STATUES XXI

VINGT-UNIÈME HOMÉLIE.

 

ANALYSE. Sur le retour de l'évêque Flavien et sur la réconciliation de l'empereur avec la ville d'Antioche. —Harangue de l'évêque Flavien; réponse de l'Empereur. — Apostrophe à ceux qui avaient renversé les statues.

 

1. La parole, mes frères, que j'ai toujours mise à la tête de mes instructions depuis le danger qui nous menace, je l'emploierai encore maintenant dans le discours que je vous adresse, et je commencerai par vous dire Béni soit Dieu ! qui daigne aujourd'hui nous faire célébrer cette sainte fête dans la joie et dans l’allégresse; qui a rendu le chef à ses membres, le pasteur à ses ouailles, le maître à ses disciples, le général à ses soldats, le pontife à ses prêtres ! Béni soit Dieu, qui nous accorde bien au delà de ce que nous lui demandions. Nous nous serions contentés, sans doute, de nous voir enfin affranchis de nos maux, et c'était là l'objet de toutes les prières que nous adressions au ciel. Mais un Dieu plein de bonté, un Dieu qui surpasse toujours infiniment nos demandes par la grandeur de ses bienfaits, nous a rendu notre père beaucoup plus tôt que nous ne l'attendions. Eh ! qui jamais eût espéré que dans un intervalle de si peu de jours, il se mettrait en chemin, il parlerait au prince, il dissiperait l'orage suspendu sur nos têtes, il repartirait assez promptement pour revenir avant la sainte Pâque, et pouvoir célébrer cette fête avec nous. Ce que nous n'avions pas lieu d'attendre est donc arrivé nous revoyons notre père, et nous ressentons une joie d'autant plus vive, que son retour a prévenu nos voeux et surpassé nos désirs. Ainsi rendons grâces à un Dieu si bon pour toutes les faveurs qu'il nous prodigue. Admirons sa puissance, sa bonté, sa sagesse, et ses vues de miséricorde sur notre ville. Le démon voulait la perdre sans ressource en lui faisant commettre un crime énorme; et Dieu, par ce même crime, a illustré davantage et la ville, et le pontife, et le prince; il a rendu par là même leur nom à jamais célèbre.

Antioche s'est couverte de gloire, parce que dans le péril qui la pressait, sans implorer la protection des hommes les plus puissants, les plus riches, les plus accrédités auprès du prince, elle a eu recours à l'Eglise et au prêtre de Dieu, et qu'elle a mis toute sa confiance, tout son espoir, dans le secours d'en-haut. Après le départ du père commun, lorsqu'on cherchait de tout côté à effrayer les prisonniers, (123) lorsqu'on leur disait que l'empereur, loin de s'apaiser, s'irritait de plus en plus, qu'il songeait à détruire entièrement la ville, lorsqu'on leur débitait beaucoup d'autres nouvelles encore plus alarmantes, ils ne se sont pas laissé abattre; et sur ce que nous leur disions que les nouvelles étaient fausses, que c'était un artifice du démon qui voulait jeter le trouble dans leur âme: Nous n'avons pas besoin de consolation, nous répondaient-ils; nous savons à qui nous avons eu recours d'abord, et en qui nous avons mis toute notre espérance. C'est sur une ancre sacrée que nous avons fondé notre salut; ce n'est pas à un homme que nous l'avons confié, mais à un Dieu tout-puissant. Nous sommes donc assurés que les choses se termineront heureusement pour nous; car nous ne pouvons croire et il n'est pas possible qu'un semblable espoir soit jamais confondu. Quelles couronnes, quels éloges, de pareilles dispositions ne mériteront-elles point à notre ville quelle bienveillance ne lui attireront-elles point désormais de la part du Seigneur! Il n'est pas, sans doute, non, il n'est pas d'une âme commune d'être aussi tranquille dans les plus violentes épreuves, de tourner ses regards vers Dieu, et, dédaignant toutes les ressources humaines, de ne soupirer qu'après ce secours divin.

Telle est la gloire dont s'est couverte la ville d'Antioche. Son vénérable pontife ne s'est pas moins signalé. Il a exposé sa vie pour le salut de son peuple; et lorsque tout semblait s'opposer à son départ, son grand âge, la rigueur de la saison, la proximité de la fête, une soeur près de rendre les derniers soupirs, il s'est luis au-dessus de tous ces obstacles, il ne s'est pas dit à lui-même : Quoi donc! la soeur unique qui me reste, une sueur qui a porté avec moi le joug de Jésus-Christ, qui a demeuré si longtemps avec moi, est près de rendre les derniers soupirs, et je partirais ! je l'abandonnerais ! je ne la verrais pas dans ses derniers moments! je ne recueillerais pas ses dernières paroles ! Tout ce qu'elle demandait chaque jour, c'est que je pusse lui fermer les yeux, lui rendre tous les autres devoirs que les mourants attendent de la tendresse de ceux qui leur survivent; et comme si elle était dépourvue de parents et d'amis, elle n'obtiendra rien de ce qu'elle espérait obtenir, surtout d'un frère ! elle rendra le dernier soupir sans voir celui qui est le plus cher à son sueur ! circonstance douloureuse, plus cruelle que toutes les morts ensemble ! Si j'étais éloigné, ne devrais-je pas, quoi qu'il m'en coûtât, accourir pour lui rendre ce triste et dernier office? et lorsque je suis près d'elle, partirai-je? l'abandonnerai-je? comment supportera-t-elle les jours de mon absence?... Il ne s'est permis aucune de ces réflexions ; mais sacrifiant à la crainte de Dieu tous les liens du sang, il a senti que les calamités publiques font connaître le pontife, comme les tempêtes font connaître le pilote, et les combats le général. Tous les Juifs, tous les Grecs, s'est-il dit, ont les yeux ouverts sur nos actions; ne trompons pas les espérances qu'ils ont conçues de nous; n'abandonnons pas la ville dans le naufrage dont elle est menacée; mais jetant tous nos intérêts dans le sein de Dieu, donnons, s'il le faut, notre vie pour nos frères. Et voyez quelles ont été en même temps et la grandeur d'âme du pontife, et la bonté infinie du Seigneur. Tous les avantages qu'il avait sacrifiés , il les a obtenus comme la récompense de son zèle, il les a obtenus contre son attente pour mettre le comble à sa satisfaction. Il avait consenti, pour le salut de la ville, à célébrer une grande fête dans un pays étranger, loin de ses enfants, et Dieu nous l'a rendu avant la sainte Pâque, pour que, célébrant avec nous cette fête, recevant ce prix de sa générosité, son âme en ressentît une joie plus vive. Il avait affronté la rigueur de la saison, et pendant tout le cours de son voyage, il a joui du temps le plus doux. Il n'avait pas considéré son grand âge, et il a terminé une longue route aussi facilement que s'il eût eu toute la vigueur de sa jeunesse. Il avait abandonné une soeur mourante, les sentiments naturels n'avaient pu affaiblir son courage, et il l'a retrouvée vivante à son retour. Enfin, je le répète, il a obtenu tous les avantages dont il avait fait généreusement le sacrifice. Telle est la gloire que le pontife s'est acquise auprès de Dieu et des hommes.

2. Quant au prince, l'événement a donné plus de lustre à sa personne que l'éclat du diadème. D'abord il s'est annoncé comme devant accorder aux prêtres de Dieu ce qu'il aurait refusé à tous les autres; ensuite étouffant tout ressentiment, il nous a accordé sans aucun délai le pardon et la grâce après lesquels nous soupirions.

Mais afin de vous faire mieux connaître la magnanimité du prince, la sagesse du pontife, (124) et, plus que tout le reste, l'immense bonté du Seigneur, je vais vous rapporter quelques parties du discours qu'un père tendre a prononcé pour nous. Je dirai ce que j'ai appris d'un des assistants, car pour lui il a gardé sur tout cela le plus profond silence. Non moins magnanime que Paul, il cache soigneusement ses propres mérites; et lorsqu'on lui demande de toute part ce qu'il a dit au prince, par quels moyens il l'a touché et entièrement apaisé, il se contente de répondre que ce grand succès n'est point son ouvrage, que le prince lui-même, avant toute exhortation, docile aux inspirations de Dieu qui fléchissait son coeur, a étouffé tout ressentiment et déposé son courroux ; qu'il a parlé du soulèvement de notre ville, et des outrages faits à la majesté impériale aussi tranquillement que si l'injure ne le regardait pas. Mais ce que nous cache l'humilité d'un saint évêque, Dieu l'a mis au grand jour. Et comment les choses se sont-elles passées? Je vais les reprendre d'un peu haut, et les exposer dans quelque détail.

Notre saint pontife étant sorti de la ville, plus affligé, plus consterné que nous-mêmes qui avions à redouter la colère du prince, rencontre en chemin les commissaires de l'empereur, qui se rendaient à Antioche pour informer de la sédition, et qui lui apprennent la rigueur des ordres dont ils étaient chargés. Il se représente alors les maux qui allaient accabler son peuple, les troubles, le tumulte, les inquiétudes, les alarmes, la fuite, les périls ; un torrent de larmes coule de ses yeux, et ses entrailles se troublent, car c'est la coutume des pères de s'affliger encore davantage lorsqu'ils ne peuvent être près de leurs enfants qui souffrent. C'était le sentiment qu'éprouvait ce coeur tendre et sensible. Il ne gémissait pas seulement sur les maux dont nous étions menacés, il ressentait une peine cruelle d'être éloigné de nous lorsque ces maux viendraient nous assaillir; peine qui ne pouvait être adoucie que par l'idée qu'il s'éloignait pour notre salut. Lors donc qu'il eut entendu les commissaires de l'empereur, il pleurait amèrement, il recourait à Dieu, lui adressait de plus fréquentes prières, et passait les nuits à l'invoquer. Il le conjurait de permettre qu'il fût présent pour consoler son peuple dans l'affliction, de fléchir lui-même le coeur du prince, de l'amener à des sentiments plus doux. Arrivé dans la ville capitale, il entre dans le palais de l'empereur, se tient éloigné de sa personne, muet, immobile, les yeux baissés en terre, honteux et rougissant comme s'il eût commis lui-même les attentats pour lesquels il venait demander grâce. Il voulait, par cet extérieur abattu et humilié, tourner l'esprit du prince vers la compassion avant de lui parler pour nous. Car la seule ressource qui reste à des coupables est de garder le silence, sans chercher à défendre leur faute. Il voulait donc toucher d'abord le prince, bannir de son âme les sentiments d'indignation et y introduire ceux de la pitié, afin de préparer les voies à ses discours. Ce fut ainsi que Moïse, lorsque le peuple fut tombé dans une faute énorme, se transporta sur la montagne, se tint muet et immobile jusqu'à ce que le Seigneur l'eût appelé et lui eût dit: Laisse-moi anéantir ce peuple. (Exode, XXXII, 10.)

Dès que l'empereur vit le pontife versant des larmes, les yeux baissés en terre, il s'approcha de lui le premier, et fit voir par le discours qu'il lui adressa, l'impression que les larmes d'un pieux évêque avaient faite sur son coeur. Il ne lui parla pas en homme courroucé, irrité, indigné, mais en homme touché, attendri, vivement ému par la commisération. Ses paroles mêmes vont vous en convaincre. Il ne lui dit pas : De quelle commission vous êtes-vous chargé? Quoi ! vous venez demander grâce pour des scélérats, pour des criminels indignes de vivre, pour des révoltés, pour des séditieux, qui méritent les derniers supplices) Sans employer de pareils discours, il prit un ton de douceur, justifiant avec dignité les mesures qu'il avait ordonnées ; il fit l'énumération des bienfaits dont il avait comblé notre ville dans toutes les occasions depuis qu'il était assis sur le trône impérial, et à chacun des bienfaits il ajoutait : Etait-ce donc là la reconnaissance que je devais en attendre? De quelle faute ont-ils voulu me punir? avaient-ils rien à reprocher, je ne dis pas seulement à moi, mais aux morts (1) qu'ils n'ont pas respectés dans leurs outrages. Ce n'était point assez pour eux de s'emporter contre les vivants; ils n'auraient pas cru, sans doute, signaler assez leur fureur s'ils n'eussent outragé encore ceux qui ne sont plus. Nous étions coupable à leur égard, ils le pensent ainsi; mais ils devaient au moins épargner les morts qui ne leur ont fait aucun mal, auxquels

 

1 Aux morts, à l'impératrice Flaccile et au père de Théodox dont les séditieux avaient outragé les statues.

 

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ils ne pouvaient faire aucun des reproches qu'ils nous font. Ne préférai-je pas toujours leur ville à toutes les autres? n'était-elle pas plus chère à mon coeur que ma patrie même? ne me promettais-je pas sans cesse, n'avais-je pas fait voeu et même serment d'y faire un voyage?

3. Alors le saint évêque donnant un libre cours à ses gémissements et redoublant ses larmes, ne garda plus le silence; car il voyait qu'en se défendant lui-même l'empereur aggravait notre faute : « Oui, Prince, dit-il en soupirant du fond du coeur et pleurant amèrement, oui, prince, nous l'avouons, et nous aurions mauvaise grâce de le nier, vous avez toujours témoigné à notre patrie une rare affection ; aussi notre regret le plus amer, c'est d'être devenus, par l'envie du démon, ingrats envers notre bienfaiteur, et d'avoir irrité contre nous celui qui nous aimait tant. Détruisez, brûlez, massacrez Antioche; quelque sort que vous nous fassiez subir, nous ne serons pas assez punis. Nous avons prévenu votre rigueur, et nous nous sommes imposé à nous-mêmes un supplice plus cruel que mille morts. Eh ! que pourrait-il y avoir pour nous de plus accablant que de sentir que nous avons irrité sans raison un prince qui nous a comblés de bienfaits, et dont nous sommes si tendrement aimés, de sentir que toute la terre apprendra et condamnera l'excès de notre ingratitude ? Si les barbares étaient venus fondre sur notre ville, s'ils avaient renversé les murs, brûlé les maisons, emmené les citoyens captifs, ce serait une moindre disgrâce. Pourquoi? C'est que tant que vous seriez à la tète de l'empire et rempli pour nous de bienveillance, nous aurions l'espoir d'être bientôt affranchis de nos maux, de recouvrer notre liberté, d'être rétablis dans notre première splendeur; au lieu qu'étant privés de votre affection, ayant perdu vos bonnes grâces, qui étaient pour nous le plus sûr rempart, à qui pourrions-nous désormais avoir recours? qui pourrions-nous implorer après avoir irrité un maître si doux et un père si indulgent? Si donc l'attentat de nos citoyens est vraiment horrible, ils en subissent déjà la punition, et une punition bien cruelle

ils n'osent regarder personne, ni jouir de l'éclat du jour, tant la honte tient leurs paupières baissées et les contraint à fermer les yeux. Plus misérables que des captifs, toute liberté leur est ravie; l'humiliation la plus profonde est leur état habituel. Tout occupés de la grandeur des maux qui les accablent, ils considèrent l'attentat qu'ils ont commis; ils l'ont sans cesse devant les yeux, et croient voir toute la terre s'élever contre leur crime avec plus de force que celui même qu'ils ont outragé.

« Mais si vous le voulez, Prince, vous pouvez guérir ces blessures, vous pouvez remédier à ces maux. Souvent, entre particuliers, les plus violentes querelles ont été le principe d'une amitié sincère et solide. La conduite que Dieu a tenue à l'égard du genre humain vous indique celle que vous devez tenir envers nous. Lorsque le Seigneur eut créé l'homme, qu'il l'eut placé dans le paradis terrestre, et comblé des plus beaux privilèges; affligé et jaloux de son bonheur, le démon parvint à le faire déchoir de sa dignité. Mais loin d'abandonner l'homme, Dieu trouva dans sa chute même une raison pour lui donner de nouvelles marques de son amour, et pour mortifier davantage notre ennemi irréconciliable, au lieu du paradis il nous ouvrit le ciel. Agissez, Prince, d'après cet exemple. Les démons ont fait tout ce qu'ils ont pu pour enlever votre bienveillance à une ville que vous chérissiez par-dessus toutes les autres. Instruit de leurs mauvais desseins, imposez-nous la peine que vous jugerez à propos, mais ne nous ôtez pas vos bonnes grâces; et même je le dirai, quelque surprenant qu'on le trouve, témoignez-nous encore plus d'amour que par le passé, remettez Antioche au nombre des villes qui vous sont les plus chères, si vous voulez mortifier les anges de malice, vrais auteurs de tous ces désordres. Songez que si vous détruisez notre ville, si vous la ruinez de fond en comble, vous agirez au gré de ces esprits impurs; au lieu que si, apaisant votre courroux, vous nous faites grâce, si vous déclarez que vous continuez à nous aimer comme auparavant, vous leur porterez le coup le plus sensible, vous tirerez d'eux la plus éclatante vengeance en leur faisant voir que leurs projets perfides, loin de réussir, ont opéré le contraire de ce qu'ils désiraient. Ainsi, Prince, vous nous devez le pardon que je sollicite; vous ne pouvez refuser votre compassion à une ville à laquelle les ennemis de notre salut n'ont porté envie que parce que vous la chérissiez. Non, ils ne lui auraient pas fait sentir si cruellement les effets de leur jalousie, si vous ne Paviez si tendrement aimée. C'est donc vous-même (je puis (126) le dire avec vérité), oui, c'est vous qui, par votre affection pour notre ville, avez causé les maux que nous souffrons.

« L'embrasement, la destruction totale d'Antioche, seraient chose moins amère que les plaintes dont vous avez, accompagné votre apologie. Vous avez été, dites-vous, plus insulté, plus outragé que ne le fut jamais aucun des princes vos prédécesseurs; mais si vous le voulez, ô le plus clément, le plus sage, le plus pieux des hommes, cet outrage même sera pour vous une couronne plus noble et plus brillante que votre diadème. Votre diadème est en même temps la preuve de votre vertu, et le témoignage de l'affection du prince qui vous associa à l'empire; mais la couronne que vous obtiendra votre clémence sera votre unique ouvrage, le seul mérite de votre sagesse, et l'on ne sera pas aussi frappé de l'éclat dont brille votre front que touché de la victoire que vous aurez remportée sur vous-même. On a renversé vos statues; vous pouvez vous en ériger de plus précieuses. Pardonnez aux coupables, ne leur faites subir aucun châtiment, et votre image sera érigée, non dans la place publique, en bronze et en or, décorée de pierres d'un grand prix, mais dans tous les cours, parée de ce qu'il y a de plus précieux au monde, de la bonté et de la miséricorde, et vous aurez autant de statues qu'il y a et qu'il y aura jamais d'hommes sur la terre; car non-seulement nous, mais nos enfants et tous nos descendants, apprendront ce trait de votre clémence, et tous vous admireront, tous vous chériront, comme s'ils en eussent eux-mêmes ressenti les effets.

« Et pour vous prouver que ce n'est point ici une flatterie, mais que vous jouirez véritablement dans la postérité de la gloire que je vous annonce, je vais vous rappeler une ancienne parole qui vous apprendra que la force des armées, l'éclat des richesses, la multitude des sujets, et d'autres avantages de cette nature, illustrent moins les princes que la modération et la bonté.Une troupe de séditieux ayant accablé de pierres la statue d'un de vos prédécesseurs, de l'illustre Constantin, plusieurs des courtisans de ce prince l'excitaient à poursuivre les coupables, à punir sévèrement une pareille insulte; ils lui disaient qu'on avait meurtri tout son visage à coups de pierre. On rapporte que ce généreux empereur ne fit que passer la main sur son visage, et leur répondit en souriant qu'il ne se sentait point blessé, que son front et sa tête n'avaient reçu aucune atteinte. On ajoute que cette réponse fit rougir ces hommes cruels, et leur ferma absolument la bouche. Toute la terre célèbre encore aujourd'hui cette parole, et l'éloignement des temps n'a rien diminué de la gloire qu'a value au prince une telle sagesse, plus honorable pour lui que tous les trophées. Il a fondé plusieurs villes, subjugué un grand nombre de barbares, il s'est signalé par d'autres actions dont on a perdu le souvenir : mais cette parole a été célébrée jusqu'à ce jour; nos enfants après nous, tous nos descendants l'apprendront. Que dis-je : ils l'apprendront? ceux qui la rapportent, ceux à qui on en parle, se récrient tous ensemble, ils comblent à l'envi d'éloges et de bénédictions l'illustre mort qui l'a prononcée. Et si cette parole lui a obtenu une telle célébrité parmi les hommes, quelles couronnes ne lui a-t-elle pas méritées auprès d'un Dieu plein de miséricorde?

« Mais pourquoi vous parler de Constantin? pourquoi vous citer des exemples étrangers, lorsqu'il suffit de vous rappeler vous-même à vous-même, et de vous animer par des traits qui vous soient personnels ? Souvenez-vous de la lettre que vous écrivîtes par toute la terre, il y a quelques années, aux approches de la solennité de Pâques. Vous vouliez qu'on ouvrît les prisons, qu'on élargit les prisonniers, et, comme si cela ne suffisait pas pour montrer votre clémence, vous ajoutiez encore : Plût à Dieu que je pusse faire sortir les morts du tombeau, et les rendre à la vie ! Souvenez-vous maintenant, Prince, de ce généreux soupir; voici le temps de faire sortir les morts du tombeau et de les rendre à la vie. Les habitants d'Antioche sont déjà morts, et avant que vous ayez prononcé votre sentence, la ville entière est placée sur les bords de l'abîme. Arrachez-la donc à cette situation affreuse, il ne faut ni argent, ni dépenses, ni temps, ni travail. Dire un mot vous suffit pour faire sortir une cité des ombres du trépas. Faites que désormais elle prenne son nom de votre clémence. Non, elle ne sera pas aussi redevable à son premier fondateur qu'à votre pardon. Son fondateur lui a donné un faible commencement; vous, Prince, vous la relèverez de sa chute, lorsqu'elle était tombée d'un état de splendeur et de prospérité. Si vous l'aviez arrachée des mains de l’ennemi, ou délivrée des incursions (127) des Barbares, ce serait une action que vous partageriez avec plusieurs princes, qui ont déjà sauvé de cette manière plusieurs autres villes vous serez le premier et le seul qui sauverez une ville aussi coupable, et qui la sauverez contre toute attente. Défendre et protéger ses sujets n'a rien que de naturel, c'est un acte ordinaire de la souveraine puissance; au lieu que déposer tout courroux après avoir essuyé les plus cruels outrages, c'est un effort qui surpasse la nature humaine.

« Songez, Prince, qu'il ne s'agit pas seulement aujourd'hui de la ville d'Antioche, mais de votre gloire, ou plutôt de celle de tout le christianisme.A cette heure tous les peuples, les Juifs, les Grecs, et même les Barbares (car ils sont instruits de notre faute), ont les yieux tournés vers vous, et attendent ce que vous allez prononcer sur notre sort. Si vous vous montrez doux et humain, tous à l'envi vous combleront de louanges, ils glorifieront Dieu, et se diront les uns aux autres: Ciel l quelle est grande la puissance de la religion chrétienne ! Un prince qui n'a point d'égal dans le monde, maître de tout perdre et de tout détruire, elle l'a contenu, elle l'a réprimé, elle lui a inspiré une modération dont un simple particulier serait à peine capable ! Qu'il est vraiment grand le Dieu des chrétiens, qui change les hommes en anges, et les élève au-dessus de tous les sentiments de la nature !

« Ne vous faites pas de vaines terreurs ; ne vous imaginez pas que les autres villes seront moins soumises, qu'elles mépriseront votre autorité, si la faute d'Antioche reste impunie. Sans doute, si vous étiez hors d'état d'en tirer satisfaction, si nos citoyens, opposant la force à la force, eussent triomphé de votre puissance, vous seriez fondé à prendre ces alarmes; mais s'ils sont pénétrés de frayeur, s'ils sont déjà morts de crainte , s'ils sont prosternés à vos pieds dans ma personne, s'ils attendent chaque jour le dernier supplice, si, les yeux tournés vers le ciel, ils adressent leurs prières en commun, si, invoquant Dieu, ils le conjurent de se joindre à moi, et d'appuyer mes sollicitations, si enfin, comme s'ils étaient près de rendre les derniers soupirs, ils font leurs recommandations suprêmes, vos craintes ne seraient-elles pas superflues ? Non, si vous aviez donné l'ordre de les faire égorger tous, ils ne seraient pas dans une situation plus déplorable qu'ils ne sont depuis qu'ils ont offensé le meilleur des princes. Livrés à des frayeurs continuelles, ils ne s'attendent pas, quand le soir est venu, de revoir le lendemain, et n'espèrent pas, quand le jour paraît, d'arriver jusqu'au soir. Plusieurs qui voulaient se sauver dans des lieux abandonnés et inaccessibles ont été déchirés par les bêtes féroces. Non-seulement les hommes, mais même de tendres enfants, des femmes libres et d'une condition distinguée, passent plusieurs jours et plusieurs nuits, retirés dans les cavernes, cachés dans le creux des vallées et dans l'enfoncement des déserts. Toute la ville éprouve une nouvelle espèce de captivité; et quoique ses maisons et ses murs subsistent encore, elle est plus malheureuse que les villes qui ont été réduites en cendres. Sans qu'aucun barbare se présente, sans qu'aucun ennemi paraisse, les habitants sont plus misérables que s'ils étaient faits prisonniers ; et le simple mouvement d'une feuille les fait. tous trembler chaque jour. Tous les peuples savent quel est l'excès de nos maux; et notre destruction entière ne serait pas pour eux une meilleure leçon que le triste état où ils apprennent que nous sommes réduits. Ne craignez donc pas que les autres villes vous soient moins soumises. Leur ruine totale ne les instruirait pas mieux que ne le sont maintenant les coupables par l'attente de la punition, et par une incertitude plus cruelle que tous les supplices.

« Ne prolongez pas davantage les angoisses d'Antioche , et permettez-lui enfin de respirer. Châtier ceux qui nous sont assujettis , les punir de leurs fautes , c'est une action facile et commune; épargner ceux dont nous avons reçu des outrages , leur pardonner des excès qui ne semblaient mériter aucun pardon, c'est un effort dont un ou deux hommes à peine sont capables , surtout si c'est un empereur qui a été outragé. Il est aisé de contenir une ville par la crainte; mais vous concilier l'amour de tous les peuples, les rendre tous affectionnés à votre empire, les amener tous à former des voeux non-seulement en commun, mais en particulier, pour la prospérité de votre règne, en un mot, gagner l'affection d'une multitude d'hommes, c'est ce qu'on ne ferait pas aisément avec des sommes immenses, avec des troupes innombrables, et c'est ce qui ne vous coûtera aujourd'hui aucune dépense ni aucun travail. Les coupables à qui vous ferez grâce, et les autres qui apprendront ce trait de votre clémence, seront également pénétrés d'affection et (128) d'admiration pour vous. A quel prix n'achèteriez-vous pas l'avantage de vous acquérir en un instant toute la terre, de persuader à tous les hommes présents et à venir de faire pour votre personne les mêmes voeux qu'ils font pour leurs enfants?

« Mais, si les hommes doivent récompenser ainsi votre douceur, quelle récompense ne recevrez-vous pas de Dieu, non-seulement pour l'action généreuse que vous ferez, mais pour toutes les actions pareilles qu'on fera par la suite? car si jamais, ce qui à Dieu ne plaise, des peuples se portaient aux mêmes excès que celui d'Antioche, et que les princes outragés voulussent poursuivre l'injure, votre modération et votre sagesse seraient pour eux une grande leçon qu'ils rougiraient de ne pas suivre, et un excellent modèle auquel ils auraient honte de ne pas se conformer. Ainsi vous serez l'exemple et la règle de tous les princes qui viendront après vous, et à quelque haut degré qu'ils portent la vertu, vous aurez toujours sur eux un insigne avantage. Non, ce n'est pas la même chose de donner soi-même le premier l'exemple d'une pareille douceur, ou d'imiter simplement les actions dont les autres nous fournissent le modèle. Personne ne pourra partager avec vous le prix d'une clémence qui n'appartiendra qu'à vous seul, et vous pourrez partager les plus beaux traits, dans le même genre, de tous ceux qui vous suivront; vous pourrez avoir la même part à leur gloire que des maîtres ont à celle de leurs disciples.

« Mais quand même aucun prince à l'avenir ne vous imiterait, vous serez toujours assuré des éloges de toutes les générations futures. Considérez , en effet, quel honneur ce sera pour vous dans la postérité, que l'on puisse dire : une aussi grande ville avait mérité d'être châtiée et punie , tous les généraux, tous les gouverneurs, tous les magistrats et tous les juges étaient tremblants, effrayés, n'osaient ouvrir la bouche, intercéder pour un peuple malheureux, un vieillard s'est avancé portant le sacerdoce de Jésus-Christ, et son seul aspect, quelques paroles de sa bouche ont fléchi un prince tout-puissant , et ce qu'un grand empereur aurait-refusé à tous ses sujets , il l'a accordé à un pontife par respect pour les lois divines; oui, Prince, la ville d'Antioche n'a pas peu honoré votre personne auguste, en me chargeant d'une pareille ambassade. C'est donner de vous la plus magnifique idée, et annoncer à l'univers que dans tout votre empire vous savez distinguer les prêtres de Dieu, quelque faibles qu'ils soient par eux-mêmes.

« Mais ce ne sont pas seulement les habitants d'Antioche qui me députent aujourd'hui vers un empereur qu'ils ont offensé; c'est surtout le Maître des anges qui m'envoie dire au plus clément, au plus doux des souverains, que s'il remet leurs dettes aux autres hommes, le Père céleste lui remettra ses fautes. Rappelez-vous, Prince, ce jour où nous rendrons tous compte de nos oeuvres, et songez que par la sentence que vous allez prononcer sur nous, vous pourrez effacer tous vos péchés sans peine et sans effort. Les ambassadeurs ordinairement vous apportent des ouvrages en or et en airain, et d'autres présents magnifiques; moi , c'est avec la loi sainte que je suis venu dans votre palais , et c'est le seul présent que j'offre à votre majesté impériale. Je vous exhorte à imiter votre Maître, qui, outragé par nous chaque jour, ne cesse de nous combler de ses faveurs.

« Ne confondez pas mes espérances, ne trompez pas les promesses que j'ai faites à mon peuple; et s'il faut vous instruire de la résolution que j'ai prise, sachez, Prince, que si vous vous laissez fléchir, si vous rendez à la ville d'Antioche votre affection première, si vous lui faites grâce d'un juste courroux, j'y retournerai avec joie; mais si vous lui enlevez votre ancienne bienveillance, non-seulement je ne rentrerai plus dans la ville, je ne reverrai plus son territoire, mais y renonçant pour toujours, j'irai porter ailleurs ma douleur et mes peines; car à Dieu ne plaise que je revoie jamais une patrie à laquelle le plus doux, le plus humain des princes aura refusé de rendre ses bonnes grâces ! »

4. Ce fut par ces discours et par d'autres encore, que notre saint pontife fit sur l'empereur une telle impression qu'il éprouva le même embarras qu'avait éprouvé anciennement Joseph. Ce patriarche, ému à la vue de ses frères, et disposé à verser des larmes, cachait les sentiments de son coeur, parce qu'il ne voulait pas encore se découvrir: ainsi le prince pleurait au dedans de lui-même, mais, à cause des assistants, il cachait son émotion, qu'il ne put cependant dissimuler jusqu'à la fin, et qui le trahissait malgré lui. Sans hésiter un moment, il prononça ces (129) seules paroles, qui relèvent la dignité de son rang plus que l'éclat du diadème: « Qu'y a-t-il d'étonnant, dit-il en propres termes, que de simples hommes pardonnent à des hommes qui les ont outragés, lorsque, le Maître du monde, descendu sur la terre, fait homme pour nous, et crucifié par ceux mêmes qu'il avait comblés de bienfaits, a prié son Père pour ses bourreaux, en disant: Pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font? (Luc, XXIII, 34.) Qu'y a-t-il donc d'étonnant que nous pardonnions à des hommes nos semblables? » Ses paroles étaient sincères, comme le prouve toute sa conduite dans cette circonstance, et principalement ce que je vais dire. Le saint évêque voulait rester pour célébrer avec lui la Pâque; il l'obligea de partir, de hâter son voyage, et de se montrer à ses enfants. «Je sais, dit-il, qu'ils éprouvent maintenant de cruelles inquiétudes, et qu'ils ne sont pas encore délivrés de toutes leurs craintes; allez les consoler. S'ils voient leur pilote, ils ne se souviendront pas même de la tempête dont ils ont été battus, et perdront jusqu'à la mémoire de leurs maux. » Le pontife insistait, et demandait à Théodose qu'il envoyât son fils; l'empereur voulant le convaincre qu'il ne gardait aucun ressentiment, lui dit avec bonté : « Priez Dieu que tous les obstacles disparaissent, que je termine heureusement les guerres qui m'occupent, et j'irai les consoler moi-même.» Peut-on rien imaginer de plus doux qu'un tel prince? Que les gentils soient confondus, ou plutôt qu'ils ne soient pas confondus, mais qu'ils soient instruits, et que renonçant à leurs erreurs, ils embrassent le christianisme dont ils reconnaîtront toute la vertu, et qu'ils apprennent du souverain et du pontife quelle est la sagesse de notre sainte loi. Le très-pieux empereur ne s'en tint pas là, mais lorsque l'évêque fut parti et qu'il eut passé la mer, plein d'une tendre sollicitude, il lui envoya des courriers, de crainte qu'il ne tardât trop dans sa route, et que célébrant la Pâque hors de la ville, la satisfaction des habitants ne fût pas complète. Quel père affectueux eût jamais pris de tels soins pour des enfants qui l'auraient outragé ?

Je vais encore rapporter un trait à la louange de notre saint pontife. Après avoir obtenu pour son peuple une grâce entière, il ne se pressa pas comme étant jaloux d'apporter lui-même la lettre qui devait dissiper notre affliction; mais comme il marchait trop lentement, il dépêcha un des courriers du prince, pour porter à la ville l'heureuse- nouvelle dont il était chargé, de peur que les délais de son retour ne prolongeassent nos tristes inquiétudes; car s'il se hâtait, ce n'était pas seulement pour porter lui-même des paroles de joie et de consolation, mais afin que notre patrie fût délivrée de ses craintes le plus tôt qu'il serait possible.

Pour célébrer votre contentement, vous avez, mes frères, orné les places de guirlandes de fleurs, allumé des flambeaux dans toute la ville, dressé devant les maisons des lits de feuilles et de gazon, enfin tous à l'envi vous avez fait éclater votre allégresse, comme si Antioche était nouvellement fondée. Continuez toujours la même fête, mais d'une autre manière, couronnés de vertus et non de fleurs, faisant briller vos bonnes oeuvres et non des flambeaux, et vous livrant à tous les mouvements d'une joie spirituelle. Rendons à Dieu de continuelles actions de grâces, non-seulement pour nous avoir délivrés de notre affliction, mais pour avoir permis que nous fussions affligés, et pour avoir illustré notre ville par ce double moyen. Annoncez, selon le langage du Prophète, annoncez les prodiges de sa bonté à vos enfants, que vos enfants les annoncent à leurs enfants, et ceux-ci à la race future (Joël, I, 3); que tous, jusqu'à la consommation des siècles, apprenant les miséricordes du Seigneur sur notre ville, nous trouvent heureux d'en avoir éprouvé les grands effets; qu'ils admirent la clémence du prince qui a relevé Antioche de sa chute, et que, portés à la piété par ce grand exemple, ils profitent eux-mêmes de nos joies comme de nos peines. car les événements présents pourront être utiles non-seulement à nous, si nous n'en perdons jamais le souvenir, mais à ceux qui viendront après nous. Pénétrés de toutes ces réflexions, rendons, je le répète, rendons de continuelles actions de grâces à un Dieu plein de miséricorde, à un Dieu qui ne nous a éprouvés par des maux que pour nous en délivrer. Que les saintes Ecritures et notre propre expérience nous apprennent qu'il règle tout pour notre bien avec cette bonté qui lui est propre. Puissions-nous recevoir toujours des marques de cette bonté infinie, et obtenir le royaume des cieux par Jésus-Christ Notre Seigneur, à qui soient la gloire et l'empire dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.

 

 

Les vingt-une Homélies sur les Statues, dont les quatre premières sont contenues dans le deuxième volume, ont été traduites : les troisième, quatrième, cinquième, sixième, septième , huitième, neuvième, dixième, onzième, par M. JOLY; la douzième par M. JEANNIN; les treizième, quatorzième, seizième, dis-septième, dix huitième, dix-neuvième, par M. DUCHASSAING; pour les autres nous avons adopté la traduction de l'abbé AUGER, revue et corrigée par M. JEANNIN.

 

 

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