Université de Franche-Comté

                             Faculté des Lettres et Sciences Humaines

 

 

 

 

 

 

Mémoire de master I de philosophie

 

 

 

Mal et béatitude chez Saint Thomas d’Aquin

 

 

 

Soutenu par M. Alejandro María Sosa Laprida

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sous la direction de M. le Professeur Hervé Touboul

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Année universitaire 2005-2006

 

 

Table des matières

 

Introduction                                                                          p. 3                                         

A. Le mal en général                                                 p. 10

 

             1. Sa nature                                                               p. 10                                      

             2. Son existence                                                        p. 13

             3. Relations du bien et du mal                                              p. 14   

                a. Sujet du mal                                                       p. 14

                b. Extension du mal                                                           p. 15

                c. Cause du mal                                                     p. 17                                      

                d. Finalité du mal                                                   p. 20

 

B.  Le mal dans la créature raisonnable                  p. 22

 

             1. Le mal de la coulpe                                                          p. 24

                a. Son sujet                                                            p. 24

                b. Sa nature                                                            p. 25

                c. Sa cause                                                             p. 26

             2. Le mal de la peine                                                            p. 30             

                a. Sa nature                                                            p. 30

                b. Sa cause                                                             p. 32

                c. Son effet                                                            p. 32

                d. Son but                                                              p. 32

 

C.     Peccabilité et béatitude                                       p. 35

 

 1. Peccabilité et impeccabilité                                   p. 35         

     a. Peccabilité intrinsèque                                      p. 35

 b. Impeccabilité extrinsèque                                             p. 36

  2. L’appétit en général                                                          p. 37

              3. Volonté et libre arbitre                                         p. 42

              4. Finalité et fin dernière                                          p. 50

              5. Souverain bien et béatitude                                             p. 55          

 

D.     Limites de la philosophie                                     p. 68

 

1. La raison et la foi                                                   p. 70

             2. Théologie et philosophie                                       p. 74

             3. Le péché de l’ange                                                p. 79

             4. Le péché originel                                                  p. 84

                 a. Nature et grâce                                                  p. 86

                 b. Nature du péché originel                                              p. 88   

                 c. Transmission du péché originel                         p. 89

             5. La rédemption                                                      p. 94

 

Conclusion                                                                p. 98

 

Bibliographie                                                              p. 102

 

Exposé de soutenance                                                     p. 105

 

 

Introduction

 

Il y a des notions en philosophie dont la définition pose des difficultés considérables aux philosophes qui y réfléchissent. Des notions qui pourtant font partie du langage courant et à propos desquelles les usagers ne s’interrogent nullement lorsqu’ils sont amenés à les utiliser dans leur vie quotidienne, car non seulement elles sont comprises de manière immédiate par tout interlocuteur, mais en outre elles constituent une grille de lecture universelle des réalités humaines. On aura beau cesser de s’en servir, elles demeureront, sous d’autres mots peut-être, à la base de toutes nos appréciations et à la racine de tous nos jugements pratiques, ne serait-ce que d’une façon implicite, voire inconsciente, tellement elles sont enracinées dans le vécu collectif de l’humanité. Des notions qui sont toujours dans les esprits et dans les lèvres mais qui néanmoins semblent s’échapper des mains du philosophe lorsqu’il tente de les saisir, de les fixer clairement et distinctement du regard afin d’en découvrir la substance, d’en délimiter les contours, d’en extraire l’essence.

 

Il en va de la sorte avec les notions de « mal »  et de « béatitude »  ou « bonheur ». Voilà des termes d’usage fréquent et de sens en apparence évident, ne nécessitant presque jamais des éclaircissements à l’occasion de conversations, de commentaires ou d’échanges courants. En effet, si l’on fait part de ses difficultés à quelqu’un en lui disant que l’on « va mal », que l’on est « malheureux » dans la situation que l’on traverse, on serait plus qu’étonné de s’entendre poser la question: « mais, qu’entends-tu par mal? Et le bonheur dont tu dis manquer, en quoi consiste-t-il? ». Et pourtant, l’unanimité est loin d’être faite chez les philosophes en ce qui concerne la définition de ces deux notions. A tel point que l’on ne peut s’empêcher de constater qu’à l’heure actuelle penseurs et savants sont en mesure de fournir beaucoup plus de précisions concernant, par exemple, la composition de l’ADN ou la constitution de l’univers, que sur la nature du mal et du bonheur.

 

Cela peut paraître paradoxal, parce que l’on peut très bien vivre sans rien y connaître à la génétique ou à l’astrophysique, sciences qui fournissent pourtant des connaissances fascinantes, mais que personne ne peut vivre sans être confronté aux maux que l’homme fuit ou au bonheur vers lequel il tend foncièrement à travers chacun de ses actes. Comment se fait-il que ce qui est  plus caché et plus mystérieux soit devenu plus compréhensible que ce qui est donné d’emblée à la conscience humaine et par conséquent, en principe, plus connu?

 

Et malgré cela, si l’on interroge les gens, ils ont beaucoup plus à dire sur les maux qu’ils subissent et le bonheur auquel ils aspirent dans leurs vies que sur les trous noirs ou le génome humain, et ils pensent en savoir bien plus. Et cela est vrai. A condition de ne pas amorcer un dialogue philosophique sur le sujet, car ils auraient vite fait de se rendre compte que ce qui fait la nature du mal et du bonheur est quelque chose de difficilement conceptualisable, comme si l’on avait affaire à un « déjà-là » de la conscience qui est opérationnel dans le vécu quotidien mais qui devient opaque, voire inintelligible, lorsque l’on cherche à en expliciter la nature.

 

Car, à ce moment-là, on peut, en effet, en venir à se demander, en premier lieu, si sous la notion de mal on retrouve des réalités dont on prédique le caractère de mauvais avec justesse, c’est-à-dire, en leur attribuant la raison de mal d’une manière qui corresponde à une caractéristique de la chose, s’il est une « qualité » qu’elle possèderait indépendamment de notre perception subjective, comme cela arrive lorsque l’on dit qu’il fait une « mauvaise journée »  parce qu’il pleut; ou bien si le mal ne serait le résultat d’un jugement effectué d’un point de vue limité et partiel, impuissant à s’apercevoir que ce qui est considéré comme un mal constitue en réalité un bien d’un point de vue plus large, tel le malade qui fuirait le médecin venant lui amputer un membre gangrené.

 

Et on en vient aussi à se demander, en second lieu, si cet état appelé bonheur auquel chacun aspire est en fait atteignable, c’est-à-dire, s’il existe un certain bien, en dehors de notre univers extra-mental, qui serait de nature à le faire naître en nous une fois qu’on se l’est approprié et qu’on en jouit dans le repos d’une possession stable; en définitive, si l’on n’est pas victimes d’une illusion consistant à refuser de regarder la réalité en face, et cherchant à tout prix à la faire plier à nos attentes, en y croyant trouver une possibilité de satisfaction plénière à nos désirs, au lieu de régler ceux-ci en conformité avec le donné concret du champ de l’expérience humaine.

 

Ces deux notions se présentent intrinsèquement liées entre elles, d’un rapport exclusif, le mal étant ce qui fait obstacle au bonheur. Mais il n’y a cependant pas de symétrie entre elles, le mal étant l’opposé du bien, et pouvant être appliqué à des réalités existant en dehors de la conscience, tandis que bonheur s’oppose à malheur, tous deux étant principalement appliqués à des états intérieurs du sujet, et seulement par dérivation à des faits extérieurs, dans la mesure où ils sont à l’origine d’un tel état dans l’esprit d’un individu, comme lorsque l’on parle d’un événement heureux ou malheureux. Il est clair que l’on cherche à éviter les maux parce qu’ils rendent malheureux, et que l’on poursuit le bonheur au moyen des différents biens dans lesquels on fait résider son bonheur.

 

Il s’ensuit que le couple « bien - mal »  se comporte de manière plutôt extérieure et objective par rapport au couple « bonheur-malheur », ces derniers termes étant envisagés comme la résultante dans la conscience d’un mal qui nuit au sujet ou d’un bien qui apaise son désir. On retiendra donc que les deux notions sur lesquelles porte notre recherche en impliquent de façon nécessaire deux autres dont elles sont les contraires, et que, des deux paires ainsi constituées, il y en aura une (bien-mal) qui exprimera d’une manière objective ce que dans le deuxième couple renvoie à son pendant subjectif, puisque bonheur et malheur ont précisément le caractère de bien et de mal stable chez un sujet.

 

Concernant la notion de mal, il conviendra de tenir compte de la distinction existant entre le mal commis, appelé également mal moral, faute ou péché, quoique ce dernier comporte en plus une connotation religieuse, et le mal subi, appelé généralement mal physique, mais qui s’incarne dans toutes les formes de souffrance, aussi bien physiques que psychiques. Ce mal subi n’est pas forcément provoqué par un acte relevant de la catégorie précédente: ainsi le deuil ou la maladie, par exemple, font partie intégrante des souffrances qui découlent de l’un des principes constitutifs de la nature humaine, à savoir, la corporéité.

 

Il conviendra de réfléchir aussi au soi-disant mal métaphysique, celui qui consiste pour un étant dans le fait de comporter un caractère limité, faillible, imparfait quant à la perfection en acte de sa nature, mais que cela soit à proprement parler un mal ne semble nullement aller de soi. La question de savoir si ce qu’on appelle « le mal »  correspond ou non à une existence positive, à laquelle on puisse attribuer par nature le qualificatif de mauvaise, ne manquera pas non plus d’être considérée, car cela permettra de savoir s’il y a bien un principe positif et subsistant du mal, ou bien s’il s’agit plutôt d’un certain défaut qui affecte les êtres finis et qui les rend mauvais seulement d’un certain point de vue, celui du manque qu’ils subissent et qui entame leur intégrité physique ou morale, leur bonté ontologique demeurant intacte malgré tous ces défauts qui parasitent leur substance.

 

Quant à la notion de béatitude, il convient de la distinguer de celle de plaisir, même s’il y a des points de contact. En effet, le plaisir résulte de la satisfaction ponctuelle d’un désir ou d’une inclination, et cela peut se rapporter à divers champs de l’expérience, physique, esthétique, intellectuel, etc. Il s’inscrit dans le flux de la conscience sans en modifier la teneur fondamentale, étant vécu en étroite liaison avec l’état habituel de celle-ci: ainsi, pour quelqu’un qui est en proie à une dépression, par exemple, le plaisir auditif ou visuel que provoquent une belle mélodie ou la contemplation d’un beau paysage sera à peine ressenti; ou bien, s’agissant de plaisirs plus véhéments, peut-être s’y adonnera-t-il au seul effet de réduire au silence momentanément le cri d’angoisse surgissant de sa conscience malheureuse, mais sans qu’ils puissent sortir le sujet d’un malheur qui manifestement se rattache à des causes relevant d’un autre ordre.

 

Inversement, pour quelqu’un qui est dans un état d’harmonie et d’équilibre intérieur, ces mêmes plaisirs causés, par exemple, par la mélodie ou par la beauté du paysage, du fait qu’elles seront assumées et portées par une conscience « heureuse », pourront avoir une consistance psychologique plus puissante, laissant une trace beaucoup plus durable dans la conscience, qui en retirera l’« essence », pour ainsi dire, ce qui pourrait aller jusqu’à entraîner des répercussions apparemment sans aucune proportion avec le plaisir « brut »  ressenti, tel le surgissement d’un élan poétique, d’une réflexion philosophique ou d’une expérience mystique.

 

Le plaisir, en effet, est forcément circonscrit à un bien particulier qui assouvit un besoin, qui satisfait une inclination, qui actualise une faculté particulière, et il est, en tant que tel, voué à disparaître une fois l’acte accompli ou le stimulus disparu. Le bonheur, en revanche, se rattache plus à un habitus qu’à un acte momentané, et il a le pouvoir de sublimer les plaisirs ressentis et de relativiser les désagréments éprouvés, car il « informe » en quelque sorte tout ce qui tombe dans la sphère de la conscience. Et il est même pensable comme pouvant exister dépourvu de plaisir, à l’intérieur de certaines limites, bien entendu, en raison précisément de son caractère d’ « habitus » siégeant dans la conscience, sans dépendance directe et automatique vis-à-vis des impressions provenant de l’extérieur. A l’inverse, il est tout à fait concevable que quelqu’un puisse se procurer toute sorte de plaisirs tout en demeurant dans un malaise existentiel profond.

 

Il y a cependant un point de contact fondamental entre bonheur et plaisir: à la base, il y a l’expérience d’un certain bien, objectif et extérieur à la conscience, déclenchant soit un plaisir ponctuel et éphémère, qui reste dans la périphérie du moi, soit un état de conscience doté d’une certaine stabilité et entraînant à son tour une perception d’ensemble qui permet au sujet d’éprouver une satisfaction existentielle, une sorte de « plaisir-à-vivre », relativement autonome à l’endroit des plaisirs ou déplaisirs numériquement distincts provenant des impressions extérieures.

 

Il est par ailleurs aisé de constater que les biens de nature « spirituelle », qu’il s’agisse d’une quête religieuse, d’une recherche de connaissances, d’un lien d’amour ou d’amitié profonds, d’un engagement social ou politique, etc., sont de nature à contribuer grandement à susciter ou à accroître l’état de bonheur, de par leur nature intériorisable et de leur capacité de progrès quasi-illimité, tandis que les plaisirs immédiats et fugaces provoqués par les biens matériels sont intrinsèquement  insuffisants à conduire ou à stabiliser l’homme dans un tel état, à moins de vivre complètement absorbé dans l’immédiateté sensible, ce qui pour un être doué d’intelligence ne semble guère possible, du moins dans la durée, les facultés d’ordre spirituel ne pouvant pas être comblées par des biens d’ordre corporel.

 

Boèce définit la béatitude comme « un état parfait grâce au rassemblement de tous les biens »  (La consolation de la philosophie III, 2). A la place de cette citation on aurait pu inclure bien d’autres, toutes soulevant à leur tour des difficultés apparemment insurmontables. Tenons-nous en pour l’heure à celle-ci. Boèce attribue à la béatitude le caractère d’un état, ce qui, nous venons de le voir, sert à la distinguer du plaisir. Et cet état doit être parfait, ce qui ne va pas de soi. En effet, à quel critère reconnaît-on cette perfection, comment peut-on y parvenir, et surtout, peut-on la connaître empiriquement, du moins par le témoignage de quelque                        « bienheureux »  la possédant?

 

Par la suite, il est dit que cet état est le fait du rassemblement de tous les biens ». Soit. Encore faut-il savoir quelle est la nature de ces biens qui seront à l’origine de l’état bienheureux, tout comme les moyens à mettre en œuvre afin de les rassembler. Et une fois ces biens rassemblés, peut-on les partager avec autrui, car autrement certains seraient exclus du bonheur? En cas de réponse affirmative, on doit donc tirer la conclusion qu’il s’agit de biens de nature spirituelle, mais le problème est loin d’être résolu.

 

En effet, comment concevoir chez un seul sujet la totalité de la connaissance ou encore l’ensemble des vertus développées au plus haut point? Même à supposer que cela soit possible, comment appeler parfait l’état de celui qui sait pertinemment que la mort y mettra tôt ou tard un terme, le dépossédant de tous ses biens, à commencer par le plus précieux d’entre eux, celui de la vie? Notre philosophe croit-il que l’âme humaine est de nature immortelle en raison de sa spiritualité, qu’il existe un Dieu rémunérateur, et que c’est grâce à lui, bonté subsistante, que l’on parviendra à posséder tous les biens qui se retrouvent en lui comme dans sa source? Fort bien; encore faut-il faire une démonstration en règle de tous ces présupposés, faute de quoi on ne voit pas bien à quel titre ils éviteraient d’être relégués au domaine des chimères.

 

Prenons maintenant en guise d’exemple la définition que du bonheur donne Kant dans la                    Critique de la raison pure: « Le bonheur est la satisfaction de toutes nos inclinations tant en extension, c’est-à-dire en multiplicité, qu’en intensité, c’est-à-dire en degré, et en protension, c’est-à-dire en durée » (Théorie transcendantale de la méthode, ch. II, 2è section). Là aussi on constate que l’on n’est guère plus avancé. En effet, comment peut-on concevoir un homme éprouvant la satisfaction sans fin de la totalité de ses penchants, et cela de façon maximale, c’est-à-dire, sans qu’il soit possible d’y ajouter un plus d’intensité? Cela semble non seulement irréalisable dans la vie humaine telle qu’elle se présente à nous, mais encore proprement impensable. En effet, comment comprendre une satisfaction de ce genre concernant, par exemple, l’inclination qu’a l’individu envers le sexe opposé, ou bien à nouer des liens d’amitié avec autrui, ou à s’épanouir sur un plan professionnel, ou encore à contribuer au bien commun de la cité?

 

Il convient cependant de garder présent à l’esprit que pour Kant le bonheur ainsi considéré ne constitue qu’un  idéal de l’imagination, comme il le dit lui-même dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (II, Passage de la philosophie morale populaire à la métaphysique des moeurs), car il sait que cet idéal  est une aspiration qui dépasse le champ de l’expérience, puisqu’ il implique des conditions qui ne peuvent  pas s’y retrouver, telle celle de son caractère irréversible, ce qui suppose l’éternité, ou encore le caractère de simultanéité des satisfactions des tendances humaines. On sait bien que sa pensée sur l’inanité de la connaissance métaphysique l’a amené à postuler du point de vue de la raison pratique la possibilité d’un tel bonheur, afin de la sortir de l’antinomie où elle se retrouve, tiraillée qu’elle est entre la recherche nécessaire du bonheur, qui implique la satisfaction de nos penchants subjectifs et particuliers, et l’obéissance à la loi morale, de validité universelle et objective, qui s’impose à la raison pratique sous la figure de l’impératif catégorique, lequel exige de ne pas tenir compte de la recherche du bonheur dans la formation des maximes qui déterminent la volonté à agir, mais seulement des exigences de la loi morale.

 

A ce propos, on pourrait faire deux remarques: tout d’abord que, puisque la volonté a pour objet propre le bien en tant que tel, elle ne pourrait se déterminer à aucun acte si ce n’est sous la raison de bien, qui est ce « à quoi toutes les choses tendent », selon Aristote, (Ethique  à Nicomaque, 1094A4) et « la fin des affaires humaines » (ibid., 1176A30), si bien que celui-là même qui subordonne ses inclinations sensibles à la loi morale qu’il connaît par sa raison ne peut le faire qu’en tant que cet acte constitue un bien pour lui, qui le rend meilleur moralement, ce qui est éminemment désirable pour un être raisonnable. Par conséquent, cet acte s’inscrit ipso facto dans la dynamique irrépressible de la recherche du bonheur, seulement que le sujet en question a compris que ce bonheur, fin ultime de tout agent raisonnable, consiste davantage dans les biens qui perfectionnent l’âme que dans ceux que convoite le corps.

 

Deuxième remarque: comment une telle définition du bonheur peut-elle aider à comprendre en quelque manière que ce soit ce en quoi un tel bonheur réside? Très concrètement: en la possession de quel type de bien le bonheur consiste-t-il, par l’intermédiaire de quel(s) acte(s) de la personne s’accomplit-il de manière spécifique, pourquoi cette tendance nécessaire existe-t-elle chez l’être raisonnable alors qu’à ce titre il est censé ne pas appartenir au « règne de la nature »? Voilà autant de questions qui ne peuvent trouver de réponse lorsque l’on refuse à la raison l’accès à la connaissance métaphysique. La foi, dans le sens kantien de « besoin de la raison pratique »,  prend la place du savoir.

 

Le seul problème est que la foi porte principalement sur des choses dont la connaissance dépasse le pouvoir de la raison; or, ces questions portant sur le bonheur relèvent en droit d’un travail rationnel, certes laborieux et sujet à erreur dans sa démarche, mais en les renvoyant au domaine de la foi on prive la raison de la connaissance la plus élevée qu’elle puisse atteindre et qui lui confère sa dignité éminente. Plus tard on aura l’occasion d’y revenir et de montrer à quel point Saint Thomas fait confiance à la raison humaine pour atteindre une authentique connaissance métaphysique de la réalité en ce qu’elle a de plus universel et intelligible: l’être des choses, objet propre de l’intelligence, ce en quoi elle se distingue des sens.

 

Par ailleurs, la béatitude se présente, sur un plan pratique, comme difficilement réalisable, ou en tout cas extrêmement dépendante de circonstances extérieures que l’individu ne maîtrise pas, lesquelles revêtent un caractère fortuit, hasardeux; ainsi, si l’on conçoit aisément que quelqu’un puisse se fixer des objectifs et s’y tenir par un effort patient et discipliné de la volonté, il en va tout autrement pour ce qui touche au bonheur, qui est pourtant l’objectif par excellence de l’être humain, le but qui incontestablement lui tient le plus à cœur. On aurait en effet du mal à contenir le sourire face à quelqu’un nous détaillant les différentes étapes qu’il s’est proposé de franchir en vue de parvenir, au bout de ses efforts méthodiques et planifiés, au bonheur tant convoité.

 

A quoi cela tient-il? Comment est-il possible que par son action volontaire l’homme soit à même d’accomplir quasiment toute sorte de projets, dont certains étaient inimaginables il n’y a pas très longtemps, et qu’en même temps il se retrouve pratiquement impuissant à en faire autant concernant ce qui est le plus précieux à ses yeux? Et si cela ne dépend pas forcément de sa volonté, doit-il se résigner à être tributaire du hasard, des circonstances extérieures sur lesquelles il n’a que très peu de prise: l’amour de son épouse, son état de santé, le bon vouloir de son patron, le comportement de ses enfants, la compétence du gouvernement, le prix du baril de pétrole, etc., tout en faisant bien entendu de son mieux pour « forcer la chance » , pour être prêt « au cas où », pour sentir qu’il « prend son destin en main »? C’est en effet un paradoxe inouï et un défi redoutable pour l’homme que de savoir qu’il tend vers le bonheur de toutes ses forces mais que celui-ci, dans une large mesure, échappe à son action libre et responsable.

 

Aristote dit que le bonheur est « quelque chose de final et d’indépendant [des événements extérieurs] étant donné qu’il est la fin à laquelle sont ordonnés tous les objets de nos actions »                                    (Ethique, 1097b20). Saint Thomas, s’inspirant d’Aristote dans son traité Du Ciel (II, 291b13-14), affirme qu’ « il est impossible que le désir naturel soit vain, car la nature ne fait rien en vain. Or, le désir naturel serait vain s’il ne pouvait jamais être assouvi » (Somme contre les Gentils, L III, ch. 48, § 11) Et Saint Augustin d’ajouter que « tous les hommes se rejoignent dans le désir d’une fin ultime, qui est le bonheur » (XIII De Trinitate 3.PL42, 1018).

 

Toute la question est là: si chaque action humaine est subordonnée en dernière instance au bonheur en tant que fin dernière, si l’obtention de celle-ci ne peut dépendre des événements extérieurs; si, en outre, cette inclination doit pouvoir trouver son objet propre, puisque nul désir naturel ne saurait reposer sur le vide, et que le bonheur sur terre est périssable, imparfait et, dans une large mesure, tributaire de circonstances sur lesquelles la volonté humaine n’a aucune prise, il est vrai que la question de la béatitude humaine semble enlisée dans des contradictions insurmontables.

 

Ce constat nous ramène forcément au rapport qu’entretiennent bonheur et moralité, cette dernière ne dépendant, quant à elle, que de l’action humaine en tant qu’elle émane du libre arbitre de la volonté. La question se pose clairement en ces termes: le bonheur est-il, oui ou non, une récompense qui est promise à ceux qui s’en seront rendus dignes par leur droiture morale, quel qu’ait été le degré atteint de ce bonheur imparfait et périssable auquel les hommes peuvent goûter sur terre?

 

Aristote disait que « le bonheur est la récompense de la vertu » (I Ethique IX, 3) et il est vrai que cette perception des choses est profondément enracinée dans l’esprit des hommes. La révolte que provoque la prospérité insolente des méchants est bien là pour en témoigner.  Il est vrai que si l’homme en restait à la part de bonheur qu’il a pu avoir sur terre, on demeurerait sur la sensation fort désagréable, pour ne pas dire scandaleuse, qu’il n’y a pas eu vraiment de justice à l’égard d’une immense majorité d’hommes durant leur parcours terrestre, des hommes dont la vie droite et paisible a été la proie de toutes sortes de malheurs, ni à l’égard de ceux qui ont profité impunément  de leurs crimes.

 

Il sera donc requis de se pencher sur la question du lien existant entre bonheur et moralité, ainsi que sur les éléments métaphysiques et psychologiques qui permettraient d’établir le bien fondé du postulat kantien de la raison pratique selon lequel le bonheur devrait être octroyé par Dieu au-delà de la présente vie à ceux qui s’en seraient rendus dignes par leur agir moral, encore que prenant appui sur de tout autres bases philosophiques que celles du penseur de Königsberg. Il sera nécessaire également d’aborder le sujet de la nature de ce bonheur, lequel doit être, d’après Aristote, « un bien suffisant par soi-même » (ibidem, VII, 6), c’est-à-dire, non subordonné à quelque chose d’autre, ce qui revient à dire qu’il constitue la fin dernière de toutes les actions de l’homme, revêtant par là même le statut d’un absolu, « qui comble tellement le désir de l’homme qu’elle ne laisse rien désirer en dehors d’elle », au dire de Saint Thomas (Somme Théologique, I-II, q 1, a 5).

 

En fait, pourquoi avoir choisi justement Saint Thomas pour étudier ces deux notions tellement imbriquées que sont le mal et la béatitude? Tout d’abord, parce qu’il est l’un des rares penseurs a en avoir traité d’une manière explicite et exhaustive ainsi qu’ à avoir mis en évidence le rapport indissociable qui existe entre elles, le mal étant conçu comme ce qui fait obstacle à la béatitude, laquelle, à son tour, est envisagée comme étant le dépassement définitif du mal.

 

Ensuite, parce que lorsqu’on étudie l’œuvre de Saint Thomas, la raison retrouve le bonheur de se souvenir qu’elle a encore le droit d’accéder au réel par une véritable connaissance métaphysique, ne serait-ce que de manière imparfaite et laborieuse, droit dont elle s’est vue déposséder successivement par le nominalisme, le criticisme et le positivisme, de sorte qu’elle a dû se résigner à rester renfermée sur ses propres « idées »  sans prise sur la réalité, tout en s’en rapportant pieusement à la « foi »  pour ce qui a trait aux sujets décisifs de l’existence humaine.

 

Enfin, parce qu’il y a dans la pensée de Saint Thomas une synthèse unique en son genre entre la pensée grecque et la pensée chrétienne, une alliance magistrale entre la raison et la foi, une collaboration harmonieuse et d’une complémentarité permanente et féconde entre philosophie et théologie. Et il me semble que dans cette intégration des deux sagesses, dans cette coopération  étroite des deux lumières distinctes que sont la raison et la foi, l’homme en sort enrichi, son esprit s’enracine dans la joie et sa raison prend conscience autant de ses limites que de son immense dignité, faite qu’elle est à l’image de Dieu et destinée à le connaître un jour, celui-là même où le mal ne sera plus et la béatitude aura définitivement cessé d’être une notion.

 

C’est en quatre parties que seront traitées les deux notions qui font l’objet de cette recherche: les trois premières s’en tiennent à une rigoureuse démarche philosophique, la dernière s’ouvrant sur une perspective théologique qui prend en considération le donné révélé et la lumière que la foi est en mesure de projeter sur les conclusions atteintes dans les trois parties précédentes par la raison prenant appui sur ses seules ressources naturelles. Dans la première, il est question d’élucider d’un point de vue strictement ontologique la nature du mal, son type d’existence et les rapports qu’il entretient avec le bien. Dans la seconde, le mal est abordé dans la perspective de sa présence chez l’être humain, dans sa double figure de faute et de peine. Dans la troisième nous serons amenés à nous interroger sur la possibilité qu’a l’homme de dépasser sa condition d’être se retrouvant en proie au mal, grâce à l’obtention de sa fin dernière, à savoir, la béatitude, dont l’étude fermera cette partie. Finalement, dans la quatrième partie, la réflexion portera sur les limites de la raison concernant la connaissance du sujet qui nous occupe ainsi que sur la lumière que la foi est à même d’y apporter à travers le contenu de la révélation et le travail d’élaboration théologique sur le donné révélé, tâche spécifique de la « sacra doctrina », dont Saint Thomas reste le maître incontesté et la référence incontournable.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Soutenance du mémoire de maîtrise de philosophie 

 

Soutenu par: Monsieur Alejandro María Sosa Laprida

Directeur de recherche: Monsieur Hervé Touboul

Membres du Jury: Messieurs  Hervé Touboul et Louis Ucciani

Université de Franche-Comté

Année scolaire 2005-2006

 

Le bien et le mal. Voilà deux notions que l’on retrouve à l’origine de toutes les mythologies, à la base de toutes les pensées religieuses, deux notions qui ont sollicité la réflexion de tous les grands penseurs de l’histoire de l’humanité, deux notions qui sous-tendent quasiment toute la production artistique et culturelle des sociétés humaines. En effet, l’immense majorité des œuvres littéraires n’auraient pas vu le jour si les notions de bien et de mal n’avaient pas été là pour en tisser la trame. Concernant notre époque, et seulement à titre d’exemple, peut-on imaginer un seul instant ce qui resterait de la production cinématographique si elle ne pouvait faire des gros plans sur la méchanceté et l’héroïsme, la cruauté et la souffrance, l’injustice et la révolte, la trahison et la vengeance?

 

Et il en est de même dans la vie quotidienne des hommes: ainsi, peut-on concevoir un langage qui n’aurait plus recours à la pléiade de jugements de valeur qui émaillent nos conversations? En effet, ils sont omniprésents, au point de ne plus attirer l’attention du locuteur sur l’acte de jugement qu’il pose en permanence. Voilà donc qui se bousculent d’un côté, les « c’est très bien », « j’approuve », « bravo » et autres encouragements et félicitations diverses; et, d’un autre côté, revers sombre et problématique de la médaille, on retrouve les « c’est ignoble », « je suis consterné », « qui l’aurait cru » et autres expressions de l’indignation ou de la stupeur face à ce qui choque.

 

Il faut se rendre à l’évidence, et l’emploi courant du langage est bien là pour l’attester: il y a bien des choses dans la vie dont la présence suscite un mouvement automatique de rejet, une réaction instantanée d’indignation, un premier mouvement d’incrédulité ou de négation. « Il n’est pas possible que cela soit vrai »; et pourtant, cela l’est. « C’est inacceptable »; et pourtant, il faut bien composer avec, vivre avec, le supporter. Néanmoins, il est difficile de ne pas s’interroger: pourquoi cela est-il comme ça, alors que personne n’en veut? Pourquoi, puisqu’il s’agit là de ce que tout le monde redoute et que tous cherchent à fuir? Pourquoi cela, alors que tout le monde sait, plus ou moins confusément, qu’il s’agit de quelque chose qui ne devrait pas être là?

 

Il y a cependant une question qui, à ce propos, ne peut manquer d’être soulevée: peut-on avoir raison contre la réalité? C’est-à-dire, a-t-on raison de considérer le mal comme quelque chose qui ne devrait pas être là? Après tout, peut-être que ce soi-disant mal n’est pas, en soi, si mauvais que cela. Peut-être même qu’il n’est pas un mal purement et simplement, qu’il ne l’est que du point de vue limité, partiel, qui est le nôtre, incapables que nous serions de prendre en considération la totalité du réel, aveugles quant à ce qui, tout en contrariant la partie, serait bon envisagé du point de vue de l’ensemble. Alors, serions-nous ainsi victimes d’une illusion concernant ce qu’on appelle le mal?

 

La question mérite d’être posée, car, si sa présence  constitue un bien lorsqu’on l’envisage sous l’angle de la totalité, de quel droit la partie de ce tout pourrait-elle appeler ce qui la contrarie un mal et, qui plus est, le dénoncer et s’efforcer de lui faire barrage? Dans ce cas de figure, il serait bien plus sage d’accepter le cours du monde tel qu’il est, de cesser de se battre contre lui, de s’indigner, de se plaindre et de porter des jugements de valeur à tout bout de champ.

 

Seulement, ce point de vue holiste, pour l’appeler ainsi, est loin d’apporter une solution satisfaisante à la question qui nous occupe. En effet, à travers cette position négatrice, ou, au mieux, relativisante, du mal, on ne fait que se dérober face au problème qui affecte au plus haut point la vie des hommes telle qu’elle se déroule dans l’histoire et dans nos propres vies. Lorsque l’on invoque le bien du tout ou la perfection de l’ensemble pour enlever au mal son contenu spécifique, deux objections majeures se présentent à l’esprit.

 

Tout d’abord, comment peut-on comprendre que le bien de la totalité présuppose le malheur de ses parties les plus éminentes, à savoir, les personnes, alors que chacune d’entre elles doit être considérée comme une fin en soi, eu égard à leur dignité ontologique? Et ensuite: si ce soi-disant mal n’est qu’un moyen incontournable de promouvoir le bien de l’ensemble, ce qui du coup le transforme en un bien purement et simplement, quelle est dans ce cas la nature spécifique de ce bien universel et englobant, quels sont les sujets dans lesquels il se réalise et qui sont ainsi en mesure d’en profiter?

 

Si, à proprement parler, il n’y a pas de mal, mais que tout ce qui advient dans l’univers contribue et s’ordonne de façon nécessaire au plus grand bien de l’ensemble, le résultat qui en découle, paradoxalement, est que l’on aboutit par là même justement à la dissolution de la notion que l’on voulait mettre en valeur pour relativiser celle de mal: c’est-à-dire, la notion de bien, car il n’y a de bien que pour une conscience qui puisse l’appréhender et qui soit à même d’en faire ainsi son bonheur. Or, un ensemble, une totalité, ne peuvent se constituer en sujets de bonheur, à moins de verser dans un monisme panthéiste dans lequel les consciences personnelles ne seraient que des simples engrenages transitoires et jetables, des simples instruments contingents au service d’une nécessité impitoyable et sans visage qui n’a que faire de leurs destinées individuelles.

 

Il faudra donc tenir simultanément et l’existence du bien et celle du mal, prendre en charge dans notre réflexion ces deux notions opposées afin de parvenir à établir leur nature. Cette coexistence écarte d’emblée tout monisme ou panthéisme, pour le motif que l’on vient d’exposer, ainsi que tout dualisme, car celui-ci confine le bien et le mal dans des sphères irréductibles et étanches, ce qui implique qu’il est vain d’espérer  éradiquer  la présence du mal dans nos vies, c’est-à-dire, sans que l’on puisse jamais envisager de parvenir à la béatitude, laquelle implique, en droit, le dépassement total et définitif du mal. Par ailleurs, il conviendra de commencer par l’étude du bien, dont le mal est l’opposé qui le parasite, l’intrus indésirable qui l’affaiblit, afin de jeter un peu de lumière sur cette paire de contraires dont l’existence relève de l’évidence dans le langage courant, mais qui pose de problèmes tellement ardus à la réflexion philosophique.

 

Voilà en effet un paradoxe redoutable: les deux notions les plus utilisées dans le langage, celles qui explicitement ou implicitement constituent le critère permanent de tous nos choix, celles sur lesquelles se fondent tous nos jugements de valeur, voilà précisément deux notions sur lesquelles l’accord entre philosophes est loin d’être fait. Il en va de ces deux notions comme de celle du temps: on sait tous ce que cela veut dire quand on en parle, mais il suffit d’y porter son attention, de s’y arrêter, de vouloir dépasser le seuil du sens commun afin de réussir à les définir en bonne et due forme, pour que l’on s’enlise dans des méandres inextricables et multiformes. Par ailleurs, cette question du bien, et forcément par la suite celle du mal, devra être formulée de deux manières différentes, elle devra être dédoublée de la façon suivante: « qu’est-ce que le bien » et « qu’est-ce qui est bien ».

 

La première formulation, « qu’est-ce que le bien », considère le bien en tant que tel, existant de manière autonome, le bien « en soi », envisagé comme réalité extra mentale. Cette question, « qu’est-ce que le bien », est une question à laquelle il est absolument impossible de répondre si l’on n’ose pas assumer une posture métaphysique; bien plus, sans se placer d’emblée sur le terrain métaphysique non seulement il serait impossible de répondre à la question, mais, en outre, le simple fait de la formuler constituerait un non-sens notoire. Par la deuxième formulation, « qu’est-ce qui est bien », ce qui est visé n’est plus une réalité ontologique, une chose en soi subsistant en dehors de l’univers extra mentale. A travers cette seconde manière d’interroger le bien, l’attention est portée sur l’action d’un agent doué de conscience et maître de son agir en vertu du libre arbitre de sa volonté. Ici, la perspective morale se substitue au point de vue ontologique.

 

Seulement, la distinction est moins tranchée qu’il n’y paraît. En effet, ici il y a lieu de faire intervenir le vieil adage scolastique selon lequel operari sequitur esse, l’opération suit l’être; cela signifie que la nature d’une opération dépend de celle de la faculté dont elle émane, celle-ci dépendant à son tour du sujet auquel on attribue l’opération. Et nous voilà à nouveau placés de plain-pied dans le domaine ontologique, si bien que nos deux questions « qu’est-ce que le bien » et « qu’est-ce qui est bien » se rejoignent foncièrement, tout en gardant chacune sa spécificité propre. Nous voilà donc amenés, si l’on veut se donner les moyens d’effectuer une étude sérieuse de la question, à poser côte à côte les notions de bien et de mal, chacune d’elles, à leur tour, s’inscrivant dans un double niveau ontologique et moral.

 

Néanmoins, tout cela est encore insuffisant pour rendre compte de l’expérience humaine du bien et du mal. En effet, si chacun fuit ce qui lui apparaît comme étant un mal pour lui, c’est parce qu’il tient à son bien-être, à son intégrité physique et morale, à ce qui à ses yeux, en définitive, est de nature à le rendre heureux. Il apparaît ainsi que chacun cherche à s’approprier différentes choses sous la raison commune de bien, dans la mesure où il espère trouver en elles son bonheur.

 

De même, chacun s’efforce d’éviter ce qui se présente à lui sous la raison de mal, à savoir, ce qui pourrait menacer son bonheur, ce qui serait susceptible de constituer pour lui une source de malheur. Il en découle qu’aux deux niveaux précédemment mentionnés, ontologique et moral, vient s’en ajouter un troisième qu’il faudra également prendre en considération dans la recherche: il s’agit, bien évidemment, de la dimension psychologique du bien et du mal, en tant qu’ils sont ressentis, en tant qu’ils sont vécus d’une manière relativement stable par une conscience de soi, à savoir, ce que l’on appelle communément le bonheur et le malheur.

 

Pour ce qui touche au bonheur, il sera requis à son tour de le mettre en rapport avec les trois couches du réel déjà mentionnées, à savoir, les dimensions ontologique, morale et psychologique. Concernant la sphère ontologique, il sera question de déterminer la nature du ou des biens qui peuvent faire naître un tel état chez l’homme; sur un plan moral, il conviendra d’analyser les rapports existant entre bonheur et moralité, à savoir, si la recherche du bonheur peut constituer la règle de la moralité des actes humains, ou bien si le respect de celle-ci est une condition sine qua non pour parvenir à celui-là. Finalement, pour ce qui a trait au domaine psychologique, il faudra se pencher sur la nature du bonheur, c’est-à-dire, sur la nature de l’acte spécifique à travers lequel cet état se réalise de manière radicale dans l’individu bienheureux.

 

Pour nous résumer: traiter du mal et de la béatitude exige de traiter aussi des notions qui leur sont opposées. En outre, trois niveaux d’analyse distincts devront être mis en œuvre: ontologique, moral et psychologique. Chacun de ces trois niveaux sera à l’origine de chacune des trois premières parties de l’enquête. La dernière partie, qui porte sur un quatrième niveau de réalité que l’on peut nommer à titre provisoire « spirituel » ou « transcendent », trouvera sa raison d’être dans une certaine insuffisance qui se dégagera de la réponse que la raison naturelle fournit concernant la possibilité de parvenir à la béatitude.

 

Cette insuffisance sera palliée par cette même raison, éclairée cette fois-ci par la lumière de la foi, laquelle lui permettra, d’un côté, de consolider les conclusions auxquelles la raison naturelle est parvenue par sa démarche purement philosophique et, d’un autre côté, de parfaire ces mêmes conclusions par des données qui, tout en dépassant la raison de par la transcendance de leur objet, ne se retrouvent pas en contradiction avec elle, mais sont, au contraire, de nature à satisfaire ses aspirations existentielles les plus profondes.

 

La conclusion proprement philosophique à laquelle aboutit Saint Thomas concernant notre sujet est donc la suivante: le dépassement complet et définitif du mal a lieu lorsque la créature raisonnable aura assouvi complètement l’appétit de ses facultés spirituelles par la connaissance et l’amour du souverain bien qui constitue la fin dernière de tous ses actes et qui est à l’origine de l’état subjectif de satisfaction plénière de toutes ses facultés, ce en quoi consiste la béatitude, grâce à laquelle tout mal est dépassé, la volonté étant à jamais fixée dans le bien.

 

Seulement, tous ces acquis strictement philosophiques sont de nature à satisfaire le métaphysicien, nullement l’homme commun qui ne cherche pas à spéculer sur la béatitude, mais qui veut seulement savoir s’il est possible pour lui d’avoir un espoir fondé de parvenir à cette béatitude vers laquelle il tend de toutes ses forces. Mais, pour qu’un objectif soit visé par un agent raisonnable, il lui faut au préalable penser qu’il est atteignable. Or, toute la recherche métaphysique de Saint Thomas aboutit à la conclusion sans appel selon laquelle il est impossible pour l’homme de parvenir par ses seules forces naturelles à la béatitude consistant en la contemplation de l’essence divine, car il ne peut franchir la distance infinie séparant le Créateur de la créature. Saint Thomas fait néanmoins un pas de plus et il établit qu’il ne répugne pas à la créature raisonnable, foncièrement ouverte sur le vrai et le bien universels, d’être surélevée par Dieu à un ordre qui la dépasse mais dans lequel seulement elle peut trouver la béatitude: celui de la vision de l’essence divine.

 

Mais Saint Thomas sait bien qu’autre chose est de prouver la possibilité de cette surélévation à l’ordre surnaturel, autre chose est de conclure à sa réalisation effective, laquelle, on vient de le dire, ne dépend nullement des efforts de l’homme. Ce qui veut dire, en l’occurrence, que l’initiative doit venir de Dieu. Et c’est justement là qu’intervient une donnée nouvelle, qui dépasse la raison à cause de l’infinitude de son objet, mais qui n’est pas en contradiction avec elle: la lumière que Dieu lui-même, à travers la révélation, offre à la raison humaine concernant la destinée en vue de laquelle toute créature intelligente a été créée, à savoir, l’union avec son créateur par une relation de connaissance et d’amour.

 

Il me semble que la raison humaine se retrouve dans une véritable impasse quant à ce qui lui tient le plus à cœur, à savoir, son bonheur. Elle se révèle impuissante à déterminer avec précision ce en quoi ce bonheur consiste, les moyens d’y parvenir ainsi que ceux d’y demeurer, car un bonheur dont on sait par avance qu’il sera un jour perdu à jamais ne peut qu’être entaché d’une tristesse irrémédiable et ne saurait donc revêtir le caractère d’un bonheur véritable.

 

Selon Saint Thomas, il ne saurait y avoir de contradiction entre ce que l’homme parvient à connaître par l’industrie de sa raison et ce qu’il apprend par révélation divine. Le fait que par cette dernière la raison soit dépassée est considéré par lui comme normal, en raison de l’infinitude de son objet, mais il s’attache à prouver que la raison n’est ni niée ni humiliée en recevant des connaissances qui la transcendent; bien au contraire, la raison humaine, participation de la raison divine, éclairée par cette dernière, acquiert une plus grande dignité, car elle prend part quelque peu à la connaissance que Dieu a de lui-même et des créatures.

 

Et ces dernières, lorsqu’elles sont douées d’intelligence, n’ont de cesse de rechercher cette béatitude vers laquelle elles tendent de toutes leurs forces et qui, au dire de Saint Thomas, ne peut être atteinte que dans la participation à la vie immuable de l’essence divine, où le mal n’a pas de place et où la béatitude n’est pas une notion, mais la vie même de Dieu participée aux créatures. 

 

 

La version papier de ce mémoire sera bientôt disponible aux Editions Saint-Remi sous le titre:

 

« Mal et Béatitude. Une enquête sur le bonheur chez Saint Thomas »

 

http://saint-remi.fr