LIVRE 6

 

TRAITÉ DU SACERDOCE

LIVRE SIXIÈME

ANALYSE

(Tirée de Dom Remy Ceillier)

On voit dans le sixième livre avec quelle rigueur les prêtres seront punis pour les péchés du peuple, sans qu’ils puissent s’excuser sur la capacité, ni sur l’ignorance, ou sur la violence qu’on leur a faite pour les élever au sacerdoce. — On y voit encore avec quelle prudence et quelle précaution ils doivent vivre pour se préserver de la contagion du siècle, pour conserver en son enlier la beauté spirituelle de leur âme : avec combien de zèle, d’exactitude et de vigilance, ils doivent s’acquitter de leurs fonctions. — Ils sont ambassadeurs de Dieu non pour une seule ville, mais pour toute la terre. — Ils sont établis afin de prier et d’intercéder pour les péchés de tous les hommes, et non-seulement de ceux qui sont vivants, mais même de ceux qui sont morts. — Après avoir invoqué le Saint-Esprit, ils accomplissent ce sacrifice si digne de vénération, et dont on n’approche qu’avec tremblement. — Ils tiennent si longtemps entre leurs mains le Maître et le Seigneur de tons les hommes. — La prudence la plus attentive leur est nécessaire pour ne blesser aucun de ceux qu’ils sont obligés de voir chaque jour, et s’accommoder avec tous, non en usant d’artifice, de dissimulation, de complaisance et de flatterie, mais plutôt en agissant avec une grande confiance et beaucoup de liberté, usant toutefois de condescendance en de certaines rencontres, selon la nécessité des affaires, et en entremêlant dans leur conduite la sévérité avec la douceur. — Quelque grands que soient les travaux des moines , et quelque rudes que soient les combats qu’ils ont à essuyer, saint Chrysostome trouve qu’il y a moins de peines dans leur état que dans le ministère épiscopal; qu’il est bien plus aisé de pratiquer la vertu dans la solitude que dans les emplois de l’Eglise, qui exposent un évêque à beaucoup d’occasions, et réveillent aisément en lui les vices et les défauts, qui seraient couverts par la solitude. — Le saint docteur revient encore à la fin de ce livre sur le conseil déjà donné précédemment, de ne pas négliger les bruits populaires, quand même ils sont faux. — Il n’est pas difficile de se sauver soi-même. — Le prêtre est exposé à un châtiment plus terrible que tes simples fidèles. — On démontre par diverses comparaisons quels doivent être la crainte et le saisissement d’un homme que l’on veut élever au sacerdoce. — Il n’y a point de guerre plus terrible que celle que nous fait le démon en pareil cas.

 


  

1. Voilà, pour la vie présente, les épreuves que doit traverser un prêtre. Mais qu’est-ce que cela, en comparaison de ce que nous aurons à subir ailleurs, quand il nous faudra rendre compte de toutes les âmes qui nous auront été confiées, oui de toutes, les unes après les autres? La honte n’est pas le seul danger que nous ayons à courir, mais après la honte, il y va encore pour nous d’un supplice éternel. Il y a une parole que j’ai déjà citée : Obéissez à ceux qui ont mission de vous conduire, et demeurez-leur soumis, parce qu’ils veillent pour le bien de vos âmes, comme devant en rendre compte (Heb. XIII, 17); mais je ne puis m’empêcher de la répéter, parce qu’elle contient une menace qui bouleverse continuellement mon âme. S’il est vrai qu’il vaudrait mieux pour celui qui scandalise le moindre de ses frères, que l’on suspendît à son cou une meule de moulin et qu’on le précipitât au fond de la mer (Matth. XVIII, 6), si, tous ceux qui blessent la conscience de leurs frères, pèchent contre Jésus- Christ lui-même (I. Cor. VIII, 12), à quel sort doivent donc s’attendre ceux qui perdent non pas une, deux, trois âmes, mais des peuples tout entiers? Oui, je te le demande, à quel supplice sont-ils réservés? Il n’y a pas lieu de s’excuser sur son inexpérience, d’alléguer son ignorance, de prétexter la nécessité ou la violence des autres. Si ces moyens étaient recevables, les simples fidèles pourraient plutôt y avoir recours pour excuser leurs propres fautes, que les pasteurs pour obtenir le pardon des péchés qu’ils ont fait commettre aux autres.

Pourquoi cela? Parce que celui qui est chargé de corriger l’ignorance des peuples, et de les avertir de la guerre qu’ils ont à soutenir contre le démon, aurait mauvaise grâce de dire qu’il

n’a pas entendu sonner la charge, qu’il n’avait (613) pas même prévu la guerre, puisqu’il n’est établi, comme dit le prophète Ezéchiel, que pour sonner de la trompette à tout le peuple et l’avertir des malheurs qui le menacent. (Ezech. XXXIII, 3.) Ainsi le châtiment est inévitable, n’y eût-il qu’une seule âme de perdue. Si la sentinelle, dit encore le Prophète, quand l’épée s’avance, ne sonne point de la trompette pour donner l’alerte au peuple, et que l’épée arrivant ôte la vie à un seul homme, cet homme à la vérité est tombé pour son iniquité; néanmoins, je réclamerai son sang de la main de la sentinelle. (Ezech. XXXIII, 6.) Cesse donc de me pousser à un châtiment inévitable. Il ne s’agit point ici du commandement d’une armée ou d’un empire, mais d’un ministère qui demande la vertu d’un ange.

2. Il faut que l’âme du prêtre soit plus pure que les rayons du soleil, afin que le Saint-Esprit y fasse sa constante demeure, et qu’il puisse dire : Je vis, ou plutôt ce n’est plus moi qui vis, c’est Jésus-Christ gui vit en moi (Gal. II, 20.) Si ceux qui habitent le désert, loin de la ville, de la place publique et de leurs agitations tumultueuses, et dont la vie flotte pour ainsi dire sur des eaux toujours abritées et toujours tranquilles, ne sont jamais sans défiance malgré la sûreté d’une telle vie; si, au contraire, ils multiplient les précautions, s’environnant de tous les moyens de défense, observant une règle très-sévère, soit dans leurs paroles, soit dans leurs actions, afin de pouvoir s’approcher de Dieu avec toute la confiance et la pureté dont la faiblesse humaine est susceptible, de quelle vertu, de quelle force ne faut-il pas qu’un prêtre soit doué pour préserver son âme de toute souillure , et conserver pure et sans tache sa beauté spirituelle? Il a besoin d’une sainteté bien supérieure à celle des solitaires. Beaucoup plus exposé qu’eux à toutes sortes de nécessités dangereuses, il ne sauvera la pureté de son âme que par une vigilance continuelle et une grande fermeté. Un beau visage, des mouvements voluptueux, une démarche étudiée, une voix mélodieuse, des yeux et des joues dont l’éclat, naturel est encore relevé par des couleurs appliquées avec art, d’élégantes tresses de cheveux habilement teints, de riches vêtements, de l’or prodigué sous toutes les formes, des diamants étincelants, des parfums d’une odeur exquise, tant d’artifices que les femmes savent si bien mettre en oeuvre, tout cela n’est que trop capable de troubler l’âme, à moins de s’être endurci par les laborieux exercices de la tempérance. L’émotion que tout cela peut causer n’a rien qui étonne. Mais que le démon réussisse quelquefois à blesser, par des moyens tout contraires, les coeurs des hommes, voilà, certes, une chose bien surprenante et presque inconcevable.

3. Des hommes, en effet, après avoir résisté à ces moyens de séduction, se sont laissés prendre à d’autres tout différents. Ainsi, un visage négligé, des cheveux mal soignés, des vêtements sordides, un extérieur en désordre, des manières simples , un parler commun , une démarche sans étude et sans art, une voix inculte, une vie misérable, méprisée, sans appui, l’abandon le plus complet, tout cet appareil de misère, qui n’avait d’abord excité que la compassion du spectateur, a fini par le conduire à la catastrophe la plus déplorable. Encore une fois on en compterait un grand nombre qui, après avoir triomphé de la séduction armée de tous les prestiges de l’or, des parfums, des magnifiques habits, ont trouvé leur écueil dans les choses les plus contraires, et s’y sont brisés.

Puisque la pauvreté et la richesse, la parure et la négligence dans le vêtement, la politesse exquise et la rudesse inculte des manières allument également la guerre dans l’âme de ceux qui en ont le spectacle sous les yeux, puisque la voie où nous marchons est semée de piéges, comment cesser un instant de veiller, comment respirer en paix au milieu de tant d’embûches tendues tout autour de nous? Et où nous cacher, je ne dis pas pour nous soustraire à la force ouverte, ce n’est pas là le plus difficile, mais pour épargner à notre âme le trouble qu’y répandent les pensées impures? Je passe sous silence les honneurs que l’on rend d’ordinaire aux prêtres, qui sont pour eux l’occasion d’une infinité de maux. Ceux que nous recevons des femmes énervent en nous la vertu de tempérance, et finissent par l’anéantir, à moins que l’on ne soit continuellement en garde contre ce genre de piéges. Ceux que nous rendent les hommes ont aussi leurs dangers , si l’on ne conserve une véritable grandeur d’âme; ils nous exposent aux assauts de deux passions contraires, l’adulation servile ou la sotte arrogance. On se courbe jusqu’à terre devant les grands pour obtenir des hommages, puis, tout gonflé de ceux qu’on a gagnés, on se redresse contre les petits que l’on accable de son dédain, et l’on tombe ainsi dans les abîmes (614) de l’orgueil. Je n’en dirai pas davantage sur ce point; il n’est donné qu’à l’expérience de connaître toute l’étendue du mal.

Ces dangers ne sont pas les seuls; mais il y en a beaucoup d’autres auxquels celui qui vit dans le monde sera nécessairement exposé. Le solitaire en est exempt, que quelque mauvaise pensée s’offre à son esprit, que son imagination lui peigne quelque objet dangereux, c’est possible, mais ce n’est toujours qu’une représentation assez faible, assez fugitive; le feu qu’elle allume dans le coeur, n’étant point alimenté par la vue des réalités, n’est qu’un feu-follet qui s’éteint au moindre souffle. Un solitaire ne craint que pour lui. S’il a d’autres personnes à guider dans la voie du salut, le nombre en est, dans tous les cas très-restreint; si nombreuses qu’elles soient, elles le sont toujours beaucoup moins que les fidèles de toute une église. D’ailleurs, les chrétiens sur qui un solitaire est obligé de veiller lui donnent, non-seulement en raison de leur petit nombre, mais encore à cause de leur dégagement de tous les embarras du monde, beaucoup moins de soucis qu’une église n’en donne à son pasteur; ils n’ont en effet, ni enfants, ni femme, ni rien qui les préoccupe. Cette condition les rend soumis et dociles à leur supérieur, outre que la communauté de vie permet à celui-ci de découvrir aisément toutes leurs fautes et de les corriger; une continuelle surveillance des maîtres contribue puissamment aux progrès de la vertu.

!~. Mais, ceux que dirige un évêque sont, pour la plupart, enlacés dans une multitude de liens et de soucis qui diminuent leur ardeur pour les exercices spirituels. De là, pour le maître, la nécessité de répandre presque tous les jours la semence évangélique, afin que le grain de la doctrine prévale, par son abondance, dans les âmes de ses auditeurs. L’excès des richesses, la grandeur du pouvoir, la langueur qu’engendre la mollesse, et beaucoup d’autres causés encore étouffent les germes du bien dans les âmes souvent les épines sont si épaisses qu’elles ne laissent pas même tomber la semence jusqu’à terre. D’un autre côté l’excès de la misère, l’asservissement où réduit la pauvreté, les injures et les rebuts auxquels elle expose, et mille maux de la même nature détournent de l’application aux choses divines.

Quant aux péchés , l’évêque n’en connaît pas même la plus petite partie. Comment le pourrait-il, puisqu’il ne connaît pas même de vue la plus grande partie de son troupeau? Telles sont les grandes difficultés qu’il éprouve de la part de son peuple. Mais, qu’elles lui paraîtront peu de chose, s’il envisage ses obligations envers Dieu, tant celles-ci exigent de sa part un zèle plus grand , une vigilance plus attentive. En effet, celui qui fait la fonction d’ambassadeur auprès de Dieu pour toute une ville, que dis-je une ville? pour tout l’univers, et qui prie Dieu d’être indulgent pour les péchés de tous les hommes, non pas seulement des vivants, mais aussi des morts, je te le demande, quel homme doit-il être?

Je doute que la liberté dont un Moïse, un Elie jouissaient auprès du Seigneur, fût suffisante pour une semblable prière. Représentant du monde tout entier, Père commun de tous, c’est à ce titre que le prêtre s’approche de Dieu, pour lui demander l’extinction des guerres en tout lieu, l’apaisement des troubles, la paix, la prospérité et le prompt éloignement des calamites qui menacent les empires comme les individus. Chargé de prier pour tous, il doit l’emporter sur tous, autant qu’un protecteur l’emporte naturellement sur ceux qu’il protége.

Mais lorsqu’il invoque l’Esprit-Saint et qu’il célèbre le redoutable sacrifice , lorsque dans ses mains il tient le souverain Maître de toute la nature, je te le demande, à quel rang le placerons-nous? Quelle pureté, quelle piété n’exigerons-nous pas de lui? Quelles doivent être les mains, instruments de tels mystères! quelle, la langue chargée d’articuler les paroles que nous savons! Y a-t-il un degré de sainteté, de pureté auquel ne doive s’élever une âme qui reçoit en elle l’Esprit de Dieu?

C’est alors que les anges assistent le prêtre, que toute l’armée des célestes puissances chante, en remplissant tout l’espace qui est autour de l’autel, pour faire honneur à la victime qui y est gisante. Peut-on en douter quand on considère la grandeur du mystère qui s’accomplit eu ce moment?

Quelqu’un m’a raconté le fait suivant, qu’il tenait d’un témoin, vieillard vénérable, homme d’une sainteté admirable et accoutumé aux révélations d’en-haut. Voici la vision dont il avait été honoré: Il avait vu, assurait-il, au moment où les sacrés mystères s’accomplissent, apparaître tout à coup une multitude d’anges; quoique éblouis d’un tel spectacle, ses yeux mortels avaient distingué leurs vêtements d’une (615) blancheur éclatante; ils environnaient l’autel, ils s’inclinaient comme des soldats en présence de leur roi. Et je le crois. Un autre me racontait encore non plus ce qu’il avait appris d’un tiers, mais ce qu’il avait vu lui-même, ce qu’il avait ouï : que sur le point de sortir de ce monde, ceux qui ont participé aux saints mystères avec une conscience pure sont mis sous la garde des anges, qui les escortent dans ce passage par égard pour Celui qu’ils ont reçu dans leur sein. Ne frissonnes-tu pas à l’idée de pousser à un si auguste ministère une âme telle que la mienne, d’élever à la dignité des prêtres un homme comme moi, dont les vêtements sont encore pleins de souillure , un

homme que Jésus-Christ a chassé de l’assemblée des conviés? (Matth. XXII 13.) L’âme des

prêtres doit resplendir comme l’astre qui éclaire le monde. Mais la mienne est tellement enveloppée des noires vapeurs qui s’exhalent d’une conscience impure, qu’elle n’ose se montrer ni arrêter un regard de confiance sur son divin Maître. Les prêtres sont le sel de la terre, et moi je ne me fais remarquer que par mon peu de sagesse et une incapacité universelle que personne ne saurait tolérer, excepté ceux qui sont aveuglés par l’excessive amitié qu’ils me portent.

Or, ce n’est pas encore assez d’être pur pour être digne d’un si grand ministère, il faut encore à une grande prudence naturelle unir une expérience très-étendue; il faut connaître les intérêts et les affaires autour desquels s’agite le tourbillon du monde, et tout en les connaissant, en être plus dégagé que les solitaires qui habitent les montagnes. Obligé d’être en relations avec des hommes qui ont des femmes, qui nourrissent des enfants, qui possèdent des serviteurs, qui jouissent de richesses immenses, qui administrent les affaires publiques et gèrent les grandes charges de l’Etat, le dignitaire ecclésiastique doit pour ainsi dire être multiforme; j’emploie ce terme en ayant soin d’en écarter tous sens mauvais, tels que ceux de fourbe, de flatteur, d’hypocrite: j’entends par là que sans rien perdre de sa noble franchise, de sa sincère liberté, il doit savoir condescendre à propos, c’est-à-dire lorsque les circonstances le demandent, et être en même temps bon et ferme. Tous les sujets ne doivent point être gouvernés selon une méthode uniforme, ni tous les malades être guéris par les mêmes remèdes, ni tous les vents être combattus par le pilote avec une même manoeuvre. Or des tempêtes continuelles assaillent le vaisseau de l’Eglise, tempêtes qui ne viennent pas toutes du dehors, mais qui naissent aussi dans son sein. Il faut donc tout à la fois de la condescendance et de la sévérité.

5. Ces qualités tendent toutes, malgré leur diversité à une même fin, la gloire de Dieu et l’édification de l’Eglise. Les solitaires, il est vrai, ont de grands combats à soutenir, leur vie est pénible; mais que l’on compare leurs travaux avec les fonctions bien remplies du sacerdoce, on trouvera autant de différence qu’il y en a entre un roi et un simple particulier. Si les exercices d’un solitaire sont rudes, en revanche l’esprit et le corps y travaillent de concert, on peut même dire que le corps y participe plus largement que l’esprit. Lorsqu’il est mal constitué, toute la force de l’esprit demeure concentrée en elle-même , ne trouvant pas d’oeuvre dans laquelle elle puisse se déployer extérieurement. En effet, jeûner toujours, coucher sur la dure, veiller, se priver du bain, ne tremper ses membres que de sueurs abondantes, et les autres pratiques qu’on observe pour mortifier le corps; il faut renoncer à tout cela, du moment que le corps n’a pas la force de supporter le châtiment auquel on veut le soumettre. L’art de gouverner l’Eglise, au contraire, ne relève que de l’âme, qui n’a même pas besoin de la santé du corps pour montrer toute sa vertu. En quoi la vigueur corporelle contribue-t~elle à faire que nous ne soyons point orgueilleux, point colères, point incontinents; mais sobres, tempérants, pleins de décence et de toutes les qualités que saint Paul réunit pour en composer le portrait du prêtre accompli. (I. Tim. III, 2.) On n’en pourrait pas dire autant du solitaire, ni de la perfection qui lui est propre.

Un jongleur a besoin de divers instruments, tels que des roues, des cerceaux, des épées, mais le philosophe, au contraire, porte tout son art dans son esprit, et se passe de tout secours extérieur : telle est la différence entre le solitaire et le prêtre; il faut au premier de la santé et une demeure appropriée au genre de vie qu’il doit mener, pour n’être pas trop éloigné de la société des hommes, ni privé de la tranquillité que procure la solitude. Il faut aussi qu’il vive sous un climat tempéré; car rien n’est plus contraire au corps épuisé par le jeûne, qu’une température sujette à des (616) anomalies tant soit peu considérables. Je n’ai pas besoin de parler ici de la peine qu’il est forcé de prendre pour se procurer le vêtement et la nourriture, jaloux qu’il est de pourvoir à tout par ses propres mains.

6. Le prêtre n’a pas besoin de tout cet attirail , de tout ce matériel, pour ainsi dire. Simple et vivant comme tout le monde, lorsqu’il n’y a pas de mal à le faire, il tient toute sa science renfermée dans les trésors de son âme. Mais me dira quelqu’un, il est cependant beau de vivre tout entier à soi-même et isolé de la société des hommes; ce genre de vie dénote une certaine vertu de tempérance dans ceux qui le pratiquent, je l’avoue; cependant ce n’est pas un signe auquel je reconnaîtrai la présence certaine d’un mérite accompli. Ce n’est pas dans l’intérieur du port que le pilote, quoique assis au gouvernail, peut donner la preuve irrécusable de son talent; mais a-t-il pu, en pleine mer, résister à la tempête et sauver son navire, personne alors ne pourra lui refuser le titre de bon pilote.

7. Ainsi, n’ayons pas pour le solitaire une admiration exagérée, hyperbolique; s’il dirige constamment son attention sur lui-même, sans se laisser séduire à aucune distraction, s’il ne pèche ni fréquemment ni grièvement, c’est qu’aussi il est à l’abri de tout ce qui peut exciter ou réveiller les passions de son âme; mais qu’un homme vivant au milieu du monde, et obligé de supporter l’influence pernicieuse des péchés du peuple, qu’un tel homme demeure ferme et inébranlable , gouvernant son âme dans la tempête comme dans le calme, je dirai:

voilà celui qui mérite les applaudissements et l’admiration du monde: il a donné une preuve suffisante de son mérite et de sa vertu.

Quant à moi, tu aurais tort de m’admirer beaucoup, si depuis que j’ai quitté le barreau, et que j’ai dit adieu au monde, je n’ai pas trop fait parler contre moi. Ne point pécher quand on dort, ne pas être renversé quand on ne lutte point, ne pas être blessé quand on ne combat point, qu’y a-t-il là de si merveilleux : qui donc, je te prie, qui pourrait parler contre moi, et divulguer mes misères? Serait-ce le plancher ou les murs de ma chambre ? Ils ne sauraient parler. Serait-ce ma mère, qui mieux que personne connaît toutes mes actions? Mais nous n’avons ensemble rien de commun, et jamais il ne s’est élevé entre elle et moi l’ombre d’un différend. Supposons qu’il en soit autrement: quelle est la mère assez dénaturée, assez ennemie de son enfant pour décrier sans raison et sans y être forcée, celui qu’elle a porté dans son sein, qu’elle a mis au monde, qu’elle a élevé?

Il n’en est pas moins vrai que, si l’on m’examinait un peu sérieusement, on me trouverait bien des faiblesses; tu ne l’ignores pas toi-même, tout empressé que tu es à me combler d’éloges en toute occasion. Ce n’est point par une feinte modestie que je parle de la sorte; pour t’en convaincre, souviens-toi combien de fois, dans nos fréquents entretiens sur ce sujet, je t’ai dit que, si l’on me donnait le choix de la carrière que je préfèrerais suivre avec honneur, du gouvernement de l’Eglise, ou de la vie des solitaires, j’aimerais mieux mille fois la première. Je ne cessais pas d’envier le bonheur de ceux qui sont capables de remplir comme il faut cet auguste ministère. Puis donc que j’enviais le bonheur des ministres de l’Eglise, il est clair que je n’aurais pas refusé d’embrasser leur état, si je m’étais senti capable d’en remplir les devoirs.

Mais que faire? Rien n’est moins propre au gouvernement de l’Eglise que ce désoeuvrement, cette insouciance, que d’autres prennent pour une vertu ascétique, mais que je considère, moi, comme un voile sous lequel je dissimule mon incapacité, je cache la plupart de mes fautes , heureux de les dérober par ce moyen aux regards des hommes. L’homme accoutumé à jouir d’un loisir complet et à mener une vie tranquille, a beau être doué d’une nature grande et forte, son inexpérience le trouble et l’embarrasse, et le défaut d’exercice lui ôte une très-grande partie de sa propre force. Mais s’il est tout à la fois d’un esprit lourd, et sans expérience des devoirs et des luttes du sacerdoce, comme moi, autant vaudrait prendre une statue de pierre pour en faire un prêtre. Voilà pourquoi la solitude n’envoie dans la milice sacerdotale que très-peu de sujets qui y tiennent brillamment leur place. La plupart ne viennent là que pour se montrer tels qu’ils sont, c’est-à-dire incapables, et pour éprouver combien les affaires sont désagréables et difficiles. Il n’y a là rien d’étonnant; voici un homme qui a fait sa spécialité de tel genre d’exercices, et tout à coup il se voit appelé à paraître dans un genre de combats d’une nature toute différente, c’est comme s’il n’était pas exercé du tout. Avant tout, plein de (617) mépris pour la gloire, celui qui entre dans le stade des luttes sacerdotales doit encore être supérieur à la colère, et d’une prudence consommée. Or, la vie solitaire ne fournit à celui qui s’y livre aucune occasion de s’exercer à ces vertus. Il n’a autour de lui ni toutes sortes de gens qui l’irritent et lui donnent lieu de s’exercer à dompter son courroux, ni tous ces flatteurs, sans cesse agitant l’encensoir, qui lui procurent l’avantage d’apprendre à mépriser les applaudissements populaires. Pour la prudence, qui est si nécessaire dans le gouvernement de 1’Eglise, on n’y attache pas une très-grande importance parmi les solitaires. Aussi qu’arrive-t-il ? Appelés à soutenir des luttes auxquelles ils ne se sont préparés par aucun exercice, ces hommes sont dans le plus grand embarras, ils sont éblouis, anéantis; et bien loin d’avancer dans la perfection, ils perdent encore ce qu’ils ont apporté de la solitude.

8. BASILE. Appellerons-nous au gouvernement de l’Eglise des hommes qui vivent au milieu du monde, qui ne s’occupent que des affaires du siècle, qui sont, pour ainsi dire, roués aux querelles et aux injures; pleins d’une adresse infinie, et habiles surtout dans l’art de vivre joyeusement?

CHRYSOSTOME. Doucement, s’il vous plaît, mon très-cher ami. Ces gens-là ne doivent pas même venir à l’esprit, lorsqu’il s’agit de prêtres à donner à l’Eglise de Dieu. L’homme qu’il faut choisir entre mille, c’est celui qui, au milieu du monde et dans le commerce des hommes, sait garder la pureté, la sérénité d’âme, la sainteté, la tempérance et la sobriété, les qualités, en un mot, qui distinguent les solitaires; les garder, dis-je, intactes et inébranlables mieux encore que ceux qui vivent dans la solitude. Tel individu est rempli de beaucoup de défauts, il pourrait aisément les cacher dans la solitude, en les empêchant de se traduire en actes, que gagne-t-il à se produire sur le théâtre du inonde? Rien, sinon qu’il se livre à la risée publique, sans compter de plus grands périls auxquels il s’expose imprudemment. Voilà ce qui a failli m’arriver à moi, si la bonté de Dieu n’avait détourné le coup de foudre qui menaçait ma tête. Que cet homme-là ne compte pas que ses misères resteront ignorées, lorsque sa personne aura été mise en évidence et exposée au grand jour d’une charge publique importante ; il sera, au contraire, bientôt pénétré, et promptement jugé.

Le feu éprouve les métaux; et les fonctions sacerdotales, les âmes des hommes; c’est là qu’on découvre immédiatement si quelqu’un est colère, pusillanime, vaniteux, présomptueux, ou n’importe quoi; rien ne reste caché; tous les défauts sont mis à nu; et non-seulement mis à nu, mais aggravés et rendus plus incorrigibles. Les plaies du corps deviennent plus difficiles à guérir, quand on les a fatiguées; ainsi en est-il des affections de l’âme : irritées au frottement pour ainsi dire des contrariétés du dehors, elles s’enflamment, elles s’exaspèrent, et poussent les malades qui en sont atteints aux plus grands excès.

Si l’on ne se tient pas sur ses gardes, elles portent au désir de la gloire, à la présomption, à l’amour des richesses; elles entraînent aussi à la mollesse, au relâchement, à l’indolence, et, peu à peu, aux désordres que l’on trouve à la suite de ceux-là et qui en naissent ordinairement. li y a tant de choses dans le monde qui peuvent dissoudre la solide énergie de l’âme, et interrompre sa course vers Dieu. La première de toutes, c’est la conversation des femmes. Ayant reçu la charge de garder tout le troupeau, le pasteur ne peut pas donner ses soins aux hommes, et négliger les femmes, dont le sexe demande une attention plus particulière, à cause de sa propension au péché. Il faut donc que le salut des femmes donne, sinon plus, du moins autant d’inquiétude que celui des hommes, au ministre à qui l’épiscopat est échu en partage. Il est à propos de les visiter lorsqu’elles sont malades, de les consoler dans leurs afflictions, d’animer celles qui sont indolentes, d,’aider celles qui ont besoin de secours. Dans l’accomplissement de ces devoirs, l’esprit malin ne manquera pas d’occasion de s’insinuer dans le coeur qui ne sera pas environné d’une surveillance très-attentive. Car l’oeil de la femme blesse et trouble l’âme, non-seulement l’oeil de la femme impudique, mais encore celui de la femme vertueuse; les flatteries des femmes nous amollissent; leurs déférences nous asservissent : le zèle de la charité, source de tout bien, devient souvent, par elles, la cause d’une infinité de maux, si l’on ne sait pas le régler.

Souvent aussi les sollicitudes continuelles émoussent la pointe de l’intelligence, et donnent à l’esprit, si prompt de sa nature, la pesanteur du plomb. Quelquefois l’humeur prend la place du zèle, et, comme une noire fumée, (618) obscurcit l’âme de ses vapeurs. Qui pourrait compter tant d’autres désagréments, les injures, les insultes, les dénigrements des grands et des petits, des sages et des insensés.

9. Ces derniers surtout, ceux qui n’ont pas le jugement droit, ne cessent jamais de se plaindre; et si l’on entreprend de se justifier, ils ne veulent rien entendre. Un pasteur fait bien de ne pas dédaigner les propos de cette classe d’hommes, de détruire leurs inculpations, en usant de bonté et de douceur, en pardonnant d’injustes reproches, au lieu d’en montrer de la colère et du ressentiment. Si saint Paul lui-même craignit d’être soupçonné de vol parmi ses disciples, si, pour ce motif, il s’adjoignit d’autres personnes pour contrôler l’emploi des sommes d’argent mises par les fidèles à sa disposition: Pour éviter, dit-il, que personne puisse nous faire des reproches au sujet de cette aumône abondante dont nous sommes les dispensateurs (II. Cor. VIII, 20), si saint Paul lui-même prend de telles précautions, que ne devons-nous pas faire pour anéantir les mauvais soupçons, si mensongers, si absurdes, si indignes de notre réputation qu’ils soient. Il n’y a certainement pas de péché dont nous soyons aussi éloignés, que saint Paul l’était du vol. Bien qu’il fût plus incapable de cette mauvaise action que qui que ce fût au monde, il ne laissa pas néanmoins de prévenir les soupçons du peuple, quelque déraisonnables, et quelque insensés qu’ils pussent être : car, évidemment, il y aurait eu de la démence à faire planer un tel soupçon sur une tête si sainte, si admirable. Néanmoins, un soupçon aussi absurde, et qui ne pouvait naître que dans te cerveau d’un insensé, lui parut mériter son attention au point de l’engager à supprimer tout ce qui pouvait en être le prétexte ou l’occasion. Il ne se crut point à couvert de cette imputation extravagante de la part du vulgaire. Il ne se dit pas à lui-même : Dans l’esprit de qui pourrait se glisser un pareil soupçon sur mon compte, moi qui, par mes miracles et par la sainteté de ma vie, me suis attiré les respects et l’admiration universels? Tout au contraire, il prévoit ce mauvais soupçon, il s’y attend, il en arrache jusqu’à la racine, ou plutôt il ne lui donne pas même le temps de germer. Pourquoi cela? Lui-même en donne la raison dans un autre endroit : Nous avons soin, dit-il, de faire le bien, non-seulement devant Dieu, mais aussi devant les hommes. (Rom. XII, 17.)

Telle, et même plus grande encore doit être notre attention, non-seulement à déraciner et à détruire les mauvais soupçons, lorsqu’ils s’élèvent, mais encore à les prévoir d’aussi loin qu’ils peuvent venir, pour supprimer à l’avance les prétextes qui les font naître, sans attendre qu’ils prennent de la consistance en passant par toutes les bouches. Car alors il n’est pas facile de les faire disparaître, c’est même très-difficile, pour ne pas dire impossible : j’ajoute qu’on ne peut guère l’entreprendre sans nuire à beaucoup de monde. Mais pourquoi vouloir épuiser un sujet inépuisable? Enumérer toutes les difficultés du saint ministère, ne serait pas une moindre entreprise que de mesurer la mer. Un homme serait venu à bout, chose impossible, de délivrer son âme de toutes ses infirmités naturelles, qu’il rencontrerait encore des difficultés infinies à guérir celles des autres; que sera-ce, s’il est malade lui-même? Vois-tu dans quel abîme de peines et de soucis il doit être plongé , et combien de tourments il est obligé de souffrir pour surmonter ses maux particuliers ainsi que les maux des autres?

10. BASILE. Mais tu n’as donc pas de combats à livrer, ni de soucis à endurer, étant seul comme tu es, et tout entier à toi-même?

CHRYSOSTOME. .J’en ai assurément même dans l’état où je suis. Je suis toujours homme, toujours voyageur dans cette vallée de larmes qui se nomme la vie, il ne faut donc pas demander si j’ai ma part de soucis et d’angoisses. Toutefois, ce n’est pas la même chose de n’avoir qu’un fleuve à traverser, ou d’être embarqué sur un océan sans limite. Car telle est la différence que je mets entre la vie du prêtre et celle du simple fidèle. Ce n’est pas que, si je pouvais être utile aux autres, je ne le voulusse de tout mon coeur; ce serait même mon voeu le plus cher; mais ne pouvant aider mes frères, si je parviens à me sauver moi-même, et à me retirer du milieu des flots, je devrai m’estimer très-heureux.

BASILE. Es-tu bien sûr de pouvoir faire ton salut, sans contribuer en rien à celui des autres?

CHRYSOSTOME. L’observation est excellente; non, je ne crois pas que l’on puisse se sauver sans travailler au salut de ses frères. Je sais qu’il ne servit de rien au malheureux dont parle l’Evangile, d’avoir conservé tout entier le talent qu’on lui avait confié, mais qu’il le perdit pour ne l’avoir pas fait fructifier, et (619) ne lui avait pas fait rendre deux pour un. (Matth. XXV, 24.) Toutefois, j’espère encourir une moindre punition, si je suis condamné pour n’avoir sauvé personne, que si je l’étais pour en avoir perdu d’autres avec moi, après que la dignité sacerdotale, n’aurait servi qu’à me rendre plus mauvais. Tel que je suis maintenant, j’ai la confiance de ne subir que le châtiment rigoureusement exigé par la gravité de mes péchés, tandis qu’en acceptant le sacerdoce je m’exposais à un supplice, je ne dirai pas deux ou trois fois, mais mille fois plus rigoureux, en raison des scandales donnés aux hommes et des offenses faites à Dieu qui m’aurait honoré de ses plus hautes faveurs.

11. Dans les reproches que Dieu adressait autrefois aux Israélites, il témoignait clairement qu’il les regardait comme plus punissables, parce qu’ils avaient péché après toutes les faveurs dont il les avait comblés. Voici ce qu’il dit: Je n’ai connu que vous de toutes les nations de la terre; c’est pourquoi je vous punirai de toutes vos iniquités. (Am. III, 2.) Et encore : De vos enfants je me suis fait des prophètes, et de vos jeunes gens, des hommes consacrés à Dieu. Et même avant le temps des prophètes, Dieu, dans le règlement des sacrifices, voulant montrer que les péchés des prêtres sont plus sévèrement punis que ceux des hommes du peuple, ordonne pour l’expiation des péchés des seuls prêtres un sacrifice égal à celui qui était offert pour les péchés de tout le peuple. (Levit. IV, 3, 13.) Ce qui ne signifie rien sinon que les plaies spirituelles d’un prêtre exigent des remèdes plus forts que celles d’un autre homme, et qu’il faut autant pour sa guérison que pour celle de toute une nation. Il faut en conclure que les plaies d’une âme sacerdotale sont d’une gravité extraordinaire : et comme cette gravité n’est pas dans leur nature même, il faut qu’elle provienne du caractère sacré du prêtre pécheur. Il n’y avait pas jusqu’aux filles des ministres de la religion, qui ne fussent soumises pour les mêmes fautes, à des punitions plus sévères, à cause de la dignité de leurs pères, bien qu’elles n’eussent aucune part au sacerdoce. Ainsi pour le même péché, pour la fornication, la loi porte un châtiment beaucoup plus sévère contre les filles des prêtres que contre les filles des simples particuliers. (Levit. XXI, 9 et Deuter. XXII, 29.)

12. Dieu peut-il nous montrer d’une manière plus frappante, qu’il exige une peine plus sévère de celui qui gouverne que de ceux qui sont gouvernés?

Assurément Dieu qui, à cause du père, punit la fille plus sévèrement que les autres, ne traitera point comme un simple particulier ce père lui-même qui cause à sa fille un surcroît de tourments. Non; son châtiment sera beaucoup plus terrible. Et rien de plus juste; car le préjudice de son péché ne retombe pas seulement sur lui, mais encore sur les âmes faibles qui sont témoins de sa mauvaise conduite. C’est ce qu’Ezéchiel veut nous apprendre lorsqu’il sépare le jugement des béliers du jugement des brebis. (Ezech. XXXIV, 17.)

Penses-tu maintenant que mes plaintes aient eu quelque chose d’exagéré?

Après tout ce que j’ai déjà dit, il me reste encore à t’ouvrir mon coeur; tu seras témoin des efforts que je suis obligé de faire pour ne pas me laisser vaincre entièrement par mes passions. J’avoue, toutefois, que ce travail n’est pas au-dessus de mes forces, et que je ne songe nullement à fuir devant l’ennemi que je combats.

La vaine gloire s’empare de moi au moment même où je te parle; puis tout à coup j’échappe à ses prises, et, redevenu sage, je me reproche de m’être laissé prendre, je réprimande mon âme un instant asservie. Des désirs déréglés assaillent mon âme; mais ils n’allument qu’un feu languissant et facile à s’éteindre, parce que les yeux du corps, en s’ouvrant, ne trouvent pour l’alimenter aucune matière inflammable. Pour ce qui est de médire ou de prêter l’oreille à la médisance, j’en suis entièrement préservé, puisque je n’ai personne avec qui m’entretenir : ces murs peuvent-ils parler?

Il n’en est pas de même de la colère, je ne puis l’éviter, bien qu’il n’y ait personne ici pour me fâcher. Un souvenir qui me revient et me rappelle certains personnages aussi absurdes que leurs oeuvres, suffit pour me faire gonfler le coeur, sans toutefois qu’il aille jusqu’à éclater:

vite je m’efforce de le ramener de cette effervescence à son calme ordinaire, je lui persuade de s’apaiser, en disant en moi-même qu’il est par trop déraisonnable et que c’est se rendre malheureux à plaisir, d’oublier ses propres maux pour prendre de ceux du prochain un souci inutile; mais si j’étais dans le monde, occupé de mille tracas, je n’entendrais plus les avis de cette voix intime, je ne jouirais plus (620) de ses conseils qui m’instruisent et me guident. Semblable à ceux que la violence d’un torrent ou bien une force quelconque a poussés dans un précipice, et qui peuvent prévoir la fin terrible à laquelle aboutira leur chute, sans toutefois apercevoir de secours nulle part, si j’étais une fois tombé dans le tumulte des passions, je pourrais voir tous les jours croître la somme des supplices qui m’attendent; mais, rentrer en moi-même, comme je le fais maintenant, et repousser de toutes parts les attaques furieuses des passions, je ne le pourrais plus aussi facilement qu’auparavant. En effet, j’ai l’âme faible, étroite, presque sans défense non-seulement contre les passions dont je viens de parler, mais surtout contre la plus amère de toutes, l’envie; ni les injures, ni les distinctions, je ne sais rien prendre avec modération, les unes m’élèvent, les autres me rabaissent outre mesure. Les bêtes féroces bien nourries et fringantes terrassent aisément ceux qui combattent contre elles, surtout lorsqu’ils ne sont ni forts ni adroits; mais affaiblissez-les par le défaut de nourriture, bientôt leur ardeur s’éteint, bientôt leur vigueur languit, et, sans être bien robuste, un homme pourra les combattre et les vaincre : la même chose a lieu pour les passions de l’âme; exténuez ces bêtes par le défaut d’aliment, vous les tiendrez facilement courbées sous le joug de la raison : si, au contraire, vous les nourrissez trop bien, difficilement pourrez-vous soutenir leur impétuosité; vous les rendrez si terribles contre vous-même que vous passerez toute votre vie dans la servitude et dans la crainte.

Quel est donc l’aliment de ces monstres? La vaine gloire se repaît de distinction et de louanges; l’orgueil, de pouvoir et de hautes dignités; l’envie, de la réputation d’autrui; l’avarice, de libéralités et de largesses; la luxure, de mollesse et de rencontres continuelles avec les femmes; ainsi des autres. Que je m’engage dans le monde, voilà ces animaux féroces déchaînés contre moi, ils déchirent mon coeur devenu leur proie, je suis jeté dans une situation terrible, et engagé dans une guerre bien trop formidable pour moi. Je sais qu’en. restant dans ma solitude, il me faudra encore de grands efforts pour les dompter; pourtant je les dompterai, avec la grâce de Dieu, et il ne leur restera que la liberté de hurler.

Voilà pourquoi je garde ma cellule, n’en permettant l’entrée à personne, ne vivant, ne communiquant avec personne, résolu à souffrir tous les reproches que cette conduite peut m’attirer; je serais heureux de faire cesser ces reproches, mais la chose étant impossible, tout ce que je puis faire, c’est de m’en affliger et d’en gémir. Le moyen d’être à la fois répandu dans les sociétés, et de conserver la sûre retraite dont je jouis présentement? Ainsi, mon ami, au lieu de me blâmer, plains-moi plutôt dans la situation critique où je me trouve.

Pourtant je vois que tu n’es pas encore persuadé. C’est donc le moment de te communiquer le seul secret qui me reste. Ce que je vais dire pourra paraître incroyable à plusieurs; quoi qu’il en soit, je ne rougirai pas de le publier hautement, dût cet aveu être pris pour la marque d’une mauvaise conscience et le signe d’une âme chargée de nombreux péchés. Dieu qui doit me juger étant instruit exactement de tout, quel profit retirerai-je de l’ignorance des hommes?

Quel est donc ce secret? Depuis le jour où, informé par toi des vues que l’on avait sur nous, je commençai à craindre d’être élevé au sacerdoce, plusieurs fois j’ai senti mon corps sur le point de défaillir complètement: tels étaient la frayeur et l’abattement qui dominaient mon âme! Je me représentais, d’un côté la gloire de l’Epouse de Jésus-Christ, sa sainteté, sa beauté spirituelle, son admirable sagesse et l’éclat de sa parure divine; de l’autre, je voyais ma misère, et cette comparaison m’arrachait des larmes sur son malheur et sur le mien; je soupirais sans cesse, et, en proie à une perplexité cruelle, je disais: Qui donc a pu conseiller pareille chose ? Quel si grand crime l’Eglise de Dieu a-t-elle commis? En quoi a-t-elle donc offensé si grièvement son Seigneur, qu’il la condamne à la honte d’être livrée au plus indigne des hommes? Préoccupé de ces réflexions, ne pouvant même supporter la pensée d’une chose si étrange, j’étais comme un homme frappé d’une paralysie soudaine, la bouche béante, ne pouvant ni voir ni entendre. Je ne sortais de cet étourdissement, qui passait par intervalles, que pour me noyer de nouveau dans la tristesse et dans les larmes; quand j’étais rassasié de pleurs, revenait la frayeur, agitant, troublant, bouleversant mon âme. J’essuyais les coups de cette horrible tempête et tu n’en savais rien! et tu me croyais dans le calme le plus profond! C’est (621) pourquoi j’essaierai de te découvrir entièrement les orages de mon coeur, peut-être seras-tu plus disposé à me pardonner qu’à m’accuser. Mais comment te les découvrir? Pour les montrer tels qu’ils sont, il n’y aurait qu’un moyen:

ce serait de dépouiller ce coeur lui-même de toute enveloppe et de le mettre sous tes yeux. Commue cela n’est pas possible, je tâcherai, selon mon pouvoir, de te montrer, à travers le voile obscur d’une comparaison, la fumée de ce foyer de tristesse qui est en moi; à l’aide de cette allégorie, tu chercheras à te faire une idée de ma tristesse, seulement de ma tristesse.

Supposons qu’on destine à quelqu’un, pour épouse, la fille d’un monarque maître de toutes les terres qu’éclairent les rayons du soleil qu’elle soit d’une beauté incomparable, supérieure à ce que l’humaine nature peut produire de plus accompli, et l’emportant de beaucoup par ses attraits, sur tout ce qu’il y a de femmes au monde; qu’elle ait d’ailleurs une âme infiniment plus parfaite que celle d’aucun homme des temps passés, présents et à venir; en un mot, que par ses moeurs elle surpasse toutes les perfections morales rêvées par les sages, en même temps que l’éclat de sa figure éclipsera toute beauté corporelle imaginable; que le prince qui doit l’épouser brûle d’amour pour elle, que même il ait conçu une telle passion, que les amants les plus enflammés ne puissent lui être comparés; qu’en de pareilles circonstances il vienne à savoir que la princesse admirable qui possède son coeur, le mariage va la faire passer dans les bras d’un homme de rien, et de la lie du peuple, sans naissance et tout contrefait, en un mot le dernier des hommes. Eh bien! t’ai-je donné quelque idée de ma douleur, et suffit-il d’avoir poussé la comparaison jusque-là? Je pense que c’en est assez pour te faire comprendre ma tristesse du moins; car c’est seulement cette face de ma désastreuse position que j’ai voulu te montrer par cette similitude.

Maintenant, afin que tu voies la mesure de ma frayeur et de ma stupéfaction, représentons-nous un autre tableau.

Figurons-nous une armée composée de fantassins, de cavaliers et de marins; la mer a disparu sous la multitude des vaisseaux, les vastes plaines et les hautes montagnes sont également couvertes de phalanges d’infanterie et de cavalerie; l’acier des armes réfléchit les feux du soleil, dont les rayons, tombant sur les casques et sur les boucliers, les font briller d’un éclat éblouissant; le cliquetis des armes et le hennissement des chevaux retentissent jusqu’au ciel; on ne voit plus ni mer ni terre, mais le fer et l’airain partout. En face de cette armée sont rangés en bataille les ennemis, hommes féroces et avides de carnage; ces masses vont s’entrechoquer.

Dans ce moment on enlève un jeune garçon naïf qui a été élevé dans les champs, qui ne connaît rien que le chalumeau et la boulette; on l’arme de pied en cap; on lui fait passer l’armée en revue; on lui en montre les différentes compagnies avec leurs commandants; les archers, les frondeurs, les taxiarques, les généraux, les oplites, les cavaliers, les gens de traits; les trirèmes avec leurs triérarques, les soldats qui les montent, et le nombre des machines qu’elles portent: on lui montre encore tout le plan de bataille des ennemis; l’étrangeté de leurs figures, la variété de leurs armures; leur multitude infinie, campée dans des fondrières, dans d’immenses précipices et derrière des montagnes inaccessibles; on lui montre encore, du côté des ennemis, des chevaux ailés et des combattants qui voyagent dans les airs par des moyens magiques, et qui disposent d’enchantements aussi variés que puissants. On lui énumère ensuite tous les accidents de la guerre : une grêle de traits, une nuée de javelots; un déluge de flèches qui interceptent les rayons du soleil, et changent la clarté du jour en une nuit profonde; une poussière épaisse non moins incommode que les ténèbres; des torrents de sang; les gémissements des mourants; les cris des combattants; des monceaux de morts, les roues des chariots baignant dans le sang; les chevaux que la multitude des cadavres fait trébucher et tomber sur leurs cavaliers; sur la terre un affreux pêle-mêle : du sang, des arcs, des flèches, des sabots de chevaux et des têtes d’hommes gisant à côté les uns des autres; des bras, des cous, des jambes, des poitrines entr’ouvertes, des cervelles collées aux glaives, un oeil fixé à la pointe d’une flèche brisée. On ajoute à cette peinture les horreurs d’une bataille navale des navires brûlant au milieu des eaux; d’autres coulant à fond avec leurs défenseurs; le bruissement des vagues; le tumulte des matelots; le cri des soldats; l’écume des flots mêlée de sang qui entre dans les vaisseaux; ici des cadavres étendus sur le tillac; là, des corps (622) submergés ou qui flottent sur les eaux, ou que la mer rejette sur la rive; la marche des vaisseaux arrêtée par la masse énorme des corps morts. Au spectacle de tant de scènes tragiques, on ajoute le récit des maux dont la guerre est suivie, la captivité et l’esclavage pires que la mort. Après cela on ordonne au jeune garçon de monter à cheval et de prendre à l’instant le commandement de l’armée; crois-tu qu’il ne sera pas épouvanté par le seul récit qu’on lui fera, et qu’il ne sentira pas défaillir son coeur au premier moment?

13. Je n’exagère point. Le corps où nous sommes enfermés comme dans une prison, nous empêche d’apercevoir les choses spirituelles; mais si l’armée ténébreuse du démon , et les combats qu’il nous livre, pouvaient être soumis à notre vue, tu serais témoin d’un spectacle bien autrement terrible que celui dont je viens de te faire la peinture. Tu n’apercevrais ni fer, ni airain, ni chevaux, ni chars, ni roues, ni feux, ni traits, ni rien de visible; mais des machines de guerre bien plus meurtrières. Ces ennemis n’ont besoin ni de cuirasse, ni de bouclier, ni d’épées, ni de lances; mais leur aspect est assez formidable sans cela, pour glacer d’effroi une âme, à moins qu’elle ne soit douée d’un grand courage, et soutenue d’ailleurs d’une grâce spéciale de la part de Dieu.

Si nous pouvions nous dépouiller de ce corps matériel, ou si en le conservant nous pouvions considérer clairement et de sang-froid l’armée du démon, et voir de nos yeux la guerre qu’il nous fait, ce ne seraient plus des torrents de sang, ni des corps morts qui s’offriraient à tes regards, mais de grands massacres d’âmes, mais des blessures spirituelles si profondes que la bataille dont je t’ai mis le tableau sous les yeux, te paraîtrait un amusement et un jeu d’enfant plutôt qu’une véritable guerre, tant est grand chaque jour sur ce champ de bataille le nombre des blessés. Or ces blessures causent une mort bien plus malheureuse que les autres; car, entre la mort de l’âme et celle du corps, il existe la même

différence qu’entre ces deux substances. Lorsque l’âme tombe mortellement blessée, elle ne gît pas comme le corps, privée de sentiments, mais ses tourments commencent dès cette vie par les remords de la conscience ; et, après la mort, au jour du jugement, elle est livrée à un supplice éternel.

Si une âme ne sent point les blessures que lui fait le démon , cette insensibilité même aggrave son malheur. Celui qui n’a pas ressenti de douleur à une première blessure, en recevra facilement une seconde, puis une troisième. Notre cruel adversaire ne cesse de frapper, jusqu’au dernier soupir, une âme indolente qui ne tient pas compte des premières atteintes. Si tu considères maintenant sa manière d’attaquer, tu trouveras que sa tactique est beaucoup plus impétueuse et plus savante. Point d’ennemi plus fertile en ruses, en stratagèmes, que cet esprit impur. C’est en cela que consiste surtout sa force. La haine la plus implacable qu’un mortel puisse nourrir contre ses plus grands ennemis ne se compare pas à l’acharnement furieux que le démon met à persécuter la nature humaine.

L’ardeur qui le transporte, lorsqu’il combat, est telle qu’il serait ridicule de lui comparer les hommes sur ce point. Choisis les bêtes les plus féroces et les plus cruelles, leur rage paraîtra douce et paisible en comparaison de la sienne , tant il respire la fureur quand il se jette sul’ nos âmes.

Les combats entre les hommes ne sont pas longs, et même cette courte durée est souvent entrecoupée de trèves et d’armistices. La nuit qui survient, la fatigue de tuer, la nécessité de manger, et beaucoup d’autres choses permettent naturellement au soldat de prendre un peu de repos : il peut déposer le harnais, respirer un instant, se rafraîchir par le boire et le manger, en un mot réparer ses forces par toute sorte de soins. Mais quand on a affaire au démon, impossible de quitter ses armes un moment, ni de goûter un instant le sommeil, si l’on veut éviter d’être blessé.

Il faut, de deux choses l’une, ou périr désarmé, ou rester toujours sous les armes, toujours en éveil. Notre ennemi se tient constamment à la tête de ses bataillons, épiant sans cesse nos négligences, plus vigilant pour nous perdre que nous ne le sommes pour nous sauver. La nature invisible de l’ennemi, ses attaques imprévues, causes fécondes de malheurs pour ceux qui ne sont pas continuellement sur leurs gardes, rendent cette guerre beaucoup plus difficile que les autres.

Et c’est dans une telle guerre que tu voulais que je me misse à la tête des soldats de Jésus-Christ? Mais j’aurais commandé pour le compte de Satan! Car lorsque celui qui doit disposer les autres en ordre de bataille se trouve le plus (623) incapable et le plus inepte de tous, il trahit par son incapacité ceux qu’il devait sauver, et l’on peut bien dire qu’il est le général de Satan, plutôt que celui de Jésus-Christ.

Mais pourquoi soupires-tu? pourquoi pleures-tu? Ma situation n’est pas de celles sur lesquelles on doive verser des larmes, elle mérite bien plutôt d’exciter la joie et l’allégresse.

BASILE. Ce n’est pas la tienne qui m’afflige, mais la mienne. Je ne comprenais pas encore toute la profondeur des maux où tu m’as engagé. Je n’étais venu te trouver que pour savoir de toi comment je devais répondre à ceux qui t’accusaient; et tu me renvoies après m’avoir débarrassé d’une peine pour nie jeter dans une autre. Ce qui m’inquiète, ce n’est plus ta justification, mais de savoir comment je pourrai répondre à Dieu pour mon propre compte et pour toutes les actions de ma vie. Toutefois, je t’en supplie, je t’en conjure, par mon intérêt, s’il te touche encore, par notre commun Seigneur Jésus-Christ, par la charité chrétienne, par les entrailles et la compassion d’un ami pour son ami, n’oublie pas que c’est toi surtout qui m’as jeté dans le grand danger que je cours, tends-moi une main secourable, soutiens-moi de tout ton pouvoir, et par tes discours et par tes actions; ne m’abandonne jamais un seul instant, mais à partir d’aujourd’hui demeurons unis et plus inséparables encore qu’auparavant.

CHRYSOSTOME. Et de quel secours, lui dis-je en souriant, de quelle utilité puis-je être pour toi dans cette immensité de soins et de devoirs? Mais, aie bon courage, mon cher ami, puisque cela t’est agréable, lorsque les sollicitudes inséparables de ta charge te donneront le loisir de respirer, je serai auprès de toi, je te consolerai, et je ferai pour toi tout ce qui dépendra de moi.

A ces mots, ses larmes ayant redoublé, il se lève; je l’embrasse tendrement, je baise son front, et je le reconduis en l’exhortant à supporter courageusement ce qui lui était arrivé. Ma confiance en Notre-Seigneur Jésus-Christ qui t’a appelé et préposé à la conduite de son troupeau, lui dis-je, me font espérer que ton saint ministère te donnera assez de crédit auprès de Dieu, pour qu’à mon dernier jour, à l’heure du péril suprême, je puisse à ta suite et sous ta protection pénétrer dans les tabernacles éternels.


  

FIN DU TRAITÉ DU SACERDOCE, 

Traduit, par J.-B. J., professeur au collège de l’Immaculée-Conception de Saint-Dizier.

 


Capturé par MemoWeb à partir de http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/chrysostome/traites/sacerdoce/livre6.htm  le 19/09/03