III q 46
ELABORATION DU DOGME ET DE LA THEOLOGIE DE LA REDEMPTION,
JUSQU'A JEAN-PAUL II
LA SORTIE DU CHRIST DE CE MONDE
Soeur Marie-Hélène Deloffre,
Abbaye Saint-Michel de Kergonan, 2000
http://docteurangelique.free.fr
Les œuvres complètes de saint
Thomas d’Aquin
L'élément principal de la doctrine de la foi chrétienne est celui de
notre salut réalisé par la croix du Christ (In 1 Co 1, leç. 3 n° 45).
NOTES
BREVES SUR LA REDEMPTION DANS L'ECRITURE
ELABORATION
DE LA DOCTRINE DE LA REDEMPTION
LA
FIN DE L'AGE PATRISTIQUE (VI°-VIII° SIECLES)
CONCLUSION
SUR LA SOTERIOLOGIE DES PERES
L’époque carolingienne en Occident
Note sur les fausses décrétales
Photius (858-869 et 877-886) et les conciles le
concernant
Le contexte historique : l’Église au pouvoir
des laïcs
Cluny, « capitale de l’Église »
Saint Pierre
Damien (1007-1072), « ermite et homme d’Église »
Réformateurs lorrains : Humbert et Léon IX.
Nicolas II
Humbert de Moyenmoûtier († 1061)
Nicolas II : liberté de l’Église
La pensée ecclésiologique de saint Grégoire VII
Théologiens de la fin du xie siècle
Conclusion : le concordat de Worms (1122)
Du
concordat de Worms au ive
concile du Latran
La
théologie monastique au xiie
siècle ; le mouvement cistercien
Saint
Bernard de Clairvaux (1091-1153)
Isaac
de l’Étoile (mort après 1153)
Théologie
monastique (suite) : la tradition bénédictine
Rupert
de Deutz († 1129 ou 1135 ?)
Sainte
Hildegarde de Bingen (1098-1179)
Gratien
et le nouveau droit canon
D’une
Église charismatique à une Église juridique ?
L’Église
dans la scolastique du xiie
siècle
La
théologie du corps mystique :
Hugues de Saint-Victor (avant 1100-1141)
La
théologie du corps mystique (suite) : Pierre
Lombard († 1164) et ses premiers commentateurs
Alexandre III (7 septembre 1159-30 août 1181)
Innocent III (8 janvier 1198-16 juillet 1216)
Mouvements
anti-ecclésiastiques et réactions de l’Église
Leur
signification ecclésiologique
Joachim de Flore (1130 ou 1135-1202)
le
xiiie siècle :
l’âge d’or de la scolastique
Éléments
communs de la pensée ecclésiologique du xiiie
siècle
Alexandre de Halès (1180-† 1245)
Saint
Albert le Grand (1206-1280)
Saint
Thomas d’Aquin (vers 1225-1274)
Problèmes
ecclésiologiques du xiiie
siècle
Magistère
pontifical et magistère des docteurs
Grecs
et Latins au xiiie
siècle : à la recherche de l’unité perdue
Conclusion
sur l’ecclésiologie du ixe au
xiiie siècle
De
boniface viii au grand schisme d’occident
Boniface
VIII et Philippe le Bel
Affrontements
ecclésiologiques
Du
grand schisme au concile de Florence
Décrets
du concile de Constance
Du
concile de Bâle au concile de Florence
Jean
de Torquemada (1388-1468)
Saint
Antonin de Florence († 1459)
La
première moitié du XIII° siècle
L'ECOLE
DOMINICAINE ; SAINT ALBERT
SAINT
THOMAS D'AQUIN (1225-1274)
LES
DERNIERS SIECLES DU MOYEN AGE
Saint
François de Sales (1567-1622)
Le
protestantisme libéral au XIX° siècle
Le
Magistère de Pie IX à Pie XII
Le
mouvement des idées du modernisme à Vatican II
S.
S. Jean-Paul II : le Rédempteur de l'homme
Après l'entrée du
Christ en ce monde et sa vie publique, il nous faut considérer ce qui a trait à sa
sortie du monde. Et en premier lieu sa passion ; en second lieu, sa mort ;
troisièmement, sa sépulture ; en quatrième lieu, sa descente aux enfers.
Le mouvement d'exitus-reditus qui, sous-tendant toute
la Somme, reparaît dans les
trente-trois questions consacrées à la vie de Jésus, parvient à sa phase de
sortie, de retour : exii Patre et veni in
mundum ; iterum relinquo mundum et vado ad Patrem. Nous abordons donc le
sommet de la vie du Christ, l'heure pour laquelle il est venu : celle de sa
passion - en attendant celle de sa résurrection.
Saint Thomas ne songe
pas à construire un traité de sotériologie à la manière des modernes : il va
promener un long regard contemplatif sur les divers aspects du mystère, évoqués
de manière non systématique dans l'Ecriture et dégagés par la tradition
patristique, se contentant de les scruter avec profondeur et de les ordonner
avec méthode, dans un équilibre parfait. Il est donc nécessaire de s'arrêter
quelque peu sur ce que l'Ecriture et les Pères nous enseignent sur ce qu'on
appellera plus tard le dogme de la Rédemption.
Benedictus
Dominus Deus Israel, quia visitavit et fecit redemptionem plebi suae (Lc 1,
68).
Il suffira d'indiquer
quelques directions de travail.
Il importe dans cette
recherche de ne pas négliger l'Ancien Testament, "la Loi de Moïse, les
prophètes et les psaumes", où, selon tous les auteurs du Nouveau Testament
et les Pères, "il est écrit que le Christ souffrirait et
ressusciterait" pour racheter tous les hommes.
La loi de Moïse
Dans l'antiquité, les
peuples vaincus étaient normalement réduits en esclavage et déportés loin de
leur terre. La législation mosaïque connaissait la fonction du go'el, le "rédempteur", qui
pouvait payer une rançon (dans les
LXX : lutrôsis ou apolutrôsis) pour racheter un membre de la famille tombé en servitude. Plus largement, on trouve une attitude de don de soi en
vue de racheter, de délivrer la famille ou la patrie chez des femmes comme
Ruth, Esther ou Judith, et surtout chez le Serviteur souffrant d'Isaïe (vide infra). Mais finalement, c'est Dieu
lui-même qui est le "Rédempteur d'Israël" : Credo quod Redemptor meus vivit. Dans le livre de la consolation du
Deutéro-Isaïe, Dieu délivre son peuple, sans que celui-ci ait à payer une rançon.
D'autre part, comme le
montre avec évidence l'Epître aux Hébreux, tous les sacrifices de l'ancienne
Alliance préfigurent le sacrifice du Christ, prêtre et victime unique de la
nouvelle Alliance. Voir C. Spicq,
L'épître aux Hébreux, t. I ; III q 22
et cours.
Parmi ces sacrifices,
celui de l'Agneau pascal, clairement désigné par saint Jean comme figure la
plus parfaite de "l'Agneau de Dieu" par excellence, le Sauveur immolé
à la même heure que l'agneau du Temple. Dans le processus de délivrance du peuple
de Dieu de la servitude, les premiers-nés d'Israël sont rachetés de la mort,
châtiment du péché, moyennant le sacrifice de l'Agneau. C'est toute la
signification de la vigile pascale[1].
D'autre part, la
liturgie mosaïque comporte de nombreux rites d'expiation, "gestes
d'hommage symboliques par lesquels le coupable couvre et règle une dette au
Seigneur[2]". Ces rites consistent en des
sacrifices, généralement sanglants : "sans effusion de sang il n'y a pas
de rémission[3]".
Les prophètes
Comme l'ont bien vu
tous les Pères depuis saint Justin, le serviteur souffrant d'Isaïe 52-53 offre
une autre préfiguration, plus saisissante encore, de la passion du Seigneur. Le
Christ lui-même l'insinue sans équivoque ("Le Fils de l'homme n'est pas
venu pour être servi, mais pour servir
et donner sa vie en rançon pour la
multitude"), suivi par saint Pierre (I P 2, 22) et toute la catéchèse de
l'Eglise primitive (Ac 8, 25-40). Voir la session de l'abbé Feuillet.
Les psaumes
On peut penser surtout
au psaume 21° (voir retraite du P. Emonet),
mais aussi au psaume 16° et au psaume 17°, Cf. Ac 2, 25-27, au psaume 128°,
etc.
Dans le N.T. la
rédemption, le rachat, sont omniprésents : "vous avez été rachetés d'un
grand prix... non à prix d'or et d'argent", ni par "le sang des boucs
et des taureaux", mais par "le sang d'un agneau sans tache et
immaculé". Mais cette rédemption s'élève à un plan purement spirituel (non
plus politique) et surnaturel. Elle n'atteindra sa plénitude qu'après la
résurrection[4], mais déjà nous en avons reçu les arrhes par
le baptême[5]. Car c'est le Christ lui-même qui est notre
rédemption[6]
Cette mort rédemptrice
est habituellement présentée comme un sacrifice, le sacrifice par excellence de
la nouvelle Alliance, "offert une fois pour toutes" par obéissance
d'amour envers le Père. Les textes sont innombrables et convergents.
Evangiles
Le Sauveur indique
lui-même très brièvement par avance le sens de sa mort : "en rançon pour
une multitude[7]"..., "mon corps
livré pour vous et pour la multitude, en rémission des péchés"... "Il
n'y a pas de plus grand amour, que de donner sa vie pour ses amis[8]". C'est évidemment
tout le récit de la passion dans les quatre évangiles qu'il faudrait méditer,
avec les commentaires des Pères.
Saint Paul
Voir cours du P. Leroy, Christologie t. I, p. 98-112. Kazimierz Romaniuk, L'amour du
Père et du Fils dans la sotériologie de saint Paul.
Saint Pierre, Epître
aux Hébreux
Voir les éditions du
P. Spicq.
O doux
échange, opération impénétrable, ô bienfait inattendu ! Le crime du grand
nombre est enseveli dans la justice d'un seul, et la justice d'un seul justifie
un grand nombre de criminels (Epître à Diognète IX, 5, SC 33 p. 75).
A l'époque patristique
le dogme de la Rédemption est rarement développé pour lui-même. Non qu'il ait
été ignoré. Mais il est omniprésent et incontesté. Il sert à réfuter les
hérésies relatives à l'Incarnation (argument sotériologique), et celles-ci -
docétisme, pélagianisme, nestorianisme - ne parviennent pas à l'ébranler. Tous
les Pères reprennent, méditent, prolongent, les grandes affirmations et les
grandes images scripturaires qui servent à le définir, sans se soucier, le plus
souvent, de les ordonner. Mais ils élaborent ainsi, sans l'avoir cherché, un
ensemble doctrinal très riche dont le moyen-âge déploiera les virtualités.
Dès les origines, tous
les Pères présentent la mort du Christ comme le moyen objectif qui a, de par la
volonté d'amour de Dieu, procuré notre salut :
C'est à cause de l'amour qu'il avait pour nous
que Jésus-Christ a donné son sang pour nous, suivant la volonté de Dieu, et sa
chair pour notre chair et son âme pour notre âme[9].
Saint Ignace (+ vers
209) ne doute pas que le Sauveur soit mort "à cause de nous[10]", et plus précisément
"de nos péchés[11]". Il l'envisage
surtout comme notre médecin, iatros :
Il n'y a qu'un seul médecin, charnel et
spirituel, engendré et inengendré, venu en chair, Dieu, en la vie véritable, né
de Marie et né de Dieu, d'abord passible et maintenant impassible, Jésus-Christ
notre Seigneur[12].
Le martyr participe au
sacrifice expiatoire du Maître : "Je suis votre victime expiatoire, et je
m'offre en sacrifice pour votre Eglise[13]".
Saint Justin (+ 165),
à partir des formules du symbole baptismal, montre Jésus comme Sauveur[14] et Rédempteur. Il découvre
des préfigurations de ce mystère dans le rituel lévitique[15] et surtout dans le
serviteur souffrant d'Isaïe[16]. Avec une vision ample et
équilibrée du dessein de Dieu, il répond aux objections du juif Tryphon :
Si donc le Père de l'univers a voulu que le
Christ lui-même prenne la place des hommes de toute race et se charge des
malédictions de tous, sachant bien qu'il le ressusciterait après sa crucifixion
et sa mort, pourquoi parlez-vous comme d'un maudit de celui qui a accepté ses
souffrances selon la volonté du Père ?... Car si son Père et lui-même ont fait
en sorte qu'il endurât ses souffrances pour le genre humain, ce n'est pas pour
servir le dessein de Dieu que vous l'avez fait souffrir, pas plus qu'en tuant
les prophètes vous n'accomplissez un acte de piété[17].
Saint Irénée (+ dans
les premières années du III°siècle) envisage la rédemption dans le cadre plus
vaste de la récapitulation[18].
Après le péché
originel, il était en un sens nécessaire, pour l'honneur de Dieu, de procéder à
un "second modelage[19]" de "l'antique
ouvrage modelé par Dieu[20]" :
Il était indispensable que, venant vers la
brebis perdue, récapitulant une si grande 'économie' et recherchant son propre
ouvrage par lui modelé, le Seigneur sauvât cet homme-là même qui avait été fait
à son image et à sa ressemblance, c'est-à-dire Adam... afin que Dieu ne fût pas
vaincu, et que son art ne fût point tenu en échec. Si en effet cet homme même que
Dieu avait créé pour vivre, lésé par le serpent corrupteur, avait perdu la vie
sans espoir de retour et s'était vu définitivement jeter dans la mort, Dieu eût
été vaincu et la malice du serpent l'eût emporté sur la volonté de Dieu. Mais
parce que Dieu est invincible et longanime, il a commencé par user de
longanimité... ensuite, par le 'second homme' (1 Co 15, 47) il a ligoté le
'fort', s'est emparé de ses meubles et a détruit la mort, en rendant la vie à
l'homme que la mort avait frappé[21].
C'est ce que le Christ
va opérer par la rédemption, procédant à une recirculatio qui reprend point par point l'oeuvre de Dieu
compromise par notre péché pour renouveler en nous l'image et la ressemblance
de Dieu :
Il a récapitulé, par son obéissance sur le
bois, la désobéissance qui avait été perpétrée sur le bois[22]... Récapitulant en lui ce
jour-là (le 6°), le Seigneur vint donc à sa passion la veille du sabbat, qui
est le sixième jour de la création, celui où l'homme fut modelé, octroyant
ainsi à celui-ci, au moyen de sa passion, un second modelage, celui qui se fait
à partir de la mort[23].
Ce qui se réalise par
un grand combat, où le Verbe fait chair remporte la victoire sur Satan en toute
justice :
Il a lutté et vaincu : d'une part il était
homme, combattant pour ses pères et rachetant leur désobéissance par son
obéissance ; d'autre part il a enchaîné le 'fort' (Mt 12, 22), libéré le faible
et octroyé le salut à l'ouvrage par lui modelé, en détruisant le péché...
Il a donc mélangé et uni... l'homme à Dieu.
Car si ce n'était pas un homme qui avait vaincu l'adversaire de l'homme,
l'ennemi n'aurait pas été vaincu en toute justice... Il fallait donc que celui
qui devait tuer le péché et racheter l'homme digne de mort se fît cela-même
qu'était celui-ci, c'est-à-dire cet homme réduit en esclavage par le péché et
retenu sous le pouvoir de la mort, afin que le péché fût tué par un homme et
que l'homme sortît ainsi de la mort[24].
Cela, au prix de son
sang :
(Il nous a) rachetés par son sang de la
manière qui convenait au Verbe, 'en se donnant lui-même en rançon' (1 Tm 2, 6)
pour ceux qui avaient été faits captifs[25]...
Le Seigneur a réconcilié l'homme avec le Père,
en nous réconciliant avec lui-même par son corps de chair et en nous rachetant
par son sang, selon ce que l'Apôtre dit aux Ephésiens (1, 17) : 'En lui
nous avons la rédemption acquise par son sang, la rémission de nos péchés'...
Au reste, dans toute cette épître, l'Apôtre atteste expressément que c'est par
la chair de Notre Seigneur et par son sang que nous avons été sauvés[26].
Ce qui n'implique pas
que la domination de Satan sur l'humanité soit juste :
L'Apostasie avait dominé injustement sur nous,
et alors que nous appartenions à Dieu par notre nature, nous avait aliénés,
contre notre nature, en faisant de nous ses disciples ; étant donc puissant en
tout et indéfectible en sa justice, c'est en respectant cette justice que le
Verbe de Dieu s'est tourné contre l'Apostasie elle-même, lui rachetant son
propre bien à lui[27]...
Aussi est-ce en toute justice qu'a été fait
captif à son tour par Dieu celui qui avait fait l'homme captif, et qu'a été
libéré des liens de la condamnation l'homme qui avait été fait captif[28].
Par son sacrifice
sanglant, notre Médiateur, grâce à
sa "parenté avec chacune des deux parties[29]" nous a réconciliés avec le Père :
Devenu Médiateur de Dieu et des hommes (cf. 1
Tm 2, 5), il a fléchi en notre faveur son Père, contre qui nous avions péché,
et l'a consolé de notre désobéissance par son obéissance, et il nous a accordé
la grâce de la conversion et de la soumission à notre Créateur[30].
Tertullien (+ vers
220) reprend lui aussi le parallèle paulinien des deux Adam[31]. Il revendique contre les
docètes la réalité de la chair du Christ[32] qui lui permet de s'offrir
en sacrifice pour nos péchés[33], de nous racheter[34], de nous réconcilier avec
Dieu au prix de son sang[35], de substituer sa mort à
celle des pécheurs[36].
Il accorde au démon un certain pouvoir, non sur les justes (sauf permission spéciale de Dieu, nisi ex
permissu, comme dans le cas de Job et des Apôtres), mais sur les pécheurs :
Le diable paraît jouir d'un pouvoir propre, propriam potestatem,... sur ceux qui
n'appartiennent pas, non pertinent, à
Dieu, les nations ayant été établies par Dieu, une fois pour toutes, 'gouttes
au bord du seau' et 'poussière' de l'aire et salive (Is 40, 15), et par là
exposées au diable par une possession d'une certaine manière vaine. Quant au
reste, sur ceux qui appartiennent à la maison, domesticos, de Dieu, rien ne lui est permis en vertu de son propre
pouvoir, ex propria postestate[37].
Tertullien, juriste
dans l'âme, est aussi le premier à mentionner explicitement la nécessité de la satisfaction pour le péché :
En affligeant la chair et l'esprit, nous
satisfaisons pour le péché et en même temps nous nous munissons par avance contre
les tentations[38].
Tu l'as offensé, mais tu peux encore te
réconcilier avec lui. Tu as affaire à quelqu'un qui accepte une satisfaction et
même la désire[39].
Origène a souvent été
accusé d'avoir introduit dans la sotériologie chrétienne la théorie mythique de
la rançon payée au démon. Effectivement, il insiste
vigoureusement sur le thème néotestamentaire classique du rachat :
Reconnaissez la vérité de ce qu'a écrit saint
Pierre : 'nous n'avons pas été rachetés au prix de l'argent et de l'or
corruptible, mais par le précieux sang' du Fils unique[40].
Par ailleurs, le prix
de ce rachat n'a pas été payé à Dieu, mais, semble-t-il, au diable :
Si nous avons été 'rachetés pour un prix',
comme l'affirme également saint Paul, sans nul doute nous avons été achetés à
quelqu'un dont nous étions les esclaves...[41]
A qui le Christ donnera-t-il son âme en rançon
? Surement pas à Dieu. N'est-ce point alors au démon ? Celui-ci en effet nous
tenait sous son pouvoir jusqu'à ce que, pour rançon de notre délivrance, l'âme
de Jésus-Christ lui fût donnée[42].
Encore faut-il
préciser que l'initiative de la transaction est venue du démon :
Nous avons été rachetés... à quelqu'un qui a
réclamé le prix qu'il a voulu pour rendre la liberté à ceux qu'il détenait :
nous nous étions vendus à lui par nos péchés ; il a donc réclamé pour rançon le
sang du Christ[43].
Grave erreur de sa
part : finalement, au terme d'un combat dans lequel il ne pouvait espérer
remporter la victoire, il a été trompé et n'a reçu aucune rançon :
Le malin avait été trompé et amené à croire
qu'il était capable de vaincre cette âme, ne voyant pas que, pour le tenir, il
fallait se soumettre à une épreuve de force supérieure à ce qu'il pouvait
espérer mener à bien. C'est pourquoi la mort, par laquelle il croyait avoir triomphé
de lui, ne l'emporte plus sur lui (Ro 6, 9). Le Christ alors, devenu 'libre
entre les morts', et plus fort que la puissance de la mort, est tellement plus
puissant que la mort que tous ceux qui le veulent, parmi ceux qui sont à la
merci de la mort, peuvent le suivre, la mort n'ayant plus de prise sur eux. Car
celui qui est avec Jésus est plus fort que la mort... Son âme fut donc donnée
en rançon pour beaucoup ; mais elle n'est pas restée au pouvoir de celui à qui
elle fut donnée en rançon pour beaucoup[44].
Selon la volonté de Dieu, ayant pris la forme
d'esclave, il s'est offert en victime pour le monde entier, livrant son sang au
prince de ce monde, selon la sagesse de Dieu, 'que nul des princes de ce monde
n'a connue, car s'ils l'avaient connue, ils n'auraient pas crucifié le Seigneur
de gloire' (1 Co 2, 8), et ce sang qu'ils avaient bu n'aurait pas tant éteint
leur soif que leurs forces, et il n'aurait pas détruit leur règne, et il ne
leur serait pas arrivé ce que le Christ dit : 'Voici que le prince de ce monde
est déjà jugé' (Jn 16, 11), et : 'Je voyais Satan tomber comme l'éclair' (Lc
10, 18)[45].
On le voit : Origène
envisage surtout la rédemption comme un sacrifice.
Appliquant au Sauveur Is 53[46], il envisage le Christ
comme propitiation pour nos péchés,
"Agneau immolé devenu, d'après des lois ineffables, la purification du
monde entier[47]" :
Puisque le péché est entré en ce monde, et que d'autre part la nécessité du
péché requiert une propitiation et
que la propitiation ne se réalise que par le sacrifice, il a fallu fournir une hostie pour le péché... Mais...
unique est l'Agneau qui a pu enlever le péché du monde entier ; et c'est
pourquoi les autres sacrifices ont cessé, parce que cette hostie était telle
qu'elle suffisait à elle seule pour le salut du monde entier[48].
L'Apôtre ajoute quelque chose de plus sublime
en disant : 'Dieu l'a établi propitiatoire
par son sang moyennant la foi, c'est-à-dire que par l'oblation de son corps il
a rendu Dieu propice aux hommes, et ainsi il a manifesté sa justices...
Car Dieu est juste, et en tant que juste il ne
pourrait justifier des injustes : voilà pourquoi il a voulu l'intervention d'un
propitiatoire, afin que par la foi
en lui soient justifiés ceux qui ne pouvaient l'être par leurs oeuvres[49].
En effet, 'si quelqu'un pèche, nous avons
comme avocat auprès du Père Jésus-Christ, le Juste ; c'est lui qui est victime de propitiation pour nos
péchés, et non seulement pour les nôtres, mais pour ceux du monde entier' (1 Jn
2, 1-2) ; puisqu'il est 'le sauveur de tous les hommes, et surtout des
croyants' (1 Tm 4, 10), lui qui a 'effacé' par son sang 'l'acte écrit contre
nous', qui 'l'a fait disparaître, afin qu'il ne se retrouve nulle trace de nos
péchés effacés et l'a 'cloué à la croix'. Après avoir dépouillé les principautés
et les puissances, 'il les a données en spectacle à la face du monde en
triomphant' (Col 2, 14-15) sur le bois[50].
Les mêmes thèmes se
développeront à l'âge d'or des Pères : IV°-V° siècles.
Dès 325, le Symbole
de Nicée, fondamentalement trinitaire et christologique par voie de
conséquence, présente la Rédemption comme la fin de l'Incarnation : Qui propter nos homines, et propter nostram
salutem, descendit de caelis. Si le Fils consubstantiel a été crucifié dans
la chair prise de la Vierge, c'est "pour nous" : Crucifixus est etiam pro nobis, sub
Pontio Pilato.
Saint Athanase,
inséparable de la foi de Nicée, offre indirectement une riche doctrine
sotériologique.
Déjà il use de
l'argument sotériologique contre Arius :
Si le Verbe était une simple créature, la
réparation de l'humanité n'aurait pas été possible... Si le Fils était
créature, l'homme resterait purement mortel, sans être uni à Dieu... L'homme ne
pouvait pas être divinisé, uni à une créature, si le Fils n'était pas vrai Dieu[51].
En effet, après saint
Irénée, et dans la ligne de l'école d'Alexandrie, Athanase considère la
rédemption comme ordonnée à notre divinisation,
theopoiesis. Divinisation de
l'humanité individuelle du Christ dès l'Incarnation, mais divinisation - désignée
aussi comme acquisition de l'incorruptibilité,
aphtharsia - destinée à s'étendre à
toute l'humanité moyennant le mystère pascal du Sauveur :
(Le Verbe) s'est lui-même fait homme, pour que
nous soyons faits dieux, et lui-même
s'est rendu visible par son corps, pour que nous ayons une idée du Père
invisible ; et il a supporté lui-même les outrages des hommes, pour que nous
ayons part à l'incorruptibilité[52]...
Dieu avait bien créé
l'homme dans cette incorruptibilité, mais il l'avait perdue "en devenant négligent
et en se détournant de la contemplation de Dieu[53]" ; "l'homme
raisonnable, logikos, créé selon
l'image, disparaissait, et l'oeuvre suscitée par Dieu se détruisait[54]". Situation
"absurde" et "inconvenante"[55], "indigne de la bonté
de Dieu[56]", et qui "provoqua la
philanthropie du Verbe, de sorte que le Seigneur vint jusqu'à nous et apparut
parmi les hommes[57]" :
C'est pourquoi le Verbe de Dieu, incorporel,
incorruptible et immatériel, vient dans nos contrées... Voyant l'espèce
raisonnable se perde,... pris de pitié pour notre race, compatissant à notre
faiblesse, condescendant à notre corruption, n'acceptant point que la mort
dominât sur nous... il prend pour soi un corps,
un corps qui n'est pas différent du nôtre... Il le livra à la mort pour tous
les hommes, puisque tous sont soumis à la corruption de la mort. Il le présenta
au Père en un geste de pure philanthropie. Ainsi, puisque tous mouraient en
lui, la loi visant la corruption des hommes serait abrogée... Il les
vivifierait du fait de sa mort... par la grâce de sa résurrection, il ferait
disparaître la mort loin d'eux, comme de la paille dans le feu[58].
Mais il fallait pour
cela le sacrifice du Christ, offert
en rançon pour la dette de nos
péchés :
Le Verbe comprenait en effet que la corruption
des hommes ne pouvait être éliminée autrement que par le fait de mourir. Or il
était impossible que mourût le Verbe, qui est immortel comme le Père. Aussi
prend-il pour soi un corps capable
de mourir, afin que, participant au Verbe qui est au-dessus de tout, ce corps
devienne apte à mourir pour tous, demeure incorruptible grâce au Verbe logé en
lui et fasse désormais cesser la corruption en tous par la grâce de la
résurrection. Comme un sacrifice et une victime pure de toute tache, offrant à
la mort le corps qu'il avait pris pour lui, il éloigna donc sur le champ la
mort de tous les autres corps semblables[59]... Etant le Verbe de Dieu,
supérieur à tous, qui offrait son propre temple et son instrument corporel en
rançon, antipsychon, pour tous, il
payait à bon droit notre dette en sa
mort. Et uni à tous les hommes par un corps semblable au leur, le Fils
incorruptible de Dieu les revêtit tous avec raison d'incorruptibilité selon la
promesse de sa résurrection. Car la corruption même, comprise dans la mort, n'a
plus de prise sur les hommes, à cause du Verbe logé en eux par le moyen de son
corps individuel[60].
Saint Grégoire de Nysse,
à la génération suivante, est encore connu pour avoir soutenu la théorie de la rançon payée au démon. Effectivement, Grégoire reconnaît un droit réel du démon, en
tant qu'exécuteur des châtiments divins, sur l'homme qui s'est librement vendu
à lui :
Puisque nous nous étions volontairement
vendus, celui qui par bonté nous enlevait pour nous remettre en liberté devait
concevoir non pas un procédé tyrannique, mais un procédé conforme à la justice.
Or c'était un procédé de ce genre que de laisser le possesseur choisir la
rançon qu'il voulait recevoir pour prix de celui qu'il détenait[61].
Mais Dieu va attirer
le diable dans un piège : il lui
offre le Christ en rançon, mais son humanité est comme un appât dissimulant l'hameçon
de la divinité[62] :
A la vue de cette puissance (du Christ),
l'ennemi se rendit compte que ce qu'il avait devant lui valait plus à l'échange
que ce qu'il possédait. C'est pourquoi il le choisit comme rançon de ceux qu'il
détenait dans les geôles de la mort[63].
La puissance adverse ne pouvait entrer en
contact avec Dieu s'il se présentait sans mélange, ni supporter son apparition,
si elle avait lieu sans voile ; voilà pourquoi Dieu, afin d'offrir une prise
plus facile à celui qui cherchait à obtenir un avantage en nous échangeant, se
cacha sous l'enveloppe de notre nature ; en sorte que le démon, comme un
poisson vorace, en se précipitant sur l'appât de l'humanité, se fit prendre à l'hameçon
de la divinité. Ainsi, la vie ayant fait son gîte dans la mort, la lumière
étant venue briller dans les ténèbres, on verrait disparaître ce qui s'oppose à
la lumière et à la vie[64].
Ce "subtil
artifice qui rend saisissable à l'ennemi ce qui lui était insaisissable[65]" apparaît à Grégoire[66] comme une manifestation de
la sagesse de Dieu. Cependant certains Pères rejettent, dès cette époque,
l'idée d'une rançon payée au démon. Ainsi au IV° siècle le Pseudo-Adamantios,
qui proteste avec indignation contre les Marcionites :
Celui qui fut vendu est, dis-tu, le Christ ?
Qui était le vendeur ? As-tu pensé à la fable qui dit que celui qui vend
et celui qui achète sont frères ? Si le diable qui est mauvais a vendu quelque
chose à celui qui est bon, celui qui a renoncé ainsi à l'envie et à toute sorte
de mal est donc juste. C'est donc Dieu lui-même qui est le vendeur. Il serait
plus vrai de dire que les hommes qui se sont livrés eux-mêmes par leurs péchés
ont été délivrés par sa miséricorde... Le diable possède dont le sang du Christ
pour prix des hommes. Sottise et blasphème également énormes ![67]
Ainsi surtout Saint Grégoire
de Nazianze :
A qui donc a-t-il été versé pour nous, et pour
quelle raison, ce noble sang d'un Dieu devenu pontife et victime ? Nous étions
détenus sous le mauvais, car nous nous étions vendus sous le péché, et nous
avions pris en échange la volupté du mal. Si la rançon, lutron, n'est pas
payée à un autre que celui qui détient les captifs, je demande à qui il a été
payé, et pour quelle raison. Si c'est au Mauvais,
hélas, quelle injure ! Comment ? Le brigand reçoit non seulement la rançon de
Dieu, mais prend comme rançon Dieu lui-même, sous prétexte de lui offrir un
salaire de sa tyrannie tellement surabondant qu'il devrait désormais en justice
nous épargner nous-mêmes ? Mais si vous répondez : au Père, alors comment cela se pourrait-il, puisque ce n'est pas en
son pouvoir que nous étions captifs ? Ensuite, pour quelle raison le Père
prendrait-il ses délices dans le sang du Monogène, lui qui n'a pas même agréé
l'oblation d'Isaac par son père, mais l'a changé pour un sacrifice spirituel, logikou, en lui substituant un bélier
?... Le Père, il est vrai, s'est trouvé recevoir ; ce fut pourtant sans qu'il
sollicitât ou qu'il se trouvât dans le besoin, mais pour l'économie de notre
rédemption, parce qu'il fallait que l'homme fût sanctifié par l'humanité de
Dieu, et que lui-même nous libérât et nous ramenât à lui par son Fils
médiateur, en triomphant du tyran par sa puissance[68].
Dans les chapitres
précédents[69], le Nazianzène avait
développé avec complaisance la figure traditionnelle de l'agneau pascal, figure
de la rédemption par le "sang précieux" de l'Agneau véritable,
insistant sur la nécessité de notre assimilation aux mystères de notre salut :
Supportons tout pour le Verbe, imitons sa
passion par nos souffrances, honorons son sang par notre sang, montons
allègrement à la croix. Doux sont les clous, même s'ils sont très cruels. Il
vaut mieux souffrir avec le Christ et pour le Christ, que de vivre avec les
autres dans les délices[70].
S'il monte aux cieux, monte toi aussi :
unis-toi aux anges qui l'accompagnent et l'accueillent[71].
En Occident, à la fin
du IV° siècle, la figure la plus caractéristique[72] est sans doute saint Augustin
(+ 430), dont la doctrine sotériologique apparaît particulièrement riche.
Le docteur d'Hippone
voit dans le Christ essentiellement le médiateur[73] de Dieu et des hommes. Il a
éprouvé tragiquement l'incapacité de l'homme déchu, "sous le coup d'une
juste condamnation" en raison du péché originel et de ses péchés
personnels[74] à rejoindre son Créateur :
Et je cherchais la voie pour acquérir la
vigueur qui me rendrait capable de jouir de toi ; et je ne la trouvais pas,
tant que je n'avais pas embrassé 'le médiateur entre Dieu et les hommes,
l'homme-Jésus-Christ, qui est au-dessus de tout, Dieu béni à jamais' (1 Tim 2,
5)...[75]
Qui pouvais-je trouver qui me réconciliât avec
vous ? Fallait-il avoir recours aux anges ?... Bien des gens... ont tenté cette
voie... Ils avaient beau se mettre en quête d'un médiateur qui les purifiât, il
n'était point là, mais seulement le démon qui 'se transforme en ange de
lumière' (2 Co 11, 14)....[76]
Qui donc pourrait
servir de médiateur entre Dieu, "immortel et sans péché", et les
hommes, "mortels et pécheurs" ?[77]
Il fallait un médiateur entre Dieu et l'homme
qui ressemblât à Dieu, et quelqu'un qui ressemblât aux hommes : semblable aux
hommes uniquement, il eût été trop loin de Dieu ; semblable à Dieu uniquement,
il eût été trop loin des hommes, et n'eût pu remplir son rôle de médiateur...[78]
Ce médiateur, nous
l'avons trouvé dans le Christ :
Le véritable médiateur, que, dans votre
miséricorde mystérieuse vous avez envoyé et montré aux hommes, pour qu'à son
exemple ils apprissent l'humilité, ce 'médiateur entre Dieu et les hommes,
l'homme Jésus-Christ' (1 Tm 2, 5), est apparu entre les pécheurs mortels et le
Juste immortel - mortel comme les hommes, juste comme Dieu[79].
Ce médiateur apparaît
essentiellement comme prêtre, du
fait qu'il s'offre lui-même en sacrifice
: "Pourquoi est-il prêtre ? Parce qu'il s'est offert pour nous[80]". En effet, Dieu exige
un sacrifice pur, et l'homme est radicalement impur[81]. Il reste que le
"prêtre pur" s'offre "lui-même comme victime du monde".
"C'est ce que le Christ a fait[82]", offrant à son Père,
en sa personne, notre propre chair : "Il a pris de toi de quoi offrir pour
toi... Car il a pris de toi la chair, dans cette chair il s'est fait victime,
il s'est fait sacrifice[83]".
Sacrifice expiatoire par substitution, sans
doute, "sacrifice pour les péchés grâce auquel nous puissions être
réconciliés... pour que nous ayons la justice, et non pas la nôtre, mais celle
de Dieu, et non pas en nous mais en lui, de même que lui fit voir le péché, non
pas le sien, mais le nôtre, installé non pas en lui, mais en nous, grâce à la
ressemblance de la chair pécheresse dans laquelle il fut crucifié[84]".
Ce qui n'exclut pas sa
dimension symbolique, mieux, sacramentelle (au
sens large) :
N'ayant pas en lui de péché, il pourrait ainsi
mourir en quelque sorte au péché, en mourant à la chair en qui se trouvait la
ressemblance du péché : n'ayant jamais vécu lui-même sous l'antique loi du
péché, il symboliserait (signaret)
par sa résurrection notre retour à une vie nouvelle, de la vieille mort dont le
péché nous avait fait mourir[85].
Revêtu d'une chair mortelle, ne mourant que
par elle, ne ressuscitant que par elle, par elle seule il s'est mis à l'unisson
avec nous par la mort et la résurrection, en se faisant par elle sacrement pour l'homme intérieur et
exemple pour l'homme extérieur[86].
Ce sacrifice
récapitule pour ainsi dire l'Eglise
tout entière, qu'il unit au Sauveur comme le corps à la tête :
Toute cette cité rachetée, c'est-à-dire la
congrégation et la société des saints, est offerte à Dieu comme un sacrifice universel, par les mains du
grand-prêtre qui, lui aussi, s'est offert lui-même pour nous dans sa passion -
pour que nous soyons le corps d'une
telle tête - selon la forme d'esclave. Car c'est cette forme qu'il a
offerte, en elle qu'il s'est offert, parce qu'il est selon cette forme
médiateur, en elle prêtre, en elle sacrifice[87].
C'est dans cette
perspective très ample qu'il faut envisager - sans lui attribuer une importance
disproportionnée - la conception augustinienne des droits du démon. Dans le christianisme, le salut se concrétise
normalement dans le fait de passer de
potestate Satanae ad Deum (Ac 26, 10). De ce chef, l'oeuvre du Rédempteur
s'avère inséparable d'un certain rapport au démon[88]. Depuis le péché originel,
nous sommes tombés dans le "lien de la servitude dont aucun homme n'est
exempt[89]". "Nous sentons bien que nous
sommes captifs[90]". Captifs de qui ? De
Satan et de ses anges : Ecce sub quorum
captivitate latebat domus[91]. Cela, en vertu d'un
"effet de la justice divine", qui a "livré le genre humain au
pouvoir du démon[92]", non que "Dieu
(ait) fait ou ordonné qu'il en soit ainsi", mais parce qu'il a
"permis cet esclavage, justement toutefois. En effet, dès que Dieu eut
abandonné le pécheur, aussitôt l'auteur du péché s'est emparé de lui[93]". Ainsi, "en
commettant le péché, l'homme, par une juste colère de Dieu, a été assujetti au
démon". Mais aussi, "en remettant le péché, Dieu, par une
bienveillante réconciliation, a arraché l'homme au démon[94]". Comment cela ?
Augustin n'ignore pas
la théorie du piège, qu'il ne dédaigne pas de développer dans ses sermons sous
l'image de la souricière[95]. Cependant il lui substitue
de préférence la théorie de l'abus de
pouvoir, qui apparaît chez quelques Pères grecs[96] mais caractérise surtout le
monde latin[97]. Si le démon avait reçu de
Dieu un certain pouvoir de châtier les pécheurs, il ne jouissait d'aucun droit
sur le Christ innocent. En le faisant mourir, il s'est rendu coupable d'un
attentat qui lui valut d'être justement puni par la perte de ses captifs :
Quelle est donc cette justice qui a vaincu le
démon ? Oui, qu'est-elle, sinon la justice de Jésus-Christ ? Et comment le
démon a-t-il été vaincu ? Parce qu'il a tué le Christ, bien qu'il n'ait pas
trouvé en lui qui méritât la mort. Dès lors, il est juste que ceux que leur
dette tenait sous son pouvoir soient affranchis, s'ils croient en celui que le
démon a mis à mort, alors qu'il n'avait aucun droit sur lui. C'est là ce que
nous appelons être justifiés dans le sang du Christ (Rm 5, 9)[98].
Ailleurs, le docteur
africain développe la théorie de la revanche,
autre argument de convenance qui s'ajoute au précédent sans l'exclure.
Vainqueur de l'homme, notre ennemi, grâce à l'Incarnation, fut justement vaincu
par un membre de la famille humaine :
Il convenait à la justice et à la bonté du
Créateur que le démon fût vaincu par cette même créature raisonnable qu'il se
flattait d'avoir vaincu, et par une créature issue de cette même race qui,
corrompue à l'origine, était dans sa totalité par la faute d'un seul au pouvoir
du démon[99].
Cette économie offrait
enfin l'avantage de "confondre et guérir l'orgueil de l'homme, qui est le
plus grand obstacle à son union à Dieu[100]". Du fait de son
expérience personnelle, Augustin reste bouleversé par "l'humilité de Dieu" dans
l'Incarnation rédemptrice :
Ainsi l'orgueil humain trouverait dans
l'humilité d'un Dieu un reproche et un remède : l'homme pourrait voir combien
il est éloigné de Dieu en étant rapproché de lui par l'Incarnation de Dieu ; un
exemple d'obéissance serait donné par l'Homme-Dieu à l'homme en révolte... La
même nature que le démon se félicitait d'avoir séduite arriverait à le vaincre
sans que pour autant l'homme en retirât une gloire qui risquât de faire naître
de nouveau son orgueil[101].
L'homme apprend ainsi combien il s'est éloigné
de Dieu et quelle force ce lui est, pour supporter ce remède qu'est la douleur,
de revenir vers lui par l'intermédiaire d'un tel Médiateur, qui, étant Dieu,
vient en aide aux hommes par sa divinité, étant homme, se met à leur portée par
sa faiblesse[102].
Saint Augustin devait
mourir au moment même où éclataient au grand jour les controverses
christologiques qui allaient agiter le V° siècle et se résoudre pour
l'essentiel, au plan du dogme, par les conciles d'Ephèse (431) et Chalcédoine
(451). Ces débats devaient fournir l'occasion de nouveaux approfondissements de
la doctrine de la Rédemption.
Grand artisan du
concile d'Ephèse, saint Cyrille
d'Alexandrie s'appuie sur l'incontestable vérité de notre rédemption
par la croix pour prouver contre Nestorius que "le Christ est un", un seul Fils :
Il n'y a pas à concevoir d'autre Fils que lui
: c'est le Seigneur en personne qui nous a sauvés, qui a donné son propre sang
en rançon pour la vie de tous. En effet, "nous n'avons pas été rachetés à
pris d'argent ou d'or périssables, mais par le sang précieux du Christ, cet
Agneau sans défaut et sans tache, qui s'est offert pour nous à Dieu le Père en
sacrifice d'agréable odeur" (1 P 1, 18-19)[103]...
(Si) le Verbe né de Dieu (est une autre
personne que) l'auteur de notre salut, à savoir le descendant de David... nous
avons été rachetés non plus par Dieu - comment et en quoi serait-ce lui, en
effet ? - mais par un sang étranger. Et celui qui est mort pour nous, c'est un
homme quelconque, un soi-disant fils, un postiche. Et le grand, l'auguste
mystère du Monogène fait homme n'était que sornette et imposture : il n'est pas
devenu homme. Nous qualifions de Sauveur et de Rédempteur non pas lui, mais
l'autre, celui qui a donné pour nous son sang à lui[104].
Pour Cyrille, la
passion constitue essentiellement un sacrifice, le sacrifice du Verbe en son humanité :
Car le Christ s'est sacrifié pour nous,
offrande immaculée... Que le Père ait effectivement donné pour nous son propre
Fils, le très sage Paul en fera également foi, lui qui écrit au sujet (du Père)
: "Lui qui n'a pas épargné son propre Fils, mais l'a livré pour nous tous,
comment ne nous donnerait-il pas aussi toutes choses avec lui ?" Par le
"propre Fils" de Dieu, nous entendons le Verbe issu de son essence ;
livré pour nous, (nous disons) qu'il l'a été non encore à nu, sans sa chair,
mais lorsqu'il devint chair. Quant à parler de ses souffrances, cela ne le
diminue pas : il a souffert en effet non en la nature divine, mais en sa propre
chair[105].
Pour lui comme pour
Augustin, le Christ se présente donc comme médiateur,
prêtre et victime :
Comme homme, il est médiateur entre Dieu et
les hommes ; il les réconcilie ; notre grand et très saint pontife apaise
par ses prières le coeur irrité du Père, se sacrifiant lui-même pour nous. Il
est lui-même prêtre et hostie ; il est médiateur, il offre un sacrifice
excellent, étant vraiment l'agneau qui ôte le péché du monde[106]
Dans ce sacrifice, le
Christ innocent, "digne rançon pour la vie de tous[107]" est substitué aux
pécheurs :
(Le Père) a voulu que celui qui n'avait jamais
péché souffrît ce que les plus grands pécheurs doivent souffrir, afin qu'il
nous révèle justes, nous qui avons reçu la foi en lui ; car "il a supporté
la croix, sans regarder à la honte" : un seul est mort pour tous, celui
qui nous valait tous[108].
Ce sacrifice est
simultanément offrande et consécration :
Lorsqu'il dit (Jn 17, 9) : hagiazô, cela signifie : je m'offre (prosagô) et je me consacre (anatithèmi) en oblation immaculée à Dieu
le Père. Etre sanctifié (sacrifié) se dit en effet de ce qui est consacré à
Dieu. "Et le pain que je donnerai, c'est ma chair pour la vie du
monde". Je meurs, dit-il, pour tous, pour les vivifier tous par moi-même ;
j'ai fait de ma chair le prix de la chair de tous. La mort en effet mourra de ma
mort ; avec et en même temps que moi, dit-il, la nature tombée ressuscitera[109].
L'évêque d'Alexandrie
insiste sur la liberté de cette
offrande, en pleine conformité avec la volonté du Père. La responsabilité des
divers acteurs de la passion est établie avec clarté et équilibre :
Le Christ affirme que le pouvoir a été donné à
Pilate ; non en ce sens que Dieu le Père a imposé à son propre Fils de subir la
passion sur la croix, indépendamment de sa volonté (aboulèton) ; mais en ce sens que le Fils unique s'est offert pour
souffrir pour nous. Le Père savait que c'était en cela que s'accomplirait le
mystère. Par le pouvoir donné à Pilate, il faut évidemment entendre ici et il
faut voir affirmer d'une part le consentement et l'approbation du Père, et
d'autre part la volonté du Fils[110].
Il a donc donné sa vie de plein gré pour nous,
sa propre volonté le livrant comme homme, pour ainsi dire, et Dieu le Père
donnant en quelque sorte la permission afin d'acheter par son sang la vie de
tous[111].
Ce n'est pas pour plaire à Dieu qu'ont agi les
bourreaux. Mais le Christ s'est lui-même humilié et ceux-ci le firent mourir[112].
Saint Cyrille, héraut
de la déification de l'humanité par l'Incarnation du Verbe, n'insiste pas moins
vigoureusement sur le rôle salutaire
de la Rédemption :
La mort n'aurait pas pu être détruite d'une
autre façon si le Sauveur n'était pas mort ; il en est de même pour chacune des
affections (pathôn) de la chair[113].
La mort du Christ est devenue comme la racine
de la vie, la destruction de la corruption, la suppression du péché et la fin
de la colère[114].
Le Logos s'est fait chair et habita parmi nous
uniquement pour subir la mort de la chair et triompher par là des principautés
et des puissances, et réduire à néant celui-là même qui tenait le pouvoir de la
mort, c'est-à-dire Satan ; pour enlever la corruption, chasser avec elle
également le péché qui nous tyrannise, rendre ainsi inopérante l'antique
malédiction que subit la nature humaine en Adam comme les prémices (aparchè) du genre et dans la racine
première[115].
Si Cyrille, comme
saint Paul, attribue généralement les effets négatifs de la Rédemption à la mort du Christ, sans laquelle "le
mystère de l'économie selon la chair" aurait été "inutile pour
nous"[116], il rattache à sa résurrection notre incorporation au
Seigneur glorifié :
Quand le Seigneur est revenu à la vie et que
d'un geste il s'est offert à Dieu son Père comme les prémices de l'humanité,
alors assurément nous avons été transformés à une nouvelle vie[117].
Car il revêtit notre chair pour que, la ressuscitant
des morts, il ouvrît ensuite à cette chair tombée dans la mort la voie du
retour à l'immortalité[118].
Unis à notre Emmanuel
par l'Eulogie mystique (l'eucharistie), qui nous donne une "participation
physique[119]" à la chair déifiée du
Verbe, nous devons par toute notre vie communier personnellement à son
sacrifice :
Dans nos sacrifices nous immolons en quelque
sorte et nous offrons à Dieu nos âmes comme en image, lorsque nous mourons au
monde et à la sagesse de la chair, que nous nous appliquons à mortifier nos
vices et que nous nous crucifions avec le Christ afin que, passant à un genre
de vie saint et pur, nous vivions selon sa volonté[120].
On retrouve
l'essentiel de la pensée cyrillienne sur le Rédempteur et la Rédemption dans
les Anathématismes, lus au concile
d'Ephèse et approuvés par les papes[121] :
Le Christ est devenu "le Pontife et l'Apôtre de
notre confession", ainsi que le dit l'Ecriture (He 3, 1). "Il s'est
offert lui-même pour nous en odeur de suavité à son Père" (Ep 5, 2). Si
donc quelqu'un dit que notre Pontife et Apôtre n'est pas le Verbe de Dieu
lui-même quand il "devint chair" (Jn 1, 14) et homme comme nous, mais
un autre homme spécialement distinct du Verbe né de la femme ; ou si quelqu'un
dit qu'il offre pour lui-même le sacrifice et non pas uniquement pour nous -
n'a pas eu besoin de sacrifice qui n'a pas connu le péché - qu'il soit anathème[122].
Si quelqu'un ne confesse pas que le Verbe de
Dieu a souffert dans la chair, a été crucifié dans la chair, a goûté la mort
dans la chair, est devenu "le premier-né d'entre les morts" (Col 1,
18), lui qui est la vie et qui donne la vie comme Dieu, qu'il soit anathème[123].
Un peu plus tard, à
Rome, saint Léon le Grand offre lui aussi une riche doctrine de la
Rédemption, reflétant fidèlement la tradition latine et largement inspirée de
saint Augustin, mais envisagée dans le contexte de la lutte contre le
monophysisme :
Quelle espérance gardent-ils pour eux dans le
secours de ce mystère, ceux qui nient que la réalité de notre substance humaine
se trouve dans le corps de notre Sauveur [124]?... Qu'ils disent donc, ces
chrétiens qui ne voient qu'un fantôme, quelle est la substance du Sauveur qui
fut fixée au bois, qui fut couchée au tombeau, quelle est la chair qui
ressuscita le troisième jour, une fois roulée la pierre du sépulcre !... Et si,
au milieu d'une telle lumière répandue par la vérité, les coeurs endurcis des
hérétiques ne s'arrachent pas à leurs ténèbres, qu'ils montrent d'où leur vient
l'espoir de la vie éternelle, d'où leur vient leur foi en la participation de
la résurrection du Christ[125]!
Le docteur de l'union
hypostatique considère la rédemption dans la perspective plus vaste de la reparatio,
du relèvement de la nature humaine déchue en Adam et réformée par le Verbe,
"dans cette forme d'esclave qu'il a prise à la fin des temps pour nous
refaire, nostrae reparationis causa[126]" :
La Personne du Fils a assumé en propre la
restauration, reparationem, du genre
humain : étant lui-même celui "par qui tout a été fait et sans qui rien
n'a été fait", et qui a animé du souffle de la vie raisonnable l'homme
façonné du limon de la terre, il a voulu être aussi celui qui restituât sa
dignité perdue à notre nature précipitée des hauteurs de l'éternité, celui qui
réformât ce qu'il avait créé[127].
Tel est bien en effet
le motif de l'Incarnation rédemptrice : "délivrer l'homme de la mort
éternelle [128]", "supprimer nos
maladies,... porter remède à nos vices,... purifier notre corruption,... guérir
nos âmes de l'infection de nos ulcères[129]", "briser les
liens du péché et de la mort[130]", "refaire dans
(la) créature l'image de son auteur[131], et finalement - on
retrouve ici le thème de la divinisation - nous permettre de "participer à
la nature divine[132]". C'est pourquoi,
"comme la nature divine ne pouvait recevoir le trait de la mort, il a
pris, en naissant de nous, ce qu'il pourrait offrir pour nous[133]".
Cela, en vertu de
l'admirable échange déjà exalté par les premiers Pères, mais appliqué
particulièrement à la passion du Sauveur, dans laquelle "l'abaissement de
la divinité est notre relèvement[134]" :
Il était, en effet, venu du ciel en ce monde
comme un marchand riche et bienfaisant, et par un admirable échange, avait
conclu un marché salutaire, prenant ce qui était à nous, et accordant ce qui
était à lui, donnant pour les opprobres l'honneur, pour les douleurs le salut,
pour la mort la vie[135].
Le Père et le Fils,
ayant même volonté, ont coopéré tous deux à ce plan de restauration de
l'humanité :
Dans l'oeuvre du salut universel par la croix
du Christ, unique était la volonté du Père et du Fils, unique leur dessein[136].
Si le Seigneur a contenu le pouvoir de sa
majesté et souffert pour lui la violence du persécuteur, c'est par un effet de
cette volonté selon laquelle "il nous a aimés et il s'est livré pour nous
(Ep 5, 2)", et avec la coopération du Père lui-même, qui "n'a pas
épargné son propre Fils, mais l'a livré pour nous tous" (Ro 8, 32)[137].
Cette oeuvre de notre
salut, saint Léon l'envisage comme un grand combat entre Dieu et le démon, où
il associe les thèmes traditionnels de l'abus
de pouvoir, de la ruse et de la revanche :
Le Christ Jésus, exalté sur le bois... permit
à l'antique ennemi d'exercer sur lui son audace, lequel, en déployant sa fureur
contre une nature à lui soumise, osa exiger un dû là même où il ne put trouver
aucune trace de péché. Ce mortel acte de vente (cf. Col 2, 15) qui nous
concernait tous, se trouva donc privé de sens, et le contrat de servitude fut
désormais au pouvoir du Rédempteur. Ces clous qui avaient transpercé les mains
et les pieds du Seigneur s'enfoncèrent dans le diable pour d'éternelles
blessures, et le supplice des membres sacrés causa la mort des puissances
ennemies[138]...
C'est (le Verbe) qui, voulant délivrer le
genre humain des liens de la prévarication mortelle, cacha à la fureur du
diable la puissance de sa majesté et en même temps lui opposa la faiblesse de
notre humilité. Si en effet cet ennemi cruel et superbe avait pu connaître le
dessein de miséricorde de Dieu, il se serait appliqué à tempérer par la douceur
les âmes des Juifs, plutôt qu'à allumer en elles d'injustes haines ; et il
aurait ainsi évité de perdre l'esclavage de tous ses captifs en s'attaquant à
la liberté d'un seul homme qui ne lui dût rien. Sa méchanceté le trompa : il
infligea au Fils de Dieu un supplice qui devait se changer en remède pour tous
les fils des hommes. Il répandit le sang innocent qui serait pour le monde en
attente de sa réconciliation et une rançon et un breuvage. Le Seigneur accepta
ce dessein que sa volonté avait choisi. Il permit à des mains furieuses et
impies de se porter sur lui, et celles-ci, en s'appliquant à commettre leur
crime à elles, étaient en fait au service du Rédempteur[139]...
L'ennemi du genre humain, voulant donner la
mort à toute l'humanité, en s'attaquant à son origine, nous avait blessés d'une
blessure mortelle, et, l'ancêtre commun ayant fait sa soumission, toute sa
descendance était prisonnière et incapable d'échapper à cette loi de fer.
Aussi, lorsqu'il vit parmi tant de générations qui lui étaient soumises en
vertu d'un pacte mortel, un homme unique entre les enfants des hommes, dont les
vertus dépassaient, à son étonnement, celles des saints de tous les temps, il
crut pouvoir se promettre la perpétuité de son droit, si les mérites de la
justice se montraient incapables de vaincre les droits de la mort. Excitant
donc plus âprement ses serviteurs et ses mercenaires, il exerça ses fureurs
pour son propre malheur : pensant que celui qu'il avait pu tuer avait une dette
à lui payer et poursuivant une nature humaine semblable à celle des coupables,
il ne vit pas que le seul qui fût innocent était libre vis-à-vis de lui. l ne
se trompait certes pas quant à la race, mais il se trompait quant au grief. Le
premier et le second dam partageaient bien la même chair, mais non les mêmes
oeuvres : dans celui-là tous meurent, dans celui-ci tous revivront... Ce
mystère d'un grand amour, bien-aimés, l'orgueil du démon, comme l'impiété des
Juifs, l'ignorait... Mais le décret de la miséricorde de Dieu était caché à
l'ennemi du genre humain, et sous le voile de la chair, Dieu se dissimulait,
"se réconciliant le monde dans le Christ" (2, Co 5, 19). C'est
pourquoi le diable persista dans sa fureur contre celui en qui il ne pouvait
rien découvrir qui fût sien[140]...
Dans "la lutte
engagée pour nous", Dieu nous fait l'honneur de vaincre, "avec une
parfaite équité[141]", "l'hostilité et
la malice de l'ennemi", non "par le seul commandement de sa
volonté", mais "par cela même qu'elles avaient vaincu" :
"la nature même qui nous avait tous jetés dans la servitude[142]... cette nature qu'il avait
vaincue le premier[143]".
Dans ce combat
dramatique, le Christ reste finalement le grand vainqueur, et cela, dès le
moment de son exaltation sur la croix :
C'est ainsi que le Christ consomma sa victoire
: désormais en lui et par lui triompheraient tous ceux qui croiraient en lui.
Glorifié par l'exaltation de son corps crucifié, le Seigneur poursuivait la
réconciliation du monde, du haut-lieu de son supplice[144].
D'où une admirable
hymne à la croix, où le grand pape atteint aux sommets du lyrisme des mystiques
chrétiens :
O puissance admirable de la croix ! O gloire
ineffable de la passion ! Là se trouve le tribunal du Seigneur, là le jugement
du monde, là le pouvoir du crucifié ! Vous avez tiré tout à vous, Seigneur, et
lorsque vous étendiez tout le jour vos mains vers un peuple incrédule et
obstiné à vous contredire (Is 65, 2), le monde entier reçut l'intelligence pour
confesser votre majesté... Car votre croix est la source de toutes les
bénédictions, et la cause de toutes les grâces ; par elle, de la faiblesse les
croyants reçoivent la force, de l'opprobre, la gloire, de la mort, la vie.
Maintenant aussi la diversité des sacrifices charnels prend fin et l'offrande
unique de votre corps et de votre sang consomme toutes les différentes
victimes : car vous êtes le véritable Agneau de Dieu, qui ôtez les péchés
du monde, et vous achevez en vous tous les mystères, afin que tous les peuples
ne fassent plus qu'un seul royaume comme toutes les victimes font place à un
seul sacrifice[145].
Point de place dès
lors pour la tristesse aux jours où le peuple chrétien célèbre le sacramentum pascale :
Si, lorsque Israël sortit d'Egypte, le sang
d'un agneau servit à lui rendre la liberté, et si cette fête devint la plus
sainte de toutes, elle qui avait, par le sacrifice d'un animal, écarté la
colère du dévastateur, combien grande doit être la joie des foules chrétiennes,
alors que, pour elles, le Père tout-puissant "n'a pas épargné son propre
Fils, mais l'a livré pour nous tous ? Ainsi, dans l'immolation du Christ, la Pâque
est devenue le vrai et unique sacrifice qui arrache non seulement un seul
peuple à la tyrannie de Pharaon, mais le monde entier à l'esclavage du diable[146].
Le cinquième siècle est marqué par
d’importantes querelles christologiques aboutissant aux deux conciles
fondateurs d’Éphèse et de Chalcédoine, mais aussi, après Chalcédoine, à la
dissidence d’une partie notable de l’Orient tombée dans le monophysisme. Nous
retiendrons de cette période, pour l’Orient, saint Cyrille d’Alexandrie, grand
défenseur de l’orthodoxie constamment soutenu par Rome ; pour l’Occident,
les papes, et parmi ceux-ci essentiellement saint Léon.
Patriarche d’Alexandrie en 412,
saint Cyrille est surtout connu comme docteur de l’Incarnation, défenseur de
l’unité du Christ face au dualisme nestorien. Mais sa contribution à
l’ecclésiologie, étroitement liée à sa christologie et à sa pneumatologie,
n’apparaît pas moins remarquable[147].
On peut y distinguer deux aspects : l’Église comme organisme vivant (ou
comme corps du Christ), et l’Église comme organisation, culminant dans le
primat pétrinien.
L’Église comme
organisme vivant
L’Église dans les
symboles de foi
Le Symbole de Nicée[148],
si souvent invoqué dans la controverse nestorienne, ne contenait pas d’article
spécial relatif à l’Église, mais il se termine par un anathème prononcé par
« l’Église catholique et apostolique ». Saint Cyrille reprend cette
formule dans l’introduction de sa Troisième
lettre à Nestorius :
Voilà la foi de l’Église catholique
et apostolique, que professent unanimement les évêques orthodoxes d’Orient et
d’Occident[149].
Enfin la profession de foi de
Charisius, approuvée par les Pères d’Éphèse, comportait un article sur
l’Église :
Je crois… à l’Esprit de vérité, le
Paraclet, consubstantiel au Père et au Fils, et à la sainte Église catholique,
pour la vie éternelle[150].
De fait, pour saint Cyrille,
l’Église apparaît comme l’union de l’humanité à Dieu, le prolongement de
l’Incarnation rédemptrice, une participation de l’Esprit Saint :
Le Fils unique de Dieu, qui apparaît
à nos regards dans la substance même du Père, et qui tient en sa nature son
Père tout entier, est de chair, selon l’Écriture ; se mêlant pour ainsi
dire à notre nature, par une union ineffable avec un corps de cette terre. Ainsi
ce Dieu véritable est-il devenu, en toute vérité, un homme céleste, et non un
homme porteur de Dieu[151], comme le disent
certains qui ne comprennent pas exactement la profondeur du mystère ; mais
il était dans un seul et même être Dieu et homme. Il unissait de la sorte en
lui deux natures par elles-mêmes très distantes, et il faisait communier et
participer l’homme à la nature divine. La communion de l’Esprit Saint, en
effet, est descendue jusqu’à nous : l’Esprit a habité en nous aussi. Cela
a pris un commencement dans le Christ et s’est réalisé dans le Christ le
premier. Lorsqu’en effet il est devenu semblable à nous, c’est-à-dire homme, il
a été oint et consacré, quoique en sa nature divine, en tant qu’il vient du
Père, il sanctifiât lui-même par son propre Esprit le temple de sa chair, et
tout l’univers qu’il a créé, dans la mesure où tout doit être sanctifié. Le
mystère qui s’est passé dans le Christ est donc le commencement et le moyen de
notre participation à l’Esprit et de notre union avec Dieu[152].
Unité spirituelle du
corps du Christ
« L’Église est appelée le
corps du Christ, et nous en sommes les membres »[153].
Dans la forêt luxuriante des images de l’Église proposées par le saint docteur,
celle du corps (il ne dit jamais : du corps mystique) apparaît comme la
plus profonde théologiquement : le corps individuel du Christ, auquel nous
communions par « l’eulogie mystique » (c’est-à-dire le corps
eucharistique), fait de nous le corps social du Christ : l’Église[154].
En exposant le mystère de la
Trinité[155], comme
celui de l’Incarnation, Cyrille met sans cesse l’accent sur l’unité. C’est
cette unité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, dans une communauté de vie qui
ne supprime pas la distinction des personnes[156],
que les chrétiens doivent tendre à réaliser ici bas. Il se risque même à
établir un parallèle entre l’unité qui existe entre les trois personnes
divines, et celle qui unit les hommes, la première étant évidemment supérieure
à la seconde[157].
Comment conçoit-il donc le rapport
qui unit l’Église au Père, au Fils et au Saint-Esprit ? L’homme, créé à
l’image et à la ressemblance de Dieu, ayant détérioré en lui cette similitude,
Dieu, qui avait de toute éternité prévu cette faute, et résolu de le sauver,
procède à la restauration de l’état originel par l’Incarnation, la mort et la
résurrection de son Fils. Par l’Incarnation rédemptrice, l’humanité se trouve
même plus étroitement unie à Dieu que dans l’état originel. Elle reçoit le
Saint-Esprit de manière plus stable. Surtout, elle acquiert une parenté
radicale, suggeia, avec Dieu. L’esprit d’adoption nous est communiqué comme
un privilège de la nouvelle économie, par la médiation physique du Christ[158].
Le Verbe incarné est le nouvel Adam, la racine et le principe de l’humanité
régénérée, le médiateur entre Dieu et les hommes, la source de toute sainteté
et de toute vie surnaturelle[159].
Nous sommes fils de Dieu
en quelque sorte naturellement en lui
et en lui seul ; par participation et selon la grâce, par lui, dans
l’Esprit. De même donc que la qualité de Monogène est devenue propre à
l’humanité dans le Christ, parce qu’elle est unie au Verbe dans l’économie du
salut, de même il est devenu propre au Verbe d’être premier né et d’être le
premier parmi beaucoup de frères, parce qu’il s’est uni à la chair[160].
Or le Christ a établi l’Église
pour continuer après son Ascension son œuvre rédemptrice. Dès lors, l’Église,
en qui sont présents le Christ et l’Esprit, est la source unique de toutes
grâces[161].
Cyrille attire constamment l’attention sur l’unité mystérieuse qui relie dans l’Église
tous les hommes au Verbe incarné, au Saint-Esprit et entre eux. Les hommes sont
un par leur consubstantialité, par leur élévation à l’état surnaturel, et, dans
le Christ, ils le sont « physiquement », en raison de son
Incarnation.
Le fondement de leur unité est à
la fois l’unité du corps du Christ, qui ne saurait être divisé (cf. 1 Co 1,
13), et l’unicité de l’Esprit du Père et du Fils :
Si nous sommes tous concorporels, sussomoi,
les uns aux autres dans le Christ, et non seulement les uns avec les autres,
mais encore avec lui qui vient en nous par sa chair, comment ne serions-nous
pas tous un, et les uns dans les autres et dans le Christ ? Le Christ est
en effet le lien de l’unité, parce qu’il est un seul et même Dieu et homme...
Recevant tous en nous-mêmes le même
unique Esprit, c’est-à-dire l’Esprit Saint, nous sommes par là mélangés tous
ensemble et avec Dieu. Quoique nous soyons distincts les uns des autres et
qu’en chacun habite l’Esprit du Père et du Fils, cet Esprit cependant est un et
indivisible. Il réunit donc par lui-même les esprits multiples et distincts,
les rendant en quelque sorte un seul esprit en lui. De même que la vertu de la
chair sainte rend concorporels entre eux ceux qui la reçoivent, de la même
façon, à mon avis, l’Esprit un, qui vient habiter en tous, les mène tous à
l’unité spirituelle… En vérité, si l’unique Esprit de Dieu réside en nous tous,
seul le Père de tous sera Dieu en nous et il amènera par son Fils dans l’unité
entre eux et avec lui ceux qui participent de l’Esprit[162].
Le Christ n’est d’aucune façon
divisé, mais il demeure un et entier en tous. Il est notre paix ; car il
nous unit les uns aux autres dans la concorde, et par lui-même il nous unit à
Dieu dans l’Esprit[163].
L’eulogie mystique, principe de l’unité du
corps mystique
Comme celle du Verbe incarné,
cette unité n’est pas purement morale ; elle se réalise ontologiquement
par « l’eulogie mystique », ce qui entraîne, secondairement, le
précepte moral de l’union :
Que nous soyons spirituellement
attachés au Christ par des sentiments de charité parfaite, par une foi droite
et inébranlable, par notre amour de la vertu et la sincérité de nos
convictions, notre doctrine ne s’y oppose pas ; nous déclarons nous-mêmes
que cela est tout à fait exact. Mais si l’on dit que nous n’avons avec lui
aucun rattachement selon la chair, nous allons montrer qu’on est en opposition
avec l’Écriture sainte… Qu’on nous dise, en effet, quelle est la raison d’être
et la vertu de l’eulogie mystique ? Pourquoi vient-elle en nous ? N’est-ce
pas pour introduire en nous corporellement le Christ, par la participation et
la communion de sa chair ?… Nous lui devenons concorporels par la
réception de l’eulogie mystique et nous devenons un seul corps avec lui comme
l’ont été les saints Apôtres. Le Christ n’a-t-il pas dit que leurs membres, ou
plutôt tous nos membres, étaient les siens ? Il est écrit en effet :
« Ne savez-vous pas que vos membres sont les membres du
Christ ? » (1 Co 6, 15). Et le Sauveur dit : « Qui mange ma
chair et boit on sang demeure en moi et moi en lui » (Jn 6, 56). Il faut
bien remarquer ici que le Christ ne parle pas d’être en nous par un rapport
d’affection, mais par participation physique. De même que si quelqu’un
façonnait ensemble deux morceaux de cire et les faisait fondre au feu, il les
réduirait à n’être qu’un, de même, par la réception du corps du Christ et de
son précieux sang. Lui est en nous, et nous, nous sommes unis en lui[164].
La raison de notre unité avec le
Christ et entre nous, c’est donc d’abord le corps du Christ, distribué à des
milliers de fidèles et pourtant toujours entier[165].
Le Christ, pain du ciel, étant indivisible, unit tous les hommes dans son
corps :
Ce n’est pas la manne, figure de
l’eulogie, qui est le pain du ciel, dit le Christ, mais bien plutôt moi qui descends
du ciel, qui vivifie tous les hommes et qui m’insère en ceux qui me mangent,
par la chair que je me suis unie.
Devenant participants de l’Esprit,
nous sommes unis au Sauveur de tous et les uns aux autres. Nous devenons aussi
concorporels en ceci que, « le pain étant un, nous devenons tous un seul
corps ; car tous nous participons à l’unique pain » (1 Co 10, 17). Le
corps du Christ, qui est en nous, lie dans l’unité puisqu’il n’est en aucune
façon divisé[166].
Cette mystérieuse unité a aussi sa
source dans le Saint-Esprit, dont les fidèles s’abreuvent dans l’eulogie
mystique[167].
Cyrille unit ces deux thèmes dans son Commentaire
sur saint Jean :
Pour que nous tendions vers l’unité
avec Dieu et entre nous, et que nous soyons mêlés ensemble, bien que nous
soyons divers individuellement par les différences de chacun quant aux âmes et
quant aux corps, le Monogène a eu l’idée d’un moyen qu’il inventa par sa propre
Sagesse et par le conseil du Père. En effet, en bénissant les croyants en soi
dans un seul corps, c’est-à-dire en son propre corps, par la participation
mystique, il les a rendus concorporels avec lui et entre eux. Qui en effet
séparera cette union physique entre ceux qui sont unis jusqu’à l’union au
Christ par ce saint corps unique ? Le Christ, en effet, ne peut être
divisé. Voilà pourquoi l’Église est aussi appelée corps du Christ, et nous,
nous en sommes les membres, selon la pensée de saint Paul (1 Co 12, 27). Parce
que nous sommes tous unis au Christ unique par son saint corps, nous qui le
recevons dans nos corps, lui, un et indivisible, nous devons être les membres
du Christ lui-même plus encore que nos propres membres…
Pour ce qui concerne l’union dans
l’Esprit, nous suivrons à peu près la même route dans nos considérations, et
nous dirons encore qu’ayant reçu un seul et même Esprit, je veux dire l’Esprit
saint, nous sommes tous en quelque sorte unis entre nous et avec Dieu. Bien
qu’en effet nous soyons plusieurs, pris séparément, et qu’en chacun, le Christ
fasse habiter l’Esprit du Père et son propre Esprit, l’Esprit est cependant un
et indivis, lui qui rassemble dans l’unité par lui-même les esprits de chacun
existant séparément — c’est-à-dire en tant qu’ils ont une individualité selon
l’existence — et qui les fait apparaître comme ne formant en lui-même qu’un
seul être. De même, en effet, que le pouvoir de sa chair sainte rend
concorporels ceux en qui il est, de même, si je ne me trompe, l’Esprit unique
de Dieu, habitant d’une manière indivisible en tous, les amène tous
inéluctablement à l’unité spirituelle[168].
Les fidèles sont comme une pâte à
laquelle se mêle le levain du Christ. Les oblats « étant en toute vérité
transformés au corps et au sang du Christ par la puissance ineffable du Dieu
qui peut tout »[169],
cette chair vivifiante, unie au Verbe de vie[170],
nous vivifie et nous déifie corps et âme :
Puisque la chair du Sauveur est
devenue vivifiante, unie qu’elle est à celui qui par nature est la vie, je veux
dire au Verbe de Dieu, quand nous le mangeons, nous recevons en nous la vie,
lui étant unis comme elle-même l’est au Verbe qui habite en elle[171].
Du même coup, la communion au
corps du Christ est racine, principe et consommation de l’unité catholique, à
l’image de l’unité trinitaire :
Tous nous sommes, par nature,
enfermés dans nos individualités. Mais d’une autre façon, tous ensemble nous
sommes réunis. Divisés en quelque sorte en des personnalités bien distinctes,
par quoi un tel est Pierre, ou Jean, ou Thomas, ou Matthieu, nous sommes comme
fondus en un seul corps dans le Christ, en nous nourrissant d’une seule chair.
Un seul Esprit nous marque pour l’unité, et comme le Christ est un et
indivisible, nous tous ne sommes plus qu’un en lui. Aussi disait-il à son Père
céleste : « Qu’ils soient un comme nous sommes un »[172].
Nous sommes tous un dans le Père, le
Fils et le Saint-Esprit, un, dis-je, par la même manière de vivre…, par
l’uniformité de notre piété, par la communion à la sainte chair du Christ et
par la communion à l’unique Esprit Saint[173].
Le fruit suprême de l’eulogie
mystique sera la charité, la concorde, le pardon des injures, le dévouement au
prochain. Le Christ ne pouvant être divisé, ses membres doivent favoriser tout
ce qui peut confirmer l’union fraternelle :
Pour nous fondre dans l’unité avec
Dieu et entre nous, quoique nous ayons chacun une personnalité distincte, le
Monogène a inventé un moyen merveilleux : par un seul corps, le sien
propre, il sanctifie ses fidèles dans la communion mystique, les faisant un
seul corps avec lui et entre eux. Nulle division ne peut survenir à l’intérieur
du Christ. Unis tous à l’unique Christ par son propre corps, le recevant tous,
lui, un et indivis, en nos propres corps, nous sommes les membres de ce corps
unique, et il est ainsi pour nous le lien de l’unité[174].
Autres images de
l’unité de l’Église
De la notion fondamentale de corps
du Christ, le patriarche d’Alexandrie passe sans cesse, avec une facilité
déconcertante, à d’autres images destinées à inculquer le dogme et le principe
de l’unité spirituelle.
— Époux et épouse[175]
Cyrille y revient souvent, avec
diverses variations. Dans son Commentaire
sur saint Jean, c’est l’humanité tout entière qui est considérée comme
fiancée ou épouse du Christ. L’union se réalise par le baptême, qui unit les
néophytes avec Dieu et tous les fidèles entre eux[176].
Dans les Glaphyres sur la Genèse, il passe de l’image du pain à celle de
l’union conjugale : nous participons au Christ corporellement par son
corps eucharistique, spirituellement par son Esprit, comme son épouse, la
nouvelle ève, qui est une seule
chair et un seul Esprit avec lui :
Nous avons été en effet rendus
concorporels, sussomoi, par l’eulogie mystique. Mais nous avons été unis entre
nous d’une autre manière, parce que nous avons été faits participants, koinwnoi,
de la nature divine par l’Esprit. Il habite en effet les âmes des hommes, et
comme l’a dit le bienheureux Jean : « En cela, nous savons qu’il est
en nous (1 Jn 3, 24) par l’Esprit qui nous est donné ». Il est donc notre
vie, notre justification… Il n’est donc pas du tout étonnant que, même dans le
premier Adam, le mystère du Christ ait alors été annoncé, non par une image
d’une parfaite ressemblance, mais par une image antithétique. Celui-là était en
effet le principe de notre race pour la mort, pour la malédiction, pour la
condamnation ; celui-ci, précisément pour tout le contraire : pour la
vie, pour la bénédiction, pour la justification. Le premier, en effet , s’unit
à la femme en une seule chair et par là en périt ; mais le Christ,
s’unissant l’Église par l’Esprit, la libère et la sauve, et la rend supérieure
à la malice du démon[177].
Plus loin, il voit des images de
l’Église dans Rachel et Rébecca[178].
Les Églises particulières sont comme les nombreuses épouses que le Christ a
acquises par son sang et qui constituent comme une seule maison, une seule
famille[179].
Dans le Commentaire sur le Cantique, il précise que les fidèles et la
hiérarchie sont l’épouse du Christ et que les membres principaux de la
hiérarchie sont les évêques, les prêtres, les diacres, les docteurs et les
pasteurs[180].
L’union s’est réalisée à la croix : « Il appelle jour de ses noces le
jour de sa passion où il s’est uni l’Église par son sang »[181].
— Cep et sarments
Dans son Commentaire de saint Jean, Cyrille souligne la consubstantialité du
Christ, cep de la vigne, avec les hommes, ses sarments, rapproche cette
comparaison avec celle de la tête et du corps, et insiste sur ce que la
théologie postérieure appellera grâce capitale. Il mentionne des exemples
typiques de la grâce originelle d’Adam, de celle des anges, de celle qui, après
la chute, nous vient du Rédempteur, dans l’ordre de la causalité morale (par
mode de mérite, rétroactive pour les hommes d’avant le Christ)[182],
et dans celui de la causalité efficiente physique[183],
limitée à la nouvelle Loi, par laquelle l’esprit d’adoption nous est
communiqué.
C’est par la grâce, la foi et la
charité que le chrétien est inséré dans le Christ[184],
grâce à la prédication de l’Église et au baptême. La grâce, richesse, force,
vêtement, ornement de l’âme, est inséparable de la présence du Saint-Esprit,
qui transforme les âmes en se donnant lui-même comme participation de la nature
divine. Le Christ communique l’Esprit après sa résurrection, d’abord aux
Apôtres, puis à tous les fidèles. Le Saint-Esprit, vertu sanctificatrice du
Fils, transforme les justes au baptême et demeure ensuite dans leurs âmes. Se
séparer de la foi de son baptême par l’hérésie, c’est se perdre comme le
sarment détaché de la vigne.
Les deux images du corps et de la
vigne sont connexes :
Il est la tête, et nous, nous sommes
son corps et ses membres. Et il est, lui, la vigne ; et nous, nous avons
été insérés comme des rameaux, liés ensemble dans l’unité, selon l’Esprit, par
la sanctification[185].
— Temple et tabernacle
Cyrille compare aussi l’Église à
un bercail, un édifice, une cité — la Jérusalem nouvelle —, un navire, mais
surtout à un temple, dont Pierre et les autres Apôtres sont les fondements, le
Christ la pierre angulaire. Il habite en ce temple par son Esprit. Dans L’adoration en esprit et en vérité, le
tabernacle représente surtout l’Église, dans le Commentaire sur saint Jean, le Christ ; souvent aussi, l’âme.
Dans le Livre des trésors de la sainte et
consubstantielle Trinité, il rapproche, avec l’unité du Père et du Fils, du
Fils avec les hommes et de ceux-ci entre eux, les comparaisons du temple et du
corps :
Puisqu’il a pris le corps humain, il
nous appartient. Mais il a en lui le Père… Comme je suis en eux et comme le
Père est en moi, dit-il, ainsi je veux que vous soyez parfaits, en sorte que
vous soyez unis les uns aux autres en une certaine unité et que vous soyez tous
en moi comme un corps et que par là je vous porte tous comme en un temple[186].
Consommation
de l’unité de l’Église en Dieu
Dans le Christ, l’Église forme
comme une gerbe offerte à Dieu le Père :
Jésus-Christ est un. Cependant on le
représente comme une gerbe nombreuse, et il l’est parce qu’il contient en lui
tous les fidèles par une union spirituelle… Depuis qu’il s’est fait comme nous,
nous lui sommes devenus concorporels, et nous avons reçu avec lui une union
selon le corps. C’est pourquoi nous disons que nous sommes un en lui… Eh bien !
Le Seigneur est une gerbe, parce qu’il nous lie tous en lui, et qu’il s’étend
sur nous tous et qu’il est les prémices de l’humanité consommée dans la foi et
destinée aux célestes trésors. Aussi quand le Seigneur est revenu à la vie et
que d’un geste, il s’est offert à Dieu son Père, comme les prémices de
l’humanité, alors assurément, nous sommes transformés pour une vie nouvelle[187].
Une mais diversifiée selon les
fonctions, l’Église grandit jusqu’à sa consommation, qui se réalisera elle
aussi par le Christ et l’Esprit Saint :
Notre retour vers Dieu, qui se fait
par le Christ, notre sauveur, ne s’opère que par la communion et la
sanctification de l’Esprit. En le prenant en nous, nous devenons participants
et communiants de la nature divine. Or nous le recevons par le Fils, et dans le
Fils nous recevons le Père[188].
L’Esprit est l’image parfaite de la
substance du Fils, comme saint Paul l’a écrit : « Ceux qu’il a
discernés, il les a prédestinés à devenir conformes à l’image de son
Fils » (Ro 8, 29). Il rend donc ceux dans lesquels il vient semblables à
l’image du Père, c’est-à-dire au Fils. Par là, tout est ramené par le ils vers
celui d’où il est, c’est-à-dire vers le Père, par l’Esprit[189].
L’unité de l’Église provient de
l’effusion de l’Esprit du Christ. Dans ce dernier, tout le genre humain est
divinisé :
« Il a habité parmi nous ».
C’est le mystère profond. Tous, en effet, nous étions dans le Christ, et c’est
la commune personne de l’humanité qui se reforme en lui. Le Verbe a habité en
tous par un seul. Un seul ayant été « constitué Fils de Dieu en puissance
selon l’Esprit de sainteté », cette dignité se communique à tout le genre
humain, si bien que, par l’un de nous, cette parole nous atteint aussi :
« J’ai dit : vous êtes tous dieux et fils du Très Haut »[190].
Si nous n’avions pas été enrichis de
l’Esprit qui nous met au nombre des fils, nous ne serions nullement fils de
Dieu[191].
Le Saint-Esprit nous transforme à
l’image du Fils, en tant qu’il est l’Esprit du Christ[192] :
il habite « principalement » dans le Christ-Tête et
« secondairement » dans ses membres :
Il est nécessaire de reconnaître que
l’Esprit est de la substance du Fils. En effet, comme il est issu de lui par
nature et qu’il est envoyé par lui sur la créature, il accomplit le
renouvellement de la création, étant l’achèvement de la sainte Trinité[193].
En tant qu’homme, le Christ reçoit
l’Esprit ; en tant que Dieu, il le distribue.
Lui aussi a reçu l’Esprit. Pourtant,
quand on le conçoit en lui-même, il est celui qui fournit l’Esprit, et c’est
par lui que le Père l’infuse dans les saints. De fait, il a soufflé sur les
Apôtres en disant : « Recevez l’Esprit Saint. C’est ainsi en effet
qu’il a été donné dès les origines de l’homme[194].
Le Monogène une fois devenu homme, et
trouvant la nature de l’homme dépouillée de son bien antique et originel,
entreprit de l’y restaurer en le lui rendant pour ainsi dire de la source de sa
propre plénitude, avec ces mots : « Recevez l’Esprit
Saint » ; par un souffle corporel très apparent, il figurait bel et
bien la nature de l’Esprit[195].
Union
transformante
Au sein du corps ecclésial, le
chrétien est transformé en Dieu à l’image du Christ par l’Esprit Saint :
Il n’y a d’union avec Dieu que par
participation à l’Esprit Saint, nous infusant la sainteté de sa propre nature,
modelant de nouveau les âmes humaines en sa propre vie, il leur imprime une
ressemblance divine et sculpte en elles l’effigie de cette substance qui est la
plus parfaite de toutes les substances[196].
Le Christ est formé en nous en vertu
d’une forme divine que le Saint-Esprit nous infuse par la sanctification de la
justice[197].
Cette union dépasse l’union des
volontés : elle implique une participation « physique », à la
manière dont le fer participe au feu :
Il est faux que nous ne puissions
être un avec Dieu que par un accord de volonté. Car au-dessus de cette union,
il en est une autre plus sublime et de beaucoup supérieure, qui s’opère par une
communion de la divinité à l’homme, lequel tout en conservant sa propre nature,
est transformé pour ainsi dire en Dieu, de même que le fer plongé dans le feu
devient igniforme, et, tout en demeurant du fer, semble changé en feu. Voilà le
mode d’union à Dieu par la réception en eux et la participation de la divinité
que Notre Seigneur demande pour ses disciples[198].
L’Église comme organisation
Avant de remonter au ciel, le
Christ a envoyé ses Apôtres dans le monde comme lui-même avait été envoyé par
le Père. Dès lors, l’Église présente aussi un aspect visible, une organisation,
qui apparaît chez saint Cyrille plus comme vécue que comme pensée.
Une ecclésiologie vécue
Dans les écrits du docteur
d’Alexandrie, nous voyons vivre l’Église d’Alexandrie, ses évêques et son
métropolite.
— L’Église d’Alexandrie
L’Église d’Alexandrie inclut
toutes les communautés voisines d’Égypte. Les évêques n’entreprennent rien sans
en référer au métropolite, qui joue un rôle de premier plan. Ceci, d’une part
en raison de la tradition intellectuelle prestigieuse de la ville, d’autre part
en raison de la personnalité de Cyrille, qui met une énergie farouche à défendre
l’unité de l’Église autour du pape Célestin, à qui « dans l’Église il faut
en référer dans toutes les affaires importantes »[199].
Cyrille prêche une religion de l’Incarnation, où la cohésion des fidèles dans
la foi et la charité est maintenue par l’obéissance à l’évêque, au métropolite
et enfin au successeur de Pierre, clef de voûte de l’édifice.
— L’évêque
Le Christ a choisi des Apôtres,
dont les évêques sont les successeurs[200].
L’évêque, pasteur et docteur, prêtre et sanctificateur, représente donc le Christ.
Entouré de prêtres et de diacres,
il préside au culte liturgique, veillant à sa dignité. Il célèbre l’eulogie
mystique, sacrifice offert tous les jours jusqu’à la fin des temps dans les
Églises orthodoxes, confère le baptême, et, malgré le sentiment de son
indignité, il a le pouvoir de remettre les péchés. Il fait précéder les
ordinations d’une enquête sérieuse.
Il veille à l’instruction par sa
prédication, qui est une mystagogie. En cela, il prend soin des femmes comme
des hommes, ayant constaté l’influence des premières sur la société. Aussi dans
la controverse nestorienne s’adresse-t-il « aux reines », la femme et
les trois sœurs de l’empereur.
— Le métropolite d’Alexandrie
Chef d’une métropole d’une
importance exceptionnelle, l’évêque d’Alexandrie exerçait une influence
considérable, non seulement en Égypte, mais dans toute l’Afrique du nord-est,
où rien ne se faisait sans son intervention.
Communion
ecclésiastique dans la foi
— Importance de la communion dans
l’Église universelle
L’unité de l’Église locale n’est
qu’un degré conduisant à l’unité de l’Église universelle, unie par l’Esprit
Saint et la communion dans la foi et la charité. Le corps épiscopal doit
veiller à éviter toute scission dans la communion de l’Église universelle. En
ce qui concerne la foi, les évêques jouissent d’un droit de contrôle les uns
sur les autres. Le métropolite s’assure de l’orthodoxie et des mœurs des
nouveaux évêques, qui dès leur élection, envoient des « lettres de
communion » aux autres évêques. Si un évêque manifeste plus tard des
opinions suspectes, les autres évêques examinent l’affaire ; la rupture de
relations équivaut à une destitution. à
l’eulogie mystique, chaque évêque mentionnait les Églises avec lesquelles il
était en communion. C’est ainsi que Cyrille répugna longtemps à réintroduire
sur les diptyques de son Église[201]
Jean Chrysostome, destitué au concile du Chêne, auquel il assistait,. Il l’y
fit cependant rétablir, semble-t-il, avant 419.
Cyrille emploie parfois les mots
« schisme, hérésie », dans le sens indifférencié où les employaient
les anciens. Pour lui, il faut couper toute communication avec ceux qui errent
dans la foi, enseignant une doctrine qui n’est pas celle que « prêchent
l’Église romaine et l’Église de ta sainteté et la religion universelle ».
Il en réfère au pape Célestin, qui invite Nestorius à adhérer à ce que
« l’Église romaine et l’Église d’Alexandrie et l’Église catholique
universelle tiennent comme de foi », et « que d’ailleurs l’Église de
Constantinople a tenu jusqu’à (lui) ». Autrement il sera séparé du collège
des évêques et de la communion de l’Église universelle.
Dans sa troisième lettre à
Nestorius, Cyrille présente le consentement unanime des évêques comme norme de
la foi, et se réfère au synode romain auquel s’est rallié le synode
d’Alexandrie :
Il faut que tu renonces à ce que tu
as pensé jusqu’à présent d’une manière erronée, et il faut que tu promettes de
penser et d’enseigner ce que nous pensons, nous et tous les autres évêques,
docteurs et pasteurs d’Orient et d’Occident. En ce qui concerne les lettres que
l’Église d’Alexandrie t’a envoyées, sache qu’elles ont été considérées, aussi
bien par le concile romain que par nous tous ici, exemptes de toute erreur… La
foi de l’Église catholique et apostolique que professent unanimement tous les
évêques d’Orient et d’Occident, est ainsi formulée…
Dans sa lettre à Jean d’Antioche,
il ajoute que tous ceux qui ne veulent pas se séparer de la communion de
l’Occident doivent obéir au décret du synode romain.
— Autorité des conciles
Pour déterminer la vraie foi, il
faut se référer, non seulement à la sainte Écriture, mais encore aux conciles,
qui bénéficient de l’assistance du Saint-Esprit :
Montrons maintenant, autant que cela
nous est possible, à propos de la manière de comprendre le mystère de
l’économie du Christ, de quelle façon il a été proposé par la sainte Écriture
et ce qu’en ont dit les Pères qui ont formulé la définition de la foi
immaculée, la vérité du Saint-Esprit les inspirant. En effet, ce n’étaient pas
eux qui parlaient, mais, selon la parole du Sauveur (Mt 10,20), c’était le
Saint-Esprit de Dieu qui parlait en eux[202].
La vraie doctrine suit celle
« que les saints Pères exprimèrent, le Saint-Esprit parlant en eux »[203],
et elle fonde la communion de l’Église universelle :
Ce ne sont pas en effet eux qui ont
parlé, mais c’est l’Esprit même de Dieu le Père, qui procède de ce dernier…[204]
Il faut accepter les saintes
doctrines que par le Saint-Esprit nous transmirent ceux qui ont été dès le
commencement les témoins et les ministres du Verbe (Lc 1, 2), nos vénérés
Pères, qui composèrent le symbole de la foi, lorsqu’ils furent jadis réunis à
Nicée… Le Christ était certainement au milieu d’eux, lui qui a dit :
« Si deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux »
(M 18, 20). Comment pourrait-on ne pas affirmer qu’il a présidé invisiblement à
ce saint et grand concile ? La profession d’une foi sincère et
irrépréhensible est pour ainsi dire une base et un fondement immuable et
inébranlable dans l’univers. Comment le Christ pourrait-il en être absent,
puisqu’il en est lui-même le fondement, selon le mot du sage Apôtre Paul ?
« Personne ne pourra poser un autre fondement que celui qui a été posé,
lequel est Jésus-Christ ». Cette foi formulée et exprimée par eux, ils l’ont
conservée sans altération, ceux qui les ont suivis, les luminaires des Églises
et les docteurs habiles en cette science sacrée[205].
C’est ce que confirmeront les
Pères d’Éphèse, où Cyrille joua un rôle déterminant :
Le saint concile a décrété qu’il
n’est permis à personne de présenter, d’écrire ou de composer une formule de
foi différente de celle qui a été fixée par les saints Pères réunis à Nicée
avec le Saint-Esprit.
Seulement, cette foi de Nicée, il
faut bien l’entendre :
Il ne suffit pas que ta Révérence
souscrive purement et simplement au symbole de foi qui a été jadis formulé par
le Saint-Esprit par le saint et grand synode qui s’est réuni à Nicée. Tu ne
l’as pas, en effet, compris et interprété exactement.
Le concile d’Éphèse, qui explicite
celui de Nicée, présente la même valeur : à toute époque, le collège des
évêques, qui gouverne l’Église universelle, succède à celui des Apôtres et il
a, comme le précédent, reçu du Christ le Saint-Esprit. Tous les participants —
y compris les Orientaux, qui niaient l’œcuménicité de fait du concile présidé
par Cyrille —, mettent en relief la notion d’universalité, de communion des
Églises, les trois légats du pape représentant l’Occident. Cyrille, présidant
le concile comme « celui qui tient la place du très saint et sacré archevêque
de l’Église des Romains », peut s’écrier :
La réunion des prêtres atteste la
présence du Saint-Esprit ; ce que nous disons est vrai, parce que la
Vérité ne peut mentir et qu’elle a dit dans l’Évangile : « Là où deux
ou trois sont réunis en mon nom, je suis en personne au milieu d’eux » (Mt
18, 20). Si la présence du Saint-Esprit ne fait pas défaut quand il s’agit d’un
si petit nombre, à combien plus forte raison devons-nous croire qu’il est
maintenant présent, quand une si grande foule de saints est réunie en un même
lieu ?[206]
— Les évêques successeurs des
Apôtres
Même non réuni en concile,
l’épiscopat universel, aux yeux de Cyrille, ne saurait errer dans la foi.
Successeurs des Apôtres, qui ont reçu l’Esprit Saint, les évêques représentent
l’Église hiérarchique, qui est infaillible.
Les Apôtres sont les pères de nos
âmes, appelés immédiatement par Dieu. Leurs successeurs tiennent leur place
devant le Père de famille :
Ce Père de famille est le Seigneur et
Créateur de l’univers. Son départ est, ou bien sa montée aux cieux, ou bien la
sécurité et l’invisibilité de la nature divine ; ceux qui croient en lui
sont de sa substance. Il appelle ses serviteurs que le Christ, à différentes
époques, couronne de la dignité du sacerdoce, à qui il confie ses sujets, donnant
à chacun une grâce spirituelle selon l’esprit et les capacités de chacun.
Le ministère lévitique, avec ses
différents degrés, préfigure le sacerdoce catholique :
Aux évêques, en tant qu’ils ont été
constitués chef, et aussi à ceux qui ont un degré de dignité inférieur, je veux
dire aux prêtres, l’autel a été confié, et tout ce qui est contenu dans le
ciel. D’eux également on peut dire : « Ils garderont leur
sacerdoce ». Aux diacres, peut s’adresser cette parole : « Ils
seront chargés de la garde du tabernacle et de tous les objets qu’il contient,
et ils auront aussi la garde du peuple »[207].
Ceux qui ont charge d’âmes
reçoivent une grâce particulière. Ils sont comme des collines et des montagnes,
ou encore des fleuves qui reçoivent du Christ « comme d’une source où ils
pouvaient puiser les mystères divins et répandre à leur tout la parole
vivifiante de Dieu dans les âmes de ceux qui croient »[208].
Leur responsabilité dans la défense de la foi est grande. Ainsi face à
l’hérésie nestorienne :
Nous à qui a été confiée la garde de
la foi et de la dispensation du Verbe, qu’est-ce que nous pourrons dire pour
notre défense au jour d jugement, si nous gardons le silence en face de
pareilles erreurs ?[209]
Heureusement, ils peuvent compter
sur l’assistance du Saint-Esprit :
« Nous avons établi l’Église
comme une cité, figure de celle d’en-haut. Il y aura en elle des fleuves et des
fossés larges et spacieux ». Par ces paroles, il désigne les saints
évangiles et les saints Apôtres ; ceux qui dans la suite des temps seront
à la tête des Églises, ceux qui irriguent les âmes des croyants comme le ferait
une rivière, exercent sur ces âmes une sainte influence par des discours
divins, et produisent en elles une grande consolation par l’Esprit Saint[210].
Mais quel est donc le principe visible
de l’unité de l’épiscopat universel, réuni en concile ou dispersé ?
La primauté romaine
Pour le docteur d’Alexandrie en
effet, l’édifice de l’Église eût manqué d’une clef de voûte si l’autorité de sa
hiérarchie n’avait été couronnée par la primauté romaine.
Textes étrangers à la controverse nestorienne
Dès avant la controverse
nestorienne, l’Orient dans son ensemble reconnaissait dans le pontife romain le
légitime successeur de Pierre, « l’évêque de la chaire de Pierre, un autre
Pierre »[211].
Comment donc Cyrille désigne-t-il saint Pierre ?
Alors que Jean et Paul sont
représentés comme les chefs de Apôtres, Pierre jouit du pouvoir suprême :
il est le supérieur et le prince des Apôtres, que les autres suivent. Cyrille
souligne que Pierre est un pêcheur sans instruction, faible et non exempt de
fautes, mais qu’avec humilité et une obéissance absolue il se laisse former par
le sauveur, qui le transforme
progressivement en un chef énergique, intrépide, brûlant d’amour pour son
Maître. Son zèle va sans cesse croissant, — notre docteur tente même d’excuser
son triple reniement —, et les auteurs de son martyre ne trouveront pas d’autre
chef d’accusation que sa piété envers le Christ.
En même temps, Pierre apparaît
comme le porte-parole des autres Apôtres, l’organe par lequel ils confessent
leur foi. Quand il répond au Christ : « Tu as les paroles de la vie
éternelle », quand il appelle les Juifs à la pénitence, quand il écrit sa
première épître, il est « la
bouche du collège entier des Apôtres »[212].
Dans le collège apostolique en effet, il existait un ordre, et Pierre y tenait
le premier rang.
Examinons particulièrement
l’exégèse cyrillienne des grands textes évangéliques relatifs à Pierre.
— « Tu t’appelleras
Céphas »
Ce
n’est qu’à Pierre que Jésus a imposé un nom qui suppose une certaine puissance
et autorité.
— « Tu es Pierre »
Mt 16 offre pour Cyrille une
suprême importance : il en traite une trentaine de fois, souvent pour
prouver la divinité du Christ, ou l’indéfectibilité de l’Église. Par ses
paroles, le Sauveur choisit Pierre comme rocher immuable, pierre fondamentale
de l’Église — solidement fondée car elle repose sur le Seigneur des vertus —,
pasteur de l’Église universelle. Cela, en dépendance du Christ,
« archi-pasteur » et pierre d’angle — les autres fidèles représentant
autant de pierres vivantes. Le pouvoir des clefs est rapproché du pouvoir de
remettre les péchés, qui ne sera donné effectivement qu’après la résurrection,
et à tous les Apôtres.
Ailleurs[213],
le docteur alexandrin présente le pouvoir des clefs comme une récompense de sa
profession de foi en la divinité du Christ. Le nom de Pierre, ajoute-t-il,
signifie sa foi robuste et inébranlable, sur laquelle l’Église est
fondée ; elle demeurera à jamais inexpugnable.
— « Pais mes brebis »
Pierre est « coryphée des
autres, placé au premier rang ». à
chacune de ses réponses, il reçoit le commandement d’avoir soin des brebis
douées de raison. Il avait déjà été choisi pour l’apostolat : les mots
« pais mes agneaux » renouvellent sa mission apostolique[214].
Ailleurs, il montre que ceux qui
aiment peuvent « paître le peuple chrétien » et « rompre pour
lui le pain de la vérité »[215] :
« Paître les brebis et les agneaux, ce n’est pas autre chose que d’aimer
le Christ »[216].
— Luc 22
à propos de Luc 22, Cyrille insiste encore sur la relation
entre autorité et humilité : les chefs sont tenus à une humilité plus
grande que les inférieurs, à l’exemple du Christ.
Si le Seigneur a prié pour Pierre,
afin qu’il confirme ses frères, c’est une confirmation du coryphée dans la
dignité apostolique, que son reniement ne lui fera pas perdre :
à propos de la controverse nestorienne
Selon certains historiens, le
recours du métropolite d’Alexandrie à Rome lors de la controverse nestorienne
aurait été purement intéressé. On a vu qu’en réalité ses idées sur le primat
romain étaient déjà fermement établies avant cette époque. Quel est donc le
véritable sens de la conduite du saint docteur ?
Sa Lettre aux moines et ses deux Lettres
à Nestorius n’ayant produit aucun résultat, Cyrille expose l’affaire à
Célestin et conclut :
Nous ne voulons pas rompre
publiquement la communion [avec Nestorius] avant d’avoir fait connaître toutes
choses à ta piété. Daigne nous écrire ce que tu penses afin que nous sachions
clairement s’il faut communiquer avec lui ou s’il faut au contraire ordonner
que personne ne communique avec lui parce qu’il prêche et répand une doctrine
erronée[217].
Ce n’est pas qu’il doute de la
vérité sur la position de l’hérésiarque, mais il ne veut pas briser la
communion avec lui sans en avoir référé à Rome. Point n’est besoin d’un
concile : le pape, par sa seule autorité, peut fulminer l’excommunication
contre Nestorius. Célestin approuve Cyrille et le charge d’amener Nestorius à
résipiscence. Un concile est cependant convoqué, et le pape de Rome y délègue
le patriarche d’Alexandrie comme son représentant :
Parce qu’une telle affaire rendait
pour ainsi dire notre présence nécessaire, nous avons, à cause de la distance
de terre et de mer, délégué Cyrille à notre place, afin d’ôter au mal le temps
de se répandre[218].
Cyrille préside donc la première
session du concile comme « tenant la place du très saint et sacré
archevêque des Romains, Célestin ». La manière dont il accueille la lettre
de Célestin et son attitude vis-à-vis des trois légats romains montre
l’importance qu’il attache aux décisions de Rome.
L’hérésiarque ayant refusé de
comparaître, c’est au nom de Célestin, et comme une inéluctable conséquence de
sa sentence, que Cyrille, avant même l’arrivée des légats, avait déclaré sa
destitution :
Nécessairement forcé par les canons
et par la lettre de notre saint Père et collègue Célestin, évêque de l’Église
des Romains, nous en sommes venus avec larmes à porter cette triste
sentence : notre Seigneur Jésus Christ, qu’il a blasphémé, décide par le
très saint concile présent que Nestorius soit rejeté de la dignité épiscopale
et de tout le corps des évêques[219].
à leur arrivée, les légats lurent la lettre de Célestin
confirmant cette décision, tout en précisant la subordination du concile au
pape. Tout porte à croire que Cyrille adhéra de bon cœur à cette mise au point.
Le légat Philippe, dans ses discours, insiste sur le primat de Pierre,
« tête des Apôtres », qui « vit et juge dans ses
successeurs » :
Les membres se sont joints à la tête,
car votre béatitude n’ignore pas que la tête de toute la foi et la tête des
Apôtres, c’est le bienheureux Apôtre Pierre…
Il n’est douteux pour personne, ou
plutôt, il est connu de tous les siècles, que le saint et bienheureux Apôtre
Pierre, prince et tête des Apôtres, colonne de la foi, fondement de l’Église
catholique, a reçu de notre Seigneur Jésus-Christ, Sauveur et Rédempteur du
genre humain, les clés du royaume, et que le pouvoir lui a été donné de lier et
de délier les péchés. Et Pierre, jusqu’ici et toujours, vit et juge dans ses
successeurs[220].
De ces affirmations, Cyrille ne
doutait nullement :
Notre saint et bienheureux évêque, le
pape Célestin, successeur légitime et lieutenant de Pierre[221], nous a envoyé pour le
représenter à ce concile.
De leur côté, les évêques retenus
à Constantinople adressèrent un message « aux archevêques et Pères…
Célestin, Cyrille, Juvénal, Firmus » : le chef du concile, c’était
donc pour eux Célestin, représenté par Cyrille et ses légats.
Le pape ayant limité les effets du
concile à Nestorius et demandé des négociations avec Jean d’Antioche, l’évêque
d’Alexandrie acquiesça pleinement à ces vues et entama avec Jean d’Antioche des
négociations qui aboutirent à l’accord de 433, approuvé chaleureusement par
Sixte III[222], et
base des travaux de Chalcédoine.
Pour repasser en Occident et
envisager dans leur succession les pontifes romains du ve siècle, il nous faut retourner légèrement en
arrière, jusqu’à Innocent Ier, contemporain de saint Augustin.
Chez tous les papes de cette
période, — Innocent Ier, Zozime, Boniface Ier, Célestin Ier,
Sixte III, et enfin, avec une splendeur inégalée chez saint Léon — nous
retrouvons la conception déjà ébauchée par Sirice de l’évêque de Rome comme
« vicaire de Pierre ». Il faut y ajouter l’idée de caput, proche de la précédente,
développée notamment par Innocent, puis par Zozime, pour qui la pax — la communion de foi et de charité
— découle sur le totus orbis de la fons représentée par le Siège
apostolique. De même Boniface, dans un style plus juridique. Lisons quelques
uns de ces textes et efforçons-nous d’en relever les aspects les plus
marquants.
Saint Innocent Ier
Le 27 janvier 417, Innocent Ier,
en confirmant le jugement des évêques africains réunis au concile de Carthage
contre les Pélagiens, les félicite d’avoir consulté Rome, reprenant la thèse
traditionnelle selon laquelle une cause n’est pas considérée comme terminée
tant qu’elle n’est pas portée à la connaissance du siège romain[223],
« source » de toute autorité de l’épiscopat, et dont les décisions
valent pour toutes les Églises :
En nous consultant sur les choses
divines…, fidèles aux exemples de la tradition ancienne…, vous avez affirmé la
vigueur de votre esprit religieux… de la vraie façon. Vous avez approuvé de
vous en rapporter à notre jugement, sachant ce qui est dû au Siège apostolique,
puisque tous ceux qui l’occupent désirent suivre l’Apôtre, principe de
l’épiscopat et de toute autorité de l’épiscopat… Dans la vigilance de votre
office pastoral, vous avez pensé qu’on ne doit pas fouler aux pieds les
ordonnances des Pères. Dans une pensée plus divine qu’humaine, ils avaient
décrété que n’importe quelle affaire à traiter, fût-ce des provinces les plus
éloignées et les plus retirées, ne serait pas considérée comme terminée avant
d’avoir été portée à la connaissance de ce Siège, pour qu’il confirmât de toute
son autorité les justes sentences que les autres Églises — comme les eaux qui
jaillissent de leur source originelle et qui s’écoulent dans toutes les régions
du monde par les purs ruisseaux venus de la source impolluée — reçoivent de lui
ce qu’elles prescrivent et sachent qui elles doivent purifier et qui, souillé
d’une fange ineffaçable, ne recevra pas l’eau digne des corps purs[224].
L’image de la source unique est
d’autant plus remarquable qu’Augustin avait présenté la foi de l’Église
d’Afrique et celle de l’Église romaine comme deux ruisseaux — le second plus
abondant — découlant de la même source.
Le même jour, Innocent écrivait
aux évêques du concile de Milève :
Vous savez que par toutes les
provinces les réponse coulent toujours de la source apostolique à ceux qui les
demandent. Surtout toutes les fois que la norme de la foi est en question,
j’estime que tous nos frères et coévêques ne doivent en référer qu’à Pierre,
c’est-à-dire à l’auteur (au garant, auctorem)
du nom qui les honore[225].
Boniface Ier (pape 29 décembre 418 – 4 septembre
422)
Après lui, Boniface Ier,
à l’occasion d’un conflit concernant l’élection de l’évêque de Corinthe, écrit
au métropolitain, pour lui rappeler que le Siège romain est l’instance suprême
qui a le pouvoir de prendre une décision définitive :
Nous avons envoyé au synode (de Corinthe)... des directives écrites pour
que tous les frères comprennent qu’on ne doit pas débattre à nouveau de ce que
nous avons jugé. Jamais en effet il n’a été permis de traiter à nouveau de ce
qui a été décidé une fois par le Siège apostolique[226].
Le même jour, il rappelle aux
évêques de Thessalie la prééminence de ce Siège, « source » et
« tête » de toutes les Églises en vertu de son origine
pétrinienne :
L’institution de l’Église universelle naissante prit son départ dans le
titre d’honneur du bienheureux Pierre en qui consiste son gouvernement et son
couronnement. C’est de sa source en effet qu’a coulé la discipline dans toutes
les Églises, lorsque la vénération de la religion croissait déjà. Les préceptes
du concile de Nicée n’attestent rien d’autre ; il n’a pas osé en effet
établir quelque chose au-dessus de lui, car il voyait que rien ne pouvait être
placé au-dessus de son rang, et enfin il savait que tout lui était accordé par
la parole du Seigneur. Cette (Église romaine) est donc avec certitude pour
toutes les Églises répandues par le monde entier comme la tête de ses
membres ; si quelqu’un se sépare d’elle, qu’il soit éloigné de la religion
chrétienne, puisqu’il a cessé de se trouver dans ce même assemblage[227].
Dans la
lettre Manet beatum, il rappelle la
sollicitude universelle de Pierre, et par suite de ses successeurs, les
souverains pontifes :
Demeure au bienheureux apôtre Pierre, de par la parole du Seigneur, la
sollicitude reçue de lui pour l’ensemble de l’Église, laquelle, comme il le
sait, a été fondée sur lui selon le témoignage de l’Évangile. Et jamais une
position d’honneur ne peut être exempte de soucis, puisqu’il est sûr que toutes
choses dépendent de sa réflexion... Qu’il n’arrive pas aux prêtres du Seigneur
que l’un d’entre eux tombe dans la faute de tenter quelque chose par une
usurpation nouvelle, et qu’il devienne l’ennemi des décisions des anciens,
alors qu’il sait qu’il a pour rival en particulier celui auprès de qui notre
Christ a placé le souverain sacerdoce ; et quiconque se dresse pour
l’outrager ne pourra être un habitant du Royaume des cieux. « A toi, dit-il,
je donnerai les clés du Royaume des cieux » (Mt 16,19) dans lequel nul n’entrera sans la faveur du portier.
Ce privilège a été reconnu depuis toujours par les autres sièges
métropolitains, Alexandrie et Antioche, qui ont toujours recouru au Siège
apostolique et n’ont jamais eu la présomption de se dresser contre lui :
Puisque le lieu l’exige, recensez s’il vous plaît les déterminations des
canons, et vous trouverez quel est après l’Église romaine le deuxième siège, et
quel est le troisième... Jamais personne n’a levé la main avec audace contre
l’éminence apostolique dont il n’est pas permis de réviser le jugement,
personne ne s’est dressé contre elle s’il ne voulait pas être jugé. Les dites
grandes Églises observent les dignités par les canons : celles d’Alexandrie
et d’Antioche[228] ;
car elles ont connaissance du droit de l’Église. Elles observent, dis-je, les
décisions des anciens, en accordant leur bonne grâce en toutes choses comme ils
reçoivent cette grâce en retour : celle dont ils savent qu’ils Nous la
doivent dans le Seigneur qui est notre paix.
Mais puisque la chose le demande, on montrera par des documents que les
Églises des Orientaux surtout, dans les grandes affaires qui rendaient
nécessaire un débat de plus grande ampleur, ont toujours consulté le Siège romain
et lui ont demandé aide chaque fois que cela était nécessaire[229].
Suivent des exemples d’appels et de requêtes dans
l’affaire d’Athanase et de Pierre d’Alexandrie, de l’Église d’Antioche, de
Nectaire de Constantinople et des Orientaux séparés au temps d’Innocent Ier.
Saint Célestin
Ier
Dans sa lettre aux pères d’Éphèse, Célestin insiste
sur le double principe de l’apostolicité et de la collégialité : le
magistère vivant de l’Église est le magistère des évêques unis au pape,
succédant au magistère des Apôtres qui continue lui-même le magistère du
Christ :
Les évêques n’ont jamais manqué au devoir de prêcher, conformément au
pouvoir magistériel qu’ils avaient reçu ; le Seigneur et Maître a toujours
été présent parmi eux. Ceux qui enseignaient n’ont jamais abandonné le docteur
qui les enseignait. Il enseignait, lui qui les avait envoyés ; il
enseignait, lui qui avait dit ce qu’ils devaient enseigner ; il
enseignait, lui qui avait dit qu’il se faisait entendre dans ses Apôtres (Lc
10, 16). Ce devoir de la prédication incombe à tous les prêtres en commun. Nous
avons hérité de cette mission, nous tous qui par toute la terre, qui que nous
soyons, annonçons le Seigneur, et nous en avons hérité lorsqu’il a été dit aux
Apôtres : « Allez, enseignez toutes les nations » (Mt 28, 19).
Ce que les évêques doivent garder précieusement et
enseigner unanimement, c’est le contenu de la Tradition reçue des pères :
Ta fraternité doit faire attention à ce fait que nos avons tous reçu en
commun ce commandement ; il a voulu que tous nous accomplissions ensemble
ce devoir, lui qui à tous confia un seul et même commandement ; il faut
que nous suivions les traces de nos pères. Tous, acceptons la charge de ceux à
qui nous succédons dans l’honneur. Appliquons-nous avec le même zèle qu’eux à
la prédication, à cette prédication à laquelle nous ne devons rien ajouter (Gal
1). Conserver intégralement la tradition reçue est aussi important que le
devoir de la transmettre. Eux ont jeté la semence de la foi, que notre
sollicitude garde précieusement cette semence pour que le Père de famille
trouve un fruit qui ne soit pas corrompu et qui se soit multiplié. C’est au
Père de famille seul qu’est due la fécondité apostolique…
Il faut donc agir en collaboration pour que ce qui nous a été transmis
par succession apostolique soit conservé par nous jusqu’à maintenant.
Après avoir rappelé la nécessaire unité de ceux qui
doivent avoir « un même esprit, une même manière de penser… une seule âme
et un seul cœur », car « la foi est une », le pontife, soucieux
de l’unité entre toutes les Églises particulières orthodoxes — on se rappelle
qu’il refusera de condamner Jean d’Antioche, et obtiendra de Cyrille des
négociations qui aboutiront au précieux Acte
d’union de 433 — conclut par un appel à prier l’Esprit Saint, afin qu’il
préserve la « paix de Jérusalem » autour de la vérité :
Quelle grâce, maintenant, faut-il demander pour votre sainte assemblée,
si ce n’est que vous annonciez avec confiance la parole du Seigneur ? Si
ce n’est pour que vous gardiez avec soin ce que, dans sa bonté, il vous a
chargés de prêcher ? Pour que remplis du Saint-Esprit, comme il est écrit
(Ac 4, 31), vous professiez, bien que par plusieurs bouches, la seule et unique
chose que le Saint-Esprit a enseignée ? Stimulés par tout ce que je viens
brièvement de vous rappeler, parce que, comme dit l’Apôtre (Ro 7, 1), je parle
à des gens qui connaissent la loi, et je parle de la sagesse avec les parfaits
(1 Co 2, 6), veillez donc à conserver dans son intégrité la foi catholique et
la paix des Églises, soyez attentifs aux choses passées, aux choses présentes
et aux choses futures, demandant et gardant précieusement ce qui contribue à la
paix de Jérusalem (Ps. 121, 6)[230].
Rappelons aussi l’importante déclaration du prêtre
Philippe, légat de Célestin, devant le concile d’Éphèse, affirmant la pérennité
du pouvoir des clefs dans les successeurs de Pierre, « fondement de
l’Église catholique », qui en eux « vit et exerce le pouvoir de
juger »[231].
Saint Léon Ier, collaborateur et sans
doute conseiller théologique du pape depuis 430 environ, élu pour succéder à
Sixte III en 440, est surtout connu comme docteur de l’union hypostatique.
Mais, comme saint Cyrille, sa vigoureuse pensée christologique entraîne chez
lui d’importants prolongements ecclésiologiques, qui, intégrés à la tradition
des papes de son siècle, et à sa propre expérience du gouvernement, confèrent
un caractère fortement trempé à sa conception de l’Église, et notamment du
primat pétrinien, qu’il a exposé dans un style incomparable.
Le Christ en ses mystères, source de la vie de
l’Église
Fondements
christologiques
Comme tous les Pères, le saint pape envisage
fondamentalement l’Église comme l’épanchement du mystère de l’Incarnation dans
la communauté humaine. L’Incarnation, toute ordonnée à notre salut, rend le
Christ, en vertu de sa double naissance, consubstantiel au Père, consubstantiel
à sa Mère. Le Christ est parfaitement un, unus
et idem, mais en même temps il possède tout ce qui est du Père (sua), et tout ce qui est nôtre (nostra). Il est par conséquent
solidaire du Père, et solidaire des hommes, qu’il englobe par son humanité. En
lui, nous sommes, comme ses membres, repris in
suam proprietatem, dans toutes les excellences qui lui sont propres :
De même que le Seigneur Jésus est devenu notre chair en naissant, ainsi,
nous aussi, nous sommes devenus son corps en renaissant. C’est pour cela que
nous sommes les membres du Christ et le temple de l’Esprit Saint[232].
Inhabitation
du Christ dans l’Église
à son Église,
le Christ demeure ainsi toujours présent, et toute la vitalité des chrétiens
vient de cette présence du Chef dans
son corps[233].
Le Sauveur est fondamentalement pour son Église source de toute grâce, sacramentum par excellence, et sujet des
sacramenta, c’est-à-dire des actions
et souffrances par lesquelles il nous sauve. C’est lui qui soutient les
prédicateurs de la vérité, et c’est pourquoi, lors du concile de Chalcédoine,
Léon voit dans la confirmation de la vraie foi un triomphe du Christ[234].
C’est lui aussi le pontife sans lequel il n’y aurait ni sacrifice, ni sacerdoce
— et surtout pas, on le verra, le souverain sacerdoce du pontife romain. C’est
lui qui rend l’Église féconde dans le baptême[235],
en lui que sont transformés ceux qui participent à l’eucharistie[236].
Des
sacramenta du Christ à ceux de
l’Église
En vertu de cette inhabitatio,
tous les mystères, sacramenta, du
Christ doivent, par le moyen des sacramenta
liturgiques, actions par lesquelles l’Église s’approprie le fruit des actions
salutaires de son Seigneur — car « ce qui a été visible de notre
Rédempteur est passé dans nos mystères »[237]
—, devenir nos propres mystères : sa passion, qui se prolonge jusqu’à la
fin du monde[238],
sa victoire sur la mort[239],
et jusqu’à son ascension, qui est « notre propre élévation », provectio nostra, dans laquelle l’assumptio totius generis humani, déjà
fondée dans l’Incarnation, a reçu son sceau définitif[240],
garantissant le consortium gloriæ à
ceux qui bénéficiaient déjà du consortium
naturæ[241].
L’Église est ainsi consortium gratiæ : son unité se fonde sur l’Incarnation, et
se réalise grâce à la participation au mystère pascal par la participation à la
liturgie, en particulier par le baptême et l’eucharistie, qui nous incorporent
au Christ :
Celui qui est accueilli par le Christ et qui accueille le Christ n’est
plus après le bain ce qu’il était avant le baptême, mais le corps du régénéré
devient la chair du Crucifié[242].
Saint Léon insiste particulièrement sur la dimension
communautaire, ecclésiale, de cette participation aux mystères, et même de
l’ascèse du jeûne, envisagée comme une liturgie : l’Église est comme une
armée rangée en bataille, que le pontife par sa prédication mobilise pour le
combat, mais dont le vrai roi n’est autre que le Christ :
Ce qui est commun, en effet, doit passer avant ce qui est personnel… Le
soldat de l’Église… luttera plus sûrement et plus heureusement si, en face de
l’ennemi, il se tient ostensiblement parmi l’armée rangée en bataille :
là, il n’engagera pas le combat avec ses seules forces, mais, sous le
commandement du Roi invincible, uni aux bataillons de ses frères, il livrera
une guerre qui est celle de tous[243].
D’autre part, la participation à ces sacramenta s’avère chez lui fortement
marquée par l’hodie de la
liturgie : par les fêtes liturgiques, les sacramenta du Sauveur sont réactualisés effectivement, au-delà de
leur présence purement intentionnelle à l’esprit des fidèles, non évidemment
dans leur réalité historique, — le saint pape exclut formellement cette
interprétation d’Odo Casel, écartée par son successeur Pie XII — mais dans
leur vertu salvifique :
Sans doute ce jour appartient au passé, mais non au point que s’efface la
puissance de l’œuvre (virtus operis) de
salut qui nous est maintenant révélée, accueillie par la foi, célébrée par la
mémoire[244].
à l’audition
de la lecture biblique, qui « nous appelle à l’intelligence d’un grand sacramentum »[245],
les chrétiens répondent par la foi, et celle-ci les met en contact avec la
geste du Sauveur qui, par l’influx qu’il exerce actuellement sur eux en
intercédant pour eux auprès du Père[246],
les assimile à ses propres mystères[247] :
La parole de l’Évangile a révélé le sacramentum
de la passion du Seigneur… Pour les cœurs religieux et pieux, entendre ce qui a
été lu n’est pas autre chose que de voir ce qui s’est passé[248]…
Si notre cœur croit sans aucune hésitation ce que notre bouche professe,
alors nous sommes crucifiés avec le Christ, nous sommes morts, nous sommes
ensevelis, et aussi le troisième jour nous ressuscitons[249].
Ainsi, le Christ n’est pas seulement pour son Église sacramentum, mais aussi exemplum : c’est dans toute sa vie
que le fidèle doit se conformer à la vie humaine du Christ, à ses pensées, à
ses sentiments, à ses actions :
Pour tous ceux qui croiraient en lui, le Fils de Dieu notre Sauveur a
établi à la fois un sacramentum et un
exemplum ; afin qu’ils
s’emparent de l’un en renaissant, et qu’ils suivent l’autre en l’imitant[250].
Ces gestes du Sauveur ne sont pas utiles seulement comme sacramenta, mais aussi comme exemples, exempla, à imiter, à condition que ces
remèdes deviennent discipline de vie et que le prix de ces mystères profite
aussi à notre manière de vivre. Souvenons-nous qu’il nous faut vivre dans
l’humilité et la douceur de notre Rédempteur… C’est en vain que nous portons le
nom de chrétiens si nous n’imitons pas le Christ[251].
De
la communio sacramentorum à la communio sanctorum
En vertu de la communio
sacramentorum, fructifiant en assimilation vitale des fidèles à leur
Sauveur par toute leur conduite, l’Église demeure toujours une communio sanctorum : si elle
comprend des pécheurs, elle ne perd pas son integritas,
parce que son Seigneur « est avec (elle) jusqu’à la consommation des
siècles » (Mt 28, 20) :
Jésus réalise le sens de son nom, et, s’il monte aux cieux, il
n’abandonne pas ceux qu’il a adoptés ; lui qui siège à la droite du Père,
il continue à habiter lui-même tout son corps ; et ici-bas il donne la
force de souffrir, tandis que là-haut il invite à la gloire[252].
Le prêtre éternel, présent dans le vicaire de Pierre
La présence du Christ à l’Église se concrétise très
particulièrement, pour saint Léon, par sa présence à Pierre et à ses
successeurs.
L’Église,
édifice spirituel sans faille
Tous les dons octroyés par Dieu à son Église sont,
selon son expression, « généraux ». Tous les fidèles participent à la
dignité royale et sacerdotale du Christ, selon un ordre déterminé :
L’Église universelle de Dieu est ordonnée selon des degrés distincts les
uns des autres, afin que son saint corps garde son intégrité à travers ses
différents membres ; cependant, comme le dit l’Apôtre (Gal 3, 28), nous ne
faisons tous qu’un dans le Christ, et nul n’est à ce point séparé des autres
dans sa fonction qu’un membre quelconque, tout humble qu’il soit, ne soit pas
rattaché à la tête. Dans l’unité de foi et de baptême (cf. Ep 4, 5),
bien-aimés, la société qui existe entre nous ne présente donc pas de failles et
la dignité de tous est la même, selon la bonne nouvelle annoncée par le très
saint Apôtre Pierre en ces mots souverainement sacrés : « Et vous-mêmes,
comme pierres vivantes, prêtez-vous à l’édification d’un édifice spirituel,
pour un sacerdoce saint, en vue d’offrir des sacrifices spirituels, agréables à
Dieu, par Jésus-Christ » ; et plus loin : « Mais vous, vous
êtes une race élue, une nation sainte, un peuple [que Dieu s’est] acquis »
(1 P 2, 5 et 9). De tous les régénérés dans le Christ, en effet, le signe de la
croix fait des rois, l’onction du Saint-Esprit les consacre comme prêtres, afin
que, mis à part le service particulier de notre ministère[253],
tous les chrétiens spirituels et usant de leur raison se reconnaissent membres
de cette race royale et participants de la fonction sacerdotale. Qu’y a-t-il,
en effet, d’aussi royal pour une âme que de gouverner son corps dans la
soumission à Dieu ? Et qu’y a-t-il d’aussi sacerdotal que de vouer au
Seigneur une conscience pure et d’offrir sur l’autel de son cœur les hosties
sans tache de la piété ?[254]
Pierre,
fondement inébranlable de l’Église
Le Christ a, pour paître son troupeau, choisi les
Apôtres. Mais parmi ceux-ci, il a confié à Pierre un ministère tout
particulier : celui de proclamer la foi avec une constance inébranlable,
et de gouverner en son nom, à titre d’Apôtre « principal », exerçant
à titre personnel dans l’Église un pouvoir universel :
La source de tous les charismes inonda (Pierre) de flots si abondants,
qu’ayant été seul à recevoir des dons multiples, il ne s’en transmet rien à
personne sans son intervention… De tout l’univers, Pierre seul est choisi pour
être préposé à l’appel de tous les peuples, seul il est mis à la tête de tous
les Apôtres et de tous les pères de l’Église ; ainsi, bien que dans le
peuple de Dieu, les prêtres fussent nombreux et nombreux les pasteurs, Pierre
gouvernait pourtant à titre personnel tous ceux que, en tant que Chef, gouverne
aussi le Christ. Dans sa bienveillance, bien-aimés, Dieu a accordé à cet homme
une grande et admirable participation à sa puissance ; et, s’il a voulu
que les autres chefs aient avec lui quelque chose de commun, il n’a jamais
donné que par lui ce qu’il n’a pas refusé aux autres[255].
C’est que Pierre, au milieu des hésitations des
Apôtres, avait été le premier à confesser l’union hypostatique :
Voici que le Seigneur demande à tous les Apôtres ce que les hommes
pensent de lui. Leur réponse est unanime aussi longtemps qu’il s’agit de
confesser les hésitations de l’intelligence humaine. Mais, dès que la question
vient sur le sentiment des disciples, le premier à confesser le Seigneur est
celui qui est le premier dans la dignité d’Apôtre. Il avait dit :
« Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ». Jésus lui répond :
« Heureux es-tu, Simon fils de Jonas, car cette révélation t’est venue non
de la chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les cieux » (Mt 16,
16-17)[256].
C’est la foi de Pierre, répercutée chaque jour dans
toute l’Église, qui lui a valu son privilège, et, pour son Siège, l’assurance
d’une solidité inébranlable :
Telle est, bien-aimés, la récompense de cette profession de foi qui,
inspirée par Dieu le Père au cœur de l’Apôtre, s’éleva plus haut que toutes les
incertitudes des opinions humaines et reçut la solidité d’un roc qu’aucune
secousse n’ébranlerait… c’est cette foi qui vainc le diable et dénoue les
chaînes des prisonniers. C’est elle qui introduit aux cieux ceux qu’elle a arrachés
au monde, et les portes de l’enfer ne peuvent tenir contre elle. Elle est, en
effet, assurée divinement d’une telle solidité que jamais la perversité des
hérétiques ne pourra la corrompre, ni l’incrédulité des païens avoir raison
d’elle[257].
Son pouvoir, participation à celui du Christ, est
affermi pour l’éternité comme l’Église elle-même dont il constitue le
fondement :
« Tu es Pierre », c’est-à-dire : bien que je sois, moi, la
pierre indestructible, moi, la pierre angulaire (Ep 2, 20), « qui des deux,
ne fais qu’un seul » (Ep 2, 14), bien que je sois le fondement en dehors
duquel nul n’en peut poser d’autre (1 Co 3, 11), toi aussi, cependant, tu es
pierre, car ma force t’affermit, en sorte que ce qui m’appartient en propre par
puissance me soit commun avec toi par participation.
« Et sur cette pierre, je bâtirai mon Église, et les portes de
l’enfer ne prévaudront point contre elle » (Mt 16, 18). Sur la solidité de
ce fondement, dit-il, je construirai un temple éternel, et mon Église, dont la
hauteur doit être introduite au ciel, s’élèvera sur la solidité de cette foi[258].
Primauté
et collégialité
Ce pouvoir est source de tout pouvoir dans l’Église,
en ce sens que, si le pouvoir des autres Apôtres est égal au sien, ils ne
l’exercent qu’en communion avec lui :
Certes, le droit d’exercer ce pouvoir est passé aussi aux autres Apôtres,
et l’institution née de cette décision s’est étendue à tous les princes de
l’Église ; mais ce n’est pas en vain qu’est confié à un seul ce qui doit
être signifié à tous. Si, en effet, ce pouvoir est remis à Pierre d’une façon
personnelle, c’est que la règle de Pierre est proposée à tous les chefs de
l’Église. Le privilège de Pierre demeure donc partout où un jugement est rendu
en vertu de son équité[259].
En priant pour que la foi de Pierre ne défaille pas,
c’est toute l’Église que le Seigneur a affermie :
C’est pour la foi de Pierre qu’il prie spécialement, comme si les autres
allaient se trouver plus en sécurité si l’âme du chef n’était pas vaincue. En
Pierre, c’est donc la vigueur de tous qui est fortifiée, et le secours de la
grâce divine est ainsi ordonné que la fermeté accordée par le Christ à Pierre
soit conférée par Pierre aux Apôtres[260].
Il s’agit d’une charge pesante, car toute l’Église
recourt au ministère de Pierre comme à un service précieux :
Notre souci à nous prend sa part de celui de tous, et ce que doit
administrer l’un ou l’autre fait partie de notre labeur : du monde entier,
en effet, on accourt au siège du saint Apôtre Pierre, et cet amour de l’Église
universelle que lui recommande le Seigneur, on réclame aussi que nous le
dispensions ; c’est pourquoi nous sentons d’autant plus le fardeau nous
presser que nous devons donner davantage à tous[261].
Présence
du Christ et de Pierre au pontife romain
Heureusement, le pontife romain peut compter sur le
soutien de celui qui daigne être « non seulement le gardien des brebis,
mais le pasteur des pasteurs »[262],
présent, non seulement d’une manière générale « au milieu de ceux qui
croient », mais, lui « le vrai et éternel Pontife » spécialement
« au milieu de l’assemblée des pontifes »[263] :
« S’il a délégué à de nombreux pasteurs le soin de ses brebis, il n’a pas
pour autant abandonné la charge de son troupeau bien-aimé »[264].
C’est lui qui agit en eux, pourvu qu’ils reconnaissent que sans lui ils ne
peuvent rien, et que tout leur pouvoir leur vient de lui[265].
Par ailleurs, saint Léon y insiste : le
privilège de la pierre apostolique n’a pas disparu avec saint Pierre : il
s’est transmis à ses successeurs, ses « héritiers » — au sens fort du
droit romain, pour lequel l’héritier occupait réellement la place du
défunt :
La fermeté que (Simon-Pierre) reçut de la Pierre qui est le Christ, lui
devenu également Pierre, il la transmet à ses héritiers ; et, partout où
apparaît quelque fermeté, se manifeste indubitablement la force du pasteur[266].
En d’autres termes, c’est Pierre lui-même qui agit en
ses héritiers :
La disposition voulue par la Vérité demeure, et le bienheureux Pierre,
persévérant dans cette solidité qu’il a reçue, n’a pas abandonné le gouvernail
de l’Église mis entre ses mains. Car il a été institué avant les autres pour
que le fait d’être appelé Pierre, proclamé fondement, constitué portier du
Royaume des cieux, préposé comme arbitre pour lier et délier par des jugements
dont la décision doit demeurer jusque dans les cieux, pour que tout cela nous
apprenne, par les mystères mêmes de ces appellations, quelle était son intimité
avec le Christ. à présent il
accomplit plus pleinement et plus efficacement les tâches qui lui ont été
confiées, et tout ce qui ressortit à ses fonctions et à sa sollicitude, il
l’accomplit en celui et avec celui par qui il a été glorifié. C’est pourquoi,
s’il est quelque chose que nous accomplissions bien, quelque chose que nous
décidions bien, quelque chose que nous obtenions de la miséricorde de Dieu par
nos prières quotidiennes, tout cela est le fait du travail et des mérites de
celui de qui, en son Siège, le pouvoir continue à vivre, l’autorité, à se
manifester[267].
Conséquences
pratiques
Une telle doctrine exige, de toute évidence, la
concorde et la soumission hiérarchique de tous les évêques de la
chrétienté :
La conjonction de tout le corps opère une seule et même santé, une seule
et même beauté ; et cette conjonction demande l’unanimité de tout le corps
mais exige en particulier la concorde des prêtres. Bien qu’ils aient une
dignité commune, le rang n’est pas le même car même parmi les bienheureux
apôtres il y eut dans un honneur semblable une certaine différence de
pouvoir ; et si l’élection de tous fut la même, il fut donné à l’un
seulement d’être au-dessus des autres. De ce modèle est issue également une
distinction entre les évêques, et par une sage disposition il a été fait en
sorte que tous ne revendiquent pas tout pour eux-mêmes mais que dans chaque
province il y en ait dont l’avis doit être tenu pour premier parmi les frères
et que de même certains, qui sont institués dans des villes plus importantes,
portent une sollicitude plus grande ; par eux la charge universelle de
l’Église doit confluer vers l’unique Siège de Pierre et rien, nulle part, ne
doit être séparé de son chef[268].
Croire qu’une portion de l’Église échappe à la sollicitude du pape, c’est
faire injure à saint Pierre lui-même :
Qui serait assez ignorant ou assez envieux pour mésestimer la gloire du
bienheureux Pierre et croire qu’il y ait des portions de l’Église qui échappent
à la sollicitude de son gouvernement et ne s’accroissent pas grâce à lui ?[269]
Le
témoignage des pères de Chalcédoine
Au début de novembre 451, les pères de Chalcédoine,
après des débats parfois houleux — où l’on avait entendu l’acclamation :
« Pierre a parlé par Léon » —, adressaient au pontife une Lettre
synodale exprimant leur gratitude pour son enseignement, et reconnaissant la
prééminence du Siège romain, leur « tête » :
... Qu’est-ce qui en effet donne plus de joie que la foi ?... Cette foi,
le Sauveur lui-même nous l’a transmise depuis les temps anciens en
disant : « Allez. enseignez toutes les nations... »
(Mt 28,19) ; toi-même tu l’as gardée comme une chaîne d’or qui, au
commandement de celui qui ordonne, vient jusqu’à nous, en étant pour tous
l’interprète de la voix du bienheureux Pierre, et en procurant à tous la
bénédiction de sa foi. Nous servant donc nous aussi de toi avec fruit comme
d’un guide vers ce bien, nous avons montré aux enfants de l’Église l’héritage
de la vérité... en faisant connaître d’un même cœur et d’un même esprit la
confession de la foi. Et nous étions dans un même chœur, faisant nos délices,
comme dans un banquet royal, des nourritures spirituelles que le Christ, par
tes écrits, a préparées aux convives du festin, et nous pensions voir l’époux
céleste en convive parmi nous. Car si « là où deux ou trois sont
rassemblés en son nom il est présent, comme il le dit, au milieu d’eux »
(Mt 18, 20) , quelle familiarité n’a-t-il pas manifestée alors aux cinq
cent vingt prêtres qui ont placé la connaissance de la confession de la foi
plus haut que leur patrie et que les fatigues ? Eux que, comme la tête le
fait pour les membres, tu as conduits en ceux qui tenaient ta place en faisant
connaître ton conseil excellent[270].
Rome,
tête de l’univers
Cette conception grandiose du rôle de Pierre et de
son siège éclaire pour saint Léon le sens de l’histoire, et particulièrement de
l’histoire de Rome, tête d’un immense empire mais menacée à son époque par les
hordes d’Attila et de Genséric :
ô Rome, toi qui étais maîtresse d’erreur, tu es
devenue par (Pierre et Paul) disciple de la vérité… Ce sont eux qui t’ont
promue à une telle gloire que, nation sainte, peuple choisi, cité sacerdotale
et royale, devenue grâce au saint Siège de Pierre la tête de l’univers, tu
règnes sur un plus vaste empire par le moyen de la religion divine que tu ne le
fis par celui de la suprématie terrestre[271]…
Rome était devenue la sentine de toutes les erreurs
qu’elle répandait dans tout l’univers à la faveur de ses conquêtes. Pour
remédier à ces erreurs, Dieu s’est fait homme, et prépara l’Empire romain, avec
son extension presque universelle et son unité, pour faciliter la diffusion de
la vérité :
S’étant fait chair, (le Verbe égal et coéternel au Père) a uni la nature
divine à la nature humaine de telle façon que sa descente vers ce qu’il y a de
plus humble devînt notre élévation vers ce qu’il y a de plus sublime. Mais,
pour que l’effet de cette grâce inénarrable se répandît à travers le monde
entier, la divine Providence prépara l’empire romain qui, en s’accroissant,
étendit tellement ses limites que celles-ci rendirent voisins et contigus tous
les peuples de l’univers. Il convenait en effet souverainement à l’œuvre
divinement décrétée que de nombreux royaumes fussent confédérés sous un seul
pouvoir et qu’une prédication générale trouvât des peuples facilement
accessibles parce qu’assujettis au gouvernement d’une seule cité[272].
Alors il envoya Pierre à Rome pour lui conquérir le
monde :
Lorsque les douze Apôtres, ayant reçu par l’action du Saint-Esprit la
faculté de parler toutes les langues, prirent le monde en charge pour lui
enseigner l’Évangile, et se furent distribué entre eux les diverses parties de
la terre, le très bienheureux Pierre, chef du corps apostolique, est envoyé à
la citadelle de l’Empire romain : ainsi la lumière de la vérité, révélée
pour le salut de tous les peuples, se répandrait plus efficacement, à partir de
la tête elle-même, à travers le corps entier du monde[273].
Peu après, c’est le tour de Paul, « docteur
spécial des païens », d’arriver à Rome, où la folie sanguinaire de Néron
déchaîne ensuite une « persécution générale et atroce ». Mais cette
cruauté ne sert qu’à l’expansion de l’Église :
L’Église n’est pas amoindrie, mais agrandie par les persécutions ;
et le champ du Seigneur se revêt sans cesse d’une plus riche moisson, lorsque
les grains, tombant seuls, renaissent multipliés. Aussi quelle descendance ont
donnée en se développant ces deux plants excellents, divinement semés, des
milliers de saints martyrs sont là pour l’attester : émules des triomphes
des Apôtres, ils ont ceint notre ville de foules empourprées et brillantes,
dont l’éclat s’étend largement, et ils l’ont couronnée comme d’un diadème
unique rehaussé par les feux de nombreuses pierreries[274].
C’est ainsi que Rome, conquise à la vraie foi[275],
a trouvé sa vraie grandeur. L’avenir réside, non d’abord, comme pour saint
Augustin dans une cité céleste au terme de l’histoire, mais dans l’Église
concrète, appuyée sur la pierre de la nouvelle Rome : celle de Pierre.
Félix II
(13 mars 483-1er mars 492)
En Orient cependant, malgré la règle qui empêchait en
principe l’autorité impériale de s’immiscer dans le domaine ecclésiastique, et
surtout la définition du dogme, les empereurs tendaient de plus en plus à
subordonner l’Église aux impératifs de leur politique. Ainsi, Zénon, prétendant
ramener l’unité de l’empire déchiré par un après-concile dramatique, avait en
482 publié son Hénotique, par
laquelle il revenait purement et simplement aux trois premiers conciles en
ignorant le tome de Léon et en écartant Chalcédoine. L’énergique Félix condamna
l’Hénotique et excommunia, pour avoir
laissé torturer ses légats, le patriarche de Constantinople, qui l’excommunia à
son tour. Le pape, dans sa lettre à l’empereur, revendiquait hautement, dans la
ligne des grands évêques du ive
siècle, la liberté de l’Église face au pouvoir temporel :
Puisque même chez les nations barbares et qui ignorent le nom de Dieu, la
liberté de n’importe quelle légation est toujours considérée comme sacro-sainte
par le droit des gens, même pour la mise en œuvre d’entreprises purement
humaines, chacun sait qu’à plus forte raison elle aurait dû être intégralement
sauvegardée par un empereur romain et chrétien, surtout dans les affaires
religieuses...
Mais je pense que ta piété, prête à s’assujettir à ses propres lois
plutôt que de s’y opposer, devrait de même obéir aux célestes décrets, et ne
pas oublier que sa suprématie sur les choses humaines ne peut s’étendre aux
choses divines qu’elle doit recevoir, sans aucun doute possible, des mains des
dispensateurs établis par Dieu. Je pense qu’il t’est certainement utile de
laisser, au cours de ton principat, l’Église catholique vivre selon ses lois,
et de ne permettre à personne de faire obstacle à sa liberté, à elle qui t’a
rendu le pouvoir royal.
Il est sûr en effet que la prospérité de tes affaires t’impose, quand il
s’agit des intérêts de Dieu, de faire effort, ainsi qu’il l’a voulu, pour
soumettre ta volonté aux prêtres du Christ et ne pas la faire prévaloir sur
eux : tu dois d’autre part apprendre de ceux qui y sont préposés les
mystères sacrés, et non pas les enseigner ; te plier à l’organisation de
l’Église, et non pas lui prescrire des règles d’un droit humain, ni vouloir
régner sur ses décisions, elle à qui Dieu a voulu par le joug d’un religieux
dévouement soumettre ta clémence. Il est à craindre en effet que par les
infractions aux dispositions du ciel, on n’en vienne à mépriser celui qui en
est l’auteur[276].
Saint Gélase
Ier (pape 1er mars 492-21 novembre 496)
Autorité
des pontifes et pouvoir royal
L’accession au trône du monophysite Anastase
(491-518), qui dota tous les patriarcats d’évêques monophysites et écarta ou incarcéra
les récalcitrants, devait encore aggraver la situation. Sans se laisser
intimider, le pape Gélase, dont le pontificat représente un autre sommet parmi
les papes du ve
siècle, écrivit à l’empereur pour préciser les attributions respectives de
l’autorité temporelle et de l’autorité spirituelle, notamment celle du Pontife
romain :
Il y a deux principes par lesquels ce monde est régi
principalement : l’autorité sacrée des pontifes et le pouvoir royal, auctoritas sacra pontificum et regalis
potestas ; et parmi les deux la charge des prêtres est d’autant plus
lourde qu’ils doivent rendre compte devant la justice divine de ceux-là mêmes
qui sont les rois.
Tu le sais en effet, fils très clément : bien que ta dignité te
place au-dessus du genre humain, tu inclines cependant, par un devoir
religieux, ta tête devant ceux qui sont chargés des choses divines et tu
attends d’eux les moyens de te sauver ; et pour recevoir les célestes
mystères et les dispenser comme il convient, tu dois, tu le sais aussi, selon
la règle de la religion, te soumettre plutôt que diriger. Par conséquent, en
tout cela tu dépends de leur jugement et tu ne dois pas vouloir les réduire à
ta volonté.
Si en effet, pour ce qui concerne les règles de l’ordre public, les chefs
religieux admettent que l’empire t’a été donné par une disposition d’en haut et
obéissant eux-mêmes à tes lois, ne voulant pas, au moins dans les affaires de
ce monde, paraître aller contre... une décision exclue, dans quels sentiments
ne faut-il pas, je t’en prie, obéir à ceux qui sont chargés de dispenser les
vénérables mystères ?
C’est pourquoi, de même qu’elle n’est pas légère, la menace qui pèse sur
les pontifes qui n’ont pas parlé pour le culte de Dieu, comme ils le doivent,
ainsi n’est-il pas négligeable le danger — puisse-t-il ne pas exister — encouru
par ceux qui, alors qu’ils devraient obéir, méprisent. Et s’il est normal que
le cœur des fidèles se soumette à tous les prêtres en général qui s’acquittent
convenablement de leurs divines fonctions, combien plus l’unanimité doit-elle
se faire autour du préposé à ce Siège, à qui la divinité suprême a voulu donner
la prééminence sur tous les prêtres et que la piété universelle de l’Église a
dans la suite constamment célébré ?
C’est là que ta piété se rend compte avec évidence que jamais personne
sous aucun prétexte humain ne peut s’élever au-dessus de la situation
privilégiée de celui que la voix du Christ a placé au-dessus de tous, que
l’Église vénérable a toujours reconnu et tient dévotement au premier rang.
Elles peuvent être empêchées par des présomptions humaines, les décisions du
jugement divin, mais vaincues, elles ne sauraient l’être par aucune puissance
de qui que ce soit[277].
Le pape dénonce l’idéologie selon laquelle l’empereur
de la nouvelle Rome, signe et instrument visible de la Monarchie divine,
« prêtre et roi », assurait l’unité de la foi qui était le principe
le plus décisif d’unité de l’empire[278].
Il ne met nullement en cause le pouvoir suprême de l’empereur sur le domaine
temporel (§ 3), mais affirme la dualité des hiérarchies et des
compétences : à l’empereur, l’ordo
publicæ disciplinæ, aux évêques, et d’abord à l’évêque de Rome, les res divinæ, le religionis ordo, le jugement sur les doctrines engageant la foi (§
1). Distinction des pouvoirs, donc, mais non séparation complète : le Christ, explique-t-il ailleurs,
a distingué la tâche de chacun de ces
deux pouvoirs par leurs opérations propres et par des titres distincts, actionibus propriis dignitatibusque
distinctis, en sorte que les empereurs aient besoin des évêques et que les
évêques utilisent les arrêts impériaux en matière temporelle [279].
De fait, comme jadis Ambroise à Théodose, le pape
rappelle à son « fils » qu’il n’est pas au-dessus de l’Église, mais
dans l’Église : il dépend de l’auctoritas
des pontifes (§ 2), et d’abord du pontife romain (§ 4), pour tout ce qui
concerne son salut, y compris dans la manière dont il s’acquitte de sa fonction
suprême.
Primauté
du Siège romain
On a noté au passage l’affirmation très explicite de
la primauté — principatus, selon une
expression consacrée par Gélase — du Siège de Pierre. Cette prééminence au sein
de l’unique Église catholique n’est pas fondée sur la volonté des hommes :
elle vient du Christ lui-même (§ 1), et a été consacrée par le martyre de
Pierre et Paul (§ 2) :
Après (toutes ces) Écritures prophétiques, évangéliques et apostoliques
(que nous avons mentionnées plus haut) et sur lesquelles l’Église catholique,
par la grâce de Dieu, est fondée, nous avons estimé devoir souligner également
ceci, à savoir que si c’est bien à l’Église catholique répandue par tout
l’univers que revient l’unique chambre nuptiale du Christ, pour autant la
sainte Église romaine n’est pas placée devant les autres Églises par des édits
de synodes, mais elle a reçu la primauté de par la parole évangélique du
Seigneur et Sauveur disant : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je
bâtirai mon Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle, et
je te donnerai les clés du Royaume des cieux, et tout ce que tu auras lié sur
terre sera lié aussi au ciel, et tout ce que tu auras délié sur terre sera
délié aussi au ciel » (Mt 6, 18 s.).
A cela s’est ajouté également la compagnie du très bienheureux Apôtre
Paul, le vase d’élection : ce n’est pas à un autre moment, comme le disent
sottement les hérétiques, mais au même moment, le même jour, par une mort
glorieuse avec Pierre, qu’il a été couronné en combattant, dans la ville de
Rome, sous l’empereur Néron : et de la même manière ils ont consacré au
Christ l’Église romaine susdite, et par leur présence et leur triomphe
vénérable ils l’ont placée avant toutes les autres villes dans le monde entier.
Le premier siège de l’apôtre Pierre est donc l’Église romaine qui n’a ni tache,
ni ride, ni rien de semblable (Ep 5, 27)[280].
Ceci, sans préjudice de la dignité du second et du
troisième sièges, eux aussi liés à Pierre — il n’est pas question de
Constantinople, qui ne tire son autorité que de la présence de
l’empereur :
Le deuxième siège cependant fut consacré à Alexandrie au nom du
bienheureux Pierre par son disciple et évangéliste Marc... Comme troisième est
tenu en honneur le siège du bienheureux apôtre Pierre à Antioche, puisqu’il y a
habité avant de venir à Rome, et que là est apparu pour la première fois le nom
de « chrétiens » pour la race nouvelle (voir Ac 11, 26)[281].
Sources de la foi
C’est encore à l’Église romaine, identifiée à
« l’Église sainte », qu’il appartient d’authentifier les sources de
la foi, livres canoniques, conciles, Tradition des Pères :
Et bien que personne ne puisse poser d’autre fondement que celui qui a
été posé et qui est Jésus Christ (voir 1 Co 3, 11), l’Église sainte,
c’est-à-dire l’Église romaine, n’interdit pas que pour son édification, outre
les Écritures de l’Ancien et du Nouveau Testament[282]
que nous recevons selon la règle, soient reçus également ces autres écrits, à
savoir : le saint synode de Nicée... ; (le saint synode de
Constantinople... lors duquel l’hérétique Macedonius a reçu la condamnation
méritée) ; le saint synode d’Ephèse... ; le saint synode de Chalcédoine...
(Mais également d’autres synodes, s’il en est, qui ont été tenus par les saints
pères jusqu’à aujourd’hui et dont nous avons décrété qu’ils doivent être
observés et reçus outre l’autorité de ces quatre).
Suit une énumération de divers Pères — Cyprien,
Grégoire de Nazianze, Basile, Athanase, Jean Chrysostome, Théophile, Cyrille,
Hilaire, Ambroise, Augustin, Jérôme, Prosper — recommandés pour leur
orthodoxie, avec une mention spéciale de la lettre de saint Léon à
Flavien : « Du texte de celle-ci, si quelqu’un conteste un iota, et
ne la reçoit pas avec vénération, qu’il soit anathème ». En revanche, les
écrits des hérétiques et des schismatiques, et même les apocryphes, sont
« non seulement répudiés, mais encore éliminés de toute l’Église catholique,
apostolique et romaine », et font l’objet d’un anathème perpétuel[283].
à la fin du ve siècle, l’ecclésiologie
patristique a atteint sa pleine maturité. Elle a intégré et développé tous les
éléments, pour la plupart d’origine scripturaire, que nous avions relevés à la
fin de notre étude des trois premiers siècles. Les siècles suivants en
prolongeront encore plusieurs, et transmettront l’héritage ecclésiologique des
Pères au Moyen-Âge, qui ne s’en écartera jamais délibérément. Comment
caractériser ce donné traditionnel par rapport aux approches modernes ?
Nous le ferions volontiers par un seul mot[284] :
celui de « symphonique ». Alors que les modernes tendent le plus
souvent à aborder l’Église de manière dialectique, au sens hégélien de ce mot,
opposant et tâchant d’équilibrer tant bien que mal les aspects divers de la
réalité ecclésiale, les anciens les reçoivent globalement de l’Écriture et de
la tradition, les tiennent ensemble, avec des accents variables mais sans
jamais sacrifier l’un à l’autre, et les ordonnent entre eux[285].
Ainsi, jamais on n’a mis en plus grand relief la dimension spirituelle de
l’Église (Ambroise, Augustin), en même temps que l’absolue nécessité de sa
structure hiérarchique visible (Ambroise, Jérôme) ; l’unité et l’unicité
de la catholica, en même temps que la
vie propre et autonome de l’Église locale en communion de foi et de charité
avec les autres Églises unies à Rome (Optat, Augustin, Cyrille) ; le
primat pétrinien et la responsabilité collégiale des évêques (Ambroise,
Cyrille, Célestin, Léon) ; la place centrale de l’Écriture et la nécessité
de l’éclairer par la Tradition de l’Église qui a reçu mission de l’interpréter
(Jean Chrysostome, Jérôme) ; le réalisme « physique » de la vie
sacramentelle (Ambroise, Jean Chrysostome, Cyrille), et sa fonction
« mystique » d’incorporation au Christ par intégration à son corps
ecclésial (Augustin, Cyrille).
Bien des problèmes
ecclésiologiques modernes ne pourraient-ils pas s’éclairer, voire se résoudre,
à la lumière de ces conceptions si amples et si constructives ?
On trouve encore
beaucoup de belles pages relatives à la Rédemption dans l'Occident latin de
l'époque romane. Ainsi chez saint Fulgence (v. 463-533)[286] et saint Grégoire le Grand
(pape de 590 à 604)[287]. Tous deux développent de
préférence l'aspect sacrificiel de la passion du Sauveur. Grégoire reprend dans
les Moralia in Job le thème du
trompeur trompé sous la double image de l'hameçon[288] et du lacet[289].
Saint Venance
Fortunat (530-609), lui, offre
sur le mode lyrique une admirable synthèse de la théologie latine de la
Rédemption dans les hymnes à la Croix que nous chantons encore au temps de la
Passion. On y retrouve les accents de triomphe devant la victoire du Roi
vainqueur par son immolation[290], l'admiration devant la
justice et l'astuce du combat mené contre le démon[291], la liberté souveraine de
l'Agneau immolé sur le bois[292], l'émotion devant le prix
de notre rachat[293], l'ampleur cosmique des
perspectives[294], le sens des préfigurations
vétéro-testamentaires[295], l'éblouissement devant la
splendeur de l'oeuvre divine[296], qui rejaillit en tendresse
pour tout ce qui a touché le corps du Sauveur[297].
Plus originale
apparaît, au VII° siècle, la pensée de saint
Maxime le Confesseur (+ 662)
; mais elle est plutôt christologique que sotériologique. En vertu de sa
structure ontologique propre, le Christ, hypostase unique en deux natures,
était - et était seul - à même de nous sauver : par sa volonté divine
(qu'il a en commun avec le Père et l'Esprit Saint) et par sa volonté humaine
(identique à la nôtre par le logos
mais non par le tropos, puisqu'elle
n'avait pas de gnômè propre) , il a voulu librement notre salut par
obéissance au Père :
Selon les deux natures à partir desquelles,
dans lesquelles et desquelles il était l'hypostase, il était reconnu comme
étant de nature à même de vouloir et d'opérer notre salut, que, d'une part, il
voulait conjointement avec le Père et le Saint-Esprit, et pour lequel d'autre
part "il s'est fait obéissant" au Père "jusqu'à la mort, et la
mort de la croix" (Phil 2,9)[298].
En exprimant
"volontairement la répulsion de la mort", lors de l'agonie de
Gethsémani, il "(rachetait) la nature de ses passions condamnées à cause
du péché". En se portant librement vers la mort, il "(tuait) la mort
dans sa propre chair... Car ce n'était pas principalement pour souffrir, mais
pour sauver qu'il était devenu homme[299]".
Dans la I° moitié du
VIII° siècle enfin, saint Jean Damascène condensait la pensée
des Pères grecs antérieurs sur la passion rédemptrice en deux brefs chapitres
de son De fide orthodoxa. Après avoir
précisé que le Verbe avait souffert dans sa chair, non dans sa divinité[300], il ajoute :
Comme Notre-Seigneur Jésus-Christ était pur de
toute tache de péché - en effet il n'a pas commis de péché, celui qui a
"enlevé le péché du monde (Jn 1, 29)", et "il ne s'est pas
trouvé de mensonge dans sa bouche (Is 53, 9)" - n'était nullement soumis à
la mort, s'il est vrai que "c'est par le péché que la mort est entrée dans
le monde (Ro 5, 12)". Il meurt donc, acceptant la mort pour notre salut, et s'offre en sacrifice pour nous au Père. En effet
nous avions péché contre lui, et c'est pourquoi il lui fallait acquitter une rançon (lutron), et ainsi nous délier de notre condamnation. A Dieu ne
plaise en effet que le sang du Seigneur ait été offert au tyran ! C'est
pourquoi la mort s'avance, et avalant l'appât du corps (du Seigneur), est
transpercée par l'hameçon de la
divinité ; et, une fois goûté le corps innocent et vivifiant, elle se corrompt
elle-même, vomissant tous ceux qu'elle avait autrefois engloutis. En effet
comme les ténèbres se dissipent quand survient la lumière, de même la corruption disparaît sous l'attaque de
la vie, et la vie advient à tout
homme, et la corruption au corrupteur[301].
On a reconnu les
thèmes alexandrins et cappadociens classiques : le sacrifice pour notre salut
(thème universellement présent chez les Pères), le refus de la rançon payée au
diable (Grégoire de Nazianze), la ruse divine sous l'image de l'hameçon
(Grégoire de Nysse), l'antithèse de la corruption et de la vie (Athanase)
conférée par le corps vivifiant qui nous divinise (Athanase, Cyrille).
A la fin de l'époque
patristique, s'est déjà constitué un ensemble doctrinal cohérent, sinon
parfaitement unifié, relativement à notre Rédemption. Certains traits
apparaissent plus accusés en Orient, d'autres en Occident, mais il serait
sommaire d'opposer une sotériologie grecque excluant la notion de sacrifice et
centrée exclusivement sur la divinisation accomplie par la seule Incarnation,
et une sotériologie latine limitée au thème de la rançon. En réalité, ces deux
thèmes apparaissent avec plus ou moins de relief, et des variantes diverses,
chez tous les Pères, du fait qu'ils sont l'un et l'autre profondément ancrés
dans le Nouveau Testament, et s'articulent l'un à l'autre en vertu d'une
logique implicite.
La rémission de nos
péchés ne constitue que la condition préalable d'une oeuvre beaucoup plus vaste
déjà évoquée par saint Pierre dans sa seconde épître (1, 4) : nous rendre
"participants de la nature divine". A la suite de saint Irénée[302] l'école d'Alexandrie
surtout[303], mais aussi les Pères
cappadociens[304] et aussi les Pères latins[305], montrent la divinisation de la nature humaine
procurée en principe par l'Incarnation, dans l'humanité individuelle du Sauveur
en laquelle toute l'humanité est comme récapitulée, et débordant sur toute
l'humanité moyennant la mort et la glorification du Christ.
Mais cette divinisation,
voulue dès l'origine par Dieu qui nous a créés à son image, est incompatible
avec l'état de péché, de "corruption" (Athanase, Grégoire de Nysse,
Jean Damascène), de servitude par-rapport au démon et à la mort dans lequel
nous sommes tombés librement, par notre faute, par le péché originel. En
assumant l'humanité par l'Incarnation, Dieu va lui permettre de prendre sa
revanche. Le Christ apparaît comme le grand vainqueur de ce combat
prodigieux :
Mors et vita duello conflixere mirando.
Dux vitae mortuus regnat vivus....
Tu nobis victor Rex miserere.
Cela, au prix de son
sang, seul capable de nous racheter.
Les Pères unissent souvent le thème du sacrifice,
central chez la plupart d'entre eux, et celui de la rançon, suggéré par le terme biblique de rédemption :
Le Christ... est mort pour nous, s'est offert
en odeur de suavité au Père comme holocauste, et a livré sa vie comme prix (antallagma) de la vie de tous[306].
A qui cette rançon
est-elle versée ? Selon de nombreux Pères, "à celui à qui nous nous étions
vendus par nos péchés" (Ambroise), et qui jouissait dès lors de certains
droits sur nous à titre d'exécuteur des châtiments divins : le diable ; mais il faut préciser
qu'il s'agissait d'une ruse divine et que le sang précieux n'a pas réellement
été livré au démon ; celui-ci a au contraire perdu tous ses droits sur
l'humanité en essayant d'attenter à la vie du Christ innocent : " Par
le fait même que le diable a reçu à l'extérieur le pouvoir de tuer la chair du
Seigneur, sa puissance intérieure, par laquelle il nous tenait (captifs) a été
tuée".
D'autres[307] refusent catégoriquement
pareil marché. Pour les Pères alexandrins, c'est au Père seul que le Christ s'est offert en holocauste, non tant pour
acquitter une dette que pour mettre le diable en déroute :
"Afin de détruire par sa mort celui qui
détenait l'empire de la mort, c'est-à-dire le diable". En effet on ne
pouvait détruire autrement celui qui détient l'empire de la mort, et la mort
elle-même, si le Christ ne s'était pas donné pour nous, lui seul en rédemption
pour tous ; en effet il est au-dessus de tous. C'est pourquoi il dit quelque
part dans les psaumes (ps. 39, 7-8), en s'offrant lui-même pour nous comme
hostie immaculée à Dieu son Père : "Tu n'as voulu ni sacrifice ni
oblation, mais tu m'as fait un corps. Tu n'as pas demandé d'holocaustes pour le
péché, alors j'ai dit : Voici, je viens"[308].
La liturgie,
expression adéquate de la pensée des Pères, évoque avec liberté ces divers
thèmes. Elle désigne le Christ, avec prédilection, comme notre Sauveur, Salvator noster[309], Salvator mundi[310] ; notre Rédempteur, fidelium animarum conditor et redemptor[311] ; notre Médiateur, Mediatoris Dei et hominum hominis Jesu
Christi[312] ; notre "victime
pascale", offerte sur "l'autel de la croix[313]" ; notre Agneau[314], notre Pâque[315] ; notre rançon, celui qui
nous rachète par son sang précieux[316] ; l'Innocent qui
réconcilie les pécheurs avec le Père[317], et par là-même réforme,
restaure la nature humaine[318]. Elle représente sa croix
comme un étendard de victoire, vexillum
crucis[319]. Et elle a l'audace de
s'exclamer : O felix culpa, quae
talem et tantum meruit habere Redemptorem !
à la fin du viiie
siècle et au ixe
siècle, on constate, dans la liturgie comme dans les textes juridiques et
théologiques, un sens très aigu de la royauté du Christ, prêtre et roi selon
l’ordre de Melchisédech :
Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat.
Rex regum… Christus vincit… Rex noster… Liberatio et redemptio nostra… Victoria nostra… Arma nostra invictissima… Christus…
Ipsi soli imperium, gloria et potestas, per immortalia sæcula sæculorum[321].
Après lui, ces deux pouvoirs demeurent dans son unique corps, l’Église,
mais ils doivent être répartis entre des personnes différentes : le pape
et le souverain temporel :
La sainte
Église universelle de Dieu forme un seul corps, dont le Christ est la Tête.
Le corps de
cette même Église se distribue principalement entre deux personnes
excellentes : la sacerdotale et la royale[322].
Aussi les acclamations carolingiennes poursuivent-elles :
Leoni summo pontifici et universali Papæ vita. Salvator mundi, tu illum adiuva…
Carolo
excellentissimo et a Deo coronato, magno et pacifico regi Francorum et
Longobardorum ac patricio Romanorum vita et victoria. Redemptor mundi…[323]
L’époque carolingienne constitue un sommet de cet état de chrétienté
« sacrale » que nous évoquions plus haut à propos des derniers
siècles de l’âge des Pères. Relevons-en quelques aspects majeurs.
Après une période de complète anarchie dans l’Église comme dans l’État,
le pape Hadrien (772-795), énergique et intelligent, avait réussi à rétablir
l’ordre en conformité avec les canons. Mais les troubles avaient repris dès
l’élection de son successeur Léon III, et celui-ci avait recouru à la
protection du roi des Francs sur le territoire du Saint-Siège. En retour
Charlemagne lui avait envoyé le missus
Angilbert avec ce message :
Votre tâche à
vous, très Saint-Père, consiste à seconder le succès de nos armes en élevant
avec Moïse vos mains vers Dieu et en l’implorant pour qu’il veuille bien donner
au peuple chrétien la victoire sur les ennemis de son saint nom et faire
rayonner sur le monde entier le nom de notre Seigneur Jésus-Christ[324].
Au pape, Charles réservait la prière, à lui-même, l’action au service de
la chrétienté (assimilée à l’Église) et finalement du nom du Christ.
Répartition qui, après une collaboration relativement harmonieuse des deux
pouvoirs pendant la vie de Charlemagne, va poser après sa mort des difficultés
sans fin.
En effet, après un attentat contre sa personne le 25 avril 799, Léon III
réussit à se réfugier auprès du patrice des Romains, qui l’accueillit avec
faveur, et dont le prestige lui permit de se disculper des accusations
scandaleuses de ses adversaires par un simple serment — car nul n’ignorait
qu’aucun tribunal ne jouit du droit de juger un pape. En reconnaissance, le
jour de Noël 800, le pontife le ceignait d’une couronne, selon les formes en
usage en Orient, où l’empereur était couronné par le patriarche, et lui rendait
hommage de fidélité comme au représentant de Dieu dans l’ordre temporel. Alcuin
commente :
C’est toi qui
es maintenant le vengeur des crimes, le guide des égarés, le consolateur des
affligés, c’est à toi qu’incombe la tâche d’exalter les bons[325].
Par le sacre de Noël 800, le « Père
apostolique »[326] visait sans doute, non seulement à exprimer sa
reconnaissance à son protecteur, mais à « s’assurer par avance par ce
geste contre toute tentative, de la part de Charlemagne ou de ses successeurs,
de transformer ce soutien occasionnel en tutelle permanente »[327].
Mais du fait de ce couronnement, Charles acquérait non seulement — pour le
grand déplaisir de Byzance[328]
— une légitimité politique comme chef de l’empire d’Occident, mais une fonction
ministérielle dans l’ecclesia[329].
Cette situation l’obligeait à défendre les fidèles, à favoriser leur progrès
dans la foi, mais aussi à dilater par de nouvelles conquêtes, vers l’Est
notamment, les frontières de l’ecclesia, qui désigne non seulement
l’Église comme réalité surnaturelle, mais la société des chrétiens tout
entière. C’est pourquoi Louis le Pieux pourra proclamer que l’on ne saurait
briser l’unité de l’empire sans « provoquer un scandale dans l’Église ».
Cette conception faisait du prince un personnage sacré, ce qui s’exprime
liturgiquement dans les sacres. Sans jamais confondre les deux pouvoirs, on
leur attribuait, chacun avec ses moyens propres, la même finalité :
conduire le peuple chrétien au salut. De fait, Charlemagne interviendra dans
l’organisation intérieure de l’Église, choix des évêques, instruction du
clergé, culte et même doctrine. Mais il ne s’arrogera jamais le rôle de chef de
l’Église, consultera le pape avec déférence et ne s’attribuera jamais
l’indépendance doctrinale. Après sa mort cependant, l’empire éclatera et
tombera dans la décadence et l’anarchie ; le prestige de la papauté en
souffrira et le schisme menacera à plusieurs reprises.
Au cours du ixe
siècle, certains[330]
prirent conscience d’une certaine distinction entre l’Ecclesia proprement dite et la respublica
christiana ou christianitas :
la société chrétienne.
Unité du corps
mystique
Comme l’époque patristique, l’époque carolingienne ne doute pas qu’il
existe une continuité entre le corps naturel du Christ, son corps eucharistique
(dit corpus mysticum, du fait qu’il
est tout relatif à un mystère), et son « vrai corps » qui est
l’Église : le mystère du Christ se prolonge dans l’Église qu’il construit
par ce sacrement. Aussi Florus de Lyon fait-il condamner Amalaire, qui
expliquait la fraction de l’hostie en trois parties par les trois états du
corps du Christ :
Le corps du
Christ a trois formes… En premier lieu, le corps saint et sans tache pris de la
Vierge Marie ; en second lieu celui qui chemine sur la terre ; en
troisième lieu, celui qui repose dans les tombeaux. La particule de l’hostie
qu’on met dans le calice signifie le corps du Christ ressuscité des
morts ; la partie que consomment le prêtre ou le peuple désigne celui qui
chemine sur la terre ; celle qui reste sur l’autel, la partie reposant
dans les tombeaux[331].
Florus voit dans cette interprétation nouvelle un péril pour l’unité du
corps du Christ :
L’unique chef,
le Christ, a un unique corps fait de tous les élus… Tous ceux d’autrefois,
comme ceux d’aujourd’hui, les vivants aussi bien que les morts, nous sommes un
seul pain dans le Christ, nous sommes incorporés et unis au Christ[332].
Place des fidèles
dans la célébration
Autre point débattu entre les deux liturgistes : pour Amalaire, le
sacrifice est offert par le prêtre pour l’assemblée. Pour Florus, les Apôtres
l’ont remis generaliter omni Ecclesiæ[333].
Il y a donc deux pôles actifs dans la célébration : le prêtre et l’Ecclesia, l’assemblée des fidèles :
« Ce qui est accompli proprement par le ministère des prêtres est fait par
l’ensemble, grâce à la foi et à la dévotion de tous les fidèles »[334].
Cependant, à cette époque, la participation des fidèles au sacrifice
eucharistique se fait moins concrète. La procession des offrandes disparaît,
et, du fait de la multiplication des messes privées, le prêtre ne dit
plus : qui tibi offerunt,
mais : pro quibus te offerimus, vel
qui tibi offerunt. Florus lui-même, et tous ses contemporains, tendent à
faire consister l’Église « principalement dans le clergé » : Ecclesia, quæ in sacerdotibus maxime constat[335]…
Ecclesia nihil est nisi populus fidelis, sed præcipue clerus censetur hoc
nomine[336].
Notons cependant dans ce second texte la nuance entre est (définition, au moins nominale) et censetur : c’est le clergé surtout que l’on compte dans ce
groupe, que l’on entend sous ce nom, mais on ne précise pas si cet usage est
justifié ou non.
Pierre, figure du
« chœur » des évêques
à la même époque, une étude des commentaires de Mt 16 montre que pour
beaucoup[337]
les paroles du Seigneur s’appliquaient à tous les Apôtres en général, à l’ordo des évêques qui sont leurs
successeurs et aux prêtres[338],
voire à toute l’Église[339],
Pierre ayant reçu les clefs au nom de tous — même si le pouvoir sacerdotal,
commun à tous les Apôtres, a été donné à Pierre d’une manière singulière[340].
De même, pour Hincmar, l’Église, sous la division des royaumes, demeure un
peuple unique, unis par la sollicitude des évêques, dont le « chœur » a reçu le pouvoir de
lier et de délier dans la personne de Pierre[341].
Le « vicaire du Christ », source d’unité et arbitre de paix
Mais au ixe
siècle, la papauté intervient comme gardienne et arbitre de paix, avec Grégoire
IV en 833, puis Nicolas Ier (858-867), Hadrien II, Jean VIII
(872-882). Ils insistent sur l’unicité de l’Église, una et unica Sponso suo, unus Christi thalamus. Soucieux de l’unité
des baptisés, Jean VIII distingue entre l’Ecclesia,
qui relève du pouvoir sacerdotal, et le pupulus
christianus, ou la christianitas,
qui relève du pouvoir temporel. Ils interviennent dans des questions de
justice, de fidélité et de paix, et Jean VIII insiste sur la valeur religieuse
de l’approbation pontificale et du sacre qui font du prince un empereur.
Rome est mère[342],
source, tête à laquelle les membres doivent rester unis s’ils veulent vivre.
L’énergique Nicolas Ier ramène à son autorité celle des
métropolitains, des patriarches, des conciles : c’est de la sanction du
premier Siège que ceux-ci reçoivent leur autorité[343].
Ce qui, au moins en Occident, n’offre aucune difficulté : on vit dans un
climat de coopération, non de concurrence, entre le pape et les conciles. Cette
conception se heurte cependant, en Occident même, à certaines résistances de la
part des évêques.
Résistance épiscopale
S’il reconnaît la primauté romaine comme d’institution divine, Hincmar
considère que les papes ne font qu’appliquer les décisions des conciles, qui
leur sont supérieurs. Il s’appuie sur le concile de Sardique, et surtout sur la
réception des textes législatifs, pour maintenir les privilèges des
métropolitains. Au concile provincial de 861, il dépose de sa propre autorité
un de ses évêques suffragants, Rothade, qui fait appel à Rome. Après enquête,
Nicolas le rétablit sur son siège et oblige Hincmar à proclamer au concile de
Troyes que pour destituer un évêque il faut avoir obtenu le consentement de
Rome.
à la fin du siècle suivant, Gerbert d’Aurillac conçoit l’Église comme une
communion d’Églises locales, présidée par une prima sedes, mais gouvernée, non par le jugement d’un seul, unius arbitrio, mais par la « loi
commune de l’Église catholique », dont les éléments sont, par ordre
descendant : « L’Évangile, les Apôtres, les prophètes, les canons établis
par l’Esprit de Dieu et consacrés par la révérence du monde entier, les décrets
du Siège apostolique qui ne s’écartent pas de ceux-ci »[344].
Devenu pape sous le nom de Sylvestre II, il manifestera une vive conscience
d’exercer le ministère de Pierre, et s’efforcera de promouvoir l’esprit
évangélique et la culture dans le clergé et dans le peuple, mais ne survivra
que de quelques mois à son impérial élève et protecteur, Otton III, nouveau
Constantin († 1003).
Vers 850, parut en pays franc, sous le nom d’Isidorus Mercator, une compilation de textes attribuant aux papes
de l’époque des martyrs les décisions des papes du ixe siècle, et étendant à tous les évêques, même
orientaux, le statut qui était celui des suffragants de l’évêque de Rome à
l’époque de saint Grégoire.
Il es aujourd’hui reconnu par tous
les historiens que ces « fausses décrétales » n’émanaient pas de
Rome, et n’avaient pas pour but de soutenir la primauté pontificale, mais de
s’appuyer sur celle-ci pour garantir l’indépendance de l’épiscopat local, et
notamment du droit ecclésiastique, à l’égard des laïcs. Rome elle-même ne les a
jamais invoquées avant Grégoire VII, à une époque où elles étaient
universellement acceptées[345].
à partir de cette époque, on les
citera souvent à l’appui du primat romain.
Le concile in Trullo de 692,
qui se présentait comme achevant les conciles œcuméniques, avait déjà canonisé
des usages strictement byzantins, parfois contraires aux usages romains, et
donné à l’Église byzantine son statut propre. Après la victoire des
iconophiles, les empereurs cessent d’intervenir dans le sens de l’hérésie,
instituant en 843 la fête de l’orthodoxie, fixée au premier dimanche de carême.
On y lisait des anathématismes contre tous les adversaires de l’orthodoxie.
Mais celle-ci s’identifiait de plus en plus à une tradition orientale et
byzantine close sur elle-même. C’est dans ce contexte d’une incompréhension
croissante entre Orient et Occident qu’il faut situer, dans le seconde moitié
du ixe siècle, ce
qu’on a appelé le schisme de Photius.
Le patriarche Ignace, confesseur au temps de la crise iconoclaste, ayant
osé, le 6 janvier 858, refuser de donner, en raison de son inconduite, la
communion au césar Bardas, oncle du jeune empereur Michel III (dit
« l’ivrogne »), et de bénir le voile de l’impératrice Théodora que
son fils avait fait interner dans un monastère, fut à son tour exilé et
remplacé par Photius, théologien laïc brillant et cultivé, fonctionnaire
correct et bon serviteur de la cour. Photius démit bon nombre de prélats
orientaux — notamment Nicolas de Crète, abbé du Stoudion, qui lui était hostile
—, et obtint l’appui des autres. D’autre part, le nouveau patriarche adressa au
pape une synodique (860), où, après avoir protesté de son indignité, il
confesse les dogmes essentiels de la foi[346],
et lui demande sa communion. Nicolas Ier n’éleva à ce moment aucune
objection contre son orthodoxie, mais, prudemment, demanda une enquête
supplémentaire, confiée à deux légats, Radoald et Zacharie, tout en se
réservant la décision finale. Lors d’un synode convoqué en 861, les légats, qui
ignoraient le grec et étaient sujets à toutes les pressions de la cour
impériale, ratifièrent la destitution d’Ignace, malgré ses protestations[347],
et l’élection de Photius. Le synode s’écria : « Longue vie au pape
Nicolas, longue vie au patriarche Photius, longue vie aux apocrisiaires du
pape »[348].
à ce moment, « l’Église de
Constantinople a reconnu, pleinement et volontairement, pour le première fois
peut-on dire, le droit du pontife romain à juger du patriarche byzantin »[349].
Mais Nicolas, sans doute en raison de l’irrégularité de la nomination
d’un « néophyte » au siège de saint André, cassa la décision de ses
légats, et réunit un synode romain qui prit le parti d’Ignace et destitua
Photius. Aux protestations de l’empereur Michel, il répondit l e 28
septembre 865 par une
importante lettre affirmant hautement les prérogatives pontificales. Dans la
nouvelle Alliance, les autorités spirituelle et temporelle sont distinctes, et
ont besoin l’une de l’autre. Lui, Nicolas, respecte le pouvoir temporel des
souverains, et fait prier pour la prospérité de l’empire. Mais, de par la
volonté du Christ, et non par celle des synodes, au pape revient la primauté
dans le sacerdoce, l’enseignement doctrinal et le gouvernement de toute
l’Église. Il revendique le droit de juger en dernier ressort toute cause
ecclésiastique : il est juge universel et n’est jugé par personne :
Le juge ne sera jugé ni par l’empereur, ni par tout le clergé, ni par les
rois, ni par le peuple... « Le premier Siège ne sera jugé par
personne »...
Où donc avez-vous lu que les empereurs, vos prédécesseurs, auraient pris
part aux assemblées synodales à l’exception peut-être de celles dans lesquelles
il a été traité de la foi, qui est universelle, qui est commune à tous, qui ne
concerne pas seulement les clercs, mais également les laïcs et en fait tous les
chrétiens ?... Plus une plainte est adressée au jugement d’une autorité
supérieure, plus il faut se tourner vers une instance plus élevée, jusqu’à ce
que, pas à pas, on parvienne à ce Siège dont le jugement est soit modifié en
mieux par lui-même, si l’importance de l’affaire l’exige, soit réservé, sans
interrogation, au seul jugement de Dieu.
En outre, si vous ne Nous écoutez pas, il en résultera que nécessairement
vous serez pour Nous tels que notre Seigneur prescrit de considérer ceux qui
dédaignent écouter l’Église de Dieu ; d’autant plus que les privilèges de
l’Église romaine, confirmés par la bouche du Christ dans le bienheureux Pierre,
disposés dans l’Église elle-même, reconnus depuis les temps anciens, célébrés
par les saints synodes universels, et vénérés constamment par toute l’Église,
ne peuvent d’aucune manière être diminués, limités et modifiés, car le
fondement que Dieu a posé, une entreprise humaine ne peut pas l’écarter et ce
que Dieu a établi tient de façon ferme et solide... Ces privilèges donc,
conférés à cette sainte Église par le Christ qui n’ont pas été conférés par les
synodes, mais seulement célébrés et vénérés par eux... Nous contraignent et
Nous poussent à « avoir la sollicitude de toutes les Églises » de
Dieu (2 Co 11, 28) ...
Car puisque selon les canons le jugement des instances inférieures doit
être déféré à l’autorité supérieure pour être annulé ou confirmé, il est
manifeste que le jugement du Siège apostolique, pour lequel il n’y a pas d’autorité
plus grande, ne doit être réexaminé par personne, « et qu’il n’est permis
à personne de juger de son jugement. Car les canons ont voulu qu’on fasse appel
auprès de lui de toutes les parties du monde ; mais il n’est permis à personne
de faire appel de son jugement »...
Quant à vous, nous le demandons, ne portez pas préjudice à l’Église de
Dieu : car elle, elle ne porte aucun préjudice à votre empire puisque, au
contraire, elle supplie la divinité éternelle pour sa stabilité, et qu’elle
prie, avec une dévotion incessante, pour votre conservation et votre salut. Ne
vous arrogez pas ce qui lui revient : ne cherchez pas à lui enlever ce qui
a été commis à elle seule : car vous le savez, autant il ne convient pas à un
clerc, à un homme au service de Dieu, de se mêler aux affaires du siècle,
autant assurément un homme chargé des affaires de ce monde doit rester à
l’écart des choses sacrées.
Enfin Nous ignorons absolument comment ceux à qui il est permis seulement
de présider aux choses humaines et non aux choses divines, osent juger ceux qui
s’occupent de ces choses divines. Cela a existé avant la venue du Christ,
lorsque certains étaient de façon exemplaire à la fois rois et prêtres ;
l’histoire sainte rapporte que saint Melchisédech l’a été (Gn 14, 18), et
cela le diable l’a imité dans ses membres, lui qui toujours cherche à
revendiquer pour lui-même, de façon tyrannique, ce qui revient au culte divin,
de sorte que les empereurs païens furent appelés en même temps
« Souverains pontifes ». Mais dès que l’on fut parvenu à celui qui
est à la fois le roi et le pontife véritable, l’empereur ne s’est plus arrogé
les droits du pontificat, ni le pontife le nom impérial.
Car le même « médiateur de Dieu et des hommes, l’homme Christ
Jésus » (1 Tm 2, 5) a séparé les fonctions des deux pouvoirs selon
des activités propres et des dignités distinctes — voulant qu’elles soient
portées vers le haut par leur propre humilité, et non pas ramenées vers les
profondeurs par l’orgueil humain — en sorte que les empereurs aient besoin des
pontifes pour la vie éternelle et que les pontifes fassent usage des lois de
l’empereur pour le cours des affaires purement temporelles : afin que
l’activité spirituelle soit loin des incursions charnelles, et que donc celui
qui est au service de Dieu ne se mêle d’aucune manière des affaires séculières
(2 Tm 3, 4), et que d’autre part l’on ne voie pas présider aux affaires
divines celui qui est mêlé aux affaires séculières ; en sorte que tout à
la fois il soit pourvu à la modestie des deux ordres, afin qu’ils ne s’élèvent
pas en s’appuyant sur l’un et l’autre, et que la fonction soit adaptée à chaque
fois à ce que sont les actions[350].
En conclusion, le pape proposait cependant aux parties opposées de se
présenter à Rome, ou d’y déléguer des représentants, ad renovandum examen. Bien entendu, l’empereur ne tint aucun compte
de ces décisions.
à la même époque, la concurrence entre Rome et Byzance dans
l’évangélisation de la Bulgarie devait amener la tension à un point de rupture.
Le roi Boris, désireux d’amener son peuple au christianisme, s’adressa d’abord
à Constantinople, d’où, après une première lettre doctrinale du patriarche[351],
on lui envoya les saints Cyrille et Méthode. Puis, désireux d’une plus grande
autonomie ecclésiastique, il se retourna vers Rome, soumettant au pontife
romain divers dubia surtout relatifs
aux usages liturgiques. La réponse de Nicolas[352]
évoque des points de discipline d’importance variable comme le rituel du
mariage, l’usage des bains les jours de pénitence, la communion en carême, le
travail du samedi, l’interdiction de certaines viandes, les attitudes à adopter
pendant la messe, le mariage des prêtres, les sièges patriarcaux. Il lui promet
un archevêque, et insiste sur la nécessité de rester uni à l’Église romaine, sedes totius Ecclesiæ apostolicæ, que
jamais l’erreur n’a effleurée.
Constantinople n’ayant toujours pas répondu aux messages de Rome, le 13
novembre 866, Nicolas Ier signifia la rupture aux principaux
dignitaires de la cour de Byzance. En réponse, Photius convoqua pour 867 un
concile destiné à faire le procès du pape Nicolas. Il s’y élève avec violence
contre la discipline des Romains (jeûne du samedi, usage des laitages la
première semaine de carême, célibat ecclésiastique, mais surtout usage dans
l’eucharistie du pain azyme, où il voyait le symbole d’un corps sans vie et une
véritable trahison christologique), et plus encore contre la doctrine du Filioque :
ô machinations diaboliques ! On imagine des nouveautés
en disant que l’Esprit Saint ne procède pas du Père seulement, mais aussi du
Fils ![353]
Au concile de 867, Nicolas Ier est solennellement jugé et
condamné. On discute[354]
pour savoir si c’étaient seulement la personne et les mesures disciplinaires du
pontife qui étaient visées, ou aussi la primauté romaine. Le successeur de
Nicolas, le pape Hadrien II, semble avoir compris que le primat pétrinien
lui-même était attaqué à travers la personne de Nicolas ; il reprochera à
Photius d’avoir parlé
contre la
divine Providence qui fonda miraculeusement la primauté du bienheureux Pierre,
prince des Apôtres, et contre le Siège apostolique de celui qui tient la clef
du royaume céleste… ne craignant pas de calomnier la vie de mon bienheureux
prédécesseur le pape Nicolas[355].
Quoi qu’il en soit, il s’agissait d’un geste fatal :
En osant
prononcer un jugement contre le pape, Photius commit une chose inouïe dans
l’histoire jusque là. Il compromit l’unité de la chrétienté, chose inexcusable
et injustifiable. Son geste devint par la suite, à tort ou à raison, peu importe,
un exemple qu’invoquèrent et imitèrent tous ceux qui devaient à leur tour
déchirer l’unité de l’Église[356].
Le 24 septembre 867, Michel était assassiné et remplacé par Basile.
Celui-ci, conscient qu’il ne peut gouverner qu’avec l’appui des adversaires de
son prédécesseur, invite Photius à donner sa démission, rétablit Ignace et se
met en rapport avec le successeur de Nicolas, Hadrien II, qui demande la
convocation d’un concile œcuménique, le ive
de Constantinople. Ce concile, présidé par les légats romains, destitue Photius
et brûle solennellement les actes de son conciliabule. Il énonce en outre
d’importants principes ecclésiologiques.
La Tradition constitue la règle de la foi ; elle est conservée dans
l’Église catholique par l’Écriture[357],
les conciles et les Pères orthodoxes :
Can. 1. Désireux de marcher sans encombre sur la voie droite et royale de
la justice divine, nous devons garder comme flambeaux toujours brillants,
illuminant nos pas qui vont à la suite de Dieu, les ordonnances et la pensée
des saints Pères[358].
[Version grecque abrégée : Désireux de marcher sans encombre sur la
voie droite et royale de la justice divine, nous devons garder comme des
flambeaux toujours brillants les ordonnances et la pensée des saints Pères].
C’est pourquoi, à l’instar du grand et très sage Denys, nous les
regardons et les considérons comme une seconde Parole divine ; et de même,
à leur sujet, nous chantons avec le plus vif empressement, avec le divin
David : « Le commandement lumineux de Dieu, clarté pour les
yeux » (Ps 19, 9 ; Ps 119, 105 ; Pr 6, 23 ;
Is 26, 9).
C’est en effet à la lumière qu’à juste titre sont comparées les
recommandations et les interdictions des canons divins, c’est grâce à eux que
l’on distingue le meilleur du pire, et que l’on discerne ce qui est utile et
profitable de ce qui n’est pas utile mais nuisible.
Donc, les règles qui ont été transmises à la sainte Église catholique et
apostolique tant par les saints et très illustres apôtres que par les conciles
œcuméniques et locaux des orthodoxes, ou même par n’importe quel Père
porte-parole de Dieu et docteur de l’Église, nous déclarons les observer et les
garder.
Or, la Tradition prévoit la
possibilité de démettre les évêques ou de les réintégrer dans leurs
fonctions :
Réglant sur eux nos mœurs et notre propre vie, nous décrétons que
l’ensemble des prêtres ainsi que ceux qui sont comptés sous le nom de
chrétiens, sont canoniquement soumis aux peines et condamnations, et, à
l’opposé, aux réintégrations et aux justifications qui ont été définies par ces
règles. De fait, à conserver les traditions que nous avons reçues oralement ou
par écrit des saints qui brillèrent autrefois, le grand Apôtre nous exhorte
ouvertement (2 Th 2, 15).
[VGA : Donc les règles qui ont été transmises à la sainte Église
catholique et apostolique tant par les saints et très illustres apôtres que par
les conciles œcuméniques orthodoxes ou locaux, ou même par un Père porte-parole
de Dieu et docteur de l’Église, nous déclarons les observer et les garder. De
fait, à conserver les traditions que nous avons reçues oralement ou par écrit
des saints qui brillèrent autrefois, le grand apôtre Paul nous exhorte
ouvertement (2 Th 2, 15)].
Par ailleurs, la Tradition prévoit la liberté des nominations
ecclésiastiques, qui ne relèvent pas du prince :
Can. 12. (n’existe plus en grec) : Comme les canons apostoliques et
conciliaires interdisent formellement les promotions et consécrations d’évêques
accomplies sous l’influence et avec la recommandation des archontes, nous
déclarons nous aussi et décidons, en accord avec ces canons, que si un évêque,
grâce à la fourberie ou à la tyrannie des puissants, reçoit de cette façon la
consécration de sa dignité, il sera de toute manière déposé, comme un homme qui
non pas selon la volonté de Dieu, mais d’après la volonté du sentiment charnel,
a voulu posséder ou a accepté la maison de Dieu de la part des hommes et par
l’intermédiaire des hommes.
De même, les synodes ne sont pas l’affaire des princes, mais des évêques :
Can. 17. (lat.) Par ailleurs, nous avons rejeté loin de nos oreilles
comme une affirmation odieuse ce propos tenu par des ignorants : un synode ne
peut être tenu sans la présence d’un archonte. En effet, jamais les saints
canons n’ont prescrit la présence des princes séculiers aux synodes, mais
seulement celle des évêques. Aussi constatons-nous que les archontes n’ont
jamais participé aux conciles, à l’exception des conciles œcuméniques : en
effet il ne faut pas que les archontes séculiers soient témoins de ce qui
arrive parfois aux prêtres de Dieu. [VGA : Il est venu à nos oreilles
qu’un synode ne peut pas être tenu sans la présence de l’archonte. Mais jamais
les saints canons ne prescrivent que les archontes séculiers soient présents
aux synodes, mais seulement les évêques. Aussi nous ne constatons pas non plus
qu’ils aient été présents, à l’exception des conciles œcuméniques : en effet,
il ne faut pas que les archontes séculiers soient témoins de ce qui arrive aux
prêtres de Dieu].
Parmi les sièges patriarcaux, Rome possède le premier rang :
Can. 21 (n’existe pas en grec). La parole de Dieu, que le Christ a dite
aux saints apôtres et à ses disciples : « Qui vous reçoit me reçoit »
(Mt 10, 40), « et qui vous méprise me méprise » (Lc 10, 16)
, nous croyons qu’elle a été adressée aussi à tous ceux qui, après eux et à
leur exemple, sont devenus souverains pontifes et chefs de pasteurs dans
l’Église catholique. Nous ordonnons donc qu’absolument aucun des puissants de
ce monde n’outrage ni tente de chasser de son trône l’un de ceux qui occupent
les sièges patriarcaux, mais qu’au contraire chacun les juge dignes de tout
honneur et respect, avant tout le très saint pape de l’ancienne Rome, ensuite
le patriarche de Constantinople, puis ceux d’Alexandrie, d’Antioche et de
Jérusalem. En outre, que personne ne rédige ni ne compose des écrits et des
discours contre le très saint pape de l’ancienne Rome, sous prétexte de
prétendues fautes qu’il aurait commises ; ce qu’a fait récemment Photius,
et Dioscore bien avant lui.
Quiconque donc montrera assez de présomption et d’audace pour adresser
par écrit ou sans écrit des insultes au siège de Pierre, le premier des
apôtres, comme l’ont fait Photius et Dioscore, subira une condamnation pareille
et identique à la leur.
[VGA : Quiconque montrera assez d’audace pour adresser par écrit ou
sans écrit des insultes au siège de Pierre, le premier des apôtres, comme l’ont
fait Photius et Dioscore, subira une condamnation identique à la leur].
Si quelqu’un jouissant de quelque pouvoir séculier, ou si quelque
puissant tente de chasser du Siège apostolique le susdit pape ou l’un des
autres patriarches, qu’il soit anathème.
Les conciles œcuméniques eux-mêmes ne doivent pas s’opposer à l’autorité
du pontife romain :
De plus, si l’on réunit un concile œcuménique, et s’il apparaît quelque
contestation à propos de la sainte Église des Romains, ou quelque controverse,
il faut, respectueusement et avec la révérence voulue, s’informer sur le point
litigieux, puis adopter une solution dont on tire profit ou dont les autres
tirent profit, mais ne jamais , avoir l’audace de prononcer une sentence contre
les souverains pontifes de l’ancienne Rome. [VGA : Mais si l’on réunit un
concile œcuménique et s’il apparaît quelque contestation à propos de l’Église
des Romains, on peut, avec prudence et avec la révérence voulue, s’informer sur
le point litigieux, et trouver de l’aide ou aider, mais ne jamais avoir
l’audace de porter une accusation contre les Évêques de l’ancienne Rome][359].
Ce concile n’est pas admis par les orthodoxes comme œcuménique. De fait,
les circonstances ayant changé, Jean VIII lèvera les sanctions portées par lui
contre Photius et invitera les évêques ignatiens à rentrer dans l’obédience de
Photius, « puisque tous les liens sont relâchés par le pouvoir divin que
l’Église du Christ a reçu, quand ce qui était lié est délié par notre autorité
pastorale ; car, comme le saint pape Gélase l’a dit, il n’y a pas de lien
qui ne puisse être délié, excepté le cas de ceux qui persévèrent dans leur erreur »[360].
Mais il ne reniera jamais cette excommunication, ni ne prétendra que Photius
n’avait pas fait de schisme, ni n’annulera les décrets doctrinaux de ce
concile, que Benoît XIV proposera à la profession de foi des Maronites en 1743.
Après la mort d’Ignace, Basile, se rapprochant les libéraux, rappela
Photius, et pria Jean VIII d’envoyer des légats à un nouveau concile afin de
lever les censures infligées à Photius. Le pape accepta, pourvu que Photius
consentît à faire amende honorable. Devant le refus de ce dernier, les légats
romains, pour éviter le schisme, passèrent outre aux volontés du pontife, qui
ratifia cette décision. Dès lors, il semble que l’on adopta, de part et
d’autre, un modus vivendi qui
laissait à Constantinople une large autonomie administrative, et à Rome la
présidence de la communion des Églises. C’est pendant cette période que Photius
écrivit, ou acheva, sa Mystagogie du
Saint-Esprit, où il soutient que celui-ci procède du Père seul. Il mourut
cependant dans la paix de l’Église. Malheureusement, il avait inauguré, dans le
feu de la lutte à l’occasion de l’évangélisation des Bulgares, des reproches
qui, sans cesse repris par la suite, alimentent encore les préjugés des
orthodoxes contre Rome.
Après la mort de Photius, les empereurs adoptèrent une attitude tantôt
hostile, tantôt favorable à l’union avec l’Occident. Mais les grands thèmes de
l’opposition byzantine à la papauté se développent à cette époque. Tous les
Apôtres ont reçu les mêmes pouvoirs que Pierre[362].
Le corps du Christ n’a d’autre tête que le Christ, d’où le refus des schèmes
tête/corps (ou mère/fille). Le pape est lié par la Tradition objective, la foi
des Pères et des conciles ; c’est à cette condition seulement qu’il retient
la première place. Alors que Maxime, Théodore, Cyrille et Méthode, Théodore
d’Aboukara, rattachent la primauté du Siège romain à l’apôtre Pierre, on en
vient à soutenir que la primauté de Rome ne vient que de sa qualité de capitale
politique, non d’un principe apostolique. à
partir de la fin du xie
siècle, on opposera Pierre Apôtre et le premier évêque institué par lui :
les évêques de Rome ne succèdent pas à l’Apôtre Pierre. Rome ne peut donc
prétendre au titre de caput et mater.
Du reste, l’Église n’apparaît plus que comme une communion d’Églises
locales ou régionales, réglant chacune sa vie de façon autonome. Chacune jouit,
du fait de la succession apostolique, de la plénitude du sacerdoce et de la vie
sacramentelle divinisante. Leur union, en cas de conflit, est assurée par les
conciles. Une décision ne s’impose que si elle a reçu l’accord des cinq
patriarches de la pentarchie, à commencer par celui de l’ancienne Rome.
Parfois, Grecs et Latins se considèrent réciproquement comme hérétiques.
Parfois, il semble que tout soit intact, et même après 1054 les actes de
communion ne manqueront pas. Situation fluctuante, sujette à de graves périls,
qui se manifesteront pendant la période suivante.
Au début du xie
siècle, un impérieux besoin de réforme se fait jour en Occident. Les seigneurs
demeurant propriétaires des églises qu’ils ont fondées, en nomment les prêtres,
souvent sans vocation, avec un large développement de la simonie et du
nicolaïsme. Dans la perspective féodale, les évêques sont aussi des seigneurs
temporels, — les mots honor, dominium,
episcopatus, et même Ecclesia
désignant à la fois leur pourvoir temporel et leur pouvoir spirituel —,
assujettis comme les autres à des suzerains laïcs qui entendent assurer leurs
nominations. Les empereurs désignent les principaux dignitaires ecclésiastiques
de l’Empire, et prétendent disposer à leur gré de la papauté, faible et objet
de disputes entre grandes familles et factions.
Devant cette sécularisation scandaleuse, de grands hommes d’Église vont
réagir, s’efforçant de procurer la liberté de l’Église en assurant à celle-ci
l’indépendance politique et économique indispensable. De ces tentatives, nous
n’évoquerons que les plus significatives pour notre propos.
Dans ce mouvement réformateur, les moines jouent un rôle important,
notamment dans la Belgique et le nord-est de la France actuelles. Mais c’est
surtout Cluny qui va se trouver à la pointe du combat, en raison de sa libertas, de son affiliation directe à
Rome[363]
dans la totale indépendance vis-à-vis des pouvoirs locaux, de son exceptionnel
rayonnement spirituel dû à la sainteté de ses abbés, et enfin de l’importance
(1184 maisons réparties dans toute l’Europe) et du caractère fortement
structuré de l’Ordo Cluniacensis. Dès
juin 991, Abbon († 1004), abbé de Fleury, abbaye apparentée à Cluny, demandait
au concile de Saint-Basle de renvoyer au pape le cas d’Arnoul de Reims, parjure
d’Hugues Capet[364].
Pendant plusieurs siècles, Cluny, du fait de son statut supranational, va
constituer une force considérable au service de la papauté, et un milieu
favorable aux idées ecclésiologiques de Léon IX, du cardinal Humbert et de
Grégoire VII. Quelle conception de l’Église régnait donc à Cluny ?[365]
L’idée centrale du monachisme clunisien semble être la conviction que la vie monastique doit constituer la
parfaite réalisation du mystère de l’Église.
L’histoire du salut, comme la vie monastique, a pour but le retour à
l’état paradisiaque. Elle culmine avec la venue de notre Sauveur, dont l’œuvre
trouve son achèvement le jour de la Pentecôte : l’Esprit Saint crée alors
la communauté idéale, que doit réaliser, aussi parfaitement que possible, la
communauté monastique. Le caractère essentiel de cette première communauté est
d’être une communauté de charité, où
tout est commun à tous : Hic modus
est monachis, quos ligat vita socialis[366].
L’idéal est donc celui de l’Église primitive, avec sa pauvreté. Église de
parfaits, non que les pécheurs en soient exclus, bien au contraire, mais parce
que le mystère de l’Église ne s’accomplit pleinement qu’en des hommes détachés
de tout, unis par la charité, tendus vers le royaume éternel, que l’Église
justement anticipe fondamentalement. « L’Église est comme un vaste
monastère, le monastère est un résumé de l’Église »[367].
Les institutions juridiques elles-mêmes reçoivent leur sens des mystères
qu’elles permettent de garantir, de transmettre et de répandre. L’Église admet
des diversités accidentelles, parce que son unité, dont Cluny nourrissait le
culte, pietas christianæ unitatis, trouve
ses racines dans la charité.
Les modèles et les protecteurs de Cluny sont la Vierge,
« avouée » et suzeraine de tous les monastères réformateurs, et les
saints Pierre et Paul, qui firent de Rome le centre de l’unité chrétienne, et
auxquels nos pères vouaient une dévotion sans égale : la basilique
Saint-Pierre de Cluny reproduisait Saint-Pierre de Rome, la grande abside
imitait Saint-Paul-hors-les-Murs. Le monachisme réformateur éprouvait le besoin
de se rattacher à l’institution qui prenait toujours la défense de l’idéal
apostolique :
O quantos populos rabies vastasset iniqua
ni celerem Roma nobis tulisset opem ![368]
Et comme le mystère de l’Église ne trouvera son achèvement plénier que
dans le vaste monastère du ciel, la Jérusalem d’en-haut, c’est celle-ci — urbs Sion aurea, patria læta[369]
— qu’il faut désirer et, dans toute la mesure du possible, anticiper.
L’Église étant un mystère de charité, Cluny se fera école de charité, à
l’exemple de saint Benoît, caritatis
notarius[370].
On y exalte ce primat de la charité : Non
lædendus est amor… Rectitudo regulæ
caritas est[371].
On le met en pratique par la « miséricorde » envers tous — « la
foule des hôtes, et, toujours, un nombre infini de pauvres » de toute
sorte, accueillis par milliers, notamment pendant les famines de 1030-1033,
mais aussi Abélard, accueilli et converti par Pierre le Vénérable.
C’est cet universalisme de la charité, inspiré par la contemplation des
mystères de l’universelle rédemption, qui explique les efforts des abbés de
Cluny pour réduire les frontières politiques et pour étendre les relations de
l’Ordo, la centralisation qui,
appuyée sur Rome, libère de tous les particularismes locaux et ouvre aux Juifs,
schismatiques et mahométans.
Missions et prises de position
Ce sens catholique aigu et universel, Cluny l’exerce paradoxalement dans
une vie séparée du monde, sans occuper aucune fonction dans la hiérarchie de
l’Église. Les Clunisiens luttent contre l’hérésie, travaillent à reconquérir la
liberté de l’Église, à réformer la conduite des clercs. Ils sont souvent
sollicités par les princes comme médiateurs, et par les papes, qui leur
assignent de nombreuses missions[372]
et les comblent de privilèges et d’exemptions. Lors du schisme d’Anaclet,
Pierre le Vénérable prend position le premier en faveur du pape légitime,
auquel il envoie immédiatement une intrépide déclaration d’allégeance. Et Cluny
éleva les grands hommes de la réforme : plusieurs de ses moines
deviendront papes[373].
Le témoignage de la vie
Mais c’est principalement par le témoignage de leur vie que les
Clunisiens servent l’Église. En s’attaquant aux investitures laïques dans les
monastères, en combattant les vices des cloîtrés, Cluny a forcé la société
ecclésiastique à un sévère examen de conscience. Par son exemple, il a montré
la voie de la réforme, favorisé la vie commune des clercs, la naissance
d’Ordres comme Camaldoli et Vallombreuse, le développement d’innombrables
confréries de laïcs attachés aux cloîtres.
Une spiritualité essentiellement ecclésiale
Finalement, associés aux anges, ces contemplatifs luttent contre l’enfer
plus efficacement qu’ils ne l’auraient fait par la prédication. Ils le font par
la liturgie, qui atteint une splendeur inégalée, la prière privée, la
méditation de l’Écriture, spécialement à l’école de saint Grégoire le Grand, la
pénitence, districtio ordinis —la
prière prolongée occasionnant des mortifications qui en valent bien d’autres,
note Pierre le Vénérable.
Dans cette spiritualité fondamentalement ecclésiale, Odon et Pierre le
Vénérable insistent sur le rôle essentiel des sacrements, surtout
l’eucharistie, centre de l’histoire du monde, pain des anges, gage de la
résurrection, et la pénitence, second baptême qui renouvelle en chaque âme la
Pentecôte, acte de naissance de l’Église.
Nec totum Evangelium omnis implet
christianus, écrit
Ulrich dans ses Consuetudines
cluniacenses. Les Clunisiens n’avaient pas la prétention de s’acquitter de
toutes les fonctions que l’Église exerce en ce monde, mais ils avaient
conscience de constituer un corps, une église, où l’on était fidèle à l’essence
de l’Église. Et pour la grande Église, ils ont fait beaucoup, en diffusant
« une civilisation de la bonté »[375]
par le rayonnement de leur exemple et la chaleur de leur amour, grâce à leur
conception authentiquement catholique du monachisme.
à cette œuvre de renouveau, en collaboration avec la papauté, contribuera
aussi le mouvement érémitique italien, spécialement saint Pierre Damien.
« C’est contre toi, monde immonde, que nous nous élevons de la façon
la plus absolue »[377].
Par ces mots ouvrant sa Vie de saint
Romuald, Pierre Damien, entré comme ermite à Fonte Avellana en 1035,
exprime l’un des thèmes fondamentaux de sa méditation monastique : la
lutte contre le monde corrompu, ennemi de la contemplation et de toute vie
chrétienne profonde. Il ne s’en montra pas moins un grand serviteur de
l’Église, « compagnon de ceux qui servent la croix du Christ »[378],
ardent soutien des papes réformateurs qui se succédèrent à partir de 1046[379].
Il lui arriva d’assister à des synodes, de s’entretenir avec le pape[380],
mais il ne quittait son ermitage que quand il ne pouvait l’éviter, et agissait
surtout à distance, en admonestant par lettre, avec une rude franchise, les
grands de ce monde. Créé cardinal en 1057 par Étienne IX, moine qui s’entourait
de moines, et qui lui imposa finalement cette charge au nom de l’obéissance, il
fit tout son possible pour éviter les honneurs, s’attirant les remontrances de
son sanctus Satanas : son ami
Hildebrand :
Voilà comment
il cherche à se cacher, sous couleur de faire pénitence, il refuse de venir à
Rome et achète son loisir par une désobéissance. Les autres sont dans la mêlée.
Lui veut reposer à l’ombre.
Très conscient du fait que l’Église est une société visible en même temps
que spirituelle, constituée d’hommes faibles et souvent pécheurs, l’ermite de
Font-Avellane chercha malgré tout, dans son zèle pour la réforme du clergé, à
remédier aux trois grands maux dont il le voyait souffrir : l’avarice,
l’incontinence et l’ignorance.
Contre la simonie
Contre la simonie, il intervient à maintes reprises par ses lettres, en
moraliste soucieux de voir nommer des prélats intègres, mais aussi en
théologien, par son opuscule Gratissimus (1052 ?)[381].
Un groupe de prélats rigoristes, dont le plus éminent était le cardinal
Humbert, soutenait que les ordinations conférées gratuitement par des évêques
simoniaques étaient invalides. Le pape Clément II avait adopté dans ce domaine
une attitude modérée, mais Léon IX avait cassé toutes ces ordinations et
certains évêques réordonnaient les clercs qui avaient reçu, même gratuitement,
le sacrement de l’ordre de simoniaques. Courageusement, Pierre prit position
contre cette pratique dans plusieurs conciles, et accepta, à la demande de
l’évêque de Ravenne de mettre ses arguments par écrit. Telle est l’origine du Liber qui dicitur Gratissimus.
La source de tous les charismatum
dona, de toute grâce et de tous les sacrements qui donnent la grâce, c’est
le Christ, dans le cœur duquel sont cachés tous les trésors de la sagesse et de
la science (Col 2), et de la plénitude duquel nous avons tous reçu (Jn 1)[382].
Ce qu’il possède par nature, il le donne aux hommes par participation, selon
les mérites de chacun, et selon son dessein incompréhensible[383].
Aux prêtres, par qui « tout le sacerdoce se répand parmi les membres de
l’Église », il délègue l’office de consacrer, mais seulement à titre
ministériel : en gardant « pour lui-même, comme principe, le
sacrement de tous les ordres » :
Celui-là
consacre réellement, qui donne invisiblement l’Esprit Saint… Il n’y a qu’un
seul grand prêtre, un seul souverain pontife, qui… diffuse son propre sacerdoce
à travers ses membres[384].
Tout sacrement vient donc du Christ et communique son Esprit, quelle que
soit l’indignité du ministre qui le confère. De même que l’on ne rebaptise pas
celui qui a été baptisé par un mauvais prêtre, parce que, comme l’a montré
saint Augustin, c’est toujours Jésus qui baptise, on ne doit donc pas réordonner
celui qui a été ordonné par un évêque simoniaque[385].
Dans le « paradis spirituel, irrigué par le flot des charismes
d’en-haut », de la sainte Église, les prêtres même mauvais sont des
« canaux de pierre » :
Cette source
vive n’est pas tarie, ni empêchée de couler jusqu’à la fin du monde à travers
les bois de l’Église. Et ainsi, non seulement l’ordre sacerdotal, mais tous
ceux qui sont renés dans le Christ y puisent leur salut. Car c’est par les
prêtres que sont donnés le baptême et le chrême, et que s’exerce tout le
ministère du sacrement (ou : du mystère, sacramenti) de l’Église…
Si la
consécration procédait du mérite ou de la vertu du prêtre, assurément elle ne
relèverait nullement du Christ. Mais bien que le pontife impose les mains, et
qu’il prononce les paroles de la bénédiction en vertu du ministère qui lui a
été enjoint, c’est certes le Christ qui consacre, et qui sanctifie par la vertu
secrète de sa majesté[386].
Avant de conclure, l’ermite supplie les évêques d’incliner « notre
seigneur le bienheureux pape… qui tient les clefs de l’Église à la place de
Pierre » au discernement, afin qu’il combatte la simonie avec ardeur, sans
remettre inconsidérément en cause leurs ordinations, à l’imitation de l’Apôtre
qui frappa Ananie et Sapphire, mais non leurs enfants[387].
Léon IX eut l’humilité de revenir sur ses positions. Après les décrets du
synode de Rome de 1060, Pierre corrigea et compléta son ouvrage, déclarant se
conformer aux décisions de Nicolas II dont il reconnaissait la valeur
disciplinaire, mais sans modifier sa thèse sur la validité des ordinations
conférées gratuitement par des évêques simoniaques[388].
Dans sa lutte contre la simonie, Pierre Damien ne s’est guère attaqué aux
investitures laïques, racine des autres maux. Spirituel plus que politique, convaincu
que le mérite et la responsabilité demeurent toujours de caractère individuel,
il s’en prenait plutôt aux vices des hommes qu’à ceux des institutions. Il
s’opposait à la pratique des excommunications et interdits lancés contre des
villes entières pour punir la faute de leur seul évêque[389],
et aux expéditions armées contre les hérétiques et les infidèles[390].
Et il semble même avoir admis la possibilité du salut des infidèles au-delà des
frontières visibles de l’Église[391].
Contre le nicolaïsme
Le saint ermite dédia par ailleurs à Léon IX un traité de morale sur le
nicolaïsme : le Liber Gomorrhianus[392] :
La discipline
monastique est en langueur et s’écarte de son habituelle perfection. La
majorité des clercs vivent en séculiers, les séculiers s’attaquent et se
pillent les uns les autres…
Avec beaucoup de clarté, il distingue les diverses espèces de vices,
expose les fondements bibliques, patristiques et canoniques de sa thèse, puis
il condamne le vice et loue la vertu. Il s’agit d’ « élever les âmes des
clercs jusqu’au niveau de la dignité ecclésiastique ». Pour cela, il faut
aux mauvais clercs l’humilité d’accepter les sanctions que leur attire leur
vice. Le Saint-Esprit peut les relever, s’ils sont humbles, prient et désirent
le ciel. Le pape Léon IX confirma ce chef d’œuvre de son autorité, mais son
réalisme suscita les récriminations de plusieurs évêques et clercs.
Les vices de certains clercs, incapables de prêcher au peuple, sont la
conséquence de leur ignorance :
Illetteratus clericus,
elationi deditus,
despiciens mysteria,
ut stulta iacet bestia[393].
Pierre exhorte les évêques à écarter du sacerdoce les incapables, et
s’élève contre les prêtres « séculiers », vivant mêlés au siècle.
Grand champion de la vie commune des clercs, il voudrait que tous fussent chanoines
réguliers.
Les problèmes concrets que présentait la réforme, saint Pierre Damien les
a abordés non seulement en homme d’action, mais surtout en théologien, soucieux
d’appuyer les mesures disciplinaires sur une doctrine puisée aux meilleures
sources[394].
« L’Église n’est pas pour lui, en premier lieu, une société dont il
justifie la structure, elle est d’abord le mystère de Dieu parmi nous, elle
rend présente aux hommes l’œuvre du Christ, qui les unit les uns aux autres, à
lui-même et au Père, en leur communiquant l’Esprit procédant du Père et de
lui »[395].
Elle est donc essentiellement mystère d’unité, sacrement de communion.
Conception éminemment moderne, est-il besoin de le souligner, caractéristique
de ce qu’il y a de meilleur dans l’ecclésiologie contemporaine.
Les idées du moine cardinal, éparses à travers toute son œuvre, sont
synthétisées dans le remarquable opuscule : Liber qui appellatur Dominus vobiscum ad Leonem eremitam. Est-il
légitime pour un ermite, se demandait Léon, d’utiliser dans la solitude de sa
cellule un langage liturgique qui suppose une pluralité de participants, de
dire par exemple : Dominus vobiscum ?
à ce problème en apparence fort
limité, Pierre répond par l’un des ouvrages ecclésiologiques les plus
importants de toute la littérature médiévale. C’est à lui que nous nous
référerons par priorité, sans exclure quelques références à d’autres écrits du
saint.
L’âme individuelle,
figure de l’unité de l’Église
Pour Cluny, la petite Église par excellence, la parfaite réalisation de
son mystère, c’était, disions-nous, le monastère. Pour saint Pierre Damien,
c’est l’âme individuelle elle-même :
Le lien de
charité d’où l’Église tire sa cohésion est de telle nature qu’il lui donne
d’être à la fois une dans la pluralité et tout entière, mystérieusement, en
chaque individu. Aussi est-ce avec raison que, d’une part, l’Église universelle
est présentée comme la seule et unique épouse
du Christ, et que, d’autre part, chaque âme individuelle peut être regardée comme
réalisant pleinement en elle le mystère sacramentel de l’Église… Une seule
personne suffit à représenter l’Église ,
et par suite celle-ci est appelée vierge[396],
au singulier[397].
Mais d’où vient à l’Église une telle unité ? Du Christ,
« prêtre… et victime du sacrifice qu’il a offert au Père pour le salut du
monde »[398].
Il s’agit fondamentalement d’une unité de foi[399],
foi conservée dans toute sa pureté grâce à l’Esprit, « un dans l’essence
de sa divinité, multiple dans la diversité des dons de sa grâce »[400],
et de charité, « répandue dans
nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné » (Ro 5, 5)[401]
et qui fait des fidèles le corps du Christ[402] :
Il en résulte
que la sainte Église est une en tous ses membres, et tout entière en chacun
d’eux ; simple dans le nombre par l’unité de la foi, multiple en chaque
individu par le ciment de la charité et la diversité des dons charismatiques[403].
Dès lors, partout où se trouve un membre du Christ, là se trouve, d’une
certaine manière, l’Église tout entière, et c’est pourquoi un solitaire peut
dire : Dominus vobiscum :
Si tous les
fidèles du Christ ne sont qu’un, on peut en déduire que partout où se trouve
corporellement un membre, là se trouve aussi, sacramentellement, le corps
entier. Et tout ce qui convient à l’ensemble convient aussi, en un certain
sens, à chaque partie. De la sorte, ce que chante en commun l’assemblée
ecclésiale, il n’est pas absurde qu’un chrétien le dise seul ; et ce qui,
normalement, se place dans la bouche d’un individu donné, plusieurs peuvent
légitimement le réciter ensemble… Il est donc normal que toute action
liturgique posée individuellement par un fidèle apparaisse comme posée en même
temps par toute l’Église dans son unité de foi et d’amour[404].
Unité de l’Église et eucharistie
Le mystère de l’unité de l’Église trouve sa source et sa manifestation
dans le mystère eucharistique : tous ceux qui y reçoivent le même pain
deviennent le même corps du Christ :
L’unité de
l’Église dans le Christ est si grande, qu’unique est dans le monde entier le
pain du corps du Christ, et unique le calice de son sang. En effet, de même que
la divinité du Verbe de Dieu est unique, et remplit le monde entier, de même,
bien que ce corps soit consacré en des lieux et des jours multiples, cependant
il n’y a pas plusieurs corps, mais un seul corps du Christ. Et de même que ce
pain et ce vin sont passés en toute vérité au corps du Christ, de même tous
ceux qui reçoivent dignement celui-ci dans l’Église, deviennent sans aucun
doute un seul corps du Christ, selon son propre témoignage : « Celui
qui mange ma chair et boit mon sang, demeure en moi et moi en lui » (Jn 6,
57) [405]…
Par suite, ils sont unis spirituellement même s’ils sont
séparés de corps :
Si donc, tous,
nous formons un seul corps du Christ, et bien que par l’apparence corporelle
nous paraissions éloignés, cependant par l’esprit nous ne pouvons être séparés,
nous qui demeurons en lui[406].
Si tous nous
sommes un dans le Christ, nous possédons en lui tout ce que nous sommes ;
et si dans la solitude nous semblons nous trouver loin de l’Église, nous lui
sommes pourtant suprêmement présents par le sacrement inviolable de cette unité[407].
Au nom du Christ et de l’Église
Unie au Christ, l’Église est dépositaire et dispensatrice de ses grâces.
Le vrai dispensateur du « sacrement de la grâce » et de la grâce
elle-même[408],
c’est, disions-nous, le Christ. Mais puisque l’Église reçoit son unité de sa
Tête, les fonctions de chacun de ses membres sont communes à tout le corps. Tel
est le fondement du sacerdoce royal des fidèles. Et c’est pourquoi le rite est
l’œuvre de toute l’Église qui y participe spirituellement :
Le sacrifice
que le prêtre dépose sur l’autel est offert unanimement par toute la famille de
Dieu[409]…
Ce que fait
chaque membre est légitimement attribué au corps tout entier ; et tout ce
que fait le corps, la multitude des parties y concourt et y coopère[410].
C’est ce qui explique que l’indignité du ministre n’empêche pas, comme on
l’a vu, la validité de ses actes : le sacerdoce étant une fonction
purement ministérielle, son efficacité ne dépend pas du mérite de celui qui en
est revêtu.
Par ailleurs, l’Église demeure une vierge pure, non atteinte par le
péché, étrangère aux fautes de ses membres : elle est constituée de
pécheurs, mais ceux-ci lui appartiennent en tant qu’ils sont aussi justes, séparés
dans leur corps mais unis par l’esprit dans cet amour par lequel l’Esprit Saint
prolonge en eux le mystère de la Trinité Sainte, selon la promesse du
Christ :
« Je ne
prie pas seulement pour eux, mais aussi pour ceux qui croiront en moi par leur
parole, afin que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi,
pour qu’eux aussi soient un en nous, afin que le monde croie que tu m’as
envoyé. Et moi, la charité que tu m’as donnée, je la leur ai donnée, pour
qu’ils soient un comme nous sommes un » (Jn 17, 20-22).
Si donc les
fidèles du Christ ne sont qu’un, on peut en déduire que partout où se trouve
corporellement un membre, là se trouve aussi, sacramentellement, le corps tout
entier[411].
Cette merveilleuse communion des saints est l’essence de l’Église, une
parce qu’unie à Dieu. Elle repose sur l’unité des sacrements et de la vocation
à la vie éternelle :
Quand nous
rendons témoignage à Dieu de notre foi, alors nous affirmons aussi en
conséquence la communion de l’Église, qui ne fait qu’un avec lui. En effet la
communion des saints dans l’unité de la foi est telle que ceux qui croient au
même Dieu, sont renés par un seul baptême, ont été confirmés par un seul
Esprit, sont appelés à une seule vie éternelle par la grâce de l’adoption[412].
Mais comme chaque chrétien « reçoit tous les sacrements de l’humaine
rédemption qui sont, par la grâce divine, attribués à l’Église
universelle », il est, en vérité, une Église en réduction : minor Ecclesia, comme en raison de son
corps, composé des quatre éléments, on peut l’appeler un
« microcosme » [413].
Ce qui importe ici, c’est « le sacrement de l’unité
ecclésiale », dans lequel l’ermite se trouve en pleine communion avec
l’Église :
Ce n’est pas le
nombre des personnes qui importe ici, mais le sacrement de l’unité ecclésiale.
En vertu de ce sacrement, ni l’unité n’exclut la multitude, ni la multitude ne
fait tort à l’unité[414]…
Le frère qui
vit seul dans sa cellule… isolé localement de l’assemblée des fidèles, est uni
à elle par la foi et la charité. Corporellement, ses frères sont loin de
lui ; ils lui sont présent néanmoins dans le mystère de l’unité ecclésiale[415].
Par ailleurs, si le fidèle, et très spécialement le solitaire, est une minor Ecclesia, c’est parce qu’il
reproduit le mystère d’amour de l’Église-épouse, qui lui permet d’anticiper sur
la Jérusalem céleste. C’est pourquoi Pierre évoque, en conclusion du Dominus vobiscum, la cellule de l’ermite
avec les mêmes expressions que l’Église : « paradis de délices,
forteresse de Dieu, antichambre du ciel », etc.[416].
Moïse sur le mont Raphidim
Rien d’étonnant, dans ces conditions, si Pierre Damien considéra toujours
la recherche de la cura animarum
comme une tentation pour le moine. Les tâches du siècle doivent être laissées
aux séculiers[417].La
vie de l’Église exige une prière sans tache, agissant grâce à la mystérieuse
réalité du corps mystique. Or, il est presque impossible de rester détacher du
monde en se mêlant à lui, de revenir à la contemplation après avoir erré dans
le monde[418] :
Sur la cime du
mont Raphidim, Moïse priait tandis que, sous la conduite de Josué, Israël
combattait dans la vallée. Si Moïse était descendu sur le champ de bataille
pour venir en aide à son peuple, Amalech aurait mis en fuite et détruit les
Israélites… Les mains de Moïse qui priait donnaient la force aux mains de ceux
qui combattaient. Faibles, celles-là étaient ouvertes vers le ciel, et c’est
pourquoi celle-ci, en combattant, triomphaient des ennemis. Il appartient donc
à celle-ci de lutter, mais à n’en pas douter, à celles-là appartient le mérite
de la victoire ; car ce furent elles qui obtinrent du ciel que le triomphe
fût concédé aux autres[419].
C’est pour cela que, malgré sa préférence personnelle pour la vie
solitaire, le cardinal légat exprime un enthousiasme sans réserve pour Cluny,
désert où, séparé du monde, le nouvel Israël, illuminé par « l’éclat
intérieur de la contemplation », se nourrit de la manne spirituelle :
Au peuple
d’Israël correspond véritablement la profession monastique : ils étaient nourris
dans le désert, nous sommes rassasiés dans le cloître… Il faut donc fuir le
monde, qui n’engendre que des ténèbres ; il faut gagner la solitude où,
comme dans un désert, la vraie lumière fait son apparition[420].
La montagne de la Loi
à la prière, saint Pierre Damien joignit cependant toujours
l’encouragement et le conseil aux moines, mais aussi aux pontifes. Conscient
que « l’âme qui par l’amour spirituel est élevée au-dessus des choses
terrestres dans les hauteurs, est une montagne où “la loi irrépréhensible de
Dieu“ est divinement promulguée »[421],
il accepta les risques inhérents à cette fonction :
Quant à moi,
pourvu que par ce moyen une seule épine d’erreur puisse être arrachée du bois
de la sainte Église, je ne crains pas de provoquer la haine de n’importe
quiconque est mal disposé envers moi[422].
L’arche de Noé
Mais cette œuvre de prière et de témoignage, les moines ne pourront
l’accomplir qu’à condition d’imiter ce qui s’accomplit jadis dans l’arche de
Noé, figure de l’Église : leur bois doit être poli par la pénitence,
enduit du bitume de la charité — car « la sainte Église, qui tend à la
gloire de la résurrection, est enduite à l’intérieur et à l’extérieur d’un
bitume qui, au-dehors, attire par la douceur fraternelle, et, au dedans, la
consolide par une affection mutuelle et véritable » —, enfin gouverné par
l’obéissance, seule garante de la charité :
Une telle
concorde ne peut s’établir de façon parfaite si l’arche ne se termine point par
un gouvernail, c’est-à-dire si une seule personne n’est préposée aux autres
comme vicaire du Christ. L’unité, en effet, permet que de nombreuses choses
subsistent ensemble, et que les diverses volontés des hommes s’accordent dans
une cohésion de charité et d’harmonie spirituelle. C’est pourquoi, ô mes
bien-aimés, si vous voulez rester unis dans la charité du Christ, prenez soin
d’obéir avec humilité de cœur à celui qui vous guide[423].
Les mêmes conditions s’appliquent à la véritable arche de Noé, l’Église,
mystère d’unité réalisé par la charité, mais procuré et manifesté par sa
structure visible. Or le signe sensible et efficace de cette unité est dans
l’Église la communion avec son chef visible et universel : l’évêque de
Rome. D’où l’importance du « privilège de l’Église romaine », mis en
relief par tous les grands champions de la réforme grégorienne. C’est pourquoi
Pierre fut toujours, selon l’expression de son biographe, un « disciple de
Pierre, Petri discipulus »[424].
Le pontife romain est « pape universel »[425] ;
à la place et au nom de Pierre[426],
il détient les clefs de l’Église[427].
Là où est le pape, là se trouvent le Siège apostolique et l’Église romaine, in quibus viget ipsius Ecclesiæ sacramentum[428] :
on voit que Pierre pose et résout la question du rapport entre le sedens et la sedes, l’Église romaine et l’Église catholique, dans le sens de la
plus étroite connexion. L’Église romaine est placée à la tête, prælata, des autres Églises :
quiconque travaille à lui retirer son autorité est hérétique[429] ;
qui la blesse, blesse l’Église universelle[430].
En raison du Siège apostolique, Rome est fundamentum
et basis de toute l’Église[431],
et« capitale du monde »[432].
Le pape est « l’évêque de toutes les Églises, et il l’est seul »[433].
Comment Pierre Damien rend-il donc « raison de cette prérogative et
cette principauté du Siège apostolique »[434] ?
Par le fait qu’elle a été fondée par le Christ lui-même[435],
qui a délégué à Pierre son pouvoir en le constituant « prince du Sénat
apostolique »[436].
Il lui a confié les clefs ; il a voulu qu’il occupât les trois sièges
d’Antioche, Alexandrie (par son disciple Marc), Rome, comme David avait reçu
trois fois l’onction, pour signifier sa prééminence comme celle du roi-prophète[437].
Rome fut aussi sanctifiée par la prédication et le martyre de Paul, qui
contribua plus que tout autre à faire d’elle l’Église « fille des
Apôtres »[438].
Pierre et Paul sont « juges de l’univers », et à cause d’eux l’Église
romaine fut établie « à la cime du monde entier »[439].
L’intervention de Paul lors de l’incident d’Antioche montre que le chef ne doit
point refuser de recourir aux conseils de ses inférieurs. Lui-même rappelle à
celui qui agit vice Dei[440]ses
devoirs : « maintenir les fondements de la foi et l’ordre de la
religion »[441],
et ne se prive pas de lui adresser les plus vifs reproches. Ainsi, il écrit sans
préambule au pape Victor II (1054-1057) : « Le monde entier s’étonne
de votre conduite »[442].
Mais quand le pontife intervient avec autorité dans son propre domaine, il se
soumet.
Pierre en effet a été établi docteur et gardien de la foi, et toute la
Tradition a vu la continuation de ce privilège dans les évêques de Rome. La
seule garantie certaine que l’on possède ou retrouve la grâce de Dieu consiste
à se trouver, ou à rentrer, en communion avec le Siège apostolique[443].
Le successeur de Pierre, dans son gouvernement, est aidé par les
cardinaux-évêques, qui « ont réellement part, avec saint Pierre, aux clefs
de l’Église »[444].
Grâce au pape et à eux, l’Église romaine demeure le seul port de salut au milieu
de l’universel naufrage qui menace le monde[445].
C’est donc sur elle que devra s’appuyer la réforme.
Enfin, dans la ligne de saint Grégoire, saint Pierre Damien considère
aussi les princes comme des ministres de Dieu, de qui procède le pouvoir
temporel comme le pouvoir spirituel :
On sait que le
règne et le sacerdoce ont été institués par Dieu. Et c’est pourquoi, bien que
la personne qui en est revêtue s’en trouve indigne, cependant la grâce
correspondante accompagne parfois la fonction, qui est fort bonne… Les rois et
les prêtres, bien que quelques uns d’entre eux soient réprouvés en raison des
démérites de leur vie scandaleuse, se trouvent pourtant appelés
« dieux » à cause du sacrement, sacramentum[446],
du ministère qu’ils ont reçu… Car autre chose est d’être saint par les mérites
de sa vie, autre chose, d’être dit tel en raison du ministère que l’on a reçu[447].
Ils ont reçu de lui « le sceptre pour gouverner le peuple saint de
Dieu »[448],
et ont le pouvoir de punir les méchants ; tel est même leur premier devoir
dans le corps de l’Église[449].
Ils doivent s’en acquitter dans l’esprit de l’Évangile, avec justice et
miséricorde[450].
Ils doivent aussi, à l’imitation des rois de l’Ancien Testament qui
protégeaient le temple, veiller sur l’Église, en particulier rétablir son unité
en cas de schisme[451].
La légitimité de leur pouvoir dépend de la fidélité avec laquelle ils
s’acquittent de leurs fonctions : le roi n’est pas roi pour lui-même, il
est le « roi de Dieu, Dei rex » :
On doit lui
obéir dans la mesure où lui-même obéit à Dieu ; s’il résiste aux divins
vouloirs, ses sujets le mépriseront conformément au droit[452].
Entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel, l’idéal est une entente, un
appui mutuel et pour ainsi dire une compénétration[453] :
« Qu’ainsi dans le peuple chrétien ils soient unis l’un à l’autre par une
sorte de pacte d’alliance mutuel, mutuo
quodam fœdere »[454]
Une telle alliance suppose une quasi identification, plus carolingienne que
grégorienne, entre l’Église, définie comme societas
populi christiani[455],
et le peuple comme « peuple saint de Dieu »[456].
De ce point de vue saint Pierre Damien, qui mourut avant l’élection de Grégoire
VII, est demeuré un pré-grégorien.
Le modèle du prince chrétien restait à ses yeux Henri III, qu’il compare
à David. à ses successeurs, il
savait rappeler leur devoir de servir l’Église. Il inclinait à faire confiance
à Henri IV plus que ne le faisaient Hildebrand et le cardinal Humbert, Mais
quand Hildebrand et Humbert tâchaient de libérer la papauté de l’emprise
impériale, il entrait dans leurs vues. Comme eux, il est à l’origine de la
reconquête progressive de la liberté de l’Église.
Entré en 1015 au monastère de Moyenmoûtier, réformé par Bruno évêque de
Toul, Humbert y avait fait de solides études, en particulier en grec, et avait
servi de 1030 à 1040 de secrétaire à son évêque, qui avait pu apprécier son
zèle pour la réforme. Bruno, devenu pape en 1048 sous le nom de Léon IX,
l’appela auprès de lui, et le créa cardinal-évêque de Silva-Candida en 1049.
C’est à Humbert qu’il faut attribuer les plus dogmatiques des textes de ce
pontife, notamment Pax in terris (1053),
que nous évoquerons plus loin, mais il a dû jouer aussi un rôle dans d’autres
écrits de Léon IX, et son influence se prolongea au-delà de la mort de son
protecteur, sous les pontificats suivants.
Le propre du programme des réformateurs lorrains consistait à ne pas se
contenter d’une réforme purement morale, telle que la concevait un Pierre
Damien, mais à en poursuivre les implications au plan des principes politiques et des structures
canoniques de l’Église. Des deux grands maux de l’époque, la simonie et la
nicolaïsme, ils voyaient la racine dans les investitures
laïques. Il fallait donc arracher l’Église au pouvoir des laïcs. L’unique
point d’appui, pour cet œuvre gigantesque, était la papauté. D’où la connexion entre la lutte contre la simonie et
l’accent placé sur la primauté romaine. Évoquons ici quelques aspects de la
pensée ecclésiologique d’Humbert. Nous reviendrons plus loin sur son rôle dans
la rupture avec Michel Cérulaire.
Cette pensée s’exprime avec une clarté particulière dans De Ecclesia romana, dont nous ignorons
le destinataire. Elle s’inscrit dans la ligne de l’ecclésiologie des papes du ve siècle, de Nicolas Ier
et de Jean VIII. Humbert tend à concevoir l’Église comme un royaume unique sous
la monarchie papale, dont les évêques partagent seulement les responsabilités[458] :
L’Église qui
est la première, a confié la charge de tenir sa place (vices suas) aux autres Églises de telle sorte qu’elles soient
appelées au partage de sa sollicitude, non à la plénitude de son pouvoir[459].
… Afin que dans
tout l’univers les prêtres considèrent leur tête comme tous les juges le roi[460].
Tout en magnifiant la monarchie papale, Humbert admet une exception au
principe selon lequel le pape ne peut être jugé par personne : « à
moins que par hasard il se trouve dévier de la foi »[461].
Ce qui est indéfectible, ce n’est pas la personne du pape comme telle, c’est l’Ecclesia romana, la sedes Petri : ayant en elle la foi de Pierre, elle n’a jamais
failli et ne faillira pas[462].
Toutefois, Humbert ne précise pas la relation qui unit l’Église romaine
et la personne du Pontife romain. Qu’est-ce au juste que cette Ecclesia romana ? Les cardinaux,
sans doute, y tiennent leur place[463],
et d’aucuns après lui interpréteront cette notion assez floue en faveur des
cardinaux. Mais Humbert ne précise pas davantage.
Les relations entre l’Église romaine et le reste de l’Église se
définissent par les concepts de caput,
mater, cardo, fons, fundamentum :
En consultant
de ton siège apostolique notre Siège apostolique, nous estimons que ta
dilection ne veut pas dévier du décret unanime du Seigneur et de tous les
saints Pères, par lequel le saint Siège apostolique romain est préposé comme tête aux autres Églises, dans l’univers
entier, en sorte qu’on lui réfère le règlement des causes les plus importantes
et les plus difficiles de toutes les Églises. C’est ce que promulguent les
vénérables conciles, ainsi que les lois humaines, c’est ce que confirme le
Saint des saints lui-même, afin que la dignité principale et le sommet de toute
la vénérable discipline ecclésiastique l’emporte en éclat et en excellence, là
où Pierre, sommet et gond des
Apôtres, attend la bienheureuse résurrection de sa chair au dernier jour. C’est
pour lui seul, assurément, que le Seigneur affirme avoir prié pour que sa foi
ne défaille pas, en disant : « Simon, Simon, voici que Satan vous a
réclamés pour vous passer au crible comme le froment ; mais moi, j’ai prié
pour toi, afin que ta foi ne défaille pas. Et toi, quand tu seras revenu,
confirme tes frères » (Lc 22). Et cette prière vénérable et efficace a
obtenu que jusqu’à présent la foi de Pierre ne défaille pas, et on croit
qu’elle ne défaillira pas sur son trône pour les siècles des siècles ;
mais il confirmera les cœurs de ses frères, qui doivent être frappés de
diverses attaques contre leur foi, comme il n’a cessé de les confirmer jusqu’à
présent[464].
La qualité même d’Église requiert l’union des
membres à la tête, de la fille à la mère :
Quel est ce
prodige, frère très cher ? L’Église romaine, tête et mère des Églises, n’aurait ni membres ni filles ? Et
comment pourrait-on l’appeler tête et mère ? En effet nous le croyons, et
c’est pourquoi nous parlons, et nous le professons avec constance :
l’Église romaine n’est pas seule, ou, comme tu le penses, unique, au point que
dans tout l’univers toute nation qui, dans son orgueil, se trouve en désaccord
avec elle, ne doit plus être appelée une Église, ni considérée comme telle,
mais n’est plus du tout une Église, mais plutôt un conciliabule d’hérétiques, ou
un conventicule de schismatiques, et une synagogue de Satan[465].
On attend ses décrets plus encore que ceux de l’Écriture et de la
Tradition — ce qui pourrait se justifier au sens où c’est le Siège apostolique
qui juge en dernier ressort de l’interprétation de l’Écriture et du contenu de
la Tradition :
Et en vérité
tous reçoivent avec une telle révérence le susdit suprême Siège apostolique,
qu’ils attendent plus la discipline de ses saints canons… de la bouche de celui
qui y préside, que des pages sacrées et des traditions des pères[466].
Dans son souci de rétablir la liberté de l’Église, Humbert manifeste le
même radicalisme au sujet de la simonie, étendue à tout cas d’investiture
laïque, même s’il n’y avait pas achat, présents ou promesse d’avantages.
S’opposant à saint Pierre Damien, il considère dans Contra simoniacos (1058) ces ordinations non seulement comme
illicites, mais même comme nulles. Pour lui, le vrai sacrement, c’est l’Église
— ce qui est vrai, mais à bien entendre —, et, comme naguère pour Cyprien et
les Donatistes, aucun rite valide ne peut se célébrer en dehors de ses
structures visibles :
Peu importe
[pour Pierre Damien] que l’administration de n’importe quel sacrement du Christ
se trouve avoir lieu à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Église catholique, du
fait qu’il estime que la plénitude du Saint-Esprit opère également à
l’intérieur ou à l’extérieur[467].
Il attribue, sans doute, tout ce qui existe de bon de l’Église au
Saint-Esprit, qui en est l’âme, diffusée dans tout son corps et y agissant
d’une manière ineffable[468].
Mais, dans son zèle pour arracher l’Église au pouvoir des laïcs, il tend sinon
à la limiter à sa hiérarchie, du moins à réduire singulièrement le rôle des
laïcs dans le peuple de Dieu :
L’ordre
clérical est dans l’Église le principal, comme les yeux dans la tête ; le
Seigneur dit à son sujet : « Qui vous touche, touche à la pupille de
mes yeux » (Zach 2, 8). La puissance laïque est comme la poitrine et les
bras robustes pour obéir et défendre l’Église. Enfin le peuple (vulgus) est comme les membres
inférieurs ou extrêmes, soumis, mais très nécessaire, aux pouvoirs séculiers.
Enfin, dans les cheveux de la tête on peut sans inconvenance voir les
possessions de l’Église, dans les ongles ou les autres poils du corps, les
biens du siècle[469].
On constate des tendances analogues dans la pensée d’Humbert sur
l’eucharistie[470],
que nous évoquerons à propos des sacrements.
Le 13 avril 1059, Nicolas II, couronné par Hildebrand, promulgue synodalement
le décret In nomine Domini, réservant
l’élection du pape aux cardinaux-évêques. les cardinaux-clercs, le clergé et le
peuple ne faisant qu’y assister. L’élection du Pontife romain était ainsi
rendue indépendante du pouvoir séculier, salvo
debito honore et reverentia dilecti filii nostri Henrici : le pape
apparaît désormais, non plus comme le prélat le plus élevé de l’Église
impériale, mais comme le chef de l’Église universelle. On discute pour savoir
s’il faut attribuer cette décision à Humbert ou à Hildebrand. Il s’agissait en
tout cas d’un mesure fondamentale, dans lequel on a pu voir le premier acte
juridique de la réforme. Grégoire VII tentera d’aller plus loin encore.
Avant d’en venir à la consommation de la réforme du xie siècle, opérée par
Hildebrand devenu Grégoire VII, il nous faut revenir quelque peu en arrière, et
retrouver un cardinal Humbert, toujours aussi combatif et aussi peu soucieux de
nuances et de diplomatie, dans l’affaire de la fatale rupture de 1054. Ce n’est
pas ici le lieu de rapporter les faits en détail. Relevons seulement quelques
unes des causes du schisme byzantin, et le contenu ecclésiologique des
documents majeurs du dossier.
La cause la plus profonde de la rupture, c’est probablement l’éloignement
prolongé des deux Églises, qui avaient développé chacune une théologie et une
discipline distinctes, mais non exclusives et normalement convergentes, dans
l’ignorance et le refus des traditions de l’autre. Un Théodore Studite avait
concilié sans peine les richesses de sa propre tradition avec la théologie du
Siège romain élaborée en Occident à la fin de l’ère patristique. Deux siècles
plus tard, le cardinal Humbert et Michel Cérulaire se montreront incapables de
distinguer les institutions ecclésiastiques de l’ensemble culturel où elles se
sont développées, et considéreront chacun les usages et les points de vue
théologiques de l’autre partie de la chrétienté comme incompatibles avec les
siens propres. Une telle incompréhension rendait tout vrai dialogue
pratiquement impossible, et chaque acte d’hostilité, ou chaque maladresse, d’un
des deux partis, ne pouvait qu’aggraver l’éloignement de l’autre.
Rappelons aussi qu’entre temps Photius, rentré et mort dans la communion
de l’Église romaine, avait « donné le ton aux polémistes de l’avenir. Il
les a munis d’arguments sur les deux principales questions derrière lesquelles
s’est abritée la dissidence, “à savoir la procession du Saint-Esprit et la
primauté romaine“ » [471].
Ainsi, au milieu du xie
siècle, la séparation « existait en fait depuis longtemps, sinon
extérieurement, du moins dans les esprits et les cœurs »[472].
Par ailleurs, au xie
siècle, la situation politique de l’Orient et de l’Occident s’était
profondément différenciée. En Occident régnait, on l’a vu, le régime germanique
de l’investiture laïque, avec les églises privées et l’Église d’empire,
l’élection du pape étant soumise aux pressions de l’empereur et de la noblesse
romaine, qui se la disputaient depuis longtemps. La papauté luttait de tout son
pouvoir pour se libérer de ce régime de tutelle, et établir son autorité face
au pouvoir séculier. Les réformateurs connaissaient mal la situation de
l’Orient, où il n’existait pas d’églises privées, où, malgré la fonction quasi
sacrée du basileus, la simonie était
peu répandue et où le clergé séculier était légitimement marié. Inversement, ne
comprenant pas la situation nouvelle de l’Occident, les prélats orientaux, et
surtout le patriarche de Constantinople, pouvaient s’inquiéter de la montée en
puissance de la papauté, qui pouvait sembler menacer leurs antiques
prérogatives.
Nous connaissons déjà le cardinal Humbert, qui jouera dans la rupture un
rôle déplorable. Évoquons les autres protagonistes de cette triste affaire et
leurs premiers actes.
— Léon IX (1049-1054)
Lors de son avènement, Léon IX, ardent réformateur, n’accepta sa nomination
sur le trône pontifical qu’après avoir été élu par le clergé et le peuple de
Rome — ce qui le rendait, en principe, acceptable pour Byzance. Des visiteurs
venus d’Italie témoignèrent à Constantinople de sa piété, de ses nobles
sentiments et de son érudition, ce qui y produisit d’abord une impression
favorable[473].
Il dépensa une grande activité pour défendre les biens ecclésiastiques contre
les prétentions des laïcs, déposer les évêques simoniaques, convoquer des
synodes. Mais ceux-ci incitèrent les communautés grecques d’Italie du Sud,
jalousement surveillées par Byzance, à adopter les usages latins .
— Michel Cérulaire (1043-1058)
François Dvornik, peu suspect de partialité en la matière, le décrit
comme « probablement le prélat le plus ambitieux et le plus têtu de
l’histoire byzantine »[474].
Après avoir, encore simple laïc, monté une conspiration contre Michel IV dans
l’espoir de le remplacer sur le trône impérial, il retourna ses ambitions vers
le patriarcat de Constantinople, qu’il reçut sous le faible empereur Constantin
Monomaque. Prévenu contre les Latins, il s’alarma de l’activité des
réformateurs dans les possessions byzantines d’Italie, et en retour tenta
d’helléniser les communautés latines installées en Orient.
En même temps, Michel inspira à l’évêque Léon d’Achrida, métropolite des
Bulgares, une lettre à l’évêque de Trani reprenant les griefs en usage parmi
les Grecs depuis Photius : usage du pain azyme dans la liturgie
eucharistique, abstention de l’alléluia en carême, etc.[475],
et enjoignant aux Latins d’abandonner leurs errements, s’ils ne voulaient pas
compromettre irrémédiablement la cause de l’unité. Ce texte provoqua une vive
émotion dans la population de l’Apulie, en butte aux exactions des Normands
qui, après avoir battu les Byzantins, mettaient à sac le patrimoine papal. Les
troupes d’Argyre[476],
nommé par l’empereur commandant en chef et gouverneur d’Apulie en 1051, furent
mises en déroute, et le pontife fut fait prisonnier en juin 1053[477].
— Lettre In terra pax
à la lettre de Léon d’Achrida, le pape répondit par un long mémoire, sans
doute largement inspiré par Humbert, et qui constitue l’un des premiers traités
en règle sur la primauté pontificale[478].
Aux arguties des Byzantins, Rome, négligeant les questions rituelles, ripostait
en arguant de son droit supérieur et traditionnel. Si l’apocryphe Donation de Constantin y est invoquée
avec une naïve confiance à l’appui des prérogatives du Siège romain[479],
l’ensemble de l’argumentation, tiré des textes évangéliques, est nourri par une
connaissance approfondie des « précédents ». Mais l’on pouvait
prévoir que le ton indigné du traité ne contribuerait pas à l’apaisement
souhaité.
Après un appel à la paix aux « frères » devenus
« corbeaux » qui déchirent le corps de la colombe « unique,
parfaite et immaculée »[480],
« humeurs malignes » qui empoisonnent son sein[481],
« membres de l’Antéchrist et ses précurseurs » qui y sèment la
zizanie[482],
ce texte dégage un point décisif : la primauté transmise par Pierre au
Pontife romain. La pierre fondamentale de l’Église, c’est, avec le Christ, le
Siège de Pierre, ou l’Église romaine, qui, en vertu des paroles du Sauveur, est
indéfectible, et a reçu mission, par Pierre et ses successeurs, d’écraser les
hérésies et de confirmer les autres Églises :
La sainte
Église a été bâtie sur la pierre, c’est-à-dire sur le Christ, et sur Pierre, ou
Céphas, fils de Jean, appelé d’abord Simon, car elle ne devait nullement être
dominée par les portes de l’enfer, c’est-à-dire par les disputes des
hérétiques, qui conduisent les hommes vains à leur perte. C’est ce que promet
la vérité elle-même, par laquelle est vrai tout ce qui est vrai :
« Les portes de l’enfer ne l’emporteront pas contre elle » (Mt 16,
18). Le Fils atteste encore qu’il a obtenu du Père l’effet de cette promesse
par ses prières, en disant au Père: « Simon, voici que Satan vous a
réclamés pour vous passer au crible comme le froment. Mais moi j’ai prié pour
toi, afin que ta foi ne défaille pas ; et toi, quand tu seras revenu,
confirme tes frères » (Lc 22, 31). Y aura-t-il donc quelqu’un d’assez fou
pour oser penser que la prière de celui pour qui vouloir c’est pouvoir ait été
sans effet en quelque chose ? Le Siège du prince des Apôtres, à savoir
l’Église romaine, n’a-t-il pas tant par ce même Pierre que par ses successeurs
réprouvé et vaincu toutes les erreurs des hérétiques, et confirmé le cœur des
frères dans la foi de Pierre, qui n’a pas défailli jusqu’à présent, et ne
défaillira pas jusqu’à la fin ?… [483]
Les Églises orientales, en revanche, ont donné naissance à d’innombrables
hérésies[484].
Mais les conciles œcuméniques ont toujours « d’une volonté unanime,
confirmé dans la concorde, par la parole et par l’écrit, que la sainte Église
romaine, le Siège apostolique, après le Seigneur Jésus Christ, est la tête de
toutes les Églises de Dieu »[485].
Anathème donc à qui s’en prend à ce Siège :
En portant
atteinte au Saint-Siège, qu’aucun homme n’a le droit de juger, vous avez
encouru l’anathème de tous les Pères de tous les vénérables conciles[486].
Le pouvoir des clefs appartient sans doute à toutes les Églises, mais
d’une manière toute spéciale à Pierre, auquel les pontifes romains succéderont
jusqu’à la fin des siècles[487].
Après le premier Siège viennent les quatre autres : Alexandrie, Antioche,
Jérusalem et enfin Constantinople. Mais il est juste que la primauté revienne à
l’Église où Pierre a exercé son apostolat, et où il est mort, ainsi que Paul[488].
La lettre s’achève par un appel à « la charité et [à] l’unité des
frères »[489].
Il ne semble pas qu’elle ait été expédiée à Constantinople, car, dans
l’intervalle, l’empereur avait envoyé une délégation au pape avec une lettre du
patriarche. Léon IX manda à Constantinople Humbert, en compagnie de Frédéric de
Lorraine et de Pierre d’Amalfi, pour aplanir les différends et négocier une
alliance face aux Normands. Les légats, chargés d’une lettre conciliante pour
Constantin Monomaque[490]
et d’une autre, relativement modérée, pour Michel[491],
reçurent de l’empereur un bon accueil ; mais Michel, ulcéré de se voir
contester le titre de patriarche œcuménique[492],
refusa de les recevoir.
—Dialogue Adversus Græcorum
calumnias[493]
Humbert réfuta alors directement les « calomnies des Grecs »
sur les usages des Latins. Il concluait :
Pour ces
erreurs et pour d’autres, qu’il serait trop long de poursuivre par écrit, si
vous ne venez à résipiscence et ne faites une digne satisfaction, vous serez
l’objet d’un irrévocable anathème maintenant et dans l’avenir, de la part de
Dieu et de tous les catholiques, pour lesquels le Christ a donné sa vie[494].
Comme on pouvait s’y attendre, cet écrit minutieux, auquel
« d’habiles théologiens reprochent d’attribuer aux Grecs certaines
conséquences qu’il tire de leurs écrits, comme si c’étaient des dogmes qu’ils
eussent formellement soutenus »[495],
ne produisit aucun résultat positif.
Le cardinal fut plus heureux dans sa controverse avec Nicétas Pectoratus,
moine du Stoudion, qui avait attaqué avec beaucoup de hauteur et de vivacité
les coutumes des Latins[496] :
usage du pain azyme, célébration de la messe les féries de carême, jeûne les
samedis, célibat ecclésiastique, etc. Humbert répliqua sur le même ton[497]
et, lors d’une visite au Stoudion, le 24 juin 1054, amena Nicétas à se
rétracter, en présence de l’empereur, et à condamner son propre écrit. Le
lendemain, le Studite vint trouver les légats, et, après de nouveaux
éclaircissements, « anathématisa de nouveau spontanément tout ce qu’il
avait dit, fait ou tenté contre le premier Siège apostolique. Reçu alors dans
leur communion, il devint leur ami intime » [498].
On ignore s’il persévéra dans ces dispositions.
Finalement, la mission des trois légats aboutit à un effet inverse à
celui que le pape avait recherché. Léon était mort le 19 avril. Malgré les
tentatives de conciliation de l’empereur, Humbert, le samedi 16 juillet 1054,
déposa sur l’autel majeur de Sainte-Sophie, devant tout le peuple rassemblé
pour la messe, une bulle excommuniant le patriarche, Léon d’Achrida et
Nicéphore, chancelier de Michel[499] :
Humbert, par la
grâce de Dieu cardinal évêque de la sainte Église romaine ; Pierre,
archevêque des Amalfitains ; Frédéric, diacre et chancelier, à tous les
fils de l’Église catholique.
Le Saint-Siège
apostolique romain, premier de tous les sièges, auquel appartient plus
spécialement, en sa qualité de tête, la sollicitude de toutes les Églises, a
daigné nous envoyer comme apocrisiaires dans cette ville impériale pour
procurer la paix et l’utilité de l’Église, pour voir si étaient fondées les
rumeurs qui d’une ville si importante étaient parvenues à ses oreilles avec
insistance. Qu’avant tout donc les glorieux empereurs, le clergé et le peuple
de cette ville de Constantinople, et toute l’Église catholique, sachent que
nous avons trouvé ici à la fois un vif sujet de joie dans le Seigneur et un
très grand sujet de tristesse. Pour ce qui regarde, en effet, les colonnes de
l’empire et ses sujets sages et honorables, la ville est très chrétienne et orthodoxe.
Mais quant à Michel, à qui l’on donne par abus le titre de patriarche[500],
et aux partisans de sa folie, c’est une abondante zizanie d’hérésies qui est
chaque jour semée par eux dans son sein… [Suit une série de griefs d’ordre
disciplinaire souvent de peu d’importance, mis en rapport avec d’anciennes
hérésies, comme s’il s’agissait d’affirmations dogmatiques positives]... Comme
les pneumatomaques, ils ont supprimé dans le Symbole la procession du
Saint-Esprit a Filio[501]…
Pour toutes ces erreurs et plusieurs autres actes coupables, Michel, après
avoir reçu les admonitions écrites de notre Seigneur le pape Léon, a dédaigné
de venir à résipiscence. De plus, à nous, légats, qui voulions à bon droit
mettre un terme à de si graves abus, il a refusé audience et entretien, et
interdit de dire la messe dans les églises. Déjà auparavant, il avait ordonné
la fermeture des églises des Latins, qu’il traitait d’azymites et persécutait
partout par paroles et voies de fait, allant jusqu’à anathématiser le Siège
apostolique dans ses enfants, et osant se donner le titre de patriarche
œcuménique, contre la volonté de ce même Saint-Siège. C’est pourquoi, ne
pouvant supporter ces injures inouïes et ces outrages à l’adresse du premier
Siège apostolique, et voyant par là la foi catholique recevoir de nombreuses et
graves atteintes, par l’autorité de la Trinité Sainte et indivisible, du Siège
apostolique dont nous sommes les ambassadeurs, et de tous les saints Pères
orthodoxes des sept conciles[502] et
de toute l’Église catholique, nous signons contre Michel et ses partisans
l’anathème que notre Révérendissime Pape aurait prononcé contre eux, s’ils ne
venaient à résipiscence.
Que Michel le
néophyte[503], qui
porte abusivement le titre de patriarche, qu’une crainte humaine seule a poussé
à revêtir l’habit monastique, en butte actuellement aux accusations les plus
graves, et avec lui Léon, qui se dit évêque d’Achrida et le chancelier de
Michel Constantin [la traduction grecque porte : Nicéphore], qui a sacrilègement foulé aux pieds le
sacrifice des Latins, et tous ceux qui les suivent dans les erreurs susdites et
témérités présomptueuses, que tous ceux-là tombent sous l’anathème, Maranatha[504], avec les Simoniaques,
valésiens, ariens, donatistes, nicolaïtes, sévériens, pneumatomaques,
manichéens et Nazaréens et tous les hérétiques, bien plus, avec le diable et
ses anges, à moins qu’ils ne viennent à résipiscence. Amen, amen, amen.
Quiconque s’obstinera à s’attaquer à
la sainte Église romaine et à son sacrifice, qu’il soit anathème, Maranatha, et
ne soit pas considéré comme chrétien catholique mais comme hérétique prozymite.
Fiat, fiat, fiat[505].
On a émis des doutes sur la validité de cet acte porté par les légats
alors que le pape Léon IX était déjà mort. En tout cas, il ne porte pas sur
l’Église byzantine comme telle, mais seulement sur trois personnes. Il n’en
produisit pas moins des effets désastreux.
Ulcéré, Michel convoqua, avec l’accord de l’empereur, un synode local,
qui flétrit la bulle et excommunia les légats en les traitants d’envoyés non du
pape, mais d’Argyre :
Le 24 juillet,
jour où selon la coutume doit être donné un exposé du ve concile, cet écrit impie[506]
fut de nouveau frappé d’anathème, en présence d’une foule, ainsi que ceux qui
l’avaient publié ou écrit, ou bien y avaient donné, d’une manière ou d’une
autre, leur consentement ou encouragement.
Toutefois, pour
le perpétuel déshonneur et la condamnation permanente de ceux qui avaient lancé
contre notre Dieu de pareils blasphèmes, le texte original de cet écrit impie
et exécrable, rédigé par des impies, ne fut pas brûlé[507],
mais déposé dans les archives de la sacristie.
Qu’on sache en
outre que le vingtième jour du même mois, jour où furent frappés d’anathème
ceux qui blasphémaient la foi orthodoxe, étaient présents tous les
métropolitains et évêques séjournant dans la ville, en compagnie des autres
dignitaires siégeant avec nous[508].
Ainsi, le synode n’excommuniait que les légats, s’abstenant de toute
attaque contre le pape ou l’Église romaine. Le schisme n’était donc pas encore
consommé, et, dans la période suivante, nombreuses furent les tentatives de
réunion. Elles échouèrent, car les Byzantins, fidèles à leur conception de la
politique chrétienne, ne pouvaient comprendre l’orientation que Grégoire VII et
ses successeurs imprimaient à la chrétienté occidentale. Les croisades, qui
devaient promouvoir l’union, aboutirent à une séparation plus profonde, et les
deux conciles de Lyon et le concile de Florence demeurèrent sans effet. Ce
n’est que le 7 décembre 1965 que Paul VI et Athénagoras Ier en son
synode levèrent les anathèmes réciproques. Nous y reviendrons.
Dans la rupture, on ne peut guère nier la responsabilité très lourde de
Michel Cérulaire, que Pierre, patriarche d’Antioche, blâma pour son animosité
contre les Latins. Le cardinal Journet écrit :
Au temps de
Michel Cérulaire, on assiste à un curieux renversement de la situation
historique. Sous la pression de causes multiples, la séparation s’est pratiquement produite entre l’Orient et
l’Occident. Pour la foi chrétienne, une telle séparation ne peut être qu’un scandale, elle est théoriquement
inacceptable, et chaque fois que l’occasion lui est fournie d’en prendre
nouvellement conscience, elle commence aussitôt les tractations ayant pour fin
de rétablir, jusque sur le plan pratique, une union dont la légitimité, la
sainteté, la nécessité de droit, n’est contestée par personne. Mais, et c’est
ici qu’apparaît l’étrange renversement dont nous parlons, ce sont ceux qui
acceptent le statu quo de la séparation
pratique, qui désirent secrètement lui donner droit de cité sur le plan
théorique et qui font échec aux initiatives « unionistes », bref, ce
sont ceux qui stabilisent l’état de fait et refusent
de rien innover pour restaurer l’union qui vont porter sur eux le
redoutable péché de schisme, et entraîner après eux toute une immense Église
dans la dissidence. Telle paraît être devant l’histoire la responsabilité de
Cérulaire. … Cérulaire fait figure… du chef d’une Église… depuis longtemps
autonome, qui répugne à la réunion et met tout en œuvre pour l’empêcher[509]…
La vraie cause du schisme du xie
siècle a été la volonté indomptable du patriarche byzantin de maintenir sa
pleine autonomie vis-à-vis du pontife romain“[510].
C’était déjà, en 1929, la conclusion de l’étude d’É. Amann sur « Michel
Cérulaire »[511] :
« La déchirure légère qui depuis longtemps déjà menaçait l’union des
Églises grecque et latine était devenue, par sa faute, un trou béant,
irréparable. En arrivant au trône pontifical, Cérulaire avait trouvé entre Rome
et Constantinople cet état mitoyen qui n’est ni la paix ni la guerre, mais la
simple rupture des relations diplomatiques. Et lui, il avait fait en sorte
qu’au lieu de la paix qui pouvait encore se conclure, ce fût la guerre qui
arrivât. Devant l’histoire il porte, croyons-nous, la responsabilité de cet
acte décisif »[512].
De son côté le cardinal Humbert, auquel le P. Bouyer attribue « la
palme du ridicule » pour avoir prétendu « poser une sentence papale
au nom d’un pape déjà mort », avait non seulement outrageusement dépassé
ses pouvoirs, mais agi à l’encontre des intentions du pape, désireux de
rétablir l’union entre Grecs et Latins.
Finalement,
si l’on doit, certes, « regretter »
avec Paul VI et Athénagoras « les paroles offensantes, les reproches sans
fondement et les gestes condamnables qui, de part et d’autre, ont marqué ou
accompagné les tristes événements de cette époque », c’est cependant, nous semble-t-il, par
l’ignorance réciproque, entraînant des deux côtés des maladresses insignes,
qu’il faut expliquer cette lamentable affaire, dont malgré des efforts
séculaires les papes n’ont pas encore réussi à éliminer les effets délétères.
Expérience douloureuse, dont l’Église romaine saura tirer des leçons
salutaires.
La personnalité de saint
Grégoire VII a soulevé des controverses passionnées, qui se prolongent jusque
en notre temps. Pie XII le décrit comme « un
géant de la papauté, de sorte que l’on peut dire de lui avec tranquillité et
vérité qu’il fut un des plus grands pontifes, non seulement du moyen âge, mais
de tous les temps »[513].
Jean-Paul II de son côté loue « cette œuvre grandiose de purification et
de libération de l’Église, qui prit de lui son nom de “réforme
grégorienne“ »[514].
Après sa canonisation en 1606, l’extension de son culte à l’Église
universelle avait cependant soulevé de vives protestations parmi les gallicans,
et les leçons de son office furent supprimées par le Parlement de Paris en
1729, avec défense de s’en servir, sous peine de saisie du temporel. La plupart
des historiens modernes ne tarissent pas de critiques acerbes envers ce pape
accusé de s’être trouvé à l’origine de l’autoritarisme centralisateur et
juridique qu’ils prêtent à l’envi à la papauté du second millénaire. Cette
indignation persistante pourrait bien reposer sur un anachronisme, à moins
qu’elle ne révèle des tendances ecclésiologiques inavouées chez ceux que dom
Guéranger appelle les « faux catholiques » et les
« demi-chrétiens »[515].
« Les laïcs ont-ils le droit de distribuer des fonctions
ecclésiastiques, d’investir par le bâton et l’anneau, geste par lequel
s’accomplit dans toute sa force la consécration épiscopale ? »
Lors de l’avènement de Grégoire VII, en 1077, cette question du cardinal
Humbert n’avait rien perdu de son actualité. Jean-Paul II évoque cette période
comme suit :
Le haut moyen âge se
présente comme une societas christiana,
marqué par une forte compénétration du spirituel et du temporel. Le Regnum (le Saint Empire) inséré dans l’Ecclesia, marqué par la sacralité,
exerce un rôle qui n’est pas seulement de protection ; l’Église, de son
côté, est appelée à des taches qui sont aussi temporelles, et elle est
fortement insérée dans les structures mêmes du Regnum. C’est là une expérience particulière qui offrit à l’Église
bien des avantages, lui permettant de disposer de moyens d’évangélisation et de
la mise en œuvre d’un rôle de civilisation. Mais à long terme, cette expérience
eut aussi des conséquences visibles de mondanisation »[516].
à cette époque, tout évêque, tout abbé, se trouvait à la tête d’un vaste
domaine, où il se comportait en seigneur féodal, et qu’il tenait d’un suzerain
auquel il devait les services d’un vassal. Certes, une théorie prétendait bien
que le suzerain ne remettait au candidat choisi que la possession des terres
afférentes à son titre. Mais en fait le public distinguait mal cette remise
temporelle du choix spirituel. Dans la cérémonie d’investiture, le seigneur
remettait au nouvel évêque la crosse et l’anneau en lui disant : Accipe ecclesiam. Otton le Grand donna à
un évêque la cura pastoralis, le
droit de conduire les âmes. Face
à cette confusion intolérable,
« le mouvement de la réforme, qui se développe avec vigueur au xie siècle, appuie la lutte
pour la liberté de l’Église, en particulier sur la question des nominations aux
bénéfices ecclésiastiques, et la nécessité d’un clergé préparé spirituellement
de manière adéquate à ses fonctions ecclésiales, et cela, entre autre choses,
par la réaffirmation et le rétablissement du célibat… C’est » cependant
« le mérite de saint Grégoire d’avoir perçu plus lucidement ces problèmes
et surtout de les avoir affrontés avec cette énergie et cette extrême cohérence
qui sont les caractéristiques de sa forte personnalité » [517]..
Ce n’est pas ici le lieu de retracer la vie mouvementée de l’intrépide
pontife. Mais comment caractériser la pensée ecclésiologique qui la
sous-tend ?
On la trouve exprimée en particulier dans la correspondance du
saint : Registrum et lettres extra Registrum vagantes, et également
dans les conciles romains tenus sous son pontificat.
Jean-Paul
II, dans le discours à Salerne déjà cité plus haut, résume toute la vie de son
prédécesseur par la déclaration qu’il aurait prononcée sur son lit de mort, et
qui en tout cas caractérise toute sa vie : Dilexi iustitiam et odi iniquitatem. Ideo morior in exsilio. Cette
« justice » tant poursuivie par Grégoire n’est assurément pas
seulement la vertu consistant à donner à chacun selon ses droits, définie et
étudiée par les moralistes, mais la rectitude qui recherche, non son propre
intérêt, mais
l’ordre de Dieu dans le
monde : elle implique que toutes les choses humaines, des plus petites aux
plus grandes, soient ordonnées selon la volonté et la loi de Dieu, que l’homme
ne soit pas déformé par le péché mais modelé à l’image de Dieu[518].
Dans cette perspective, « la tâche première et effrayante du pape »
consiste, qu’il le veuille ou non, à défendre la vérité et la justice, iustitia Dei, et à s’opposer par tous
les moyens à l’iniquitas[519]. Dans cette œuvre, il n’est
qu’un agent de transmission, chergé de divulguer les décisions de Dieu et des
Apôtres Pierre et Paul. Dès le 1er juillet 1073, il écrit aux
fidèles de Lombardie :
Je veux que vous sachiez,
mes très chers frères — et beaucoup d’entre vous le savent déjà — que j’ai été
placé en cette situation pour annoncer, que je le veuille ou non, la justice et
la vérité à toutes les nations, surtout à celles qui sont chrétiennes, en vertu
de ces paroles du Seigneur : « Crie sans t’arrêter ; comme une
trompette, élève la voix et dénonce à mon peuple les crimes qu’il a
commis » (Is 58, 1) ; ou encore : « Si tu ne reproches pas
à l’injuste son iniquité, je retirerai son âme de tes mains » (Éz 3, 18)…
Aussi, de la part du Dieu tout-puissant, du Père, du Fils et du Saint-Esprit,
des a part des bienheureux Apôtres Pierre et Paul, je vous enjoins, je vous
prie et je vous ordonne, mes frères très chers, de ne reconnaître en aucune
façon l’hérétique Godefroy[520].
Or,
cette iustitia
consiste évidemment d’abord dans le bien, l’honneur, la liberté, l’unité,
l’extension de l’Église, qu’il aime passionnément[521],
comme un époux, et à laquelle il est prêt à tout sacrifier. Les témoignages de
ces sentiments abondent dans sa correspondance. Ainsi, « dans une
lettre adressée aux évêques des Gaules à l’occasion du synode de 1083, il
décrit les tribulations, les persécutions, les périls que connaît la Mère
Église » :
Quant à nous, que béni soit
Dieu qui jusqu’ici, a défendu par notre main la justice selon le témoignage de
notre conscience, et qui, renforçant la faiblesse de l’infirmité humaine par la
force de sa puissance, ne permet pas qu’une quelconque flatterie porteuse de
promesses ou la peur des violences nous fasse nous tourner vers l’iniquité[522]…
Si nous voulons, avec la grâce de Dieu, vaincre, infliger une défaite à
l’antique ennemi et mépriser ses ruses, efforçons-nous non seulement de ne pas
éviter, par la justice, les persécutions et les outrages qu’il nous cause et
même la mort, mais même, par amour de Dieu et pour la défense de la religion
chrétienne, de la désirer… Nous serions prêts à affronter la mort plutôt que
d’abandonner la justice[523].
Et à Désiré, abbé du Mont-Cassin :
Toi-même, frère très aimé, tu sais que si l’amour de la justice et de l’honneur de la sainte Église ne nous possédait pas, et si nous voulions favoriser la volonté si dépravée et la méchanceté du roi et de ses partisans, jamais aucun de nos prédécesseurs n’aurait pu recevoir des rois précédents, ou même des archevêques, un service aussi étendu (amplum) et aussi dévoué, que nous ne pourrions en recevoir de ce roi et de cet archevêque. Mais puisque nous estimons pour rien leurs menaces et leur férocité, nous serons plutôt, si cela est nécessaire, prêts à affronter la mort que de consentir à leur impiété, ou d’abandonner la justice[524].
Cet amour de l’Église s’exprime sans cesse dans la correspondance du
saint pape. Elle est « l’épouse de Dieu, notre souveraine »[525]
et « notre Mère commune » [526].
Alors qu’il s’en sent « très indigne », il lui est, « par une
disposition divine » et sans l’avoir cherché[527],
« enchaîné ». Tout son désir consiste à lui être « utile »,
son « immense douleur » vient de ce qu’il croit n’y être pas parvenu[528].
Il faut toujours garder présent à l’esprit cette dimension mystique de
Grégoire, en même temps que les circonstances particulières de son temps, pour
comprendre sa pensée intime et juger équitablement son œuvre.
Quant à son fond, la doctrine du réformateur se veut essentiellement
traditionnelle : nil novi facientes,
nil adinventione nostra statuentes. Sa correspondance est toute nourrie de
l’Ancien et du Nouveau Testament, spécialement des psaumes. Si sa culture
patristique est assez limitée, il faut faire une exception pour saint Grégoire
le Grand, à qui il emprunte sa conception de ses devoirs sacerdotaux et de son
gouvernement pontifical, le souci de ne promouvoir à l’épiscopat que des sujets
qui en soient dignes, ses idées sur les obligations des princes envers
l’Église. C’est par lui que lui sont parvenues bon nombre d’idées
augustiniennes.
Avec toute la tradition patristique, il conçoit l’Église comme un corps
nourri par l’eucharistie, hiérarchisé selon un certain ordre, dont il faut
rechercher l’unité[530],
procurée par la charité, la paix, la concorde[531],
qui entraînent aide mutuelle, compassion, prière empreinte de « cette
charité et cet amour dont [les chrétiens] doivent chérir leur Mère, l’Église
universelle »[532],
et, si le besoin s’en fait sentir, service dévoué :
C’est pourquoi nous te demandons et
t’avertissons que, comme il convient pour toi, tu t’attaches, adhæreas, à nous de telle sorte que
l’honneur de la sainte Église romaine ta mère, qui a grande confiance en toi,
en reçoive de la vigueur maintenant et toujours[533].
Par le Dieu tout-puissant, aidez et
secourez ceux que j’ai nommés votre père et votre mère, si vous désirez
recevoir par eux l’absolution de vos péchés, ainsi que la bénédiction et la
grâce en ce monde et dans le monde futur… pour que vous puissiez, en vertu de
votre dévouement inébranlable, faire que ce père et cette mère soient vos
débiteurs, et parvenir sans crainte à vivre ne leur compagnie. Amen[534].
Par ailleurs, tous les papes, depuis saint Sirice au moins, et l’ensemble
des Pères orthodoxes, avec une unanimité croissante, avaient affirmé que
tous ceux qui, dans le
monde entier, portent le nom de chrétien, et connaissent vraiment la foi
chrétienne, savent et croient que saint Pierre, le prince des Apôtres[535], est le
père de tous les chrétiens[536], leur
premier pasteur après le Christ, et que l’Église romaine est la mère et la
maîtresse de toutes les Églises[537].
Tous les hommes de la réforme[538]
étaient convaincus que la santé de l’Église dépend du sacerdoce, et doit
s’appuyer sur la papauté. Tous avaient cherché le moyen d’éliminer du clergé la
simonie et le nicolaïsme, auxquels Grégoire s’attaque dès son avènement :
Rien ne pourra vous
recommander davantage au Saint-Siège apostolique qu’un vigoureux effort pour
extirper totalement de votre Église, comme vous avez commencé à le faire avec
un zèle digne d’éloges, l’hérésie simoniaque, et pour ramener les clercs
enchaînés dans les désordres d’une vie honteuse à la pratique d’une rigoureuse
chasteté[539].
Pas plus que
ses prédécesseurs, Grégoire VII n’a jamais remis en cause la dualité des choses
de César et des choses de Dieu, « de la dignité apostolique et de la
dualité royale »[540].
Il écrit, au début de son pontificat, à Rodolphe de Souabe :
De même que le corps humain
est dirigé par les deux yeux, sa lumière naturelle, le corps de l’Église est
conduit et illuminé par ces deux dignités qu’accorde une pure religion et qui
constituent sa lumière spirituelle[541].
S’adressant
plus tard à Guillaume le Conquérant, « roi très cher et fils unique de la
sainte Église romaine »[542],
il confirmera cette dualité, mais précisera que ces deux pouvoirs ne se
trouvent pas à égalité :
Nous croyons qu’il n’échappe pas à votre prudence que le Dieu
tout-puissant a distribué à ce monde pour son gouvernement [deux dignités] plus
excellentes que toutes les autres : la dignité apostolique et la dignité
royale [comme]. En effet, de même que pour représenter la beauté du monde aux
yeux de chair en divers temps, il a disposé [deux] luminaires plus éminents que
les autres : le soleil et la lune, de même, de crainte que la créature que
sa bénignité avait créée à son image dans ce monde ne fût entraînée vers les
périls de l’erreur et de la mort, elle a pris soin, dans sa providence, qu’elle
fût régie, dans la dignité apostolique et royale, par des [autorités] diverses[543].
Si saint Grégoire VII représente cependant un tournant de
l’ecclésiologie, c’est que, dans son souci passionné d’obéissance à la volonté
de Dieu[544],
il a tiré des principes de l’ecclésiologie romaine ancienne et plus récente —
avec ses images classiques du rôle du pape dans l’Église : caput, cardo, fons, etc. —, les
conséquences juridiques et pratiques les plus radicales.
Cette systématisation nouvelle s’appuie sur un arsenal
d’arguments bibliques, répondant au désir de fidèles laïcs qui, plus avides d’entendre citer l’Écriture que soucieux du
droit canon, risquaient de se constituer en Église populaire étrangère à l’Église
hiérarchique. Conscients de ce danger les réformateurs grégoriens ont voulu y
remédier par une meilleure connaissance de l’Écriture dans le clergé et, par
son intermédiaire, par le peuple chrétien. D’où le rôle immense de celle-ci,
surtout du Nouveau Testament, dans les polémiques suscitées par la réforme.
D’une
manière générale, c’est tout son ministère pastoral que Grégoire veut fonder
« sur les pages prophétiques autant qu’évangéliques »[545].
« Un des objectifs principaux de la réforme fut de promouvoir un renouveau
de la pastorale, de la cura animarum,
dont la condition et le résultat devaient être une connaissance plus étendue de
la parole de Dieu ».
En ce qui concerne la réforme du clergé, Grégoire VII et ses collaborateurs
insistent en faveur d’un retour à « forme de l’Église primitive », au
cor unum et anima una de la première
communauté apostolique. Dans le choix d’un évêque, on doit « avant tout se
conformer à l’autorité de l’Évangile et à celle des canons »[546].
Quant à la doctrine du primat pétrinien, il la fonde sur des textes
évangéliques classiques :« Pais mes
agneaux » (Jn 21, 15), « Confirme tes frères » (Lc 22, 31-32),
« Tu es Pierre » (Mt 16, 18), qu’il cite volontiers dans sa
correspondance[547].
à l’appui de l’adage prima sedes a nemine iudicatur, les grégoriens citent volontiers 1
Co 2, 15 : « l’homme spirituel juge de tout et n’est jugé par
personne », passant d’une capacité purement charismatique de discernement
à un charisme institué de type juridique. De même, on tire les conséquences juridiques
de l’image du corps du Christ, et du fons
aquæ vivæ de Jérémie On applique aux évêques le symbolisme de la mitre, du
trône, du baisement de pieds etc… des rois d’Israël[548].
Cette conception se manifeste avec une clarté particulière dans les Dictatus papæ, propositions
lapidaires résumant au début de son pontificat ses intentions réformatrices,peut-être destinés à fournir le plan
d’une collection canonique, ou d’une allocution pontificale, que le pape aurait
renoncé à prononcer pour se contenter d’interdire l’investiture laïque — ce qui
expliquerait leur caractère abrupt, voire parfois excessif :
1. L’Église romaine a été fondée par le Seigneur seul[549].
2. Seul le pontife romain est dit à juste titre universel[550].
3. Seul il peut déposer et absoudre les évêques.
4. Son légat doit avoir la préséance sur tous les évêques lors d’un concile, même s’il est de rang inférieur, et [peut] porter contre eux une sentence de déposition.
5. Le pape peut déposer les absents.
6. On ne peut rester sous le même toit que ceux qui ont été excommuniés par lui.
7. Seul il peut, selon l’opportunité, établir de nouvelles lois, constituer de nouvelles communautés, transformer une collégiale en abbaye ou vice versa, diviser un évêché riche ou unir des évêchés pauvres.
8. Seul, il peut user des insignes impériaux.
9. Le pape est le seul homme dont tous les princes baisent les pieds.
10. Il est le seul dont le nom soit prononcé dans toutes les églises.
11. Son nom est unique dans le monde.
12 Il lui est permis de déposer les empereurs.
13. Il lui est permis de transférer les évêques d’un siège à l’autre selon la nécessité.
14. Il peut, où il veut, ordonner un clerc de n’importe quelle église.
15. Celui qui a été ordonné par lui peut gouverner une autre église, mais non combattre.
16. Aucun synode (concile) ne peut être dit général sans son ordre.
17. Aucun texte canonique n’existe en dehors de son autorité.
18. Sa sentence ne doit être rétractée par personne et lui seul peut rétracter celles de tous.
19. Il ne doit être jugé par personne.
20. Personne ne doit se risquer à condamner celui qui a fait appel au Siège apostolique.
21. Les causes importantes de toute église doivent lui être rapportées.
22. L’Église romaine n’a jamais erré, comme l’atteste l’Écriture, et elle ne pourra jamais errer.
23. Le pontife romain, s’il a été ordonné canoniquement, devient indubitablement saint par les mérites de saint Pierre, sur la foi de saint Ennodius, évêque de Pavie, en accord avec de nombreux Pères, comme on peut le voir dans le décret du bienheureux pape Symmaque[551].
24. Sur son ordre et avec son autorisation, il est permis aux sujets d’accuser.
25. Il peut, en dehors d’une assemblée synodale, déposer et absoudre les évêques.
26. Celui qui n’est pas en harmonie avec l’Église romaine ne doit pas être considéré comme catholique.
27. Le pape peut délier les sujets du serment de fidélité fait à un injuste[552].
Comment résumer ce programme sans compromis ?
Dès son avènement, Grégoire VII a affirmé avec la plus grande netteté que
le pouvoir conféré à Pierre et transmis par lui à ses successeurs était
d’origine divine[553].
Sur Pierre, le Christ « a édifié son Église, quand il lui a confié ses
brebis à paître »[554].
Et
depuis ce jour, par
l’intermédiaire de Pierre, le pouvoir que lui a conféré le Christ est passé à
ceux qui lui ont succédé ou qui lui succéderont sur sa chaire jusqu’à la fin du
monde, en vertu d’un principe divin et d’un droit héréditaire[555].
Le pontife régnant s’identifie donc à l’Apôtre qui, par sa bouche,
légifère et condamne. Et puisque le Christ lui a promis l’assistance divine,
c’est le Saint-Esprit qui dicte et inspire tous les actes du pape[556].
C’est pourquoi l’Église romaine est indéfectible[557].
Par suite, le pontife romain est le seul juge qui ne puisse être jugé par
personne et dont les sentences soient irréformables[558] :
Sachez tous que ni vous ni
aucun patriarche ou primat n’avez le pouvoir de réformer les sentences
apostoliques[559].
Il en résulte que le pape exerce sur l’Église un pouvoir absolu,
illimité, universel. De même que Pierre a été l’origo de tout l’ordo
sacerdotalis, de même le pape est celui a
quo omnis ecclesiastica potestas procedit[560],
le « pontife universel », « l’évêque de l’Église
universelle »[561]. Il possède le pouvoir d’établir de
nouvelles lois — même si Grégoire lui-même s’est toujours défendu d’avoir
innové en matière de discipline —, créer ou modifier les circonscriptions
ecclésiastiques, transférer ou révoquer les évêques, qui reçoivent de
lui leur juridiction.
D’où, dans l’ordre juridique, l’essor d’une centralisation déjà inaugurée
par Alexandre II, et qui paraît le seul moyen d’assurer l’avenir de la
réforme : codification du droit de dispense, élimination du rite grec dans
le sud de l’Italie, du rite hispano-wisigothique[562]
en Espagne, obligation pour les archevêques de venir chercher leur pallium à
Rome et de prêter serment, extension de l’exemption des monastères et de
l’institution des légats.
On ne saurait assez souligner la nouveauté d’un pareil programme. On
chercherait en vain, chez les pré-grégoriens, saint Pierre Damien, saint Léon
IX ou le cardinal Humbert, un exposé aussi systématique des droits du pape dans
l’Église, et surtout de tels concepts pratiques de gouvernement ecclésiastique.
La
pensée de Grégoire sur les rapports entre le pape et l’ordre temporel s’inspire
des mêmes principes. Sans doute, Nicolas Ier, dans la ligne de tous ses prédécesseurs depuis la
fin du ive siècle, affirmait déjà que « le pape tient la place
de Jésus-Christ dans l’Église universelle », que le Saint-Siège,
« tête de toutes les Églises », a le pouvoir de juger en appel toutes
les causes douteuses, que le pape est supérieur à l’empereur auquel il confirme
la succession de l’Empire. Saint Pierre Damien avait envisagé le cas où l’empereur
« (résisterait) aux divins vouloirs », auquel cas « ses sujets
le (mépriseraient) conformément au droit »[563]. Le
cardinal Humbert avait esquissé la théorie de la supériorité su sacerdoce sur
l’empire :
De même que l’âme domine le
corps et lui commande, de même la dignité sacerdotale est supérieure à la
dignité royale, comme le ciel à la terre. Pour que tout soit en ordre, le
sacerdoce doit, comme l’âme, déterminer ce qu’il faut faire, puis le royaume,
comme la tête, commandera à tous les membres et les dirigera où il faut. Aussi
les rois doivent-ils suivre les ecclésiastiques et rechercher l’utilité de
l’Église et de la patrie ; l’un des pouvoirs instruira le peuple ;
l’autre le dirigera[564].
à son tour, et plus radicalement, saint Grégoire VII affirme : « La
dignité royale, c’est l’orgueil humain qui l’a inventée, la dignité
sacerdotale, c’est la tendresse divine qui l’a instituée »[565].
Surtout, alors que Pierre et
Humbert n’étaient jamais sortis de la théorie pure, il tire de celle-ci toutes
les conséquences pratiques. Quand le Seigneur a donné à Pierre le pouvoir de lier et de délier, « il
n’a excepté personne, il n’a rien soustrait à son pouvoir »[566].
Et ce « rien », il l’entend non seulement, avec toute la tradition
romaine, du domaine spirituel, mais, de quelque manière, du domaine temporel
lui-même :
Le pape peut ôter et donner
sur la terre, à chacun selon ses mérites, les empires, les royaumes, les
principautés, les duchés, les marquisats, les comtés et toutes les possessions
des hommes[567].
D’où ses avertissements aux princes, pour qu’ils se soumettent à
l’autorité du chef de l’Église :
Grégoire évêque, serviteur des
serviteurs de Dieu, à Guillaume, roi des Anglais, salut et bénédiction
apostolique…
Il existe une telle distance de supériorité et d’infériorité,
dans la religion chrétienne, [entre le pouvoir temporel et le pouvoir
spirituel], que [l’autorité] royale est gouvernée après Dieu par le soin et la
dispensation apostolique. Ceci, bien que, fils très cher, ta vigilance ne
l’ignore pas, cependant, pour que cela soit attaché indissolublement à ton
esprit pour ton salut, la divine Écriture atteste (témoigne) que la dignité
apostolique et pontificale représentera les rois chrétiens et tous les autres
devant le tribunal divin, et rendra raison (compte) à Dieu pour leurs délits.
Si donc je dois te présenter au juste Juge, qui ne peut mentir, au jugement
redoutable du Créateur de toutes les créatures, que ta sagesse juge avec
diligence si je dois ou si je peux me dispenser de veiller avec soin sur ton
salut, et si tu dois ou si tu peux te dispenser de m’obéir sans retard pour ton
salut, afin de posséder la terre des vivants. Prends donc soin de t’appliquer
sans cesse, si tu t’aimes toi-même, à faire passer Dieu et l’honneur de Dieu
avant le tien propre, d’aimer Dieu d’une âme pure, de toutes tes forces, d’un
cœur intègre. Crois-moi, si tu aimes Dieu d’une âme pure, comme je te le dis,
et comme l’Écriture le prescrit, si tu fais passer en toutes choses l’honneur
de Dieu avant le tien, lui qui ne sait pas aimer de manière feinte, lu qui est
assez puissant pour te placer aussi au premier rang, il t’embrassera, dès
maintenant et dans l’avenir, et il agrandira ton royaume de son bras
tout-puissant. Donné à Rome, le 8e jour des Ides de mai, en la
troisième année de notre pontificat[568].
D’où, surtout, sa politique d’une extrême vigueur. Après avoir interdit,
par le décret du concile romain de 1075, toute participation des laïcs aux
investitures ecclésiastiques, ce qui provoqua une grande émotion parmi les
souverains, le pontife ira, comme on le sait, jusqu’à excommunier Henri
IV et à relever ses sujets de leur promesse d’obéissance. Cette mesure se situe
dans la logique des principes énoncés par un saint Pierre Damien. Elle n’en
provoquera pas moins la stupeur d’une grande partie du monde chrétien, et pose
encore un problème qui ne relève pas seulement de la chimère. Il est en effet erroné d’affirmer que
le vicaire du Christ jouit, comme tel, d’un pouvoir canonique direct sur
l’ordre temporel[569].
Comment interpréter les formules tranchantes des Dictatus papæ, et surtout la déposition de l’empereur ?
Il est clair qu’aucun pape moderne ne songerait à énoncer ses
prérogatives dans des termes aussi tranchants, qui ne pourraient qu’être
accueillis par un tollé d’indignation. Au-delà de leur caractère peu
diplomatique cependant, la plupart des formules cités plus haut peuvent se
justifier, selon le droit traditionnel et actuel de l’Église, à condition de les
bien entendre.
Il est toujours vrai que « l’Église romaine a été fondée par le
Christ seul »[570],
en ce sens que « le Seigneur a fait du seul Simon la pierre de son Église, à lui seul il en
a remis les clés (cf. Mt 16,18-19) »,
que dans « l’évêque de l’Église de Rome… demeure la charge que le Seigneur
a donnée d’une manière singulière à Pierre, premier des Apôtres, et qui doit
être transmise à ses successeurs »[571].
Il
est vrai encore que « le pontife romain mérite d’être appelé
universel », en ce sens que le Christ « l’a institué pasteur de tout son troupeau
(cf. Jn 21, 15 s.)»[572],
« chef du
Collège les Évêques, Vicaire du Christ et Pasteur de l’Église tout entière sur
cette terre ; c’est pourquoi il possède dans l’Église, en vertu de sa charge,
le pouvoir ordinaire, suprême, plénier, immédiat et universel qu’il peut
toujours exercer librement »[573],
déterminant « selon les besoins de l’Église, la façon personnelle ou
collégiale d’exercer cette charge »[574].
Dès lors, il est clair qu’il peut établir ou rapporter des lois[575],
nommer et révoquer les évêques[576],
convoquer les conciles[577],
remanier les circonscriptions ecclésiastiques[578],
etc.
aujourd’hui comme hier[579],
les décisions du pape sont irréformables : « Contre une sentence ou un
décret du Pontife Romain il n’y a ni appel ni recours »[580].
Enfin et surtout, le concile Vatican I, puis le concile Vatican II ont
confirmé que « l’Église Romaine n’a jamais erré… et ne pourra jamais
errer »[581],
en définissant l’infaillibilité pontificale :
De
cette infaillibilité, le Pontife romain, chef du collège des évêques, jouit du
fait même de sa charge quand, en tant que pasteur et docteur suprême de tous
les fidèles, et chargé de confirmer ses frères dans la foi (cf. Lc 22,32),
il proclame, par un acte définitif, un point de doctrine touchant la foi et les
mœurs. C’est pourquoi les définitions qu’il prononce sont dites, à juste titre,
irréformables par elles-mêmes et non en vertu du consentement de l’Église,
étant prononcées sous l’assistance du Saint-Esprit à lui promise en la personne
de saint Pierre, n’ayant pas besoin, par conséquent, d’une approbation
d’autrui, de même qu’elles ne peuvent comporter d’appel à un autre tribunal. En
effet, le Pontife romain ne prononce pas une sentence en tant que personne
privée, mais il expose et défend la doctrine de la foi catholique, en tant
qu’il est, à l’égard de l’Église universelle, le maître suprême en qui réside,
à titre singulier, le charisme d’infaillibilité qui est celui de l’Église
elle-même[582].
Reste le problème plus épineux de l’attitude de
Grégoire envers les autorités séculières, et particulièrement celui de la
déposition de l’empereur Henri IV. Comment expliquer une mesure qui
semble représenter une ingérence intolérable du pouvoir clérical dans les
affaires de la cité ?
Du point de
vue de la théologie historique, on a pensé que saint Grégoire VII s’inspire de
ce que l’on a appelé « l’augustinisme politique », qui aboutit à
l’absorption du droit naturel de l’État dans le droit ecclésiastique[583].
Au contraire, déjà saint Thomas affirme l’existence d’un ordre politique et
juridique naturel, distinct de l’ordre surnaturel et autonome dans son ordre.
Dès lors, l’infidélité du prince ne le prive pas nécessairement de la
souveraineté : un prince infidèle peut régir légitimement les infidèles et
dans certains cas les fidèles :
Par elle-même, l’infidélité
ne s’oppose pas au dominium. car le dominium a été introduit par le droit
des gens qui est humain. Or, la distinction entre fidèles et infidèles relève
du droit divin, lequel ne détruit pas le droit humain[584].
Depuis lors,
l’Église a encore « approfondi cette tâche fondamentale de son existence
dans le monde », mettant en lumière le fait que « les communautés
politiques et l’Église sont indépendantes et autonomes dans leurs domaines
respectifs,… la mission propre que Jésus a confiée à son Église (n’étant) pas
d’ordre politique, économique et social, mais exclusivement religieux »[585].
Faut-il pour autant condamner sans appel, comme sans fondement théologique
solide, la politique vigoureuse de l’intrépide pontife ? Il convient
plutôt, pensons-nous, de la situer dans une conjoncture historique
particulière, amenant l’Église à intervenir dans l’organisation de la société
politique.
De tout temps, en vertu de son pouvoir canonique, l’Église a eu le droit d’intervenir directement pour
excommunier un prince coupable d’apostasie ou d’un crime scandaleux, comme tout
autre fidèle. Mais dans la chrétienté sacrale du xie siècle, le pape ne jouissait pas seulement du
pouvoir canonique, mais encore d’un pouvoir temporel extra-canonique, à titre de prince de l’État pontifical, et, de
plus —il s’agissait d’un fait accidentel dû à des circonstances historiques qui
se sont modifiées depuis lors — de la charge de tuteur de la chrétienté :
On ne trouve rien dans
l’Évangile qui interdise au pape d’adjoindre du dehors à son pouvoir spirituel,
si le bien général l’exige impérieusement, un pouvoir extra-canonique de nature
temporelle. Or, dans l’hypothèse d’une chrétienté sacrale, ces interventions du
pape dans l’ordre temporel trouvent leur pleine justification. S’il veut
garantir l’indépendance de son pouvoir apostolique, le pape sera contraint, en
effet, d’assumer le gouvernement politique de la cité romaine. Et s’il veut
sauvegarder le bien commun de la chrétienté sacrale, bien commun d’essence
politique mais présupposant la profession de la foi catholique et
l’appartenance visible à l’Église, il devra susciter le mouvement des croisades[587].
Au titre de l’un de ces deux pouvoirs extra-canoniques, le pouvoir
spirituel intervenait exceptionnellement dans les choses temporelles, le
temporel gardant néanmoins, en droit et en fait, sa structure et ses lois
propres[588].
Dès lors, dans l’hypothèse d’un régime sacral, il pouvait arriver, ratione peccati, que le pape oblige en
conscience les vassaux du prince apostat à s’armer contre lui et à prendre sur
eux la responsabilité d’une action violente — ce qu’il pouvait encore faire en
vertu de son pouvoir canonique —, ou même prenne lui-même la direction des
opérations, ce qu’il ne pouvait le faire qu’en vertu d’un de ses deux pouvoirs
extra-canoniques.
C’est dans ce contexte qu’il faut entendre la position de saint Thomas,
qui, se demandant si les infidèles peuvent jouir d’un pouvoir sur les fidèles,
répond :
Par sentence de l’Église un
prince coupable d’infidélité ou même parfois d’autres délits peut perdre son
droit au dominium... Par sentence ou
décision de l’Église, laquelle possède l’autorité de Dieu, le droit de souveraineté
ou de seigneurie des infidèles sur les fidèles peut-être annulé. Car les
infidèles, en punition de leur infidélité, méritent de perdre leur autorité sur
les fidèles, lesquels passent au rang d’enfants de Dieu[589].
Un peut plus loin, un sed contra
s’appuie sur l’autorité de Grégoire VII déliant les sujets d’un prince
excommunié du serment de fidélité pour établir qu’un prince apostat ne peut
plus conserver son pouvoir :
En sens contraire, Grégoire VII décrète : « Nous,
conformément à ce qu’ont statué nos saints prédécesseurs, envers ceux qui sont
liés à des excommuniés par fidélité ou par serment, en vertu de notre autorité
apostolique nous les délions du serment et nous interdisons de toute manière
qu’ils leur gardent fidélité, jusqu’à ce que ces princes aient réparé leur
faute ». Mais les apostats de la foi sont des excommuniés comme les
hérétiques, dit la décrétale « Pour l’abolition ». Il n’y a donc plus
à obéir aux princes lorsqu’ils apostasient de la foi[590].
Au corps de l’article, après avoir rappelé que « l’infidélité par
elle-même ne s’oppose pas à la suzeraineté », il précise encore :
Celui
qui est dans le péché d’infidélité peut perdre son droit de suzeraineté par la
sentence qui le frappe, comme on est frappé aussi parfois pour d’autres fautes.
Il n’appartient d’ailleurs pas à l’Église de punir l’infidélité chez ceux qui
n’ont jamais reçu la foi, selon le mot de l’Apôtre ( 1Co 5, 12) :
« Est-ce à moi de juger ceux du dehors ? » Mais l’Église peut frapper
d’une sentence l’infidélité de ceux qui ont reçu la foi.
Et
c’est à bon droit que leur est infligée cette punition de ne pouvoir exercer la
suzeraineté sur leurs sujets qui sont restés fidèles. Un tel exercice pourrait
en effet amener une grande corruption de la foi, puisque, comme on l’a
dit : « l’apostat médite le mal en son cœur et sème les
querelles », en cherchant à détacher de la foi. Aussi, dès qu’un prince, par sentence de l’Église, est
dénoncé comme excommunié pour cause d’apostasie de la foi, ses sujets sont, par
le fait même, déliés de son autorité et du serment de fidélité par lequel ils
lui étaient soumis[591].
C’est dans cette
perspective historique qu’il faut situer, pour la bien juger, la précroisade de
Grégoire VII contre l’empereur schismatique et excommunié[592]. Faut-il pour autant renoncer à tirer pour notre temps
aucune leçon ecclésiologique de l’attitude de l’héroïque pontife ? Avec
Dom Guéranger et Jean-Paul II, nous ne le pensons pas.
Si les
circonstances historiques ont évolué, et si la doctrine de l’Église sur ses
rapports avec l’État s’est, comme il est naturel, précisée depuis neuf siècles,
les pontifes romains n’ont jamais renoncé à revendiquer pour eux-mêmes, en tant
que chefs de l’Église universelle, un droit fondamental qui représente aussi
pour eux un devoir : la liberté d’exercer sans entraves leur mission
intégrale. Mission essentiellement religieuse, certes, mais qui peut les
entraîner à porter des jugements d’ordre moral, non seulement au plan purement
individuel, mais aussi social, et par suite sur les responsables et les régimes
politiques :
De cette mission religieuse
naît l’engagement à construire et à consolider la communauté des hommes selon
la loi divine. Aussi l’Église collabore-t-elle à la promotion des diverses
institutions de l’homme, car rien ne lui tient plus à cœur que de servir le
bien de tous.
Pour sa part, l’Église…
demande… de pouvoir avoir toujours et partout, et dans une pleine liberté, le
droit de prêcher la foi, d’exercer sa mission, de donner son propre jugement moral
également sur les réalités qui regardent l’ordre politique, chaque fois que les
droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent[593].
Ce droit,
les papes des derniers siècles l’ont exercé sans compromis, dans toute la
mesure où le bien commun les y engageait. Nul n’ignore par exemple la lucidité
prophétique de Pie XI face au nazisme et au communisme, le rôle incommensurable
de Jean-Paul II dans la chute des régimes totalitaires en Europe de l’Est, ses
appels à ouvrir au Christ et à l’Église les portes non seulement des cœurs,
mais des sociétés entières, sa résistance obstinée à la « culture de
mort » qui tend à envahir l’Occident contemporain. Dans des circonstances
historiques différentes, saint Grégoire VII a, fondamentalement, mené le même
combat. Et finalement, malgré un échec apparent que les premiers témoins ont
comparé à un martyre, « par (lui) l’Église fut libre, et la force
s’inclina devant le droit »[594].
La
personnalité de saint Grégoire VII a soulevé des controverses passionnées, qui
se prolongent jusque en notre temps. Pie XII le décrit comme « un géant de
la papauté, de sorte que l’on peut dire de lui avec tranquillité et vérité
qu’il fut un des plus grands pontifes, non
seulement du moyen âge, mais de tous les temps »[595].
Jean-Paul II de son côté loue « cette
œuvre grandiose de purification et de libération de l’Église, qui prit de lui
son nom de “réforme grégorienne“ »[596].
Après sa canonisation en 1606, l’extension de son culte à l’Église universelle
avait cependant soulevé de vives protestations parmi les gallicans, et les
leçons de son office furent supprimées par le Parlement de Paris en 1729, avec
défense de s’en servir, sous peine de saisie du temporel. La plupart des
historiens modernes ne tarissent pas de critiques acerbes envers ce pape accusé
de s’être trouvé à l’origine de l’autoritarisme centralisateur et juridique
qu’ils prêtent à l’envi à la papauté du second millénaire. Cette indignation
persistante pourrait bien reposer sur un anachronisme, à moins qu’elle ne
révèle des tendances ecclésiologiques inavouées chez ceux que dom Guéranger
appelle les « faux catholiques » et les « demi-chrétiens »[597].
« Les laïcs ont-ils le droit de distribuer des fonctions
ecclésiastiques, d’investir par le bâton et l’anneau, geste par lequel
s’accomplit dans toute sa force la consécration épiscopale ? »
Lors de l’avènement de Grégoire VII, en 1077, cette question du cardinal
Humbert n’avait rien perdu de son actualité. Jean-Paul II évoque cette période
comme suit :
Le haut moyen
âge se présente comme une societas
christiana, marqué par une forte compénétration du spirituel et du
temporel. Le Regnum (le Saint Empire)
inséré dans l’Ecclesia, marqué par la
sacralité, exerce un rôle qui n’est pas seulement de protection ;
l’Église, de son côté, est appelée à des taches qui sont aussi temporelles, et
elle est fortement insérée dans les structures mêmes du Regnum. C’est là une expérience particulière qui offrit à l’Église
bien des avantages, lui permettant de disposer de moyens d’évangélisation et de
la mise en œuvre d’un rôle de civilisation. Mais à long terme, cette expérience
eut aussi des conséquences visibles de mondanisation »[598].
à cette époque, tout évêque, tout abbé, se trouvait à la tête d’un vaste
domaine, où il se comportait en seigneur féodal, et qu’il tenait d’un suzerain
auquel il devait les services d’un vassal. Certes, une théorie prétendait bien
que le suzerain ne remettait au candidat choisi que la possession des terres
afférentes à son titre. Mais en fait le public distinguait mal cette remise
temporelle du choix spirituel. Dans la cérémonie d’investiture, le seigneur
remettait au nouvel évêque la crosse et l’anneau en lui disant : Accipe ecclesiam. Otton le Grand donna à
un évêque la cura pastoralis, le
droit de conduire les âmes. Face
à cette confusion intolérable,
« le mouvement de la réforme, qui se développe avec vigueur au xie siècle, appuie la lutte
pour la liberté de l’Église, en particulier sur la question des nominations aux
bénéfices ecclésiastiques, et la nécessité d’un clergé préparé spirituellement
de manière adéquate à ses fonctions ecclésiales, et cela, entre autre choses,
par la réaffirmation et le rétablissement du célibat… C’est » cependant
« le mérite de saint Grégoire d’avoir perçu plus lucidement ces problèmes
et surtout de les avoir affrontés avec cette énergie et cette extrême cohérence
qui sont les caractéristiques de sa forte personnalité » [599]..
Ce n’est pas ici le lieu de retracer la vie mouvementée de l’intrépide pontife.
Mais comment caractériser la pensée ecclésiologique qui la sous-tend ?
On la trouve exprimée en particulier dans la correspondance du
saint : Registrum et lettres extra Registrum vagantes, et également
dans les conciles romains tenus sous son pontificat.
Jean-Paul
II, dans le discours à Salerne déjà cité plus haut, résume toute la vie de son
prédécesseur par la déclaration qu’il aurait prononcée sur son lit de mort, et
qui en tout cas caractérise toute sa vie : Dilexi iustitiam et odi iniquitatem. Ideo morior in exsilio. Cette
« justice » tant poursuivie par Grégoire n’est assurément pas
seulement la vertu consistant à donner à chacun selon ses droits, définie et
étudiée par les moralistes, mais la rectitude qui recherche, non son propre
intérêt, mais
l’ordre de Dieu
dans le monde : elle implique que toutes les choses humaines, des plus
petites aux plus grandes, soient ordonnées selon la volonté et la loi de Dieu,
que l’homme ne soit pas déformé par le péché mais modelé à l’image de Dieu[600].
Dans cette perspective, « la tâche première et effrayante du
pape » consiste, qu’il le veuille ou non, à défendre la vérité et la
justice, iustitia Dei, et à s’opposer
par tous les moyens à l’iniquitas[601]. Dans cette
œuvre, il n’est qu’un agent de transmission, chargé de divulguer les décisions
de Dieu et des Apôtres Pierre et Paul. Dès le 1er juillet 1073, il
écrit aux fidèles de Lombardie :
Je veux que
vous sachiez, mes très chers frères — et beaucoup d’entre vous le savent déjà —
que j’ai été placé en cette situation pour annoncer, que je le veuille ou non,
la justice et la vérité à toutes les nations, surtout à celles qui sont
chrétiennes, en vertu de ces paroles du Seigneur : « Crie sans t’arrêter ;
comme une trompette, élève la voix et dénonce à mon peuple les crimes qu’il a
commis » (Is 58, 1) ; ou encore : « Si tu ne reproches pas
à l’injuste son iniquité, je retirerai son âme de tes mains » (Éz 3, 18)…
Aussi, de la part du Dieu tout-puissant, du Père, du Fils et du Saint-Esprit,
de la part des bienheureux Apôtres Pierre et Paul, je vous enjoins, je vous
prie et je vous ordonne, mes frères très chers, de ne reconnaître en aucune
façon l’hérétique Godefroy[602].
Or, cette iustitia consiste
évidemment d’abord dans le bien, l’honneur, la liberté, l’unité, l’extension de
l’Église, qu’il aime passionnément[603],
comme un époux, et à laquelle il est prêt à tout sacrifier. Les témoignages de
ces sentiments abondent dans sa correspondance. Ainsi, « dans une lettre adressée
aux évêques des Gaules à l’occasion du synode de 1083, il décrit les
tribulations, les persécutions, les périls que connaît la Mère
Église » :
Quant à nous,
que béni soit Dieu qui jusqu’ici, a défendu par notre main la justice selon le
témoignage de notre conscience, et qui, renforçant la faiblesse de l’infirmité
humaine par la force de sa puissance, ne permet pas qu’une quelconque flatterie
porteuse de promesses ou la peur des violences nous fasse nous tourner vers
l’iniquité[604]… Si nous
voulons, avec la grâce de Dieu, vaincre, infliger une défaite à l’antique
ennemi et mépriser ses ruses, efforçons-nous non seulement de ne pas éviter,
par la justice, les persécutions et les outrages qu’il nous cause et même la
mort, mais même, par amour de Dieu et pour la défense de la religion
chrétienne, de la désirer… Nous serions prêts à affronter la mort plutôt que
d’abandonner la justice[605].
Et à Désiré, abbé du
Mont-Cassin :
Toi-même, frère très aimé, tu sais
que si l’amour de la justice et de l’honneur de la sainte Église ne nous
possédait pas, et si nous voulions favoriser la volonté si dépravée et la
méchanceté du roi et de ses partisans, jamais aucun de nos prédécesseurs
n’aurait pu recevoir des rois précédents, ou même des archevêques, un service
aussi étendu (amplum) et aussi
dévoué, que nous ne pourrions en recevoir de ce roi et de cet archevêque. Mais
puisque nous estimons pour rien leurs menaces et leur férocité, nous serons
plutôt, si cela est nécessaire, prêts à affronter la mort que de consentir à
leur impiété, ou d’abandonner la justice[606].
Cet amour de l’Église s’exprime sans cesse dans la correspondance du
saint pape. Elle est « l’épouse de Dieu, notre souveraine »[607]
et « notre Mère commune » [608].
Alors qu’il s’en sent « très indigne », il lui est, « par une
disposition divine » et sans l’avoir cherché[609],
« enchaîné ». Tout son désir consiste à lui être « utile »,
son « immense douleur » vient de ce qu’il croit n’y être pas parvenu[610].
Il faut toujours garder présent à l’esprit cette dimension mystique de Grégoire,
en même temps que les circonstances particulières de son temps, pour comprendre
sa pensée intime et juger équitablement son œuvre.
Quant à son fond, la doctrine du réformateur se veut essentiellement
traditionnelle : nil novi facientes,
nil adinventione nostra statuentes. Sa correspondance est toute nourrie de
l’Ancien et du Nouveau Testament, spécialement des psaumes. Si sa culture
patristique est assez limitée, il faut faire une exception pour saint Grégoire
le Grand, à qui il emprunte sa conception de ses devoirs sacerdotaux et de son
gouvernement pontifical, le souci de ne promouvoir à l’épiscopat que des sujets
qui en soient dignes, ses idées sur les obligations des princes envers
l’Église. C’est par lui que lui sont parvenues bon nombre d’idées
augustiniennes.
Avec toute la tradition patristique, il conçoit l’Église comme un corps
nourri par l’eucharistie, hiérarchisé selon un certain ordre, dont il faut
rechercher l’unité[612],
procurée par la charité, la paix, la concorde[613],
qui entraînent aide mutuelle, compassion, prière empreinte de « cette
charité et cet amour dont [les chrétiens] doivent chérir leur Mère, l’Église
universelle »[614],
et, si le besoin s’en fait sentir, service dévoué :
C’est pourquoi nous te demandons et t’avertissons
que, comme il convient pour toi, tu t’attaches, adhæreas, à nous de telle sorte que l’honneur de la sainte Église
romaine ta mère, qui a grande confiance en toi, en reçoive de la vigueur
maintenant et toujours[615].
Par le Dieu tout-puissant, aidez et
secourez ceux que j’ai nommés votre père et votre mère, si vous désirez
recevoir par eux l’absolution de vos péchés, ainsi que la bénédiction et la
grâce en ce monde et dans le monde futur… pour que vous puissiez, en vertu de
votre dévouement inébranlable, faire que ce père et cette mère soient vos
débiteurs, et parvenir sans crainte à vivre en leur compagnie. Amen[616].
Par ailleurs, tous les papes, depuis saint Sirice au moins, et l’ensemble
des Pères orthodoxes, avec une unanimité croissante, avaient affirmé que
tous ceux qui,
dans le monde entier, portent le nom de chrétien, et connaissent vraiment la
foi chrétienne, savent et croient que saint Pierre, le prince des Apôtres[617],
est le père de tous les chrétiens[618],
leur premier pasteur après le Christ, et que l’Église romaine est la mère et la
maîtresse de toutes les Églises[619].
Tous les hommes de la réforme[620]
étaient convaincus que la santé de l’Église dépend du sacerdoce, et doit
s’appuyer sur la papauté. Tous avaient cherché le moyen d’éliminer du clergé la
simonie et le nicolaïsme, auxquels Grégoire s’attaque dès son avènement :
Rien ne pourra
vous recommander davantage au Saint-Siège apostolique qu’un vigoureux effort
pour extirper totalement de votre Église, comme vous avez commencé à le faire
avec un zèle digne d’éloges, l’hérésie simoniaque, et pour ramener les clercs
enchaînés dans les désordres d’une vie honteuse à la pratique d’une rigoureuse
chasteté[621].
Pas plus que
ses prédécesseurs, Grégoire VII n’a jamais remis en cause la dualité des choses
de César et des choses de Dieu, « de la dignité apostolique et de la
dualité royale »[622].
Il ne songe pas à se mêler des rapports temporels du souverain avec ses
vassaux, à se substituer au prince pour percevoir les impôts, présider la curia regis, recruter des armées et les
conduire à la bataille. Mais il a son jugement à porter lorsque les souverains
contreviennent à la justice et représentent un danger pour l’Église, dont il
est le suprême gardien. Il écrit, au début de son pontificat, à Rodolphe de
Souabe :
De même que le
corps humain est dirigé par les deux yeux, sa lumière naturelle, le corps de
l’Église est conduit et illuminé par ces deux dignités qu’accorde une pure
religion et qui constituent sa lumière spirituelle[623].
S’adressant
plus tard à Guillaume le Conquérant, « roi très cher et fils unique de la
sainte Église romaine »[624],
il confirmera cette dualité, mais précisera que ces deux pouvoirs ne se
trouvent pas à égalité :
Nous croyons qu’il n’échappe pas à
votre prudence que le Dieu tout-puissant a distribué à ce monde pour son
gouvernement [deux dignités] plus excellentes que toutes les autres : la
dignité apostolique et la dignité royale. En effet, de même que pour
représenter la beauté du monde aux yeux de chair en divers temps, il a disposé
[deux] luminaires plus éminents que les autres : le soleil et la lune, de
même, de crainte que la créature que sa bénignité avait créée à son image dans
ce monde ne fût entraînée vers les périls de l’erreur et de la mort, elle a
pris soin, dans sa providence, qu’elle fût régie, dans la dignité apostolique
et royale, par des [autorités] diverses[625].
Si saint Grégoire VII représente cependant un tournant de
l’ecclésiologie, c’est que, dans son souci passionné d’obéissance à la volonté
de Dieu[626],
il a tiré des principes de l’ecclésiologie romaine ancienne et plus récente —
avec ses images classiques du rôle du pape dans l’Église : caput, cardo, fons, etc. —, les
conséquences juridiques et pratiques les plus radicales.
Cette systématisation nouvelle
s’appuie sur un arsenal d’arguments bibliques, répondant au désir de fidèles
laïcs qui, plus avides d’entendre citer l’Écriture que soucieux du droit canon,
risquaient de se constituer en Église populaire étrangère à l’Église
hiérarchique. Conscients de ce danger les réformateurs grégoriens ont voulu y
remédier par une meilleure connaissance de l’Écriture dans le clergé et, par
son intermédiaire, par le peuple chrétien. D’où le rôle immense de celle-ci,
surtout du Nouveau Testament, dans les polémiques suscitées par la réforme.
D’une
manière générale, c’est tout son ministère pastoral que Grégoire veut fonder
« sur les pages prophétiques autant qu’évangéliques »[627].
« Un des objectifs principaux de la réforme fut de promouvoir un renouveau
de la pastorale, de la cura animarum,
dont la condition et le résultat devaient être une connaissance plus étendue de
la parole de Dieu ».
En ce qui concerne la réforme du
clergé, Grégoire VII et ses collaborateurs
insistent en faveur d’un retour à « forme de l’Église primitive », au
cor unum et anima una de la première
communauté apostolique. Dans le choix d’un évêque, on doit « avant tout se
conformer à l’autorité de l’Évangile et à celle des canons »[628].
Quant à la doctrine du primat pétrinien, il la fonde sur des textes
évangéliques classiques :« Pais mes
agneaux » (Jn 21, 15), « Confirme tes frères » (Lc 22, 31-32),
« Tu es Pierre » (Mt 16, 18), qu’il cite volontiers dans sa correspondance[629].
à l’appui de l’adage prima sedes a nemine iudicatur, les
grégoriens citent volontiers 1 Co 2, 15 : « l’homme spirituel juge de
tout et n’est jugé par personne », passant d’une capacité purement
charismatique de discernement à un charisme institué de type juridique. De
même, on tire les conséquences juridiques de l’image du corps du Christ, et du fons aquæ vivæ de Jérémie On applique
aux évêques le symbolisme de la mitre, du trône, du baisement de pieds etc… des
rois d’Israël[630].
Cette conception se manifeste avec une clarté particulière dans les Dictatus papæ, propositions lapidaires résumant au début de son pontificat
ses intentions réformatrices, peut-être
destinées à fournir le plan d’une collection canonique, ou d’une allocution
pontificale, que le pape aurait renoncé à prononcer pour se contenter
d’interdire l’investiture laïque — ce qui expliquerait leur caractère abrupt,
voire parfois excessif :
1. L’Église romaine a été fondée par
le Seigneur seul[631].
2. Seul le pontife romain est dit à
juste titre universel[632].
3. Seul il peut déposer et absoudre
les évêques.
4. Son légat doit avoir la préséance
sur tous les évêques lors d’un concile, même s’il est de rang inférieur, et
[peut] porter contre eux une sentence de déposition.
5. Le pape peut déposer les absents.
6. On ne peut rester sous le même
toit que ceux qui ont été excommuniés par lui.
7. Seul il peut, selon l’opportunité,
établir de nouvelles lois, constituer de nouvelles communautés, transformer une
collégiale en abbaye ou vice versa, diviser un évêché riche ou unir des évêchés
pauvres.
8. Seul, il peut user des insignes
impériaux.
9. Le pape est le seul homme dont
tous les princes baisent les pieds.
10. Il est le seul dont le nom soit
prononcé dans toutes les églises.
11. Son nom est unique dans le monde.
12 Il lui est permis de déposer les
empereurs.
13. Il lui est permis de transférer
les évêques d’un siège à l’autre selon la nécessité.
14. Il peut, où il veut, ordonner un
clerc de n’importe quelle église.
15. Celui qui a été ordonné par lui
peut gouverner une autre église, mais non combattre.
16. Aucun synode (concile) ne peut
être dit général sans son ordre.
17. Aucun texte canonique n’existe en
dehors de son autorité.
18. Sa sentence ne doit être
rétractée par personne et lui seul peut rétracter celles de tous.
19. Il ne doit être jugé par
personne.
20. Personne ne doit se risquer à
condamner celui qui a fait appel au Siège apostolique.
21. Les causes importantes de toute
église doivent lui être rapportées.
22. L’Église romaine n’a jamais erré,
comme l’atteste l’Écriture, et elle ne pourra jamais errer.
23. Le pontife romain, s’il a été
ordonné canoniquement, devient indubitablement saint par les mérites de saint
Pierre, sur la foi de saint Ennodius, évêque de Pavie, en accord avec de
nombreux Pères, comme on peut le voir dans le décret du bienheureux pape
Symmaque[633].
24. Sur son ordre et avec son
autorisation, il est permis aux sujets d’accuser.
25. Il peut, en dehors d’une
assemblée synodale, déposer et absoudre les évêques.
26. Celui qui n’est pas en harmonie
avec l’Église romaine ne doit pas être considéré comme catholique.
27. Le pape peut délier les sujets du
serment de fidélité fait à un injuste[634].
Comment résumer ce programme sans compromis ?
Dès son avènement, Grégoire VII a affirmé avec la plus grande netteté que
le pouvoir conféré à Pierre et transmis par lui à ses successeurs était
d’origine divine[635].
Sur Pierre, le Christ « a édifié son Église, quand il lui a confié ses
brebis à paître »[636].
Et
depuis ce jour,
par l’intermédiaire de Pierre, le pouvoir que lui a conféré le Christ est passé
à ceux qui lui ont succédé ou qui lui succéderont sur sa chaire jusqu’à la fin
du monde, en vertu d’un principe divin et d’un droit héréditaire[637].
Le pontife régnant s’identifie donc à l’Apôtre qui, par sa bouche,
légifère et condamne. Et puisque le Christ lui a promis l’assistance divine,
c’est le Saint-Esprit qui dicte et inspire tous les actes du pape[638].
C’est pourquoi l’Église romaine est indéfectible[639].
Par suite, le pontife romain est le seul juge qui ne puisse être jugé par
personne et dont les sentences soient irréformables[640] :
Sachez tous que
ni vous ni aucun patriarche ou primat n’avez le pouvoir de réformer les
sentences apostoliques[641].
Il en résulte que le pape exerce sur l’Église un pouvoir absolu,
illimité, universel. De même que Pierre a été l’origo de tout l’ordo
sacerdotalis, de même le pape est celui a
quo omnis ecclesiastica potestas procedit[642],
le « pontife universel », « l’évêque de l’Église universelle »[643]. Il possède le pouvoir d’établir de
nouvelles lois — même si Grégoire lui-même s’est toujours défendu d’avoir
innové en matière de discipline —, créer ou modifier les circonscriptions
ecclésiastiques, transférer ou révoquer les évêques, qui reçoivent de lui leur juridiction.
D’où, dans l’ordre juridique, l’essor d’une centralisation déjà inaugurée
par Alexandre II, et qui paraît le seul moyen d’assurer l’avenir de la
réforme : codification du droit de dispense, élimination du rite grec dans
le sud de l’Italie, du rite hispano-wisigothique[644]
en Espagne, obligation pour les archevêques de venir chercher leur pallium à
Rome et de prêter serment, extension de l’exemption des monastères et de
l’institution des légats.
On chercherait en vain, chez les pré-grégoriens, saint Pierre Damien,
saint Léon IX ou le cardinal Humbert, un exposé aussi systématique des droits
du pape dans l’Église, et surtout de telles règles pratiques de gouvernement
ecclésiastique.
La pensée de Grégoire sur les rapports entre le pape et l’ordre temporel
s’inspire des mêmes principes. Sans doute, Nicolas Ier, dans la ligne de tous ses
prédécesseurs depuis la fin du ive
siècle, affirmait déjà que « le pape
tient la place de Jésus-Christ dans l’Église universelle », que le
Saint-Siège, « tête de toutes les Églises », a le pouvoir de juger en
appel toutes les causes douteuses, que le pape est supérieur à l’empereur
auquel il confirme la succession de l’Empire. Saint Pierre Damien avait
envisagé le cas où l’empereur « (résisterait) aux divins vouloirs »,
auquel cas « ses sujets le (mépriseraient) conformément au droit »[645]. Le cardinal
Humbert avait esquissé la théorie de la supériorité du sacerdoce sur
l’empire :
De même que
l’âme domine le corps et lui commande, de même la dignité sacerdotale est
supérieure à la dignité royale, comme le ciel à la terre. Pour que tout soit en
ordre, le sacerdoce doit, comme l’âme, déterminer ce qu’il faut faire, puis le
royaume, comme la tête, commandera à tous les membres et les dirigera où il
faut. Aussi les rois doivent-ils suivre les ecclésiastiques et rechercher
l’utilité de l’Église et de la patrie ; l’un des pouvoirs instruira le
peuple ; l’autre le dirigera[646].
à son tour, et plus radicalement, saint Grégoire VII affirme : « La dignité royale, c’est l’orgueil humain qui l’a
inventée, la dignité sacerdotale, c’est la tendresse divine qui l’a
instituée »[647].
Surtout, alors que Pierre et Humbert
n’étaient jamais sortis de la théorie pure, il tire de celle-ci toutes les
conséquences pratiques. Quand le
Seigneur a donné à Pierre le pouvoir de lier et de délier, « il n’a
excepté personne[648],
il n’a rien soustrait à son pouvoir »[649].
Et ce « rien », il l’entend non seulement, avec toute la tradition
romaine, du domaine spirituel, mais, dans la mesure où il influe sur le domaine
spirituel, du domaine temporel lui-même. Selon une conception commune depuis
Grégoire le Grand en effet[650],
le souverain, membre de l’Église, est nanti d’abord d’un rôle religieux qui est
la raison d’être de sa puissance. Dès lors, conformément à l’antique
adage : Salus populi suprema lex
esto, transposée au plan surnaturel, le chef suprême de la chrétienté a le
droit de leur commander, et même de les déposer quand ils sont devenus un péril
pour l’Église[651].
Le pape peut
ôter et donner sur la terre, à chacun selon ses mérites, les empires, les
royaumes, les principautés, les duchés, les marquisats, les comtés et toutes
les possessions des hommes[652].
D’où les avertissements de Grégoire VII aux princes, pour qu’ils se
soumettent à l’autorité du chef de l’Église :
Grégoire évêque, serviteur des
serviteurs de Dieu, à Guillaume, roi des Anglais, salut et bénédiction
apostolique…
Il existe une telle distance de
supériorité et d’infériorité, dans la religion chrétienne, [entre le pouvoir temporel
et le pouvoir spirituel], que [l’autorité] royale est gouvernée après Dieu par
le soin et la dispensation apostolique. Ceci, bien que, fils très cher, ta
vigilance ne l’ignore pas, cependant, pour que cela soit attaché
indissolublement à ton esprit pour ton salut, la divine Écriture atteste
(témoigne) que la dignité apostolique et pontificale représentera les rois
chrétiens et tous les autres devant le tribunal divin, et rendra raison
(compte) à Dieu pour leurs délits. Si donc je dois te présenter au juste Juge,
qui ne peut mentir, au jugement redoutable du Créateur de toutes les créatures,
que ta sagesse juge avec diligence si je dois ou si je peux me dispenser de
veiller avec soin sur ton salut, et si tu dois ou si tu peux te dispenser de
m’obéir sans retard pour ton salut, afin de posséder la terre des vivants.
Prends donc soin de t’appliquer sans cesse, si tu t’aimes toi-même, à faire
passer Dieu et l’honneur de Dieu avant le tien propre, d’aimer Dieu d’une âme
pure, de toutes tes forces, d’un cœur intègre. Crois-moi, si tu aimes Dieu
d’une âme pure, comme je te le dis, et comme l’Écriture le prescrit, si tu fais
passer en toutes choses l’honneur de Dieu avant le tien, lui qui ne sait pas
aimer de manière feinte, lui qui est assez puissant pour te placer aussi au
premier rang, il t’embrassera, dès maintenant et dans l’avenir, et il agrandira
ton royaume de son bras tout-puissant. Donné à Rome, le 8e jour des
Ides de mai, en la troisième année de notre pontificat[653].
D’où, surtout, sa politique d’une extrême vigueur. Après avoir interdit,
par le décret du concile romain de 1075, toute participation des laïcs aux
investitures ecclésiastiques, ce qui provoqua une grande émotion parmi les
souverains, le pontife ira, comme on le sait, jusqu’à excommunier Henri IV et à relever ses sujets de leur promesse
d’obéissance. Cette mesure se situe dans la logique des principes énoncés par
un saint Pierre Damien. Elle n’en provoquera pas moins la stupeur d’une grande
partie du monde chrétien, et pose encore un problème qui ne relève pas
seulement de la chimère. Il est en effet
erroné d’affirmer que le vicaire du Christ jouit, comme tel, d’un pouvoir
canonique direct sur l’ordre temporel[654].
Comment interpréter les formules tranchantes des Dictatus papæ, et surtout la déposition de l’empereur ?
Il est clair qu’aucun pape moderne ne songerait à énoncer ses
prérogatives dans des termes aussi tranchants, qui ne pourraient qu’être
accueillis par un tollé d’indignation. Au-delà de leur caractère peu
diplomatique cependant, la plupart des formules cités plus haut peuvent se
justifier, selon le droit traditionnel et actuel de l’Église, à condition de
les bien entendre.
Il est toujours vrai que « l’Église romaine a été fondée par le
Christ seul »[655],
en ce sens que « le Seigneur a fait du seul Simon la pierre de son
Église, à lui seul il en a remis les clés (cf. Mt 16,18-19) », que dans « l’évêque de l’Église de
Rome… demeure la charge que le Seigneur a donnée d’une manière singulière à
Pierre, premier des Apôtres, et qui doit être transmise à ses
successeurs »[656].
Il est vrai encore que « le pontife romain mérite d’être appelé
universel », en ce sens que le Christ « l’a
institué pasteur de tout son troupeau (cf. Jn 21, 15 s.)»[657], « chef du Collège les Évêques, Vicaire du Christ
et Pasteur de l’Église tout entière sur cette terre ; c’est pourquoi il possède
dans l’Église, en vertu de sa charge, le pouvoir ordinaire, suprême, plénier,
immédiat et universel qu’il peut toujours exercer librement »[658],
déterminant « selon les besoins de l’Église, la façon personnelle ou
collégiale d’exercer cette charge »[659].
Dès lors, il est clair qu’il peut établir ou rapporter des lois[660],
nommer et révoquer les évêques[661],
convoquer les conciles[662],
remanier les circonscriptions ecclésiastiques[663],
etc.
aujourd’hui comme hier[664],
les décisions du pape sont irréformables : « Contre une
sentence ou un décret du Pontife Romain il n’y a ni appel ni recours »[665].
Enfin et surtout, le concile Vatican I, puis le concile Vatican II ont
confirmé que « l’Église Romaine n’a jamais erré… et ne pourra jamais
errer »[666],
en définissant l’infaillibilité pontificale :
De cette infaillibilité, le Pontife romain, chef du collège des évêques,
jouit du fait même de sa charge quand, en tant que pasteur et docteur suprême
de tous les fidèles, et chargé de confirmer ses frères dans la foi (cf.
Lc 22,32), il proclame, par un acte définitif, un point de doctrine
touchant la foi et les mœurs. C’est pourquoi les définitions qu’il prononce
sont dites, à juste titre, irréformables par elles-mêmes et non en vertu du
consentement de l’Église, étant prononcées sous l’assistance du Saint-Esprit à
lui promise en la personne de saint Pierre, n’ayant pas besoin, par conséquent,
d’une approbation d’autrui, de même qu’elles ne peuvent comporter d’appel à un
autre tribunal. En effet, le Pontife romain ne prononce pas une sentence en
tant que personne privée, mais il expose et défend la doctrine de la foi
catholique, en tant qu’il est, à l’égard de l’Église universelle, le maître
suprême en qui réside, à titre singulier, le charisme d’infaillibilité qui est
celui de l’Église elle-même[667].
Reste le problème plus épineux de l’attitude de
Grégoire envers les autorités séculières, et particulièrement celui de la
déposition de l’empereur Henri IV. Comment expliquer une mesure qui semble représenter une ingérence intolérable du
pouvoir clérical dans les affaires de la cité ?
Du point de
vue de la théologie historique, saint Grégoire VII paraît s’inspirer de ce que
l’on a appelé « l’augustinisme politique », qui aboutit à
l’absorption du droit naturel de l’État dans le droit ecclésiastique[668].
Au contraire, déjà saint Thomas affirme l’existence d’un ordre politique et
juridique naturel, distinct de l’ordre surnaturel et autonome dans son ordre.
Dès lors, l’infidélité du prince ne le prive pas nécessairement de la
souveraineté : un prince infidèle peut régir légitimement les infidèles et
dans certains cas les fidèles :
Par elle-même,
l’infidélité ne s’oppose pas au dominium.
Car le dominium a été introduit par
le droit des gens qui est humain. Or, la distinction entre fidèles et infidèles
relève du droit divin, lequel ne détruit pas le droit humain[669].
Depuis lors,
l’Église a encore « approfondi cette tâche fondamentale de son existence
dans le monde », mettant en lumière le fait que « les communautés
politiques et l’Église sont indépendantes et autonomes dans leurs domaines
respectifs,… la mission propre que Jésus a confiée à son Église (n’étant) pas
d’ordre politique, économique et social, mais exclusivement religieux »[670].
Faut-il pour autant condamner sans appel, comme dénuée de tout fondement
théologique solide, la politique vigoureuse de l’intrépide pontife ? Il
convient plutôt, pensons-nous, de la situer dans une conjoncture historique
particulière, amenant l’Église à intervenir dans l’organisation de la société
politique.
De tout temps, en vertu de son pouvoir canonique, l’Église a eu le droit d’intervenir directement pour
excommunier un prince coupable d’apostasie ou d’un crime scandaleux, comme tout
autre fidèle. Mais dans la chrétienté sacrale du xie siècle, le pape ne jouissait pas seulement du
pouvoir canonique, mais encore d’un pouvoir temporel extra-canonique, à titre de prince de l’État pontifical, et, de
plus —il s’agissait d’un fait accidentel dû à des circonstances historiques qui
se sont modifiées depuis lors — de la charge de tuteur de la chrétienté :
On ne trouve
rien dans l’Évangile qui interdise au pape d’adjoindre du dehors à son pouvoir
spirituel, si le bien général l’exige impérieusement, un pouvoir
extra-canonique de nature temporelle. Or, dans l’hypothèse d’une chrétienté
sacrale, ces interventions du pape dans l’ordre temporel trouvent leur pleine
justification. S’il veut garantir l’indépendance de son pouvoir apostolique, le
pape sera contraint, en effet, d’assumer le gouvernement politique de la cité
romaine. Et s’il veut sauvegarder le bien commun de la chrétienté sacrale, bien
commun d’essence politique mais présupposant la profession de la foi catholique
et l’appartenance visible à l’Église, il devra susciter le mouvement des
croisades[672].
Au titre de l’un de ces deux pouvoirs extra-canoniques, le pouvoir
spirituel intervenait exceptionnellement dans les choses temporelles, le
temporel gardant néanmoins, en droit et en fait, sa structure et ses lois
propres[673].
Dès lors, dans l’hypothèse d’un régime sacral, il pouvait arriver, ratione peccati, que le pape oblige en
conscience les vassaux du prince apostat à s’armer contre lui et à prendre sur
eux la responsabilité d’une action violente — ce qu’il pouvait encore faire en
vertu de son pouvoir canonique —, voire même prenne lui-même la direction des opérations,
ce qu’il ne pouvait faire qu’en vertu d’un de ses deux pouvoirs
extra-canoniques.
C’est dans ce contexte qu’il faut entendre la position de saint Thomas,
qui, se demandant si les infidèles peuvent jouir d’un pouvoir sur les fidèles,
répond :
Par sentence de
l’Église un prince coupable d’infidélité ou même parfois d’autres délits peut
perdre son droit au dominium... Par
sentence ou décision de l’Église, laquelle possède l’autorité de Dieu, le droit
de souveraineté ou de seigneurie des infidèles sur les fidèles peut-être
annulé. Car les infidèles, en punition de leur infidélité, méritent de perdre
leur autorité sur les fidèles, lesquels passent au rang d’enfants de Dieu[674].
Un peut plus loin, un sed contra
s’appuie sur l’autorité de Grégoire VII déliant les sujets d’un prince
excommunié du serment de fidélité pour établir qu’un prince apostat ne peut
plus conserver son pouvoir :
En sens contraire, Grégoire
VII décrète : « Nous, conformément à ce qu’ont statué nos saints
prédécesseurs, envers ceux qui sont liés à des excommuniés par fidélité ou par
serment, en vertu de notre autorité apostolique nous les délions du serment et
nous interdisons de toute manière qu’ils leur gardent fidélité, jusqu’à ce que
ces princes aient réparé leur faute ». Mais les apostats de la foi sont
des excommuniés comme les hérétiques, dit la décrétale « Pour
l’abolition ». Il n’y a donc plus à obéir aux princes lorsqu’ils
apostasient de la foi[675].
Au corps de l’article, après avoir rappelé que « l’infidélité
par elle-même ne s’oppose pas à la suzeraineté », il précise encore :
Celui qui est dans le péché d’infidélité peut perdre son droit de
suzeraineté par la sentence qui le frappe, comme on est frappé aussi parfois
pour d’autres fautes. Il n’appartient d’ailleurs pas à l’Église de punir
l’infidélité chez ceux qui n’ont jamais reçu la foi, selon le mot de l’Apôtre (
1Co 5, 12) : « Est-ce à moi de juger ceux du dehors ? »
Mais l’Église peut frapper d’une sentence l’infidélité de ceux qui ont reçu la
foi.
Et c’est à bon droit que leur est infligée cette punition de ne pouvoir
exercer la suzeraineté sur leurs sujets qui sont restés fidèles. Un tel
exercice pourrait en effet amener une grande corruption de la foi, puisque,
comme on l’a dit : « l’apostat médite le mal en son cœur et sème les
querelles », en cherchant à détacher de la foi. Aussi, dès qu’un prince, par sentence de
l’Église, est dénoncé comme excommunié pour cause d’apostasie de la foi, ses
sujets sont, par le fait même, déliés de son autorité et du serment de fidélité
par lequel ils lui étaient soumis[676].
C’est dans
cette perspective historique qu’il faut situer, pour la bien juger, la
précroisade de Grégoire VII contre l’empereur schismatique et excommunié[677].
Faut-il pour autant renoncer à tirer pour notre temps aucune leçon ecclésiologique
de l’attitude de l’héroïque pontife ? Avec dom Guéranger et Jean-Paul II,
nous ne le pensons pas.
Si les
circonstances historiques ont évolué, et si la doctrine de l’Église sur ses
rapports avec l’État s’est, comme il est naturel, précisée depuis neuf siècles,
les pontifes romains n’ont jamais renoncé à revendiquer pour eux-mêmes, en tant
que chefs de l’Église universelle, un droit fondamental qui représente aussi
pour eux un devoir : la liberté d’exercer
sans entraves leur mission intégrale. Mission essentiellement religieuse,
certes, mais qui peut les entraîner à porter des jugements d’ordre moral, non
seulement au plan purement individuel, mais aussi social, et par suite sur les
responsables et les régimes politiques :
De cette
mission religieuse naît l’engagement à construire et à consolider la communauté
des hommes selon la loi divine. Aussi l’Église collabore-t-elle à la promotion
des diverses institutions de l’homme, car rien ne lui tient plus à cœur que de
servir le bien de tous. Pour sa part, l’Église… demande… de pouvoir avoir
toujours et partout, et dans une pleine liberté, le droit de prêcher la foi,
d’exercer sa mission, de donner son propre jugement moral également sur les
réalités qui regardent l’ordre politique, chaque fois que les droits
fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent[678].
Ce droit,
les papes des derniers siècles l’ont exercé sans compromis, en vue du bien
commun. Nul n’ignore la lucidité prophétique de Pie XI face au nazisme et au
communisme, le rôle de Jean-Paul II dans la chute des régimes totalitaires en
Europe de l’Est, ses appels à ouvrir au Christ et à l’Église les portes non
seulement des cœurs, mais les sociétés entières, sa résistance obstinée à la « culture
de mort » qui tend à envahir l’Occident contemporain. Dans des
circonstances historiques différentes, saint Grégoire VII a,
fondamentalement, mené le même combat. Et finalement, malgré un échec apparent
que les premiers témoins ont comparé à un martyre, « par (lui) l’Église
fut libre, et la force s’inclina devant le droit »[679].
La fin du xie
siècle est marquée par une grande effervescence dans la pensée ecclésiologique,
partisans et adversaires du pape s’affrontant avec vigueur. De cette période,
nous retiendrons seulement deux grands théologiens : saint Anselme de
Cantorbéry et saint Yves de Chartres.
Moine (1060), puis abbé du Bec (1078), Anselme est
nommé en 1093 archevêque de Cantorbéry, où il doit, dès son arrivée, mener une
lutte acharnée pour défendre les prérogatives de l’Église contre les
prétentions royales :
Je voyais en Angleterre beaucoup de maux, qu’il m’appartenait de
corriger, et que je ne pouvais ni corriger, ni tolérer sans péché. Car le roi
exigeait que je donne mon consentement à ses volontés, qui étaient contraires à
la loi et à la volonté de Dieu, sous prétexte de loyauté. Car il ne voulait pas
qu’on reçoive [l’autorité du Seigneur] apostolique (le pape) ou qu’on fasse appel
à lui en Angleterre sans son ordre, ni que je lui envoie des lettres, ou que
j’en reçoive de lui, ou que j’obéisse à ses décrets. Il n’a pas permis de
célébrer un concile dans son royaume depuis qu’il est devenu roi, il y a treize
ans. Il donnait les terres de l’Église à ses hommes [liges]. En toutes ces
matières et autres semblables, si je demandais conseil, tous les évêques de son
royaume, même mes suffragants, disaient qu’ils ne donneraient de conseil que
conforme à la volonté du roi... J’ai préféré m’exiler, que de consentir au mal,
je suis venu à Rome, comme vous le savez, et j’ai exposé toute l’affaire au
Seigneur pape[680].
La vie et la pensée de ce grand homme d’Église sont
dominées par la rectitudo, qui est
loyauté, amour de la vérité, fidélité envers Dieu, dont il cherche sans cesse
la volonté, envers l’Église et le pape, recouvrement de la rectitude originelle
par la grâce, et finalement chemin direct vers Dieu[681]
— attitude analogue, en somme, à la iustitia
chez Grégoire VII. Ainsi, face à la fureur et aux exactions de
Guillaume le Roux, le primat lui déclare : « Pour moi, assurément, je
ne dois pas négliger ce que Dieu a prescrit, car il est écrit : “Il faut
obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes“ ». Et de prendre congé, non sans avoir
offert à son suzerain sa bénédiction[682].
Et quand le roi veut lui imposer un serment de fidélité qu’il refuse :
« Je suis chrétien, je suis moine, je suis évêque. Et c’est pourquoi je
veux garder ma foi envers tous, selon que je le dois à chacun »[683].
Initiateur de la scolastique, Anselme justifie les
idées grégoriennes, qu’il a connues lors de ses exils, à Rome puis en France,
dans le cadre d’une synthèse théologique rigoureusement construite. Si, comme
tous ses contemporains, il n’a pas songé à écrire un traité De Ecclesia, son action découle des
conceptions ecclésiologiques qui s’expriment à maintes reprises dans ses
écrits.
Pour évoquer l’Église, Anselme emploie les grandes
images néo-testamentaires et patristiques classiques, mais il le fait souvent
dans un contexte et avec une intention qui lui sont propres.
L’image la plus fondamentale est sans doute chez lui,
comme chez saint Ambroise, celle de la femme : la dignité incomparable de
l’Église lui vient de ce qu’elle est « l’épouse de Dieu », son
« épouse bien-aimée », « toute belle », « son épouse
et son amie »[684].
De ce fait, elle est notre mère[685],
et nous devons la traiter comme telle[686].
De fait, on perçoit à chaque ligne évoquant l’Église l’émouvante tendresse
filiale que lui voue l’archevêque.
Avec saint Augustin, Anselme conçoit encore l’Église
comme la cité de Dieu, où les hommes doivent remplacer les anges déchus[687]. D’où la nécessité pour les hommes d’être « tels
qu’auraient dû être (dans la cité d’en haut) ceux à la place desquels ils y
seront »[688]. Dans
ce but, l’homme doit être purifié de la fange du péché dans laquelle le diable
l’a précipité, et telle est l’œuvre de la satisfaction, sans laquelle il ne
saurait être réhabilité[689].
Dans cette cité, Dieu trouve ses délices :
Dans l’Église, qui est la cité de Dieu, sanctifiée par la conversion des
pécheurs (conversis peccatoribus
sanctificata), le Christ trouve un repos semblable à [celui qu’il trouve]
dans les anges[690].
Cette cité est bien défendue, c’est un castellum, un château, fortin ou village
fortifié, car son Seigneur ne la quitte jamais :
Le village fortifié, castellum,
est défendu contre les ennemis et gardé avec sollicitude, signifiant l’Église
solidement enfermée de toutes parts parmi les périls de ce monde et fortifiée
contre les esprits mauvais, et gardée avec une sollicitude vigilante. Il
dit : « un certain village fortifié », afin que selon le sens
littéral on ne puisse l’identifier, et qu’on le reconnaisse selon le sens spirituel.
Dans ce fortin spirituel, c’est-à-dire dans l’Église, le Seigneur se trouve
toujours, comme il le dit à ses disciples : « Voici que je suis avec
vous tous les jours jusqu’à la fin du monde[691].
En d’autres termes, elle est la barque de Pierre,
qui, malgré les tribulations provoquées par les princes excités par le démon,
ne craint pas le naufrage, car le Christ y est embarqué :
Parce que les flots se déchaînent, ce navire peut être secoué, mais parce
que le Christ prie, il ne peut faire naufrage[692]…
Le « vent contraire », c’est l’esprit des démons, qui excite
les puissances de ce siècle contre l’Église, et c’est le monde qui se soulève
fréquemment contre les saints, et qui suggère sans cesse les vices et les
iniquités[693].
Anselme n’ignore pas non plus les notions mises en
relief par le magistère récent, et d’abord celle de « peuple de
Dieu », développée par la constitution Lumen
gentium. Mais il l’entend, conformément à l’esprit de la tradition biblique[694],
dans un sens éminemment sacral :
Le « peuple honoré » est la multitude des fidèles, à qui Pierre
dit : « Honneur à vous, les croyants » (1 P 2, 7). La sagesse de
Dieu, qui est le Christ, s’est donc « enracinée » dans ce peuple, car
elle a donné aux croyants la crainte de Dieu[695].
Enfin, il a emprunté à sa Augustin sa conception de
l’Église comme corps mystique, si étroitement uni à sa tête au sein de
« l’unique Christ » que l’on peut appliquer à l’un ce que l’Écriture
dit de l’autre :
La tête avec le corps est un seul Christ[696]…
Si nous sommes ses membres ou son corps, il est lui-même en nous ;
et ce qui nous arrive, on dit à juste titre que cela lui arrive. Car le corps
du Christ, qui est l’Église, est appelé Christ, l’Apôtre disant :
« De même que le corps est un, et a des membres multiples ; mais tous
les membres du corps, alors qu’ils sont nombreux, ne forment qu’un seul
corps ; de même aussi le Christ » (1 Co 12, 12). C’est pourquoi, de
toute évidence, tous les fidèles avec leur Tête sont le Christ, ce que l’on
peut prouver par beaucoup d’autres passages des Écritures[697].
Au sein de ce corps, les membres vivant en ce monde
ne sont pas encore, sans doute, purifiés de toute souillure du péché :
Avec le baptême de n’importe quel élu, la sainte mère Église, aussi
longtemps qu’elle « marche dans la foi et non dans la vision », ne
peut être entièrement purifiée du sang de sa purification, c’est à dire du
péché dont elle s’efforce constamment de se purifier sans jamais le pouvoir
parfaitement, aussi longtemps qu’elle porte encore ce corps mortel[698]…
Il est constant que tous ceux qui vivent dans cette chair de péché, ne
peuvent se purifier entièrement de la souillure du péché. Aussi ajoute-t-il à
propos de la mère Église : « elle ne touchera à rien de saint »,
c’est-à-dire, à ce degré de pureté souverainement parfaite que possèdent les
anges[699]…
Mais précisément, la passion de notre Chef,
préfigurée par sa présentation au Temple et la purification de sa Mère, est
ordonnée à purifier ses membres :
Et si le Christ Seigneur et sa très sainte Mère ont observé la loi de la
purification, c’était pour purifier tous ceux dont il savait qu’ils seraient
ses membres, afin de les rendre dignes de parvenir à la gloire[700].
Dans son Église, Dieu habite, et on ne le trouve que
là :
Au bout de trois jours, on trouve Jésus dans le temple. Car après la
résurrection, qui eut lieu le troisième jour, il se laisse trouver dans
l’Église par ceux qui le cherchent. En effet, avant ces trois jours, on ne le
trouvait pas, car les hommes ne croyaient pas qu’il fût Dieu, mais seulement
homme. Mais où le trouve-t-on ? « Dans le temple », dans
l’Église, dans l’assemblée des fidèles, « au milieu des docteurs »,
dans l’assemblée des prédicateurs[701].
Dès lors, tout dans l’Église est digne de respect, et
l’on se gardera de bouleverser arbitrairement ses traditions :
« Vouloir bouleverser les coutumes de l’Église est un genre
d’hérésie »[702].
Nul fixisme néanmoins chez le docteur de Cantorbéry.
Si cela est requis pour rendre la doctrine plus claire pour les humbles, toute
Église, et surtout l’Église romaine, a le droit de modifier sa liturgie, comme
elle l’a fait au début du siècle en ajoutant le Filioque au Symbole de Nicée-Constantinople :
Cela était nécessaire à cause de certains qui avaient moins d’intelligence,
qui ne s’avisaient pas que cela est contenu dans la foi de l’Église
universelle, et qu’il s’ensuit que l’Esprit Saint procède du Fils. à quel point cela était nécessaire,
nous le voyons par ceux qui le nient, parce que cela ne figure pas dans leur
Symbole… En effet quelle Église y a-t-il, même réduite aux dimensions d’un seul
royaume, à laquelle il ne soit pas permis d’établir, en conformité avec la
vraie foi, quelque chose que l’on doit lire ou chanter utilement dans
l’assemblée du peuple ? à
bien plus forte raison, il était donc permis aux Latins de proférer avec
constance cette [vérité] sur laquelle toutes les nations et tous les royaumes
qui usent de la langue latine sont d’accord ?[703]
Par ailleurs, saint Anselme, après saint Grégoire le
Grand, montre une grande largeur de vues quant à la variété des rites, qui peut
exprimer la diversité des sensibilités, sensuum,
sans mettre en péril l’unité de la foi :
Votre Révérence[704] se
plaint que les sacrements de l’Église ne se célèbrent pas partout de la même
manière, mais de manières diverses dans les divers lieux. Assurément, s’ils
étaient célébrés de la même manière, dans la concorde, dans toute l’Église, ce
serait une chose bonne et digne de louange. Cependant, puisqu’il y a beaucoup
de diversités qui ne sont pas en désaccord sur l’essentiel du sacrement, sur sa
vertu ou sur la foi, et qu’elles ne peuvent se ramener à une coutume unique,
j’estime qu’elles sont à tolérer dans la paix, dans la concorde, plutôt qu’à
condamner avec scandale, dans le désaccord. Nous le tenons en effet des saints
Pères : si l’on garde l’unité de la charité dans la foi catholique, la
diversité des coutumes ne lui porte aucun préjudice[705].
Et, si l’on cherche d’où sont nées ces diversités des coutumes, il me semble
que ce n’est pas d’autre chose que de la diversité des sensibilités des hommes,
qui, sans avoir de dissentiment sur la vertu et la vérité de la réalité, ne
s’accordent cependant pas sur l’adaptation et la convenance de son
administration. Car ce que l’un juge plus adapté, un autre estime souvent qu’il
l’est moins. Et ne pas être en consonance, consonare,
devant de telles variétés, j’estime que c’est sortir de la vérité de la réalité
elle-même[706].
L’Église du Christ, c’est celle dont il a confié le
gouvernement à ses Apôtres et à leurs successeurs :
Le Seigneur « ordonna à ses disciples de monter dans la
barque » (Mt 14, 22), quand il confia le gouvernement de l’Église aux
Apôtres et à leurs successeurs… Il est toujours là avec ses élus et pour ses
élus jusqu’à la consommation du siècle[707].
La hiérarchie ecclésiastique comprend divers degrés,
parmi lesquels Anselme mentionne surtout les prédicateurs, les évêques et le
pape.
Au niveau inférieur, les prêtres, envisagés surtout
comme prédicateurs[708] :
On peut entendre par ces parents les saints prédicateurs, qui, ayant reçu
en Pierre les clefs du royaume des cieux, l’ouvrent au nouveau peuple des
fidèles, et l’introduisent dans le temple du roi céleste, quand ils les
absolvent, les bénissent, et prient pour qu’à leur sortie de ce monde ils y
soient accueillis[709].
Les gardiens de l’Église par excellence, cependant,
ce sont les évêques : « Le roi est son avocat, et moi son
gardien »[710].
Aussi leur responsabilité est-elle grande devant
Dieu. Sous aucun prétexte, ils ne doivent préférer les coutumes humaines à la
« constitution apostolique et ecclésiastique » :
Lors de mon baptême et de mes ordinations, j’ai montré que je n’ai pas
promis [de suivre] leurs lois et leurs coutumes [celles du roi et de son
prédécesseur Lanfranc], et j’ai signifié que je ne renierais pas la loi de
Dieu. Car ce qu’on me demande maintenant, parce qu’ils l’ont fait, moi, en
raison de ce que j’ai entendu de mes oreilles à Rome, je ne puis le faire sans
péché grave… Je suis plutôt obligé de garder la constitution apostolique et
ecclésiastique connue de tous[711].
Avec la sainte liberté du vrai pasteur, Anselme
rappelle au roi que c’est aux évêques, et non aux princes, qu’il appartient de
prendre les sanctions qui s’imposeraient contre les clercs qui contreviennent
aux décisions des conciles :
Il m’appartient, si j’apprends que vous faites quelque chose qui n’est
pas expédient pour votre âme, de ne pas vous le cacher, de crainte que, ce qu’à
Dieu ne plaise, Dieu s’irrite contre vous, si vous faites ce qui lui déplaît,
et contre moi, en raison de mon silence. J’apprends que votre excellence exerce
des représailles contre des prêtres d’Angleterre, et exige d’eux une amende,
parce qu’ils n’ont pas gardé un précepte du concile que moi, avec votre
approbation, j’ai tenu à Londres avec d’autres évêques et responsables
religieux. On n’a jamais vu ni entendu cela dans l’Église de Dieu de la part
d’aucun roi ou d’aucun autre prince. En effet pareille sanction n’appartient,
selon la loi de Dieu, qu’à chaque évêque pour ses paroisses, ou, si les évêques
se montrent négligents en cela, à l’archevêque ou au primat. Je vous prie donc,
comme mon seigneur très aimé, dont je chéris l’âme plus que la vie présente de
mon corps,… de ne pas commettre un péché aussi grave, ou, si vous avez déjà
commencé, de cesser entièrement[712].
Enfin, à la tête de la hiérarchie de l’Église, se
trouve le « vicaire de Pierre », à qui Anselme a toujours voué une
dévotion héroïque :
Il vaut mieux pour moi renoncer à mon archiépiscopat que renier le
[Seigneur] apostolique[713].
Avec quel zèle mon âme embrasse, selon ses possibilités, la révérence et
l’obéissance envers le Siège apostolique, c’est ce qu’attestent les nombreuses
et très graves tribulations de mon cœur, connues de Dieu seul et de moi, que
j’ai endurées depuis le début de mon épiscopat et pendant quatre ans en
Angleterre, et pendant deux ans en exil, parce que j’ai refusé de m’écarter de
la soumission [dues à] ce même Siège. De cette intention, j’espère en Dieu que
rien ne pourra me détourner[714].
Je ne crains pas l’exil, ni la pauvreté, ni les tourments, ni la mort,
car mon cœur est prêt à tout cela, avec le réconfort de Dieu, pour l’obéissance
au Siège apostolique et la liberté de ma mère l’Église du Christ[715].
Sans employer le vocabulaire classique de la primauté
romaine, caput, fons, cardo, etc.,
Anselme a en effet une vive conscience de l’origine divine de cette primauté,
et de son importance de fait pour « la garde de la vie et de la foi
chrétienne et le gouvernement de son Église ». Aussi recourt-il au pape
pour obtenir de lui directives et éventuellement rectifications :
Puisque la divine providence a élu votre Sainteté pour lui confier la
garde de la vie et de la foi chrétienne et le gouvernement de son Église, il
n’est personne à qui on défère à plus juste titre une théorie contraire à la
foi qui naît dans l’Église, afin qu’elle la corrige de son autorité ; et
il n’est personne à qui on montre avec plus de sécurité une réponse à l’erreur,
afin de la faire examiner par sa prudence[716].
Puisque la force et la direction des Églises de Dieu dépend au plus haut
point, après Dieu, de l’autorité de votre paternité, quand la raison l’exige,
nous recourons volontiers à son aide et à son conseil[717].
Puisque de l’autorité du Siège apostolique dépendent les directions et
les conseils des fils de l’Église, pour ce motif je recours au précepte et au
conseil de votre paternité[718].
C’est pourquoi, autant qu’il m’est possible, je veux présenter tous mes
actes pour qu’ils soient dirigés, et corrigés, quand il est nécessaire, par la
disposition de cette même autorité… Ainsi, étant sauves la révérence et
l’obéissance dues au Siège apostolique, je vous prie, autant que votre dignité
le permet selon Dieu, de condescendre à la susdite demande [des évêques
anglais, priant le pape de lever l’excommunication encourue par le roi pour les
investitures laïques], et de me faire savoir par les légats présents ce que
vous m’ordonnez de faire dans cette affaire, quoi que ce soit[719].
Les évêques se garderont bien de contrevenir aux
décisions du Pontife romain :
Étant donc sauve la révérence que je dois au Siège apostolique, je vous
prie de disposer ce que votre sagesse aura jugé selon Dieu le meilleur et le
plus utile au sujet de la demande que les susdits évêques vous
exposeront ; et quelle que soit [cette décision], de m’en aviser par nos
légats. En effet, de même qu’il ne m’appartient pas de délier ce que vous
déliez, de même il ne m’appartient pas de lier ce que vous déliez[720].
Dussent-ils encourir pour cela l’exil, ils feront
passer les décrets apostoliques avant la volonté du roi :
Je vous prie et vous supplie, avec toutes les instances dont je suis
capable, de ne m’ordonner d’aucune manière de retourner en Angleterre, s’il ne
m’est pas permis de faire passer la loi et la volonté de Dieu, et les décrets
apostoliques, avant la volonté de l’homme… Autrement je montrerais que je dois
préférer l’homme à Dieu,… ce qui, de toute évidence, constituerait un exemple
nuisible et détestable pour la postérité[721].
Quant aux princes, malheur à ceux qui désobéissent au vicaire de
Pierre : ils sont exclus du troupeau qui lui a été confié, et n’entreront
pas dans le royaume dont il détient les clefs :
Quand ils dédaignent d’obéir aux décrets du [Seigneur] apostolique, qu’il
a portés pour fortifier la religion chrétienne, assurément ils se montrent
désobéissants envers l’apôtre Pierre, dont il tient la place, bien plus, envers
le Christ, qui a confié son Église à Pierre. Qu’ils cherchent donc, ceux qui
méprisent les décrets du vicaire de Pierre, et en lui de Pierre et du Christ,
d’autres portes du royaume des cieux, car assurément ils n’entreront pas par
celles dont l’apôtre Pierre porte les clefs. Car tous ceux qui ne veulent pas
se soumettre à la loi de Dieu, sans aucun doute sont comptés parmi les ennemis
de Dieu[722].
Il est certain que celui qui n’obéit pas aux ordres du Pontife romain,
qui sont donnés pour la sauvegarde de la religion chrétienne, désobéit aussi à
l’apôtre Pierre dont il est le vicaire, et ne fait pas partie du troupeau qui
lui a été confié par Dieu. Qu’il cherche donc d’autres portes du royaume des
cieux, car il n’entrera pas par celles dont l’apôtre Pierre porte les clefs[723].
Dans le Pontife romain, Anselme voit le garant de la libertas Ecclesiæ dont il s’est fait le
champion. « La liberté dont parle Anselme est le droit conféré par Dieu à
l’Église d’exercer son autorité spirituelle et souveraine, sans être inféodée à
aucune puissance temporelle »[724].
Pour être vraiment fils de Dieu, les princes
chrétiens doivent, comme les autres, aimer et vénérer l’Église leur mère. Leur
fonction est celle de protecteurs, d’ « avocats », non, comme c’est
trop souvent le cas, de tyrans. Ils doivent avant tout respecter sa liberté,
sous peine de s’élever contre Dieu même :
Vous régnerez pour votre utilité, si vous régnez selon la volonté de
Dieu. Ne croyez pas, comme le font beaucoup de mauvais rois, que l’Église de
Dieu vous ait été donnée comme à un maître pour vous servir, mais qu’elle vous
a été confiée comme à un avocat et un défenseur. Dieu n’aime rien dans ce monde plus que la liberté de son Église. Ceux
qui veulent non tant lui être utiles que la dominer (en être les maîtres)[725],
sans aucun doute, se montrent les adversaires de Dieu. Dieu veut que son épouse
soit libre, non esclave[726].
Ceux qui la traitent et l’honorent comme des fils leur mère, se montrent
vraiment ses fils et les fils de Dieu. Ceux qui la dominent comme si elle leur
était soumise, se font non fils mais étrangers, et sont à juste titre privés de
l’héritage et des dons qui leur étaient promis[727].
Ils doivent par conséquent, comme le comte et la
comtesse de Flandres, s’abstenir de toute ingérence dans les investitures
ecclésiastiques, et obéir au Pontife romain comme à Dieu qu’il
représente :
On m’a rapporté que quelques abbés en Flandres ont été établis sans que
le comte votre époux leur donnât de sa main aucune investiture… Quand vous [la
comtesse et son mari] agissez en conformité avec la religion du Christ d’un
commun accord, vous vous montrez de vrais enfants de l’Église, l’épouse de
Dieu, et ses fidèles avocats. En effet les princes, s’ils sont chrétiens, ne
doivent pas considérer que l’épouse de Dieu, leur mère, leur a été donnée pour
qu’ils la dominent, mais confiée par Dieu, pour qu’ils méritent d’être ses
cohéritiers pour la révérer et la défendre[728].
Ce faisant, ils assurent leur propre gloire, alors
que les mauvais princes, qui tourmentent leur mère et la foulent aux pieds,
vont à leur perte :
J‘ai appris que vous aviez accordé à certains de vos abbés d’être
désignés par une élection régulière, en sorte qu’ils ne reçoivent pas
l’investiture de votre main… En agissant ainsi, vous obéissez, non à un homme,
mais à Dieu, et vous vous montrez vrai et fidèle fils de l’Église de Dieu et
vrai chrétien, et vous montrez que vous faites partie des brebis confiées à
l’apôtre Pierre, à qui Dieu a donné les clefs du royaume des cieux… Je vous en
prie, je vous en supplie, je vous en avertis, je vous le conseille : […]
n’estimez jamais que la dignité de votre grandeur soit amoindrie, si vous aimez
et défendez la liberté de l’épouse de Dieu, votre mère l’Église ; ne
pensez pas être abaissé, si vous l’exaltez, et ne croyez pas être affaibli, si
vous l’affermissez… Assurément, ceux qui la glorifient, seront glorifiés avec
elle et en elle[729].
Vous voyez, mon très cher Seigneur, comment notre mère l’Église de Dieu,
que Dieu appelle sa toute belle, son amie et son épouse bien-aimée, est foulée
aux pieds par les mauvais princes, comment elle est tourmentée par ceux à qui
Dieu l’a confiée comme à des avocats pour la protéger. Par cette présomption,
ils ont usurpé ses biens pour leur propre usage, par cette cruauté ils
réduisent sa liberté en esclavage, par cette impiété ils méprisent et dissipent
sa loi et sa religion…. Donc, mon cher Seigneur, ne pensez pas que l’Église qui
se trouve dans votre principauté vous ait été donnée en héritage pour la dominer,
mais en héritage pour la révérer et la protéger. Aimez-la comme votre mère,
honorez-la comme l’épouse et l’amie de Dieu. Car ceux qui la foulent aux pieds,
seront foulés aux pieds en dehors d’elle avec les démons. Et ceux qui la
glorifient, seront glorifiés en elle et avec elle parmi les anges[730].
Pour Anselme comme pour Pierre Damien, cette
distinction entre l’Ecclesia et la
société civile n’exclut pas, du reste, une collaboration avec les princes,
comme celle de deux bœufs tirant une même charrue[731].
Ainsi, le primat invite le roi d’Irlande à remédier aux abus de l’Église de son
pays : divorces, mariages consanguins, mais aussi irrégularités dans la
consécration des évêques, etc. — car « Dieu demande compte à tous non
seulement du mal qu’ils accomplissent, mais encore des maux qu’ils ne corrigent
pas alors qu’ils pourraient les corriger »[732].
Selon une
remarque d’Étienne Gilson, « chez un penseur du moyen âge, l’État est à
l’Église comme la philosophie à la théologie et comme la nature est à la grâce…
Toute doctrine médiévale tend à résorbe l’État dans l’Église, à l’en
distinguer, à l’en séparer ou à l’y opposer, avec les mêmes nuances qu’elle
tend à résorber la philosophie dans la théologie et la nature dans la surnature,
à les distinguer, à les séparer ou à les opposer »[734].
Saint
Pierre Damien, et après lui les grégoriens les plus combatifs, offrent un bon
exemple de la première de ces attitudes. Voyant dans l’investiture par la
crosse et l’anneau le symbole de l’accaparement par le pouvoir laïc des droits
spirituels, ils l’ont interdite, sans faire aucune distinction entre pouvoirs
spirituels, que seule l’autorité ecclésiastique est capable de conférer, et
pouvoirs temporels, sur l’attribution desquels les souverains pouvaient avoir
leur mot à dire. Dès lors, elle constituait une faute grave que rien ne pouvait
excuser. Mais il était difficile d’obtenir des souverains laïcs un total
renoncement à toute reconnaissance du fait qu’une partie des fonctions de ces
hauts dignitaires, devenus propriétaires par leur magnificence, relevait de
leur suzeraineté.
Un élève de
Lanfranc, condisciple de saint Anselme au Bec, le juriste érudit Yves de
Chartres, offre une ecclésiologie du second type. Désigné par Urbain II comme
évêque de Chartres aux suffrages du clergé de cette ville, Yves avait ensuite
reçu l’investiture de Philippe Ier[735],
ce qui lui valut l’opposition acharnée de l’évêque de Sens ; s’étant rendu
à Rome pour demander l’arbitrage du pape, il y avait été sacré par le pape en
personne. C’est sans doute à cette occastion que le pontife lui avait demandé
de procéder à des recherches en vue d’un corpus juridique, qui verra le jour
sous le nom de Decretum, ensuite
abrégé et systématisé en Panormia[736].
Avant d’envisager la solution proposée par le pieux
évêque de Chartres à l’épineux problème des investitures, relevons quelques
thèmes complémentaires de ses conceptions ecclésiologiques.
L’ecclésiologie d’Yves de Chartres
est tout entière dominée par le primat de la charité et de la compassion, qui
trouvait une application quotidienne pour l’évêque du plus grand pèlerinage de
France, où affluaient chaque jour une foule de malheureux dont beaucoup
mouraient sous ses yeux. Telle est la perspective qui explique l’importance que
nous constaterons chez lui du thème de la dispense, pour « la paix de
l’Église et la concorde fraternelle ».
Autre thème sans doute inspiré en partie par
l’illustre sanctuaire au culte duquel il présidait : dans la perspective
fréquente au moyen âge que l’on retrouve par exemple à Cluny, Yves accorde une
grande importance aux signes et aux symboles, qui permettent à l’homme charnel
de s’élever aux réalités spirituelles, et spécialement à la liturgie, surtout
celle des sacrements, qu’il commente avec bonheur dans ses homélies :
Le peuple appelé à la foi doit être instruit au moyen de sacrements
visibles, afin que la présentation des choses visibles lui permette de parvenir
à l’intelligence des choses invisibles ; c’est pourquoi les prêtres du
Seigneur, qui confèrent ces sacrements, doivent connaître leur ordonnance et
leur déroulement ainsi que la vérité substantielle des réalités qu’ils signifient[738].
Ancien prieur du chapitre des Saint-Quentin de
Beauvais, Yves s’appliqua toute sa vie à la réforme de son clergé, qu’il avait
trouvé en piteux état lors de son installation :
Je vois qu’il se passe dans la maison de Dieu bien des désordres qui me
tourmentent ; le principal est que, parmi nous, ceux qui ne servent pas
l’autel vivent de l’autel[739].
Pour remédier à ces abus, il lui proposa, sans grand
succès, l’idéal canonial. à
l’intention de son clergé rassemblé en synode, il prononça une série de sermons
tout nourris de l’Écriture et des Pères. Il y montre l’excellence des saints
ordres[740],
le sens des vêtements liturgiques[741],
de la dédicace[742],
la concordance entre les sacrifices de l’Ancien Testament et ceux du Nouveau[743].
L’éminente dignité du prêtre se fonde sur la sainteté de son ministère, qui
exige la sainteté des ministres[744].
Les prêtres tiennent la place, vices
gerunt, du seul grand prêtre, le Christ, et doivent donc l’imiter toute
leur vie[745].
Conscients de leur propre faiblesse, ils doivent être comme lui des médiateurs
compatissants entre Dieu et les pécheurs repentants[746].
Les clercs, ayant choisi Dieu seul pour leur héritage, ne chercheront rien en
dehors de Dieu[747],
et cultivera avec soin la pureté du cœur et du corps[748]
qui convient à l’ordre sacerdotal, grâce à la prière, la pauvreté effective, la
vie fraternelle, consacrée à la méditation des livres saints, au travail[749],
au renoncement. Et d’évoquer, lorsqu’il se sent écrasé par le fardeau de sa
charge, le sabbatum cordis[750]
auquel aspirent ceux qui ont mis en Dieu tout leur espoir.
Yves de Chartres est cependant surtout connu pour ses
tentatives de conciliation entre le pape et les princes, et sa position hardie
dans la question des investitures.
Sans jamais céder aux caprices royaux — Philippe Ier
le fit emprisonner pour avoir refusé de participer à ses noces doublement
adultères avec Bertrade[751]
—, Yves travailla toute sa vie à faire régner l’harmonie entre le pape et les
Capétiens. Il écrivit ainsi à Pascal II :
Le royaume des Francs a toujours été plus que tous les autres royaumes
attaché au Siège apostolique, et c’est pourquoi, pour ce qui est des personnes
royales, il n’y a eu aucune division entre le règne et le sacerdoce… Dès lors,
puisque le roi des Francs (Louis le Gros), homme d’une nature simple, est
dévoué à l’Église de Dieu et bienveillant envers le Siège apostolique, nous
demandons et conseillons qu’aucune influence occulte ne vous détourne de sa
bienveillance, qu’aucune persuasion ne vous en sépare[752].
Dans ce but, il obtint du pape l’autorisation pour
l’archevêque de Reims de prêter serment au souverain, arguant de « la paix
de l’Église et de la dilection fraternelle », et de la « nécessité
des temps » :
Encore que la rigueur des lois ecclésiastiques le rendît illicite, de
l’avis et par le conseil de tous les grands de la cour, ce serment a été prêté,
parce qu’il était utile au rétablissement de la paix de l’Église et de la
concorde fraternelle. La plénitude de la loi est la charité… Si l’autorité
apostolique veut juger avec rigueur tous les cas où nous sommes forcés d’user
d’une condescendance salutaire, il faudra que presque tous les ministres de la
religion renoncent à leur gouvernement ou quittent le monde… Il faut parfois
céder à la nécessité des temps ; c’est ce qu’enseignent les sublimes
préceptes du Siège apostolique et l’autorité de tous les docteurs orthodoxes,
car, quand le salut des peuples est en jeu, on doit tempérer la sévérité des
canons et subvenir, par une charité sincère, à la guérison des plus graves
maladies[753].
Par ailleurs, après la rupture de Pascal II avec le
roi Henri Ier d’angleterre,
il chercha par ailleurs à amener ce dernier à résipiscence :
De même que le sens animal doit être subordonné à la raison, de même la
puissance terrestre doit être soumise au gouvernement ecclésiastique. De même
que le corps ne peut rien s’il n’est régi par l’âme, de même le pouvoir
temporel ne peut rien s’il ne se laisse éclairer et diriger par la doctrine de
l’Église…
Mais
il ajoutait un peu plus loin :
Il ne
saurait y avoir de bon gouvernement là où il n’y a pas union entre la royauté
et le sacerdoce[754].
Surtout, dans la question des investitures, il
propose une distinction nouvelle qui, d’abord mal accueillie par les
grégoriens, ouvrira finalement les voies à un accord. Tant les grégoriens que
les impériaux considéraient l’épiscopat comme un tout indivisible, qui devait,
ou bien être totalement soustrait aux prétentions des séculiers, ou bien leur
être totalement soumis.
Au lendemain de la mort de saint Grégoire VII, Guy de
Ferrare avait, dans De schismate
Hildebrandi, indiqué une distinction possible dans les pouvoirs de
l’évêque. Pour lui, la fonction épiscopale consiste d’une part à transmettre le
Saint-Esprit par les sacrements et d’autre part à administrer les biens
d’église. Dès lors, l’homme de Dieu relève du pouvoir sacerdotal, le détenteur
des biens ecclésiastiques du pouvoir laïc :
Deux droits sont accordés à l’évêque, l’un spirituel ou divin, l’autre
séculier ; l’un provient du ciel, l’autre de l’État. Tous les attributs de
la fonction épiscopale sont divins, parce que, quoique concédés par le
ministère de l’évêque, ils le sont en réalité par le Saint-Esprit. Au
contraire, tous les attributs judiciaires et séculiers qui sont conférés aux
églises par les princes de ce monde et les hommes du siècle, tels que terres,
biens, droits régaliens, sont dits cependant séculiers, parce que précisément
ils relèvent des séculiers[755].
Yves de Chartres devait renouveler cette distinction,
en la présentant de manière plus nuancée et plus acceptable pour l’Église, mais
finalement d’une portée incroyable :
Cependant, s’il en était ainsi, comme cette investiture n’a dans
l’ordination de l’évêque aucune force sacramentelle, nous ignorons en quoi son
adjonction ou son omission importe à la foi ou à la religion, car nous voyons
que les rois n’ont guère été empêchés par l’autorité apostolique de concéder
des évêchés à la suite d’une élection régulière. Nous lisons même que des
souverains pontifes de sainte mémoire ont parfois intercédé auprès des rois en
faveur des élus des églises, pour que l’évêché fût concédé par ces rois, qu’ils
ont différé certaines consécrations, parce que l’assentiment des rois n’était
point parvenu. Si nous ne craignions d’allonger la liste, nous pourrions citer
des exemples. Le pape Urbain lui-même, si nous avons bien compris, a seulement
interdit aux rois l’investiture corporelle, mais non l’élection, dans la mesure
où ils sont les chefs du peuple, quoique le huitième concile leur interdise
d’assister à l’élection, mais non à la concession. Que cette concession ait
lieu par la main, par le geste, par la parole, par la crosse, peu importe, si
ces rois ont l’intention de ne rien conférer de spirituel, mais seulement celle
d’accéder au vœu exprimé ou de concéder aux élus les villas ecclésiastiques ou
d’autres biens extérieurs[756].
Urbain II l’ayant à l’époque désavoué, il lui avait
proposé sa démission, que le pontife avait refusée, et s’était incliné. Mais en
1111, Josseran, archevêque de Lyon, se permit de convoquer un concile pour
juger Pascal II, qui avait tenté le 4 février à Sutri de résoudre la question
toujours pendante par la renonciation totale de chaque partie à ce qui était du
domaine de l’autre : on aurait ainsi eu une Église sans temporel !
Henri V avait ensuite enlevé le pape qui, menacé des pires représailles contre
les prisonniers et contre les églises, avait cédé sur la question de
l’investiture par la crosse et l’anneau. Informé par Pascal du motif de cette
politique passagère, rétractée par la suite, Yves refuse dans sa réponse au
primat[757]
de se rendre au concile, dont la convocation est irrégulière, et s’en explique
par un raisonnement a fortiori. En
tout état de cause, il faudrait excuser le pontife filiali caritate[758],
en raison des pressions subies. Mais en l’occurrence, il faut l’approuver. Même
dans le cas des hérétiques convertis, l’Église a dans le passé su faire preuve
de miséricorde en vue d’un plus grand bien :
Comme la rigueur de ce décret (l’exclusion des ordres sacrés pour les
hérétiques convertis) causait à l’Église les plus grands maux, le discernement
prudent des hommes religieux voulut et enseigna qu’il fallait changer cette
sentence, et accueillit fraternellement ceux qui revenaient de l’hérésie, et professaient
l’unité catholique, et leur accorda de garder leurs titre d’honneur, jugeant
qu’il valait mieux que l’écorce de l’arbre mère subît quelque blessure que la
charité guérirait, plutôt que l’Église ne rassemblât pas des membres de tous
ceux qu’elle pourrait[759].
Il doit en être de même, à plus forte raison, dans le
cas de l’investiture laïque. L’hérésie[760]
concerne la doctrine : elle se définit par une erreur dans la foi, et
réside dans le cœur. L’investiture ne touche que les mains de celui qui la
donne et de celui qui la reçoit, lesquelles peuvent faire le bien ou le mal,
mais sont incapables d’erreur dans la foi[761].
Beaucoup de prélats allemands qui avaient reçu l’investiture laïque ont, après
un geste de satisfaction, reçu l’investiture apostolique, ce que les pontifes
romains n’auraient pas accepté s’ils avaient reconnu dans l’investiture laïque
une hérésie et un péché contre l’Esprit Saint. Il s’agit d’une pure question de
discipline, susceptible de dispense quand le bien des âmes le réclame :
Quand ce qui n’a pas été sanctionné par la loi divine, mais a été
institué ou interdit pour l’honnêteté et l’utilité de l’Église, est relâché
pour un temps pour la même occasion qui l’a fait établir, il ne s’agit pas
d’une prévarication dommageable de ce qui a été institué, mais d’une dispense
louable et très salutaire. Faute de s’en aviser, ceux qui sont peu instruits
jugent avant le temps, sans distinguer la différence qui sépare un esprit
mobile d’un esprit immobile.
Ce qui serait hérétique, ce serait de penser que c’est l’investiture
laïque qui confère le sacrement :
Or si un laïc tombe dans cette folie de penser que par le don et la
réception de la crosse on peut conférer le sacrement, ou la réalité signifiée
par le sacrement, sacramentum vel rem
sacramenti, de l’Église, nous le jugeons tout à fait hérétique, non pour
l’investiture qu’il a donnée de ses mains, mais pour sa présomption diabolique.
Mais si nous voulons donner aux choses les noms qui leur conviennent, nous
pouvons dire que cette investiture accomplie par les mains des laïcs est une
intrusion d’un droit étranger et une présomption sacrilège, que, pour la
liberté et la dignité de l’Église, on doit, si on le peut, retrancher jusqu’à
la racine. Donc, quand on peut l’éliminer sans schisme, qu’on l’élimine. Sinon,
qu’on diffère de le faire, en protestant avec discernement. En effet, une telle
intrusion ne compromet en rien la sainteté des sacrements de l’Église, car,
qu’ils concernent ceux qui sont à l’intérieur ou ceux qui sont à l’extérieur,
ils demeurent les mêmes[762].
C’est finalement cette distinction qui servit de base
au concordat de Worms, signé le 23 septembre 1122 par le pape Callixte II et
l’empereur Henri V, mais consacrant les théories canoniques de l’évêque de
Chartres. Il est constitué de deux déclarations, celle du pape et celle de
l’empereur. La première est ainsi conçue :
Moi,
Callixte, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, je vous accorde à vous, mon
cher fils Henri, auguste empereur des Romains, que les élections des évêques et
abbés du royaume teuton, qui appartiennent au royaume, auront lieu en votre
présence, sans simonie et sans aucune violence ; s’il s’élève quelque
discorde entre les parties, suivant le conseil ou la sentence du métropolitain
ou des évêques comprovinciaux, vous donnerez votre assentiment et votre aide à
la partie la plus digne. Que l’élu reçoive de vous les regalia, en dehors de toute contrainte, par le sceptre, dans un
délai de six mois, et qu’il accomplisse les devoirs auxquels il est tenu envers
vous selon le droit, exception faite pour les regalia qui appartiennent à l’Église romaine. Pour toutes choses
dont vous aurez à vous plaindre et pour lesquelles vous solliciterez mon
secours, selon le devoir de ma charge, je vous prêterai ce secours. Je vous
garantis la vraie paix, à vous et à ceux qui ont appartenu ou appartiennent à
votre parti au temps de cette querelle[763].
De son côté, l’empereur renonçait à « toute
investiture par l’anneau et la crosse », promettait la liberté des
élections épiscopales, la restitution des biens de l’Église et la « vraie
paix au pape Callixte, à l’Église romaine et à tous ceux qui ont appartenu à
son parti ».
Cet accord rétablissait enfin, au moins pour un
temps, la paix entre le sacerdoce et l’empire. Il aboutissait à la distinction
entre l’Ecclesia et la respublica temporelle, les souverains
renonçant à une forme d’investiture dont on ne pouvait nier la signification
religieuse, mais non à une suzeraineté de fait, symbolisée par le sceptre, sur
les biens dont ils avaient accordé la jouissance aux églises. On ne précisait
pas l’étendue des droits du prince dans l’élection des évêques à laquelle il
assistait. Quant aux questions relatives à la primauté romaine soulevées par
les Dictatus papæ, il n’en est pas
fait mention. Enfin, la durée de la trêve n’était pas déterminée. Mais tous les
contemporains semblent l’avoir considérée comme définitive.
Malgré ses limites, le concordat de Worms ouvrait la
voie à une ère de renouveau.
Le siècle
qui s’écoule entre le concordat de Worms (1122) et le ive concile du Latran (1215), entre la génération issue de la réforme grégorienne
et Innocent III, entre les débuts de la méthode dialectique et ceux des ordres
mendiants, voit l’éclosion d’un monde nouveau. On assiste au développement de
la vie urbaine et d’une société de type asociatif, à une montée en puissance de
la papauté, sans cesse en conflit avec les grands de ce monde, à l’essor de la
théologie de type scientifique et du droit canon, au passage de la prédominance
monastique à la primauté des clercs, de l’influence de saint Grégoire le Grand
à celle de saint Augustin, maximus post
apostolos ecclesiarum instructor[764].
Les tentatives des papes pour restaurer l’unité avec l’Orient chrétien se
soldent par un échec, mais ces contacts exerceront une influence culturelle
considérable. Dans tous les domaines, le xiie
siècle manifeste une intense vitalité qui portera tous ses fruits lors de la
période suivante[765].
Alors que
Cluny atteint son apogée et est sauvé de la décadence, pour un temps, par
Pierre le Vénérable, le mouvement cistercien, sous l’élan imprimé par saint
Bernard, renouvelle le monachisme pour plusieurs siècles. Comment caractériser
les conceptions ecclésiologiques de Bernard et de ses disciples ?
L’ecclésiologie
de saint Bernard est dominée, comme il est naturel, par ses préoccupations
spirituelles, mais le docteur cistercien, conscience de son temps, n’ignore pas
non plus l’aspect institutionnel de l’Église, qu’il fait découler de sa nature
spirituelle sans jamais séparer ces deux points de vue.
On peut
butiner les éléments d’une riche ecclésiologie dans les Sermons sur le Cantique, où l’humanité de Jésus[766],
l’Église et l’âme se superposent sous le symbole de l’épouse, l’union
hypostatique étant finalement ordonnée à l’union d’amour entre les âmes et
Dieu : Factus est ipse tecum caro
una, te quoque secum faciet spiritum unum[767].
Tel est aussi le fond de la réalité ecclésiale : Ecclesia seu anima diligens Deum[768].
L’Épouse du
Cantique, c’est d’abord l’unique Église, ou, en d’autres termes, la
« vigne du Seigneur, … celle qui s’étend sur la terre entière, et dont
nous ne sommes qu’un lopin, vigne immense, plantée de la main du Seigneur,
rachetée par son sang, irriguée par sa parole, propagée par sa grâce et fécondée
par son Esprit »[769].
C’est à elle que s’appliquent en plénitude les paroles de Salomon :
Il n’y a ni une
autre Épouse ni une autre Église à qui puisse advenir ce qui doit
nécessairement advenir. L’Église est donc autorisée à s’appliquer toutes les
paroles de l’Épouse[770].
Épouse, elle
l’est par la charité :
Comment est-il
possible, me demanderez-vous, qu’un si grand Roi consente à devenir Époux, et
qu’une cité soit promue au rang d’épouse ? C’est possible seulement à qui
rien n’est impossible : à la charité forte comme la mort. Comment ne lui
serait-il pas facile de faire monter l’épouse ? La charité a bien fait
descendre le Roi... S’il n’a pas agi comme un époux, s’il n’a pas comme un
époux été aimant, s’il n’a pas brûlé de jalousie comme un époux, ne vous considérez
pas, j’y consens, comme une épouse[771].
Quant aux
fidèles, ils aspirent à participer à la plénitude de l’union d’amour de
l’Épouse-Église avec l’Époux :
« Mon Bien Aimé est à moi et moi à
lui ». Que ton aimée, qui en est digne, goûte à te contempler toute
l’allégresse d’un joyeux festin ; mais que, toute débordante d’amour pour
toi, elle nous en dispense tout de même une parcelle. Nourris-la de tous les
biens de ta maison, abreuve-la de torrents de joie, mais qu’au moins, quand
elle sera rassasiée, il me soit donné de sentir fût-ce un souffle très léger de
son haleine[772]…
L’Épouse n’est
autre que l’assemblée de tous les justes, « la génération qui est en quête
du Seigneur », en quête de la vue de l’Époux. On ne saurait dire qu’il lui
prête attention sans que la réciproque soit vraie, et c’est pourquoi l’Épouse
joint les deux affirmations : « Lui à moi, et moi à lui ».
« Lui à moi », parce qu’il est bon et compatissant. « Moi à lui,
parce que je ne suis pas ingrate. Il me donne sa grâce par pure grâce, et moi
je lui rends grâces…
Heureuse donc l’Église, dans son universalité : toutes ses louanges
demeurent au-dessous de leur objet, moins pour les bienfaits qu’elle a déjà
reçus que pour ceux qui doivent encore arriver grâce à elle[773].
En ce sens,
parce que « nous sommes de l’Église »[774]
— à condition, on le verra, de demeurer en communion avec ses organes visibles
—, « nous sommes nous-mêmes l’Épouse… et tous ensemble une seule Épouse,
bien que chaque âme singulière soit comme une épouse singulière »[775].
L’Église est « l’Église des saints », elle est faite, non de leur
somme, mais de leur unanimité :
Sous le nom
d’Église, il faut mettre, non une seule âme, mais l’unité d’un grand nombre, ou
plutôt leur unanimité[776].
L’Église
« tire son origine du ciel »,[777]
où elle doit remplacer les anges déchus[778].
En effet, il n’y a qu’une seule cité de Dieu au ciel et sur la terre, et c’est
une « société de la louange »[779] :
Sur ces monts
sacrés (les anges) reposent, comme sur la sagesse, première créée de toutes les
choses, les fondations de la cité de Dieu, fermement établies dès l’origine des
âges (Ps 86, 1). C’est la même cité au ciel et sur la terre, bien que d’une
part elle soit voyageuse, d’autre part triomphante. De ces deux cités montent
pareillement, selon Isaïe, les louanges et les actions de grâces…[780]
Ce n’est point
pour une créature isolée, c’est pour en réunir un grand nombre en une même
Église et en faire l’unique Épouse, que Dieu a accompli ici-bas notre salut au
prix de tant de peines et de souffrances… Non content de la chercher, il l’a
rachetée, et songez que son propre sang fut le prix du marché. Et puis, comme
cela arrive souvent, elle se montre d’autant plus exigeante qu’en considérant
l’avenir elle sait que le seigneur a besoin d’elle. Vous allez me demander
pourquoi ? « Pour voir le bonheur de ses élus, pour se réjouir de la
joie de son peuple, pour obtenir les louanges de tous ceux qui forment son
héritage » (Ps 105, 5). Ne croyez pas que ce soit un petit service qu’elle
lui rendra : si elle s’y dérobait, tout ce qu’elle a entrepris resterait
inachevé. La fin de toutes choses dépend en effet de l’accomplissement de
l’Église… sans l’Église, le nombre même des anges serait incomplet et leur
gloire boiteuse ; la cité de Dieu resterait en chantier.
Ne croyez pas
que notre Dieu ait son compte de louange avant que paraissent ceux qui
chanteront en présence des anges : « Nous nous sommes réjouis pour
ces jours où tu nous as humiliés et ces années où nous avons tant
souffert » (Ps 8,3). Les cieux n’ont connu cette joie là que par les
enfants de l’Église, car ceux qui n’ont jamais été privés de joie ne sauraient
se réjouir de cette façon[781].
Elle
préexiste de toute éternité dans la pensée et l’amour prévenant de Dieu — car
« non seulement l’Église des saints est aimée, mais elle le fut avant
d’aimer elle-même »[782].
Pourtant elle est demeurée longtemps cachée même aux anges :
Dans le sein
profond de l’éternité, avant que l’Église ne fût produite au grand jour de la
création, personne n’était en mesure de la trouver, jusque parmi les esprits
bienheureux, à moins que Dieu, qui est l’éternité même, ne voulût lui en donner
les moyens…
Cependant, même
lorsque, sur un signe du créateur, l’Église émergea de l’ombre pour prendre les
formes visibles d’une institution, elle ne fut pas trouvée d’emblée par
n’importe lequel des anges ou des hommes… Elle était mystérieusement cachée, et
disparaissait aussi bien dans la petite troupe des élus que dans la masse des
pauvres damnés[783].
Elle n’a pu
parvenir à son ultime étape terrestre que par l’Incarnation :
L’Église
elle-même n’a pu courir sur les pas de son Salomon jusqu’à l’heure où celui
qui, de toute éternité, était la sagesse issue du Père, se transforma par la
volonté du Père en sagesse dans le temps, de sorte qu’elle pût percevoir son
parfum[784].
Le Christ
l’a épousée sur la croix, et désormais les « parfaits » peuvent
pénétrer « à l’intérieur », jusqu’à son cœur :
La mort du
Verbe crucifié a déchiré la lettre qui tue, et l’Église, guidée par l’esprit de
liberté, a pénétré jusqu’au cœur du Christ ; il l’a reconnue, il l’a
agréée, il lui a donné la place de sa rivale, il en a fait son Épouse… Comment
ne serait-elle pas inondée de parfums, puisqu’elle tient embrassé celui qui est
la source des parfums ? L’Église repose donc à l’intérieur, mais c’est
l’Église des parfaits…[785]
Dès lors,
l’Église fut révélée aux anges et aux élus :
Mais celle que
la sagesse prédestinante avait dissimulé de toute éternité, et que la Puissance
créatrice ne dévoilait pas davantage depuis les origines du monde créé, la
Grâce visitante la révéla à son heure… Mais lorsqu’ils assistèrent à la course
rapide du Verbe, lorsqu’ils virent les nations se convertir si aisément au
Seigneur, les tribus et les langues s’unifier, et les confins de la terre
former ensemble l’unique Église catholique, leur mère à tous, les élus
connurent enfin les trésors de la grâce qui, depuis le commencement des siècles
restaient enfouis dans les replis de l’éternelle prédestination. Et leur joie
fut grande à la pensée d’avoir trouvé celle que le Seigneur, dès avant les
siècles, avait choisie pour épouse[786].
Du fait du
refus d’une grande partie d’Israël, elle a supplanté la Synagogue. Mais
finalement, le reste d’Israël se convertira :
« Dieu est
connu en Judée, son nom est grand en Israël » (Ps. 75, 2). « Le
peuple des Gentils qui marchait dans les ténèbres a vu une grande
lumière » (Is 9, 2), qui brillait en Judée et en Israël ; il a voulu
s’approcher de cette lumière, afin que le peuple qui n’était pas le peuple de
Dieu le devînt (1 P 2, 10), et qu’une seule pierre d’angle réunît les deux murs
venant de points opposés… Le peuple des Gentils essaya donc de s’approcher,
mais la Synagogue s’y opposa, prétendant que l’Église des Gentils était
immonde, entachée d’idolâtrie et aveuglée par l’ignorance… Que fera un Dieu
juste et bon entre ces deux peuples ?… Le mieux sera sans doute que chacun
soit pourvu selon ses désirs : le Juif réclame la justice, il
l’aura ; et les Gentils honoreront en Dieu la miséricorde… Aussi (la
Synagogue) sera-t-elle délaissée, aveugle et livrée à ses querelles
intérieures, jusqu’à ce qu’elle ouvre la porte aux Gentils qu’elle rejette avec
un orgueil jaloux. Les Gentils connaîtront alors ce Dieu qui est connu en
Judée, et sauront que son nom est grand en Israël… Mais cela n’est vrai que
d’une partie des Juifs : Dieu ne repoussera pas son peuple tout entier (Ps
93, 14), il gardera la semence des Apôtres et des nombreux croyants dont les
cœurs ne font qu’un. Il ne rejettera pas Israël jusqu’à la fin, mais il en
recueillera les restes[787].
Car dans sa
charité l’Église désire ardemment le salut de l’ancien peuple, dont elle est
issue. Un jour, la Synagogue et l’Église chrétienne s’uniront en une seule
Épouse du Sauveur :
La charité de
l’Église est grande, puisqu’elle ne se montre pas jalouse de sa rivale, la
Synagogue… mais ceci n’est pas surprenant, quand on sait que « le salut
vient des Juifs ». Il est souhaitable que le Sauveur retourne au lieu dont
il est issu, afin de sauver les restes d’Israël. Les branches ne doivent pas
être ingrates envers la racine, ni les fils envers leur mère. Les branches ne
disputeront pas à la racine la sève qu’elles tiennent d’elle, ni les fils à
leur mère le lait qu’elle leur a donné. Que l’Église, donc, tienne fermement le
salut que les Juifs ont laissé échapper mais qu’elle a saisi, jusqu’à ce que
survienne la plénitude des nations et qu’ainsi Israël tout entier soit
sauvé ! Que l’Église appelle sur tous le salut commun, réparti de telle
sorte que chacun en ait une part entière ! L’Église fait tout cela, et
plus encore. Plus ? Oui, car elle souhaite à la Synagogue le nom et la
grâce de l’Épouse, et c’est lui souhaiter plus que le salut…
Seul, (l’Époux)
suffira à toutes deux, ou plutôt elles ne seront plus deux, mais une seule en
lui. Car il est notre paix, et c’est lui qui réunit la mère et la fille, afin
qu’il n’y ait plus qu’une seule Épouse, comme il n’y a qu’un seul Époux, Notre
Seigneur Jésus-Christ, béni à jamais[788].
Jusque là,
l’Église du ciel demeure en attente de son achèvement :
L’Église notre
mère est bien traitée durant son pèlerinage terrestre… Ses gardes « ne
dorment pas et ne sont pas assoupis », que ce soient les saints anges ou
les âmes des justes… Mais leurs mobiles diffèrent : ceux-ci attendent de
l’Église leur accomplissement, et ceux-là ne sauraient sans elle être restitués
dans la plénitude de leur nombre… Aussi tous demandent à l’Église l’achèvement,
ou de leur nombre, ou de leur désir[789].
Rien jamais
ne pourra séparer l’Église de l’amour de son Époux :
« Je l’ai
saisi, et je ne le lâcherai pas, jusqu’à ce que je l’aie fait entrer dans la
maison de ma mère et dans la chambre de celle qui m’a conçue » (Ct 3, 14).
Dès cet instant, en effet, la race des chrétiens ne s’éteindra plus, la foi ne
disparaîtra plus de la terre, ni la charité de l’Église… Le roc, c’est
Jésus-Christ. Ni le verbiage des philosophes, ni les ratiocinations des
hérétiques, ni le glaive des persécuteurs n’ont pu et ne pourront jamais
séparer l’Église de « la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ »
(Ro 8, 39) : de toutes ses forces, elle tient celui que son cœur aime et
goûte la joie d’adhérer intimement à Dieu… Une fois béni, le patriarche
laissera l’ange s’éloigner. L’Épouse, non, car elle ne demande pas une
bénédiction, elle veut la présence de son Époux[790]…
Mais la
vigne de l’Église est ravagée par ses ennemis, les « petits renards »
dont parle le cantique. Ennemis extérieurs, les hérétiques anciens et surtout
nouveaux, qu’il faut s’efforcer de convertir ou, si cela s’avère impossible, de
mettre hors d’état de nuire :
On peut encore
voir dans les vignes une allégorie de l’Église, les renards figurant les
hérésies, ou plutôt les hérétiques. Le sens est alors très simple : il
faut prendre les hérétiques au lieu de les chasser. Les prendre, veux-je dire,
non point par les armes, mais par des arguments qui réfutent leurs
erreurs ; quant à eux, si possible, il faut les réconcilier avec l’Église
catholique et les ramener à la vraie foi. Telle est la volonté de celui qui
veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la
vérité (1 Tim 2, 4)… Il nous ordonne donc de les gagner à lui-même et à
l’Église catholique, qui est son épouse… Si toutefois l’hérétique refuse de
revenir à la vraie foi et, après un premier puis un second avertissement, ne se
rend pas, il faut, selon la parole de l’Apôtre, rompre avec lui, car c’est un
dévoyé (Tit 3, 10). Et à mon avis, mieux vaut alors le chasser ou le mettre
dans les liens, plutôt que de le laisser dévaster les vignes[791].
Il importe
du moins de réfuter leurs erreurs, ne serait-ce que pour raffermir la foi de l’Église :
Que pourtant on
n’aille pas s’imaginer qu’on n’a rien fait de valable, si on a triomphé de
l’hérétique, démontré son erreur, réfuté ses hérésies, distingué bien
clairement le vrai du vraisemblable : en faisant voir par des raisons
évidentes et invincibles que ses croyances sont perverses, on a réduit en
captivité une intelligence dépravée, insurgée contre la science de Dieu. Celui
qui remporte cette victoire a attrapé le renard, même s’il ne l’a pas sauvé, et
bien que ce soit dans un autre sens, il l’a vraiment pris pour l’Époux et
l’Épouse. Car si l’hérétique n’est pas relevé de sa fange, l’Église est
raffermie dans sa foi, et l’Époux sans aucun doute se réjouit des progrès de son
Épouse[792].
(Les nouveaux hérétiques) avouent qu’ils ne
font pas partie de l’Église, puisqu’ils tiennent pour chiens et pourceaux tous
les membres de l’Église[793].
Il est d’autres
pasteurs, qui se disent tes compagnons et ne le sont pas ; ils ont leurs
troupeaux à eux et leurs prairies pleines d’herbes mortelles, où ils ne
paissent ni avec toi ni sur ton ordre ; je n’en ai pas franchi les
limites, et ne m’en approche jamais… On leur fait crédit, et les gens les
suivent en foule, mais deviennent deux fois plus qu’eux-mêmes enfants de la
géhenne… Telles sont les paroles de l’Épouse, qui font allusion aux doctrines
si vaines et si diverses des hérétiques[794].
Plus
redoutables encore sont les ennemis intérieurs surtout : les mauvais
pasteurs :
Elle ne peut ni
les chasser ni leur échapper, tant leur puissance s’est accrue et leur nombre
passe les bornes. La plaie dont souffre l’Église est interne et incurable, et
c’est pourquoi en pleine paix son amertume est s profonde… Elle vit en paix
avec les païens et les hérétiques, mais non avec ses propres enfants. Et sa
voix s’élève pour cette plainte : « J’ai nourri des enfants, je les
ai élevés, mais ils m’ont méprisée » (Is 1, 2). Ils m’ont déshonorée par
les turpitudes de leur vie, de leurs ambitions, de leur négoce et de tout ce
qui se trame dans l’ombre…[795]
Est-ce à
dire que les pécheurs cessent d’appartenir à l’Église ? Non :
« Filles de Jérusalem, je suis
noire, mais je suis belle » (Ct 1, 4)… Ces filles révoltées sont vraiment
filles de Jérusalem, et ce n’est pas à tort que l’Épouse les nomme ainsi. Soit
par les sacrements de l’Église qui leur sont conférés, aussi bien qu’aux
justes, soit par la foi qu’elles confessent comme les autres, soit par leur
appartenance même tout extérieure à la communauté des fidèles, soit encore par
l’espoir du salut à venir, que personne ne perd tant qu’il est vivant sur cette
terre, et dont il ne faut pas les juger exclues, même si leur vie semble
contraire à toute espérance — pour toutes ces raisons elles méritent encore le
nom de filles de Jérusalem[796].
Elle est,
dit le cantique, « noire et belle » : essentiellement sainte,
mais ses membres ne seront sans tache que dans la patrie :
Que signifient ces paroles : « Je suis noire, mais belle » ?
Elles n’ont rien de contradictoire :… la forme est essentielle à l’être,
tandis que la noirceur n’est qu’une couleur… L’Épouse, dont les formes
composent un bel ensemble, peut fort bien être entachée de noirceur, mais
seulement dans le lieu de son pèlerinage terrestre. Au contraire, parvenue dans
sa patrie, où l’Époux de gloire la montrera dans sa gloire, elle apparaîtra
sans tache, sans ride, sans aucun défaut… L’Époux lui dit : « Viens,
ma belle ». S’il lui dit : « Viens », c’est qu’elle n’est
pas encore arrivée. Il ne faut pas supposer que cette parole s’adresserait déjà
à la bienheureuse régnant sans tache dans la patrie ; elle s’adresse à
cette femme noire qui peine encore sur la route terrestre[797].
Pure en
elle-même, elle n’est noire qu’extérieurement, par compassion pour les
pécheurs ; en cela elle imite son Salomon, qui a assumé nos faiblesses à
l’exception du péché :
Elle se couvre
de taches par compassion, pour soulager ou guérir le mal dont souffre autrui,
et si elle noircit, c’est par amour de la pureté et par excès de beauté[798].
Celui qui par
sa beauté dépasse tous les enfants des hommes… se dépouillera de toute beauté
et gagnera ainsi pour Épouse admirable une Église sans tache et sans ride[799]…
L’Église le
reconnaît, elle qui partage son humiliation afin de partager sa beauté. Elle ne
rougit pas de paraître noire, d’être appelée noire, si bien qu’elle peut
dire : « Les insultes de tes insulteurs sont tombées sur moi »
(Ps 68, 10). Mais elle est noire extérieurement, comme les paroles de Salomon,
et non à l’intérieur ; car mon Salomon non plus n’a aucune tache au-dedans
de lui-même[800].
Mais comment
l’Église constitue-t-elle une unique « cité du grand Roi », un unique
corps du Christ ? Par « la paix qui unifie les volontés » :
C’est la paix
qui unifie les volontés, et permet aux frères de vivre bien unis, puisque pour
votre roi, le vrai pacifique, elle élève une cité toute nouvelle, appelée
Jérusalem ou vision de paix. Partout en effet où de nombreuses personnes
privées de chef se trouvent rassemblées sans le lien de la paix, sans respect
pour la loi, sans discipline, vous n’avez pas un peuple, mais une cohue, vous
n’avez pas de cité, mais le désordre. C’est Babylone, ce n’est pas du tout
Jérusalem[801].
Pour faire
régner la paix, Bernard, comme saint Pierre Damien, compte moins sur les
institutions que sur la charité, mais une charité hiérarchiquement
ordonnée :
« Il a
ordonné en moi la charité ». Il l’a fait dans l’Église lorsqu’il a désigné
les uns pour être ses Apôtres, d’autres ses prophètes ou ses évangélistes, ou
ses pasteurs et ses docteurs, en vue de l’accomplissement des saints (Ep 4,
11-12). Il faut en effet que l’unique charité les lie tous ensemble et les
harmonise pour en faire l’unité du corps du Christ ; et elle n’y
parviendrait pas, si elle n’était elle-même ordonnée. Imaginez que chacun se
laisse emporter par son élan propre, selon l’esprit qui lui a été donné, qu’il
se précipite aux fins qu’il s’assignerait, sans distinction, selon les mouvements
de son âme et non selon le jugement de la raison ; personne, dès lors, ne
se contenterait des tâches qu’on lui prescrit, tous voudraient toucher à tout,
et faute d’une répartition des services, il n’y aurait aucune unité, mais le
pire désordre[802].
Ainsi, les
moines ne doivent ni envier les évêques, ni les juger :
Mes frères,
révérons les évêques, mais redoutons d’assumer leurs tâches. Si nous mesurons
leurs tâches, nous n’ambitionnerons pas les honneurs de leur charge… Il est inique
de critiquer ceux dont on fuit les responsabilités… Lorsqu’un religieux cloîtré
s’aperçoit qu’un séculier observe une discipline moins stricte et agit avec
moins de prudence que lui, par exemple dans sa nourriture, son sommeil, ses
divertissements, ses colères et ses jugements, qu’il ne se hâte pas de le
blâmer, et qu’il se souvienne de ces paroles : « Un homme méchant
vaut mieux qu’une femme qui fait bien » (Sir 42, 14). Car si vous agissez
bien en veillant sur vous-mêmes, celui qui vient en aide aux autres fait mieux,
et plus virilement. Et s’il n’est pas possible d’accomplir ces tâches sans
quelque iniquité, je veux dire, sans une certaine inégalité dans la conduite de
la vie, souvenez-vous que « l’amour couvre la multitude des péchés »
(1 P 4, 8)[803].
C’est à ce
prix, moyennant leur communion à la hiérarchie de l’Église, qu’ils pourront
avoir part aux trésors de l’Église,
à qui son
universalité fournit toujours de quoi enivrer et de quoi embaumer les âmes. Ce
qui manque à l’un de ses membres, elle le possède dans un autre, selon
l’ordonnance de la charité du Christ, et selon la sagesse du Saint-Esprit, qui
distribue ses dons comme il lui plaît (1 Co 12, 11 ; Ep 4, 7). L’Église
répand ses parfums par ceux qui se font des amis avec les trésors d’iniquité ;
elle communique son ivresse par les ministres de sa parole, qui arrosent la
terre du parfum de la joie spirituelle, l’en abreuvent et attendent patiemment
ses fruits. Avec une tranquille audace, elle se donne le nom d’épouse. Et bien qu’aucun de nous n’ose
appeler son âme l’épouse du Seigneur, nous sommes de l’Église qui porte ce nom
et cette qualité… Nous pouvons donc revendiquer une participation à ce
privilège : puisque tous ensemble nous le possédons dans son entière
plénitude, chacun de nous y participe sans aucun doute.
Nous te
remercions donc, Seigneur, d’avoir daigné nous agréger à ton Église bien aimée,
non seulement pour que nous soyons tes fidèles, mais encore pour qu’à la
manière de l’Épouse nous te soyons unis par une étreinte joyeuse, chaste et
éternelle, contemplant face à face la majesté qui t’es commune avec le Père et
le Saint-Esprit, dans les siècles des siècles. Amen[804].
Dans les
Sermons sur le Cantique, Bernard
développe les vertus nécessaires aux pasteurs — évêques et supérieurs :
amour total d’abord, puis en raison de la nature même de l’Église, cité, épouse
et troupeau, sollicitude pour sa sécurité et sa concorde interne, pour sa
pureté et pour sa doctrine, ce qui exige perspicacité, discipline, activité, désintéressement,
science jointe au souci de l’exemple :
« Pierre, m’aimes tu ? » à mon sens, c’est comme s’il lui avait
dit : « à moins que ta
conscience ne te rende ce témoignage que tu m’aimes totalement, c’est-à-dire
plus que tes biens, plus que tes proches et plus que toi-même — ce qui
correspond à ma question trois fois répétée — n’assume pas cette charge et
laisse là mes brebis, pour lesquelles j’ai versé mon sang »…
Donc prenez
bien garde, vous à qui est échu l’exercice de ce ministère, prenez garde à vous-mêmes
et au précieux dépôt qui vous a été remis. C’est une cité : veillez sur sa
sécurité et sur la concorde de ses habitants. C’est une épouse : n’oubliez
pas sa parure. Ce sont des brebis : pourvoyez à leur pâture... [805]
Si je ne me
trompe, pour assurer à la ville la protection nécessaire, il faut un homme
fort, fidèle et spirituel, capable donc de pourchasser l’injustice, de se
montrer désintéressé et d’apercevoir les pièges tendus. Quant à parer l’Épouse
— c’est-à-dire à instaurer ou à restaurer des mœurs honnêtes —, qui ne voit
qu’il y faut une stricte discipline et une grande activité ?… Comment
voulez-vous qu’un pasteur ignare conduise les troupeaux de son maître dans les
pacages de la sainte Écriture ? Mais, s’il est savant sans avoir une
conduite parfaite, on devra redouter que toute sa science ne soit moins
nourrissante que nuisible son exemple[806].
L’abbé de
Clairvaux ne se prive pas de décrire avec verve les vices des mauvais pasteurs,
et surtout leur luxe scandaleux face à la misère des pauvres :
Tous ne sont
pas de ces amis de l’Époux que l’on voit ici ou là soutenir l’Épouse et, comme
on dit, lui prêter main forte… Ils aiment trop le profit pour pouvoir aimer
autant le Christ, car ils se sont donnés à Mammon. Vous les voyez s’avancer,
couverts de parures rutilantes, d’étoffes chatoyantes… D’où tirent-ils, sinon
des trésors de l’Épouse, cette extraordinaire richesse, ces vêtements
somptueux, ces tables trop bien garnies, toute cette vaisselle d’or et
d’argent ?… C’est donc à leur profit qu’aujourd’hui on dépouille l’Épouse
au lieu de la parer, qu’on la perd au lieu de la garder, que ses défenseurs la
laissent sans protection. Ceux qui ont pour mission de l’instituer la
prostituent, et les propres pasteurs du troupeau égorgent les brebis pour s’en
repaître…. Trouvez-moi un prélat qui ne soit plus empresser à vider la bourse
de ses ouailles qu’à extirper leurs vices !… Je ne parle là que de leurs
fautes légères ; un jugement plus sévère est réservé à leurs péchés
majeurs[807].
à quoi bon, ô
Pontifes, de l’or dans les équipages ?… Ce que vous gaspillez nous
appartient ; vous nous enlevez avec cruauté ce que vous dépensez
inutilement. Nous, nous avons été rachetés avec le sang du Christ ; nous,
nous sommes vos frères !… Notre vie est sacrifiée à vos superfluités ;
tout ce qui contribue à entretenir votre vanité est soustrait à notre
nécessité…
On voit pendre
au cou de vos mules des anneaux, des chaînettes, des sonnettes, des rênes
incrustées, beaucoup d’autres choses encore aussi éclatantes par leurs couleurs
que précieuses par leur poids : et vous ne vous souciez pas de couvrir de
vêtements, par compassion, les reins de vos frères ! Ajoutez encore que
tout cela, vous ne l’avez pas acquis par votre industrie ou par le labeur de
vos mains : vous ne le possédez même pas par droit d’héritage ; à
moins qu’en vos cœurs vous n’alliez jusqu’à dire : « Nous avons fait
du sanctuaire de Dieu notre héritage »[808].
Ces
exigences valent, à plus forte raison, pour les cardinaux :
Il y aura un
jugement sévère pour ceux qui sont en charge et qui n’auront pas fait effort
pour s’en bien acquitter… Qu’on ne puisse vous accuser de chercher vos intérêts
dans l’héritage du Christ… Misérables, certes, misérables ceux qui, ayant passé
leur vie dans les richesses, tombent tout à coup en enfer…[809]
Il n’est pas
question pour le saint d’intervenir pour faire nommer évêque le fils d’un grand
seigneur encore enfant : l’Église doit être pourvue de prélats capables
d’exercer dignement leur charge :
Je n’ignore pas
que les honneurs et les dignités ecclésiastiques doivent être réservés à ceux
qui veulent et peuvent les administrer dignement, selon Dieu. Les obtenir pour
un enfant comme votre fils par mes prières ou les vôtres ne serait ni juste, ni
sûr pour moi. En effet, personne, fût-il adulte, ne peut en posséder plusieurs
en des églises différentes, si ce n’est par manière de dispense, pour une
grande nécessité de l’Église ou une pareille utilité des personnes[810].
Enfin, les
évêques doivent obéir au vicaire du Christ avec plus d’empressement qu’aux
princes de la terre :
« Rendez à
César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui est à Dieu »[811].
Ce précepte qu’il nous a donné, il l’a mis lui-même en pratique ; quoique
créateur de César, il n’a pas hésité à payer le tribut à César. C’est un
exemple qu’il vous a donné, afin que vous fassiez de même. Mais comment
refuserait-il aux prêtres de Dieu la révérence qui leur est due, celui qui a
pris soin de la montrer aussi aux puissances séculières ? Si vous assistez
avec zèle le successeur de César, c’est-à-dire le roi, dans ses soucis, ses
conseils, ses affaires et ses armées, vous paraîtra-t-il indigne de vous de
montrer le même empressement au vicaire du Christ, quel qu’il soit, selon
l’ordre établi de toute antiquité entre les églises ?…
Allez maintenant résister au vicaire du Christ, lorsque le Christ n’a pas même
résisté à son adversaire. Ou bien dites, si vous l’osez, que Dieu ignore
l’ordination de son ministre, alors que le Christ déclare que le pouvoir du
gouverneur romain sur lui avait été ordonnée par le ciel[812].
D’une grande
fidélité à l’évêque de Rome, saint Bernard est en effet intervenu à maintes
reprises pour obtenir au pontife légitime l’adhésion des peuples et des
princes. Il semonce vertement le peuple romain révolté contre Eugène III :
Comment
avez-vous pu provoquer contre vous, par une fureur aussi intolérable que
déraisonnable, le Roi de la terre et le Seigneur du ciel, en vous attaquant,
par un attentat sacrilège, à ce Siège apostolique, décoré des prérogatives
divines et royales, en essayant d’amoindrir sa dignité ? Et cela, alors
que, eussiez-vous été seuls contre tous, vous auriez dû le défendre[813].
Il prend
clairement position pour Innocent II contre Anaclet :
Mon cœur
voudrait que je m’en aille vers votre béatitude ; un ardent désir me
presse de m’y rendre, afin de savoir avec certitude ce qu’il en est de vos
affaires, de vous apprendre exactement où en sont les nôtres… Sachez du reste
que notre Église de ce côté des monts, tant ici qu’au royaume des Francs, est
forte dans la foi, pacifique dans l’unité, dévouée à votre obédience et prête à
vous servir. Dieu a permis la perte de Bénévent, de Capoue, de Rome même :
tout cela ne nous effraie pas, nous savons que l’état de l’Église ne se juge
point d’après les faits d’armes, mais d’après les mérites… J’ai pensé qu’il
fallait vous informer du peu que je connaissais de source certaine, afin de
vous fortifier au moins quelque peu en ce souci de toutes les Églises qui
travaille constamment vos entrailles… De notre côté, nous nous employons de
toutes nos forces, nous exhortons, nous sollicitons de tout notre
pouvoir : le moment venu, nous n’épargnerons ni nos ressources ni notre
propre personne[814].
La puissance
du successeur de Pierre est celle de Pierre même : elle s’étend à
« l’universalité des brebis », et aussi des pasteurs, et elle est
plénière :
Vous êtes le
grand prêtre, le souverain Pontife. Vous êtes le premier des évêques,
l’héritier des Apôtres… Vous avez la puissance de Pierre. Comme le Christ, vous
êtes l’oint du Seigneur. à vous
ont été données les clefs, confiées les brebis ; il y en a d’autres qui
sont aussi portiers du ciel, pasteurs de troupeaux, mais vous les dépassez
d’autant plus que la double fonction de portier, de pasteur vous a été accordée
d’une façon toute spéciale. Eux, ils ont des troupeaux qui leur sont assignés,
chacun le sien. Vous, tous vous ont confiés, l’unique troupeau à vous seul. Et
non seulement des brebis, mais vous êtes l’unique pasteur de tous les pasteurs…
D’après les
canons, les autres sont appelés à entrer en participation de votre sollicitude,
vous, vous avez été appelé à la plénitude du pouvoir. Le pouvoir des autres est
limité par des bornes déterminées, le vôtre s’étend aussi à ceux qui ont reçu
le pouvoir sur les autres. Ne pouvez-vous pas, s’il le faut, fermer le ciel à
un évêque, le déposer de son épiscopat, et même le livrer à Satan ? Votre
privilège demeure donc inébranlable, tant dans la garde des clefs qui vous ont
été remises, que dans celle des brebis qui vous ont été confiées… Chacun des
autres a son navire particulier, c’est à vous qu’a été remis ce navire immense
et unique : l’Église universelle composée de toutes [les Églises], et
répandue sur toute la terre[815].
Mais la
fonction de l’évêque de Rome découle de celle de l’Église romaine : Église
mère, non dominatrice. Pas de principatus
sans ministerium[816].
Si le pape jouit de la plénitude du pouvoir dans l’Église, ce n’est pas pour
son propre avantage, mais pour celui d’autrui : il doit être tout à tous,
il a un rôle universel d’enseignement, de gouvernement, de législation, de
charité :
Considérez
par-dessus tout que la sainte Église romaine dont vous êtes évêque par la grâce
de Dieu est la mère des autres églises,
mais non leur dominatrice, dominam ;
songez que vous, vous n’êtes pas le seigneur, dominum, des autres évêques, mais l’un d’entre eux : vous êtes
le frère de ceux qui aiment Dieu, et vous êtes en communion, participem, avec ceux qui le craignent.
Par ailleurs, considérez que vous devez être le modèle, formam, de la justice, le miroir de la sainteté, l’exemple de la
piété, le héraut de la vérité, le défenseur de la foi, le docteur des nations,
le guide des chrétiens, l’ami de l’époux, le paranymphe de l’épouse,
l’ordonnateur du clergé, le pasteur des peuples, le maître des ignorants, le
refuge des opprimés, l’avocat des pauvres, l’espérance des malheureux, le
tuteur des orphelins, le juge des veuves, l’œil des aveugles, la langue des
muets, le bâton des vieillards, le vengeur des crimes, la terreur des méchants,
la gloire des bons, la verge [qui contient] les puissants, le marteau [qui
frappe] les tyrans, le père des rois, le modérateur des lois, le dispensateur
des canons, le sel de la terre, la lumière de l’univers, le prêtre du
Très-Haut, le vicaire du Christ, l’oint du Seigneur, enfin le dieu de Pharaon…[817].
Il ne doit
pas se laisser effrayer par les grands de ce monde, mais leur inspirer, s’ils
sont méchants, une salutaire crainte religieuse :
Considérez ce
que je dis, Dieu vous le fera comprendre. Lorsque la puissance s’unit à la
méchanceté, vous devez vous revêtir d’un courage surhumain. Que votre visage
fasse trembler ceux qui font le mal. Que « l’esprit de votre colère »
plonge dans l’effroi celui qui ne craint pas l’homme, qui ne redoute pas le
glaive. Qu’il craigne votre prière, celui qui a méprisé vos avertissements. Que
celui qui a encouru votre colère pense que c’est Dieu, non un homme, qui est
irrité contre lui. Celui qui ne vous aura pas écouté tremble que Dieu vous
entende, et [s’élève] contre lui[818].
Mais il
n’hésite pas à présenter au pape un idéal exigeant, plus charismatique que
juridique, voire à le reprendre s’il lui semble qu’il se laisse trop accaparer
par l’aspect administratif de sa charge, surcharger d’affaires plus ou moins
séculières :
Est-il quelque
chose de plus servile et plus honteux, surtout pour le Souverain Pontife, que
de consacrer ses sueurs, je ne dis pas tous les jours, mais à toute heure, à de
tels hommes et à de telles affaires ? Enfin, quand prions-nous ?
Quand enseignons-nous le peuple ? Quand édifions-nous l’Église ?
Quand méditons-nous la loi ? Assurément, tous les jours les lois
retentissent dans votre palais, mais celles de Justinien, non du Seigneur[819]…
Selon l’Apôtre
(1 Co 6), vous, le successeur des Apôtres, vous vous attribuez indignement un
vil ministère, qui ne doit être rempli que par des gens méprisables ; et
c’est ce qui faisait dire à un évêque instruisant un autre évêque (2 Tim 2),
« ceux qui sont engagés dans la milice de Dieu ne doivent point
s’embarrasser des affaires séculières »[820].
Les appels
rendent témoignage au primat pontifical, mais beaucoup sont injustifiés :
En ce qui
concerne les appels,.. une grande, une pieuse considération est nécessaires, de
crainte que ce qui a été établi en raison d’une grande nécessité soit rendu
vain par un mauvais usage. Il me semble aussi qu’il peut en résulter une grande
ruine, si on n’y procède pas avec une souveraine modération. On fait appel
auprès de vous du monde entier, et c’est là un témoignage singulier de votre
primat. Mais vous, si vous êtes sage, vous vous réjouirez, non de ce primat,
mais de ses fruits…
On fait appel
ici et là avec légèreté, et le plus souvent par fourberie… Le remède s’est
changé en poison, mais ce changement ne vient pas de la droite du Très-Haut[821].
De même,
selon Bernard, l’abus des exemptions — favorables à la centralisation romaine
—, ruine l’autorité des évêques et avec elle l’ordre traditionnel, calqué sur
celui des hiérarchies angéliques[822] :
Les Églises
murmurent et se plaignent. Elles crient qu’elles sont mutilées et démembrées.
Il n’y en a aucune, ou presque aucune, qui ne déplore cette plaie, ou ne la
redoute. Laquelle, demandez-vous ? Les abbés se soustraient à [l’autorité
des] évêques, les évêques à celle des archevêques, et ceux-ci des patriarches
ou des primats… Par là, vous prouvez que vous jouissez de la plénitude du
pouvoir, mais non, peut-être, de la justice. Vous le faites parce que vous le
pouvez, mais le devez-vous ? Voilà la question. Vous avez été établi pour
conserver à chacun les honneurs et les prérogatives de son rang et de sa
dignité, non pour les lui envier…
De même que
là-haut les séraphins et les chérubins et chacun des autres ordres, jusqu’aux
archanges et aux anges sont ordonnés sous un seul chef : Dieu, de même
aussi ici-bas les primats, les patriarches, les archevêques, les évêques, les
prêtres ou les abbés, et les autres, sous le Souverain Pontife[823].
Elles sont
en outre, pense-t-il — il songe à Cluny, mais l’exemption avait précisément
valu à l’abbaye bourguignonne deux siècles d’une prospérité sans égale —source
de décadence :
N’alléguez pas
les avantages de cette émancipation. Il n’y en a aucun, si ce n’est que les
évêques deviennent plus insolents, et les moines plus dissolus. Et que dire du
fait qu’ils deviennent plus pauvres ? Examinez partout avec soin les biens
et la vie des [moines] ainsi émancipés, et voyez si vous ne trouvez pas dans
les premiers une insuffisance indigne, et dans la seconde des habitudes
séculières. Telle est la double progéniture de cette mère, une liberté pernicieuse[824].
La royauté
et le sacerdoce doivent collaborer au service du populus christianus, afin d’y produire des fruits de paix et de
salut. Bernard défend énergiquement les droits de l’Église auprès du roi de
France :
Nous, enfants
de l’Église, nous ne pouvons absolument pas dissimuler les injures faites à
notre Mère, le mépris qu’on a pour elle, l’oppression qu’on lui fait subir,
tout ce qu’elle a enduré misérablement dans le passé, ce que nous lui voyons
supporter actuellement et ce que nous prévoyons qu’elle aura encore à souffrir.
Certes, nous nous lèverons et nous combattrons, s’il le faut, pour notre mère
jusqu’à la mort ; non pas avec le bouclier et le glaive, mais par la
prière et les gémissements devant Dieu. Quant à moi, lorsque je me souviens,…
que j’ai soutenu votre cause devant le Siège apostolique par mes lettres, mes
envoyés, cela presque jusqu’à blesser ma conscience, jusqu’à exciter contre
moi, et à bon droit, je l’avoue, l’indignation du Souverain Pontife, j’en
arrive… à me repentir de ma naïveté en cela… Désormais, je ne manquerai plus de
soutenir la vérité de tout mon petit pouvoir[825].
Quant à
l’empereur, l’abbé de Clairvaux lui assigne une double fonction : il est
roi, et doit à ce titre défendre la paix de ses peuples et sa propre
couronne ; il est l’avoué (ou l’avocat) de l’Église, et doit assurer sa
défense et sa liberté :
Vous avez reçu
à Rome, avec une très grande gloire, la plénitude du pouvoir impérial… Il ne
m’appartient pas de pousser au combat. Je dirai cependant avec assurance que
c’est à l’avoué de l’Église qu’il convient d’écarter d’elle la rage des
schismatiques, comme c’est à César de revendiquer sa couronne contre
l’usurpateur de Sicile… S’il incombe à César de pourvoir à ces deux
objets : « rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à
Dieu », d’où vient donc qu’à Toul on cause à Dieu un préjudice sans que
César y ait rien à gagner ? Je ne suis qu’un pauvre, mais je vous suis
tout dévoué. Si je vous parais importun, c’est justement parce que je vous suis
fidèle…[826]
On attribue
communément à saint Bernard la théorie des deux glaives, en réalité beaucoup
plus ancien, selon lequel, en régime de chrétienté, le glaive manié par les
rois devait compléter le glaive de la parole manié par les prêtres, quand ce
dernier n’obtenait pas son effet. Il s’agit de deux formes de coaction
utilisées dans l’Église et dans la société chrétienne. Les deux glaives
appartiennent à l’Église, mais le sacerdoce exerce par lui-même le châtiment
spirituel, la coaction matérielle étant exercée sur son indication, eius nutu, par les princes. Saint
Bernard, dans les textes relatifs à ce sujet, se contente lui aussi de
justifier soit la défense par les armes, soit la répression d’une
insurrection :
Il faut tirer
l’un et l’autre glaive dans la passion du Seigneur, le Christ souffrant de
nouveau, là où il a déjà souffert une fois. Qui le fera, si ce n’est
vous ? L’un et l’autre appartient à Pierre, l’un devant être manié sur un
signe de lui, suo nutu, l’autre par
sa main, sua manu, chaque fois que
cela est nécessaire[827].
Pourquoi
cherchez-vous à vous servir de l’épée, puisqu’il vous a été ordonné de la
remettre au fourreau ? Cependant, celui qui pense que cette épée n’est
point à vous ne me paraît pas avoir assez réfléchi aux paroles du Seigneur, qui
a dit : « Remets ton épée au fourreau ». Cette épée est donc
réellement à vous, et vous pouvez à votre gré la sortir du fourreau, mais non
de votre propre main… Ces deux épées appartiennent donc à l’Église, l’épée
spirituelle et l’épée temporelle. Celle-ci doit être tirée pour l’Église,
celle-là par l’Église ; l’une par la main du prêtre, l’autre par la main
du soldat, mais selon la volonté du prêtre et par l’ordre de l’empereur[828].
Dès lors,
les moines soldats du Temple ne doivent avoir aucun scrupule à occire les
ennemis de Dieu :
Les soldats du
Christ combattent en toute sécurité les combats du Christ, sans craindre
aucunement, ou bien [de commettre] un péché en massacrant les ennemis, ou bien
[d’encourir] un danger s’ils sont massacrés eux-mêmes… Car ce n’est pas en vain
qu’il porte le glaive. Il est en effet le ministre de Dieu pour le châtiment
des malfaiteurs, la louange des bons. Assurément, quand il occit les
malfaiteurs, il n’est pas homicide, mais, pour ainsi parler, malicide, et
assurément, il le considère comme le vengeur du Christ envers ceux qui agissent
mal, et le défenseur des chrétiens[829].
Guillaume de Saint-Thierry (vers 1085-avant 1153)[830]
On aura
remarqué que saint Bernard consacre peu de place au thème de l’Église comme
corps mystique — peut-être par réaction contre certains illuminés qui
prétendaient être seuls le corps du Christ[831].
En revanche, certains de ses disciples ont fait progresser notablement la
doctrine sur ce point. Saint Augustin montrait dans la charité « un seul
Christ s’aimant lui-même ». Prolongeant cette intuition, Guillaume,
Liégeois devenu abbé de Saint-Thierry près de Reims, ami et admirateur de saint
Bernard, montre comment la charité, geste de Dieu en nous, entraîne notre
activité dans l’activité divine et les fond toutes deux en une réalité d’ordre
théandrique. Il s’agit, non précisément de notre incorporation divine, mais
d’une conséquence de celle-ci et de la divinisation qui en résulte :
« divinisation dans le Christ de notre activité résultant de la
divinisation dans le Christ de notre être »[832].
Tu t’aimes
toi-même, ô Dieu aimable en toi-même, lorsque du Père et du Fils procède le
Saint-Esprit, amour du Père pour le Fils et du Fils pour le Père ; et cet
amour est tel, que c’est l’unité ; et cette unité est telle, que c’est la
consubstantialité.
Et tu t’aimes
toi-même en nous, en envoyant l’Esprit de ton Fils dans nos cœurs, et dans la
douceur de l’amour que tu nous inspires, et dans l’ardeur de la bonne volonté
que tu nous donnes, il crie : « Abba, Père » (Ro 8, 15). Ainsi
nous fais-tu t’aimer ; ainsi, plutôt, ainsi t’aimes-tu en nous. Et nous,…
voici que, par l’inspiration de ta grâce, par l’Esprit d’adoption, nous osons
croire que tout ce qui est au Père est à nous, et nous t’appelons, par adoption,
du même nom que te donne ton Fils unique par nature…
Tu nous aimes,
autant que tu fais que nous t’aimions, autant que nous recevons de toi ton
Esprit… qui nous change en la pureté et en la vérité de ta pureté, en une
parfaite conformité à ton amour. Ainsi se produit une telle conjonction, une
telle adhésion, une telle jouissance de ta douceur, que Notre-Seigneur, ton
Fils, l’a appelée unité, en disant : « Qu’ils soient un en
nous » (Jn 17, 21). Ainsi se produit une telle dignité, une telle gloire,
qu’il ajoute : « Comme moi et toi, nous sommes un » (Jn 17, 22)…
Nous t’aimons,
ou tu t’aimes en nous ; nous, par nos affections, toi, par ta
puissance ; et tu nous fais un par ton unité, c’est-à-dire par ton Esprit
Saint, que tu nous as donné.
De même que,
pour le Père, connaître le Fils n’est rien d’autre que d’être cela même qu’est
le Fils ; de même que, pour le Fils, connaître le Père n’est rien d’autre
que d’être cela même qu’est le Père…, de même que, pour l’Esprit Saint,
connaître le Père et le Fils, c’est identiquement être ce que sont le Père et
le Fils, ainsi pour nous, qui avons été créés à ton image, qui avons vu cette
image gâtée par Adam, et qui, par le Christ, voyons cette image renouvelée de
jour en jour, pour nous qui aimons Dieu, aimer Dieu, le craindre, accomplir ses
commandements, c’est identiquement être, et être un même esprit avec Dieu.
Craindre Dieu et accomplir ses commandements, c’est là tout l’homme (Eccl 12,
13)… Apporte ton Esprit sur le terre…, que nous sanctifie ta sainteté, que nous
unisse ton unité[833].
Page
splendide, mais à laquelle la théologie postérieure apportera des précisions
nécessaires : distinction entre l’unité ontologique et l’unité d’amour, la
consubstantialité et la charité, la charité divine et la charité créée.
Isaac de
l’Étoile, moine anglais venu en France en 1147, offre, notamment dans les
sermons 11, 42 et 51, une riche doctrine du Christ total, manifestement
inspirée de saint Augustin.
Avec Dieu,
le Christ est seul à remettre les péchés[835].
Mais il s’est uni une « épouse chétive », et a fait d’elle une reine,
qu’il « a placée à son côté », d’où elle est sortie — ainsi cette
épouse est aussi son corps. Dès lors,
de même que
tout ce qui est au Père est au Fils, et tout ce qui est au Fils est au Père,
puisqu’ils sont un, unum, par nature,
de même l’Époux a fait don à l’épouse de tout ce qui est à lui, et l’Époux est
entré en partage de tout ce qui est à l’épouse, qu’il a fait un aussi avec
lui-même et avec le Père[836].
Si l’Église
remet les péchés, c’est parce que l’Église unie au Christ, c’est encore le
Christ, mais le Christ total :
Tout est commun
à l’Époux et à l’épouse : l’honneur de recevoir la confession, et le
pouvoir de la rémission. Et c’est ce qui explique la parole : « Va,
et montre-toi aux prêtres » (Lc 5, 14). Ces prérogatives, en effet, pour
être de l’Église, n’en sont pas moins du Christ seul ; et elles ne
seraient pas du Christ tout entier, si elles n’étaient pas de l’Église ;
tout comme elles n’appartiennent pas moins à Dieu seul, si elles appartiennent
au Christ[837].
Dès lors,
nul ne doit espérer le pardon de Dieu en dehors du pardon de l’Église :
Qu’aucun
pécheur ne pense donc être guéri après qu’il a gémi dans son cœur, là où le
Christ seul remet, mais pas le Christ tout entier, s’il néglige de se montrer
aux prêtres, à qui est donnée la fonction de remettre et à qui est dû l’honneur
de la confession. Car s’il se déclare pur, sa lèpre lui reviendra[838].
On ne peut
séparer le pardon de Dieu, celui du Christ, celui de l’Église, celui du
pénitent à son frère :
De même, en
effet, que les dettes dont on fait grâce retombent sur celui qui refuse de
faire grâce, de même le pardon intérieur ne sert à rien à celui qui dédaigne de
les confesser extérieurement. Tout comme celui qui refuse l’honneur au Fils
refuse l’honneur au Père qui l’a envoyé, de même celui qui méprise l’épouse
refuse d’honorer l’Époux qui l’a choisie ; et celui qui méprise l’Époux,
c’est-à-dire le Fils, assurément méprise aussi le Père et offense le
Saint-Esprit, sans lequel ni le Père, ni le Fils, ni l’Église ne remet les
péchés…
L’Église ne
peut rien remettre sans le Christ ; le Christ ne veut rien remettre sans
l’Église… Le Christ tout-puissant peut tout faire par lui-même… mais, Époux
humble et fidèle, il ne veut rien faire sans l’épouse. « Ce que Dieu a
uni, que l’homme ne le sépare pas. Je le dis : ce mystère et grand,
s’appliquant au Christ et à l’Église ». Garde-toi bien de briser la tête
de la colombe, de décapiter la tourterelle, de retrancher la tête du corps. Car
le Christ n’a pas voulu être décapité, mais étendu sur la croix, distendu,
suspendu pour unir le bas, le haut, le milieu. Garde-toi donc de séparer la
tête du corps, empêchant à tout jamais le Christ d’exister tout entier. Car le
Christ entier et total, c’est la tête et le corps… C’est cet homme-là, seul,
qui remet les péchés. D’abord il touche intérieurement pour donner le repentir
du cœur ; ensuite, il envoie au prêtre, au dehors, pour la confession de
bouche ; enfin le prêtre renvoie à Dieu pour les œuvres de satisfaction[839].
Ici encore,
quelques formules devront être précisées par la théologie postérieure. Mais on
trouve rarement une vue aussi profonde sur la nécessité de l’intervention de
l’Église dans le pardon divin.
Tirant les
conséquences de ces principes dans le domaine de la mariologie, Isaac montre
dans le Christ total un fils et plusieurs fils, né d’un seul Dieu dans le ciel
et sur la terre de Marie et de l’Église, qui sont à la fois identiques et
distinctes. De ce fait, on peut dire de l’une tout ce qu’on dit de
l’autre :
Le Fils de Dieu
est le premier-né d’une multitude de frères, car, étant Fils par nature, il
s’est associé par la grâce une multitude de frères qui ne font qu’un avec lui…
Le seul Christ,
unique et total, c’est la tête et le corps. Et ce Christ unique est le Fils
d’un seul Dieu dans le ciel et d’une seule mère sur la terre. Il y a beaucoup
de fils, il n’y a qu’un seul Fils. Et de même que la tête et le corps sont un
seul fils et plusieurs fils, de même Marie et l’Église sont une seule mère et
plusieurs mères, une seule vierge et plusieurs vierges. L’une et l’autre sont
mères ; l’une et l’autre, vierges. L’une et l’autre ont conçu du Saint-Esprit,
sans attrait charnel ; l’une et l’autre ont donné une progéniture à Dieu
le Père, sans péché. L’une a engendré sans aucun péché, une tête pour le
corps ; l’autre a fait naître, dans la rémission des péchés, un corps pour
la tête. L’une et l’autre sont mères du Christ, mais aucune des deux ne
l’enfante tout entier sans l’autre. Aussi est-ce à juste titre que, dans les
Écritures divinement inspirées, ce qui est dit en général de la vierge mère
qu’est l’Église s’applique en particulier à la Vierge Marie ; et ce qui
est dit de la Vierge Mère qu’est Marie en particulier, se comprend en général
de la vierge mère qu’est l’Église. Et lorsqu’un texte parle de l’une ou de
l’autre, on peut s’appliquer presque sans distinction et indifféremment à l’une
et à l’autre.
Le mystère
de l’Église se réalise, non seulement dans toute sa perfection en Marie, mais
encore en chaque membre de l’Église :
De plus, chaque
âme croyante est également, à sa manière propre, épouse du Verbe de Dieu, mère,
fille et sœur d Christ, vierge et féconde… L’héritage du Seigneur dans sa
totalité, c’est l’Église, et tout spécialement Marie et c’est l’âme de chaque
croyant en particulier. Dans la demeure du sein de Marie, le Christ est resté
neuf mois ; dans la demeure de la foi de l’Église, il restera jusqu’à la
fin du monde ; et dans la connaissance et l’amour du croyant, pour les
siècles des siècles[840].
Ce
rapprochement entre Marie et l’Église, traditionnel mais d’une immense
fécondité, sera repris par le concile Vatican II[841],
et souvent développé depuis dans le magistère et la liturgie post-conciliaires.
Isaac
développe avec lyrisme le thème de l’épanouissement du Christ dans son corps
mystique. Du fait de leur union à leur Tête, les membres sont divinisés par
participation :
Le corps n’est
pas sans la Tête, ni la Tête sans le corps, ni la Tête et le corps — le Christ
total — sans Dieu…
Mon pied, s’il
pouvait parler comme ma langue, dirait ce que dit ma langue : « Je
suis d’Isaac » ; et, au même titre, les croyants, membres spirituels
du Christ, peuvent en vérité dire tous et chacun qu’ils sont ce qu’il est
lui-même : fils de Dieu et Dieu. Mais ce qu’il est, lui, par nature, ils
le sont par association. Ce qu’il est en plénitude, ils le sont par participation[842].
Renés par le
baptême de l’Esprit et de l’Église, assimilés à leur Tête par l’eucharistie,
« aliment nouveau pour l’homme nouveau »[843],
ils deviennent fils de Dieu, corps de celui qui est né de ce même Esprit et de
la Vierge Marie[844].
Ils participent ainsi à tous ses mystères, qui ont commencé avec le premier des
justes et ne s’achèveront qu’à la fin du monde.
L’ordre
cistercien naissant, malgré son éclat exceptionnel, n’est pas le seul à
représenter la théologie monastique au xiie
siècle. Nous avons déjà cité plus haut Pierre le Vénérable. Nous nous
limiterons à évoquer brièvement ici deux écrivains majeurs de la tradition
bénédictine de ce temps : Rupert de Deutz et Hildegarde de Bingen.
Originaire
de Liège, abbé de Deutz près de Cologne en 1120, représentant caractéristique
et original à la fois de la théologie monastique traditionnelle face à la
scolastique naissante, Rupert expose l’ecclésiologie à partir des types
bibliques. Au fil de l’Écriture et des rites sacrés, il reconnaît l’Église
(celle des Juifs ou celle des Gentils) dans chaque personnage féminin, voire
dans chaque objet auquel elle est comparée dans le Nouveau Testament.
Dans De divinis officiis[846],
il donne une interprétation biblique, patristique et théologique de la liturgie
de l’Église, évidemment dépassée d’un point de vue strictement historique,
riche en indications spirituelles et aussi ecclésiologiques.
Le ministère
de l’autel permet d’accéder au « sanctuaire de la propitiation », au
« cellier à vin ». Son pouvoir vient de l’arche du Seigneur,
l’humanité de Jésus, « qui a sur le côté une fenêtre, c’est-à-dire la
blessure de la lance par laquelle ont coulé l’eau et le sang, contenant à
l’intérieur la manne, c’est-à-dire le Verbe de Dieu qui lui est uni, car “en
lui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science“ (Col 2), et la
verge du pouvoir sacerdotal et royal »[847].
L’usage du pallium fournit l’occasion d’un bref exposé sur la fonction des
archevêques[848].
L’eucharistie,
en unissant l’Église au Christ en une seule personne mystique, la fait monter
avec lui au ciel :
Au seul et
unique qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme, parce qu’il est une seule
personne avec le Fils de Dieu, le Verbe du Père, qui est descendu du ciel, et
du cœur du Père est venu dans le sein de la Vierge, à l’unique, dis-je, et seul
Fils de Dieu et fils de l’homme, sont unis comme les membres du corps à leur
tête tous ceux qui ont été accueillis dans la foi à ce sacrement, dans la
plénitude de son amour. Et ainsi, un seul corps, une seule personne, un seul
Christ, la Tête avec ses membres, monte au ciel, et il dit avec reconnaissance
en désignant à Dieu l’Église glorieuse : « Voici maintenant l’os de
mes os et la chair de ma chair » [849]…
Elle dilate
pour ainsi dire la « chair du Christ » aux dimensions de l’Église
universelle :
La chair du
Christ, qui avant la passion était la chair du seul Verbe de Dieu, par la
passion a ainsi grandi, s’est ainsi dilatée, a tellement rempli le monde, que
tous les élus qui ont existé depuis le début du monde, ou qui existeront
jusqu’au dernier élu à la fin du siècle, par la pâte nouvelle (nova conspersione) de ce sacrement,
elle les unit à Dieu dans une unique Église pour l’éternité[850].
à
propos de l’usage du pain azyme, Rupert évoque le schisme byzantin du xie siècle. Il conclut par
un vibrant éloge de l’Église romaine, fondée sur Pierre qui succède au
Seigneur, rempart inexpugnable de la foi contre toutes les hérésies :
C’est donc à
juste titre que parmi les signes utiles de la Loi ancienne, on a réservé les
azymes, à l’initiative du grand pontife, le Christ, et que par le bienheureux
Pierre, qui lui a succédé, ils ont été transmis fidèlement à l’Église romaine. Cette
[Église] bienheureuse, qui a reçu dans son fondement cette pierre que la Vérité
a, de sa bouche, louée et déclarée bienheureuse, a été édifiée sur elle en une
construction telle qu’elle offrît contre toutes les hérésies un rempart
inexpugnable. Et de quelque partie du monde que la foi, quand elle est menacée,
se réfugie auprès d’elle, elle trouve pour se défendre, pendant sur elle et
tout préparés, « mille boucliers et toute l’armure des forts » (Ct 4)[851].
Le lavement
des pieds du jeudi saint lui suggère de profondes remarques sur l’autorité dans
l’Église[852] :
Ce sont deux
choses tout à fait opposées, de dominer comme les rois des nations, et, en
raison de ce qui est dû et sur l’ordre de la règle évangélique, de laver les
pieds à la manière des esclaves… Mais… quand les hommes vivent de façon
vicieuse, ils deviennent bestiaux, c’est-à-dire semblable à des bêtes… Donc
quand les subordonnés deviennent semblables à des bêtes, cet homme évangélique
(Paul) reconnaît qu’il doit à juste titre dominer sur eux. Donc quand les
prélats lavent en ce jour les pieds de leurs subordonnés, qu’ils leur servent
de la nourriture avec respect, qu’ils leur offrent à boire, l’autorité
dominatrice disparaît, et toute l’arrogance des rois des nations et de ceux
qui, jouissant du pouvoir, affectent de se faire appeler bienfaiteurs,
s’incline en eux[853].
Le vendredi
saint voit la naissance de la nouvelle ève
du côté du nouvel Adam, couronné d’épines par sa mère la Synagogue au jour de
ses noces, qui est aussi celui de la joie de son cœur[854].
à
l’heure même où Jésus était baptisé dans sa passion, l’Église était pour ainsi
dire baptisée collectivement, avant que le sacrement de baptême permette à
chaque homme d’entrer dans cette Église :
à l’heure où il
répandit l’eau et le sang de son côté, à cette même heure son corps tout
entier, qui est l’Église, avec tout l’accroissement qu’elle avait reçu depuis
le commencement du monde jusqu’à cette même heure, fut toute ensemble et à la
fois baptisée, et, aspergée d’hysope, elle fut purifiée, et blanchie tout
entière plus que la neige… Mais pour ceux qui étaient dehors… le sacrement
dérivé du baptême a été placé devant les portes de cette même Église, afin que
quiconque, Juif ou Gentil[855],
désirerait entrer dans l’Église, soit baptisé… Donc il fallait que tous
renaissent, il fallait que toute l’Église des anciens et des nouveaux, qui
avait été engendrée dans la prévarication du premier Adam, soit régénérée dans
la foi au second Adam, afin de pouvoir voir le règne de Dieu[856].
à
la Pentecôte, « la tour du corps du Christ, qui est l’Église, est
construite »[857].
L’Esprit Saint en effet n’est pas donné en dehors de l’Église catholique, où
les évêques le reçoivent par l’imposition des mains en vertu de la succession
apostolique. Dans cette Église, on « ne doit entrer que par la porte de la
foi, et on ne reçoit pas autrement l’Esprit Saint ». Sans doute, le
baptême des hérétiques est valide, et on ne le réitère pas. Mais « c’est
la gloire des catholiques et des orthodoxes[858]
d’entrer par la porte dans le bercail des brebis, c’est-à-dire par la foi de
ceux qui ne cherchent pas leur gloire, mais celle de Dieu dans l’Esprit
Saint »[859].
C’est encore de cet Esprit que viennent la science de l’Église, ses charismes,
son unité[860].
C’est lui qui ressuscitera la Synagogue par la foi[861],
et qui, par son illumination et la charité qu’il répand dans les cœurs, réunira
l’ancien peuple et le nouveau[862].
L’Église
n’est pas moins présente dans la liturgie des dimanches qui suivent la
Pentecôte. Relevons, au 14e dimanche, que parmi les lépreux guéris,
le seul à exprimer sa reconnaissance figure l’Église, les autres, les
hérétiques[863].
Il faut avant tout se garder de déchirer la « colombe unique » (Ct 6)
par les schismes et les dissensions.
La veuve de
Naïm, c’est encore l’Église, veuve de son époux et pleurant la mort de ceux de
ses fils qui se séparent d’elle par le péché[864].
Elle fait monter vers Dieu ses supplications pour tous ses enfants, et rend
déjà grâces pour le salut à venir du reste d’Israël, dont elle ne doute pas[865].
Les épreuves ne lui font pas défaut, même en temps de paix, où « plus le
combat est caché, plus la victoire est difficile » [866].
Dans le
Prologue du De Trinitate et operibus eius,
Rupert surimpose aux traditionnels âges du monde une vision trinitaire, correspondant
aux trois grandes œuvres divines ad
extra, qui prépare celle de Journet : de la création de la lumière à
la chute d’Adam, proprium opus du
Père ; de la chute à la mort du second Adam, œuvre du Fils ; de la
résurrection à la parousie, œuvre du Saint-Esprit[867].
Relevons quelques traits épars au fil de ces quarante-deux livres, où l’Église
est présente presque à chaque page.
Le paradis
terrestre était la figure d’un double paradis : celui des anges, et celui
des élus : l’Église. En elle, l’arbre de vie est le Christ, le fleuve de
vie, la grâce de l’Esprit Saint, ou le quadruple fleuve des Écritures[868].
Malgré le
péché originel, Dieu n’a pas manqué de préparer son Église en sanctifiant les
justes de l’ancienne Alliance, mais ceux-ci n’ont pu accéder au ciel avant que
la mort de leur Sauveur ait expié la prévarication du premier péché[869].
L’arche de
Noé signifie « l’ancienne Église de tous les élus » ; l’arche
ointe de bitume, les saints, les patriarches et les prophètes, dont la foi très
tenace la tient ensemble, le bitume signifiant la concorde très étroite des
saints dans la foi. Son Noé, c’est évidemment le Christ, qui l’a construite et
y est entré ; les sept personnes qui y sont entrées avec lui, c’est
« l’élection primitive de la grâce évangélique » : les Apôtres
et les disciples, qui on reçu l’Esprit septiforme qu’il leur a envoyé du ciel.
Les animaux, purs et impurs, c’est la multitude des élus, issus soit d’Israël
soit de la Gentilité, comme l’a compris Pierre après sa vision de Césarée[870].
Dans cette arche, les compartiments désignent les états de vie de
l’Église ; et la porte symbolise le baptême, « qui a coulé de son
côté ouvert, sans lequel nul ne peut entrer dans l’Église ni être délivré de
ses péchés »[871].
Le lieu
« terrible » de Jacob, c’est encore l’Église, et les œuvres
« terribles » que Dieu doit réaliser en elle[872].
Toute l’exclamation du patriarche s’applique à elle : « Vraiment Dieu
y est présent, elle est la maison de Dieu et la porte du ciel », et elle
est symbolisée par l’église de pierre, dont la dédicace fête les dons divins
accordés à l’édifice spirituel[873].
Les épouses
libres de Jacob, c’est l’Église ; les concubines, ce sont les sectes
hérétiques. L’Église est tellement avide d’être féconde pour son Seigneur,
qu’elle permet parfois aux esclaves d’enfanter, et prend leurs enfants sur ses
genoux à leur naissance. Ce qui arrive quand un homme né dans l’hérésie
« confesse et tient dans la mère Église catholique la perfection de la foi
véritable et unique, et ainsi ne diffère en rien des enfants légitimes dans
l’obtention de l’héritage paternel »[874].
La vigne à
laquelle a été attaché l’ânon, dans la bénédiction de Jacob, c’est encore
l’Église :
Nous
connaissons l’ânon de l’ânesse, sur lequel s’est assis le Seigneur Jésus,
c’est-à-dire le peuple des Gentils, qu’il a assurément attaché à sa vigne,
quand il l’a uni par sa grâce à l’Église des Apôtres, qui était issue des
Juifs… Il y a une seule vigne, ou un seul vignoble de tous les élus depuis le
commencement du monde jusqu’à la foi apostolique, une seule Église avec sa
Tête, le Christ. Qu’il est tête, le Christ le dit de lui-même : « Je
suis la vigne, et mon Père est le vigneron ». De l’Église, qui est son
corps, le prophète dit : « Je chanterai à mon bien-aimé le cantique
de sa vigne… » C’est à cette vigne, c’est à ce vignoble, que nous, les
nations, qui attendons le Christ, jusqu’à ce que nous le voyions face à face,
sommes, en attendant, liés, comme un ânon ou une ânesse, à quoi l’on compare à
juste titre la gentilité, en raison de l’antique fardeau de sa sottise. Nous
sommes attachés, dis-je, à cette vigne, pour qu’après la paille, nourriture des
ânes, nous mangions une grappe délicieuse, et buvions dans l’Esprit Saint le
vin exquis des Écritures… « Il lavera » donc « sa robe dans le
vin, et dans le sang du raisin sa robe, c’est-à-dire, il purifiera dans
l’Esprit Saint son Église, et dans le sang de la passion le peuple fidèle.
C’est ce raison dont l’épouse du Cantique dit : « Mon bien-aimé m’est
une grappe [de raisin] de Chypre. Ces raisins, ou cette grappe, foulé au
pressoir de la croix, a répandu son sang, et donné l’Esprit Saint, par lequel
il a aussi lavé sa robe, c’est-à-dire, purifié son Église, « afin de se la
présenter à lui-même comme une épouse glorieuse, sans tache ni ride »[875].
L’Église-épouse,
certes, n’est pas stérile, mais féconde :
En tout lieu la
mère Église enfante des fils spirituels, et met au monde, en les régénérant,
des vivants qui étaient morts, pour la vie éternelle[876].
Dans
l’assomption de la chair, cet homme connut sa femme, c’est-à-dire l’Église
universelle des Juifs et des gentils, certes nombreuse selon la diversité des
temps et des lieux, mais une selon le mystère, sacramentum, de la foi…
Avant qu’il
s’incarnât, il avait professé son amour pour l’Église des gentils dans tous les
prophètes. [Mais] il dit :
« Je ne l’ai pas trouvée vierge », mais prostituée d’une foule de
dieux, comme de beaucoup de milliers d’hommes. Mais ce fut en vain. Car dans
l’union dont nous avons parlé, dans cette Incarnation sacro-sainte du Fils de
Dieu, les signes de la virginité ont été restaurés. Car cette femme, naguère
prostituée, a fait pénitence, elle a mortifié sa chair, et en outre elle a
répandu son sang sous le glaive des persécuteurs[877].
Le lieu qu’a
choisi le Seigneur notre Dieu pour qu’on y invoque son nom, est l’Église
catholique, en dehors de laquelle il n’est nulle part proche de ceux qui
l’invoquent, en dehors de laquelle nulle part ailleurs on n’invoque son nom en
vérité[878].
Rahab en est
la figure :
Rahab, c’est
mystiquement Sion, dont « le Seigneur aime les portes » ; c’est
elle, « la cité de Dieu, dont on a dit des choses glorieuses » ;
la cité[879], dis-je,
c’est-à-dire l’Église de Dieu, digne de la mémoire de Dieu. Ses fondements sont
les espions qu’elle a accueillis ; les évêques sont des envoyés (apostoli), c’est-à-dire ceux qu’elle a
cachés, sur lesquels elle s’appuie comme sur les fondements de sa foi… Le
cordon rouge qui devait être attaché à sa fenêtre,... c’est le signe sanglant
du sang de la croix, qui doit être pour toujours peint sur son front… Mais qui
sont ces parents, qui sont dans la maison ? « Voici les étrangers, et
Tyr, et le peuple des Éthiopiens, ils se sont trouvés ici » (ps. 86). Donc
quiconque est étranger au culte de Dieu, quiconque est entravé par ses péchés,
quiconque est Éthiopien, c’est-à-dire noirci par ses vices, et vient à la
maison unique, devient son parent et son
frère, est sauvé par le cordon rouge, signe de la croix et de la passion du
Christ[880].
Elle est la
« maison fidèle » promise à David, gratifiée du sacerdoce royal :
La maison
fidèle qui est construite [au nouveau David], c’est l’Église, qui vit de foi.
Elle est construite, dis-je, pour lui, à savoir, par le sacrement du sang et de
l’eau, qui a coulé de son côté, comme la femme qui la préfigurait, fabriquée au
commencement à partir de la côte de l’homme. Cette maison
« marchera », dit-il, « tous les jours devant le Christ »,
car toute la maison du Christ, toute l’Église, est une race sacerdotale, et
celle-ci, progressant « de vertu en vertu », marchait tous les jours
devant le Christ…
[Le juif
converti dit] : « Laisse moi une part du sacerdoce, pour que je mange
une bouchée de pain » : laisse-moi une part n’importe laquelle, de ce
don de l’Évangile, pour que dans l’unité du corps de l’Église je mange une
bouchée du pain vivant qui est descendu du ciel, une bouchée du corps du
Christ, le Fils de Dieu, dans lequel seul est la vie, sans qui nul n’est vivant[881].
Elle est
figurée par presque toutes les femmes de l’Ancien Testament : Abigaïl[882],
la veuve de Sarepta, vers laquelle se tourne le nouvel Élie, laissant la faim
de parole de Dieu en Israël[883] :
La veuve, la
mère Église, dit au Seigneur Dieu : « Qu’y a-t-il entre toi et moi,
homme de Dieu ? »… La mère Église est affectée à juste titre d’une
telle douleur pour son fils pécheur, que si l’un des siens vient à mourir pour
ses péchés, elle l’impute à ses iniquités. Forte dans sa piété, elle fait des
reproches en priant, elle prie en faisant des reproches [jusqu’à ce que le
nouvel Élie rende la vie à son fils par le sacrement de pénitence][884].
Grâce à ses
protecteurs, Dieu, les anges et les saints, elle jouit d’une sécurité parfaite
au milieu de ses combats :
Ne crains pas,
ô âme, ne crains pas, Église, car ceux qui sont avec nous sont plus nombreux
que ceux qui sont avec eux. Car s’il s’agit du combat invisible contre les
esprits mauvais, le Seigneur est avec nous, l’armée des anges est avec nous, il
est avec nous, le prince du combat spirituel, et l’artisan de la victoire,
l’Esprit Saint. S’il est question du combat visible contre les hérésies, Dieu
n’est pas moins avec nous, le chœur des Apôtres est avec nous, la foule des
patriarches et des prophètes, la blanche armée des martyrs, sont avec nous, il
est avec nous avec toute l’Écriture, le saint Esprit de vérité[885].
Elle est
ouverte aux gentils :
« Vous
tous qui avez soif, venez [au fleuve] d’eau [vive], et vous qui n’avez pas
d’argent, dépêchez-vous, achetez et mangez. Venez, achetez sans argent, et sans
aucune compensation, du vin et du lait ». Cette invitation publique est
manifestement adressée à l’Église des gentils, afin que ceux qui auparavant
n’avait pas l’argent des Écritures, maintenant se hâtent, et s’achètent au seul
prix de la foi de l’eau pour boire, des eaux jaillissantes en vie éternelle,
qu’ils achètent du vin, et qu’ils boivent, s’ils sont forts, qu’ils achètent et
boivent du lait, s’ils sont tout petits[886].
Marie est
« la meilleure part de l’ancienne Église », et l’exemplaire de la
nouvelle :
Marie a mérité
d’être la meilleure part de l’ancienne Église, l’épouse de Dieu le Père, afin
d’être aussi l’exemplaire de la plus jeune Église, épouse du Fils de Dieu, son
Fils. En effet, l’Esprit Saint, qui a opéré l’Incarnation du Fils unique de
Dieu dans son sein et de son sein, lui-même devait opérer du sein ou par le
sein de l’Église, par le bain vivifiant de sa grâce, la régénération de
beaucoup de fils de Dieu[887].
à
la croix, sommet de l’histoire du salut, s’opère le passage de la première
Église à « l’Église nouvelle », née du côté de son Époux le nouvel
Adam endormi, comme la première ève[888],
Église universelle dans l’espace et dans le temps, rassemblant tous les
« élus antiques » depuis l’origine du monde :
De même que
pendant le sommeil de l’ancien Adam, une côte fut soudain enlevée de son côté
et façonnée ou transformée en épouse pour que sa postérité se perpétue ;
ainsi quand le nouvel Adam se fut endormi, lui aussi, dans la mort, le
sacrement de l’eau et du sang fut tiré de son côté ouvert, et l’Église nouvelle
en fut aussitôt formée pour donner naissance à d’innombrables fils dans le
monde entier ; car l’Église des élus antiques, progressivement rassemblés
aux enfers depuis l’origine du monde, en « attendant sa rédemption »,
fut aussitôt purifiée, régénérée par ce sang et cette eau, et unie à son Époux.
Depuis lors, tous les baptisés et toutes les nations naissent fils de l’Époux
et de l’épouse[889].
Les évêques
sont soumis au pontife romain :
Que Pierre soit
tombé, que [Dieu] ait permis qu’il renie [le Seigneur], est pieux et beau dans
la disposition de cet Esprit de sagesse. En effet, Pierre avait été destiné à
être le prince des Apôtres, et il devait recevoir une puissance spécialement
grande après le Christ, ou il l’avait déjà reçue, quand le Christ, le Fils du
Dieu vivant, qu’il avait confessé, lui avait dit : « Tu es heureux,
Simon , fils de Jean… Et moi je te dis que tu es Pierre, et sur cette pierre je
bâtirai mon Église, et les portes de l’enfer ne l’emporteront point sur elle.
Et je te donnerai les clefs du royaume des cieux » (Mt 16). Et
encore : « Simon, fils de Jean m’aimes-tu plus que ceux-ci ?
Pais mes agneaux, pais mes brebis » (Jn 21). Précédés par l’autorité si
grande de cette vérité évangélique, les empereurs très chrétiens après de
nombreux siècles, et tous les princes de l’Église, ont jugé et confirmé par une
loi perpétuelle que de même que tous les préfets et juges le sont à l’empereur,
de même les autres pontifes des Églises seraient soumis au bienheureux Pierre,
et, selon sa dignité, à l’excellent pontife romain. Grand honneur, grande
élévation !… Quand donc et comment un homme placé au faîte des honneurs
saurait-il condescendre aux petits, compatir aux malheureux ?… C’est pour
cela que Dieu permit sa chute, et l’abandonna jusqu’à un triple reniement,
selon l’ordre beau et admirable de sa sagesse…[890]
De cette
typologie foisonnante, on retiendra surtout :
L’Église est
d’abord pour Rupert la nouvelle ève,
préfigurée par la première ève,
sortie du côté d’Adam[891],
et la seconde, mère virginale du second Adam[892],
Marie, mère de tous les fidèles au pied de la croix, en qui elle trouve son
origine et son exemplaire.
L’abbé de
Deutz, à la suite de saint Grégoire, insiste sur l’universalité de l’Église
dans le temps et dans l’espace. L’Église est à la fois ancienne et nouvelle,
Église des « anciens élus » antérieurs au Christ et Église nouvelle,
née de la croix, issue du judaïsme et de la gentilité, rassemblant tous les
élus dans son sein. L’eucharistie permet au corps du Christ de se dilater aux
dimensions de l’Église universelle, qui reste par ailleurs toujours ouverte aux
pécheurs repentants grâce au baptême et à la pénitence. Finalement, la
réalisation de l’Église est coextensive à ce que Dieu fait hors de
lui-même : universa quæ est ab
initio usque ad finem sæculi Ecclesia [893].
Rupert est
fort respectueux de la hiérarchie ecclésiale, spécialement du primat de la
« bienheureuse » Église romaine et du successeur de Pierre qui y
préside, et auquel, de par la volonté du Christ et du consentement de tout
l’univers, les évêques doivent obéir comme les magistrats à l’empereur.
Mais il
conçoit cette hiérarchie, à la manière de saint Benoît, dans la lumière du
jeudi saint : quand les subordonnés se conduisent de manière bestiale, les
supérieurs sont obligés d’exercer sur eux leur pouvoir coercitif, mais leur
idéal, qui leur est rappelé par le rite du lavement des pieds, est celui d’un
service plein d’humilité et de compassion.
La
« sibylle du Rhin » offre, elle aussi, de riches éléments
ecclésiologiques, d’une part dans les visions, complexes et colorées, du Scivias, d’autre part dans sa
correspondance avec les grands de ce monde. Eugène III « l’autorisa, avec
son autorité apostolique, à dire et à écrire tout ce qu’elle connaissait par le
Saint-Esprit » (Benoît XIV). Dans l’ensemble, plutôt que vers une Église à
dominante cléricale, elle s’oriente vers une Église à dominante contemplative
et spirituelle. Dans cette Église charismatique, les laïcs, les femmes, et
surtout les vierges, épouses du Christ prêtre, auront leur place, bien
distincte du reste de celle des clercs :
La femme ne conçoit pas un enfant par
elle-même, mais de l’homme, comme la terre n’est pas non plus labourée par
elle-même, mais par un agriculteur. C’est pourquoi, comme la terre ne peut se
labourer elle-même, mais est labourée par un agriculteur, de même la femme,
dans l’office de la consécration du corps et du sang de mon Fils, n’est pas à
comparer avec un prêtre, bien qu’elle puisse faire retentir la louange de son
Créateur, comme aussi la terre reçoit la pluie pour arroser les fruits. Et
comme la terre produit tout son fruit, de même aussi dans la femme s’accomplit
tout le fruit de l’œuvre bonne. Comment cela ? Parce qu’elle peut recevoir
le Souverain Prêtre pour Époux. Comment ? La vierge unie nuptialement à
mon Fils le reçoit pour Époux, elle a tout le ministère de mon autel et possède
avec lui toutes ses richesses… Et les immenses richesses et le sacerdoce immaculé
et le sacrifice par lequel mon Fils est offert sur l’autel, sont à la vierge
avec mon Fils[895].
L’Église est
très présente dans toute le livre II du Scivias,
mais le début de la vision offre de l’Église une vision particulièrement
impressionnante, déconcertante aussi pour qui la lirait indépendamment de son
interprétation :
Après cela, je
vis une image de femme d’une grandeur colossale, comme une grande cité, ayant
une tête couronnée d’un ornement admirable, et des bras de laquelle découlait
une splendeur, comme des manches, rayonnant du ciel jusqu’à la terre. Or son
ventre était comme un filet ayant beaucoup de trous, par lesquels passe une
multitude d’hommes ; de jambes et de pieds, elle n’en avait pas, mais elle
se tenait seulement sur son ventre qui est devant l’autel qui est sous le
regard de Dieu, l’embrassant de ses mains étendues, et de ses yeux elle
regardait tout le ciel avec une extrême acuité. Je ne pouvais voir aucun de ses
vêtements, sinon que, toute resplendissante d’une clarté éclatante, elle était
enveloppée d’une grande splendeur ; sur sa poitrine brillait comme une
aurore à l’éclat rouge ; j’entendis aussi chanter à son sujet, par des
musiciens de toute sorte, ce cantique : « Comme une aurore toute
rutilante ». Et cette image répandit sa splendeur comme un vêtement, en
disant : « Il me faut concevoir et enfanter »…
Ensuite je vis
des enfants noirs rampant à côté de la terre dans l’air comme des poissons dans
l’eau, et entrant dans le ventre de l’image par les trous, qui étaient ouverts
à tous ceux qui voulaient entrer. Mais elle gémit, les attirant en haut, et ils
sortirent par sa bouche, elle-même restant intègre. Et voici que cette lumière
sereine, et en elle, l’apparence d’un homme, éclatante d’un feu rougeoyant,
selon la vision que j’avais vue auparavant, m’apparut de nouveau, et,
dépouillant chacun d’eux de sa peau très noire et jetant ces peaux hors du
chemin, revêtit chacun d’entre eux d’une robe très blanche, et leur ouvrit une
lumière très brillante, en disant : Dépouille-toi de la vétusté de
l’injustice, et revêts la nouveauté de la sainteté, car la porte de ton
héritage t’est ouverte[896]…
Un peu plus
loin, le Seigneur lui-même lui donne l’interprétation de cette vision :
Ce que tu vois
maintenant, comme une image de femme d’une grandeur colossale, à l’instar d’une
grande cité, désigne l’épouse de mon Fils, qui enfante sans cesse des fils dans
la régénération de l’Esprit et de l’eau, quand ce valeureux guerrier l’a placée dans le domaine des vertus pour
embrasser et rendre parfaite l’immense foule de ses élus, et elle est comme une
grande tour, car aucun ennemi n’est capable de la prendre d’assaut, elle qui
repousse l’infidélité loin d’elle par un assaut contraire, et qui se répand
dans la foi[897].
L’ornement
de sa tête, c’est le sang des Apôtres et des martyrs, dans lequel elle a été
« mariée au Fils (de Dieu) par un vrai mariage »[898].
Les bras dont une splendeur rayonne, c’est « l’opération de la force dans
les prêtres qui dans la pureté du cœur et des mains, dans le sacrement du corps
et du sang de leur Sauveur, offrent le sacrifice sacro-saint sur le saint
autel »[899].
Son ventre semblable à un filet, par où entre une multitude, c’est sa
« bénignité maternelle » ouverte à la capture de tous les fidèles[900].
Celui qui jette le filet, c’est le « Fils (de Dieu), l’époux de son Église bien aimée, qu’il a
épousée dans son sang pour réparer la chute de l’homme perdu »[901].
Si elle n’a ni jambes ni pieds, c’est qu’elle n’est pas encore arrivée à son
achèvement : ce n’est que lors des douleurs sanglantes du temps de
l’Antéchrist qu’elle y parviendra, et « courra en toute hâte vers la
Jérusalem céleste, et, née suavement du sang du Fils comme une nouvelle
épousée, entrera avec cette ardeur dans la vie, dans la plénitude de la joie de
sa descendance »[902].
Si elle se tient sur son ventre devant l’autel de Dieu, en entourant celui-ci
de ses bras, c’est qu’elle est toujours enceinte, procréant ses enfant par le
baptême, et « les offrant à Dieu par les prières très pures des
saints »[903].
Si elle parcourt le ciel de son regard perçant, c’est que toute son attention
est dirigée vers la contemplation des réalités célestes[904].
Si on ne peut voir ses vêtements, c’est que l’intelligence humaine, dans son
infirmité, ne peut parfaitement pénétrer ses secrets, « sinon que,
resplendissant tout entière d’une clarté éblouissante, elle est enveloppée
d’une grande splendeur, car le soleil véritable l’a inondée de l’inspiration
éclatante du Saint-Esprit, et de l’ornement très honorable des vertus »[905].
Si sa poitrine est embrasée d’une clarté rouge, comme une aurore, c’est à cause
de la dévotion des fidèles pour la Vierge, « rutilante comme
l’aurore »[906].
Si l’image étale sa splendeur, comme un vêtement, en disant qu’il lui faut
concevoir et enfanter, c’est que « dans l’Église se dilate le mystère de
la confession de la Trinité véritable »[907].
Les enfants noirs, ce sont les pécheurs, parviennent cependant à la « mère
de sainteté » et sont renouvelés par le baptême et la confirmation ;
leur mère n’en subit aucun détriment, « car elle demeurera toujours dans
l’intégrité de sa virginité, qui est la foi catholique » ; malgré les
schismes, les hérésies et les épreuves diverses, elle résistera à toutes les
tentatives de corruption :
Aussi l’Église
est-elle la mère virginale de tous les chrétiens, puisque dans le secret de
l’Esprit Saint elle les conçoit et les enfante, les offrant à Dieu, de sorte
qu’ils soient appelés enfants de Dieu. Et de même que l’Esprit Saint a obombré
la Mère très bienheureuse, en sorte qu’elle a, sans douleur conçu et enfanté
admirablement le Fils de Dieu, et cependant est demeurée vierge, de même
l’Esprit Saint illumine l’Église, l’heureuse mère des croyants, et sans aucune
corruption elle conçoit et enfante simplement ses enfants, et reste vierge.
Comment cela ? De même que le baume dégoutte de l’arbre… et qu’une
splendeur très claire se diffuse de l’escarboucle sans lui porter aucun
préjudice, ainsi le Fils de Dieu est né de la Vierge sans aucun obstacle de
corruption, et de même aussi l’Église son épouse engendre ses fils sans aucune
souillure d’erreur, demeurant cependant vierge dans l’intégrité de sa foi[908].
Hildegarde a
entretenu avec les grands de son temps, papes et empereurs compris, une
correspondance assez abondante. Quelles données ecclésiologiques retirer de ces
lettres ?
Les papes du
xiie siècle témoignent
à la moniale une grande estime, se recommandant à ses prières, sollicitant ses
avis et l’exhortant à la persévérance dans la fidélité à la Règle bénédictine
et à la clôture[909].
Dans ses
réponses, Hildegarde leur donne un certain nombre de titres liés à leur
fonction, in tua persona[910],
qui indiquent la conception qu’elle se faisait de leur charge. Pour la prophétesse
du Rhin, le pape, apparaît fondamentalement comme père, Père très doux et
universel : mitis Pater, fulgens
Pater, mitissime Pater[911],
père des peuples, pater populorum[912].
Il est encore lumière pour les cœurs bien disposés, lux vivens in supernis, et in abysso lucens, ac latens in abscondito
audientium cordium[913],
ou maître, magnus magister[914],
« montagne de doctrine », mons
magistrationis, de la cité-épouse[915] ;
pasteur : pasteur des brebis, pastor
ovium[916],
selon l’expression appliquée par la liturgie à Pierre, pasteur des peuples, pastor populorum[917]
— c’est-à-dire, pasteur universel, et non seulement de l’Église visible ;
enfin « brillante cuirasse et première racine des nouvelles noces de
l’Église », fulgens lorica[918]
et prima radix in novis nuptiis Christi[919],
donc protection pour l’Église en même temps que son fils le plus illustre,. Il tient la place de Pierre, puisqu’il
a été institué par le Verbe incarné et a reçu du fait de sa succession
« les clefs du royaume, à savoir le pouvoir de lier et de délier »[920],
et surtout, du fait de son siège, celle du Christ : tu qui es in vice Christi sedens in cura ecclesiasticæ cathedræ[921].
Mais il demeure toujours homme, o homo[922],
et elle ne se fait pas faute, malgré son humilité de paupercula femina[923],
paupercula forma[924],
de les exhorter, voire de les réprimander avec une hardiesse parfois
stupéfiante.
Ce qu’elle
leur mande essentiellement de la part de Dieu, en leur recommandant d’y prendre
garde[925],
c’est de veiller à faire régner la justice et à réprimer les agissements des
mauvais prélats qui ourdissent leurs complots contre les bons serviteurs de
l’Église. Ainsi, dans la lettre très sèche qu’elle adresse à Anastase IV :
ô personnage qui
es armure éminente et sommet d’enseignement de la cité très ornée qui est
instituée en épouse du Christ, écoute celle qui n’a pas commencé à vivre, mais
ne se laisse pas abattre par ce qui lui manque. ô homme qui en regard de ta science t’es lassé de réprimer la
jactance de l’orgueil chez les hommes qui sont placés sous ta protection,
pourquoi ne fais-tu pas revivre les naufragés qui ne peuvent émerger de leurs
difficultés s’ils ne reçoivent pas d’aide ? Et pourquoi ne tranches-tu pas
la racine du mal qui étouffe les herbes bonnes et utiles, celles qui ont goût
de douceur et de suave honneur ? Tu négliges la fille du roi, c’est-à-dire
la justice, qui est aimée des puissances supérieures et qui t’avait été
confiée. Tu permets que cette fille de roi soit jetée à terre, que le diadème
et l’ornement de sa tunique soient ravagés par la grossièreté des mœurs
étranges de ces hommes qui aboient à la manière des chiens et à la manière des
coqs…
Toi donc, ô
homme, puisque tu apparais comme ayant été constitué pasteur, lève-toi et cours
plus vite vers la justice de façon que devant le Médecin suprême tu ne sois pas
accusé pour n’avoir pas purifié la bergerie de sa malpropreté et ne l’avoir pas
ointe d’huile ![926]
Dans sa
réponse à Hadrien IV, pape habile et énergique affronté à de grands combats,
l’abbesse se montre plus amène, mais non moins ferme. Il aura affaire à des
hommes qui ont des mœurs d’ours et de léopards :
Ce lourd
fardeau du magistère que tu portes, n’est pas dans l’indignation de Dieu, où
toi et tes successeurs aurez à affronter les mœurs d’ours et de léopards, et
parfois le venin des vipères. Mais le glaive de Dieu les tuera de façon que
parmi eux se lève un bon chef. à
présent, je te recommande d’imposer un frein à ceux qui te sont soumis, et de
ne pas leur permettre de mal parler contre toi… Veille donc avec zèle à ce
qu’exige l’état des mœurs du peuple en ce temps. ô Père très doux, souviens-toi
que tu es homme sur terre et ne crains pas que Dieu te délaisse, puisque tu
verras sa lumière[927].
Elle exhorte
Alexandre III, affronté à un antipape[928],
à la miséricorde, afin de mettre fin aux ténèbres du schisme qui obscurcit
l’Église :
ô Père plein de
douceur, imite le tendre Père qui reçut avec joie le fils repentant qui
revenait à lui, faisant tuer pour lui le veau gras, et qui lava dans le vin les
blessures de l’homme qui avait été blessé par les bandits… Et sois l’étoile du
matin, qui a précédé le soleil, dans l’Église qui, longtemps plongée dans les
ténèbres et la confusion du schisme, est privée de justice. Et toi, selon le
zèle de Dieu, corrige, et oins les pénitents d’une huile de miséricorde, car Dieu
désire la miséricorde plus que l’holocauste[929].
Ses avis aux
évêques s’inspirent des mêmes principes. Prêtres « pour l’éternité selon
l’ordre de Melchisédech », ils sont établis par le Christ lui-même pour
tenir sa place, car « toute puissance est de Dieu » (Ro 13). Aussi
les exhorte-t-elle au zèle pastoral, à la justice, à la miséricorde :
Quant à toi, ô
homme, qui jouis maintenant de la lumière du jour, avant que ne vienne la nuit,
pendant laquelle tu ne pourras plus travailler, applique-toi à enseigner les
préceptes de Dieu à ton peuple dans ta puissance véritable, à le gouverner dans
la droite justice, comme Dieu lui-même le gouverne, et d’avoir grand soin de le
traiter avec miséricorde, comme Dieu l’a libéré par lui-même. C’est de cette
manière en effet que la magistrature, la domination et le pouvoir sont de Dieu[930].
Avec les
empereurs, qu’elle compare aux rois d’Israël, la moniale n’use pas de moins de
liberté qu’avec les papes, reprenant sans la moindre timidité Conrad III et
Frédéric Barberousse, qu’elle engage à pratiquer la justice et la sobriété, à
surveiller les mœurs des prélats et à se faire « soldats en armes »
du grand Roi[931] :
à présent, ô roi,
surveille avec soin car toutes tes régions sont assombries par la foule
fallacieuse de ceux qui détruisent la justice dans la noirceur de leurs fautes…
ô toi qui es roi,
régis de ton sceptre de miséricorde les paresseux, les errants, ceux qui ont
des mœurs cruelles. Tu as en effet un nom glorieux, puisque tu es roi en
Israël ; très glorieux est ton nom… Sois donc tel que la grâce de Dieu ne
te manque pas[932].
Plus tard,
quand le combat reprendra entre le sacerdoce et l’empire et que l’empereur
soutiendra l’antipape, le ton de cette correspondance ne pouvait que changer.
Hildegarde
tâche d’autre part — sans succès — de persuader Philippe de Flandres de
racheter ses péchés en prenant la croix, s’il « vient un temps où les
infidèles s’efforcent de détruire la source de la foi »[933].
Le droit
canonique se constitue comme discipline propre au xiie siècle, mais reste étroitement connexe de la
théologie. C’est de lui que relèvent d’abord les questions relatives aux
sacrements et aux rapports entre l’Église et l’État, et c’est dans ses auctoritates que les théologiens vont
chercher leurs arguments. C’est pourquoi nous en traitons avant d’étudier
l’essor de la théologie au xiie
siècle, dont les débuts sont légèrement antérieurs.
Nous avons
déjà évoqué Yves de Chartres, canoniste autant que théologien, qui a
notablement influencé les « décrétistes » postérieurs. Nous nous
limiterons ici à quelques indications sur Gratien et ses successeurs.
De la vie de
Gratien, nous savons fort peu de chose. On l’identifie avec un camaldule, magister Gratianus, né à Chiusi, moine
au monastère des SS. Félix et Nabor de Bologne, où il fut professeur au milieu
du xiie siècle. Il
publia vers 1140[935]
une Concordantia discordantium canonum,
communément appelée Décret de Gratien, qui, en raison de sa riche documentation
et de son souci d’allier règles juridiques et principes moraux, a acquis une
immense autorité dans l’Église.
L’ouvrage
est divisé en trois parties[936] :
1e
partie (101 distinctions) : le droit en général, les clercs et leurs
charges, les rapports entre les deux pouvoirs, civil et religieux.
2e
partie (divisée en causes subdivisées en questions) : les affaires
ecclésiastiques : simonie, procédure, biens temporels, vie monastique,
serment, hérésie. Dix « causes » ont pour objet le mariage et l’une
d’entre elles, divisée en sept distinctions, la pénitence.
3e
partie (cinq distinctions) : les rites : lieux et temps sacrés,
baptême et eucharistie.
Selon la
méthode d’Abélard, très lu à Bologne, l’auteur, allègue les auctoritates, souvent discordantes, puis
donne en quelques mots (dicta Gratiani),
à la lumière de l’Écriture et de la Tradition, la solution des difficultés
qu’elles soulèvent. Juxtaposant l’ancien et le nouveau, il prolonge des thèmes
traditionnels qui autrement auraient pu être oubliés, et accrédite des thèmes
destinés à un grand développement ultérieur.
Ainsi, à
propos du pouvoir pontifical, il assume la doctrine de Nicolas Ier
et des grégoriens, et formule un droit propre et autonome de l’Église. La
primauté de Pierre est d’institution divine. Il faut obéir à l’Église qui est à
la tête des autres. Le pape, ou le siège de Pierre, ou l’Église romaine, est
législateur suprême, voire unique : « La sacro-sainte Église romaine
confère le droit et l’autorité aux saints canons, mais n’est pas liée par
eux »[937].
Il revient au pape de réunir les conciles. La foi de l’Église romaine est
inviolée, c’est à elle qu’on doit se conformer. Mais, d’autre part, Gratien,
conservateur, appelle le pape vicarius
Petri et non vicarius Christi. Le
pontife romain n’est pas universalis.
L’obéissance qu’on lui doit n’est pas illimitée. « Le pape, devant juger
les autres, n’est soumis au jugement de personne, à moins qu’il ne soit trouvé
dévier de la foi, nisi deprehendatur a
fide devius »[938].
L’Ecclesia comme telle, ou sa
« charité », est sujet d’activité, d’initiatives, de pouvoir,
d’infaillibilité.
Dans la
ligne du dualisme gélasien, les deux pouvoirs ont été institués par Dieu comme
distincts. Les princes sont soumis à la juridiction de l’Église au spirituel,
qui peut exercer une influence sur le temporel, mais de soi celui-ci possède
une autonomie réelle par rapport à l’autorité sacerdotale. Cette position sera
celle de la plupart des canonistes du xiie
siècle, surtout à Bologne, plus proche de l’Empire que Paris.
Chez les
canonistes de l’époque, on relèvera deux thèmes importants :
Cette
distinction était impliquée dans des faits comme l’ordination de moines sans
ministère. Gratien distingue en ce cas entre potestas et exsecutio
potestatis. Tel autre, pour déterminer ce que peuvent faire les prêtres
hérétiques, distingue entre ordo et mera potestas. Huguccio, lui, distingue
entre la potestas ligandi et solvendi et
la iurisdictio, de laquelle relève
l’excommunication et qui peut être conférée à un laïc. La distinction s’achève
au début du xiiie
siècle, le pouvoir d’excommunier étant alors séparé du pouvoir d’ordre au
profit du pouvoir de juridiction. En ecclésiologie, l’émergence d’une notion de
juridiction autonome exercera une influence sur la conception du pouvoir
pontifical : Pierre l’emporte sur les autres Apôtres, non par l’ordre mais
par l’administratio[939].
Finalement, pour un Agostino Trionfo, papa
est nomen iurisdictionis, et il pourrait être vicaire du Christ sans être
évêque de Rome
Au xiie siècle, l’Église est
considérée, d’une part comme corpus,
impliquant tête et membres, d’autre part comme multitudo fidelium, universitas christianorum, les deux idées ne
s’opposant nullement. Nul n’aurait encore l’idée de disjoindre l’aspect de
« corporation » (collectio,
societas, universitas, collectio, congregatio), formée d’en bas, et
« institution », formée d’en haut : la notion de corpus impliquait les deux aspects. Dans
la seconde moitié du siècle, beaucoup la concevaient sans un sens corporatif,
sur le modèle des relations existant entre l’évêque et le chapitre, auquel le
pouvoir de juridiction revenait à la mort de l’évêque qu’il avait élu. Huguccio
allait jusqu’à transposer cette conception dans le rapport existant entre le
pape et les cardinaux, ou entre l’Église romaine et l’Église universelle. Ces
positions aboutiront au xiiie
siècle aux thèses conciliaristes, tenant que le pouvoir réside dans l’universitas, et dans le pape seulement
comme dans son ministre. Au xiie
siècle, on n’oppose pas le pape et le concile : le pape n’est jamais mieux
en possession de son autorité que lorsqu’il préside un concile. D’un côté, le
pape est caput, et le concile reçoit
de lui sa robur. D’autre part,
l’indéfectibilité de la foi appartient à l’Ecclesia
comme telle. C’est seulement au xiiie
siècle que saint Thomas le premier montrera l’articulation qui unit ces deux
idées.
Selon
l’historien luthérien R. Sohm, l’Église et la législation humaine s’opposant
contradictoirement, le Décret de
Gratien, formulant un droit théologique et sacramentel, serait le dernier
produit d’un ancien droit pneumatique et divin, remplacé à partir de 1170, sous
l’influence du droit romain qui se répandait à l’université de Bologne, par une
conception juridique et corporative de l’Église, soumise à un pouvoir
législatif et ainsi devenue semblable à n’importe quelle autre société.
Cette
interprétation, fondée sur l’idéologie plus que sur une documentation solide,
n’a pas résisté à la critique des historiens. Mais il est vrai qu’avec le
développement de la science canonique le droit joue un rôle plus important dans
l’Église, comme le montrent les collections de décrétales et le fait qu’à
partir d’Alexandre III la plupart des papes sont des juristes.
Signalons au
passage quelques décisions disciplinaires des papes et conciles de cette époque
sur lesquelles nous n’aurons plus à revenir :
Les quatre conciles du Latran prennent des mesures
pour confirmer l’interdiction des grands vices de l’époque précédente :
simonie, étroitement liée aux investitures laïques, et nicolaïsme :
Can. 1 : « Suivant l’exemple des saints Pères », et
renouvelant le devoir de notre charge, nous défendons de toute manière, par
l’autorité du Siège apostolique, que l’on ordonne ou promeuve qui que ce soit
dans l’Église de Dieu pour de l’argent. Si quelqu’un a obtenu dans l’Église ordination
ou promotion de cette manière, qu’il soit totalement privé de la dignité
obtenue[940].
Can. 2. Si poussé par l’exécrable passion de l’avarice quelqu’un a acquis
à prix d’argent une prébende, un prieuré, un doyenné, un honneur ou une
promotion ecclésiastique ou quelque réalité sacrée de l’Église, comme le saint
chrême, l’huile sainte, la consécration d’autels ou d’églises, il sera privé de
l’honneur mal acquis ; et acheteur aussi bien que vendeur et intermédiaire
seront frappés d’infamie. Et ni pour la subsistance, ni sous le couvert de
quelque coutume, rien ne sera exigé de personne avant ou après, et le
bénéficiaire lui-même ne donnera rien, car c’est de la simonie ; mais il jouira
librement et sans aucune atténuation de la dignité et du bénéfice qui lui ont
été conférés[941].
Chap. 10. On ne recevra pas de moines dans un monastère contre de
l’argent... Si quelqu’un, après avoir été expulsé, a donné quelque somme
d’argent pour être reçu, il n’ira pas jusqu’aux ordres sacrés ; celui qui aura
reçu cet argent sera puni par la privation de sa charge[942].
En de nombreux endroits de nombreuses personnes — semblables aux vendeurs
de colombes dans le Temple — commettent de honteuses et exécrables exactions et
extorsions pour la consécration des évêques, la bénédiction des abbés et
l’ordination des clercs. On tarifie ce qui doit être payé à celui-ci ou à
celui-là, à tel ou tel autre ; et, comble de perdition, certains s’efforcent de
justifier cette honte et cette dépravation au nom d’une coutume observée de
longue date.
Voulant donc abolir un si grand abus, nous réprouvons totalement une
telle coutume dont le vrai nom est corruption ; nous statuons formellement que,
pour la collation ou la réception des ordres, personne n’ose exiger et
extorquer quelque chose sous quelque prétexte que ce soit ; sinon, aussi bien
celui qui aura reçu que celui qui aura donné une telle somme absolument
interdite sera condamné avec Guéhazi (2 R 5, 20-27) et Simon (Ac 8
,9-24)[943].
De même le 1er concile du Latran, complétant le concordat de
Worms, réitère l’interdiction des investitures laïques :
Can. 4 (autres 8). En outre, conformément à l’ordonnance du bienheureux
pape Étienne, nous statuons que les laïcs, si religieux qu’ils soient, n’ont
aucun pouvoir de disposer en quoi que ce soit des biens ecclésiastiques ; mais,
selon les Canons des apôtres (can. 38, autres 39), que l’évêque ait la charge
de toutes les affaires ecclésiastiques et les dispense comme sous le regard de
Dieu.
(Autres can. 9) Si donc l’un des princes ou des autres laïcs s’était
arrogé le droit de disposer, de donner ou de posséder des biens
ecclésiastiques, qu’il soit regardé comme sacrilège[944].
Le même concile du Latran répète également les
mesures prises au siècle précédent pour faire respecter le célibat des prêtres,
diacres et sous-diacres :
Can. 3 (autres 7) : Nous interdisons absolument aux prêtres, aux
diacres et aux sous-diacres d’avoir sous leur toit des concubines ou des
épouses et de cohabiter avec d’autres femmes, à l’exception de celles dont le
concile de Nicée (can. 3) a permis qu’elles habitent avec eux en raison
seulement des nécessités, à savoir la mère, la sœur, la tante paternelle ou
maternelle ou d’autres femmes semblables, ne pouvant donner lieu à aucun
soupçon justifié[945].
Les papes du
moyen âge poursuivent la tradition de la protection des Juifs inaugurée par
saint Grégoire le Grand. Ainsi Innocent III, comme ses prédécesseurs immédiats,
interdit les conversions forcées et les vexations, à la seule condition que les
Juifs eux-mêmes ne cherchent pas à subvertir la foi chrétienne :
Bien que l’incrédulité des juifs doive être réprouvée de multiples
manières, cependant, parce que par eux notre foi se trouve confirmée en vérité,
ils ne doivent pas être lourdement opprimés par les fidèles... De même qu’il ne
doit pas être permis aux juifs, dans leurs synagogues, de présumer quelque
chose qui aille au-delà de ce qui est permis par la Loi, de même ils ne doivent
pas subir de préjudice en ce qui leur est permis.
Aussi, même s’ils préfèrent demeurer dans leur endurcissement plutôt que
de connaître les prédictions des prophètes et les mystères de la Loi, et de
parvenir à la connaissance de la foi chrétienne, puisqu’ils demandent l’aide de
notre défense, poussés par la mansuétude de la piété chrétienne, Nous suivons
la trace de nos prédécesseurs d’heureuse mémoire, Callixte (II), Eugène (III),
Alexandre (III), Clément (III) et Célestin (III). Nous accueillons leur
requête, et leur accordons le bouclier de notre protection.
Nous ordonnons en effet qu’aucun chrétien ne doit les contraindre par la
force à venir au baptême à leur corps défendant ou contre leur volonté ;
mais si l’un d’entre eux vient librement chercher refuge auprès de la foi
chrétienne, après que sa volonté aura été éprouvée, qu’il devienne chrétien
sans aucune vexation. Car on ne croit pas qu’a la foi véritable de la
chrétienté quelqu’un dont on sait que ce n’est pas de façon spontanée, mais
contre son gré, qu’il vient au baptême des chrétiens.
De même aucun chrétien ne doit se permettre de léser leur personne sans
scrupule en dehors d’un jugement du seigneur du lieu, ou d’enlever leurs biens
par la force, ou de modifier les bons usages qui étaient les leurs jusque-là
dans la région qu’ils habitent. En outre, que personne, d’aucune façon, ne les
trouble à coups de bâton ou de pierres lors de la célébration de leurs fêtes,
et que personne ne cherche à exiger d’eux des services qui ne sont pas dus, ou
à les y obliger, à l’exception de ceux qu’ils avaient eux-mêmes coutume de
rendre dans le passé. De plus, pour parer à la dépravation et à l’appétit du
gain d’hommes mauvais, Nous décrétons que personne ne doit avoir l’audace de
violer un cimetière juif, ou de le mépriser, ou encore de déterrer des corps
déjà inhumés pour trouver de l’argent, ... (sont excommuniés ceux qui violent
ce décret). Cependant Nous voulons que ceux-là seulement bénéficient de cette
protection qui ne se permettent pas de se livrer à des machinations en vue de
subvertir la foi chrétienne[946].
Le xiie siècle voit naître à
Paris, outre l’ancienne école cathédrale, deux écoles appelées à un brillant
avenir : l’école de Sainte-Geneviève, où devait enseigner Abélard, et
l’école de Saint-Victor. C’est dans ces milieux d’intense fermentation
intellectuelle que mûrira la « première scolastique », et que se
développeront des idée appelées à un grand avenir au siècle suivant.
En matière
d’ecclésiologie, la première scolastique hérite des thèmes augustiniens, qui seront
le bien commun de tout le xiie
et encore du xiiie
siècles.
D’une part,
le Christ a des fidèles, qui forment son corps, constitué par l’unité de foi,
la même ante legem, sub lege, sub gratia.
D’autre
part, les sacrements ne portent leur fruit de grâce que dans l’Ecclesia, en vertu de la caritas, ou de l’unitas, qui unit les fidèles dans le Saint-Esprit.
La théologie
de l’Église comme corps mystique offre un développement remarquable chez Hugues
de Saint-Victor.
Entré à
Saint-Victor entre 1115 et 1118, chargé de la direction des études dans son
monastère en 1133, Hugues, ami de saint Bernard, y enseigna avec un grand
succès. Son De sacramentis christianæ
fidei (avant 1137 ?), œuvre puissante et originale, offre le premier
système complet de dogmatique de la haute scolastique.
Le 1er
livre, subdivisé en 12 parties, étudie les sacrements seulement dans la 9e.
Le 2e livre, subdivisé en 18 parties, étudie d’abord le Christ puis,
de la seconde à la 15e partie, l’Église et ses sacrements, et enfin
les fins dernières.
Par
« sacrements », maître Hugues entend souvent les choses saintes
signifiées par l’Écriture, les mystères, c’est-à-dire, en fait, toute la
théologie, tota divinitas. C’est en
ce sens qu’il faut comprendre le titre de l’ouvrage. D’autres fois, il désigne
les choses saintes servant directement à la sanctification de l’âme, donc
essentiellement les sacrements, « sacrements principaux ou majeurs »,
et les sacramentaux, « sacrements mineurs » : « Un élément
corporel proposé extérieurement, représentatif par similitude, significatif en
vertu de son institution, et, en vertu de cette sanctification, contenant une
grâce spirituelle »[948].
L’Église
occupe une place centrale dans la pensée du maître victorin, fervent disciple
de saint Augustin. Les symboles bibliques par lesquels il la désigne sont les
mêmes que ceux des Pères et des autres médiévaux : maison de Dieu, cité du
Roi, corps du Christ, épouse de l’Agneau, objet principal de l’Écriture comme
le Christ lui-même, terme de la création, arche de salut dans laquelle Dieu
s’unit l’homme[949].
Mais il insiste particulièrement sur la vie spirituelle. L’Église est la
réalité actuelle des mystères de notre communion avec Dieu et de sa restauration,
dont parle l’Écriture. Elle est le lieu où, par les « mystères », sacramentis, agissent les forces
spirituelles qui produisent cette communion.
Après la
partie consacrée au Christ, le maître de Saint-Victor montre comment la grâce
du Chef tend à se répandre dans l’Église[950].
Il tente de définir l’Église en intégrant l’essentiel de la pensée
augustinienne sur le corps du Christ dans une vision de l’histoire du salut, (opus conditionis, opus restaurationis) et
dans la théologie des sacrements. La foi, scellée par le baptême dans le régime
actuel[951],
est le principe de l’unité du peuple de Dieu, l’acte intérieur de la foi étant
étroitement lié aux rites extérieurs, les sacrements de la foi. Cette foi nous
incorpore au Christ. Mais ce qui nous donne la lumière de la foi comme la
flamme de la charité, c’est le Saint-Esprit[952].
Or le Saint-Esprit nous est communiqué par le Christ :
De même que
l’esprit de l’homme, par la tête, descend vivifier les membres, ainsi l’Esprit
Saint, par le Christ, vient aux chrétiens. Le Christ, en effet, est la
Tête ; le chrétien est le membre. La tête est une, les membres nombreux,
et il se fait un unique corps de la tête et des membres, et dans cet unique
corps, il n’y a qu’un seul Esprit. La plénitude de cet Esprit est dans la Tête,
la participation dans les membres. Si donc le corps est un et si l’Esprit est
un, celui qui n’est pas dans le corps ne peut être vivifié par l’Esprit…
La sainte
Église est le corps du Christ ; elle est vivifiée par un seul Esprit, unie
et sanctifiée par une seule foi. De ce corps sont membres chacun des
fidèles ; tous sont un seul corps, à cause de l’Esprit unique et de la foi
unique. De même que, dans le corps humain, chacun des membres a sa fonction
propre et distincte, et que, cependant, ce n’est pas pour lui seul qu’il opère
ce qu’il opère à lui seul ; de même, dans le corps de la sainte Église,
les dons de grâce sont distribués aux individus, et pourtant, aucun n’a pour
lui seul cela même qu’il a lui seul. Seuls, les yeux voient, et cependant, ils
ne voient pas pour eux seuls, mais pour tout le corps. Seules, les oreilles
entendent, et cependant, elles n’entendent pas pour elles seules, mais pour
tout le corps. Seuls, les pieds marchent, et cependant, ils ne marchent pas
pour eux seuls, mais pour tout le corps… De la même manière, chacun de ceux qui
ont mérité de recevoir le don de la grâce de Dieu doit savoir que ce n’est pas
à lui seul qu’appartient cela même qu’il est seul à avoir[953].
Dans la
ligne de saint Augustin, d’une part, pour recevoir l’Esprit du Christ, il faut
être dans le corps du Christ. D’autre part, on est corps du Christ quand on vit
de son Esprit. La foi et le baptême font les fideles de l’Église en tant qu’universitas
fidelium. Celle-ci est appelée corps du Christ à cause de son Esprit :
« Quand tu deviens chrétien, tu deviens membre du Christ, participant de
l’Esprit du Christ »[954].
On notera
dans cette théologie du corps mystique l’accent placé sur le Saint-Esprit[955].
Il n’est pas encore question de la grâce capitale du Christ : c’est le Saint-Esprit
qui nous fait membres de ce corps : la qualité de caput du Christ consiste à recevoir le premier, en plénitude,
l’Esprit Saint qui nous vivifie mediante
Christo[956].
C’est seulement à partir de Pierre Lombard, et surtout de ses successeurs,
qu’apparaîtra le thème de la grâce capitale du Sauveur.
La première
scolastique se développe surtout dans les écoles à partir d’Anselme de Laon et
Abélard, mais surtout de Pierre Lombard à Guillaume d’Auxerre († 1237) et les premiers théologiens des Ordres mendiants.
Elle est caractérisée par l’emploi de l’analyse et la méthode dialectique de la
quæstio[957].
L’une des questions posées est de savoir à quel titre le Christ est caput de l’Église : selon sa
divinité, ou proprement selon son humanité ? Et qu’est-ce exactement que
ce caput ? Il est princeps, origo, rector, fons, et il est de même nature que le
corps. Mais on ne met pas encore en valeur la notion de causalité efficiente.
On attribue
d’ordinaire l’initiative de la constitution du traité de Christo capite à Pierre Lombard, qui enseigna à l’école
capitulaire de Paris à partir de 1140 environ, et devint archevêque de Paris en
1159 ou 1160. On connaît l’immense influence de ses Sententiarum libri quattuor, écrits vers 1155, approuvés pour
l’essentiel par le concile du Latran de 1215 et base de l’enseignement
universitaire de toute la chrétienté jusqu’à l’époque de saint Pie V.
à
la distinction 13 du 3e livre, consacré à l’Incarnation, le Maître
se demande si le Christ a pu progresser en sagesse et en grâce, et a
effectivement progressé. Il cite la lettre de saint Augustin à Dardanus[958],
mais sans mettre en valeur l’humanité de Jésus. Celle-ci, répond le Lombard,
possède la grâce, en premier lieu, parce qu’elle appartient à une Personne
divine, ensuite, parce qu’elle est sanctifiée en elle-même, enfin, parce
qu’elle est source de sanctification pour tous les chrétiens.
Avant 1175, Pierre de Poitiers, dans
le Sententiarum libri quinque, traite
de la grâce du Chef d’une manière assez élaborée. Le Christ est-il chef de
l’Église selon la nature divine ou selon la nature humaine ? La réponse,
vigoureusement argumentée selon la dialectique du temps, avec objections,
réponses, instances, est longue, riche en aperçus divers, en déductions, en
raisonnements. Si c’est selon l’humanité que le Christ est Chef de l’Église,
celle-ci était-elle donc sans tête avant l’Incarnation ? Ou bien, les
justes de l’ancienne Loi étaient-ils membres du diable ? Et n’existait-il
pas de prière au nom du Christ, qui n’était pas encore Médiateur ? Et de
répondre : on dit que le Christ est Tête de l’Église transumptive, par métaphore, en raison de sa supériorité, positione, de son gouvernement, regimine, et de l’identité de nature.
Les deux premiers traits conviennent aussi à la divinité, mais non le
troisième. Donc le Christ n’est chef de l’Église par sa divinité qu’en un sens
différent et diminué. Puis, Pierre réfute les objections — celles que nous
avons citées, et plusieurs autres — en montrant qu’elles sont sophistiques[959].
Mais le traité lui-même n’est pas encore constitué.
Pierre le Chantre, dans les dernières années du xiie siècle, développera l’idée que les dons
spirituels a Christo defluunt, sans
préciser encore en quel sens exactement.
Par
ailleurs, grâce à la notion aristotélicienne d’habitus, introduite par Abélard,
Alain de Lille, après 1194,
établit à propos du baptême la distinction entre la possession des vertus habitu et in usu, en acte :
Toute vertu est
une qualité ; et toute vertu est par nature une puissance de la créature
raisonnable, par laquelle la créature raisonnable est apte à faire ceci ou
cela. C’est pourquoi Tullius [Cicéron] place les vertus parmi les espèces de
droit naturel ; et Aristote, au Prédicament de la qualité[960],
dit : « En outre, les sciences et les vertus… » Augustin dit
aussi[961] que la
vertu appartient au genre qualité. En outre, comme toute vertu est un habitus de l’âme bien constituée, et que
tout habitus ou disposition est une qualité, toute vertu est une qualité…
On possède les
vertus à l’état d’habitus, quand
l’homme par ces puissances a une certaine aptitude et inclination à en user, si
le moment le requiert… Mais on dit qu’on les possèdes in usu, quand on en use pour bien agir[962].
L’Église
étant définie comme corps mystique, quels en sont donc les membres ? Si
elle est société de grâce, comment les pécheurs peuvent-ils continuer à lui
appartenir ? Ils lui restent unis, selon Pierre le Chantre, participatione sacramentorum, ou du
moins — car tous les baptisés ne participent pas aux sacrements — communione christiani characteri :
Il y a des
membres de l’Église par la participation aux sacrements [c’est-à-dire, à
l’époque, à ses rites en général] qui ne sont pas les membres du Christ, car
ils sont pourris. En effet on est membre du Christ par la foi et la dilection.
Mais il n’est pas nécessaire que tous les membres du corps soient membres de la
Tête[963].
En d’autres
termes, inspirés de saint Augustin, ils sont dans l’Église corpore non mente[964] ;
ils sont in Ecclesia, dit Baudouin de
Cantorbéry, sans être membra Christi[965].
Mais alors, l’Église et le corps du Christ représentent-ils deux réalités
différentes ? Faudrait-il définir l’Église dans l’ordre du sacramentum (tantum), de l’ensemble des
signes-instruments de la grâce, à l’exclusion de la res, de la réalité de grâce obtenue par ces moyens ? On
entrevoit déjà ici les glissements ecclésiologiques auxquels donnera lieu la
réaction contre les mouvements hétérodoxes à partir du xive siècle et jusqu’à nos jours.
Au sujet des
relations entre le sacerdoce et l’empire, le xiie
siècle hérite d’un double courant : celui de l’époque carolingienne, où le
peuple de Dieu était gouverné conjointement par le sacerdotium et le regnum ;
celui de la réforme grégorienne, où l’Église, avec le pape à son sommet ou à sa
source, prend son indépendance à l’égard de la société temporelle. Il voit un
renouveau du droit romain, le développement des corporations, l’essor du
sentiment national, chaque roi voulant être imperator
in terra sua.
De Grégoire
VII à Innocent III, s’élabore une théologie du pouvoir papal face au pouvoir
royal. Tous les auteurs de l’époque sont habités par un idéal d’unité, et
veulent informer la vie terrestre par la finalité terrestre. Mais ils le font
selon deux lignes différentes :
— Ou bien l’Ecclesia englobe la société, que la
monarchie universelle revienne au pape, ou que, dans la perpective monastique
traditionnelle, l’on recherche simplement la sacralisation de toute la vie
(« spiritualisme politique »).
— Ou bien, comme la
plupart des canonistes, on reconnaît une relative autonomie de l’ordre
séculier, et l’on situe par rapport à lui l’autorité plus haute du Pontife
romain. Ce courant (illustré plus tard par saint Thomas et Jean de Paris)
profitera des apports de la philosophie politique d’Aristote.
Innocent
III, on le verra plus loin, se rattachera à ces deux courants à la foi.
L’Église est
universitas fidelium, peuple de Dieu
qui doit être conduit au ciel par les prêtres, mais aussi, puisqu’il faut
réprimer les méchants, par les princes, dont la fonction est purement
ministérielle, et qui n’ont de pouvoir que dans l’Église, voire par elle. Cette
tendance apparaît chez Honorius d’Autun :
Les rois et les
juges n’ont de pouvoir que pour venger les crimes les plus graves… Le sacerdoce
est plus digne que le règne, car il lui donne son ordre en l’établissant… Le
roi doit être établi par les prêtres du Christ, qui sont les vrais princes de
l’Église[966].
Hugues de
Saint-Victor[967],
Thomas Becket[968]
présentent également l’Église comme universitas
fidelium, divisée entre deux ordres : clercs et laïcs. Les deux
compétences sont bien distinctes, mais, dans la perspective du corps mystique
et de la royauté comme fonction dans ce corps, le pouvoir des princes est
ordonné à celui des prêtres, et doit par conséquent être « institué »
par elle — non qu’ils tiennent leur pouvoir du sacerdoce, mais parce qu’ils
sont « formés » comme princes chrétiens par lui :
Il revient au
pouvoir spirituel d’instituer, instituere,
le pouvoir temporel, pour qu’il existe, et de le juger, s’il n’est pas bon… Il
lui donne forme par l’institution, formans
per institutionem[969].
En
Angleterre, l’influence du sacerdoce s’accroît. Il est comme l’âme, la royauté
est comme le corps et doit user de son autorité selon le bien et les normes de
l’Église. Jean de Salisbury, qui fut secrétaire de Thomas Becket, essaie de
concilier cette conception avec les influences des canonistes et de l’école de
Chartres : « Le prince est ministre du sacerdoce ; il exerce
cette part du devoir sacré qui est estimée indigne des mains
sacerdotales »[970].
Cette
conception s’appliquait également à l’empire : l’empereur est sacré
empereur romain pour la défense de
l’Église romaine et de la paix, comme bracchium
Ecclesiæ romanæ[971].
L’empereur est l’advocatus de
l’Église. Seul le pape a une autorité suprême et universelle.
à
la différence de nombre de théologiens, la plupart des décrétistes affirment,
avec les empereurs, l’indépendance du pouvoir royal en tant que tel par rapport
au sacerdoce. Roland Bandinelli, devenu en1159 le pape Alexandre III, tient
avec son maître Huguccio que le pouvoir royal ne consiste pas seulement dans le
service de l’Église, mais possède son domaine propre. Aucun des deux pouvoirs,
expliquait Huguccio, « ne dépend de l’autre quant à son
institution ». Le pape n’a d’autorité sur les laïcs que quoad spiritualia. L’Église possède en
droit le glaive matériel, c’est-à-dire la possibilité de faire régner la
justice par la force, mais l’exerce en commandant aux laïcs compétents. Le pape
a la charge de la paix et de la justice au niveau le plus élevé, d’où ses
interventions dans les querelles entre les princes, et le droit exclusif de
sacrer et d’excommunier les empereurs.
Le
vocabulaire lui-même reflète l’importance croissante de la papauté entre saint
Grégoire VII et Innocent III, en même temps que la persistance de thèmes plus
anciens :
Apostolicus : Nous avons déjà rencontré cette
expression chez saint Anselme. Elle se généralise au cours du xiie siècle, chez les
canonistes comme chez les théologiens. Elle s’explique par le fait que le pape
tient la place du Princeps Apostolorum.
Patriarcha : Le thème des patriarcats demeure
présent, quoique de manière assez platonique. On distingue cependant parfois
dans les pouvoirs du pape entre le patriarcat (d’Occident), et son primat
universel : « Le seigneur pape est patriarche de cette province, et
(seigneur) apostolique de tout l’univers »[972].
Universalis : Qualificatif exclu par Grégoire le
Grand[973]
et Léon IX, mais adopté par Grégoire VII. Vers 1157, Rufin précise :
« Tous les jours dans nos lettres nous appelons le Souverain Pontife
“universel“ »[974].
Plenitudo potestatis : Chez saint Léon, l’expression
oppose la sollicitude universelle du pape et la pars sollicitudinis des évêques. De sens assez imprécis chez les
canonistes, elle est mise par saint Bernard en relation avec la typologie
christologique de Melchisédech, et est adoptée par la curie sous Clément III.
Innocent III reprend cette interprétation.
Vicarius Christi s’applique encore aux évêques, aux
abbés et même aux simples prêtres. On désigne plutôt le pape comme vicarius sancti Petri. Mais vicarius Christi tend à devenir un titre
propre du pape. Dans Jean 21, on entend les agnos
comme les simples fidèles, et les oves
comme les évêques. Cette évolution est favorisée par la distinction récente
entre ordre et juridiction.
Potestas clavorum : Le pouvoir des clefs a été donné à
tous les Apôtres, donc aux évêques leurs successeurs[975].
Parfois on précise : Pierre l’a reçu principaliter
(Pierre de Celle), ou specialiter.
Devius a fide : Néanmoins, on admet la
possibilité d’un pape hérétique, le siège de Pierre demeurant indéfectible, ce
qui implique une distinction entre la sedes
et le sedens.
Évoquons,
avec deux grandes figures de papes de la fin du siècle, les étapes majeures de
l’évolution de la notion de papauté à cette époque.
Professeur de théologie à Bologne avant d’être nommé
cardinal (1150), juriste éminent, Roland Bandinelli nous a laissé un abrégé de
la seconde partie du Décret de
Gratien , dit Stroma (1148), et
un commentaire des Sententiæ de Pierre
Lombard. Devenu pape sous le nom d’Alexandre III, il suivit de près le
mouvement intellectuel de son temps, et prit des mesures disciplinaires d’une
grande portée doctrinale, notamment sur le baptême et le mariage.
Alexandre III affirme sans cesse que l’Église romaine
est caput et magistra omnium ecclesiarum.
Il se désigne comme vicarius Petri,
non vicarius Christi : Rome
jouit de la primauté dans la charge apostolique conférée aussi aux autres
Églises[976].
Alexandre
accentue le rôle du Saint-Siège dans les canonisations, déterminées jusque là
par la réception du culte dans l’Église.
Il développe
de manière appréciable l’importance du magistère doctrinal du pape. Gerhoch de
Reichersberg lui ayant écrit pour lui demander de condamner la christologie de
Pierre Lombard[977],
il refusa, par sa décrétale Cum Christus
de 1177, de condamner le maître des Sentences,
tout en réprouvant les erreurs qui divisaient alors les esprits. Démarche d’une
grande portée, à partir de laquelle les canonistes ont posé la question de
l’éventualité d’un pape errant dans la foi. La Somme canonique répond :
Il ne semble
pas que le pape puisse être mis en accusation pour hérésie, car on doit
considérer un énoncé comme catholique du fait que le pape pense ainsi, même si
tous diffèrent de sentiment avec lui, parce qu’une question de foi ne peut être
conclue que par le successeur de Pierre[978].
En mars
1179, le 3e concile du Latran promulguait l’important décret Licet de vitando, ou « décret
d’Alexandre III », afin de remédier aux désordres qui s’étaient récemment
produits. On décidait que, « si une concorde parfaite ne pouvait s’établir
entre les cardinaux dans le choix du nouveau pape, celui-là serait élu qui
aurait obtenu les deux tiers des voix. « Mais celui qui, s’appuyant sur le
tiers qui l’a choisi, usurperait le nom d’évêque, tant lui que ses fauteurs,
(seraient) frappés d’excommunication, de déposition, et la communion ne lui
serait accordée qu’au moment de la mort »[979].
On ne
faisait dans ce décret aucune allusion à une reconnaissance de l’élu par le
pouvoir impérial. On ne mentionnait plus aucune différence entre les cardinaux
évêques et les autres cardinaux : tous jouissaient du même pouvoir
d’élection. La participation du clergé et du peuple était supprimée, ce qui
devait rendre les élections plus sereines et plus rapides.
Après les
brefs pontificats de Grégoire VIII et de Célestin III, Innocent III représente
un sommet dans la papauté médiévale. Après avoir étudié la théologie à Paris,
sous Pierre de Corbeil, puis le droit à Bologne, où il eut pour maître Huguccio
de Pise, il entra à la curie et fut créé cardinal en 1189, puis élu évêque de
Rome à l’unanimité, à l’âge de trente-huit ans, en 1198. Comment conçoit-il la
fonction du pape dans l’Église et la société ?
L’universalis Ecclesia, c’est-à-dire, dans
les lettres du pape[981],
l’Église telle qu’elle existe sur la terre, l’ensemble des Églises locales ou
la totalités des fidèles hiérarchiquement organisés, englobe sacerdoce et
royauté, reflétant l’ordre que Dieu a mis dans le monde, éclairé par le soleil
et la lune :
De même que Dieu, le créateur de l’univers, a fixé deux grands luminaires
au firmament du ciel, le plus grand pour qu’il préside au jour, le plus petit
pour qu’il préside à la nuit, de même il a établi au firmament de l’Église
universelle qui est appelée « ciel » deux grandes dignités ; une plus
grande pour que, comme pour le jour, elle préside aux âmes, et une plus petite
pour que, comme pour les nuits, elle préside aux corps, et ce sont l’autorité
pontificale et le pouvoir royal. En outre : de même que la lune reçoit la
lumière du soleil, et qu’en vérité elle est plus petite que lui aussi bien
quant à sa grandeur que quant à sa qualité, et aussi bien quant à sa situation
que quant à son effet, de même aussi le pouvoir royal reçoit de l’autorité
pontificale la splendeur de sa dignité ; plus il s’attache à la regarder, plus
il est paré d’une grande lumière, et plus il en éloigne son regard, plus il
perd de sa splendeur[982].
Au sommet de
l’universalis Ecclesia se trouve le
Christ, « prêtre pour l’éternité selon l’ordre de Melchisédech »,
cumulant les deux fonctions, distinctes mais subordonnées — puisque la royauté
est postérieure au sacerdoce et que le roi est sacré par le prêtre — dans
l’Ancien Testament. De même, dans la nouvelle Alliance, le sacerdoce chrétien
est royal.
Innocent
n’emploie jamais le titre de vicarius
Petri. Celui qu’il affectionne le plus et qui revient constamment sous sa
plume est celui de « vicaire de Jésus-Christ et successeur du prince des
Apôtres », « vicaire de celui dont le royaume n’a pas de
limites », « représentant de celui à qui appartient la terre et tout
ce qu’elle contient et tous ceux qui l’habitent », « représentant de
Dieu sur la terre », plénipotentiaire de « celui pour qui règnent les
rois et gouvernent les princes et qui donne les royaumes à qui bon lui
semble » :
Le roi des rois
et Seigneur des seigneurs (Ap 19, 16), Jésus-Christ, prêtre pour l’éternité
selon l’ordre de Melchisédech (He 5, 6), à qui le Père a tout remis entre les
mains… qui possède la terre et tout ce qui s’y trouve… a ordonné comme son
vicaire, dans le bienheureux Pierre, le souverain Pontife du Siège apostolique
et de l’Église romaine[983].
Aussi
Innocent réaffirme-t-il avec vigueur, en l’appuyant sur l’autorité de
l’Écriture et des anciens canons, la primauté du Siège apostolique,
« second fondement de l’Église » après le Christ :
La primauté du Siège apostolique, qui a été établie non pas par un homme
mais par Dieu, et de façon plus juste encore par le Dieu homme, est confirmée
en vérité par de nombreux témoignages aussi bien des évangiles que des apôtres,
d’où ont procédé par la suite les dispositions canoniques qui affirment de
façon unanime que la très sainte Église consacrée dans le bienheureux Pierre,
le prince des apôtres, a la prééminence sur les autres comme leur maîtresse et
leur mère. C’est lui en effet... qui a mérité d’entendre : « Tu es Pierre...
Je te donnerai les clés du Royaume des cieux » (Mt 16, 18 s.).
En effet, bien que le premier fondement de l’Église et le principal soit
le Fils unique de Dieu Jésus Christ, selon ce que dit l’Apôtre : « Car un
fondement a été posé, en dehors duquel aucun autre ne peut être posé, et qui
est le Christ Jésus » (1Co 3, 11), Pierre n’en est pas moins le
second fondement de l’Église et qui vient au deuxième rang et s’il n’est pas
non plus le premier dans le temps, par son autorité, il n’en a pas moins la
prééminence parmi les autres dont l’apôtre Paul dit : « Vous n’êtes plus
des étrangers, ni des émigrés, vous êtes concitoyens des saints et de la
famille de Dieu, édifiés sur le fondement des apôtres et des prophètes »
(Ep 2, 20)[984].
Comme son nom l’indique (Innocent rapproche Céphas et caput), le Pontife romain est tête de
l’Église universelle, sans détriment du reste, semble-t-il, pour la
« plénitude de pouvoir » de chaque évêque dans son diocèse :
Sa primauté, la Vérité elle-même l’a exprimée également par elle-même lorsqu’elle
a dit : « Tu seras appelé Céphas » (Jn 1, 42) : même si cela est traduit par « Pierre », il n’en
est pas moins présenté comme la « tête » de sorte que, de même que la
tête a la prééminence parmi les autres membres du corps, puisque aussi bien c’est
en elle que vit la plénitude des sens, de même aussi Pierre excelle parmi les
apôtres par l’éminence de sa dignité, et ses successeurs parmi tous ceux qui
président aux Églises, tandis que les autres sont appelés à avoir part à la
sollicitude en sorte que rien n’est perdu par eux de la plénitude de leur
pouvoir[985].
Il est aussi
pasteur de toutes les brebis sans exception, quel que soit leur rang, dans
l’univers entier :
C’est à lui que le Seigneur a confié le souci de paître ses brebis par
une parole répétée par trois fois, de sorte qu’est considéré comme étranger au
troupeau du Seigneur, celui qui ne veut pas l’avoir aussi pour pasteur en ses
successeurs. Il n’a pas distingué en effet entre telles brebis et telles
autres, mais il a dit simplement : « Pais mes brebis » (Jn 21,
17), afin qu’on comprenne qu’absolument toutes lui ont été confiées…
Étant donné que (en Jn 21, 7) la mer désigne le monde (Ps 103,
25) ... par le fait qu’il s’est jeté à la mer, Pierre a manifesté le privilège
du pouvoir singulier du pontife, par lequel il avait assumé le gouvernement de
l’univers entier, tandis que les autres apôtres étaient comme contenus dans un
navire, puisqu’à aucun d’entre eux l’univers entier n’avait été confié, mais
qu’à chacun était assignées des provinces particulières, ou plutôt des Églises
déterminées[986].
Le pape
exerce son pouvoir seul ou avec les autres évêques, mais jamais les autres ne
l’exercent sans lui :
Que si tu
trouves la même chose dite de tous les Apôtres ensemble, ce n’est cependant pas
dit aux autres sans lui, alors que la capacité de lier et de délier lui a été
conférée sans les autres…[987].
L’expression
plenitudo potestatis désignait chez
saint Léon le pouvoir du pape par opposition à celui de ses légats. Célestin
III, s’inspirant de saint Bernard, l’avait employée pour exprimer le pouvoir
pontifical sur l’Église universelle, par opposition au pouvoir géographiquement
limité des autres évêques. Innocent III l’appliquera, non seulement à l’Église,
mais à tout le populus christianus.
Le pouvoir
du pontife romain correspond à celui du Christ, de cuius plenitudine nos omnes accepimus. Toute autorité dans
l’Église dérive de la plenitudo
potestatis du pape comme de sa source. Les patriarches, assimilés aux primates, reçoivent le pallium et prêtent serment. En 1215, le
4e concile du Latran réaffirmera dans ce domaine la primauté
romaine ; il accordera à Constantinople la première place parmi les
patriarcats orientaux, mais il s’agit de patriarcats latins :
Renouvelant les anciens privilèges des sièges patriarcaux, avec
l’approbation du saint concile universel, nous prescrivons ce qui suit : après
l’Église romaine qui, le Seigneur en disposant ainsi, détient la primauté du
pouvoir ordinaire sur toutes les autres Églises en tant que mère et maîtresse
de tous les chrétiens, l’Église de Constantinople détiendra la première place,
celle d’Alexandrie la deuxième, celle d’Antioche la troisième, celle de
Jérusalem la quatrième[988].
Quant aux
Grecs, après avoir désapprouvé la prise de Constantinople par les croisés en
1203, Innocent espéra que l’installation d’un empire latin et d’un patriarcat
latin pourrait contribuer à leur réunion. Celle-ci, sans doute, est envisagée
essentiellement, selon les idées de l’époque, en termes de soumission : on
encourage les Grecs à revenir à l’obéissance du Siège apostolique, et on les
met en garde contre le mépris à l’égard des rites sacramentels de l’Église latine. Toutefois, Innocent s’est soucié de
respecter les particularités du rite oriental et aurait admis pour ces Églises
un statut analogue à celui des Églises uniates :
Bien que nous voulions encourager et honorer les Grecs qui, de nos jours,
reviennent à l’obéissance du Siège apostolique en acceptant, autant que nous le
pouvons dans le Seigneur, leurs habitudes et leurs rites, nous ne voulons ni ne
devons pourtant pas tolérer chez eux ce qui met les âmes en danger et déroge à
l’honnêteté ecclésiastique. En effet, après que l’Église grecque avec certains
complices et partisans se fut soustraite à l’obéissance au Siège apostolique,
les Grecs se sont mis à abominer tellement les Latins que, entre autres
pratiques impies marquant leur mépris à leur égard, s’il arrivait que des
prêtres latins célèbrent sur leurs autels, ils ne voulaient eux-mêmes offrir le
saint sacrifice sur ces autels avant de les avoir d’abord lavés, comme s’ils
avaient été souillés par ce seul fait. Et même, dans une audace téméraire, ces
mêmes Grecs osaient rebaptiser ceux qui avaient été baptisés par les Latins ;
et nous avons appris que, encore maintenant, certains ne craignent pas de le
faire.
Voulant donc écarter de l’Église de Dieu un si grand scandale, sur le
conseil du saint concile, nous ordonnons absolument qu’ils n’osent plus
désormais agir ainsi, se conformant, en fils obéissants, à leur mère la sainte
Église romaine, afin qu’il y ait « un seul troupeau et un seul
pasteur » (Jn 10, 16)[989].
Vicaire du
Christ roi et prêtre selon l’ordre de Melchisédech, Innocent prétendait-il
exercer le pouvoir temporel comme tel ?
En principe,
non. Canoniste avisé, il respectait constamment, dans ses déclarations, le
dualisme des fonctions. Mais, en vue du bien spirituel des chrétiens, l’idéal
sera de les unifier le plus possible. Cet idéal est pleinement réalisé dans le
domaine temporel de saint Pierre : « Nulle part on ne veille mieux à
la liberté de l’Église que là où l’Église romaine jouit d’un pouvoir plénier,
tant dans les choses temporelles que dans les spirituelles »[990].
Ailleurs, on ne peut qu’y tendre. C’est pourquoi il revendique l’extension de
son pouvoir aux matières temporelles ratione
peccati, casualiter, certis causis inspectis : dans des cas
particuliers, étant donné l’unique fin spirituelle de toutes choses. Il écrit à
Jean sans terre, qui lui avait fait hommage de son royaume :
Le roi des rois
et Seigneur des seigneurs (Ap 19, 16), Jésus-Christ, prêtre pour l’éternité
selon l’ordre de Melchisédech (He 5, 6), a ainsi ordonné le règne et le
sacerdoce dans son Église que le règne soit sacerdotal et que le sacerdoce soit
royal, comme l’attestent Pierre dans sa lettre et Moïse dans la loi, mettant à
la tête de toutes choses un seul homme qu’il a établi comme son vicaire sur la
terre, en sorte que, de même que devant [le Christ] « fléchit tout genou
au ciel, sur la terre et même dans les enfers », de même aussi tous
obéissent à cet homme et s’efforce qu’il n’y ait « qu’un seul troupeau et
un seul pasteur ». C’est pourquoi les rois de ce monde le vénèrent à juste
titre comme Dieu lui-même, à tel point qu’ils n’estiment pas régner
légitimement s’ils ne s’appliquent à se mettre à son service avec dévouement.
C’est ce que tu as considéré avec prudence, fils très cher, sous l’inspiration
miséricordieuse de celui dans les mains de qui sont les cœurs des rois, et qui
les tourne là où il le veut (Prov 21, 1) ; aussi as-tu décidé de soumettre
temporellement ta personne et tes royaumes, même temporellement à celui à qui
tu savais qu’ils étaient soumis spirituellement, afin que dans l’unique personne
du vicaire du Christ, comme le corps et l’âme, le règne et le sacerdoce soient
unis, pour un plus grand bien et accroissement de l’un et l’autre[991].
C’est
pourquoi aussi il tâche d’attacher les royaumes chrétiens au Siège romain par
des liens juridiques de vassalité (Sicile, Anjou, Portugal, Hongrie,
Angleterre, Irlande), et de contrôler l’idonéité du candidat à l’empire,
considéré essentiellement comme une fonction d’Église. C’est ainsi qu’il
transfère au pape l’expression de Jérémie (1,10), jadis appliquée par Nicolas Ier
à l’empereur Michel : « En montant sur le siège de Pierre, (le
pontife romain) a reçu le pouvoir de renverser, de détruire, de disperser, de
dissiper, d’édifier et de planter ».
à
partir de l’an 1000 environ, apparaissent un peu partout en Europe, souvent
parmi les laïcs, de petits groupes hérétiques, d’inspiration néo-manichéenne
(bogomiles et cathares), ou simplement spirituels avides d’entrer en contact
avec Dieu sans la médiation de l’Église. Les vaudois rejettent toute structure
ecclésiastique et tout ce qui leur paraît ajouté à l’Évangile au profit d’un
biblisme exclusif. Amaury de Bène († 1205 ou 1207), particulièrement goûté par
les femmes[992],
soutenait que tout est Dieu et que nous sommes les membres du corps du Christ
en un sens physico-ontique, et affirmait le commencement du temps du
Saint-Esprit, excluant la nécessité des sacrements et des actes extérieurs.
La réforme
grégorienne, en vue de soustraire l’Église à l’emprise des laïcs, avait
favorisé une conception sacerdotale de l’Église. Les mouvements cités ci-dessus
aspirent à un évangélisme personnel, indépendamment du sacerdoce, du droit
canon, des sacrements : l’Église n’est pour eux que la congregatio fidelium, de type
communautaire, coupée du monde et des structures féodales, sans possessions
temporelles, réservant aux laïcs toute autorité externe : une secte.
Les
cathares, les vaudois accusent l’Église d’être l’Église de Constantin,
reprenant la légende selon laquelle, lors de la donation de Constantin à saint
Sylvestre, une voix se serait fait entendre, disant : « Aujourd’hui,
le poison a été inoculé à l’Église ». Dès lors, l’Église est déchue.
Seuls, nous, les pauperes Christi, sommes
l’Église, disaient déjà les hérétiques au sujet desquels Ebroïn de Steinfeld
écrivait à saint Bernard :
Ils prétendent que l’Église ne se trouve que chez eux, car seuls ils
marchent sur les traces du Christ ; ils demeurent les vrais disciples de
la vie apostolique, ne cherchant pas les choses du monde, ne possédant ni
maison ni champs ni aucune économie, tout comme le Christ n’a rien possédé ni
n’a permis à ses disciples de posséder. Et ils nous disent : Vous, au
contraire, vous ajoutez maison à maison et champ à champ, vous cherchez les
choses de ce monde ; au point que chez vous ceux qui sont considérés comme
les plus parfaits, moines et chanoines réguliers, possèdent toutes ces
choses-là, et bien que ce ne soit pas propriété personnelle, mais propriété
commune, ils ne les possèdent pas moins. Au sujet d’eux-mêmes, ils
disent : Nous, nous sommes les pauvres du Christ, sans attache fixe,
fuyant d’une ville à l’autre ; comme des brebis au milieu des loups, nous
souffrons persécution avec les Apôtres et les martyrs ; et cela dans le
temps où nous vivons de manière sainte et austère, persévérant jour et nuit
dans le jeûne et l’abstinence, la prière et le travail, en n’y cherchant que le
strict nécessaire pour vivre. Nous supportons tout cela parce que nous ne
sommes pas du monde, vous, vous êtes en paix avec lui, parce que vous êtes du
monde. Les faux apôtres, adultérant les paroles du Christ, ont cherché leur
propre intérêt, ils vous ont fait dévier, vous et vos pères ; mais nous et
nos pères, apôtres nés, nous demeurons dans la grâce du Christ et y demeurerons
jusqu’à la fin du monde. La distinction entre vous et nous, le Christ l’a
indiquée par ces mots : « Vous les reconnaîtrez à leurs fruits »
(Mt 7, 16)[993].
à
ces erreurs, émanant souvent de pauvres gens sans instruction, l’Église
répondit par des réfutations, parfois composées par de grands religieux comme
saint Bernard[994]
ou Pierre le Vénérable[995],
des condamnations conciliaires, des professions de foi imposées à ceux qui
voudraient réintégrer l’Église.
Ainsi, déjà
le concile romain du Latran de 1102 demande une adhésion globale à l’Église et la
condamnation de « toute hérésie », surtout l’hérésie actuelle :
J’anathématise toute hérésie et
principalement celle qui perturbe l’état présent de l’Église, qui enseigne et
qui affirme qu’il faut négliger un anathème et dédaigner les lois de l’Église.
Et je promets obéissance au pontife du Siège apostolique, au seigneur Pascal et
à ses successeurs, en prenant à témoin le Christ et l’Église, affirmant ce
qu’affirme l’Église sainte et universelle, et condamnant ce qu’elle condamne[996].
Le second
concile œcuménique du Latran, en 1139, condamne ceux qui refusent les
sacrements de l’eucharistie, du baptême, de l’ordre et du mariage :
Quant à ceux qui, sous couleur de religion, condamnent le sacrement du
corps et du sang du Seigneur, le baptême des enfants, le sacerdoce, et les
autres ordres ecclésiastiques ainsi que le lien des mariages légitimes, nous
les chassons de l’Église de Dieu et les condamnons comme hérétiques, et nous
ordonnons qu’ils soient soumis à la contrainte des pouvoirs séculiers. Nous
lions aussi par le lien de la même condamnation ceux qui prennent leur défense[997].
Puis c’est le tour du concile de Vérone (octobre-novembre
1184), d’anathématiser en particulier un certain nombre de sectes laïques
rejetant le pouvoir de la hiérarchie, et d’exiger pour la prédication un mandat
de la hiérarchie et l’orthodoxie de la doctrine :
Par cette constitution, en vertu de l’autorité apostolique, nous
condamnons toute hérésie, quel que soit le nom par lequel elle peut être
désignée. En premier lieu nous décrétons donc que sont soumis à un anathème
perpétuel les cathares et les patarins, et ceux qui s’appellent mensongèrement d’un
faux nom humiliés ou pauvres de Lyon, passagiens, joséphins et arnoldistes.
Et parce que certains sous l’apparence de la piété... s’arrogent
l’autorité de prêcher... nous lions par le même lien de l’anathème tous ceux
qui, alors que cela leur était interdit ou qu’ils n’étaient pas envoyés, osent
prêcher de façon privée ou publique sans en avoir reçu le pouvoir du Siège
apostolique ou de l’évêque du lieu, et tous ceux qui ne craignent pas de penser
et d’enseigner autrement au sujet du sacrement du corps et du sang de notre
Seigneur Jésus Christ, ou du baptême ou de la confession des péchés, du mariage
ou des autres sacrements de l’Église, que ce que prêche et observe la très
sainte Église romaine, ainsi que, d’une façon générale, tous ceux que cette
même Église romaine ou les divers évêques dans leurs diocèses avec le conseil
des clercs, ou les clercs eux-mêmes lorsque le Siège était vacant, ont jugés
hérétiques, si nécessaire, avec le conseil des évêques voisins[998].
à la fin du
siècle, Innocent III, par ailleurs favorable à un développement orthodoxe de la
lecture de l’Écriture par les laïcs, affirme la nécessité du magistère de
l’Église pour l’interprétation de celle-ci :
Notre vénérable frère, l’évêque de Metz, Nous a fait savoir par sa lettre
qu’aussi bien dans le diocèse que dans la ville de Metz un nombre assez
important de laïcs et de femmes, attirés en quelque sorte par le désir des
Écritures, s’est fait traduire en langue française les évangiles, les épîtres
de Paul, le Psautier, les Moralia sur
Job et plusieurs autres livres... (Il en est résulté) que dans des rencontres
secrètes des laïcs et des femmes osent éructer entre eux et se prêcher
mutuellement, et ils méprisent également la compagnie de ceux qui ne se mêlent
pas à de telles choses... Certains d’entre eux méprisent aussi la simplicité de
leurs prêtres, et lorsque la parole du salut leur est proposée par ces
derniers, ils murmurent en cachette qu’ils possèdent mieux dans leurs écrits et
qu’ils sont capables de l’exprimer de façon plus judicieuse.
Même si le désir de comprendre les Écritures divines et le souci
d’exhorter en conformité avec elles ne doit pas être blâmé mais bien au
contraire recommandé, ces gens méritent néanmoins d’être blâmés de ce qu’ils
tiennent leurs conventicules secrets, qu’ils s’arrogent la fonction de prêcher,
qu’ils raillent la simplicité des prêtres et qu’ils dédaignent la compagnie de
ceux qui ne s’attachent pas à de telles pratiques. Dieu en effet... hait à ce
point les œuvres des ténèbres qu’il a commandé et dit (aux apôtres) :
« Ce que je vous dis dans l’ombre, dites-le au grand jour ; ce que vous
entendez dans le creux de l’oreille proclamez-le sur les toits »,
(Mt 10, 27) ; par là il fait savoir clairement que la prédication de
l’Évangile doit être proposée non pas dans des conventicules secrets, comme le
font les hérétiques, mais publiquement dans l’Église, conformément à l’usage
catholique...
Mais les mystères cachés de la foi ne doivent pas être exposés partout à
tous, parce qu’ils ne peuvent pas être compris par tous, mais à ceux-là
seulement qui peuvent les saisir par une intelligence croyante ; c’est
pourquoi l’apôtre dit aux simples : « Comme à de petits enfants dans le
Christ, c’est du lait que je vous ai fait boire, non de la nourriture solide »
(1 Co 3, 2)...
Telle est en effet la profondeur de la sainte Écriture que non seulement
les gens simples et non cultivés, mais même ceux qui sont sages et doctes ne
sont pas pleinement capables d’en scruter le sens. C’est pourquoi l’Écriture
dit : « Car beaucoup de ceux qui cherchent ont défailli dans leur
recherche ». (Ps 64, 7). Aussi est-ce à juste titre qu’il a été
établi jadis dans la Loi divine qu’un animal qui a touché la Montagne (du
Sinaï) doit être lapidé (He 12, 20 ; Ex 19, 12 s.), afin
qu’aucun homme simple ou inculte n’ait la présomption de toucher à la sublimité
de la sainte Écriture ou de la prêcher à d’autres. Il est écrit en effet :
« Ne cherche pas ce qui est trop haut pour toi » (Si 3, 22) .
C’est pourquoi l’Apôtre dit : « Ne recherchez pas plus que ce qu’il faut
rechercher, mais recherchez la sobriété » (Rm 12, 3).
De même en effet que le corps compte de nombreux membres, mais que tous
les membres n’ont pas la même activité, de même l’Église compte de nombreux
états, mais tous n’ont pas la même charge, car selon l’Apôtre «le Seigneur a
donné les uns comme apôtres, les autres comme prophètes, mais d’autres comme
docteurs, » etc. (Ep 4, 11). Or l’état de docteur est en quelque
sorte le principal dans l’Église et c’est pourquoi nul ne doit s’arroger de façon
indistincte la charge de la prédication[999].
Accueillant aux pauperes
Christi qui se soumettaient à la hiérarchie[1000],
Innocent III proposait le 18 décembre 1208, dans une lettre à Himère de Tarragone, une confession
de foi qui devait permettre leur réinsertion dans l’Église. Il y précise que
l’Église hors de laquelle, nul n’en doute, il n’est point de salut, est
l’Église romaine, et que le pouvoir de célébrer les sacrements ne dépend pas de
la vertu du ministre :
Nous croyons de notre cœur et confessons de notre bouche une seule
Église, non celle des hérétiques, mais la sainte Église romaine, catholique,
apostolique, en dehors de laquelle nous croyons que personne n’est sauvé.
De même nous ne rejetons d’aucune manière les sacrements qui sont
célébrés en elle, et auxquels l’Esprit Saint coopère par sa vertu inestimable
et invisible, même s’ils sont administrés par un prêtre pécheur, du moment que
l’Église le reconnaît ; et nous ne méprisons pas non plus les actes ecclésiaux
et les bénédictions accomplies par lui, mais nous les acceptons d’un cœur
bienveillant comme s’ils venaient du plus juste des hommes, car la malice d’un
évêque ou d’un prêtre ne nuit ni au baptême d’un enfant, ni à la consécration
de l’eucharistie, ni aux autres offices ecclésiastiques célébrés pour leurs
sujets[1001].
Enfin, la
profession de foi du 4e concile du Latran (1215) affirme :
— La
nécessité de l’appartenance à l’unique Église universelle, et du sacrement de
l’Ordre pour consacrer l’eucharistie :
Il y a une seule Église universelle des fidèles, en dehors de laquelle
absolument personne n’est sauvé, et dans laquelle le Christ est lui-même à la
fois le prêtre et le sacrifice, lui dont le corps et le sang, dans le sacrement
de l’autel, sont vraiment contenus sous les espèces du pain et du vin, le pain
étant transsubstantié au corps et le vin au sang par la puissance divine, afin
que, pour accomplir le mystère de l’unité, nous recevions nous-mêmes de lui ce
qu’il a reçu de nous. Et assurément ce sacrement, personne ne peut le réaliser,
sinon le prêtre qui a été légitimement ordonné selon le pouvoir des clés de
l’Église que Jésus Christ lui-même a accordé aux apôtres et à leurs successeurs[1002].
— La
nécessité de la mission canonique (à propos des hérétiques Vaudois)
Parce que « certains », selon ce que dit l’Apôtre, « ayant
les apparences de la piété, mais en reniant la force » (2 Tm 3, 5),
s’arrogent le droit de prêcher, alors que le même Apôtre dit : « Comment
prêcheront-ils s’ils ne sont pas envoyés ? » (Rm 10, 15) , tous ceux
à qui cela a été défendu ou qui n’ont pas été envoyés, et qui oseraient
usurper, en public ou en privé, l’office de la prédication sans autorisation
donnée par le Siège apostolique ou par l’évêque catholique du lieu, seront
frappés d’excommunication ; s’ils ne viennent pas promptement à résipiscence,
ils seront châtiés par une autre peine appropriée[1003].
— Le pouvoir des clés, à propos des abus
concernant les indulgences
Parce
que, par suite d’indulgences indiscrètes ou superflues que ne craignent pas
d’octroyer certains prélats, le pouvoir des clés de l’Église est méprisé et la
satisfaction pénitentielle est privée de sa force, nous décrétons que, lorsque
est dédiée une basilique, l’indulgence ne dépassera pas un an... ; ensuite,
lors de l’anniversaire de la dédicace, que la rémission pour les pénitences
imposées ne dépasse pas quarante jours. Nous ordonnons que les lettres
d’indulgence, qui sont accordées pour des raisons variées, doivent aussi se
conformer à ce nombre de jours, puisque le pontife romain, qui détient la plénitude
du pouvoir, a l’habitude de suivre cette règle en ce domaine[1004].
Chez les
théologiens comme dans les documents du Magistère, la nécessité de répondre aux
hérésies sectaires provoqua sur trois points un développement nouveau :
Les
cathares, les vaudois prétendaient être l’Église véritable. La question se
centre sur la question de l’apostolicité. Pour les sectaires, il n’est
question, et pour cause, que de vie apostolique ; pour les catholiques, de
tradition apostolique.Pierre le Vénérable argumente à partir des traditiones Patrum[1005], Hugues de Rouen, à partir de la
communication de la grâce sacramentelle par les évêques[1006],
Eckbert de Schönau, à partir de l’apostolicité du sacerdoce reçu de l’Église romaine,
donc de Pierre, donc du Christ[1007].
De là le
grief sans cesse répété contre les hérétiques : ils prêchent sans mission
canonique. Celle-ci devient un article essentiel de la théologie du magistère
et de la parole.
Les
anciennes définitions de l’Église, comme congregatio
ou universitas fidelium ne
suffisent plus. On précise : congregatio
fidelium confitentium Christum et sacramentorum subsidium[1008].
La communion avec l’Église qui est requise, c’est la communion avec l’Église
catholique romaine.
Converti à
la vie monastique en Orient, fondateur de la communauté de Flore en 1189,
Joachim distingue trois âges du monde, attribués aux trois personnes de la Trinité :
à la littera veteris testamenti et à
la littera novi Testamenti doit
succéder un tertius status mundi propter
tres personas divinitatis. à
l’âge des laïcs (à partir d’Adam) a succédé celui des clercs, inauguré par
Ozias et perfectionné par Jésus-Christ. L’âge des moines, inauguré par saint
Benoît, doit arriver à sa perfection en 1260. Il existera peut-être encore une
autorité dans l’Église, mais de type purement spirituel. L’Église sera une
Église de la res, la réalité
spirituelle de grâce, non plus du sacramentum,
du signe.
Avec
l’éclosion des Ordres mendiants, beaucoup verront dans l’Ordre franciscain le
point de départ de ce troisième âge.
Au xiiie
siècle, la scolastique atteint sa pleine maturité. La vie intellectuelle prend
un essor sans précédent dans les universités, où
s’affrontent bientôt les maîtres séculiers, d’une part, et les religieux —
soutenus par les papes qui surveillaient de près les centres de vie
intellectuelle — d’autre part.
Avant d’étudier la pensée de
chacun des grands docteurs latins de cette époque, puis les rapports entre
Grecs et Latins, il convient de relever un certain nombre de traits communs à
la conscience ecclésiologique du temps[1009].
L’Église au xiiie siècle apparaît
d’abord, selon l’expression augustinienne, comme congregatio fidelium : elle est constituée essentiellement par
la foi au Christ, Christ à venir, sous l’ancienne alliance ; foi au Christ
déjà venu, sous la nouvelle[1010] :
una est fides antiquorum et modernorum.
On trouve cette conception dans les décrets du concile du Latran, puis chez
saint Albert, saint Bonaventure, saint Thomas, Richard de Middleton.
L’expression congregatio fidelium s’applique exclusivement à l’Église comme
telle : quand on veut désigner la société chrétienne, on parle de populus christianus ou respublica christiana.
Les images féminines des Pères et
de la première scolastique — mater,
sponsa, regina… — demeurent présentes, surtout celle d’ève sortie du côté d’Adam, à une époque
où se développe chez les religieux le culte des cinq plaies de Jésus, et
spécialement de celle de son cœur. Cependant l’image dominante est celle du
corps. On la développe dans les commentaires sur les Sentences à la distinction 13 du 3e livre, à propos de
la gratia capitis — donc en
christologie. C’est cependant un véritable traité de l’Église qui s’élabore
ainsi — et même, le principal traité de l’Église que connaissent nos auteurs.
Quant aux questions de constitution juridique, ils les laissent souvent aux
canonistes.
Cette doctrine profite de
l’élaboration de celle de la grâce capitale du Christ, et cette dernière de
celle de la grâce en général. Tous les théologiens reconnaissent le rôle du
Christ comme Tête de l’Église, parce qu’il « influe » — mot des plus
vagues, très généralement préféré aux notions aristotéliciennes précises, qui
venaient pourtant d’être redécouvertes — la vie surnaturelle dans l’Église qui
est son corps. Un bon nombre distinguent entre deux causalités :
extérieure (par les sacrements et le sacerdoce), et intérieure. On envisage
souvent les sacrements comme une suite, des reliques, reliquiæ, de l’Incarnation.
L’unité du corps mystique est
l’effet propre de l’eucharistie[1011].
Mais l’expression corpus mysticum
désigne désormais, non plus le sacrement, mais l’Église, dont elle est devenue
un nom technique.
De ce corps, quels sont les membres ?
Les seuls prédestinés, comme l’affirment les Sententiæ divinitatis[1012],
avant Huss, Wicliff, Augustin de Rome, et plus tard Luther et Calvin ? Ou
bien tous les hommes en général, ou du moins ceux qui sont susceptibles de se
sauver ? Mais alors on se demande ce qu’il en est des païens, des
infidèles, des hérétiques, des justes de l’Ancien Testament, des anges.
On se rappelle que la réflexion
sur l’appartenance des pécheurs à l’Église avait abouti à une certaine
distinction entre Ecclesia et corpus Christi : on pouvait être
membre du corps sans être membre de la Tête. Alexandre de Halès, saint Albert,
saint Bonaventure, Hugues de Strasbourg distinguent souvent entre Ecclesia (communion dans la foi et les
sacrements), et corpus Ecclesiæ ou unitas Ecclesiæ (comprenant l’unité de
la charité, pax).
On se demande encore si la dignité
de chef est propre au Christ, ou s’il la partage, et dans quelle mesure, avec
les supérieurs ecclésiastiques, notamment le pape. Pour tous à l’époque en
Occident, il est clair qu’il ne peut exister de corpus sans caput, ni d’unum corpus sans unum caput. Dans le corps, la tête représente le corps, non au sens
démocratique actuel, comme une délégation venue de la base, mais en tant que la
tête résume et figure le corps : (gerit)
personam multitudinis.
Dans cette perspective, l’idée
d’Église comme corps uni à son chef visible s’est développée en deux
sens : monarchique ou romain (Boniface VIII et ses partisans), et
conciliariste, issu des canonistes (Jean de Paris).
Quelques uns même, traduisant la
théologie en politique, videront même la notion de caput de son sens spirituel au profit d’une conception juridique,
inspirée des royaumes de la terre, où le roi est caput par son autorité souveraine. Mais ils sont rares. La plupart
se contentent de quelques comparaisons tirées de l’administration des royaumes,
ou comme saint Albert écartent explicitement ces interprétations minimisantes.
Le Christ est tête autrement que ne le sont les chefs humains. Mais comment l’est-il ?
L’insistance commune sur l’Église comme corpus,
soumis à l’influx du Christ, n’exclut pas de profondes différences dans la
compréhension de cette causalité de grâce. Nous répartirons les écoles d’après
les grandes catégories de maîtres : séculiers et réguliers, franciscains
et dominicains.
L’Université de Paris est
illustrée au début du siècle par des théologiens séculiers comme Guillaume
d’Auvergne († 1249), penseur original, bien informé et orthodoxe, Étienne
Langton, et plus tard Robert de Sorbon, chapelain de saint Louis et fondateur
de la Sorbonne, et Guillaume de Saint-Amour, adversaire acharné des mendiants.
Nous ne retiendrons ici que Guillaume d’Auxerre, dont la Summa aurea fut très lue pendant plusieurs décennies, et dont tous
les grands maîtres du xiiie
siècle sont tributaires, directement ou indirectement.
Son traité sur le corps mystique
comporte huit questions, dont voici les réponses :
—
Le corps
mystique a commencé, non proprement en Adam, mais en Abel.
—
Le
Christ est surtout tête de l’Église comme Dieu. Il l’est aussi comme homme,
mais moins parfaitement, et à ce titre il n’est pas tête des anges.
—
Le
Christ comme homme est tête d’Abel lui-même.
—
Il est
plutôt la tête que le cœur de l’Église.
—
Il y a
donc deux corps du Christ : le corps naturel et le corps de grâce, gratuitum : l’Église. Celle-ci est
appelée corps du Christ par métaphore, parce que, comme tous les membres sont
vivifiés par une seule âme qui a son siège dans la tête, ainsi tous les fidèles
sont vivifiés par le Saint-Esprit qui réside principalement dans le Christ. De
même que le corps naturel du Christ est constitué de membres très purs, de même
son corps mystique est constitué de membres très purs (mais non des seuls
prédestinés). Le corps naturel du Christ est donc le sacrement de son corps
mystique.
—
Le
Christ n’est pas membre de lui-même, mais en un certain sens il est membre de
l’Église.
—
Ses
délices sont d’être dans les enfants des hommes, en ce qu’il opère en eux, aime
Dieu en eux, souffre en eux.
—
Aussi
peut-il parler en leur nom et eux au sien.
Parmi les religieux, les Ordres
nouveaux, franciscains et dominicains, fournissent un important contingent de
maîtres d’un niveau hors pair. Les premiers, malgré le peu d’attrait de saint
François pour les études, en avaient adopté le principe en raison des exigences
du ministère et de la nécessité de lutter contre les sectes hérétiques. Parmi
les Mineurs, évoquons seulement Alexandre de Halès et saint Bonaventure.
Le docteur irréfragable, maître ès
arts à Paris vers 1210, était entré chez les Franciscains en 1236. Il a laissé
un Commentaire des Sentences et une Summa. Disciple de saint Augustin, saint
Anselme et Hugues de Saint-Victor, il fut le maître de saint Bonaventure— pater et magister noster, écrit ce
dernier —, mais il exerça aussi une influence profonde sur saint Albert. Il est
le véritable fondateur de l’école franciscaine.
Dans les questions De Christo capite, il insiste sur son influentia. Il définit l’ordre comme
pouvoir de consacrer l’eucharistie, d’où, en relation avec l’eucharistie, sept
degrés de dignité selon le sacrement de l’ordre (le sommet de l’ordre
sacramentel étant atteint par le prêtre[1014]),
et, selon les pouvoirs relatifs au corps mystique, neuf, auxquels on ajoute
l’épiscopat, conçu comme une dignitas.
S’appuyant sur la double
définition de l’Église comme congregatio
fidelium et corpus Christi,
Alexandre distingue entre membres de l’Église (membres numero, qui peuvent n’appartenir au corps que secundum quid) et membres du Christ (membres merito et simpliciter).
Il suffit d’avoir le « sacrement de la foi » (élément externe, dégagé
à l’occasion de la lutte contre les sectes) pour appartenir à l’unitas Ecclesiæ, mais il faut la charité
ou la fides formata pour être membre
de l’unitas corporis Ecclesiæ :
C’est une chose d’être appelé membre
de l’Église, et une autre d’être appelé membre du Christ. En effet on est
proprement membre du Christ par la charité, membre de l’Église par le
foi : car l’Église est l’assemblée des fidèles. Or on appelle fidèles ceux
qui ont reçu le sacrement de la foi. Or on est appelé membre de l’Église de
deux manières : par le mérite et par le nombre, merito et numero. Par le mérite, purement et simplement ; par
le nombre, sous un certain rapport. En effet par la foi informée [par la
charité] on est membre de l’Église par le mérite, et ainsi, ce qui est membre
de l’Église est membre du Christ, et réciproquement. On est membre de l’Église par
le nombre, en vertu du sacrement de la foi. Mais de tels membres ne sont pas
dans le corps de l’Église de telle sorte qu’ils y demeurent s’ils s’obstinent
dans leur péché, mais comme des humeurs malignes, et de telle sorte qu’ils en
soient expulsés[1015].
Jean de Fidanza, entré dans
l’Ordre séraphique sans doute en 1243, enseigna à partir de 1248 à l’Université
de Paris, où il défendit aux côtés de saint Thomas les religieux contre
Guillaume de Saint-Amour. Installé solennellement docteur, sur l’intervention
du pape, en 1257, il fut peu après nommé ministre général de son ordre, où il
s’efforça de ramener la paix menacée par les « spirituels », puis
cardinal et évêque d’Albano en 1273. Il participa activement au concile de Lyon
de 1274, mais mourut le 14 juillet, huit jours après la signature de l’union
entre Grecs et Latins. Il a codifié en son temps l’augustinisme franciscain,
beaucoup moins éloigné de l’école dominicaine à son époque que dans les
générations suivantes. Son ecclésiologie s’exprime dans son commentaire de III Sent. d 13, mais aussi dans divers
opuscules et dans les Collationes in
Hexaemeron.
Saint Bonaventure n’ignore pas les
définitions « sociétaires » de l’Église. à la suite d’Augustin et d’Isidore, il oppose Église et
synagogue, « société d’hommes vivant charnellement, selon la lettre de la
loi, et, d’une certaine façon, grégairement »[1016] :
Il faut parler à l’Église, qui est
une société d’êtres raisonnables, alors que la synagogue est l’attroupement
d’un troupeau d’hommes vivant comme des bêtes. Il faut parler à l’Église, qui
est une union d’êtres raisonnables, vivant d’une manière unanime et uniforme,
par l’observance unanime et uniforme de la loi divine, par la cohésion unanime
et uniforme de la paix divine, per l’harmonie unanime et uniforme de la louange
divine[1017].
Mais une telle définition,
passablement restrictive, ne s’explique qu’à la lumière du thème du corps
mystique.
L’idée d’Église chez Bonaventure,
comme chez la plupart de ses contemporains, découle de sa théologie du Christus caput, de la plénitude duquel
les hommes reçoivent la grâce :
Le Christ … est appelé tête, parce
que de lui fluent les sens et mouvements spirituels et les charismes des grâces[1018].
Mais comment cette influence,
cette causalité de la Tête s’exerce-t-elle sur le corps ? Par efficience,
si l’on songe au Verbe dans sa divinité. Par le mérite — donc par causalité
dispositive, non perfective —, par son humanité. L’influence de l’humanité de
Jésus est donc purement morale. S’il exerce une causalité efficiente, c’est au
seul titre de sa divinité, inséparablement de l’Esprit, en contexte
trinitaire : il n’est pas question de sa nature humaine.
Ainsi, à un argument voulant que,
puisque le Christ est chef de l’Église selon son humanité, c’est que, si
l’homme n’avait pas péché, le Christ se serait incarné quand même, car l’Église
ne saurait être acéphale, il rétorque :
à ce qu’on oppose, que le Christ est chef de l’Église selon
la nature humaine, il faut dire qu’il y a deux propriétés de la tête. L’une,
qui se considère selon la conformité avec les membres. L’autre, qui se
considère selon l’influence des dons de grâce, donorum gratuitorum influentiam[1019]
. à raison de la première
propriété, le Christ est tête en tant qu’homme ; à raison de la seconde,
en tant que Dieu[1020].
Se demandant si la filiation
adoptive nous convient par le Christ, il répond :
La préposition « par » peut
indiquer une cause efficiente ou méritoire, ou bien dispositive. Et s’il s’agit
d’une cause méritoire, sans aucun doute il est vrai que nous sommes fils
adoptifs par le Fils. C’est lui en effet qui nous a mérité la grâce, par
laquelle nous sommes fils adoptifs, en tant qu’il est Tête de l’Église. Et cela
ne regarde pas seulement la nature divine, mais encore la nature assumée.
D’autre part, s’il s’agit de cause efficiente, cela est encore vrai ; car
le Père nous a adoptés par le Fils et l’Esprit Saint. Et si nous parlons par appropriation,
il nous a adoptés par son Fils de manière initiale, per inchoationem, par l’Esprit Saint quant à la consommation… Et
ainsi il est clair que de toute manière, que « par » dise la raison
dispositive, ou efficiente, et ceci par propriété, ou par appropriation, il est
vrai que nous sommes fils adoptifs par le Fils[1021].
Autre question déjà très
classique : la grâce capitale lui revient-elle donc selon la divinité, ou
selon l’humanité?
La troisième propriété [de la tête,
les deux premières étant la conformité aux membres, qui convient au Christ à
raison de la seule nature humaine, et la qualité de principe, qui lui convient
selon la nature divine], à savoir d’influer le mouvement et le sens, lui
convient à la fois à raison de la divinité et de l’humanité. En effet, c’est
d’une double manière qu’il convient d’influer le sens et le mouvement de
grâce : soit par mode de disposition, (lit. : de celui qui prépare, præparantis), soit par mode de don (impartientis, lit. « de celui qui
impartit, qui accorde »). Si c’est par mode de préparation, en ce sens
cela appartient au Christ à raison de la nature humaine, dans laquelle il a
souffert sa passion pour nous, il a satisfait par sa souffrance, il a écarté
les inimitiés et il [nous] a disposés à recevoir une grâce parfaite. Si c’est
par mode de don et de collation, ainsi cela appartient au Christ à raison de sa
divinité, par laquelle c’est Dieu seul qui illumine les âmes pieuses, lui seul
qui baptise à l’intérieur, du fait que notre âme est informée immédiatement par
la vérité elle-même, comme le dit souvent Augustin. Et ainsi influer par mode
de préparation appartient au Christ homme ; par mode de don, au Christ
Dieu. Ou en d’autres termes, et cela revient au même : influer par mode de
mérite, au Christ homme ; quant à la rémission de la faute, au Christ
Dieu. Et ainsi l’influence, influentia[1022],
d’une manière regarde le Christ selon la nature humaine créée ; d’une
autre, selon la nature divine incréée[1023].
Le docteur séraphique n’envisage
pas la causalité efficiente instrumentale de l’humanité de Jésus (pas plus que
celle des sacrements, qui en découle directement), au titre de laquelle aussi,
selon saint Thomas[1024],
il influe sa grâce capitale.
Depuis le ciel, le Christ continue
d’opérer au-dedans, mais il a institué des structures de sacrements et de
ministères par lesquels, en même temps que par les charismes, il construit
extérieurement l’Église :
L’unité de l’Église consiste dans la
foi et dans la charité, autrement dit la vérité et la grâce[1025].
L’unité de l’Église… n’est pas
seulement dans l’influence intérieure de la grâce, au sein de l’Église, mais
encore dans la dispensation extérieure du ministère. L’Église ne doit donc pas
seulement avoir un chef suprême, un chef et un époux, Jésus-Christ, qui la
gouverne, la vivifie et la féconde intérieurement, mais encore un ministre
suprême, qui occupe extérieurement la place de ce premier chef, de cette tête,
de cet époux, afin qu’elle garde aussi bien son unité extérieure que son unité
intérieure[1026].
L’Église est-elle identique au
corps mystique ? Quand il est question de leurs membres, les deux
expressions désignent la même réalité, mais non sous le même aspect. Les
pécheurs sont intra Ecclesiam[1027],
parfois même ils sont appelés membres de l’Église[1028],
et même les hérétiques occultes restent extérieurement dans l’Église[1029].
Parfois on dénie aux pécheurs (auteurs de péchés mortels)[1030]
la qualité de membres. réservée aux « observateurs de la loi
divine », aux « amants de la paix divine » et aux
« pratiquants de la louange divine »[1031].
L’Église en effet « réalise la communion de ceux qu’unit un amour
mutuel »[1032].
En tout cas on refuse aux pécheurs
la qualité de membres du corps mystique, ou bien on ajoute membra putrida, mortua[1033].
Les membres d’un corps sont les parties qui reçoivent l’influx du sens et du
mouvement, donc, dans l’ordre spirituel, de la connaissance et de l’amour.
C’est le cas de « tous les citoyens de la Jérusalem d’en haut », les
hommes surtout, mais aussi les anges[1034],
mais non à proprement parler celui des pécheurs, qui ne reçoivent pas l’influx
du Saint-Esprit :
La tête influe selon qu’elle est unie
aux membres… Par conséquent, il diffuse l’Esprit Saint aux membres de l’Église
qui lui sont unis, et non pas aux membres séparés. Ainsi, dans le corps
mystique comme dans le corps humain, il n’y a diffusion de la tête aux membres
que s’ils sont unis[1035].
Le corps mystique comprend omnes iusti :
Tous les justes, où qu’ils se
trouvent, et à quelque époque qu’ils aient vécu, composent l’unique corps
mystique du Christ, en recevant le sens et le mouvement de l’unique Tête qui
les fait découler (influente), selon
la plénitude fontale, radicale et originelle de toute la grâce qui habite dans
le Christ comme dans sa source[1036].
Ecclesia désigne le
corps dans et par lequel s’opère le salut, on peut en être seulement numero, tandis que le corpus mysticum implique communion de
vie et charité. En sont membres ceux qui sont de l’Église merito[1037].
C’est le Saint-Esprit qui opère cette communion, « selon que l’Esprit
Saint établit, unit, purifie l’Église »[1038].
Introduites en Occident au ixe siècle, d’abord
traduites en latin par Jean Scot Érigène, les œuvres de Denys avaient connu au xiie siècle une nouvelle
faveur. Au xiiie
siècle, elles sont à maintes reprises traduites et commentées, mais elles
inspireront surtout l’école franciscaine.
Dans la perpective de
l’exemplarisme bonaventurien[1039],
comme dans celle de Denys, la hiérarchie ecclésiastique doit correspondre à la
hiérarchie céleste. Qu’est-ce donc que la hiérarchie ? « Un ordre
divin, une science et une action, assimilée à la forme divine autant que
possible et élevant à la ressemblance de Dieu proportionnellement aux
illuminations qui lui sont divinement appliquées »[1040].
Les hiérarchies angéliques sont
ainsi appropriées aux divines personnes, et la hiérarchie humaine, politique
(« la hiérarchie suprême correspond à notre monarque »[1041])
et surtout ecclésiastique, correspond à la hiérarchie angélique.
Au ciel comme sur la terre,
« le genre de vie est triple, c’est-à-dire la vie active, la vie
contemplative et la vie mixte »[1042].
L’Église de la terre en effet est
étroitement unie à celle du ciel :
De même que la lune est la fille du
soleil et en reçoit la lumière, ainsi en est-il de l’Église terrestre par
rapport à la Jérusalem d’en haut… la Jérusalem céleste illumine l’Église
militante[1043].
C’est ainsi que « l’Église
militante possède trois ordres : les ordres fondamentaux qui correspondent
à la hiérarchie suprême, les ordres promoteurs qui correspondent à la
hiérarchie médiane, et les ordres consommants qui correspondent à la hiérarchie
inférieure »[1044].
Chacun de ces ordres correspond à
une personne divine et à trois hiérarchies angéliques : les ordres
fondamentaux au Père, et, du côté des anges, les ordres promoteurs au Fils, les
ordres consommants au Saint-Esprit[1045].
Les ordres fondamentaux incluent
les patriarches, qui correspondent aux trônes (ordre stable) ; les
prophètes, qui correspondent aux chérubins (ordre illuminateur) ; les
Apôtres, qui, « parce que plus conformes au Christ, correspondent aux
séraphins »[1046].
Les ordres promoteurs inclut les
martyrs (correspondant aux dominations), les confesseurs (correspondant aux
vertus) et les vierges (correspondant aux puissances), ordre incluant tous les
consacrés[1047].
L’ordre des consommants, le
dernier de tous, « parce qu’il faut que le monde soit consommé dans la
chasteté et que les derniers hommes n’engendreront pas »[1048],
comprend les présidents (les prélats), les maîtres (« ceux qui enseignent
la philosophie, ou le droit, ou la théologie, ou tout bon art qui promeut
l’Église ») et les réguliers. Les présidents correspondent aux
principautés, les maîtres aux archanges, « et l’ordre des réguliers
correspond aux anges, qui ont un office d’humilité »[1049].
De même pour les degrés des ordres
majeurs et mineurs.
Les ordres inférieurs sont
ordonnés à la purification. Les
portiers (qui doivent exclure de l’église ceux qui en sont indignes)
correspondent aux anges, les lecteurs (qui dissipent le nuage de l’ignorance)
aux archanges, les exorcistes (qui chassent les démons) aux principautés[1050].
Les degrés suivants sont illuminateurs : les acolytes
portent les lumières, les sous-diacres lisent l’épître, et les diacres proclament
l’évangile, et donnaient autrefois la communion au précieux Sang[1051].
Ils correspondent respectivement aux puissances, aux vertus et aux dominations[1052].
« L’ordre qui mène à la perfection », lui aussi, « est
triple » : sacerdotal (pour la destruction du péché originel),
épiscopal[1053] (pour
la destruction du péché mortel) et patriarcal (pour la destruction du péché
véniel). « Le premier correspond aux trônes, le deuxième aux chérubins et
le troisième aux séraphins »[1054].
Enfin, il existe aussi une
correspondance entre les hiérarchies des anges et les professions
religieuses : ordres actifs, contemplatifs et mixtes (l’ordre des prélat
étant mixte). Les laïcs correspondent au Père, car ils engendrent ; les
prélats au Fils ; les contemplatifs à l’Esprit Saint[1055].
Ici encore, chaque ordre correspond à une hiérarchie angélique. Les prêcheurs
et les mineurs correspondent aux chérubins ; l’ordre séraphique, c’est
celui « qui vaque à Dieu par la surélévation, c’est-à-dire extatiquement
ou excessivement »[1056],
comme saint François.
La doctrine dionysienne de la
participation offrait un fondement particulièrement favorable à une théologie
de la monarchie pontificale. Déjà Robert Grossetête, qui enseigna à Oxford à
partir de 1224, applique le principe selon lequel tout procède d’un seul par
participation au pape, soleil de qui la lune et les étoiles reçoivent la
lumière[1057]. Pour
Adam de Marsch († 1259), les neuf ordre ecclésiastiques imitent les neuf chœurs
des anges sub unico summi pontificis
principatu. De même, pour Thomas d’York, « toute influence de vertu et
d’opération depuis le premier ordre et la première personne dans la hiérarchie
jusqu’au dernier ordre et la dernière personne vient de la hiérarchie… Il y a
donc un hiérarque unique ».
De même, Bonaventure exprime sa
théologie du rôle du pape dans l’Église et dans le monde dans le cadre du
schéma dionysien. Les évêques « tiennent dans l’Église la place des
Apôtres ». Mais parmi les Apôtres aussi, il existait une hiérarchie :
Le Christ, et après lui Pierre, se
tient au-dessus des Apôtres. Il faut donc qu’il y ait un père des pères [ou un
pasteur][1058],
que nous appelons pape, qui, cependant, par humilité, a quatre
patriarches : les patriarches de Constantinople, d’Alexandrie, de
Jérusalem et d’Antioche[1059]… Mais Rome est
universelle, et pour cette raison il est écrit : « L’une d’elles sera
appelée : “ville du soleil“ ». car quoique les quatre autres sièges
aient une pleine autorité sur leurs Églises voisines, Rome, universellement
parlant, comme le soleil, possède la plénitude du pouvoir sur toutes
[Delorme : la puissance plénière et de juridiction][1060]…
Entre tous, le pape doit être le plus
parfait, et si l’ordination intérieure était comme l’extérieure, [l’ordination
pontificale] serait la plus parfaite[1061].
De « tous les ordres et tous
les degrés », précise un peu plus loin le séraphique docteur, le pontife
romain est le « principe » :
Unique est le Monarque qui est le
principe de tous les ordres et de tous les degrés. Le corps tout entier de
l’Église est unique, ayant une seule nourriture, attendant une unique
récompense, une seule colombe, belle comme la lune, comme il a été dit. Hors de
son unité, il n’est pas de membre du Christ[1062].
Au temps des controverses avec les
maîtres séculiers, saint Bonaventure avait déjà développé longuement sa
doctrine du primat pétrinien. Le pape jouit seul de la plenitudo potestatis, dont les autres reçoivent une
participation :
Seul il a reçu toute la plénitude de
l’autorité que le Christ a remise à l’Église ; il l’a partout, dans toutes
les Églises, aussi bien que dans son Siège romain ; et toute autorité
découle de lui dans toutes les instances inférieures, par toute l’Église, selon
qu’il revient à chacune de la participer, de même que, au ciel, toute la gloire
des saints découle de la source même de tout bien, le Christ Jésus[1063].
De même dans le Breviloquium :
Pour conserver le bon ordre dans
l’Église militante, il importe que les pouvoirs de chacun y soient déterminés.
Chaque prélat n’y est pas préposé à tous les fidèles, mais à certains selon son
rang. Ainsi la puissance de lier et de délier repose d’abord et universellement
dans le Souverain Pontife, comme dans le chef ; elle descend ensuite aux
évêques et aux prêtres des Églises particulières ; bien que chacun d’eux
possède le pouvoir des clés par son ordination, ce pouvoir est restreint selon
la juridiction qui lui est conférée, soit ordinaire dans l’évêque, soit
déléguée dans les prêtres, à l’égard d’une communauté de fidèles[1064].
Cette autorité du pape, participée
par les évêques, est évidemment juridictionnelle, au for interne et
externe :
D’autre part, dans le Souverain
Pontife et dans les évêques, la juridiction s’étend non seulement au for
interne, c’est-à-dire aux cas occultes, entre Dieu et l’homme, mais encore au
for externe, c’est-à-dire aux cas publics d’homme à homme ; car c’est aux
évêques que sont confiées la régence et la garde des Églises, comme à l’époux,
l’épouse. De là vient qu’aux évêques appartient de frapper les rebelles du
glaive de l’excommunication, et celui d’élargir des trésors de l’Église
bénéfices et indulgences. Ainsi, comme de vrais juges institués par Dieu, ils
possèdent la puissance intégrale de lier et de délier pour châtier les
impénitents et réduire les rebelles, mais aussi pour absoudre les vrais
pénitents et les réconcilier à Dieu et à la sainte Mère l’Église[1065].
Elle est aussi doctrinale :
Au temps de la vérité et de la
révélation de la grâce, on sait que la plénitude du pouvoir a été donnée au
vicaire du Christ ; dès lors ce serait un mal absolument intolérable
d’affirmer quelque chose de contraire à ce qu’il aurait déterminé en matière de
foi ou de mœurs, en approuvant ce qu’il réprouve[1066].
Mais c’est surtout dans l’opuscule
De la perfection évangélique que le docteur
franciscain consacre un long chapitre[1067]
à notre sujet. Après avoir indiqué les fundamenta
de cette doctrine — l’Ancien et le Nouveau Testament, le droit canon,
« des raisons évidentes » —, le saint docteur développe sa thèse.
En premier lieu, « la justice
universelle l’exige »[1068].
Tout dans l’univers est hiérarchisé. Dès lors,
Puisque la hiérarchie [dans l’Église]
terrestre est conforme à l’ordre naturel, moral et céleste, parce qu’elle
parfait la nature, embellit les mœurs et émane de la céleste Jérusalem, elle
doit donc elle-même être ramenée, au point de vue de l’obéissance, à un chef
premier et suprême…
L’ordre absolument parfait réside là
seulement où il y a réduction au [chef] suprême, qui est suprême par essence,
c’est-à-dire Dieu ; il en est ainsi dans la Jérusalem céleste, où règne la
pleine justice. Mais là où cette réduction se fait au [chef] suprême parmi les
hommes, qui est le vicaire du Christ, le souverain pontife, l’ordre est encore
parfait, formé à l’instar de la Jérusalem céleste, dans la mesure qui convient
à la perfection de l’Église présente[1069].
En outre, « l’unité de
l’Église le réclame »[1070].
Étant hiérarchie, corps, épouse, l’Église doit avoir un chef, une tête, un
époux, non seulement invisible, le Christ, mais aussi visible, afin de garantir
son unité extérieure[1071].
Du reste, cela est requis pour la solidité de l’Église[1072],
pour sa durée[1073],
pour son influence[1074],
pour sa prééminence — car l’union contribue à la force[1075].
En bref :
De la loi divine découlent
nécessairement l’unité du Souverain Pontife, conformément à ce qu’exigent
l’ordre de l’universelle justice, aussi bien naturelle que civile et
céleste ; l’unité de l’Église considérée comme un corps et une
épouse ; la stabilité et la suprématie de l’un et de l’autre, aussi bien quant
à la permanence dans la durée qu’à la puissance dans l’influence et à la
prééminence dans la dignité. Bien que cela découle en effet de la loi de grâce,
qui est celle de Jésus-Christ, cela concorde également avec la loi naturelle et
la loi écrite, avec le droit pontifical et avec le droit canonique, avec les
choses visibles et les invisibles, avec la piété de tous les fidèles et avec
l’intelligence droite de tous les esprits… Car la plénitude de l’autorité dans
le Souverain Pontife tient lieu du Christ sur terre, comme l’Écriture
l’affirme, comme la foi le pense, comme le droit l’atteste et des raisons
irréfragables le prouvent[1076].
Plus encore que l’ordre
franciscain, l’ordre dominicain, constitué dès la première heure comme une
vaste institution scolaire, était désigné pour exercer son influence dans les
universités en plein essor. Au début du xiiie
siècle, les premiers dominicains — à Paris Roland
de Crémone († 1271), Jean de
Saint-Gilles († 1258), Hugues de
Saint-Cher († 1263), Pierre de Tarentaise
(le futur Innocent V,
1225-1276) —, sans former une école au sens strict, sont d’obédience
augustinienne, au sens large de l’époque. En dehors des universités, saint Raymond de Pennafort († 1275) se rend
célèbre par ses collections de Décrétales
(1234) et une Summa pænitentiæ
(1235). Mais la postérité a surtout retenu les noms de saint Albert et saint
Thomas, qui donneront son orientation définitive à l’école dominicaine.
Entré dans l’ordre des prêcheurs à
seize ans, sous l’influence de Jourdain de Saxe, il étudia puis enseigna en
Allemagne et à Paris avant d’organiser et de diriger la faculté de Cologne
(1248-1260). Il remplit diverses charges, élabora avec saint Thomas et Pierre
de Tarentaise le règlement général des études de son Ordre, et fut nommé évêque
de Ratisbonne en 1260, mais donna sa démission deux ans plus tard pour
retourner à ses études. On sait que, sans répudier Platon et Augustin, il
vulgarisa la science d’Aristote, dûment corrigée et complétée, et prépara les
voies de son disciple saint Thomas, entre autres par sa conception des rapports
qui unissent science et foi. Qu’en est-il de son ecclésiologie ?
Très intéressé par la théologie de
notre communion avec Dieu, saint Albert a beaucoup parlé du corps mystique,
sans séparer cette mage de celle de l’épouse.
C’est à cause de l’eucharistie
qu’on peut appeler l’Église corps du Christ[1078].
Le premier, Albert distingue nettement entre notre incorporation au Christ par
les vertus et par l’eucharistie, union ex
vi rei contentæ[1079]
qui opère une sorte d’extension à tous les hommes de l’union du Verbe avec la
nature humaine, et dans laquelle le Christ lui-même opère
personnellement : « L’unité est » ainsi « l’effet du vrai
corps du Christ »[1080] :
Dans ce sacrement… il se répand lui-même tout entier, dans toutes les parties de son corps mystique, afin que, comme il est dit dans l’épître aux Éphésiens (ch. 3), « nous soyons remplis de toute la plénitude de Dieu ». Et encore dans l’épître aux Éphésiens(ch. 4) : « Pour l’édification du corps du Christ, afin que nous parvenions tous à l’unité de la foi et de la connaissance du Fils de Dieu, à l’état d’homme fait, selon la mesure de l’état de la plénitude du Christ ». C’est-à-dire que toutes les choses que fait le Christ dans les mystères (sacrements) de son Église, il les fait pour parachever l’édification de son corps mystique et le pénétrer à proportion de la plénitude de sainteté de son vrai corps ; afin qu’ainsi, nous tous qui sommes ses membres, nous nous offrions au Christ, notre Dieu, dans l’unité de sa foi et de la reconnaissance en nous de sa sainteté, d’homme parfaitement Christ dans tout son corps[1081].
C’est ainsi qu’il est dit de l’Église qu’elle est le vrai corps du Christ : « Vous êtes le corps du Christ, et les membres les uns des autres » (Ro 12). Nous sommes des membres spirituels, et notre Chef, le Christ, nous inspire cette vertu qui nous convertit à lui, afin que nous devenions effectivement les membres de son corps. Ceci est dit expressément dans l’épître aux Éphésiens (ch. 4) : « Confessant la vérité, continuons de croître à tous égards dans la charité, en union avec notre Chef, qui est le Christ. C’est de lui que tout le corps, coordonné et uni par les liens des membres, qui se prêtent un mutuel secours et dont chacun opère selon sa mesure d’activité, grandit et se perfectionne dans la charité ». Il n’y a pas d’autre raison que l’Église soit dite et soit effectivement le corps du Christ, que celle qui vient d’être exposée : le Christ lui donne son corps et la convertit en lui, afin qu’elle soit effectivement son corps et que chacun des fidèles soit ses membres. Il est certain que c’est au sens mystique et métaphorique qu’on dit que l’Église es le corps du Christ. Toute translation (translatio, « métaphore ») mystique se fait par une appropriation quelconque. C’est la raison pour laquelle ce qui est nommé du même nom, l’est avec vérité. Par conséquent, elle n’a pas lieu sans une communion au corps et au sang vrais et naturels du Christ qui, influant sur l’Église, la convertissent toute en lui et l’assimilent à lui, à son esprit de vie, à la chaleur vivifiante de sa vérité, à l’opération de ses vertus ; en sorte que par l’opération de ses membres, il fait de l’Église son corps spirituel et mystique…
C’est ce que le Christ dit à l’Église, dans la Genèse, parlant sous la figure d’Adam et ève : « Celle-ci, cette fois, est l’os de mes os et la chair de ma chair ». Car, ainsi transformée, elle est un membre plus fort et plus ferme de lui-même[1082].
Le premier, Albert définit
nettement la communio sanctorum comme
communication des biens de tous les saints opérée individuellement par l’Esprit
sanctificateur : « En effet il ne peut y avoir de communion des
saints dans les biens, in bonis,
sinon par l’Esprit Saint unissant et vivifiant tout le corps mystique »[1083].
Par cette communication, l’insuffisance des uns s’enrichit de la surabondance
des autres. L’Esprit Saint est ainsi le principe dernier de l’unité ecclésiale,
qui se réalise « en raison d’un seul objet et un seul étant cause
efficiente, un seul et le même existant dans un seul (fidèle) et semblablement
en tous »[1084].
Comme Alexandre de Halès, Albert
exige, pour être membre du corps mystique, la charité :
à proprement parler, on ne dit pas que l’Église soit une en raison d’une foi unique, mais en raison d’un seul Esprit, en tant qu’il est saint… Les méchants ne sont pas l’instrument (organum) de l’Esprit Saint. Et c’est pourquoi ils ne feront pas partie du corps de l’Église[1085].
Il distingue entre l’appartenance
à la communion de grâce et à la société des moyens de grâce[1086],
entre appartenance à l’Église merito
et numero[1087].
On peut également recueillir chez
Albert divers éléments sur l’Église comme société hiérarchique.
Personnellement soucieux de vie
mystique[1088] et
par ailleurs vrai fils de saint Dominique, le docteur de Cologne insiste pour
que la prédication dans l’Église jaillisse toujours de la contemplation :
« Qu’il puise dans la contemplation la vérité qu’il doit répandre par la
prédication »[1089].
De même que Pierre par rapport aux
autres Apôtres[1090],
le pape jouit de la plenitudo potestatis,
afin d’assurer l’unité et la communion[1091].
La clavis iuridictionis descend de
lui[1092]. La
foi du siège de Pierre et celle de son
successeur est indéfectible : « Pour que, finalement, ta foi ne
défaille pas. Cet argument est efficace pour le siège de Pierre et son
successeur (successore), car
finalement sa foi ne défaillira pas »[1093].
Albert semble n’établir aucune distance entre le siège de Pierre et la personne
de son successeur ; ne serait-ce pas que le « siège » est une
image exprimant la succession ininterrompue des successeurs de l’Apôtre ?[1094]
Nous développerons amplement la
doctrine de saint Thomas dans la suite de notre cours, qui s’efforcera
d’élaborer une réflexion sur l’Église tout entière tirée des principes
fondamentaux de notre docteur, même dans les domaines où la situation
historique de l’Église et le développement du dogme à son époque ne lui ont pas
permis d’aborder directement les problèmes qui se posent actuellement. Nous nous
limiterons ici à quelques orientations générales, avec le souci de mettre en
relief ce que sa pensée offre de plus personnel. Mais il est clair que cette
ecclésiologie offre beaucoup d’éléments communs avec celle d’Alexandre de
Halès, saint Bonaventure et saint Albert[1095].
Nous nous fonderons sur le seul
exposé systématique que saint Thomas ait donné sur l’Église : son
commentaire du Credo (articles 9 et,
en partie, 10), composé à l’époque de sa maturité[1096],
que nous nous efforcerons d’éclairer par le reste de son œuvre. Cet exposé suit
de près le texte du Symbole.
Au sujet de l’article 9, « Je
crois à la sainte Église catholique », notre auteur, après avoir indiqué
le rapport qui unit cet article au précédent[1097],
donne une première définition de l’Église (n° 125). Il examine ensuite chacune
de ses propriétés : unité (nn. 126-130) ; sainteté (131-136) ;
catholicité ou universalité (137-139) ; fermeté liée à l’apostolicité
(140-141).
à propos de l’article 10, nous nous limiterons ici au n°
142 : « Je crois à la communion des saints », et au n° 143, qui
montre la connexion qui existe entre l’Église et les sacrements, objet des
paragraphes suivants.
Pour définir l’Église, le docteur
commun procède selon deux lignes : l’image du corps humain et la
définition (nominale mais aussi, si on l’entend bien, réelle) de l’Église comme
congregatio fidelium. Examinons ces
deux aspects et les rapports qu’ils entretiennent.
Pour saint Thomas comme pour la
plupart de ses contemporains — mais chez le docteur dominicain cette doctrine
offre un caractère fondamental et spécifique —, l’Église constitue
fondamentalement un corps, comportant une pluralité de membres, tous animés de
la vie de l’Esprit :
Comme, dans un homme, nous voyons qu’il y a une seule âme et un seul corps, et pourtant des membres divers, ainsi l’Église catholique est un seul corps et elle a divers membres. Quant à l’âme qui vivifie ce corps, c’est l’Esprit Saint. Et c’est pourquoi, après la foi dans le Saint-Esprit, nous recevons l’ordre de croire en l’Église catholique. Et c’est la raison pour laquelle on ajoute dans le symbole : « à la sainte Église catholique »[1098].
Unum corpus : Les
attestations de cette image, sous-tendue à toute la doctrine de la grâce
capitale, sont innombrables chez notre auteur[1099].
L’Église est un « corps », corpus
Ecclesiæ[1100]
ou corpus Ecclesiæ mysticum[1101].
Plus parfaitement que toute corporation, elle réalise la définition que saint
Thomas donne d’un corps social : « On appelle un corps, par
similitude[1102], une
multitude ordonnée à une [fin] unique (lit. « à une seule chose », ad unum), selon des actes ou fonctions
diverses »[1103].
Diversa membra : Il
est essentiel à un corps d’avoir des membres différenciés. Il en est ainsi dans
l’Église :
La diversité des états et
des offices dans l’Église est requise, pour trois fins. D’abord, pour la
perfection de l’Église elle-même. Dans l’ordre naturel nous voyons la
perfection, qui en Dieu est simple et unique, ne pouvoir se réaliser chez les
créatures que sous des formes diverses et multiples. Il en va de même pour la
plénitude de la grâce, qui se trouve concentrée chez le Christ comme dans la
tête. Elle se répand dans ses membres sous des formes diverses, pour que le
corps de l’Église soit parfait. C’est la doctrine de Paul (Ep 4,
11) : « Il a établi lui-même certains comme apôtres, d’autres comme
prophètes, d’autres en qualité d’évangélistes, d’autres en qualité de pasteurs
et de docteurs, pour conduire les saints à la perfection ».
Elle est requise ensuite
pour l’accomplissement des actions nécessaires à l’Église. Il faut en effet
qu’à des actions diverses soient préposées des personnes différentes, si l’on
veut que tout se fasse aisément et sans confusion. C’est la pensée de Paul
(Rm 12, 4) : « Ainsi que dans notre corps, qui est un, nous
avons plusieurs membres et que tous les membres n’ont pas le même rôle, nous ne
faisons à nous tous qu’un seul corps dans le Christ ».
Enfin, cette diversité
intéresse la dignité et beauté de l’Église, qui consiste en un certain ordre.
C’est ce que signifie cette parole : (1R 10, 4) : « Devant la
sagesse de Salomon, devant les logements destinés à ses serviteurs et
l’organisation en ordres distincts des gens qui le servaient, la reine de Saba
était éperdue d’admiration ». Et Paul (2 Tm 2, 20) : " Dans
une grande maison, on ne trouve pas seulement des vases d’or et d’argent, mais
aussi de bois et d’argile ».
Ad 1m : La
diversité des états et des offices ne détruit pas l’unité de l’Église, qui est
garantie par l’unité de la foi et de la charité, et par les services mutuels,
selon la doctrine de Paul aux Éphésiens
(Ep 4, 16) : « C’est sous son influence (celle du Christ) que
tout le corps est assemblé par la foi, et unifié par la charité, grâce aux
divers organes de service, c’est-à-dire en tant que chacun sert les
autres »[1104].
Una anima… unum corpus… diversa
membra… unum corpus… diversa membra… Spiritus
Sanctus : Ce qui fait des membres
divers un seul corps, c’est l’âme. L’âme de l’Église, selon une similitude qui
remonte au moins à saint Augustin[1105],
c’est l’Esprit Saint. Son importance est ici fortement mise en relief. L’âme
est première et dernière, elle enveloppe pour ainsi dire le corps jusque dans
la structure grammaticale de la phrase (a, b, c, b’, c’, a’), qui révèle la
pensée la plus profonde de Thomas sur « ce qu’il y a de plus
important » dans l’Église :
« Chaque chose paraît être ce qu’il y a en elle de plus important », comme le dit Aristote au ixe livre des Éthiques. Or ce qui est le plus important dans la loi nouvelle, et en quoi consiste toute sa vertu, c’est la grâce de l’Esprit Saint, qui est donnée par la foi au Christ. Et c’est pourquoi la loi nouvelle consiste principalement dans la grâce elle-même de l’Esprit Saint, qui est donnée aux fidèles du Christ[1106].
Anima quæ hoc corpus vivificat : Que signifie donc l’image traditionnelle de l’âme ? Ce qui fait vivre le corps mystique[1107] et unit ses membres entre eux et à la tête, car il est numériquement un et le même dans la tête et dans tout le corps ecclésial, comme l’âme dans le corps humain, c’est l’Esprit Saint :
Il y a aussi dans l’Église une certaine continuité (continuitas) à raison du Saint-Esprit qui, un seul et le même numériquement, remplit et unit toute l’Église[1108]…
Dans le corps naturel, les facultés répandues dans tous les membres diffèrent numériquement selon leur essence, mais elles se rejoignent dans leur racine qui est numériquement une [c’est-à-dire l’âme, comme forme du vivant, dont le siège est soit la tête, soit le cœur], et, de plus, elles possèdent une seule forme dernière [l’âme, selon qu’elle est le principe qui donne au corps ainsi informé d’être une personne humaine]. Semblablement, tous les membres du corps mystique ont comme perfection (complemento) dernière le Saint-Esprit qui est numériquement un en tous[1109].
Cette image ne signifie pas, bien
entendu, que l’Esprit Saint incréé entre en composition avec l’Église, ou avec
nos âmes, de la même manière que notre âme avec notre corps : il y agit
comme cause efficiente, comme agent de notre conformation au Christ :
On lit dans l’Écriture que nous sommes configurés au Christ par
la médiation du Saint-Esprit. Témoin ce texte de la Lettre aux Romains (8,
15) : « Vous avez reçu un Esprit qui fait de vous des fils adoptifs » ;
et ce texte de la Lettre aux Galates (4, 6) : « Parce que vous êtes
fils, Dieu a envoyé dans vos cœurs l’Esprit de son Fils ». Or rien ne se
conforme à quelque modèle que par le moyen de son propre sceau. On le constate
dans les natures créées, où ce qui rend semblable au modèle procède de
lui ; ainsi le semen humain qui
procède de l’homme rend semblable à l’homme. Or le Saint-Esprit procède du Fils
comme son propre caractère. En conséquence, on dit du Christ : « Il
nous a marqués de son sceau, de son onction, il nous a donné comme gage le
Saint-Esprit présent en nos cœurs »[1110].
Il s’agit évidemment d’une simple
appropriation : dans l’ordre de l’efficience, les trois personnes agissent
toujours de concert, et elles agissent en vue de nous conformer à l’unité
trinitaire. Mais dans l’ordre de l’exemplarité, il est particulièrement à
propos d’attribuer l’unité de l’Église au nœud de la trinité. Ainsi l’insistance de Thomas sur l’aspect
pneumatologique de l’Église relève ultimement de son théocentrisme :
La fin des dons divins, c’est que nous soyons unis de cette unité qui est conforme à l’unité du Père et du Fils[1111].
L’image de l’âme pour désigner
l’Esprit Saint apparaît commune à tous les théologiens du xiiie siècle. Mais notre
auteur est le seul à son époque[1112]
à le présenter, avec diverses nuances et quelques hésitations, comme le cœur de
l’Église[1113], dans
la perspective de la physique aristotélicienne où « toutes les vertus de
l’âme partent du cœur pour se répandre dans le corps »[1114].
Le cœur est principe ultime, mais caché au centre de l’organisme, du mouvement
de tout le corps :
Le cœur est le principe des forces vitales dans le corps tout entier, mais la tête est le principe des forces animales qui concernent le sens et le mouvement[1115].
La force motrice ne meut les autres
membres que par la médiation du cœur[1116].
Le cœur est placé au milieu, en sorte que de lui se diffusent facilement les opérations de la vie dans tout le corps. Le cerveau en revanche est placé en haut, pour que les opérations animales, qui s’y accomplissent d’une certaine façon, ne soient pas empêchées par les diverses transmutations du corps[1117].
C’est ce qui explique
l’application de la belle et mystérieuse métaphore du cœur à l’Esprit Saint,
celle de la tête étant réservée au Christ :
Le cœur est un membre caché, la tête, un membre apparent. Aussi par le cœur peut-on signifier la divinité du Christ, ou le Saint-Esprit. Mais par la tête, on désigne le Christ lui-même, selon sa nature visible, sur laquelle influe sa nature invisible[1118].
La tête jouit d’une éminence manifeste à l’égard des autres membres, mais le cœur possède une influence cachée. C’est pourquoi on compare au cœur le Saint-Esprit[1119].
Le cœur vivifie le corps tout
entier, mais la tête, qui est le membre le plus noble, bénéficie d’une primauté
d’influx vital. De même le Saint-Esprit vivifie d’abord le Christ en son
humanité, et d’une façon dérivée ceux qui lui sont unis : les membres de
son corps. Nous y reviendrons.
Seconde définition de l’Église,
connexe à la première : congregatio (ou : societas) fidelium. L’image du corps en effet s’applique à l’Église (quoique
non exclusivement) en tant qu’elle est corps social, société — société d’un
type très particulier, irréductible à toute autre, dont l’unité n’est pas
seulement morale, mais pour ainsi dire organique. Cette définition, très
classique elle aussi, revient à vingt-quatre reprises chez saint Thomas[1120].
Elle suffirait à elle seule à prouver que l’Aquinate n’a pas méconnu la
dimension sociale de l’Église, mais aussi qu’il n’a pas séparé celle-ci de sa
dimension théologale.
Ecclesia… congregatio :
Notre docteur offre d’abord une définition purement nominale de l’Église, puis
la précise en termes théologiques :
à ce sujet, il importe de savoir ceci : « Église » est la même chose que « rassemblement ». Aussi la sainte Église est-elle la même chose que l’assemblée des fidèles. Et tout chrétien est comme un membre de l’Église elle-même, dont il est dit au dernier chapitre de l’Ecclésiastique (Sir 51, 31) : « Approchez-vous de moi, ignorants, et rassemblez-vous dans la maison de l’enseignement »[1121].
L’Église est donc un
rassemblement, un « collège » (collegium,
proche de congregatio), une société (societas, qui correspond dans la Vulgate
au grec koinwnia), une communion de personnes. Cette dimension sociale de
l’Église, saint Thomas l’exprime par diverses expressions quasi synonymes, qui
en mettent en relief les aspects complémentaires :
—
Cité[1122] :
Étant une cité, l’Église est un
rassemblement autonome d’une multitude de personnes libres[1123],
unies par une fin commune, la béatitude[1124],
possédée par Dieu en plénitude et par essence, et par les anges et les hommes
par participation, comme une fin déjà obtenue en acte par les bienheureux et à
laquelle les viatores tendent, sous
la motion du Saint-Esprit[1125],
par des
actes spécifiques[1126],
intérieurs — la foi vive, informée par la charité — et extérieurs — les
sacrements —, une seule loi et un seul chef :
L’Église de Dieu est comme une cité, c’est-à-dire quelque chose d’un et de distinct… Dans toute cité, pour assurer l’unité, quatre choses sont nécessaires à l’intérieur de la communauté : un chef, une loi, des drapeaux (insignia, « enseignes ») communs, une même foi. L’Apôtre dit que ces quatre éléments se trouvent dans l’Église. Elle a un chef, le Christ. Elle a une loi, la loi de l’Église et la loi de la foi. Elle a des enseignes communes, les sacrements du Christ, dont le premier est le baptême, porte de tous les autres. L’Église a une même foi, qui est Dieu. Le Fils nous conduit en effet à son Père[1127].
Fluminis impetus lætificat civitatem Dei (ps. 45, 3). Cette cité, c’est l’Église : Gloriosa dicta sunt de te, civitas Dei (ps. 86, 3). Il y a trois choses qui appartiennent à la définition de la cité.
La première est qu’elle rassemble une multitude d’êtres libres. En effet, s’il n’y a qu’une personne ou seulement quelques unes, il n’y a pas de cité ; de même, si ce sont des esclaves. or, c’est ce qui se vérifie dans l’Église : « Nous ne sommes pas les fils de l’esclave, mais de la femme libre » (Gal 4, 31).
La seconde est qu’elle possède son autonomie, sufficientia. Quand on est en chemin en effet, on ne trouve pas tout ce qui est nécessaire pour la vie des hommes, bien portants ou malades ; mais dans la ville on doit trouver tout ce qui est nécessaire à la vie. cette autonomie se vérifie dans l’Église, car on trouve en elle tout ce qui est nécessaire à la vie spirituelle : « Nous sommes rassasiés des bien de ta maison » (Ps. 64, 5).
La troisième est l’unité des citoyens. C’est de là, en effet, c’est-à-dire de l’unité des citoyens, que la cité tire son nom, puisque civitas vient de civium unitas. Cela aussi se retrouve dans l’Église : « Qu’ils soient un comme nous sommes un » (Jn 17, 21). C’est donc une cité qui est réjouie par la grâce de l’Esprit Saint qui déferle en elle[1128].
—
Maison, famille :
Mais quel est donc, finalement, le
chef, le roi (rector, celui qui
dirige) de cette cité différente de toute autre ? Dieu lui-même, que Jésus
nous a ordonné d’appeler « Père » à un titre nouveau. Aussi l’image de
la cité, société politique, doit-elle être complétée par celle de la maison[1129],
c’est-à-dire de la famille, société domestique, comme le fait l’Apôtre dans
l’épître aux Éphésiens :
« Vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la famille de Dieu » (Ep 2, 19). Pour comprendre ces mots, il faut savoir que le collège des fidèles est appelé dans l’Écriture tantôt maison (ou famille, domus), comme en 1 Tm 3, 15 : « Tu dois savoir comment te comporter dans la maison de Dieu, qui est l’Église de Dieu » ; tantôt cité, comme dans le psaume 121, 3 : « Jérusalem, qui est bâtie comme une cité ».
Entre la cité qui est un collège politique (de poliV, « cité ») et la famille, qui est un collège économique (oikoV, « maison ») il y a une double différence. Ceux qui appartiennent au collège de la maison ont en commun, communicant, des actes communs ; ceux qui appartiennent au collège de la cité, des actes publics. Ensuite, ceux qui relèvent du collège de la maison sont gouvernés par un seul, le père de famille ; ceux qui relèvent du collège de la cité, par un roi. Ainsi, un père de famille en sa maison est comme un roi en son royaume.
Le collège des fidèles a donc quelque chose de la cité et quelque chose de la famille, mais si l’on considère le chef, rector, du collège, c’est le Père, selon Mt 6, 9 : « Notre Père, qui es aux cieux », et Jr 3, 19 : « Vous m’appellerez père et vous me suivrez partout ». Si l’on considère les membres, alors c’est une cité, car ils ont en commun des actes spéciaux, ceux de la foi, de l’espérance et de la charité[1130]. C’est ainsi que si l’on considère les fidèles comme tels, alors c’est un collège du type de la cité. Mais si l’on considère le chef du collège, alors c’est une famille[1131].
Si le fait que le chef d’une
société soit un père fait de celle-ci une famille, c’est qu’il ne se contente
pas de la gouverner de l’extérieur, par des commandements écrits ou
oraux : il lui donne son sang et pour ainsi dire sa propre vie, et c’est
cette communauté biologique qui unit le plus profondément la famille. Quelque
chose d’analogue se réalise dans l’Église.
Fidelium :
L’assemblée constituée par l’Église n’est pas fondée sur une appartenance
nationale, raciale, ou autre, mais, ici-bas, sur la foi. C’est d’abord et
formellement par la foi que nous entrons en contact spirituel avec le Christ[1132],
que l’Église lui est « conjointe »[1133].
La foi est le « fondement » qui donne à l’ « édifice
spirituel » de l’Église sa « bonté »[1134].
C’est par elle, avec les sacrements[1135],
que l’Église est « fabriquée », constituée[1136]
— du moins, l’Église « militante », l’Église dans son état actuel.
Mais il n’y a qu’une seule Église incluant tous ceux qui sont unis au Christ
par la foi ou par la vision, l’Église céleste étant l’exemplaire de l’Église
terrestre :
Comme le dit Denys au 4e chapitre des Hiérarchies célestes, l’état de l’Église [terrestre] est intermédiaire entre l’état de la synagogue et l’état de l’Église triomphante. L’Ancien Testament était la figure du Nouveau, l’Ancien et le Nouveau sont l’un et l’autre la figure des réalités célestes[1137].
C’est là [dans les cieux] que se trouve la véritable Église, qui est notre mère, à laquelle nous tendons et qui est l’exemplaire de notre Église militante[1138].
L’Église offre un double état : celui de la grâce dans le (siècle) présent, et celui de la gloire dans l’avenir ; c’est la même Église, et le Christ en est la tête selon l’un et l’autre état[1139].
La maison de Dieu est
double. L’une est l’Église militante, à savoir le rassemblement (congregatio) des fidèles :
« Pour que tu saches comment te comporter dans la maison de Dieu, qui est
l’Église du Dieu vivant » (1 Tim 3, 15). Dieu y habite par la foi.
L’autre est [l’Église] triomphante, à savoir l’assemblée, collectio, des saints dans la gloire du Père : « Voici le
tabernacle de Dieu avec les hommes, et j’habiterai en eux » (Ap 21, 3)[1140].
L’Église, dans son état de
voyage, c’est l’ensemble des croyants ; mais, dans l’état de la patrie, c’est
l’assemblée des élus qui voient Dieu[1141].
indocti…
domum disciplinæ : Saint Thomas souligne ici cet aspect de
connaissance de Dieu par une citation du Siracide : l’Église est la maison
où les ignorants apprennent ce qu’ils doivent savoir pour plaire à Dieu[1142],
l’école de la foi par excellence.
Après la double définition de
l’Église, ce qu’elle est, les propriétés qui en découlent :
Or, cette Église sainte présente quatre « conditions », conditiones. Car elle est une, elle est sainte, elle est catholique, c’est-à-dire universelle, elle est solide et ferme[1143].
Ecclesia sancta :
Parmi les conditiones qui vont être
énumérées, la sainteté, la première mentionnée dans les plus anciens symboles,
paraît la plus fondamentale.
Conditiones : mot
analogue très usuel chez saint Thomas : 2378 emplois. Ici, il correspond
approximativement à « qualités » — en l’occurrence, les qualités
particulières qui découlent directement et inséparablement de la nature et lui
sont propres : les propriétés. Il n’est pas encore question des
« notes » de l’Église, de ses propriétés en tant qu’elles permettent
de reconnaître la véritable Église : ce thème ne se développera que dans
l’apologétique post-tridentine, en réaction au protestantisme.
Una… sancta… catholica, id est universalis… fortis et firma : Les trois premières des quatre
« conditions » de l’Église sont reprises telles quelles du symbole de
Nicée-Constantinople, que notre docteur commente en même temps que le symbole
des Apôtres. La quatrième peut surprendre. Elle correspond, en fait, à
l’apostolicité, dont elle représente la conséquence directe.
L’unité de l’Église est d’abord
fortement affirmée et illustrée par une image traditionnelle, dans la ligne de
la plus ancienne tradition patristique, par opposition aux divisions de sectes
hérétiques :
Quant au premier point, il faut savoir que bien que divers hérétiques aient inventé des sectes diverses, cependant ils n’appartiennent pas à l’Église, parce qu’ils sont divisés en parties. Mais l’Église est une. C’est ce qu’affirme le Cantique des cantiques : « Une est ma colombe, ma parfaite » (Ct 6, 8). Or, l’unité de l’Église est causée par trois choses[1144].
Rien d’étonnant à cela : ens et unum convertuntur. Dire que
l’Église est, c’est dire qu’elle est une. Mais en quoi consiste, formellement,
cette unité ? Non pas d’abord en une structure visible — qui ne sera
qu’une conséquence et un moyen —, ni non plus exclusivement en un agent
transcendant, nécessairement extrinsèque, mais en une vie intérieure et
spirituelle, qui existe en nous, est exercée par nous, qui est donc vraiment
nôtre : celle des vertus théologales, qui s’unifient dans leur racine
première : le Saint-Esprit :
Et la charité elle-même, répandue en eux par l’Esprit Saint, bien qu’elle soit différente selon l’essence dans les différentes personnes, s’unifie cependant par sa racine numériquement une, car la racine propre d’une opération, c’est l’objet lui-même dont elle reçoit sa spécification. Et c’est pourquoi, selon que tous croient et aiment un seul et même objet, la foi et la charité de tous sont unifiées en une seule et même racine, non seulement en leur racine première qui est le Saint-Esprit, mais encore en leur racine prochaine qui est leur objet propre[1145].
— Unité de foi
Parmi ces vertus, la première est
évidemment la foi :
En premier lieu, par l’unité de la foi. En effet tous les chrétiens qui appartiennent au corps de l’Église croient la même chose : « Tenez tous un même langage, et qu’il n’y ait pas de scissions, schismata, parmi vous » (1 Co 1, 10). « Un seul Dieu, une seule foi, un seul baptême » (Ep 4, 5)[1146].
Primo :
fondamentalement et principalement, car sans la foi les autres vertus
théologales ne sauraient exister :
L’unité de l’Église se réalise principalement, præcipue, par l’unité de la foi ; car l’Église n’est rien d’autre que l’assemblée des fidèles. Et parce que sans la foi il est impossible de plaire à Dieu, pour cette raison en dehors de l’Église il n’y a aucune place ouverte au salut[1147].
Idem credunt : Saint
Thomas choisit ici la première des deux interprétations de l’expression una fides
qu’ils propose dans son commentaire sur les Éphésiens :
La loi de l’Église est la loi de la foi…. Mais « foi » désigne parfois la réalité crue elle-même, selon cette parole : « Voici la foi catholique, etc. »[1148], c’est-à-dire : voici ce qu’il faut croire. Parfois en revanche, [ce mot] désigne l’habitus de la foi, par lequel on croit dans son cœur. Et cela peut s’entendre dans les deux sens. « Une seule foi », c’est-à-dire : vous recevez l’ordre de croire les mêmes [vérités], et d’agir de la même manière ; car c’est une seule et même chose qui est crue par tous les fidèles. Aussi [l’Église] est-elle appelée universelle ou catholique. C’est pourquoi il est dit dans la 1e épître aux Corinthiens (chap. 1) : « Dites » — c’est-à-dire : « pensez » — tous la même chose ».
D’une autre manière, la foi est une, c’est-à-dire, un seul habitus par lequel on croit, une, dis-je, non quant au nombre mais quant à l’espèce, car la même chose doit se trouver dans le cœur de tous. Et de cette manière aussi on dit que ceux qui veulent la même chose ont la même volonté[1149].
à l’inverse, l’unité ne peut survivre aux divisions dans la
foi et l’espérance : « Si nous recherchons des choses diverses par la
foi et le désir, notre affection se sépare dans des directions diverses, diversificatur ad multa[1150].
Schismata : Notre
docteur interprète sans doute le terme paulinien de ce que la théologie de son
temps appelait le schisme. On y reviendra bientôt.
— Unité d’espérance :
Nous ne croyons pas seulement aux
mêmes vérités, nous tendons tous vers une même fin : la vie
éternelle :
En second lieu, de l’unité de l’espérance, car tous sont affermis dans l’unique espérance de parvenir à la vie éternelle. Et c’est pourquoi l’Apôtre dit (Ep 4, 4) : « Un seul corps et un seul Esprit, comme vous avez été appelés à une seule espérance de votre vocation »[1151].
Saint Thomas explique dans son
commentaire de ce verset :
Quand il dit : « comme vous avez été appelés », etc., il ajoute la raison de cette unité. Car de même que nous voyons que quand certains sont appelés ensemble à posséder pareillement quelque chose, et à le recevoir l’un de l’autre, ils ont coutume aussi de demeurer ensemble, et d’aller ensemble, de même il dit spirituellement : parce que vous avez été appelés à une seule chose, à savoir la récompense finale, pour cette raison vous devez marcher ensemble dans l’unité d’esprit dans l’unique espérance de votre vocation, c’est-à-dire vers l’unique espérance espérée, qui est l’effet de votre vocation[1152].
Mais c’est seulement la fides formata, la foi informée par la
charité, qui nous unit parfaitement au Christ :
C’est par la création nouvelle, à savoir par la foi au Christ et la charité de Dieu, qui a été répandue dans nos cœurs, que nous sommes renouvelés et unis au Christ[1153].
Aussi est-ce encore elle qui nous
insère parfaitement dans le corps mystique :
En troisième lieu, de l’unité de la charité, car tous sont unis, connectuntur, dans l’amour de Dieu et l’un avec l’autre dans l’amour mutuel : « La gloire que tu m’as donnée, je la leur ai donnée, afin qu’ils soient un comme nous aussi nous sommes un » (Jn 17, 22)[1154].
La
foi sans la charité, coexistant avec le péché mortel, n’incorpore au corps
mystique que secundum quid, et non de
manière salutaire :
Le Christ est la tête de
tous les hommes, mais à divers degrés. D’abord et avant tout, il est la tête de
ceux qui lui sont unis en acte par la gloire. En second lieu, il est la tête de
ceux qui lui sont unis en acte par la charité. Troisièmement, de ceux qui lui
sont unis en acte par la foi. Quatrièmement, de ceux qui lui sont unis en
puissance mais qui, dans les desseins de la prédestination divine, le seront un
jour en acte. En cinquième lieu, il est la tête de ceux qui lui sont unis en
puissance et ne le seront jamais en acte, comme les hommes qui vivent en ce
monde et ne sont pas prédestinés. Ceux-ci, quand ils quittent cette vie,
cessent entièrement d’être membres du Christ, car ils ne sont plus en puissance
à lui être unis…
Il y a certains péchés, les
péchés mortels, dont sont indemnes les membres du Christ qui lui sont unis en
acte par la charité. Quant à ceux qui sont esclaves de tels péchés, ils ne sont
pas membres du Christ en acte, mais en puissance, sauf peut-être d’une manière
imparfaite par la foi informe. Car celle-ci unit au Christ de façon relative,
et non de cette façon absolue qui permet à l’homme d’obtenir par le Christ la
vie de la grâce, selon Jacques ( Jc 2, 20) : « La foi sans les
oeuvres est morte ». De tels membres reçoivent du Christ l’acte vital de
croire, et ils sont semblables à un membre mort que l’homme parvient à remuer
quelque peu[1155].
La
charité envers Dieu entraîne à sa suite la charité envers le prochain :
La raison d’aimer le
prochain, c’est Dieu ; car ce que nous devons aimer dans le prochain,
c’est qu’il soit en Dieu. Il est donc manifeste que l’acte par lequel Dieu est
aimé, et celui par lequel est aimé le prochain sont de même espèce. Par
conséquent l’habitus de la charité ne s’étend pas seulement à l’amour de Dieu,
mais aussi à l’amour du prochain[1156].
La
charité envers le prochain ne peut pas ne pas se manifester par la sollicitude
et la compassion, qui construisent le corps mystique :
Or un tel amour se
manifeste, s’il est véritable, quand les membres sont les uns envers les autres
remplis de sollicitude et de compassion : « Grandissons dans la
charité en toutes choses, en celui qui est la Tête, le Christ. C’est de
lui que tout le corps, coordonné et uni par les liens des membres, qui se
prêtent un mutuel secours et dont chacun opère selon sa mesure d’activité,
grandit et se construit dans la charité » (Ep 4, 15-16). Car chacun doit
se mettre au service du prochain au moyen de la grâce qui lui a été conférée[1157].
Aussi est-ce la charité qui produit l’unité de l’Église :
La charité effectue l’unité
de l’Église, qui consiste en ce que nous disions tous la même chose, et qu’il
n’y ait pas entre nous de dissensions, schismata,
comme il est dit au chapitre 1er de la 1e épître aux
Corinthiens[1158].
De
la charité découle la paix, fruit du Saint-Esprit, qui maintient les membres
dans l’unité :
Dans le corps physique, les
membres divers sont maintenus dans l’unité par l’action de l’esprit, qui
vivifie et dont le retrait entraîne la disjonction des membres. De même dans le
corps de l’Église, la paix entre les divers membres se conserve par la vertu du
Saint-Esprit, dont Jean nous dit (Jn 6, 63) qu’il vivifie le corps de
l’Église. D’ou l’exhortation de S. Paul (Ep 4, 3) : « Soyez
attentifs à conserver l’unité de l’Esprit par le lien de la paix »… Ce qui
fait dire à S. Paul ( 1 Co 12, 24
) : « Dieu a organisé le corps de telle manière qu’il n’y ait pas de
division, mais que les différents membres aient tous le souci les uns des
autres »[1159].
Si
l’unité de l’Église est causée par l’unité de foi, d’espérance et de charité,
donc de vie théologale, il est clair que se couper de l’unité de l’Église,
c’est se couper de la vie divine. C’est ce qu’exprime l’image de l’arche de
Noé, reprise de la plus antique tradition patristique sur une suggestion de
saint Pierre :
C’est pourquoi nul ne doit
ni regarder pour indifférent, ni souffrir d’être rejeté et expulsé par cette
Église ; car il n’y a qu’une Église dans laquelle les hommes soient
sauvés, comme en dehors de l’arche de Noé nul n’a pu trouver le salut[1160].
Cette doctrine hautement
traditionnelle, illustrée par la même image, se retrouve à maintes reprises
chez l’Aquinate, notamment à propos de l’eucharistie :
La réalité, res, du sacrement [est] l’unité de
l’Église, en dehors de laquelle il n’y a ni salut ni vie[1161].
La réalité, res, de ce sacrement est l’unité du
corps mystique, sans laquelle il ne peut y avoir de salut ; car personne
ne peut accéder au salut hors de l’Église, de même que dans le déluge il n’y
avait pas de salut hors de l’arche de Noé, qui figure l’Église, comme le dit
Pierre (1 P 3, 20)[1162].
D’où
la gravité du péché de schisme, qui « s’oppose directement et par soi à
l’unité » :
D’après Isidore, le schisme
« tire son nom de la scission des cœurs ». Or la scission s’oppose à
l’unité. Aussi dit-on que le péché de schisme s’oppose directement et par soi à
l’unité. De même en effet que dans le domaine de la nature ce qui est
accidentel ne constitue pas l’espèce, de même dans le domaine moral ce qui est
intentionnel est essentiel, tandis que ce qui est en dehors de l’intention
existe comme par accident. C’est pourquoi le péché de schisme est proprement un
péché spécial du fait qu’on veut se séparer de l’unité que la charité réalise.
La charité unit non seulement une personne à une autre par le lien de l’amour
spirituel, mais encore rassemble l’Église tout entière dans l’unité de
l’Esprit. On appellera donc schismatiques à proprement parler ceux qui
d’eux-mêmes et intentionnellement se séparent de l’unité de l’Église, qui est
l’unité primordiale. Car l’union particulière entre les individus est ordonnée
à l’unité de l’Église, de même que l’organisation des différents membres dans
le corps naturel est ordonnée à l’unité du corps entier[1163].
Cette sévérité n’implique pas, du
reste, que pour l’Aquinate tous ceux qui, sans faute de leur part,
n’appartiennent pas aux structures visibles de l’Église soient damnés. En
premier lieu, non seulement les justes de l’Ancien Testament étaient déjà
membres du Christ et par conséquent de l’Église, mais les païens eux-mêmes n’ont pas été exclus de tout
contact avec le Christ : non seulement certains ont reçu des révélations,
comme la Sibylle, chère aux médiévaux, mais surtout ils ont pu être sauvés
moyennant la foi implicite au Médiateur :
Beaucoup de païens ont eu
des révélations sur le Christ. Ainsi est-il dit (Jb 19, 25) :
« Je sais que mon Rédempteur est vivant ». La Sibylle aussi a fait
certaines prédictions sur le Christ, selon Augustin. On trouve également ceci
dans l’histoire des Romains : au temps de l’empereur Constantin et de sa
mère Hélène, fut découvert un tombeau ou gisait un homme ayant sur la poitrine
une lame d’or ou on lisait : « Le Christ naîtra de la Vierge et je
crois en lui. ô soleil, tu me
reverras au temps d’Hélène et de Constantin ».
Cependant, si certains ont
été sauvés sans avoir reçu la révélation, ils ne l’ont pas été sans la foi au
Médiateur. Car, même s’ils n’eurent pas une foi explicite, ils eurent pourtant
une foi implicite en la Providence divine, croyant que Dieu était le libérateur
des humains de la manière qui lui plaisait, et selon que l’Esprit l’avait
révélé à ceux qui connaissent la vérité selon le livre de Job (Jb 35,
11) : « Il nous rend plus instruits
que les bêtes de la terre »[1164].
à chacun,
quelles que soient ses conditions d’existence, Dieu envoie tout ce qui est
nécessaire au salut, soit par la prédication extérieure, soit par une
inspiration intérieure :
Il appartient à la divine
Providence de pourvoir à ce qui est nécessaire à chacun, pourvu qu’il n’y ait
pas d’empêchement de sa part. Si en effet quelqu’un avait été élevé (dans les
forêts ou parmi les bêtes brutes), et suivait la conduite de la raison
naturelle dans la recherche du bien et du mal, il est certain que Dieu lui
révélerait par inspiration intérieure ce qu’il est nécessaire de croire, ou
dirigerait vers lui un prédicateur de la foi, comme il envoya Pierre à
Corneille (Ac 10)[1165].
En
effet, parvenu à l’âge de raison, tout homme est amené à poser un choix
fondamental entre le bien et le mal, et peut alors obtenir le don de la
grâce :
Avant que l’homme parvienne
à l’âge de discrétion, le défaut des années, en empêchant en lui l’usage de la
raison, l’excuse de péché mortel, et par conséquent l’excuse beaucoup plus
encore de péché véniel, s’il vient à commettre un acte qui soit tel par son
genre. Au contraire, une fois que l’homme a commencé à avoir l’usage de la
raison, il n’est pas tout à fait excusé de la culpabilité des péchés tant
véniels que mortels. Mais la première chose qui doit se présenter à sa
réflexion, c’est de délibérer sur lui-même. Et si réellement il s’est ordonné à
la fin voulue, il obtiendra par la grâce la rémission du péché originel. Tandis
que, s’il ne s’oriente pas vers la bonne fin, autant qu’à cet âge-là il est
capable de la discerner, il péchera mortellement, ne faisant pas tout son
possible. Et dès lors, il n’y aura plus chez lui péché véniel sans péché
mortel, si ce n’est après que tout lui aura été remis par la grâce[1166].
Par
ailleurs, certains ont pu s’écarter involontairement de la vérité, sans pour
cela vouloir s’opposer à la foi de l’Église, qu’ils ignoraient ou qui n’avait
pas encore été définie. Ceux-là ne sont pas à compter parmi les hérétiques, ni
par conséquent séparés de l’Église :
Comme le dit Augustin et
comme il est marqué dans les Décrétales, « s’il y en a qui défendent leur
manière de penser, quoique fausse et vicieuse sans y mettre aucune opiniâtreté,
mais en cherchant la vérité avec soin, prêts à se corriger dès qu’ils l’auront
trouvée, il ne faut pas du tout les compter au rang des hérétiques »,
parce qu’effectivement ils ne choisissent pas d’être en contradiction avec
l’enseignement de l’Église. C’est ainsi que quelques Pères semblent n’avoir pas
été du même avis, soit dans un domaine où il n’importe pas à la foi qu’on
tienne pour vrai ceci ou autre chose, soit même dans certaines choses appartenant
à la foi, mais qui n’avaient pas encore été définies par l’Église. Au
contraire, après que les choses ont été définies par l’autorité de l’Église
universelle, si quelqu’un refusait opiniâtrement un tel arrêt, il serait censé
être hérétique[1167].
Seconde propriété de
l’Église : la sainteté. Cette vertu, qui réfère toutes les œuvres des
vertus à Dieu[1168],
implique selon la Somme deux éléments
essentiels : la pureté et la fermeté dans l’union à Dieu. On notera
l’allusion au sang des victimes, cause de purification et de sanctification[1169] :
Le mot de sainteté implique
deux choses. Premièrement : la pureté. C’est le sens donné par le mot grec haies comme si l’on disait « sans terre
». Deuxièmement, il implique fermeté : les anciens appelaient saint ce que la
loi protégeait et rendait inviolable. D’ou vient aussi le terme de « sanctionné
» pour désigner ce que confirme une loi. L’étymologie latine permet d’ailleurs
de rattacher au mot sanctus l’idée de
pureté. Il faut alors l’entendre de
sanguine tinctus, parce que, dans l’antiquité, celui qui voulait être
purifié se faisait asperger par le sang d’une victime, d’après Isidore. L’un et
l’autre sens s’accordent pour faire attribuer la sainteté à ce qui est engagé
dans le culte divin. Si bien que non seulement les hommes, mais le temple, les
instruments et autres choses de ce genre, se trouveront sanctifiés par leur
application au culte de Dieu. La pureté en effet est nécessaire pour que l’âme
s’applique à Dieu. C’est parce que l’âme se souille du fait de sa liaison aux
choses d’en bas, comme un métal s’avilit par son alliage avec un métal moins
noble, ainsi l’argent mêlé de plomb. Or il faut que l’âme spirituelle se sépare
de ces réalités inférieures pour pouvoir s’unir à la réalité suprême. C’est
pourquoi une âme sans pureté ne peut s’appliquer à Dieu. Aussi l’épître aux
Hébreux (He 12, 14) nous dit-elle : « Recherchez la paix avec tous,
et cette pureté sans laquelle nul ne verra Dieu. » La fermeté stable est
également requise pour l’application de l’âme à Dieu. Elle s’attache à lui en
effet comme à la fin ultime et au premier principe, ce qui nécessairement est
immuable au plus haut point. Paul disait aux Romains (Rm 8, 38) : «
Je suis certain que ni la mort ni la vie ne me sépareront de l’amour de Dieu ».
Ainsi donc, on appelle
sainteté cette application que l’homme fait de son âme spirituelle et de ses
actes à Dieu. Elle ne diffère donc pas de la religion dans son essence, mais
seulement d’une distinction de raison. Car on parle de religion selon que l’on
rend à Dieu le service qu’on lui doit en ce qui concerne spécialement le culte
divin : sacrifices, oblations, etc. Tandis qu’on parle de sainteté lorsque
l’homme, outre ces actes, rapporte encore à Dieu les actes des autres vertus,
ou bien se dispose au culte divin par certaines bonnes œuvres[1170].
Saint Thomas aborde cette
propriété en opposant à l’Ecclesia,
congregatio fidelium, l’ecclesia
malignantium dont parle le psalmiste, puis il annonce les trois causes de
la sainteté de l’Église :
Au sujet du second point [la sainteté de l’Église], il faut savoir qu’il y a aussi une autre assemblée, congregatio, mais [c’est celle] des méchants : Odivi ecclesiam malignantium (Ps. 25, 5)[1171]. Mais celle-ci est mauvaise. L’Église du Christ, au contraire, est sainte, comme le dit l’Apôtre (1 Co 3, 17) : « Le temple de Dieu est saint, et ce temple, c’est vous ». Aussi dit-on : « la sainte Église » [1172].
Par cette citation, Thomas
introduit dès à présent une troisième image de l’Église, d’ailleurs proche de
la seconde : celle du temple, sanctifié par la présence divine, sur
laquelle nous reviendrons. Dans son commentaire de ce verset, il
explique :
(L’Apôtre) prouve que les fidèles sont le temple de Dieu. Il appartient en effet à la raison de temple d’être l’habitacle de Dieu, selon cette parole du psaume 10e : « Dieu est dans son temple saint ». Aussi tout ce en quoi Dieu habite peut-il être appelé temple. Or Dieu habite principalement en lui-même, car lui seul se comprend[1173] lui-même… Dieu habite aussi dans la maison consacrée par le culte spirituel qui lui est offert en elle ; et c’est pourquoi une maison consacrée est appelée temple, selon ce verset du psaume 5e : Adorabo ad templum sanctum tuum, etc. Dieu habite aussi dans les hommes par la foi qui opère par la charité, selon cette parole de l’épître aux Éphésiens (chap. 3) : « Le Christ habite en vos cœurs par la foi ». C’est pourquoi aussi, pour prouver que les fidèles sont le temple de Dieu, il ajoute : « Et l’Esprit de Dieu habite en vous ». Et dans l’épître aux Romains (chap. 8), il est dit : « L’Esprit qui a ressuscité Jésus Christ habite en vous ». [De même chez] Ézéchiel (ch. 36) : « Je mettrai mon Esprit au milieu de vous ». Ce qui montre clairement que l’Esprit Saint est Dieu… En effet, seule l’inhabitation de Dieu fait un temple, comme on l’a dit[1174].
Mais quelles sont les causes de cette sainteté ? Elles sont au nombre de trois (ou quatre, d’après la suite du texte) :
Or, les fidèles de cette assemblée sont sanctifiés par trois choses[1175].
En premier lieu, parce que de même que quand une église est consacrée, elle est matériellement lavée, de même aussi les fidèles ont été lavés dans le sang du Christ : « Il nous a aimés, et il nous a lavés de nos péchés dans son sang » (Ap 1, 5). « Jésus, pour sanctifier son peuple par son sang, a souffert hors de la porte » (Hé 13, 12)[1176].
Première composante de la
sainteté : la pureté, qui exclut les souillures incompatibles avec la
sainteté divine. Par sa passion, le Christ a sanctifié son peuple en rachetant
son péché, qui faisait obstacle à son union à Dieu. C’est ce que signifie
l’image expressive du sang du Sauveur[1177].
On l’a vu au traité de la rédemption, avec la même citation de
l’Apocalypse :
Il est écrit dans
l’Apocalypse (Ap 1, 5) : « Il nous a aimés et il nous a lavés de
nos péchés dans son sang ».
La passion du Christ est la
cause propre de la rémission des péchés de trois manières.
Premièrement, par mode
d’excitation à la charité ; car selon l’Apôtre (Rm 6, 8) : « La
preuve que Dieu nous aime, c’est que dans le temps ou nous étions encore
pécheurs, le Christ est mort pour nous ». Or, par la charité, nous
obtenons le pardon des péchés, suivant cette parole (Lc 7, 47) :
« Ses nombreux péchés lui ont été remis parce qu’elle a beaucoup
aimé ».
Deuxièmement, par mode de
rédemption. En effet, le Christ est notre tête. Par la passion qu’il a subie en
vertu de son obéissance et de son amour, il nous a délivrés de nos péchés, nous
qui sommes ses membres, comme si sa passion était le prix de notre rachat.
C’est comme si un homme, au moyen d’une œuvre méritoire accomplie par sa main,
se rachetait du péché commis par ses pieds. Car, de même que le corps naturel
est un, alors qu’il consiste en membres divers, l’Église tout entière, corps
mystique du Christ, est comptée pour une seule personne avec sa tête, qui est
le Christ.
Troisièmement, par mode
d’efficience. La chair dans laquelle le Christ a souffert sa passion est
l’instrument de sa divinité, et c’est en raison de sa divinité que ses
souffrances et ses actions agissent dans la vertu divine, en vue de chasser le
péché[1178].
Cause
extrinsèque prise du côté de l’efficience, morale (excitation à la charité et
mérite) et physique (efficience instrumentale).
Après l’exclusion du péché — élément négatif —, l’union à Dieu — élément positif.
L’union à Dieu se réalise
formellement par la grâce, appropriée au Saint-Esprit, et figurée par
l’onction :
En second lieu, [la
sainteté de l’Église vient] de l’onction. Car de même qu’on consacre une église
par l’onction, ecclesia inungitur, de
même aussi les fidèles sont consacrés par une onction spirituelle, afin d’être
sanctifiés. Autrement ils ne seraient pas chrétiens ; en effet, chrétien
signifie oint. Or, cette onction, c’est la grâce du Saint-Esprit :
« Dieu qui nous a consacrés par l’onction » (2 Co 1, 21)… « Vous
avez été sanctifiés au nom de notre Seigneur Jésus Christ » (1 Co 6, 11)[1179].
Les deux éléments, purification et
sanctification, sont inséparables, comme on le voit dans le Commentaire de la 1e épître
aux Corinthiens[1180] :
la passion ne nous purifie que pour nous sanctifier :
« Vous avez été lavés », à savoir, par la vertu du sang du Christ, dans le baptême, selon cette parole de l’Apocalypse (1, 5) : « Il nous a lavés de nos péchés dans son sang ». « Mais vous avez été sanctifiés », consacrés par la grâce par la vertu du sang du Christ, selon l’épître aux Hébreux : « Jésus, pour sanctifier son peuple par son sang, a souffert hors de la porte » (Hé 13)[1181].
Spirituali inunctione unguntur, alias non essent christiani : « On est
appelé chrétien parce qu’on est au Christ »[1182],
et si l’on est au Christ, on est oint comme lui[1183].
Quelle est donc l’onction que le Christ a reçue ? Selon le Commentaire sur les psaumes, la grâce de
l’Esprit Saint, possédée in summo, et
influée aux membres de son corps :
« Dieu, ton Dieu, t’a
oint de l’huile d’allégresse ». Et l’on donne à entendre qu’il parle du
Christ qui est Dieu, et ne peut être oint en tant que Dieu, car selon qu’il est
Dieu il ne peut être élevé à un état plus élevé, promoveri. Et c’est pourquoi il faut l’entendre dans le Christ de
ce en quoi il est oint, c’est-à-dire la nature humaine. Et c’est selon cette
[nature] qu’il a un Dieu, car en tant que Dieu il n’a pas de Dieu. Et l’on
parle d’ « huile d’allégresse », parce que quand ils étaient joyeux
les Orientaux s’oignaient d’huile… La cause de la joie, c’est le
Saint-Esprit : « Et la joie dans le Saint-Esprit » (Ro 14).
« La charité, la joie, la paix » (Gal 5). Car l’Esprit Saint ne peut
se trouver en quelqu’un sans qu’il se réjouisse d’un bien et de l’espérance
d’un bien à venir. Aussi dit-il : « de préférence à tes
compagnons », car le Christ fut oint de préférence à tous les autres
saints : « Nous l’avons vu plein de grâce et de vérité » (Jn 1).
On dit que ses compagnons sont oints, car tout ce qu’on possède de cette huile, c’est-à-dire de la grâce de
l’Esprit Saint, vient de la surabondance du Christ : « De sa
plénitude, nous avons tous reçu » (Jn 1). « Comme une huile parfumée
sur la tête [d’Aaron], etc. » (Ps. 132)[1184].
Gratia Spiritus Sancti :
La grâce, figurée par l’onction, est en réalité commune, dans l’ordre de
l’efficience, à toute la Trinité, mais elle est appropriée, dans l’ordre de
l’exemplarité, à l’Esprit Saint, Personne-Amour, nœud de la Trinité, procédant
du Père et du Fils, source de tous les dons :
Pour que l’homme parvienne à la fruition de la béatitude divine, qui est propre à Dieu selon sa nature, il est nécessaire, en premier lieu qu’il soit rendu semblable à Dieu par les perfections spirituelles. Ensuite, qu’il opère selon celles-ci. Et ainsi, il obtiendra enfin la béatitude parfaite. Or les dons spirituels nous sont conférés par l’Esprit Saint [qui est le premier don, parce qu’il est amour[1185]]. Et ainsi nous sommes configurés à Dieu par l’Esprit Saint, et par lui nous sommes rendus capables de bien opérer, et par lui le chemin de la béatitude nous est frayé. Ces trois éléments, l’Apôtre nous les insinue en disant (1 Co 1) : « Dieu nous a oints, il nous a marqués de son sceau, et il a donné son Esprit comme gage dans nos cœurs ». Et dans l’épître aux Éphésiens (1, 13) : « Vous avez été marqués du sceau de l’Esprit Saint qui nous a été promis, lui qui est le gage de notre héritage ». En effet le sceau semble se rapporter à la ressemblance de configuration ; l’onction, à la capacité conférée à l’homme d’accomplir des opérations parfaites ; le gage, à l’espérance par laquelle nous sommes ordonnés à l’héritage céleste, qui est la béatitude parfaite[1186].
Dans
l’œuvre de notre sanctification, la causalité efficiente du sang du Christ
(cause instrumentale, l’humanité sainte étant instrument conjoint du Verbe) et
celle du Saint-Esprit (cause principale, avec les deux autres divines
Personnes) ne sont pas exclusives. Dans son Commentaire
sur le psaume 45e, notre auteur les unit, et leur ajoute celle des
sacrements, instruments séparés :
Le second effet [de la
grâce de l’Esprit Saint, après la joie] est la sainteté. C’est pourquoi [le
psalmiste] dit : « Le Très-Haut a sanctifié son tabernacle »… Ce
tabernacle [l’Église], le Très-Haut l’a sanctifié par son propre sang :
« Jésus pour la sanctifier par son sang… » (Hé 13) ; et en
outre, par les sacrements, dans lesquels opère la vertu du sang du
Christ : « Mais vous avez été lavés, mais vous avez été sanctifiés,
mais vous avez été justifiés » (1 Co 6, 11)[1187].
Ce qui rend l’Église sainte, au-delà de tous les dons divins, c’est la présence de Dieu lui-même. Cette inhabitation est procurée par la foi informée par la charité, et ultimement par la grâce reçue au baptême. Telle est la cause de notre sainteté :
Or il faut considérer que Dieu est dans toutes les créatures, dans lesquelles il se trouve par essence, par puissance et par présence… Mais on dit que Dieu habite spirituellement comme dans une maison familière dans les saints, dont l’âme est capable de Dieu par la connaissance et l’amour, même s’ils ne connaissent et n’aiment pas en acte, pourvu qu’ils aient par la grâce l’habitus de la foi et de la charité, comme on le voit dans les enfants baptisés. Et la connaissance sans l’amour ne suffit pas à l’inhabitation de Dieu, selon cette parole de la 1e épître de Jean (chap. 4) : « Celui qui demeure dans la charité, demeure en Dieu et Dieu en lui »…
Ensuite… il indique la raison de ce qu’il avait dit de la sainteté du temple… Certes, dans un temple matériel, il y a une certaine sainteté sacramentelle, dans la mesure où le temple est dédié au culte divin, mais dans les fidèles du Christ se trouve la sainteté de la grâce, qu’ils ont reçue par le baptême, selon cette parole : « Vous avez été lavés, vous avez été sanctifiés »[1188].
Telle
est la cause ultime de la sainteté de l’Église : l’inhabitation de la
Trinité Sainte, qui sanctifie tout lieu qu’elle habite :
En troisième lieu, [la
sainteté de l’Église vient] de l’inhabitation de la Trinité. Car quel que soit le lieu où Dieu habite, il est
saint. Aussi est-il dit dans la Genèse (28, 16) : « Vraiment, ce
lieu est saint ». Et dans le psaume (92, 5) : « La sainteté
convient à ta maison, Seigneur »[1189].
La
grâce en effet entraîne avec elle une présence très particulière des divines
personnes, dite inhabitation, dans l’âme où elles habitent comme dans un
temple :
On dit qu’une Personne
divine est « envoyée », en tant qu’elle existe en quelqu’un d’une manière
nouvelle ; elle est « donnée »,
en tant qu’elle est possédée par quelqu’un. Or ni l’un ni l’autre n’a lieu
sinon en raison de la grâce sanctifiante. Il y a en effet pour Dieu une manière
commune d’exister en toutes choses par son essence, sa puissance et sa présence
; il y est ainsi comme la Cause dans les effets qui participent de sa bonté.
Mais, au-dessus de ce mode commun, il y a un mode spécial qui est propre à la
créature raisonnable : on dit que Dieu
existe en celle-ci comme le connu dans le connaissant et l’aimé dans l’aimant.
Et parce qu’en le connaissant et aimant, la créature raisonnable atteint par
son opération jusqu’à Dieu lui-même, on dit que, par ce mode spécial, non
seulement Dieu est dans la créature raisonnable, mais encore qu’il habite en elle comme dans son temple.
Ainsi donc, en dehors de la grâce sanctifiante, il n’y a pas d’autre effet qui
puisse être la raison d’un nouveau mode de présence de la Personne divine dans
la créature raisonnable. Et c’est seulement en raison de la grâce sanctifiante
qu’il y a mission et procession temporelle de la Personne divine. De même, on
dit que nous « possédons » cela seulement dont nous pouvons librement
jouir. Or, on n’a pouvoir de jouir d’une Personne divine qu’en raison de la
grâce sanctifiante.
Cependant, dans le don même
de la grâce sanctifiante, c’est le Saint-Esprit que l’on possède et qui habite l’homme. Aussi est-ce le
Saint-Esprit lui-même qui est donné et envoyé[1190].
C’est
en rendant l’âme semblable à Dieu par la connaissance et l’amour que la grâce
fait habiter en elle le Verbe et l’Esprit Saint :
L’âme par la grâce est rendue conforme à Dieu. Aussi pour
qu’une personne divine soit envoyée à quelqu’un par la grâce, faut-il que
celui-ci soit rendu semblable à la divine personne qui est envoyée par quelque
don de grâce. Et parce que l’Esprit Saint est amour, par le don de la charité
l’âme est rendue semblable à l’Esprit Saint. Par ailleurs, le Fils de Dieu est
le Verbe, non pas n’importe quel verbe, mais spirant l’Amour. Aussi Augustin
dit-il[1191] :
« Le Verbe que nous essayons d’insinuer est une certaine connaissance avec
amour »... Ce n’est donc pas selon n’importe quelle perfection de
l’intellect que le Fils est envoyé, mais selon une instruction de
l’intelligence telle qu’elle déborde en effusion d’amour... Et ainsi c’est avec
une grande exactitude qu’Augustin dit[1192]
que « le Fils est envoyé, quand il est connu et perçu »[1193].
Par
cette conformation de grâce, c’est toute la Trinité qui habite dans les
âmes :
Par la grâce sanctifiante,
c’est toute la Trinité qui habite l’âme, selon ce qui est écrit en Jean
(Jn 14, 23) : « Nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre
demeure ». Or, dire qu’une Personne divine est envoyée à quelqu’un par la
grâce invisible, c’est signifier un mode
nouveau d’habitation de cette Personne, et l’origine qu’elle tient d’une
autre. Puisque ces deux conditions : habiter l’âme par la grâce, et
procéder d’un autre, conviennent également au Fils et au Saint-Esprit,
concluons qu’il convient à tous deux d’être envoyés invisiblement. Quant au
Père, il lui appartient sans doute d’habiter l’âme par la grâce, mais non pas
d’être d’un autre, ni par suite d’être envoyé[1194].
Dans son commentaire sur les
psaumes, notre auteur distingue entre trois temples, auxquels correspondent
trois autels : Dieu lui-même, l’Église et chacun de ses membres. L’autel
du temple constitué par chaque homme juste, c’est ce qu’il y a en lui de plus
intime : son cœur ; l’autel du temple ecclésial, c’est, dans l’ordre
du mérite, de l’efficience instrumentale et de l’exemplarité, le Christ, et
dans l’ordre formel, la foi vive, principe fondamental de l’unité de
l’Église :
De même qu’il y a un triple
temple, il y a un triple autel. Le premier est l’homme juste : « Ne
savez-vous pas que vos membres sont le temple de l’Esprit Saint ? »
L’autel de ce temple le cœur. Selon le Lévitique (chap. 6e) le feu,
celui de la charité, brûlera toujours sur l’autel, c’est-à-dire dans le cœur…
Un autre temple est l’Église ; et l’autel de ce temple, c’est le
Christ : « Nous avons un autel dont ceux qui servent au tabernacle ne
peuvent manger » (Hé 13). Ou bien, c’est la foi… Le troisième temple est
Dieu lui-même : « J’ai vu un temple en elle, le Seigneur Dieu
tout-puissant est son temple », etc. (Ap 21). Et l’autel en est la
miséricorde de Dieu[1195].
Après les trois causes annoncées
au sommaire, la reportatio[1196]
en ajoute une quatrième :
En quatrième lieu, [l’Église est sainte] à cause de l’invocation de Dieu, [comme le dit] Jérémie (14, 9) : « Tu es parmi nous, Seigneur, et ton nom a été invoqué sur nous »[1197].
Invoquer, c’est « appeler à
soi par l’affection et un culte plein de dévotion : « Il m’invoquera,
et je l’écouterai (Ps. 90) »[1198].
L’invocation suppose et met en acte avec intensité la foi et la charité. Rien
d’étonnant si l’invocation de l’Église obtient pour elle la présence
sanctifiante de la Trinité.
Si l’Église et chacun de ses
membres est, de par le baptême, un temple saint, nous devons bien nous garder
de profaner celui-ci :
Il faut donc se garder, après une telle sanctification, de souiller par le péché notre âme, qui est le temple de Dieu. L’Apôtre dit, dans la 1e épître aux Corinthiens (3, 17) : « Si quelqu’un profane, violaverit, le temple de Dieu, Dieu le détruira »[1199].
Dans le contexte de l’épître, il
s’agit d’abord des mauvais ouvriers apostoliques, mais la mise en garde vaut
aussi pour chaque âme chrétienne :
Le temple de Dieu est violé de deux manières. D’une première façon, par une fausse doctrine, qui n’est pas construite sur le fondement, mais plutôt renverse le fondement et détruit l’édifice… D’une autre manière, on viole le temple de Dieu par le péché mortel, par lequel on corrompt soi-même ou un autre par l’action ou par l’exemple. Aussi est-il dit dans le prophète Malachie (chap. 2) : « Le Seigneur détruira celui qui aura commis cette action, le maître et le disciple ». Et dans le psaume 11e : « Le Seigneur Dieu détruira toutes les lèvres fourbes »[1200].
Polluamus : La
souillure, la tache, est l’effet premier, propre et immédiat du péché dans
l’âme. Le péché s’oppose ainsi directement à la volonté du Seigneur de se
présenter à lui-même une Église « sans tache ni ride »[1201] :
Le mot tache se dit à
proprement parler des choses matérielles, quand un corps brillant, costume,
objet d’or, d’argent, etc. perd son éclat au contact d’un autre corps. Dans le
domaine spirituel « tache » doit avoir une signification analogue. Or
l’âme de l’homme possède un double éclat : le premier lui vient du
resplendissement de la lumière naturelle de la raison ; c’est par cette
clarté qu’il se dirige dans la vie. Un autre éclat lui vient du
resplendissement d’une lumière divine, la sagesse et la grâce, et par ce
surcroît de lumière on a toute la perfection qu’il faut pour agir bien et avec
beauté. D’autre part, l’âme a comme un contact avec les réalités quand elle s’y
attache par amour. Or, lorsqu’elle pèche, elle adhère à quelque chose en
opposition avec les lumières de la raison et de la loi divine. C’est pourquoi
la diminution d’éclat provenant d’un tel contact s’appelle métaphoriquement
tache de l’âme[1202].
Après la sainteté, qui est d’ordre
qualitatif, la catholicité, d’ordre extensif :
Au sujet du troisième point, il faut savoir que l’Église est catholique, c’est-à-dire universelle[1203].
Universalis :
C’est l’équivalent latin du mot grec kaqwlikh. Il ne s’agit que de la signification du mot, non de sa
supposition. Le plus souvent, notre docteur emploie simplement l’expression Ecclesia catholica, fides catholica,
pour désigner la véritable Église, celle qui, dira le concile Vatican II,
« subsiste dans l’Église romaine », et sa foi.
Cette universalité offre trois
dimensions : le « lieu » (en incluant les divers états de
l’Église, symbolisés par le lieu), la « condition » (sexe et
conditions sociales), et le temps.
Tout d’abord, quant au lieu, qui embrasse le monde entier,
contre les Donatistes : « Votre foi est annoncée dans le monde
entier » (Ro 1, 8). « Allez dans le monde entier, et prêchez
l’Évangile à toute créature » (Mc 16). C’est pourquoi autrefois
« Dieu (était) connu en Judée » (Ps. 75e), mais maintenant
il l’est dans le monde entier[1204].
De par sa nature même, l’Église
catholique n’est pas confinée en Afrique, comme le soutenaient les
Donatistes, combattus par Optat et Augustin, ni en aucun autre point du globe.
C’est l’Ecclesia magna du psaume 39e[1205],
celle dont la foi, « fondement de tous les biens spirituels »[1206],
doit être prêchée au monde entier, parce qu’elle lui vient du Christ qui a reçu
tout pouvoir du Père sur toutes les nations :
Comme s’il disait : « Tout pouvoir m’a été donné par Dieu, pour que non seulement les Juifs, mais encore les nations se convertissent à moi ; c’est pourquoi, parce que le moment en est venu, “allez, enseignez toutes les nations“ »[1207].
L’Église de la terre embrasse
Juifs et païens, donc toutes les nations de la terre. Mais le corps mystique de
Jésus est plus vaste : il inclut aussi l’Église glorieuse, symbolisée par
le ciel, et l’Église souffrante, symbolisée par les profondeurs de la
terre :
Or cette Église comprend trois parties. L’une se trouve sur la terre, une autre au ciel, la troisième dans le purgatoire[1208].
Saint Thomas évoque souvent, à
côté de l’Église militante, l’Église triomphante :
La maison spirituelle de Dieu est double… [C’est, d’une part,] l’Église militante : « Pour que tu saches comment te comporter dans la maison de Dieu, qui est l’Église du Dieu vivant, colonne et soutien de la vérité » (1 Tim 3). L’autre est l’Église triomphante : « Si notre demeure terrestre, que nous habitons ici-bas, se dissout, Dieu nous construit une maison non faite de main d’homme, mais éternelle dans les cieux » (2 Co 5)[1209].
Mais ceux qui sont morts en état
de grâce, sans avoir encore expié tous leurs péchés, demeurent « membres
de l’unique corps de l’Église »[1210].
Ils constituent l’Église souffrante, unie au reste du corps mystique par la
charité[1211].
Universelle géographiquement, l’Église l’est aussi
socialement :
En second lieu, elle est universelle quant à la condition des hommes, car nul n’en est rejeté, ni maître, ni esclave, ni homme, ni femme : « Il n’y a ni homme ni femme »[1212].
Dans son commentaire de ce verset,
directement relatif aux effets du baptême — mais le baptême a pour effet,
justement, d’incorporer au corps mystique, l’Église — , saint Thomas
explique :
La seconde différence [après la distinction entre Juifs et gentils] concerne l’état et la condition, quand il dit : « Il n’y a ni esclave ni homme libre », c’est-à-dire, ni la servitude, ni la liberté, ni la noblesse, ni la roture, ne crée de différence pour recevoir l’effet du baptême : « Le petit et le grand sont là, et l’esclave est libre par rapport à son maître » (Job 3). « Il n’y a pas d’acception de personnes auprès de Dieu » (Ro 12).
La troisième différence concerne la nature, quand il dit : « Il n’y a ni homme ni femme ». Il donne la raison qui permet d’expliquer [cette affirmation], en disant : « En effet vous êtes tous un, unum, dans le Christ Jésus ». Comme s’il disait : Vraiment, il n’y a rien de tout cela qui fasse une différence dans le Christ, car vous tous, les fidèles, vous êtes un, unum, dans le Christ Jésus, vous qui dans le baptême êtes tous devenus membres du Christ, et un corps unique, bien que vous soyez divers entre vous. « Nous sommes tous un seul corps dans le Christ » (Ro 12). « Un seul corps, un seul esprit » (Ep 4). Or là où il y a unité, la différence n’a pas de place. C’est pour cette unité que le Christ prie : « Je veux, Père, qu’ils soient un » (Jn 17)[1213].
Troisième dimension de l’Église
quant à l’extension : la dimension temporelle, historique. Les disciples
de Joachim de Flore, et d’autres illuminés de la même époque, voyaient dans
l’Église une réalité purement terrestre et transitoire, à laquelle succéderait
l’âge de l’Esprit, par exemple en 1260. Cette erreur se retrouve actuellement
chez de nombreux théologiens pour qui « l’âge de l’Église »,
confondue avec sa structure hiérarchique, a commencé au moment de la
glorification du Christ, et fera place un jour au « royaume de
Dieu », réalité essentiellement différente. Sous l’une et l’autre forme,
cette conception est radicalement opposée à celle de la tradition patristique
unanime, reprise par la constitution Lumen
gentium, pour laquelle l’Église a commencé avec Abel le juste et n’aura jamais
de fin, devant seulement passer de sa forme actuelle, ordonnée à fournir aux
viateurs les moyens nécessaires pour se sanctifier (hiérarchie, sacrements) à
sa forme définitive lors du retour du Christ. C’est ce qu’exprime ici notre
docteur avec une vigueur singulière, en s’appuyant sur l’Écriture et la
tradition :
En troisième lieu, elle est universelle quant au temps. Car certains ont dit que l’Église doit durer jusqu’à un moment déterminé. Mais cela est faux. Car cette Église a commencé au temps d’Abel, et durera jusqu’à la fin des siècles : « Voici que je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation des siècles » (Mt 28, 20). Mais après la consommation des siècles elle demeurera dans le ciel[1214].
A tempore Abel :
Pour saint Thomas comme pour tous les grands maîtres du xiiie siècle, il n’existe qu’une seule foi au
Christ à venir et au Christ déjà venu :
Les anciens Pères, en
observant les sacrements de l’ancienne loi, étaient portés vers le Christ par
la même foi et le même amour qui nous portent nous-mêmes vers lui. Ils
appartenaient donc bien, comme nous, au corps de l’Église[1215].
Dès lors, il n’existe qu’une seule Église dans l’Ancien et le Nouveau Testament :
De même qu’il n’y a qu’une seule foi des anciens et des modernes, de même il y a une seule Église. Aussi ceux qui servaient Dieu au temps de la synagogue appartenaient-ils à l’unité de l’Église, dans laquelle nous servons Dieu[1216].
Ce n’est pas qu’on ne puisse
distinguer des âges de l’Église, comme le faisaient les Pères ; dans cette
perspective, l’unique Église connaît successivement tous les âges d’un homme
individuel. Ainsi, Abel représente l’âge de l’enfance :
Selon Augustin, [en disant au psaume 36e : Iunior fui…] David parle en la personne de l’Église, « et celle-ci a l’âge de l’enfance en Abel, celui de la jeunesse dans les patriarches, l’âge mûr dans les Apôtres, l’extrême vieillesse à la fin du monde »[1217].
Cette Église est numériquement
identique à celle des Apôtres, en raison de l’identité de foi et de sacrements
— toujours le même critère fondamental d’unité, car c’est celui de
l’incorporation au Christ —, et aussi en raison de la continuité de la
hiérarchie apostolique qui garantit cette identité :
L’Église actuelle, quæ nunc est, est numériquement identique du temps [des Apôtres] ; car elle a la même foi et les mêmes sacrements de la foi, la même autorité, la même profession [de foi]. Aussi l’Apôtre dit-il (1 Co 1, 13) : « Le Christ est-il divisé ? Loin de nous cette idée »[1218].
Cela, à travers des conditions
historiques diverses, dont notre docteur, sans négliger les avantages que
présente pour l’Église l’état de chrétienté sacrale, perçoit bien le caractère
relatif. L’objectant — sans doute un adepte des pauperes Christi — opposait à la thèse de l’identité de l’Église au
cours du temps le fait qu’elle possède actuellement des châteaux (ou des
villes), dont le Christ et les Apôtres étaient dépourvus[1219] :
Augustin… à propos du verset : Quare fremuerunt gentes… distingue entre divers temps de l’Église. Il y eut en effet un temps où les rois s’élevaient contre l’Église ; et à cette époque non seulement ils ne donnaient rien aux fidèles, mais ils les mettaient à mort. Il y a eu un autre temps, et c’est maintenant, où les rois ont l’intelligence et, étant instruits, « servent le Seigneur » Jésus Christ « dans la crainte »[1220], et c’est pourquoi, en ce temps, les rois sont vassaux de l’Église. Et ainsi, l’état de l’Église est autre qu’il n’était alors, mais il n’y a pas une autre Église[1221].
Ecce vobiscum sum… :
Telle est la raison la plus profonde de l’identité de l’Église à travers le
temps : la présence du Christ en elle pour lui influer sa propre vie. Ce
verset sert aussi de sed contra à
l’article du Quodlibet déjà cité.
Sed post consummationem sæculi remanebit in cælo : L’Église n’est pas seulement un moyen de salut
transitoire, un signe efficace destiné à disparaître devant le royaume
eschatologique, un sacrement au sens des sept sacrements de la nouvelle
Alliance[1222].
« Descendue du ciel d’auprès de Dieu », elle y retournera pour y
demeurer éternellement. Dans son Commentaire
de ce verset, saint Thomas explique :
Il ne dit pas cela, au sens où il ne serait avec nous que jusqu’à la consommation du siècle, mais parce qu’alors nous serons par la consommation dans la gloire : « Voici le tabernacle de Dieu avec les hommes, et il habitera avec eux ; et eux seront son peuple, et Dieu lui-même sera leur Dieu avec eux » (Ap 21, 3). Aussi est-il dit aussi en Isaïe (chap. 7) : « Il recevra le nom d’Emmanuel, qui se traduit : “Dieu avec nous“ ».
« Jusqu’à la consommation des siècles » : Comme s’il disait : la génération des fidèles est plus forte que le monde. En effet le monde ne périra pas, jusqu’à ce que tout cela se réalise, c’est-à-dire que l’Église des fidèles soit consommée, et que soit complété le nombre des élus pour la vie éternelle par Dieu, à qui est l’honneur et la puissance pour les siècles des siècles sans fin[1223].
Dernière propriété de
l’Église : la solidité :
Au sujet du quatrième point, il faut savoir que l’Église est solide, firma[1224].
On s’attendrait, à ce point, à
l’apostolicité. Mais la fermeté en découle directement, et sa mention se
justifie aisément, si la reportatio
de Reynald est bien exacte. Elle s’explique peut-être par l’allusion à Pierre, petra Ecclesiæ, à la fin du n° 140
et au n° 141.
Ce passage, particulièrement
développé, met en relief, en premier lieu, la solidité des fondements de
l’Église : le Christ et les Apôtres ; puis son caractère
indestructible face aux persécuteurs, aux erreurs et aux démons, en raison de
la promesse du Christ à Pierre.
— Les fondements de l’Église : le Christ et les Apôtres
La métaphore de la maison, amorcée
à propos de la sainteté[1225],
est ici filée avec celle des fondements. La cause de la solidité de l’Église,
ce sont ses fondements :
Or, on dit qu’une maison est solide, firma, en premier lieu, si elle a de bons fondements[1226].
Que signifie dans le domaine
spirituel l’image du fondement ? Qui dit fondement, dit priorité, soutien
de tout l’édifice, et liaison de celui-ci. C’est le cas, par exemple, pour la
foi vive et pour la pénitence :
On parle métaphoriquement de fondement dans les choses spirituelles par comparaison avec un fondement matériel. Or, on peut envisager cette similitude de deux points de vue : quant à l’ordre, parce que le fondement précède les autres parties ; et aussi quant à la vertu du fondement ; car le fondement soutient tout l’édifice[1227].
On parle de fondement dans les choses spirituelles par comparaison avec un fondement matériel. Or celui-ci offre deux propriétés. En premier lieu, il est la première partie de l’édifice. Ensuite, il soutient tout l’édifice[1228].
à la raison de fondement, il n’appartient pas seulement d’être premier, mais de lier les autres parties de l’édifice[1229].
Quel est donc le fondement de
l’Église ? En premier lieu, le Christ, angularis
fundamentum :
Or, le fondement principal de l’Église c’est le Christ. L’Apôtre dit : « Nul ne peut poser d’autre fondement que celui qui a été posé, qui est le Christ Jésus » (1 Co 3, 11)[1230].
C’est bien ainsi que l’entend
notre auteur dans son Expositio sur
ce verset :
« Nul ne peut poser d’autre fondement que celui qui a été
posé », sous-entendu : par moi : « Jésus-Christ », qui
« habite en vos cœurs par la foi », comme il est dit dans l’épître
aux Éphésiens (chap. 3). Et Isaïe dit du fondement (chap. 28) :
« Voici que je place dans les fondements de Sion une pierre angulaire,
éprouvée, précieuse », c’est-à-dire, fondée sur le fondement[1231].
De même, avec la même citation
d’Isaïe, dans l’Expositio in Matthæum :
La pierre, c’est le Christ, que l’on
appelle pierre en raison de multiples similitudes : « Voici que je
pose dans les fondements de Sion une pierre angulaire, choisie » (Is 28,
16)… Cette pierre « qu’ils avaient réprouvée », c’est-à-dire rejetée,
« est devenue pierre d’angle », c’est-à-dire tête des Juifs et des
gentils. C’est pourquoi lui-même est devenu tête de l’Église[1232].
Rien d’étonnant à cela : avec
quelques nuances dans les connotations, l’image du fondement rejoint celle de
la tête, que nous avons longuement étudiée en commentant III q 8, et nul ne
peut douter que le Christ soit la tête de l’Église quant à « l’ordre, la
perfection et la puissance »[1233].
Nous y reviendrons à propos de la communion des saints.
L’Écriture cependant attribue le
nom de fondement, non seulement au Christ — comme les protestants seraient
enclins à le faire —, mais encore aux douze Apôtres. C’est aussi ce qu’affirme
le docteur commun dans la suite de notre texte :
Cependant, elle possède un fondement
secondaire dans les Apôtres et leur doctrine. Et c’est pourquoi elle est solide.
Aussi dit-on dans l’Apocalypse (21, 14) que la cité avait douze fondements, et
les noms des douze Apôtres s’y trouvaient écrits[1234].
Ne faut-il pas voir là une
contradiction ? Si d’autres que le Christ sont aussi fondements, il n’est
pas seul fondement :
Mais ceci semble s’opposer à ce qui est dit dans l’Apocalypse (chap. 21) : »Le mur de la cité a douze fondements, et sur ceux-ci, les noms des douze Apôtres ». Donc le Christ n’est pas seul fondement[1235].
Saint Thomas répond :
Il faut dire qu’il y a deux sortes de fondement. L’un, qui tient sa solidité de lui-même, comme un rocher sur lequel une ville es construite, et c’est à ce fondement que l’on compare le Christ. En effet, c’est lui la pierre, dont il est dit en Matthieu 7 : « Elle était fondée sur la pierre ». L’autre est un fondement qui tient sa solidité, non de lui-même, mais d’un autre sujet solide, comme les cailloux qui sont posés d’abord sur une pierre solide. Et c’est de cette manière qu’on appelle les Apôtres fondement de l’Église, parce qu’ils sont d’abord édifiés sur le Christ par la foi et la charité. C’est pourquoi l’on dit dans l’épître aux Éphésiens (chap. 2) : « Édifiés sur le fondement des Apôtres »[1236].
De même, le fait que le Christ
soit seul tête de l’Église quant à l’influx intérieur et par sa propre vertu
n’empêche pas que d’autres puissent être dits têtes de l’Église quant au
gouvernement extérieur, en tant que vicaires du Christ, in quantum vices agunt Christi, notamment, pour un temps déterminé,
mais pour l’Église entière[1237],
« le souverain pontife », qui « tient la place du Christ d’une façon
plénière et pour toute l’Église »[1238]. C’est bien ainsi que
saint Thomas interprète Mt 16, Tu es
Petrus, et super hanc petram… :
« Et sur cette pierre », c’est-à-dire, sur toi qui es pierre, parce que de moi qui suis pierre tu recevras d’être pierre. Et de même que je suis pierre, de même « sur toi qui es Pierre, je bâtirai mon Église ».
Mais quoi ? Le fondement, est-ce le Christ, ou Pierre ? C’est le Christ par lui-même, secundum se, et Pierre en tant qu’il est son vicaire… Ainsi, les papes sont fondements, non par eux-mêmes, mais par une concession du Christ et une autorité conférée par le Christ[1239].
De même dans notre sermon :
Et de là vient qu’on appelle l’Église
apostolique. De là vient aussi que pour
signifier la solidité de cette Église, le bienheureux Pierre a été appelé chef
suprême, vertex (littéralement :
« sommet »)[1240].
Le thème de Pierre, évocateur de
la solidité de la pierre, est ici discrètement amorcé. Il sera développé plus
loin.
Fondée sur la pierre qui est le
Christ, et secondairement sur la pierre qui est Pierre, en communion avec les
autres Apôtres, l’Église est indestructible, malgré les assauts de ses divers
ennemis :
En second lieu, la solidité dune maison apparaît si, ébranlée, elle ne peut être détruite. Or, jamais l’Église n’a pu être détruite[1241]…
Quels sont donc les ennemis de
l’Église ? D’abord, les persécuteurs :
… Ni par les persécuteurs ; bien plus, durant les persécutions elle a grandi davantage, et ceux qui la persécutaient, et ceux contre qui elle luttait, succombaient : « Celui qui tombera sur cette pierre, se brisera ; et celui sur qui elle sera tombée, elle l’écrasera » (Mt 21, 44)[1242].
La persécution, comme l’hérésie,
peut même favoriser accidentellement[1243]
les progrès de l’Église, en manifestant, voire en favorisant, la vertu des
croyants. C’est en ce sens que « la tribulation produit la patience »
(Ro 5, 4) — « non certes que la tribulation en soit la cause efficiente,
mais parce que la tribulation est la matière et l’occasion d’exercer l’acte de
patience »[1244]
— et « la patience la vertu éprouvée » (v. 5), « parce que
du fait qu’un homme supporte patiemment la tribulation, il est déjà rendu
éprouvé »[1245].
En ce sens aussi qu’il « faut qu’il y ait des hérésies » (1 Co 11,
19) :
On dit d’une chose qu’il faut qu’elle soit de deux manières. En
un sens, en raison de l’intention de celui qui agit, comme par exemple si nous
disons qu’il faut qu’il y ait des jugements, parce que les juges ont l’intention,
en exerçant ces jugements, d’établir la justice et la paix dans les affaires
humaines. D’une autre manière, dans l’intention de Dieu, qui ordonne même le
mal au bien, comme il a ordonné la persécution des tyrans à la gloire des
martyrs. Aussi Augustin dit-il[1246]
que Dieu est si bon, qu’il ne permettrait en aucune manière qu’il se fasse
aucun mal, s’il n’était assez puissant pour tirer un bien de n’importe quel
mal. Et c’est dans cette perspective qu’il est dit en
Matthieu 18 : « Il est nécessaire qu’il arrive des scandales, mais
malheur à l’homme par qui le scandale arrive ».
Et c’est en ce sens que l’Apôtre dit qu’il faut qu’il y ait des hérésies, du fait que Dieu a ordonné la malice des hérétiques au bien des fidèles. Et cela,… pour manifester la fermeté[1247] de la foi des croyants. Et c’est ce qu’ajoute l’Apôtre : « Pour que ceux qui ont été éprouvés », c’est-à-dire approuvés par Dieu, « soient manifestés parmi vous » : « Comme l’or dans la fournaise, il les a éprouvés »[1248].
Qui ceciderit… super quem vero ceciderit… : On tombe sur la pierre par le péché, la pierre tombe sur
un homme quand il perd la foi :
« Celui qui tombera sur cette pierre, se brisera ». Jérôme l’explique ainsi : « Celui-là tombe sur la pierre qui est le Christ, qui tient la foi de lui, c’est-à-dire du Christ, mais tombe par les péchés qu’il commet contre lui ». Si les pécheurs tombent, c’est qu’ils n’ont pas la charité.
« Mais celui sur qui elle sera tombée, elle l’écrasera ». Le Christ tombe sur les infidèles. Voici la différence : quand un vase tombe sur une pierre, le vase ne se brise pas à cause de la pierre, mais à cause du mode de la chute, selon qu’il tombe de plus [ou moins] haut. Mais quand une pierre tombe sur un vase, elle le brise selon la grosseur de la pierre. Ainsi quand un homme tombe sur la pierre qui est le Christ, il se brise selon la grandeur de son péché. Mais quand il tombe dans l’infidélité, il se brise complètement. Ou bien on tombe sur la pierre, quand on pèche par sa propre volonté libre. Mais la pierre tombe sur quelqu’un, quand le Christ le punit, et alors il est réduit en morceaux[1249].
Après les persécuteurs, ennemis du
dehors, les ennemis du dedans : les erreurs.
Elles aussi profiteront finalement à la cause de l’Église, en favorisant la
manifestation de la vérité :
… Ni par les erreurs. Bien plus, plus
les erreurs se sont présentées, plus la vérité a été manifestée :
« Ce sont des hommes à l’esprit corrompu, réprouvés quant à la foi[1250], mais leur progrès
n’ira pas plus loin » (2 Tim 3, 8)[1251].
Telle est même la première raison
(avant la manifestation de la vertu des saints, évoquée plus haut) pour
laquelle « il faut qu’il y ait des hérésies » :
… D’abord, pour que la vérité soit
mise en plus vive lumière. Aussi Augustin dit-il[1252] : « Une
question levée par un adversaire se révèle comme une occasion de parler. Car
beaucoup d’éléments appartenant à la foi catholique, cependant que les
hérétiques les roulent dans leur esprit avec une agitation pleine de fourberie,
sont considérés avec plus d’application, compris plus clairement, et prêchés
avec plus de zèle, afin de pouvoir être défendus contre eux »[1253].
Enfin, après les tyrans et les
hérésies, les ennemis les plus redoutables : les démons :
… Ni par les tentations des démons. L’Église en effet est comme une tour, vers laquelle se réfugie quiconque combat contre le diable : « Le nom du Seigneur est une tour très solide » (Pr 18, 10). Et c’est pourquoi le diable déploie tous ses efforts pour la détruire ; mais il ne l’emporte pas, car le Seigneur dit (Mt 16, 18) : « Et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle ». Comme s’il disait : « Ils feront la guerre contre toi, mais ils ne l’emporteront pas » (Jr 15, 20).
Dans le grand combat qui oppose
depuis le commencement les serviteurs de Dieu aux suppôts de Satan, l’Église
constitue une citadelle inexpugnable, en raison de la promesse du Seigneur à
Pierre. C’est en ce sens, et avec la même citation de Jérémie, les ennemis se
trouvant placés dans un ordre différent, que le docteur angélique interprète
Matthieu 16 :
C’est spécialement la maison de Pierre qui, fondée sur la pierre, ne sera pas détruite, comme on l’a dit au chapitre 7e. Ainsi elle peut être attaquée, impugnari potest, elle ne peut être prise d’assaut, expugnari non potest.
« Et les portes de l’enfer ne l’emporteront pas contre elle ». « Ils feront la guerre contre toi, mais ils ne l’emporteront pas » (Jr 15, 20). Et quelles sont les portes de l’enfer ? Les hérétiques, car de même que par la porte on entre dans la maison, de même c’est par eux que l’on entre en enfer. Et aussi les tyrans, les démons, les péchés[1254].
La promesse du Sauveur concernant
l’indéfectibilité de l’Église, en effet, est adressée à Pierre. On comprend dès lors que notre auteur passe ensuite de la
solidité de l’Église en général à celle de l’Église romaine en particulier[1255] :
Et de là vient que la seule Église de Pierre (qui reçut en partage l’Italie tout entière, quand les disciples furent envoyés pour prêcher) a toujours été ferme dans la foi ; et alors que dans d’autres régions, ou bien il n’a a aucune foi, ou bien elle est mêlée de beaucoup d’erreurs, cependant l’Église de Pierre est vigoureuse dans la foi et pure de [toute] erreur. Rien d’étonnant à cela : car le Seigneur a dit à Pierre : « J’ai prié pour toi, Pierre, afin que ta foi ne défaille pas » (Lc 22, 32)[1256].
Ici comme dans la Lectura sur saint Matthieu, saint Thomas
insiste sur l’indéfectibilité du successeur de Pierre — et non seulement de son
siège, considéré in abstracto — dans
la foi :
Et bien que les autres Églises puissent être vitupérées en raison des hérétiques, jamais l’Église romaine n’a été dépravée par les hérétiques, car elle était fondée sur la pierre. Aussi y a-t-il eu des hérétiques à Constantinople, et la peine des Apôtres a été perdue. Seule l’Église de Pierre est demeurée inviolée. Aussi [le Seigneur dit-il en] Luc 22, 32 : « J’ai prié pour toi, Pierre, afin que ta foi ne défaille pas ». Et cela ne se réfère pas seulement à l’Église de Pierre, mais à la foi de Pierre et à toute l’Église occidentale[1257].
D’où l’autorité doctrinale singulière
du pontife romain :
Cette autorité réside
principalement dans le souverain pontife, car il est dit dans une décrétale :
« Aussi souvent qu’un problème de foi est agité, j’estime que tous nos
frères et coévêques ne doivent se référer qu’à Pierre c’est-à-dire à l’autorité
qui est sous son nom. Or ni Jérôme, ni Augustin, ni aucun des saints Pères n’a
défendu sa manière de penser contre l’autorité de Pierre. D’ou cette
déclaration de Jérôme au pape Damase : « Telle est, très Saint-Père, la
foi que nous avons apprise dans l’Église catholique. Si par hasard il y a dans
cette foi quelque position qui soit maladroite ou imprudente, nous désirons
être amendés par toi, qui tiens la foi de Pierre avec le siège de Pierre. Si au
contraire notre confession est approuvée par le jugement de ton autorité
apostolique, alors quiconque voudra me donner tort fera la preuve que lui-même
est ignorant ou malveillant, ou même qu’il n’est plus catholique mais
hérétique »[1258].
Plus généralement, cette autorité
est ordonnée à l’unité de l’Église :
Il est manifeste que, bien que les peuples se répartissent entre diverses villes et régions, il faut cependant que l’Église soit une, et qu’il n’y ait qu’un seul peuple chrétien. De même donc que pour le peuple particulier d’une seule Église, il faut un seul évêque qui soit la tête de tout le peuple, de même pour l’assemblée du peuple chrétien, il faut qu’une seule personne soit tête de toute l’Église[1259].
Le Christ, Fils de Dieu, consacre son Église et met en elle sa marque par l’Esprit Saint, [qui est] comme son caractère et son sceau… Et de même, le Vicaire du Christ, comme un serviteur fidèle, garde l’Église soumise au Christ par l’exercice de sa primauté et de son gouvernement[1260].
D’où l’importance de la communion
avec le pape et la gravité du schisme par rapport à lui :
L’unité de l’Église se considère selon deux choses : la connexion ou communication des membres de l’Église les uns avec les autres, et l’ordre de tous les membres de l’Église à une tête unique, selon cette parole [de l’Apôtre] aux Colossiens (2, 18-19) : « Enflé dans le sens de sa chair, et n’adhérant pas à la tête, de laquelle tout le corps, équipé d’articulations et de ligaments qui en assurent la cohésion, tire la croissance voulue par Dieu ». Cette tête, c’est le Christ lui-même, dont le souverain pontife est le vicaire (gerit vicem, tient la place) dans l’Église. Et c’est pourquoi on appelle schismatiques ceux qui ne veulent pas se soumettre au souverain pontife, et qui refusent d’être en communion avec les membres de l’Église qui lui sont soumis[1261].
Saint Thomas n’évoque pas ici les
rapports entre l’Église et l’État, le pape et l’empereur. Nous avons déjà
relevé son remarquable équilibre en ce domaine. En bref, notre auteur distingue
clairement entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel :
De même qu’il appartient aux princes séculiers de promulguer des lois précisant le droit naturel en ce qui concerne le bien commun dans le domaine temporel, de même il appartient aux prélats ecclésiastiques de prescrire par des décrets ce qui regarde le bien commun des fidèles dans le domaine spirituel[1262].
De soi, le temporel est inférieur
au spirituel, et donc soumis à lui :
Le pouvoir séculier est soumis au pouvoir spirituel comme le corps à l’âme. C’est pourquoi le prélat spirituel peut intervenir dans les affaires temporelle sans usurpation dans le domaine où le pouvoir séculier lui est subordonné ou que le pouvoir séculier laisse à son jugement[1263].
Le pape peut donc parfois
intervenir dans les choses temporelles, mais il ne le fera que dans des cas
particuliers, par exemple si les princes tombent dans l’infidélité[1264].
D’une manière générale, les deux pouvoirs venant de Dieu, il importe de
distinguer leurs compétences respectives[1265],
de respecter la consistance du domaine temporel et donc son autonomie dans son
ordre :
Le droit divin, qui vient de la grâce, n’élimine pas le droit humain, qui vient de la raison humaine. C’est pourquoi elle ne supprime pas la souveraineté ni l’autorité des infidèles sur les fidèles… Le pouvoir de César préexistait à la distinction entre fidèles et infidèles[1266].
La puissance spirituelle et la puissance séculière dérivent l’une et l’autre de la puissance divine. Et c’est pourquoi, le pouvoir séculier se trouve sous le pouvoir spirituel, dans la mesure où il lui est soumis par Dieu : en ce qui relève du salut de l’âme. Aussi, en cette matière, vaut-il mieux obéir au pouvoir spirituel qu’au pouvoir séculier. En revanche, en ce qui relève du bien de la cité, il vaut mieux obéir au pouvoir séculier qu’au spirituel, selon cette parole : « Rendez à César ce qui est à César » (Mt 22, 21)[1267]…
Néanmoins, il peut arriver, dans une situation historique
donnée — c’est alors l’exception qui confirme la règle, note le père Torrell —,
que les deux pouvoirs soient réunis dans les mains de la même personne, le
pape, en tant que souverain de ses États, arbitre entre les princes, ou
initiateur des croisades :
à moins que peut-être le pouvoir séculier soit aussi joint au pouvoir spirituel, comme dans le pape, qui occupe le sommet de l’un et l’autre pouvoir… par la disposition de celui qui est Prêtre et Roi[1268].
Suivant l’ordre du symbole,
l’Aquinate aborde seulement après l’étude des propriétés de l’Église un thème
appelé à un grand avenir, puisqu’il amorce la moderne conception de l’Église
comme communion. Ce faisant, il reprend l’image fondamentale du corps, et
évoque seulement ensuite la Tête de ce corps : le Christ.
En premier lieu, la communion des
membres entre eux :
Comme dans un corps naturel l’opération d’un membre profite au bien de tout le corps, de même dans le corps spirituel, à savoir l’Église. Et parce que tous les fidèles forment un seul corps, le bien de l’un est communiqué à l’autre. L’Apôtre écrit aux Romains (12, 5) : « Vous êtes tous les membres les uns des autres ». C’est pourquoi aussi, parmi les autres [vérités] à croire que les Apôtres nous ont transmises, figure celle-ci : il y a communion des biens dans l’Église. Et c’est ce que l’on dit : « à la communion des saints »[1270].
Cette doctrine a été reprise
intégralement par le Catéchisme du
Concile de Trente, puis par le CEC[1271].
Elle appartient au magistère quotidien de l’Église, notamment celui de
Jean-Paul II. Comment la comprendre ?
Sicut in corpore naturali… ita in corpore spirituali : La communion des saints ne peut, en tout état de cause,
se comprendre que dans la perspective du corps mystique : c’est parce que
l’Église est comme un vivant unique qu’il peut y avoir communauté de vie entre
ses membres. Mais comment cette communauté se réalise-t-elle ?
Globalement, saint Thomas
l’explique toujours par l’unité réalisée en nous « par l’opération du
Saint Esprit qui unit l’Église et communique à l’un les biens de
l’autre » [1272] :
Par l’opération du Saint-Esprit, qui par l’unité de la charité établit une communication des biens des membres du Christ entre eux, il arrive que le bien privé qui réside dans la messe d’un bon prêtre est fructueux pour les autres[1273].
L’acte de l’un devient l’acte de l’autre, par la médiation de la charité, par laquelle nous sommes tous un dans le Christ[1274].
Aussi cette communication se
mesure-t-elle essentiellement, en dernière analyse, à la charité :
Une telle communication des œuvres s’accomplit… en premier lieu, en raison de l’union de charité, par laquelle tous les fidèles du Christ deviennent un seul corps. Et ainsi l’acte de l’un rejaillit d’une certaine manière pour en aider un autre, comme nous le voyons aussi dans les membres de notre corps. Et ainsi l’un est aidé par l’acte d’un autre, en tant que n’importe quel homme, vivant dans la charité, jouit de n’importe quelle bonne œuvre. Et plus il a de charité, plus il en jouit, qu’il soit au purgatoire, au paradis et même dans ce monde…[1275]
Operatio unius membris :
Mais en quoi ces « biens » consistent-ils ? En un sens très
large, organique, dans la grâce. C’est en ce sens que notre docteur peut
affirmer dans un sermon :
Chacun des saints peut posséder une grâce suffisante pour beaucoup d’hommes[1276].
Mais, en un sens plus précis, l’habitus de la grâce sanctifiante,
participation à la nature divine, ne peut être que personnel : c’est
Pierre, ou Paul qui est conformé à Dieu dans telle mesure, non son voisin.
Aussi bien, saint Thomas parle, dans ses œuvres scientifiques, de « l’acte
de l’un », de « l’opération d’un membre ». Ici encore, ce n’est
pas à dire que nous puissions agir, vouloir, et donc, directement, mériter en
stricte justice, à la place de notre voisin :
aucun [pur] homme ne peut en stricte justice, de condigno, mériter la grâce pour un autre. Car Dieu par le don de la grâce meut chacun d’entre nous en vue de nous faire parvenir nous-mêmes à la vie éternelle. Et c’est pourquoi le mérite en stricte justice ne s’étend pas au-delà[1277].
Par l’œuvre d’un autre homme, on n’est pas rendu apte à percevoir la gloire, mais seulement celui qui opère, car un homme ne peut pas influer (influere, exercer un influx) spirituellement sur un autre ; et c’est pourquoi un home ne peut mériter en stricte justice pour un autre la grâce ou la vie éternelle.[1278]
Néanmoins, s’il nous est
impossible de causer directement en qui que ce soit la grâce[1279],
et de mouvoir une volonté « en l’inclinant de l’intérieur »[1280],
nous pouvons espérer obtenir par la prière la grâce au prochain que nous aimons
de charité[1281]. Non,
évidemment, que la prière « change l’ordre établi par Dieu »[1282] :
au contraire, elle entre dans le plan divin, qui détermine, non seulement les
effets à produire — la grâce, et même en un sens la prédestination[1283]
— mais aussi les causes secondes qui doivent aider à les réaliser : la
prière pour le salut des hommes. Sans doute, cette prière peut se heurter chez
le prochain lui-même à l’obstacle d’une mauvaise volonté obstinée[1284].
Mais par elle-même, elle possède une efficacité méritoire proportionnelle à la
charité[1285] qui
l’inspire, et une efficacité impétratoire « qui lui vient de la grâce de
Dieu qui nous pousse à prier »[1286].
D’autre part, le docteur commun a
toujours admis qu’ « en tant que deux hommes sont unis par la charité,
l’un d’eux peut satisfaire pour l’autre »[1287],
« en prenant sur lui la peine due au péché de l’autre »[1288] :
… D’une autre façon, l’acte de l’un devient commun à un autre
par l’intention de celui qui le pose, parce qu’il le fait pour celui-ci ou pour
celui-là ; ce qui vaut surtout pour l’acquittement des dettes. Et ainsi
les suffrages de l’Église valent pour les défunts, en tant que le vivant
acquitte à Dieu la satisfaction que le défunt était tenu d’acquitter ; et
ainsi la valeur du suffrage suit l’intention de celui qui le présente[1289].
Enfin, l’Aquinate reconnaît dans
la Somme de théologie que l’on peut,
non en stricte justice mais en vertu d’une certaine convenance, mériter pour
autrui la grâce, et même la première grâce :
Il est possible de mériter d’un mérite de convenance la première grâce pour un autre. En effet, l’homme en état de grâce accomplissant la volonté de Dieu, il est convenable, d’après les lois de l’amitié, que Dieu satisfasse la volonté de l’homme en ce qui concerne le salut d’un de ses frères[1290].
Singuli autem alter alterius membra : Dans le corps mystique, chacun est utile
aux autres, parce que tous sont différenciés et complémentaires. C’est ce que
signifie l’expression énergique de l’Apôtre :
N’importe quel membre a son acte propre et sa propre vertu. Donc, en tant qu’un membre profite à un autre par sa vertu et son acte, ont dit qu’il est membre d’un autre, comme on dit que le pied est membre de l’œil, en tant qu’il transporte l’œil, et l’œil membre du pied, en tant qu’il dirige le pied : « l’œil ne peut dire à la mains : je n’ai pas besoin de tes services » (1 Co 12). De même aussi dans le corps mystique, celui qui a reçu la grâce de la prophétie a besoin de celui qui a reçu la grâce de la guérison, et il en est ainsi pour tous les autres[1291].
Communio bonorum… Et hoc est quod dicitur :
« sanctorum communionem » : La communion des saints désigne la communion des biens entre les
saints. Saint Thomas entend ici la communion
des saints non uniquement au sens ancien de participation aux mêmes réalités
saintes (sanctorum, au neutre), foi
et sacrements, unissant entre elles les diverses Églises locales, mais au sens
déterminé par saint Albert : communauté de biens spirituels, prières,
mérites, satisfactions, entre les membres du corps mystique, qui sont saints
(au masculin). C’est ce que précisera notre texte un peu plus loin :
Tout ce que les saints ont fait de bien, est communiqué à ceux qui vivent dans la charité, parce qu’ils sont tous une seule chose : « J’entre en participation de tous ceux qui te craignent » (Ps. 118, 63). Et de là vient que celui qui vit dans la charité, participe à tout le bien qui s’effectue dans le monde entier ; mais plus spécialement ceux pour qui ce bien est accompli. Car l’un peut satisfaire pour un autre, comme il est évident dans le fait que beaucoup de congrégations admettent [des associés] à participer à leurs biens [spirituels] [1292].
Si
les membres du corps mystique sont unis entre eux, de sorte que les biens
spirituels leur sont dans une certaine mesure communs, ce n’est pas qu’ils
tirent ceux-ci de leur propre fond. C’est que tous sont unis à celui qui,
« établi par Dieu Chef (ou Tête) sous le rapport de la grâce »[1293],
« principe universel dans le genre de ceux qui ont la grâce »[1294],
peut communiquer sa propre grâce « à tous ceux qui lui sont unis comme les
membres à la tête, et constituent avec lui une unique personne mystique »[1295],
« à la fois par le mérite et une certaine efficience »[1296] :
Cependant, parmi les
membres de l’Église, le membre principal est le Christ, car il en est la
Tête : « Il l’a donné lui-même comme tête à toute l’Église, qui est
son corps » (Ep 1, 22-23)[1297].
Nous
ne développerons pas ici le thème de la grâce capitale du Christ, que nous
étudions avec saint Thomas en christologie, IIIa
q 8. Rappelons seulement quelques notions propres à éclairer notre propos.
Inter alia membra Ecclesiæ, principale membrum
est Christus : La formule,
tirée d’une mauvaise lecture de 1 Co 12, 27, peut surprendre. Dans l’Écrit sur les Sentences, notre auteur la
justifie, mais dans un sens impropre : on peut entendre le mot
« Église » en deux sens : épouse du Christ, et Christ
total :
Le nom d’Église se prend en
deux sens. Parfois en effet il désigne seulement le corps qui est conjoint au
Christ comme à sa tête, et c’est seulement ainsi que l’Église offre la raison
d’épouse ; mais en ce sens, le Christ n’est pas membre de l’Église, mais
il en est la tête, exerçant son influx, influens,
sur tous les membres de l’Église.
D’une autre manière, on
entend l’Église selon qu’elle dénomme le Christ et les membres qui lui sont
unis ; et ainsi on dit que le Christ est membre de l’Église, en tant qu’il
a une fonction distincte de [celle de] tous les autres : influer la vie
aux autres. Cependant on ne l’appelle pas proprement membre ; car un
membre implique un certain caractère partiel. Or dans le Christ, le bien
spirituel n’est pas particularisé, mais total et parfait ; il est tout le
bien l’Église, et lui-même plus ses membres ne sont pas plus que lui-même. Mais
si on parle de l’Église en ce sens, l’Église ne désigne pas seulement l’épouse,
mais l’Époux et l’épouse, en tant que par une conjonction spirituelle ils sont
devenus un. Aussi, bien que d’une certaine manière on dise que le Christ est
membre de l’Église, cependant on ne peut en aucune façon dire qu’il soit membre
de l’épouse[1298].
Dans De veritate, il attribue l’expression à
la fonction unique du Christ dans l’Église :
L’Apôtre appelle
explicitement le Christ membre de l’Église, en 1 Co 1, 27 : « Vous
êtes le corps du Christ, et membres du membre » [en réalité :
« chacun pour votre part »]. On l’appelle membre à raison de la
distinction entre lui et les autres membres de l’Église : il se distingue
des autres membres à raison de sa perfection, car dans le Christ la grâce se
trouve universellement, non en aucun des autres ; comme aussi la tête du
corps naturel se distingue des autres membres[1299].
Ipsum dedit caput super omnem Ecclesiam : Saint Thomas rappelle souvent ce texte
fondamental[1300] :
on se rappelle que si le thème de l’Église comme corps est développé dès les
premières épîtres de saint Paul, celui du Christ comme Tête de ce corps
n’apparaît que dans les épître de la captivité. Dans sa Lectura sur ce verset (1261-1265 ?), notre docteur
explique :
Quand il dit :
« Il l’a donné comme Tête », etc., il traite de la puissance du
Christ vis-à-vis de l’Église. à
ce sujet il fait trois choses ; car d’abord il pose le rapport du Christ à
l’Église ; en second lieu, le rapport de l’Église au Christ ; en
troisième lieu, il explique ce rapport.
Quant au premier point il
dit : « Il l’a donné », c’est-à-dire, Dieu le Père, « comme
Tête sur toute l’Église », tant militante — celle des hommes vivant
actuellement, que triomphante, celle des hommes et des anges dans la patrie…
Car une tête entretient un
triple rapport avec les membres. D’abord, quant à la prééminence dans la
position, situ. En second lieu, quant
à la diffusion des vertus (virtutum,
« puissances »), car c’est d’elle que tous les sens dérivent vers les
membres. Et enfin, quant à la conformité dans la nature… (Des deux premiers
points de vue, le Christ est tête des anges comme des hommes, du troisième, des
hommes seuls).
Quant au rapport de
l’Église au Christ, il dit : « qui est son corps », à savoir, en
tant qu’elle lui est soumise, et reçoit de lui son influence, et a une nature
conforme à celle du Christ[1301].
à l’inverse
de ses œuvres christologiques cependant[1302],
Thomas ne part pas ici du rapport du Christ à l’Église pour prouver qu’il en
est la Tête, mais de la situation de Tête du Sauveur, due à sa prééminence dans
le corps mystique pour montrer son influence universelle sur son corps :
Les biens du Christ sont
donc communiqués à tous les chrétiens, comme la vertu de la tête à tous les
membres[1303].
Bonum ergo Christi communicatur omnibus
christianis, sicut virtus capitis omnibus membris : Le Christ, et lui seul pouvait mériter en
stricte justice[1304]
la grâce pour tous les membres de son corps, qui ne forment avec lui qu’une unique personne mystique[1305], et la leur communiquer par l’influx de son humanité
déifiée, instrument du Verbe[1306] :
Parce que le Christ homme a
obtenu une souveraine plénitude de grâce comme le Fils unique de la part de son
Père, il en est résulté, consequens fuit,
qu’elle rejaillît de lui sur les autres[1307].
La grâce a été donnée au
Christ, non comme à une personne singulière, mais en tant qu’il est Tête de
l’Église, en sorte qu’elle rejaillît de lui sur ses membres ; et ainsi les
œuvres du Christ se trouvent avec ses membres dans le même rapport que celles
d’un autre homme, établi dans la grâce, avec lui-même[1308].
Mais
comment cette communication s’accomplit-elle pour chacun ? Par un contact
spirituel[1309]
qui, on l’a vu, se réalise dans
l’ordre formel par la grâce et les vertus théologales ; dans l’ordre de
l’efficience instrumentale, par les sacrements :
Et cette communication
s’effectue par les sacrements de l’Église, dans lesquels opère la vertu de la
passion du Christ, qui opère pour conférer la grâce en rémission des péchés[1310].
Virtus passionis Christi : Ce qui agit par la vertu d’un autre,
telle est précisément la définition de l’instrument. Telle est aussi la vraie
place des sept sacrements de la nouvelle alliance dans la pensée de saint
Thomas : celle de signes[1311],
mais en même temps d’instruments[1312]
(séparés[1313])
qui contiennent et nous communiquent[1314]
la vertu divine de cet instrument conjoint qu’est l’humanité sainte, avec tous
ses acta et passa, très spécialement
sa passion, par laquelle il a racheté nos péchés et « inauguré le rite de
la religion chrétienne » [1315].
« Et c’est pourquoi il faut que la vertu salvifique dérive de la divinité
du Christ par son humanité dans les sacrements eux-mêmes »[1316].
C’est tout le noyau de la doctrine sacramentaire de la Somme qui est contenu ici, en termes non techniques mais précis.
Et
nous pouvons conclure avec notre docteur, rétablissant, au terme de son étude
des sacrements, l’ordre de nature et de dignité entre la Tête et le corps :
Ainsi, par cette communion, nous obtenons deux [bienfaits] : d’abord, le mérite du Christ est communiqué à tous ; ensuite, le bien de l’un est communiqué à un autre[1317].
Le
Christ avait une connaissance parfaite des choses que les autres connaissent
par la foi, et ainsi, quant à la connaissance il est conformé comme le parfait
à l’imparfait. Or telle est la conformité que l’on considère entre la tête et
les membres[1318].
Personne mystique.
Le xiiie siècle représente un sommet, non seulement dans l’histoire de la vie intellectuelle de la chrétienté, mais encore dans l’histoire de la papauté, dont le prestige et l’activité atteignent un niveau encore inconnu jusqu’alors. Nous retiendrons notamment deux aspects de l’ecclésiologie sous-tendue à cette évolution : le magistère pontifical (avec son rapport au magistère, en un sens plus large, des docteurs) ; la quête de l’unité avec les Grecs et les deux conciles de Lyon.
Alors que depuis saint Grégoire ordo prædicatorum ou ordo doctorum désignait les évêques, il se constitue à partir du xiie siècle une nouvelle catégorie dans l’Église : celle des scholares ou scholastici, les étudiants, et des magistri, les maîtres, dont l’opinion commune acquiert une autorité pratique considérable. Comme d’autre part le magistère pontifical se développe à la même époque, on s’interroge sur les rapports qu’entretiennent ces deux magistères (=enseignements) parallèles.
Selon Gratien, il faut distinguer entre l’interprétation de l’Écriture et le règlement des « causes » :
autre chose est de conclure les causes (causis, « procès »), autre chose d’expliquer exactement les saintes Écritures. Pour mettre fin aux affaires, negotiis, il ne faut pas seulement la science, mais aussi le pouvoir… Les commentateurs des divines Écritures l’emportent, certes, sur les pontifes par la science ; cependant, ils n’ont pas atteint l’éminence de leur dignité ; aussi faut-il les préférer [aux évêques] dans l’exposition des saintes Écritures, mais pour le règlement des causes, ils doivent tenir le second rang après eux[1320].
Thomas Becket réunit encore les episcopi et cæteri doctores Ecclesiæ dans l’unique ordo cleri[1321]. Saint Thomas marque mieux la distinction entre les deux fonctions[1322], entre l’officium prælationis, à qui revient la prédication, et l’officium magisterii[1323], ou entre le magisterium cathedræ pastoralis et le magisterium cathedræ magistralis[1324]. Les papes reconnaissent cette dualité de magisterium et plaçaient très haut la fonction de docteurs :
Que l’on puisse avoir une foule de docteurs qui, comme des étoiles, devant demeurer pour l’éternité, puissent en instruire beaucoup de la justice[1325].
Ces docteurs jouissaient d’une grande liberté[1326], et formaient une sorte de troisième pouvoir à côté du sacerdoce et de l’empire : Sacerdotium, imperium studium. Ce magistère parallèle apparaîtra dangereux quand les hérétiques — Wyclif, Huss, Luther — s’appuieront sur certains docteurs pour critiquer âprement l’Église romaine. Mais à l’époque que nous étudions, le magistère des docteurs affirme toujours vouloir se subordonner au magistère du Pontife suprême, qui de son côté lui donnait des orientations précises. Ainsi Grégoire IX, spécifiant aux théologiens de Paris, enivrés par les conquêtes de la raison humaine, les limites du rôle de celle-ci en théologie :
Il appartient certes à l’intelligence théologique de présider comme l’homme en quelque sorte à n’importe quelle faculté et, comme l’esprit le fait pour la chair, d’exercer son pouvoir sur elle et de la diriger dans la voie de la droiture en sorte qu’elle ne s’égare pas. ...
En vérité nous sommes frappés intérieurement de douleur dans notre cœur (Gn 6, 6) et saturés de l’amertume de l’absinthe (Lm 3, 15) de ce que... certains chez vous... s’occupent avec ardeur à déplacer par des nouveautés impies, « les bornes posées par les Pères » (Pr 22, 28) ; en effet, la compréhension de l’Écriture céleste qui est délimitée, de par les efforts des saints Pères, par les bornes de l’interprétation qu’il n’est pas seulement téméraire mais impie de transgresser, ils la tournent en doctrine philosophique concernant les choses naturelles, de manière à faire montre de leur science et non pas pour le profit des auditeurs, en sorte qu’ils n’apparaissent pas comme des hommes qui enseignent Dieu ou des théologiens, mais comme des hommes qui médisent de Dieu.
En effet, bien qu’ils doivent exposer la doctrine de Dieu selon les traditions reconnues des saints et non pas avec des armes charnelles, mais avec des armes « dont la puissance vient de Dieu, capables de détruire toute puissance hautaine qui se dresse contre la connaissance de Dieu et de faire captive toute pensée pour l’amener à obéir au Christ » (2 Co 10, 4 s.), séduits par des doctrines diverses et étrangères (He 13, 9), ils font de la tête la queue (Dt 28, 13 ; Dt 28, 44) et contraignent la reine à se mettre au service de la servante, c’est-à-dire ce qui est céleste au service des doctrines terrestres, en attribuant à la nature ce qui appartient à la grâce. De fait, s’occupant des choses de la nature plus qu’il ne convient, revenus... aux éléments faibles et pauvres du monde et les servant à nouveau (Ga 4, 9), comme des faibles en Christ ils se nourrissent " de lait et non d’une nourriture solide » (He 5, 12), et ils ne semblent pas avoir fortifié leur cœur par la grâce (He 13, 9) ; c’est pourquoi, « dépouillés des dons gratuits et blessés dans leurs dons naturels » , ils ne se remémorent pas cette parole de l’Apôtre... : « Évite les nouveautés et les expressions impies et les opinions d’une science mensongère ; pour l’avoir recherchée, certains se sont écartés de la foi » (1 Tm 6, 20 s.).
Et lorsqu’ils s’efforcent plus qu’il ne convient de prouver la foi par la raison naturelle, ne la rendent-ils pas en quelque sorte inutile et vaine ? Car « la foi n’a pas de mérite si la raison humaine lui fournit la preuve ». La nature en effet croit ce qu’elle a compris, mais la foi saisit ce qui est cru par sa propre force et par la compréhension que lui donne la grâce, elle qui pénètre avec audace et témérité ce que l’intelligence naturelle est incapable d’atteindre[1327].
Un peu plus tard, le magistère hiérarchique empruntera ses énoncés à la théologie des écoles. Les deux fonctions apparaissent, non rivales, mais distinctes et complémentaires, le progrès de l’une ne portant aucun préjudice à l’autre.
De fait, tous les théologiens du xiiie siècle sont convaincus que, si l’Église peut être secouée par la tempête, si telle partie de l’Église peut faillir, l’Église, prise dans sa totalité, congregatio ou universitas fidelium, ne peut faillir[1328]. On invoque en ce sens Mt 28, 20[1329] ; Mt 16, 18[1330] ; Lc 22, 32[1331] ; Jn 16, 13[1332].
On admet également que l’Ecclesia romana n’a jamais erré dans la foi. Mais que désigne cette Ecclesia romana ? L’Église universelle, l’Église particulière de Rome, le pape et les cardinaux ? à prendre les textes de saint Thomas dans leur sens naturel, il semble ne faire aucun doute[1333] qu’il s’agit de l’Église particulière de Rome, personnifiée par son chef, successeur de Pierre. Autrement, l’opposition entre Rome et Constantinople, ou d’autres Églises particulières, n’offrirait aucun sens satisfaisant : chaque Église locale est faillible, et de fait plusieurs ont erré dans la foi, seule l’Église de Pierre, en raison de la prière de Jésus « pour que (sa) foi » et celle de ses successeurs, « ne défaille pas », « n’a jamais été dépravée par les hérétiques », « est demeurée inviolée »[1334], « est vigoureuse dans la foi et pure de toute erreur »[1335]. En revanche, nulle part, à notre connaissance, l’Aquinate ne sépare, encore moins n’oppose, l’Église romaine et le pontife romain[1336]. Quant à Bonaventure, il assimile tout simplement Ecclesia romana ou curia romana et le pape[1337].
D’autres, surtout les décrétalistes, admettent que le pape puisse tomber dans l’hérésie, souvent avec scrupules. Geroch, qui ne croyait pas à l’infaillibilité[1338], distinguait entre la sedes et le sedens. Parfois on distingue avec plus de bonheur entre le pape comme personne privée et comme chef de l’Église. Les meilleurs théologiens passent de l’Église universelle au pape, en raison du fait que le pape préside à l’Église et en est la tête : « L’autorité [de l’Église] réside principalement dans le souverain pontife » [1339], qui jouit pour cela d’une assistance spéciale de l’Esprit Saint :
Le jugement de ceux qui président à l’Église peut errer en n’importe quel domaine, si l’on considère seulement leurs personnes. Mais si l’on considère la divine providence, qui dirige son Église par l’Esprit Saint pour qu’elle ne se trompe pas, selon la promesse du [Seigneur] lui-même en Jn 14, que l’Esprit lors de sa venue enseignerait toute vérité, à savoir, en ce qui concerne [les vérités] nécessaires au salut, il est certain qu’il est impossible que le jugement de l’Église universelle s’égare en ce qui concerne la foi. Aussi faut-il tenir pour la sentence, sententiæ, du pape, à qui il appartient de donner une détermination en matière de foi, qu’il profère dans un jugement, qu’à l’opinion de n’importe quel homme versé dans les Écritures, puisque nous lisons que Caïphe, malgré sa méchanceté, parce qu’il était pontife, a prophétisé sans le savoir. En revanche, dans les autres sentences qui portent sur des faits particuliers, comme quand il s’agit de possessions de crimes, et autres de ce genre, il est possible que le jugement de l’Église s’égare en raison de faux témoins[1340].
Chez tous, l’impossibilité d’errer dans le pape est fondée sur celle de l’Église : c’est à elle qu’appartient l’inerrance, le pape n’en bénéficie qu’en tant qu’il en est caput, pour le bien de l’Église :
Il est évident que le Christ, dans les besoins essentiels, n’a pas laissé à l’abandon cette Église qu’il a aimée et pour laquelle il a répandu son sang, alors que le Seigneur dit de la Synagogue : « Que pouvais-je faire de plus à ma vigne que je n’aie fait ? »[1341]
Le dogme de l’infaillibilité pontificale, entendu comme un bienfait accordé par le « pasteur éternel » à son Église, est ici en germe. Il reste cependant encore à déterminer la question de la supériorité du pape sur le concile : au xiiie siècle, on ne considère pas ces deux instances comme concurrentielles.
On connaît la querelle qui oppose à partir de 1252, notamment à Paris, maîtres séculiers — Guillaume de Saint-Amour, Gérard d’Abbeville, Nicolas de Lisieux — et mendiants : Bonaventure, Thomas, Thomas d’York, Jean Peckham. Elle se prolongera à partir de 1281 entre mendiants et évêques français. Elle porte sur la légitimité ecclésiale d’une activité enseignante et pastorale (prédication, audition des confessions) des religieux : « En effet il n’est permis à personne de prêcher s’il ne possède l’office de la prélature, ou ne tient ce droit de quelqu’un qui possède la prélature »[1343].
Pour les maîtres séculiers, liés aux structures féodales traditionnelles, il existe un ordo ecclesiasticus de droit divin : les évêques succèdent aux douze Apôtres, les curés aux soixante-douze disciples. La primauté papale n’est pas niée, mais le pape ne peut troubler l’ordre divinement établi en y introduisant des intrus, les religieux, qui, n’étant pas perfectores, mais perficiendi, n’ont qu’à faire pénitence et ne doivent ni prêcher ni enseigner.
Les mendiants, qui ne sont liés ni aux lieux, ni aux autorités locales, justifient leur activité pastorale sur une mission reçue du pape. Ils fondent leur position sur une ecclésiologie universaliste, accordant au pontife romain un rôle essentiel : celui de tête, caput, d’un peuple unique d’extension universelle. En effet, comme « il ne peut y avoir un seul corps s’il n’y a pas une seule tête… de même que pour le peuple particulier d’une seule Église, il faut un unique évêque qui soit la tête de tout le peuple, de même, pour l’ensemble du peuple chrétien, il faut qu’une seule personne soit tête de toute l’Église »[1344]. Le pouvoir du souverain pontife est donc universel : universalis pastor ovium Christi[1345], et aussi immédiat : immediatam iurisdictionem in omnes christianos[1346]. C’est ce que le 1er concile du Vatican appellera : « pouvoir de juridiction ordinaire, proprement épiscopal et immédiat » sur « les pasteurs et les fidèles tant pris séparément que considérés tous ensemble… par le monde entier ». Aussi dans certains textes saint Thomas présente-t-il les évêques comme de simples collaborateurs du pape[1347], « appelés à participer à sa sollicitude »[1348], comme « toute la plénitude du pouvoir réside dans le roi, cependant cela n’exclut pas les pouvoirs des ministres, qui sont comme des participations du pouvoir royal »[1349] :
Le Christ a donné immédiatement les clefs à Pierre, tandis que les autres les reçoivent de Pierre… C’est pourquoi le pape, qui tient la place de saint Pierre, possède un pouvoir plénier, tandis que les autres tiennent de lui leur pouvoir[1350].
Le P. Congar en a conclu que pour saint Thomas « la plenitudo potestatis du pape consiste en ceci qu’il peut exercer tous les pouvoirs ecclésiastiques dans l’universalité de l’Église »[1351]. Il a reproché à une telle théologie de faire de l’Église « un unique diocèse, et (des) évêques… des vicaires du pape »[1352]. Au moins pour saint Thomas, cette interprétation s’avère inexacte. Réalité organique, l’Église universelle constitue d’après lui « une réalité une et distincte, non d’une unité de simplicité, mais comme composée de diverses parties »[1353]. Elle « contient en elle plusieurs Églises », gouvernées chacune par un évêque[1354], « et plusieurs collèges »[1355]. C’est pourquoi le pape « refuse le titre de pontife universel, non pas faute d’autorité immédiate et plénière sur chaque Église, mais parce qu’il n’est pas préposé à chaque Église particulière comme son gouverneur propre et particulier, car alors ce serait la fin des pouvoirs de tous les autres pontifes »[1356]. Le représentant du pape, son vicaire, c’est le légat, qui ne possède aucune autorité propre, mais auquel le pontife communique une partie de son pouvoir sur l’Église universelle, ita quod vice sui constituat[1357]. Aux évêques, le pape transmet un pouvoir, non papal, mais épiscopal. L’épiscopat en effet a été directement voulu et établi par le Christ, et « ni le pape ni aucun mortel ne peut modifier ou bouleverser l’organisation divine de la hiérarchie ecclésiastique »[1358]. Le pouvoir propre du pontife romain, notamment en matière doctrinale, est d’une autre nature que celui des évêques, et ne peut leur être communiqué.
Le 5 octobre 1256, Alexandre IV (12 décembre 1254 - 25 mai 1261) donnera satisfaction aux mendiants contre le traité De periculis novissimorum temporum de Guillaume de Saint-Amour (1255) :
(L’écrit de Guillaume) a été lu par eux de façon attentive et examiné mûrement et avec rigueur, et il nous en a été fait une relation complète. Parce que nous avons appris qu’on y trouve manifestement certaines choses fausses et condamnables contre le pouvoir et l’autorité du pontife romain et de ses coévêques, et contre ceux qui, à cause de Dieu, mendient dans la pauvreté la plus rigoureuse, en surmontant ainsi le monde avec ses biens par une indigence volontaire ; d’autres choses aussi contre ceux qui, animés d’un zèle ardent pour le salut des âmes et soucieux des études sacrées, opèrent dans l’Église de Dieu de nombreux progrès spirituels et y portent beaucoup de fruit ; certaines contre l’état salutaire des moines pauvres, ou mendiants, que sont nos chers fils, les frères prêcheurs et les frères mineurs qui, dans la force de l’Esprit, abandonnent le siècle avec ses richesses et n’aspirent de toutes leurs forces qu’à la seule patrie céleste ; ainsi que plusieurs autres choses inconvenantes et dignes par conséquent d’être rejetées et vouées à l’infamie pour toujours. Et parce que cet écrit a été également la source d’un grand scandale, qu’il a donné lieu à beaucoup de trouble et qu’il a causé également des dommages aux âmes, puisqu’il a détourné les fidèles de la dévotion qui leur était familière, de leur libéralité habituelle en matière d’aumône, ainsi que de la conversion et de l’entrée en religion : sur le conseil de nos frères et en vertu de l’autorité apostolique Nous rejetons et condamnons pour toujours comme inique, sacrilège et exécrable l’écrit qui commence ainsi : Ecce videntes clamabunt foris, et qui porte le titre Tractatus brevis de periculis novissimorum temporum et les enseignements et les doctrines qu’il contient. Nous les condamnons comme erronés, faux et impies[1359].
Au xiiie siècle, les papes ne se résignent pas à la séparation survenue deux siècles plus tôt entre Grecs et Latins. Une lettre de Grégoire IX, une autre d’Innocent V, puis les actes du second concile de Lyon, expriment, avec les conditions auxquelles ils admettraient l’unité avec les Grecs, la conscience ecclésiologique des Latins. De leur côté, les Grecs avaient dans la seconde moitié du siècle des raisons politiques de rechercher la réunification, et souscrivirent à la constitution promulguée à Lyon en 1274. Malheureusement, une connaissance et une ouverture mutuelles insuffisantes devaient rendre ces efforts inutiles.
En 1232, Grégoire IX, dans la lettre Fraternitatis tuæ, expose à Germain, patriarche de Constantinople, la doctrine de la primauté à partir de la notion de caput, « dans laquelle réside la plénitude des sens », et la thèse des deux glaives, l’empire étant considéré selon la conception ministérielle.
Le premier concile de Lyon de 1245 porta essentiellement sur des questions politiques, Innocent IV amenant le concile à déposer l’empereur Frédéric II le 17 juillet 1245. En revanche, le 6 mars 1254, la lettre Sub catholicæ professione d’Innocent IV à l’évêque de Tusculum, son légat auprès des Grecs, exprime quels rites et doctrines on devait inculquer aux Grecs de Chypre. Il souhaiterait, sans doute, que ceux-ci adoptent sur tous les points les coutumes romaines[1360], mais se montre prêt à user d’une tolérance relative : il accepte les particularités qui ne changent rien à la validité (efficaciam vel effectum) du baptême, onction d’une partie du corps ou de tout le corps, eau chaude ou froide[1361]. Il exige que seul l’évêque administre la confirmation[1362], mais admet que le patriarche entouré de ses évêques suffragants consacre le saint chrême le jeudi saint[1363]. Il interdit le remplacement de la satisfaction par une onction[1364], prescrit la pratique du sacrement des malades[1365], admet l’usage d’eau chaude, froide ou tiède dans l’eucharistie, pourvu que les Grecs reconnaissent qu’un usage différent ne nuit pas à la validité du sacrement[1366]. Il interdit la conservation de l’eucharistie pendant un temps trop long, de crainte que les espèces ne soient altérées[1367]. Il impose pour l’avenir la collation des ordres mineurs, mais ne rejette pas ceux qui ne les ont pas reçus[1368]. Il y ajoute des règles morales (interdiction des relations charnelles même entre célibataires, autorisation des secondes noces) et des indications doctrinales sur les fins dernières, notamment sur le purgatoire, dont les Grecs admettaient la réalité mais non le nom[1369].
Après la reprise de Constantinople aux Latins par l’empereur Michel II, Grégoire X (1er septembre 1271-10 janvier 1276) chercha à conclure un traité avec l’empereur et à réunir les deux Églises, ce qui permettrait de régler définitivement le problème de la Terre Sainte. Le 31 mars 1272, il convoque donc un concile destiné à traiter de l’union avec les Grecs, de la croisade et de la réforme de l’Église. En mars 1273, il demanda l’opinion du peuple chrétien en même temps que son aide[1370]. Le concile, ouvert le 7 mai 1274, ne fut sans doute pas très nombreux, mais tout le monde chrétien fut représenté et le concile fut vraiment œcuménique. Lors de la 4e session (6 juillet 1274), on lut le formulaire de foi signé par Michel Paléologue[1371], et l’on décréta l’union avec les Grecs. Dans le domaine de l’ecclésiologie, le document affirme :
Nous croyons aussi que l’Église sainte, catholique et apostolique est la seule vraie, dans laquelle se donne un saint baptême et la véritable rémission de tous les péchés…[1372]
Dans une perspective de réunification, ce premier point, tiré directement du symbole de Nicée-Constantinople et de la tradition patristique unanime, ne devait guère poser de problème. Il n’est pas encore question des rapports avec l’Église romaine. Il n’en va pas de même dans la suite du texte.
Cette même sainte Église romaine possède aussi la primauté et l’autorité (ou : « le principat », principatum) souveraine et entière sur l’ensemble de l’Église catholique. Elle reconnaît sincèrement et humblement l’avoir reçue, avec la plénitude du pouvoir, du Seigneur lui-même, en la personne du bienheureux Pierre, chef ou tête des apôtres, dont le pontife romain est le successeur. Et comme elle doit, avant les autres, défendre la vérité de la foi, ainsi les questions qui surgiraient à propos de la foi doivent être définies par son jugement. N’importe quel accusé peut en appeler à elle, dans les affaires qui relèvent des tribunaux d’Église ; et dans toutes les causes qui touchent à la juridiction ecclésiastique, on peut recourir à son jugement. à elle sont soumises toutes les Églises, dont les prélats lui rendent obéissance et révérence. Sa plénitude de pouvoir est si établie qu’elle admet les autres Églises à partager sa sollicitude. Cette même Église romaine a honoré beaucoup d’Églises, et surtout les Églises patriarcales, de divers privilèges, sa prérogative étant cependant toujours sauve dans les conciles généraux comme en d’autres occasions[1373].
Ce texte affirme énergiquement, mais en termes assez généraux, non seulement une primauté d’honneur (reconnue par la plupart des Orientaux dissidents jusqu’à nos jours), mais encore le « principat » de l’Église romaine, donc une certaine autorité dont la nature n’est pas exactement définie, mais qui doit être étendue, puisqu’elle inclut la plenitudo potestatis — expression qui peut être prise en divers sens, mais qui, au sens où saint Léon l’avait employée le premier : la « sollicitude de toutes les Églises » , n’avait soulevé alors aucune protestation en Orient. Quant aux autres Églises, toujours selon l’expression de saint Léon, elles ont « part à cette sollicitude », sollicitudinis partem. Ce pouvoir, ou cette sollicitude, de l’Église romaine porte d’abord sur la doctrine, fidei veritatem, domaine dans lequel les questions contestées ont toujours été portées à Rome depuis les origines. Elle implique aussi la charge de juger en dernier appel de toutes les causes ecclésiastiques, comme l’avait déjà affirmé le concile de Sirmium. Elle vient de la promesse du Christ à Pierre, qui vaut évidemment pour son successeur. C’est ainsi qu’est introduite la personne du pontife romain, par ailleurs assez effacée dans ce document, qui porte directement, non sur le pape, mais sur l’Église dont il est l’évêque. La primauté romaine n’exclut pas, au contraire, les antiques privilèges des Églises patriarcales — à vrai dire assez mal compris à l’époque en Occident —, mais sans préjudice de sa propre prérogative, notamment dans les conciles que seul le pontife romain est habilité à convoquer et à confirmer.
Ce texte ne présentait rien d’offensant pour les Grecs, et pouvait s’appuyer, quant au fond, sur une tradition patristique vénérable. Il exprimait, malgré tout, une ecclésiologie assez différente de celle des Byzantins. Pour beaucoup de ceux-ci, on le voit dans les écrits publiés par eux entre Lyon II et Florence, les Apôtres ont tous reçu un même pouvoir et son égaux. Ils ne sont pas liés à un siège déterminé (à moins que l’on n’affirme que l’évêque de Rome est un évêque comme un autre et non l’évêque du monde entier). L’autorité est exercée au niveau de l’Église universelle par les cinq patriarches qui agissent collégialement. L’Église romaine n’est pas caput, mater et magistra, mais une Église particulière comme une autre. Les Grecs refusent qu’on leur impose, comme à des esclaves, quelque chose dont ils n’auraient pas discuté eux-mêmes : la seule voie de la communion est le concile général. Ils récusent tout usage solitaire du pouvoir, et accusent les Latins d’avoir substitué à une unité pneumatologique une unité administrative. à l’inverse, Thomas[1374] et Bonaventure[1375] ramènent les « erreurs des Grecs » à une diminution de la dignité du Christ :
L’erreur de ceux qui disent que le vicaire du Christ, le pontife de l’Église romaine, ne possède pas la primauté sur l’Église universelle est semblable à l’erreur de ceux qui disent que l’Esprit Saint ne procède pas du Fils[1376].
La majorité du clergé grec, à commencer par le patriarche Joseph de Constantinople († 1283), rejeta l’union. Il faudra attendre près de deux siècles pour qu’un nouveau concile promulgue un nouvel accord, non moins éphémère pour la plupart des Orientaux, mais théologiquement plus élaboré encore.
L’époque de l’ecclésiologie diffuse des anciens s’achève à la fin du xiiie siècle, peu après la mort de saint Thomas et saint Bonaventure et la signature de l’union avec les Grecs. Pendant cinq siècles souvent agités, une évolution profonde s’est manifestée, liée au passage d’une chrétienté de type carolingien, où l’empereur jouait un rôle religieux considérable, à une Église libérée, pour l’essentiel et moyennant un effort surhumain, du joug des séculiers dans lequel elle était tombée. La théologie de l’Église s’est développée et systématisée. La doctrine de l’Église comme corps mystique du Christ a connu un essor sans précédent, du fait de l’élaboration de la réflexion sur la grâce capitale du Christ. Les théologiens, surtout les religieux, prenant acte de la pratique des papes de leur époque, ont placé le rôle du pontife romain dans une lumière incomparablement plus vive, préparant ainsi les voies à la définition de Vatican I. Malgré les conflits sans cesse renaissants entre le sacerdoce et l’empire, la tragique rupture avec l’Orient chrétien, les contestations internes des mouvements hétérodoxes, certaines lacunes d’information, la pensée ecclésiologique des grands maîtres, intégrée à des synthèse théologiques puissantes, présente une harmonie remarquable. Plus que jamais, l’Église est partout chez eux, et c’est pourquoi ils ne songent pas à lui consacrer un traité spécial. Ce bel équilibre cependant ne va pas tarder à être battu en brèche. C’est précisément alors qu’apparaîtront les premiers traités systématiques d’ecclésiologie, mais celle-ci subira bientôt une transformation profonde.
Le haut moyen âge 243
L’époque carolingienne en Occident 243
Note sur les fausses décrétales 247
L’Orient de Photius à 1042 248
La réforme du xie siècle 255
Le contexte historique 255
Premiers efforts de réforme 256
Cluny 256
Saint Pierre Damien 258
Réformateurs lorrains 269
Humbert de Moyenmoûtier 269
Nicolas II 272
Le schisme byzantin de 1054 273
La réforme grégorienne 281
Saint Grégoire VII 282
Théologiens de la fin du xie siècle 296
Saint Anselme 296
Saint Yves de Chartes 305
Le concordat de Worms 311
Du concordat de Worms
au ive concile du
Latran 312
Théologie cistercienne 312
Saint Bernard 312
Guillaume de Saint-Thierry 327
Isaac de l’Étoile 328
Théologie bénédictine 331
Rupert de Deutz 331
Sainte Hildegarde 339
Gratien et le nouveau droit canon 345
L‘Église dans la scolastique du xiie siècle 350
Hugues de Saint-Victor 350
Pierre Lombard et ses successeurs 352
La papauté au xiie siècle 356
Alexandre III 357
Innocent III 358
Mouvements anti-ecclésiastiques et réactions de l’Église 363
Le xiiie siècle : l’âge
d’or de la scolastique 369
Éléments communs 369
Maîtres séculiers 371
Guillaume d’Auxerre 371
Maîtres franciscains 371
Alexandre de Halès 372
Saint Bonaventure 372
Maîtres dominicains 381
Saint Albert 381
Saint Thomas 383
Problèmes ecclésiologiques du xiiie siècle 422
Magistère pontifical et magistère des docteurs 422
Grecs et Latins au xiiie siècle 428
Conclusion 431
Il est contraire à la religion chrétienne qu’un homme, sans l’avoir voulu et malgré son opposition absolue, soit forcé de devenir ou de rester chrétien (Innocent IV à l’évêque d’Arles, (vers 1250), Décrétales, III, tit. xlii, cap. 3, in Journet, t. I, p. 262.
« Pour les infidèles qui n’ont jamais accepté la foi, tels que les Juifs ou les païens, on ne doit en aucune manière les contraindre à croire, car croire est un acte de la volonté ». Quand les chrétiens font la guerre aux infidèles, « ce n’est pas pour les obliger à croire, car s’ils triomphaient d’eux et les réduisaient en captivité, ils leur laisseraient la liberté de croire ; c’est seulement pour les contraindre à ne pas s’opposer à la foi du Christ » (II-II q 10, a 8).
Historique
de l’ecclésiologie
(tome 3)
L’ecclésiologie
systématique
des temps modernes
Abbaye Saint-Michel de Kergonan
2001
Le déclin du moyen âge
Après l’apogée du xiiie siècle, le tournant du xive siècle marque les débuts d’une période de crise, aboutissant en 1378 au grand schisme d’Occident, qui divisera la chrétienté pour quelque quarante ans.
Le pape Boniface VIII (1294-1303) se heurte bientôt au roi Philippe le Bel (1283-1314), qui inaugure la série des monarques modernes[1378] pour qui le politique l’emporte sur le religieux. Alors que selon le serment du sacre, le roi devait « respecter tous les droits… et réprimer toutes les injustices », pour Philippe le Bel et ses légistes, « tout ce que veut le prince a force de loi ». Il ne se soumet à personne en matière temporelle, l’Église n’ayant droit de regard qu’en ce qui concerne l’âme et la vie spirituelle. à l’horizon pointe déjà le refus de reconnaître les incidences de la morale sur la politique, et la restriction de la morale au seul domaine privé, fléau des temps modernes.
Un premier conflit, dû à la prétention du roi de lever des impôts sur les biens ecclésiastiques, et à l’interdiction par le roi de toute sortie d’argent à destination de Rome, alors que la curie devait financer en partie les croisades, s’apaisa lors de la canonisation de saint Louis en 1297. Mais l’opposition rebondit quand le pape, en vue d’une nouvelle croisade, désigna comme légat Bernard Saisset, évêque de Pamiers, mal vu à la cour en raison de ses idées théocratiques. Philippe et ses légistes intentèrent au légat un procès pour trahison, l’accablant de mille crimes imaginaires (1301). Le pape prit la défense de son légat dans la bulle Ausculta fili (5 décembre 1301), où il précisait ses griefs contre le roi : violation de l’immunité des clercs, atteinte portée aux droits du Saint-Siège en matière de bénéfices : « Pour édifier et planter, arracher et détruire, le roi de France ne doit pas se laisser persuader qu’il n’a pas de supérieur ». Un résumé tendancieux de cette réponse ayant été mis en circulation, le pape précisa que les rois ne tenaient pas leur royaume de lui, mais étaient soumis à sa juridiction « pour les infractions commises contre la loi divine ».
à la suite de la Bulle Unam sanctam, publiée après le consistoire de 1302, sur laquelle nous reviendrons, Philippe le Bel en appela au concile général et au pape futur. Il envoya en Italie Guillaume de Nogaret et Sciarra Colonna qui, avec une bande de soudards, prirent la ville d’Anagni, où résidait le vieux pontife, et tentèrent en vain d’obtenir de lui la convocation d’un concile. Le troisième jour, les habitants réussirent à le libérer, mais il mourut à Rome un mois plus tard (octobre 1303). L’attentat d’Anagni, affirmation du pouvoir absolu de l’État sur les peuples, qui ne disposent plus de la voix autorisée des papes pour les défendre, peut être considéré symboliquement comme le point de départ du déclin du Moyen âge.
L’insécurité endémique de Rome avait souvent contraint les papes à résider en dehors de la ville éternelle, mais de manière temporaire. L’ancien évêque de Bordeaux, devenu Clément V, qui avait la confiance de Philippe le Bel, s’installa en 1309 à Avignon, d’abord à titre provisoire, puis durablement, jusqu’à ce qu’Urbain V, cédant aux objurgations de Brigitte de Suède et Catherine de Sienne, reprît pour quelque temps le chemin de Rome. Les papes d’Avignon, presque tous des Occitans, réorganisèrent la curie et nommèrent un grand nombre de cardinaux de leur pays, qui jouèrent un rôle prédominant.
Le règne de Jean XII (1316-1334) et celui de Benoît XII (1334-1342) furent marqués par leur affrontement avec l’empereur Louis de Bavière (1314-1347), appuyé par Marsile de Padoue et Guillaume d’Occam. Cet interminable conflit amena les princes électeurs, réunis à Rhens sur le Rhin en 1338, à déclarer que « l’Empire relevant de Dieu seul, leur élu pouvait prendre le titre de roi dans la confirmation pontificale. à partir de 1360, le pape cesse de rappeler la doctrine grégorienne selon laquelle il peut appeler toute affaire à son tribunal ratione peccati (sous l’aspect moral), en vertu de son pouvoir de lier et de délier. Le divorce du spirituel et du temporel est consommé.
Tandis que les grands maîtres du xiiie siècle n’avaient pas rédigé de traité d’ecclésiologie séparé, le conflit opposant Philippe le Bel et Boniface VIII suscite soudain, en quelques années, une floraison d’ouvrages relatifs à l’Église, juridiques ou proprement théologiques. Mais même dans ce dernier cas, l’ecclésiologie y est envisagée du point de vue du pouvoir, et essentiellement du difficile rapport entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel.
Au-delà de ce problème particulier, c’est toute l’Église qui est engagée : il s’agit de mieux comprendre que l’Église est à la fois réalité du salut (Christ mystique) et moyen de salut, qui engendre cette réalité[1379]. Mais au xive siècle, c’est le second aspect qui l’emporte. Deux grands courants s’affrontent : un courant hiérocratique et un courant laïc — en France, gallican —, avec quelques représentants d’une via media.
« Nous n’entendons pas enfreindre ni diminuer la juridiction de l’illustre roi des Francs… Nous n’entendons pas dire le droit en matière féodale, dont le jugement ressortit de lui… mais nous prononcer sur le péché, qui relève de notre autorité sans aucun doute, et sur lequel nous pouvons et devons l’exercer »[1380].
On se rappelle avec quelle énergie Innocent III avait défendu en son temps les droits de son Siège. Éminent juriste, il n’en affirmait pas moins, avant saint Thomas, que la primauté du pouvoir spirituel n’abolissait en aucune manière l’autonomie de l’ordre politique, fondée sur le droit naturel, ius naturæ. C’est seulement en raison d’un péché, ratione peccati, que le pape intervient dans les affaires temporelles, et peut même être amené à excommunier et à déposer un prince.
à la fin du xiiie siècle[1381], certains glossateurs infléchiront la doctrine traditionnelle de la plenitudo potestatis romaine dans le sens d’une confusion (au profit de l’Église) entre Église et État.
Ainsi Barthélemy de Lucques, disciple de saint Thomas qui continue vers 1300 son De regimine principum dans le sens le plus théocratique[1382] : « Chef dans le corps mystique de tous les fidèles du Christ, de qui vient tout mouvement et sens dans le corps mystique, [le pape] est prince dans le royaume comme Dieu dans le monde, et l’âme dans le corps ».
Ainsi surtout, en 1301, De regimine christiano, « le plus ancien traité de l’Église »[1384], de Jacques de Viterbe, disciple de saint Thomas, dont l’influence est manifeste. Cette première ébauche d’une ecclésiologie systématique s’organise autour de l’idée assez peu courante de regnum Christi, explicitée à l’aide de la notion philosophique de societas perfecta. Son enseignement sur les degrés du pouvoir d’ordre et de juridiction dépend étroitement de IV CG 76 et De regimine principum I, 2.
Cependant l’essentiel du traité dédié au pape, vise à justifier théoriquement les positions de Boniface VIII dans sa querelle avec Philippe le Bel.
Dans sa première partie, d’une belle veine théologique, Jacques s’efforce de montrer la gloire du royaume de l’Église, en six chapitres :
1°) L’Église, définie comme congregatio fidelium[1385], est un royaume proprement dit. Ce royaume comporte deux zones : « toute créature au titre du pouvoir de sa divinité », et « l’Église, par l’appartenance de la foi, par laquelle il règne dans les fidèles ». Le pape, son vicaire, « n’est pas roi d’un autre royaume que l’Église »[1386].
2°) Le royaume de l’Église est orthodoxe.
3°) Il est un.
4°) Il est catholique, c’est-à-dire universel.
5°) Il est saint.
6°) Il est apostolique.
C’est la première fois que les propriétés de l’Église indiquées par le concile de Nicée-Constantinople[1387], reçoivent des développements aussi abondants.
Dans la seconde partie, Jacques traite de la puissance, potestas, du Christ, roi de l’Église[1388], et de celle du pape, son premier vicaire. Il s’efforce d’y montrer :
1°) Qu’il y a plusieurs sortes de puissance.
2°) Que le Christ a dû communiquer sa divine puissance à des personnes humaines.
3°) Que ces personnes humaines sont les évêques et les princes : les évêques, rois spirituels ; les princes, rois temporels.
4°) Que la puissance sacerdotale et la puissance royale, réunies dans les mains des évêques, sont pourtant distinctes.
5°) Que des degrés différents d’honneur et d’autorité ont été attribués aux personnes diverses qui possèdent à la fois la puissance sacerdotale et la puissance royale, et qu’un des évêques a la primauté sur les autres.
6°) Que la royauté spirituelle et la royauté séculière ont des analogies et des dissemblances.
7°) Que les rois séculiers étant souvent des impies et des tyrans, les rois spirituels ont le droit et le devoir de les réprimander, de les corriger, et, au besoin, de les déposer.
8°) Que la royauté séculière est donc vassale de la royauté spirituelle.
9°) Que la plénitude de la puissance sacerdotale et de la puissance royale appartiennent en propre à l’évêque des évêques, dictateur souverain de toutes les consciences.
10°) Que la doctrine des légistes, qui formule l’indépendance réciproque des évêques et des rois, est nouvelle et pernicieuse.
On a souvent vu dans cette œuvre un écrit purement théocratique. On ne peut guère nier qu’il développe une vision pyramidale de l’Église, le pouvoir temporel étant ordonné à aider les fidèles à atteindre leur fin dernière surnaturelle, sous la direction du sacerdoce divinement institué. On trouve de fait dans l’ouvrage maintes formules monistes :
Un seul prince, une seule principauté, un seul chef, une seule puissance publique[1389].
Jacques cependant a su assimiler, dans une large mesure, la doctrine d’Aristote et de saint Thomas sur le droit naturel de l’État, dont il est le premier à développer longuement la théorie :
Il faut distinguer dans le sacerdoce et dans la puissance royale, comme dans la science. Il y a en effet une certaine science qui est l’œuvre de l’homme, comme la science physique, et une certaine science qui est révélée de Dieu, comme la sainte Écriture. L’une et l’autre viennent de Dieu, qui est maître des sciences et leur principal auteur… mais elles en procèdent diversement. La seconde vient de Dieu par une révélation spéciale…
De même un certain gouvernement (le gouvernement royal) est dit humain parce qu’il procède de la nature, tandis qu’une certaine royauté (celle des évêques, et avant tout du pape) est d’institution divine ou de droit divin, parce qu’elle procède de la grâce[1390].
Même quand il semble faire sienne la théorie d’Hugues de Saint-Victor selon laquelle « l’Église doit instituer le pouvoir temporel pour qu’il existe, et le juger s’il se conduit mal », il précise que « ce pouvoir a son fondement dans la nature, et (que) l’intervention de l’Église a pour objet, non de le créer, mais de le parfaire »[1391]. Le pouvoir temporel s’exerçant sur des non-baptisés ne procède pas du pape, et le naturel se distingue nettement du surnaturel.
On trouve moins de nuances dans le De ecclesiastica potestate (fin 1301) de Gilles de Rome, auditeur de saint Thomas, qui inspirera les réponses de Boniface VIII aux prétentions françaises. D’Aristote et de l’Aquinate, il retient l’unité de la fin dernière, qui donne la vérité à toutes les activités. Il voit dans l’Église un corps hiérarchisé, résumé dans l’autorité de son chef, le Christ, représenté sur la terre par le pape, « qui occupe le sommet de l’Église et peut être pris pour l’Église »[1392] :
De même que dans le gouvernement du monde, il n’y a qu’une source, qu’un Dieu, en qui est toute puissance dont dérivent toutes les autres autorités, et à qui se réduisent tous les autres pouvoirs, de même, dans le gouvernement humain, et dans l’Église militante, il faut qu’il y ait une source, une tête, en qui soit la plénitude de puissance… et qui possède les deux glaives[1393].
Par conséquent, « nul n’est sous le gouvernement du Christ s’il n’est soumis au Souverain Pontife, qui est le vicaire universel du Christ »[1394].
Sans doute, il existe un droit naturel et un dualisme au plan des autorités formelles. Mais « il n’y a pas de vraie justice là où le Christ ne gouverne pas ni ne fonde »[1395]. Tout droit ou pouvoir terrestre doit être parfait par l’Église, sa foi, ses sacrements, son sacerdoce[1396]. Dès lors, « il n’existe aucun titre juste de possession, ni pour les biens temporels, ni pour les personnes laïques, ni pour quoi que ce soit, sinon sous l’autorité de l’Église et par l’Église »[1397]. La catholicité même de l’Église le requiert : « L’Église est catholique par sa domination universelle »[1398].
Ces thèses, jointes aux énoncés de saint Bernard et Hugues de Saint-Victor, trouveront quelque écho dans la bulle Unam Sanctam (18 novembre 1302), qui affirme solennellement la primauté du pouvoir spirituel : si l’autorité temporelle est aux mains du prince, elle doit être au service de l’Église et sous sa direction. Ce texte a fait l’objet de discussions entre théologiens. Nous nous inspirerons librement de l’interprétation du cardinal Journet[1399].
Tout l’enseignement de la bulle se fonde sur l’unité de l’Église, affirmée en des termes éminemment traditionnels, malgré quelques exégèses accommodatices :
La
foi nous oblige instamment à croire et à tenir une seule sainte Église
catholique et en même temps apostolique, et nous la croyons fermement et la
confessons simplement, elle hors de laquelle il n’y a pas de salut ni de
rémission des péchés... ; elle représente l’unique corps mystique :
de ce corps, le Christ est la tête, mais Dieu est celle du Christ. En elle il y
a « un seul Seigneur, une seule foi, et un seul baptême »
(Ep 4, 5). Unique en effet fut l’arche de Noé au temps du déluge, qui
préfigurait l’unique Église ; achevée à une coudée, elle avait un seul
pilote et chef, à savoir Noé, et hors d’elle, nous l’avons lu, tout ce qui
subsistait sur terre fut détruit.
Nous
la vénérons également comme l’unique, car le Seigneur dit dans le prophète : « Dieu,
délivre mon âme de l’épée, et des pattes du chien mon unique »
(Ps 22, 2). Car il a prié à la fois pour l’âme, c’est-à-dire pour
lui-même, la tête, et pour le corps, puisque le corps il l’a appelé l’unique,
c’est-à-dire l’Église, à cause de l’unité de l’époux, de la foi, des
sacrements, et de la charité de l’Église. Elle est cette « tunique sans
couture » (Jn 19, 23) du Seigneur qui n’a pas été déchirée, mais
tirée au sort[1400].
De cette unité découle, d’une manière générale,
l’unité de gouvernement dans l’Église : à corps unique, tête unique. Ici
encore, on ne peut guère contester le parfum traditionnel de l’exposé, inspiré
par le Contre les erreurs des Grecs
de saint Thomas, et le caractère « nécessaire et inébranlable »[1401]
de la déduction.
C’est
pourquoi cette Église une et unique n’a qu’un seul corps, une seule tête, non
pas deux têtes comme pour un monstre, à savoir le Christ et le vicaire du
Christ, Pierre, et le successeur de Pierre, car le Seigneur dit à Pierre lui-même :
« Pais mes brebis » (Jn 21, 17). Il dit « mes » en
général, et non telle ou telle en particulier, d’où l’on comprend que toutes
lui ont été confiées. Si donc les Grecs ou d’autres disent qu’ils n’ont pas été
confiés à Pierre et à ses successeurs, il leur faut reconnaître qu’ils ne font
pas partie des brebis du Christ, car le Seigneur dit lui-même en Jean : «
Il y a un seul bercail, un seul et unique pasteur » (Jn 10, 16)[1402].
Le cardinal Journet se contente d’ajouter que le
Christ et son vicaire ont beaucoup de brebis qui, en raison d’une ignorance
invincible, s’ignorent[1403].
La troisième partie de la bulle développe une doctrine que l’on rencontre à maintes reprises dans les siècles précédents, sous la plume de saint Bernard[1404], Hugues de Saint-Victor[1405], Alexandre de Halès[1406]. Boniface articule à son affirmation d’unité-unicité une affirmation de dualité : duo gladii[1407]. Mais cette dualité est ordinata : le pouvoir spirituel institue[1408] le pouvoir temporel — c’est-à-dire, semble-t-il, dans la ligne de Gilles de Rome, le rend pleinement légitime et conforme à la volonté de Dieu —, et le juge si bona non fuerit — en d’autres termes, ratione peccati :
Les
paroles de l’Évangile nous l’enseignent : en elle et en son pouvoir il y a deux
glaives, le spirituel et le temporel (Lc 22, 38 ; Mt 26, 52)...
Les deux sont donc au pouvoir de l’Église, le glaive spirituel et le glaive
matériel. Cependant l’un doit être manié pour l’Église, l’autre par l’Église.
L’autre par la main du prêtre, l’un par la main du roi et du soldat, mais au
consentement et au gré du prêtre. Or il convient que le glaive soit sous le
glaive, et que l’autorité temporelle soit soumise au pouvoir spirituel... Que
le pouvoir spirituel doive l’emporter en dignité et en noblesse sur toute
espèce de pouvoir terrestre, il nous faut le reconnaître d’autant plus
nettement que les réalités spirituelles ont le pas sur les temporelles... Comme la Vérité l’atteste, il appartient au
pouvoir spirituel d’établir le pouvoir terrestre, et de le juger s’il n’a pas
été bon...
Si
donc le pouvoir terrestre dévie, il sera jugé par le pouvoir spirituel ; et si
un pouvoir spirituel inférieur dévie, il le sera par celui qui lui est
supérieur ; mais si le pouvoir suprême dévie, c’est par Dieu seul et non
par l’homme qu’il pourra être jugé, comme l’atteste l’Apôtre :
« L’homme spirituel juge de tout, et n’est lui-même jugé par personne
» (1 Co 2, 15).
Cette
autorité cependant, bien que donnée à un homme et exercée par un homme, n’est
pas un pouvoir humain, mais bien plutôt divin. Donné à Pierre de la bouche de
Dieu, confirmé pour lui et ses successeurs dans le Christ lui-même qu’il a
confessé, lui, le roc, lorsque le Seigneur dit à Pierre lui-même :
« Tout ce que tu lieras », etc. (Mt 16, 19). Quiconque par
conséquent résiste à ce pouvoir ordonné par Dieu, « résiste à ce que Dieu
a ordonné » (Rm 13, 2), à moins qu’il n’imagine, comme Manès, deux
principes, ce que nous jugeons faux et hérétique, car au témoignage de Moïse ce
n’est pas dans les principes, mais « dans le principe (que) Dieu a créé le
ciel et la terre » (Gn 1, 1)[1409].
En tout état de cause, la conclusion solennelle s’impose à la foi de tout catholique :
En
conséquence nous déclarons, disons et définissons qu’il est absolument
nécessaire au salut, pour toute créature humaine, d’être soumise au pontife
romain[1410].
Selon Rivière, la bulle est rédigée en fonction de la théorie, aujourd’hui insoutenable, du pouvoir direct du pape sur le temporel. Elle exprime la pensée personnelle du pape, et de plusieurs autres, comme docteurs privés, ne reflète en aucune manière une doctrine d’Église, et n’intéresse que l’histoire des systèmes théologiques. Toutefois, ces vues théoriques présentent moins d’importance que le fait de l’intervention de l’Église en matière politique, qui, lui, trouve dans la tradition une justification authentique.
De son côté, le P. Congar voudrait ne retenir de la bulle que la conclusion, qui relève du plan dogmatique, et rejeter tout « le corps du document, développant une idéologie liée aux conceptions du temps »[1411].
Il est clair que la bulle, très traditionnelle dans son fond, porte la marque du contexte historique dans lequel elle fut rédigée. Compte tenu de la transposition nécessaire étant donné le passage d’une chrétienté sacrale aux sociétés pluralistes actuelles, on peut cependant en tirer trois grandes affirmations qui demeurent parfaitement valables à notre époque comme à toute époque, et qui ont inspiré tous les papes modernes, notamment Jean-Paul II :
— « Il y a distinction réelle entre spirituel et temporel.
— Il y a subordination des fins temporelles aux fins spirituelles.
— Le spirituel a droit d’intervention dans le temporel, quand ce dernier menace le spirituel, ou pour l’éclairer par le spirituel » [1412].
Ce dominicain, un moment maître de son Ordre, n’a pas
traité la question des pouvoirs du pape sur le temporel. Mais il a contribué à
affermir la doctrine de l’épiscopat universel du pape. Un corpus doit avoir un caput.
le pape, succédant au Christ dans son autorité de caput, est pasteur universel, comme si toute l’Église était son
diocèse[1414].
Hervé combat[1415]
la théorie de Jean de Pouilly sur la juridiction des curés immédiatement reçue
du Christ. Il fait évoluer la notion de juridiction vers le sens moderne :
potestas dicendi ius.
De son côté, Scot refusa de signer l’appel de 1303 contre Boniface VIII. Il parle peu du corps mystique — peut-être faute d’une théologie suffisante de la grâce capitale —, mais se montre un défenseur convaincu de l’autorité du pape. C’est l’Église, porteuse de la Révélation, et surtout l’Église romaine, qui l’assure de sa croyance, notamment en matière sacramentelle ; ainsi, à propos de la forme du baptême, de la conversion eucharistique, du mariage.
Il s’explique en premier lieu par l’affermissement des États nationaux, avec la prise de conscience de l’autonomie du temporel en son ordre, et du rôle des laïcs dans l’Église. On lit ainsi déjà dans le libelle Antequam essent clerici (1296-1297) :
La sainte mère Église, l’épouse du Christ, n’est pas seulement constituée de clercs, mais encore de laïcs, bien plus… depuis le premier des justes jusqu’au dernier, de tous les fidèles du Christ, il y a une seule Église, épousée par le Christ, l’Époux céleste par l’anneau de la foi, qu’il a lui-même, dans sa miséricorde, libérée par sa mort de la servitude du péché, du joug de la Loi ancienne, et de la domination de l’antique ennemi. De cette liberté, il a voulu que jouissent tant les laïcs que les clercs, auxquels il a donné « le pouvoir de devenir enfants de Dieu », c’est-à-dire à ceux qui croient en son nom et qui ont reçu les sacrements de la foi chrétienne… Les clercs ne doivent ni ne peuvent — sinon peut-être abusivement — s’approprier la liberté ecclésiale comme en en excluant les autres, en parlant de « la liberté par laquelle le Christ nous a libérés »[1417].
Par ailleurs, la substitution d’une épistémologie de type empirico-scientifique à la méthode symbolique des anciens entraîne la remise en cause de l’interprétation accommodatice de l’Écriture, et des arguments a fortiori, souvent utilisés en faveur de l’autorité pontificale.
En France, les légistes conseillers de Philippe le Bel, dont le régalisme est déjà porté à incandescence, réagissent avec violence au conflit qui oppose Boniface VIII et Philippe le Bel. La querelle suscite une foule de libelles, où triomphe dans l’ensemble l’idée romaine de la souveraineté de l’État (res publica, utilitas rei publicæ). On assiste également à une maturation de l’aristotélisme politique, notamment chez le dominicain Jean de Paris, dans De potestate regia et papali. Partout, on met l’accent sur la distinction des deux pouvoirs et l’idée que l’autorité naturelle des princes ne peut être mise en échec par le pouvoir spirituel.
On peut distinguer une tendance modérée — celle des dominicains Jean de Paris et Pierre de la Palu — et une tendance extrême, dont le représentant le plus important est Guillaume d’Occam.
Dans De potestate regia et papali (1302-1303), Jean Quidort, ou de Paris présente une critique très ferme des arguments hiérocratiques.
La distinction entre naturel et surnaturel s’applique à la distinction entre temporel et spirituel. On y distingue non seulement deux fonctions, mais deux domaines. Le regnum a son ordre propre, il découle directement de Dieu par le droit naturel. L’Église a son ordre propre, le surnaturel, en dépendance de l’Incarnation ; elle échappe structurellement au domaine de l’ordre temporel. Le sacerdoce est « une puissance spirituelle conférée par le Christ aux ministres de l’Église pour dispenser les sacrements aux fidèles »[1418].
En christologie, le Christ comme Dieu possède la domination du monde, mais en son humanité il a choisi la pauvreté. C’est lui qui est caput de l’Église. On ne peut donner ce titre au pape de manière inconditionnelle.
L’Église est une communauté dont l’unité est plus profonde que celle des regna. Ceux-ci comportent un dominium, l’Église, des ministri. De ces ministères, la papauté est le plus élevé et le plus universel, mais elle ne présente pas une autre nature que le pouvoir épiscopal : Jean assimile la condition du pape dans l’Église universelle à celle des évêques ou abbés dans leur communauté particulière. Le pape est « membre suprême et intendant universel de l’Église », « comme la tête de l’Église en vue de conserver son unité ». En cela, Jean se rapproche de son maître Thomas, mais il s’éloigne de lui en affirmant que la foi n’appartient pas au pape, mais à l’Église, et que le pape ne peut la définir sans un concile général. S’il s’avérait « inapte ou inutile », le pape pourrait être déclaré déchu « par le peuple ou par une assemblée de cardinaux, qui, en ce cas, représenteraient tout le clergé et tout le peuple ».
Quant aux rapports entre papauté et regnum, Jean refuse au pape toute possession des biens des laïcs, et la distinction entre l’auctoritas temporelle du pape et l’exsecutio qu’il laisserait aux laïcs. Si le roi pèche gravement, le pape peut l’excommunier ou lui infliger d’autres peines purement spirituelles, qui pourront avoir des conséquences politiques si le peuple, averti par le pape, dépose son prince, mais non le déposer directement ratione peccati.
Dans De potestate papæ (vers 1325), Pierre de la Palu, homme de la via media auquel les papes ont souvent montré leur confiance, s’inspire de Jean de Paris en corrigeant certaines de ses outrances. Il distingue entre l’unité intérieure et intemporelle de l’unité de l’Église, et ses signes extérieurs, qui ont varié historiquement. Le pouvoir des Apôtres ne dérive pas de celui de Pierre, non plus que celui des évêques, du pape, qui ne fait qu’assigner à chacun son territoire. Contre le presbytérianisme de Jean de Pouilly, il cherche à mettre en valeur la supériorité de l’épiscopat dans la ligne même du sacerdoce. Quant aux rapports entre temporel et spirituel, l’Église ne possède de dominium temporel que ce qu’il lui faut pour vivre. Il distingue trois plans de juridiction du pape :
— Juridiction spirituelle sur l’Église entière.
— Juridiction temporelle quant aux territoires soumis à l’Église.
— Quant aux princes, ils ne tiennent pas du pape leur juridiction temporelle, mais ils lui sont soumis « dans le domaine de la juridiction spirituelle, pour autant qu’elle le requiert ».
à côté de la haute tenue de ces savants dominicains, on trouve souvent en France une prose acerbe et vindicative contre le clergé.
En Italie, les Gibelins partisans de l’empereur prétendent s’appuyer sur Aristote pour combattre leurs adversaires Guelfes.
Dante, après avoir présidé quelques mois, avec cinq autres collègues, aux destinées de Florence, et pris position contre Boniface VIII, est exilé en 1302 et doit errer à travers l’Italie, hôte par intervalles de seigneurs gibelins. Il se fait le prophète éloquent de l’esprit gibelin d’autonomie nationale et d’opposition à la papauté dans la Divine comédie[1420]. Dans son fameux traité De la monarchie (1311-1317)[1421], il ne se contente pas de distinguer, comme Jean de Paris (et saint Thomas), entre les deux ordres : ces deux voies ne se hiérarchisent pas, Aristote est aussi valide que l’Évangile, l’empereur, aussi important que le pape. L’empire est décléricalisé, et l’Église, idéalisée en pure sponsa Christi, contre l’avaritia des papes de son temps. Attaquant moins la souveraineté temporelle du pape que son extension et les obstacles que le parti guelfe opposait à la monarchie, Dante soutient notamment :
— Qu’une monarchie temporelle universelle est nécessaire au bien de l’humanité.
— Que Dieu en a confié immédiatement le gouvernement à l’empereur romain.
— Que le pape, en tant que prince, est subordonné à l’empereur, dont l’indépendance est totale dans le domaine temporel.
Voici son argumentation. Dans toute multitude qui a une fin commune, il faut un chef unique. Le meilleur état du monde est de ressembler le plus à Dieu, qui est un. Le maître du monde entier n’a rien à désirer, donc il n’a plus de passions et chez lui la bonne volonté ne rencontre plus d’obstacles. Le monarque n’est donc pas pour lui, mais pour les autres. D’où il suit que sous une monarchie le peuple est très libre. D’ailleurs ce qui peut se faire par un seul est toujours mieux fait par un seul que par les autres. Enfin, Dieu lui-même n’a-t-il pas sanctionné de son autorité l’excellence de la monarchie universelle ? C’est pendant qu’Auguste faisait régner l’unité et la paix que le Verbe a voulu s’incarner, et c’est ce temps que saint Paul appelle la plénitude des temps.
à la relative modération du poète s’oppose le radicalisme révolutionnaire de Marsile de Padoue, esprit brillant, juriste, médecin, qui, prenant parti pour Louis de Bavière contre Jean XXII, son ancien protecteur, élabore une « contre-ecclésiologie »[1423] d’une hardiesse sans précédent. Toutes ses œuvres sont relatives à ce conflit politico-ecclésiatique, auquel il fut intimement mêlé : Defensor pacis (1324), véritable « machine infernale », rédigée semble-t-il en collaboration avec Jean de Jandun ; De translatione romani imperii (un peu postérieur au précédent) ; Defensor minor, abrégé remanié du Defensor ; De iurisdictione imperatoris in causa matrimoniali (1342), qui attribue la juridiction sur le mariage à l’empereur et non au pape.
aristotélicien extrême, de tendance averroïste, Marsile de Padoue veut appliquer rigoureusement les principes de la Politique du Stagirite à l’Église. Il utilise aussi, en les sollicitant un peu, les saintes Écritures, les Pères, les leges du césaro-papisme constantinien, et enfin les arguments des courants anti-hiérarchiques « spirituels », mais est surtout attaché à l’idéal démocratique de la commune padouane. De toutes ces autorités, il déduit que le seul pouvoir voulu par Dieu dans l’Église est celui de l’empereur, à la juridiction duquel rien n’échappe et auquel doivent se soumettre clercs et laïcs.
· L’État
D’Aristote, Marsile retient surtout l’idée que le sujet politique est le peuple lui-même — le peuple déléguant son pouvoir à des représentants et finalement à l’empereur, le « législateur » par excellence, dont le pouvoir vient de Dieu par l’intermédiaire des volontés humaines. à côté de sa fin temporelle, la principale — le bonheur humain —, la société possède aussi une fin spirituelle. Cette double fin est assurée par des grands corps sociaux, dont l’Église fait partie. Dans une société chrétienne, l’universitas fidelium et l’universitas civium coïncident, et les deux relèvent de l’autorité du legislator fidelis. Toutes les conclusions ultérieures de Marsile se déduisent de cette conception unitaire de l’État, se subordonnant toutes les institutions religieuses. On aboutit ainsi au totalitarisme : la cité assure la totalité de la vie humaine terrestre, s’intégrant et se subordonnant l’Église elle-même.
· L’Église en général
Marsile ne conteste pas l’institution divine de l’Église, ni la juridiction qui lui revient en principe. Mais l’Église se définit pour lui « l’assemblée du peuple sous un seul gouvernement »… « la totalité des fidèles croyants et invoquant le nom du Christ ». Il n’établit donc aucune distinction entre l’ universitas civium et le peuple de Dieu.
Il commence par contester le principe de la plenitudo postestatis, telle qu’elle était comprise à son époque, comme incluant le pouvoir temporel comme le pouvoir spirituel : il exclut, lui, l’un aussi bien que l’autre. Le Christ n’étant pas venu pour dominer, mais pour servir, il interdit aux siens toute puissance temporelle et leur enjoint de se soumettre à la puissance des princes :
Le pouvoir de distribuer de tels biens temporels ecclésiastiques (dîmes et bénéfices) ne doit pas être consenti à l’évêque de Rome ni à un autre… pour qu’ils ne puissent pas briguer pour eux-mêmes, par le moyen d’un tel pouvoir, les faveurs du siècle au détriment des princes et des peuples, et soulever ainsi contestations et scandales parmi les fidèles du Christ… C’est pourquoi un tel pouvoir, nuisible au repos des fidèles, doit être totalement retiré à cet évêque ou à un autre… étant donné surtout qu’il ne lui est pas dû le moins du monde par la loi divine[1424].
L’Église ne jouit que d’un pouvoir spirituel, et encore, fort réduit, puisque l’auteur réserve à Dieu seul la rémission du péché et de la peine éternelle. Seul l’État peut exercer des sanctions sociales : l’Église ne jouit d’aucun pouvoir coercitif ; c’est l’État qui tient en main toutes les activités externes des citoyens.
Ainsi, pour pourvoir aux intérêts généraux de la chrétienté en matière de foi et de discipline, ce n’est pas le pape, mais l’empereur, qui convoquera les conciles — comme par exemple le concile de Chalcédoine, convoqué par Constantin (sic). Les laïcs en feront partie aussi bien que les clercs, les uns et les autres étant élus par les communautés. En cas de divergence, ce sont les fidèles qui auront à trancher. C’est encore l’empereur, et l’empereur seul, qui promulgue les actes de ces conciles et en assure l’application. Il lui appartient aussi de fixer les jeûnes, d’organiser le culte, de publier les canonisations, d’accorder les dispenses de mariage, etc.
Le pouvoir de l’excommunication lui-même doit revenir à une sorte de jury, où le clergé jouira d’une représentation réduite, et finalement à l’empereur. L’Église ne pourra qu’exhorter les délinquants et les menacer des châtiments éternels. Quant aux hérétiques, leur répression revient au pouvoir séculier seul.
Pour son entretien, le clergé a droit à des subsides, mais, en vertu de la loi de la pauvreté, l’Église ne peut posséder aucun immeuble : ses biens appartiennent en réalité à l’État.
· La juridiction épiscopale
Marsile interprète en fonction de son régalisme le concept même de hiérarchie. Ceux-ci ne sont donc pas assujettis au sacerdoce, qui ne dispose que du pouvoir d’ordre, mais seulement au legislator humanus.
Du reste, prêtres et évêques sont égaux : la seule différence tient aux dispositions princières. Comme les autorités civiles, ils doivent être élus par le peuple ou un prince qui en est le légitime représentant. Ce qui entraîne le pouvoir de les révoquer, ou de les contraindre, s’ils se montrent négligents : rien de plus normal dans un régime qui fait du clergé un corps de fonctionnaires.
· Théorie de la papauté
Respectueux pour les prêtres et les évêques, qui entrent dans le cadre de la cité, Marsile adopte quand il est question du pape le ton le plus agressif. En ce qui concerne l’organisation de l’Église, il ne consent à se référer qu’aux Écritures canoniques et aux décisions des conciles généraux, qui bénéficient de l’assistance du Saint-Esprit. Quant aux décrétales des papes, ce sont des textes humains sujets à l’erreur. Au nom de l’Écriture, il affirme l’égalité primitive des Apôtres :
Nulle part on ne peut trouver dans les Écritures que, par précepte ou conseil du Christ ou d’un Apôtre, les autres Églises et les autres évêques doivent être assujettis à l’Église ou à l’évêque de Rome[1425].
La primauté papale est donc une pure création de l’histoire : elle remonte à la donation de Constantin ! Pierre ne jouissait d’aucune prééminence sur les autres Apôtres, sauf peut-être au sens large, en raison de son âge ou du choix de ses pairs. L’évêque de Rome n’est d’ailleurs pas le successeur de saint Pierre, car il n’est pas sûr que celui-ci soit venu à Rome. En tout cas, il y est venu après Paul, qui fut singulariter et principaliter évêque de cette ville. Le Christ étant caput de l’Église, le pape ne peut prétendre en être la tête visible.
Marsile conçoit néanmoins qu’une certaine forme de présidence de la fédération des Églises soit nécessaire, et ne voit pas d’inconvénient à ce que cette fonction revienne à l’évêque de Rome, à condition que cette dignité d’institution purement humaine ne porte pas préjudice au droit divin de l’empereur.
Les derniers chapitres confirment la volonté de soumettre le gouvernement de l’Église à la collectivité des fidèles, et celle-ci à l’empereur.
Le Defensor minor aggrave encore cette doctrine, et s’achève sur le problème du droit matrimonial, réservant les solutions pratiques au pouvoir civil.
On ne s’étonnera pas que Jean XXII, après quelques tentatives infructueuses pour amener le coupable à résipiscence, et un examen particulièrement soigné, ait condamné ces théories dans la bulle Licet iuxta doctorum du 23 octobre 1327. Après avoir rappelé l’obligation pour l’Église d’arrêter dès le début les doctrines erronées, le pape relève cinq propositions condamnées, que nous citerons intégralement, et fait suivre chacune d’un long commentaire, permettant de préciser le sens de la condamnation, que nous résumerons[1426].
Ce
qu’on lit du Christ dans l’Évangile du bienheureux Matthieu (Mt 17, 27) à
savoir qu’il a payé le tribut à César lorsqu’il ordonna de donner un statère
pris dans la bouche d’un poisson à ceux qui demandaient un didrachme, il ne l’a
pas fait par condescendance, en raison de la libéralité de sa piété, mais
contraint par la nécessité.
Tous
les biens temporels de l’Église sont soumis à l’empereur et il peut les prendre
comme siens.
Dès le temps de Philippe le Bel, on discutait pour savoir si, en payant l’impôt, Jésus avait reconnu la suprématie du pouvoir impérial. Marsile déduisait de cette exégèse le droit absolu de l’État sur les clercs en général et les biens ecclésiastiques en particulier. Loin de requérir aucune sorte d’immunité, le Maître dictait leur conduite aux prêtres, ses successeurs. La bulle rétorque à juste titre qu’il s’agit d’un acte de pure condescendance du Sauveur, puisque celui-ci affirme qu’il est, de droit, exempt de l’impôt.
Le
bienheureux apôtre Pierre n’était pas plus tête de l’Église que tous les autres
apôtres, et n’avait pas plus d’autorité que les autres apôtres ; et le
Christ n’a laissé aucune tête à l’Église et n’a fait de personne son vicaire.
L’importance de cette proposition lui mérite une réfutation particulièrement étendue. Par les paroles : « Pais mes agneaux, pais mes brebis », le Christ a fait de Pierre son vicaire, ce qui s’exprime par la métaphore de « tête », ou chef de l’Église, sans préjudice pour l’autorité du Christ, qui demeure toujours tête principale. Ce privilège était propre à Pierre, comme on le voit par les textes évangéliques le concernant exclusivement. La bulle ne démontre pas la perpétuité de cette fonction dans l’Église : elle semblait aller de soi.
I1
revient à l’empereur de corriger le pape et de le punir, de l’instituer et de
le destituer.
Le premier pape fut institué par le Christ en la personne de Pierre, et ce ne sont pas les empereurs qui ont pu nommer ses successeurs, puisqu’ils étaient païens. Quant à Constantin, en se convertissant, il devint « fils, disciple et sujet du pape ». Si quelques empereurs ont participé à l’élection de ce dernier, ce fut « en vertu d’une concession qui leur fut accordée dans la suite par le souverain pontife ». Ce droit consistait d’ailleurs uniquement à être témoin de l’élection, et encore les bons empereurs y ont-ils renoncé. Quant au droit de destitution, il est juridiquement corrélatif au droit d’institution. Ce sont, au contraire, les souverains pontifes qui ont excommunié et déposé les souverains. Jean XXII conteste surtout qu’on puisse tirer argument pour la thèse adverse du jugement de Pilate contre le Sauveur.
Tous
les prêtres, que ce soit le pape, un archevêque ou un simple prêtre, ont de par
l’institution du Christ une autorité et une juridiction égales ; mais ce
que l’un a de plus que l’autre correspond à ce que l’empereur a concédé en plus
ou en moins, et, de même qu’il l’a concédé, il peut le révoquer.
Selon Marsile, les évêques et les prêtres n’auraient pas différé à l’origine, et il en concluait l’identité de leur caractère sacerdotal. Toute la différence relèverait d’une institution de caractère régalien. Après avoir cherché une preuve de l’inégalité hiérarchique des prêtres de l’Ancien Testament, le pape allègue surtout l’institution séparée des apôtres et des soixante-douze disciples. Quant à la distinction des évêques, archevêques et patriarches, elle est d’institution ecclésiastique, mais elle remonte au Christ, étant le fait de son vicaire, et ne relève nullement de l’empereur. Autrement, l’Église n’aurait pas eu de pasteurs légitimes avant Constantin !
Le
pape ou l’Église prise tout entière ne peut pas punir un homme, quelque
scélérat qu’il soit, par une punition contraignante, à moins que l’empereur ne
leur en ait donné le pouvoir.
Pour les sanctions temporelles et même purement spirituelles, Marsile réclamait le consentement du peuple, c’est-à-dire, en pratique, du pouvoir civil. Le pape fait remonter le pouvoir coercitif de l’Église (en général, sans en préciser les modalités particulières) à Pierre, dont il rappelle les sanctions infligées à Ananie et Sapphire, et à Paul, qui agissaient évidemment sans mandat du pouvoir impérial persécuteur.
Nous
déclarons par jugement que (les articles précités) sont contraires à la sainte
Écriture et ennemis de la foi catholique, hérétiques ou analogues à des
hérésies et erronés, et que les susdits Marsile et Jean sont des hérétiques et
même des hérésiarques manifestes et notoires[1427].
Malgré les réfutations des théologiens pontificaux, nombreuses jusqu’à Torquemada, certaines de ces thèses se retrouveront chez Guillaume d’Occam[1428], dans le Songe du vergier et les premiers écrits de Wicliff ; dans la courant conciliariste — Marsile attribuant le pouvoir suprême non au pape, mais au concile ; dans le courant régalien ou étatiste ; chez Luther, qui, à partir d’arguments différents, a lui aussi tendu à absorber l’Église dans l’État ; lors de la Révolution française enfin, et dans toute sa postérité.
Théologien oxonien, commentateur d’Aristote, logicien brillant et audacieux, il adopte la via moderna qui déplaît en cour d’Avignon. Il y est convoqué pour s’expliquer. Au bout de quatre années, après le rejet par Jean XXII de la thèse franciscaine de la perfection chrétienne impliquant la non-propriété des biens[1430], il quitte Avignon avec fracas en accusant le pape d’hérésie, et part, en compagnie de Michel de Cézène et d’un autre franciscain révolté, se réfugier à Pise, puis à Munich, auprès de Louis de Bavière (1328). En 1334, il déclarera dans une lettre adressée au chapitre d’Assise :
Puisque les hérétiques perdent tout droit et tout pouvoir, qu’ils doivent être non seulement évités mais même attaqués par tous les catholiques, puisque, selon les canons, les questions de foi, quand il est bien certain que telle assertion est contraire à la vérité définie, sont du ressort non seulement du concile général et des prélats, mais des laïcs eux-mêmes, pour me donner toute latitude de combattre selon mes moyens, j’ai quitté volontairement Avignon et, venu à Pise, j’ai adhéré à l’appel interjeté par frère Michel, ministre général, contre le pseudo-pape, contre l’hérétique ci-dessus désigné.
Toute sa vie, il luttera aux côtés du roi de Bavière contre les pontifes légitimes, Jean XXII, puis Benoît XII et Clément VI. Après la mort de Michel de Cézène et Bonagratia, puis de Louis, il finit par se soumettre au nouveau ministre général de son ordre, qui implora sa grâce auprès de Clément VI. Le pape lui imposa une formule de soumission. On ignore s’il la signa : peut-être est-il mort (de la peste de 1349 ?) avant de l’avoir reçue.
On ne peut comprendre l’ecclésiologie du venerabilis inceptor que dans le contexte de sa philosophie. Occam, après Duns Scot et plus radicalement que lui, consomme le divorce entre foi et métaphysique. Ne reconnaissant comme valables que les propositions immédiatement évidentes pour les sens ou la « connaissance intuitive », ou nécessairement déduites d’une telle proposition, il récuse toutes les preuves traditionnelles de l’existence de Dieu, de l’âme, etc. Non seulement les idées n’existent pas à l’état séparé, mais elles ne se trouvent pas non plus en Dieu, ni par suite dans les choses : l’universel (notamment la nature) n’a aucune existence réelle. Il n’y a donc d’autre unité que l’unité numérique de l’individu. En morale, toutes les lois sont soumises à la pure volonté de Dieu : si Dieu l’avait voulu, il eût été méritoire de le haïr, de commettre l’adultère, etc. C’est le règne de la seule « puissance absolue » de Dieu, dont l’arbitraire ne connaît aucune limite.
à cette philosophie du sujet concret individuel, de la contingence absolue et du volontarisme pur correspond, en ecclésiologie, le souci — ou l’obsession — de défendre la liberté des personnes. Un seul absolu s’impose : la parole de Dieu consignée dans les Écritures.
Contre la conception cléricale des canonistes, Occam définit l’Église : « L’assemblée entière des fidèles vivant en cette existence mortelle »[1433], « la multitude entière des chrétiens »[1434], « la collection des catholiques, sans exclure les laïcs et les femmes »[1435]. Il emploie aussi des expressions traditionnelles comme congregatio fidelium, mais dans un sens tout nouveau, non plus organique, hiérarchique et mystique, christologique et pneumatologique, mais sociologique : puisque la seule réalité consiste dans les individus, l’Église n’est plus une personne mystique unique, mais « une pluralité de personnes véritables et réelles »[1436], « une multiplicité de fidèles professant une même foi »[1437] : la somme des croyants.
à la différence de Marsile, Occam reconnaît la primauté du pape, mais il s’agit d’une autorité de pur service : il rejette la plenitudo postestatis, qu’il interprète, dans la ligne de son nominalisme, comme le pouvoir discrétionnaire de faire tout ce qui n’est pas contraire au droit divin et naturel. Il admet un certain pouvoir de suppléance du pape dans le cadre d’une société chrétienne où, de fait, l’Église réunit les mêmes individus que la cité. Mais inversement, l’empereur participe à la désignation du pape et peut le juger en cas de nécessité. En effet, le pape peut être hérétique, il est alors « inférieur à n’importe quel catholique » et peut être jugé par lui[1438]. Il pourrait d’ailleurs y avoir plusieurs papes. Le Siège romain, l’Église romaine, et même les conciles généraux, se réduisent à des personnes individuelles, qui peuvent errer. Les seuls règles infaillibles sont l’Écriture et les dogmes acceptés par l’universalité des fidèles. Dans cette Église, il n’existe plus aucun charisme fonctionnel. Les chrétiens n’étant plus soumis à l’ancienne loi, mais jouissant de la libertas evangelica, les possibilités de contestation sont illimitées. L’Église d’ailleurs doit se transformer selon les besoins des temps.
Les doctrines d’Occam ont joué un rôle dissolvant aussi bien dans le domaine de l’ecclésiologie que dans celui de la philosophie et de la théologie. On retrouve son influence dans toutes les propositions antiromaines du xive et du xve siècles, dans le conciliarisme (bien qu’il n’ait pas plus accordé l’infaillibilité aux conciles qu’aux papes), comme aussi dans la piété ardente mais individualiste de la fin du moyen âge. Son nominalisme triomphe au xve siècle à la Sorbonne, qui retiendra l’individualisme forcené induit par son nominalisme, le volontarisme à l’origine des sociétés, son subjectivisme juridique et son positivisme. Le gallicanisme théologique lui doit presque tout. Il a été le maître de Luther, et, à travers lui, de Kant, dont sont issues presque toutes les déviations doctrinales modernes.
Le Songe du vergier, rédigé en latin en 1376 puis traduit en français en 1378, est à la fois un traité de droit public, une chronique historique, une dispute théologique (on y aborde la question de l’Immaculée Conception), et un plaidoyer politique en faveur de Charles V de Guyenne. C’est le manifeste du gallicanisme naissant. à « l’unique corps sous un unique chef » prôné par Boniface VIII, il oppose un dualisme radical :
Le pouvoir ecclésiastique suprême et le pouvoir laïc suprême représentent deux têtes de corps différents… à savoir celui des clercs et celui des laïcs…[1440]
Le Saint-Père, qui est chef, ne se doit entremettre de la temporalité ni y prendre connaissance de cause, seigneurie ou aucune autorité ; non doit aussi le roi s’entremettre des choses spirituelles, car c’est l’office du Saint-Père de Rome qui est chef en ce cas de tous les chrétiens[1441].
Le principe de l’intervention du pape ratione peccati est radicalement écarté :
Par celle raison que le pape doit connaître du péché, vous voudriez maintenir qu’il pût juger des causes civiles et purement temporelles, semblablement… laquelle chose est impossible à soutenir, selon droit et raison[1442].
Au contraire, le pouvoir spirituel dans le royaume de France est étroitement dépendant du pouvoir temporel. Car la société politique peut survivre à la destruction de l’Église, puisque l’État lui est antérieur.
« version française expurgée du Defensor pacis »[1443], le Songe du vergier est le vecteur de l’influence de Marsile sur la tradition politique gallicane, avec la réfutation de la plenitudo postestatis, les doutes sur la primauté romaine, l’argument conciliariste et l’exaltation du pouvoir temporel. Bien plus, l’auteur du Songe n’hésite pas, à la suite du Padouan, à mettre en doute l’existence d’une société ecclésiastique parfaitement autonome par rapport à l’État.
D’Occam, le Songe adopte le conciliarisme, et surtout l’impérialisme, en l’adaptant aux réalités françaises. Mais la subtile casuistique du maître d’Oxford lui échappe complètement. Il la remplace par un juridisme étroit et orienté :
La puissance par especial (sic) spirituelle, qui est appelée la puissance d’Église, ne doit mie désirer ni usurper las seigneuries temporelles, mais doit vaquer aux choses spirituelles… non mie aux choses temporelles[1444].
« Venez, Père, relever la grandeur de Rome, ce jardin arrosé du sang des martyrs, qui bouillonne encore et qui en appelle de nouveaux ». Tel fut en effet le sort de Grégoire XI, qui, cédant aux instances de sainte Catherine de Sienne (1347-1380), rentrait à Rome le 17 janvier 1377 pour y mourir le 27 mars 1378. C’était la fin de la « captivité de Babylone », mais aussi le point de départ du grand schisme. Urbain VI, élu sous la pression du peuple romain, montre une extrême maladresse dans ses tentatives de réforme[1446]. Treize cardinaux français dénoncent l’irrégularité de l’élection et élisent un antipape, qui prend le nom de Clément VII. Urbain VI est reconnu par l’Italie (avec Catherine de Sienne[1447]), l’Allemagne, l’Europe centrale et orientale, l’Angleterre et les Flandres ; Clément VII, par la France, la Sicile, l’Écosse, la péninsule ibérique[1448] ; il doit s’installer en Avignon. De 1378 à 1415, la chrétienté latine se trouve donc en état de schisme.
à l’université de Paris et ailleurs, on s’interroge sur les moyens de faire cesser cette situation : ne fallait-il pas convoquer un concile universel, expression de l’autorité infaillible de l’ensemble des fidèles, et habilité à déposer les deux papes ? Dans cette perspective, un premier concile se réunit à Pise en 1409, mais n’aboutit qu’à l’élection d’un troisième pape, les deux autres refusant de démissionner. En 1414, un autre concile se réunit à Constance à l’instigation de l’antipape Jean XXIII, qui l’abandonna quand il vit s’évanouir ses prétentions d’être confirmé par lui. Le pape d’Avignon s’enfuit en Espagne. Le pape de Rome accepta d’abdiquer si l’on reconnaissait que le concile se tenait avec son accord. Le concile accepta et Grégoire abdiqua. En 1417, un conclave élut Martin V. La crise était dénouée, mais il pouvait sembler que le concile fût supérieur au pape, puisqu’il avait seul apporté la solution désirée.
Pendant toute cette période, on assiste à une efflorescence de spirituels, mystiques authentiques qui ne doutent jamais de l’Église[1449], mais aussi esprits agités en proie à des tendances hétérodoxes. C’est dans cette ambiance frondeuse que surgissent Wicliff en Angleterre et Jean Huss en Bohème.
Professeur à Oxford et chapelain du roi, ultraréaliste en philosophie, Jean Wicliff est d’abord un réformateur qui se dresse dans De dominio civili (1365) contre les biens temporels du clergé, notamment la fiscalité du pape d’Avignon. En 1378, il publie son Tractatus de Ecclesia, dirigé contre la prétention d’identifier l’Église avec les détenteurs des pouvoirs et dignités ecclésiastiques. Il y récuse la définition des canonistes, et même celle des théologiens qui présentent l’Église comme « la multitude universelle de tous les chrétiens ayant intégralement la foi droite et unique promulguée par le Christ et les apôtres, et déclarée par les saints pères et les conciles généraux », et aussi comme une institution sacramentelle, née du côté du Christ en croix comme ève du côté d’Adam — sous prétexte que ces images bibliques sont « impropres et métaphoriques »[1451]. Il la conçoit, lui, comme purement spirituelle et invisible, définie par un élément exclusivement divin : « la communauté de tous les prédestinés »[1452]. C’est à ce titre seulement qu’elle est le corps et l’épouse du Christ et notre mère, qu’elle compte comme membres les justes de l’Ancien Testament et les anges du ciel. Et comme à un moment donné les prédestinés ont pu être pécheurs, et les réprouvés, justes, la nature profonde de l’Église est purement eschatologique[1453]. En attendant, « l’Église existe certainement quelque part, mais elle peut être réduite à quelques pauvres laïcs dispersés dans divers pays »[1454].
Seuls donc les prédestinés sont membres de l’Église ; les réprouvés peuvent être in Ecclesia, mais ils ne sont pas de Ecclesia. Ils sont donc déchus par le fait même de toute autorité dans l’Église. Dans la foi, le croyant possède un discernement suffisant pour reconnaître les vrais prélats.
Peu importe du reste, car « les effets des sacrements ne sont dus qu’aux mérites des personnes qui les reçoivent »[1455]. Quant à la doctrine, chacun peut la puiser à son gré dans l’Écriture :
Que chaque fidèle puise sa doctrine dans la lecture de la Bible : on y trouve la foi plus pure et plus complète que dans tout ce que les prélats commentent et professent[1456].
En 1378 et 1379, Wicliff admettait encore que le pape était le représentant terrestre du Christ[1457]. Mais s’il n’imitait pas le Christ par ses vertus, et surtout par sa pauvreté, il cesserait d’être capitaneus de l’Église, et deviendrait l’Antéchrist[1458]. Par la suite, Wicliff durcit encore sa position et rejeta complètement l’institution papale.
Ce problème, soulevé avec une acuité qu’accroissait encore le grand schisme, ne cessera d’agiter et de déchirer la chrétienté occidentale. Il exercera son influence surtout en Bohème dès la fin du xive siècle.
Son Tractatus de Ecclesia (1413) connaît un retentissement considérable à Prague, Paris, Constance, où il est condamné par ce concile en 1415. Cette censure fut confirmée par Martin V (22 juillet 1418), essentiellement pour son enseignement sur l’Église. Le traité fut livré au feu le matin de l’exécution de son auteur, avec ses autres principaux ouvrages.
Ce traité manque d’originalité. Il dépend de Wicliff, mais il ne s’agit pas d’une importation pure et simple, mais d’une réplique corrigée. Dans quelle mesure ?
En ces temps de corruption et de scandale du grand schisme, la tentation était grande d’opposer l’Église visible, sacramentelle, hiérarchique, qui paraissait une sentine de vices, un repaire de brigands, à la véritable Église, sans tache ni ride, des seuls prédestinés. C’est cette nouvelle définition qui était cause et principe des autres négations de Huss. Il s’efforce de loger à l’intérieur de la prédestination les autres institutions existantes, mais à partir de la prédestination et moyennant une vie chrétienne droite.
Hérétique, il ne l’était sans doute pas seulement par sa négation de la primauté pontificale. Parti d’un propos de réforme et d’une notion pragmatique du « pasteur véritable », il a pris Wicliff pour maître et lié à lui sa cause et celle de la réforme. Autour de lui s’est constitué un parti wicliffien, dont il était chef de file et dont il n’a pas désavoué les excès. Il y avait dans son comportement quelque chose d’excessif, qui allumait l’incendie partout où il passait. Esprit médiocre, incohérent, obstiné, il montrait une attitude brouillonne et provocante, à une époque où se faisait jour un remarquable effort d’élucidation de la doctrine catholique.
Dans sa section sur l’épiscopat, il écrit : « Personne n’est chef civil, ni prélat, ni évêque, s’il se trouve en état de péché mortel ». En définissant avec Wicliff l’Église comme le rassemblement invisible des prédestinés, il décentrait toute sa doctrine. Il cherche bien par la notion de « vie selon la loi du Christ » — signe conjectural de prédestination — à rejoindre la notion d’Église, société des fidèles. Mais il introduit entre ces deux Églises une mortelle dissociation, ne parvenant pas à loger l’Église terrestre dans l’Église des prédestinés : sa définition exclusive tendait à effacer l’Église terrestre. Comme l’ont noté Gerson et les théologiens de Constance, ce n’est pas que la définition de l’Église comme universitas prædestinatorum soit hérétique en elle-même, mais elle manque des compléments et correctifs que lui a apportés saint Augustin. Sous l’identité des termes et la reprise partielle des thèmes, son ecclésiologie se situe aux antipodes de celle du docteur d’Hippone.
Le concile de Constance, qui condamna Jean Huss, constitue un premier sommet de la crise « conciliariste », issue du grand schisme. à la question : quelle est l’autorité la plus haute dans l’Église, le pape ou le concile général ? les conciliaristes répondent : le concile. Il s’agit, non d’une question purement juridique, mais d’un problème dogmatique qui exige une doctrine équilibrée du rapport entre Église universelle et Église locale. La thèse conciliariste présuppose que l’on conçoive l’Église universelle comme une fédérations d’Églises locales : un tout quantitatif. Il n’y a pas davantage dans ce tout que la somme des parties[1461]. Cette somme, pour l’Église, ce sera le concile général, qui selon les conciliaristes en est l’expression. Cette interprétation perdure de nos jours chez nombre de théologiens.
Or, selon la doctrine catholique, clairement rappelée à Vatican II et dans un récent document de la Congrégation pour la doctrine de la foi sur Quelques aspects de l’ecclésiologie de communion, l’universalité n’est pas d’abord une donnée quantitative, mais qualitative, une propriété découlant nécessairement de sa nature, dont le garant est le Pontife Romain, en vertu de la succession pétrinienne. « Catholique » désigne une qualité et non uniquement une quantité : un homme est catholique[1462]. L’Église universelle est mère, c’est-à-dire principe, des Églises locales. Ontologiquement, elle les précède, car elle leur transmet leur être même d’Églises et leur unité entre elles.
à la fin du moyen âge, on n’en était pas là. Sous l’influence de la Politique d’Aristote, appliquée à l’Église par Jean de Paris et surtout Marsile de Padoue, du droit romain, du nominalisme occamien enfin, des tendances démocratiques se faisaient jour dans l’Église : lors du concile de Pise (1409), des canonistes bolonais soutinrent une vision démocratique du pouvoir, venant du Christ par désignation d’en bas.
Dès avant le schisme, certains courants avaient tendu à limiter le pouvoir du pontife romain. Rois et empereurs étaient décidés à éliminer l’emprise du pape sur les biens temporels, même d’Église. Des théologiens affirmaient que, l’Église universelle, ou l’Église romaine seule ne pouvant errer, le pape peut tomber dans l’hérésie, et se rendre ainsi justiciable du concile général : celui-ci est plus grand que le pape « quand il s’agit de la foi ». Sans doute, c’est normalement le pape qui doit réunir le concile, mais quel pape ? Et s’il ne le faisait pas, alors que l’urgence était évidente ? Pourquoi les cardinaux, voire l’empereur, ne pourraient-ils pas procéder à sa convocation ?
Selon nombre de théologiens et de canonistes, les pouvoirs du pape sont limités par le droit naturel, le droit divin, le statut général de l’Église, les anciens conciles. La potestas clavium ne lui est conférée que comme personnifiant l’Église.
En outre, le moyen âge demeurait très attaché au régime des conseils et conciles, ceux-ci tendant à assumer un rôle de représentation de tous les états de l’Église : évêques, mais aussi autres prélats, princes, représentants de universités, etc. — jusqu’à perdre la forme traditionnelle des conciles.
En 1311 Guillaume Durand de Mende le jeune, sans être gallican, réclamait déjà dans De modo generalis concilii celebrandi un pouvoir papal respectueux des évêques et tenant compte des conseils ; il récusait pour le pape les titres d’universalis episcopus, summus sacerdos, et voulait qu’on l’appelât : episcopus primæ sedis ; il formulait une mystique quelque peu idyllique des conciles.
Par ailleurs, l’idée que les cardinaux sont pars corporis papæ, apparue dès le xie siècle, sera communément
admise au xve.
Zarabella dans De schismate (1417)
soutient que dans l’Église le pouvoir réside dans le peuple ; le concile y
jouit de la plenitudo potestatis. Le
pape est son ministre.
Parmi les théologiens du concile de Constance, nous nous arrêterons à deux chanceliers de la Sorbonne dont l’influence s’avéra prépondérante : Pierre d’Ailly et Jean Gerson. Tous deux témoignent de l’évolution de la Sorbonne, qui, depuis Philippe le Bel, s’éloignait progressivement du Saint Siège, et donc de son rôle universel, pour passer sous la domination du roi de France. Du reste, quelle doctrine eût-elle pu enseigner au monde chrétien ? Le xive siècle finissant voit l’affrontement de la via antiqua, celle de tous les réalistes, d’Aristote à saint Thomas, d’Alexandre de Halès à saint Bonaventure et à Scot, et de la via moderna d’Occam, Buridan, Pierre d’Ailly et autres nominalistes. Ce schisme philosophique et théologique provoquera des luttes incessantes pendant tout le xve siècle, et il contribue largement aux affrontements ecclésiologiques de l’époque.
Dès la première session du concile de Constance, Pierre d’Ailly, archevêque de Cambrai, exerça, avec Gerson et Zarabella, légat de Jean XXIII, un grand ascendant par son savoir et l’austère dignité de sa vie. Homme de conciliation et d’atermoiements, il subissait dans une large mesure l’influence d’Occam.
Il définit l’Église, dans l’acception qui nous intéresse, par l’unité de la foi : « L’Église est tout homme fidèle, ou tous les hommes fidèles vivant naturellement en leur corps mortel ». Définition qui, sans être radicalement erronée, trahit déjà une perspective nominaliste : il ne s’agit plus de la congregatio fidelium, mais d’un ou plusieurs individus (tout quantitatif). Les compréhenseurs en sont exclus.
Pierre d’Ailly reconnaît bien à l’Église romaine et au pape le titre de caput, mais seulement au sens ou il revient au pape de déterminer la juridiction de chaque prélat. En temps ordinaire, l’Église romaine, c’est-à-dire le pape et les cardinaux, qui tempèrent son gouvernement, jouit d’une réelle autorité en matière doctrinale ; mais « le pape », comme l’Église romaine, « peut faillir, et même devenir hérétique » ; il doit alors être repris par un concile universel, qui lui est supérieur. Pierre récuse absolument l’idée qu’il y ait dans le pape une potestas qui ne soit pas dans l’ecclesia : « La subordination de l’Église au pape n’est qu’accidentelle ». Le régime de l’Église n’est pas monarchique, mais tempéré d’aristocratie et de démocratie. La potestas (qui vient du Christ et non de Pierre) existe dans le pape, mais aussi dans les cardinaux, les évêques, et l’ecclesia représentée par le concile. Ce dernier est plus grand que le pape, qui en fait partie. Il peut le juger. Il ne tient pas son autorité de lui, mais directement du Christ. Cependant le concile général, lui non plus, n’est pas infaillible : plusieurs conciles généraux se sont trompés. Seule l’Église universelle ne peut errer. Elle pourrait subsister en un seul laïc fidèle, à partir duquel Dieu pourrait recréer le sacerdoce.
La pensée foisonnante de Pierre d’Ailly, « lumière du saint concile »[1464], fut synthétisée par le canoniste Zarabella, qui admet cependant l’infaillibilité des conciles œcuméniques.
Élève de Pierre d’Ailly au collège de Navarre, docteur en Sorbonne en 1394, il succéda à son maître en 1395 comme chancelier de l’université de Paris. Ayant pris parti pour les Armagnacs contre les Bourguignons, il dut se réfugier à l’abbaye de Moelk en Allemagne, et acheva sa vie à Lyon, où il mourut en odeur de sainteté.
Réclamé comme l’un des leurs par les nominalistes des xive et xve siècles, il n’avait jamais adhéré au nominalisme que contre ce qui, dans le réalisme du xive siècle (celui de Scot[1466] notamment), risquait de conduire à celui de Wicliff et de Jean Huss : croire que « tout ce que l’intellect connaît universellement, abstraitement et séparément existe universellement, abstraitement et séparément, dans les choses comme en Dieu »[1467]. Et de commenter :
La thèse d’universaux réels de ce genre a été tout récemment condamnée par le sacré concile de Constance, contre Huss et Jérôme de Prague, brûlés, et celui qui porte ce témoignage l’a vu et entendu[1468].
Au heurt des systèmes, dû à la confusion des ordres de connaissance, il crut trouver un remède théologique. Les ravages de l’orgueil en théologie commencent là où l’on veut atteindre une démonstration dans un domaine qui relève de la seule volonté de Dieu. Ce qu’il retient d’Occam, c’est sa critique des théologies naturelles platonisantes confondant le Dieu chrétien avec un Bien conçu comme une nature, alors qu’il est une volonté libre : puisqu’il a fait ce qu’il a voulu, on ne peut plus que croire ce qu’il a fait — à condition qu’il l’ait dit. Pour lui comme pour Occam, « Dieu ne veut pas certaines actions parce qu’elles sont bonnes, mais elles sont bonnes parce qu’il les veut ». Il rêve d’une théologie simplifiée, la même partout, les philosophes s’abstenant de traiter de théologie : ce ne sont pas les philosophies, mais la foi, l’espérance et la charité qui consoleront les cœurs et panseront les plaies de l’Église.
Animé d’un sens aigu de l’unité de l’Église, il s’applique à l’extirpation du grand schisme, et tente d’abord en vain d’obtenir la démission des deux papes en présence. Il s’oppose autant au courant multitudiniste issu d’Occam et Marsile qu’à une conception purement monarchique de l’Église. Au concile de Constance, il invita les Pères à prier la Vierge Marie et saint Joseph pour que « l’Église soit rendue à un pontife unique, le pape véritable, son époux et le vicaire du Christ » — « l’unité de l’Église voulant un seul vicaire du Christ certain »[1469]. Il reconnaît à Pierre et aux papes un privilège d’institution divine, qui justifie leur titre de caput. Mais il refuse au pape seul la plenitudo potestatis. L’Église est selon lui une monarchie tempérée d’aristocratie et de démocratie[1470] : le pape a la plénitude du pouvoir spirituel subiective, comme la personne qui l’exerce, ordinative, regulative, comme celui qui ordonne et règle la vie de l’Église, et suppletive, suppléant, en cas de nécessité, aux autres instances. Le même pouvoir a été donné à l’Église ; mais à l’Église dispersée, seulement matériellement ou en puissance : il s’actualise au concile général[1471].
Dans le concile, il veut que tous les fidèles soient entendus, et il admet formellement tous les clercs ex omni statu hierarchico[1472]. L’Église et le concile sont comme un tout intégral dont le pape forme la partie la plus haute, mais une partie seulement, qui n’épuise ni ne contrebalance le tout. Il tient son pouvoir directement de Dieu, mais le pouvoir des clefs est donné « non à un seul, mais à l’unité »[1473].
Dans l’Église universelle, Gerson veut accorder l’autonomie aux Églises nationales, regroupées autour du chef d’État. En cas de fléchissement de l’autorité pontificale, c’est le prince chrétien qui assure la cohésion des Églises nationales et leur conserve ainsi leur vitalité[1474].
L’intuition profonde de l’ecclésiologie du chancelier consiste dans l’idée que le principe d’unité du corps du Christ — l’Église visible et structurée — est le Saint-Esprit. Les pouvoirs du pape, des évêques succédant aux apôtres, des prêtres succédant aux soixante-douze disciples, leur viennent du Christ pour l’édification de l’Église[1475]. Cette fin les mesure strictement. Puisqu’il y a eu dans l’histoire des papes hérétiques ou scandaleux, il est nécessaire que leur autorité soit contrôlée dans son exercice par les cardinaux et le concile, comme le roi de France ne dédaigne pas de se soumettre au Parlement[1476] ! Le pouvoir est dans l’Église sicut in fine, et dans le concile ordinative, regulative et exemplariter, car le concile indique la mesure et les règles convenables[1477]. En ce sens, Gerson admet dans De unitate ecclesiastica, la supériorité du concile sur le pape :
L’Église ou le concile général qui le représente est une règle dirigée par le Saint Esprit, transmise par le Christ, en sorte que n’importe qui, de quelque statut qu’il soit, fût-il pape, est tenu de l’écouter et lui obéir ; autrement il faut le considérer comme un étranger ou un publicain[1478].
Dans son Libellus de auferibilitate papæ, Gerson soutient que le concile peut déposer le souverain pontife — expédient empirique qui ne peut être élevé au rang de principe théologique.
Le concile de Constance porta des décrets, inspirés par d’Ailly et Gerson et ratifiés ensuite par le pape Martin V, contre Wicliff et Huss. Citons les principales propositions condamnées.
4. Si un évêque ou un prêtre est en état de péché mortel, il n’ordonne pas, n’accomplit pas le sacrement de l’autel, ne consacre pas et ne baptise pas.
8. Si le pape est réprouvé et mauvais et, par conséquent, un membre du diable, personne ne lui a donné le pouvoir sur les fidèles, sauf peut-être César.
9. Depuis Urbain VI, personne ne doit être accepté comme pape, mais il faut vivre à la façon des Grecs, selon ses propres lois.
10. Il est contraire à la Sainte Écriture que des hommes d’Église possède des biens.
15. Nul n’est seigneur civil, nul n’est prélat, nul n’est évêque, s’il est en état de péché mortel.
23. Les religieux qui vivent dans les Ordres religieux ne font pas partie de la religion chrétienne.
35. Ceux qui entrent en religion ou dans un Ordre sont par là même incapables d’observer les préceptes divins et, par conséquent, de parvenir au royaume des cieux, à moins qu’ils n’apostasient.
37. L’Église romaine est la synagogue de Satan ; le pape n’est pas le vicaire proche et immédiat du Christ et des Apôtres.
40. L’élection du pape par les cardinaux a été introduite par le diable.
41. Il n’est pas nécessaire au salut de croire que l’Église romaine est supérieure à toues les autres[1479].
42. Il est insensé de croire aux indulgences du pape et des évêques.
45. Tous les Ordres religieux ont été introduits par le diable[1480].
1.
La sainte Église universelle, constituée de l’ensemble des prédestinés, est
unique. Plus bas, il poursuit : I1 n’y a qu’une sainte Église universelle comme
il n’y a qu’un seul ensemble de tous les prédestinés…
3.
Les réprouvés, præsciti ne sont pas
des parties de l’Église, puisque aucune partie de celle-ci n’en est retranchée
à la fin, étant donné que la charité de la prédestination, qui l’unifie, ne
disparaît pas (1 Co 13, 8).
5.
Le réprouvé, præscitus, même s’il est
en grâce selon la justice présente, ne fait cependant jamais partie de la
sainte Église et le prédestiné demeure toujours membre de l’Église, même s’il
déchoit parfois de la grâce adventice, mais non de la grâce de la
prédestination.
6.
Si l’on conçoit l’Église comme l’assemblée des prédestinés, que celle-ci soit
ou ne soit pas en grâce selon la justice présente, elle est de cette manière un article de foi.
7.
Pierre ne fut pas et il n’est pas la tête de la sainte Église catholique.
8.
Les prêtres vivant dans le péché de quelque façon que ce soit ternissent le
pouvoir du sacerdoce et, comme des fils infidèles, ils ont une conception
infidèle des sept sacrements des clés, des offices, des censures, des mœurs,
des cérémonies et des choses saintes de l’Église, de la vénération des
reliques, des indulgences et des ordres.
9.
La dignité papale s’est développée à partir de César, et la prééminence et
l’institution du pape sont issues du pouvoir de César.
10.
Personne n’affirmerait raisonnablement à son propre sujet, ou au sujet d’un
autre, sans une révélation qu’il est la tête d’une sainte église
particulière ; et le pontife romain n’est pas la tête de l’Église romaine.
11.
Il ne faut pas croire que quelque pontife romain particulier est la tête de
quelque sainte église particulière, à moins que Dieu ne l’ait prédestiné.
12.
Personne ne tient la place du Christ ou de Pierre, à moins de l’imiter par sa
conduite : aucune autre façon de les suivre n’est plus pertinente et ne
reçoit de Dieu le pouvoir d’agir à titre de procureur ; la conformité des mœurs
et l’autorité de celui qui institue sont requises pour cet offre de vicaire.
13.
Le pape n’est pas le successeur vrai et manifeste du prince des apôtres,
Pierre, s’il vit d’une manière contraire à celle de Pierre ; s’il est
avide de biens, il est alors vicaire de Judas Iscariote. Pour la même raison
évidente, les cardinaux ne sont pas les successeurs.
14.
Les docteurs qui soutiennent que celui qui doit être corrigé par une censure
ecclésiastique doit être livré au jugement séculier, s’il ne veut pas se
corriger, suivent assurément ces grands prêtres, scribes et pharisiens, qui
livrèrent au jugement séculier le Christ qui ne voulait pas leur obéir en tout,
en disant : « Il ne nous est pas permis de mettre quelqu’un à
mort » (Jn 18, 31), en raison de quoi ceux-ci sont des homicides plus
coupables que Pilate.
15.
L’obéissance ecclésiastique est une obéissance controuvée par les prêtres de
l’Église, en dehors de l’autorité expresse de l’Écriture.
17.
Le prêtre du Christ qui vit selon sa loi, possède une connaissance de
l’Écriture et désire édifier le peuple, doit prêcher, nonobstant une prétendue
excommunication. Et, plus loin : si le pape ou quelque supérieur ordonne à
un prêtre qui se trouve dans cette situation de ne pas prêcher, le subordonné
ne doit pas obéir.
18.
Quiconque accède au sacerdoce reçoit par mandat la fonction de prêcher ; et il
doit exercer ce mandat, nonobstant une prétendue excommunication.
19.
Par les sanctions ecclésiastiques d’excommunication, de suspense et d’interdit,
le clergé se soumet pour sa propre exaltation le peuple laïc, multiplie
l’avarice, protège la malice et prépare la voie à l’Antéchrist. Le signe évident
en est que les sanctions, qu’on appelle fulminations dans leurs procès et dont
le clergé se sert la plupart du temps contre ceux qui mettent à nu l’iniquité
de l’Antéchrist, que le clergé s’est appropriée pour la plus grande part,
proviennent de l’Antéchrist.
20.
Si le pape est mauvais, et surtout s’il est réprouvé, il est, comme Judas
l’Iscariote, un diable, un voleur et un fils de perdition, et non la tête de la
sainte Église militante puisqu’il n’en est même pas membre.
21.
La grâce de la prédestination est le lien par lequel le corps de l’Église et
chacun de ses membres sont liés indissolublement à la tête elle-même.
22.
Un pape ou un prélat mauvais réprouvé n’est pasteur que d’une manière équivoque
; en réalité, c’est un voleur et un brigand.
23.
Le pape ne doit pas être appelé très saint, même en raison de sa fonction, car
alors le roi devrait être appelé très saint en raison de sa fonction, et les
tortionnaires et les messagers seraient appelés très saints ; bien plus, le
diable lui-même devrait être appelé très saint, puisqu’il tient sa fonction de
Dieu.
24.
Si le pape vit d’une manière contraire au Christ, même s’il a été promu en
vertu d’une élection correcte et légitime selon les règles humaines communes,
cependant il a été promu autrement que par le Christ, étant donné qu’il n’a
accédé à cette charge que par une élection faite principalement par Dieu. Car
Judas Iscariote a été élu correctement et légitimement à l’apostolat par le
Christ Jésus, et cependant « il s’est introduit dans la bergerie par une
autre voie »[1481].
En revanche, on peut émettre les plus expresses réserves sur la valeur du décret Hæc sancta (mars-avril 1415), complété par le décret Frequens (9 octobre 1417).
Voici le début du premier :
Ce saint synode de Constance, formant un concile général en vue d’extirper le présent schisme et de réaliser l’union et la réforme de l’Église de Dieu dans sa tête et dans ses membres, légitimement assemblé dans l’Esprit Saint pour la gloire du Dieu tout puissant, ordonne, définit, statue, décide et déclare ce qui suit en vue de chercher plus facilement, plus sûrement, plus abondamment et plus librement l’union et la réforme de l’Église de Dieu.
Tout d’abord, ce même synode, légitimement assemblé dans l’Esprit Saint, formant concile général et représentant l’Église catholique militante, tient son pouvoir immédiatement du Christ ; tous, de quelque état ou dignité qu’ils soient, fût-elle papale, sont tenus de lui obéir pour ce qui concerne la foi et l’extermination dudit schisme[1482].
Selon ce décret, le concile reçoit son pouvoir directement du Christ — conception acceptable seulement si on l’entend du concile uni à son chef, le pape [1483] ; par conséquent, tout catholique, y compris le pape, en est justifiable. C’était, semble-t-il, proclamer la supériorité du concile sur le pape, à la manière de Gerson qui l’a bien entendu ainsi.
Ce texte pose plusieurs questions. D’abord, les pères avaient-ils l’intention de définir un dogme de foi ? Ce n’est pas certain. L’introduction, assez vague, n’annonce rien de tel, et la majorité des participants, dont certains voulaient renvoyer les questions doctrinales au futur pontife légitime, s’écartaient des positions systématiques des théologiens de Paris.
Par ailleurs, jamais un concile n’a reçu le titre d’œcuménique sans avoir été approuvé par le pape. Or, lors de la 5e session, Jean XXIII était en fuite, et les papes de Rome et d’Avignon étaient absents, bien qu’ils eussent des représentants. Par la suite, Martin V s’abstint de donner son approbation officielle aux décrets. Si, dans un contexte très particulier, il imposa aux sectateurs de Wicliff et Huss, dans la Bulle Inter cunctas (22 février 1418), d’adhérer « à tout ce que ce saint concile de Constance, représentant l’Église universelle, a approuvé et approuve en faveur de la foi et pour le salut des âmes »[1484], et s’il déclara le 22 avril aux Polonais, dans un contexte très particulier[1485], qu’il ratifiait « tout ce qui (avait) été accompli conciliairement dans le concile, et non pas autrement[1486], touchant le foi », il s’agit de formules si vagues qu’il pouvait garder in petto certaines réserves sur des points particuliers. De fait, le 10 mai 1418, il spécifiait dans une bulle lue au consistoire (mais non publiée) qu’en matière de foi nul ne peut en appeler du pape au concile. Un peu plus tard, Eugène IV, conforté par des théologiens comme Torquemada et par le succès de Florence, n’admettra le décret que dans un sens conforme à la doctrine traditionnelle des papes, accusant les hommes de Bâle de « tirer le concile de Constance dans un sens mauvais et réprouvé, et tout à fait étranger à sa doctrine » [1487]. On ne peut donc dire qu’il en ait approuvé la doctrine, qui ne s’impose nullement à la conscience catholique.
Lors de la 39e session, le décret Frequens demandait qu’on célébrât un concile général cinq ans après Constance, puis au bout de sept ans, et par la suite tous les dix ans. Simple mesure disciplinaire, à laquelle le pape se référa implicitement en révoquant la mesure de dissolution du concile de Bâle qu’il avait d’abord fulminée.
Le concile de Constance avait mis fin au schisme, mais
n’avait ni procédé à la réforme souhaitée, ni œuvré en faveur de l’unité avec
les Grecs. Conformément au décret Frequens,
le pape Martin V convoqua en 1423 à Pavie un nouveau concile, transféré ensuite
à Sienne, puis, en 1431, un nouveau concile à Bâle. Cette assemblée incluait un
grand nombre d’universitaires et de princes, jouissant du même droit de vote
que les évêques — trait caractéristique d’une conception multitudiniste de
l’Église, considérée non comme une société structurée, mais comme la somme
quantitative de la multitude d’individus chrétiens dont se compose la
chrétienté, sans autre structuration que celle de la société médiévale dans son
ensemble. Ses membres exaspérèrent le conflit avec le nouveau pape, Eugène IV,
faisant de la supériorité du concile sur le pape un dogme de foi et même lui
refusant toute autorité propre. En 1437, un conflit éclata au sujet des
discussions avec les Grecs, qui n’envisageaient l’union avec l’Église latine
qu’en accord avec son chef et exigeaient la présence du « très saint et
très béni seigneur pape, parce qu’il est la tête de l’Église romaine et
occidentale et que sa présence est nécessaire et de la plus haute
importance »[1488].
Eugène IV décida qu’elles auraient lieu à Ferrare. Alors que quelques évêques
et un grand nombre de docteurs faisaient schisme, Eugène IV réunit le concile
légitime — 70 évêques d’Occident et 20 d’Orient, avec le patriarche de
Constantinople — à Ferrare en 1438, puis, en janvier 1439, à Florence où, après des tractations
complexes, la bulle d’union avec les Grecs, Lætentur
cæli, reconnaissant la primauté du Pontife romain, fut signée le 5 juillet
par les deux parties :
Nous
définissons que le Saint-Siège apostolique et le pontife romain détiennent le
primat sur tout l’univers, et que le pontife romain est quant à lui le
successeur du bienheureux Pierre, prince des apôtres, et le vrai vicaire du
Christ, la tête de l’Église entière, le père et le docteur de tous les
chrétiens, et que c’est à lui qu’a été transmis par notre Seigneur Jésus
Christ, dans le bienheureux Pierre, le pouvoir plénier de paître, de diriger et
de gouverner l’Église universelle, ainsi qu’il est contenu dans les actes des
conciles œcuméniques et dans les saints canons.
Nous
renouvelons de plus l’ordre attesté par les canons pour les autres vénérables
patriarches, de telle sorte que le patriarche de Constantinople soit le
deuxième après le très saint pontife romain, celui d’Alexandrie le troisième,
celui d’Antioche le quatrième et celui de Jérusalem le cinquième, étant bien
sûr intacts tous leurs privilèges et leurs droits[1489].
Le 4 septembre, le pape condamna, sacro approbante concilio, l’interprétation bâloise de Constance et la prolongation schismatique d’une assemblée qui venait, le 25 juin, de déposer le pape lui-même :
(Les
membres du concile de Bâle)... ont publié trois propositions qu’ils appellent
des vérités de foi, déclarant en quelque sorte hérétiques nous et tous les
princes, prélats et autres fidèles dévoués au Siège apostolique, et dont voici
la teneur mot pour mot :
« La
vérité sur le pouvoir du concile général représentant l’Église universelle,
déclaré supérieur à celui du pape et de n’importe quel autre par les conciles
généraux de Constance et présentement de Bâle, est une vérité de foi
catholique.
Cette
vérité que le pape ne peut en aucune manière, de sa propre autorité, dissoudre
un concile général représentant l’Église universelle légitimement réuni sur une
des questions énoncées dans la précédente vérité ou sur l’une d’elles, ni le
renvoyer à une autre date, ni le transférer en un autre lieu, sans le
consentement de ce concile, est une vérité de foi catholique.
Qui
s’oppose avec obstination aux précédentes vérités doit être considéré comme
hérétique ».
(On
condamne) les propositions elles-mêmes recopiées ci-dessus selon
l’interprétation perverse de ces gens de Bâle, [propositions] qu’ils montrent,
par le fait, contraire à la saine intention de la sainte Écriture, des saints
Pères et du concile de Constance lui-même, sans oublier la prétendue sentence
ci-dessus de déclaration ou de privation avec tout ce qui s’en est suivi et qui
pourrait s’ensuivre à l’avenir, comme impies et scandaleuses, et aussi tendant
à une scission manifeste de l’Église de Dieu et à la confusion de tout l’ordre
ecclésiastique et du principat chrétien[1490].
D’autres décrets d’union avec des Églises orientales
devaient être signés par la suite : avec les Arméniens (novembre
1439) ; des Jacobites et des Coptes (février 1442) ; les Maronites et
des Chaldéens, par la bulle Benedictus
sit Deus, du 7 août 1445. Mais, à leur retour en Orient, les théologiens grecs
se heurtèrent à l’opposition, fomentée par les moines, des anti-unionistes, qui
l’emportèrent rapidement.
Nicolas de Cuse, docteur en droit canon et humaniste, participa au concile de Bâle comme avocat de l’un des prétendants au siège archiépiscopal de Trèves. Chargé de négocier le retour de hussites à l’Église, il prépara efficacement l’acceptation par les calixtins du pacte de Prague (1433). Après le concile de Florence, il défendit la cause du pape , qui le nomma cardinal évêque de Brixen et déploya une activité prodigieuse au service de la réforme de l’Église.
Penseur original, d’une immense culture — mais marqué plutôt par Platon, Denys et Proclus, que par Aristote—, il se rattache aux Pères — surtout Cyprien et Augustin —, à l’école de Chartres, à saint Bonaventure, voire à Jean Scot Érigène et Meister Eckart, par-dessus « les écrits juristes et des théologiens plus récents, qui exaltent la puissance du pape au-dessus de l’autorité des conciles elle- même ».
Dans De concordantia catholica, le jeune théologien étudie la constitution générale de l’Église, puis son âme : le sacerdoce, et son corps : le Saint Empire. Son but est de promouvoir la restauration spirituelle et temporelle de la société chrétienne, dans l’union harmonieuse de l’Église et de l’État. Il élabore un vaste programme de réforme, qu’il propose au concile de Bâle en 1433.
L’Église est pour lui unio fidelium, composée des anges et des hommes, corps mystique du Christ communiant en lui à la vie de la Trinité, unio ad Christum, et aussi son épouse. Dans la perspective d’une philosophie de l’un et du plusieurs, en relation avec le modèle trinitaire, la loi suprême est la concordantia, qui réside in uno et in pluribus[1492]. D’où cette définition de l’Église : « L’unité d’une pluralité, sans confusion des natures et de la situation hiérarchique[1493]. Nicolas tient le plus grand compte de la « loi chrétienne souverainement libre, à laquelle nul n’accède que spontanément et sans coaction »[1494]. Aussi accorde-t-il une place remarquable à la réception et au consentement.
Cette Église très divine a en effet des expressions terrestres, historiques. Ses statuta n’obligent que dans la mesure où ils sont « acceptés et approuvés par l’usage », en vertu d’un « consentement implicite ou explicite »[1495]. Il assure néanmoins fermement les structures de l’Église : sacrements, sacerdoce, peuple. D’abord conciliariste, dans la ligne d’Hincmar et Pierre d’Ailly, il admettait néanmoins dès cette époque que le papæ était « suprême capitaine de cette Église militante et prince dans l’épiscopat de la foi »[1496].Mais le pape n’était pas pour lui « évêque universel, mais premier au-dessus des autres »[1497]. Il limite soigneusement l’usage de la plenitudo potestatis, et traite de manière originale l’idée du patriarcat : « Un concile universel plénier est le rassemblement (des évêques) des cinq sièges patriarcaux[1498]. Il ne suffit donc pas que le pape rassemble et préside un concile pour que celui-ci soit œcuménique. D’autre part, il possède une connaissance sans précédent des anciens conciles ; il définit le concile comme une concordantia[1499] procurée par le Saint-Esprit, et qui permet l’infaillibilité[1500]. Le concile œcuménique représente l’Église et est omni respectu supérieur au Siège apostolique[1501].
Par la suite cependant, repoussant avec horreur l’idée d’un nouveau schisme et voyant que l’unité passait par le pape, il se désolidarisa du concile de Bâle à partir de 1437 et se rallia à Eugène IV. Il traita avec plus de rigueur le caractère organique de l’Église-corps du Christ, du concile, qui « ne se réduit pas à l’arithmétique et au nombre », et reconnut mieux le rôle de son chef visible :
Le peuple chrétien uni à un seul pasteur, à l’unique chaire de Pierre et à un pontife unique constitue l’Église, comme il y a un seul homme du fait que tous les membres sont unis à ne tête unique, et un royaume unique du fait que toutes les provinces sont soumises à un seul roi[1502].
Dès lors, il a tenu que les autres apôtres ont reçu les clefs de Pierre, que le concile peut errer et qu’il reçoit son pouvoir du pape. Il s’est rapproché de l’idée d’infaillibilité ex cathedra :
Remarquez à quel point importe, parmi les paroles du Pontife, la différence, entre celles qu’il prononce ex cathedra, c’est-à-dire à titre de Pontife, et celles qu’il ne prononce pas ex cathedra, mais à titre privé, car [quand il parle] ex cathedra il juge au nom du Christ[1503].
Comme nombre d’autres théologiens, il a été conforté dans ces positions par le dialogue avec les Grecs au concile de Florence. Il a cependant gardé l’idée ambivalente de représentation, signifiant, en droit, la procuration, et en théologie la personnification : le chef représente, c’est-à-dire personnifie, contient et engage, son corps : « De même que l’Église universelle est le corps mystique du Christ, de même les Églises particulières sont les corps de ceux qui les président »[1504]. C’est pourquoi ceux-ci devraient être élus. Dans sa lettre à Rodrigue Sanchez, Nicolas applique à l’Église sa théorie de la « docte ignorance ». Il distingue une Église accessible seulement dans la simplicité de l’intelligence : l’Église triomphante ; une autre, dans l’universalité de la raison : l’Église militante ou corps mystique de Jésus. Enfin une Église sensible, dont les membres se reconnaissent à des signes extérieurs, et qui doit avoir un chef sensible : Pierre. L’Église est tout entière en lui complicative : il embrasse dans sa plénitude tous les pouvoirs qui sont « expliqués » diversement dans l’Église. Mais entre Pierre et le pape actuel, il y a l’Église elle-même, « explication » de Pierre dans la multitude des croyants. C’est pourquoi le pape est lié par ce qui a été établi avant lui pour l’édification de l’Église.
Ces idées ont connu divers développements, d’une part dans le catholicisme romain, d’autre part dans les doctrines parlementaristes modernes et dans l’anglicanisme.
Au lendemain de la prise de Constantinople par le Turcs, Nicolas imagine dans De pace fidei un congrès inter-religieux tenu à Jérusalem sous la présidence du Verbe, de saint Pierre et de saint Paul. Des sages de toutes les nations, convoqués par les anges, s’accordent à reconnaître que moyennant une sage tolérance au sujet des rites, il sera possible de « sceller la paix dans la foi et la loi d’amour »
Après avoir assisté au concile de Constance à partir de 1417, il fut envoyé à Paris pour y conquérir ses grades et y enseigner, et son intérêt pour l’ecclésiologie dut y être stimulé par les débats sur le conciliarisme et le contact avec les coryphées du conciliarisme. Par la suite, il eut à combattre le mouvement hussite, et travailla activement à Florence pour le rapprochement avec les Orientaux. Comme maître du Sacré Palais, puis comme théologien du pape à Bâle et enfin comme cardinal de Saint-Sixte, il consacra — contre les prétentions du conciliarisme, dont il dénonce l’inspiration diabolique — la plus grande partie d’une œuvre considérable à la défense du Saint-Siège, ce qui lui valut le titre glorieux de defensor fidei.
Sa Summa de Ecclesia, dirigée contra Ecclesiæ et primatus apostolici Petri adversarios, recueille tout l’essentiel de l’enseignement de ses prédécesseurs, ordonné en un ensemble puissamment construit ; elle constitue l’ensemble le plus achevé de l’ecclésiologie avant les Temps modernes. Torquemada se rattache étroitement à saint Thomas, dont il donne une admirable explicitation. à l’augustinisme frelaté de Wicliff et de Huss, il oppose une ecclésiologie, d’inspiration authentiquement augustinienne et thomiste, qui exerça une influence considérable avant et après Trente. En voici les lignes essentielles.
— Définition nominale, puis réelle, de l’Église
L’Église se définit nominalement : « L’universalité des fidèles réunis par le culte de l’unique vrai Dieu et la confession d’une foi unique ». Elle a pour cause efficiente principale le Christ, instrumentale les sacrements ; matérielle, les fidèles ; finale, la participation à la gloire, foremelle : l’unité avec le Christ par la foi. L’incorporation à l’Église n’est pas le fait des seuls prédestinés : pendant le temps du pèlerinage elle contient des justes et des pécheurs. Mais il faut distinguer divers degrés d’appartenance : seuls sont incorporés proprie les ceux qui ont la charité ; les pécheurs sont dans l’Église, non de l’Église. Ils y sont corpore, non mente, numero, non merito, nomine, non numine. Contre les hussites et Augustin Favaroni, Torquemada définit l’appartenance élémentaire à l’Église ab externis : « ceux qui demeurent dans la foi et l’obéissance au Siège apostolique ».
Les quatre caractéristiques de l’Église professées au concile de Nicée-Constantinople. à la suite de saint Thomas et Jacques de Viterbe, Torquemada les présente comme les conditions et les propriétés de l’essence de l’Église, et les marques qui la désignent comme seule véritable. Il ajoute dans l’unité l’ordre nécessaire à un chef unique ; il veut voir la sainteté réalisée non seulement dans les éléments formels mais dans les personnes ; il connaît deux sens de « catholique » : dans le temps (ab Abel) et dans l’espace. Il refuse d’opposer Ecclesia romana et Ecclesia universalis : Église particulière du point de vue extensif, l’Église romaine est totale au point de vue qualitatif. L’apostolicité est vue comme continuité dans la foi.
— Sa dimension temporelle : commencement a principio humani generis et indéfectible pérennité.
— Images de l’Église :
Ciel, champ, filet, vigne, jardin fermé, temple, épouse, mère des fidèles et reine. Les conciliaristes interprétaient ces deux derniers titres comme la preuve de la subordination du pape. Torquemada répond en distinguant entre de la vie personnelle et celui de la fonction. Comme Jacques de Viterbe, il consacre un chapitre à « royaume » (I, 34).
L’image du corps mystique occupe 26 chapitres. Le cardinal de Saint-Sixte met en œuvre les données de la scolastique, mais dans une perspective pleinement ecclésiologique, par le développement donné à la question des membres, appelée par le hussisme, et au titre pontifical de tête, justifié par « l’excellence de la situation au-dessus de tous les membres d corps, leur gouvernement et leur direction, l’influence de sa vertu pou exercer leurs opérations ».
L’Église est effectuée par les sacrements, en particulier le baptême et l’eucharistie. Mais elle n’est pas elle-même un sacrement, si ce n’est au sens de mystère.
Les livres suivants sont consacrés aux structures du gouvernement de l’Église, pape et concile. Le pape n’est pas caput ecclesiæ au sens purement corporatif d’une dévolution de pouvoir, mais comme vicaire du Christ, source procurant et déterminant la vie du corps. D’un point de vue ecclésiologique, le pape n’est pas une partie de l’Église, mais le tout. Pierre seul a été fait évêque immédiatement par le Christ, la juridiction de tous les évêques dérive de lui. Torquemada développe particulièrement le thème de l’infaillibilité. Il évoque pourtant le cas d’un pape hérétique ou schismatique qui serait jugé par le concile, mais qui, étant hérétique, aurait alors cessé d’être pape. Le pape ne doit rien décider sans consulter des hommes sages, sans doute les cardinaux. Mais il met le concile en dépendance totale du pape.
Quant aux rapports entre temporel et spirituel, Torquemada pose deux pouvoirs, indépendants dans leur origine, mais non quant à leur fin ultime, qui est une et surnaturelle. Possédant la plénitude du pouvoir spirituel, le pape détient par suite un pouvoir sur le temporel pour autant que l’exige son autorité spirituelle. C’est en ce sens qu’il reprend la formule du sacerdoce « instituant » le pouvoir temporel.
Ainsi, l’apologiste de la primauté pontificale, le défenseur de l’Église-institution a été aussi et d’abord un théologien de la communion des saints, sans songer le moins du monde à les dissocier. L’Église de Jésus est identiquement son corps mystique, ce qui fait qu’à la fois elle est contemporaine de la gratia Christi et commence à Abel. De la Pentecôte à la parousie, elle est l’Église romaine, le troupeau des brebis du Christ confié au gouvernement universel de Pierre.
Le moyen-âge hérite
des grands thèmes patristiques de la Rédemption, qui reparaissent inchangés
dans la liturgie qui nous les a légués. Nous chantons encore à Pâques :
Praedo
vorax, monstrum tartaraeum,
carnem videns, nec cavens laqueum,
in latentem ruens aculeum
aduncatur[1506].
La foi commune de l'Eglise s'exprime incidemment dans des documents
magistériels, soit dans les termes bibiliques de rançon et de sacrifice[1507], soit dans les termes du
Symbole[1508]. L'ancienne sotériologie
démonocentrique persiste chez Anselme de Laon, Guillaume de Champeaux et
quelques autres. On retrouve ici et là le parallèle des deux Adam[1509], le thème léonin de la reparatio[1510], celui de la croix comme sacramentum et exemplum[1511]. Surtout, les spirituels
développent sur le mode affectif les antiques thèmes du sacrifice[1512] et du rachat, centrant leur
contemplation sur les sentiments du Christ en sa passion - patience[1513], humilité[1514], amour surtout[1515]. On assiste cependant à un
renouvellement substantiel, à la fin du XI° siècle, avec le Cur Deus homo de saint Anselme (1098).
Un chef
d'oeuvre contesté
Le Cur Deus homo - "pourquoi Dieu
s'est fait homme", ou, selon le P. Michel Corbin, "pourquoi un Dieu
homme" - a suscité au XIX° siècle parmi les protestants libéraux et les
modernistes, et au XX° chez les catholiques, des attaques passionnées qui
s'expliquent par l'influence profonde qu'il a exercée sur la sotériologie
catholique ultérieure. Gustave Aulen, théologien luthérien suédois, lui a
imputé le renversement de perspectives qui aurait selon lui bouleversé la
sotériologie occidentale au terme du premier millénaire : passage d'une
sotériologie descendante (Dieu sauve l'homme, ce que l'auteur entend au sens
protestant : de manière extrinsèque, sans que la grâce suscite une coopération
de l'homme) à une sotériologie ascendante : la passion comme action humaine du
Christ montant vers Dieu[1516].
Mais c'est surtout le
P. Louis Bouyer qui, dans Le Fils éternel[1517], a dénoncé avec une étrange
violence - mais sans citer de textes - l'influence "pernicieuse" de
ce "chef d'oeuvre" sur la théologie occidentale. Il lui reproche une
conception féodale non critiquée de "l'honneur divin à satisfaire",
une représentation de Dieu liée à "une projection fantastique d'une notion
étroitement datée et localisée, et pas le moins du monde critiquée, du prince
souverain". Anselme n'aurait pas découvert que "l'amour dépasse et
englobe l'opposition justice-miséricorde", et, dans sa critique de l'imagerie
patristique des droits du démon, il aurait perdu de vue l'idée centrale du
grand combat de Dieu en Jésus-Christ contre le diable ennemi de l'homme.
Finalement, son grand tort serait d'avoir, comme Athanase le reprochait déjà à
Eunome, méconnu l'analogie de la foi, et raisonné non dans la perspective de sa
vision, mais "dans un climat de pure logique abstraite",
"monstrueuse logique" aboutissant à une "parfaite
absurdité".
Urs von Balthasar[1518], suivi par le P. Corbin[1519], a réagi vigoureusement
contre ce réquisitoire, faisant valoir qu'il ne s'agit nullement dans le Cur Deus homo de déduction purement
rationnelle hors de l'obéissance de la foi, mais de contemplation de la
"miséricorde du Père dans le Fils souffrant", miséricorde par
laquelle toute justice reçoit satisfaction, ut
nec maior (misericordia) nec iustior cogitari possit[1520]. Il relève qu'Anselme
écarte l'image d'un Dieu vengeur pour qui "le sang d'un innocent
représenterait une si grande volupté ou un besoin si intense que, sans la mort
de cet innocent, il ne voudrait ou ne pourrait pardonner au coupable[1521]". Quant à la justice
de Dieu dans la Rédemption, elle consiste à rendre l'homme capable par grâce
"de se redresser et de se relever lui-même[1522]". Dans cette
entreprise, Dieu s'est engagé "pour nous, non pour lui-même, puisqu'il n'a
besoin de rien. Il n'ignorait pas en effet quelle allait être la conduite de
l'homme, au moment où il l'a créé, et cependant en le créant, dans un acte de
sa propre bonté, c'est librement qu'il s'est pour ainsi dire mis dans
l'obligation de parachever le bienfait commencé[1523]". Pour cela il fallait
un homme-Dieu comme Rédempteur :
Si l'homme était délivré de la mort éternelle
par toute autre personne (que Dieu), cet homme serait considéré à juste titre
comme l'esclave de cette personne. Dans cette hypothèse, il n'aurait en aucune
manière été restauré dans cette dignité qu'il devait posséder s'il n'avait pas
péché, (être) uniquement l'esclave de Dieu et l'égal en tout des bons anges[1524].
Tout récemment, le P.
Bernard Sesboué dans Jésus-Christ
l'unique Médiateur[1525] a tenté à la suite de son
confrère de rendre "justice" à saint Anselme, tout en considérant
comme une ambiguïté redoutable, susceptible de donner lieu à une lecture
perverse, l'idée que l'ordre de la justice exige la mort du Christ, et en
soutenant que la résurrection "n'appartient pas aux données
sotériologiques retenues par saint Anselme".
Analyse
Le Cur Deus homo se présente comme un
dialogue entre Anselme et son disciple Boson. L'auteur précise dès l'abord que,
si le lecteur demande "les raisons qu'il a accoutumé de répondre à ceux
qui lui posent certaines questions sur notre foi", ce doit être "non
pour accéder à la foi par la raison, mais pour se réjouir par l'intelligence et
la contemplation de ce qu'ils croient, et pour être autant que possible
'toujours prêts à satisfaire quiconque réclame la raison de l'espérance qui est
en nous'[1526]".
Livre I
La problématique de
l'oeuvre s'exprime sous deux formulations complémentaires, la première placée
dans la bouche d'Anselme, la seconde dans celle de Boson, qui veut obtenir de
son maître des "raisons" valables pour les infidèles comme pour les
fidèles[1527] :
Par quelle raison, ou quelle nécessité, Dieu
s'est-il fait homme, et par sa mort, comme nous le croyons et le confessons,
a-t-il rendu la vie au monde, alors, qu'il aurait pu le faire ou bien par une
autre personne, soit angélique, soit humaine, ou bien par sa seule
volonté ?[1528]
Je te demande de me découvrir ce que, comme tu
le sais, plusieurs avec moi demandent, à savoir par quelle nécessité Dieu, qui
est tout-puissant, a assumé l'humilité et la faiblesse de la nature humaine
pour sa restauration[1529].
Aux infidèles, qui se
scandalisent des abaissements de l'Incarnation rédemptrice, Anselme oppose
d'abord le discours traditionnel, dans la ligne de saint Irénée, sur les
convenances de l'économie voulue par Dieu :
Il fallait que, de même que par la
désobéissance d'un homme la mort est entrée dans le genre humain, de même par
l'obéissance d'un homme la vie fût restaurée. Il fallait aussi que de même que
le péché qui fut la cause de notre condamnation eût son origine dans une femme,
pareillement l'auteur de notre justification et de notre salut naquît d'une
femme. Il fallait en outre que le diable, qui avait vaincu l'homme en l'engageant
à goûter du fruit du bois, fût vaincu par l'homme dans la passion qu'il subit
sur le bois[1530].
Mais ces raisons de
convenance ne suffisent pas aux infidèles, qui les considèrent comme des
"peintures", picturae[1531]. Pourquoi donc le Dieu
tout-puissant a-t-il choisi un procédé aussi difficile, "alors qu'il
aurait pu le faire par sa seule volonté", et qu'il n'avait nul
"besoin, pour vaincre le diable, de descendre du ciel[1532]" ?
Anselme commence par
écarter la théorie patristique des "droits du démon" - sous la forme
augustinienne et grégorienne de l'abus de pouvoir. Sans doute, "l'homme
avait mérité d'être puni, et personne ne pouvait le faire plus convenablement
que le diable à qui il avait donné son consentement pour punir. Mais le diable
n'avait aucun titre pour le punir... Tous deux en effet étaient voleurs,
puisque l'un , persuadé par l'autre, se volait à son propre maître". Quant
au "chirographe" dont parle l'Apôtre, il n'appartenait pas au diable,
mais à Dieu. "Il n'y avait donc rien dans le diable qui dût empêcher Dieu
de recourir à la force contre lui pour libérer l'homme[1533]".
Les infidèles se
scandalisent des humiliations du Christ, même si nous les lui attribuons en
tant qu'homme. Les objections avancées par Boson apparaissent étonnamment
modernes :
Comment prouver qu'il est juste et raisonnable
que Dieu ait infligé ou laissé infliger de pareils tourments à cet homme que le
Père a appelé "son Fils bien-aimé en qui il a mis ses complaisances",
et que le Fils s'est identifié personnellement ? A quel titre qualifier de
justice le fait de livrer à la mort le plus juste des hommes à la place de
l'homme pécheur ? Qui donc, parmi les hommes, pourrait condamner un innocent
pour libérer un coupable, sans encourir un jugement qui le condamne lui-même
?... Si Dieu en effet n'a pu sauver les pécheurs autrement qu'en condamnant le
juste, où est sa toute-puissance ? Et s'il l'a pu mais ne l'a pas voulu,
comment pourrons-nous défendre sa sagesse et sa justice ?[1534]
C'est, rétorque
Anselme, que le Christ est mort de son plein gré, "non pas en vertu d'une
obéissance qui lui aurait imposé de quitter la vie, mais à cause d'une
obéissance qui lui faisait observer la justice et s'y maintenir avec cette
fermeté si courageuse qui le précipita vers la mort[1535]". Or justement, Dieu voulait
du côté de l'homme, pour l'honneur et le bien de l'homme, une démarche humaine
répondant et correspondant à son pardon :
C'est donc bien ainsi que le Père a voulu la
mort du Fils : il n'a pas voulu d'autre voie de salut pour le monde que cette
démarche humaine si pleine de grandeur, comme je l'ai dit. Et pour le Fils, qui
voulait le salut de hommes, cette disposition du Père fut d'un aussi grand
poids - puisque tout autre (que le Fils) était incapable d'y satisfaire -
qu'eût été l'ordre de mourir[1536].
(Le Christ) dit lui-même : "Moi, je donne
ma vie pour la reprendre. Personne ne me l'ôte, mais je la donne de moi-même.
J'ai le pouvoir de donner ma vie et j'ai le pouvoir de la reprendre". Si
donc il accomplit cette démarche de lui-même, par sa propre puissance et sa
propre volonté, il est absolument injuste de dire qu'il y est contraint[1537].
Quant au Père, il n'a
pas d'autre désir que notre salut :
Puisque la volonté du Fils a plu au Père, qui
ne l'a pas empêché de vouloir ou de remplir ce qu'il voulait, on affirme
droitement qu'il a voulu que le Fils supportât la mort avec tant de tendresse
et d'utilité, bien qu'il n'aimât pas sa peine[1538].
Boson, porte-parole
des infidèles, ne se montre pas satisfait d'une telle explication :
Le seul fait que Dieu permet qu'il soit ainsi
traité, même avec son propre consentement, ne semble pas digne d'un tel Père à
l'égard d'un tel Fils... Le problème est, en effet, de savoir pourquoi Dieu n'a
pu sauver l'homme autrement ; ou, s'il l'a pu, pourquoi il a voulu le sauver (en
fait) de cette manière... Et on ne voit pas quelle valeur peut présenter une
mort pareille pour le salut de l'humanité. Il est bien étrange en effet que le
sang d'un innocent représente pour Dieu une si grande volupté ou un besoin si
intense, que, sans la mort de cet innocent, il ne voudrait ou ne pourrait
pardonner au coupable[1539].
Vient alors l'énoncé
d'un principe capital pour l'intelligence des "raisons nécessaires"
que l'auteur va alléguer par la suite. On est aux antipodes de la
"puissance absolue" dans laquelle se complaira la scolastique
décadente :
Je veux... qu'en Dieu nous n'acceptions aucune
inconvenance, même la plus petite, et ne rejetions aucune raison, même la plus
petite, si une plus grande n'y contredit pas. Car, en Dieu, de la moindre petite
inconvenance s'ensuit l'impossibilité, et, de la même manière, la moindre
petite raison, si elle n'est pas vaincue par une plus grande, s'accompagne de
nécessité[1540].
Boson accepte ce
principe, et le raisonnement d'Anselme va pouvoir se développer librement, au
nom d'une dialectique toute rationnelle, remoto
Christo quasi numquam aliquid fuerit de illo[1541].
L'auteur définit
d'abord le péché comme le refus de rendre à Dieu son dû : la soumission de
"toute volonté appartenant à une créature raisonnable" à sa volonté,
ce qui constitue la justice de l'homme et "l'honneur unique et intégral
que nous devons à Dieu et que Dieu exige de nous[1542]". Ce refus doit en
justice être réparé par une digne satisfaction, allant au-delà d'une stricte
compensation : "Ainsi donc, quiconque pèche doit rendre à Dieu l'honneur
qu'il lui a pris ; et en cela consiste la satisfaction dont tout pécheur doit
s'acquitter envers Dieu[1543]".
Dieu n'aurait-il pas pu
remettre le péché "par la seule miséricorde, sans aucune espèce
d'acquittement de la dette[1544]" ? Cela aurait
représenté un désordre, aliquid
inordinatum, qui n'aurait nullement convenu à sa justice :
S'il ne convient pas que Dieu fasse rien dans
l'injustice ou le désordre, il n'appartient pas à sa liberté, ou à sa bonté ou
à sa volonté de laisser impuni le pécheur qui ne rend pas à Dieu ce qu'il lui a
pris[1545].
L'honneur de Dieu
exige donc la satisfaction[1546], et par conséquent la peine
du pécheur[1547]. Non qu'envisagé en
lui-même, il puisse être accru ou diminué en quoi que ce soit, mais du côté de
la créature qui "quand elle veut ce qu'elle doit, honore Dieu", et ,
"si elle ne veut pas ce qu'elle doit, déshonore Dieu autant qu'il tient à
elle[1548]". En ce cas,
"l'ordre et la beauté du tout" réclament la satisfaction volontaire,
ou, à son défaut, le châtiment du pécheur, à défaut desquels "il se
produirait, dans cet univers même que Dieu doit régler selon l'ordre, une
certaine laideur consécutive à l'altération de la beauté inhérente à cet ordre[1549]". Hypothèse absurde,
Boson en convient.
Après un long excursus[1550] d'inspiration
eschatologique, cherchant à montrer que "la création des hommes n'a
rigoureusement pas eu d'autre fin que le remplacement des anges déchus[1551]" (essentiellement dans
leur fonction de louange), Anselme en déduit la nécessité pour les hommes
d'être "tels qu'auraient dû être (dans la cité d'en haut) ceux à la place
desquels ils y seront[1552]". Ce qui implique que
l'homme soit purifié de la fange du péché dans laquelle le diable l'a
précipité, et telle est l'oeuvre de la satisfaction, sans laquelle il ne
saurait être réhabilité[1553].
Mais quelle doit être
la mesure de cette satisfaction ? Elle doit correspondre à celle du péché. Or
tout ce que l'homme peut offrir à Dieu - contrition du coeur, renoncement au
siècle, privation et travail, don, pardon, obéissance, bref, sa personne et ses
possibilités - il le lui doit même sans pécher[1554]. Or la moindre résistance
volontaire à la volonté de Dieu constitue un péché grave[1555] : idée qui conduit
progressivement le pauvre Boson - et les infidèles qu'il représente - à une
attitude de découragement, voire de désespoir[1556].
Ajoutons que l'homme
"s'est laissé vaincre librement conformément à la volonté du diable et
contre la volonté et l'honneur de Dieu", ce qui l'oblige, pour être
réconcilié avec Dieu, à "vaincre le diable par la dure épreuve de la mort,
afin de ne plus pécher du tout", ce qui lui est impossible dans son état
actuel de déchéance[1557].
Enfin "l'homme ne
doit ni ne peut en aucune manière recevoir de Dieu ce que Dieu a décidé de lui
donner, s'il ne rend à Dieu tout ce qu'il lui a enlevé, en sorte que ce soit
par l'homme que Dieu retrouve ce que l'homme lui a fait perdre". Ce qui
exige que "par la victoire de l'homme soient justifiés du péché autant
d'hommes qu'il en faudra pour parfaire le nombre (des élus, anges et hommes)
pour l'achèvement duquel l'homme a été créé". Autre condition irréalisable
pour l'homme pécheur[1558].
Aussi longtemps qu'il
n'aura pas acquitté sa dette, l'homme demeurera injuste et malheureux[1559].
Comment sortir de
cette situation désespérée ? On l'a prouvé : cela est impossible "dans
l'hypothèse où le Christ n'existerait pas". Anselme en déduit logiquement
:
Il y aura possibilité de salut pour l'homme ou
par le Christ ou de quelque autre manière, ou il n'y en aura pas du tout. En
conséquence, s'il est faux qu'un tel salut soit absolument irréalisable, ou
qu'il soit réalisable de quelque autre manière, il est nécessaire qu'il soit
réalisé par le Christ[1560].
Livre II
Au second livre,
Anselme reprend sa démonstration de plus haut, montrant que Dieu ne pouvait
renoncer à son plan d'amour sur le genre humain. Il avait créé l'homme juste en
vue de la béatitude[1561] - thème patristique
traditionnel emprunté à Augustin, que nous retrouverons au fondement de la
morale de saint Thomas. L'homme ne serait pas mort s'il n'avait pas péché[1562]. Il doit être
"réhabilité dans une condition identique à celle qui aurait dû être la
sienne s'il n'avait pas péché", donc ressusciter "avec le corps dans
lequel il vit durant cette vie", pour son bonheur ou son malheur éternel[1563]. Dieu se doit d'achever son
oeuvre, autrement ce serait "en vain qu'il (aurait) créé cette nature si
noble pour un si grand bien", mais cela ne peut se réaliser que "par
cette satisfaction intégrale pour le péché, qu'aucun pécheur ne peut accomplir[1564]".
Il était donc
nécessaire que le dessein de Dieu se réalise - non certes d'une nécessité de
contrainte, mais d'une nécessité de gratuité, par laquelle "c'est
librement que (Dieu) s'est mis dans l'obligation de parachever le bienfait
commencé", ou, en d'autres termes, "en vertu de la nécessité qui le
fait conserver son honneur", et "bien que, dans sa totalité, ce
bienfait soit une grâce[1565]".
Mais la satisfaction
requise pour ce faire ne pouvait être accomplie que par Dieu, seul capable
d'offrir "un don qui dépasse en grandeur tout ce qui existe en dehors de
Dieu", et ne devait l'être que par l'homme. Elle ne pouvait donc venir que
d'un Dieu-homme[1566], Dieu parfait et homme
parfait[1567], né d'une femme vierge[1568], Verbe et homme en une
seule personne[1569], incapable de pécher du
fait de sa divinité et donc exempt de l'obligation de la mort au titre de la
dette du péché[1570] - puisque "la
mortalité n'appartient pas à la nature pure de l'homme, mais à sa nature
corrompue[1571]".
Cet homme-Dieu
mourrait donc "en vertu de sa propre puissance", "se (livrant)
soi-même à la mort pour l'honneur de Dieu", semblable à eux en toutes
choses hormis le péché, pour leur donner l'exemple[1572]. Il participerait à nos
épreuves[1573], mais non à notre
ignorance, ce qui serait contraire à sa sagesse[1574].
Sa mort l'emportera in infinitum sur tous les péchés du
monde[1575], même sur le crime de ceux
qui le font mourir[1576]. En effet il a été
"pris sans péché de la masse pécheresse", puisque "cette Vierge
dont a été pris l'homme dont nous parlons fut de ceux qui, avant sa naissance,
ont été lavés par lui de leurs péchés", en vertu d'une "pureté qui
n'a pas d'autre origine que lui", et "c'est quand elle fut pure
elle-même qu'il a été pris de la Vierge[1577]" - , et en lui
"l'homme est personnellement identique à Dieu[1578]".
En tout cela, nulle
"nécessité de contrainte", aucune "impuissance à conserver ou à
vouloir conserver sa vie mortelle, mais l'immutabilité de sa volonté, en vertu
de laquelle il s'est fait homme en toute liberté, pour mourir en persévérant
dans cette même volonté... Et c'est pourquoi dire qu'il était nécessaire qu'il
mourût par sa seule volonté, parce qu'étaient vraies la foi et la prophétie qui
concernaient cet événement et l'avaient précédé, revient à dire qu'il a été
nécessaire qu'il en fût ainsi parce qu'il en serait ainsi", en vertu d'une
"nécessité subséquente[1579]". Mais "tout a eu
lieu parce que lui-même l'a voulu". Et "on doit bien se garder de
nier qu'il y ait une autre raison en plus de celle que nous venons de donner,
avec cette réserve que Dieu peut accomplir des choses que la raison humaine ne
peut pas comprendre[1580]".
Mais comment
"cette vie peut(-elle) acquitter à Dieu la dette des péchés des
hommes" ? Pourquoi ne s'est-il pas contenté d'"observer la justice
sans défaillance" tout en "(conservant) éternellement sa propre
vie" ? Pour donner l'exemple suréminent de l'acquittement d'une dette
qu'il n'avait pas contractée[1581]. Il agissait ainsi en
l'honneur de la Trinité tout entière, offrant son humanité à sa divinité, ce
que nous exprimons en disant que "le Fils s'est librement offert lui-même
au Père[1582]".
Un "si grand
don" ne devait pas "rester sans récompense". Celle-ci ne pouvait
être acquittée au Fils (curieusement, saint Anselme ne songe pas ici à
l'exaltation de celui-ci méritée par sa passion). Elle devait donc l'être
"à ceux pour le salut de qui il s'est fait homme", appelés à
"participer à son mérite[1583]".
Et le docteur de
Cantorbéry de rappeler avec vigueur ses positions sur les rapports entre Dieu,
l'homme pécheur et le démon :
Dieu n'avait pas besoin de descendre du ciel
pour vaincre le diable, ni de lutter contre lui selon les lois de la justice
pour libérer l'homme ; de l'homme, en revanche, Dieu exigeait qu'il vainquît le
diable, et que, après avoir offensé Dieu en commettant le péché, il lui
apportât une satisfaction obtenue par les voies de la justice. Au diable en
effet, ni Dieu ne devait rien, si ce n'est de le punir ; ni l'homme, si ce
n'est de le vaincre à son tour, après avoir été vaincu par lui. Mais tout ce
qu'on exigeait de l'homme, l'homme le devait à Dieu, non au diable[1584].
Finalement, la justice
de Dieu ne compromet nullement sa miséricorde, bien au contraire :
Quant à la miséricorde de Dieu, qui te
semblait périr quand nous considérions la justice de Dieu et le péché de
l'homme, voici que nous l'avons trouvée si grande, si accordée à la justice,
que ni plus grande ni plus juste ne se pourrait penser. Se peut-il reconnaître,
en effet, chose plus miséricordieuse quand, au pécheur condamné aux tourments
éternels, et n'ayant rien d'où se racheter, Dieu le Père dit : 'Reçois mon
unique et donne-le pour toi' ; et le Fils lui-même : 'Emporte-moi et
rachète-toi'. C'est pour ainsi dire ce qu'ils disent quand ils nous appellent
et nous attirent à la foi chrétienne. Est-il aussi chose plus juste quand Celui
à qui est donné un prix plus grand que tout dû, s'il est donné avec l'affection
due, remet tout dû ?[1585]
Seuls, le diable et
les mauvais anges ne peuvent être réconciliés avec Dieu. Non certes que la mort
du Sauveur "ne l'emporte pas, par sa grandeur propre, sur tous les péchés
des anges et des hommes". Mais, d'une part, ils ne peuvent être rachetés
par un ange-Dieu qui soit de leur race, puisque "la totalité des anges ne
descend pas d'un ange unique, contrairement à la totalité des hommes qui
descend d'un homme unique". D'autre part, tombés sans l'instigation de
personne, ils devraient "se relever sans l'aide de quiconque, ce qui leur
est impossible[1586]".
Boson laisse éclater
son enthousiasme, soulignant que la démonstration de la "nécessité"
du Christ selon un mode dialectique confirme toutes les Ecritures et résout
globalement a priori toutes les
objections des adversaires. Anselme soumet son oeuvre à une correction
"conforme à la raison". Mais si elle est conforme au "témoignage
de la vérité" révélée, tout le mérite en revient à Dieu, non à lui.
En résumé l'argumentation du Cur Deus homo s'articule en trois étapes
:
- Etant donnée la création, Dieu se devait nécessairement de restaurer
l'humanité déchue.
- Ce qui ne pouvait se réaliser que par une juste satisfaction.
- Ce dont l'homme était incapable, et que seul un Dieu-homme pouvait et
devait mener à bien.
On trouvera dans la Méditation XI de saint Anselme[1587] une belle synthèse du Cur Deus homo, sur le mode affectif de
l'ancienne littérature monastique.
Appréciation
Nul ne pourra nier la
vigueur de pensée du Cur Deus homo,
sa construction puissante, son profond sens spirituel, son humour aussi. Pour
qui le lit sans parti pris, il sera impossible d'y déceler le froid juridisme[1588], ou, pis encore, la
représentation perverse d'un Dieu altéré d'un sang innocent que certains
critiques ont voulu y découvrir. En réalité, sa notion de satisfaction ne
constitue qu'une mise au point ultime, un affinement de l'antique thème du
rachat, qui court dans toute la tradition chrétienne de saint Paul à Jean-Paul
II. Elle sera reprise par saint Bernard, représentant autorisé de la théologie
monastique traditionnelle[1589], et surtout par saint
Thomas, qui l'introduira définitivement dans la théologie catholique en lui
accordant sa juste place dans l'ensemble de sa doctrine de la rédemption, aux
côtés des autres concepts traditionnels.
Mais le docteur commun
devra pour cela faire subir à la construction d'Anselme une rectification non
négligeable : même si l'idée de "raison nécessaire" ne recouvre pas
exactement la même signification chez Anselme et chez les scolastiques[1590], il paraît excessif
d'introduire ainsi une "nécessité" à toutes les étapes de l'économie
rédemptrices : il fallait que Dieu exige une réparation strictement équivalente
à l'infinité de l'offense[1591], que parmi les trois
Personnes ce soit la seconde qui s'incarne[1592], que ce soit par sa mort
que le Christ accomplisse toute satisfaction[1593], etc. A cette notion de
"raison nécessaire", saint Thomas substituera celle de (haute)
convenance, et il fera droit aussi aux autres modes de causalité de la passion,
et à l'exaltation du Christ. Moyennant cet assouplissement et cet
élargissement, la doctrine de saint Anselme deviendra classique dans l'Eglise,
et sera canonisée par le Magistère.
On a souvent opposé
Abélard à saint Anselme, faisant crédit au premier d'avoir réfuté la théorie
des droits du démon et critiqué les excès du docteur de Cantorbéry. Nous avons
vu qu'Anselme, après saint Grégoire de Nazianze et avant l'écolâtre de la
Montagne Sainte-Geneviève, avait attaqué énergiquement le mythe des droits du
démon, même sous sa forme augustinienne équilibrée par le thème de l'abus de
pouvoir. Par ailleurs rien ne permet d'affirmer qu'Abélard ait spécialement
visé la doctrine anselmienne de la satisfaction : ce qu'il paraît plutôt
critiquer, c'est la conception traditionnelle objective de la Rédemption comme
telle, et c'est ce qui inquiètera, non sans raison, un saint Bernard.
On ne trouve pas chez
Abélard de synthèse sur la rédemption comparable du Cur Deus homo, mais l'essentiel de sa pensée s'exprime dans son
commentaire de l'épître aux Romains[1594] et, plus brièvement, dans
son Epitome theologiae christianae,
au chapitre intitulé Cur Deus homo[1595].
Le problème central
que se pose Abélard dans son Expositio in
epistolam Pauli ad Romanos est le suivant :
Quelle est notre rédemption par la mort (cor.)
du Christ, ou comment l'Apôtre dit-il que nous sommes justifiés dans son sang,
nous qui semblons dignes d'un plus grand supplice, car nous avons commis, nous
les esclaves injustes, ce pour quoi le Seigneur innocent a été mis à mort[1596] ?
Ce qu'Abélard conteste
- avec un brio inimitable, avouons-le[1597] - ce n'est pas seulement la
théorie des droits du démon, mais même le fait que celui-ci exerce en réalité
un pouvoir (dominium, potestas) sur
l'homme depuis le péché originel jusqu'à la Rédemption :
Est-ce que par hasard ce pauvre Lazare, qui
reposait dans le sein d'Abraham, le diable le tourmentait comme le riche damné,
quoiqu'il le torturât moins, ou bien jouissait-il d'un pouvoir, dominium, sur Abraham lui-même et les
autres élus ? Comment ce cruel bourreau possédait-il un pouvoir sur celui qui,
nous rapporte (le Seigneur), fut porté par les anges dans le sein d'Abraham, au
sujet duquel Abraham lui aussi rend ce témoignage : "Maintenant celui-ci
est consolé, et toi tu es tourmenté" (Lc 16, 25) ? Et en outre il atteste
qu'un grand abîme sépare les élus et les réprouvés ; ainsi, ceux-ci ne
peuvent en aucune manière passer vers ceux-là, et à plus forte raison le
diable, le plus méchant de tous, n'a aucun pouvoir là où aucun injuste ne peut
se trouver, même en passant[1598].
Si donc le démon ne
possédait aucun droit, ni même aucun pouvoir sur l'homme pécheur, Dieu pouvait
pardonner gratuitement le péché de celui-ci, sans nulle injustice envers qui
que ce fût :
Si donc le Seigneur voulait lui remettre son
péché, comme il l'a fait pour la Vierge Marie[1599] et pour beaucoup (d'autres
saints) avant la passion du Christ, comme on l'a dit de Marie-Madeleine et
comme, selon l'évangile, le Seigneur l'a dit au paralytique : "Confiance,
mon fils, tes péchés te sont remis" (Mt 9, 2). Si, dis-je, le Seigneur
avait voulu pardonner ainsi à l'homme transgresseur sans la passion, et dire à
son tortionnaire : "Je ne veux pas que tu continues à le punir",
qu'est-ce que le tortionnaire aurait pu rétorquer justement, lui qui, comme on
l'a montré, n'avait reçu aucun droit de le tourmenter, sinon par la permission
du Seigneur ? Si donc le Seigneur avait cessé de permettre cela, il ne serait
resté aucun droit au tortionnaire, et, s'il s'était plaint et avait murmuré
contre le Seigneur, celui-ci aurait pu lui répondre sur le champ : "Est-ce
que ton oeil est mauvais parce que je suis bon (Mt 20, 15) ?"[1600]
Puisque Dieu avait
accordé à "l'homme" Jésus la grâce inouïe de l'union in persona, ne pouvait-il pas a fortiori accorder aux autres hommes le
pardon de leurs péchés[1601] ? Dès lors, "quel
besoin y avait-il que le Fils de Dieu, ayant pris la chair, supporte tant de
faims, d'opprobres, de fouets, de crachats, enfin cette mort très cruelle et
ignominieuse sur la croix, au point de souffrir le gibet avec des criminels[1602] ?" Vient ensuite
la brillante formule qui scandalisa tant les contemporains d'Abélard, et qui
montre que, parmi les acteurs de la passion, il envisageait avant tout les
hommes, leurs mérites ou leurs démérites :
Comment l'Apôtre dit-il que nous sommes
justifiés et réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils, alors qu'il aurait
dû s'irriter d'autant plus contre l'homme, que les hommes ont commis un crime
plus grand en crucifiant son Fils, qu'en transgressant son premier précepte
dans le paradis en goûtant à une pomme ?... Si ce péché d'Adam a été si
grand qu'il ne pouvait être expié que par la mort du Christ, comment pourra-t-il
être expié par cet homicide perpétré contre le Fils, et tant de scélératesses
commises contre lui et contre les siens[1603] ?
Enfin, si la rançon
constituée par le "prix du sang" n'a pas été remise au diable, un tel
marché "paraît cruel et inique" : "Comment Dieu aurait-il
pris tant de plaisir à la mort de son Fils, que par elle il se soit réconcilié
le monde[1604] ?"
Au terme de cette
longue suite de questions (trois colonnes dans Migne), très modernes pour
certaines, et dont l'ensemble est effectivement propre à créer un grave malaise
au sujet du dogme chrétien de la rédemption, l'auteur apporte en moins d'une
colonne une réponse à la fois profonde et finalement décevante. Par
l'exemple de son amour manifesté dans sa douloureuse passion le Seigneur enflamme
nos coeurs à l'aimer à notre tour, ce qui constitue justement la fin de la
rédemption :
Il nous semble que si nous sommes justifiés et
réconciliés avec Dieu dans le sang du Christ, c'est parce que, par cette grâce
singulière qui nous est offerte - à savoir, que le Fils a pris notre nature,
et, en nous enseignant tant par sa parole que par ses exemples, il persévéré
jusqu'à la mort -, il nous a unis davantage à lui par l'amour... C'est pourquoi
notre rédemption consiste dans cet amour souverain en nous après la passion du
Christ, qui non seulement délivre de la servitude du péché, mais nous acquiert
la vraie liberté des fils de Dieu, en sorte que nous accomplissions tout par
amour pour lui plutôt que par crainte, lui qui nous a accordé une si grande
grâce qu'on n'en peut trouver de plus grande, selon son propre
témoignage : "Personne n'a de plus grand amour que de donner sa vie
pour ses amis" (Jn 15, 13). Au sujet de cet amour le Seigneur dit ailleurs
: "Je suis venu apporter le feu sur la terre, et qu'est-ce que je veux,
sinon qu'il brûle ?" (Lc 12, 24) C'est pourquoi il atteste qu'il est
venu pour propager cette vraie liberté de la charité parmi les hommes. C'est
dans cette perspective que l'Apôtre dit plus loin : "Car la charité
de Dieu a été répandue dans nos coeurs par l'Esprit Saint qui nous a été
donné" (Ro 5, 5)[1605].
Abélard revient sur
les mêmes idées dans la suite de son commentaire[1606], et également dans son Epitome. Après avoir rappelé les raisons
pour lesquelles il exclut que le diable ait jamais possédé aucun droit sur
l'homme, il conclut :
Le Fils de Dieu est donc venu, non pour
racheter l'homme du pouvoir du diable, puisque le diable lui-même ne recevait
par là aucune rançon, pretium, bien
plus, il ne voulait pas que l'homme fût jamais réconcilié à Dieu ; mais pour le
racheter de la servitude du péché, lui infusant sa dilection, en s'offrant et
se payant lui-même comme rançon, pretium,
et hostie pure au Père. Cela pouvait se réaliser de bien d'autres manières,
mais aucune n'était plus appropriée que celle-ci... En effet puisqu'il fallait
libérer l'homme du péché, il fallait prêcher en paroles, et montrer des
oeuvres. Ce qui ne pouvait se réaliser plus convenablement que si le Fils de
Dieu fait homme instruisait l'homme. Ainsi en effet l'homme deviendrait
meilleur, et le diable en serait plus marri, lui qui envie d'autant plus
l'homme qu'il le voit meilleur, et doit d'autant plus être puni qu'il l'envie
davantage.... Le Fils de Dieu est donc venu, pour qu'un médiateur approprié
libère l'homme de péché et lui donne, immitteret,
son amour. Ce qu'il a fait en offrant au Père l'homme qu'il a assumé (sic), c'est à dire en donnant une
rançon, pretium, pour l'homme.
Cependant on parle de rançon métaphoriquement, translative tamen pretium
nuncupatur[1607].
Après Guillaume de
Saint-Thierry[1608], saint Bernard dénonça
énergiquement ces positions auprès du pape Innocent II, attribuant à Abélard,
comme autant de négations, toutes les questions que celui-ci posait avec tant
de complaisance apparente, et y répondant dans le sens de la tradition
patristique[1609]. Même si l'on peut relever
quelque rhétorique dans ce réquisitoire passionné, il s'avère d'une lucidité
remarquable.
A l'initiative de
l'abbé de Clairvaux, le concile de Sens (1141), entériné par Innocent II,
dénonça comme hérétiques un certain nombre de propositions d'Abélard, dont la
4° concernait directement la rédemption : Quod
Christus non assumpsit carnem, ut nos a iugo diaboli liberaret. L'écolâtre
devait la rétracter explicitement dans son Apologia
vel fidei confessio : Solum
Filium incarnatum profiteor, ut nos a servitute peccati et a iugo diaboli
liberaret, et supernae aditum vitae morte sua nobis reseraret[1610].
A plus de huit siècles
de distance, comment apprécier objectivement la sotériologie d'Abélard ?
Celle-ci contient sans
aucun doute des éléments fondamentaux hautement traditionnels et que nul n'a
jamais songé à contester : le rôle central de l'amour de Dieu dans la
rédemption, sans cesse rappelé[1611] ; la valeur exemplaire de
la passion ; sa dimension subjective, la propagation de l'amour du Christ dans
nos coeurs qui est sa fin. Tous ces aspects apparaissent sans doute plus
accentués chez l'écolâtre breton que chez saint Anselme, qui construit son
raisonnement autour de la notion de satisfaction. Quant à sa critique de la
théorie de la rançon payée au diable, elle serait bienvenue, si elle se
limitait à attaquer la notion de droits du démon.
La sotériologie
d'Abélard présente cependant de graves lacunes, qui s'expliquent en partie par
les faiblesses de l'ensemble de sa doctrine.
Mettre en cause le
pouvoir du démon sur l'homme (et non seulement ses droits) depuis le péché
originel, c'est minimiser à l'extrême la réalité du péché originel, réduit,
comme l'a bien vu saint Bernard[1612], à un mauvais exemple.
Quant à la rédemption
elle-même, si la causalité exemplaire et finale de la passion est bien mise en
relief, il n'est pas question de son efficience instrumentale, bien connue
des anciens Pères et explicitée par saint Thomas : "En quoi la mort
du Fils de Dieu nous a-t-elle rendus plus justes que nous n'étions auparavant,
pour que nous devions maintenant être délivrés de nos péchés[1613] ?" Pas davantage, de
sa valeur de sacrifice et de rachat, universellement relevée par l'Ecriture et
la Tradition. Finalement, on a l'impression que l'oeuvre du Christ se réduit à
nous instruire, à nous donner un bon exemple - celui de l'amour jusqu'à la
mort. Conception toute subjective, incontestable, répétons-le, dans ce qu'elle
affirme, mais inquiétante dans ce qu'elle omet : la valeur objective de la
rédemption. Saint Bernard voyait juste quand il notait :
Notre salut était dans son sang. Notre salut,
et non, comme il le pense et le dit, seulement une démonstration de charité. En
effet il renferme toutes ses calomnies et ses invectives, qu'il a vomies avec
tant d'impiété et d'impéritie contre Dieu, dans cette affirmation : "Si
Dieu est apparu dans la chair, c'est uniquement pour notre formation par sa
parole et son exemple, ou, comme il le dit plus loin, pour notre instruction.
Toutes ses souffrances et sa mort ne visaient qu'à nous montrer et à nous
recommander sa charité. Mais à quoi bon nous instruire, instituit, s'il ne nous restaure pas, restituit ? N'est-ce pas en vain que nous sommes instruits, si
auparavant n'est pas détruit en nous le corps de péché, afin que nous ne soyons
plus esclaves du péché ? Si le Christ ne nous a été utile qu'en nous montrant
(un exemple de) vertu, il ne reste plus qu'à dire qu'Adam aussi ne nous a nui
qu'en nous montrant (un exemple) de péché : car le remède a été administré
selon la qualité de la blessure[1614].
Mais le plus grave,
c'est peut-être que la pensée d'Abélard, ici comme dans le Sic et non[1615], se présente finalement -
quelles qu'aient été les intentions de l'auteur, dont on ne peut mettre en
cause la volonté d'orthodoxie - comme une théologie du soupçon, ouvrant des
abîmes sous les pas des simples sans offrir de réponse adéquate. Attitude
ruineuse pour la foi du peuple chrétien, comme le montrera saint Thomas dans un
sermon prononcé en juillet 1270 à l'Université de Paris : Idem est dubitationem movere, et eam non solvere, quam eam concedere[1616].
Pierre Lombard,
disciple d'Abélard sur certains points, offre dans les Sentences une vue plus équilibrée de la rédemption.
Fondamentalement conservateur,
le maître des Sentences accorde
encore une certaine part aux droits du démon, qui, s'il n'avait été vaincu par
un homme, l'aurait été non iuste, sed
violenter[1617]. Mais, comme Abélard, il ne
doute pas que "Dieu (ait) pu délivrer l'homme par un autre moyen[1618]". Il a appris - de
saint Anselme, ou d'Abélard ? - à distinguer entre ce qui était dû à l'homme et
ce qui était dû au diable :
Il a libéré par la justice de l'humilité
l'homme qu'il aurait pu en toute équité libérer par sa puissance[1619]... Donc le diable, quant à
lui, détenait l'homme injustement, mais l'homme était détenu justement, car le
diable n'a jamais mérité d'avoir le pouvoir sur l'homme, mais l'homme a mérité
par sa faute de souffrir la tyrannie du démon[1620].
Le Lombard développe
aussi, après Abélard, le thème de la valeur exemplaire de la Passion :
A la vue des arrhes d'un si grand amour, nous
sommes mus et embrasés à aimer Dieu, qui a fait pour nous de si grandes
choses ; et par là nous sommes justifiés, c'est-à-dire, délivrés du péché
nous sommes rendus justes. Ainsi, la mort du Christ nous justifie, du fait
qu'elle excite la charité dans nos coeurs[1621].
A la suite d'Augustin
et avant saint Thomas, Pierre se demande encore qui a livré le Christ : le
Père, le Fils, Judas ou les Juifs[1622] ? Et de répondre avec le
docteur d'Hippone : "Il y a eu là une seule chose, et diverses
actions, car la passion a été unique, et les actes multiples. Et certes les
actes de Judas et des Juifs accomplissant la passion du Christ ont été mauvais,
mais celle-ci est bonne et c'est une oeuvre de Dieu[1623]".
Mais l'aspect le plus
original de la sotériologie des Sentences
consiste sans doute dans son insistance sur le mérite du Christ, auquel il
consacre toute la distinction 18. Cette notion occupe une large place, à l'état
implicite, dans le nouveau Testament, et elle n'était certes pas ignorée des
anciens théologiens[1624]. Mais elle semble avoir été
pour eux tellement évidente qu'ils ne lui accordaient pas, la plupart du temps,
une attention spéciale. Pierre Lombard au contraire lui donne une place
centrale. Après avoir montré (contre saint Anselme ?) que le Christ a
mérité, non seulement "pour ses membres la rédemption du diable, du péché,
de la peine, et la réouverture du royaume, en sorte que, le glaive de feu en étant
écarté, l'entrée en fût libre et ouverte", mais encore pour lui-même
"la gloire de l'impassibilité[1625]" et "le nom qui
est au-dessus de tout nom[1626]", et précisé
qu'"il aurait pu obtenir ces biens sans le mérite de la passion, car il
n'a rien mérité pour lui-même par la passion, qu'il n'ait mérité auparavant par
ses vertus[1627]", il développe la
"cause de la mort et de la passion du Christ" :
Mais pourquoi voulut-il souffrir et mourir, si
ses vertus lui suffisaient pour mériter ?
Pour toi, non pour lui-même. Comment pour moi ? Pour que sa passion et sa
mort soient pour toi forme et cause. Forme de vertu et d'humilité ; cause
de gloire et de liberté ; forme d'obéissance à Dieu jusqu'à la mort ;
et cause de ta libération et de ta béatitude. En effet, il mérité pour nous en souffrant la mort et la passion ce qu'il
n'avait pas mérité par ce qui avait
précédé : l'entrée au paradis et la rédemption du péché, de la peine, du
diable ; et c'est par sa mort que nous avons obtenu cela, à savoir la
rédemption et l'adoption de gloire des fils. Car il s'est fait lui-même en
mourant l'hostie de notre libération[1628].
Le maître des Sentences, on le voit, envisage à la
fois la causalité exemplaire (forma)
et la causalité finale et efficiente (causa)
de la passion. Celle-ci est ordonnée simultanément à notre rachat par-rapport
"au péché, à la peine, au diable" - aspect négatif assez négligé par
Abélard - et à notre "accès au paradis", but mis particulièrement en
relief et auquel les sententiaires du XIII° siècle accorderont de longs
développements. Elle agit essentiellement par mode de mérite (auquel est ramené
l'antique thème du sacrifice), sans que soit précisé exactement de quel droit
le mérite du Christ vaut aussi pour nous. Dans sa passion, le Sauveur mérite
essentiellement par son humilité, qui lui vaut l'exaltation suprême[1629], et qui, surpassant à
l'infini l'orgueil d'Adam, a suffi pour tout le genre humain, selon le dessein
mystérieux du Père[1630].
Et de tenter de
préciser, à la distinction 19, comment le Christ "nous a rachetés par sa
mort du diable et du péché" :
Ce par quoi le diable nous retenait, a été
détruit dans le sang du Rédempteur. En effet, ce qui nous retenait, ce n'était
rien d'autre que les liens de nos péchés : telles étaient les chaînes des
captifs. Il est venu, il a enchaîné le fort par les liens de sa passion. Il est
entré dans sa maison, c'est-à-dire, dans leurs coeurs où (le diable) habitait,
et il lui a arraché ses vases, à savoir nous, que (le démon) avait emplis
d'amertume. Mais notre Dieu, lui arrachant ses vases et les faisant siens, les
a vidés de leur amertume et remplis de sa douceur, les rachetant par sa mort de
leurs péchés, et leur accordant l'adoption de gloire des fils[1631].
En revanche, le
Lombard n'accorde aucune place à la notion de satisfaction, sans doute parce qu'il
ne l'avait trouvée telle quelle ni chez les Pères, ni chez Abélard. Il reste
que sa synthèse exercera une influence considérable sur les maîtres du XIII°
siècle, qui tous la méditeront inlassablement, quitte à l'interpréter
bénignement. En particulier, le thème du mérite du Christ entrera par eux la
tradition magistérielle catholique.
Satisfaction,
exemplarité, mérite : les grands maîtres du XIII° siècle vont intégrer en
une synthèse harmonieuse ces notions aux thèmes patristiques classiques du
rachat et du sacrifice. Au début du siècle, Guillaume
d'Auvergne écrit un Cur Deus homo[1632], qui impose l'Incarnation
du Fils de Dieu en vue d'une satisfactio
condigna. Dans la Summa aurea[1633], Guillaume d'Auxerre s'attache à analyser le mérite et la
satisfaction du Christ. Chez l'un comme chez l'autre, le problème des droits du
démon ne joue plus qu'un rôle effacé. L'un et l'autre s'accordent aussi dans
l'interprétation de la "nécessité" anselmienne. "En vertu de
l'immensité de sa puissance", Dieu aurait pu choisir un autre moyen de
salut, mais "le mode du péché et sa grandeur requéraient ce mode de la
satisfaction[1634]". La mort du Christ ne
s'imposait que dans l'hypothèse où Dieu exigeait un sufficiens pretium pour tout le genre humain[1635].
Alexandre de Halès[1636] (+ 1245), maître vénéré de
saint Bonaventure[1637], se tient lui aussi tout
près de saint Anselme. Mais il précise que la nécessité d'une satisfaction ne
s'imposait pas en vertu de la puissance absolue de Dieu, mais seulement de sa
puissance ordonnée[1638] : il ne s'agit que
d'une "nécessité d'immutabilité[1639]".
De même saint
Bonaventure se réfère fréquemment au Cur
Deus homo, mais adoucit la necessitas
du docteur de Cantorbéry en pur congruum.
Parcourons rapidement les passages majeurs qu'il consacre à notre rédemption.
Dans son Commentaire
sur les Sentences (1245-1247), il suit évidemment l'ordre des
distinctions du Lombard.
Il consacre une longue
analyse - sur la distinction 18 - au
mérite du Christ. Après l'expositio textus et la solution de
quelques dubia - où l'on relève déjà
une citation du Cur Deus homo[1640] -, deux articles évoquent
successivement le mérite du Christ "quant à l'usage ou l'exercice" et
"quant à la récompense".
L'article 1 se divise
en 3 questions. Le Christ a mérité dès le premier instant de sa conception,
grâce à sa plénitude de grâce et à son usage du libre arbitre (q 1). Après sa
conception, il a mérité pour nous et pour lui, mais sans progrès de sa part (q
2), et plus que tout dans sa passion, du fait de sa volonté excellente (q 3).
De même l'article 2.
Le Christ n'a pas mérité le praemium
substantiale, la béatitude, puisqu'il la possédait dès l'origine (q 1).
Mais il a mérité la glorification de son corps par ses actions et sa passion (q
2). Il nous a mérité l'ouverture de la porte du paradis en satisfaisant pour
nous, Dieu ayant décidé de ne l'ouvrir que moyennant une satisfaction (q 3).
La distinction 19 évoque "notre rédemption accomplie par la passion du
Christ quant à l'efficacité et à l'utilité". Notons, après l'expositio textus, deux interprétations
bénignes de la lettre du Maître : si celui-ci attribue l'efficacité de
notre rédemption à l'exemple d'amour donné par le Seigneur, il ne prétend pas
exclure d'autres modes de causalité (dub. 1). Quant aux droits du démon, ils se
réduisent à ceci : "L'homme était détenu justement, mais le diable ne le
détenait à aucun titre juste" (dub. 3). Le dubium 4 précise que la rançon, pretium,
qui a été le prix de notre rachat, a été payée à Dieu, non au diable.
L'a 1 traite de
l'efficacité de la passion. On remarquera surtout la q 1 : en quoi a
consisté la causalité de la passion par-rapport à la rémission de nos
péchés ? Notre justification est attribuée tant à la passion qu'à la
résurrection, mais à des titres divers. A vrai dire, ni l'une ni l'autre ne se
ramène proprement à un genre de cause connu, mais l'une et l'autre exercent une
certaine causalité. Le mérite relève de la cause dispositive, qui se réduit à
la cause matérielle. Il revient à la seule passion. Le terme se réduit à la
cause exemplaire ; il appartient à la seule résurrection. L'exemple se ramène à
la cause efficiente (car il agit par mode d'excitatio),
l'exemplaire à la cause formelle (il agit par mode de regulatio). L'un et l'autre sont fournis à la fois par la passion
et la résurrection. On remarquera cette première tentative de vision
synthétique de la causalité de la rédemption à l'aide des instruments fournis
par la philosophia perennis.
Vient ensuite la
question de la "destruction du chirographe", en ce que la passion
nous a obtenu la rémission de nos péchés quant à la tache, macula, et à la culpabilité, reatum[1641] (q 2). Elle a délivré tous
les hommes du pouvoir du diable, "quant à la suffisance", mais
"quant à l'efficacité" seuls sont libérés ceux qui appartiennent au
corps du Christ (q 3). Enfin elle nous délivre de la peine temporelle,
éternelle, et "intermédiaire", c'est-à-dire la privation temporaire
de la vision de Dieu consécutive au péché originel pour les justes de l'ancien
Testament dans les limbes (q 4).
L'article 2 considère
la personne du Rédempteur - le Fils seul, quant à l'exécution et l'autorité,
les trois personnes divines pour l'autorité seule (q 1) - et du Médiateur (qui
l'est selon la nature humaine, par laquelle il nous a réconciliés, q 2).
Enfin à la distinction 20 (article unique) le
docteur séraphique considère la nécessité, ou plutôt la convenance de la passion[1642]. Il montre successivement :
- Qu'il était convenable que la nature humaine fût réparée[1643] par Dieu. Cela était même
nécessaire du côté de Dieu, d'une nécessité d'immutabilité et non de coaction.
On reconnaît la pensée d'Anselme, interprétée dans le sens - et avec le
vocabulaire - d'Alexandre de Halès (q 1).
- Que la passion était le moyen le plus convenable d'y parvenir[1644], tant du côté de Dieu, pour
montrer sa miséricorde et sa vérité, que du côté de l'homme, afin de le ramener
"de la faute à la justice, de la misère à la gloire" en lui
permettant de réparer le déshonneur infligé à Dieu et en lui donnant la gloire
du mérite[1645] (q 2).
- Qu'aucune créature n'était capable de fournir la satisfaction
requise, ni du point de vue de l'injure infligée à Dieu - elle était trop
grande -, ni du point de vue du seul dommage, damnum : l'homme en était incapable, l'ange n'était pas de
même nature (q 3).
- Qu'un pur homme, même aidé par la grâce, n'aurait pu fournir à Dieu
une satisfaction plénière, plena. Il
aurait pu offrir une satisfaction "semi-pleine", semiplena, pour le péché actuel, non pour le péché originel (q 4).
- Que Dieu devait accepter ce mode de satisfaction par la passion du
Christ, comme très agréable, acceptissimus,
pour apaiser Dieu, très efficace pour attirer le genre humain, très prudent
pour vaincre l'ennemi du genre humain. On relève plusieurs références au Cur Deus homo dans cette question,
notamment l'affirmation que "ce n'est pas le sang du Christ, mais sa
volonté qui a été agréable à Dieu" (q 5).
- Que Dieu aurait pu sauver le genre humain autrement, du côté de Dieu
qui répare, Dei reparantis (référence
à Hugues de Saint-Victor et à la lettre du Lombard). Du côté du genre humain,
dans le plan réel de Dieu il est impossible de faire son salut autrement. Mais
Dieu aurait pu agir autrement (q 6).
On trouve une synthèse
plus personnelle de la pensée du docteur franciscain sur la rédemption dans
l'admirable Breviloquium, (vers 1250). Dans la IV° partie, "dans
laquelle on traite de l'Incarnation du Verbe"[1646], après avoir évoqué le
motif de celle-ci, puis l'Incarnation en elle-même et la plénitude de grâce et
de sagesse qui en découlent, l'auteur consacre un chapitre de transition - le
VII° - au mérite du Christ, à sa septuple perfection et à la triple grâce dont
il découle. C'est en lui que "sont enracinés tous nos mérites, soit
satisfactoires de la peine, soit méritoires de la vie éternelle". Puis
trois chapitres traitent de la passion du Christ : "l'état de celui
qui souffrait - le mode de souffrir - l'issue de la passion".
"Quant à l'état de celui qui souffrait[1647]",
le Christ a assumé avec la nature humaine ses defectus corporels et spirituels, mais non tous : ceux-là
seulement qui convenaient à sa fonction de "principe réparateur" - ce
qui exclut les "passions vicieuses" - "l'ignorance, la
faiblesse, la concupiscence" - et aussi toute peine qu'il aurait subie
contre sa volonté. Sa triple volonté - divine, de raison, et de la chair -
étant parfaitement ordonnée, il n'existait en lui aucun conflit, colluctatio, mais "un ordre
paisible et une tranquillité ordonnée".
"Quant au mode de souffrir[1648]",
le Christ a souffert "de la passion la plus générale, de la passion la
plus violente, de la passion la plus ignominieuse, d'une passion mortelle mais
vivifiante". Notre réparation devait s'accomplir d'une manière aussi
ordonnée que notre création, étant saufs la liberté de l'arbitre, l'honneur de
Dieu et l'ordre du gouvernement de l'univers. C'est ce qu'a réalisé la passion,
exemple d'amour souverainement
efficace, satisfaction suprême par
l'humilité du Fils de Dieu, et parfaitement conforme à l'ordre de l'univers du
fait qu'une souffrance universelle - du corps et de l'âme - réparait une
corruption universelle. Pendant le triduum
mortis la divinité n'a abandonné ni la chair ni l'âme, mais ceux-ci étant
séparés le Christ a cessé d'être homme. C'est pourquoi "la mort a été
absorbée dans la victoire", et l'homme délivré de la mort par le mérite du Christ "comme par le
remède le plus efficace".
"Quant à l'issue de la passion et son fruit[1649]",
l'âme du Christ a libéré lors de sa descente aux enfers "ceux qui faisaient
partie des membres du Christ à leur mort". Il est ressuscité le troisième
jour dans un état impassible et immortel. Monté au ciel, il s'est assis à la
droite du Père, "non quant au situs
mais quant à l'excellence des biens". Il a envoyé le Saint-Esprit, "par
lequel l'Eglise des gentils a été rassemblée et ordonnée selon la diversité des
fonctions et des grâces qu'il a distribuées". En effet le Christ ayant
tout formé à la perfection en tant que Verbe, devait tout réformer à la
perfection. Perfection de "suffisance" : elle devait s'étendre
aux êtres célestes, terrestres et infernaux, à ceux du passé et de l'avenir -
mais surtout à ceux-ci, qu'il s'agissait de conduire à la gloire en les
attirant à la foi par sa résurrection des morts le troisième jour, à l'espérance
par son ascension, à la charité par l'envoi de l'Esprit Saint, "origine de
tous les charismes", dont "la plénitude fut répandue pour la
consommation du corps mystique du Christ". Ce dernier paragraphe fait
transition avec la V° partie, "dans laquelle on traite de la grâce de
l'Esprit-Saint".
A ces traités
proprement théologiques, il faut ajouter des opuscules spirituels : L'arbre de vie, certainement
authentique, où l'on relève plusieurs citations de la Méditation IX de saint Anselme ; La vigne mystique, intitulée par certains manuscrits : Lamentation de frère Bonaventure sur la
Passion du Seigneur ; on a longtemps attribué cette oeuvre ardente et
lyrique à saint Bernard, mais les éditeurs semblent en avoir finalement
retrouvé le texte authentique ; un Office
de la Passion du Seigneur, enfin, composé à la demande de saint Louis,
d'après la Chronique des XXIV Généraux,
dont le texte est très corrompu. Ces écrits de dévotion cherchent surtout à
exciter l'amour des lecteurs, et donc développent la valeur d'exemple de la
passion du Seigneur, mais s'appuient sur une doctrine très ferme. On y trouve
des pages admirables sur le Coeur du Christ :
Considère attentivement, toi qui as été
racheté, quel est celui qui, pour toi, est suspendu à la croix, quelle est sa
grandeur, quelle est sa sainteté, lui dont la mort rend la vie à ceux qui sont
morts, lui dont le trépas met en deuil le ciel et la terre, et fait se briser
les pierres les plus dures. Pour que, du côté du Christ endormi, surgisse
l'Eglise, et pour que soit accomplie cette parole de l'Ecriture :
"Ils contempleront celui qu'ils ont transpercé", la sagesse divine a
bien voulu que la lance d'un soldat ouvre et transperce ce côté. Il en sortit
du sang et de l'eau, et c'était le prix de notre salut qui s'écoulait ainsi.
Jailli de sa source, c'est-à-dire du plus profond du coeur du Christ, il donne
aux sacrements de l'Eglise le pouvoir de conférer la vie de la grâce et, à ceux
qui ont déjà en eux la vie du Christ, il donne à boire cette eau vive "qui
jaillit jusque dans la vie éternelle"[1650].
Si ton côté a été transpercé, c'est pour que
l'entrée nous en soit ouverte. Si ton coeur a été blessé, c'est pour qu'en lui
et en toi nous puissions habiter, libres des perturbations extérieures. Et s'il
a été blessé, c'est tout autant pour que, par la blessure visible, nous
puissions contempler la blessure invisible de l'amour... Donc la blessure
charnelle montre la blessure spirituelle[1651].
De leur côté les
maîtres dominicains s'adonnaient à un travail analogue de mise en ordre et de
mise au point. Saint Albert, dans son Commentaire
sur les Sentences, adopte une attitude semblable à celle des Franciscains
vis-à-vis de saint Anselme : la "nécessité" de l'économie de la
rédemption se ramène à une haute convenance, et ne s'impose au sens strict que
dans l'hypothèse d'une rédemption qui ne soit pas une simple libération[1652] :
Rien n'est impossible à Dieu ; mais, quant à
la convenance, quantum est de
congruitate, de la nature et de la satisfaction, le Christ n'a pas dû
prendre (chair) d'ailleurs que d'Adam... Il n'a pas dû, c'est-à-dire, cela
n'aurait pas été convenable[1653].
Nous commenterons plus
loin en détail les questions de la Somme
relatives à la sortie du Christ de ce monde et à sa glorification. Nous nous
limitons ici à quelques indications d'ensemble propres à situer l'originalité
de notre auteur dans l'histoire de la sotériologie et à fournir des clefs de
lecture en vue de notre étude ultérieure.
Multa, non multum. Sans souscrire à ce jugement d'Harnack[1654], d'une injustice évidente,
sur la sotériologie de saint Thomas, un historien célèbre du dogme de la
rédemption, bon spécialiste de saint Augustin, a pu écrire :
La doctrine de saint Thomas offre peu de
différences avec celle de saint Bonaventure ; elle n'a pas même, comme on
pourrait s'y attendre, l'avantage de l'ordre. Le Commentaire des Sentences et la Somme
sont respectivement incomplets : il faut rapprocher et combiner leurs
données diverses pour avoir de sa pensée une expression satisfaisante[1655].
Plus récemment, tout
en reconnaissant "un réel équilibre de sa pensée", un autre
spécialiste de la rédemption accusait notre docteur d'avoir "(fait)
basculer" celle-ci "du point de vue descendant au point de vue
ascendant", réalisant ainsi "le grand tournant de la théologie de la
rédemption"[1656], et ramené indûment à la
satisfaction les autres catégories sotériologiques[1657].
Effectivement,
l'effort d'élaboration de saint Thomas à partir des données de la Tradition
aboutit sur beaucoup de points à des conclusions identiques à celles de saint
Bonaventure (et des autres maîtres du XIII° siècle) quant au fond, sinon
toujours formulées dans le même vocabulaire. C'est simplement le signe de la
maturation décisive de la théologie à cette époque, où elle a su intégrer dans
un ensemble harmonieux les apports partiels des anciens théologiens.
D'autre part chez l'un
et l'autre docteur l'ordre du discours dans le Commentaire sur les Sentences demeure évidemment tributaire de
celui du Lombard. Enfin dans la Somme
saint Thomas n'a pas eu le temps de développer sa pensée ultime sur la notion
de satisfaction, comme il l'aurait fait s'il avait pu achever l'étude du
sacrement de pénitence. Mais saint Thomas dans la Somme comme saint Bonaventure dans le Breviloquium a montré qu'il était capable d'un exposé admirablement
construit sur le sujet qui nous occupe.
On chercherait en vain
chez saint Thomas, il est vrai, une théorie de la rédemption visant à ramener
celle-ci à un principe d'explication unique et nécessairement limité :
notre auteur est trop respectueux de l'antériorité du donné historique
divinement révélé[1658], et trop conscient de la
transcendance[1659], du caractère inépuisable
de l'oeuvre du Sauveur[1660]. Est-ce à dire que sa synthèse
manque d'ordre et d'originalité ?
Sources
Comme tous les maîtres
du XIII° siècle, saint Thomas évoque la Rédemption ex professo dès le Scriptum,
dans les distinctions 15 à 22 du III° livre (dont certaines sont parallèles à
des questions de la Somme relatives à
l'ontologie du Verbe incarné). Il y revient au passage dans le IV° livre du Contra Gentiles (ch. 54-55, sur les
convenances de l'Incarnation), et peu après, plus systématiquement, dans le Compendium, dont les chapitres 227-240
étudient la passion, la mort et la glorification du Sauveur. On trouve de
belles pages sur le même sujet, à une date inconnue, dans les Sermons sur le Credo[1661]. Enfin, on l'a vu, à la fin
de la section consacrée à la vie de Jésus, la Somme offre un traité complet sur la théologie du mystère pascal.
Entre ces diverses oeuvres, point de revirement substantiel[1662], mais, sur certains points
(comment l'action morale personnelle de Jésus a-t-elle procuré le salut de tous
les hommes ?[1663]), des touches successives
et un approfondissement indéniable.
Il faut y ajouter
nombre de passages des commentaires scripturaires de l'Aquinate, mais aussi de
textes traitant de questions connexes : la grâce capitale du Christ, sa
puissance intrumentale, sa volonté et son opération, son sacerdoce, et, pour ce
qui concerne l'application de la rédemption, la grâce et le mérite en général,
la causalité des sacrements, etc.
Problématique
Comment la question de
la rédemption se pose-t-elle pour saint Thomas ? Non pas, nous l'avons
dit, d'une manière théorique : le fait de notre salut par la croix
rédemptrice étant admis par la foi, il s'agit pour le docteur commun de
"rendre intelligible, à l'aide de plusieurs notions, la façon dont le
Verbe, en tant qu'homme, par ses actes, opère notre salut[1664]". En d'autres termes,
"de chercher à manifester sous quels rapports la passion et la
résurrection peuvent être comprises comme les sources du salut[1665]".
Questions
connexes
Il va le faire, non
seulement au sujet de la passion et de la résurrection, mais à propos de divers
problèmes discutés de son temps, dont la solution va servir de fondement à la
théologie thomasienne de la rédemption :
- Le motif de l'Incarnation (III Sent.
d 1 et 20 ; IV CG 53-55 ;
III q 1 et 46)
La rédemption apparaît
inséparable du péché, dont nous avons besoin d'être délivrés. Tel est le motif
de la mission du Fils de Dieu dans la chair : "l'Incarnation a rendu
possible une satisfaction parfaite pour le péché de tout le genre humain. La
passion et la mort du Christ ont été cette satisfaction[1666]".
- L'agir humain du Christ, source de salut
Pierre Lombard avait
évoqué les problèmes relatifs à la volonté, à la liberté, au mérite du Christ,
à propos de la passion, dans les d 17-18. On les retrouve naturellement dans le
commentaire de ces distinctions, puis dans De
veritate q 24 et 29 et enfin, sous une lumière toute nouvelle, dans la Somme, où il faut les lire à la lumière
de I-II q 114, III q 8 et III q 19. L'activité salutaire de Jésus ne se
distingue pas de son action humaine, qui est semblable à toute autre action
humaine dans son essence, mais procède d'un grâce unique : la grâce
capitale du Verbe incarné, source d'un mérite inépuisable pour tous les hommes.
- La causalité instrumentale de l'humanité du Christ
Dès l'époque des Sentences saint Thomas avait pu lire
chez le Damascène que l'humanité du Christ est l'organe du Verbe. Mais c'est
seulement dans le Contra Gentiles et
surtout dans la Somme qu'il va en
tirer toutes les conséquences qui en découlent quant à la causalité
instrumentale de cette humanité dans les miracles (III q 13), la passion (q 48
a 6), la mort (q 50 a 6), la sépulture (q 51 a 1 ad 2), la résurrection (q 56 a
1-2), l'ascension (q 57 a 6).
- L'application de la passion (III Sent.
d 19 et 22 ; III q 49 et 52)
Les fruits de la passion
sont appliqués à ceux dont le Christ est la Tête, à qui il influe sa grâce
capitale[1667], moyennant un contact
spirituel établi avec lui par la foi[1668] et les sacrements de la foi[1669].
Originalité
de la synthèse thomasienne
Grâce à ces principes
explicatifs, élaborés progressivement, saint Thomas offre, en un double traité
- de la kénose et de la glorification de Jésus - une synthèse originale
intégrant en un ensemble organique une doctrine large, profonde, équilibrée et
en partie originale sur tous les aspects essentiels de notre salut réalisé par
le mystère pascal du Christ.
Il n'ignore certes pas
la causalité morale[1670] de la rédemption développée
par ses prédécesseurs : sa valeur de mérite (III q 48 a 1) pour tous les
hommes - mais celui-ci procède d'une grâce capitale quasi-infinie en vertu de
l'union hypostatique[1671] -, de satisfaction (a 2) -
mais il s'agit d'une satisfaction d'amour[1672], qui dépasse à l'infini
l'offense[1673] -, de sacrifice (a 3) - qui
englobe et parachève les deux précédentes -, de rachat (a 4) - qui se ramène à
la satisfaction. En tout cela, on peut voir, avec les nuances requises, la
"rédemption ascendante" de G. Aulen et du P. Sesboué.
Mais notre docteur y
ajoute la causalité physique[1674], c'est-à-dire la causalité
efficiente instrumentale (a 6), qu'il a découverte progressivement en méditant
les écrits de saint Cyrille (caractère vivifiant de la chair du Verbe) et du
Damascène (l'humanité instrument de la divinité) :
Parce que l'humanité du Christ est
l'instrument de la divinité... par voie de conséquence toutes les actions et
passions du Christ opèrent instrumentalement dans la vertu de la divinité pour
le salut des hommes. Et c'est pourquoi la passion du Christ cause le salut des
hommes par mode de cause efficiente[1675].
Cela, moyennant un
"contact spirituel" :
Certes, la passion du Christ est corporelle.
Elle possède cependant une vertu spirituelle du fait de la divinité unie (à
l'humanité) ; et c'est pourquoi elle exerce son efficacité par un contact
spirituel, à savoir par la foi et le sacrement de la foi, selon cette parole de
l'Apôtre : "Dieu l'a posé comme instrument de propitiation par la foi dans
son sang" (Ro 3, 25)[1676].
Trait tout-à-fait
original, relevant, pour reprendre la terminologie de G. Aulen et du P.
Sesboué, du "mouvement descendant" de la rédemption qui intègre et se
subordonne le "mouvement ascendant"[1677].
Le Compendium offre de cette doctrine un
vigoureux résumé unissant la quintessence de la pensée des Pères à celle des
premiers scolastiques. Saint Augustin nous présentait le Christ (et saint Léon,
la croix), comme sacramentum et exemplum.
Le Lombard évoquait sa mort comme causa
et forma, c'est-à-dire cause méritoire et exemple, de notre salut. Le
Commentaire du Credo ne parle encore
que de remedium et d'exemplum. Le chapitre 227 du Compendium synthétise toutes ces
données :
(Le Christ) a voulu mourir, non seulement pour
que sa mort nous fût un remède de satisfaction, satisfactionis remedium, mais encore un sacrement de salut, salutis sacramentum, afin que nous
mourions à la vie charnelle à la ressemblance de sa mort, transférés à une vie
spirituelle... Il a aussi voulu mourir, pour que sa mort nous fût un exemple, exemplum, de vertu parfaite.
En d'autres termes,
sans parler de l'exemple de son amour, le Christ nous sauve comme il nous donne
(instrumentalement, par son humanité) sa grâce capitale : et per meritum et per efficaciam quamdam :
Donner la grâce ou l'Esprit Saint convient au
Christ... instrumentalement aussi en tant qu'il est homme : en tant que
son humanité a été l'instrument de sa divinité. Et ainsi ses actions nous
furent salutaires en vertu de sa divinité, en tant que causant en nous la grâce
d'une part par le mérite, d'autre part par une certaine efficacité[1678].
Rien d'étonnant à
cela : "c'est par grâce que nous sommes sauvés". L'efficience
instrumentale de la passion relève de la grâce capitale[1679], et l'une et l'autre de la
causalité instrumentale de l'humanité du Christ.
C'est d'ailleurs
pourquoi, on l'a remarqué, la passion et la mort du Christ jouent chez saint
Thomas un rôle prépondérant, mais non exclusif comme chez saint Anselme :
tous les acta et passa du Christ nous
sont salutaires, en particulier sa résurrection, "de par la vertu de la
divinité dont le propre est de vivifier les morts[1680]". D'où chez saint
Thomas, comme chez les Pères, un équilibre remarquable entre passion et
résurrection, kénose et glorification. Son enseignement pouvait passer presque
sans retouches, quand le besoin s'en ferait sentir, dans le magistère de
l'Eglise.
Dans le domaine de la
rédemption comme dans tous les autres, le docteur subtil allait faire passer la
doctrina recepta, spécialement telle
que l'avait formulée saint Thomas, à l'épreuve de la révision. On trouve
l'expression de sa critique dans l'Opus
Oxoniense : III Sent. d 19 et 20.
Place
de la rédemption dans le plan divin
Incarnatio non fuit occasionaliter praevisa[1681]. Pour Scot, la rédemption
n'est pas le but principal de l'incarnation, mais "une fin secondaire,
occasionnelle et surajoutée aux premières déterminations divines"[1682] : le Christ a été
voulu indépendamment de la chute et de sa réparation, simplement, "il ne
serait pas venu comme médiateur, ni pour souffrir, ni pour mourir, si personne
n'avait péché"[1683]. Il a reçu les dons de la
grâce à un degré supérieur, parce qu'il est "la Tête de ceux qui ont la
grâce"[1684].
Un
mérite fini pour une offense finie
On appelle mérite
"formellement l'ordre d'une oeuvre louable dans celui qui mérite à celui
qui accepte, (oeuvre) que celui qui accepte et récompense dans celui pour qui
elle est acceptée"[1685]. La racine se trouve dans
un "bon vouloir de la volonté", c'est-à-dire "dans l'affection
de la volonté pour la justice, non dans un sentiment intéressé". Dans le
mérite, le rôle prépondérant revient à l'acceptation divine : "Tout
acte accepté par Dieu, comme acte bon et louable, pour lequel Dieu veut
récompenser celui dont il accepte l'acte, est méritoire"[1686].
Si les actes du Christ
prépascal sont méritoires, c'est que, restant malgré tout viateur, il n'est pas
"totalement hors d'état de mériter selon tout son objet", même par
ses actes d'amour béatifique. Il avoue d'ailleurs que la chose est difficile à
concevoir[1687].
Dès l'instant de sa
conception, le Christ a mérité, puisqu'il possédait tout ce qui était
nécessaire pour cela - "la puissance parfaite, la grâce, l'objet présent
par l'intellect"[1688]. Mais, sa volonté humaine
étant finie, son mérite était fini :
Je dis que le mérite du Christ était fini,
parce que dépendant essentiellement d'un principe fini, même à le prendre selon
tous ses aspects, soit par rapport au suppôt du Verbe, soit par rapport à sa
fin, car tous ses aspects étaient finis et c'est pourquoi il était fini selon
n'importe quelle circonstance[1689].
On ne peut dire en
effet avec saint Thomas que la grâce du Christ soit de quelque manière infinie
- sinon d'une infinité extrinsèque -, et pas davantage la gravité du péché
originel. A offense intrinsèquement finie, et seulement extrinsèquement
infinie, mérite satisfactoire intrinsèquement fini, extrinsèquement infini :
c'est ainsi qu'il compense le péché, autant que possible, selon les exigences
de la justice.
Une
satisfaction nullement nécessaire
Toutes les raisons
alléguées à l'appui de la nécessité de la rédemption sont très faibles[1690]. Celle-ci n'offrait d'autre
nécessité que le décret souverainement libre de Dieu[1691]. Même compte tenu des
exigences de la stricte justice, un ange, ou tout autre homme, "si la
première grâce lui avait été donnée sans mérites" (antérieurs)[1692], aurait pu accomplir la
satisfaction requise. Du reste, le Christ lui-même n'a pu mériter notre salut
que de congruo, en fonction de
l'acceptation divine[1693].
Appréciation
L'Eglise n'a jamais
condamné cette doctrine, qui paraîtra réductrice aux disciples de saint Thomas.
La rédemption y est ramenée, dans l'ensemble de plan divin, à la portion
congrue. Les seules "catégories" retenues sont celle de la
satisfaction (entendue d'une manière bien plus juridique que chez saint
Thomas), et surtout celle du mérite - mérite limité comme la grâce du Sauveur. L'un
et l'autre mode de causalité est effectivement capital mais d'ordre purement
moral. De la causalité efficiente instrumentale, donc physique, liée au statut
instrumental de l'humanité sainte, il n'est pas question. Même s'il met l'unité
du Christ moins en sûreté que saint Thomas, Scot pourtant adhérait, comme tous
les grands maîtres du XIII° siècle, à la seconde opinion ; il affirmait
que dans le Christ "ce n'est pas proprement l'homme qui a été assumé, mais
la nature humaine"[1694], et que "par
l'humanité le Verbe est formellement homme"[1695]. Mais, ne tenant aucun
compte des lignes essentielles de la tradition patristique[1696], il n'a pu qu'exercer son
ingéniosité sur des notions abstraites, et courait le plus grand risque de
négliger des aspects essentiels de la pensée de l'Eglise de toujours. Parmi
ceux-ci, la périchorèse christologique et le statut instrumental de l'humanité
du Christ, mis en lumière par les Pères grecs, et recueillis par saint Thomas,
lui aurait permis une vision plus profonde et plus étendue de l'influence du
Christ-homme dans la rédemption.
Aux XIV° et XV° siècle
se constitue une école scotiste, renforcée par le nominalisme, dont la plupart
des membres eurent à coeur de maintenir intégralement la doctrine du maître sur
le mérite du Christ. Ainsi Durand de Saint-Pourçain, Occam, Pierre d'Ailly,
Biel. Les écoles rivales défendant avec non moins d'ardeur les thèses
contraires, on assiste à une floraison de dissertations pour savoir si la
satisfaction du Christ s'est ou non accomplie ex rigore iustitiae, voire ad
strictos iuris apices. On trouve des reliquats de ces controverses dignes
des sorbonicoles de Rabelais jusque chez Suarez[1697] et de Lugo[1698].
Cependant le Magistère de l'Eglise tirait un profit
plus substantiel des progrès de la théologie de saint Anselme à saint Thomas en
intégrant dès 1343 à ses formulaires doctrinaux le concept de mérite dans une Bulle de Clément VI
relative aux indulgences :
Le Fils unique de Dieu... "qui est devenu
pour nous sagesse, justice, sanctification et rédemption" (Cf. 1 Co 1,
30), "non pas avec le sang des boucs ou des veaux, mais avec son propre
sang, est entré une fois pour toutes dans le sanctuaire et nous a acquis une
rédemption éternelle" (He 9, 12). "Ce n'est par rien de corruptible,
or ou argent, mais par son sang précieux, le sang d'un agneau pur et sans
tache, qu'il nous a rachetés" (cf. 1 P 1, 18 sq.). Sur l'autel de la
croix, il a, l'innocent immolé, répandu non une infime goutte de sang, qui eût
pourtant suffi, par suite de son union au Verbe, à la rédemption de tout le
genre humain, mais en abondance, un fleuve de sang, tellement que "de la
plante des pieds au sommet de la tête plus rien n'était intact en lui"
(Cf. Is 1, 6). Quel grand trésor il a acquis à l'Eglise militante, pour que
cette effusion ne fût pas inutile !...
Nous savons que les mérites de la bienheureuse Mère de Dieu et de tous les élus, du
premier au dernier, contribuent à la richesse de e trésor, dont il ne faut pas
craindre qu'il puisse s'épuiser ou diminuer, soit à cause des mérites infinis du Christ, dont nous
avons parlé, soit parce que plus il y a d'hommes amenés à la justice lorsqu'on
applique ce trésor, plus s'accroît la masse des mérites[1699].
De même dans le décret
Firmiter d'Eugène IV pour les
Jacobites (1442): l'Eglise romaine "croit fermement et enseigne que
jamais personne n'a été délivré de la domination du diable, si ce n'est par le
mérite du Médiateur".
Les réformateurs ne
contredisent pas l'enseignement des conciles sur la Trinité et l'Incarnation,
mais introduisent certaines déviations dans la conception de l'Incarnation et
surtout de le Rédemption. Celle-ci est toujours mise chez eux en un relief
dramatique, et corrélative du thème de la justification forensique[1700], systématisée par
Mélanchton : la passion sanglante est nécessaire, et exclut toute
collaboration de notre part. Nous restons totalement corrompus, mais en vertu
d'une imputation purement juridique Dieu substitue son Fils aux pécheurs et le
châtie à notre place. Une telle sotériologie paraît fondée entièrement, non sur
l'amour de Dieu, mais sur une justice implacable. Pour les grandes lignes, on
constate entre les premiers réformateurs une unité assez remarquable.
Le premier père de la
réforme, orateur et mystique plus que théologien, se plaît à l'occasion à
reprendre le vieux thème patristique de la défaite du démon. Mais il semble
surtout avoir été fasciné par le verset 13 de Gal 3, sur lequel il revient à
maintes reprises. Dans la passion, le Christ va jusqu'à "revêtir la
personne pécheresse" : il a pris sur lui tous nos péchés comme s'il
les avait commis lui-même :
Le Christ est vraiment devenu le maudit selon
la Loi, non pour lui-même, mais pour nous, comme le dit saint Paul[1701].
Comme selon la loi tout larron doit être
pendu, le Christ dut donc aussi être pendu selon la loi de Moïse, parce qu'il
tenait la place du pécheur et du larron, et non pas d'un seul, mais de tous les
pécheurs et de tous les larrons[1702].
Lui-même certes est innocent, car il est
l'Agneau de Dieu, immaculé, sans tache, mais parce qu'il porte les péchés du
monde, son innocence est chargée de la culpabilité de tous ces péchés. Quels
que soient les péchés que moi, que toi, que tous nous avons commis et
commettrons, ils sont aussi bien ceux du Christ (propria Christi) que s'il les avait commis. Somme toute, il faut
que notre péché devienne le propre péché du Christ, sinon nous périrons pour
l'éternité. D'impies sophistes ont obscurci cette vraie connaissance du Christ
que nous ont livrée Paul et les prophètes[1703].
Nous ne devons pas nous représenter le Christ
comme une personne privée innocente - ainsi que les scolastiques, Jérome et
d'autres l'ont fait - personne qui en elle-même serait sainte et juste. Il est
vrai que Jésus-Christ est une personne très pure ; mais il ne faut pas
s'arrêter là : tu n'as pas encore compris le Christ, même si tu sais qu'il
est Dieu et homme. Mais tu le comprendras véritablement si tu crois que cette
personne très pure et très innocente t'a été donnée par le Père pour être
pontife et Sauveur, ou plutôt pour être ton esclave qui, se dépouillant de son
innocence et de sa sainteté, revêt ta personne pécheresse, porte ton péché, ta
mort et ta malédiction, devient pour toi victime et maudit, afin de te délivrer
de la malédiction de la loi[1704].
Tous les prophètes ont vu que le Christ serait
le brigand le plus grand de tous, le plus homicide et adultère et voleur et
sacrilège et blasphémateur, etc., qui ait jamais été au monde, car ce n'est
plus sa personne qu'il porte, ce n'est plus le Fils de Dieu né de la Vierge,
mais un pécheur, qui a et qui porte le péché de Paul qui fut blasphémateur,
persécuteur et violent ; de Pierre qui a renié le Christ ; de David
qui fut adultère, homicide et qui a fait blasphémer le nom du Seigneur aux
païens ; au total, celui qui a et qui porte tous les péchés de tous en son
corps. Ce n'est pas qu'il ait commis lui-même tous ces péchés, mais ceux que
nous avons commis, il les a chargés en son corps, afin de satisfaire pour eux
par son sang[1705].
La passion du Christ
représente donc un étrange affrontement entre "le péché le plus grand, le
seul péché, et la justice la plus grande, la seule justice"[1706].
Rien d'étonnant dès
lors si, devenu pécheur, la malédiction même, il subit justement le châtiment
divin, comme sous l'effet de la colère de Dieu :
C'est ainsi que le Christ, Fils de Dieu,
est... l'unique personne... qui prit sur elle nos péchés et dériva sur elle la
colère de Dieu en raison de nos péchés... En effet la colère de Dieu ne pouvait
être apaisée et écartée, sinon par une telle et si grande victime, qui est le
Fils de Dieu, lui qui ne pouvait pécher[1707].
Et Luther de
prêter ce langage au Père :
Sois Pierre le renégat, Paul le persécuteur,
David l'adultère, sois ce pécheur qui as mangé la pomme du paradis, bref, sois
la personne qui a commis les péchés de tous les hommes. Par conséquent tu as à
payer et à satisfaire pour eux. La loi vient donc et dit : je le trouve
pécheur et de telle sorte qu'il a pris sur lui les péchés de tous les hommes et
je ne vois de péché qu'en lui ; il faut donc qu'il meure sur la croix.
Alors elle se précipite sur lui et le met à mort. Par ce moyen le monde est
délivré et purifié de ses péchés[1708].
La sotériologie de
Calvin diffère peu, dans les grandes lignes, de celle de Luther. Dieu qui
"a ordonné par un décret de sa volonté la chute du premier homme"[1709], "nous a commandé ce
qui était par-dessus notre vertu pour nous convaincre de notre
impuissance"[1710]. La justification ne pourra
donc venir que d'un principe extrinsèque qui opère en nous sans nous :
l'imputation juridique des mérites de Jésus-Christ, moyennant la foi entendue
comme une ferme confiance que nos péchés nous sont remis à cause du Christ[1711].
Comme chez Luther, le
Christ est donc souillé de la fange du péché par "transfert
d'imputation"[1712] : "La culpabilité
qui nous rendait passibles de châtiment a été transférée à la tête du Fils de
Dieu"[1713] :
Quand donc le Christ est attaché à la croix,
il se rend sujet à la malédiction. Il fallait qu'il en fût ainsi : c'est
que la malédiction qui nous était due et apprêtée pour nos iniquités fût
transférée en lui, afin que nous en fussions délivrés... Par conséquent, afin
de s'acquitter de notre rédemption, il a mis son âme en sacrifice expiatoire
pour le péché, comme dit le prophète (Is 53, 5-11), afin que toute l'exécration
qui nous était due comme à des pécheurs, étant rejetée sur lui, ne nous fût
plus imputée[1714].
Du fait de cette
substitution, non seulement Jésus est mort comme un malfaiteur, mais l'abandon
dont il se plaint sur la croix serait la souffrance des damnés. C'est ce que
signifierait l'article de foi : "Il est descendu au
enfers" :
Ainsi fallut-il que le Christ luttât comme
corps à corps avec les troupes infernales et l'horreur de la mort éternelle...
Si donc il est dit être descendu aux enfers, rien d'étonnant à ce qu'il ait
enduré la mort infligée aux scélérats par un Dieu courroucé[1715].
Conception
inacceptable, est-il besoin de le préciser : la peine du dam, séparation
radicale de Dieu inséparable de la haine de Dieu, ne peut frapper que celui qui
s'est personnellement séparé de lui par le péché ; elle ne peut être que
la "fructification immanente"[1716] du péché.
Ces outrances devaient
entraîner peu après, au sein du protestantisme, la réaction radicale de Socin,
chez qui la raison humaine réclamait la priorité sur la révélation. Sa critique
s'attaquait surtout au dogme de la Trinité (unitarisme), à la virginité
perpétuelle de Marie et à sa maternité divine, mais aussi à la rédemption,
surtout telle que la concevaient les réformateurs : "En cette matière
il y a eu de graves erreurs... surtout parmi ceux qui se sont séparés de
l'Eglise Romaine"[1717]. Persuadé d'être le
bénéficiaire d'une véritable révélation, il combat la conception de la satisfaction
reçue dans les Eglises protestantes[1718]. La satisfaction n'a rien
de nécessaire : Dieu peut toujours renoncer au châtiment ; bien plus,
il affirme partout sa volonté de pardonner au coupable sans autre condition que
le repentir ; du reste, une telle satisfaction s'avère impossible :
pour acquitter notre dette en justice, le Christ aurait dû souffrir la mort
éternelle autant de fois qu'il y a de pécheurs[1719].
Cette doctrine
exercera une grande influence au XVIII° siècle[1720], et se trouve à l'origine
du protestantisme libéral, transposé à la fin du XIX° siècle, au sein du
catholicisme, dans le modernisme et ses avatars contemporains.
Le concile de Trente
évoque la rédemption dans sa V° session (sur le péché originel, 17 juin 1546),
sa VI° session (sur la justification, 13 janvier 1547) et sa XXII° session (sur
l'eucharistie, 17 septembre 1562). Il faudrait lire intégralement ces décrets
très élaborés, intégrant avec un équilibre remarquable divers aspects de la
tradition patristique et de la pensée thomiste.
V°
session : le mérite du Christ
La passion du Christ,
dont les mérites sont appliqués dans le baptême, est le seul remède du péché
originel :
Si quelqu'un affirme que ce péché d'Adam, qui
est un par son origine et qui, transmis à tous par propagation héréditaire et
non par imitation, est propre à chacun, peut être enlevé par les forces de la
nature humaine ou par un autre remède que les mérites de l'unique Médiateur, notre Seigneur Jésus-Christ, qui
nous a réconciliés avec Dieu dans son sang, "devenu pour nous justice,
sanctification et rédemption (1 Co 1, 30) ; ou s'il nie que ce mérite de
Jésus-Christ soit appliqué aux adultes et aux enfants par le sacrement de
baptême conféré selon l'usage et la forme de l'Eglise, qu'il soit anathème. Car
"il n'est pas d'autre nom sous le ciel qui ait été donné aux hommes, par
lequel nous devons être sauvés" (Ac 4, 12). D'où cette parole :
"Voici l'agneau de Dieu, celui qui ôte les péchés du monde" (Jn 1,
29) et celle-ci : "Vous tous qui êtes baptisés, vous avez revêtu le
Christ" (Gal 3, 27)[1721].
On notera le parallèle
paulinien des deux Adam - orchestré par une citation de l'Apôtre -, précisé par
la notion de mérite.
VI°
session : mérite et satisfaction de notre Sauveur
Ce décret[1722], l'un des plus importants
et des plus remarquables du concile, ne vise pas seulement à réfuter l'hérésie
de Luther, mais à donner une vue d'ensemble de la doctrine de la grâce.
L'historien protestant Harnack reconnaît :
Le décret sur la justification, pour être une
oeuvre artificielle, n'en est pas moins, à bien des points de vue, un excellent
travail ; à tel point que l'on peut se demander si la Réforme se serait
développée, si ce décret avait été rendu au concile du Latran au début du
siècle, et était réellement passé dans la chair et le sang de l'Eglise[1723].
Lisons les passages
relatifs à la rédemption, dans le contexte général des grandes articulations de
ce décret[1724] :
I. Le plan salvifique de
Dieu
Ch. 1 : Impuissance de la nature et de la loi pour
justifier les hommes.
Le péché originel,
même pour les juifs astreints à la Loi, ayant "affaibli et dévié" -
encore que nullement éteint, contre Luther - le libre arbitre, appelait à titre
de remède la venue du Rédempteur.
Ch. 2 : L'économie et le mystère de la venue du Christ
Aussi arriva-t-il que le Père céleste,
"Père des miséricordes et Dieu de toute consolation" (2 Co 1, 3),
après l'avoir annoncé et promis, avant la Loi et du temps de la Loi, à beaucoup
de saints Pères (Gen 49, 10. 18), envoya aux hommes, quand vint la bienheureuse
"plénitude des temps" (Ep 1, 10 ; Gal 4, 4), le Christ Jésus,
son Fils, pour racheter les Juifs sujets de la Loi, pour "faire aussi
atteindre la justice aux païens qui ne la cherchaient pas" (Ro 9, 30), et
pour que tous "reçussent la qualité de fils adoptifs" (Ga 4, 5).
C'est lui que "Dieu a établi victime propitiatoire dans son sang,
moyennant la foi, pour nos péchés" (Ro 3, 25), "non seulement pour
les nôtres, mais pour ceux du monde entier" (1 Jn 2, 2)[1725].
On notera :
- La très forte concentration - hautement traditionnelle chez les Pères
- de textes scripturaires, en particulier pauliniens, irrécusables pour les
protestants.
- Une très belle fresque du dessein divin de salut, mettant en relief
l'ordination de l'incarnation à la rédemption, l'universalité de principe de
celle-ci (contre les réformateurs), le caractère sacrificiel de la passion du
Sauveur.
Chapitre 3 : Ceux qui sont justifiés par le Christ
Mais bien que lui "soit mort pour
tous" (2 Co 5, 15), tous cependant n'éprouvent pas le bienfait de sa mort,
mais ceux-là seulement auxquels le bienfait de sa passion est communiqué. Car
de même que les hommes ne naîtraient pas dans l'injustice, s'ils ne naissaient
de la descendance corporelle d'Adam, descendance qui leur a fait contracter,
par lui, lorsqu'ils sont conçus, l'injustice personnelle, de même ils ne
seraient jamais justifiés s'ils ne naissaient pas dans le Christ d'une
naissance nouvelle, où leur est accordée, par les mérites de sa passion, la
grâce qui les fait justes[1726].
Nous retrouvons ici la
solution thomiste au problème : la rédemption est-elle bien
universelle ? Le Christ est-il vraiment mort pour tous ? Mais alors,
tous sont-ils sauvés ? Cette fois encore, le concile recourt au parallèle
des deux Adam : à péché contracté du fait de la naissance en Adam, remède
procuré par la renaissance dans le Christ, grâce aux mérites - noter la notion
- de sa passion. Celle-ci non seulement nous vaut une imputation extrinsèque de
la justice du Christ (Luther), mais nous rend justes en nous donnant la grâce.
II. La réalisation de ce
plan
Ch. 4 : esquisse d'une description de la
justification de l'impie. Son mode dans l'état de grâce
Le transfert de l'état
de péché des fils d'Adam à l'état de grâce ne se réalise que par le "bain de
la régénération" ou le désir de le recevoir[1727].
Ch. 5 : Nécessité pour les adultes d'une préparation
à la justification. Son origine
La justification par
le don de la grâce sanctifiante est préparée par des grâces actuelles purement
gratuites, qui permettent à l'homme de se tourner vers Dieu :
Le commencement de la justification chez les
adultes doit être cherché dans la grâce prévenante de Dieu par Jésus-Christ,
c'est-à-dire par un appel de lui, qui leur est adressé sans aucun mérite
préalable en eux. De la sorte, ceux que leurs péchés avaient détournés de Dieu
se disposent, poussés et aidés par la grâce, à se tourner vers leur
justification, en acquiesçant et en coopérant librement à cette grâce[1728].
C'est la solution de
saint Thomas, au traité de la grâce (I-II q 112 a 2 ; q 113 a 3) au
problème : si la justification est gratuite et exclut tout mérite
antérieur, comment peut-on affirmer que l'homme y coopère librement ? Une
préparation[1729] et un acte du libre arbitre[1730] sont certes nécessaires à
la justification, répond le concile avec notre docteur, mais cette préparation
elle-même "vient à titre de principe de Dieu qui meut le libre
arbitre"[1731] ; Dieu en effet, qui
"meut toutes les (créatures) selon le mode de chacune", meut l'homme
à la justice selon le mode de la nature humaine", qui consiste à agir
librement ; par conséquent, Dieu "infuse le don de la justice qui
justifie de telle sorte qu'en même temps il meut le libre arbitre à accueillir
le don de la grâce en ceux qui sont capables de (recevoir) cette motion"[1732].
Ch. 6 : Mode de la préparation
S'inspirant de III q
85 a 5[1733], le concile décrit ensuite
les grands moments de la justification du pécheur :
Les hommes sont disposés à la justice
elle-même quand, poussés et aidés par la grâce
divine, la foi "qu'ils
entendent prêcher" se formant en eux (Ro 10, 17), ils se tournent
librement vers Dieu, croyant à la vérité de la révélation et des promesses
divines, à celle-ci notamment que Dieu justifie l'impie par grâce "au
moyen de la rédemption qui est dans le Christ Jésus" (Ro 3, 24) ;
quand, comprenant qu'ils sont pécheurs, en passant de la crainte de la justice divine, qui les ébranle salutairement, à la
considération de la miséricorde de Dieu, ils s'élèvent à l'espérance, confiants que Dieu, à cause du Christ, leur sera
favorable, quand ils commencent à l'aimer
comme la source de toute justice, et, pour cette raison, se retournent contre
leurs péchés dans une sorte de haine et de détestation, c'est-à-dire par cette pénitence que l'on doit faire avant le
baptême (Ac 2, 38) ; quand, enfin, ils se proposent de recevoir le
baptême, de commencer une vie nouvelle et d'observer les commandements divins[1734].
Le concile, on l'aura
noté, remplace la "charité" de saint Thomas - qui dit déjà
l'accomplissement plénier de la conversion - par "amour" : il
s'agit ici d'un commencement d'amour qui amorce le processus de conversion lors
de la première justification, non encore de la charité théologale. Ce terme
d'amour lui-même avait fait l'objet de longs débats : il avait été
successivement employé, retiré et remis.
Ch. 7 : La justification de l'impie et ses causes
C'est ici le chapitre
central, évoquant, selon la méthode aristotélicienne et thomiste, toutes les
causes de la justification :
De cette justification, voici les causes :
cause finale, la gloire de Dieu et
du Christ, et la vie éternelle ; cause efficiente, Dieu, qui dans sa miséricorde, purifie et sanctifie
gratuitement (1 Co 6, 11) par le sceau et l'onction de l'Esprit Saint promis,
qui est le gage de notre héritage (Cf. Ep 1, 13 sq.) ; cause méritoire, le Fils unique bien-aimé de
Dieu, notre Seigneur Jésus-Christ, qui, "alors que nous étions
ennemis" (Ro 5, 10), à cause de l'extrême amour dont il nous a aimés (Ep
2, 4), a mérité notre justification par sa très sainte Passion sur le bois de
la croix et a satisfait pour nous à
Dieu son Père ; cause instrumentale,
le sacrement de baptême, le "sacrement de la foi"[1735], sans laquelle il n'est
jamais arrivé à personne d'être justifié. Enfin, l'unique cause formelle est la justice de Dieu,
"non pas celle par laquelle il est juste en lui-même, mais celle par
laquelle il nous fait justes"[1736], celle reçue de lui en don
qui nous renouvelle au plus intime de l'âme, par qui nous sommes non seulement
réputés justes, mais vraiment justes et nommés tels, recevant la justice, dans
la mesure où "l'Esprit Saint distribue à chacun à son gré" (1 Co 12,
11) et selon la disposition et la coopération personnelle de chacun[1737].
On reconnaît dans
cette vaste fresque une synthèse organisée de grands thèmes thomistes mis en
oeuvre à propos de la causalité de la passion du Christ - cause méritoire, satisfaction, qui acquièrent ainsi un caractère officiel définitif
-, mais aussi dans la Ia Pars
- la gloire de Dieu est la fin de toutes choses, mais Dieu fait
consister sa gloire à nous communiquer sa bonté[1738] ; au traité de la
grâce : la grâce qui nous
justifie est une participation à la nature divine, mais elle n'est pas Dieu
lui-même, elle nous est bien propre et intrinsèque, elle "pose quelque
chose dans l'âme"[1739] (contre Luther) ; au
traité des sacrements : les sacrements, causes instrumentales de la grâce[1740]. On ne trouve pas ici la
causalité efficiente intrumentale de la passion elle-même, sans doute
considérée comme trop particulière à saint Thomas ; mais c'est d'elle que
dépend la causalité efficiente instrumentale des sacrements : sans cet
instrument conjoint qu'est l'humanité du Verbe (avec tous ses acta et passa), point d'instrument
séparé.
Les chapitres suivants
envisagent, contre la justification extrinsèque par la foi-confiance de Luther,
la justification dans le pécheur, dans ses rapports avec la foi, les oeuvres
(avec le mérite qu'elles acquièrent) et les sacrements. Au principe
protestant : fide sola[1741], le concile substitue le
principe néo-testamentaire authentique : fide viva. Si "l'Apôtre dit que l'homme est justifié
gratuitement par la foi", ce n'est pas que la foi sans la charité suffise,
et que les oeuvres soient superflues, mais c'est que "la foi est le
commencement du salut de l'homme"[1742] : "Nous sommes
dits justifiés gratuitement parce que rien de ce qui précède la justification,
foi ou oeuvres, ne mérite cette grâce de la justification"[1743]. Ce qui nous justifie,
c'est la foi informée par la charité, et elle produit des oeuvres qui sont
méritoires dans la mesure où elles jaillissent de la grâce[1744]. Ainsi dans notre
justification tout est de Dieu (comme cause première) et tout est de nous
(comme cause seconde et sujet de nos actes méritoires).
La justification ne
peut en aucun cas se confondre avec la certitude subjective qu'on en peut avoir[1745] : nul ne peut
"sans révélation spéciale, savoir ceux que Dieu s'est choisis"[1746].
L'observation des
commandements est possible et nécessaire[1747]. Quant à ceux qui ont
commis un péché mortel, ils perdent la grâce, mais non la foi[1748]. Ils peuvent donc se
relever par la pénitence, qui inclut non seulement la contrition, mais la
confession sacramentelle[1749].
XXII°
session : Le très saint sacrifice de la messe
Le décret sur la
justification n'avait pas évoqué, parmi les causes de notre justification, la
valeur sacrificielle de la passion, notion hautement traditionnelle et retenue
par saint Thomas parmi les modes de causalité de la passion[1750]. Cette lacune est comblée
dans le décret publié en 1562 sur "le très saint sacrifice de la messe".
Impossible en effet de montrer en quoi l'eucharistie est un sacrifice, sans la
référer à l'unique sacrifice dont elle est le mémorial[1751]. Ce très beau développement
s'inspire de très près de l'épître aux Hébreux :
Comme sous l'Ancien Testament, au témoignage
de l'Apôtre Paul, par suite de l'impuissance du sacerdoce lévitique, il n'y
avait pas de sacrifice parfait, il a fallu, d'après une disposition de Dieu, le
Père des miséricordes (2 Co 1, 3), que se levât un autre prêtre "selon
l'ordre de Melchisédech" (Gen 14, 18 ; Ps 109, 4 ; He 7, 11),
notre Seigneur Jésus-Christ, capable "d'amener à la plénitude" et de
rendre parfaits "ceux qui devaient être sanctifiés" (He 10, 14). Lui,
notre Dieu et Seigneur, dut donc "s'offrir une fois pour toutes",
mourant en intercesseur sur l'autel de la Croix, afin de réaliser pour eux une
"rédemption éternelle".
Après la valeur
sacrificielle de la passion, celle de l'eucharistie. Pour les réformateurs,
l'eucharistie ne pouvait être un sacrifice, puisque la croix est l'unique
sacrifice de la nouvelle Alliance. Dans la ligne de saint Thomas[1752] et de toute la tradition,
le concile montre que le sacrifice eucharistique ne fait pas nombre avec celui
de la croix : il en est la représentation, le mémorial :
Cependant, comme sa mort ne devait pas mettre
fin à son sacerdoce (He 7, 24), à la dernière Cène, "la nuit où il fut
livré", il voulut laisser à l'Eglise, son épouse bien-aimée, un sacrifice
visible, comme le réclame la nature humaine, où serait représenté le sacrifice
sanglant qui allait s'accomplir une unique fois sur la croix, dont le souvenir
(memoria, la mémoire, le mémorial) se
perpétuerait jusqu'à la fin des siècles (1 Co 11, 23 sq.) et dont la vertu
salutaire s'appliquerait à la rédemption des péchés que nous commettons chaque
jour. Déclarant qu'il était établi "prêtre selon l'ordre de Melchisédech
pour l'éternité" (Ps 109, 4), il offrit à Dieu le Père son corps et son
sang sous les espèces du pain et du vin, et, sous les mêmes signes, il les
distribua à manger à ses Apôtres qu'il établissait alors prêtres du Nouveau
Testament ; à eux et à leurs successeurs dans le sacerdoce, il donna
l'ordre de les offrir par ces paroles : "Faites ceci en mémoire de
moi" (Lc 22, 19), comme l'Eglise l'a toujours compris et enseigné. Car ayant
célébré la Pâque ancienne, que la multitude des enfants d'Israël immolait en
souvenir (memoria) de la sortie
d'Egypte, il institua la Pâque nouvelle où l'Eglise l'immole lui-même par ses
prêtres, sous des signes visibles, en souvenir (memoria) de son passage de ce monde au Père, lorsqu'il nous
racheta par l'effusion de son sang et qu'il "nous arracha à la puissance
des ténèbres et nous transporta dans son royaume" (Col 1, 13)[1753].
Rome n'accorda pas
tout d'abord une attention spéciale à l'hérésie des sociniens (unitariens),
considérée comme une des innombrables "variations des Eglises
protestantes", suffisamment condamnée par les documents du concile de
Trente. Cependant à la suite de la propagande intense des unitariens en Italie,
le pape Paul IV se décida, le 7 août 1555, à condamner leurs erreurs
principales, notamment sur la rédemption entendue au sens objectif : la
négation du fait que "le même Jésus-Christ notre Seigneur a subi la très
cruelle mort de la croix pour nous racheter de nos péchés et de la mort
éternelle, et nous réconcilier avec son Père pour (nous donner) la vie"[1754].
Cette condamnation
réaffirmait la doctrine traditionnelle, mais sans apporter aucune précision de
caractère technique. Clément VIII devait la renouveler sans aucun changement le
3 février 1603.
Juriste de métier, le
protestant hollandais Hugo de Groot oppose au rationalisme socinien une
vigoureuse réplique dans sa Defensio
fidei catholicae de satisfactione Christi (1617). S'appuyant sur
l'Ecriture, mais aussi sur la tradition, testimonia
patrum, il défend la notion de satisfaction telle que l'avaient entendue
les premiers réformateurs : "l'acquittement de la peine due à nos
péchés"[1755], "la punition d'un
seul en vue d'obtenir l'impunité à un autre"[1756]. Il y explique comment le
Christ en sa passion manifeste la haine de Dieu pour le péché :
Dieu n'a pas voulu laisser passer tant de si
graves fautes sans un exemple insigne. La raison en est que tout péché déplaît
vivement à Dieu, et d'autant plus qu'il est plus grave... Ce souverain
déplaisir, il convenait à Dieu de le manifester par un acte quelconque ;
et il n'en est pas de plus propre à cet effet que la peine... De plus
l'impunité a pour résultat de faire qu'on apprécie moins la faute, tandis que
le meilleur moyen d'arrêter la tendance au mal, c'est la crainte du châtiment.
D'où cet adage : supporter une injustice passée, c'est en solliciter une
nouvelle. La prudence fait donc un devoir au chef de porter des sanctions.
... Dieu avait donc de très graves raisons de
punir le pécheur, surtout si l'on tient compte de la grandeur et de la
multitude des péchés. Cependant Dieu aime par-dessus tout le genre humain.
Voilà pourquoi, bien qu'il eût le droit et la volonté d'infliger aux péchés des
hommes la peine qu'ils méritent, c'est-à-dire la mort éternelle, il a voulu
épargner ceux qui ont la foi au Christ. Or il y avait deux moyens de pardonner,
ou de faire un exemple, ou de n'en pas faire. Avec beaucoup de sagesse, Dieu a
choisi le moyen qui permettait de manifester à la fois un plus grand nombre de
ses attributs, savoir sa clémence et sa justice, autrement dit la haine du
péché et le souci de faire observer la loi.
... Par là, Dieu nous détourne efficacement du
péché. Car la conclusion est facile : si Dieu n'a pas voulu remettre les
péchés, même aux pécheurs repentants, sans que le Christ les remplaçât pour en
subir la peine, à plus forte raison ne laissera-t-il pas impunis ceux qui
s'obstinent[1757].
Ce n'est donc plus la
justice vindicative, c'est la sagesse de Dieu qui joue désormais le rôle
prépondérant : dans une perspective juridique, Dieu, comme un sage
législateur, punit le Christ à notre place pour faire un "exemple
insigne"[1758] destiné à maintenir la bonne
marche du monde. Cette sotériologie, peu remarquée à l'époque, exercera une
influence non négligeable sur les prédicateurs anglicans et épiscopaliens des
siècles suivants.
Dans la ligne du
concile de Trente, l'évêque de Genève réagissait avec vigueur contre les
aberrations calvinistes dans L'étendard
de la sainte Croix, sermon dirigé contre un "certain petit traité sans
aucun nom d'auteur, d'imprimeur, ni de lieu d'où il sortait" :
Si par les souffrances de Notre-Seigneur,
(l'auteur) entend la valeur d'icelles, il est vrai qu'elles sont
infinies : mais il s'explique mal, les appelant souffrances, douleurs,
tristesses, coupe de l'ire de Dieu et abandonnement d'icelui : il faudrait
plutôt les appeler consolation et douce eau salutaire, de laquelle les abreuvés
n'auront jamais plus soif... Ce même traitement est encore inepte, s'il veut
dire que les souffrances mêmes sont infinies, parce que boire l'ire de Dieu et
être abandonné d'icelui est un mal infini ; il semble néanmoins que ce
soit son intention, quand il dit que le Sauveur a bu la coupe de l'ire de Dieu,
et met entre les articles de la passion la descente aux enfers ; ce que
sans doute il rapporte à la crainte que Calvin attribue à Jésus-Christ, disant
qu'il eut peur et crainte pour le salut de son âme propre, redoutant la
malédiction et l'ire de Dieu. Mais cela est un blasphème intolérable,...
puisque la crainte suppose la probabilité en l'événement du mal que l'on
craint, et que partant Notre Seigneur eut probabilité de damnation. Chose
horrible à dire ![1759]
Même chez les
catholiques cependant, et parmi les meilleurs théologiens, on doit constater à
partir du XVII° siècle certaines déviations dues à l'influence protestante et
janséniste. Il est facile de constituer[1760] un "sombre
florilège" de ces textes, tous postérieurs à la Réforme, et dont la
plupart appartiennent au genre oratoire qui manie plus souvent la métaphore que
le terme propre. D'autre part il serait injuste de les isoler et de leur donner
une importance disproportionnée par rapport à une doctrine qui peut demeurer
bien équilibrée dans l'ensemble. Nous ne retiendrons que quelques passages, et
nous nous attacherons à voir en quoi précisément ils s'écartent de la doctrine
de saint Thomas et de la tradition ancienne, sans prétendre qu'ils expriment
toute la pensée de l'auteur sur la rédemption.
On trouve dans La Croix de Jésus de cet excellent
thomiste des développements remarquables sur la "subsistance
mystique" du Christ dans son corps mystique (I° entretien) et sur les
missions divines (III° entretien). La seconde partie du premier entretien
comporte quelques formules moins heureuses, notamment sur la présentation de
Jésus au Temple :
Il me semble que les paroles de Siméon contiennent
comme un refus de Dieu d'accepter le sacrifice que Marie lui fait. Mère ! cette
tête est trop petite pour la couronne d'épines que je lui ai préparée... Il n'y
a pas assez de sang dans ces veines pour satisfaire ma justice... Remportez cet
enfant, et, quand il aura atteint toutes les proportions et toutes les
dimensions nécessaires pour que je puisse exercer pleinement ma justice, alors
il sera temps de me le présenter[1761].
Sans que cette idée
soit explicitée, il semble bien qu'on se trouve ici devant le thème de la
substitution pénale des réformateurs, plutôt que devant la conception thomiste
authentique telle qu'elle s'exprime par exemple dans III q 1 a 2, q 46 a 1 et
3, q 47 a 3.
Dans ses Sermons sur la Passion de Jésus-Christ
prêchés pendant des années pour le vendredi saint, l'aigle de Meaux, sans en
avoir conscience, ne s'écarte guère de Luther quand il évoque - avec une
insistance marquée - l'imputation à "l'innocent Jésus" d'un péché qui
attire toutes les foudres du "ciel irrité"[1762] :
La plus douce consolation d'un homme de bien
affligé, c'est la pensée de son innocence... Jésus, l'innocent Jésus, n'a pas
joui de cette douceur dans sa passion... Il n'ose plus parler de son
innocence : il est tout honteux devant son Père... Vous me délaissez, ô
mon Dieu ! eh ! Mes péchés l'ont bien mérité... Les crimes dont je suis
chargé ne permettent pas que vous m'épargniez...[1763]
O Jésus, que je n'oserais plus appeler
innocent, puisque je vous vois chargé de plus de crimes que les plus grands
malfaiteurs, on va vous traiter selon vos mérites...[1764]
Jésus prend en vérité l'état de pécheur[1765]... Les passions
ignominieuses (de l'amour déshonnête) font souffrir à notre Sauveur une
confusion qui l'anéantit... Ce trouble qui agite nos sens émus a causé à sa
sainte âme ce trouble fâcheux qui lui a fait dire : "Mon âme est
troublée"[1766].
Rien d'étonnant dès
lors si le Père apparaît comme "un Dieu qui se venge sur un Dieu"[1767], offrant à son Fils un
"visage terrible et épouvantable, le visage de la justice irritée, dont
Dieu étonne le réprouvé"[1768] : "Il le regarde
enfin comme un criminel, et ce criminel lui fait en quelque sorte oublier son
Fils"[1769]. C'est un "Dieu
vengeur" qui lui fait une "guerre ouverte"[1770], dont la "justice...
marche personnellement armée (contre lui) de toutes ses vengeances"[1771]. Le Fils de Dieu est écrasé
par "l'effroyable pressoir de la justice divine"[1772].
L'illustre prédicateur
de revenir avec un prédilection marquée sur la déréliction[1773], l'abandon du Fils par le
Père, d'ailleurs expliqué ailleurs en des termes théologiquement acceptables,
mais qui a pu apparaître aux auditeurs comme réel et non seulement ressenti
comme tel :
Vous vous jetez dans les bras de votre Père,
et vous vous sentez repoussé. Vous voyez que c'est lui-même qui vous persécute,
lui-même qui vous délaisse, lui-même qui vous accable par la plus intolérable
des vengeances[1774].
Et de conclure :
C'est un prodige inouï qu'un Dieu persécute un
Dieu, qu'un Dieu abandonne un Dieu, qu'un Dieu délaissé se plaigne, et qu'un
Dieu délaissant soit inexorable[1775].
Bossuet, à notre
connaissance, s'est toujours abstenu d'attribuer au Sauveur la peine du dam que
Calvin avait cru lire dans l'exclamation : Deus, Deus meus, carex me
dereliquisti ? Il n'en est pas de même du jésuite Bourdaloue, son
contemporain, qui déclarait :
Frappez, maintenant, Seigneur, frappez :
il est disposé à recevoir vos coups ; et sans considérer que c'est votre
Christ, ne jetez plus les yeux sur lui que pour vous souvenir qu'il est le
nôtre, c'est-à-dire, qu'il est notre hostie, et qu'en l'immolant, vous
satisferez cette divine haine dont vous haïssez le péché. Dieu ne se contente
pas de le frapper : il semble
vouloir le réprouver, en le délaissant et en l'abandonnant au milieu de son
supplice : Deus, Deus meus, carex me dereliquisti ? Ce
délaissement et cet abandon de Dieu est en
quelque sorte la peine du dam qu'il fallait que Jésus-Christ éprouvât pour
nous tous, comme dit saint Paul. La réprobation des hommes eût été encore trop
peu de chose pour punir le péché dans toute l'étendue de sa malice : il
fallait, s'il m'est permis d'user de ce
terme, mais vous en pénétrez le sens, et je ne crains pas que vous me soupçonniez de l'entendre selon la pensée
de Calvin, que la réprobation sensible
de l'homme-Dieu remplît la mesure de la malédiction et de la punition qui est
due au péché... Toutefois ne vous en scandalisez pas, puisqu'après tout il n'y
a rien dans ce procédé de Dieu qui ne soit selon les règles de l'équité... Ce
n'est point dans le jugement dernier que notre Dieu irrité et offensé se
satisfera en Dieu ; ce n'est point dans l'enfer qu'il se déclare
authentiquement le Dieu des vengeances ; c'est au Calvaire : Deus ultionum Dominus. C'est là que sa
justice vindicative agit librement et sans contrainte, n'étant point resserrée,
comme elle l'est ailleurs, par la petitesse du sujet à qui elle se fait sentir.
Deus ultionum libere egit. Tout ce
que les damnés souffriront n'est qu'une demi-vengeance pour lui ; ces
grincements de dents, ces gémissements et ces pleurs, ces feux qui ne doivent
jamais s'éteindre : tout cela n'est presque rien en comparaison du
sacrifice de Jésus-Christ mourant[1776].
On aura noté les
atténuations et les hésitations de notre prédicateur devant l'idée de la peine
du dam, dont il n'ignore pas l'origine, et il semble qu'il pense seulement à
une déréliction psychologique ("sensible"), non réelle, extrêmement
profonde, que l'on trouve souvent de saint Jean de la Croix à Jean Paul II.
Nous sommes surtout gênés par cette conception d'un Dieu recherchant à tout
prix une vengeance adéquate, et exerçant sur son Fils une justice vindicative
tout à fait étrangère à l'esprit de la Tradition. Il ne faut du reste pas
exagérer l'importance de ce trait dans l'ensemble d'une prédication généralement
très solide et équilibrée[1777].
On peut en dire autant
du dominicain Antonin Massoulié, à la doctrine par ailleurs strictement
orthodoxe[1778], mais dont on peut
regretter qu'il n'ait pas toujours gardé le bel équilibre de saint Thomas sur
la justice de Dieu dans la passion du Christ :
Je me représente Jésus-Christ en croix qui se
plaint à son Père, et qui, repassant ses plus grandes souffrances, lui
dit : ... Ce qui m'afflige le plus, et qui me remplit d'une douleur
inexplicable, c'est que vous ne me regardez plus qu'avec colère[1779] (Tu autem iratus es cum Christo. Ex Hebr.) et que vous me faites
souffrir tout le poids de votre indignation. Hélas ! Père éternel, quelle est
la raison qui vous oblige d'abandonner ainsi votre propre Fils ? Ut quid dereliquisti me ? Cependant
il fallait que le Père éternel exerçât cette justice sur son Fils[1780]... et que ses souffrances
et ses tourments ne finissent qu'avec sa vie[1781].
Ce brillant oratorien,
arraché par le cardinal de Noailles à l'Abbaye de Sept-Fons où il avait cherché
refuge, et devenu évêque de Clermont, continue, dans un style adapté aux goûts
de son siècle, la tradition des grands orateurs du siècle précédent, sans se
garder toujours de leurs déformations. Ainsi, il exagère quelque peu la
nécessité de la passion par-rapport à la justice de Dieu :
Dieu... doit à toutes ses perfections[1782] la punition du péché. Mais
sa justice, qui demande la punition du pécheur, ne trouve plus rien, en le
frappant, qui puisse la dédommager ou la satisfaire... Il fallait... qu'une
hostie seule capable de glorifier encore plus le Seigneur par ses humiliations,
que l'homme ne l'avait outragé par sa révolte, vînt se mettre entre ses foudres
et nos crimes, et arrêter sur elle seule tous les traits que sa justice avait
préparés contre nous[1783].
A l'inverse de
Bourdaloue, il s'adresse plutôt aux sentiments qu'à la raison. Cette tendance
psychologique lui fait aggraver encore certaines déviations de Bossuet. Il
s'écrie, à propos de l'âme de Jésus :
Tous les crimes de tous les hommes deviennent
ses crimes propres : elle porte un monde d'iniquité, mais mille fois plus
pesant que celui qu'elle porte par sa parole[1784]... L'âme sainte du Sauveur
dans son agonie... se voit tout d'un coup souillée de toutes nos iniquités, de
sorte qu'avec des yeux d'une pudeur divine, elle voit sur elle-même les plus
honteuses impudicités des pécheurs... Ah ! Elle voudrait bien détourner du
moins l'innocence de ses regards de cet objet affreux. Mais la justice de son
Père la force de s'en occuper ; et elle s'y applique comme malgré elle ;
c'est une lumière rigoureuse qui la suit, et qui ne lui permet pas d'épargner
un seul moment à ses regards intérieurs toute l'ignominie dont elle est
couverte ; et sans doute qu'elle eût expiré sous la rigueur de ces
épreuves, si la justice de son Père ne l'eût réservée à des tourments plus
longs et à un sacrifice plus éclatant[1785].
A la fin du siècle, on
trouve des traits analogues chez le P. Grou, jésuite réfugié en Angleterre
pendant la Révolution et auteur de traités spirituels devenus classiques[1786]. Et d'abord, l'imputation
au Sauveur de tous les crimes de l'humanité, et l'abandon du Père qui en
résulte :
On peut dire que dans le jardin des Olives
Jésus-Christ fut abandonné de son Père qui, depuis ce moment, ne vit plus en
lui qu'un coupable qui réunissait sur sa tête tous les péchés du genre humain.
Quel criminel ! Grand Dieu ! De quelle terrible malédiction, de quels
supplices n'était-il pas digne ! Cet abandon alla toujours croissant dans
le cours de sa passion[1787].
Le pieux jésuite se
hâte de préciser que "cet affreux abandon... n'était pas réel", et
que "jamais Jésus-Christ ne fut ni ne dut être le plus tendre objet des
complaisances de son Père, qu'au temps où il lui donnait la plus grande preuve
de son amour". Cette désolation, ajoute-t-il sagement à deux reprises,
"(n'affectait) pas le fond intime de son âme". Mais alors, pourquoi
attribuer au Sauveur "une espèce de peine du dam, c'est-à-dire de peine
causée par la perte de Dieu, peine propre de l'âme, et qui est sans comparaison
la plus terrible de l'enfer" ? Cette théorie, qui implique la haine
de Dieu, se trouve heureusement exclue par la suite du passage : "Et
ce qui l'a rendu capable de porter une peine d'un poids si accablant, c'est la
force invincible de son amour".
Au XIX° siècle et dans
la première moitié du XX°, on retrouve assez souvent dans la prédication, voire
dans la théologie catholique des traces des déviations que nous venons de
signaler[1788]. Elles ne menacent guère
nos contemporains : il est inutile de s'y attarder. En revanche, il faut
signaler le mouvement des idées dans le protestantisme libéral et le
catholicisme moderniste, ainsi que les prises de position du Magistère.
Kant, puis Hegel, présentent la rédemption comme une étape symbolique du
développement moral de l'espèce humaine : le Christ Rédempteur apparaît
comme "le symbole et le succès suprême de l'humanité dans son effort de
libération du mal"[1789].
A la génération
suivante, ce froid rationalisme fait place au subjectivisme de Schleiermacher, qui interprète le dogme
à la seule lumière de l'expérience religieuse. L'Ecriture a cessé d'être une
autorité pour devenir pur témoignage de la foi de ses auteurs, l'histoire du
dogme n'est plus qu'un moyen d'en faire saisir la relativité. Au dogmatisme
parfois révoltant des premiers réformateurs succède une psychologie. La
divinité de Jésus, c'est la conscience qu'il en a. Le péché[1790] ne se situe pas au plan de
la volonté, mais du sentiment : c'est une obnubilation de notre sentiment
d'union à Dieu. Nous nous sentons déchirés entre l'attrait de Dieu et l'attrait
du sensible. Le Christ nous en délivre, non plus par substitution pénale, mais
en réalisant la plénitude de sa certitude sentimentale de sa mission de
médiateur entre Dieu son Père et les hommes ses frères et de sa liberté à
l'égard du péché, et en nous communiquant cette expérience parfaite :
Quand il se trouva placé, sans espoir de
pouvoir vivre plus longtemps, je ne dis pas en face de la brutale puissance de
ses ennemis, car ce serait inexprimablement trop faible ; mais quand,
abandonné, menacé d'un éternel étouffement de sa pensée, sans avoir pu réaliser
aucune institution de société extérieure entre les siens, en face de la
solennelle magnificence de la vieille constitution corrompue, qui se dressait
contre lui dans sa force et sa puissance, entourée de tout ce que le respect et
la soumission peuvent lui accorder de prestige, de tout ce que lui-même depuis
son enfance avait été instruit à honorer, et lui-même soutenu uniquement par ce
sentiment, il répondit sans hésiter ce oui
qui est la plus grande parole que jamais mortel ait prononcé ; alors ce
fut la plus éclatante apothéose et nulle divinité ne peut être plus certaine
que celle qu'il s'attribuait de la sorte[1791].
La rédemption consiste
dans "le passage de l'état de conscience de Dieu entravée à l'état de
conscience non-entravée", qui se réalise par la foi. Cette foi elle-même
vient de notre sentiment de malaise devant notre impuissance à nous unir
parfaitement à Dieu, et il suffit de croire à Jésus en tant que possédant et
communiquant la parfaite union à Dieu pour être racheté.
Ce sentimentalisme
piétiste, on le voit, s'inscrit dans la ligne de la fide sola de Luther[1792]. Chez Réville[1793], Sabatier[1794], Jésus n'est plus Dieu.
Mais sa mort fut un pathétique appel à nous mettre dans une disposition de
dépendance vis-à-vis de Dieu. En lui l'amour du Père, indulgent au repentir
sans avoir besoin de satisfaction, se révèle de manière éloquente, et sa
sainteté éveille en nous la conscience qui détruit l'empire du péché. On le
voit : ce qu'il y avait de sain dans la critique de l'ancienne conception
protestante de la substitution pénale est gâté par un subjectivisme ruineux.
C'est pourtant de ce
mouvement que s'inspire le modernisme catholique de la fin du XIX° siècle, avec
tous ses avatars actuels. Pour Loisy[1795] et ses disciples, la
certitude n'a d'autre fondement que l'expérience religieuse. Le Christ n'est
Dieu que dans la foi de ses disciples. En réalité, son évangile se réduit à la
prédication du royaume, et celui-ci à l'espérance eschatologique du judaïsme
contemporain ; il n'avait nullement l'intention de fonder une religion nouvelle,
mais seulement de prêcher la pénitence. Il serait donc illusoire d'accorder une
valeur salvatrice à sa passion : lui-même n'y a jamais songé, et il s'agit
d'une invention de saint Paul. Il n'est pas non plus réellement ressuscité. En
tout état de cause, les dogmes de l'Eglise étant "en rapport avec l'état
général des connaissances humaines dans le temps et le milieux où ils ont été
constitués,... un changement considérable dans l'état de la science peut rendre
nécessaire une interprétation nouvelle des anciennes formules", dans le
domaine de la rédemption comme dans les autres. Inutile de souligner à quel
point le "dissentiment" contemporain sur la rédemption (entre autres)
s'inspire de ces vieilles erreurs d'origine protestante.
Un projet de définition à Vatican
I (1869)
Pour s'opposer aux
erreurs du protestantisme libéral, et pour donner aux fidèles un exposé
organique de la foi, le concile Vatican I avait projeté une constitution
générale De fide catholica, et un
avant-projet avait été envoyé aux Pères dès 1869. Il exprimait l'oeuvre du
Christ par les notions de mérite et de satisfaction vicaire, dont la négation
aurait comporté la note d'hérésie. Le second schéma retenait ces deux thèmes,
en expliquant comment il fallait entendre la satisfaction vicaire. Ce texte n'a
pu être entériné au concile, mais il montre dans quel sens s'orientait
l'enseignement commun de l'Eglise.
L'encyclique Annum sacrum (1899)
En 1899, l'encyclique Annum
sacrum de Léon XIII, invitant à la consécration au Sacré-Coeur, précisait
au passage :
L'autorité du Christ ne lui vient pas
seulement d'un droit de naissance, comme Fils unique de Dieu, mais encore en
vertu d'un droit acquis. Lui-même en effet "nous a arrachés à la puissance
des ténèbres" (Col 1, 13). "Lui-même s'est livré pour la rédemption
de tous" (1 Tim 2, 6). Non seulement les catholiques, mais tous les hommes
sans exception deviennent pour lui un "peuple conquis" (1 P 2, 9).
Aussi saint Augustin dit-il avec raison à ce sujet :
"Vous demandez ce qu'il a acheté ? Voyez le prix qu'il a donné et
vous saurez ce qu'il a acheté. Le prix, c'est le sang du Christ. Qu'est-ce qui
peut avoir pareille valeur ? Quoi, si ce n'est le monde entier, si ce
n'est tous les peuples ? C'est pour tout l'univers qu'il a donné tout ce
qu'il a donné"[1796].
L'encyclique Tametsi futura (1900)
L'année suivante, le pape publiait une lettre entièrement consacrée au
Christ Rédempteur, à son oeuvre et aux conséquences pratiques qui en résultent
pour nous. Dans une large fresque, il montre le besoin que l'humanité avait
depuis le péché originel du "Libérateur envoyé du ciel", "le
futur prêtre et en même temps victime d'expiation, le Restaurateur de la
liberté humaine" préparé par l'Ancien Testament, apparu pour notre
salut :
A l'heure marquée dans le plan divin, le Fils
unique de Dieu, fait homme, en versant son sang, satisfit pleinement et
abondamment pour les hommes à la majesté outragée de son Père et affranchit à
ce prix l'humanité. "Ce n'est pas avec de l'or et de l'argent corruptibles
que vous avez été rachetés, mais avec le précieux sang de Jésus-Christ qui fut
comme l'agneau pur et sans tache" (1 P 1, 18-19).
Ainsi, tous les hommes qui étaient déjà soumis
à son autorité et à son empire, parce qu'il en est le créateur et le
conservateur, il en refit la conquête en les rachetant à la lettre et en
vérité. "Vous n'êtes pas à vous-mêmes, car vous avez été rachetés d'un
grand prix" (1 Co 6, 19-20). D'où tout est restauré par Dieu dans le
Christ. "Le mystère de sa volonté portait que, selon son bon plaisir, dans
la plénitude des temps il restaurerait tout dans le Christ" (Ep 1, 9-10).
Quand Jésus eut détruit le décret rendu contre
nous en l'attachant à la croix, les colères du ciel aussitôt
s'apaisèrent ; le genre humain bouleversé et dévoyé fut libéré des chaînes
de l'antique servitude, la réconciliation se fit avec Dieu, la grâce fut
rendue, ainsi que l'accès à l'éternelle béatitude, avec le droit et les moyens
de l'acquérir....
Des siècles nous séparent des origines et des
débuts de la rédemption ; mais qu'importe, puisque la vertu de cette
rédemption se perpétue et que ses bienfaits subsistent éternellement ?
Celui qui, une fois, a relevé la nature humaine perdue par le péché, celui-là
la garde et la gardera toujours : "Il s'est livré lui-même pour la
rédemption de tous" (1 Tim 2, 6). "Tous revivront dans le
Christ" (1 Co 15, 22). "Et son règne n'aura pas de fin" (Lc 1,
33).
C'est pourquoi, d'après les desseins éternels
de Dieu, c'est dans le Christ Jésus que repose le salut éternel de tous et de
chacun[1797].
"Libérateur,
prêtre, victime", auteur d'une satisfaction surabondante au Dieu offensé
(la métaphore de la colère de Dieu ne renvoie pas au Christ mais à nous),
rédempteur, restaurateur, réconciliateur, auteur de toute grâce et de la
gloire : autant de titres traditionnels organisés par saint Thomas, qui
justifient, pour Léon XIII, celui de Roi face à une société de plus en plus
laïcisée. On retrouvera cette préoccupation chez ses successeurs, notamment Pie
XI.
Le décret Lamentabili (1907)
Dans l'immédiat, son
successeur saint Pie X devait faire face à la crise moderniste,
fondamentalement doctrinale. En 1907, le décret Lamentabili condamnait explicitement plusieurs propositions
modernistes relatives à la Rédemption :
36. La résurrection du Sauveur n'est pas
proprement un fait de l'ordre historique, mais un fait de l'ordre purement
surnaturel, ni démontré ni démontrable, que la conscience chrétienne a fait peu
à peu découler des autres.
37. La foi dans la résurrection du Christ a,
au commencement, moins porté sur le fait même de la résurrection que sur la vie
immortelle du Christ auprès de Dieu.
38. La doctrine de la mort expiatrice du
Christ ne vient pas le l'Evangile, mais de saint Paul[1798].
L'encyclique Quas primas (1925)
Pie XI à son tour
devait consacrer deux encycliques au Christ Rédempteur. Dans Quas primas (1925) il l'envisage, après
Léon XIII, comme Roi de l'univers. Cette royauté se fonde non seulement sur
l'union hypostatique, mais encore sur son oeuvre rédemptrice : nous
appartenons au Christ, parce qu'il nous a "rachetés d'un grand
prix" :
Le Christ, non content de régner sur nous par
droit de nature, a voulu régner encore par droit acquis, puisqu'il nous a
rachetés. Puissent tous les hommes qui l'oublient se souvenir du prix que nous
avons coûté à notre Sauveur : "Vous n'avez pas été rachetés avec de
l'or et de l'argent corruptible... mais par le sang précieux du Christ, le sang
d'un Agneau sans tache et sans défaut" (1 P 1, 17-18). Le Christ nous a
"rachetés d'un grand prix" ( 1 Co 6, 20) ; nous ne nous
appartenons plus. Nos corps eux-mêmes "sont des membres du Christ" (1
Co 6, 15)[1799]...
Plus explicitement
encore que dans Annum sacrum et Tametsi futura, c'est le thème de la
rédemption au sens étymologique (Cf. rançon) : celui du rachat d'un
esclave, qui entraîne évidemment sa possession par son nouvel acquéreur. Cette
image recouvre, in re, la même
réalité que les notions d'expiation et de sacrifice :
C'est pour acquérir l'Eglise que le Christ,
comme Rédempteur, a payé le prix de son sang ; c'est pour expier nos
péchés, comme prêtre, qu'il s'est offert lui-même et s'offre perpétuellement
comme victime[1800].
L'encyclique Miserentissimus Redemptor (1928)
L'encyclique Miserentissimus Redemptor justifie
"la réparation due par tous au Sacré Coeur de Jésus" par l'union du
Chef et des membres dans un unique corps mystique qui doit perpétuer sans cesse
le sacrifice rédempteur du Sauveur, renouvelé sacramentellement dans
l'eucharistie :
Sans doute, la très riche Rédemption du Christ
"nous a surabondamment fait remise de toutes nos fautes" (Col 2, 13).
Mais par une admirable disposition de la sagesse divine qui nous permet de
"compléter dans notre chair ce qui manque aux souffrances du Christ pour
son corps qui est l'Eglise" (Col 1, 24), nous pouvons et même nous devons
joindre nos louanges et nos réparations aux louanges et aux réparations dont le
Christ s'est acquitté devant Dieu au nom des pécheurs. Mais il faudra toujours
se rappeler que toute la vertu de l'expiation découle uniquement du sacrifice
sanglant du Christ qui se renouvelle sans cesse de manière non sanglante sur
nos autels[1801].
Tel est le fondement
du sacerdoce commun des fidèles, qui consiste à "s'offrir eux-mêmes en
hosties vivantes, saintes et agréables à Dieu" (Ro 12, 1)[1802] et leur permet de
recueillir en abondance, pour eux mêmes et pour les autres, des "fruits
d'expiation et de propitiation"[1803]. Tel est le plein
accomplissement de la passion rédemptrice dans l'Eglise :
La passion expiatrice du Christ se renouvelle,
et, d'une certaine façon, se poursuit et s'achève dans son corps mystique, qui
est l'Eglise. Car, pour utiliser... les mots de saint Augustin, "le Christ
a souffert tout ce qu'il devait souffrir..., la mesure de ses souffrances est
maintenant complète... Les souffrances ont donc été subies, mais dans la
Tête ; il restait encore les souffrances du Christ dans son Corps"[1804]... Car, étant "le
Corps du Christ et ses membres chacun pour notre part (1 Co 12, 27), tout ce
que souffre la Tête doit être souffert avec elle par tous les membres (1 Co 12,
36)[1805].
Cette encyclique, tout
en insistant fortement sur l'aspect expiatoire, "ascendant" de la
rédemption, indique bien en quel sens on peut parler de "satisfaction
vicaire" dans le Christ. Elle s'avère aussi singulièrement moderne dans
son insistance sur l'unité du Corps mystique, Chef et membres, et le thème du
"sacerdoce royal" (1 P 2, 9) de la "race élue", appelée
tout entière à participer à "l'oblation pure" (Ml 1, 11) du Prêtre
éternel.
L'encyclique Mystici Corporis (1943)
Dès 1943 Pie XII
allait développer le thème du Corps mystique dans la profonde encyclique Mystici Corporis. Ce Corps, le Christ
l'a fondé spécialement en souffrant sur la croix :
Qu'il ait consommé son oeuvre sur le gibet de
la croix, les témoignages ininterrompus des saints Pères en font foi, eux qui
font remarquer que l'Eglise est née du côté du Sauveur sur la croix, comme une
nouvelle Eve, mère de tous les vivants (Cf. Gen 3, 20). "C'est maintenant,
dit saint Ambroise, à propos du côté du Christ transpercé, qu'elle est fondée,
maintenant qu'elle est formée, maintenant qu'elle est figurée, maintenant
qu'elle est créée... C'est maintenant que la demeure spirituelle s'élève pour
un sacerdoce saint"[1806].
Et le pape, toujours fortement appuyé sur l'Ecriture, la tradition
patristique et saint Thomas, de développer dans cette perspective les fruits de
la passion :
D'abord la mort du Rédempteur a fait succéder
le Nouveau Testament à l'ancienne Loi abolie... "Alors, dit saint Léon le
Grand en parlant de la croix du Seigneur, le passage de la Loi à l'Evangile, de
la synagogue à l'Eglise, des sacrifices nombreux à la victime unique, se
produisit avec tant d'évidence qu'au moment où le Seigneur rendit l'esprit, le
voile mystique qui fermait aux regards le fond du temple et son sanctuaire
secret se déchira violemment et brusquement de haut en bas"[1807].
Par sa mort, le Christ
est devenu en plénitude tête de l'Eglise, en ce sens qu'il "en exerce
pleinement dans l'Eglise la fonction" :
"Car par la victoire de la croix, selon
l'opinion du docteur angélique, il a mérité le pouvoir et le domaine souverain
sur les peuples"[1808]. Par elle il a accru à
l'infini le trésor de ces grâces que, dans la gloire du ciel il distribue sans
interruption à ses membres mortels ; grâce au sang répandu sur la croix,
il a fait en sorte que, une fois levé l'obstacle de la colère divine, toutes
les grâces surnaturelles, et surtout les dons spirituels du Testament nouveau
et éternel, pussent s'écouler du côté du Sauveur pour le salut des hommes, et
en premier lieu des fidèles ; sur l'arbre de la croix enfin il s'est
acquis son Eglise, c'est-à-dire tous les membres de son Corps mystique, qui ne
peuvent être incorporés à ce Corps dans l'eau du baptême que par la vertu
salutaire de la croix et passer ainsi sous la dépendance absolue du Christ[1809].
On a reconnu au passage la doctrine de saint Thomas sur la grâce
capitale, fondement de toute son ecclésiologie. Ce caractère thomiste de la
doctrine du pasteur angélique ne se démentira pas par la suite.
L'encyclique Mediator Dei (1947)
En 1947, il ouvre son
encyclique Mediator Dei et hominum,
consacrée à la liturgie, par une ample fresque de l'économie rédemptrice, par
rapport à laquelle il va situer toute la liturgie de l'Eglise :
Médiateur entre Dieu et le hommes (Cf. 1 Tim
2, 5), Grand Prêtre qui a pénétré les cieux, Jésus, Fils de Dieu (Cf. He 4,
14), en entreprenant l'oeuvre de la miséricorde qui devait combler le genre
humain de bienfaits surnaturels, eut certainement en vue de rétablir entre les
hommes et leur Créateur l'ordre troublé par le péché et de ramener à son Père
céleste, principe premier et fin dernière, l'infortunée descendance d'Adam,
souillée par la faute originelle. C'est pourquoi, durant son séjour sur la
terre, non seulement il annonça le commencement de la Rédemption et
l'inauguration du royaume de Dieu, mais il s'employa aussi à sauver les âmes
par l'exercice continuel de la prière et du sacrifice, jusqu'au jour où, sur la
croix, il s'offrit en victime sans tache à Dieu, pour purifier notre conscience
des oeuvres mortes, afin que nous servions le Dieu vivant. Par là, toute
l'humanité, heureusement retirée du chemin qui la conduisait à la ruine et à la
perdition, fut de nouveau orientée vers Dieu, afin que par la coopération de
chacun à l'acquisition de sa propre sainteté, qui naît du sang immaculé de
l'Agneau, elle donnât à Dieu la gloire qui lui est due[1810].
On notera l'élévation et l'équilibre de ce tableau, surtout inspiré par
l'épître aux Hébreux, le relief de la notion très compréhensive de médiation,
la précision de la doctrine de la grâce - sous une forme scripturaire, exempte
de technicité -, l'idée que tous les actes du Christ - sa passion plus que tout
autre - nous ont été salutaires, l'ordre de la sainteté humaine à la gloire de
Dieu. Comme chez Pie XI (Miserentissimus
Redemptor), la miséricorde divine demeure le motif fondamental de notre
rédemption, mais l'accent est placé moins exclusivement sur le concept
d'expiation.
L'encyclique Humani generis (1950)
Dans l'encyclique Humani generis, il réprouve au passage
(sans employer l'expression) la négation de ce qu'on a appelé la
"satisfaction vicaire" :
Ecartant les définitions du concile de Trente,
on fausse la notion du péché originel et en même temps celle du péché en
général en tant qu'il est offense à Dieu, celle aussi de la satisfaction que le
Christ a présentée pour nous[1811].
Rapprochement qui
laisse deviner que la notion de satisfaction est liée à celle de péché comme
offense à Dieu.
L'encyclique Haurietis aquas (1956)
Plus encore que dans Mediator Dei et hominum, Pie XII
rattache dans l'admirable encyclique Haurietis
aquas notre rédemption à l'amour de Dieu, "si tendre, indulgent et
patient"[1812], symbolisé par le Coeur de
Jésus :
Le mystère de notre divine rédemption est fondamentalement et par nature un mystère
d'amour : le mystère de son amour envers son Père céleste par lequel
le Christ lui offre le sacrifice de la croix en esprit d'amour et d'obéissance,
procurant ainsi la satisfaction surabondante et infinie due en raison des
fautes du genre humain : "Le Christ en souffrant par charité et par
obéissance a offert à Dieu quelque chose de plus grand que n'exigeait la
compensation de toutes les offenses du genre humain"[1813]. C'est en outre le mystère
de l'amour miséricordieux de l'auguste Trinité et du divin Rédempteur envers
tous les hommes. Alors que ceux-ci ne pouvaient suffire en aucune manière à
satisfaire pour leurs fautes[1814], le Christ, par les
insondables richesses de ses mérites, acquises en versant son très précieux
sang, a pu rétablir et parfaire ce pacte d'amitié entre Dieu et les hommes,
violé une première fois au paradis terrestre par la déplorable faute d'Adam, et
ensuite par les fautes innombrables du peuple élu[1815].
Par sa passion, le
Christ a bien offert une satisfaction surabondante à Dieu, mais la satisfaction
elle-même est, comme chez notre docteur, rattachée à l'amour de Dieu et non à
sa justice vindicative. Les droits de la justice ne sont pas oubliés, mais
présentés comme corrélatifs à la libération de l'homme (l'homme est libéré en
satisfaisant, réparé en réparant), oeuvre elle-même de la miséricorde divine.
Finalement, la miséricorde a le dernier mot sur la justice, ou plutôt la
justice s'épanouit en miséricorde :
C'est pourquoi le divin Rédempteur - en sa
qualité de légitime et parfait Médiateur - ayant par son ardente charité à notre égard ajusté les
devoirs et les dettes du genre humain au niveau des exigences des droits de
Dieu, a réalisé indubitablement l'admirable conciliation de la justice et de la miséricorde divine, qui constitue en vérité l'absolue transcendance
du mystère de notre salut, dont le docteur angélique parle sagement en ces
termes : "Il convenait à la justice et à la miséricorde du Christ
qu'il délivrât l'homme par sa passion. A la justice : car, par sa passion,
le Christ a satisfait pour le péché du genre humain ; l'homme a donc été
libéré par la justice du Christ. A la miséricorde : car, par lui-même,
l'homme ne pouvait pas satisfaire pour le péché de toute la nature
humaine ; aussi Dieu a-t-il donné son Fils en vue de cette oeuvre
expiatoire... La miséricorde fut même plus abondante que si le péché avait été
remis sans satisfaction, comme le remarque l'Apôtre dans sa lettre aux
Ephésiens (3, 18) : 'Dieu qui est riche en miséricorde, à cause du très
grand amour dont il nous a aimés, alors que nous étions morts à la suite de nos
fautes, nous a fait revivre dans le Christ'"[1816].
Il faudrait relire
encore les pages ardentes où Pie XII cherchait à évoquer les sentiments du
Coeur du Sauveur dans sa passion, du jardin des Oliviers à la Cène et surtout
au Calvaire, présenté essentiellement comme le triomphe de l'amour divin révélé
dans le Christ :
Au sacrifice non sanglant qu'il fait de
lui-même sous les espèces du pain et du vin, notre Sauveur Jésus-Christ a voulu
joindre, comme principal témoignage de sa charité infinie, le sacrifice
sanglant de la croix. Par là il offrit un exemple de cette charité sublime
qu'il proposait à ses disciples comme l'idéal le plus élevé de l'amour, quand
il disait : "Nul ne peut l'emporter dans l'amour sur celui qui donne
sa vie pour ses amis" (Jn 15, 13). C'est pourquoi l'amour de Jésus-Christ
le Fils de Dieu a manifesté par le sacrifice sanglant du Golgotha, excellemment
et de façon décisive, l'amour de Dieu lui-même : "C'est à ceci que
nous avons reconnu l'amour : Celui-là a donné sa vie pour nous. Nous aussi
nous devons donner notre vie pour nos frères" (1 Jn 3, 16). Et en vérité,
notre divin Rédempteur fut attaché à la croix plus par la force de l'amour que
par la contrainte du bourreau ; son sacrifice volontaire est le don
suprême qu'il fait à tous les hommes, selon la formule concise de
l'Apôtre : "Il m'a aimé, et il s'est livré pour moi" (Gal 2, 30)[1817].
Et de citer, une fois
encore, saint Thomas[1818] : "Par amour pour
l'Eglise dont il voulait faire son épouse, il a souffert".
Splendide synthèse,
intégrant toutes les données essentielles de la sotériologie traditionnelle -
justice et miséricorde, satisfaction et libération, mérite et exemple, effusion
de la grâce capitale et dimension ecclésiologique - en dépendance de l'amour de
Dieu révélé dans le Christ. On est loin des étranges déviations, consécutives
aux influences protestantes, des siècles précédents.
Il nous faut revenir
quelque peu en arrière pour retracer le mouvement des idées qui a précédé, et,
dans une certaine mesure, inspiré le concile Vatican II.
Du côté protestant, Rudolf Bultmann oppose, comme on le sait, le "Jésus
de l'histoire", dont on ne sait presque rien, au "Jésus de la
foi". En ce qui concerne la rédemption, elle ne saurait consister en une
théorie "ascendante" du sacrifice ou de la satisfaction, mais dans un
mouvement purement descendant. "Croire en la croix du Christ ne consiste
pas à se soucier d'un processus mythique élaboré hors de nous ou du monde ou
d'un événement objectif que Dieu
aurait fait tourner à notre avantage mais plutôt à faire nôtre la croix du
Christ, d'endurer la crucifixion avec lui"[1819].
Karl Barth au contraire réagit avec éclat
contre la "grande catastrophe théologique et ecclésiastique" du
protestantisme libéral et de son "fatras d'interprétations
adoucissantes", véritable rechute "dans la conception païenne que les
Pères de l'Eglise, aux premiers siècles, avaient légitimement et
victorieusement combattue"[1820]. Mais le grand théologien
reste enfermé dans l'anti-intellectualisme et le pessimisme rigides de Calvin.
Il conçoit, finalement, la rédemption comme une substitution dans la condamnation,
et sa doctrine de la prédestination semble ne laisse aucune place à l'amour.
Nous avons déjà évoqué
plus haut Christus Victor de G. Aulen, voir supra p. 26. En bon
luthérien, Aulen exclut toute coopération de l'humanité - même celle du Christ
- à l'oeuvre du salut. La rédemption ne peut donc être que descendante, à
l'exclusion de toute médiation ascendante. Cette théorie a exercé une influence
non négligeable sur des théologiens catholiques comme le P. B. Sesboüé.
Du côté catholique, on dégage des
courants fort divers.
Si quelques orateurs
et théologiens prolongent les déviations jansénisantes de "l'éloquence
gallicane" que nous signalions plus haut[1821], on constate une réaction
vigoureuse de la part des historiens Rivière[1822] et Richard[1823], puis de théologiens
thomistes comme le P. Dehau[1824], le P. Bro[1825], le P. Philippe de la Trinité[1826]. Dès 1927, on peut
d'ailleurs déplorer des excès inverses chez le P. Sanson[1827].
En 1949 était publié à
titre posthume le beau livre d'Yves de Montcheuil,
Leçons sur le Christ[1828], insistant sur le fait que
le péché ne nuit réellement qu'à l'homme, et que Dieu peut lui pardonner sans
compensation en justice - mais non sans lui demander de détruire son péché. Il
définit ainsi la satisfaction :
La satisfaction est bien, en un sens, la
réparation du péché ; mais elle n'est pas quelque chose qui précède le
pardon et le conditionnerait : elle est quelque chose qui le suit... La
satisfaction ou la réparation est un besoin qui naît spontanément de l'amour
pénitent[1829].
Il développe également
dans ses Mélanges théologiques[1830] une doctrine du sacrifice
du Christ total, Chef et membres, inspirée de saint Augustin.
On doit cependant
relever chez Montcheuil des inexactitudes ou des ambiguïtés sur la valeur
satisfactoire de la rédemption et la définition du péché comme offense à Dieu.
C'est sans doute lui qui est visé dans l'encyclique Humani generis[1831] dans le passage cité plus
haut.
De son côté F. X. Durrwell devait jour un rôle
considérable dans la remise en valeur de la résurrection du Christ par La Résurrection de Jésus, mystère de salut[1832], étude biblique largement
inspirée des Pères et de l'école française, où beaucoup de développements
remarquables voisinent avec quelques affirmations théologiques plus
contestables.
Outre les études
bibliques, la redécouverte des Pères et de la liturgie ancienne devaient amener
à envisager le mystère pascal comme un tout, et le Christ souffrant et
ressuscité comme un grand vainqueur[1833], plutôt qu'à séparer
passion et résurrection et à minimiser cette dernière, comme l'avait parfois
fait la pensée post-tridentine. Les recherches du P. Daniélou et celles du P. Bouyer[1834] ont exercé une forte
influence dans ce sens et inspiré dans une certaine mesure le point de vue du
concile Vatican II.
Le concile Vatican II,
par ailleurs centré principalement sur l'Eglise, offre cependant une riche
doctrine de la rédemption, puisée surtout aux sources vives de l'Ecriture, de
la liturgie et de la Tradition patristique.
On y trouve en premier
lieu de beaux aperçus sur le plan divin de salut et le motif de
l'Incarnation :
Ayant résolu, dans sa très grande bonté et
sagesse, d'opérer la rédemption du
monde, Dieu, "quand vint la plénitude des temps, envoya son Fils né d'une
femme... pour faire de nous ses fils adoptifs" (Gal 4, 4-5). C'est ainsi
que son Fils, "à cause de nous les hommes et pour notre salut, descendit
du ciel et prit chair de la Vierge Marie par l'action de l'Esprit Saint"[1835].
Le Christ Seigneur, Fils du Dieu vivant, est
venu pour sauver son peuple du péché
et pour sanctifier tous les hommes[1836].
Le Christ (est) venu dans le monde pour rendre
témoignage à la vérité, pour sauver,
non pour condamner, pour servir, non pour être servi (Cf. Jn 18, 37; 3, 17; Mt
20, 28 ; Mc 10, 45)[1837].
Le Christ que le Père a sanctifié c'est-à-dire
consacré, et envoyé dans le monde (Jn 10, 36) s'est donné pour nous afin de racheter et de purifier de tout péché un peuple qui lui appartienne, un peuple
ardent à faire le bien (Tit 2, 14), et ainsi, en passant par la souffrance, il
est entré dans sa gloire (Cf. Lc.
24, 26 ; 1 P 2, 9-10)[1838].
Le Verbe de Dieu, par qui tout a été fait,
s'est lui-même fait chair, afin que, homme parfait, il sauve tous les hommes et récapitule
toutes choses en lui[1839].
Il s'agit donc
essentiellement d'une oeuvre d'amour,
et d'amour universel :
Lui-même s'est offert pour tous jusqu'à la
mort, lui, le Rédempteur de tous. "Il n'y a pas de plus grand amour que de
donner sa vie pour ses amis" (Jn 15, 13)[1840].
L'amour que le Christ a eu pour son Eglise, et
qui l'a fait se livrer pour elle... Jésus, ayant manifesté sa charité en
donnant sa vie pour nous...[1841]
Le Christ accomplit
notre salut principalement par le mystère
pascal, unissant inséparablement mort et résurrection :
Dieu, qui "veut que tous les hommes soient
sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité" (1 Tim 2, 4),...
envoya son Fils... le "Médiateur de Dieu et des hommes" (1 Tim 2,
5)... C'est pourquoi dans le Christ "est apparue la parfaite rançon de
notre réconciliation, et la plénitude u culte divin est entrée chez nous"[1842]. Cette oeuvre de la
rédemption de l'homme et de la parfaite glorification de Dieu, à quoi avaient
préludé les grandes oeuvres divines dans le peuple de l'Ancien Testament, le Christ Seigneur l'a accomplie
principalement par le mystère pascal
de sa bienheureuse passion, de sa résurrection du séjour des morts et de sa
glorieuse ascension ; mystère pascal par lequel "en mourant ,
il a détruit notre mort, et en ressuscitant, il a renouvelé la vie" (préf.
de Pâques). Car c'est du côté du Christ endormi sur la croix qu'est né
"l'admirable sacrement de l'Eglise tout entière"[1843].
La passion du Sauveur n'est pas pour
autant minimisée, non plus que sa causalité objective mais cette causalité est
exprimée le plus souvent dans les termes mêmes de l'Ecriture. On ne trouve pas
le terme de satisfaction ; on relèvera pourtant le terme de mérite :
Agneau innocent, par son sang librement
répandu, il nous a mérité la
vie ; et, en lui, Dieu nous a réconciliés
avec lui-même et entre nous (2 Co 5, 18-19 ; Col 1, 20-22), nous arrachant
à l'esclavage du diable et du péché. En sorte que chacun de nous peut dire avec
l'Apôtre : "le Fils de Dieu "m'a aimé et s'est livré pour
moi" (Gal 2, 20). En souffrant pour nous, il ne nous a pas simplement
"donné l'exemple, afin que nous marchions sur ses pas" (Cf. 1 P 2,
21 ; Mt 16, 24 ; Lc 14, 27), mais il a ouvert une route
nouvelle : si nous la suivons, la vie et la mort deviennent saintes, et
acquièrent un sens nouveau[1844].
On trouve les grandes
catégories traditionnelles de rachat
(ou de rançon, voir plus haut) :
Le Fils de Dieu a racheté l'homme... et il l'a
transformé en une créature nouvelle (Cf Gal 6, 15 ; 2 Co 5, 17)[1845].
De sacrifice :
Avant de s'offrir sur l'autel de la croix comme une hostie
immaculée...[1846]
Le Christ s'est offert comme victime pour sanctifier les hommes[1847].
(La passion est) l'unique sacrifice du Nouveau Testament, celui du Christ s'offrant une fois
pour toutes à son Père en victime immaculée (Cf. He 9, 11-28)[1848].
De victoire
sur le démon :
Les apôtres... annoncent que le Fils de Dieu,
par sa mort et sa résurrection, nous a délivrés du pouvoir de Satan (Cf. Ro 6, 4 ; Ep 2,
6 ; Col 1, 13 ; 2 Tim 2, 11), ainsi que de la mort, et nous a
transférés dans le royaume de son Père[1849].
(Le monde) est tombé, certes, sous l'esclavage
du péché, mais le Christ par la croix et la résurrection a brisé le pouvoir du
malin et l'a libéré pour qu'il soit transformé selon le dessein de Dieu et
qu'il parvienne ainsi à son accomplissement[1850].
... Et sur la mort :
Le Fils de Dieu... a racheté l'homme en
triomphant de la mort par sa mort et
sa résurrection[1851].
De réconciliation :
Le Fils incarné en personne, prince de la
paix, a réconcilié tous les hommes avec Dieu par sa croix, rétablissant l'unité
de tous en un seul peuple et un seul corps[1852].
De don de la grâce (en des termes qui suggèrent
nettement la causalité efficiente instrumentale) :
La grâce divine... découle du mystère pascal
de la passion, de la mort et de la résurrection du Christ[1853].
Le concile souligne l'obéissance du Christ à son Père[1854]. Il précise la
responsabilité des auteurs de la
passion du Christ :
Encore que les autorités juives, avec leurs
partisans, aient poussé à la mort du Christ (Jn 19, 6), ce qui a été commis
durant sa passion ne peut être imputé indistinctement à tous les juifs vivant
alors, ni aux juifs de notre temps... Le Christ, dans son immense amour, s'est
soumis volontairement à la passion et à la mort à cause des péchés de tous les
hommes et pour que tous les hommes obtiennent le salut[1855].
La causalité de la
résurrection est indiquée en termes bibliques :
Constitué Seigneur par sa résurrection, le
Christ... agit désormais sur le coeur des hommes par le pouvoir de son Esprit[1856].
La rédemption est
ordonnée essentiellement au salut des hommes, mais elle embrasse aussi
indirectement le renouvellement de tout l'ordre temporel :
Dieu lui-même veut, dans le Christ, réassumer
le monde entier, pour en faire une nouvelle créature[1857].
L'époque contemporaine
voit un pullulement d'écrits théologiques de valeurs très diverses, mais on
peut regretter l'absence d'une synthèse organique (orthodoxe) sur la
rédemption. Signalons pourtant quelques directions majeures.
Théologie catholique
Parmi les thomistes,
nous avons déjà mentionné la thèse - brève et trop peu connue - de Bernard Catao
: Salut et Rédemption chez saint Thomas
d'Aquin : l'acte sauveur du Christ. L'auteur conclut : "La
satisfaction n'est pas la notion maîtresse (de saint Thomas), celle qui ferait
comprendre en quoi consiste la valeur rédemptrice de la croix. Elle est
seulement une bonne analogie, qui, entre autres, aide à comprendre pourquoi
l'acte humain du Sauveur a été humiliation, souffrance et mort sur la
croix"[1858]. Finalement, "cet
élément central de la sotériologie, de l'anthropologie et de l'ecclésiologie
chrétienne", c'est l'Amour, qui seul rend compte de la mission du Christ,
de son action salutaire, de son union avec l'Eglise[1859]. On peut y ajouter
plusieurs articles récents des Pères Nicolas et du Père Torrell dans la Revue thomiste.
Toujours parmi les
théologiens qui se veulent fidèles au dogme catholique, Urs von Balthasar,
marqué par Karl Barth, envisage la rédemption sinon comme une punition de
Jésus, du moins comme un "échange de place", "une concentration volontaire
et amoureuse en Jésus de tout ce qui dans ses frères s'oppose à Dieu".
Pour lui, au centre de l'événement de la croix "se situe sans aucun doute
l'expérience du délaissement par Dieu. Cette expérience est celle du péché livré aux mains de la justice divine,
au feu de la sainteté de Dieu"[1860]. Sous l'influence
d'Adrienne von Speyr, Urs von Balthasar tient que le Christ a subi aux enfers
la peine du dam. Jean-Paul II a
rejeté explicitement cette théorie dans une de ses allocutions[1861].
Dans une perspective
très différente, Karl Rahner "dépeint Jésus comme le
symbole indépassable qui manifeste la volonté salvifique de Dieu. Comme réalité
symbolique, le Christ représente effectivement à la fois l'auto-communication
irrévocable de Dieu selon la grâce et l'accueil de cette auto-communication par
l'humanité[1862]. Rahner se montre très
réservé envers l'idée d'un sacrifice expiatoire qu'il qualifie de vieux concept
a priori' - noter le vocabulaire
kantien - valable à l'époque du Nouveau Testament mais 'n'offrant que peu
d'aide aujourd'hui pour comprendre ce que nous recherchons', à savoir la
signification causale de la mort de Jésus[1863].... La théorie de Rahner a
l'incontestable mérite de mettre l'accent sur l'initiative aimante de Dieu et
sur la réponse de confiance et de reconnaissance qui lui convient... Certains
ont demandé cependant si cette théorie pend suffisamment en compte l'efficacité
causale de l'événement 'Christ', et spécialement le caractère rédempteur de la
mort de Jésus sur la croix"[1864].
Théologie du dissentiment
Enfin de nombreux
penseurs s'écartent délibérément de l'orthodoxie catholique, empruntant des
directions diverses.
- Théologie de la libération : Leonardo Boff
Née dans les années
60, dominante dans les années 80, elle constitue, sous sa forme extrême,
"une perversion du message chrétien tel que Dieu l'a confié à son
Eglise"[1865]. Elle consiste en une
réinterprétation de tout le message de l'Ecriture sur la rédemption
(traduite : "libération") dans une perspective marxiste et
classiste. On identifie le royaume de Dieu en devenir au mouvement de
"libération" marxiste, à travers la lutte des classes et
l'auto-rédemption de l'homme. Tous les grands événements de salut et de
rédemption de la Bible - le passage de la Mer Rouge et la sortie d'Egypte, et
même le Magnificat ! - sont
transposés en termes politiques, le pauvre de l'Ecriture étant confondu avec le
prolétaire de Marx. On se situe dans la perspective d'un messianisme temporel,
ce qui conduit à exclure la nouveauté radicale du Nouveau Testament, et à
méconnaître la personne du Christ (le "Jésus de l'histoire" étant
opposé sans critique au "Jésus de la foi") et le caractère surnaturel
de la rédemption qu'il nous apporte. On prétend bien rejoindre le "Jésus
de l'histoire", mais c'est en présentant exclusivement Jésus comme le
défenseur des pauvres, des marginaux, etc., exigeant de ses disciples de se
rendre solidaires des opprimés. Sa vie et sa mort ne sont tenues pour
rédemptrices que dans la mesure où elles incitent les autres à poursuivre le
combat pour une société juste. Inutile d'insister sur le caractère réducteur -
et déjà bien désuet - de cette théologie[1866].
- Critique psychanalytique : Jacques Pohier
A la lumière de la
psychanalyse J. Pohier dénonce les notions d'expiation, de satisfaction et de
substitution. La passion de Jésus offre pour lui peu d'intérêt : "La
vie et l'oeuvre de Jésus d Nazareth ne se définissent pas par ce que fut sa
mort, mais c'est sa mort qui se définit par ce que furent sa vie et ses
oeuvres"[1867]. Le péché de l'homme voulait
la mort de Dieu, le "père". Ce voeu mérite que Dieu veuille la mort
de l'homme. L'homme et Dieu s'accordent donc pour faire mourir Jésus. La
satisfaction du Christ apporte aussi la "satisfaction" à
l'homme : celle d'"opérer lui-même une mise à mort de Dieu dont la
signification est loin d'être univoque"[1868]. Quant à la divinisation de
l'homme, elle n'est que l'expression du désir d'échapper à la contingence
naturelle : "Dans sa mort comme dans sa résurrection, Jésus est
substitué à l'homme pour que l'homme puisse substituer à ce qu'il est ce qu'il
voudrait être, pour qu'il puisse se recréer selon les plus fantasmatiques et
les plus illusoires de ses voeux"[1869]. On retrouve cette critique
de la divinisation chez Hans Küng[1870].
- Le refus de la rédemption chrétienne : Georges Morel
G. Morel rejette
l'Incarnation, la médiation du Christ la rédemption, conçue comme une
manipulation de l'homme par Dieu, maître paternaliste décidé à se réconcilier
le monde, et, bien entendu, toute médiation ecclésiastique[1871].
- L'Evangile sans sacrifice : René Girard
R. Girard entend tout
sacrifice comme un "processus régulateur de la violence", et voit
dans l'Ecriture judéo-chrétienne un refus du "mécanisme victimaire".
Jésus et son Père étant étrangers à toute violence, il ne peut y avoir entre
eux de pacte sacrificiel, ce qui impliquerait un Dieu injuste et cruel[1872].
Dans des directions
analogues, il faudrait encore citer Nathan Leites[1873], François Varone[1874], etc. On se reportera pour
cela au P. Sesboüé.
- Théologie transcendantale de la religion
La révélation étant
donnée à toutes les religions, toutes les religions sont rédemptrices, unies
dans leur orientation au salut : "La dynamique générale... demeure sotériologique, la plupart des religions
se souciant de libération (vimukti, moksa, nirvana)"[1875]. La rédemption
"consiste à découvrir et à actualiser la présence divine immanente, à
travers une spiritualité cosmique, une liturgie joyeuse et des techniques
psychologiques d'éveil de la conscience et de maîtrise de soi"[1876]. Le théologien doit passer
du théocentrisme au "sotériocentrisme"[1877]. La spécificité du
christianisme est ainsi pratiquement niée : on se trouve aux confins des
théories du New Age.
Tout le pontificat du
Pape actuel s'est déroulé sous le signe du Christ Rédempteur, depuis
l'encyclique Redemptor hominis
jusqu'à la consécration de l'année 1997 au Christ Rédempteur. Le titre de
nombreux documents consacrés à des sujets divers contient le nom du
Rédempteur : Redemptoris missio,
Redemptoris Mater, Redemptoris custos, Aperite portas Redemptori, etc., et
une série de substantielles catéchèses nous révèle la pensée de Jean-Paul II
sur de nombreux problèmes liés à la théologie de la rédemption. Le Saint-Père
s'en explique dès le n° 7 de l'encyclique Redemptor
hominis :
L'unique orientation de notre esprit, l'unique
direction de notre intelligence, de notre volonté et de notre coeur est pour
nous le Christ, rédempteur de l'homme, le Christ, Rédempteur du monde. C'est
vers lui que nous voulons tourner notre regard, parce que c'est seulement en
lui, le Fils unique de Dieu, que se trouve le salut. Et nous renouvelons la
proclamation de Pierre : "Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as
les paroles de la vie éternelle (Jn 6, 68).
Comment synthétiser ce
riche enseignement ?
Jean-Paul II a de
toute évidence assimilé en profondeur la christologie de Vatican II - notamment
l'idée patristique, reprise par le concile, que par l'Incarnation le Christ
s'unit d'une certaine manière tout homme. Il rappelle sans cesse l'importance
capitale du mystère pascal, sommet absolu de la l'auto-révélation et de
l'auto-communication[1878] de Dieu, et, dans des
termes très personnels, sa dimension cosmique de renouvellement de la création
tout entière :
En Jésus-Christ le monde visible, créé par
Dieu pour l'homme (Gen 1, 26-30) - ce monde qui, lorsque le péché y est entré,
a été soumis à la caducité (Ro 8, 20 ; 19-22 ; GS 2, 13) - retrouve de nouveau son lien originaire avec la source
divine de la sagesse et de l'amour... De même que dans l'homme Adam ce lien
avait été brisé, dans l'homme Christ il a été de nouveau renoué[1879].
Il insiste avec une
égale vigueur sur la dimension divine de la rédemption - plénitude de la
justice et suprême révélation de l'amour... :
Dans la passion et la mort du Christ, - dans
le fait que le Père "n'a pas épargné son propre Fils" (Ro 8, 32),
mais l'a "fait péché pour nous" (2 Co 5, 21)[1880], s'exprime la justice
absolue, car le Christ subit la passion et la croix à cause des péchés de
l'humanité. Il y a vraiment une "surabondance de justice", puisque
les péchés de l'homme se trouvent "compensés" par le sacrifice de
l'homme-Dieu.
Toutefois, cette justice, qui est au sens
propre justice à la mesure de Dieu, naît tout entière de l'amour, de l'amour du
Père et du Fils, et elle s'épanouit tout entière dans l'amour. C'est
précisément pour cela que la justice divine révélée dans la croix du Christ est
"à la mesure " de Dieu, parce qu'elle naît de l'amour et s'accomplit
dans l'amour, en portant des fruits de salut[1881].
... Et sa dimension
humaine, en ce que "la rédemption réalisée au moyen de la croix a
définitivement redonné à l'homme sa dignité et le sens de son existence dans le
monde, alors qu'il avait en grande partie perdu ce sens à cause du péché"[1882].
Dans les catéchèses
christologiques, relevons :
- L'insistance du Pape sur "la profonde conscience qu'a (Jésus)
des desseins de Dieu sur sa vie et sa mort"[1883], et cela "dès le
début"[1884].
- Son interprétation de la passion du Christ :
Il s'agit d'une
"mort sacrificielle"[1885], d'un "acte suprême
d'obéissance"[1886] qui tient sa valeur infinie
du fait que "le Christ est Dieu qui souffre dans sa nature humaine"[1887], "au nom et en substitution de toute l'humanité, afin
de libérer tous les hommes du péché"[1888], d'un "acte gratuit de
pur amour"[1889] :
Ce qui confère à la substitution sa valeur de
rédemption n'est pas le fait matériel qu'un innocent a subi le châtiment mérité
par des coupables, (mais que) par pur amour, Jésus, innocent, s'est fait
solidaire des coupables et a ainsi transformé leur situation comme de
l'intérieur[1890].
Qu'en est-il des
responsables de la mort du Sauveur ? Historiquement, "ce sont les
hommes dont l'Evangile cite les noms, du moins en partie : Judas, les
sanhédrites, Pilate", mais non "tous les juifs vivant alors, ni les
juifs de notre temps" : "Tous, à cause de nos péchés, nous
sommes responsables de la mort du Christ"[1891].
Quant aux sentiments
du Christ en croix, la position de Jean-Paul II s'apparente à celle de saint
Jean de la Croix :
Si Jésus éprouve le sentiment d'être abandonné
par le Père, il sait qu'il ne l'est pas totalement... A la pointe de son
esprit, Jésus a la nette vision de Dieu et la certitude de l'union avec le
Père. Mais dans les zones frontières de sa sensibilité, et donc plus sujettes
aux impressions, aux émotions et aux répercussions des expériences douloureuses
internes et externes, l'âme humaine de Jésus est réduite à un désert : il
ne sent plus la présence du Père... Mais Jésus savait que, dans cette phase
extrême de son immolation, qui touchait aux fibres les plus intimes de son
coeur, il complétait l'oeuvre de réparation qui était le but de son sacrifice
pour la réparation des péchés[1892].
- La descente aux enfers
"Aux enfers....
ne signifie pas l'enfer, l'état de damnation, mais le séjour des morts".
En y descendant, le Christ "communique son état de béatitude à tous les
justes avec qui, quant au corps, il partage l'état de mort"[1893].
- La résurrection
La Saint-Père insiste
sur sa réalité historique. Il s'agit d'un "dogme de la foi chrétienne qui
se rattache à un fait historiquement intervenu et constaté". Les
"hypothèses soulevées pour tenter d'interpréter la résurrection du Christ
en vue de la soustraire à l'ordre physique, de façon à ne pas la reconnaître
comme un événement historique" ne présentent "aucune
vraisemblance"... "Tous les éléments du texte évangélique qui
convergent entre eux prouvent le fait de la résurrection, qui constitue le
fondement de la foi des apôtres et du témoignage qui est au centre de leur
prédication"[1894].
Le corps ressuscité de
Jésus est identiquement le même, mais "transformé, rendu spirituel et
participant de la gloire de l'âme, mais sans aucune caractéristique
triomphaliste"[1895].
Le Christ ressuscite
par la puissance du Père, celle de l'Esprit Saint, mais aussi par sa propre
puissance : c'est une oeuvre trinitaire commune aux Trois[1896], la manifestation suprême
et l'achèvement de l'Incarnation[1897].
- L'Ascension
Elle "correspond
à l'expérience sensible et spirituelle des Apôtres", faisant
"allusion à un mouvement ascensionnel, à un passage de la terre au ciel,
surtout comme signe d'un autre passage : l'état de glorification en
Dieu"[1898].
Le Christ était
"Seigneur dès le premier moment de l'Incarnation", mais les
événements de Pâques le manifestent définitivement comme "Seigneur du tout
le cosmos, Seigneur de l'histoire, Seigneur de la vie éternelle"[1899]. Il "s'élève sur le
monde et sur l'histoire comme un signe d'amour infini auréolé de gloire, mais
désireux de recevoir de tout homme une réponse d'amour afin de lui donner le
sens de la vie éternelle"[1900].
[1]. Voir J. Daniélou,
Bible et liturgie.
[2]. Cf. Le Dieu
Rédempteur : questions choisies, document de la Commission Théologique
Internationale, approuvé le 6 octobre 1996 par le Pape Jean-Paul II, DC 2143, août 1996.
[3]. Adage rabbinique cité par He 9, 22.
[4]. Cf. Ro 8, 23.
[5]. Cf. Ep 4, 30.
[6]. Cf. 1 Co 1, 30.
[7]. Mt 20, 28.
[8]. Jn 15, 13.
[9]. S. Clément de Rome,
Première épître aux Corinthiens, 49,
6.
[10]. Polyc. III, 2 ; Smyrn. I,
2 ; Trall. II, 2).
[11]. Smyrn. VII, 1.
[12]. Eph. 7, 2.
[13]. Eph. 8,1, SC 10 p. 77.
[14]. Apol. 1, 32, 50 ; Dial.
74, 134 sq.
[15]. Dial. 40-41.
[16]. Dial. 13, 79, 95.
[17]. Dial. 95, 2,
trad. Archambault, cité in B.
Sesboue, Jésus-Christ l'unique Médiateur, Desclée, Paris,
1988, T. I, p. 311.
[18]. Cf Ep 1, 10.
[19]. Contre les hérésies,
V, 23, 2, SC p. 638.
[20]. V, 1, 1 p. 570.
[21]. III, 23, 1, p. 386.
[22]. V, 19, 1, p. 626.
[23]. V, 23, 2, p. 637-638.
[24]. III, 18, 6-7, p. 365-367.
[25]. V, 1, 1, p. 570.
[26]. V, 14, 3, p. 610-611.
[27]. V, 1, 1, p. 570.
[28]. III, 23, 1, p. 387.
[29]. III, 18, 7, p. 365. En effet, "comment aurions-nous
reçu cette communion avec Dieu, si son Verbe n'était pas entré en communion
avec nous en se faisant chair ?" (ibid.).
[30]. V, 17, 1, p. 619.
[31]. Adv. jud. 13.
[32]. Cf. De carne Christi.
[33]. Adv. Jud. 14 ; Cf. Adv.
gnost. scorp. 7 ; Adv. Marcionem
III, 18.
[34]. De fuga 12.
[35]. Adv. Marc. V, 17.
[36]. De pud. 22.
[37]. De fuga in persecutione 2, PL 2, 125-127.
[38]. Traité du baptême
XX, 1, SC 35 p. 95.
[39]. La pénitence
VII, 14, SC 316 p. 177.
[40]. Comment. sur Ro
2, 13, PG 14, 911 c, trad. Richard, in B. Sesboué
p. 159.
[41]. Ibid.
[42]. Comment. sur
l'évang. selon S. Mt 16, 8, PG 13, 1398 b, trad. H. Turner, in S. p. 159.
[43]. Comment. sur Ro
2, 13, ubi supra.
[44]. Comment. sur Mt 16,
ubi supra.
[45]. Comment. sur Ro
PG 14, 1000 c.
[46]. Comment. sur Jn
XXVIII, 14 ; In Lev. 1, 3.
[47]. Comment. sur Jn
VI, 35 ; Cf. In Ro III, 8 ; IV, 12 ;
V, 1.
[48]. In Num. XXIV, PG
12, 757-758.
[49]. Comment. sur Ro
III, 8, PG 14, 946, S. p. 111.
[50]. Comment. sur Jn
VI, 285, SC p. 345-347.
[51]. Disc. contre les
Ariens II, 67, 69, 70, PG 26, 289... 293, S. p. 212.
[52]. Sur l'Incarnation du
Verbe 54, 3, SC 199 p. 459.
[53]. Ibid. 4, 4, p. 277.
[54]. Ibid. 6, 1, p. 283.
[55]. Ibid. 6, 2, 3, 4, p. 283-285.
[56]. Ibid. 6, 10, p. 285.
[57]. Ibid. 4, 2, p. 277.
[58]. Ibid. 8, 1... 2,
p. 289-291..
[59]. Noter l'inclusion ontologique de toute l'humanité dans
l'humanité individuelle de Jésus, envisagée ici d'abord comme "corps"
(sôma, sans exclure l'âme, comme dans
le sarx de S. Jean), instrument de
notre salut.
[60]. Ibid. 9, 1-2, p.
295-297.
[61]. La catéchèse de la
foi n° 22, PG 45, 61, S. p. 161.
[62]. S. Cyrille de
Jérusalem (Cat. XII, 15) et Proclus (Orat. VI, 1 et XIII, 3, PG 65, 721 et 792) parleront équivalemment
de poison vomitif.
[63]. Ibid. n° 23,
col. 61-63.
[64]. Ibid. n° 24,
col. 64-65.
[65]. Ibid. n° 23,
col. 64.
[66]. De même l'idée du trompeur trompé enchante S. Ambroise, qui y voit un acte de justice
et une sorte de nécessité : "Il fallait donc que le diable fût ainsi
trompé pour qu'il s'emparât du corps du seigneur Jésus" ( In Luc. IV, 12, PL XV, 1699 ; Cf II, 3
et IV, 19, col. 1634 et 1702).
[67]. Dial. de recta fide,
1, 27, PG 11, 1756-1757, Cf. S. p. 162 et J. Rivière,
Le dogme de la rédemption chez saint
Augustin, p. 383.
[68]. Oratio XLV, 22,
PL 36, 653 (Cf. S. p. 162-163, complété et modifié).
[69]. Ibid. 13 sq., col. 640 sq.
[70]. Ibid. 22, col. 656.
[71]. Ibid. 25, col.
657.
[72]. Ce qui n'exclut pas des notations remarquables chez S. Ambroise (De incarnationis dominicae sacramento VI, 54, PL 16, 832, voir
cours sur III q 22 a 2, en particulier). Anticipant sur la moderne dévotion au
Sacré-Coeur, Ambroise voit le
côté transpercé du Christ comme la pierre d'où jaillissent les eaux de la vie
divine : "Abreuve-toi auprès du Christ, car il est le rocher dont les eaux
débordent.... Abreuve-toi auprès du Christ, car des fleuves d'eau vive
jaillissent de son sein" (In psal.
1, 33).
[73]. Voir III q 26 a 1 cours.
[74]. Enchir. X, 33,
BA 9 p. 165.
[75]. Confessions VII,
18, 24, BA 13 p. 631.
[76]. Ibid. X, 42 (éd.
Budé, trad. Labriolle).
[77]. Ibid.
[78]. Ibid.
[79]. Ibid., 43.
[80]. Enarr. in ps. 149, n° 6, PL 37, 1952.
[81]. Cf. ibid., cours sur III q 22 a 2 p. 22.
[82]. Ibid.
[83]. Enarr. in ps.
129, n° 7, PL 37, 1701. Cf. IV Trin.
14, 19, in cours sur III q 22 p. 24.
[84]. Enchir. XIII, 41 BA p. 181-183.
[85]. Ibid.
[86]. IV Trin. III, 6, BA 15, p. 351.
[87]. Cité de Dieu X,
6, éd. Garnier p. 395, Cf. cours sur III q 22 a 2 p. 31.
[88]. Voir Col 1, 13 ; Jn 12, 31 ; 14, 30 ; 1 Jn 3, 8.
[89]. De nuptiis et
concupisc. II, 3, 8, PL 44, 440.
[90]. Enarr. in Ps. 136, 7, PL 37, 1765.
[91]. Serm. 27, 2, PL 38, 178.
[92]. XIII Trin. XII, 16, BA p. 307.
[93]. Ibid. p. 309.
[94]. Ibid. p. 311.
[95]. Serm. 130, 2 ; 134, 6 ; 263, 1 ; PL 36, 726, 745, 1210.
[96]. S. Jean Chrysostome, In Rom. hom. XIII, 5, PG 60, 514 ; Théodoret, De Inc. Domini XI, PG 75, 1433-1436.
[97]. S. Hilaire, In Ps. 68, 8, PL 9, 475 ; Ambrosiaster, In Col. 2, 15, PL 32, 1285-1287 ; S. Augustin, De libero
arbitrio XIII, 12, 16-19.
[98]. XIII Trin. XIV, 18, p. 315.
[99]. Ibid. XVII, 22, p. 329.
[100]. Ibid.
[101]. Enchir. XXVIII,
108, BA p. 301-303.
[102]. XIII Trin. XVII,
22, p. 329.
[103]. Le Christ est un,
SC 97, p. 459.
[104]. Ibid., 461-463.
[105]. Ibid. p. 467.
[106]. PG 71, 121, in Dogme
et spiritualité chez saint Cyrille d'Alexandrie, H. du Manoir, Vrin, 1944, p. 204.
[107]. Le Christ est un,
SC 97, p. 475.
[108]. Sur 2 Co (5, 21), trad. L. Sabourin,
S. p. 414-415.
[109]. Sur saint Jean
11, 8, PG 74, 505-508, Dogme et
spiritualité... p. 205.
[110]. Sur saint Jean
19, 11, PG 74, 641, op. cit. p.
205-206.
[111]. Sur Zacharie 13,
7, PG 72, 236, op. cit. p. 206.
[112]. Sur le psaume 68,
27, PG 69, 1173, ibid.
[113]. Sur saint Jean
12, 27, PG 74, 92, op. cit. p. 169.
[114]. Sur l'épître aux
Hébreux, 2, 14, PG 74, 965, ibid.
[115]. Sur l'épître aux
Romains, 5, 3, PG 74, 781, ibid.
[116]. Sur la 1° aux
Corinthiens, XV, 12, PG 74, 897, ibid.
[117]. Glaphyres sur les
Nombres, PG 69, 625, op. cit. p.
165.
[118]. Sur saint Luc
22, 19, PG 72, 909, op. cit. p. 214.
[119]. PG 72, 909, op. cit.
p. 193.
[120]. De l'adoration
1, 11, PG 68, 679, op. cit. p. 211.
[121]. Voir Dom H. Diepen,
Douze dialogues de christologie ancienne,
Dialogue V, Rome, Herder 1960, 95 sq.
[122]. 10°Anathématisme,
FC 304 p. 187.
[123]. 12°Anathématisme,
n° 306 p. 187.
[124]. Sermon XIII sur la
Passion, n° 3, p. 87.
[125]. Sermon XIV sur la
Passion, n° 4, p. 92.
[126]. Sermon III sur la
Nativité du Seigneur, n° 2, SC 22 bis p. 91.
[127]. Sermon XIII sur la
Passion, n° 2, SC 74 p. 86.
[128]. Sermon I sur la
Nativité du Seigneur, n° 2 p. 71.
[129]. Sermon II sur la
Nativité du Seigneur, n° 2 p. 79.
[130]. Sermon IV sur la
Nativité du Seigneur, n° 3 p. 103.
[131]. Sermon III sur la
Passion, n° 4, p. 33.
[132]. Sermon V sur la
Nativité du Seigneur, n° 5 p. 121.
[133]. Sermon VIII sur la
Passion, n° 8, p. 62.
[134]. Sermon I sur la
Passion, n° 2, p. 24.
[135]. Sermon III sur la
Passion, n° 4, p. 33-34.
[136]. Sermon VII sur la
Passion, n° 4, p. 54.
[137]. Sermon I sur la
Passion, n° 5, p. 26.
[138]. Sermon X sur la
Passion, n° 4, p. 71.
[139]. Sermon XI sur la
Passion, n° 3, p. 75.
[140]. Sermon XVIII sur la
Passion, n° 3, p. 113.
[141]. Sermon I pour la
Nativité du Seigneur, n° 1, p. 69.
[142]. Sermon XII sur la
Passion, n° 1, p. 78.
[143]. Sermon I pour la
Nativité du Seigneur, n° 1, p. 69.
[144]. Sermon X sur la
Passion, n° 4, p. 71.
[145]. Sermon VIII sur la
Passion, n° 7, p. 61. Au Sermon VII,
S. Léon développe l'idée que le
sacrifice du Christ consomme tous les rites anciens : "Il fallait que
l'Agneau véritable prît la place de l'Agneau symbolique et que, par un seul
sacrifice, un terme fût mis à la multiplicité et à la variété des victimes...
pour que l'ombre cède la place à la réalité et que les images disparaissent en
présence de la vérité, l'ancien rite est donc aboli par un nouveau sacrement,
la victime se change en une autre victime, le sang est enlevé par un autre sang
et la solennité de la Loi, en se transformant, trouve son accomplissement"
(n° 1 p. 50).
[146]. Sermon IX sur la
Passion, n° 2, p. 65.
[147] Nous utilisons dans ce chapitre H. du
Manoir, Dogme et spiritualité chez saint
Cyrille d’Alexandrie, Vrin, Paris, 1944, mais aussi Marie-Odile Boulnois, Le paradoxe trinitaire chez Cyrille
d’Alexndrie, Études Augustiniennes, Paris, 1994.
[148] Le symbole de Constantinople, qui
fait une large place à l’Église, n’était pas encore en usage.
[149] PG 77, 203.
[150] Cité en grec in Dogme… p. 290.
[151] Expression antiochienne entachée de
nestorianisme.
[152] In Ioan. XI, 11,
PG 74, 557.
[153] In Ioan. XVII,
20, PG 74, 557 sq.
[154] Par opposition, S. Cyrille, avant S.
Grégoire et S. Thomas, emploie parfois aussi l’expresssion « corps du
diable » (Sur Habacuc 23, PG 71,
877), que l’on trouve déjà chez S. Irénée et S. Basile.
[155] Cf. Sur la Trin. dial. III, PG 75, 793 ; Contre Nestorius V, 6, PG 76, 240.
[156] Cf. In Ioan. XIV, 11, PG 74, 216 ; XVII, 6-8, col. 500 ; Sur la Trin. dial. I, 7, PG 75, 669, 676, 697, 712, 1092 ; Dial. IV, col. 869 ; Dial. VI, col. 1053.
[157] Sur la Trin. dial. I, PG 75, 676 ; VII, col. 1093.
[158] PG 74, 160, 268 A-281 A.
[159] Cf. PG 68, 617 ; 73, 1045
sq. ; 1029 sq.
[160] Sur la vraie foi à Théodose, 30, PG 76, 1177.
[161] PG 71, 405.
[162] In Ioan. XI, 11,
PG 74, 560-561.
[163] Sur l’adoration en esprit et en vérité XV, PG 68, 973.
[164] In Ioan. X, 2, PG
74, 341-344.
[165] Cf. 1er Dial. sur la Trinité.
[166] Contre Nestorius
IV, PG 76, 193 sq.
[167] Cf. Sur l’adoration en esprit et en vérité, 9, PG 66, 611, et passim.
[168] In Ioan. 17,
20-21, lib. II, PG 74, 557 sq.
[169] PG 72, 912.
[170] Car si ce n’était pas le Monogène
lui-même, mais un fils de l’homme considéré comme distinct, qui avait
dit : « Le pain que je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde »,
ce pain ne pourrait nous donner la vie de Dieu (cf. Le Christ est un, SC 97, p. 511).
[171] PG 72, 297, 905.
[172] In Ioan. IV, 2,
PG 73, 577-578.
[173] In Ioan. 17,
20-21, PG 74, 561.
[174] In Ioan. XI, 11,
PG 74, 560.
[175] Nous nous limitons ici aux cas où le
docteur d’Alexandrie prend le symbole de l’épouse au sens collectif. Ailleurs
(dans son Commentaire sur le livre d’Osée),
il désigne l’âme individuelle.
[176] Cf. In Ioan. II, 3, 29, PG 73, 264. Sur le baptême principe
d’unité : PG 71, 145, 804.
[177] Glaphyres 1, PG
69, 29 B-C.
[178] PG 69, 184 et 231-233.
[179] Glaphyres sur la Genèse 5, 4-5, PG 69, 246 et 249.
[180] Sur le Cant. I,
14 ; 5, 15 ; 7, 4 : PG 69, 1282, 1290 sq.
[181] Sur le Cant. 3,
11, PG 69, 1288.
[182] Sur l’adoration en esprit et en vérité, II, PG 68, 245 A-B.
[183] 1er Dial. sur la Trinité, PG 75, 692, sq.
[184] Pour décrire cette insertion, le
docteur d’Alexandrie rapproche aussi l’image de la vigne de celle de l’olivier
(Col 2, 7).
[185] Glaphyres, VI, 3,
PG 6, 296.
[186] Trésor 12, PG 75,
204.
[187] Glaphyres sur les Nombres, PG 69, 624-625.
[188] In Ioan. XI, 10, PG 7, 545.
[189] In Ioan. XI, 10, PG 74, 541.
[190] In Ioan., PG 74, 273, 580 ; Glaphyres I, PG 69, 16 ; Contre
Nestorius 1, PG 76, 17.
[191] In Ioan. XI, 10, PG 74, 990 A.
[192] Pour les Alexandrins, l’Esprit
provient du Père et du Fils, il est l’Esprit propre du Fils, du fait qu’il sort
de sa substance, en même temps qu’il est l’Esprit du Père. En effet tout ce qui
est au Père est au Fils. En cela ils se rapprochent des Latins, avec un
vocabulaire différent. Voir M.-O. Boulnois, op.
cit. p. 448-529.
[193] Thes. XXXIV, col.
608 B.
[194] Com. in Ps. 50,
13, PG 69, 1100 C-D.
[195] Dial. Trin. IV,
col. 532 D-E.
[196] In Ioan., PG 74,
553-554.
[197] Sur Isaïe, PG 70,
936.
[198] In Ioan. XI, 17,
20, PG 74, 553.
[199] PG 77, 80, 84.
[200] Cf. PG 68, 848 et 70, 805.
[201] Cf. Lettre 76 de S. Cyrille.
[202] PG 77, 16 B.
[203] PG 77, 109 B.
[204] Lettre à Jean d’Antioche.
[205] PG 77, 293-294.
[206] PG 77, 293.
[207] Sur l’adoration en esprit et en vérité 13, PG 68, 848 B-C.
[208] Sur Isaïe 32, 1,
2, PG 70, 704 D.
[209] Lettre à
Célestin, PG 77, 80.
[210] PG 70, 735.
[211] S. Jean Chrysostome.
[212] In Lucam, PG 72,
648 B. Voir aussi In Ioan., PG 73,
613 B ; 74, 137 C, 168 D, 197 A.
[213] Dans la 8e Homélie pascale, et dans le 4e
Dialogue sur la Trinité.
[214] PG 74, 748-752. Cf. Trésor, PG 75, 511 A.
[215] In Lucam, PG 72,
752 A.
[216] In Ioan. 15,
11-13, PG 74, 381.
[217] Ce texte et les suivants sont
extraits de Dogme et spiritualité…,
p. 335.
[218] PL 50, 460-470.
[219] PL 50, 512 A.
[220] Cf. FC n° 415, p. 245. Cette phrase
est passée presque intégralement dans la cnctitution Pastor æternus.
[221] On reconnaît le thème du pape
» vicaire de Pierre ».
[222] Cf. Rusticus, PL 67, 1176.
[223] Assimilé à l’Apôtre Pierre,
« duquel l’épiscopat lui-même et toute autorité de ce nom a jailli »
(Epist. 29, PL 20, 582).
[224] FC n° 413, p. 244
(éd.1969).
[225] PL 20, 592.
[226] Lettre Retro maioribus à l’évêque
Rufus de Thessalie, 11 mars 422, chap. II (FC
414).
[227] Lettre 14, 1, Institutio aux évêques de Thessalie, 11 mars 422, chap. I (1996 DS 231 ; PL 20, 777).
[228] Voir le 1er concile de
Nicée, can. 6.
[229] à Rufus et aux autres évêques
de Macédoine, etc., 11 mars 422.
[230] PL 50, 505… 511 (trad. H. du Manoir, op. cit. p. 344-345, revue).
[231] Vide supra p.
180.
[232] 3e Serm. pour Noël, n° 3, PL 54, 763. Voir, sur le thème du corps
mystique, les Serm. 2 et 3 et l’Epist. 10, PL 54, 144, 146, 629.
[233] Cf. Serm. 63.
[234] Ep. 104, 1.
[235] Serm. 63, 6.
[236] Serm. 63, 7.
[237] Serm. 72, 2.
[238] Serm. 70, 5.
[239] Cf. Serm. 39, 3.
[240] Serm. 63, 1 ; 73, 4.
[241] Serm. 72, 2.
[242] Serm. 63, 6.
[243] Serm. 89, 2.
[244] Serm. 36, 1.
[245] Serm. 51, 1.
[246] Cf. Ep. 80, 2 : « Le Pontife véritable, bien qu’il soit
établi à la droite du Père, poursuit cependant, dans la même chair qu’il a
prise de la Vierge, le mystère, sacramentum,
de la propitiation, l’Apôtre disant : “Le Christ Jésus, qui est mort, bien
plus, qui est ressuscité, qui est à la droite de Dieu, qui interpelle aussi
pour nous” (Ro 8, 34) ».
[247] S. Thomas se situe dans la ligne de
cette conception de la présence des mystères : nous bénéficions de l’œuvre
du Sauveur, de son mérite et de l’influx actuel, par voie de causalité
efficiente instrumentale, de sa grâce capitale, dans la mesure où nous sommes
mis en contact spirituel avec lui par la foi et les sacrements de la foi (III q
48, a 6, corps et ad 2).
[248] Serm. 52, 1.
[249] Serm. 72, 3.
[250] Serm. 63, 4. Le
couple sacramentum, exemplum remonte
à Augustin.
[251] Serm. 25, 6. On
retrouve le couple remedium, exemplum,
dans les Sermons de S. Thomas sur le Credo.
[252] Cf. Serm. 72, 3.
[253] « Nette distinction entre le
“sacerdoce royal” de tous les fidèles et le sacerdoce ministériel et
institutionnel des prêtres » (note de D. Dolle, SC t. IV, p. 266).
[254] Serm. 95 (SC), 1,
IVe sur sa consécration (PL), 29 septembre 444.
[255] Serm. 95 (SC), 2.
[256] Ibid.
[257] Serm. 94 (SC),
IIIe sur sa consécration (PL), 3.
[258] Serm. 95 (SC), 2.
[259] Ibid., n° 3. — L’æquitas, c’est d’abord le droit de
juger, que Pierre exerce toujours avec justice. C’est, spécialement, le droit
d’interpréter la loi évangélique, et de régler les conflits entre évêques,
comme il continue à le faire dans ses successeurs (cf. note de D. Dolle, SC t.
IV, p. 62-63).
[260] Ibid.
[261] Serm. 96 (SC), 2 (452 ?).
[262] Ibid.
[263] Ibid., n° 3.
[264] Serm. 94 (SC), 2
(443).
[265] Serm. 96 (SC), Ve
sur sa consécration, 4.
[266] Ibid. n° 5.
[267] Serm. 94 (SC), 3.
[268] Lettre 14, Quanta fraternitati
à l’évêque Anastase de Thessalie, en 446, chap. 11, 1996 Denzinger 281, PL 54,
676.
[269] Ibid. n° 5.
[270] 1996 Denzinger 306.
[271] Serm. 69 (SC) ou
82 (PL), 1.
[272] Serm. 69 (SC) ou
82 (PL), 2.
[273] Ibid., n° 3.
[274] Ibid. n° 6.
[275] Notamment les empereurs chrétiens,
qui collaborent avec l’Église pour l’élimination des hérésies nuisibles à la
société elle-même, comme le priscillianisme, particulièrement odieux à S. Léon
comme le manichéisme dont il est proche :
« C'est à juste titre que nos pères... ont agi avec fermeté pour que cet
égarement impie soit chassé de toute l’Église ; les princes du monde
également ont honni à ce point cette folie sacrilège, qu'ils ont abattu son
auteur (Priscillien) par l'épée des lois publiques, en même temps que la
plupart de ses disciples. Ils voyaient en effet que le lien des mariages serait
entièrement défait, et que de même la Loi divine et humaine serait subvertie,
s'il était permis à de tels hommes de vivre avec une telle profession en
quelque lieu que ce soit. Pendant longtemps cette sévérité a profité à la
douceur ecclésiastique, laquelle, même si elle se contente du jugement des prêtres
et évite les peines sanglantes, reçoit néanmoins l'aide des décrets sévères des
princes chrétiens, puisqu'on voit parfois recourir au remède spirituel ceux qui
craignent le supplice corporel » (1996 Denzinger 283).
[276] Lettre Quoniam pietas à
l’empereur Zénon (1er août 484), 1996 Denzinger 343.
[277] Lettre Famuli vestræ pietatis à
l’empereur Anastase Ier (494) : 1996 Denzinger 345, nn. 2 et 3.
[278] Cf. Y. Congar, L’Église, p. 31 sq.
[279] Tractatus IV,
cité ibid.
[280] Decretum Gelasianum, ou Lettre décrétale sur les livres à recevoir et à ne pas recevoir,
date incertaine.
[281] Ibid., 1996 Denzinger 351.
[282] Énumérés plus haut.
[283] 1996 Denzinger 352-354.
[284] Que nous avons employé à propos de l’interprétation que saint Hilaire
présentait de l’Écriture.
[285] Voir L. Bouyer, L’Église de Dieu, p. 20 sq.
[286]. Ep. ad Tras.
III, 30-31, LM t. II (carême) p. 394
; De fide, cc. 22. 62, p. 464.
[287]. Moral. XVII, n°
46, PL 76, 32, voir cours sur III q 22 a 2 p. 23-24.
[288]. Mor. XXXIII, 7,
9 etc. PL 76, 680 sq.
[289]. Ibid. 10, 16, etc., col. 683... 694.
[290]. Pange lingua strophe 1.
[291]. Ibid. str. 2-3.
[292]. Lustris sex str. 1.
[293]. Ibid. str. 5.
[294]. Ibid. str. 2.
[295]. Vexilla Regis str. 3.
[296]. Ibid. en entier.
[297]. Ibid. str. 4-6 ; Lustris sex
str. 3-5.
[298]. Opuscule 6, in
F.-M. Lethel, Théologie de l'agonie du Christ,
Beauchesne, Paris, 1979, p. 96.
[299]. Opuscule 3, op. cit. p. 125-126.
[300]. III, 26, PG 94, 1093-1096.
[301]. III, 27, col.
1096-1097.
[302]. Adv. haer. III, 19, 1, SC p. 268 ; V, Préf. p. 568 (Cf. S. p. 210).
[303]. Origène, Contre Celse III, 28, S. p. 210 n. 5; S.
Athanase, Discours contre les Ariens III, 19, p. 204 ; Sur l'Incarnation du Verbe, 3-8 ; 44 ; 54.
[304]. S. Grégoire de
Nysse, Contre Apollinaire XI,
PG 45, 1145, S. p. 210 ; S. Grégoire de
Nazianze, Or. 30, 6 et 21...
[305]. Trin. IV, 2, 4,
BA p. 345-347, S. p. 211 ; Serm. 166,
4, PL 38, 909, ibid. ; S. Léon, Serm. 22, 5 et 25, 5 ; Epist.
28, 2.
[306]. S. Cyrille
d'Alexandrie, De adoratione in
spiritu et veritate XV, PG 68, 971.
[307]. Le pseudo-Amdamantios, S. Grégoire de Nazianze.
[308]. S. Cyrille
d'Alexandrie, In Ioannis Evang.,
IV, 2, PG 73, 566.
[309]. Gel. I, 37, et passim.
[310]. Leon. 1271.
[311]. Leon. 1150.
[312]. Leon. 176.
[313]. In ara crucis
torridum, hymne Ad cenam Agni, et
passim.
[314]. Ad cenam Agni ;
Cf. aussi Victimae pascali laudes :
Agnus redemit oves...
[315]. Ad cenam Agni.
[316]. Hymne Vexilla Regis ;
Cf. Leon. 520 et Greg. 100, 3.
[317]. Séq. Victimae
pascali laudes.
[318]. Leon. 209, 1134 ; Gel. I, 5, 28 ; Greg. 17, 3 ; 185, 3...
[319]. Gel. II, 18, Cf. Prudence, Sedulius, Pierre Chrysologue...
et l'hymne Vexilla Regis
[320] Cf. L. Bouyer, L’Église de Dieu, p. 54 ; Y. Congar, L’Église…, p. 51 sq.
[321] Acclamations carolingiennes (laudes gallicanæ), entre 795 et 800 selon H. Leclercq, Dictionnaire d’archéologie…, t. VIII, 2,
col. 1902-1903.
[322] Synode de Paris, cité par Y. Congar, op. cit. p. 52-53
[323] Ubi supra.
[324] Cité par N. Iung, Tu es Petrus, Bloud et Gay, Paris, 1934, p. 356.
[325] Dans Tu es
Petrus, p. 357.
[326] Ad candidum Romam abeuntem, attribué à Alcuin, PL 101, 1167.
[327] L. Bouyer, L’Église
de Dieu, p. 53.
[328] Après l’échec d’un projet de mariage entre Charles
et Irène, un accord ne se réalisera qu’en 812.
[329] De fait, ses successeurs seront appelés rectores Ecclesiæ.
[330] Hincmar de Reims († 882) et les papes Nicolas 1er
(† 867) et Jean VIII (872-882).
[331] De officiis III, 35, PL 105, 1154-1155, in Y. Congar,
op. cit. p. 56.
[332] PL 119, 78 A, cité ibid.
[333] De actione missarum 60, PL 119, 52 B–53 B, cité ibid. p. 57.
[334].Chap. 52, col. 47 D–48 A.
[335] Florus, Capitula,
PL 119, 421 C.
[336] Jean VIII, Epist.
5, inter dubia.
[337] Haymon d’Auxerre, Raban Maur.
[338] Haymon.
[339] Raban Maur.
[340] Telle est l’interprétation des évêques francs
dans leur Relatio à Louis le Pieux
après le concile de Paris de 829.
[341] Cf. PL 125, 1017-1018 et 815 D.
[342] Selon le livre De divinis officiis, attribué à Alcuin (inter opera supposita), « pape » signifie selon certains
« admirable, ou couronné », ou mieux « père des pères,
c’est-à-dire des évêques » (PL 101, 1257 D).
[343] Cf. II-II q 1, a 10.
[344] Epist. 192 à Seguin de Sens, PL 139, 267-268.
[345] Cf. L. Bouyer, L’Église de Dieu, p. 681.
[346] Il y écrit entre autres : « C’est du
Père que, d’une manière ineffable, le Fils est engendré, et que l’Esprit
procède ». Formule orthodoxe, à laquelle le pape ne trouva rien à
reprendre dans sa réponse de 862. Ce n’est que plus tard que Photius soutiendra
que l’Esprit procède du Père seulement,
à l’exclusion du Fils.
[347] Ego non
appellavi Romam nec appello… Puisque
les légats ne lui avaient rien apporté de la part du pape, quia litteras mihi non adduxistis, nec ego recipio vos… Non iudicor,
quia missi non estis. De fait, les légats outrepassaient leurs pouvoirs.
[348]Cf.
É. Amann, « Photius », in
DTC t. XII, 2, col. 1564-1565.
[349] F. Dvornik, Le
schisme de Photius, histoire et légende, Cerf, Paris, 1950, p. 142.
[350] Lettre Proposueramus
quidem, 1996 Denzinger 638-642.
[351] Ep. I, 8, PG 102, 626-696.
[352] PL 119, 978 sq.
[353] PG 102, 589.
[354] Voir C. Journet, L’Église du Verbe incarné, .t. II, p. 865-866, critiquant
l’interprétation de Dvornik.
[355] Cf. ibid.
[356] Cf. ibid.
[357] Noter que les « saints et illustres
Apôtres » sont placés au premier rang des autorités qui fondent la
Tradition.
[358] Traduction du bibliothécaire Anastase : la
version grecque diffère parfois de la version latine.
[359] IVe concile de Constantinople (VIIIème
œcuménique), 5 octobre 869-28 février 870, 10ème session, 28 février
870: canons. 1996 Dz 650-652 ; 658-664.
[360] C. Journet, ubi
supra, p. 867.
[361] Voir Y. Congar, op. cit. p. 83-87.
[362] Ce qui n’est pas faux, à condition de l’entendre,
comme Théodore Studite (PG 99, 1417-1420) et Augustin lui-même, sans pointe
polémique.
[363] On se rappelle que l’abbaye bourguignonne avait
été « donnée aux Apôtres Pierre et Paul » afin de la soustraire aux
appétits des puissants. En 931, Jean XI confirmait ce statut.
[364] PL 139, 309… 312.
[365] Voir Y. Congar, op. cit., p. 90 sq.; J. Leclercq, « Le monachisme
clunisien », dans Théologie de la
vie monastique, p. 447 sq.
[366] S. Odon, cité par D. Leclercq.
[367] D. Leclercq, loc.
cit.
[368] Pierre de Poitiers, cité par D. Lelercq, p. 452.
[369] Cf. op. cit.
p. 543.
[370] Pierre le Vénérable.
[371] Pierre le Vénérable.
[372] S. Hugues sera à deux reprises légat apostolique
et présidera plusieurs conciles locaux.
[373] Eudes de Châtillon, devenu Urbain II (1088-1099)
et le cardinal Rainier, qui prit le nom de Pascal II. Grégoire VII lui-même, on
le verra, avait été formé à Cluny.
[374] Pacal II.
[375] J. Leclercq.
[376] Titre d’un livre de D. J. Leclercq (Rome, 1960),
que nous utiliserons dans ce chapitre.
[377] Vie de saint Romuald, Prologue. Cité par G. Miccoli, « Théologie
de la vie monastique chez S. Pierre Damien », dans Théologie de la vie monastique, p.459 sq., dont nous nous
inspirons également.
[378] Lettre au cardinal Pierre, chancelier de l’Église
romaine, Leclercq p. 66.
[379] 1046 : Clément II ; 1048 : Damase
II ; 1049 : S. Léon IX. Clément IV et Nicolas II seront eux aussi
acquis à la Réforme.
[380] Op. 16, Prol., PL 145, 365 A.
[381] Note marginale contemporaine du texte dans un
ancien manuscrit : « Ce livre est appelé gratissimus, au sens de grati
symoniacus, car il a été composé au sujet de ceux qui ont été ordonnés
gratuitement par des simoniaques » (cité par J. Leclercq).
[382] Esquisse d’une théologie de la grâce capitale.
[383] Op. 6, 1 (Liber
qui dicitur gratissimus Gratissimus), PL 145, 100-101.
[384] Chap. 2, col. 101.
[385] Chap. 3-5, col. 102- 105.
[386] Chap. 12, col. 115 C–D, 116 A.
[387] Chap. 34, col. 149-150.
[388] Cf. Op.
6, 39, PL 145, 155-156.
[389] « Il est indigne que pour la faute d’un seul
petit homme une multitude si innombrable périsse, et que le péché d’une seule
personne misérable renverse le grand labeur du Christ, qui a versé tout son
sang, et perde les âmes d’un si grand nombre d’innocents » (Ep. 1, 14, PL 194, 224 C).
[390] Ep. 4, 9, PL 144, 315 sq.
[391] Cf. G. Miccoli, art. cit. p.465-466
note 29.
[392] Op. 7, PL 145, 159.
[393] Carmen 222, PL 145, 974 D–975.
[394] Ainsi, il ignore ou écarte délibérément les Fausses Décrétales
[395] J. Leclercq, op.
cit p. 230.
[396] En ce sens qu’elle garde, inviolée, l’intégrité de la
foi (Op. 11, PL 145, 241 C).
[397] Op. 11, 5, PL 145, 235, trad. J. Leclercq, op. cit. p. 265.
[398]
Op. 11, 12, PL 145, 241
C.
[399] Cf. Op.
32, 5, PL 145, 553 C.
[400] Op. 11, 6, PL 145, 235 D, in Leclercq, p. 266.
[401] Cité ibid..
[402] Cf. Op. 8, 1, PL 145, 193 C.
[403] Ibid.
[404] Op. 11, 6 et 7, PL 145, 236 et 237, trad.
Leclercq, p. 266-267.
[405] Op. 11, 8, PL 145, 238 A, cf. Leclercq p. 267 (trad. originale).
[406] Ibid.
[407] Op. 11, 10, PL 145, 239 B, Leclercq p. 269.
[408] « Le sacrement de la grâce est une chose, et
la grâce elle-même en est une autre : le sacrement de la grâce, le Dieu
tout-puissant le donne même par de mauvais [ministres] ; la grâce
elle-même, il ne la donne que par lui-même » (Liber gratissimus XI). Tentative pour distinguer le rôle de Dieu et
celui du ministre dans la collation de la grâce sacramentelle. S. Thomas
précisera : Dieu est cause principale, le Christ, cause principale par sa
divinité et instrument conjoint par son humanité, le ministre instrument séparé.
[409] Op. 11, 8, PL 145, 237 D, Leclercq p. 267.
[410] Op. 11, 9, PL 145, 238 D, Leclercq p. 268.
[411] Op. 11, 6, PL 145, 235 D–236 A, voir
Leclercq p. 266.
[412] Op. 11, 10, PL 145, 239 D, cf. Leclercq p. 269.
[413] Ibid.
[414] Op. 11, 13, PL 145,
242 B–C, Leclercq p. 271.
[415] Op. 11, 18, PL 145,
246 C, Leclercq p. 273.
[416] Op. 11, 19, cf. Op.
6, 12, PL 145, 115 C, supra p. 260. Ep. 6, 13, PL 144, 396 D, etc.
[417] Op. 12, 27, col. 280 B.
[418] Op. 12, col. 278 B.
[419] Op. 12, col. 280 C.
[420] Ep. 6, 5, PL 144, 378, trad. Leclercq p. 120.
[421] Ep. 1, 35, PL 144, 226 B.
[422] Op. 16, PL 145, 379 B.
[423] Op. 13, 24, PL 145, 327 C.
[424] Jean de Lodi, Vita
Petri Damiani 22, PL 144, 143 B, cité par J. Leclercq (p. 231) dont nous
nous inspirons dans ce développement.
[425] Op. 19, Prol., 423 D.
[426] Ep. 1, 7, PL 144, 211 B.
[427] Op. 6, 34, PL 145, 149 D ; Ep. 4, 12, PL 144, 324 B-C.
[428] Op. 20, 1, PL 145, 443 D.
[429] Actis Mediolan., PL 145, 92 CD.
[430] Ep. 1, 21, PL 144, 250 D–251 A.
[431] Disceptatio synodalis, cité par Y. Congar, op. cit. p. 94.
[432] Ep. 7, 8, PL 144, 44 B.
[433] Solus
omnium ecclesiarum universalis episcopus (Op. 23, 1, PL 145, 474 C).
[434] Op. 5, PL 145, 92 C.
[435] Op.5, PL 145, 91 C.
[436] Serm. 6, PL 144, 535 B.
[437] Ep. 1, 20, PL 144, 238 B.
[438] Op. 29, 1, PL 145, 518 D.
[439] Ep. 1, 20, PL 144, 245-246 ; of Op. 35, 4, PL 145, 594.
[440] Ep. 1, 3,
PL 144, 208 A.
[441] Ep. 1, 13, PL 144, 219 A.
[442] Ep. 1, 5, PL 144, 209.
[443] Ep. 7, 10, PL 144, 450 C.
[444] Ep. 2, 1, PL 144, 259 C.
[445] Ep. 2, 1, PL 144, 255-256.
[446] Sacrement au sens large, incluant les sacrements
de l’ancienne alliance et les sacramentaux, qu’il revêt jusqu’au xiie siècle, et même souvent
chez saint Thomas, avec toutes les précisions requises..
[447] Op. 6, 10, PL 145, 113 A, B et D.
[448] Discept. synod., PL 144, 900.
[449]
Op. 57, i, 1, PL 145, 820 C–D.
[450] Op. 18, iii,
4, PL 145, 422 B.
[451] Ep. 7, 3, PL 144, 437-439.
[452] Ep. 7, 3, PL 144, 441 C. — Ce principe explique que
Grégoire VII ait pu, quelques années plus tard, relever les sujets de l’empire
de leur serment d’obéissance envers l’empereur.
[453] Cf. Ep.
3, 6, PL 144, 294 ;
[454] Ep. 7, 3, PL 144, 440.
[455] Op. 3, PL 145, 59 D.
[456] Vide supra.
[457] Cf. Y. Congar, L’Église… p. 95 sq. et « Humbert de Moyenmoûtier », dans Catholicisme, t. V, col. 1090 sq.
[458] Cf. Adv Simoniacos I, 5.
[459] Cité par Y. Congar; Catholicisme, loc. cit.
[460] 1e lettre de Léon IX à Michel
Cérulaire, c. x, cité ibid.
[461] De sancta Ecclesia romana, fgmt 1, cité ibid.
[462] Cf. Lettre à Cérulaire et Léon d’Achrida, chap. xxxii.
[463] Cf. ibid.
[464] Lettre de Léon IX à Pierre d’Antioche, PL 143,
770.
[465] Lettre de Léon IX à Michel Cérulaire, PL 143, 776
A–B.
[466] Fragment A De Ecclesia romana, in Y. Congar, L’Église… p. 97.
[467] Contra simoniacos, præf.
[468] iii,
29, PL 143, 1188 A-B ; cf. aussi Préface. et iii, 27-29, col. 1181-1189.
[469] Ch. 29, col. 1188 D–1189 A.
[470] Cf. la formule imposée à Bérenger de Tours en
1059, PL 150, 410, parmi les œuvres de Lanfranc.
[471] C. Journet, L’Église
du verbe incarné, t. II, p. 738, citant M. Jugie, Le schisme byzantin, Paris, 1941, p. 157.
[472] M. Jugie,
op. cit. p. 196, cité par C. Journet ibid.
[473] Cf. lettre de Michel, PG 120, 784.
[474] « Les origines du schisme de Michel
Cérulaire », Concilium 17, 1966,
p. 146.
[475] Traduction latine de cette lettre par Humbert PL
143, 929 sq.
[476] Détesté de Michel mais bien accueilli par Léon IX.
[477] Cf. F. Dvornik, art. cit., p. 146-147.
[478] Lettre In
terra pax de Léon IX à Michel Cérulaire et Léon d’Achrida, PL 143, 744-773
(automne 1053). Auparavant, Léon avait cherché à se procurer des appuis dans
l’épiscopat grec. Voir notamment la lettre au patriarche d’Antioche, PL 143,
769 sq., déjà citée plus haut p. 271.
[479] x, xii-xiv.
[480] i-iii, col.744-745.
[481] iii, col. 746.
[482] iv, col. 746.
[483] vii, col. 748.
[484] viii-x, col. 748-750.
[485] x, col. 751.
[486] xi, col. 751.
[487] xii, col. 752.
[488] xiii, col. 753.
[489] xli, col. 769.
[490] PL 143, 777-781.
[491] PL 143, 770-777.
[492] Lettre de Léon IX à Michel, PL 143, 774 C–D.
[493] PL 143, 931-974.
[494] PL 143, 974 A.
[495] Notice de l’Histoire
littéraire de la France, reproduite dans PL 143, 923 A–B;
[496] PL 143, 973-984.
[497] PL 143, 983-1000, cf. PG 120, 121..
[498] PL 143, 1001 (récit d’Humbert). Voir aussi col.
918 et 928 (notice de Galland).
[499] Cf. suite du récit d’Humbert, PL 143, 1001-1004.
[500] Maladresse d’Humbert :
au xie siècle,
l’antique théorie de la triarchie ne correspondait à peu près plus à rien.
[501] Erreur manifeste : les pneumatomaques
niaient la divinité du Saint-Esprit, et le texte originel du Symbole de Concile
de Constantinople I ne mentionne que la procession a Patre. Le Filioque,
introduit d’abord en Espagne, passa ensuite en Gaule et en Germanie, et un
synode de l’empire carolingien demanda à Léon III sa réception par l’Église
romaine. Mais c’est seulement Benoît VIII († 1024) qui accepta de l’introduire
dans le Credo, non que la vérité de
cette explication fût contestée par quiconque, mais parce qu’on hésitait à
changer quoi que ce fût à la lettre du symbole.
[502] Humbert omet le huitième, qui avait condamné
Photius
[503] Dans le vocabulaire de l’époque, désigne un
prélat promu hâtivement à l’épiscopat alors qu’il était peu auparavant simple
laïc, comme Photius.
[504] Humbert semble ignorer le sens de cette
invocation, qu’il brandit contre ses adversaires à la manière d’un épouvantail.
[505] Paragraphe ajouté de vive voix par les légats.
« Prozymite », inventé par Humbert, doit signifier : défenseur
du pain fermenté, en réponse au sobriquet d’ « azymites » que
Cérulaire appliquait aux Latins. — La traduction de cette bulle, ainsi que
celle de la réponse de Michel Cérulaire, est empruntée à M. Jugie, « Le
schisme de Michel Cérulaire », Échos
d’Orient (1937), p. 460 ss., d’après l’article de F. Dvornik cité plus
haut, avec quelques corrections. Les notes sont également inspirées du P.
Jugie.
[506] La bulle d’Humbert.
[507] Comme l’avait demandé l’empereur.
[508] C’est-à-dire du synode permanent.
[509] M. Jugie, Le
schisme byzantin, p. 230.
[510] P. 232.
[511] DTC, 1702.
[512] C. Journet, L’Église
du Verbe incarné, t. II, p. 738-739.
[513] AAS 46 (1954) 408; DC 1954, n° 1179, 1010-1014, cité par Jean-Paul II le 26 mai 1985 à Salerne (DC 1902, 1er-15
septembre 1985).
[514] Jean-Paul II, loc.
cit.
[515] AL, 25 mai (Temps pascal).
[516]. Jean-Paul II, loc.
cit.
[517] Jean-Paul II, loc.
cit..
[518] Ibid.
[519] Cf. Jean-Paul II, ibid.
[520]Registrum I, 15, cité par A. Fliche, Histoire de l’Église, t. viii,
La réforme grégorienne, Paris, 1940,
p. 63, dont nous utilisons le commentaire.
[521] Cf. Jean Paul II, loc. cit. :« Il
aimait immensément l’Église, Épouse du Christ, qu’il voulait pure, chaste,
sainte, libre ».
[522] Registrum IX, 11, Éd. Caspar, p. 588.
[523] Registrum IX, 21, PL 148, 623 ; cf. IX, 11, col. 645.
[524] à
Désiré, abbé du Mont-Cassin, Registrum
IX, 11, PL 148, 615 C-D.
[525] Lettre à tous les fidèles, (1084), PL 148,
709-710 (extra registrum), LH 26 mai et LJ p. 1463.
[526] Lettre 49 à S. Hugues de Cluny, LM 26 mai.
[527] Lettre à tous les fidèles, ubi supra.
[528] Lettre 49 à S. Hugues, ubi supra.
[529] Nous utilisons dans ce passage, entre autres, Y.
Congar, op. cit., mais nous
n’interprétons pas toujours les textes qu’il cite dans le même sens que lui.
[530] Cf. Registrum IV, 6 : Unitatem
corporis Christi quod est Ecclesia.
[531] Cf. Registrum VI, 35 : Pax et caritas mutua… concordia.
[532] Lettre 49 à S. Hugues de Cluny, LM 26 mai.
[533] à
Désiré, abbé du Mont-Cassin, Registrum
IX, 11, PL 148, 615 C-D.
[534] Lettre à tous les fidèles, LH 25 mai, ubi supra.
[535] Les pères grecs disent : « le coryphée
des Apôtres ».
[536] Cf. S. Jean Chrysostome supra.
[537] Lettre à tousles fidèles, ubi supra.
[538] « Aux xie-xiie siècles, le vocabulaire
biblique de la reformatio reste celui
de l’homme intérieur plutôt que celui de l’Église, ce qu’il deviendra au xve siècle » (Dom J.
Leclerc, « Bible et réforme grégorienne », Concilium 17, septembre 1966, p. 58).
[539] Registrum I, 27, 13 octobre 1073, à l’évêque d’Acqui, in
Fliche p. 64.
[540] Lettre de S. Grégoire VII à Guillaume le
Conquérant, PL 148, 568.
[541] Registrum I, 19 (1er septembre 1073), in Fliche, op. cit. p. 66.
[542] Registrum I, 31.
[543] Registrum VII, 25, PL 148, 568 D-569 B.
[544] Y. Congar note qu’il cite 19 fois 1 Sam 15,
23 : « Un péché de sorcellerie, voilà ce qu’est la rébellion ;
un crime d’idolâtrie, voilà ce qu’est l’insubordination ».
[545] Registrum IV, Caspar 281.
[546] Registrum V, Caspar 333.
[547] Cf. Registrum
III, 10 ; III, 18 ; IV, 2.
[548] Cf. D. J.
Leclerc, « Bible et réforme grégorienne », Concilium 17, septembre 1966, p. 57… 60.
[549] C’est-à-dire : le Christ a accordé
spécialement à Pierre le pouvoir de lier et de délier, selon les paroles de l’évangile.
[550] S. Grégoire le Grand et S. Léon IX avaient refusé
pour eux-mêms le titre d’évêque universel (ou œcuménique), que s’attribuait le
patriarche de Constantinople. Ils ne l’entendaient évidemment pas dans le même
sens.
[551] Proposition manifestement excessive, si on
l’entend d’une sainteté morale. Elle s’inspire des Fausses décrétales.
[552] Registrum II, 55 a.
[553] Cf. Dictatus
papæ 1.
[554] Registrum IX, 35.
[555] Registrum IX, 35 ; cf. III, 10 et IV, 28.
[556] Registrum VI, 1 et 14.
[557] Dictatus 22.
[558] Dictatus 19, 20 et passim.
[559] Registrum I, 60, à Siegfried, archevêque de Mayence (18
mars 1074).
[560] Bertold de Constance, Apol. super excom. Greg., cité par Y. Congar, op. cit. p. 105.
[561] Registrum, passim.
[562] Soupçonné, non peut-être sans raison, de
véhiculer des notions adoptianistes.
[563] Ep. 7, 3, PL 144, 441 C, vide supra.
[564] Adversus simoniacos III, 31, cité par A. Fliche, op. cit. p. 82.
[565] Registrum IV, 2.
[566] Registrum IV, 2.
[567] Sentence de 1080, citée par H.-X. Arquillière, Catholicisme, t. V, article
« Grégoire VII», col. 239,.
[568] Epistola 25, PL 148, 568 D-569 B.
[569] Cf. Journet, L’Église… p. 300.
[570] Dictatus 1.
[571] 1983 Codex
Iuris Canonici 331 ; cf. LG 18 ; LG 20 ; LG 22 ; LG 23
n.3-4 ; OE 3 ; UR 2 ; CD 2; CIS 218 ; CIO 43.
[572] 1964 Lumen
Gentium 22.
[573] 1983 Codex
Iuris Canonici 331 ; cf. LG 18 ; LG 20 ; LG 22 ; LG 23
n.3-4 ; OE 3 ; UR 2 ; CD 2; CIS 218 ; CIO 43.
[574] 1983 Codex
Iuris Canonici 333 ; cf.
AGD 22 ; LG 13 ; LG 18 ; LG 22 ; LG 23 ; LG 27 p. 3-4.
[575] Dictatus 7 et 17.
[576] Dictatus 5, 13, 25. Cf. 1983 Codex Iuris Canonici 377 : « Le Pontife Suprême nomme
librement les évêques, ou il confirme ceux qui ont été légitimement élus ».
[577] Dictatus 16, cf. CIC
338 : « Il appartient au seul
Pontife Romain de convoquer le Concile œcuménique de le présider par lui-même
ou par d'autres ainsi que de le transférer, le suspendre ou le dissoudre, et
d'en approuver les décrets ».
[578] Dictatus 7, cf. CIC 431 :
« Il revient à la seule Autorité
Suprême de l’Église, après avoir entendu les évêques concernés, de constituer,
supprimer ou modifier les provinces ecclésiastiques ».
[579] Cf. Dictatus
18-21.
[580] 1983 Codex
Iuris Canonici 333.
[581] Dictatus 22.
[582] 1964 Lumen
Gentium 25.
[583] C’est l’interprétation de H. X. Arquillière, ubi supra.
[584] II-II q 10, a 10.
[585] Jean-Paul II, loc.
cit., DC 1902, p. 852, renvoyant
à Gaudium et spes 76.
[586] Nous nous inspirons dans ce développement de
l’interprétation de C. Journet, L’Église
du Verbe incarné, t. I, p.280 sq.
[587] C. Journet, p. 380.
[588] Cf. C. Journet, ubi supra. — « Pour
autant », note Journet, « il ne peut être question de théocratie… On
pourrait parler de “hiérocratie“. Ces mots… disent que le pape exerçait un
gouvernement sur le temporel. Ils ne disent pas s’il l’exerçait en vertu de son
pouvoir canonique ou extra-canonique ».
[589] II-II q 10, a 10, cf. Mt 17, 24-27.
[590] II-II q 12, a 2, sed contra.
[591] II-II q 12, a 2.
[592] Cf. C. Journet, op. cit., p. 380.
[593] Jean-Paul II, ubi
supra.
[594] Dom Guéranger, ubi supra.
[595] AAS 46 (1954) 408; DC 1954, n° 1179, 1010-1014, cité par Jean-Paul II le 26 mai 1985 à Salerne (DC 1902, 1er-15 septembre 1985).
[596] Jean-Paul II, loc.
cit.
[597] AL, 25 mai (Temps pascal).
[598]. Jean-Paul II, loc.
cit.
[599] Jean-Paul II, loc.
cit.
[600] Ibid.
[601] Cf. Jean-Paul II, ibid.
[602]Registrum I, 15, cité par A. Fliche, Histoire de l’Église, t. viii,
La réforme grégorienne, Paris, 1940,
p. 63, dont nous utilisons le commentaire.
[603] Cf. Jean Paul II, loc. cit. :« Il
aimait immensément l’Église, Épouse du Christ, qu’il voulait pure, chaste,
sainte, libre ».
[604] Registrum IX, 11, Éd. Caspar, p. 588.
[605] Registrum IX, 21, PL 148, 623 ; cf. IX, 11, col. 645.
[606] à
Désiré, abbé du Mont-Cassin, Registrum
IX, 11, PL 148, 615 C-D.
[607] Lettre à tous les fidèles, (1084), PL 148,
709-710 (extra registrum), LH 26 mai et LJ p. 1463.
[608] Lettre 49 à S. Hugues de Cluny, LM 26 mai.
[609] Lettre à tous les fidèles, ubi supra.
[610] Lettre 49 à S. Hugues, ubi supra.
[611] Nous utilisons dans ce passage, entre autres, Y.
Congar, op. cit., mais nous
n’interprétons pas toujours les textes qu’il cite dans le même sens que lui.
[612] Cf. Registrum IV, 6 : Unitatem
corporis Christi quod est Ecclesia.
[613] Cf. Registrum VI, 35 : Pax et caritas mutua…
concordia.
[614] Lettre 49 à S. Hugues de Cluny, LM 26 mai.
[615] à
Désiré, abbé du Mont-Cassin, Registrum
IX, 11, PL 148, 615 C-D.
[616] Lettre à tous les fidèles, LH 25 mai, ubi supra.
[617] Les pères grecs disent : « le coryphée
des Apôtres ».
[618] Cf. S. Jean Chrysostome supra.
[619] Lettre à tousles fidèles, ubi supra.
[620] « Aux xie-xiie siècles, le vocabulaire
biblique de la reformatio reste celui
de l’homme intérieur plutôt que celui de l’Église, ce qu’il deviendra au xve siècle » (J.
Leclerc, « Bible et réforme grégorienne », Concilium 17, septembre 1966, p. 58).
[621] Registrum I, 27, 13 octobre 1073, à l’évêque d’Acqui, in
Fliche p. 64.
[622] Lettre de S. Grégoire VII à Guillaume le
Conquérant, PL 148, 568.
[623] Registrum I, 19 (1er septembre 1073), in Fliche, op. cit. p. 66.
[624] Registrum I, 31.
[625] Registrum VII, 25, PL 148, 568 D-569 B.
[626] Y. Congar note qu’il cite 19 fois 1 Sam 15,
23 : « Un péché de sorcellerie, voilà ce qu’est la rébellion ;
un crime d’idolâtrie, voilà ce qu’est l’insubordination ».
[627] Registrum IV, Caspar 281.
[628] Registrum V, Caspar 333.
[629] Cf. Registrum
III, 10 ; III, 18 ; IV, 2.
[630] Cf. D. J.
Leclerc, « Bible et réforme grégorienne », Concilium 17, septembre 1966, p. 57… 60.
[631] C’est-à-dire : le Christ a accordé
spécialement à Pierre le pouvoir de lier et de délier, selon les paroles de l’évangile.
[632] S. Grégoire le Grand et S. Léon IX avaient refusé
pour eux-mêms le titre d’évêque universel (ou œcuménique), que s’attribuait le
patriarche de Constantinople. Ils ne l’entendaient évidemment pas dans le même
sens.
[633] Proposition manifestement excessive, si on
l’entend d’une sainteté morale. Elle s’inspire des Fausses décrétales.
[634] Registrum II, 55 a.
[635] Cf. Dictatus papæ 1.
[636] Registrum IX, 35.
[637] Registrum IX, 35 ; cf. III, 10 et IV, 28.
[638] Registrum VI, 1 et 14.
[639] Dictatus 22.
[640] Dictatus 19, 20 et passim.
[641] Registrum I, 60, à Siegfried, archevêque de Mayence (18
mars 1074).
[642] Bertold de Constance, Apol. super excom. Greg., cité par Y. Congar, op. cit. p. 105.
[643] Registrum, passim.
[644] Soupçonné, non sans raison, de véhiculer des
notions adoptianistes.
[645] Ep. 7, 3, PL 144, 441 C, vide supra.
[646] Adversus simoniacos III, 31, cité par A. Fliche, op. cit. p. 82.
[647] Registrum IV, 2.
[648] Plus loin, il précise : « Est-ce que
les rois et les empereurs ont été exemptés de cette juridiction livrée à
l’apôtre Pierre ? »
[649] Registrum IV, 2.
[650] « Dans l’Église, les pouvoirs des princes ne
seraient pas nécessaires, s’ils n’imposaient par la discipline ce que les
prêtres sont impuissants à faire prévaloir par la parole » (S. Isidore, PL
83, 723-724).
[651] Cf. H.-X. Arquillière, Tu es Petrus p. 394.
[652] Sentence de 1080, citée par H.-X. Arquillière,
article « Grégoire VII », Catholicisme,
t. V, col. 239.
[653] Epistola 25, PL 148, 568 D-569 B.
[654] Cf. Journet, L’Église… p. 300.
[655] Dictatus 1.
[656] 1983 Codex Iuris Canonici 331 ; cf.
LG 18 ; LG 20 ; LG 22 ; LG 23 n.3-4 ;
OE 3 ; UR 2 ; CD 2; CIS 218 ; CIO 43.
[657] 1964 Lumen Gentium 22.
[658] 1983 Codex Iuris Canonici 331 ; cf.
LG 18 ; LG 20 ; LG 22 ; LG 23 n.3-4 ;
OE 3 ; UR 2 ; CD 2; CIS 218 ; CIO 43.
[659] 1983 Codex Iuris Canonici 333 ; cf.
AGD 22 ; LG 13 ; LG 18 ; LG 22 ;
LG 23 ; LG 27 p. 3-4.
[660] Dictatus 7 et 17.
[661] Dictatus 5, 13, 25. Cf. 1983 Codex Iuris Canonici 377 : « Le Pontife Suprême nomme
librement les évêques, ou il confirme ceux qui ont été légitimement élus ».
[662] Dictatus 16, cf. CIC
338 : « Il appartient au seul
Pontife Romain de convoquer le Concile œcuménique de le présider par lui-même
ou par d'autres ainsi que de le transférer, le suspendre ou le dissoudre, et
d'en approuver les décrets ».
[663] Dictatus 7, cf. CIC 431 :
« Il revient à la seule Autorité
Suprême de l’Église, après avoir entendu les évêques concernés, de constituer,
supprimer ou modifier les provinces ecclésiastiques ».
[664] Cf. Dictatus
18-21.
[665] 1983 Codex Iuris Canonici 333.
[666] Dictatus 22.
[667] 1964 Lumen Gentium 25.
[668] C’est l’interprétation de H. X. Arquillière, ubi supra.
[669] II-II q 10, a 10.
[670] Jean-Paul II, loc.
cit., DC 1902, p. 852, renvoyant
à Gaudium et spes 76.
[671] Nous nous inspirons dans ce développement de
l’interprétation de C. Journet, L’Église
du Verbe incarné, t. I, p.280 sq.
[672] C. Journet, p. 380.
[673] Cf. C. Journet, ubi supra. — « Pour
autant », note Journet, « il ne peut être question de théocratie… On
pourrait parler de “hiérocratie“. Ces mots… disent que le pape exerçait un
gouvernement sur le temporel. Ils ne disent pas s’il l’exerçait en vertu de son
pouvoir canonique ou extra-canonique ».
[674] II-II q 10, a 10, cf. Mt 17, 24-27.
[675] II-II q 12, a 2, sed contra.
[676] II-II q 12, a 2.
[677] Cf. C.
Journet, op. cit., p. 380.
[678] Jean-Paul II, ubi
supra.
[679] Dom Guéranger, ubi supra.
[680] Lettre III, 40 au pape Pascal II, PL 159, 74 B-C.
[681] Voir R. Pouchet, La rectitudo chez S. Anselme, Études augustiniennes, Paris, 1964, p. 243
sq.
[682] Vita Anselmi, II, 15, cf. R. Pouchet, op. cit. p. 212.
[683] Ep. 314, 18-20, cf. R. Pouchet, op. cit. p. 213.
[684] Cf. infra
lettres III, 59 et 65 ; IV,
9 et 13, et passim chez S. Anselme.
[685] Cf. Lettres III, 59 et 65 ; IV, 9 et, 13, infra. Homil. 6, PL 158, 622 A-B. — Un
peu plus loin, il ajoute : « Et puisque l’Église, selon
Isaïe (chap. 54), a longtemps été stérile, ce peuple qui est né d’elle
spirituellement a ouvert son sein, c’est-à-dire le secret de sa
fécondité ; aussi personne n’était-il né ainsi auparavant ».
[686] Lettres III, 59 et 65 ; IV, 9 et 13, ut supra.
[687] « La création des hommes n’a rigoureusement
pas eu d’autre fin que le remplacement des anges déchus » (Cur Deus homo, I, 18). Cela,
essentiellement dans leur fonction de louange.
[688]. Cur Deus
homo, I, 19.
[689]. Ibid.
[690] Homil. 1, PL 158, 583 C.
[691] Homil. 13, PL 158, 661 B.
[692] Homil. 3, PL 158, 508 C.
[693] Homil. 3, PL 158, 508 D.
[694] Cf. conférence du cardinal Ratzinger sur Lumen gentium, 13-5-2000.
[695] Homil. 1, PL 158, 583 D–584 A.
[696] Homil. 3, PL 158, 508 B.
[697] Homil. 6, PL 158, 621 C-D.
[698] Homil. 6, PL 158, 622 A.
[699] Homil. 6, PL 158, 622 A-B.
[700] Homil. 6, PL 158, 622 D-623 A.
[701] Homil. 7, PL 158 628 D-629 A.
[702] De nuptiis consanguineorum I, PL 158, 557 B.
[703] De processione Spiritus Sancti 22, PL 158, 317 B-318 A.
[704] Galeran, dont le fondamentalisme liturgique
réclamait l’uniformité dans la manière de célébrer l’eucharistie (cf. note de
M. Corbin, Œuvres de S. Anselme, t.
IV, p. 357).
[705] Cf. Ep.
I, 41 de S. Grégoire I, supra p. 210.
[706] Epistola de sacramentis Ecclesiæ I, texte latin in éd. Corbin, p. 356/240, traduction originale.
[707] Homil. 3, PL 158, 507 D.
[708] Cf. supra, p. 299, Homil. 7.
[709] Homil. 6, PL 158, 626 B.
[710] Lettre III, 24 à Hugues de Lyon, PL 159, 55.
[711] Lettre IV, 43 à la reine Mathilde, PL 159, 226
A-B.
[712] Lettre III, 109 au roi Henri d’Angleterre, PL
159, 146 D- 147 B.
[713] Ep. 176, 72 à Hugues de Lyon, texte latin in R. Pouchet, p.212.
[714] Lettre IV, 6 à Pascal II, PL 159, 204-205.
[715] Ep. 280, 32-34 (texte latin dans La rectitudo
chez S. Anselme, p. 313).
[716] Liber de fide Trinitatis, Dédicace au pape Urbain II, PL 158, 261 C.
[717] Lettre III, 152 à Pascal II, PL 159, 184 D-185 A.
[718] Lettre IV, 2 au pape Pascal II, PL 159, 201 A.
[719] Lettre IV, 6 à Pascal II, PL 159, 204-205.
[720] Lettre III, 47 au pape Pascal II, PL 159, 78
D–79, A.
[721] Lettre III, 40 au pape Pascal II, PL 159, 75,A-B.
[722] Lettre III, 65 au comte Humbert, PL 159, 102
D–103 B.
[723] Lettre IV, 13 à Robert, comte de Flandres, PL
159, 208 B… D.
[724] R. Pouchet, op. cit. p. 214.
[725] On reconaît l’allusion à S. Augustin et RB, non
tam præesse quam prodesse.
[726] Allusion à la parabole paulinienne au sujet d’Agar
et Sara, figures respectives de la Synagogue et de l’Église (Gal 4, 21-31).
[727] Lettre IV, 9 à Baudouin, roi de Jérusalem, PL
159, 206 C-D.
[728] Lettre III, 59 à Clémence, comtesse de
Flandres, PL 159, 92 C-D.
[729] Lettre IV, 13 à Robert, comte de Flandres, PL
159, 208 B… D.
[730] Lettre III, 65 au comte Humbert, PL 159, 102
D–103 B.
[731] Cf. Ep.
210, citée par Y. Congar, op. cit.
p.110.
[732] Lettre III, 142 à Muriardach roi d’Irlande, PL
159, 174 A. Cf. aussi lettre III, 147 au même, col. 178-179.
[733] Nous utilisons dans ce developpement, outre
Y.Congar, op. cit., l’article d’É.
Amann et L. Guizard dans DTC, t. 20,
col. 3625 sq.
[734] La philosophie au moyen âge, Paris, 1962, p. 254-255.
[735] Cf. Epist.
8.
[736] PL 161, respectivement col. 9 sq. et 1037 sq.
[737] Nous utilisons dans ce développement l’article de
C. Munier, « Yves de Chartres », DS
t. 16, col. 1551-1564.
[738] Serm. 1, PL 162, 505 C.
[739] Epist. 12, PL 162, 25 A-B.
[740] Serm. 2.
[741] Serm. 3.
[742] Serm. 4.
[743] Serm. 5.
[744] Serm. 3, PL 162, 519 D.
[745] Epist. 256, col. 251 A ; Serm. 11, col. 576 C.
[746] Serm. 2, 518 D.
[747] Col. 513 B.
[748] Col. 517 C ; 521 A ; 522
B ; 524 A-B ; cf. Epist. 42, col. 53 C.
[749] Col. 513 C-D.
[750] Epist. 192, col. 240 et 256.
[751] Epist. 15.
[752] Epist. 238.
[753] Epist. 190.
[754] Epist. 106, in Fliche p. 348.
[755] De schismate Hildebrandi II, cité par Fliche, op. cit. p. 347.
[756] Epist. 60 Hugues
de Lyon, Fliche p. 332.
[757] Epist. 236, PL 162, 238-242.
[758] Epist. 236, PL 162, 241 B.
[759] Col. 241 D-242 A.
[760] On se rappelle que Pierre Damien et les
réformateurs lorrains traitaient l’investiture laïque d’hérésie, expression
raccourcie signifiant dans leur pensée qu’il est hérétique de penser qu’un laïc
possède le pouvoir de conférer le sacrement de l’ordre. Yves de Chartres
s’exprime plus formellement.
[761] Raisonnement rigoureux, mais le moyen âge est une
civilisation du geste, et les gestes peuvent être porteurs d’une signification
qui dépasse leur effet immédiat. Le concordat de Worms en tiendra compte.
[762] Col. 242C-D.
[763] In Fliche, op.
cit. p. 387.
[764] Pierre
le Vénérable, lettre à S. Bernard, PL 182, 405.
[765] Nous
utilisons librement dans ce paragraphe et les suivants Y. Congar, L’Église…, p. 124 sq.
[766] Cf. Serm. 2, 3 in Cant., Œuvres mystiques,
édition A. Béguin, Paris, 1953, p.93 : « La bouche qui donne le
baiser, c’est le Verbe assumant notre chair ; les lèvres qui reçoivent le
baiser, c’est la chair assumée ».
[767] Epist. 126,
6, PL 182, 240 B.
[768] Cant. 29, 7,
PL 183, 932, ou éd. A. Béguin p. 358.
[769] In Cant. 65, 1, p. 663.
[770] In Cant. 68, 7, p. 706-707.
[771] In
dedic. eccl. serm. 5, 9, in La dédicace des églises, Lyon, 1945, p. 66.
[772] In Cant. 67, 5, Béguin p. 692.
[773] In Cant. 68, 3-6, p. 702… 705.
[774] In Cant. 12, 11,
p. 175, vide infra p. 319.
[775] Serm. 2 in dom. I post oct. Epiph., 2, PL 183, 158.
[776] In Cant. 61, 2, PL 183, 1071, trad. Y. Congar.
[777] De consideratione III, 4, PL 182, 769 ; cf. In
Cant. 27, 6, col. 916.
[778] Cant. 27, 6 ; 62, 1 ; 68, 4 ; 78, 1.
[779] D. Guéranger.
[780] In Cant. 53, 6, p. 559.
[781] In Cant. 68, 3-6, p. 702… 705.
[782] In Cant. 68, 2, p. 701-702.
[783] In Cant. 78, 3-5, p. 803-805.
[784] In Cant. 22, 5, p.263.
[785] In Cant. 14, 4-5, Béguin p. 190.
[786] In Cant. 78, 3-5, p. 803-805.
[787] In Cant. 14, 1-2, Béguin p. 186-187.
[788] In Cant. 79, 5-6, p. 812-814.
[789] In Cant. 78, 4, p. 797.
[790] In Cant. 79, 4, p. 811.
[791] In Cant. 64, 8-9, p 659-660.
[792] In Cant. 64, 8-9, p 659-660.
[793] In Cant. 66, 3, p. 665.
[794] In Cant. 33, 8, p. 402-403.
[795] In Cant. 33, 16, p. 410-411.
[796] In Cant. 25, 1-2, p. 298-299.
[797] In Cant. 25, 3, p. 299-300.
[798] In Cant. 28, 1, p. 337.
[799] In Cant. 28, 2, p. 338.
[800] In Cant. 28, 11, p. 347-348.
[801] In dedic. eccl. serm. 5, 9, éd. cit. p. 65.
[802] In Cant 49, 5, p. 526.
[803] In Cant. 12, 9, Béguin p. 173.
[804] In Cant. 12, 11, Béguin p. 174-175.
[805] In Cant. 73, 8, p. 790-791.
[806] In Cant. 73, 10, p. 792-793.
[807] In Cant. 77, 1, p. 794-795.
[808] De officio episcoporum,
cap. II.
[809] Epist. 368 à
un cardinal ami.
[810] Epist. 271 au
comte de Champagne.
[811] Ce
texte, qui, selon le P. Congar, n’est jamais cité par Grégoire VII, apparaît à
maintes reprises chez S. Bernard.
[812] De
officio episcoporum, cap. VIII et IX.
[813] Epist. 243.
[814] Lettre
186 à Innocent II, traduction de dom A. Presse.
[815] De consideratione II, 8,
cf. traduction A. Presse (revue).
[816] Cf.
lettre 256, 2 à Eugène III (PL 182, 830 sq.).
[817] De
consideratione IV, 7.
[818] De
consideratione IV, 7.
[819] De
consideratione 1, 4.
[820] De
consideratione I, 6.
[821] De
consideratione III, 2.
[822] On
retrouve ici l’idée de Denys que la hiérarchie ecclésiastique correspond aux
hiérarchies célestes.
[823] De
consideratione III, 4.
[824] De
consideratione III, 4.
[825] Epist. 221 au
roi Louis le Jeune (cf. éd. A. Presse).
[826] Epist. 139 à
l’empereur Lothaire (cf. ibid.).
[827] Epist. 256, 1
à Eugène III, PL 182, 463 D-464 A.
[828] De
consideratione IV, 3.
[829] Liber ad milites Templi III, 4,
PL 182, 924 A-B.
[830] Nous
utilisons dans ce développement et le suivant E. Mersch, Le corps mystique du Christ, t. 2, p. 147 sq.
[831] Cf. In Cant
65 et 66, PL 183, 1089 et 1094..
[832] E. Mersch, op. cit. p. 150.
[833] De diligendo Deo, PL
184, 375-377.
[834] Nous
utilisons dans ce développement, outre E. Mersch, op. cit. t. 2, p. 150 sq., qui a eu le mérite de redécouvrir Isaac,
G. Raciti, DS VII, 2024-2025, article « Isaac de
l’Étoile ».
[835] Serm. 11, 8-9, SC 130, p. 240-243.
[836] Serm. 11, 9, p. 243.
[837] Nn. 10-11, cf. p. 242-245.
[838] Serm. 11, 11, cf. p. 244-245.
[839] Serm. 11, 13-15, cf. p. 244-249.
[840] Serm. 51 pour l’Assomption, PL 194, 1863, cf. LM I, 241-245 (d’après SC 339, 200… 216).
[841] Cf. référence directe
en Lumen gentium VIII, § 64, n° 20,
[842] Serm. 42, 12
et 14, SC 339, p. 44… 49.
[843] Serm. 41, 6, SC p. 33.
[844] Serm. 42, 16-17, p. 50-53.
[845] Nous
utilisons très librement dans ce chapitre Y. Congar, op. cit. p. 139 sq.
[846] PL 170, 11 sq.
[847] De div. off. I, 17, PL 170, 21.
[848] De div. off. I, 27, PL 170, 25-26.
[849] De div. offic. II, 11,
PL 170, 43 A-B.
[850] De div. offic. II, 11,
PL 170, 43 B-C.
[851] De div. offic. II, 22,
col. 51 C-D.
[852]
Ailleurs, il voit l’Église dans l’ordre
chrétien de la virga dilectionis, non
dans l’ordre païen de la virga
dominationis (PL 168, 1490).
[853] De div. offic. V, 21,
PL 170, 145-146.
[854] De div. offic. VI, 16,
163 A-B.
[855] Les
gentils sont représentés ailleurs comme la
mule du roi, De Trinitate, In Reg. III, 4, PL 167, 1146.
[856] De divinis officiis VI, 35,
PL 170, 178 A… 179 A.
[857] De divinis officiis X, 17,
col. 281 C.
[858]
C’est-à-dire, très probablement : de ceux qui ont la foi orthodoxe, donc,
encore, des catholiques.
[859] De divinis officiis X, 24,
col. 287-288.
[860] De divinis officiis X, 27,
col. 289-290.
[861] De divinis officiis X, 28,
col. 290-291.
[862] De divinis officiis X, 29,
col. 291-292.
[863] De divinis officiis XII, 14,
col. 322-323.
[864] De divinis officiis XII, 16,
col. 324.
[865] De divinis officiis XII, 23,
col. 329-330.
[866] De divinis officiis XII, 24,
col. 331-332.
[867]
Prologus in libros de Sancta Trinitate et operibus eius, PL 167, 199.
[868] In Gen. I, 28,
col. 274.
[869] IV, 1,
col. 325.
[870]
IV, 17, col. 342-343.
[871] IV, 18,
col. 313-314.
[872] VII, 23, col. 468-469.
[873] VII, 24, 469-470.
[874] VII, 24, PL 147, 479.
[875] IX, 30, col. 554-555.
[876] In
Exod. III, 39, col. 688-689.
[877] In Deut. I, 19, col. 938.
[878] In Deut. II, 1, col. 957.
[879] Très dépendant en cela d’Augustin, Rupert considère
ailleurs l’Église comme la Jérusalem céleste apparue sur la terre (In Zach. I
et V, PL 168, 711 D et 791 D)
[880] In
Ios. I, 12, col. 1011-1112.
[881] In Reg. I, 10, col. 1077.
[882] In Reg. II,
13, col. 1113-1114.
[883] In
Reg. V, 7, col. 1240.
[884] In Reg. V, 8, col. 1242-1243.
[885] In Reg. V, 33, col. 1267.
[886] In Isai. II, 20, col. 1340.
[887] De operibus Spiritus Sancti I, 8, col. 1577.
[888] De part et d’autre, le sommeil est ordonné à une
fécondité sans limites.
[889] De operibus Spiritus Sancti II, 19,
col. 1625, cf. LM II, p. 804-807
(vendredi saint, 3e nocturne, année C).
[890] De
operibus Spiritus Sancti II, 28, PL 147, 1639.
[891] Cette
image est sans doute la plus constante et la plus fondamentale chez l’abbé de
Deutz.
[892] Rupert
est le premier à avoir déduit des paroles de Jésus en croix à sa Mère la
maternité universelle de celle-ci : « Parce qu’elle a éprouvé réellement
les douleurs d’une femme qui enfante, la Vierge bienheureuse, lors de la
passion de son Fils unique, a engendré notre salut, elle est donc la mère de
chacun de nous » (In Ioan. XIII,
cf. LM II, p. 802-805).
[893] In Ioan. 1, PL
169, 237 D.
[894] Nous
utilison dans ce développement, outre le P.Congar, l’article
« Hildegarde » de P. Antin dans Catholicisme
V, col. 741 en particulier, et R. Pernoud, Hildegarde de Bingen, éditions du Rocher, Paris, 1994.
[895] Scivias II, 6, PL 197, 545 B-C.
[896] Scivias II, vision 3, PL 197, 453 B.
[897] Ibid., col. 455 B-C
[898] Ibid., col. 455 C-D.
[899] Ibid., col. 455 D.
[900] Ibid., col. 456 A.
[901] Ibid.
[902] Ibid., col. 456 B.
[903] Ibid.
[904] Ibid., col. 456 C.
[905] Ibid., col. 456 D
[906] Ibid., col. 456 D-457 A.
[907] Ibid., col. 457 A.
[908] Ibid., col.
457 B-C.
[909] Cf.
Lettre d’Eugène III, col. 145 B.
[910] Lettre
à Eugène III, col. 146 D, selon le sens de persona,
personatus en latin médiéval.
[911] PL 197,
145 C, 148 A, 155 A, 155 B.
[912] Col.
149 D.
[913] Lettre
à Eugène III, col. 146 B
[914] Col. 147 D.
[915] Persona quæ est præcellens armatura, et mons
magistrationis valde ornatæ civitatis, quæ constituta est in desponsatione
Christi (lettre à Anastase IV, col. 151 B).
[916] Col. 148 A.
[917] Col. 148 B.
[918] Cf.
lettre à Anastase IV (col. 151 B), supra.
[919] Lettre à Eugène III, col. 146 D-147 A.
[920] Summa et gloriosa persona, quæ primum constituta es
per Verbum Dei… tibi specialiter idem Verbum claves regni cælestis per
indumentum humanitatis suæ, scilicet ligandi atque solvendi potestatem
concessit (col. 454 C-D).
[921] Col. 147 B.
[922] Col. 151 D, 154 A, et
passim.
[923] Lettre
à Eugène III, col. 145 C.
[924] Lettres
à Eugène III, col. 147 D, et Alexandre
III, col. 155 B.
[925]
« Garde-toi de mépriser ces mystères de Dieu, car ils sont nécessaires de
cette nécessité qui demeure cachée et secrète, et n’apparaît pas encore
ouvertement ».
[926] Lettre
à Anastase IV, col. 151 B et 153 A, traduction R. Pernoud, op. cit., p. 88-89 (revue).
[927] Lettre
à Hadrien IV, col. 454, cf. pour une partie traduction R. Pernoud, op. cit., p. 90 (revue).
[928] Quatre
antipapes vont se succéder, au point que certains veulent recourir à
l’arbitrage de Frédéric Barberousse. L’un d’eux, pour faire sa cour à
l’empereur, canonisera Charlemagne !
[929] Lettre
à Alexandre III, col. 153 A.
[930] Lettre
à Christian, archevêque de Mayence, col. 158 C-D.
[931] Lettres
26 et 27, col. 185… 187.
[932] Lettre
27 à Frédéric Barberousse, col. 487.
[933] Lettre
28, col. 188 D.
[934] Nous
utilisons dans ce dévelopement Y. Congar, op.
cit., p. 145 sq. ; F. Cayré, Précis
de patrologie, t. II, p. 462 sq. ; L Guizard, Catholicisme, article
« Gratien », t. V, col. 203 sq.
[935] En tout
cas, après le iie
concile du Latran (1139), qu’il cite, et avant les Sentences de Pierre Lombard (1151), qui le citent.
[936] Cette
division ne remonte probablement pas à la première rédaction.
[937] C. XXV
q 1, c 6 (1008).
[938] D. XL,
c. 6 (146). On reconnaît la formule du cardinal Humbert.
[939] Petrus
aliis præfuit Apostolis administratione, non consecratione vel ordine (Étienne
de Tournai, cité par Y. Congar, p. 188-189, note 44).
[940] 1er concile du
Latran (9e œcuménique), 18-27 mars-(6 avril ?) 1123, canons, 27 mars 1123.
[941] 2e concile du
Latran (10e œcuménique), commencé le 4 avril 1139, Denzinger 715.
[942] 3e concile du
Latran (11e œcuménique), 5-19 (22 ?) mars 1179, Denzinger 751.
[943] 4e concile du
Latran (12e œcuménique), 1215, chap. 63,. Denzinger 819.
[944] 1er concile du Latran
(9e œcuménique) 18-27 mars-(6 avril ?) 1123 Canons, 27 mars 1123
[945] 1er concile du
Latran (9e œcuménique) 18-27 mars-(6 avril ?) 1123, Canons, 27 mars
1123, Denzinger 711.
[946] Constitution Licet perfidia Iudæorum, 15 septembre 1199 (1996 Denzinger 772-773).
[947] Outre
Y. Congar, op. cit., nous utilisons
dans ce développement E. Mersch, op. cit.,
et F. Cayré, op. cit.
[948] Corporale elementum foris propositum, ex similitudine
repræsentans, ex institutione significans, et ex sanctificatione continens
spiritalem gratiam (De sacramentis I, p. ix,
c. 2).
[949] De arca Noe morali, II, 8, PL 176, 642.
[950] De sacr., II, 2, PL 176 415-422
[951] De sacr. I, 12,
1, col. 347-349.
[952] De sacramentis II, 2, 1,
col. 415 D.
[953] De sacramentis II, 2,
1 et 2, col. 415 D… 416 D, traduction E. Mersch, op. cit. t. 2, p. 163-164, note 2.
[954] De sacr., col.
417 A.
[955] S. Bonaventure et S. Thomas dans les Sentences mettront encore en semblable
relief le rôle de l’Esprit Saint. Il n’en sera plus tout à fait de même dans la
Somme, vide infra.
[956] De sacr. I, 2, 5,
col. 382.
[957] On sait
que l’enseignement médiéval procède essentiellement, à l’origine, par
commentaire des auctoritates, sur
lesquelles on se pose au passage des questions, quæstiones. Celles-ci se développent progressivement et aboutissent
au xiiie siècle à
l’exercice de la question disputée, qui fournit le schéma de nombreuses œuvres
écrites comme la Somme de théologie
de S. Thomas.
[958] Ep. 187,
40, PL 33, 847.
[959] Sententiarum libri quinque, livre
IV, q 20, PL 211, 1215-1219.
[960] In categ. cap.
8 : « Les sciences et les vertus sont des habitus ».
[961] De
moribus Ecclesiæ catholicæ c. 6, n° 9.
[962] Theologicæ regulæ, Reg.
88, PL 210, 666 D… 667 B.
[963] Pierre
le Chantre, In Cant., cité par Y.
Congar, op. cit. p. 175.
[964] Glossa ordinaria, PL
113, 844. Comme le montre le P. de La Soujeole, il s’agit chez Augustin du
corps et de l’âme des pécheurs, non
de celui de l’Église.
[965] De sacramento altaris,
PL 204, 717.
[966] Summa gloriæ, passim. Texte latin in Y. Congar, op. cit. p. 179, note 5.
[967] De sacramentis II, 2,
3 et 4, PL 176, 417-418.
[968] Epist. 179 à
Henri II, PL 190, 651-652.
[969] De sacramentis II, 2,
4, col. 418.
[970] PL 199,
544 C.
[971] Adrien
IV, cité par Y.Congar, op. cit. p.
182.
[972] Summa parisiensis, texte
latin cité ibid. p. 190.
[973] Encore
cité par Gratien, Decretum, c. 5, D.
XCIX.
[974] Texte
latin in Y. Congar, p. 186.
[975] Seul
Abélard a nié que ce pouvoir se fût transmis aux évêques, et il a été condamné
par le concile de Sens en 1140 : « Le pouvoir de lier et de délier a été donné seulement aux apôtres, et non
à leurs successeurs » (Erreurs d’Abélard, n° 12,.1996 Denzinger 732.
[976] Cf. PL
200, 301-302 et 1148.
[977] Ep. 17, PL
193, 566 CD.
[978] Et est sciendum, cf. Y.
Congar p. 191-192.
[979] Concil. Later. c. 1,
décrétales, De electione, c. 6.
[980] Nous
utilisons dans ce développement, outre Y. Congar, op. cit., l’article « Innocent III » du même auteur dans Catholicisme, t. 5, col. 1654 sq. en
particulier, et H.-X. Arquillière,
« La papauté grégorienne », dans Tu es Christus, p. 395-396 (plus ancien).
[981]
Ailleurs, l’expression désigne comme chez S. Grégoire, la totalité du corps du
Christ, chef compris.
[982] Lettre Sicut universitatis au consul Acerbus de Florence, 30 octobre 1198
(1996 Denzinger 767).
[983] Reg. VII, 1,
PL 214, 215, 277.
[984] Lettre Apostolicæ sedis
primatus du 12 novembre 1199 au patriarche de Constantinople, 1996 Denzinger 774 et PL 214,
758-759.
[985] Vocatis sic in partem
sollicitudinis, ut nihil eis de potestatis plenitudine periret. Si la
traduction utilisée est exacte, on voit que le pape garde aussi le souci ne ne
pas porter préjudice à la plenitudo
potestatis des autres évêques. à
moins qu’il ne faille traduire : « appelés à partager sa sollicitude,
en sorte que par eux rien ne périsse
de la plénitude du pouvoir (pontifical) » ? (Ibid., PL 214, 759).
[986] Ibid., col.
759-760.
[987] Ibid., col. 760.
[988] Chap. 5, Denzinger 811.
[989] Chap. 4. L’insolence des
Grecs envers les Latins, Denzinger 810
[990] Reg. I, 27,
PL 214, 21.
[991] Texte
latin dans Catholicisme, V, 1656.
[992] Dont
l’activité religieuse est intense dès la fin du xie siècle, avec la comtesse Mathilde par exemple.
[993] PL 182, 677-678, trad.
Y. Congar, op. cit. p. 204-205
(revue).
[994] Vide
supra Hom. 65 et 66 sur le Cant.
[995] Contra Petrobusianos, PL
189, 719-850.
[996] 1996 Denzinger
704.
[997] 1996 Denzinger 718, Can. 23.
[998]
Denzinger 760-761.
[999] Lettre d’Innocent III à
l’évêque de Metz (1199), 1996 Denzinger 770.
[1000] Comme
le prouvent le rattachement des groupes de Bernard Prim et Laurent de Huesca
(1208-1212), et l’accueil favorable qu’il fit à S. François, qui aurait pu être
confondu avec les spirituels hétérodoxes de son temps.
[1001] 1996
Denzinger 792-793.
[1002] 1996
Denzinger 802.
[1003] 1996 Denzinger 809.
[1004] 1996
Denzinger 819.
[1005] Contra Petrobusianos, PL 189, 738 sq.
[1006] Contra hæreticos, PL 192, 1273 C.
[1007] Sermones adversus
Catharos, PL 195, 69-76.
[1008] Nicolas
d’Amiens, De articulis fidei 4, PL
210, 613.
[1009] Cf. Y. Congar, op. cit. p. 215 sq., que nous utilisons dans ce développement.
[1010] Cf. De
veritate, q 14, a 12.
[1011] III q 67, a 2 ; q 80, a 4 et 5… Mais on
trouve la même idée chez les Franciscains, par exemple Richard de Middleton.
[1012] IV, 3.
[1013] Cf. E. Mersch, op. cit., t. 2, p. 168-169.
[1014] Cf. Glossa in IV Sent. d 24, n. 3.
[1015] Summa, II, II, in q. 2, tr. 2, sect. 1, q 1, tit. 1, c.
7, a 7, sol. S. Thomas, III Sent., d
13, q 2, a 2, qla 2, ne se prononce pas sur cette explication, qu’il
interprète dans un sens très large : Quidam
dicunt quod non pertinent ad unitatem corporis Ecclesiæ, quamvis pertineant ad
unitatem Ecclesiæ, comme un membre mort, qui n’est un membre qu’en un sens
équivoque, peut cependant servir à frapper. S. Bonaventure, III Sent., d 13, a 2, q 1, ad 2, et surtout
Richard de Middleton, semblent bien adopter la position du maître franciscain.
[1016] Hexaemeron I, 2, version Delorme (reportatio), éd. cit. p. 102.
[1017] Hexaemeron I, 2, version critique (redactio, c’est-à-dire notes d’étudiants revues par le maître en
vue de la publication), ibid.
[1018] Hexaemeron I, 20, p. 113
[1019] On reconnaît le vocabulaire d’Alexandre de Halès.
[1020] III Sent. d 1, a 2, q 1, ad 7.
[1021] III Sent. d 10, a 2, q 2.
[1022] Encore le vocabulaire d’Alexandre.
[1023] III Sent. d 13, a 2, q 1.
[1024] Per efficaciam quamdam, dit-il dans la Somme (III q 8, a 1, ad 1), vide
infra et supra. Il est vrai qu’il
ne l’a découvert qu’au terme d’une évolution que S. Bonaventure, dévoré par les
devoirs de ses charges, n’a pas eu le temps d’accomplir
[1025] Breviloquium III, c.
11, n° 4 (éd. V. Breton, Saint Bonaventure, Aubier, Paris, 1943,
p. 163).
[1026] De perf. evang. q 4, a 3, traduction du P. Jean de Dieu, œuvres
spirituelles de saint Bonaventure, t. 4, p. 298.
[1027] II Sent. d 29, dub. III.
[1028]
Membra putrida, IV Sent. d 18,
a 2, q 1, fund. 4.
[1029] IV Sent, d 5, a 2, q 2, concl. 2.
[1030] IV Sent. d 45, a 2, q 2, arg. neg. 4 ; d 17, a 3, q 2, 2 fund. 2.
[1031] In Hexaemeron I, 5.
[1032] In Hexaemeron I, 4.
[1033] IV Sent. d 9, a 1, q 2, ad 1.
[1034] III Sent.
d 13, a 2, q 3. Voir texte quasi intégral dans le cours sur Summa III q 8, a 3, p. 37.
[1035] In Hexaemeron I, 20, édition M. Ozilou, Cerf,
1991, p. 113.
[1036] Breviloquium IV, 5.
[1037] On retrouve encore le vocabulaire, très répandu à
l’époque, que nous avions trouvé chez Alexandre de Halès.
[1038] Hexaemeron XVIII, 19, p. 250.
[1039] Comme déjà chez Guillaume d’Auvergne, Jean de
Limoges, Gilbert de Tournai, Berthold de Ratisbonne, Guillaume de Saint-Amour,
Thomas d’York, mais aussi chez S. Thomas (vide
infra), Henri de Gand, Humbert de Romans, etc.
[1040] Denys, Hiérarchie
céleste III, 1, Dionysiaca 786.
Cité par S. Bonaventure Hexaemeron
XXI, 16, p. 454.
[1041] Hexaemeron XXI, 24, version Delorme, p. 460 (il s’agissait de
saint Louis !).
[1042] Hexaemeron XXI, 27, p. 461. Version Delorme : « Il
y a un triple genre de vie au ciel, que reproduit le triple genre de vie sur la
terre » (loc. cit.).
[1043] Hexaemeron XXII, 2, p. 467.
[1044] Hexaemeron XXII, 5, p. 469.
[1045] Ibid.
[1046] Hexaemeron XXII, 6, version Delorme (p. 469).
[1047] Ibid., n° 7-8, p. 470.
[1048] Ibid., n° 9, p. 471.
[1049] Ibid., n° 10, p. 471.
[1050] Ibid., n° 11.
[1051] Cf. IV Sent. d 24, a 2, dub. 3.
[1052] Hexaemeron XXII, 13, p. 472-473.
[1053] Ibid n° 14, p. 474. — Bonaventure ne pense pas que
l’épiscopat imprime un nouveau caractère, cf. ibid. n° 15, p. 474.
[1054] Ibid. n° 15, p. 474.
[1055] Ibid. n° 16, p. 475.
[1056] Ibid., n° 22, p. 478.
[1057] L’image remonte au moins à Grégoire VII, mais sa
systématisation est nouvelle.
[1058] Version Delorme.
[1059] Noter cet ordre, qui n’est pas traditionnel :
il remonte en substance au 4e concile du Latran, mais intervertit
Jérusalem et Antioche.
[1060] In Hexaemeron XXII, 15, p. 474. — Ces conférences sont prêchées
un an avant le concile de Lyon, dans la perspective de la réunion, à laquelle
Bonaventure consacrait tous ses efforts.
[1061] Ibid., p. 474-475.
[1062] Version Delorme, éd. cit. p. 480.
[1063] Quare fratres minores prædicent, n. 2, 3, trad. Y. Congar, op. cit. p. 222.
[1064] Breviloquium, VI, 10, n° 6, cf. éd. V. Breton p. 166.
[1065] Breviloquium, VI, 10, n° 7, cf. éd. cit. p. 166-167.
[1066] Apol. pauperum, c. 1, n° 1.
[1067] De perf. ev. III, 4, éd. du P. Jean de Dieu, p. 392-310.
[1068] De perf. ev. III, 4, p. 298.
[1069] P. 296-297.
[1070] P. 298.
[1071] Ibid.
[1072] P. 299.
[1073] Ibid.
[1074] P. 300.
[1075] P 300-301.
[1076] P. 301-302, 310.
[1077] Cf. Y. Congar, op. cit.
[1078] De eucharistia d 3, tr. 1, c 6.
[1079] IV Sent. d 9, a 6.
[1080] IV Sent. d 8, a 11.
[1081] De eucharistia, d 1, c
6, trad. A. Garreau, Saint Albert le Grand, Aubier, Paris,
1942, p. 133.
[1082] De eucharistia, d 3, tr 1, c 5, cf. éd. cit. p. 139-140.
[1083] IV Sent.
d 24, q 1 (cf. DTC III, 445). — On
pourrait aussi traduire : « dans les bons ».
[1084] Propter unum et efficiente uno… unus et idem in uno existens et similiter
in omnibus.
[1085] QD de Incarnatione.
[1086] Ibid.
[1087] IV Sent.
d 18, a 6.
[1088] Comme le prouve son Commentaire sur la Théologie
mystique de Denys.
[1089] In Luc. 4, 14.
[1090] Cf. In
Matth. 16, 19 ; In Ioan. 20,
23.
[1091] De sacrificio missæ, tr. III, c. 6, n° 9.
[1092] Cf. IV Sent.
d 18, a 6 ; De sacrificio missæ
III, 6, 9.
[1093] In Luc. 22, 32.
[1094] Nous nous écartons de l’interprétation du P. Congar
selon laquelle la phrase citée plus haut ne pourrait signifier l’infaillibilité
personnelle du pape. Tous les anciens parlent non d’infaillibilité, mais
d’indéfectibilité, formule plus archaïque, tirée directement de Luc 22, 23 mais
qui signifie précisément l’exclusion d’une défaillance dans la foi, et donc
connote l’infaillibilité. Quant au rapport entre la sedes et le successeur de Pierre, on ne voit pas que le texte cité
établisse la moindre distinction réelle entre eux.
[1095] Outre les œuvres de S. Thomas et Y. Congar, op. cit., nous utilisons dans ce
chapitre l’article « Église » du P. Le Guillou dans Catholicisme, Paris, 1952, t. 3, 1415
sq. ; Y. Congar, Esquisses du
mystère de l’Église, Paris 1953, « L’idée de l’Église chez saint
Thomas d’Aquin », p. 59 sq. ; J.-P. Torrell, Saint Thomas d’Aquin, maître spirituel, Fribourg/Paris, 1996, passim.
[1096] Traditionnellement, on affirmait à la suite de
Guillaume de Tocco que S. Thomas avait prononcé ces sermons dans l’église de
son couvent de Naples au début du carême de 1273. Le P. Torrell les considère
comme des sermons universitaires et les situe au cours du second séjour
parisien. Le P. Gautier maintient la datation du premier biographe de
notre auteur.
[1097] « Si l’on dit : “à la sainte Église
catholique“, cela doit s’entendre selon que notre foi se rapporte à l’Esprit
Saint, qui sanctifie l’Église, en sorte que le sens soit: “Je crois à l’Esprit
Saint, qui sanctifie l’Église” » (II-II q 1, a 9, ad 5).
[1098] Collationes in Credo, art. 9, n° 125
[1099] Cf. III Sent. d 13, q 2, a 2, sol. 2 ; II-II q 183, a 2, ad 3 ; In I ad Cor. 12, leç. 3 ; In Ad Col.1, leç. 5 ; 2, leç.
4 ; In Ad Eph. 4, leç. 1 et 5,
etc. Voir aussi cours sur III q 8.
[1100] C’est-à-dire : le corps qu’est l’Église
(génitif d’identité), sans aucune opposition avec Ecclesia. Cf. II-II q 183, a 2, corps et ad 3 ; III q 8, a 3,
corps et ad 3 ; Contra impugnantes
II, 3, ad 27 ; In Matth. 12, leç. 1 ; In psalm. 30, n° 7 ; In Ad Eph. 4, leç. 4.
[1101] III q 8, a 3 ; In Ad Eph. 4, leç. 5 ; In Ad Hebr. (Prol.). Corpus
mysticum désigne d’abord l’Église dans sa réalité proprement spirituelle,
mais connote l’aspect sacramentel (cf. I-II q 55, a 1, ad 3 ; q 107, a 1,
ad 2 et ad 3 ; III q 8, a 3, ad 3 ; III Sent. d 13, q 2, as. c. 2 ; q 3, a 2 ; IV Sent. d 27, q 3, a 1, sol. 3).
[1102] En l’occurrence, par métaphore, cf. III q 8, a 1,
ad 2.
[1103] III q 8, a 4, cf. a 1, ad 2..
[1104] Somme de
théologie, II-II,
q 183, a 2, corps et ad 1.
[1105] « Ce que l’âme est pour le corps humain,
l’Esprit Saint l’est pour le corps du Christ, l’Église. L’Esprit Saint fait
dans toute l’Église ce que l’âme fait dans tous les membres d’un corps
unique » (Serm. 267, n° 4,
PL 38, 1231, cité par le P. Torrell).
[1106] I-II, q 106, a 1.
[1107] Comme aussi l’univers tout entier, dans l’ordre
naturel, selon le Compendium I,
147 : « De même que le mouvement qui vient de l’âme dans le corps est
la vie du corps, de même le mouvement par lequel l’univers est mû vers Dieu est
comme une certaine (quasi quædam,
c’est une métaphore) vie de l’unviers.
[1108] Cf. III Sent. d 13, q 2, a 2, qla. 2 ; In Ad Col. 1, leç. 5 ; III q 68, a 9, ad 2 ; q 82, a 6,
ad 3.
[1109] III Sent. d 13, q 2, a 2, qla 2, ad 1.
[1110] De potentia q 10, a 4 (trad. J.-P. Torrell).
[1111] In Ioann. 17, leç. 5.
[1112] Guillaume d’Auvergne, Guillaume d’Auxerre et
Alexandre de Halès, sous influence platonicienne, n’attribuaient au cœur qu’un
rôle inférieur, et considéraient la tête comme le seul principe des mouvements
volontaires. C’est ainsi qu’ils appelaient le Christ tête, non cœur de
l’Église.
[1113] Voir session du P. Leroy sur la grâce du Christ.
[1114] Aristote, Métaph.
V, 1, n° 755. Le mouvement du cœur est pour le vivant ce que le mouvement du
ciel est pour le monde.
[1115] III Sent. d 13, q 2, a 1, ad 5.
[1116] III CG 68.
[1117] Quodlibet IV, 3, ad 1.
[1118] De veritate q 29, a 4, ad 14.
[1119] III q 8, a 1, ad 3.
[1120] Entre autres De veritate q 29, a 4, corps et ad 8 ; IV CG 78 ; Summa, I q
117, a 2 ; I-II q 102, a 4, ad 10 ; III q 8, a 4, arg. 2 ; q 70,
a 1 ; IV Sent. d 20, q 1, a
4 ; Compendium I, 147 ; In Ad Hebr. 3, leç. 1 ; In I Ad Cor. 7 , leç. 2 (bis) ; 12, leç. 3 ; In Ioan. 14, leç. 1 ; In secundam decretalem expositio, c. 1,
ligne 820 (Busa), etc. — S. Thomas l’invoque entre autres comme objection
contre l’affirmation que le Christ est tête des anges
[1121] Collationes in Credo, art. 9, n° 125 (suite).
[1122] Cf. De
regimine principum IV, 23 ; In
Ad Eph. 2, leç. 6 ;4, leç. 2 ; In Psalmum 45, 3.
[1123] Comme les citoyens de la cité antique — les
esclaves (souvent les plus nombreux, il est vrai) n’étant pas considérés comme
citoyens —, alors que dans la société médiévale tous ne jouissaient pas
des mêmes droits. Après le P. Congar, le P. Torrell voit dans cette idée une
pierre d’attente de la doctrine de Vatican II sur le sacerdoce royal des
fidèles.
[1124] C’est dire que l’Église est appelée à embrasser
toute l’humanité, qui est tout entière unie par la communion à cette même
fin : Communicant autem homines in uno ultimo fine beatitudinis, ad quem
divinitus ordinantur. (III CG 117).
[1125] Secundum virtutem Spiritus Sancti
moventis nos in vitam æternam
(I-II q 114, a 3).
[1126] Cf. Sermon Beati
qui habitant, cité par J.-P. Torrell, op.
cit.
[1127] In Ad Eph. 4, leç. 2 ; cf. De virtutibus in communi, q 1, a 9 ; De caritate q 2, a 4, ad 2 ; III CG 117 et 151.
[1128] Étymologie approximative mais suggestive, à la
manière de S. Isidore.
[1129] In Ad Eph. 2, leç. 5 ; In Isaiam 6, 1-4 ; In Ioan. 14, 1 ; In Ps.
26, 4, unam petii…
[1130] Vide infra.
[1131] Correction suggérée par le contexte et proposée
par le P. Torrell (op. cit. p. 389),
à qui nous empruntons cette citation : est
au lieu de habet. On pourrait aussi
penser à lire, à la place de habet, se
habet (collegium étant attribut de se),
plus facile à expliquer d’un point de vue paléographique. Mais le sens est très
proche.
[1132] Cf. III q 48, a 6, ad 2.
[1133] In Ioan. 2, leç. 1, Busa lignes 87-88 et 3, leç. 5,
lignes 99-100.
[1134] Cf. In Ad Col. 2, leç. 2, Busa lignes 35-39.
[1135] Qui nous unissent au Christ, on s’en souvient,
dans l’ordre de la causalité efficiente.
[1136] Cf. III q 64, a 2, ad 3.
[1137] Quodlib. 7, a 15.
[1138] In Ad Eph. 3, leç. 3.
[1139] In Ad Col. 1, leç. 5.
[1140] In Ioan. 14, leç. 1, lignes 143-140.
[1141] III q 8, a 4, ad 2.
[1142] Cf. In Ad Hebr. 11 ; Super
decretalem I, Busa lignes 818-822, infra.
[1143] Collationes in Credo, art. 9, n° 125 (fin).
[1144] Collationes in Credo, art. 9, n° 126.
[1145] III Sent. d 13, q 2, a 2, qla 2, ad 1.
[1146] Collationes in Credo, art. 9, n° 127.
[1147] Super decretalem I, Busa lignes 818-822.
[1148] Symbole Quicumque.
[1149] In Ad Eph. 4, leç. 2, Marietti (éd. 1896), p.
46.
[1150] In Ioan. 17, leç. 5, Busa, p. 343.
[1151] Collationes in Credo, art. 9, n°
128.
[1152] In Ad Eph. 4, leç. 1, Marietti, éd. cit., p.
46.
[1153] In Ad Gal. 6, leç. 4 ; cf. In Ioan. 7, leç. 7 ; IV Sent. d 9, q 1, a 2, qla 4 ; III q 80, a
2, corps, ad 2 et ad 3 ; a 4, etc.
[1154] Collationes in Credo, art. 9, n° 129.
[1155] III q 8, a 3, corps et ad 2.
[1156] II-II q 25, a 1.
[1157] Collationes in Credo, art. 9, n° 129 (fin).
[1158] III Sent. d
27, q 2, a 1, arg. 4.
[1159] II-II q 183, a 2.
[1160] Collationes in Credo, art. 9, n° 131.
[1161] IV Sent. d 9, q 1, a 5, qla 4, ad 2.
[1162] III q 73, a 3.
[1163] II-II q 39, a 1.
[1164] II-II q 2, a 7.
[1165] QD
De Veritate q 14, a 11, ad 1.
[1166] I-II q 89, a 6.
[1167] II-II q 11, a 2.
[1168] II-II q 81, a 8.
[1169] « Pour purifier de la tache du péché,
l’effusion du sang est nécessaire, car elle était requise pour le sacrifice. Et
c’est pourquoi il dit : “Sans effusion de sang, il n’y a pas de
rémission”. Ceci figure que la rémission du péché devait se faire par le sang
du Christ » (In Ad Hebr. 9, leç.
4, Marietti, p. 388).
[1170] II-II q 81, a 8.
[1171] Odivi
ecclesiam malignantium, idest congregationem malignantium (In Psalmos, ps. 25, n° 3).
[1172] Collationes in Credo, art. 9, n° 131.
[1173] Au sens technique de connaissance compréhensive,
parfaitement adéquate à son objet.
[1174] In 1 Ad Cor. 3, leç. 3, Marietti, p. 253.
[1175] Collationes in Credo, art. 9, n° 131.
[1176] Ibid., n° 132.
[1177] Cf. infra In 1 Ad Cor. 6, leç. 2.
[1178] III q 49, a 1, s.c. et corps.
[1179] Collationes in Credo, n° 133.
[1180] Notre docteur revient sans cesse, quand il est
question de notre sanctification, aux citations alléguées dans les Collationes in Credo : 1 Co 6, 11 ;
Hé 13, 12 et Ap 1, 5.
[1181] In 1 Ad Cor. 6, 11, leç. 2, Marietti, p. 274.
[1182] II-II q 124, a 5. S. Thomas poursuit : « Et
l’on dit que quelqu’un est au Christ non seulement parce qu’il croit en lui
mais aussi parce qu’il accomplit des actions vertueuses guidé par l’esprit du
Christ, selon S. Paul (Rm 8, 9)
: “Si quelqu’un n’a pas l’Esprit du Christ, il ne lui appartient pas“. Et l’on
dit aussi qu’il est au Christ parce que, à son imitation, il meurt au péché
selon cette parole (Ga 5, 24) :
“Ceux qui appartiennent au Christ jésus
ont crucifié leur chair avec ses passions et ses convoitises“. Et c’est pourquoi
on souffre comme le Christ non seulement en souffrant pour une confession de
foi en paroles, mais aussi chaque fois qu’on souffre pour accomplir un bien
quelconque, ou pour éviter un péché quelconque à cause du Christ, parce que
tout cela relève de la protestation de foi ».
[1183] « Cette pierre [ointe par Jacob, en Gen 28]
est le Christ, et c’est en vertu de cette onction que nous sommes tous appelés
chrétiens ; aussi sommes-nous appelés chrétiens, non seulement en raison
du Christ, mais en raisonde la pierre » (In Matthæum 16, Marietti, p. 226).
[1184] In Psalmos, Ps. 44, n° 5. De même, Ps.
26, n° 1.
[1185] Cf. I q 38, a 2 : « La raison, la cause de la donation gratuite, c’est
l’amour. Car pourquoi donnons-nous sans rémunération, si ce n’est que nous
voulons du bien ? La première chose que nous donnons, c’est l’amour par
lequel nous voulons le bien de notre ami. Puisque l’Esprit Saint procède comme
amour, il procède en qualité de premier don. C’est pourquoi saint Augustin dit
que, par le don de l’Esprit Saint, beaucoup de dons particuliers sont
distribués aux membres du Christ ».
[1186] IV CG 21.
[1187] In
Psalmos, Ps. 45, n° 3.
[1188] In 1 Ad Cor. 3, leç. 3, p. 253-254.
[1189] Collationes in Credo, art. 9, n°
134.
[1190] I q 43, a 3.
[1191] IX Trin. 10.
[1192] IV Trin. 20.
[1193] I q 43, a 2, ad 5.
[1194] I q 43, a 5.
[1195] In
Psalmos, ps. 25, n°. 4
[1196] Peut-être le prédicateur ne l’avait-il pas
présentée exactement sur le même plan que les précédentes, mais nous ne
disposons que d’un schéma qui a pu négliger telle nuance.
[1197] Collationes in Credo, art. 9, n° 135.
[1198] In Ad Ro. 10, leç. 2, Marietti p. 148.
[1199] Collationes in Credo, n° 136.
[1200] In Ad Cor. 3, 17, leç. 3, p. 253.
[1201] Cf. I-II q 86, a 1, sed contra.
[1202] I-II q 86, a 1.
[1203] Collationes in Credo, art. 9, n° 137.
[1204] Collationes in Credo, n° 137.
[1205] Cf. In Psalmos, Ps. 39, n° 5.
[1206] In Ad Romanos 1, leç. 5, Marietti, 1896, p. 14.
[1207] In Mathæum 28, Marietti, 1893, p. 101.
[1208] Collationes in Credo, n° 137.
[1209] In Psalmos, Ps. 26, n° 3, Busa, p. 83.
[1210] IV Sent.
d 45, q 2, a 1, qla 1, sed
contra 2.
[1211] Cf. ibid.
C’est pourquoi les suffrages des vivants profitent aux fidèles défunts.
[1212] Collationes in Credo, art. 9, n°
138.
[1213] In Ad Galatas 3, 18, leç. 9, Marietti, p. 565.
[1214] Collationes in Credo, art. 9, n° 139.
[1215] III q 8, a 3, ad 3. Cf. II-II q 1, a 7 et De veritate q 14, a 12.
[1216] IV Sent.
d 27, q 3, a 1, qla 3.
[1217] In psalmos, Ps. 36, n° 18, Busa p. 102.
[1218] Quodlibet XII, q 13, a 19 (Mandonnet). — Ce Quodlibet ne nous est parvenu qu’à
travers des notes succinctes non revues par S.
Thomas, d’où une certaine incertitude sur le détail du texte.
[1219] Quodlibet XII, q 13, a 19, arg. 2. L’arg. 1 est similaire.
[1220] On est au temps de S. Louis !
[1221] Quodlibet XII, q 13, a 19, ad 2.
[1222] Voir à ce sujet l’article de M. Cagin et celui de
B.-D. de la Soujeole. Nous y reviendrons longuement.
[1223] In Matthæum 28, Marietti 1893, p. 402-403.
[1224] Collationes in Credo, art. 9, n° 140.
[1225] Cf. n° 134, citation du psaume 92, 5, et la suite
: les deux images de la maison et du temple sont connexes, car un temple est
une maison de Dieu.
[1226] Collationes in Credo, art. 9, n° 140 (suite).
[1227] III Sent. d 23, q 2, a 5, ad 2.
[1228] IV Sent.
d 14, q 1, a 2, qla 3.
[1229] II-II q 4, a 7, ad 4.
[1230] Collationes in Credo, art. 9, n° 140.
[1231] In 1 Ad Cor. 3, leç. 2, Marietti, p. 248.
[1232] In Matthæum 21, Marietti p. 286.
[1233] III q 8, a 1.
[1234] Collationes in Credo, art. 9, n° 140 (suite).
[1235] In 1 Ad Cor. 3, leç. 2, Marietti, p. 248 (suite).
[1236] Ibid..
[1237] Cf. III q 8, a 8, supra.
[1238] II-II q. 88,
a 12.
[1239] In Matthæum 16, Marietti, p. 226.
[1240] Collationes in Credo, art. 9, n° 140 (suite).
[1241] Collationes in Credo, art. 9, n° 141.
[1242] Ibid.
[1243] En effet, « l’utilité qui provient des
hérésies est étrangère à l’intention des hérétiques, quand elle éprouve la
constance des fidèle, comme le dit l’Apôtre » II-II q 11, a 3, ad 2.
[1244] In Ad Rom. 5, leç. 1, p. 68.
[1245] Ibid.
[1246] Enchiridion I.
[1247] Correction : Marietti donne infirmitatem, qui n’a aucun sens dans le contexte.
[1248] In 1 Ad Cor. 11, Marietti, p. 334.
[1249] In Matthæum 21, Marietti, p. 286.
[1250] « “Dans la foi, corrompus quant à l’esprit”,
c’est-à-dire, quant à la puissance rationnelle. En effet, on dit d’une chose
qu’elle est corrompue, quand elle manque de la vertu qu’elle devrait posséder.
Or, la perfection propre de l’esprit est la connaissance de la vérité. Aussi
dit-on qu’est “corrompu quant à l’esprit” celui qui manque de la connaissance
de la foi » (In 2 Ad Tim. 3 ,
leç. 2, Marietti, p. 248).
[1251] Collationes in Credo, n° 141 (suite).
[1252] De civ. Dei XVI, dans la Glose.
[1253] In 1 Ad Cor. 11, Marietti, p. 334.
[1254] In Matthæum 16, Marietti p. 226.
[1255] Voir à ce sujet S.-T. Bonino, « La place du
pape dans l’Église selon saint Thomas d’Aquin » (RT 86, p. 392-422). Nous
ne donnons ici que des indications fragmentaires.
[1256] Collationes in Credo, n° 141 (fin).
[1257] In Matthæum 16, Marietti p. 226.
[1258] II-II q 11, a 2.
[1259] IV CG
76, n° 4103.
[1260] Contra errores Græcorum II, 32, texte latin in éd. Védrine p. 66..
[1261] II-II q 39, a 1. Voir Contra errores Græcorum, I, 32, éd. cit. p. 65-66 (tout le chapitre
est à lire).
[1262] II-II q 147, a 3 (trad. J.-P. Torrell).
[1263] II-II q 60, a 6, ad 3.
[1264] II-II q 10, a 10 et q 12, a 2, sed contra et corps. — Vide supra p. 294-295.
[1265] Non seulement leurs fonctions, mais leur domaine
propre, comme le relève Y.-M. Congar.
[1266] II-II q 10, a 10, corps et ad 3.
[1267] « Comme s’il disait : Vous appartenez à Dieu et à César, et vous
avez à votre usage ce qui est à Dieu et ce qui est à César. Vous avez des
richesses naturelles qui vous viennent de Dieu, le pain et le vin, et offrez
les à Dieu. Vous tenez les objets artificiels, comme ces deniers, de
César ; rendez-les à César. Au sens mystique : nous avons une âme qui
est à l’image de Dieu ; c’est pourquoi nous devons la rendre à Dieu ;
selon ce que nous tenons du monde, nous devons chercher la paix avec le monde.
Même les hommes saints élevés ici-bas au-dessus du monde, parce que cependant
ils sont dans le monde, vivent avec les autres, doivent rechercher la paix de
Babylone, comme il est dit en Baruch 1 » (In Matthæum 22, Marietti, p. 293).
[1268] II Sent. d 44, expos. txt ad 4 (1254).
[1269] Cf. Y.-M. Congar, « De la communication des
biens spirituels », VS XLII/1, 1er
janvier 1935.
[1270] Collationes in Credo, art. 10, n° 142.
[1271] CEC n° 953, p. 205.
[1272] III q 68, a 9, ad 2.
[1273] III q 82, a 6, ad 3.
[1274] IV Sent. d 20, q 1, a 2, qla 3, ad 3.
[1275] Quodlibet VIII, q 5, a 9 (Mandonnet).
[1276] Explication de la salutation angélique, n° 9, NEL
p. 168.
[1277] I-II q 114, a 6.
[1278] De veritate q 29, a 7.
[1279] I-II q 112, a 1. En effet Dieu seul peut déifier.
[1280] I q 105, a 4.
[1281] II-II q 17, a 3.
[1282] II-II q 83, a 2.
[1283] Envisagée, non évidemment en elle-même, comme
préordination divine, mais dans ses effets (cf. I q 23, a 8).
[1284] Cf. Quodlibet
VIII, a 8.
[1285] Racine de tout mérite : cf. I-II q 114, a 4
et In Ad Rom. 8, leç. 5, Marietti, p.
117.
[1286] II-II q 83, a 15.
[1287] III q 48, a 2, ad 1. Cf. cours sur cet article et De veritate q 29, a 7.
[1288] III q 14, a 1.
[1289] Quodlibet VIII, q 5, a 9 (Mandonnet), à la suite du passage
cité plus haut.
[1290] I-II q 114, a 6 ; cf. In 1 Ad Tim. leç. 2, Marietti, p. 210.
[1291] In Ad Romanos 12, leç. 2, Marietti, p. 172.
[1292] Collationes in Credo, art. 10, n° 153.
[1293] III q 19, a 4, ad 1.
[1294] III q 7, a 9.
[1295] III q 19, a 4 ; cf. De veritate q 27, a 7, ad 13.
[1296] III q 8, a 1, ad 1.
[1297] Collationes in Credo, art. 10, n° 143.
[1298] IV Sent. d 49, a 4, a 3, ad 4.
[1299] De
veritate q 29, a 4, ad 6.
[1300] Par exemple III q 8, a 1,
sed contra, De veritate q 29, a 1, sed
contra, et Compendium II, 214.
[1301] In Ad Eph. 1, 22, leç. 8, Marietti, p. 18.
[1302] Ainsi, dans le Compendium I, 214 : « Du fait que du Christ la grâce et
la vérité dérivent sur les autres, il lui convient d’être Tête de
l’Église ».
[1303] Collationes in Credo, art. 10, n° 143 (suite).
[1304] Cf. I-II q 114, a 6 ; De veritate q 29, a 7.
[1305] Cf. III q 19, a 4 ; q 48, a 2,
ad 1 ; q 49, a 1 ; QD De
veritate q 29, a 7, ad 11 ; In
Ad Col. 1, leç. 46 ; In Psalmos,
ps. 21, n° 1.
[1306] « L’épanchement intérieur de la grâce ne
vient que du Christ seul », car seule, « son humanité, du fait
qu’elle est unie à la divinité, possède la vertu de justifier » (III q 8,
a 6). Et « la grâce dérive vers nous par la
seule action personnelle du Christ » (III q 8, a 5, ad 1).
[1307] Compendium I, 214.
[1308] III q 48, a 1.
[1309] Cf. III q 48, a 6, ad 2.
[1310] Collationes in Credo, art. 10, n° 143 (fin).
[1311] Cf. III q 60, a 1.
[1312] Cf. III q 62, a 1.
[1313] Cf. III q 62, a 5.
[1314] Cf. III q 62, a 3 et 4.
[1315] Cf. III q 62, a 5.
[1316] III q 62, a 5.
[1317] Collationes in Credo, art. 10, n° 154.
[1318] De
Veritate q.29, a 4, ad 8.
[1319] Nous utilisons librement dans cette section Y.-M.
Congar, op. cit.
[1320] Dictum ad D XX ante, c. 1, in Congar p. 241.
[1321] Ep. 179, PL 190, 652 A.
[1322] Quodlibet I, a 14.
[1323] IV Sent. d 6, q 2, a 2, qla 2 ; d 19, q 2, qla
2 ad 4.
[1324] Contra impugnantes, cc. 2 et 3 ; Quodlibet III, a 9, ad 3.
[1325] Honorius III, bulle Super specula, 1219.
[1326] à
l’Université de Paris on pouvait soutenir n’importe quelle opinion, à condition
qu’elle ne fût pas contraire à la foi.
[1327] Lettre Ab
Ægyptiis argentea, 7 juillet 1228 (1996 Denzinger 822).
[1328] S. Albert, III Sent. d 25, a 4. S. Thomas, II-II q 1, a 10 ; q 2, q 2, a 6,
ad 3 ; q 5, a 3, ad 1 ; q 11, a 2, ad 3 ; De potentia q 10, a 4, ad 13 ; III Sent. d 25, q 1, a 2, ad
4 ; Quodlibet IX, a 8 et 16. S. Bonaventure, IV Sent., d 20, p 2, q 2,arg.
1 ; De perf. evang. II, 2, n° 4.
[1329] S. Thomas, IV Sent. d 6, q 1 ; a 3, qla 2, ad 3 ; In Matthæum 24.
[1330] S. Albert, in loc.
[1331] S. Albert, IV Sent., d 20, a 17, arg. 4 ; S. Thomas IV Sent. d 20, q 1, a 2, sed
contra 2 ; II-II q 2, a 6, ad 3 ; De rationibus fidei, Proœmium.
[1332] II-II q 1, a 9, sed contra ; Quodlibet IX, a 16 ; De potentia q 9, a 3, sed contra.
[1333] Vide supra p. 413, le texte des Collationes in Credo et celui de la lectura sur Mt 16.
[1334] In Matthæum 16.
[1335] Collationes in Credo, art. 9, n° 141.
[1336] Nous nous écartons, ici encore, de l’interprétation du P. Congar (op. cit. p. 245) : « L’ecclesia romana, prise en ce second sens
(l’Église particulière de Rome ou le pape et les cardinaux) peut errer et a de
fait erré ; ce n’est que quand on la prend dans son premier sens (Église
universelle) qu’on peut et qu’on doit la reconnaître inerrabiblis, non sujette à l’erreur ou du moins
indéfectible ». La tradition qui affirme explicitement ou implicitement
l’indéfectibilité (prise en un sens prégnant, incluant implicitement
l’inerrance de fait et peut-être même de droit) de l’Église de Rome, en vertu des promesses faites à
Pierre, et non seulement de l’Église universelle, remonte, nous l’avons vu, aux
origines patristiques, et s’avère de bonne heure unanime. Pour cette tradition,
si le pape est « pierre de l’Église », ce n’est évidemment pas en
vertu de ses qualités personnelles mais en raison de sa fonction d’évêque de
Rome, donc de successeur de Pierre. Mais inversement, si l’Église romaine est
indéfectible, c’est justement parce que son chef jouit de l’assistance promise
au successeur de Pierre.
[1337] Expos. sup. Reg., c. 9, n° 6 (VIII, 429).
[1338] PL 194, 1394.
[1339] II-II q 11, a 2, vide supra le contexte.
[1340] Quodlibet IX, a 16 (Mandonnet).
[1341] IV CG
76.
[1342] Mises en lumière par Y.-M. Congar ; voir les
nuances apportées par le P. Bonino, art. cit., p. 393 en particulier, que nous
utilisons dans tout ce passage.
[1343] S. Thomas, IV Sent. d 19, q 2, a 2, qla 2, ad 4.
[1344] Contra errores Græcorum,
II, Prol. Cf. II-II q 39 supra. — De son côté, Bonaventure tire
la même conclusion de l’image de l’épouse : « L’Église est une épouse
unique, donc elle doit avoir un époux unique ; mais toutes les Églises
particulières se réduisent à une Église unique. Donc tous les époux établis à
la place du Christ, à savoir les évêques, doivent se ramener à un seul qui
tient la place du Christ à titre principal, principaliter »
(De perfectione evangelica, q 4, a 3,
obj. 22, admise par l’auteur).
[1345] S. Thomas, In I Ad Cor. 3, 22, leç. 3, Marietti 1896, p. 255.
[1346] Contra impugnantes, iv, 14, ad 3.
[1347] Contra impugnantes IV, 14.
[1348] IV Sent.
d 20, q 1, a 4, qla 3.
[1349] IV Sent. d 24, q 2, a 1, qla 1, ad 3.
[1350] In Matthæum 16.
[1351] Y.-M. Congar, « Orientations de Bonaventure
et surtout de Thomas d’Aquin dans leur vision de l’Église et celle de
l’État », dans 1274, année charnière,
p. 700, cité par S.-T. Bonino, art. cit.
p 415.
[1352] Y.-M. Congar, L’Église…, p. 251.
[1353] In Ad Ephesios 4, 2-5, leç. 2, trad. S.-T. Bonino, art. cit. p. 405, auquel nous
empruntons aussi bon nombre des citations suivantes.
[1354] Les diocèses. C’est pourquoi « seul l’évêque
est appelé proprement prélat dans l’Église » (IV Sent. d 20, q 1, a 4, qla 1.
[1355] In Psalmos, Ps. 47, 2.
[1356] Contra impugnantes, IV, 13, ad 8.
[1357] IV Sent. d 17, q 3, a 3,qla 5, ad 3.
[1358] Contra impugnantes, IV, 4.
[1359] Constitution Romanus
Pontifex de summi ,1996 Denzinger, nn. 840-844, p. 307.
[1360] Denzinger 830, § 3 (ou 4), n° 1.
[1361] Ibid., nn. 2 et 3.
[1362] N° 4 (§ 5).
[1363] N° 5.
[1364] N° 6.
[1365] N° 7.
[1366] N° 8 (§ 6).
[1367] N° 9.
[1368] N° 19 (§ 15).
[1369] N° 18 (§ 14), et nn. 20-25 (§§ 16-20).
[1370] Nous possédons quelques uns des rapports envoyés
à cette occasion par les évêques.
[1371] Selon une formule soumise à l’empereur dès 1267
par Clément IV.
[1372] 1996 Denzinger 854.
[1373] 1996 Denzinger 861.
[1374] Contra errores Græcorum II, 32.
[1375] De perfectione evangelica q 4, a 3, n° 12.
[1376] Contra errores Græcorum II, 32.
[1377] Nous utilisons dans ce développement l’article « Boniface VIII » d’É. Griffe dans Catholicisme, t. II, p. 137 ; G.-M. Oury, Histoire de l’Église, Solesmes, 1978 ; M. Lemonnier, Histoire de l’Église, Mediaspaul/Institut Saint-Gaëtan, 1983.
[1378] Comme Édouard III d’Angleterre (1327-1377) et Louis IV de Bavière (1314-1347).
[1379] Cf. cours du P. de La Soujeole.
[1380] Décrétale Novit d’Innocent III, Xa, II, 1, cap. 13, trad. N. Warembourg, « La tradition politique gallicane », Sedes Sapientiæ 75, p. 49 sq., que nous utilisons dans ce chapitre parallèlement à Y.-M. Congar, L’Église…, chap. IX.
[1381] Au moment précis, selon une remarque de M.-V. Leroy, où l’aristotélisme commence à s’imposer dans la pensée occidentale ; ce qui tend à infirmer, ou du moins à nuancer, la thèse qui attribue à « l’augustinisme politique » tous les excès en la matière.
[1382] Cf. III, 10, 16 et 19.
[1383] Outre les sources déjà citées, nous utilisons dans ces paragraphes M.-V. Leroy, « Chronique d’ecclésiologie », RT 63, p. 280 sq.
[1384] Titre de l’édition de H.-X. Arquillière (Paris, 1926), dont nous utilisons l’article « Jacques de Viterbe » dans le DTC.
[1385] I, 1.
[1386] Ibid.
[1387] Qu’il appelle, comme saint Thomas, ses conditiones, et considère comme lui d’un point de vue théologique, non apologétique.
[1388] Thème traité de manière assez fouillé au début de la seconde partie.
[1389] Cité par N. Warembourg dans Sedes Sapientiæ, art. cit. p. 56.
[1390] De regimine christiano, BN lat. 4229, fol. 75 v°-76 v°, cité par H.-X. Arquillière in DTC.
[1391] Op. cit. fol. 102 v°.
[1392] De ecclesiastica potestate, III, 12.
[1393] Sedes sapientiæ, art. cit. p. 56.
[1394] III, 10.
[1395] III, 11.
[1396] I, 5 ; II, 7.
[1397] II,
9.
[1398] II, 9, cf. I, 17 ; II, 4.
[1399] L’Église du Verbe incarné, II, p. 1094.
[1400] Denzinger 870-871 (traduction remaniée).
[1401] C. Journet, ubi supra p. 1095.
[1402] Denzinger 872.
[1403] Y.-M. Congar (op. cit. p. 276) s’indigne de l’affirmation que le Christ et le pape forment unum caput, et que le pape soit caput du corpus mysticum, qui serait identifié à la « réalité juridique de l’Église ». La formule unum caput signifie évidemment que les papes (et d’ailleurs aussi les évêques, pour un territoire limité) ne sont chefs de l’Église qu’en tant que vicaires et représentants du Christ, inquantum vices gerunt Christi (III q 8, a 6 ; voir le mémoire du P. L .Artur). Quant à l’identification (in re) entre Église (incluant une dimension spirituelle et une dimension juridique) et corps mystique, elle n’a jamais fait de doute ni pour les Pères, ni pour S. Thomas, ni pour le Magistère ancien et récent.
[1404] De consideratione IV, 8, PL 172, 776, vide supra.
[1405] De sacramentis II, 2, 4, PL 176, 448.
[1406] Summa theol. IV, q 10, mb V, a 2.
[1407] Ailleurs il reconnaît : duæ sunt potestates.
[1408] Terme emprunté à Hugues de Saint-Victor, chez qui il signifie évidemment : « établit, crée ». Mais Boniface ne dit pas, comme Hugues : instituit, ut sit.
[1409] Denzinger 873-874.
[1410] Denzinger 875.
[1411] Op. cit. p. 275-276.
[1412] Cf. C. Journet loc. cit., et le P. de La Soujeole dans son cours, dont nous empruntons la formulation très claire.
[1413] Cf. Y.-M. Congar, op. cit., p. 277.
[1414] Cf. De iurisdictione.
[1415] Dans De potestate papæ.
[1416] Cf. Y.-M. Congar, op. cit., p. 277-278.
[1417] Texte latin in Y.-M. Congar, p. 281-282, que nous utilisons dans ce passage.
[1418] Chap. II, p. 179. Texte latin in Congar, p. 283, que nous suivons ici.
[1419] Cf. A. Valensin, « Dante Alighieri », in Catholicisme t. III, 462-463 ; Y.-M. Congar, ubi supra.
[1420] Purgatoire VI, 88 sq. ; VIII, 124 sq. ; Paradis XVIII, 115 sq. XXVII, 139 sq.
[1421] Mis à l’index en 1554, retiré de l’Index par Léon XIII.
[1422] Cf., avec Y.-M. Congar, l’article de J. Rivière, « Marsile de Padoue », dans le DTC.
[1423] Y.-M. Congar, p. 287.
[1424] Defensor pacis II, 21, § 14.
[1425] Defensor pacis II, 22, cf. « La tradition politique gallicane », p. 60.
[1426] En nous inspirant de l’article du DTC.
[1427] 1996 Denzinger 942-946.
[1428] On ignore si Marsile et Guillaume se sont rencontrés, mais on sait que Marsile avait fréquenté à la cour de Louis de Bavière des franciscains révoltés affirmant « qu’il appartient à l’empereur de déposer le pape et de lui en substituer un autre » (Jean XXII, lettre du 4 janvier 1331).
[1429] Cf. DTC.
[1430] Il s’agissait non seulement d’établir le bien-fondé de la discipline franciscaine, mais d’affirmer que le Christ et ses apôtres n’avaient rien possédé, même en commun, ce qui remettait radicalement en cause le mode de vie de tous les autres clercs et religieux.
[1431] Cf. É. Gilson, La philosophie au moyen âge, p. 638 sq.
[1432] Nous employons dans ce développement F. Mourret, La renaissance et la réforme, p. 83, et surtout Y.-M. Congar, op. cit., p. 291 sq.
[1433] Dialogus I, 1, 4.
[1434] I, 5, 29.
[1435] I, 5, 30.
[1436] Tractatus contra
Benedictum, c. 8.
[1437] Opus nonag. dier., c. 6.
[1438] Passim.
[1439] Cf. surtout l’article « La tradition politique gallicane » de Sedes sapientiæ..
[1440] Le songe du vergier, II, 307.
[1441] I, 38, § 8.
[1442] I, 14.
[1443] J. Touchard, art. cit., p. 59.
[1444] Songe I, 128.
[1445] Cf. Mourret, op. cit., et G.-M. Oury
[1446] Catherine alors protesta : « Accomplissez votre tâche avec mesure, non pas sans mesure… Pour l’amour du Christ crucifié, modérez un peu ces mouvements subits que vous inspire votre nature ».
[1447] Qui écrit au pape légitime, dès le lendemain de l’élection de l’antipape : « Ce n’est point un pape légitime qu’ils ont élu, c’est un Antéchrist ; jamais je ne cesserai de voir en vous, mon bien-aimé Père, le vicaire de Jésus-Christ sur la terre. Courage donc, Saint Père, acceptez la lutte sans crainte ». Sur son lit de mort elle répète : « Restez fidèles à Urbain VI, car c’est le vrai pape ».
[1448] C’est sans doute ce qui explique que S. Vincent Ferrier ait soutenu quelque temps Benoît XIII.
[1449] Comme Catherine qui s’écriait au plus fort de la tourmente : « J’ai vu que cette épouse du Christ dispensait la vie, parce qu’elle a en elle-même une telle vitalité, que personne ne peut la tuer… J’ai vu que sa fécondité ne diminuerait jamais, mais qu’elle irait toujours en croissant ».
[1450] Cf. avec Y.-M. Congar, M.-V. Leroy, « Chronique d’ecclésiologie », RT 63.
[1451] Chap. 18. — Ce n’est pas parce que le mode de signifier des images bibliques est métaphorique qu’elles en sont moins précieuses : ce sont des « images divines » (C. Journet), souvent seules capables de nous faire saisir une réalité unique et sans équivalent naturel.
[1452] Chap. 1 et 17.
[1453] Chap. 17, 18 et 20.
[1454] Cf. Trislogus, Mourret, p. 126.
[1455] Ibid.
[1456] Prospeculum, cf. ibid.
[1457] De potestate papæ, chap. 4.
[1458] Op. cit.,. chap. 6.
[1459] Nous résumons dans ce développement M.-V. Leroy, « Chronique d’ecclésiologie », RT 63.
[1460] Nous utilisons dans ce passage, avec Y-M. Congar, ubi supra, le cours du P. de La Soujeole (p. 23).
[1461] Ce qui résulte logiquement du nominalisme occamien.
[1462] En termes logiques, kaqolikoV signifie « universel », mais suppose (représente, supplée pour) pour « uni à l’Église romaine ».
[1463] Cf. Y.-M. Congar, op. cit., p. 315-316, et F. Mourret, op. cit., p.136-137.
[1464] Bossuet, Defensio declarationis, chap. 30.
[1465] Cf., avec Y.-M. Congar et F. Mourret, op. cit., p. 138, P. Pourrat, article « Gerson », dans le DTC ; É. Gilson, op. cit., p. 710 sq.
[1466] Dont on se rappelle les « distinctions formelles » en Dieu, intermédiaires entre des distinctions réelles et des distinctions virtuelles.
[1467] Cité par É. Gilson, op. cit., p. 716.
[1468].Ibid., p. 620.
[1469] De unit. Ecclesiastica 3 s.
[1470] De pot. eccl. 13.
[1471] De pot. eccl. 4.
[1472] Sermon du 23-3-1415 ; cf. Opera Gersonii, t. II, 205, 249, 279, 436.
[1473] III, 301.
[1474] II, 114, 135 et passim.
[1475] De auferibilitate 12 sq.
[1476] Sermon Prosperum iter, II, 279.
[1477] De pot. eccl. 10-11.
[1478] Sermon Ambulate, 23-3-1415.
[1479] Les Actes précisent : « C’est une erreur si, par Église romaine, on entend l’Église universelle ou le concile général, ou dans la mesure où il nierait la primauté du souverain pontife sur les autres Églises particulières ».
[1480] Cf. Alberigo, . II*, p.849-953, et
Dumeige 426-427.
[1481] 1996
Denzinger 1201-1224.
[1482] Alberigo, t. II, p. 843.
[1483] Cf. M.-V. Leroy, session sur Lumen gentium : « Le collège des évêques, en qui perdure, peut-on dire, en qui persévère le corps apostolique, est lui aussi le sujet du pouvoir suprême sur l’Église. Ce collège comprend évidemment l’ensemble des évêques unis au pape qui en est la tête, le chef. Ce collège ne peut exister sans son chef ; et donc il ne peut prétendre exercer le pouvoir suprême qu’avec le consentement du pape. Et donc, l’affirmation de la collégialité ne porte nullement atteinte à la primauté du Pontife Romain, son pouvoir suprême à titre personnel a été solennellement réaffirmé. C’est en tant que le corps épiscopal est dans la parfaite communion hiérarchique, que l’ensemble des évêques, “toujours avec le pape et jamais sans lui“, précise le texte, a autorité suprême » .
[1484] C’est-à-dire, semble-t-il, à la condamnation des deux hérétiques.
[1485] Qui réclamaient une condamnation plus formelle de Falkenberg, déjà condamné dans le cadre des « nations », qui excluait le collège des cardinaux.
[1486] C’est-à-dire en séance générale, et non par nation.
[1487] Décret Moyses vir Dei, vide infra.
[1488] Lettre de l’empereur Jean VIII Paléologue au concile de Bâle, 26 novembre 1435.
[1489] 1996 Denzinger 1307-1308.
[1490] Décret Moyses vir Dei contre le concile de Bâle, 4 septembre 1439, 1996 Denzinger 1309.
[1491] Cf. Y.-M. Congar, p. 330 sq., et É.
Vansteenberghe, article « Nicolas de Cusa », DTC XI, 601 sq.
[1492] Concordantia catholica I, 3.
[1493] Docta ignorantia III, 12.
[1494] Concordantia catholica II, 28.
[1495] Concordantia catholica II, 9, 11, 15.
[1496] Concordantia catholica II, 2.
[1497] Concordantia catholica II, 13.
[1498] Concordantia catholica II, 3 ;
[1499] Concordantia catholica II, 1 et 9.
[1500] Concordantia catholica II, 3-4.
[1501] Concordantia catholica II, 17.
[1502] Texte latin in Congar, note 106, p. 333.
[1503] Texte latin op. cit., p. 334, note 110.
[1504] Concordantia catholica I, 6 ; II, 18.
[1505] Cf. M.-V. Leroy, « Chronique d’ecclésiologie », RT 63, p. 288 sq. ; Y.-M. Congar, op. cit., P. 340 sq. ;
[1506]. Adam de
Saint-Victor, séquence Salve dies
dierum gloria.
[1507]. Concile de Quierzy (853), can. 4, FC 547/4 : "De même qu'il n'y a aucun homme dont la nature
n'ait été assumée dans le Christ Jésus notre Seigneur, de même il n'y a eu et
il n'y aura aucun homme pour qui il n'ait souffert, bien que tous pourtant ne
soient pas rachetés par sa Passion. Que tous ne soient pas rachetés par le
mystère de sa Passion, ne concerne ni la grandeur, ni l'abondance du rachat,
mais la partie des infidèles et de ceux qui ne croient pas de cette foi qui
'agit par la charité' (Gal 5, 6) ; car la coupe du salut de l'humanité, faite
de notre faiblesse et de la puissance divine, contient ce qui est utile à tous
; mais si l'on n'y boit pas, on n'est pas guéri". - Voir aussi concile de
Valence (855), Dz. 323.
[1508]. Profession de foi souscrite par Bérenger de Tours en
1079 : Christi corpus... pro salute
mundi oblatum (FC 726). IV°
concile du Latran de 1215 : Pro
salute humani generis in ligno crucis passus et mortuus (FC 30). Profession de foi de Michel
Paléologue de 1274 (FC 33) : In humanitate pro nobis et salute nostra
passus.
[1509]. Voir Rupert de
Deutz, De operibus Spiritus Sancti,
II, 20, SC 131, 244, LM carême p. 804
sq. Rupert est le premier à voir que dans la scène du calvaire nous sommes tous
confiés à Marie comme mère.
[1510]. Yves de Chartres,
Serm. 6, PL 162, 562, ibid. p. 554 sq.
[1511]. Gautier de
Saint-Victor, Serm. 3, 1-2. 4,
ibid. p. 688 sq.
[1512]. Voir Bède le
Vénérable, Hom. II, 3, ibid. p. 684 sq. S. Bernard, Serm. in
fer. 4 hebd. sanctae, 3-4, ibid.
p. 758 sq.
[1513]. S. Aelred, Miroir de charité 3, 5, LM car. p. 180 sq.
[1514]. S. Bernard, Serm. in Fer. 4 hebd. sanctae, 3-4, ibid. p. 758 sq.
[1515]. Voir S. Bernard, Serm. 2O in Cant. cantic., ibid p. 756 sq. ; Guerric d'Igny, Serm.
1 in Ramis Palmarum, 1, SC 202, 164-166, ibid. p. 482 sq.; Baudouin
de Ford, Sur le sacrement de
l'autel II, 1, SC 93, 168-170, ibid.
p. 736 sq.
[1516]. G. Aulen, Christus Victor. La notion chrétienne de
rédemption, trad. du suédois par G. Hoffman-Sigel, Paris, Aubier, 1949, p.
12-13. En réalité pour la tradition catholique le Rédemption est tout entière
et inséparablement divine et humaine, initiative du Père, oeuvre du Fils
incarné sous la motion de l'Esprit Saint qui nous est ainsi communiqué pour que
nous y participions nous-mêmes.
[1517]. Paris, Cerf, 1974, p. 414 sq.
[1518]. La gloire et la
croix (t. II/1, Paris, Aubier, 1968, p. 193 sq.).
[1519]. Introduction à l'Epistola
et au Cur Deus homo, Oeuvres de S. Anselme, Cerf, Paris, 1988, p. 17-25, dont nous nous
inspirons dans tout ce développement.
[1520]. II, 20.
[1521]. I, 10.
[1522]. II, 8.
[1523]. II, 5.
[1524]. I, 5.
[1525]. P. 329-345.
[1526]. I, 1, citant 1 P 3, 15.
[1527]. I, 3, voir note SC.
[1528]. I, 1. On notera l'opposition entre volonté absolue et volonté
ordonnée, qui sous-tend tout le traité.
[1529]. Ibid.
[1530]. I, 3.
[1531]. I, 4.
[1532]. I, 6.
[1533]. I, 7.
[1534]. I, 8.
[1535]. I, 9.
[1536]. Ibid.
[1537]. Ibid.
[1538]. I, 10.
[1539]. Ibid.
[1540]. Ibid.
[1541]. Préface.
[1542]. I, 11.
[1543]. Ibid.
[1544]. I, 12.
[1545]. Ibid. Encore la notion de puissance
ordonnée opposée à la puissance absolue.
[1546]. I, 13.
[1547]. I, 14.
[1548]. I, 15.
[1549]. Ibid.
[1550]. I, 16-18.
[1551]. I, 18.
[1552]. I, 19.
[1553]. Ibid.
[1554]. I, 20.
[1555]. I, 21.
[1556]. I, 21-24.
[1557]. I, 22.
[1558]. I, 23.
[1559]. I, 24.
[1560]. I, 25.
[1561]. II, 1.
[1562]. II, 2.
[1563]. II, 3.
[1564]. II, 4.
[1565]. II, 5.
[1566]. II, 6.
[1567]. II, 7,
[1568]. II, 8.
[1569]. II, 9.
[1570]. II, 10.
[1571]. II, 11.
[1572]. Ibid.
[1573]. II, 12.
[1574]. II, 13.
[1575]. II, 14.
[1576]. II, 15.
[1577]. II, 16. Saint Anselme est considéré comme un des
précurseurs de la doctrine de l'Immaculée Conception, mais il était réservé à
son disciple Eadmer de la formuler explicitement.
[1578]. Ibid.
[1579]. La distinction entre nécessité qui précède et nécessité
qui suit, d'origine aristotélicienne, réapparaît dans la 1° question du De concordia. Elle est élaborée en
référence à l'événement pascal comme au seul événement qui soit parce qu'il est
(note du P. Corbin).
[1580]. II, 17.
[1581]. II, 18.
[1582]. Ibid.
[1583]. II, 19. La notion de mérite apparaît ici, mais sans
insistance spéciale.
[1584]. Ibid.
[1585]. II, 20.
[1586]. II, 21.
[1587]. PL 158, 762-769. Trad. dans Méditations et prières e saint Anselme, traduites par D. A. Castel, Paris/Maredsous 1923, p. 133
sq.
[1588]. On a souvent voulu faire remonter la notion de
satisfaction au droit germanique. En réalité Anselme emprunte le terme et le
concept au droit ecclésiastique (voir plus haut Tertullien), et peut-être aussi
monastique (importance de la notion de satisfaction dans les règles anciennes),
même s'il développe le thème en fonction du droit romain et germanique.
[1589]. Tract. de erroribus
Abaelardi VI, 15, PL 182, 1065 ; Lib.
ad milites templi XI, 33, ibid.
col. 934 ; In Cant. serm. XX, 3 et
XXII, 7, PL 183, 868 et 881.
[1590]. Ces raisons ne sont nécessaires que dans la perspective de
la foi, voir I, 10 supra.
[1591]. I, 11.
[1592]. II, 9.
[1593]. II, 18.
[1594]. Spécialement II, 3, PL 178, 833-836 ; II, 5, col. 86O ;
III, 8, col. 898.
[1595]. Ch. XXIII, PL 178,
1730-1731.
[1596]. Col. 833 D.
[1597]. "Est-ce que si un esclave voulait abandonner son
maître et se soumettre au pouvoir d'un autre, il lui serait permis d'agir
ainsi, de telle sorte que son maître n'ait plus le droit de le rechercher et de
le ramener, s'il le voulait ? Qui douterait en effet que si l'esclave de
quelque maître séduisait son compagnon de service par persuasion, et
l'entraînait à s'éloigner de l'obéissance due à son propre maître, le séducteur
encourrait auprès de son maître une culpabilité bien plus grande que celui
qu'il avait séduit, et comme il serait injuste que celui qui aurait séduit
l'autre méritât par là quelque privilège ou pouvoir sur celui qu'il a séduit,
lui qui, même si auparavant il avait un droit sur lui, du fait de la malice de
cette séduction aurait mérité de perde ce droit ?... A supposer que l'un
des eux compagnons de service doive être préposé à l'autre et recevoir un pouvoir
sur lui, il ne faudrait en aucune manière que ce fût le méchant qui fût à la
tête, lui qui n'a absolument aucun titre à un privilège, mais il serait plus
conforme à la raison que celui qui a été séduit exerce une vindicte rigoureuse
contre celui qui lui a nui en le séduisant" (Expositio in Epist. ad Rom. II, 3, PL 178, 834 B-C). Abélard admet
cependant, comme tous les Pères, que Dieu a pu livrer l'homme pécheur au diable
"comme à un geôlier ou à un bourreau pour le punir" (col. 834 D).
[1598]. Ibid. col. 834
A-B.
[1599]. Abélard croyait à l'Immaculée Conception de Marie. Il
s'agit donc ici de remise anticipée, de préservation. Mais il ne distingue pas
ici nettement le cas de la Vierge immaculée de celui des autres saints purifiés
du péché originel avant leur naissance.
[1600]. Col. 834 D - 835 A.
[1601]. Cf. col. 835 A-B.
[1602]. Col. 835 B.
[1603]. Col. 835 C.
[1604]. Ibid.
[1605]. Col. 836 A-C.
[1606]. Col. 860 et 898.
[1607]. Col. 1730... 1732. L'Epitome
n'est sans doute pas dû à Abélard lui-même, mais à un de ses disciples qui
aurait résumé avec beaucoup de fidélité l'Introductio
ad theologiam. Son intérêt est dû à ce qu'il permet de suppléer aux parties
perdues de celle-ci.
[1608]. Disp. adv. Ab., ch. VII, PL 180, 269 sq.
[1609]. Epist. 19O de erroribus Abaelardi, ch. VIII-IX, PL 182, 1068 sq.
[1610]. PL 178, 106-107. On notera qu'Abélard ajoute à
l'affirmation des vérités dont on lui avait reproché la négation des
affirmations complémentaires auxquelles il tenait à juste titre : le Christ
s'est incarné aussi pour nous délivrer du joug du péché et pour nous ouvrir par
sa mort l'accès à la vie éternelle.
[1611]. Voir en particulier PL 178, 833, où Abélard glose toujours
l'expression paulinienne "justice de Dieu" par "amour de
Dieu".
[1612]. Voir Ep. 190,
ch. IX, PL 182, 1071.
[1613]. PL 178, 835 D.
[1614]. Ep. 190, ch. VIII-IX, PL 182, 1070 D - 1071 A.
[1615]. Qui présente pour un certain nombre de problèmes
théologiques les opinions contradictoires des Pères, sans donner sa propre
réponse.
[1616]. S. Thomas,
serm. Attendite a falsis prophetis,
cité dans J.-P. Torrell, Initiation à saint Thomas d'Aquin,
Fribourg/Paris, 1993, p. 286. Texte complet dans C. Spicq, Vie morale et
Trinité Sainte, p. 17 : "Tel est le faux docteur et le faux
prophète, car c'est la même chose de susciter un doute sans le résoudre, que de
le prendre à son compte. C'est ce que signale Ex 21, 33-34 : 'Si un homme
creuse un puits ou découvre une citerne sans les recouvrir, et qu'il y tombe un
boeuf ou un âne, le responsable de la citerne est tenu d'indemniser le
propriétaire de la bête tuée'. Or celui-là 'découvre une citerne' qui suscite
quelque doute en des matières relatives à la foi. Il ne 'recouvre' pas la
citerne s'il ne résout pas le doute, même s'il garde - quant à lui- l'esprit
sain et clair, et ne tombe pas dans l'erreur. L'auditeur en effet, qui n'a pas
son esprit clair, sera bel et bien trompé. En conséquence, le professeur qui a
suscité un doute est tenu à restitution, car c'est par sa faute que l'autre est
tombé dans le piège".
[1617]. III Sent. d 19
n° 2, PL 192, 796.
[1618]. Ibid. d 20
titre, col. 798.
[1619]. Ibid. n° 1, col.
799.
[1620]. Ibid. n° 2.
[1621]. D 19 n° 1 col. 795.
[1622]. Ibid. n° 3-4,
col. 799-800.
[1623]. Ibid. n° 3, col.
799-800, citant S. Augustin.
[1624]. Voir S. Anselme supra.
[1625]. N° 1, PL 192, 793.
[1626]. Ibid. n° 3, citant Phil 2, 9.
[1627]. Ibid. n° 4, col. 794.
[1628]. Ibid. n° 5, col.
794-795.
[1629]. "L'humilité est le mérite de la gloire, la gloire, la
récompense de l'humilité" (ibid.
n° 1 col. 793).
[1630]. Ibid. n° 5 col. 795.
[1631]. Ibid. d 19 n° 1, col. 796.
[1632]. Tract. Guil., éd. de Nüremberg, vers 1486, fol. 107 r°-115 v°.
[1633]. III, tract. I, c. 8,
éd. Régnault fol. 132-133.
[1634]. Guillaume
d'Auvergne, f° 108 r°.
[1635]. Guillaume d'Auxerre,
f° 133.
[1636]. Sum. theol. III
q 1 membr. 3-7.
[1637]. Dont il disait, selon la Chronique des XXIV généraux : "Il semble qu'Adam n'a pas
péché en lui."
[1638]. Membr. 4.
[1639]. Membr. 3.
[1640]. Dub. 4.
[1641]. Il s'agit ici du reatus
poenae.
[1642]. On relèvera la substitution de terme, significative du
glissement de sens depuis S. Anselme.
[1643]. Il s'agit toujours de la reparatio de l'homme par Dieu au sens de saint Léon :
l'influence du Cur deus homo n'a
nullement produit sur ce point le renversement des perspectives que l'on a dit.
[1644]. La satisfaction est un moyen de réparer l'homme.
[1645]. La notion de mérite s'articule sur le thème de la
satisfaction.
[1646]. Comme S. Thomas, S. Bonaventure ne sépare pas la
Rédemption de l'Incarnation qui lui est ordonnée.
[1647]. Ch. VIII.
[1648]. Ch. IX.
[1649]. Ch. X.
[1650]. Lignum vitae, Op. 4, 29, LM
V, p. 41.
[1651]. Vitis mystica
ch. 3, ancien office du Sacré-Coeur, II° nocturne, leç. 7.
[1652]. III Sent. d 20 a
1-3.
[1653]. Ibid. d 12 a 2
et 3. Cf. d 15 a 1 ; d 16 a 1.
[1654]. Dogmengeschichte,
4° éd., t. III, p. 540, cité par J. Rivière dans l'article "Rédemption"
du DTC.
[1655]. J. Rivière, Le dogme de la Rédemption. Etude historique,
p. 364, cité par B. Catao, Salut et Rédemption chez saint Thomas
d'Aquin : l'acte sauveur du Christ, Aubier, Paris, 1965, p. 5, dont
nous nous inspirons pour une part notable dans cette section.
[1656]. B. Sesboué,
op. cit. p. 168.
[1657]. Cf. ibid. p.
349.
[1658]. Cf. III q 1 a 2 et 3 ; q 46 a 3 ; q 47 a 2 ; q 48 a 1-4,
6 ; q 49 a 1.
[1659]. "Cette vérité, à savoir que le Christ est mort pour
nous, est tellement sublime, arduum,
que c'est à peine si notre intellect peut la saisir ; bien plus, elle ne
tombe nullement sous notre intellect"
(Serm. sur le Credo ch. VI).
[1660]. Voir III q 1 a 2 : "Il y a encore beaucoup
d'autres avantages, utilitates, qui
ont été obtenus (par l'Incarnation rédemptrice), au-dessus de la compréhension
de l'intelligence humaine".
[1661]. Ch. VI-IX ; voir en particulier le ch. VI sur la
passion, remedium et exemplum (Cf.,
sur la seconde partie, LM IV, 28
janv. an. I), et le très remarquable ch. VII sur la descente aux enfers.
[1662]. Comme l'avaient prétendu Sabatier et Turmel : Thomas
aurait "commencé par prendre pour maître Abélard", et se serait
ensuite tourné vers S. Anselme.
[1663]. Cf. B. Catao, op. cit. p. 195.
[1664]. Ibid. p. 6.
[1665]. Ibid. p. 9.
[1666]. Ibid. p. 7.
[1667]. III Sent. d 13 q
2 a 1 ; De verit. q 29 a
4 ; III q 8 a 3.
[1668]. II-II q 2 a 7.
[1669]. III q 62.
[1670]. C'est ce que le P. M.-J. Nicolas
appelle la "seconde voie" dans "Pour une théologie intégrale de
la Rédemption", RT 81 (1981) n°
1.
[1671]. Noter dans la QD de
verit. q 29 la consécution : grâce capitale - mérite.
[1672]. "Dans la satisfaction on fait plus attention à
l'affection de celui qui offre qu'à la quantité de l'offrande" (III q 79 a
5).
[1673]. "A proprement parler, celui-là satisfait pour le
péché qui présente à l'offensé une chose pour laquelle celui-ci a autant et
plus d'amour qu'il n'a eu de haine pour l'offense. En souffrant par amour et
par obéissance, le Christ a présenté à Dieu plus que n'exigeait la compensation
de toute l'offense du genre humain. D'abord, à cause de l'immense amour qui lui
faisait supporter la souffrance...." (III q 48 a 2).
[1674]. La première voie du P. Nicolas.
[1675]. III q 48 a 6 c.
[1676]. Ibid. ad 2.
[1677]. Voir recension du P. M.-V. Leroy sur le livre du P. Sesboué,
RT 91 n° 3 p. 436-440.
[1678]. III q 8 a 1 ad 1.
[1679]. "Sauver les hommes convient au Christ selon qu'il est
tête" (III q 8 a 3 s.c.).
[1680]. III q 56 a 1 ad 3.
[1681]. III Sent. d 19 n° 6.
[1682]. P. Raymond, DTC IV col. 1891 ; nous utilisons
l'article "Duns Scot" dans la suite de notre développement.
[1683]. Report. III d 7 n° 5.
[1684]. III Sent. d 13 n° 7.
[1685]. Report. III d 18 n° 6.
[1686]. Ibid. n° 9.
[1687]. Ibid. n° 1O.
[1688]. Ibid. n° 11.
[1689]. Ibid. n° 7.
[1690]. III Sent. d 20 n° 1, 2, 7.
[1691]. Report. III d 20 n° 12.
[1692]. Ibid. n° 9.
[1693]. Ibid. d 19 n° 7.
[1694]. Rep. par. in III, d 6 q 3 n° 3. Voir D. H. Diepen
, "Un scotisme apocryphe...", RT.....,
p. 473.
[1695]. Op. ox. in III, d 7 q 1
n° 3.
[1696]. Même s'il allègue à l'occasion, pro forma, telle formule d'un Père détachée de son contexte.
[1697]. De Incarnatione
disp. IV, sect. 3-12.
[1698]. De Inc. disp.
III-VI.
[1699]. Dumeige n°
859, 861.
[1700]. Extrinsèque : nous restons pécheurs mais Dieu renonce
à punir nos péchés.
[1701]. M. Luther, Comment. in Gal. 3, 13, éd. de Weimar,
t. XL, p. 422, in La rédemption par le
sang du P. Philippe de la Trinité,
p. 16.
[1702]. Ibid. p. 433.
[1703]. Ibid. p. 435.
[1704]. Ibid. p. 448, in Initiation
théologique t. 4 p. 69.
[1705]. Trad. de l'éd. Labor
et fides, t. XV p. 282, citée in Jésus-Christ
l'unique Médiateur, p. 68.
[1706]. Ibid. p. 283.
[1707]. Ibid. p. 292, Sesboué p. 69.
[1708]. Cité in L. Richard,
Le dogme de la Rédemption, p. 130,
Cf. Init. théol. p. 170.
[1709]. In DTC II, 1408.
[1710]. Ibid. col. 1403.
[1711]. Confession de foi
des Eglises de France, art. 20, 21.
[1712]. Institution de la
religion chrétienne II, 16, 6.
[1713]. Ibid. 16, 5.
[1714]. Ibid. 16, 6, Sesboué
p. 69.
[1715]. Ibid. 16, 10, in
La rédemption par le sang p. 23.
[1716]. Cf. P. M.-V. Leroy,
petit cours et recension citée plus haut.
[1717]. De Christo
servatore.
[1718]. Praeelectiones
theologicae (éd. posthume, 1609), 15-29 ; Christianae religionis brevissima institutio, p. 664-668 ; De Christo servatore (1578, édité
seulement en 1594).
[1719]. Cf. J. Rivière, DTC col 1953-1954.
[1720]. Voir la sympathie des philosophes pour les sociniens.
[1721]. Can. 3, FC n°
277.
[1722]. Rédigé par l'Augustin Seripando.
[1723]. Cité par H. Küng, voir Sesboué
p. 132.
[1724]. Voir Dumeige,
p. 345 sq.
[1725]. FC 556.
[1726]. FC 557.
[1727]. FC 558.
[1728]. FC 559.
[1729]. I-II q 112 a 2.
[1730]. I-II q 113 a 3.
[1731]. I-II q 112 a 2.
[1732]. I-II q 113 a 3.
[1733]. Sur la cause de la pénitence, qui distingue, du point de
vue des "actes par lesquels nous coopérons avec Dieu qui agit dans cette
vertu" : l'activité de Dieu
convertissant le coeur, la foi, la crainte servile, l'espérance, la charité,
la crainte filiale. C'est donc Dieu
qui garde l'initiative et suscite la conversion du pécheur.
[1734]. FC 560.
[1735]. Cf. S. Ambroise,
De Spiritu sancto, I, 3, 42, PL 16,
714 A ; S. Augustin, Epist. 98 ad Bonifatium episc., c. 9
sq., PL 33, 364.
[1736]. S. Augustin,
De Trinitate, XIII, 12, 15, PL 42,
1048.
[1737]. FC 562-564.
[1738]. Cf. I q 45.
[1739]. I-II q 110 a 1.
[1740]. III q 62 a 1. Cette vertu des sacrements, précise saint
Thomas, "découle de la passion du Christ" (ibid. a 5).
[1741]. Ch. 11, FC 571.
[1742]. S. Fulgence de
Ruspe, De fide liber ad Petrum,
prol., 1, PL 65, 671 B et 40, 753.
[1743]. Ch. 8, FC 567.
[1744]. Ch. 16, FC 579-582.
[1745]. Ch. 9, FC 568.
[1746]. Ch. 12, FC 573.
"Au sujet du don de la persévérance,... personne ne doit se promettre avec
une certitude absolue quelque sécurité, bien que tous aient le devoir de placer
et de faire reposer dans le secours de Dieu leur plus ferme espérance"
(ch. 13, FC 574).
[1747]. Ch. 11, FC 570-572.
[1748]. Ch. 15, FC 578.
[1749]. Ch. 14, FC 576-577.
[1750]. III q 48 a 3.
[1751]. Cf. III q 22 a 3 ad 2.
[1752]. Cf. ibid.
[1753]. Ch. 1, FC 766.
[1754]. Constitution Cum quorumdam hominum, Denz. n° 993, DTC XIII, 1920.
[1755]. Def. I, 13, voir DTC XIII
col. 1954.
[1756]. Def. III, 1, Cf. ibid.
[1757]. Cité par B. Sesboué,
op. cit. p. 71.
[1758]. Def. I, 1, Cf. DTC ubi
supra.
[1759]. Cité par le P. Philippe
de la Trinité, op. cit. p. 29.
[1760]. Après Philippe de
la Trinité ("Miroirs déformants", op. cit. p. 13 sq.) et B.
Sesboué ("Un sombre
florilège", p. 71 sq.).
[1761]. La croix de Jésus,
cit. in La rédemption par le sang p.
16.
[1762]. Firmin-Didot, Paris, 1836, t. IV p. 275.
[1763]. I° Serm. pour le vendredi saint, p. 339. Cf. III
q 46 a 6 ad 5 : lorsqu'un innocent est puni, il ne peut souffrir de sa
faute, "il souffre seulement de sa peine, dans la mesure même où il
perçoit qu'elle est le fruit d'une injustice,
et c'est pourquoi les autres sont d'autant plus répréhensibles, s'ils ne sont
pas compatissants".
[1764]. Ibid. p. 340.
Cf. S. Thomas :
"S'agit-il de la peine imposée pour le péché en tant qu'elle a raison de
peine, on ne peut être puni que pour son propre péché, car l'acte du péché est
un acte personnel" (I-II q 87 a 8)... "Ceux qui ont tué le Christ se
sont rendus coupables d'injustice" (III q 47 a 6 ad 3)... "Le Christ
n'avait pas mérité la mort, parce qu'il était sans péché" (q 49 a 2).
[1765]. Ibid. p. 358.
Cf. III q 51 a 3 ad 1 : "Comme le Christ n'était pas soumis au péché,
il n'était sujet ni à la mort ni à l'incinération, mais c'est volontairement
qu'il a supporté la mort". Ibid.
a 4 : "Sa mort ne provenait pas du péché".
[1766]. III° Serm. sur la
Passion, p. 369. Cf. III q 15 a 2 : "Il n'y eut même pas dans le
Christ de concupiscence désordonnée, car plus la vertu est parfaite, plus elle
affaiblit la concupiscence, et le Christ eut toute vertu en son degré le plus
parfait". Bossuet, certes, n'en doutait pas, mais l'imputation qu'il fait
au Christ des péchés des hommes pouvait le laisser croire à ses auditeurs.
[1767]. II° Serm. p. 357.
[1768]. Ibid. p. 358.
[1769]. Ibid.
[1770]. Ibid. p. 359.
[1771]. Ibid. p. 357.
[1772]. IV° Serm. p. 377.
[1773]. Idée étrangère aux anciens et réprouvée par Cajetan, S.
Robert Bellarmin et Suarez (selon Richard, voir La Rédemption par le sang p. 28).
[1774]. III° Serm. p.
365.
[1775]. Ibid.
[1776]. Oeuvres complètes de
Bourdaloue, Gautier Frères et Cgnie, Besançon, 1823, t. X, Mystères, I° Sermon sur la Passion de
Jésus-Christ, p. 157... 161, cité par Philippe
de la Trinité, op. cit. p.
23-24 et B. Sesboué, p. 72-73.
[1777]. Madame de Sévigné écrivait de lui : "Il m'a
souvent ôté la respiration par l'extrême attention avec laquelle on est pendu à
la force et à la justesse de ses discours". Et Chr.-Fr. de
Lamoignon : "Il établit les vérités de la religion solidement, et
jamais personne n'a su comme lui tirer de ces vérités des conséquences utiles
aux auditeurs".
[1778]. Elevé aux plus hautes charges dans son Ordre, il défendit
la doctrine thomiste de la grâce contre les jansénistes et fut consulté par
Rome sur la doctrine de Fénelon.
[1779]. Cf. III q 20 a 4 ad 1 : "Il est certain que Dieu
aime le Christ, non seulement plus que le genre humain tout entier, mais même
plus que tout l'ensemble des créatures. La preuve en est qu'il lui a voulu un
plus grand bien et lui a donné, en faisant qu'il fût Dieu véritable, le 'Nom qui
est au-dessus de tout nom'. Rien n'a péri de cette excellence du fait que Dieu
l'a livré à la mort pour le salut du genre humain ; bien au contraire, il
est devenu par là un glorieux vainqueur, et 'l'empire a été posé sur ses
épaules', comme le dit Isaïe".
[1780]. Comparer avec S. Thomas : "Il est clair que si
nous punissions les innocents, nous irions contre la vérité et la justice"
In II Cor. XIII, leç. 2 n° 531).
[1781]. Traité de l'amour de
Dieu, cité par Philippe de la
Trinité, op. cit. p. 20-21.
[1782]. Comparer avec III q 46 a 2 ad 3.
[1783]. Sermon pour le
vendredi saint, éd. Firmin-Didot, Paris, 1840, p. 516.
[1784]. Application contestable de la communication des
idiomes : "l'âme sainte" désigne une partie de la nature, mais c'est
à la personne (désignée par des noms signifiant la nature ou la personne) seule
qu'on peut attribuer les propriétés des deux natures, voir III q 16 a 4-5.
[1785]. Ibid. p.
518-519.
[1786]. Notamment le Manuel
des âmes intérieures.
[1787]. L'intérieur de Jésus
et de Marie, Paris, 1838, cité par Philippe
de la Trinité p. 24.
[1788]. Voir La Rédemption
par le sang p. 21-23 et 25-27 (notamment Gratry p. 25 : "Le fils
de l'homme a supporté pour tous la peine du dam"), et L'unique Médiateur p. 74 sq.
[1789]. M. Mellet, Initiation théologique IV, p. 179, que
nous utilisons dans ce passage ainsi que le DTC.
[1790]. Qui n'est d'ailleurs qu'une suite inévitable de
l'évolution, un point de transition nécessaire vers le but de l'accomplissement
de tout être en Dieu, voir DTC XIV,
1503.
[1791]. Reden, éd. de
1821, cit. dans DTC XIV, 1501-1502.
[1792]. Schleiermacher toutefois admet que la foi entraîne une
transformation de la vie tout entière.
[1793]. Ecole de Strasbourg, vers 1850.
[1794]. 1903.
[1795]. Notamment dans L'Evangile
et l'Eglise (1902)
[1796]. Annum sacrum, citant S. Augustin,
Tract. CXX in Ioan., PL 35, 1953. Trad. Sources de la
vie spirituelle, P. Cattin et
H. Th. Conus, éd. Saint-Paul, Fribourg-Paris 1958, t. I p. 74.
[1797]. SVS. p. 36.
[1798]. FC 373-375, p. 208.
[1799]. SVS I p. 56.
[1800]. Ibid. p. 58.
[1801]. FC 379-380, p. 210.
[1802]. Cf. n° 381-382.
[1803]. Cf. n° 383.
[1804]. Enarr. in ps. 86, 5, PL 36, 1104-1105.
[1805]. FC 384.
[1806]. In Lucam II, 87, PL 15, 1585.
[1807]. Sermon 68, 3, PL 54, 374.
[1808]. III q 42 a 1.
[1809]. SVS I p. 445-446.
[1810]. Ibid. p. 128-129.
[1811]. Ibid. p. 245.
[1812]. Trad. du P. Oechslin, SVS II p. 1291.
[1813]. III q 48 a 2.
[1814]. Cf. encyclique Miserentissimus, SVS I n° 130.
[1815]. SVS II p. 1293-1294.
[1816]. Ibid. p. 1294, citant III q 46 a 1 ad 3.
[1817]. Ibid. p. 1304-1305.
[1818]. Supp. q 42 a 1 ad 3.
[1819]. "Nouveau Testament et mythologie", in Kérygme et mythe, 36, cité dans Le Dieu Rédempteur, DC p. 720.
[1820]. Credo, trad. fr.
1936, p. 67, cité in Init. théol. IV
p. 180.
[1821]. Voir La rédemption
par le sang p. 27 ; B. Sesboué
p. 79-83.
[1822]. Le dogme de la
Rédemption, Gabalda, Paris, 1931. Voir son article "Rédemption"
dans le DTC.
[1823]. Le mystère de la
Rédemption, col. Bibl. de théol., Desclée, Tournai, 1959 (réédition).
[1824]. Le contemplatif et
la Croix, éd. de l'Abeille.
[1825]. "Vivre de Dieu", La vie spirituelle, mai 1959, n° 450 p. 498.
[1826]. La Rédemption par le
sang, p. 9-30.
[1827]. Le christianisme,
métaphysique de la charité, carême 1927, V° conférence, voir La Rédemption... p. 30.
[1828]. Recueil de conférences données à des étudiants de
l'Institut Catholique en 1944, éd. de l'Epi. Voir DS 14 p. 280, art. "salut".
[1829]. Leçons sur le Christ,
p. 133-134, voir DS ibid.
[1830]. Paris, Aubier, 1951, p. 51-53. Voir texte dans DS t. 14 p. 274.
[1831]. II, 4.
[1832]. Le Puy-Lyon, Mappus, 1950. Dernière édition : Cerf,
1976.
[1833]. Voir p. ex. La
victoire du Christ de Dom Vonier.
[1834]. Voir surtout de ce dernier Le mystère pascal.
[1835]. LG 52.
[1836]. Christus Dominus
1.
[1837]. GS III, 2.
[1838]. PO 12.
[1839]. GS 45.
[1840]. GS 32.
[1841]. LG 41-42.
[1842]. Sacram. veron. (= léonin).
[1843]. SC 5.
[1844]. GS 22.
[1845]. LG 7.
[1846]. VR 2.
[1847]. PO 9.
[1848]. LG 28.
[1849]. SC 6.
[1850]. GS 2.
[1851]. LG 7.
[1852]. GS 78.
[1853]. SC 61.
[1854]. LG 4 ; PC 14.
[1855]. Nostra aetate 4.
[1856]. GS 38.
[1857]. AA 5.
[1858]. P. 79-80.
[1859]. P. 197.
[1860]. H. Urs von
Balthasar et A. von Speyr,
Au coeur du mystère rédempteur,
Paris, CLD, 1980, spécialement p. 9-47. Voir DS 14 p. 282.
[1861]. Vide infra.
[1862]. Traité fondamental
de la foi, Paris, 1983.
[1863]. Ibid.
[1864]. Le Dieu Rédempteur,n°
30, 32, p. 720-721.
[1865]. Instruction sur
quelques aspects de la théologie de
la libération, Card. J. Ratzinger,
3-9-1984.
[1866]. Voir Ibid. et l'Instruction sur la liberté chrétienne et
la libération de mars 1986. On s'inspire aussi du document : Le Dieu Rédempteur, p. 720. Bibliographie
à la note 105 de ce document.
[1867]. Quand je dis Dieu,
Paris, Seuil, 1977 p. 156.
[1868]. Ibid. p. 159.
[1869]. Ibid. p. 161.
[1870]. "Mais de nos jours, un homme raisonnable veut-il
devenir Dieu ?... Notre problème aujourd'hui n'est pas tant la
divinisation de l'homme que son humanisation" (Etre chrétien, Paris, seuil, 1978, p. 514.
[1871]. Questions d'homme,
3 : Jésus dans la théorie chrétienne, Aubier, Paris, 1975, p. 125-137
en particulier, voir Sesboüe p. 37-38 et DS p. 257-258.
[1872]. Voir Des choses
cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978, et, avec
quelques nuances, Le bouc émissaire,
1982. Sesboüé p. 38-39 et DS p. 258.
[1873]. Le meurtre de Jésus
moyen de salut ? Paris, Cerf, 1982.
[1874]. Ce Dieu censé aimer
la souffrance, Paris, Cerf, 1984.
[1875]. Aloysius Pieris,
cité dans Le Dieu Rédempteur, p.721.
[1876]. Selon Matthew Fox,
cf. ibid.
[1877]. Paul Knitter,
cf. ibid.
[1878]. L'expression vient de Karl Rahner.
[1879]. Redemptor hominis
n° 8.
[1880]. Jean-Paul II explique ailleurs : "l'a traité
comme l'incarnation du péché".
[1881]. Dives in
misericordia n° 7, cf. n° 8 et Redemptor
hominis n° 9 : "Son amour est un amour qui ne recule devant rien
de ce qu'exige la justice... S'il a 'fait péché' celui qui était absolument
sans péché, il l'a fait pour révéler l'amour..."
[1882]. RH 10.
[1883]. 7-9-1988.
[1884]. 5-10-1988.
[1885]. Ibid.
[1886]. Ibid.
[1887]. Ibid. Mais
"nous ne pouvons attribuer à Dieu comme Dieu (la souffrance) sinon par une
métaphore anthropomorphique".
[1888]. 26-10-1988.
[1889]. Ibid.
[1890]. Ibid.
[1891]. 28-9-1988.
[1892]. 30-11-1988.
[1893]. 11-1-1989.
[1894]. 25-1-1997.
[1895]. 2-2-1989.
[1896]. 1-3-1989.
[1897]. 8-1-1989.
[1898]. 5-4-1989.
[1899]. 19-4-1989.
[1900]. Ibid.