I TIMOTHÉE XIV

HOMÉLIE XIV. SI QUELQU'UN N'A PAS UN SOIN PRÉVOYANT DES SIENS, ET SURTOUT DE CEUX DE SA MAISON, IL A RENIÉ LA FOI ET EST PIRE QU'UN INFIDÈLE. (V, 8-10.)

 

Analyse.

 

1. C'est un devoir rigoureux que de s'occuper du salut de ses proches.

2. Des veuves.

3-5. De la pratique de l'aumône. — Vie admirable des solitaires.

6. Il y a aussi des saints dans la vie commune.

 

1. Beaucoup pensent que leurs vertus personnelles leur suffisent pour le salut et que, s'ils règlent bien leur propre vie, rien ne leur manque plus pour l'opérer. Ils se trompent, et c'est ce que nous montre l'homme qui avait enfoui son unique talent; il le représenta tout entier, sans perte aucune, et tel que le lui avait confié son maître. C'est aussi ce que nous montre ici le bienheureux Paul, en disant : « Si quelqu'un n'a pas un soin prévoyant des siens ». Et il entend par là toute sorte de prévoyance, tant pour l'âme que pour le corps, car celle-ci est aussi prévoyance. « Des siens et surtout de ceux de sa maison » , c'est-à-dire de sa famille. « Celui-là », dit-il, « est pire qu'un infidèle ». C'est ce que dit encore Isaïe, le plus grand des prophètes. « Ne dédaignez  point ceux de votre sang ». (Isaïe, LVIII, 7.)

 

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Car l'homme qui dédaignerait les besoins de ceux qui lui sont proches par la naissance, unis par la parenté, comment serait-il tendre envers les autres? Chacun ne regarderait-il pas comme effet de la vanité la bienfaisance qu'exercerait envers les étrangers celui qui serait dédaigneux et impitoyable pour les siens? Et que penser de celui qui, enseignant la foi aux étrangers, laisse les siens dans l'erreur, quand il lui serait plus facile de les instruire, quand cette bonne oeuvre est plus instamment réclamée par la justice? Non certes, dira-t-on, les chrétiens qui laissent sans soins ceux qui leur tiennent de près, ne sont guère charitables. « Et il est» , dit l'apôtre, « pire qu'un infidèle ». Pourquoi? parce que l'infidèle, s'il néglige les autres, ne néglige pas ses proches. Ainsi, celui qui ne remplit pas ce devoir, viole la loi divine et celle de la nature. Mais si celui qui ne prend pas soin de ses proches a renié la foi et est pire qu'un infidèle, quel rang assigner à celui qui commet des injustices envers eux? avec qui le placer? Il a renié la foi; et comment? C'est que, suivant la parole de l'apôtre, « ils professent qu'ils connaissent Dieu , mais ils le renient par leurs oeuvres ». (Tit. I, 16.) Qu'a prescrit ce Dieu, objet de leur foi? de ne pas négliger ceux de sa famille. Et quelle est donc la foi de celui qui renie ainsi Dieu?

Comprenons-le, nous tous qui , pour épargner nos richesses , dédaignons les besoins de nos proches. Dieu a institué les liens de la parenté afin que nous ayons des motifs multipliés de nous faire du bien les uns aux autres. Quand donc vous ne pratiquez pas une vertu que pratique un infidèle, n'avez-vous pas renié la foi? Car il appartient à la foi, non-seulement de confesser de bouche sa croyance, mais de produire des couvres qui en soient dignes. La foi et l'incrédulité s'appliquent à chaque objet. L'apôtre donc, après avoir parlé de la mollesse et de la veuve qui vit dans les délices , nous dit qu'elle ne périt pas seulement par sa sensualité , ruais parce qu'elle est par là obligée de négliger sa famille. Et cela est vrai, car elle vit pour son ventre, et par là elle périt puisqu'elle renie sa foi. « Est pire qu'un infidèle». Car ce n'est pas une faute égale que de négliger les besoins d'un parent ou d'un étranger, d'une personne connue ou d'une personne inconnue, d'un ami, ou de celui qui ne l'est pas; dans le premier cas le reproche mérité est plus sévère.

« Que la veuve qui sera choisie n'ait pas moins de soixante ans, qu'elle n'ait eu qu'un mari et que l'on rende témoignage de ses bonnes oeuvres (9, 10) ». L'apôtre a dit « Qu'elles apprennent d'abord à faire régner la piété dans leurs maisons et à rendre ce qu'elles doivent à leurs parents ». Il a dit ensuite « Celle qui vit dans les délices est morte toute «vivante ». Il a dit : « Ne pas avoir un soin prévoyant de ceux de sa maison, c'est être pire qu'un infidèle ». Il a énoncé les défauts qui rendent une femme indigne de figurer parmi les veuves; il énonce maintenant les conditions qu'elle doit remplir. Mais quoi? la choisirons-nous d'après son âge? Quel est donc ce mérite ? car il ne dépend pas d'elle d'avoir soixante ans. Non, ce n'est pas seulement d'après son âge; quand elle l'aurait atteint, si elle ne possède pas les vertus que demande l'apôtre, elle ne doit pas être inscrite parmi les veuves. Mais il va dire pourquoi il exige un âge déterminé, et le motif ne vient pas de lui, mais des veuves elles-mêmes; écoutons donc ce qui vient ensuite : « Aux bonnes oeuvres de laquelle on rende témoignage». Et quelles couvres? « Si elle a élevé ses enfants ». Ce n'est pas là une oeuvre de peu de valeur; car il ne s'agit pas seulement de les nourrir, mais de les élever, comme l'apôtre l'a dit plus haut: « Si les femmes persévèrent dans la foi, la charité et la sanctification ». (I Tim.II,15.) Vous voyez comment partout il met le bien fait à ses parents avant le bien fait aux étrangers. Car il dit en premier lieu : « Si elle a élevé ses enfants » , et ensuite : « Si elle a exercé l'hospitalité, lavé les pieds des saints, pourvu aux besoins de ceux qui endurent tribulation, si elle s'est appliquée à toute sorte de bonnes oeuvres (10) ». Mais quoi? si elle est pauvre? Elle n'est pas pour cela privée d'élever ses enfants, d'exercer l'hospitalité, de pourvoir aux besoins de ceux qui endurent tribulation. Est-il une veuve plus pauvre que celle qui avait versé deux oboles (Luc, XXI)? Quand elle serait pauvre, elle a une demeuré ; elle n'habite pas en plein air. « Lavé les pieds des saints » ; ce n'est pas une grande dépense. « Si elle s'est appliquée à toute sorte de bonnes oeuvres ». A quoi se rapporte ce précepte? Par là elle est exhortée à rendre des services corporels, car les femmes y sont (329) particulièrement propres, comme de dresser un lit, de procurer le repos.

2. Ah ! quelle exactitude dans ses devoirs il demande à une veuve ; presqu'autant qu'à celui qui est chargé de l'épiscopat. Car ce mot : « Si elle s'est appliquée à toute sorte de bonnes oeuvres », il le prononce, bien qu'elle n'ait pu les accomplir toutes elle-même, mais elle y a pris part, elle en a été l'auxiliaire. Il écarte ainsi d'elle la mollesse, il veut qu'elle soit vigilante, bonne économe, qu'elle persévère sans cesse dans la prière. Telle était Anne. Considérez quelle perfection l'apôtre réclame des veuves, plus grande presque que celle des vierges mêmes, à qui pourtant il demande une perfection bien haute; car lorsqu'il dit: « Ce  qui est honnête et donne toute facilité pour a s'adresser au Seigneur » (I Cor. VII, 35), il comprend en abrégé la vertu tout entière. Vous le voyez, ne pas contracter un second mariage ne suffit pas pour faire une veuve, il faut bien d'autres conditions. Pourquoi en effet ne pas se remarier? Condamne-t-il ce fait ? Nullement: ce serait une hérésie; mais c'est qu'il veut qu'elle vaque désormais aux oeuvres spirituelles, et qu'elle se consacre tout entière à la vertu. Le mariage n'est point impur, mais il enlève le libre emploi du temps; l'apôtre en effet dit : Pour vaquer (à la prière), et non : Pour se purifier. Et réellement le mariage amène de perpétuelles occupations. Si donc vous ne vous mariez pas, afin de donner votre temps à la crainte de Dieu, et si vous ne le donnez point en effet, vous n'en tirez point l'avantage de donner vos soins aux étrangers, aux saints. Lors donc que vous négligez ces oeuvres, il semble que vous vous êtes plutôt éloignée du mariage parce que vous le condamnez. C'est ainsi qu'une vierge qui n'est pas vraiment crucifiée s'est apparemment abstenue du mariage, parce qu'elle le croit coupable et impur.

Vous voyez que l'apôtre parle de l'hospitalité et non de la simple affabilité , mais de la charité empressée , résultant d'une volonté joyeuse, zélée , accomplissant son oeuvre comme si elle accueillait le Christ lui-même. Le Christ, en effet, ne veut point que ces soins soient remis à des servantes ; il veut qu'ils soient remplis par celles mêmes, qui exercent l'hospitalité. « Si j'ai lavé les pieds de mes disciples », dit-il, « combien plus devez-vous le faire les uns envers les autres». (Jean, XIII, 14.)

Quelque riche que soit une femme, de quelque considération qu'elle jouisse, quand elle serait fière de la noblesse de ses ancêtres, il n'y a pas là tant de distance que du Maître à ses disciples. Si donc vous recevez votre hôte comme le Christ, n'ayez pas honte, mais plutôt soyez glorieuse d u soin que vous lui rendez ; si vous ne le recevez pas comme le Christ, vous ne le recevez point du tout : « Celui qui vous reçoit me reçoit » , dit-il. (Matth. X, 40.) Si vous ne recevez pas ainsi votre hôte, vous n'aurez point de récompense. Abraham crut accueillir des voyageurs qui passaient, et cependant il ne confia pas tout à ses serviteurs, mais il commanda à sa femme de pétrir de la farine, lui qui avait trois cent dix-huit serviteurs chez lui et parmi eux assurément des servantes; mais il voulait acquérir lui-même avec son épouse la récompense , non des frais seulement,. mais des services.

C'est ainsi qu'il faut témoigner son hospitalité, faisant tout par soi-même, afin que nous soyons sanctifiés et que nos mains soient bénies. Si vous donnez aux pauvres, ne dédaignez pas de donner vous-même, car ce n'est pas au pauvre que vous donnez, mais au Christ. Et qui serait assez malheureux pour dédaigner de tendre la main au Christ? C'est là l'hospitalité, c'est là vraiment agir pour Dieu. Mais si vous commandez avec orgueil, quand vous assigneriez le premier rang à votre hôte, ce n'est point là de l'hospitalité. Un hôte demande de grands soins, il faut s'estimer heureux qu'il ne rougisse pas de les avoir reçus. Puisque la nature est telle que l'on rougit d'un bienfait reçu, il faut vaincre la honte par l'empressement des services , et montrer par ses actes et ses paroles que le bienfaiteur est l'obligé et reçoit plutôt qu'il ne donne. C'est ainsi que l'action elle-même s'agrandit par la bonne volonté. Car, de même que celui qui croit subir une perte ou être le bienfaiteur, a tout perdu, celui qui se regarde comme favorisé par la bonne oeuvre qu'il accomplit a reçu plus qu'il n'a donné. « Dieu aime celui qui donne avec joie ». (II Cor. IX, 7.) Vous devez au pauvre plus de reconnaissance qu'il ne vous en doit. S'il n'y avait pas de pauvres, vous n'auriez su effacer la multitude de vos péchés; ils sont les médecins de vos blessures, et leurs mains qu'ils vous tendent sont les remèdes qu'ils vous offrent. La main que le médecin étend vers le (330) malade, les remèdes qu'il lui présente ne le guérissent pas aussi bien que le pauvre en étendant sa main vers vous et recevant votre aumône ne fait disparaître vos maux. Tels les prêtres, « ils mangeront les péchés de mon peuple ». (Osée, IV, 8.) Ainsi vous recevez plus que vous ne donnez, c'est le pauvre, plutôt que vous, qui est le bienfaiteur. Vous prêtez à usure à Dieu, non à l'homme; vous accroissez votre richesse au lieu de la diminuer; vous la diminueriez si vous n'y preniez rien pour le donner.

3. « Si elle a exercé l'hospitalité », dit l'apôtre, « si elle a lavé les pieds des saints». Quels saints ? Ceux qui endurent tribulation et non simplement des saints ; car on peut être saint et recevoir des hommages universels. Ne vous attachez point à ceux qui sont dans l'abondance, mais à ceux qui sont dans la tribulation, inconnus ou peu connus. Celui qui a fait du bien à l'un de ces petits, c'est à moi qu'il l'a fait, dit le Seigneur. Ne chargez pas ceux qui sont à la tête de l'Eglise de distribuer vos aumônes, servez vous-même les pauvres, afin de ne pas obtenir seulement la récompense de vos dons, mais aussi de vos services; donnez de vos propres mains, semez vous-même votre sillon. Il n'est point ici question d'enfoncer la charrue, d'atteler les boeufs, d'attendre la saison, de fendre la terre, de lutter contre la gelée ; tous ces soins laborieux, cette semence en est franche. Car vous semez dans le ciel où il n'y a point de gelée, ni d'hiver, ni rien de semblable; vous semez dans les âmes où nul ne vient ravir le grain, mais où il est gardé sûrement avec le zèle le plus exact. Semez; pourquoi vous priver de la récompense ? Et elle est grande, même quand on administre ce qui est donné par les autres. On est récompensé, non-seulement pour donner le sien, mais pour administrer les aumônes d'autrui. Pourquoi ne pas obtenir la récompense? Oui, ce soin est récompensé ; écoutez : Les apôtres, comme nous l'apprend l'Ecriture, établirent Etienne pour le service des veuves. Soyez votre propre économe; l'humanité, la crainte de Dieu vous élisent. Cette couvre, exempte de vaine gloire, donne le repos à l'âme, sanctifie les mains, ruine l'orgueil, enseigne l'amour de la sagesse, accroît le zèle et fait obtenir des bénédictions; c'est la tête chargée de leurs bénédictions, que vous quittez les veuves. Devenez plus zélé dans la prière, inquiétez-vous des saints; je dis les véritables saints, ceux qui vivent dans les déserts et ne peuvent rien demander, se reposant sur Dieu; faites une longue route, donnez par vos propres mains, car, en donnant ainsi, vous pouvez acquérir beaucoup. Vous voyez une tente et une retraite hospitalière, un désert, un monastère. Souvent, en allant porter des aumônes, vous y donnez votre âme tout entière ; vous êtes retenu, vous en devenez captif, vous vivez en étranger au monde. C'est une grande chose que devoir les pauvres. Il vaut mieux, dit l'Ecriture, entrer dans la maison du deuil que dans celle du rire. (Eccl. VII, 3.) Dans celle-ci, l'âme se gonfle. Si vous pouvez rire comme ses habitants, vous devenez à la mollesse; si vous ne le pouvez pas, vous y trouvez un sujet de peine. Rien de semblable dans la demeure du deuil ; mais, si vous ne pouvez vivre dans les délices, vous n'êtes point choqué; si vous le pouvez, votre désir est réprimé. La vraie maison de deuil, c'est le monastère; là sont le sac et la cendre, là est la solitude, là jamais le rire ni le tumulte des affaires temporelles, mais le jeûne, un lit d'herbes étendues à terre; là tout est pur de la fumée des viandes et du sang des animaux; tout est exempt de trouble, d'agitation, d'inquiétudes. C'est un port toujours calme; ce sont comme des phares élevés sur les hauteurs pour briller de loin aux yeux des voyageurs, établis auprès d'un port et attirant chacun dans les eaux tranquilles, empêchant le naufrage de ceux qui les aperçoivent et dissipant pour eux les ténèbres. Allez donc trouver leurs habitants, donnez-leur l'hospitalité, présentez-vous aux saints et prosternez-vous à leurs pieds, car il est plus honorable de toucher leurs pieds que la tête des autres. Dites-moi, si quelques hommes embrassent les pieds à des statues, seulement parce qu'elles offrent l'image de l'empereur, vous qui, en la personne de ces hommes, trouvez celle du Christ, ne saisirez-vous pas leurs pieds pour être sauvé? Leurs pieds sont saints, tout vulgaires qu'ils paraissent, et chez les profanes la tête même n'a rien de vénérable. Les pieds des saints ont une grande puissance , car ils apportent le châtiment quand ils en secouent la poussière.

Et, lorsqu'un saint se trouve au milieu de nous, ne rougissons pas d'agir de même. (331) Tous ceux-là sont saints qui reproduisent dans leur vie l'orthodoxie de la foi; quand ils ne feraient pas de miracles, quand ils ne chasseraient pas les démons, ce sont des saints. Allez vers les tentes des saints. Pour un saint, se réfugier dans un monastère, c'est comme s'enfuir de la terre au ciel. Vous ne voyez pas là tout ce qu'on voit dans vos demeures; ce lieu est pur de tout ce qui souille, là règnent le silence et la tranquillité; on n'y connaît pas le tien et le mien. Mais, si vous y demeurez un jour ou deux, vous éprouverez plus de joie. Le jour vient, ou plutôt, avant le jour, le coq a chanté. Ce n'est point l'aspect d'une maison, où les serviteurs ronflent encore, où les portes sont fermées et où tous les habitants endormis ressemblent à des morts; où le muletier agite ses clochettes. Là, rien de semblable; mais tous sans retard cessent pieusement leur sommeil et se lèvent, réveillés par leur supérieur; alors debout, formant un choeur saint, étendant leurs mains, ils chantent les hymnes sacrées. Il ne leur faut pas comme à nous des heures entières pour secouer le sommeil et la pesanteur de tête. . Mais, à peine nous sommes-nous dressés sur nos lits que nous retombons pour étendre longtemps les bras. Plus tard nous nous lavons le visage et les mains, puis nous prenons nos chaussures, nos vêtements, et un long temps se passe.

4. Là, rien de pareil; point de serviteur pour les appeler; on se suffit à soi-même ; point tant de vêtements à prendre, point de temps pour secouer le sommeil, mais à peine ont-ils ouvert les yeux que les sobres habitants du monastère sont aussi éveillés que s'ils l'étaient depuis longtemps. Car, lorsque le coeur n'est pas appesanti et incliné vers la terre par la nourriture qui remplit l'estomac, il faut peu de temps pour recueillir ses esprits; on le fait vite quand on est sobre; les mains sont propres, le sommeil est bien réglé, on n'y entend pas ronfler ni haleter ; nul ne s'est jeté à bas de son lit ni dépouillé durant le sommeil; mais ils ont, en dormant, une attitude plus décente que des gens éveillés; et tout cela grâce à l'ordre parfait qui règne dans leur âme. Ce sont, vraiment des saints et des anges parmi les hommes. Leur grande crainte de Dieu ne leur permet pas de s'engourdir dans le sommeil et d'y ensevelir leur intelligence; mais, en leur procurant le repos, le sommeil ne s'étend qu'à la surface de

leur être, et leurs songes ne sont point l'œuvre d'une imagination désordonnée ni étrange. Mais, comme je le disais, le coq a chanté et aussitôt le supérieur s'est mis en marche ; il a simplement touché du pied chaque moine endormi et les a tous fait lever, car il ne leur est pas permis de se dépouiller pour dormir. S'étant donc levés, ils se tiennent debout, chantant les hymnes des prophètes avec un grand accord et une modulation cadencée. Ni cithare, ni flûte champêtre, ni aucun instrument de musique ne produit des sons tels que ceux que l'on entend lorsque ces saints chantent dans leur solitude, au milieu d'un calme profond; chants salutaires et respirant l'amour de Dieu. « Durant les nuits, étendez vos mains vers Dieu » (Ps. CXXXIII), dit l'Ecriture ; et ailleurs: « Dès la nuit mon esprit veille vers vous, ô Dieu, parce que vos commandements sont une lumière sur la terre ». (Isaïe, XXVI, 9.) Les chants de David produisent des sources de larmes. En effet, lorsque l'on chante : « Je me suis fatigué dans mes gémissements ; chaque nuit je laverai mon lit, j'arroserai de mes larmes ma couche ». (Ps. VI, 7.) — « Je mangeais la cendre comme du pain ». (CI, 10.) — « Qu'est-ce que l'homme pour que vous vous souveniez de lui? » (VIII, 5.) — « L'homme est devenu semblable à ce qui est vain, et ses jours passent comme une ombre ». (CXLIII, 4.) — « Ne craignez point quand un homme est devenu riche et quand la gloire de sa maison s'est multipliée ». (XLVIII, 17.) — « C'est Dieu qui fait habiter ensemble des hommes dont les moeurs s'accordent ». (LXVII, 7.) — « Sept fois le jour je vous ai loué pour les jugements de votre justice ». (CXVIII, 1.64.) — « Je m'éveillais au milieu de la nuit pour confesser devant vous les jugements de votre justice ». (Ib. 62.)  — « Dieu, rachetez mon âme de la main de l'enfer ». (XLVIII, 16.) — « Quand je marcherais au milieu des ombres de la mort, je ne craindrais point de mal, parce que vous êtes avec moi ». (XXII, 4.) — « Je ne craindrai point la terreur de la nuit, ni la flèche qui vole durant le jour, ni ce qui marche dans les ténèbres, ni les mauvaises rencontres, ni le démon du midi ». (XC, 5,6.) — « Nous avons été estimés comme des brebis pour la boucherie ». (XLII1, 22.) Quand ils chantent avec les anges, car les anges aussi chantent alors avec eux : « Louez le Seigneur du haut (332) des cieux » (CXLVIII, 1); et cela à l'heure où nous bâillons, où nous ronflons, où nous sommes étendus sur nos lits et où nous méditons mille fraudes, que penser d'hommes qui emploient si saintement les nuits ?

Lorsque le jour va paraître, ils se reposent un peu, et, à l'heure où nous commençons nos travaux, le temps de prendre du repos est venu pour eux. Quand le jour a paru, chacun de nous appelle quelqu'un, calcule l'argent distribué, court à la place, va trouver un magistrat, tremble et craint pour les comptes qu'il doit rendre; un autre se rend sur la scène, un autre à ses occupations. Pour les moines, après qu'ils ont achevé leurs prières du matin et leurs hymnes, ils s'adonnent à la lecture des Ecritures ; il en est aussi qui out appris à transcrire des livres. Chacun se retire dans la chambre qui lui est assignée et s'y tient dans une tranquillité constante, sans que personne bavarde ou même parle. Ils disent Tierce, Sexte, None et les prières du soir, partageant la journée en quatre parts, et à la fin de chacune, ils louent Dieu par leurs hymnes. Tandis que tous les autres hommes dînent, rient, jouent et se gorgent d'aliments, eux s'appliquent à chanter ses louanges. Jamais de temps pour les plaisirs de la table et des sens. Après le repas, ils se livrent aux mêmes occupations, ayant d'abord fait la sieste; car, au lieu que les gens du monde dorment le jour, eux ils ont veillé la nuit. Ce sont vraiment des enfants de lumière. Les gens du monde, après avoir perdu un long temps dans le sommeil, marchent tout appesantis; eux, toujours sobres, restent longtemps sans nourriture, adonnés au chant des hymnes. Quand le soir est venu, les autres vont se baigner ou se reposer ; pour eux, ayant achevé leurs travaux, ils s'approchent de la table sans mettre en mouvement une troupe d'esclaves, sans courir la maison, sans désordre; ils ne chargent point leur table de mets somptueux, exhalant l'odeur des viandes, mais les uns se contentent de pain et de sel, d'autres y joignent de l'huile, d'autres, les plus faibles, font usage d'herbes potagères et de légumes. Puis, après être demeurés peu de temps assis et ayant clos la journée par des hymnes, chacun va dormir sur un lit de feuilles fait pour le repos et non pour le luxe.

5. Là, point de crainte des magistrats, point d'orgueil insensé des maîtres, point de terreurs des esclaves, point d'agitation des femmes ni de tapage des enfants, point de multitude de coffres ni de réserve inutile d'habits, point d'or ni d'argent, point de garde ni de précautions, point d'office ni rien de semblable; tout respire la prière, les hymnes, la bonne odeur spirituelle; rien de charnel ne s'y trouve. Ils ne craignent point l'arrivée des voleurs, car ils n'ont rien à perdre; point de richesses, ils n'ont que leurs corps et leurs âmes; si on leur prend la vie, ils n'en éprouvent point de tort, mais plutôt un avantage. « Ma vie, c'est le Christ, et la mort m'est un gain » (Phil. I, 21) : ils seraient alors délivrés de leurs liens. Vraiment, « la voix de l'allégresse est dans les tentes des justes». (Ps. CXVII, 15.) On n'entend là ni sanglots ni lamentations ; leur toit est exempt de ces peines et de ces clameurs. Ils meurent dans les mêmes sentiments, car leurs corps ne sont point immortels, mais ils ne pensent pas que la mort soit une mort. Ils accompagnent avec des hymnes ceux qui sont décédés, et ils appellent cette cérémonie une conduite et non des funérailles. Si on leur apprend que tel ou tel est mort, c'est une grande et douce joie; on n'ose pas même dire : Il est mort, mais plutôt : Il a achevé sa carrière. Puis ce sont des actions de grâces, on le glorifie, on se réjouit; chacun prie Dieu d'avoir une semblable fin, de sortir ainsi du combat, pour voir le Christ à la fin de ses combats et de ses travaux. Si quelqu'un d'eux est malade, ce ne sont point des larmes et des lamentations, mais des prières; et souvent ce ne sont pas les soins des médecins, mais la foi seule qui guérit le malade. Mais s'il est besoin de médecins, on trouve là une grande philosophie et une grande fermeté. On ne voit pas auprès du malade une femme qui s'arrache les cheveux, des enfants qui se lamentent d'avance d'être orphelins, des serviteurs qui conjurent le mourant de les léguer à un bon maître; l'âme est libre de ce spectacle et ne pense qu’à se préparer au dernier instant pour paraître devant Dieu agréable à ses yeux. Et si une maladie survient, elle n'a pas pour cause la gourmandise ni l'appesantissement de la tête, mais l'origine en est digne de louange et non de flétrissure : un excès de veilles ou de jeûne ou quelque chose de semblable; aussi est-elle facile à guérir, car il suffit de ne plus se fatiguer pour être délivré de tout.

 

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6. Mais, dira-t-on, où trouver des saints tels que ceux-là pour leur laver les pieds? Il y en a dans l'Eglise. N'allez point, parce que nous vous avons décrit la vie des solitaires, mépriser les saints qui sont dans les églises. Beaucoup de saints tels que ceux-là vivent au milieu des fidèles; mais ils sont cachés. Non, ne les dédaignons point parce qu'ils habitent des maisons, parce qu'ils se montrent sur les places publiques, parce qu'ils exercent quelque charge. C'est Dieu lui-même qui l'a prescrit : « Rendez la justice en faveur de l'orphelin, et faites justice à la veuve ». (Is. I, 17.) La vertu a divers sentiers, de même qu'il y a des perles bien différentes les unes des autres, et que toutes pourtant sont des perles ; l'une est brillante et parfaitement ronde, l'autre n'a pas la même beauté, mais a une beauté d'autre sorte. Comment cela? De même qu'il est un art de donner au corail de longues branches et des angles bien ciselés, qu'il en est d'une couleur plus agréable à la vue que le blanc, qu'il en est de la nuance verte la plus agréable ; que telle pierre est d'un rouge de sang éclatant, telle autre d'un bleu plus vif que celui de la mer, qu'une autre surpasse la pourpre par son éclat; que dans les fleurs et dans les couleurs du soleil on peut trouver tant de teintes diverses (1); il en est de même des saints, les uns mènent la vie ascétique, les autres édifient les églises. « Si elle a lavé les pieds des saints et pourvu aux besoins de ceux qui endurent tribulation ».

Hâtons-nous de le faire, afin de pouvoir nous féliciter au ciel d'avoir lavé les pieds des saints. S'il faut laver leurs pieds, il faut surtout que notre main leur fasse l'aumône. « Que votre main gauche » , dit l'Evangile , «ignore ce que fait votre main droite ». (Matth. VI, 3.) Pourquoi tant de témoins ? Que votre serviteur et votre femme même l'ignorent, s'il est possible. Les scandales produits par le perfide sont nombreux; souvent une

 

1 Est-ce qu'on connaissait la décomposition de la lumière solaire au IVe siècle ?

 

femme qui n'a jamais mis obstacle à vos bonnes oeuvres s'avise de le faire par vanité ou pour quelque autre motif. Abraham, qui avait une femme admirable, lui cacha qu'il allait immoler son fils parce qu'il ignorait ce qui allait se produire et croyait le sacrifier en effet. Qu'est-ce qu'aurait dit à sa place un homme de sentiments vulgaires? — Qui donc a jamais fait pareille chose, eût-il dit? quelle cruauté ! quelle barbarie ! Ce juste ne songea à rien de semblable, son amour pour son fils ne l'égara pas à ce point. Mais sans permettre à la mère de voir une dernière fois son fils, d'entendre ses dernières paroles, de recueillir sa dernière palpitation, il emmena le jeune homme comme un captif. Il n'avait qu'une seule chose en vue, accomplir l'ordre divin. Ni sa femme ni son fils n'étaient présents à sa pensée. L'enfant ignorait ce qui allait arriver, Abraham faisait tous ses efforts pour offrir une victime pure, et pour ne point la souiller par des larmes et des murmures. Isaac lui dit : « Voici le bois et le feu; où donc est la brebis ? » (Gen. XXII, 7.) Et que lui répond son père ? « Dieu pourvoira, mon fils, à la victime de son holocauste ». (Ib. 8.) Parole prophétique, car Dieu verra son propre fils offert en holocauste ; et Abraham s'est mis en marche. — Dites-moi : pourquoi lui. cachez-vous qu'il doit être immolé ? —  C'est que je crains qu'il ne faiblisse et ne paraisse une indigne victime. Vous avez vu avec quelle exactitude il accomplit cette parole : « Que votre main gauche ignore ce que fait votre main droite » ; c'est-à-dire : ne cherchons point sans nécessité à le faire connaître à ceux qui font partie de nous-même; il en résulterait bien des maux. On est entraîné vers la vanité, souvent des obstacles se présentent. Cachons-nous donc à nous-même, s'il est possible, afin d'obtenir les biens promis, en Jésus-Christ Notre-Seigneur, avec qui soient au Père et au Saint-Esprit, gloire, puissance, honneur, maintenant et toujours, et aux siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

 

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