THÉODORE

EXHORTATIONS A THÉODORE, TOMBÉ (1).

Tome I, p. 534-564

Deuxième exhortation.

PREMIÈRE EXHORTATION.

 

ANALYSE. Théodore mérite mieux les larmes de saint Jean Chrysostome, que tout le peuple des Juifs ne méritait celles de Jérémie. — Désolation d'une âme tombée dans le péché. — Si bas qu'il soit tombé, un pécheur peut toujours se relever pourvu qu'il ne désespère point. — L'espérance est une chaîne qui nous attache au Ciel; Satan s'efforce de la couper par le désespoir. — Combien de Chrétiens qui, après avoir renoncé a Jésus-Christ, ont effacé le crime de leur apostasie et mérité par leur pénitence d'être couronnés avec les Saints. — Donnez-moi le pécheur le plus chargé de crimes et le plus abominable, je lui dirai : ne désespère point, fais pénitence et Dieu te pardonnera ; car il ne se gouverne pas par passion, et c'est par bonté et non par un esprit de vengeance qu'il châtie. — Nabuchodonosor. — Achab. — Manassès. — Les Ninivites. — Le bon larron. — La pénitence ne se mesure point par le temps; mais par la contrition. Elle peut tout effacer en cette vie. — Il ne faut perdre l'espérance que lorsqu'on est en enfer:- Le démon, qui sent que Dieu fait miséricorde à ceux qui se convertissent, met tout en usage pour jeter un pécheur dans le désespoir. — Toute pénitence, si petite qu'elle soit, trouvera sa récompense. — Les joies du paradis : la plus grande c'est la vue du Christ. —Les peines de l'enfer : la plus insupportable c'est la privation du ciel. — Témoignages du jugement futur.L'âme de Théodore est malade de l'amour d'Hermione. — Toute maladie de l'âme peut se guérir. — La voie de la pénitence, qui parait difficile de loin, devient douce et aisée quand on y est entré. — Exemple du jeune Phénix. — Exemple d'un vieux moine. — Il ne suffit pas d'accuser ses péchés, il faut que l'accusation soit faite dans l'intention et avec la confiance d'en obtenir le pardon. — Ne pas négliger les petites oeuvres. — Compter sur la miséricorde divine, mais ne pas la lasser.

 

1. « Qui donnera de l'eau à nia tête, et à mes yeux une fontaine de larmes ? » (Jérém. IX, 1.) Je puis dire aujourd'hui ces paroles avec autant et même plus d'à-propos qu'autrefois le Prophète ! Si je ne pleure pas comme lui sur des villes nombreuses; sur des tribus tout entières, je pleure sur une âme qui vaut, à elle seule, autant, sinon plus, que toutes ces tribus ensemble. S'il est vrai, en effet, qu'un seul qui fait la volonté de Dieu, vaut mieux que dix mille qui la violent, tu valais donc mieux naguère, toi seul que des myriades de Juifs. C'est pourquoi nul ne saurait me blâmer, dussent mes pleurs couler plus abondamment, et mes gémissements éclater avec plus de violence que ceux du Prophète. Non , ce n'est pas la

 

1 C'est pour la première fois, autant que nous sachions, que les deux exhortations à Théodore voient le jour en français.

 

destruction d'une ville, ni la captivité d'hommes pécheurs que je pleure; c'est la désolation d'une âme consacrée, c'est la subversion et la ruine totale d'un temple, qui était la résidence du Christ.

Quand on a vu, dans tout son éclat, la beauté dont brillait auparavant ton âme, ces ornements que le démon a maintenant anéantis et comme réduits en cendres, comment ne pas fondre en larmes, et ne pas emprunter les lamentations de Jérémie, en apprenant que des mains barbares ont profané le Saint des saints dans ce nouveau temple, qu'elles y ont allumé un incendie qui a tout consumé, les chérubins, l'arche , le propitiatoire, les tables de pierre de la loi, l'urne d'or? Car, sache-le, ton malheur est plus grave que celui dont gémissait le Prophète, et des symboles plus précieux que (536) ceux-là étaient gardés dans le sanctuaire de ton âme. Le temple de ton coeur était plus saint que le temple de Jérusalem. Il resplendissait non de l'éclat de l'or et de l'argent, mais de la grâce de l'Esprit Saint; au lieu de l'arche et des chérubins, c'étaient le Christ et son Père, et le Paraclet, qu'il renfermait et qui demeuraient en lui.

Ils n'y sont plus, hélas ! mais il est désert, il est dépouillé de cette beauté, de cette magnificence; il a perdu ses ornements divins et ineffables, perdu toute sécurité et toute garde. Sans porte ni barreaux de fer, il est ouvert à toutes les honteuses pensées, qui corrompent les âmes. Et si l'esprit d'orgueil, l'esprit de fornication, l'esprit d'avarice et d'autres pires encore voulaient y pénétrer, il n'y aurait personne pour les en empêcher. Autrefois, au contraire, ton âme pure était aussi complètement fermée à tous ces vices que le serait le ciel même. Peut-être ce que je dis paraîtra-t-il incroyable à quelques-uns de ceux qui voient présentement ta désolation enta ruine. C'est précisément ce qui me fait pleurer et gémir, et je ne cesserai pas de le faire que tu ne sois rétabli dans ta première splendeur. Ce rétablissement peut paraître impossible aux hommes, mais à Dieu tout est possible. C'est lui qui tire l'indigent de la poussière, et relève le pauvre de dessus le fumier, pour le faire asseoir parmi les princes, parmi les princes de son peuple : c'est lui qui rend celle qui était stérile, mère féconde et heureuse de nombreux enfants qui l'environnent dans sa maison (1). Ne désespère donc pas de ton retour au bien. Si le démon a eu le pouvoir de te précipiter de ce faîte , de cette hauteur de vertu jusqu'au fond du vice, à plus forte raison Dieu aura-t-il celui de te relever jusqu'à ce même degré de perfection., et de te rendre non-seulement tel que tu étais, mais même beaucoup plus accompli et plus parfait.

Seulement ne te laisse pas abattre, ne romps pas avec l'espérance, crains le sort des impies. Car d'ordinaire ce qui jette dans le désespoir, c'est moins la multitude des péchés, qu'une certaine impiété naturelle de l'âme. C'est pourquoi Salomon ne dit pas simplement: Quiconque est descendu au fond du mal, méprise; mais il dit l'impie seulement (2). Ce genre de maladie est le propre des seuls impies, quand ils sont descendus jusqu'au fond de tous les vices. C'est elle qui ne leur permet plus de regarder en haut, ni de remonter au degré d'où ils  

 

1  Ps. CXII, 7, 9. — 2 Proverbes, VIII, 3.

 

sont tombés. Ce sentiment pervers est comme un joug pesant qui accable l'âme, qui la force à se pencher toujours en bas, et l'empêche d'élever ses regards vers son souverain maître. II est d'un homme généreux de briser ce joug, de repousser le démon qui nous l'a imposé de sa main de bourreau, et de dire avec le Prophète : Tels les yeux d'une servante sur les mains de sa maîtresse, tels nos yeux vers le Seigneur notre Dieu, jusqu'à ce qu'il prenne pitié de nous. Ayez pitié de nous , Seigneur, ayez pitié de nous, parce qu'il y a longtemps que nous sommes abreuvés d'humiliations (1).

Voilà l'enseignement divin , voilà les maximes de la suprême sagesse. Nous sommes abreuvés d'humiliations, dit le Prophète; nous avons ressenti une infinité d'amertumes; et cependant nous ne nous lasserons pas de regarder vers Dieu; et jusqu'à ce que nous ayons obtenu notre demande, nous ne cesserons pas de le prier. Car c'est le propre d'une âme courageuse de ne pas se laisser abattre, de ne pas manquer de coeur en face des difficultés, quelque graves et nombreuses qu'elles soient, de ne pas renoncer à prier, même quand on n'obtient rien, mais de persister, jusqu'à ce que le Seigneur ait pitié de nous, selon la parole du saint Roi.

2. Le démon nous suggère des pensées de désespoir, afin de couper la céleste chaîne qui nous rattache à Dieu , l'espérance, ancre de salut, soutien de notre vie, guide qui nous conduit sur le chemin du ciel comme par la main, refuge assuré des âmes perdues. C'est par l'espérance que nous sommes sauvés, dit l'Apôtre (2). C'est elle, oui, c'est elle qui, chaîne solide, suspendue et fixée aux cieux, soutient nos âmes durant la traversée, hisse peu à peu, jusqu'à cette hauteur ceux qui s'attachent à elle fortement, et nous enlève du tourbillon des misères terrestres.

Mais si quelqu'un, vaincu par la mollesse, lâche cette ancre de salut, il tombe aussitôt et se noie dans l'abîme qui l'engloutit. Sachant cela, dès qu'il s'aperçoit que nous ployons déjà sous le faix d'une conscience chargée de crimes, le Mauvais intervient lui-même et ajoute la pensée du désespoir, ce fardeau plus lourd que le plomb. Recevons-nous cette surcharge, alors tirés en bas par son poids énorme et séparés violemment de la céleste chaîne, nous tombons nécessairement au fond de l'abîme

 

1 Ps. CXXII, 2 et 3. — 2 Rom. VIII, 31.

 

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abîme où tu es maintenant toi , malheureux déserteur des commandements du Maître doux et humble; toi, aujourd'hui le souple instrument dé tous les caprices de celui qui est la cruauté même, du tyran de notre race, de l'implacable ennemi de notre bonheur; toi, qui as brisé le joug suave, rejeté le fardeau léger du Seigneur pour mettre à sa place le carcan de fer de l'ennemi, et suspendre encore à ton cou une meule de moulin. Où donc arrêteras-tu désormais la chute de plus en plus profonde dans laquelle tu précipites ta malheureuse âme , si tu te mets dans la nécessité de tomber toujours plus bas?

La femme qui avait retrouvé sa drachme , invitait ses voisines à partager sa joie : Réjouissez-vous avec moi, leur disait-elle (1); moi aussi j'appellerai tous nos amis, les tiens et les miens, mais je ne leur dirai pas: Réjouissez-vous avec moi. Je leur dirai au contraire pleurez avec moi , commencez le même deuil, faites entendre les mêmes gémissements. J'ai fait la perte la plus grande; non que j'aie laissé tomber de ma main tant et tant de talents d'or, ni telle ou telle pierre précieuse; j'ai perdu ce qui vaut mieux que tout cela ., celui qui voguait avec moi sur cette mer, sur la grande et vaste mer de la vie; je ne sais quelle secousse imprévue l'a précipité au fond de l'abîme.

2. Que personne ne tente de me détourner de mon deuil, je répondrais par les paroles du Prophète : Laissez-moi, je pleurerai amèrement, ne vous mettez point en peine de me consoler (2). Tel est le malheur qui m'afflige, que l'on ne saurait m'accuser de le pleurer avec excès ; il est tel que , quand même Paul ou Pierre seraient à ma place , ils n'auraient pas honte de gémir et de se lamenter, sans accepter aucune consolation. Il y en a qui donnent des larmes à la mort ordinaire et commune; ceux-là, on a raison de leur reprocher une grande pusillanimité; mais, lorsqu'au lieu d'un corps, c'est une âme qui est là étendue morte, percée de mille coups, montrant encore, dans la mort même, des signes non douteux de sa belle nature , de sa parfaite santé d'autrefois , de sa beauté maintenant effacée , qui serait assez cruel et insensible pour proférer , au lieu de pleurs et de gémissements, des paroles de consolation? S'il est sage de ne pas pleurer dans un cas, il ne l'est pas moins de pleurer dans l'autre.

 

1 Luc, XV, 9. — 2 Isa, XXII, 4.

 

Un jeune homme, qui touchait déjà au Ciel , qui se riait des vanités de la vie, qui voyait un beau corps avec la même indifférence qu'une belle statue, qui méprisait l'or comme la boue, les plaisirs de toute sorte comme une bourbe infecte, nous l'avons vu tout à coup, saisi de la fièvre d'une passion étrange, perdre sa santé spirituelle, son viril courage et toute sa beauté, devenir l'esclave des voluptés. Et nous ne le pleurerions pas, dites-moi? Et nous ne nous lamenterions pas jusqu'à ce que nous l’ayions recouvré ? Est-ce possible pour qui porte un coeur d'homme?

La mort du corps est une nécessité dont on ne peut s'affranchir ici-bas, et néanmoins on ne laisse pas de pleurer sur ceux qui la subissent. Pour la mort de l'âme , au contraire, c'est. ici-bas seulement que l'on peut s'en sauver : Dans l'enfer, dit la Sainte Ecriture, qui confessera ton nom (Ps. VI, 6). Quelle déraison ! on pleure ordinairement la mort du corps avec tant de douleur, bien qu'on sache que les larmes ne ressusciteront pas celui qui n'est plus, et nous ne montrerions pas un peu de cette douleur, quand nous savons qu'il y a toujours espoir de pouvoir rappeler une âme morte, à sa première vie? On l'a vu de nos jours comme au temps de nos pères: beaucoup, après s'être écartés du sentier de la justice , après être tombés dans les précipices qui bordent la voie étroite, se sont ensuite si bien relevés, qu'ils ont couvert leurs précédentes fautes parleurs vertus ultérieures, remporté le prix, ceint la couronne, figuré parmi les vainqueurs, et pris rang dans l'assemblée des Saints.

Un pécheur, tant qu'il reste dans la fournaise des passions , a beau avoir sous les yeux des exemples semblables , un tel changement lui parait toujours impossible. Au contraire, a-t-il fait un pas pour sortir de cet état , il avance ensuite constamment , laissant derrière lui le plus violent du feu. A mesure qu'il marche, il trouve devant lui un air toujours plus frais, une voie toujours plus commode. Il faut seulement ne pas désespérer, ne pas renoncer au retour. Quiconque ne remplirait pas cette condition , fût-il doué d'une force immense et d'une ardeur sans bornes, ne pourrait rien faire d'utile. La porte de la pénitence fermée, l'entrée du stade murée, comment pourra-t-il , condamné qu'il est à rester dehors, faire encore quelque bonne action grande ou petite? Voilà pourquoi le Mauvais emploie toute sa (538) ruse pour faire naître en nous ce sentiment. Après cela il ne lui faudra plus ni peine ni fatigue pour s'emparer de nous. Comment en faudrait-il contre quelqu'un qui est étendu par terre, frappé à mort, à qui il ne reste pas même la volonté de résister? Celui que ce lien n'aura pu retenir enchaîné , recouvrera sa force première, il combattra sans relâche jusqu'au dernier soupir, et, dût-il tomber mille fois, il se relèvera toujours et finira par triompher. Au contraire, le malheureux qui se laisse prendre dans les filets d'un irrévocable désespoir, ses forces sont aussitôt paralysées , et, dès lors, comment pourrait-il vaincre, ou même résister, lui qui fuit devant l'adversaire ?

Ne m'objecte pas que cela n'est possible qu'aux pécheurs ordinaires. Supposons un homme chargé de tous les crimes. Je veux qu'il ait commis tout ce qui exclut du royaume céleste; qu'il sorte non du milieu des infidèles, mais des rangs des amis de Dieu et de ceux qui ont sucé la foi avec le lait: qu'il devienne ensuite fornicateur, adultère, débauché, voleur, ivrogne, abandonné aux dernières infamies, blasphémateur et le reste ; hé bien ! je n'admets pas qu'un tel homme désespère de son salut non, eût-il continué jusqu'à une extrême vieillesse cette mauvaise et abominable vie. Si la colère de Dieu était une passion, je concevrais que l'on désespérât d'en pouvoir jamais éteindre la flamme allumée par tant de crimes. Mais comme la divinité est impassible de sa nature, et que, lors même qu'elle punit et châtie, elle le fait non-seulement sans colère, mais encore avec une tendre sollicitude et un grand amour pour les hommes, il s'ensuit qu'il faut avoir une confiance invincible et croire fermement à la vertu de la pénitence.

Car est-ce pour satisfaire sa vengeance que Dieu étend sa main sur les pécheurs? Nullement, puisque sa nature est au-dessus de toute atteinte ; mais il le fait dans notre intérêt, de peur que notre perversité ne devienne pire, par notre persistance à le mépriser et à le dédaigner. L'insensé qui s'exclut de la lumière, et se renferme dans les ténèbres, se fait beaucoup de mal lui-même sans en faire à la lumière. Il en est de même de celui qui s'est fait une habitude de mépriser la Majesté infinie; sans nuire aucunement à celle-ci, il ne réussit qu'à s'attirer à lui-même le plus grave de tous les malheurs. C'est pourquoi Dieu, soit qu'il nous menace de ses châtiments, soit qu'il les exerce, a pour but non de se venger, mais de nous attirer à lui. Un médecin ne s'offense ni ne s'émeut des injures des malades en délire, et il ne néglige rien pour les empêcher de s'avilir eux-mêmes, considérant, non son avantage personnel, mais le leur : recouvrent-ils un peu leur bon sens et leur calme, son coeur se remplit de satisfaction et de joie, il redouble de soins et de remèdes; loin de tirer vengeance de leurs injures, il ajoute bienfaits sur bienfaits, jusqu'à ce qu'il achève de leur rendre la santé. De même Dieu, quand nous sommes tombés dans la dernière folie, sans songer à venger le passé, ne dit rien, ne fait rien qui ne tende à nous guérir de notre maladie. C'est ce que l'on peut voir aisément pour peu qu'on jouisse d'une saine et droite raison.

5. Si cependant quelqu'un restait encore dans le doute à cet égard, nous allons le convaincre parle témoignage de Dieu même. Qui fut jamais plus coupable que le roi de Babylone? Après avoir éprouvé la puissance de Dieu, après s'être prosterné devant le Prophète, jusqu'à vouloir lui offrir des dons et de l'encens, ce roi reprit de nouveau tout son orgueil; il jeta dans une fournaise ardente ceux qui ne le préféraient pas à Dieu , et cependant ce personnage si cruel et si impie, cette brute, dirai-je, plutôt que cet homme, Dieu l'appelle à la pénitence, Dieu ne cesse de lui procurer de nouveaux motifs de conversion; c'est d'abord le prodige opéré dans la fournaise, c'est ensuite la vision que le roi eut et que Daniel interpréta, vision capable de fléchir un coeur de marbre.

Après l'exhortation en action, le Prophète a recours aux conseils : C'est pourquoi, ô roi disait-il, agrée mon conseil, rachète tes fautes par des aumônes, et tes iniquités par la compassion pour les pauvres. Le Seigneur est si miséricordieux que peut-être il te pardonnera tes péchés. Que dites-vous, ô sage et bienheureux Prophète? Après une chute si profonde, y a-t-il encore un moyen de se relever; avec une si grave maladie, une possibilité de guérir, avec une telle démence, un espoir de revenir au bon sens? Le roi ne devait plus avoir d'espérance : il avait rejeté volontairement de son coeur tout ce qui lui en restait, d'abord lorsqu'il avait méconnu Celui à qui il était redevable non-seulement de la vie, mais de sa dignité royale, et cela malgré les miracles de providence et de puissance dont ses ancêtres et (539) lui-même avaient été les objets de la part de Dieu; ensuite lorsque, après avoir reçu ces signes éclatants de la sagesse et de la prescience divine, vu de ses yeux les pratiques de la magie, de l'astrologie, tout l'appareil des prestiges diaboliques rendu vain et publiquement confondu, il n'avait pas laissé néanmoins d'enchérir encore sur ses iniquités passées.

En lui faisant expliquer par un enfant captif, une vision que les Mages de la Chaldée n'avaient pu interpréter, qu'ils avaient même déclarée au-dessus des lumières de l'homme, Dieu l'avait amené non-seulement à croire en lui, mais à se faire le héraut et le prédicateur de la vraie foi par toute la terre. En sorte que, si même avant d'avoir vu ce signe miraculeux, il était inexcusable de méconnaître Dieu, il l'était devenu bien davantage encore après ce prodige, après sa confession et la publication qu'il en fit à tout l'univers. Car s'il n'avait pas cru sincèrement que le Dieu de Daniel était le seul vrai Dieu, il n'aurait certainement pas rendu de si grands hommages à son serviteur, ni fait une loi aux autres hommes de lui en rendre de semblables. Et néanmoins, après une confession si éclatante, il retomba dans l'idolâtrie; et lui, qui s'était prosterné la face contre terre pour adorer le serviteur de Dieu , poussa l'égarement et la folie jusqu'à jeter dans le feu les serviteurs de Dieu , parce qu'ils ne voulaient pas l'adorer lui-même.

Eh bien ! Dieu se venge-t-il de cet apostat comme il le mérite? Nullement, mais pour le ramener à résipiscence après cet acte de folie, il lui donne des preuves plus grandes encore de sa toute-puissance. Et, chose plus étonnante ! de peur de faire naître l'incrédulité dans l'esprit du roi par l'excès même des prodiges, il ne prend d'autre sujet de ses miracles que la fournaise que le roi avait allumée pour les jeunes gens, et dans laquelle il les avait jetés tout enchaînés. Eteindre la flamme eût certes paru surprenant et merveilleux : mais pour inspirer plus de crainte, pour produire une plus grave terreur, comme aussi pour dissiper tout aveuglement, ce Dieu bon fait quelque chose de plus grand encore et de plus merveilleux. Laissant brûler la fournaise selon la volonté du roi, il fait éclater sa puissance, non pas en empêchant son adversaire d'agir, mais en frappant d'inanité ses efforts et son action. Et de peur qu'en voyant les jeunes gens triompher des flammes, on ne crût à une illusion,

il permet que le feu atteigne et brûle les exécuteurs de la sentence royale, montrant ainsi que c'était bien du feu que l'on voyait. En effet, un feu illusoire et fantastique n'aurait pas dévoré le naphthe, l'étoupe et les sarments avec plusieurs corps humains.

Mais tout est souple quand Dieu commande, et la nature soumise obéit docilement à Celui dont la parole l'a fait passer du néant à l'être. C'est ce qui fut alors clairement montré : la flamme, en même temps qu'elle dévorait certains corps, en respectait d'autres comme s'ils eussent été incorruptibles, et rendait son précieux dépôt non-seulement sain et saut, mais augmenté d'une nouvelle gloire. Les jeunes gens sortaient de la fournaise avec la majesté des rois qui sortent de leurs palais pour se montrer aux peuples; les regards de la foule ne cherchaient plus le roi : un spectacle plus admirable les captivait. Ni le diadème, ni la pourpre, ni toute la pompe royale n'intéressaient les infidèles autant que la vue de ces fidèles qui étaient demeurés longtemps dans le feu, et qui en sortaient comme s'ils n'y fussent entrés qu'en songe. Ce qu'il y a en nous de plus frêle, la chevelure , en cette occasion plus forte que le diamant, avait surmonté la violence du feu. Non-seulement ils étaient restés impassibles au milieu, des flammes, mais, chose plus étonnante encore, ils y étaient demeurés sans cesser de parler : or, tous ceux qui ont vu brûler des hommes savent que, pour résister tant soit peu aux flammes, il faut tenir les lèvres fermées; pour peu qu'on ouvre la bouche, la vie s'enfuit aussitôt du corps. Et cependant de si grands prodiges, qui remplissaient de stupeur ceux qui les voyaient, et ceux même qui en entendaient parler, ne changèrent point un roi qui s'était piqué d'enseigner la vraie religion aux hommes; son impénitence continua, et sa perversité devint pire qu'auparavant. Dieu, néanmoins, ne le punit pas encore en cet état : sa longanimité n'est pas à bout; il redouble ses avertissements, soit par des songes, soit par la bouche de ses prophètes. Mais à la fin, voyant que le roi ne s'amendait pas, Dieu a recours au châtiment : il en use, non pour venger le passé, mais pour empêcher le mal à venir, pour réprimer le progrès menaçant du péché. Encore la peine ne dura-t-elle pas jusqu'à la mort du coupable; mais après quelques années d'une salutaire correction, Dieu rétablit le roi dans sa dignité première; et loin de perdre à (540) ce châtiment, le roi y gagna le premier des biens, savoir: de rester désormais fidèle à Dieu et de faire pénitence de ses crimes.

6. Tel est l'amour de Dieu pour les hommes jamais il ne repousse une pénitence sincère; quand même on aurait atteint la dernière limite du mal, si l'on se décide à revenir dans la voie de la justice, il reçoit, il accueille ; il n'est rien qu'il ne tente pour faire revivre la première beauté de l'âme. Et, charité encore plus merveilleuse, quand bien même on ne montrerait pas une conversion entière , si courte et si faible qu'elle soit, il ne la rejette cependant jamais. Il la récompense, au contraire, largement. On en découvre la preuve évidente dans ces paroles d'Isaïe sur le peuple juif : Je l'ai contristé à cause de son péché, je l'ai frappé, j'ai détourné de lui mon visage, et il s'est affligé, il a marché tout chagrin, et alors je l'ai relevé, je l'ai consolé. (Isaïe, 57, XVII, XVIII.) Nous trouverions encore un témoin dans ce roi impie qui se livra au péché par le conseil de sa femme. A peine eut-il pris le sac de la pénitence, pleuré et détesté ses crimes, que la commisération divine fut émue, et les châtiments suspendus sur sa tête , détournés ; car Dieu dit à Elie : Tu as vu de quelle componction Achab a été saisi devant moi? Je ne lancerai pas le châtiment pendant les jours de sa vie, parce qu'il a gémi devant ma face. (3 Rois, XXI, XX, IX.).

La même indulgence fut accordée plus tard à Manassès. (2 Paral. 33, XIII.) Ce roi surpassa tous les autres en fureur et en tyrannie; il renversa le culte légal, il ferma le temple, il fit régner partout l'idolâtrie ; il fut, en un mot , plus impie que tous ses prédécesseurs, et cependant la pénitence qu'il fit ensuite le rangea parmi les élus de Dieu. Si , frappé de la grandeur de son iniquité , il eût désespéré de son retour à Dieu et de sa conversion ; que serait-il arrivé , sinon qu'il se serait privé des grands biens dont il jouit dans la suite ? Pour avoir considéré, non l'énormité de ses crimes, mais l'immensité de la miséricorde divine, il put rompre les filets du démon : il se leva, il combattit , et il termina la lutte par une victoire. A ces exemples, par lesquels Dieu cherche à prévenir le désespoir des pécheurs , ajoutons la parole d u Prophète qui tend au même but, lorsqu'il dit: Aujourd'hui, si vous entendez sa voix, que vos coeurs ne s'endurcissent point comme au jour de l'irritation. (Ps. 94, IX)

Ce mot aujourd'hui, on peut le dire toute la vie, et jusque dans la vieillesse. En effet, ce n'est pas par la longueur du temps que la pénitence se juge, c'est par la disposition du cœur. Les Ninivites n'eurent pas besoin de beaucoup de jours pour effacer leurs péchés : le court espace d'un jour y suffit. Le bon larron ne mit pas longtemps à s'assurer l'entrée du paradis; Le temps de prononcer une parole, et tous ses péchés furent lavés : cette courte épreuve lui valut le prix des vainqueurs qu'il reçut avant les Apôtres. Vois les martyrs : il ne leur faut pas de longues années, mais seulement quelques jours, souvent même un seul, pour remporter les belles couronnes qui leur sont réservées.

7. Ainsi, ce qu'il nous faut avant tout, c'est une ardeur qui ne se ralentisse jamais, une bonne volonté constamment soutenue. Détestons nos fautes passées dans le fond de notre conscience; jetons-nous ,dans la voie opposée avec l'ardeur et l'entrain que Dieu demande et exige de nous, et la brièveté de la pénitence ne diminuera pas notre récompense, puisque beaucoup , entrés les derniers dans la carrière, ont dépassé, même de très-loin, ceux qui les y avaient précédés. Le pire, ce n'est pas de tomber , c'est de rester par terre après la chute, et de ne faire aucun effort pour se relever; c'est, tandis que l'on croupit lâchement dans le mal, de dissimuler sous des sophismes inspirés par le désespoir, la faiblesse de sa résolution et de sa volonté. Que les hommes réduits à ce triste état entendent la parole que leur adresse le Prophète : Est-il impossible à celui qui tombe de se relever? à celui qui s'est égaré de rentrer dans le droit chemin? (Jérémie, 8, IV.)

Veux-tu que je m'explique sur le compte des hommes qui, comme toi, , seraient tombés dans le mal après avoir marché d'abord d'un pas ferme dans le sentier du devoir? Sache que c'est à eux spécialement que s'applique la parole que je viens de citer; en effet, il faut qu'on soit debout et non par terre pour tomber; mais rendons encore ceci plus clair, soit par des paraboles , soit par des faits réels ou par des raisonnements. Pour moi, la brebis qui s'est éloignée du bercail et qui revient ensuite, apportée par le bon pasteur, ne signifie rien autre chose que la conversion après la prévarication. C'était une brebis, et une brebis non pas d'une autre bergerie, mais de celle des (541) quatre-vingt-dix-neuf qui restaient; elle paissait sous la houlette du berger, et son égarement n'était pas un égarement ordinaire, mais elle errait sur les monts escarpés et dans les précipices, c'est-à-dire dans un lieu écarté et dans un chemin fort éloigné de la voie droite. Le berger abandonna-t-il la brebis égarée? Nullement; il la ramena au bercail , dit la parabole, non pas en la chassant devant lui avec le fouet, mais en la portant doucement sur ses épaules. De même que les meilleurs médecins redoublent de soins envers leurs malades, en proportion de la gravité et de la longueur des maladies, et que, non contents de les traiter selon les règles de la science, ils cherchent encore parfois à leur causer du plaisir; ainsi Dieu, loin de pousser avec une brusque violence à la vertu les plus,:corrompus et les plus vicieux , les ramène au contraire doucement et petit à petit, les portant pour ainsi dire tout le long du chemin, de peur que trop de sévérité ne rende la séparation encore plus grande, et l'égarement plus irrévocable.

Cette parabole n'est pas la seule qui insinue cette vérité : il y a encore celle de l'enfant prodigue. Notons que celui-ci n'était pas un étranger:: c'était un fils, c'était le frère de l'enfant qui faisait la joie du père; il n'était pas tombé dans une dépravation ordinaire, mais il avait connu l'extrême limite de la misère , lui qui, de riche, de libre et de noble était réduit à un état plus misérable que les esclaves , que les étrangers et les mercenaires. Malgré tout , il revint à son premier état , il recouvra sa splendeur perdue. S'il eût désespéré ; si, succombant sous le poids de ses maux, il fût demeuré sur la terre étrangère, au lieu des grands biens dont il lui fut donné de jouir, la faim et une mort déplorable eussent été son partage; mais il se repentit, il ne se désespéra point, et c'est pour cela qu'après une dégradation si profonde, il revient à sa splendeur première, revêt la robe la plus belle , et jouit même de plus d'avantagés que son frère, qui n'avait point failli. Depuis tant d'années que je te sers, dit celui-ci, je n'ai jamais enfreint tes volontés, et cependant tu ne m'as jamais donné un chevreau pour me réjouir avec mes amis; mais celui qui a mangé ton bien avec des courtisanes, à peine est-il revenu, que tu as tué pour lui le veau gras. Telle est la force de la pénitence.

8. Après des exemples si bien faits pour nous encourager, ne restons pas dans le mal, ne désespérons pas de notre conversion; mais disons aussi nous-mêmes: J'irai vers mon père, et rapprochons-nous de Dieu: car lui, il ne nous repousse jamais, c'est nous-mêmes qui nous éloignons. Je suis, dit-il, un Dieu qui se rapproche, et non un Dieu qui s'éloigne. (Jérémie, XXII, 23.)  Il fait encore ce reproche aux Juifs par la bouche d'un autre prophète: Ne sont-ce pas vos iniquités qui ont mis une séparation entre vous et moi ? (Isaïe, LIX, 2.) Puisque telle est la funeste barrière qui s'élève entre Dieu et nous, détruisons-la donc pour nous rapprocher de lui.

Ecoute maintenant la preuve de la même vérité établie sur des faits : « A Corinthe, un homme de marque avait commis un crime énorme, tel, que les païens mêmes rougissaient de le nommer: c'était un fidèle , un des familiers du Christ , quelques-uns disent même qu'il était prêtre. Eh bien ! que fait Paul ? déclare-t-il cet homme irrévocablement déchu de sa part à l'héritage céleste ? Non; mais il réprimande fortement les Corinthiens de ce qu'ils n'ont pas soumis le pécheur à la pénitence. Et, pour nous montrer clairement qu'il n'y a pas de péché qui ne puisse être remis, il disait au sujet de ce même homme, plus coupable qu'aucun des païens : Livrez-le à Satan pour la mort de la chair, afin que l'esprit soit sauvé au jour du Seigneur Jésus-Christ. (I Corinth., V. 5.) Il prononçait cette parole avant que le pécheur eût fait pénitence, et après il disait : Il suffit, pour un tel homme, d'une correction faite par plusieurs. (II Corinth. II, 6.) Puis il leur mande de le consoler, et de recevoir sa pénitence, de peur qu'il ne soit gagné par Satan.

Et la nation des Galates, qui était tombée après avoir reçu la foi, opéré des miracles et triomphé dans maintes épreuves, soutenues pour Jésus-Christ , est-ce que l'Apôtre ne la relève pas de sa chute ? Qu'ils eussent fait des miracles, il le montre par ces paroles : Celui qui vous donne son esprit, et qui fait des miracles parmi vous. (Gal. III, 5.) Qu'ils eussent beaucoup souffert pour la foi, il l'indique ainsi : Vous avez beaucoup souffert pour rien, si toutefois c'est pour rien. Cependant, après de tels progrès dans la foi, ils commirent une faute qui les éloignait de Jésus-Christ ; faute sur laquelle l'Apôtre s'explique ainsi : Voici que moi, Paul , je vous déclare que si vous vous (542) faites circoncire, le Christ ne vous servira plus de rien; et encore : Vous qui voulez être justifiés par la loi, vous êtes déchus de la grâce. (Gal. V, 2 et 4.) Et cependant, après une chute si grave, il les reçoit en grâce, disant : Mes petits enfants, je vous enfante de nouveau jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé en vous. (Gal. IV, 19.) Il montre par là, que, même après la dernière dépravation, il est encore possible que le Christ soit formé en nous par le secours d'en-haut : car il ne veut pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive. (Ezech. XXXIII, 11).

9. Convertissons-nous donc, ô mon ami ! accomplissons la volonté de Dieu. Son intention, lorsqu'il nous créa, lorsqu'il nous appela du néant à l'être, ce fut de nous donner part aux biens éternels , de nous procurer le royaume des cieux; non de nous jeter dans l'enfer pour y être la proie du feu. Le feu de l'enfer ne fut pas fait pour nous, mais pour le démon. Nous, c'est un royaume que Dieu nous a préparé et destiné dès le commencement. C'est ce qu'il fait entendre , lorsqu'il dit aux élus qui sont à sa droite : Venez, les bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous fut préparé dès le commencement du monde : et aux damnés qui sont à sa gauche : Allez loin de moi, vous maudits, au feu éternel préparé, non pour vous, mais pour le diable et pour ses anges. Ainsi ce n'est pas pour nous que l'enfer a été fait, mais pour Satan et ses anges; nous, c'est le royaume des cieux qui nous attend depuis la création du monde; mais prenons garde de nous rendre indignes d'entrer dans la chambre de l'Epoux. Tant que nous sommes en ce monde, eussions-nous commis une infinité de péchés, une sincère pénitence peut tout purifier : mais une fois sortis d'ici-bas, le repentir même le plus fort ne nous servira de rien; nous aurons beau grincer des dents, nous frapper la poitrine, pousser mille invocations, personne ne laissera seulement tomber du bout de son doigt une goutte d'eau, dans ce brasier, qui nous consumera. Nous recevrons la même réponse que le mauvais riche: Un grand abîme demeure à jamais établi entre nous et vous. (Luc, XVI, 26).

Revenons donc à résipiscence, je t'en supplie, tandis qu'il en est temps encore, et reconnaissons, comme il convient, la souveraineté de Dieu notre Maître. Pour désespérer de la pénitence attendons que nous soyons en enfer : c'est là seulement que ce remède perd sa vertu et qu'il devient inutile; mais, tant que nous sommes en cette vie, il conserve, même appliqué à la -vieillesse, la plus entière efficacité. C'est pourquoi le démon fait tout ce qui dépend de lui pour que le désespoir s'enracine dans nos âmes. Il sait que la moindre pénitence que nous ferons portera son fruit. De même qu'il y a une récompense préparée pour qui donne seulement un verre d'eau froide, ainsi l'homme qui se repent des crimes qu'il a commis, quand même sa pénitence ne serait pas égale à ses péchés, en recevra néanmoins infailliblement le juste salaire. Aucun bien absolument, pas même le plus petit, n'échappera à l'appréciation du juste Juge. Si l'enquête de nos fautes est à ce point rigoureuse que nous devions porter la peine de nos paroles et de nos pensées, à combien plus forte raison nous tiendra-t-on compte de nos bonnes oeuvres ?

Ainsi, quand même tu ne pourrais revenir à un genre de vie aussi parfait qu'autrefois, quand tu ne ferais que te dégager un peu des liens du vice et de la luxure, ce petit effort ne serait pas infructueux. Commence seulement, ouvre seulement la lice où se livrent les combats du salut; tant que tu n'auras pas mis le pied dans cette arène , la victoire te paraîtra d'une difficulté insurmontable. Toute affaire, si légère et si aisée qu'elle soit, se présente toujours, avant l'épreuve, comme hérissée de difficultés; mais à peine l'avons-nous abordée résolument et hardiment, que la plus grande partie de ces difficultés s'est déjà évanouie; la confiance, survenant alors au lieu de la crainte et du désespoir, augmente encore la facilité et corrobore de plus en plus l'espérance.

Pourquoi le démon se hâta-t-il de faire sortir Judas de ce monde? sinon pour ne pas lui laisser le temps de faire ce premier pas, si décisif dans la voie de la conversion, et par là de revenir à son premier état. Et en effet, je ne craindrai pas de le dire, bien que la chose puisse paraître incroyable, le péché de Judas, si grand qu'il fût, aurait pu être effacé par la pénitence. C'est pourquoi, je t'en prie et je t'en supplie, rejette de ton âme toute pensée satanique et applique-toi le remède salutaire de la pénitence. Si je voulais te faire remonter, sur-le-champ et d'un seul coup, à ce comble de la perfection où l'on te voyait (543) naguère, tu aurais raison de t'en effrayer comme d'une chose très-difficile. Mais si, pour le moment, je me borne à demander que tu n'ajoutes plus à tes misères présentes, que tu te relèves de ta chute et te retournes vers la voie opposée à celle où tu marches maintenant , pourquoi hésiter, reculer, te cabrer pour ainsi dire ?

Tu en as vu mourir dans le sein des voluptés, dans les enivrements, dans les divertissements, dans toutes les dissipations de cette vie : où sont-ils aujourd'hui? Où sont ces fastueux qui s'avançaient sur la place publique en si grande pompe, avec un si nombreux entourage? Ces élégants, revêtus de soie, exhalant les parfums, nourrissant des parasites, toujours au premier rang et comme cloués sur la scène du monde? Qu'est devenu tout cet étalage d'orgueil? Ils se sont évanouis les repas somptueux, les légions de musiciens, les adorations des flatteurs , les ris immodérés, la nonchalance de l'âme, les coupables abandons du coeur, la vie molle, relâchée et luxueuse. Où tout cela s'est-il donc envolé ? Qu'est devenu ce corps objet d'un soin si empressé, entretenu avec une propreté si recherchée ? Vas au tombeau; regarde cette poussière, cette cendre, ces vers; contemple ce spectacle hideux, et soupire amèrement. Et plût à Dieu que le châtiment s'arrêtât à la cendre.

Mais maintenant, du tombeau et des vers transporte ta pensée au ver qui ne meurt point, au feu qui ne s'éteint jamais, au grincement de dents, aux ténèbres extérieures, à la torture, à l'angoisse, à la parabole du pauvre Lazare et du riche ; ce riche, d'abord possesseur de tant de biens, et couvert de pourpre, puis ensuite privé de tout, jusqu'à ne pouvoir se procurer une goutte d'eau, et cela dans une si affreuse nécessité. Non, les choses de ce monde n'ont rien de plus réel que les songes. Lorsqu'ils sommeillent un instant sous le poids de leurs travaux, et pour ainsi dire au milieu des épines de leur affreuse existence, les malheureux qui sont condamnés aux mines, ou à quelque peine plus dure encore, ont beau faire des rêves charmants, songer qu'ils nagent dans les délices et dans l'abondance de tous lesbiens; à leur réveil, ils n'attachent aucun prix à ces beaux rêves il en est de même du riche qui a joui de ses richesses en cette vie comme en un songe, et qui se trouve condamné au supplice de l'enfer après sa mort. Médite sur ce sujet, compare ce feu-là à l'embrasement de tes passions , et songe enfin à sortir de cette fournaise. Il faut éteindre le feu des passions ou tomber dans le feu de l'enfer : cette alternative est inévitable.

Combien d'années encore comptes-tu jouir de la vie? Encore cinquante ans, et tu seras, je pense, arrivé à l'extrême vieillesse, ou plutôt c'est quelque chose dont nous ne pouvons être certains. Nous, qui n'avons nulle garantie que notre vie durera jusqu'au soir, d'où nous viendrait la certitude qu'elle se prolongera pendant tant d'années? Ignorants de la durée de notre existence, nous ne le sommes pas moins des vicissitudes auxquelles elle est exposée. Souvent en effet la vie se prolonge assez loin, mais les plaisirs s'arrêtent en chemin; ils nous ont visités, et aussitôt ils se sont enfuis. Mais supposons que tu sois assuré de vivre tant d'années, le nombre que tu voudras, et même de n'avoir à subir aucune perturbation fâcheuse . qu'est-ce que cela comparé à la durée infinie et aux supplices, affreux de l'autre vie? Ici, tout prend fin , les biens comme les maux, et très-vite; là au contraire, les uns et les autres se prolongent à l'infini de siècles en siècles; et dire combien les biens et les maux à venir surpassent ceux d'à présent , est chose absolument impossible.

10. En entendant parler de feu, garde-toi de croire que les flammes de l'enfer ressemblent à celles que nous voyons : celles-ci détruisent tout ce quelles touchent et en changent la nature; celles-là brûlent leurs tristes victimes sans les consumer jamais et pour ne plus finir c'est pourquoi ce feu est dit inextinguible. Il faut que les pécheurs revêtent l'incorruptibilité non pour la gloire, mais pour être l'aliment indéfectible de leur propre châtiment. Ce qu'il y a en cela d'horrible, le discours est impuissant à le représenter, mais l'expérience des petites douleurs peut nous aider à nous former une certaine idée , quoique très-imparfaite, de ces grands supplices. Si tu es quelquefois entré dans un bain un peu chaud, songe à ce que doit être le feu de l'enfer; si tu as ressenti les ardeurs d'une violente fièvre, transporte ta pensée à cette autre flamme et tâche de t'en former une idée. Si un bain et une fièvre nous causent une telle souffrance, un tel trouble, lorsque nous serons dans le fleuve de feu, ce fleuve qui coule devant le tribunal terrible, dans quel état nous trouverons-nous? Nos grincements de dents, au milieu de ces peines et de ces douleurs, ne feront venir personne à (544) notre secours. Nous aurons beau gémir, beau nous lamenter, la flamme sévira avec une violence toujours nouvelle : nous ne terrons personne, excepté les malheureux compagnons de nos tortures, et l'affreuse solitude qui nous environnera de toutes parts !

Qui pourrait dire les terreurs que les ténèbres feront naître dans nos âmes ? car ce feu n'éclaire pas plus qu'il ne consume; autrement il n'y aurait pas, de ténèbres. Le trouble qui se saisira de nous dans ces épaisses ténèbres, et le tremblement, et la stupeur, et l'égarement, il faudra les éprouver pour les comprendre. Là les tourments sont aussi nombreux que variés, et des tempêtes de supplices fondent de tous côtés sur l'âme; mais, dira quelqu'un, comment l'âme pourrait-elle suffire à cette multitude de châtiments , et subsister pendant des siècles sans fin, toujours dans les supplices? Voyons ce qui se passe en cette vie : combien y en a-t-il qui résistent à de longues maladies? Et, lorsqu'ils meurent, ce n'est pas parce que l'âme s'est consumée dans la souffrance, c'est parce que le corps n'a pu tenir; s'il n'avait pas cédé, l'âme aurait continué de souffrir. C'est pourquoi, lorsque l'âme aura repris son corps devenu incorruptible et indestructible , rien n'empêchera plus que le supplice ne se prolonge à l'infini. Ici-bas la violence des peines ne peut se concilier avec leur durée: l'une de ces choses combat l'autre: le corps étant d'une nature corruptible ne supporte pas leur concours; mais l'incorruptibilité met fin pour toujours à cet antagonisme, et les deux terribles maux s'emparent puissamment de nous pour l'éternité.

Non , l'excès des supplices ne détruira pas notre âme: ne nous berçons pas de cette espérance ; le corps lui-même sera exempt de destruction. L'union du corps avec l'âme sera éternelle comme leur commun supplice. Quelles voluptés, quelle vie, si longue soit-elle, veux-tu mettre en balance -avec ce châtiment et cette expiation ? Je veux que tu vives cent ans, deux cents ans, qu'est-ce que cela en comparaison de l'éternité ? Tel est un rêve dans toute une vie, telle est la jouissance des biens présents, comparée à la durée des choses futures. Quel homme, pour avoir un songe agréable, consentirait à passer le reste de sa vie dans les tourments? Qui serait assez insensé pour accepter cette compensation? Je ne discute pas encore la volupté, je ne cherche pas à montrer l'amertume qu'elle recèle. Le temps n'est

pas encore venu pour de semblables discours, ce sera pour le jour où tu seras capable de fuir la volupté. Maintenant, si je m'avisais de dire que la volupté est amère, la passion qui te possède te ferait prendre mes discours pour des contes puérils. Lorsque par la grâce de Dieu tu seras guéri de ta maladie, tu reconnaîtras parfaitement cette amertume.

Réservant donc ces discours pour un temps plus opportun, voici ce que je te dirai présenment : admettons que la volupté soit volupté, que le plaisir soit plaisir; je veux qu'en tout cela il n'y ait rien d'amer ni de méprisable. Que dirons-nous de la peine réservée aux voluptueux? Quelles réflexions ferons-nous lorsqu'il nous faudra payer par un châtiment réel et éternel nos joies de ce monde, ou plutôt les ombrés et les apparences de nos joies, surtout lorsqu'un temps très-court nous eût suffi pour éviter ces affreuses tortures, et gagner les biens éternels qui nous sont promis : car Dieu, dans son amour pour les hommes, a voulu qu'après une lutte qui dure un instant, un clin-d'oeil, (la vie présente n'est que cela en comparaison de la vie future) , nous soyons couronnés pour l'éternité. Une chose qui ne tourmentera pas non plus médiocrement les réprouvés, ce sera de penser que, quand ils auraient pu tout réparer , tout sauver en l'espace de quelques jours, ils se sont condamnés eux-mêmes, par leur négligence , à des maux sans fin. Pour éviter ce sort, réveillons-nous donc, tandis que le temps nous est favorable, tandis que luit encore le jour du salut, et que la pénitence conserve son efficacité et sa vertu.

Les maux que je viens d'indiquer ne seront pas les seuls réservés à notre paresse, elle recevra un salaire plus digne d'elle. Oui, il existe encore des supplices plus insupportables que ceux-là. La déchéance des biens célestes sera suivie, pour ceux qu'elle atteindra, d'une telle douleur, d'un tel serrement de coeur, d'une si affreuse angoisse, que quand même aucune autre peine ne pèserait sur les pécheurs, celle-là suffirait pour déchirer nos âmes d'une manière plus poignante et plus amère, pour les bouleverser plus violemment que tous les autres tourments de la Géhenne.

Représente-toi par la pensée l'état et la condition de la vie céleste : je n'essaierai pas de te la décrire , car nul discours ne saurait atteindre à l'excellence de. cette béatitude; servons-nous cependant de ce que nous en entendons (545) dire, comme des données d'une énigme, pour nous en former une certaine idée, quoique bien obscure. Là, dit l'Ecriture , plus de douleur, de chagrins ni de larmes, plus rien de ce qui trouble le bonheur, tel que la pauvreté et les maladies. Là, personne qui commette l'injustice ou qui la souffre, personne qui attise la colère ou qui en éprouve les ardeurs, personne qui ait de l'envie, qui brûle d'une passion impure, qui soit en peine de se procurer les choses nécessaires à la vie, qui se préoccupe de gouvernement ni de pouvoir public. A l'agitation de nos passions a succédé la tranquillité la plus parfaite ; partout la paix, la joie , les heureux transports, partout la sérénité et le calme, partout le jour, la splendeur et la lumière, non cette lumière de maintenant, mais une autre plus éclatante , et devant laquelle la nôtre pâlirait comme un chétif flambeau devant le soleil. Ni la nuit, ni les nuages amoncelés ne la dérobent aux regards des bienheu-reux; elle ne. blesse ni ne brûle les corps. Ce séjour ne connaît ni ténèbres, ni soir, ni frimas, ni brûlantes chaleurs, ni aucune vicissitude de saisons. Il jouit d'une inaltérable égalité, telle que la comprendront ceux-là seuls qui s'en seront rendus dignes. Il ignore lavieillesse et ses incommodités. Tous les éléments de la corruption en ont été bannis; l'incorruptible gloire y règne partout sans mélange; mais ce qui surpasse encore tous ces biens, c'est de jouir de la présence du Christ, d'en jouir éternellement en compagnie des anges , des archanges et des puissances supérieures.

Représente-toi le ciel renouvelé , la création tout entière transformée; car elle ne restera pas ce qu'elle est maintenant: elle deviendra beaucoup plus belle et plus brillante. Telle est la différence entre le plomb terne et l'or étincelant; telle, et plus grande encore sera la supériorité de la création nouvelle sur l'ancienne , selon ce que dit saint Paul, que la création elle-même sera affranchie du joug de la corruption. (Rom. VIII, 21.)

Car maintenant, en tant que sujette à la corruption, elle éprouve toutes les défaillances naturelles aux choses corruptibles. Mais comme alors elle aura secoué cette sujétion, elle ne déploiera plus à -nos yeux qu'une incorruptible magnificence. Destinée à recevoir des corps incorruptibles, il faudra qu'elle se transforme et s'embellisse. Alors plus de factions ni de combats nulle part; grande harmonie dans l'assemblée des saints; admirable concert de tous les coeurs unis dans les mêmes sentiments. Là, plus de diable à redouter, plus de démons dressant des piéges, plus de menaces de l'enfer, plus de mort, ni celle du corps, ni celle beaucoup plus terrible de l'âme. Toute crainte de ce genre aura disparu pour toujours. Vois un enfant royal: au commencement on a soin de l'élever dans la simplicité et la modestie, sous l'influence salutaire de la crainte et de la menacé une liberté prématurée gâterait son bon naturel, et le rendrait indigne de l'héritage paternel; mais lorsque le temps est venu pour lui de revêtir la dignité royale, aussitôt ce modeste et simple état disparaît et fait place à la pourpre, au diadème, à une nombreuse escorte de gardes; il prend possession de son trône avec une noble assurance; il a rejeté de son âme les sentiments de dépendance.et de soumission, il en a pris d'autres plus convenables à son rang. Ainsi en sera-t-il des saints.

Et pour que tu ne sois pas tenté de prendre ceci pour un vain bruit de mots, allons sur la montagne où se passa le miracle de la transfiguration : voyons l'éclat dont brillait le Christ, qui cependant ne montrait pas encore toute la splendeur du siècle à venir. Car il est évident par les paroles mêmes de l'Evangéliste, que cette apparition de la gloire de l'Homme-Dieu conserva le caractère d'une douce condescendance à la faiblesse humaine. Telles sont en effet ces paroles : Il brillait comme le soleil. (Math. XVII, 2.) Mais la lumière qu'envoient les corps incorruptibles est tout autre que celle qui émane du soleil, corps corruptible : celle-là n'est pas de nature à être supportée par des yeux mortels, elle veut des yeux incorruptibles et immortels pour soutenir son éclat. Or, la manifestation qui eut lieu sur la montagne fut adoucie dans la mesure qu'il fallait pour ne pas blesser la vue des spectateurs : et néanmoins ainsi tempérée, ils ne la supportèrent pas encore, mais ils tombèrent sur leurs visages. Dis-moi, si quelqu'un te conduisait dans un palais resplendissant, où tout le monde serait assis en robe d'or; si l'on te montrait au milieu de l'assemblée un roi dont les habits et la couronne fussent tout de diamants et d'autres pierres très-précieuses, et qu'ensuite on te promît de te faire prendre rang parmi ce glorieux cortége, est-ce que tu ne ferais pas tout au monde pour obtenir l'effet de cette promesse?

 

 

546

 

Ouvre à présent les yeux de ton âme, tourne tes regards vers un autre théâtre occupé, non plus par des hommes comme ceux-ci, mais par d'autres que ni l'or, ni les pierres précieuses, ni même les rayons du soleil, ni aucune splendeur visible ne seraient dignes d'orner; théâtre occupé non-seulement par des hommes, mais encore par des êtres d'une nature supérieure des Anges, des Archanges, des Thrônes, des Dominations, des Principautés, des Puissances. Quant au Roi, on ne peut pas même dire quel il est, tant il s'élève au-dessus de toute- parole humaine par sa beauté, sa forme, son éclat, sa gloire, sa majesté, sa magnificence. Sont-ce là des biens dont nous devions répudier l'héritage, pour éviter des souffrances d'un jour? Quand il nous faudrait souffrir chaque jour mille morts, et l'enfer même, afin de voir le Christ s'avancer dans sa gloire et d'avoir place dans l'assemblée des saints , est-ce que nous devrions hésiter? Ecoute ce que dit le bienheureux Pierre : Il nous est bon d'être ici. (Math. XVII, 4.) Si cet Apôtre, pour une obscure image des biens à venir qu'il ne faisait qu'entrevoir, était prêt à rejeter de son âme tout autre souci, pour se livrer tout entier au plaisir que lui causait cette vision, que dirons-nous lorsque nous serons en présence de la réalité des choses, lorsque, les palais du ciel étant ouverts, il nous sera donné de contempler le roi lui-même, non plus au travers d'une énigme ou d'un miroir, mais face à face, mais par la vue claire et immédiate.

12 Il y a des hommes assez peu éclairés pour se persuader que leurs efforts doivent se borner à éviter les peines de l'enfer. Quant à moi, . il est un supplice que j'estime beaucoup plus dur que tous les tourments de la Géhenne, je parle de la privation de la gloire céleste. Celui qui en est déshérité doit moins se plaindre des souffrances de l'eD4er que de cette lamentable déchéance. Ce châtiment surpasse tous les autres. Lorsque nous voyons un roi entouré d'une garde nombreuse faire son entrée au palais : Heureux ! disons-nous, ceux qui approchent sa personne, à qui il adresse la parole et communique ses pensées, et sur qui rejaillit l’éclat de sa gloire ! Quelque grands biens que nous ayons, nous nous jugeons malheureux, étant privés de cette faveur; tout le reste nous paraît insipide, lorsque notre regard s'arrête sur l'éclat des courtisans. Nous savons cependant combien est passagère et in

certaine une splendeur qui s'éteint si facilement au souffle des guerres, des conspirations et de l'envie, et combien encore, à part ces inconvénients, elle a peu de prix en elle-même. Et quand il s'agit du roi de l'univers, du souverain, non d'une faible portion de la terre, mais de tout le globe, ou plutôt de Celui qui tient toute la terre dans le creux de sa main, qui mesure les cieux de ses doigts, qui supporte tout ce qui existe par la vertu de sa parole, devant qui toutes les nations de la terre sont comme rien, comme une salive inutile que l'on rejette; quand il s'agit d'un tel roi, nous n'estimerons pas que le dernier malheur, c'est d'être exclu de la cour qui l'environne, et nous bornerons nos désirs à éviter le feu de l'enfer ! Quoi de plus misérable et de plus indigne d'une âme que de tels sentiments? Ce roi-là, il ne sera pas assis sur un char d'or traîné par un attelage de mules blanches; il ne portera pas la pourpre et le diadème lorsqu'il viendra pour juger la terre.

Comment donc viendra-t-il? Ecoute les prophètes : ils te le diront, ils te le crieront avec tout ce que la voix de l'homme peut avoir de force : Dieu viendra d'une manière éclatante, dit l'un d'eux, et il ne gardera pas le silence; le feu éclatera en sa présence, et autour de lui une violente tempête; il convoquera le Ciel et la Terre pour juger son peuple (Ps. XLIX, 34). Isaïe nous met sous les yeux le supplice même par ces paroles : Voici le jour du Seigneur qui va venir, jour irrémédiable de colère et de fureur, qui fera de la terre entière un désert, qui détruira tous les pécheurs qui l'habitent. Les astres du ciel, Orion, et tous ceux qui sont l'ornement du ciel, ne donneront plus leur lumière, et le soleil, à son lever, se couvrira de ténèbres, et la lune n'éclairera plus; et je mettrai le comble aux maux du genre humain, et les impies recevront le prix de leurs crimes, et j'anéantirai l'orgueil des prévaricateurs, et j'humilierai l'insolence des superbes, et les survivants seront plus rares que l'or natif, que la pierre de saphir. Le ciel sera bouleversé et la terre tremblera jusque dans ses fondements, devant la colère du Dieu des armées, lorsque le jour de la colère sera venu (Isaïe XIII, 9, 13).

Et plus loin: Les cataractes des cieux s'ouvriront et les fondements de la terre seront ébranlés; la terre sera troublée d'un grand trouble; elle sera secouée, elle se renversera, le fléau de (547) la famine la désolera, elle sera agitée et chancelante comme un homme ivre , elle sera secouée comme une hutte à mettre des fruits, et elle tombera, et elle ne pourra se relever : parce que l'iniquité a prévalu sur sa face; et le Seigneur étendra sa main sur l'ornement du ciel en ce jour-là et sur les royaumes de la terre; et il entassera leur assemblée dans la prison, et il la fermera pour qu'ils n'en puissent sortir. (Isaïe XXIV, 19, 22).

Malachie a fait entendre des accents semblables : Voici venir le Seigneur tout-puissant, et qui soutiendra le jour de son entrée? Et qui subsistera dans la vision de sa majesté ? Il s'avance comme le feu d'une fonderie, et comme l'herbe des foulons, et il s'assoira pour fondre et pour purifier, comme on fait de l'or et de l'argent. (Malach. III, 23).

Et plus loin : Il vient, le jour du Seigneur, semblable à une fournaise ardente ; tous les étrangers et tous ceux qui commettent l'iniquité seront comme de la paille, et ce jour qui doit venir les embrasera, dit le Seigneur tout-puissant, et il ne laissera ni racine ni rejeton. (Malach. IV, 1).

Entendons aussi Daniel, l'homme des désirs : Je regardais attentivement, dit-il, jusqu'à ce que des trônes furent placés, et que l'Ancien des jours s'assît: son vêtement était blanc comme la neige, et les cheveux de sa tête étaient comme une laine pure; son trône était des flammes de feu, et les roues de ce trône un feu brûlant; un fleuve de feu et rapide coulait devant lui; un million d'anges le servaient, et mille millions se tenaient devant lui. Le jugement se tint et les livres furent ouverts. (Dan. VII, 9, 10). Puis un peu plus loin : Je considérais ces choses, dit-il, dans une vision de nuit, et je vis comme le Fils de l'homme, qui venait avec les nuées du ciel: il s'avança jusqu'à l'Ancien des jours, et ils le présentèrent devant lui; et la puissance lui fut donnée; et l'honneur, et le royaume, et tous les peuples, toutes les tribus, toutes les langue.s le servent. Sa puissance est une puissance éternelle qui ne passera point, et son royaume ne sera jamais détruit. Mon esprit frissonna, et moi, Daniel, je fus terrifié dans tout mon être, et les visions de mon esprit me troublaient. (Dan. VII, 13, 15).

Alors s'ouvriront toutes les portes des célestes voûtes, ou plutôt le ciel lui-même disparaîtra du milieu de l'espace: Il sera roulé comme un livre, dit le Prophète. (Isaïe, XXXIV, 4.) Alors toute créature sera remplie de stupéfaction , d'horreur et de tremblement; l'effroi s'emparera des Anges eux-mêmes, ainsi que des Archanges, des Trônes, des Dominations, des Principautés, des Puissances. Les Vertus des cieux seront ébranlées (Matth. XXIV, 29), à la vue de ces créatures, enfants de Dieu comme elles, obligées de rendre compte de leur vie passée sur la terre.

Si le spectacle d'une seule cité appelée au tribunal de nos juges suffit pour glacer d'effroi tous les coeurs, même de ceux qu'aucun danger ne menace : lorsque toute la terre comparaîtra au tribunal du grand Juge, du juge qui sait se passer de témoins et de preuves;-qui`, sans recourir à ces moyens, répandra le jour le plus complet sur les actions, les paroles et les pensées des hommes, et les placera, comme à l'aide d'un miroir, devant les yeux des coupables, comment toute vertu ne serait-elle pas troublée et ébranlée? Quand même un fleuve de feu ne coulerait pas devant le tribunal, et que des anges formidables ne se tiendraient pas à l'entour, est-ce que ce fait seul des hommes convoqués , les uns pour recevoir des éloges et une récompense, les autres pour s'entendre maudire et condamner à ne jamais voir Dieu : Loin d'ici l'impie, est-il dit, de peur qu'il ne voie la gloire du Seigneur! est-ce que cette seule punition, cette privation de biens si grands, ne déchirerait pas plus douloureusement les âmes des damnés que tous les tourments de l'enfer? Un tel malheur est au-dessus de tout discours; mais alors, devant la réalité, nous ne le connaîtrons que trop clairement. Pour compléter le tableau, ajoute encore des hommes non-seulement couverts de honte et la tête baissée sous le poids d'une immense confusion; mais traînés sur la route du feu, poussés au séjour des tortures, livrés aux Puissances de l'abîme, et cela pendant que seront couronnés, proclamés, amenés triomphalement devant le trône d u Grand Roi, tous ceux qui ont pratiqué la vertu et fait des actions dignes de la vie éternelle.

13. Quel jour terrible pour les uns et glorieux pour les autres ! Mais quel discours pourra décrire la suite : le plaisir, le bonheur, l'ivresse des élus dans la compagnie du Christ. Une âme qui revient à sa noblesse originelle, qui peut contempler désormais librement son légitime maître, dire quelle jouissance elle éprouve, de quel bien-être elle se trouve (548) comblée, quelle joie elle puise non-seulement dans la possession des biens présents, mais aussi, et surtout, dans la persuasion que ces biens n'auront pas de fin, nul ne le pourra jamais. Il y aura là une allégresse que le discours ne peut décrire, ni même l'intelligence, comprendre. J'essaierai, néanmoins, de la faire entrevoir d'une manière obscure, et, autant qu'il est possible, par les petites choses, de donner une idée des grandes.

Considérons ceux qui jouissent des biens de la vie présente, de la richesse, de la puissance et de la gloire; voyons comme le- sentiment de leur fortune les gonfle d'orgueil, comme il leur semble à eux-mêmes qu'ils ne sont plus sur la terre. Et cependant les biens dont ils se glorifient ne sont pas universellement réputés pour des biens; ils ne sont pas stables au moins, mais ils s'envolent avec la rapidité d'un songe; ce sont des biens dont la durée et la jouissance s'arrêtent à la tombe, et qui ne peuvent suivre plus loin leurs tristes possesseurs. Si telle est la joie à laquelle se laissent emporter les hommes pourvus de ces misérables biens ; quelle ne sera pas celle des âmes appelées aux biens infinis des cieux, biens fixes, immuables, inaltérables, biens si supérieurs, en toute manière, à ceux d'ici-bas, que l'esprit humain n'en peut même concevoir l'idée?

Maintenant nous vivons resserrés dans ce monde étroit, comme l'enfant dans le sein de sa mère, sans pouvoir comprendre la splendeur et la liberté du siècle à venir; mais lorsque le temps de l'enfantement sera venu, lorsqu'au grand jour du Jugement la vie présente aura enfanté tous les hommes conçus dans son sein, alors les avortons passeront des ténèbres aux ténèbres, d'une angoisse à une autre angoisse plus douloureuse, tandis que les fruits mûrs, les hommes qui auront gardé les traits de l'image royale, iront se présenter devant le Roi, et exerceront le même ministère que les anges et les archanges devant le Dieu de l'univers. Prends donc garde, mon cher ami, d'effacer entièrement ces traits dans ton âme; hâte-toi, au contraire, de les imprimer plus fortement et suivant un type meilleur : car, pour la beauté corporelle, Dieu l'a confinée étroitement dans les bornes de la nature, tandis que la forme de l'âme échappe à cette loi de fatalité et de servitude, étant de sa nature bien supérieure à la beauté du corps.

La beauté de notre âme dépend entièrement de notre volonté et de celle de Dieu. Dans sa bienveillance pour nous, notre souverain Maître a permis, pour honorer d'autant plus notre race, que les choses d'un moindre intérêt et d'une importance inférieure, et qui peuvent tomber indifféremment de telle manière ou de telle autre, fussent soumises à l'aveugle empire de la nature, tandis que, pour les beautés réelles et vraies, il a voulu que nous en fussions nous-mêmes les ouvriers volontaires. S'il nous avait rendus les maîtres de la beauté de notre corps, nous y aurions apporté des soins excessifs, nous aurions dépensé notre temps à des superfluités, et laissé notre âme dans le plus grand abandon.

En l'absence de ce pouvoir que Dieu nous a refusé, nous n'épargnons, néanmoins, aucune pratique, aucun effort; nous avons recours, à défaut de la réalité, aux vaines apparences, aux fards, aux enluminures, aux frisures, aux ajustements, aux couleurs appliquées sur les yeux; et à beaucoup d'autres falsifications et moyens artificiels , de produire la beauté, que serait-ce donc si nous avions la faculté d'ajouter à ce que nous possédons déjà de beauté; et, dans notre assiduité à embellir le corps, quel temps réserverions-nous à notre âme et aux grands intérêts qui s'y rattachent? Si cette affaire nous concernait, nous n'en aurions bientôt plus d'autres: toutes nos heures y seraient dépensées. Sans cesse occupés à parer l'esclave, nous laisserions la maîtresse, plus négligée que la plus misérable des servantes, croupir dans la malpropreté et l'ordure.

Voilà pourquoi, nous affranchissant d'un soin vil et bas, Dieu propose à notre activité une occupation plus noble et meilleure; et, tel qui est dans l'impuissance de rendre beau son corps, de laid qu'il est, élèvera, s'il veut, son âme de la dernière laideur au faîte même de la beauté; la rendra aimable et séduisante jusqu'à provoquer les désirs, non-seulement des hommes de bien , mais encore du Roi suprême, de Dieu lui-même, selon cette parole du Psalmiste parlant de cette beauté de l'âme : Et le roi sera épris de ta beauté. (Ps. XLII ,12).

Les prostituées hideuses et impudentes sont rebutées par les gladiateurs mêmes, les esclaves fugitifs et les bestiaires; au contraire, qu'une femme belle, noble et pudique ait été poussée par le malheur à quelque extrémité fâcheuse , tu verras les hommes les plus brillants et les plus haut placés ne pas rougir de (549) s'unir avec elle ; que si des hommes sont capables de cette commisération, de ce mépris de la renommée, jusqu'à tirer d'un honteux esclavage et d'un mauvais lieu des personnes déshonorées pour les élever ensuite à la dignité d'épouses, qu'est-ce que Dieu ne fera pas pour des âmes qui, déchues de leur céleste noblesse, ont porté le joug de Satan, et sont tombées dans l'antre de fornication de cette vie ?

Les comparaisons du genre de celle-ci remplissent les livres des Prophètes, lorsqu'ils s'adressent à Jérusalem. Ezéchiel, dit par exemple : Les autres prostituées reçoivent; mais toi tu donnais des salaires. Tu as changé l'usage des autres. (Ezéch., XVI, 33.) Un autre a dit : Tu t'es assise, attendant les faux dieux comme une corneille solitaire. (Jérém., III, 2.) Et cependant cette Jérusalem ainsi déshonorée par la fornication, Dieu la rappelle encore à lui. Car la captivité lui fut moins infligée comme un châtiment qu'envoyée comme un avertissement de se convertir et de faire pénitence. Si Dieu n'eût voulu que châtier son peuple, il ne l'aurait pas ramené dans son pays, il ne lui aurait pas rendu son temple ainsi que sa ville plus grande et plus splendide. La dernière gloire de cette maison, dit le Prophète, l'emportera sur la première. (Agg., II, 10.)

Si Dieu n'a pas fermé la porte de la réconciliation à la nation juive, tant de fois adultère, combien plus facilement ouvrira-t-il les entrailles de sa miséricorde à ton âme, qui n'en est encore qu'à sa première chute? Quelque ardente passion qu'allume dans un amant la beauté d'un corps, jamais, non, jamais il ne brûle pour sa bien-aimée d'un aussi vif désir, que Dieu pour le salut de nos âmes. On peut s'en convaincre par l'expérience de tous les jours, on le peut aussi par les divines écritures. Vois, au commencement de Jérémie et dans beaucoup d'endroits des autres prophètes; vois ce Dieu, malgré le mépris et le dédain de sa créature, la rechercher encore et courir après ceux qui l'ont repoussé.

Il le déclare lui-même dans les évangiles lorsqu'il dit : Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois j'ai voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et tu ne l'as pas voulu! (Matth., XXIII, 37.) Ecoute encore Paul, disant dans sa seconde épître aux Corinthiens : Dieu s'est réconcilié le monde en Jésus-Christ, n'imputant plus aux hommes leurs péchés; et il a mis en nous la parole de la réconciliation. Nous remplissons donc la fonction d'ambassadeur pour Jésus-Christ, et c'est Dieu même qui vous exhorte par notre bouche. Nous vous conjurons au nom de Jésus-Christ de vous réconcilier avec Dieu. ( II Corinth., V, 19, 20.) Ces paroles, reçois-les comme si elles avaient été dites pour toi. Cari une vie impure est aussi capable que l'incrédulité de causer cette funeste inimitié qui sépare de Dieu. La sagesse de la chair, dit encore l'Apôtre, est ennemie de Dieu. (Rom., VIII, 7.) Détruisons donc cette barrière; renversons-la; qu'elle disparaisse et avec elle tous les obstacles;qui;retardent notre réconciliation, afin que nous redevenions les bien-aimés et les désirés de Dieu.

14. Je sais que, captivé par les charmes d'Hermione, tu ne vois rien sur la terre qui soit comparable à sa beauté; mais si tu le voulais, mon cher Théodore, tu l'emporterais, autant sur elle en grâce et en beauté, que la statue d'or sur la statue d'argile. En effet, si la beauté qui se montre dans un corps, trouble et transporte à ce point les coeurs, quels ne doivent pas être son charme et sa puissance, lorsqu'elle brille dans une âme? La substance de la beauté corporelle, qu'est-ce autre chose qu'un peu de chaleur, de sang, de bile ,`qu'une humeur qui coule, qu'un suc provenant de la nourriture digérée ? C'est à cette source que les yeux, les joues et les autres membres s'alimentent; pour peu qu'ils cessent un seul jour de s'abreuver à ces ondes qui jaillissent du ventre et du foie, aussitôt la peau se fane, les yeux se creusent, et toute la beauté de la figure disparaît. Essaie seulement de te rendre compte de ce qui est caché sous ces beaux yeux, sous ce nez si bien fait, sous cette bouche et ces joues, et tu seras le premier à dire que toute la beauté du corps n'est rien qu'un sépulcre blanchi ; tant elle recèle intérieurement de corruption.

Que tes regards tombent par hasard sur un linge souillé de ces humeurs dont je viens de parler, tu ne voudras pas y toucher du bout du doigt, tu ne pourras pas même y tenir les yeux attachés : cependant c'est devant l'enveloppe et le réceptacle de toutes ces choses que tu restes en extase. Telle n'était pas là ta beauté, à toi; autant le ciel est au-dessus de la terre, autant surpassait-elle cette misérable beauté corporelle : le ciel même n'en égalait ni le prix ni l'éclat. Personne n'a jamais vu l'âme telle (550) qu'elle est en elle-même et dépouillée du corps j'essaierai cependant de te représenter sa beauté, et pour cela je la comparerai aux puissances supérieures. Ecoute donc comment l'homme des désirs fut ébloui de la splendide beauté de celles-ci : car voulant donner une idée de leur forme, et ne trouvant aucun corps qui en approchât, il eut recours aux métaux précieux puis cette comparaison lui paraissant encore faible, il prit pour exemple l'éclair et la foudre. Au reste, si ces sublimes puissances n'ont jamais laissé voir à aucun regard humain leurs substances pures et nues, mais toujours fortement obscurcies et voilées, n'ont-elles pas assez brillé cependant pour faire conjecturer avec vraisemblance ce qu'elles sont, tout voile écarté?

Voici donc l'idée que l'on peut se former de la beauté des âmes. Elles seront semblables aux anges, dit l'Evangéliste. (Luc, XX, 36.) Même parmi les corps, ceux qui sont d'une légèreté et d'une subtilité plus grandes, et qui se rapprochent davantage des substances incorporelles, sont beaucoup plus admirables et plus beaux que les autres. C'est ainsi que le ciel est plus beau que la terre; le feu, que l'eau; les astres, que les pierres précieuses ; et que l'arc-en-ciel offre à nos yeux un spectacle plus admirable que les violettes, les roses et toutes les fleurs de la terre. Enfin, s'il t'était donné de voir, des yeux du corps, la forme éclatante d'une âme, tu rirais de ces comparaisons matérielles, si impuissantes à nous donner une idée, même obscure, de la beauté de l'âme. Ne négligeons donc pas un bien dans la jouissance duquel nous trouverons tant de bonheur; ne le négligeons pas, surtout lorsqu'il est si facile d'y parvenir par la voie de l'espérance. Le moment si court et si rapide des afflictions que nous souffrons en cette vie, produit un poids éternel de gloire toujours croissante, pour nous qui regardons, non les choses visibles, mais les invisibles. Car les choses visibles sont passagères, les invisibles sont immortelles. ( II Corinth., IV, 17.)

Si saint Paul appelle légères et faciles à supporter les afflictions que tu connais, comment oseras-tu prétendre que c'est un supplice insupportable de renoncer à la luxure? Car je n'exige pas de toi que tu affrontes les périls dont parle l'Apôtre, les menaces quotidiennes de mort, les bâtons, les fouets, les fers, les rebuts du monde, l'inimitié des proches, les veilles succédant aux veilles, les voyages lointains, les naufrages, les attaques des voleurs, les embûches des parents, les douleurs à l'occasion des amis, la faim, le froid, la nudité, les ardeurs de l'été, l'anxiété de ses propres affaires et des affaires des autres. De tout cela nous ne te demandons rien quant à présent nous ne voulons que te voir, émancipé d'un esclavage maudit, revenir à ta liberté première, par la crainte des châtiments réservés au péché de luxure, comme par le désir de la récompense que méritait ta première vie. Que le dogme de la résurrection laisse les incrédules dans l'indifférence, et ne leur inspire aucune terreur, rien d'étonnant; mais que nous, qui sommes convaincus de la vérité des choses futures, plus que de la réalité des choses présentes, nous vivions néanmoins dans la misère et la honte du péché, sans que le souvenir de ce redoutable avenir puisse émouvoir notre apathie, et nous empêcher de tomber au dernier degré de l'insensibilité, c'est là, il faut l'avouer, le fait d'une inconcevable folie.

Si nous qui avons la foi, nous agissons comme ceux qui ne l'ont pas, ou même si nous sommes pires que les infidèles, car les vertus naturelles ne sont pas sans jeter parmi eux quelque éclat, quelle sera notre excuse, comment espérer le pardon? Que de marchands font naufrage, qui, loin de tomber dans le désespoir, recommencent le même voyage, et cela quand leurs pertes viennent non d'un manque d'énergie de leur part, mais du hasard et de la violence des tempêtes ! Et nous, à qui rien ne doit faire perdre l'espoir d'une heureuse fin; nous qui avons la certitude qu'aucun naufrage, aucune catastrophe ne nous frappera si nous ne le voulons pas, nous ne reprendrons pas le cours de nos affaires, nous ne déploierons pas de nouveau notre voile au souffle du vent ! nous resterons oisifs et les bras croisés ! Si encore là se bornait notre folie; si du moins elle n'allait pas jusqu'à nous rendre actifs pour notre perte ! Qui ne traiterait d'insensé l'athlète qui, oubliant son adversaire, tournerait ses mains contre sa tête et se meurtrirait le visage? Lutteur perfide, le diable nous a-t-il surpris et terrassés? c'est le cas de nous relever et non de nous laisser traîner par lui où il voudra, encore moins de nous jeter nous-mêmes dans le précipice, et de joindre nos coups à ses coups pour mieux nous meurtrir.

Le saint roi David avait fait une chute pareille à la tienne : il en fit, coup sur coup, une seconde : à l'adultère il ajouta l'homicide. (551) Hé bien ! le vois-tu demeurer par terre? Est-ce qu'il ne se relève pas sur-le-champ, dans toute sa force pour se mettre de nouveau en garde contre l'ennemi? Oui, c'est ainsi qu'il agit, et il lutta si vaillamment qu'il mérita de devenir, même après sa mort, le protecteur de ses descendants. En effet, lorsque Salomon eut prévariqué de la manière la plus grave, jusqu'à mériter mille fois la mort, Dieu lui laissa néanmoins son royaume tout entier à cause de David. Je couperai, dit-il, ton royaume en deux parts, et j'en donnerai une à ton serviteur, mais je ne le ferai pas de ton vivant. Pourquoi? A cause de David ton père; mais, cette part destinée au serviteur, je l'enlèverai de la main de ton fils. (III. Rois, II, 11).

Plus tard Ezéchias se trouvant aussi dans un péril extrême, bien qu'il fût juste lui-même, c'est encore en considération de David, que Dieu lui promet de venir à son secours : J'étendrai le bouclier de ma protection sur cette ville, pour la sauver à cause de moi, et aussi à cause dé mon serviteur David. (IV. Rois, XIX, 34.) Telle est la force de la pénitence. Si David se fût imaginé, comme toi, qu'il né pouvait plus espérer d'apaiser Dieu, s'il se fût dit en lui-même Dieu m'a élevé à la plus haute dignité, il m'a rangé parmi ses prophètes; il a mis dans mes mains le gouvernement de ma nation, il m'a retiré de mille dangers ; et moi, comblé de tant de bienfaits, je l'ai offensé grièvement, j'ai donné dans les derniers désordres, comment pourrais-je après cela rentrer en grâce auprès de lui? S'il eût raisonné de la sorte, non-seulement il n'aurait pas fait le bien qu'il fit ensuite, mais encore il aurait anéanti ses mérites antérieurs.

15. Il en est des blessures . de l'âme comme de celles du corps: elles causent la mort quand on les néglige. Telle est cependant notre inconséquence, que nous ne croyons pas pouvoir trop soigner celles-ci, ni trop négliger celles-là. Les maladies du corps ne sont que trop souvent incurables, et néanmoins rien ne peut nous rebuter; les médecins ont beau nous dire et nous répéter que nos maladies sont sans remède, nous ne laissons pas d'insister, d'implorer de leur art un soulagement quelconque, si petit qu'il soit. S'agit-il au contraire de l'âme, qui, n'étant pas soumise aux lois fatales qui régissent la nature matérielle, ne connaît pas non plus de maladie inguérissable , alors , comme si nos souffrances nous étaient étrangères, nous ne nous en occupons pas, ou bien nous en désespérons. Ainsi, quand la nature de nos maladies nous devrait faire désespérer de notre guérison, nous nous en occupons comme si un grand espoir nous soutenait; quand il est question au contraire de maladies qui ne sauraient être désespérées, c'est alors que nous nous rebutons comme si elles étaient incurables, tant nous faisons plus de cas du corps que de l'âme. Si du moins nous pouvions par là sauver le corps, mais bien loin de là. Car négliger la partie principale pour soigner la moindre, c'est le plus sûr moyen de tout détruire, de tout perdre. Au contraire, observer l'ordre et s'occuper d'abord de la partie la plus noble et la meilleure, c'est travailler encore au salut de la partie inférieure; négliger le corps, c'est le servir. Notre-Seigneur nous le donne à entendre lorsqu'il dit : Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent rien sur l'âme : craignez plutôt celui qui peut perdre l'âme et le corps dans l'enfer. (Math., X, 28.)

Es-tu convaincu qu'il ne faut jamais désespérer des maladies de l'âme, puisqu'il n'y en a pas d'incurables? ou bien, faut-il encore d'autres raisons pour te persuader? Tu désespérerais de toi-même mille fois, que moi je n'en désespérerais pas; je me garderai bien de tomber dans la faute que je reproche aux autres; quoiqu'à vrai dire ce né soit pas la même chose de désespérer de soi-même que de désespérer d'un autre. Le désespoir que l'on conçoit pour autrui se pardonne aisément, mais celui que l'on conçoit pour soi-même est impardonnable. Pourquoi ? parce que l'on n'est pas maître de la résolution ni de la conversion d'un autre, tandis que chacun dispose de la sienne à son gré. Néanmoins je le répète, je ne désespérerais pas de toi, lors même que tu en désespérerais. Il y aura peut-être: oui, il y aura un retour, un changement; tu reviendras dans la voie que tu as quittée. Ecoute un exemple lorsque les Ninivites eurent entendu le Prophète leur annoncer d'une voix terrible des châtiments certains : Encore trois jours et Ninive n'existera plus (Jonas, III, 4), les Ninivites ne perdirent pas néanmoins courage : ils n'étaient pas sûrs de pouvoir fléchir la colère de Dieu; ils ne pouvaient même que conjecturer le contraire , puisque l'oracle avait été émis saris condition, et comme une déclaration pure et simple; malgré tout, ils laissèrent éclater leur repentir. Qui sait, dirent-ils, si le Seigneur ne changera pas sa résolution, s'il ne se laissera (552) pas fléchir, s'il ne laissera pas tomber son courroux, si enfin il ne nous épargnera pas ? Et Dieu vit leurs oeuvres : il vit comment ils avaient quitté les voies du mal, et Dieu changea sa résolution, et il ne leur envoya pas le châtiment dont il les avait menacés, et il ne leur fit aucun mal. (Ibid., IX, 10).

Des barbares, des ignorants ont su comprendre cela, et nous ne le saurions pas, nous, instruits des révélations divines, nous qui avons ouï et vu une infinité d'exemples de ce genre ! Car, dit le Prophète, mes conseils ne sont pas comme vos conseils; ni mes voies comme vos voies; mais autant le ciel est au-dessus de la terre, autant mes pensées sont au-dessus de votre intelligence, et mes conseils au-dessus de vos conseils (Isaïe, LV, 8, 9). Si nous pardonnons à nos serviteurs des fautes même réitérées plusieurs fois, pourvu qu'ils promettent de se corriger; si nous leur rendons, si même nous augmentons les avantages et la confiance dont ils jouissaient auprès de nous, comment peux-tu supposer que Dieu ne soit pas encore plus généreux que nous?

Pour avoir raison de désespérer, pour douter de son salut, il faudrait admettre qu'il ne nous a créés qu'afin de nous tourmenter et de nous faire souffrir. Que si au contraire c'est sa seule bonté qui l'a poussé à nous créer, afin de nous faire jouir des biens éternels, s'il n'a rien tant à coeur que notre salut, si tout ce qu'il fait et dispose depuis le premier instant de notre existence jusqu'au dernier ne tend qu'à ce but, quelles raisons avons-nous encore pour douter de la possibilité de notre salut? Serait-ce que nous l'aurions offensé plus grièvement que jamais personne ne l'a fait? C'est au contraire une raison pour sortir promptement de nos désordres actuels, de faire pénitence de nos dérèglements passés, et de montrer un grand changement de vie. Car nos attentats antérieurs sont encore moins faits pour l'irriter que notre refus de conversion. En effet, faillir est de l'homme, mais persévérer dans le mal est quelque chose qui n'est plus de l'homme, mais du démon.

Dieu, par la bouche de son Prophète, traite beaucoup plus sévèrement le délai de la conversion que la chute dans le mal : Et après tous ces adultères, (de Jérusalem avec les dieux étrangers), j'ai dit à Jérusalem: reviens à moi, et elle n'est pas revenue. (Jérém. III, 7). Ailleurs, voulant montrer de quel désir il brûle pour notre salut, lorsqu'il apprend que son peuple, après des prévarications sans nombre, veut rentrer dans la voie droite , il dit : Qui leur donnera que leurs coeurs soient disposés ci me. craindre et à garder mes commandements tous les jours de leur vie, afin qu'ils soient heureux, eux et leurs fils durant l'éternité? (Deut. V, 29). Et Moïse s'entretenant avec les Hébreux leur disait : Et maintenant, Israël, qu'est-ce que le Seigneur Dieu demande de toi, sinon que tu craignes le Seigneur ton Dieu, que tu marches dans toutes ses voies et que tu l'aimes ? (Deuter. X, 12.)

Ce Dieu si jaloux de notre amour, qui fait tout pour se l'attirer, qui n'a pas épargné son Fils unique, qui désire ardemment notre conversion en quelque temps qu'elle arrive, comment pourrait-il ne pas nous accueillir, et ne pas nous donner le baiser de paix si nous faisons pénitence? Ecoute ce qu'il dit par le Prophète : Confesse tes iniquités, afin que tu sois justifié (Isaïe XLIII, 26) : parole dont le but évident est d'augmenter la force de notre amour pour Dieu; car, lorsque celui qui aime ne laisse pas éteindre l'ardeur de ses sentiments même par les injures qu'il reçoit de ceux qu'il aime, et que, sans craindre des affronts publics, il ne se lasse pas de renouveler ses avances amicales, quelle peut être sa volonté, sinon de montrer toute la puissance de son amour, et par, ce moyen provoquer en retour une affection plus étroite et plus forte?

Si la confession que l'on fait de ses péchés procure tant de consolation, que ne doit-on pas attendre d'une justification qui y joint les bonnes oeuvres? S'il en était autrement, si tous ceux qui sont une fois sortis du droit chemin en étaient désormais exclus malgré leurs efforts pour y revenir, le nombre de ceux qui parviendraient au royaume des cieux serait bien restreint et facile à compter: mais, au contraire, nous n'en trouvons pas qui brillent plus parla sainteté que ceux qui se sont relevés après avoir failli.

Ordinairement, quand on a montré de l'énergie pour le mal, on en montre une égale pour le bien; n'est-on pas stimulé d'ailleurs par la conscience des dettes que l'on a contractées. C'est ce que signifient les paroles adressées par Notre-Seigneur à saint Pierre, au sujet de la femme pénitente : Vois-tu cette femme ? Je suis entré dans ta maison et tu ne m'as pas donné d'eau pour laver mes pieds : (553) elle, au contraire, a mouillé mes pieds de ses larmes, et les a essuyés avec ses cheveux. Tu ne m'as pas donné de baiser; mais elle, depuis qu'elle est entrée, n'a cessé de baiser mes pieds. Tu n'as pas fait couler l'huile sur ma tête; mais elle, elle a répandu des parfums sur mes pieds. C'est pourquoi je te le dis : ses nombreux péchés lui seront remis, parce qu'elle a beaucoup aimé; et celui à qui il est moins pardonné aime moins. Puis il dit à la femme Tes péchés te sont remis. (Luc VII, 44, 48.)

C'est pourquoi, sachant que les plus grands coupables deviennent aussi, quand ils se convertissent, les plus zélés pénitents, à cause de la conscience de leurs crimes qui les stimule, le démon appréhende-t-il vivement de les voir mettre la main à l'oeuvre de la pénitence. Une fois lancés dans cette voie, on ne peut plus les retenir. Embrasés du feu de la pénitence, ils rendent leurs âmes aussi pures que l'or le plus pur. La conscience et le souvenir de leurs fautes passées, comme un vent violent, les pousse irrésistiblement dans le port de la vertu. Ils ont un avantage sur ceux qui n'ont point failli, ils sont brûlés d'un plus grand zèle. Je le répète, l'important c'est qu'ils se mettent à l'oeuvre.

Le pénible et le difficile c'est de mettre le pied sur le seuil, de pénétrer dans le vestibule de la pénitence; c'est de repousser et de terrasser l'ennemi qui veille à l'entrée, respirant la fureur. Vaincu une première fois et culbuté de son poste le plus fort, il ne présentera plus ensuite la même résistance; et nous, cette première victoire nous donnera force et courage, et nous continuerons la lutte avec plus d'avantage et de facilité. A l'oeuvre donc, et revenons, prenons notre course vers la céleste cité, où déjà nous avons été inscrits sur la liste des citoyens; où nous sommes appelés à vivre et à exercer nos droits.

Tomber dans le désespoir n'entraîne pas seulement pour nous le résultat fâcheux de nous fermer les portes de cette cité, de nous faire croupir dans une apathique lâcheté, mais encore celui de nous jeter dans une fureur satanique. Car le démon n'est devenu tel que pour avoir désespéré d'abord; du désespoir, il tomba dans une rage insensée. En effet, quand une âme a une fois perdu l'espoir de se sauver, elle se précipite d'elle-même dans des abîmes toujours plus profonds; elle ne dit plus aucune parole, ne fait plus aucune action qui ne tende à aggraver sa chute. C'est un état qui ressemble à la folie; ceux que cette terrible maladie a frappés ne savent plus ni craindre, ni rougir; ils osent tout, et, sans s'effrayer d'aucun danger, ils sautent dans le feu, dans un précipice, dans la mer. Ainsi en est-il de ceux que le désespoir saisit et égare; rien ne les retient plus; partout où ils voient le mal, ils s'y jettent tête baissée. Il faut que la mort vienne mettre un terme à leur fureur, à leur emportement, sans cela ils se causeraient à eux-mêmes des maux infinis.

Je t'exhorte donc de toutes mes forces, avant que tu sois entièrement plongé dans cette ivresse fatale, à revenir à résipiscence, à sortir de ta torpeur, à repousser loin de toi cette crapule satanique, sinon tout d'un coup, au moins petit à petit. Pour moi, je te conseillerais de te débarrasser d'un seul coup de tous ces liens où tu es enlacé, et d'entrer résolument dans les exercices de la pénitence; c'est le meilleur parti. Toutefois, si ce moyen te semblait difficile, prends celui que tu voudras pour revenir dans la voie du salut; seulement il est nécessaire d'y rentrer pour marcher ensuite vers le bonheur éternel. Oui, je te prie, je, te conjure par ta vertu passée, par ce généreux courage qui t'animait, fais que nous te voyions encore une fois marcher d'un pas ferme sur ces sommets élevés de la vie chrétienne. Aie pitié de ceux dont le scandale de ta désertion a causé la chute, brisé le courage et ralenti la marche dans le chemin de la vertu.

Aujourd'hui la honte est de notre côté; la confusion fait baisser la tête à tous tes frères, au contraire la satisfaction et les rires éclatent dans le camp des incrédules et des jeunes débauchés. Reviens au bien, et les rôles seront changés notre honte deviendra leur partage; et nous, en te voyant le front couronné d'une auréole nouvelle de vertu, dont la renommée augmentera encore l'éclat, nous nous réjouirons, nous triompherons à notre tour. De telles victoires ajoutent à la gloire et à la joie de la vertu. Devenu un modèle proposé à l'imitation de tous ceux qui pourraient tomber comme toi, pour les porter à se relever et à se convertir, tu recevras la récompense, non-seulement de tes propres mérites, mais encore la récompense de la consolation et de l'encouragement procuré à tes frères.

Ne méprise pas un si grand avantage. N'entraîne pas nos âmes sur le chemin de l'enfer; permets-nous de respirer; laisse se dissiper le nuage de découragement qui nous enveloppe. (554) Maintenant, oubliant nos maux personnels, nous pleurons ton désastre; mais si tu voulais redevenir sage, ouvrir les yeux, reprendre ton rang dans la milice du Christ, alors non-seulement tu nous délivrerais de notre affliction présente, mais encore d'une grande partie de nos péchés. La pénitence peut donc redonner un grand et vif éclat à ceux qui la pratiquent, nous venons de le montrer par les saintes Ecritures. Le royaume des cieux peut devenir l'héritage des publicains et des prostituées. Beaucoup des derniers précèderont les premiers.

L'histoire que je vais te raconter est toute récente, tu pourrais en avoir été témoin. Connais-tu Phénix, le fils d'Urbain, resté orphelin très-jeune et maître d'une fortune considérable en argent, en esclaves, en fonds de terre? Nous l'avons vu tout à coup dire adieu aux exercices des écoles, mettre de côté les riches habits, ainsi que tout le faste d'une existence brillante, prendre un vêtement simple,. se retirer dans la solitude des montagnes et montrer une sagesse au-dessus de son âge, une sagesse digne des hommes faits et des plus admirables ascètes. Enfin il fut initié aux mystères, après quoi ses progrès dans la vertu furent encore plus grands qu'auparavant. Tous étaient dans la joie, tous louaient Dieu de ce que, élevé dans les richesses et d'une naissance illustre, ce, jeune homme eût tout à coup, et si jeune encore, foulé aux pieds les vaines apparences de la vie , et fût parvenu si vite jusqu'au faîte des biens véritables.

Il en était là, et faisait l'admiration du monde, lorsque des hommes, artisans de corruption, que les droits du sang lui avaient donnés pour curateurs , le ramenèrent dans le tourbillon d'où il était sorti. Le voilà donc qui abandonne tout, qui descend des montagnes, qui se présente sur la place publique, qui monte à cheval, qui s'entoure de nombreux domestiques , qui parcourt toute la ville en cet équipage, et ne veut plus désormais entendre parler de sagesse. Puis, le feu de la volupté venant à s'allumer dans son coeur, il fut entraîné dans des amours déréglées; enfin, à voir l'essaim de flatteurs qui l'entouraient, sa situation d'orphelin , sa jeunesse et sa grande fortune, il n'y eut plus personne qui ne portât le deuil de cette âme.

Déjà les gens qui sont enclins à tout blâmer à la légère accusaient ceux qui avaient dirigé sa conduite dans le principe; non-seulement, disaient-ils, il a perdu les biens spirituels, mais pour avoir abandonné trop tôt ses études, et avant d'en pouvoir retirer aucun fruit, il se trouve incapable de gérer ses affaires domestiques.

Pendant que ces propos circulaient et causaient un grand scandale, quelques hommes pieux , chasseurs habités à ressaisir dans leurs filets les âmes égarées, à qui l'expérience avait appris qu'en ces sortes d'affaires il faut mettre sa confiance en Dieu et ne pas désespérer du succès, se mirent à l'observer constamment, et chaque fois qu'ils le voyaient paraître sur la place publique, ils (abordaient et le saluaient. Au commencement, il leur répondait du haut dé son cheval, leur accordant à peine un regard oblique et dédaigneux : telle était son impudence. Cependant ces hommes de bien, sentant leurs entrailles émues de pitié et de compassion pour lui , ne se rebutèrent pas de ces affronts. Ils ne -voyaient, ils ne se proposaient qu'une seule chose : arracher cet agneau de la gueule des loups; ce qu'ils firent à force de patience. Dans la suite , rentrant en lui-même, et revenant comme d'une longue absence, il fut pénétré de honte en voyant leur assiduité : c'est pourquoi aussitôt qu'il les apercevait, il sautait en bas de sa monture, et écoutait leurs sages avis la tête baissée et en silence.

Avec le temps il leur témoigna des égards et un respect de plus en plus grands. Aidés de la grâce de Dieu, ils le débarrassèrent ainsi insensiblement des filets où il était pris; ils finirent par le rendre à la liberté de la solitude et de la sagesse. Sa pénitence fut si éclatante , que sa première vie fut complètement éclipsée par celle qui suivit sa chute. L'expérience lui ayant montré en quoi consistaient la séduction et l'appât du péché, il distribua tous ses biens aux pauvres, s'affranchissant ainsi des soucis des richesses et ôtant toute prise à qui voudrait encore le faire tomber dans le piège. Il continua ses progrès dans la voie qui mène au ciel, et il a maintenant atteint le but suprême de la vertu.

Mais celui-là du moins était encore jeune lorsqu'il se releva après être tombé. En voici un autre qui n'est plus dans là, même cas. Il avait habité le désert pendant longtemps, n'ayant qu'un seul compagnon; il avait sué, il avait souffert, il avait mené la vie d'un ange jusqu'à la vieillesse; lorsque, circonvenu par je ne sais quelle ruse satanique, il se relâcha un peu et donna prise au Mauvais; si bien que lui (555) qui, depuis qu'il était moine n'avait jamais vu de femme, fut tout à coup en proie aux flammes de la convoitise charnelle. Il commença par demander à son compagnon de lui servir de la viande et du vin, le menaçant, s'il refusait, de descendre lui-même sur la place publique. Il parlait ainsi moins par le désir de se rassasier de viande que pour trouver un prétexte d'aller à la ville.

A cette demande étrange, l'autre fut d'abord fort embarrassé; mais, réfléchissant qu'un refus pourrait l'exposer à quelque grand malheur, il lui donna ce qu'il demandait. Voyant que sa ruse n'avait servi de rien, notre homme alors met de côté toute pudeur; il ne dissimule plus, il dit hautement qu'il va descendre à la ville, il le faut, il y est obligé. Son ami qui ne peut le retenir le voit enfin partir; mais pour observer ce que signifiait ce voyage , il le suit de loin; il le voit entrer dans un lieu de débauche, il apprend qu'il est avec une prostituée. Il l'attend, et lorsque le malheureux, ayant assouvi son absurde passion, sort, il le reçoit dans ses bras, il l'enlace, il le couvre de baisers chaleureux : et sans lui reprocher ce qu'il vient de faire, il l'engage seulement, maintenant qu'il s'est satisfait, à revenir au désert -et à rentrer dans la cellule.

Cette douceur confondit le pauvre pécheur, pénétra jusqu'au fond de son âme et la remplit de componction et de remords : en cet état il suivit son ami qui retournait à la montagne. Arrivé là, il se jette dans une autre cellule, prend une quantité de pain et d'eau suffisante pour un temps assez long, prie son compagnon de fermer la porte et de répondre à ceux qui viendront le demander, qu'il repose. Après quoi il s'enferma pour purifier son âme dans les jeûnes, dans les prières et dans les larmes. Après un laps de temps qui ne fut pas très-long, il survint une grande sécheresse dans tout le pays environnant , et les habitants étaient dans l'affliction. Cependant quelqu'un reçut en songe l'avis d'aller invoquer le secours de l'homme qui était enfermé, parce que ses prières feraient cesser le fléau. La personne qui avait eu le songe partit avec quelques autres; ils ne trouvèrent d'abord que le compagnon de l'homme qu'ils cherchaient, lequel leur fit la réponse convenue. Comme cette réponse était équivoque et pouvait également signifier qu'il dormait ou qu'il était mort, les visiteurs prenant le dernier sens, crurent qu'ils avaient été trompés. Ils eurent de nouveau recours à la prière, et dans une autre vision semblable à la première, ils entendirent encore le même avertissement.

Alors revenant trouver le moine, ils le conjurent de leur montrer l'homme qu'ils cherchaient, parce qu'ils savaient qu'il n'était pas mort. Le religieux comprend alors que le secret est pénétré, et il les conduit vers le Saint. On perce la paroi de la cellule dont il avait muré l'entrée, les hommes se jettent aux pieds du solitaire, lui racontent ce qui se passe et le supplient d'écarter la famine qui est imminente. L'humble anachorète résista d'abord , il était bien éloigné, disait-il, de mériter cette confiance et de posséder ce pouvoir; son péché était encore devant ses yeux comme s'il venait de le commettre. Les visiteurs insistent, racontent tout ce qui est arrivé et finissent par le persuader de se mettre en prière, et ses prières triomphèrent du fléau.

Quant à l'histoire du jeune homme qui, après avoir été le disciple de saint Jean, devint chef de brigands, fut ensuite ressaisi par la main paternelle de l'Apôtre, et ramené par lui du fond d'une caverne de voleurs à la lumière de sa vertu première, tu ne l'ignores pas, tu la sais aussi bien que moi; plus d'une fois, je m'en souviens, tu exprimas ton admiration pour l'étonnante condescendance de l'Apôtre baisant la main encore sanglante d'un homicide, enlaçant ce malheureux enfant dans ses bras et enfin le gagnant au bien pour la seconde fois.

18. Et le bienheureux apôtre Paul, quelle est sa conduite à l'égard d'Onésime, le vaurien , l'esclave fugitif, le voleur? Non content de l'entourer de son affection après l'avoir changé en un autre homme, il demande encore que le maître honore l'esclave converti comme il honore l'apôtre. La prière que je vous fais, dit-il, est pour mon fils Onésime, que j'ai engendré dans mes chaînes, qui vous a été autrefois inutile, mais qui maintenant vous est utile à vous et à moi. Je vous le renvoie, et je vous prie de le recevoir comme mes propres entrailles. J'avais désiré de le retenir auprès de moi, afin qu'il me servît à votre place dans les chaînes que je porte pour l'Evangile. Mais je n'ai rien voulu faire sans votre avis, afin que votre bonne couvre ne soit pas forcée mais volontaire ; car peut-être a-t-il été éloigné de vous pour un temps, afin que vous le recouvriez pour l'éternité; non plus comme un esclave, mais au lieu (556) d'un esclave comme un frère qui m'est fort cher à moi; combien plus à vous à, qui il appartient selon le monde et selon le Seigneur ? Si vous me considérez comme uni à vous, recevez-le comme moi-même. (Philem. X, 18.)

Ecrivant aux Corinthiens, le même apôtre dit encore: De peur qu'étant retourné chez vous je ne sois réduit à :en pleurer plusieurs qui, après avoir péché, n'ont point fait pénitence. (II Corinth. XII, 21.) Et plus loin: Je l'ai déjà promis et je le promets encore, si je retourne chez vous, je n'aurai pas d'indulgence. (Ibid. XIII, 2.)

Tu vois qui sont ceux qu'il pleure, qui sont ceux qu'il n'épargnera pas. Ce ne sont pas les pécheurs: non, ce sont les impénitents, et non pas simplement ceux qui ont refusé de faire pénitence une fois, mais ceux qui, après avoir été invités une et deux fois, n'ont pas voulu obéir; car ces mots: j'ai promis et je promets, j'ai promis une première fois étant présent, je promets une seconde fois étant absent , c'est-à-dire j'écris, ces mots expriment parfaitement ce que nous devons craindre pour nous-mêmes encore aujourd'hui. Si Paul, qui faisait cette menace aux Corinthiens n'est plus présent, le Christ qui parlait par la bouché de Paul, est toujours présent ; si nous demeurons obstinément dans le péché, il ne nous épargnera pas; mais il nous frappera rudement ici-bas et ailleurs. Prévenons donc sa colère par la confession, (Ps. XCIV, 2), c'est-à-dire répandons nos coeurs en sa présence. Si tu as péché, dit l'Ecriture, n'ajoute plus à tes crimes , prie pour tes iniquités passées. (Eccl. XXI, 1.) Et encore : Le juste est le premier accusateur de lui-même. (Prov. XVIII, 17.)

Ainsi n'attendons pas l'accusateur, prenons d'avance son rôle, et par notre bonne volonté prévenons et adoucissons le juge en notre faveur. Pourtoi, tu avoues tes péchés : je le sais, tu t'estimes très-malheureux; mais cela ne suffit pas, je voudrais te persuader que ta justification est possible. Cette confiance est nécessaire , sans elle un simple aveu demeurera stérile; tu auras beau t'accuser, tu n'en resteras pas moins sous le joug du péché. Nul, en effet, ne saurait travailler à quoi que ce soit avec ardeur, à moins d'être persuadé qu'il ne travaille pas en pure perte ; ce n'est rien de semer si l'on ne sait attendre avec confiance la moisson. Qui voudra s'astreindre à une fatigue qu'il croira ne devoir rien produire ? Ainsi en est-il de celui, qui sème des paroles, des larmes, des confessions: si l'espérance lui fait défaut, il ne s'affranchira pas du péché; de même que le laboureur qui désespère de la récolte ne s'occupe plus de combattre les fléaux des semences ; ainsi celui qui sème la confession et les larmes , s'il n'en attend aucun fruit, ne pourra pas rejeter ce qui corrompt la pénitence et la rend inutile.

Or, une chose qui rend la pénitence inutile, c'est d'être toujours l'esclave des mêmes péchés. S'il y en a un qui édifie et un qui détruit, quel sera le résultat sinon la peine ? Tu t'es lavé après avoir touché à un mort, et tu y touches de nouveau ! de quoi te sert ton bain? (Eccli., XXXIV, 30).

Voici un homme qui jeûne pour obtenir la rémission de ses péchés; et qui un peu plus loin retombe dans les mêmes actions; voulez-vous que l'on s'arrête à sa prière ? Ecoutons encore l'Ecriture : Celui qui délaisse la justice pour retourner au péché, Dieu le réserve au glaive vengeur (Eccl. XXVI , 27) , et, tel le chien qui retourne à son vomissement, tel l'insensé qui s'obstinant dans le mal, retourne à son péché.

19. Ainsi donc confesse ton péché, confesse-le non-seulement pour t’accuser stérilement toi-même, mais avec l'intention salutaire de te justifier par la pénitence : une telle confession imprimera dans ton âme un sentiment de pudeur qui l'empêchera de tomber dans les mêmes péchés. Se condamner hautement soi-même et s'avouer pécheur, c'est une chose commune même parmi les infidèles. Beaucoup de gens de théâtre, hommes et femmes, songeant à leurs turpitudes, déplorent leur état, mais sans se proposer un but pratique. C'est pourquoi je n'appelle pas cela une confession, car cet aveu de leurs fautes n'est pas accompagné d'un sentiment de componction, ni de larmes amères, ni d'aucun changement de vie. Il y en a même qui n'en usent ainsi que pour mendier un peu de gloire auprès de ceux qui les écoutent, et qui tirent vanité de cette espèce de franchise. D'ailleurs les fautes, avouées par celui qui les a commises, ne paraissent plus avoir la même gravité qu'accusées par un autre. Il y en a encore qui tombent dans l'insensibilité à force de désespoir, et qui, méprisant l'opinion des hommes, dévoilent leur propre honte avec autant d'indifférence que s'il s'agissait des autres.

Tu ne seras ni de l'une ni de l'autre de ces deux classes d'hommes, ni de ceux qui se confessent par bravade, ni de ceux qui le font par (557) désespoir. Je veux que ta confession soit accompagnée d'espérance, que tu coupes jusqu'à la racine du désespoir et que tu sois animé d'un sentiment tout contraire. Mais quelle est la racine, et comme la mère du désespoir, sinon la paresse ? Car ce n'est pas assez dire que de l'appeler seulement la racine du désespoir, il faut encore ajouter la nourrice et la mère. De même que la corruption produit les vers, et en est ensuite augmentée; de même aussi la paresse engendre le désespoir qui la nourrit à son tour; ce mutuel secours qu'ils se prêtent l'un à l'autre, fait qu'ils prennent un accroissement considérable. Diminuer l'un de ces maux et tailler hardiment dans le vif, c'est le moyen facile de détruire l'autre. Car celui qui n'est point paresseux ne saurait tomber dans le désespoir, et réciproquement celui qui se nourrit de bonnes espérances, qui ne s'abandonne pas lui-même, celui-là ne croupira jamais dans la paresse. C'est donc ce couple qu'il faut détruire, c'est son joug qu'il faut briser; je veux dire ce sophisme si complexe dans lequel s'enveloppe et se retranche la paresse.

Tel pénitent après beaucoup de bonnes oeuvres retombe dans des fautes très-graves; il ne faut pas qu'il s'imagine alors que tout le fruit de ses précédentes vertus sera entièrement perdu, s'il ne parvient pas à mettre dans la balance du bien un poids égal à celui qu'il a jeté du côté du mal. C'est une erreur dont il faut se défaire. Les bonnes oeuvres ressemblent à une solide cuirasse, qui, si elle ne repousse pas le trait acéré, l'empêche au moins d'accomplir son oeuvre de destruction; elle est percée de part en part, c'est vrai, mais elle a empêché le corps d'être atteint. N'oublions pas que celui qui sortira de ce monde après y avoir fait beaucoup d'actions, les unes bonnes, les autres mauvaises, trouvera du moins quelque consolation au milieu de ses tourments; tandis que celui qui n'emportera avec lui que des crimes, souffrira éternellement des peines inexprimables.

En effet, les mauvaises actions seront mises en balance avec les bonnes : si par bonheur celles-ci l'emportent, tout sera sauvé, et l'influence des mauvaises sera nulle; si au contraire les mauvaises pèsent davantage, et que les bonnes ne puissent résister à leur fatale pression, elles l'entraîneront où elles tendent, au feu de l'enfer.

Et la raison n'est pas seule à nous suggérer ces vérités, les oracles divins y concourent avec elle. Il rendra à chacun selon ses oeuvres, dit l'Apôtre (Rom. II, 6). Ces différences de conditions, on ne les trouve pas seulement dans l'enfer, mais aussi dans le royaume des cieux

Il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père (Jean. XIV, 2), dit notre Sauveur Autre est l'éclat du soleil, autre celui de la lune (I. Corinth. XV, 41), dit encore l'Apôtre. Que l'on ne s'étonne pas de ces distinctions, puisque l'Apôtre va jusqu'à dire qu'il y a des différences entre une étoile et une autre étoile.

Convaincus de ces vérités, ne renonçons jamais aux bonnes oeuvres, ne nous rebutons pas, et quand même nous ne pourrions pas monter au rang du soleil ou de la lune, ne dédaignons pas celui des étoiles; ayons seulement leur vertu et nous aurons du moins notre place dans le ciel. Si nous ne pouvons pas devenir or ou pierre précieuse, il nous restera le degré de l'argent, et nous serons ;'placés dans les fondements de l'édifice. Prenons seulement garde de ne pas descendre jusqu'au rang de la matière qui n'est bonne qu'à alimenter le feu. Sommes-nous incapables des grandes choses, ne négligeons pas pour cela les petites. : Dieu nous garde de cette folie extrême. La richesse matérielle s'accroît par le soin que prennent ceux qui la convoitent, de ne négliger aucun gain, même le plus petit, et il en est de même des biens spirituels. Lorsque le souverain Juge promet une récompense pour un verre d'eau froide, quoi de plus absurde que de négliger les petites choses, sous prétexte que nous sommes incapables des grandes? Celui qui tient aux moindres choses, est animé d'une ardeur extrême pour les plus grandes; quiconque néglige les unes, manquera aussi l'occasion des autres. C'est afin qu'il n'en soit pas ainsi que le Christ promet aux oeuvres les plus petites une si large récompense. Quoi de plus facile que de visiter les malades Or un prix considérable est proposé en retour.

Gagne la vie éternelle, délecte-toi dans le Seigneur, sois le suppliant du Christ; reprends le joug suave; subis le fardeau léger; couronne ta vie par une fin digne du commencement; ne perds pas la richesse que tu as acquise. Si tu continues d'irriter Dieu par tes péchés, tu te perdras infailliblement; mais si, avant que le dommage soit irréparable, avant que l'inondation ait détruit toute la moisson, tu te décides à fermer les canaux du péché, (558) non-seulement tu recouvreras ce que tu as déjà perdu, mais tu y ajouteras encore une nouvelle et abondante récolte. Médite sur toutes ces choses et ensuite secoue ta poussière ; relève-toi de terre, et tu deviendras la terreur de l'ennemi. Maintenant qu'il t'a terrassé et qu'il espère que tu ne te relèveras pas, s'il te voit de nouveau lever la main pour te défendre, il sera stupéfait de cet événement qu'il n'a pas prévu: il hésitera, avant d'user d'une nouvelle ruse pour te renverser, et toi-même tu seras prémuni davantage contre ses coups.

Si les malheurs des autres nous instruisent, que ne feront pas les nôtres? C'est la bénédiction que j'appelle sur ta tête : j'espère qu'elle y descendra par la grâce de Dieu, qu'elle te fera briller d'un nouvel éclat, et que par ta vertu tu seras le protecteur et l'exemple de tes frères. Pour cela je ne demande de toi qu'une seule chose, c'est que tu ne désespères pas, que tu ne perdes pas courage. Voilà ce que je ne cesserai de te répéter dans tous mes discours, ce que je te dirai même par la bouche des autres : suis ce conseil, et pour te guérir, tu n'auras pas besoin d'autres remèdes.

 

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DEUXIÈME EXHORTATION (1).

 

ANALYSE. A la première exhortation, Théodore pouvait faire, et peut-être avait-il fait , l'objection suivante : Est-ce donc un crime si énorme de prendre soin des affairés de sa famille ? or, je ne fais pas autre chose. Voici la réponse : Ce qui est permis à d'autres, ne l'est plus à Théodore, qui a contracté avec Dieu un engagement d'une nature particulière ; enrôlé dans la milice sainte, il ne peut plus vivre comme les simples chrétiens, sans se rendre coupable de désertion. Théodore a donc commis un péché grave; il ne doit pas l'aggraver encore, en restant dans l'état où il s'est mis. Sa chute a été le résultat d'une surprise; qu'il se relève, et tout sera réparé. — La nature humaine est faillible , mais elle se relève aussi vite qu'elle tombe, exemple de David. — Théodore sera jugé un jour par celui qu'il méprise aujourd'hui. — Vanité des biens de ce monde. — Inconvénients de la royauté, de la gloire, de la richesse, du mariage. Du reste, l'union conjugale, quoiqu'elle soit une chose sainte, serait maintenant un adultère pour Théodore. — Théodore ne doit pas avoir moins de zèle pour son propre salut, que n'en ont ses amis. — Soucis de la vie de famille. — Nul n'est libre que celui qui vit pour Jésus-Christ. Il n'y a pour le chrétien qu'un seul malheur, c'est d'offenser Dieu. Résumé rapide et éloquent des motifs développés dans cette seconde exhortation.

 

1. Si les larmes et les gémissements pouvaient s'envoyer dans une lettre, celle que je t'écris en serait toute remplie. Je pleure, non parce que tu t'occupes maintenant des affaires de ta maison, mais parce que tu t'es effacé toi-même de la liste où sont les noms de tes frères, parce que tu as foulé aux pieds le pacte conclu avec le Christ. Voilà pourquoi je gémis, pourquoi je m'afflige, pourquoi je m'épouvante et tremble, sachant que cette violation attirera une condamnation terrible sur ceux qui , après s'être enrôlés dans la sainte milice , abandonnent lâchement leur poste. De savoir si le châtiment qui les attend sera sévère, ce n'est pas une question difficile à résoudre. Celui qui n'est pas soldat ne peut pas être accusé de désertion : une fois soldat, si l'on est convaincu d'avoir quitté son poste, le danger que l'on court, c'est le dernier supplice. Ce qui peut arriver de plus funeste à celui qui lutte, mon cher Théodore, ce n'est pas de tomber, c'est de rester par terre; ce qu'il y a de plus fâcheux pour qui combat, ce n'est pas d'être blessé, c'est de désespérer après le coup reçu et de négliger sa blessure.

Un marchand ne renonce pas à la navigation pour avoir fait naufrage une fois. H recommence à traverser la mer et les flots, à braver le vaste Océan, et il recouvre sa fortune perdue. Et les athlètes, n'en voyons-nous pas conquérir des couronnes après avoir été plusieurs fois renversés? Souvent aussi le soldat qui a fui, finit par remporter le prix de la bravoure, pour avoir vaincu les ennemis. Beaucoup qui avaient renié le Christ parla contrainte des tourments, ont combattu de nouveau et sont sortis de l'arène avec la couronne du martyre. Si chacun d'eux eût,désespéré après un premier échec,

 

1 Pour l’historique des deux exhortations, voir page 35.

 

la possession des biens que leur a valu une seconde tentative leur échappait pour jamais. De même pour toi, mon cher Théodore , ce n'est pas une raison, si l'ennemi t'a fait un peu lâcher pied, pour que tu te précipites toi-même dans le gouffre; c'en est une, au contraire, pour que tu tiennes ferme maintenant et que tu regagnes promptement le terrain perdu; ne t'arrête pas un instant à la pensée que ta chute sera une honte pour toi. Le soldat qui revient du combat avec une blessure a-t-il encouru la honte? Non, la honte consiste à jeter ses armes et à fuir devant l'ennemi. Tant qu'un homme tient ferme en combattant, quand même il serait blessé et céderait un peu, il faudrait n'avoir pas de coeur et ignorer entièrement ce que c'est que la guerre pour lui en faire un reproche. Il n'appartient qu'à ceux qui ne combattent pas de n'être pas blessés; pour ceux qui attaquent l'ennemi avec un grand courage, il n'y a rien d'étonnant qu'ils soient blessés, ni même qu'ils tombent. Voilà ce qui t'est arrivé : pendant que tu t'efforçais de tuer le serpent, tu as été mordu par lui. Mais confiance: tu n'as besoin que d'un peu de courage et de tempérance, et tu ne garderas pas même la marque de cette blessure: que dis-je? avec la grâce de Dieu, tu écraseras la tête du dragon lui-même; ne te trouble pas d'avoir été pris au piège si vite et dès le principe. Le Mauvais a vu, il a vu du premier coup d'oeil la vertu de ton âme : il a conjecturé par maints symptômes que l'avenir lui réservait dans ta personne un ennemi redoutable. Par la vigueur de tes premières attaques, il a jugé que, s'il ne se hâtait de te prévenir , il devait s'attendre à une défaite entière. C'est pourquoi il s'est bâté, il a épié le moment favorable et il s'est jeté sur toi pour te terrasser; mais son effort tournera (560) contre lui , si tu veux résister généreusement. Qui n'admira autrefois ta prompte conversion, ton élan sincère et impétueux dans la voie du bien? La délicatesse des mets négligée, le luxe des habits méprisé, tout faste foulé aux pieds, la sagesse profane abandonnée, et les saintes lettres étudiées exclusivement avec ardeur; les jours entiers voués à l'étude, les nuits consacrées à la prière, nul souci de la gloire des ancêtres, les richesses jugées indignes d'occuper seulement l'esprit, mettre son bonheur à embrasser les genoux des frères, à se jeter à leurs pieds, plutôt qu'à jouir des avantages d'une illustre naissance, voilà ce qui faisait le supplice de l’Ennemi, ce qui l'excitait à un combat furieux; mais la blessure qu'il t'a faite n'est pas mortelle. S'il t'eût renversé après une longue lutte , je veux dire après des jeûnes persévérants, après des années passées à coucher sur la terre nue , et dans les autres exercices ascétiques , ce ne serait certes pas encore le cas de désespérer; toutefois, on pourrait dire qu'un grand dommage a été causé par une défaite survenue après tant de travaux, de fatigues et de victoires. Mais puisque le traître t'a fait tomber par une lâche surprise , lorsqu'à peine tu mettais le pied dans la lice, dès lors il n'a rien gagné, sinon d'échauffer ton ardeur pour le combat. Tu ne faisais que de mettre à la voile; tu ne ramenais pas d'un lointain voyage ton navire chargé d'une riche cargaison, lorsque l'affreux pirate t'aborda. Comme celui qui entreprend de tuer un lion généreux , s'il ne fait que lui effleurer la peau, loin de lui nuire, l'excite encore davantage et le rend plus invincible et plus indomptable ; de même , lorsque notre ennemi a essayé de te faire une blessure profonde, et qu'il a manqué son coup, il t'a rendu par là même plus vigilant et plus attentif à retremper ta vertu dans le jeûne et la mortification.

2. C'est quelque chose de bien changeant que la nature humaine; facile à surprendre, elle se dégage facilement aussi des étreintes de la fraude ; elle tombe vite et se relève non moins vite. Considère David, cet homme si parfait, ce roi selon le coeur de Dieu, ce grand prophète: il ne fut pas sans laisser voir qu'il était homme ; un jour, il s'éprit d'amour pour la femme d'un autre; il ne s'en tint pas là; il passa de la convoitise à l'adultère, et de l'adultère à l'homicide; mais lorsqu'il eut reçu ces deux blessures, il se garda bien de s'en faire lui-même une troisième; il courut aussitôt vers le médecin; il s'appliqua les remèdes convenables, le jeûne , les larmes, les gémissements, les prières incessantes , la confession fréquente de son péché; et par là il se rendit Dieu propice, et il reconquit sa dignité première, au point que la mémoire du père put étendre son ombre protectrice jusque sur l'idolâtrie du fils. Car Salomon fut pris dans le même filet que son père : l'amour des femmes l'éloigna du Dieu de ses pères. Par où tu vois que c'est un très-grand malheur de ne pas savoir maîtriser ses passions, et, quand on est homme, de se faire l'esclave des femmes. Ce péché mit Salomon, un homme qui fut d'abord juste et sage, en danger de perdre tout son royaume. Dieu n'en laissa la sixième partie à Roboam que par considération pour David.

S'il s'agissait de l'éloquence profane , et, qu'après l'avoir étudiée avec ardeur, tu l'eusses abandonnée pour te livrer à l'oisiveté et au désoeuvrement, je te rappellerais le souvenir du barreau, de la tribune , des couronnes qu'on y remporte , et du talent de la parole qu'on y acquiert , et je t'exhorterais à reprendre tes travaux en vue de tous ces avantages; mais puisque nous courons la carrière du ciel, et que les choses de la terre ne sont rien pour nous, je rappelle à ta mémoire un autre barreau et une autre tribune, mais terribles et qui nous doivent faire trembler ; car il faut que nous comparaissions tous au tribunal du Christ. (Cor. V,10.) Sur ce tribunal siège celui que tu méprises maintenant. Que dirons-nous alors? Quelle excuse apporterons-nous, si nous persévérons dans nos mépris? Encore une fois que dirons-nous? Prétexterons-nous les soucis des affaires? Mais il nous a prévenus : A quoi servira-t-il à l'homme de gagner le monde entier, s'il perd son âme ? (Math. XVI, 26.) Dirons-nous que d'autres nous ont séduits ? Mais il ne servit de rien à Adam de mettre en avant la femme et de dire : La femme que tu m'as donnée m'a séduit. (Gen. III, 12.) Ce fut aussi en vain élue la femme accusa le serpent. Il est certainement terrible , ô mon cher Théodore, ce tribunal qui n'a pas besoin d'accusateur, et qui n'attend pas de témoin. Le juge voit tout à nu et à découvert, et nous rendrons compte non-seulement de nos actions, mais de nos pensées ; ce juge scrute les pensées et les volontés. Peut-être allégueras-tu la faiblesse de la nature et l'impossibilité de porter le joug? (561) Quelle justification ! ne pouvoir souffrir un joug suave ni porter un fardeau léger ! Est-ce une chose pénible et laborieuse que le repos après le travail? Or, le Christ nous y appelle en disant : Venez à moi vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous, et apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur; car mon joug est doux et mon fardeau léger. (Matth. XI, 28.) Quoi de plus doux, en effet, que d'être affranchi de soucis, d'affaires et de craintes, d'être tranquille à l'abri des flots agités de la vie, dans le calme du port?

3. Dis-moi ce que tu vois de plus heureux et de plus digne d'envie en ce monde? La puissance souveraine, la richesse et la considération des hommes? quoi de plus misérable que ces choses, si on les compare à la liberté des enfants de Dieu? Le souverain est soumis au caprice des peuples, aux emportements aveugles de la multitude, à la crainte de souverains plus puissants , aux soucis du gouvernement ; ajoute qu'on est prince aujourd'hui et demain simple particulier. La vie présente ne diffère pas de la scène: sur la scène celui-ci remplit le rôle d'un roi, celui-là d'un général , cet autre d'un soldat ; et le soir venu , le roi n'est plus roi, le prince n'est plus prince, le général n'est plus général; de même au jour des justices, chacun recevra sa récompense, non d'après son personnage, mais d'après ses oeuvres. Que vaut donc une gloire qui passe ainsi que la fleur des champs ? Que valent des richesses, qui n'empêchent pas ceux qui les possèdent d'être déclarés malheureux? Malheur aux riches! dit l'Écriture; et encore: Malheur à ceux qui se fient en leur force et qui se glorifient de leurs grandes richesses! (Luc. VI, 24; Ps. XLVIII, 6.)

Pour le chrétien, jamais il ne perd sa souveraineté ; jamais de riche il ne devient pauvre, ni de glorieux obscur: il demeure riche même quand il mendie; la main de Dieu l'élève lorsqu'il s'abaisse. Sa souveraineté, il ne l'exerce pas sur des hommes, mais sur des puissances qui sont soumises au prince des ténèbres; et personne ne peut la détruire.

L'union conjugale est une chose légitime, j'en conviens : C'est chose honorable que le mariage et le lit immaculé; mais les fornicateurs et les adultères, Dieu les jugera. (Heb. XIII, 4.)

Mais pour toi, tu ne peux plus désormais pratiquer la justice dans le mariage. Une fois qu'on s'est voué à l'Époux céleste, le quitter pour s'attacher à une femme, c'est commettre un adultère, ce n'est pas contracter un mariage : voilà ce que mille négations ne détruiront pas. Que dis-je? C'est un crime plus grave que l'adultère, d'autant que Dieu est plus excellent que l'homme. Ne te laissé pas séduire par ceux qui te diront : Dieu n'a pas défendu le mariage. Je le sais bien : non, il n'a pas défendu le mariage, mais il a défendu l'adultère, que tu veux commettre. A Dieu ne plaise que tu t'engages jamais dans les liens du mariage ! Quoi d'étonnant que le mariage soit regardé comme un adultère, lorsqu'il se fait au mépris de Dieu? L'homicide n'a-t-il pas été réputé à justice, et l'humanité trouvée plus condamnable que l'homicide? Est-ce que Dieu n'a pas, en certains cas, défendu celle-ci et ordonné celui-là. Phinées fut réputé avoir agi selon la justice, en perçant de son épée le fornicateur et sa complice. Quant à Saül qui, contrairement à l'avis de Dieu, sauva le roi des étrangers, Samuel, le saint de Dieu, eut beau passer des nuits entières à pleurer, à gémir, à prier, il ne put le sauver de la condamnation que Dieu avait portée contre lui. Si donc l'humanité, lorsqu'elle va contre l'ordre de Dieu, est jugée plus sévèrement que le meurtre, quoi d'étonnant que le mariage, lorsqu'il a lieu au mépris du Christ, soit condamné plus fortement que l'adultère même? Comme je le disais en commençant, si tu n'étais qu'un simple particulier, personne ne t'accuserait de désertion : mais maintenant tu ne t'appartiens plus, ayant été enrôlé sous les drapeaux du grand Roi. Si la femme n'est plus maîtresse de son propre corps, si elle appartient à son mari, à plus forte raison convient-il que ceux qui vivent dans le Christ ne soient plus les maîtres de leurs corps. (Cor. VII, 4.) Celui que tu méprises, est le même qui te jugera. Qu'il ne sorte jamais de ton souvenir : songe aussi au fleuve de feu. Un fleuve de feu, dit le Prophète, coulait devant lui. (Dan. VII, 40.) Une fois livré par lui au feu, on doit perdre tout espoir de voir finir son supplice. Les voluptés déréglées de la vie ne diffèrent point des ombres et des songes. Le péché n'est pas encore commis que déjà le plaisir est éteint mais le châtiment du péché ne connaît pas de terme. Courte est la douceur du mal, éternelle son amertume.

Qu'y a-t-il de durable dans les choses du (562)monde, dis-moi? La richesse? elle ne reste pas même jusqu'au soir bien souvent. La gloire? écoute la parole d'un homme juste : Ma vie va plus vite qu'un coureur. (Job. IX, 25.) De même que les coureurs bondissent avant d'avoir touché la terre, ainsi s'envole la vie avant qu'elle soit venue. Rien de plus précieux que l'âme, nul ne l'ignore, pas même le plus sot. Rien ne se peut mettre en balance avec une âme, a dit un poète profane. Je sais que tu es beaucoup plus faible qu'autrefois pour combattre le démon : je sais que tu brûles au milieu des flammes de la volupté. Mais si tu disais à l'Ennemi : non, je ne veux pas être l'esclave de tes plaisirs; non, je n'adore pas le père de tous les maux; si tu levais tes yeux en haut, le Sauveur écarterait de toi la flamme; pour ceux qui t'ont jeté dans le feu, il les brûlera, et toi, il t'enverra dans ta fournaise un nuage, une rosée, un air rafraîchissant; et le feu de la concupiscence n'aura plus de prise sur tes pensées, ni sur ta conscience : seulement, ne te brûle pas toi-même. Des villes fortes, que les ennemis du dehors ne peuvent emporter avec leurs armes et leurs machines de guerre, la trahison d'un ou deux citoyens les livre sans peine aux assiégeants. Si nulle pensée intérieure ne te trahit, le Mauvais qui est dehors aura beau faire avancer toutes ses machines de guerre, jamais il ne te prendra.

4. Par la grâce de Dieu, tu as des amis nombreux et d'une vertu éminente qui déplorent avec nous ton état , tout prêts à t'oindre pour le combat, qui tremblent pour ton âme; par exemple le saint de Dieu, Valère, Florent, son frère, et Porphyre, rempli de la sagesse de Jésus-Christ. Ils gémissent tous les jours, ils ne cessent de prier; et il y a longtemps qu'ils auraient obtenu ce qu'ils demandent, si tu avais pu te retirer seulement un peu des mains de l'Ennemi. N'est-il pas étrange, lorsque d'autres ne désespèrent pas de ton salut; et prient sans cesse pour un membre de leur corps, que toi, parce que tu es tombé une fois, tu ne veuilles pas te relever, que tu restes gisant par terre, criant presque à l'ennemi : égorge, frappe; n'épargne rien? Est-ce que celui qui est tombé ne se relèvera pas? dit l'oracle divin. (Jer. VIII, 4.) Mais toi, tu contredis cet oracle; car désespérer après qu'on est tombé, qu'est-ce autre chose, sinon affirmer que celui qui est tombé ne se relève pas? Non, je t'en conjure, ne te fais pas à toi-même ce tort immense : et pour nous, ne nous force pas à boire ce calice d'amertume.

Je t'exhorte ainsi, non parce que tu n'as pas encore atteint ta vingtième année, je ne te parlerais pas autrement lors même que tu aurais franchi la plus grande partie de ta carrière , que toute ta vie se serait écoulée dans l'union avec le Christ, et que ce malheur t'aurait frappé dans une extrême vieillesse; non, il ne serait pas bon même en pareil cas de désespérer . mais ce serait le moment de se souvenir du Larron justifié sur la croix, et des ouvriers de la onzième heure, qui reçoivent le salaire pour toute la journée. Mais s'il n'est pas bon, s'il n'est pas sage de désespérer quand on est tombé au terme de la vie; aussi n'est-il pas sûr de s'appuyer entièrement sur cette espérance, et de dire : Hé bien ! je jouirai jusque-là des plaisirs de la vie, puis je me mettrai à l'oeuvre pour un peu de temps, et je recevrai la même récompense que si j'avais travaillé tout le temps dé ma vie. A ce propos je me souviens de ce que tu répondais toi-même à ceux qui t'engageaient autrefois à fréquenter les écoles du siècle : qu'arrivera-t-il si une prompte fin vient terminer ma vie passée dans le mal? Comment me présenterai-je à celui qui a dit : Ne tarde pas à te convertir au Seigneur, et ne remets pas de jour en jour. (Eccli. V, 8.) Rappelle-toi cette pensée, et crains le voleur : c'est-à-dire le trépas, que le Christ appelle ainsi parce qu'il arrive à l'heure qu'on s'y attend le moins. Songe aux sollicitudes de la vie soit privée, soit publique, aux craintes de ceux qui sont au pouvoir, à l'envie des citoyens, aux coups du sort dont nulle hauteur n'est exempte, aux travaux, aux misères, aux basses flatteries bonnes pour des esclaves; je dirai même malséantes pour les esclaves qui conservent encore quelque respect d'eux-mêmes; ajoute ce qui est plus malheureux encore, que le fruit de toutes ces peines ne dépasse pas la limite de cette vie. Et combien encore, à qui il n'est pas donné de jouir de leurs travaux, mais qui, après avoir dépensé leur première jeunesse aux peines et aux dangers, lorsqu'ils espéraient enfin saisir la récompense tant convoitée, s'en sont allés sans avoir rien gagné et les mains vides? Si, quand on a affronté quantité de périls et terminé heureusement plusieurs guerres, on peut à peine regarder avec confiance les rois de la terre, comment regardera-t-on le Roi du ciel, lorsque toute sa vie on aura vécu et combattu au service d'un autre?

 

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5. Et les soucis domestiques que donnent une femme, des enfants, des serviteurs, veux-tu que nous en parlions? Il est fâcheux d'épouser une femme pauvre, fâcheux d'en épouser une riche : avec l'une on est dans la gêne, avec l'autre dans la dépendance. Il est pénible d'avoir des enfants, plus pénible de n'en pas avoir: dans le premier cas, c'est un mariage stérile , dans le second c'est une servitude amère. L'enfant est-il malade, quelle crainte ! Une mort prématurée l'a-t-elle enlevé, quel chagrin pour la vie ! A chaque âge ce sont de nouveaux soucis, de nouvelles alarmes, de nouvelles peines. Que dire des serviteurs et de leurs vices? Est-ce donc une -vie, mon cher Théodore, que celle où une âme, tiraillée par tant de soucis , est esclave de tant de choses , vit pourtant d'objets, et jamais pour soi-même? Parmi nous rien de tel, mon cher ami, j'en appelle à ton propre témoignage.

Pendant le temps trop court que tu as voulu relever ta tête au-dessus des flots , tu goûtais une paix , une joie que tu ne peux pas avoir oubliée. Personne n'est libre que celui qui vit pour le Christ : celui-là est placé au-dessus de toutes les injures du sort: et s'il ne veut pas se nuire à lui-même, nul ne pourra lui nuire. Il n'offre pas de prise à l'ennemi; la perte des ri

` chesses ne le touche pas ; il sait que nous n'avons rien apporté en venant en ce monde, que nous n'emporterons rien lorsque nous le quitterons. Le désir des honneurs et de la gloire ne le possède pas, il sait que nous n'avons d'établissement durable que dans le ciel: les injures ne le chagrinent pas, les violences mêmes ne sauraient le faire sortir de son calme; il n'est qu'un malheur pour le chrétien, c'est d'offenser Dieu. Pour tout- le reste, perte de fortune, exil, péril suprême, il ne le regarde pas comme un mal; ce qui fait frissonner d'épouvante tous les hommes, le passage de ce monde à un autre, est pour lui plus doux que la vie.

Comme un homme du haut d'un rocher voit sans péril la mer furieuse bondir à ses pieds, tandis que ceux qui naviguent sur ses flots en courroux sont exposés aux dangers les plus variés et les plus terribles, les uns engloutis par les vagues, les autres brisés contre les écueils, d'autres s'efforçant d'aller dans une direction, et entraînés malgré eux, captifs de la violence du vent, dans le sens contraire; un grand nombre se débattant à demi-submergés, ceux-ci n'ayant plus que leurs mains pour tout navire et tout gouvernail, ceux-là se soutenant à l'aide de quelques fragments de leur vaisseau, d'autres enfin surnageant déjà privés de la vie; ainsi le soldat de l'armée du Christ échappe au tumulte et aux orages du monde, placé qu'il est dans un lieu dont la sûreté égale l'élévation. Et qu'y a-t-il de plus haut, de plus sûr, que de s'attacher à une seule pensée : plaire à Dieu?

As-tu vu, Théodore, les naufrages essuyés sur cet océan par les navigateurs qui le fréquentent? Si tu les as vus , je t'en conjure, fuis la mer, sauve-toi des flots, gagne la hauteur où tu ne seras pas surpris par la vague. Il y a une résurrection, il y a un jugement : un tribunal redoutable nous attend au sortir de cette vie. Il faut que tous comparaissent devant le tribunal du Christ. (Cor. V, 10.) Ce n'est pas une menace vaine que celle de l'enfer; ce n'est pas une promesse mensongère que celle de la félicité du ciel, tandis que toutes les choses de la vie ne sont qu'une ombre, sont moins qu'une ombre, et toutes pleines de dangers, et de la plus profonde servitude. Ne vas pas perdre l'une et l'autre vie, lorsque tu pourrais faire ton profit de toutes deux, si tu voulais : car ceux qui vivent dans le Christ peuvent aussi faire leur profit de cette vie; saint Paul l'enseigne lorsqu'il dit : je veux vous épargner ces maux; et plus loin : je dis cela pour votre utilité. (Cor. VII, 28, 35.) Vois-tu aussi dans le même passage comme l'homme qui s'attache au Seigneur est plus haut placé que celui qui est marié.

Une fois sorti d'ici, il n'y a plus de repentir pour personne, une fois hors du stade, une fois le spectacle fini , l'athlète ne peut plus combattre. Médite ces choses, et brise dans la main de l'Ennemi le glaive- avec lequel il tue tant d'âmes : c'est-à-dire le désespoir par lequel il ôte l'espérance à ses victimes, quand il les a terrassées. Trait redoutable entre les mains de notre ennemi, le désespoir est encore une chaîne dont il garrotte ses prisonniers pour les tenir à jamais sous son pouvoir; et cependant par la grâce de Dieu nous pourrons rompre ce bien dès que nous le voudrons. Je sais que j'ai dépassé la mesure d'une lettre, mais pardonne-moi : je ne l'ai pas fait de mon plein gré , j'ai été contraint par la charité et par la douleur. Voilà ce qui m'a obligé à écrire cette lettre malgré les avis d'un grand nombre. Cesse de travailler pour rien, et de semer sur les pierres , me disaient quelques-uns : je n'ai (664) écouté personne. J'ai l'espoir, me disais-je, qu'avec la grâce de Dieu , mes lettres ne seront pas sans résultat; si, ce qu'à Dieu ne plaise, il en arrivait autrement, du moins ne pourra-t-on me faire un crime de mon silence. Je n'aurai pas montré moins de dévouement que les matelots : lorsque ceux-ci aperçoivent des hommes qui se cramponnent aux planches d'un navire brisé par les vents et les flots, ils replient leurs voiles, jettent l'ancre, lancent leur chaloupe et font tout pour sauver des inconnus, des hommes qu'ils ne connaissent que par le malheur. S'ils refusaient le secours, personne, du moins, n'accuserait de leur perte ceux qui ont voulu les sauver. J'ai fait ce qui était en mon pouvoir; j'ai la confiance qu'avec la grâce de Dieu tu feras aussi ce qui dépendra de toi, que nous te reverrons dans le troupeau du Christ, florissant de santé et de vie comme autrefois , et que nous te recouvrerons bientôt par les prières des saints, ô tête si chère de mon ami ! Si tu fais quelque cas de nous , si tu ne nous as pas tout à fait banni de ton souvenir, daigne nous répondre, tu nous combleras de joie.

 

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