par exemple. Le remède qui peut sinon guérir du moins soulager l’humanité aux prises avec toutes ses douleurs et tristesses, c’est le plaisir (I-II, q. 31, a. 5, sol. 1). Chacun, forcément, utilise les plaisirs dont il dispose. Une personne qui ne connaît que les plaisirs sensibles va s’en servir comme remèdes ; celle qui connaît, en plus, les plaisirs spirituels et intellectuels, dispose de plus de remèdes. Un malheureux se guérit par la lecture, un autre par la musique, un autre par l’alcool. Ceux qui ne trouvent de plaisir nulle part confirment l’observation de Pascal : « Tous les hommes recherchent d’être heureux. […] C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre[35]

 

Après avoir énuméré ces trois avantages que Thomas d’Aquin reconnaît au plaisir, on se demande comment Uta Ranke-Heinemann a pu parler de l’hostilité de Thomas d’Aquin au plaisir[36].  Voyons maintenant si elle a raison d’étendre au plaisir sexuel son hostilité au plaisir.

 

II. Thomas d’Aquin est-il hostile à la sexualité ?

 

Uta Ranke-Heinemann n’y va pas de main morte : « Saint Thomas se sent soutenu par Aristote non seulement dans sa volonté (sic) d’abaissement de la femme, mais également dans son hostilité au plaisir et à la sexualité[37]. » Les textes rapportés ci-dessus, montrent à l’évidence, il me semble, qu’il n’y a pas d’hostilité au plaisir chez Thomas d’Aquin ; il reste l’hostilité possible à la sexualité.

 

1. Un grave déficit d’attention chez Uta Ranke-Heinemann

 

Elle poursuit : « La remarque du philosophe grec [Aristote, évidemment] soulignant que la jouissance sexuelle empêche la pensée[38] apporte de l’eau au moulin du théologien et conforte sa vision négative, d’inspiration augustinienne, de la sexualité. » Éthique à Nicomaque, 7, 12, c’est une référence à la traduction de Jean Tricot[39]. Mais, en note 5, Tricot met en garde le lecteur trop pressé : « Aristote va maintenant exposer, puis critiquer les différentes opinions sur le plaisir. Il y reviendra avec plus d’abondance dans le livre X. » Ce n’est donc pas la pensée d’Aristote ni celle de Thomas d’Aquin que l’on trouve en 7, 12.

 

Voici d’abord ce que rapporte Aristote : « Certains sont d’avis qu’aucun plaisir n’est un bien, ni en lui-même ni par accident (car il n’y a pas identité, disent-ils, entre bien et plaisir). Pour d’autres, certains plaisirs seulement sont bons, mais la plupart sont mauvais. Selon une troisième opinion, enfin, même en supposant que tous les plaisirs soient un bien, il n’est cependant pas possible que le plaisir soit le Souverain Bien. »

 

« Le plaisir n’est pas du tout un bien, disent certains, [je passe à 4 car c’est cet argument qu’URH a retenu] parce que les plaisirs sont un obstacle à la prudence (sic), et cela d’autant plus que la jouissance ressentie est plus intense, comme dans le cas du plaisir sexuel, où nul n’est capable de penser quoi que ce soit en l’éprouvant. » Dans l’Éthique de Nicomaque, traduction de Jean Voilquin, le passage précédent se trouve en 7, 11, et il est rendu comme suit : « Les plaisirs s’opposent à l’exercice de la pensée (sic), et d’autant plus que la jouissance est plus vive, par exemple dans les plaisirs de l’amour, car nul ne pourrait penser au moment où il les éprouve[40]. »

 

Pour savoir comment Thomas d’Aquin traite l’eau qu’Aristote est censé apporter à son moulin, il faut lire son commentaire de l’Éthique à [ou de] Nicomaque, VII, leçon XII, no 1495. Son commentaire commence comme suit : Dicit ergo primo… Dicit ce n’est pas dico, c’est il [Aristote] dit et non je dis. Aristote dit donc que les plaisirs propres à l’activité que l’on exerce ne nuisent ni à la prudence ni à toute autre activité. Par exemple, le plaisir qu’il éprouve à faire de la géométrie non seulement ne nuit pas au géomètre mais il l’assiste. Il en est ainsi de toute science et de tout art. Ce sont les plaisirs étrangers, s’ils sont véhéments, qui peuvent nuire à l’activité que l’on exerce. Fumer la pipe ou la cigarette ne nuit ni à un écrivain, ni à un peintre, ni à un sculpteur. Dans son commentaire, Thomas d’Aquin ne fait aucune allusion au plaisir sexuel, qui est censé s’opposer à l’exercice de la pensée ; Aristote non plus n’y fait pas allusion[41]. Thomas d’Aquin  conclut : Et ainsi il ne s’ensuit pas que le plaisir soit mauvais pour quelqu’un –  Et sic non sequitur quod delectatio sit mala alicui. Aucune allusion au plaisir sexuel. Il n’y avait donc pas d’eau dans la cruche d’Aristote.

 

Quand URH écrit : « La remarque du philosophe grec soulignant que la jouissance sexuelle empêche la pensée » et qu’elle donne comme référence Ethique à Nicomaque, 7, 12, elle commet une impardonnable  distraction : elle attribue à Aristote une opinion de ses devanciers, opinion qu’il commente dans le chapitre 13, dont elle ne fait aucune mention. Explication de Pascal : « Ce n’est pas dans Montaigne, mais dans moi, que je trouve tout ce que j’y vois[42]. » 

 

Toujours à la page 217 de ses Eunuques, URH ajoute : « le plaisir sexuel anéantit totalement la pensée » et elle donne comme référence : Somme théologique, II-II, q. 55, a. 8, sol. 1. Suivant le conseil d’Alain : « Boire dans le creux de sa main et non dans une coupe empruntée », on va voir. Nouvelle surprise : il ne s’agit pas des « plaisirs vénériens », que Thomas d’Aquin désigne par l’expression delectationes venereae, mais de la luxure. « Plaisirs vénériens » n’est pas synonyme de luxure. La luxure est le vice opposé à la chasteté (II-II, q. 153, Prologue). Thomas d’Aquin dit que la luxure totaliter opprimit rationem – la luxure opprime totalement la raison. La raison, et non la pensée. En voyant la belle Bethsabée dans son bain, le roi David perd la tête, il déraisonne, devient meurtrier et adultère. URH donne encore comme référence II-II, q. 15, a. 3. De nouveau, il s’agit de la luxure et non de l’usage raisonnable du coït et des plaisirs vénériens qui l’accompagnent. On ne voit pas encore d’hostilité à la sexualité. Cherchons encore la boîte noire.

 

2. Thomas d’Aquin exorcise les relations sexuelles

 

En II-II, q. 153, a. 2, Thomas d’Aquin se demande si un acte vénérien peut être sans péché – Utrum aliquis actus venereus possit esse sine peccato. Le père Folghera, o.p. traduit mollement : « Tout acte voluptueux est-il un péché ? » alors que Thomas d’Aquin se demande si un acte vénérien peut être sans péché. La réponse à la première question est oui ; la réponse à la deuxième est non. Thomas d’Aquin soulève cette question pour réfuter ceux qui affirmaient que tout acte vénérien était un péché. Voici sa réponse. Il y a péché dans les actes humains quand on enfreint l’ordre établi par la raison, règle de moralité. Il n’y a donc pas de faute à user des choses, comme il convient, en vue de la fin qui est la leur. Or, de même qu’est vraiment bon ce qui conserve la nature corporelle de l’individu, de même est un bien excellent, bonum excellens, ce qui conserve l’espèce humaine. Or, de même qu’à la vie de l’individu est ordonné l’usage des aliments, de même à la conservation de l’espèce humaine est ordonné l’usage des choses vénériennes, usus venereorum. D’où ce passage d’Augustin dans son traité Du bien conjugal (chap. 16) : « Ce que l’aliment est pour la santé de l’individu, ad salutem hominis, le coït ou l’union des sexes l’est pour la survie de l’espèce humaine. » Le mot coït est couramment employé par Thomas d’Aquin, mais c’est concubitus qu’emploie ici Augustin. Ce mot vient du latin cum, « avec », et de cubitare, « être couché ». En l’occurrence, comme toujours, il faut distinguer l’étymologie d’un mot et sa signification. Étymologiquement, concubitus signifie « être couché avec », mais il en faut davantage pour propager l’espèce. De même donc que l’usage des aliments peut être exempt de péché s’il est réglé sur la raison en vue de la santé du corps, de même l’usage des choses vénériennes, usus venereorum, peut être sans péché s’il est conforme aux exigences de la raison en vue de la survie de l’espèce humaine.

 

La deuxième objection de cette question portait sur la surabondance de plaisir, superfluitas, que produit l’acte vénérien ; cette surabondance est telle qu’elle absorbe à ce point la raison qu’il est impossible d’intelliger quelque chose pendant cet acte. Cet acte, c’est la « courte apoplexie » de Démocrite[43]. Dans cette objection, l’opinion affirmant qu’il est impossible d’intelliger pendant l’orgasme est attribuée faussement à Aristote. Voyons la réponse que fait Thomas d’Aquin à cette objection émanant de ceux qui soutenaient que tous les plaisirs étaient mauvais.

 

Il répond que le juste milieu de la vertu n’est pas affaire de quantité de plaisir mais de conformité à la raison : un petit plaisir peut être contraire à la raison ; un grand, y être conforme. Il a alors cette phrase rarement citée : « Il n’est pas contraire à la vertu que l’usage de la raison soit parfois suspendu en faisant quelque chose de conforme à la raison », comme l’est le coït en vue de la propagation de l’espèce [ou pour d’autres raisons dans le cas de stérilité, mentionné par Thomas d’Aquin[44].] Les plaisirs vénériens sont les plus grands et les plus désirés du point de vue de l’appétit sensible (II-II, q. 153, a. 4). Dans les Questions quodlibétiques, une sorte d’hurluberlu lui avait demandé si la vérité était plus forte que le vin, le roi et la femme. Parmi les choses qui meuvent l’appétit sensible, c’est le plaisir qui l’emporte, excellentior est delectatio, et surtout les plaisirs vénériens, et praecipue circa venerea. De ce point de vue, conclut-il, la femme est plus forte que le roi, la vérité et le vin (XII, q. 14, a. 1).

 

Il revient sur cette idée en II-II, q. 154, a. 3, où il se demande si la fornication est le péché le plus grave. De nouveau, nous allons rencontrer une idée qu’on s’était bien gardé de nous dévoiler. Thomas d’Aquin dit que la libido qui aggrave le péché, c’est celle qui consiste dans l’inclination de la volonté, tandis que la libido de l’appétit sensitif diminue le péché, parce que plus est forte la passion qui fait agir, moins le péché est grave. Or, c’est dans la fornication que la libido de l’appétit sensitif est le plus forte, maxima.  Donc…

 

Il me semble que mes lecteurs récalcitrants doivent commencer à douter de l’affirmation d’Uta Ranke-Heinemann quand elle écrit : « Nous ne pouvons plus aujourd’hui imaginer le fanatisme avec lequel saint Thomas […] refuse l’acte sexuel » (Des eunuques, p. 217).  Essayons de trouver autre chose pour ébranler ceux qui entretiendraient encore des doutes.

 

Dans la Somme contre les Gentils, Thomas d’Aquin prouve que le mariage est naturel (III, chap. 122), qu’il doit être indivisible (III, chap. 123), qu’il doit être d’un à une, unius ad unam, c’est-à-dire contracté entre UN homme et UNE femme (chap. 124) ; c’est ce qu’on appelle l’unité du mariage, par opposition à la polygamie et à la polyandrie. Voici son raisonnement.

 

Il semble inné chez tous les animaux qui pratiquent le coït de ne pas souffrir la concurrence d’un rival. Il s’ensuit que le coït provoque des combats entre eux. Il y a à cela une raison commune à tous les animaux, y compris l’homme, animal raisonnable : les animaux désirent tous jouir librement du plaisir du coït, comme du plaisir de la nourriture. Cette liberté est contrariée quand plusieurs mâles disposent d’une seule femelle, ou, au contraire, quand un seul mâle doit satisfaire plusieurs femelles ; la liberté de jouir de la nourriture qu’il convoite est contrariée chez un animal quand un autre animal s’en empare ou cherche à s’en emparer. Et c’est pourquoi, à cause de la nourriture et à cause du coït, les animaux se battent. Chez les hommes, il existe une raison spéciale pour que le mariage soit unius ad unam. En effet, comme il a été dit au chapitre précédent (123), l’homme désire connaître avec certitude sa progéniture ; or, cette certitude serait impossible si plusieurs hommes avaient la même femme. C’est donc par une impulsion naturelle, ex naturali instinctu, que le mariage se contracte entre un homme et une femme.

 

Si c’était nécessaire d’apporter d’autres arguments pour déraciner  l’opinion d’URH, j’irais au chapitre 126 du tome III de la Somme contre les Gentils ; cinq petits paragraphes, trois cents mots. Thomas d’Aquin réfute toujours ceux qui enseignaient que toute union charnelle, commixtio carnalis, était un péché. C’est la même question qu’en II-II, q. 153, a. 2. Il apporte quatre nouveaux arguments.

 

Premier argument. La loi divine ne condamne que ce qui est contraire à la raison. [Pour Thomas d’Aquin, la raison est la règle de moralité : est bon ce qui est conforme à la raison; mauvais ce qui lui est contraire.] Or, il est conforme à la raison que les humains s’unissent charnellement pour engendrer des enfants et les éduquer ensuite.  On ne peut donc pas dire que toute union charnelle est une faute. Peuvent-ils s’unir charnellement pour d’autres motifs ? Il n’aborde pas ce problème ici, car il entend seulement prouver, contre ceux qui soutenaient le contraire, que toute union charnelle n’est pas une faute ; il s’en tient donc à un argument irréfutable. Cependant, comme l’a dit Vatican II, « le mariage n’est pas institué en vue de la seule procréation[45]. »

 

Deuxième argument. La fin d’un instrument, c’est son usage : la scie est faite pour scier, le couteau pour couper, le crayon pour écrire. Or, les membres du corps sont en quelque sorte les instruments de l’âme. Leur fin est donc leur usage : l’œil est fait pour voir, l’oreille pour entendre, etc. Or, l’usage de certains membres du corps, c’est l’union charnelle. Cet usage est donc leur fin. Or, ce qui est la fin de choses naturelles ne peut pas être mauvais en soi, parce que tout ce qui est naturel est ordonné à sa fin par la divine providence. Il est donc impossible que l’union charnelle soit mauvaise en soi. [Elle peut le devenir si on en fait un mauvais usage, comme on peut faire un mauvais usage de n’importe quel instrument.]

 

Troisième argument. Les inclinations naturelles sont mises par Dieu dans les choses. Il est donc impossible qu’une espèce quelconque soit inclinée vers quelque chose de mauvais en soi. Or, il y a, dans tous les animaux parfaits, une inclination à l’union charnelle. Il est donc impossible que l’union charnelle soit mauvaise en soi.

 

Quatrième argument. Ce sans quoi ne peut être obtenu quelque chose non seulement de bon mais d’excellent, ne peut être mauvais de soi. Or, la perpétuité de l’espèce, chose excellente, ne peut être obtenue, chez les animaux supérieurs, que par la génération, qui exige l’union charnelle. Il est donc impossible que l’union charnelle soit mauvaise en soi.

 

Il me semble qu’un lecteur impartial ne peut pas voir de « refus de l’acte sexuel » ni d’« aversion pour l’échange sexuel » chez l’auteur des arguments que je viens de rapporter. Les sentiments qu’URH prête à Thomas d’Aquin – ce sont bien des sentiments et non des idées : elle parle de fanatisme et d’aversion – me rappellent les derniers mots écrits de Paul Valéry ; alité pour ne plus se relever, il trace, pâles au crayon, les mots suivants : « Toutes les chances d’erreur. Pire encore, toutes les chances de mauvais goût, de facilité vulgaire sont avec celui qui hait[46]. »

 

Uta Ranke Heinemann trouve ce qu’elle cherche

 

URH écrit : « Voici une courte liste d’expressions impies (sic) forgées par saint Thomas d’Aquin pour désigner l’acte sexuel conjugal […] Le théologien parle de “ saleté ” (immunditia), “ souillure ” (macula), “ abomination ” (foeditas), “ turpitude ” (turpitudo), “ ignominie ” (ignominia) » (Des eunuques, p. 220). Elle nous renvoie à un livre du savant jésuite Josef Fuchs, Die Sexualethik des heiligen Thomas von Aquin, 1949, p. 50. Comme ce livre n’est pas à la bibliothèque de l’Université Laval, je vais m’en tenir à quelques cas où URH donne une référence à l’œuvre de Thomas d’Aquin que j’ai à portée de la main.

 

 

Après avoir énuméré les « expressions impies », URH poursuit : « Encore quelques épithètes de saint Thomas, le “ doctor angelicus ”, pour qualifier l’acte conjugal : “ dégénérescence ” (deformitas), “ maladie ” (morbus), “corruption de l’intégrité ” (corruptio integritatis). » Elle donne comme référence I, q. 98, a. 2. Allons voir. Nous constatons que les deux premiers noms ne sont pas dits de l’acte conjugal, mais de la passion qui l’accompagne. Dans cet article, Thomas d’Aquin se demande si, dans l’état d’innocence, la génération aurait été obtenue par coït, per coitum. [Il faut préciser que Thomas d’Aquin considérait la Genèse comme un livre historique ; c’est pourquoi il parle de l’état d’innocence, qui n’a jamais existé, selon le jésuite François Varillon[47]. [Maintenant, seuls les créationnistes et les fondamentalistes croient à l’état d’innocence.]

 

Voici comment il répond à sa question. Certains anciens docteurs, dit-il, considérant la laideur, foeditas, de la convoitise [pas la laideur de l’acte conjugal] que l’on constate lors du coït, dans l’état actuel – par opposition à l’état d’innocence – ont soutenu que, dans l’état d’innocence, la génération n’aurait pas eu lieu par le coït. Il donne l’opinion de Grégoire de Nysse (~335 – ~395) à ce sujet. Dans le paradis terrestre, les hommes se seraient multipliés sans commerce charnel, absque concubitu, à la façon dont se sont multipliés les anges par la puissance divine. Mais Dieu a créé quand même l’homme et la femme, masculum et feminam, avant le péché [d’Adam et d’Ève], car il connaissait à l’avance le mode de génération qui leur conviendrait après le péché. Telle était l’opinion de Grégoire de Nysse.

 

Si Thomas d’Aquin avait eu l’habitude de s’indigner, il l’aurait fait devant cette bizarre opinion. Il va se contenter de rétorquer :  Sed hoc non dicitur rationabiliter – Cette opinion n’est pas conforme à la raison. En effet, les choses qui sont naturelles à l’homme ne lui sont ni retirées ni accordées par le péché. Or, si nous considérons dans l’homme la vie animale qu’il possédait, même avant le péché, comme il a été dit en I, q. 97, sol. 3, il lui est naturel d’engendrer par le coït, tout comme les autres animaux parfaits. C’est ce que manifestent les membres naturels destinés à cet usage. Il ne faut donc pas dire qu’avant le péché ces membres naturels auraient été interdits d’usage contrairement aux autres membres de l’homme.  

 

Dans l’état actuel, c’est-à-dire en dehors de l’état d’innocence, il y a deux choses à considérer dans le coït. Une première, qui relève de la nature : l’union du mâle et de la femelle en vue de la génération. La deuxième, c’est, selon la traduction du père Patfoort, o.p., une certaine laideur de convoitise immodérée, quaedam deformitas immoderatae concupiscentiae[48]. Il rend donc deformitas par laideur. C’est bien le sens latin du mot : difformité, laideur. Mais ce qui est laid, ce n’est pas le coït lui-même ; c’est la concupiscence immodérée qu’il provoque souvent et qui conduit parfois à la fornication, à l’adultère, au viol. URH traduit deformitas par « dégénérescence » et, pour elle, c’est le coït qui en est une, puisqu’elle parle des épithètes utilisées par saint Thomas pour « qualifier l’acte conjugal ». Elle a mal lu.

 

Selon URH, Thomas d’Aquin qualifie encore l’acte conjugal de « maladie » (morbus). L’adjectif morbus se trouve dans une citation d’un passage de saint Augustin : « Gardons-nous de penser que la génération n’aurait pu avoir lieu [dans l’état d’innocence] sans la maladie de la passion, sine libidinis morbo » (Cité de Dieu, XIV). Ce n’est donc pas l’acte sexuel qui est une maladie, c’est la passion qui l’accompagne qui peut en être une. Pour les stoïciens, les passions sont des maladies de l’âme. « “ Vaut-il mieux avoir des passions modérées ou n’en point avoir du tout ? ” s’est-on souvent demandé, écrit Sénèque à Lucilius. Nos stoïciens n’en veulent pas du tout ; les péripatéticiens les acceptent mais modérées. Moi, je ne vois pas comment peut être salutaire ou profitable une maladie même peu grave[49] ? »  Ce n’est pas l’opinion de saint Augustin. Parce que nous cédons souvent malgré nous à nos passions, il souhaiterait, lui aussi, que nous en fussions exempts ; mais il admet qu’une complète impassibilité n’est pas conforme à la nature de l’homme pèlerin ; même plus, il enseigne que, sans passions, nous ne pouvons pas vivre correctement, non recte vivimus (Cité de Dieu, XIV, chap. 9). C’est seulement la passion qui aveugle la raison qu’Augustin qualifie de maladie, et cette passion accompagne parfois l’acte sexuel, car elle y connaît son maximum.

 

Enfin, il va s’agir de l’acte sexuel, et non de la passion qui l’accompagne, dans la solution de la quatrième objection. Thomas d’Aquin cite de nouveau Augustin qui affirme que, dans l’état d’innocence, le coït aurait été pratiqué sans dommage pour l’intégrité de la femme, sine corruptione integritatis. Je présume que c’est le mot corruption qui a fait sursauter URH. Pourtant, en philosophie de la nature, génération et corruption sont des termes corrélatifs, comme le sont gauche et droite, haut et bas. Aristote a écrit un traité intitulé De la génération et de la corruption, que Thomas d’Aquin a commenté. Corruption vient du latin corrumpere, détruire. Corrompre l’intégrité, c’est la détruire. Saint-Exupéry dirait sans doute qu’il y a ici litige de langage. L’intégrité, c’est « l’état d’une chose qui est demeurée intacte. » Intacte : qui n’a pas subi d’altération, de dommage. Hymen : « Membrane qui obstrue partiellement l’orifice vaginal, chez la vierge. » L’expression sine corruptione integritatis signifie sans détruire l’hymen. Le mot corruption sonne mal à nos oreilles, car il a une résonance morale, mais il n’en a pas en philosophie de la nature. Dans les Questions quodlibétiques[50], on trouve une question qui peut éclairer ce propos : Utrum Deus possit virginem corruptam reparare. Traduction : Dieu peut-il réparer une virginité détruite? – et non une vierge corrompue. Celui qui a créé le ciel et la terre peut facilement réparer un hymen détruit lors d’un coït. 

 

URH écrit encore : « Saint Thomas s’attarde plus longuement que les autres théologiens médiévaux sur la théorie du pape Grégoire Ier concernant les huit filles “ du manque de chasteté ” dont l’une des plus graves est la “ féminisation du cœur humain ” » (p. 221).  Elle donne comme référence II-II, q. 83, a. 5, sol. 2. On va voir. Déception : à cet endroit, il n’est fait aucune mention des huit filles du « manque de chasteté ». C’est en II-II, q. 153, a. 5 que Thomas d’Aquin leur donne rendez-vous. Il se demande alors s’il convient d’appeler filles de la luxure l’aveuglement de l’esprit, l’irréflexion, la précipitation, l’inconstance, l’amour de soi, la haine de Dieu, l’attachement à la vie présente, et l’horreur de la vie future. À l’intention des curieux de la formulation même de Thomas d’Aquin : Utrum convenienter dicatur esse filiae luxuriae, caecitas mentis, inconsideratio, praecipitatio, inconstantia, amor sui, odium Dei, affectus praesentis saeculi, et horror futuri.   

 

On remarque d’abord que Thomas d’Aquin ne parle pas d’un « manque de chasteté » – qui donc en possède en surabondance ? – mais de la luxure, vice opposé à la chasteté. Une personne qui manque de chasteté peut pécher de temps en temps contre cette vertu, mais quand le vice s’est installé comme disposition stable, les fautes sont constantes.  On ne voit pas non plus la « féminisation du cœur humain » parmi ces huit filles de la luxure. À plus forte raison Thomas d’Aquin ne dit-il pas qu’elle est « l’une des plus graves » puisqu’elle n’est pas de la famille. C’est en s’opposant à la tempérance et à la force que la luxure devient la mère de l’inconstance, comme on le voit au paragraphe suivant.

 

Normalement, on lit les objections – quatre en l’occurrence –, puis le corps de l’article 5 de II-II, q. 153. Aucune allusion à la « féminisation du cœur humain » dans le corps de l’article, qui contient pourtant la réponse à la question que Thomas d’Aquin a soulevée. Mais ce que URH met en évidence, à sa manière, se trouve en réponse à la deuxième objection. Voici cette objection : « La constance est considérée comme une partie de la force, comme il a été dit plus haut (II-II, q. 128, a. 1; q. 137, a. 3). Or, la luxure ne s’oppose pas à la force mais à la tempérance. L’inconstance n’est donc pas une fille de la luxure. » Voici la réponse de Thomas d’Aquin : « La constance dans les choses difficiles et redoutables est donnée comme une partie de la force. Mais manifester de la constance dans l’abstention des plaisirs appartient à la continence, qui est une partie de la tempérance. C’est pourquoi l’inconstance qui lui est opposée se présente comme une fille de la luxure. Cependant, la première inconstance, celle qui est opposée à la constance partie de la force, est également causée par la luxure, qui amollit le cœur de l’homme et le rend efféminé. Le texte latin est clair : luxuria émollit cor hominis, et effoeminatum reddit (II-II, q. 153, a. 5, sol. 2). La traduction est précise, mais elle ne contient pas de « féminisation » du cœur.  

 

La luxure amollit le cœur de l’homme. Thomas d’Aquin dit bien : cor hominis et non cor viri. On pourrait aussi bien traduire : la luxure amollit le cœur de l’être humain – celui des femmes autant que celui des hommes. Le mot cœur a ici le sens d’audace, de courage, d’énergie, de fermeté, de force. Une personne qui a le cœur amolli manque des qualités qu’on vient de nommer. Par la luxure, un cœur de lion peut devenir un cœur de poulet.  À mon humble avis, Thomas d’Aquin n’aurait pas dû ajouter : et effoeminatum reddit, mais il ne pouvait imaginer que cet adjectif offenserait au XXIe siècle.  Effoeminatum est au neutre ; il qualifie donc cor, « cœur », et il signifie, efféminé, mou. Le verbe effeminare signifie efféminer, amollir, affaiblir. Affaiblir évoque le sexe supposément faible. Féminiser et féminisation ne sont pas péjoratifs : on féminise des noms, des professions. Féminiser des hommes, ce serait les rendre un peu plus sensibles, un peu plus compatissants, un peu moins belliqueux. Mais efféminer et efféminement sont péjoratifs. Un étudiant qui aurait interprété II-II, q. 153, a. 5 comme l’a fait URH aurait été soupçonné de souffrir d’un grave déficit d’attention.

 

À maintes reprises, URH donne des références au Supplément de la Somme théologique. Or, on sait que le Supplément n’est pas de Thomas d’Aquin. Dans son Introduction à l’étude de saint Thomas d’Aquin[51], le père M.-D. Chenu, o.p. en dévoile l’auteur : « C’est très vraisemblablement Raynald de Piperno, le compagnon de saint Thomas, qui la compléta en utilisant le Commentaire des Sentences. » La traduction de la Somme théologique parue aux Éditions du Cerf en 1984 (les deux premiers tomes), en 1985 (le troisième tome) et en 1986 (le quatrième) ne comprend pas le Supplément. URH s’y réfère comme s’il était de Thomas d’Aquin. Si Raynald de Piperno a utilisé le Commentaire des Sentences, c’est ce commentaire qu’il faut citer et non le Supplément.

 

L’échelle thomiste des vertus

 

1. Précisions sur la virginité

 

URH se moque de Thomas d’Aquin qui considérait la virginité comme  « la plus belle des vertus ». Elle donne comme référence II-II, q. 152, a. 5. De nouveau, allons voir le texte latin. Thomas d’Aquin se demande si la virginité est la plus « grande » des vertus : Utrum virginitas sit maxima virtutum. Maxima et non pulcherrima, la plus grande et non la plus belle. Sa réponse, c’est non : elle n’est pas la plus grande. Voici son argumentation. Quelque chose peut être dit le plus excellent, excellentissimum, de deux manières.  D’abord, dans un genre, et c’est ainsi que la virginité est la plus excellente des vertus dans le genre de la chasteté : elle l’emporte sur la chasteté des veuves et sur la chasteté conjugale parce qu’elle permet, en principe, de vaquer plus facilement aux choses divines (II-II, q. 152, a. 4). Nombre de mères de famille vécurent sans doute plus unies à Dieu que des nonnes ; ces dernières ne furent pas toutes « enfarinées d’extase », comme dit Léon Bloy. Il est bouleversant de lire ce qu’en dit Nicolas de Clamanges (XIVe siècle) dans son Traité de la ruine de l’Église. Entre autres énormités, il prévient les mères : « Envoyer sa fille au couvent, c’est l’envoyer au lupanar. »  

 

Thomas d’Aquin poursuit. Et comme la beauté, decor, est attribuée par antonomase à la chasteté, il s’ensuit que la plus grande beauté, excellentissima pulchritudo, est attribuée à la virginité. On retrouve le mot decor en II-II, q. 141, a. 8, sol. 1. Thomas d’Aquin y précise la raison pour laquelle la beauté est attribuée à la tempérance, dont la virginité est une espèce : ce n’est pas à cause du bien qu’elle procure, mais à cause de la turpitude des maux qu’elle fait éviter à ceux qui la pratiquent.

 

Dans le genre de la chasteté, la virginité est la plus excellente et la plus belle des vertus ; mais, si on la considère de façon absolue, et non plus dans un genre, comme celui de la chasteté, elle n’est pas, et de loin, la plus excellente des vertus. [L’adjectif excellent vient de ex, au-dessus, et de celsus, élevé.] La fin l’emporte toujours sur les moyens, et plus ceux-ci sont efficaces, plus ils sont parfaits. Or, la fin qui rend la virginité louable, c’est qu’elle permet de vaquer plus facilement aux choses divines, comme il a été dit en II-II, q. 152, a. 4. C’est pourquoi les vertus théologales, et même la vertu de religion, dont l’acte est l’occupation même des choses divines,  l’emportent sur la virginité. De plus, s’attachent à Dieu avec plus de véhémence, vehementius, que les vierges, les martyrs qui lui sacrifient leur vie, de même que les religieux et les religieuses qui vivent dans les monastères et qui sacrifient à Dieu leur volonté propre et tous leurs biens, tandis que les vierges qui ne sont ni religieux ni religieuses ne sacrifient que les plaisirs vénériens. C’est pourquoi la virginité n’est pas, du point de vue absolu, simpliciter, la plus grande des vertus. Au temps de Thomas d’Aquin la virginité n’était pas l’apanage du sexe féminin : on parlait tout autant d’un homme vierge que d’une femme vierge. Lors d’une dispute de quolibet, c’est-à-dire qui porte sur n’importe quel sujet, un auditeur très imaginatif lui posa la question suivante : Un homme peut-il être naturellement à la fois vierge et père ?  Oui, répondit Thomas d’Aquin, si lors d’une pollution nocturne, le sperme éjaculé parvient, par un hasard quelconque, jusqu’à la matrice d’une femme[52].  

 

On dit aussi, du moins on disait, que la chasteté était la « sainte » vertu[53]. Pourquoi ? On qualifie de sainte une personne à cause de ses actions hors du commun. Par exemple, une mère Teresa, un père Damien, et bien d’autres. Or, la chasteté accomplit des exploits hors du commun. « De tous les combats que le chrétien doit livrer, dit saint Augustin, un fin connaisseur en la matière, les plus rudes sont ceux de la chasteté ; la lutte y est quotidienne mais rare la victoire, rara victoria » (II-II, q. 154, a. 3, sol. 1). La vertu qui brille dans ce domaine ne mérite-t-elle pas le qualificatif de sainte ?

 

2. L’échelle thomiste des vertus

 

Enfin, dressons l’échelle thomiste des vertus. Pour ce faire, il faut d’abord distinguer deux stades de bonheur : le bonheur imparfait d’ici-bas et le bonheur parfait de l’au-delà. Pour atteindre le bonheur parfait de l’au-delà, sa véritable patrie, l’être humain peut compter sur les vertus théologales : foi, espérance, charité. Au sujet de la foi, Thomas d’Aquin se demande si elle est la première des vertus – Utrum fides sit prima inter virtutes (II-II, q. 4, a. 7). Au sujet de l’espérance, il se demande si elle précède la foi (II-II, q. 17, a. 7) et si la charité est antérieure à l’espérance (Ibid., a. 8). Il répond que la foi est la première des vertus théologales, que l’espérance est postérieure à la foi et antérieure à la charité.

 

Au sujet de la charité, il se demande si elle est la plus excellente des vertus – Utrum charitas sit excellentissima virtutum (II-II, q. 23, a. 6). Humblement, il cède la parole à saint Paul : « Maintenant demeurent la foi, l’espérance et la charité ; de ces trois, la plus grande, c’est la charité » (I Cor 13, 13). Thomas d’Aquin va prouver que la charité est plus excellente, excellentior, que la foi et l’espérance et, par conséquent, plus excellente que toutes les autres vertus morales ou intellectuelles, car elle atteint Dieu pour se reposer en lui, ce qui constitue le bonheur parfait de l’être humain dans l’au-delà (II-II, q. 23, a. 6). Est bien connu ce passage des Confessions de saint Augustin : « Vous nous avez créés pour vous, et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en vous » (I, chap. Premier).

 

Les conditions du bonheur d’ici-bas ne sont pas faciles à réaliser, tellement elles sont nombreuses. Aristote les énumère dans sa Rhétorique.

 

La noblesse de naissance, le grand nombre et l’honnêteté des amis, la richesse, le mérite, le grand nombre des enfants, la belle vieillesse, et, de plus, les vertus corporelles, comme la santé, la beauté, la vigueur, la grandeur, l’aptitude agonistique ; la réputation, les honneurs, la chance, la vertu [ou encore les parties de la vertu : la prudence, le courage, la justice, la tempérance] ; en effet, l’on atteindrait la plus complète suffisance si l’on possédait à la fois les biens intérieurs et les biens extérieurs ; car il n’en est point d’autres. Les biens intérieurs sont ceux qui concernent l’âme et ceux qui résident dans le corps ; les biens extérieurs sont la noblesse, les amis, les capitaux et les honneurs. Nous pensons qu’il convient encore d’avoir pouvoir et chance[54]

 

Mais le bonheur de l’homme, même ici-bas, consiste d’abord et principalement, primo et principaliter, dans l’intellection, son opération propre[55]. « Bonheur de l’homme : faire ce qui est le propre de l’homme », écrivait Marc Aurèle dans ses Pensées pour moi-même (VIII, 26). C’est par notre intelligence que nous ressemblons le plus à Dieu, Deo autem maxime sumus similes secundum intellectum[56]. Rien dans la création n’est plus noble ni plus parfait que l’acte d’intelligence, Nihil nobilius et perfectius in creaturis invenitur quam intelligere[57]. Pascal en était fermement convaincu :  « Pensée fait la grandeur de l’homme. Toute notre dignité consiste donc en la pensée[58]. »  

 

Pour faciliter la vie intellectuelle, source principale du bonheur humain, il importe de développer des qualités que l’on désigne d’une  expression peu familière, « vertus intellectuelles ». Vertus « morales », ça va, mais parler à un écrivain, à un compositeur, à un sculpteur, à un astrophysicien, à un mathématicien de leur vertu intellectuelle pourrait les faire sourire.

 

Aristote et Thomas d’Aquin distinguent l’intellect spéculatif, orienté vers la conquête de la vérité, et l’intellect pratique, orienté vers l’opération (l’agir et le faire). Ils distinguent trois vertus de l’intellect spéculatif (l’habitus des principes, la science et la sagesse) et deux vertus de l’intellect pratique (la prudence, qui dirige l’action) et l’art (qui dirige le faire). Qui veut en savoir davantage sur les vertus intellectuelles peut consulter I-II, q. 57, et pour leurs rapports avec les vertus morale, I-II, q. 58.

 

Si l’on descend encore un peu dans l’échelle thomiste des vertus, on arrive aux vertus morales, qui, selon Thomas d’Aquin, disposent à la vie spéculative[59] et y sont ordonnées comme à leur fin[60]. Maimonide (1135 – 1204) avait soutenu cette opinion en distinguant une double perfection de l’homme : une perfection première ou fondamentale, et une perfection dernière. Dans la première perfection entrent la santé, la nourriture, le vêtement, les bonnes mœurs, la conduite droite ; la seconde est uniquement affaire de connaissance intellectuelle. Et Maimonide de souligner que cette seconde perfection ne saurait être atteinte par qui ne possède pas la première[61].

 

Abélard (1079 – 1142) différait d’opinion : « J’en vins enfin à la philosophie morale, couronnement final de toute science, et que je jugeais préférable à quelque discipline que ce fût[62]. » Sénèque (4 avant J.-C. – 65) également : « La sagesse des Anciens, dit-on, n’enseignait rien d’autre que ce qu’il fallait faire ou éviter ; et les hommes d’alors étaient de beaucoup meilleurs : par la suite, ils sont devenus savants et cessèrent d’être bons. En effet, cette vertu simple et ouverte s’est changée en une science obscure et artificieuse, qui nous enseigne à disputer et non à vivre[63]. »   

 

Les vertus morales sont, dans l’ordre indiqué par Thomas d’Aquin : la justice, la force (ou courage) et la tempérance (ou modération). La justice vient en premier, avec les membres de sa famille, appelés vertus annexes : religion, piété filiale, patriotisme, respect, obéissance, reconnaissance, vengeance, libéralité, franchise, etc. Bref, relève de la justice tout comportement qui met en relation avec autrui, voire avec Dieu, d’où la présence de la religion dans les vertus annexes de la justice.

 

Thomas d’Aquin va justifier la présence de la justice en tête des vertus morales. Il se demande donc si la justice détient la prééminence parmi les vertus morales – Utrum justitia praemineat inter omnes virtutes morales (II-II, q. 58, a. 12). Aux objections de ceux qui veulent accorder le premier rang à une autre vertu – chaque vertu a ses partisans –, il oppose une affirmation de Cicéron : « C’est dans la justice que la beauté de la vertu est le plus grande, et elle donne son nom à l’homme de bien[64]. » Et voici comment il prouve que la justice occupe le premier rang parmi les vertus morales.  

 

Si nous parlons de la justice légale, il est évident qu’elle est la plus belle, praeclarior, des vertus morales du fait que le bien commun, en vue de quoi les lois sont promulguées, est supérieur au bien particulier. C’est pourquoi Aristote déclare : « La plus belle, praeclarissima, de toutes les vertus, c’est la justice ; ni l’étoile du soir, hesperus, ni celle du matin, lucifer, ne sont à ce point admirables. » Thomas d’Aquin donne comme référence Éthique de Nicomaque, V, chap. 1, 15. Voilquin traduit : « Aussi, souvent, la justice semble-t-elle la plus importante des vertus et plus admirable même que l’étoile du soir et que celle du matin. » Traduire praeclara par « importante » ne me semble pas très heureux : praeclara signifie brillante, d’où la comparaison aux étoiles du soir et du matin. Mais le texte grec lui donne raison : kratistos signifie le meilleur, le plus important.

 

La justice occupe le premier rang des vertus morales quand on considère la justice légale, et elle l’occupe également quand on considère la justice particulière. Voici comment Aristote parle des vertus dans la Rhétorique : « Les plus importantes sont nécessairement les plus utiles à autrui, puisque la vertu est la faculté d’être bienfaisant. Aussi honore-t-on surtout les hommes justes et bienfaisants ; le courage est utile à autrui pendant la guerre ; la justice est utile à la fois pendant la guerre et pendant la paix[65]. » 

 

La définition qu’Aristote vient de donner de la vertu : « La faculté d’être bienfaisant » plaisait à Voltaire : « Qu’est-ce que vertu ? Bienfaisance envers le prochain. Puis-je appeler vertu autre chose que ce qui me fait du bien ? Je suis indigent, tu es libéral ; je suis en danger, tu viens à mon secours ; on me trompe, tu me dis la vérité ; on me néglige, tu me consoles ; je suis ignorant, tu m’instruis ; je t’appellerai sans difficulté vertueux[66]. »

 

Après la justice vient la force (ou courage) et les vertus annexes : la magnanimité, la magnificence, la patience et la longanimité, la persévérance et la constance. À son sujet, comme au sujet de la justice, Thomas d’Aquin se demande si elle l’emporte sur toutes les autres vertus – Utrum fortitudo praecellat inter omnes alias virtutes (II-II, q. 123, a. 12). Comme la crainte des dangers de mort est ce qu’il y a de plus efficace pour détourner l’homme du bien que lui dicte la raison, la force (qui règle le comportement dans les périls, surtout les périls de mort) vient avant la tempérance, dont le rôle est de régler l’inclination au plaisir. Or, il est plus difficile de supporter la douleur que de s’abstenir du plaisir[67]. Thomas d’Aquin commente ainsi ce passage d’Aristote : « Il est plus difficile de supporter la tristesse, ce qui relève de la force, que de s’abstenir des plaisirs, ce qui relève de la tempérance. Il s’ensuit que la force est plus louable, laudabilior, que la tempérance[68]. » Notez qu’on n’a pas encore rencontré la chasteté ni la virginité, pourtant on est presque au bas de l’échelle.

 

 Enfin, on arrive à la dernière des vertus morales, la tempérance, dont on distingue des espèces (l’abstinence, la sobriété, la chasteté, la virginité) et des annexes (la continence, la clémence et la douceur, etc.) Comme dans le cas de la justice et de la force (courage), Thomas d’Aquin se demande si la tempérance est la plus grande des vertus : Utrum temperantia sit maxima virtutum (II-II, q. 141, a. 8). Pour répondre à cette question, il se réfère à l’Éthique de Nicomaque (I, chap. 2, 7) : « Le bien de la multitude est plus divin que celui de l’individu. » C’est pourquoi plus une vertu a pour objet le bien de la multitude, meilleure elle est. Or, la justice et la force (courage) concourent davantage au bien de la multitude que la tempérance. En effet, la justice règle les relations avec autrui et la force (courage) permet d’affronter, entre autres, les périls des combats livrés pour le salut de la patrie, tandis que la tempérance règle les convoitises et les plaisirs individuels. Il est donc manifeste que la justice et la force (courage) sont des vertus qui l’emportent, excellentiores, sur la tempérance.

 

En répondant à la première objection, Thomas d’Aquin dit que l’honnêteté, honestas, et la beauté, decor, sont attribuées à la tempérance non pas à cause du bien que cette vertu procure à la personne qui la pratique, mais à cause de la grossièreté du mal dont elle la préserve en réglant l’inclination aux plaisirs qui nous sont communs avec les animaux.  Cette réponse relativise l’affirmation de II-II, q. 152, a. 5 : la virginité, « la plus belle des vertus ». En réponse à ceux qui disaient que les citoyens ne devraient pas exposer leur vie pour la paix, cause de tant de désordres contre les mœurs, multarum lascivarum occasio, Thomas d’Aquin affirme que les maux que la paix écarte sont beaucoup plus graves, multo pejora, que ceux qu’elle occasionne, car ces derniers appartiennent principalement au domaine de la chair, praecipue pertinent ad vitia carnalia (II-II, q. 123, a. 5, obj. et sol. 3). Voltaire exagère une fois de plus quand il écrit  « Que m’importe que tu sois tempérant ? C’est un précepte de santé que tu observes ; tu t’en porteras mieux, et je t’en félicite[69]. » On est probablement plus sensible qu’en son temps aux effets de l’intempérance : on jette en prison pour ébriété au volant, on poursuit pour paternité présumée.

 

Conclusion

 

J’ai cité en introduction le passage suivant de la théologienne allemande, Uta Ranke Heinemann :  « Saint Thomas se sent soutenu par Aristote […] dans son hostilité au plaisir et à la sexualité » […] Nous ne pouvons plus aujourd’hui imaginer le fanatisme avec lequel saint Thomas (et toute la théologie de tradition augustinienne à sa suite) refuse l’acte sexuel sous prétexte qu’il “ obscurcit ” et “ dissout ” l’esprit » (p. 217), et que, la virginité serait la plus belle des vertus. J’ai essayé de montrer, textes à l’appui, que ces affirmations sont fausses.

 

D’abord au sujet du plaisir. Comment voir de l’hostilité au plaisir chez un auteur qui affirme tranquillement : « Personne ne peut vivre sans quelque plaisir sensible et corporel[70] » ? Et il ne se contente pas de l’affirmer : il précise le rôle que joue le plaisir dans la vie humaine : stimulant dans l’agir et le faire, repos de l’âme et remède aux nombreuses douleurs et tristesses qui affligent la vie humaine.

 

Au sujet de la sexualité, il me semble que les arguments tirés de la Somme contre les Gentils (III, chap. 123 et 126) sont aptes à semer le doute dans les esprits les plus récalcitrants. Je n’en rappellerai qu’un seul ; aucun manuel de philosophie n’osait nous le présenter. Le revoici dans toute sa crudité. Il semble inné chez tous les animaux qui pratiquent le coït de ne pas souffrir la concurrence d’un égal. Il s’ensuit que le coït provoque des combats entre les animaux. La liberté de jouir de la nourriture qu’il convoite est contrariée chez un animal quand un autre animal cherche à s’en emparer ou s’en empare. Il y a à ces comportements, une raison commune à tous les animaux, y compris l’homme : ils désirent tous jouir librement du plaisir du coït, comme du plaisir de la nourriture. Cette liberté est contrariée quand plusieurs mâles disposent d’une seule femelle, ou, au contraire, quand un seul mâle doit satisfaire plusieurs femelles. Et c’est pourquoi, à cause de la nourriture et à cause du coït, les animaux se battent. (chap. 123), C’est donc par une impulsion naturelle que le mariage se contracte entre un seul homme et une seule femme. Mahomet avait l’expérience de la polygamie, aussi prévient-il : « Vous ne pourrez jamais traiter également toutes vos femmes, quand même vous le désireriez ardemment[71]. » L’injustice va engendrer des frictions sinon davantage.

 

À propos du prétendu obscurcissement de l’esprit, il faut marteler le mot de Thomas d’Aquin : « Il n’est pas contraire à la vertu que l’acte de la raison soit parfois interrompu en posant un acte conforme à la raison » (II-II, q. 153, a. 2, sol. 2).

 

Quant à la virginité, elle est « la plus belle des vertus » non pas absolument, mais dans un genre donné, celui de la chasteté.  La beauté est attribuée à la tempérance non pas à cause du bien qu’elle procure, mais à cause de la turpitude des maux qu’elle fait éviter à ceux qui la pratiquent. La plus belle des vertus morales, praeclarissima virtutum, absolument parlant, c’est la justice : plus belle que l’étoile du soir et que l’étoile du matin (II-II, q. 58, a. 12). Il n’en manque pas, cependant, pour dire que la plus belle des vertus, la plus admirée et la plus honorée, c’est le courage[72]. Dans ses Mémorables, Xénophon prête cette opinion à Socrate : « La plus belle chose, parmi les belles choses, c’est le courage » (IV, chap. VI, 10).

 

Si cet article devait avoir une suite, je relèverais, entre autres, cette affirmation : « Le Christianisme reprit notamment à son compte l’idée que les femmes étaient incapables d’amitié, que l’amitié, c’est-à-dire le degré le plus élevé des relations entre adultes, n’était possible qu’entre hommes, comme l’affirmait Aristote[73]. » Pourtant, Thomas d’Aquin a écrit : Inter virum et uxorem maxima amicitia esse videtur[74]. « Maxima amicitia», c’est l’amitié la plus grande ; elle semble bien exister non pas entre deux hommes, mais entre un homme, vir, et son épouse, uxor.

 


 





[1] Paris, Laffont, 1990.

[2] Somme théologique, I, q. 84, a. 5. Dorénavant, je ne répéterai pas ce titre car les divisions de cet ouvrage sont bien connues.

[3] Montréal, Fides, 1973.

[4] Op. cit., Desclée de Brouwer, 1960, p. 92-93.

[5] Op. cit., Paris, Seuil, 1983.

[6] Commentaire du traité De l’âme, II, leçon V, no 290.

 [7] Somme théologique de S. Thomas d’Aquin traduite en français et annotée par F. Lachat, tome cinquième, Paris, Vivès, 1856, p. 77. F pour François.

 [8] Les Essais, Livre de Poche, 1397-1398, tome 3, 1965, p. 154. Conférence ou conversation. 

[9] Op. cit., IX, leçon IV, no 1807.

[10] Somme contre les Gentils, III, chap. 127.

[11] Pensées, Section VI, 346-347.

[12] Jean Rostand, Carnet d’un biologiste, Livre de Poche 3246, Stock, 1959, p. 95.

[13] Freud, Malaise dans la civilisation, PUF, 1971, p. 24-25.

[14] Op. cit., Gallimard, 5e édition, p. 15.

[15] Op. cit., XIV, fin.

[16] Paul Valéry, Œuvres, Gallimard, La Pléiade, tome I, 1957, p. 939-940.

[17] Alain, Philosophie, Paris, PUF, tome Second, 1955, p. 22.

[18] Alain, Ibid.,  p. 35.

[19] Q.D. De virtutibus in communi, Marietti, II, 1949, p. 709.

[20] Dictionnaire philosophique, Garnier-Flammarion, GF 28, 1964, p. 374.

[21] Éthique de Nicomaque, V, 9 ; I-II, q. 107,  a. 4.

[22] Aristote, Catégories, chap. 8, 8 b 27-30

[23] Aristote, Métaphysique, G, 3, 19-20).

[24] Commentaire du traité De l’âme, III, leçon 15, no 820.

 

[25] Abélard, Lettres, Paris, Union Générale d’Éditions, 1964, Le Monde en 10/18, 188-189, p. 37.

[26] Commentaire de l’Éthique de Nicomaque, II, leçon III, no 266.

 

[27] Alain, Propos sur le bonheur, Paris, Gallimard, Idées 362, 1928, p 119.

[28] Commentaire du traité De l’âme, I, leçon 1, no 5.

 

 

[29] Éthique de Nicomaque, X, chap. 7, 3.

[30] Op. cit., Paris, Vrin ; Louvain, PUL, 1955, p. 160.

[31] Commentaire de l’Éthique de Nicomaque, X, leçon X, no 2090.

[32] Ibid., nos 2105-2110

[33] Nietzsche, Le gai savoir, Gallimard, Idées, p. 35.

[34] Nietzsche, Lettres choisies, Gallimard, 5e édition, p. 15.

[35] Pensées, Section VII, 425.

[36] Des eunuques pour le royaume des cieux, p. 217.

[37] Ibid.

[38] Éthique à Nicomaque, 7, 12.

[39] Paris, Vrin, 1997, p. 364-366.

[40] Op. cit., Paris, Garnier, 1961, p. 337.

[41] Éthique à Nicomaque, VII, 13, 21-23.

[42] Pensées, Section II, 64.

[43] Les penseurs grecs avant Socrate, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, GF 31, p. 71, 32.

[44] Somme contre les Gentils, III, chap. 122.

[45] « L’Église dans le monde de ce temps », 50, 3.

[46] Paul Valéry, Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, I, 1957, p. 74.

[47] Joie de croire, joie de vivre, Centurion, 1981, p. 164.

[48] Les origines de l’homme, Desclée & Cie, Paris, Tournai, Rome, 1963, p. 237.

[49] Sénèque, Lettres à Lucilius, CXVI.

[50] Op. cit., Marietti, 1949, p. 99.

[51] Op. cit., Montréal, IÉM, Paris, Vrin, 1954, p. 257, note.

[52] Quaestiones quodlibetales, Marietti, 1949, p. 129.

[53] Marc Oraison, Le mystère humain de la sexualité, Paris, Seuil, 1966, p. 46.

[54] Aristote, Rhétorique, I, chap. 5, 1360, b 15-28.

[55] Commentaire de l’Éthique de Nicomaque, I, leçon X, no 119.

[56] Ibid., X, leçon IV, no 1807.

[57] Somme contre les Gentils, III, chap. 27.

[58] Pensées, Section VI, 346-347.

[59] Commentaire des Sentences, III, d. 35, q. 1, a. 3, sol. 3

[60] Ibid., a. 4, sol. 1.

[61] Maimonide, Le guide des égarés, Paris, Maisonneuve et Larose, 1964, III, p. 212.

[62] Œuvres choisies d’Abélard, Aubier, Éditions Montaigne, 1945, p 213.

[63] Sénèque, Lettres à Lucilius, XCV.

[64] Cicéron, Des devoirs, I, chap. 7.

[65] Op. cit., I, chap. 9, 1366 b.

[66] Voltaire, Dictionnaire philosophique, Garnier-Flammarion, GF 28, 1964, p. 373.

[67] Aristote, Éthique de Nicomaque, III, chap. 9, 2.

[68] Commentaire de l’Éthique de Nicomaque, III, leçon XVIII,  no 585

[69] Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, GF 28, p. 373.

[70] I-II, q. 34, a. 1.

[71] Mahomet, Le Coran, Sourate IV, 128.

[72] Alain, Philosophie, Paris, PUF, 1955, tome Second, p. 38.

[73] Uta Ranke Heinemann, Des eunuques pour le royaume des cieux, p. 368

[74] Somme contre les Gentils, III, chap. 123.