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LA CITÉ MYSTIQUE DE DIEU
MARIE
D’AGRÉDA
CHAPITRE IX. Qui poursuit l'explication du chapitre
douzième de l'Apocalypse.
CHAPITRE X. Qui continue l'explication du chapitre
douzième de l’Apocalype.
INTRODUCTION A LA VIE DE LA REINE DU CIEL. Des raisons qu'on a eues de
l'écrire, et de plusieurs autres avis sur ce sujet.
1. Si dans ces derniers
siècles quelqu'un entend dire qu'une simple fille, qui n'est par son sexe
qu'ignorance et que faiblesse, et par ses péchés que la plus indigne de toutes
les créatures, se soit hasardée et déterminée d'écrire des choses divines et
surnaturelles, je ne serai pas surprise qu'il me traite de téméraire, de
présomptueuse et de légère : singulièrement dans un temps auquel notre mère la
sainte Église est remplie de docteurs, d'hommes
très-savants, et éclairés de la doctrine des sainte Pères, qui ont
développé tout ce qu'il y a de plus caché et de plus obscur dans les mystères
de la religion. Il y a pourtant des personnes prudentes, savantes et pieuses,
qui, ne pénétrant pas les voies spirituelles et surnaturelles, par lesquelles
Dieu conduit extraordinairement les âmes, fatiguent leurs consciences, et les
mettent dans le trouble et dans la perplexité, suivant en cela le sentiment du
commun du monde, qui croit que ces voies, qu'il ne comprend pas, (304) sont
dans le christianisme des voies incertaines et dangereuses; mais si ces
personnes considèrent sans préoccupation les motifs surnaturels qui m'ont
nécessitée d'écrire sur des matières si sublimes et infiniment au-dessus de ma
faiblesse et de ma capacité, elles trouveront la justification de ma témérité
dans mon obéissance aveugle aux ordres si souvent réitérés du Ciel, et dans
les douces violences qu'il m'a faites pour vaincre mes répugnances
intérieures. Mais ce qui peut beaucoup mieux servir de garant à tout ce que je
viens de dire, pour excuser mon entreprise, c'est la matière dont je traite
dans cette divine histoire, qui étant au-dessus de l'esprit humain, doit faire
conclure qu'une cause supérieure en est le principe, et qu'il n'y a que
l'Esprit divin qui. en ait dicté les conceptions et
les vérités sublimes qu'elle renferme.
2. Les véritables enfants
de la sainte Église doivent avouer que tous les mortels sont incapables,
ignorants et muets, non-seulement par leurs forces
naturelles, mais même ces forces étant jointes à celles de la grâce commune et
ordinaire, pour une entreprise aussi difficile que l'est celle d'expliquer, ou
d'écrire les mystères cachés et les magnifiques faveurs que le puissant bras
du Très-Haut opéra en la sainte Vierge, dont, la voulant faire 'sa mère, il
fit une mer impénétrable de sa grâce et de ses dons, ayant déposé .en elle les
plus grands trésors de sa divinité : et quel sujet y aura-t-il d'être sur.
pris que notre ignorance et notre faiblesse s'en
reconnaissent incapables, puisque les esprits angéliques sont dans le même
sentiment, et avouent qu'ils ne font que bégayer lorsqu'il s'agit de parler
des choses. qui sont si fort au-dessus de leurs
pensées et de leurs (395) connaissances? C'est pourquoi la vie de.
ce phénix des oeuvres de Dieu est un livre si sacré
et si bien fermé (1), qu'il ne se trouvera aucune créature dans le ciel, ni
sur la terre, qui le puisse dignement ouvrir: le Tout-puissant seul, qui l'a
formée la plus excellente de toutes les créatures, ayant ce pouvoir; et après
lui, notre auguste Reine, qui ayant été ,digne de recevoir tant de dons
ineffables, fut aussi sans doute digne de les connaître. Et il dépend de son
Fils unique de les manifester de la manière et au temps qu'il lui plaira, et
de choisir les instruments qu'il aura proportionnés pour les déclarer, et qui
seront les plus propres pour sa plus grande gloire.
3. Si le choix était à ma
liberté, j'en donnerais la commission aux hommes les plus saints et les plus
savante de l'Église catholique, qui nous ont enseigné le chemin de la vérité
et de la lumière. Mais les jugements et les pensées du Très-Haut sont autant
élevés au-dessus des nôtres (2), que le ciel est distant de la terre, personne
ne les pouvant pénétrer (3), ni le conseiller dans ses.
œuvres (4) ; c'est lui qui a entre ses mains le poids du sanctuaire et
qui pèse les vents; il comprend tous les cieux (5); et par l'équité de ses
très-saints conseils dispose toutes choses avec
poids et mesure. Il distribue par sa très-juste
bonté la lumière de sa sagesse (6); personne ne la peut aller tirer du ciel;
ses voies noué sont impénétrables (7); cette sagesse ne se trouve qu'en
lui-même (8) ; et il la communique aux nations par les
(1) Apoc., IV, 8. — (2) Isaïe, LV,
9 . — (3) Rom., XI, 34. — (4)
Apoc., VI, 5. — (5) Job, XXVIII, 25. — (6) Isaïe, XL, 12. — (7)
Sap.,
XI, 21. — (8) Eccles., XXIV, 37.
306
âmes
saintes, comme une vapeur émanée de son immense charité (1), comme un
très-pur rayon de sa lumière éternelle (2), et
comme un miroir sans tache et une image de sa bonté divine (3), afin de se
faire par son moyen et des amis et des prophètes (4). Le Seigneur sait
pourquoi il m'a élue et appelée (5), étant la plus abjecte de toutes les
créatures; pourquoi il m'a élevée, m'a conduite et disposée; pourquoi il m'a
obligée et contrainte d'écrire la vie de sa digne Mère, notre Reine et notre
Maîtresse.
4. Je ne crois pas qu'une
personne prudente puisse s'imaginer que, sans ce mouvement et cette force de
la puissante main du Très-Haut, aucun esprit humain ait pu avoir cette pensée,
ni que j'aie pu faire cette résolution; je reconnais et déclare mon
impuissance et ma faiblesse pour une telle entreprise : mais comme il ne m'a
pas été possible de la former de moi-même, je n'ai pas dû y résister avec
opiniâtreté. Et afin qu'on en puisse juger solidement, je raconterai avec une
sincère vérité quelque chose de ce qui m'est arrivé sur ce sujet.
5. La huitième année de la
fondation de ce couvent, et dans la vingt-cinquième de mon âge, l'obéissance
me fit prendre la charge de supérieure, que j'y exerce indignement: ce qui me
causa beaucoup de troubles et d'afflictions, une grande tristesse et une
extrême lâcheté; parce que ni mon âge, ni mes souhaits ne me portaient point à
commander, mais bien plutôt à obéir : mes craintes même s'augmentaient, tant
parce que je sus
(1) Baruc., III, 29. — (2) Ibib. 31 — (3) Sapient., VII, 23. — (4) Ibid., 26. — (5) Ibid. 27.
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que pour
me donner cette charge on avait eu recours à des dispenses, que pour plusieurs
autres justes raisons; de manière que le Très-Haut a crucifié mon coeur durant
toute ma vie par une continuelle frayeur, que je ne puis exprimer, et qui est
causée par l'incertitude où je me trouvais, ne sachant si j'étais dans le bon
chemin, si je perdrais son amitié, ou si je jouissais de sa grâce.
6. Dans cette tribulation,
j'adressai ma prière et la voix de mon coeur au Seigneur, afin qu'il me
secourut, et qu'il me délivrât de ce danger et de
cette charge, si c'était sa volonté. Et, quoiqu'il soit vrai que sa divine
Majesté m'est prévenue quelque temps auparavant en me commandant de la
recevoir, bien que je m'en excusasse avec beaucoup d'humilité, elle-me
consolait pourtant toujours, en me manifestant que c'était son bon plaisir;
nonobstant tout cela, je ne discontinuai point mes demandes: au contraire je
les redoublai, parce que je connaissais, et je voyais dans le Seigneur une
chose très-digne d'admiration: et c'était que,
nonobstant que sa divine Majesté me découvrit que telle était sa
très-sainte volonté, que je ne pouvais point
empêcher, j'apercevais pourtant qu'elle me laissait libre, afin que je pusse
m'en dispenser, ou y résister, étant libre de faire ce que je voudrais; mais
comme créature faible, je reconnaissais combien mon incapacité était grande en
toutes les manières: car les oeuvres du Seigneur envers nous sont toujours
accompagnées d'une égale prudence. C'est pourquoi, connaissant la liberté dans
laquelle j'étais, je fis plusieurs instances pour m'excuser d'un péril si
évident, qui est si peu connu de la nature corrompue, de ses inclinations
déréglées et de son aveugle (308) concupiscence. Mais le Seigneur continuait
toujours à me faire connaître que c'était sa volonté, et me consolait par
lui-même et par les saints anges, qui m'exhortaient incessamment de lui obéir.
7. Dans cette affliction,
j'eus recours à ma divine Reine, comme à un singulier refuge de toutes mes
peines, et lui ayant déclaré mes voies et mes désirs, elle daigna me répondre
par ces très-douces paroles ; « Ma fille,
console-toi, et prends garde que le souci ne te fasse perdre la tranquillité
de ton coeur. Efforce-toi de le prévenir et de t'y disposer; et sache que je
serai . ta mère et ta
supérieure de même que de tes inférieures; tu m'obéiras, et je suppléerai à
tes manquements; tu ne seras que ma coadjutrice, et c'est par toi que
j'accomplirai la volonté de mon Fils et de mon Dieu. » Ce sont les paroles que
notre auguste Princesse me dit, auxquelles je trouvai autant de consolation
que de profit pour mon âme; c'est pourquoi je pris courage, et je modérai ma
tristesse; dès ce jour, la Mère de miséricorde augmenta les faveurs qu'elle
faisait à sa très-humble servante; parce que dans
la suite ses communications me furent plus intimes et plus assidues, me
recevant, m'écoutant et m'enseignant avec une bonté ineffable; elle me
consolait et me conseillait dans mes afflictions, remplissant mon âme d'une
lumière céleste, et d'une doctrine divine : elle me commanda de renouveler les
voeux de ma profession entre ses mains; après quoi, cette
très-aimable Mère se familiarisa davantage avec sa servante, et ôta le
voile aux mystères très-relevés et
très-magnifiques, qui sont renfermés dans sa vie,
et qui sont cachés aux mortels. Et quoique cette insigne faveur et cette
lumière surnaturelle fussent continuelles (309) (
singulièrement aux jours de ses fêtes, et dans d'autres différentes
occasions, auxquelles je connus plusieurs mystères), ce n'était pourtant pas
avec cette plénitude et avec cette clarté dont je jouissais lorsqu'elle me les
a enseignés dans la suite; y ajoutant plusieurs fois le commandement de les
écrire de la manière que je les concevrais, et qu'elle me les dicterait et me
les enseignerait. Ce fut principalement dans le jour d'une dos fêtes de cette
très-sainte Vierge, que le Très-Haut me dit qu'il
tenait cachés plusieurs mystères qu'il avait opérés à l'égard de cette divine
Reine, et plusieurs faveurs qu'il lui avait faites en qualité de salière,
quand elle était encore voyageuse parmi les mortels; et qu'il voulait me les
découvrir, afin que je les écrivisse comme elle me les enseignerait. Je
résistai pourtant pendant dix ans à cette volonté de Dieu, jusqu'à ce que je
commençai la première fois d'écrire cette divine
histoire.
8. Ayant auparavant
communiqué les. peines que j'avais sur ce sujet aux
princes célestes que le Tout-Puissant avait
destinés pour me conduire dans cet important ouvrage, et leur Ayant déclaré
les troubles de mon esprit et les afflictions de mon coeur,et combien je me
reconnaissais faible et incapable d'une telle entreprise, ils me répondirent
plusieurs fois que c'était la volonté du Très-Haut que j'écrivisse la vie de
sa très-pure Mère. Mais ce fut principalement un
jour dans lequel je m'obstinais de leur représenter avec ardeur mes
difficultés, mes impossibilités et mes craintes, qu'ils me répondirent; «
C'est avec sujet, ô âme! que tu perds courage, et
que tu te troubles; que tu doutes, et que tu prends de si grandes précautions
dans une affaire d'une telle importance; puisque nous-mêmes, nous nous (310)
reconnaissons incapables d'expliquer des choses aussi relevées et aussi
sublimes que celles que le puissant bras du Seigneur a opérées en faveur de la
Mère de piété, notre auguste Reine. Mais prends garde, notre
très-chère soeur, que tout l'univers manquera,
et.que tout ce qui a l'être s'anéantira, avant que la parole du Très-Haut
manque; il l'a engagée fort souvent. en faveur de ses créatures, et elle se
trouve dans les saintes Écritures, qu'il a laissées à son Église, dans
lesquelles il est dit que l'obéissant chantera victoire de ses ennemis (1), et
qu'il ne sera point repris d'avoir obéi. Lorsqu'il créa le premier homme, et
qu'il lui défendit de manger du fruit de l'arbre de science (2), alors il
établit cette vertu d'obéissance; et jurant, il jura pour assurer davantage
l'homme (car c'est la coutume du Seigneur, comme il le fit à Abraham,
lorsqu'il lui promit que le Messie descendrait de sa lignée (3), et qu'il le
lui donnerait avec assurance de jurement). Il en usa de même.
lorsqu'il créa le premier homme, en l'assurant que
l'obéissant n'errerait point. Il réitéra aussi ce jurement lorsqu'il commanda
que son très-saint Fils mourût (4) ; et il assura
tous les hommes que qui obéirait à ce second Adam, en l'imitant dans son
obéissance, par laquelle il restaura ce que le premier avait perdu par sa
rébellion, vivrait éternellement, et que l'ennemi n'aurait nulle part en ses
pauvres. Sache, Marie, que toute obéissance vient de Dieu comme de sa
principale, et première cause; nous nous soumettons nous-mêmes au pouvoir
(1) Prov., XXI, 28. — (2) Genes., II, 16. — (3)
Ibid., XXII, 16. — (4) Luc, I, 72.
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de sa
divine droite, et nous obéissons à sa très. juste volonté, à laquelle nous ne
pouvons résister, la connaissant, puisque nous voyons face à face l'Être
immuable du Très-Haut, dans lequel nous découvrons que cette volonté est
sainte, pure, véritable et juste. Or cette certitude que nous en avons par la
vue béatifique, vous l'avez aussi, ô mortels! mais
a respectivement, et selon la capacité de voyageurs, a comme il est déclaré
par ces paroles de l'Écriture, où
le
Seigneur dit, parlant des prélats et des supérieurs: Qui vous écoute,
m’écoute; et qui vous obéit, m'obéit (1). . Et comme c'est en vertu de ces
divines paroles qu'on a obéit à un homme pour l'amour de Dieu, qui est
le . véritable
supérieur, il est aussi de sa divine Providence de rendre les voies des
obéissants assurées et irrépréhensibles, lorsque ce que l'on commande .
n'est point une matière de péché: c'est pourquoi le
Seigneur l'assure avec serment, et il cessera d'être ( ce qui est impossible)
plutôt que sa parole ne manque (2). Or, comme les enfants sont dans
la dé. pendante de leurs
pères, et que tous les hommes . sont renfermés dans
la volonté d'Adam, et que naturellement ils multiplient cette dépendance dans
leur postérité; de même tous les prélats procèdent et dépendent de Dieu, comme
du souverain Seigneur, au nom duquel nous obéissons à nos supérieurs, vous a à
vos prélats, et nous aux anges, qui sont d'une hiérarchie supérieure, et les
uns et les autres à Dieu. Or souviens-toi, âme très-chère,
que tous t'ont ordonné et commandé ce que tu crains pourtant de
(1) Luc, X, 26. — (2) Matth., XXIV, 35.
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faire ;
que si voulant obéir, Dieu ne le jugeait point .
convenable, il ferait à l'égard de ta plume ce qu'il a pratiqué envers
l'obéissant Abraham lorsqu'il sacrifiait son fils Isaac (1), commandant à un
d'entre nous d'arrêter le bras et le couteau; dans le cas présent, il ne nous
commande point d'arrêter ta plume: au con. traire,
il nous ordonne de la conduire, de t'assister, de te fortifier et d'éclairer
ton entendement, selon sa divine volonté. »
9. Les saints anges
destinés à me conduire dans cet ouvrage, me tinrent ces discours dans cette
occasion. Le prince saint Michel me déclara aussi en plusieurs autres que
c'était la volonté et le commandement du Très-Haut. Et j'ai découvert par les
illustrations, par les faveurs et par les instructions continuelles de ce
grand prince, des mystères magnifiques du Seigneur et de la Reine du ciel;
parce que ce saint archange fut un de ceux qui l'assista, qui la servit, et
qui, entre tous les ordres et toutes les hiérarchies, fut principalement
destiné à sa garde, comme je le dirai en son lieu; et étant conjointement le
patron et le protecteur universel de la sainte Église, il fut singulièrement
en toutes choses le témoin et le ministre très-fidèle
des mystères de l'Incarnation et de la Rédemption, ce que j'ai appris
plusieurs fois de lui-même; et par, sa protection j'ai reçu de
très-grands bienfaits; et des secours
très-considérables dans mes afflictions et dans
mes combats, m'ayant promis de m'assister et de m'enseigner dans cet ouvrage. 10.
Outre tous ces commandements et plusieurs autres,
(1) Genes., XXII, 11.
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dont
je parlerai dans la suite, je déclare ici que le Seigneur m'a commandé
lui-même ce que ses anges et mes directeurs m'avaient auparavant fait
connaître que c'était sa sainte volonté, comme l'on pourra juger par ce que
j'en vais dire.
Un jour de la présentation
de la très-sainte Vierge, la divine Majesté me
tint ce discours : « Ma chère épouse, il y a plusieurs mystères de ma Mère et
des Saints, qui sont manifestés dans mon Église militante; mais il y en a
beaucoup de cachés, et surtout ceux qui
se sont passés dans leur intérieur. Je veux découvrir ces mystères,
mais particulièrement ceux qui regardent ma très-pure
Mère, et je veux que tu les écrives, selon que tu en seras instruite. Je te
les déclarerai, je te les montrerai : les ayant réservés jusqu'ici par les
secrets jugements de ma sagesse, parce que le temps n'était pas convenable à
ma providence. Il est maintenant venu, et c'est ma volonté que tu les écrives.
O âme! obéis-moi. ».
11. Toutes les choses que
je viens de dire, et beaucoup d'autres que je pourrais déclarer, ne furent pas
assez puissantes pour me déterminer à un ouvrage si difficile, et si fort
au-dessus de mon sexe et de mon ignorance, si mes supérieurs, qui ont dirigé
mon àn.e et qui m'ont enseigné le.chemin de la
vérité, ne m'en avaient fait un commandement exprès : parce que mes craintes
et mes doutes sont d'une telle qualité, qu'ils ne me laisseraient point en
repos dans une matière de cette nature; puisque tout ce que je puis faire,
c'est de me calmer par l'obéissance dans d'autres faveurs surnaturelles, et
qui sont moins importantes. Ayant toujours penché de ce côté-là, comme une
pauvre ignorante que je suis, parce (314) que l'on doit soumettre toutes
choses, pour relevées et certaines qu'elles paraissent, à l'approbation des
docteurs et des ministres de la sainte Église. C'est ce que j'ai triché de
faire dans la direction de mon âme, et singulièrement dans ce dessein d'écrire
la vie de la Reine du ciel. Et afin que mes supérieurs n'agissent point par
mes relations, il m'en a coulé de très-grandes
peines, leur cachant autant qu'il m'était possible bien des choses, et
demandant au Seigneur avec beaucoup de larmes qu'il les éclairât, qu'il les
fit aller au but de sa très-sainte volonté
(souhaitant plusieurs fois qu'il leur fit oublier ce dessein), et qu'ils
m'empêchassent d'errer, si j'étais trompée.
12. J'avoue aussi que le
démon, se prévalant de la faiblesse de mon naturel et de mes craintes, a fait
de grands efforts pour m'empêcher d'entreprendre cet ouvrage, cherchant des
moyens pour m'intimider et pour m'affliger. A quoi il aurait sans doute
réussi, en me le faisant entièrement abandonner, si la prudente conduite et la
persévérance invincible de mes supérieurs n'eussent vaincu ma lâcheté; c'est
pourquoi ce malin prince des ténèbres fut cause que le Seigneur, la
très-sainte Vierge et les anges me donnèrent de
nouvelles lumières, firent paraître de nouveaux signes, et éclater de
nouvelles merveilles. Nonobstant tout cela, je différai, ou, pour mieux dire,
je résistai plusieurs années à leur obéir (comme je le dirai dans la suite),
sans avoir osé former le dessein de toucher à un sujet qui est si fort
au-dessus de mes forces. Et je ne crois pas que ce fût par une providence
particulière de sa divine Majesté : parce que pendant ce temps-là il m 'est
arrivé tant d'événements, et, je puis dire, tant de mystères, tant
d'afflictions si extraordinaires et si différentes, que je n'aurais pu, dans
cet état, jouir du repos et de la sérénité d'esprit qu'il faut avoir pour
recevoir cette lumière et cette science: puisque sans ce calme la partie
supérieure de l'âme ne peut être disposée dans quelque état qu'elle se trouve
(même le plus relevé et le plus avantageux ) à recevoir une influence si
sublime, si sainte et si délicate. Outre cette raison de mon indétermination,
j'en ai eu une autre, qui était mon instruction particulière, que je devais
acquérir par un si long délai, et qui devait me rassurer en même temps par de
nouvelles lumières, que l'on acquiert avec le temps et avec la prudence qu'une
longue expérience donne. Mais enfin je découvris par ma persévérance quelle
était la volonté de Dieu, qui me fut manifestée par les commandements réitérés
du Seigneur, de ses saints anges et de mes supérieurs, qui me pressaient
incessamment de ne plus résister aux lumières du Ciel, m'ordonnant de mettre
fin à mes plaintes, de me rassurer, de revenir de toutes mes frayeurs, de mes
lâchetés et de mes doutes, et de confier uniquement à la volonté du Seigneur
ce que je n'osais entreprendre en vue de ma faiblesse.
13. Tous ces motifs
m'obligèrent de me soumettre à cette grande vertu d'obéissance, et je me
déterminai au nom du Très-Haut et de mon auguste Reine et Maîtresse de vaincre
ma volonté. J'appelle cette vertu grande, non-seulement
parce qu'elle offre à Dieu ce qui est le plus noble dans la créature, en lui
offrant l'entendement, le propre sentiment et la volonté en holocauste et en
sacrifice, mais aussi parce qu'il n'en est point d'autre qui conduise avec
plus de sûreté au véritable but; puisqu'en obéissant, la créature n'opère pas
par (315) elle-même, mais elle opère comme l'instrument de celui qui la
conduit et la commande. Cette vertu rendit Abraham victorieux de la force de
l'amour et de la nature envers Isaac (1). Que si elle fut assez puissante pour
cela, si elle fut aussi assez puissante pour arrêter le cours du soleil et le
mouvement des cieux (2), elle peut bien remuer un peu de cendre et de
poussière ! Si Oza se fût gouverné par
l'obéissance (3), sans doute il n'aurait pas été puni comme téméraire,
lorsqu'il le fut assez pour toucher l'arche. Je vois bien que j'étends la main
pour toucher, quoique très-indigne, non point une
arche inanimée, et qui n'était qu'une figure dans l'ancienne loi; mais l'Arche
vivante du nouveau Testament, où la manne de la Divinité, la source de toutes
les grâces, et sa très-sainte loi
furent renfermées. Ainsi, si je me tais, je crains
avec sujet de désobéir à tant de commandements : c'est pourquoi je pourrais
dire avec Isaïe : Malheur à moi, parce que je me suis tue (4) ! Il vaut
donc bien mieux, ma divine Reine, et mon auguste Maîtresse, que votre
très-douce miséricorde, et les puissantes faveurs
de votre main libérale reluisent dans ma bassesse il vaut bien mieux que vous
me donniez cette charitable main pour obéir à vos commandements, plutôt que de
tomber dans votre indignation par ma désobéissance. Vous ferez, ô
très-pure Mère de piété, une chose, digne de votre
clémence d'élever une misérable de la poussière, et de faire d'un sujet le
plus faible et le plus incapable un instrument pour opérer des oeuvres si
difficiles et si sublimes, par lequel vous exalterez votre grâce, et
(1) Genes., XXII, 3. — (2)
Josue, X, 13. — (3) II Reg., VI, 7. — (4) Isaïe, VI, 5.
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celles
que votre très saint fils vous a communiquées; et ainsi vous ôterez l'occasion
à la présomption trompeuse qu'on pourrait avoir de s'imaginer que cet ouvrage
se soit fait par l'industrie humaine, ou par la " prudence terrestre, ou par
la force et l'autorité de la dispute; puisqu'on aura plutôt lieu de croire que
c'est par la vertu de la divine grâce que vous excitez de nouveau le coeur des
fidèles, et les attirez après vous, qui ôtes une fontaine de piété et de
miséricorde. Parlez donc, ma divine Maîtresse, car votre servante écoute avec
une volonté ardente de vous obéir comme elle doit et comme il est juste (1).
Mais comment pourrai-je proportionnel et égaler mes désirs à mea obligations ?
Le juste retour est impossible; mais s'il était possible, je le souhaiterais.
O grande et puissante Reine ! accomplissez vos
promesses et vos paroles, en me manifestant vos grâces et vos attributs, afin
que la connaissance de votre majesté et de vos grandeurs s'étende davantage
parmi les nations; qu'elle passe de génération en génération, et que vous en
soyez plus glorifiée. Parlez, ma souveraine Maîtresse, votre servante écoute;
parlez, et exaltez le Très-Haut par les puissances et par les merveilleuses
oeuvres que sa droite a opérées dans votre humilité
très-profonde; qu'elles passent de ses divines mains, faites au tour et
pleines de jacinthes (2), dans les vôtres, et des vôtres à vos dévots
serviteurs, afin que les anges le bénissent; que les justes le louent, que les
pécheurs le recherchent, et que tous aient en ces mêmes oeuvres un modèle
d'une suprême sainteté, et d'une pureté sans tache, et afin que j'aie par la
grâce de votre très saint Fils cette règle
(1) I Reg., III, 10. — (2) Cant., VII, 14.
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infaillible
et ce miroir sans tache par le moyen desquels je puisse régler et composer ma
vie, puisque ce doit être la première chose que je me dois proposer en
écrivant la vôtre, comme vous me l'avez dit plusieurs fois, en me faisant la
grâce de m'offrir un modèle vivant et un miroir animé, sur lequel je pusse
embellir et orner mon âme pour être votre fille et l'épouse de votre
très-saint Fils.
14. Voilà toute ma
prétention. C'est pourquoi je n'écrirai point comme maîtresse, mais comme
disciple; ce ne sera pas pour enseigner, mais pour apprendre; puisque les
femmes sont obligées par leur condition de se taire dans la sainte Église, et
d'y ouïr ses ministres. Je manifesterai néanmoins comme un instrument de la
Reine du ciel ce qu'elle aura la bonté de m'enseigner, et ce qu'elle daignera
me commander; parce que toutes les âmes sont capables de recevoir l'Esprit (1)
que son très-saint Fils promit d'envoyer sur
toutes sortes de personnes et de sexe (2) sans aucune exception (3); elles
sont aussi capables de le manifester comme elles le reçoivent en leur manière
convenable (4), lorsqu'une puissance supérieure l'ordonne par une prévoyance
chrétienne, comme je crois que mes supérieurs l'ont déterminé. J'avoue que je
puis errer, et que c'est le propre d'une fille ignorante; mais je ne crois pas
que cela se puisse faire en obéissant, et si cela arrivait, ce ne serait point
par ma volonté; ainsi je m'en remets, et je me soumets à ceux qui me
gouvernent, et à la correction de la sainte Église catholique, prétendant
d'avoir recours à ses ministres dans toutes
(1) I Cor., XIV, 34. — (2) Joel., II, 28. — (3)
Joan., XIV, 16 et 26, etc. — (4) Cant., IV, 26.
319
mes
difficultés. Je veux que mon supérieur, mon directeur et mon confesseur soient
témoins, et censeurs de cette doctrine que je reçois, et qu'ils soient juges
vigilante et sévères de la manière que je l'écris, ou en ce que je manquerai à
y correspondre en réglant toutes mes obligations sur la mesure d'un si grand
bienfait.
15. J'ai écrit une seconde
fois par la volonté du Seigneur et par l'ordre de l'obéissance, cette divine
histoire parce que, la première fois, la lumière par laquelle je connaissais
ses mystères était si abondante, et mon incapacité si grande, que la langue ne
put exprimer toutes, choses, que les termes ni la légèreté de la plume ne
furent pas suffisants pour les déclarer. J'en laissai donc quelques-unes, et
je me trouve aujourd'hui, avec le secours du temps et des nouvelles
connaissances que j'ai reçues, plus disposée à les écrire; et ce sera même
toujours en omettent beaucoup de ce que l'on me découvre, et de ce que j'ai
connu; car il est absolument impossible de tout dire dans une si grande
abondance.
Outre cette raison, le
Seigneur m'en a fait connaître une autre: c'est que la première fois que
j'écrivis, les soins du matériel et de l'ordre de cet ouvrage m'occupaient
extrêmement, et alors les tentations et les craintes furent si grandes, les
tempêtes qui me combattaient et m'agitaient si excessives, que, craignant de
passer pour téméraire d'avoir mis la main à un ouvrage si difficile et si
important, je me résolus de briller tout ce que j'en avais écrit; et je crois
que ce ne fut point sans une permission singulière du Seigneur, parce que,
dans les troubles où j'étais, mon âme n'était pas disposée à recevoir toutes
(320) les préparations convenables dont le Très-Haut la voulait prévenir pour
que j'écrivisse, en gravant en elle sa doctrine; et pour m'obliger ensuite de
l'écrire en la manière qu'il m'ordonne a présent, ce qui se peut inférer de
l'événement qui suit.
16. Un jour de la
Purification de Notre-Dame, après avoir reçu le
très-saint Sacrement, je voulus célébrer cette sainte fête, parée que
c'était le jour auquel je fis ma profession, en y rendant de
très-humbles actions de grâces an Très-Haut pour
avoir daigné me recevoir pour son épouse, tout indigne que je fusse de cet
honneur. Et pendant que je pratiquais ces affections, je sentis dans mon
intérieur un changement efficace causé par une
très-abondante lumière, qui m'attirait et me mouvait fortement et
doucement (1) à la connaissance de l'Être de Dieu, de sa bonté, de ses
perfections, de ses attributs, et à celle de ma propre misère, Dans le temps
que. ces objets s'introduisaient dans mon entendement, ils produisaient en moi
divers effets: le premier était d'élever toute mon attention et ma volonté; et
le second était de m'anéantir et de m'abîmer dans mes propres abjections; de
sorte que mon être se détruisait, et alors je sentais une douleur
très-sensible, et une
très-grande contrition de mes péchés énormes, avec un ferme propos de
m'en corriger; de renoncer à toutes les vanités du monde, et de m'élever par
l'amour du Seigneur sur tout ce qui est terrestre. Je restais pâmée dans ces
afflictions, les plus grandes peines m'étaient des consolations, .et je
trouvais la vie dans la mort. Le Seigneur ayant pitié de mes douleurs par sa
seule miséricorde, me dit :
(1) Sapient., VIII, 1.
321
Ne te décourage point, ma
fille et mon épouse ; parce que pour te pardonner tes péchés, pour te laver et
te nettoyer de tes souillures, je t'appliquerai mes mérites infinis, et le
sang que j'ai versé pour toi : tâche de pratiquer la perfection que tu désires
en imitant la vie de ma très-sainte Mère: écris-là
une seconde fois, afin que tu
ajoutes ce qui y manque, et que tu
imprimes dans ton coeur sa doctrine. Cesse donc d'irriter ma justice et d'être
ingrate à ma miséricorde en brillant ce que tu en écriras, de crainte,
que mon indignation ne t'ôte la lumière, qui a été donnée sans la
mériter pour connaître et pour manifester ces mystères. »
17. Ensuite je vis la Mère
de Dieu et de piété, qui me dit; « Ma fille, tu n'as point encore tiré le
fruit nécessaire à ton âme de l'arbre de vie de mon histoire, que tu as
écrite, et tu n'es pas arrivée à la moelle de sa substance; tu n'as pas assez
cueilli de cette manne cachée: et tu n'as pas eu la dernière disposition à la,
perfection qu'il te fallait, afin que le Tout-Puissant
gravât et écrivit dans ton âme mes perfections et mes vertus. Je te veux
donner moi-même les qualités et les ornements convenables pour te disposer à
ce que la divine Bonté veut opérer en toi par mon intercession; je lui ai
demandé là permission d'embellir et de parer ton âme de mes propres mains, et
de la très-abondante grâce qu'il m'a communiquée,
afin que tu écrives une seconde fois ma vie sans t'amuser au matériel, mais
seulement su formel et au substantiel que tu y trouveras, te comportant
passivement, sans mettre le moindre obstacle qui te puisse empêcher de
recevoir le courant de la divine grâce que le (322)
Tout-Puissant m'adressa, et de donner passage à cette portion que la
divine volonté te destine. Garde-toi bien de la limiter et de la rétrécir par
ta lâcheté et par l'irrégularité de ta conduite. » Aussitôt je connus que la
Mère de miséricorde me revêtait d'une robe plus blanche que la neige et plus
brillante que le soleil. Elle me ceignit ensuite d'une ceinture
très-précieuse, et me dit: « C'est une
participation de ma pureté que je te donne. » Elle demanda au Seigneur une
science infuse pour m'en orner, afin qu'elle me servit de
très-beaux cheveux; elle lui demanda aussi plusieurs autres dons et
pierreries; et quoique je visse qu'elles fussent d'un
très-grand prix, je connaissais pourtant que j'en ignorais la valeur.
Après avoir reçu cet ornement, la divine Reine me dit : « Tâche de m'imiter
avec fidélité et avec diligence, et de devenir ma
très-parfaite fille engendrée de mon esprit, et nourrie dans mon sein.
Je te donne ma bénédiction, afin qu'en mon nom, par ma direction et par mon
assistance, tu écrives une seconde fois ma vie. »
18. Pour garder donc
quelque ordre dans cet ouvrage, et pour une plus grande clarté, je le divise
en trois parties. La première traitera de tout ce qui appartient aux quinze
premières années de la Reine du ciel, commençant dès sa
très-pure conception jusqu'à ce que le Verbe éternel prit chair humaine
dans son sein virginal; et de ce que le Très-Haut opéra durant ces années
envers la très-sainte Vierge. La seconde partie
contient le mystère de l'Incarnation, toute la vie de notre Seigneur
Jésus-Christ, sa Passion, sa Mort, et son Ascension, qui fut le temps pendant
lequel notre divine Reine demeura avec lui; faisant aussi mention de ce
qu'elle y fit (323) elle-même. Et la troisième renfermera le reste de la vie
de cette Mère de la grâce, je veux dire depuis qu'elle se trouva privée de la
douce présence de son File notre rédempteur Jésus-Christ, jusqu'au temps de
son heureuse mort, de son Assomption, et de son Couronnement dans la gloire,
comme Reine du ciel, pour y vivre éternellement, comme Fille du Père, Mère du
Fils, Épouse du Saint-Esprit. Je divise ces trois parties en huit livres.
afin d'en faciliter l'usage, et d'en pouvoir faire
le continuel objet de mon entendement, le continuel aiguillon de ma volonté,
et le sujet ordinaire de ma méditation.
19. Tour déclarer avec
ordre en quel temps j'écrivis cette divine histoire, il est bon que je fasse
savoir que mon père frère
de
nouveau par la sainte obéissance de l'écrire une seconde fois. Le Très-Haut et
la Reine da ciel réitérèrent aussi leurs commandements, pour me faire obéir:
La lumière que je reçus de l'être divin, les faveurs. que
la droite du Très-Haut me communiqua cette seconde fois, furent si. grandes et
si abondantes, les recevant afin que ma pauvre âme se renouvelât et se
vivifiât: parles instructions de ma divine Maîtresse, les doctrines, furent si
profondes, et les mystères si relevés, qu'il en faut faire nécessairement un
livre à part, qui correspondra à la même histoire; et son titre sera : Les
lois de l’Épouse, les hautes perfections de son chaste amour, et (325) le
fruit tiré de l'arbre de la vie de la très-sainte
Vierge Marie, notre divine Maîtresse. Je commence d'écrire cette histoire
par la grâce de Dieu ce huitième jour de décembre de l'année 1655, jour de la
très-pure et très-immaculée
Conception.
LA CITÉ MYSTIQUE DE DIEU
PREMIÈRE PARTIE. DE LA VIE ET DES MYSTÈRES DE LA SAINTS VIERGE, REINE DU CIEL.
— CE QUE LE TRÈS-SAUT OPÉRA EN CETTE PURE CRÉATURE DEPUIS SON IMMACULÉE
CONCEPTION JUSQU'À CE QUE LE VERBE PRIT CHAIR HUMAINE DANS SON SEIN VIRGINAL.
— LES FAVEURS QU'IL LUI FIT PENDANT LES QUINZE PREMIÈRES ANNÉES DE SA VIE, ET
LES GRANDES VERTUS QUELLE ACQUIT AVEC LE SECOURS DE LA GRACE.
LIVRE PREMIER. OU IL EST TRAITÉ DE CE QUI PRÉCÉDA LA VENUE DE LA TRÈS-SAINTE
VIERGE MARIE EN CE MONDE. — DE SON IMMACULÉE CONCEPTION ET DE SA SACRÉE
NAISSANCE. — DES EXERCICES AUXQUELS ELLE S'OCCUPA JUSQU'À L’AGE DE TROIS ANS.
CHAPITRE
I . De deux visions particulières que le Seigneur découvrit à mon âme, et
d'autres connaissances et mystères qui me forçaient de m'éloigner des pensées
de la terre, élevant mon esprit et l’arrêtant aux choses du ciel.
1. Je vous glorifie: et je
vous loue, ô Roi de gloire (1), qui, par un effet de votre adorable providence
(1) Matth., XI, 25.
328
et de
votre infinie Majesté, avez caché aux sages et aux savants ces sublimes
mystères, et les avez révélés à votre plus humble servante, quoique inutile à
votre Église, afin qu'on vous reconnaisse avec admiration pour le
Tout-Puissant et pour l'auteur de cet ouvrage, à
mesure que vous vous servez d'un plus pauvre et plus faible instrument.
2. Après de longues
résistances que j'ai racontées, après plusieurs craintes mal fondées, et après
de grandes suspensions causées par ma lâcheté, et par la connaissance que
j'avais de cet immense océan de merveilles, sur lequel. je
me hasarde, craignant d'y faire naufrage; ce très-haut
Seigneur me fit sentir une vertu céleste, forte, douce, efficace; une lumière
qui éclaire l'entendement (1), captive la volonté rebelle, apaise, redresse,
gouverne et attire à soi tous les sens intérieurs et extérieurs, et soumet
toute la créature à son bon plaisir et à sa volonté, afin qu'elle recherche en
tout son honneur et sa seule gloire. Étant dans cette disposition, j'ouïs la
voix du Tout-Puissant qui m'appelait et m'attirait
à soi, élevant avec une grande force mon esprit aux choses supérieures, me
fortifiant contre les lions rugissants, qui faisaient leurs efforts pour
éloigner mon âme du bien (2) qu'on lui offrait dans la connaissance des grands
mystères qui sont renfermés dans ce tabernacle et cette sainte cité de Dieu ;
et me délivrant des portes des tribulations (3) par lesquelles ils me
(1) Sap., VII, 22. —
(2) Eccles., LI, 3 ; ibid., 4. — (3) Ibid., 5.
329
conviaient
d'entrer, afin que, entourée des douleurs de la mort et de la perdition (1),
environnée des flammes de cette Sodome et de cette Babylone dans lesquelles
:nous vivons, je m'y précipitasse, et que dans mon aveuglement je suivisse
leurs maximes, dans le temps qu'ils offraient à mes sens des objets d'un
plaisir apparent, et les séduisaient par leurs artifices et leurs tromperies.
Mais le Très-Haut nie délivra de toutes ces embûches qu'ils me préparaient
(2), éclairant mon esprit et m'enseignant. le
chemin de la perfection par des remontrances efficaces, me conviant de mener
une vie toute spirituelle et angélique dans cette chair mortelle, me
sollicitant à vivre avec tant de circonspection, que je ne fusse point
atteinte du feu, même au milieu de la fournaise, et que je fermasse l'oreille
aux discours des langues trompeuses (3) lorsqu elles m'entretiendraient des
bassesses de la terre. Sa Majesté m'appela, afin que je me retirasse du
misérable état que cause la loi du péché, que je résistasse aux malheureux
effets que nous héritons de la nature corrompue, et que je l'arrêtasse dans
ses inclinations désordonnées, les détruisant en vue de la lumière, et
m'élevant au-dessus de moi-même. Il m'appelait plusieurs fois par les forces
d'un Dieu puissant, par des corrections d'un père, par des caresses d'un
époux, et me disait : « Lève-toi, hâte-toi, ouvrage de mes mains; viens à moi,
qui suis la
(1) Ps., XVII, 5. — (2) Ps. LVI, 7 ; Ps., XXIV, 15. — (3) Eccles., LI, 6 et 7.
330
sa
lumière et la voie : car celui qui me suit ne marche point dans les ténèbres
(1). Viens à moi, qui suis la vérité infaillible et la sainteté par
excellence; je suis le Puissant, le Sage, et Celui qui corrige les sages. »
3. Les effets de ces
paroles m'étaient des flèches d'amour, d'admiration, de respect, de crainte,
de connaissance de mes péchés et de ma bassesse, de façon que je me
retirais toute confuse et anéantie. Et pour lors le
Seigneur me disait ; « Viens, âme, viens à moi, qui suis ton Dieu
tout-puissant; et, bien que tu aies été prodigue et pécheresse, élève-toi de
cette terre et viens à moi, qui suis ton père; reçois l'étole de mon amitié et
l'anneau de mon alliance. »
4. Étant dans l'état que je
dis, je vis un jour les six anges que le Tout-Puissant
me destina pour m'assister et me diriger dans cet ouvrage (et dans d'autres
occasions de combat), et ils me purifièrent et disposèrent. Ensuite ils me
présentèrent au Seigneur, et sa Majesté enrichit mon dîne d'une nouvelle
lumière et d'une qualité (comme de gloire) qui me disposèrent et fortifièrent
pour apercevoir et connaître ce qui est au-dessus de, mes forces naturelles.
Après, deux autres anges, d'une hiérarchie supérieure, m'apparurent, ils
m'appelèrent d'une puissante force de la part du Seigneur; et il me fat révélé
qu'ils étaient très-mystérieux, et qu'ils me
voulaient découvrir de
(1) Sap., VII, 15.
331
profonds
secrets. Je leur répondis avec un grand souci (passionnée de jouir de ce bien
qu'ils m'annonçaient) que je désirais ardemment de voir ce qu'ils me voulaient
découvrir, et ce qu'ils me cachaient avec mystère. Ils me dirent fort
sévèrement : « O âme! arrête-toi. » Et
m'adressant à eux, je leur dis; « Princes du
Tout-Puissant, messagers du grand Roi, pourquoi m'ayant appelée
m'armez-vous à cette heure, violentant ainsi ma volonté, retardant ma
consolation et ma joie? Quelle est votre force, et quel pouvoir est le vôtre,
qui dans un même temps m'appelle, m'anime, me trouble et me retient, puisque
c'est presque une même chose que de m'attirer après les douces odeurs de mon
aimable Maître, et de me lier avec de fortes chaînes (1)? Dites-m'en, s'il
vous plaît, la raison. Ils me répondirent ; « Parce qu'il faut que tu te
dépouilles de tous a tes appétits et de toutes tes
passions pour arriver à ces hauts mystères, qui ne s'accordent pas avec les
perverses inclinations de la nature. Déchausse-toi donc comme Moïse, qui en
reçut le commandement pour voir ce merveilleux buisson (2). » Je leur
répondis; « Mes princes et mes seigneurs, on demanda beaucoup de Moïse en
exigeant qu'il eût des opérations angéliques dans une nature corrompue et
mortelle; mais il était saint et juste, et je ne suis qu'une pécheresse
remplie de misères et soumise à cette malheureuse loi du péché si contraire à
celle de
(1) Cant., I, 3. — (2) Exod., III, 5.
l'esprit
(1). » A quoi ils repartirent ; « On te demanderait une chose
très-malaisée s’il te fallait l'exécuter par tes
seules forces; mais le Très-Haut veut. et demande
ces dispositions; il est puissant, et il ne te refusera pas son secours si tu
le lui demandes avec ardeur; et si tu te disposes à le recevoir. Ce même il
pouvoir qui faisait brûler le buisson sans le cousumer
(2), pourra bien empêcher que l’âme plongée a dans les flammes des plus fortes
passions, ne se brille si elle veut s'en délivrer. Sa Majesté de mande ce
qu'elle veut, et peut ce qu'elle demande; et avec son secours tu pourras ce
qu'elle te commande (3). Dépouille-toi de cette loi dit péché, pleure
amèrement, crie du profond de ton coeur, afin que ta prière soit exaucée et
ton désir accompli. »
5. Je vis ensuite
un . voile qui couvrait
un très-riche trésor, et je souhaitais avec
passion qu'il fût tiré, afin que la merveille que ces intelligences me
montraient comme un profond mystère, me fût découverte. Et l'on me répondit ;
« Ame, obéis à ce qu'il t'est commandé : dépouille-toi de toi-même, et l'on te
découvrira ce qu'on te cache. » Je proposai de changer de vie et de vaincre
mes appétits; je versais des torrents de larmes, je poussais de profonds
soupirs et de tendres gémissements, afin de mériter la connaissance de ce
secret; et à mesure que je proposais, le voile qui couvrait mon trésor se
retirait. Il fut enfin tout à fait retiré, et je vis en esprit te que
(1) Rom., VII, 23. — (9) Exod., III, 1. — (3)
Philip., IV, 13.
333
je ne
saurais exprimer. Un grand et mystérieux signe me parut dans le ciel: je vis
une femme, une dame, une très-belle reine
couronnée d'étoiles, revêtue du soleil, qui avait la lune sous les pieds (1).
Et les anges me dirent ; « Celle que tu vois est cette heureuse femme qui
parut à saint Jean dans son Apocalypse, et dans laquelle sont renfermés, mis
en dépôt et, scellés, les merveilleux mystères de la rédemption. Le Très-Haut
et Tout-Puissant si fort favorisé et enrichi cette
dame, que tous les esprits célestes en sont dans l'admiration. Considère et
contemple ses excellences, écris-les, car on t'en donne la connaissance pour
cela aussi bien que pour ton profit. » Les merveilles que je découvris sont si
grandes et en si grand nombre, qu'elles me rendent muette, et, la connaissance
que j'en ai me ravit; et je crois même, que tous ne sont pas capables de
connaître et de pénétrer, dans cette vie mortelle, ce que je dois déclarer
dans la suite de cet ouvrage.
6. Un autre jour, dans le
même état où j'étais, et dans une grande quiétude et sérénité de mon âme,
fouis la voix du Très-Haut qui me disait ; « Ma chère, épouse, je veux
maintenant que tu te détermines sans plus balancer, que tu me cherches avec
zèle, que tu m'aimes avec ferveur, que ta vie soit plus angélique qui humaine,
et que tu oublies tout ce qui
appartient
à la terre; je veux t'élever de tes bassesses et de ton bourbier (2), comme
une pauvre:
(1) Apoc., XII,11. —-
(2) Psal. CXII, 7.
334
misérable et nécessiteuse, et que dans toit élévation tu t'abaisses, que tes
vertus rendent une douce et agréable odeur en ma présence (1); et que dans la
connaissance de tes faiblesses et de tes péchés, tu te persuades fortement que
tu mérites les tribulations et les peines que tu souffres. Contemple ma
grandeur et ta bassesse; considère que je suis juste et saint, que je
t'afflige avec raison, et que je suis toujours miséricordieux, ne te châtiant
pas comme a ton indignité le, demanderait. Efforce-toi d'acquérir a sur ce
fondement de l'humilité toutes les autres vertus, afin que tu accomplisses ma
volonté; et je te destine ma Mère pour ta maîtresse, afin qu'elle t'enseigne,
te corrige et te reprenne; elle t'instruira, et dressera tes voies à tout ce
qui me sera le plus agréable. »
7. J'étais en présence de
cette Reine lorsque le Seigneur me tint ce discours, et cette divine Princesse
ne dédaigna point d'accepter l'office que Sa Majesté lui donnait; elle
l'accepta avec beaucoup de bonté et me dit : « Ma fille, je veux que tu sois
ma disciple et mon associée, je serai ta maîtresse; mais sache que tu dois
m'obéir aveuglément, et que dès à présent on ne doit plus reconnaître en toi
aucun reste de fille d'Adam. Ma vie, et tout ce que j'ai a
fait dans mon état mortel, et les merveilles que la puissance du Très-Haut a
opérées en moi, te doivent servir de miroir et de règle. » Je me prosternai
(1) Cant., I, 11.
alors
devant le trône du Roi et de la Reine de l'univers, et je m'offris d'obéir en
tout ce qu'ils me commanderaient, rendant des grâces infinies au Seigneur.
de l'honneur et de la faveur qu'il me faisait, si
au-dessus de mes mérites, que de me donner une telle guide et protectrice. Je
renouvelai les voeux de ma profession entre ses mains, et m'offris de nouveau
de lui obéir et de coopérer de toutes mes forces à l'amendement de ma vie. Le
Seigneur me dit : « Prends garde et vois. » Ce qu'ayant fait, je vis une fort
belle échelle à plusieurs échelons, une grande multitude d'anges autour, et
d'autres qui descendaient et qui montaient. Et sa Majesté me dit : « C'est
cette mystérieuse échelle de Jacob qui est la maison de Dieu et la porte du
ciel (1). Si tu te disposes, et que ta vie soit telle, que je n'y trouve rien
à reprendre, tu viendras à moi par elle. »
8. Cette promesse excitait
mon désir, animait ma volonté, suspendait mon. esprit,
et je me plaignais de me sentir contraire à moi-même (2). Je soupirais après
la fin de ma captivité, et pour arriver au lieu où il n'y a point d'obstacle
au véritable amour. Je fus quelques jours dans ces peines, tachant néanmoins
de me perfectionner par une nouvelle confession générale, et par le
retranchement des imperfections que je pouvais découvrir en moi. Je continuais
de voir l'échelle, mais je n'en comprenais pas encore le mystère. Je promis au
Seigneur de m'éloigner toujours
(1) Gen., XXVIII, 12 et 17. — (3) Job., VII, 20.
336
plus de
toutes les vanités mondaines, et de mettre ma volonté en liberté pour l'aimer
sur toutes choses, sans la laisser broncher même aux apparences des moindres
défauts : je renonçai à tout le fabuleux et le visible, et je l'abandonnai. Et
ayant passé quelques jours dans ces affections et dans ces dispositions, le
Très-Haut me déclara que cette échelle était la vie, les vertus et les
mystères de la très-sainte Vierge Marie; et sa
Majesté me dit : « Je veux, ma chère épouse, que tu montes par cette échelle
de Jacob, et que tu entres par cette porte du ciel pour connaître mes
attributs et pour contempler ma divinité. Monte donc et avance-toi, viens à
moi par elle. Ces anges qui l'accompagnent et qui la servent a sont ceux que
j'ai destinés pour sa garde et pour la défense de cette sainte cité de Sion;
fais en sorte qu'en méditant ses vertus, tu travailles à les imiter. » Il me
sembla que je montais par cette échelle, et qu'en y montant je connaissais et
je découvrais la plus grande des merveilles, et le plus ineffable prodige du
Seigneur dans une pure créature, la plus grande sainteté et la plus grande
perfection des vertus que le bras du Tout-Puissant
eût jamais opérées. Je voyais au haut de l’échelle le Seigneur des seigneurs
et la Reine de tout ce qui est créé, qui me commandèrent de le glorifier, de
le louer et de l'exalter pour, de si magnifiques mystères (1), et d'écrire ce
que j'en comprendrais. Le Seigneur tout-puissant m'écrivit
(1) Psal. II, 2.
337
avec son
doigt dans des tables bien plus augustes que celles de Moïse, une loi que je
devais méditer et que je devais observer (1) ; il me fut inspiré de la
manifester en sa présence à la très-pure Vierge,
que Marie vaincrait ma résistance et mon incapacité, et qu'avec son aide
j'écrirais sa très-sainte vie, qui produirait les
trois réflexions que je souhaite. La première, que l'on connaisse et que l'on
pénètre sérieusement le profond respect et la révérence que l'on doit à Dieu;
que la créature se doit d'autant plus humilier et abaisser, que son immense
Majesté se familiarise plus avec elle, et que les plus grands bienfaits et les
faveurs les plus signalées doivent être le motif d'une plus grande crainte,
révérence, assiduité et humilité. La seconde, afin que le genre humain, ayant
si fort oublié son remède, découvre ce qu'il doit à sa Reine et charitable
Mère touchant l'ouvrage de la rédemption, le grand amour et le profond respect
qu'elle eut pour son Dieu, et ceux que nous devons avoir pour cette aimable
princesse. La troisième, afin que mon directeur, et tout le monde, s'il est
nécessaire, connaissent ma bassesse, ma lâcheté et le peu de soin que j'ai de
correspondre aux grâces que je reçois.
9. La
très-sainte Vierge, répondant à mon désir, me dit : « Ma fille, le
monde a un grand besoin de cette doctrine, parce qu'il ignore la révérence qui
est due au Seigneur tout-puissant, et qu'il y manque; et par cette ignorance
les hommes provoquent se
(1) Exod., III, 18.
338
justice,
qui les afflige et les abat; ils croupissent dans l'oubli de ses vérités;
aveuglés qu'ils sont par leurs propres ténèbres, ils ne s'avisent las de
recourir à la lumière, qui les dissiperait; et cela leur arrive parce qu'ils
manquent de cette crainte et de ce respect qu'ils lui doivent. » Le Très-Haut
et la Reine des anges me donnèrent ces avis et plusieurs autres pour me faire
connaître leur volonté dans cet ouvrage. Alors j'eus de la confusion de mon
peu de charité à l'égard du prochain, et de la répugnance que j'avais portée
jusqu'alors aux offres que cette princesse me faisait de me protéger et de
m'assister dans la manifestation de l'histoire de sa
très-sainte vie, voyant bien qu'il n'était pas à propos de la différer
à un autre temps, parce que le Seigneur tri avait fait connaître que celui-ci
était le plus convenable; et après cela il me tint ce discours ; « Ma fille,
lorsque j'envoyai mon l'ils unique an monde, les hommes étaient dans le plus
pitoyable état où ils eussent jamais été, excepté le petit nombre qui nie
servait La nature humaine est si imparfaits, que, si elle ne se soumet à la
direction intérieure de ma grâce et à la pratique de ce que mes ministres
enseignent, en assujettissant sa propre volonté et me suivant, moi, qui suis
la voie, la vérité et la vie (1), par l'observance de mes commandements, qui
conserve mon amitié, elle tombe à l'instant dans de profondes ténèbres, se
plonge dans des misères sans
(1) Joan., XIV, 6.
339
nombre,
et va d'abîme en abîme dans l'obstination du péché. Depuis la création et le
péché du premier homme, jusqu'à la loi que je donnai à Moise (1), ils se
gouvernèrent selon leurs propres et perverses inclinations, ils tombèrent dans
de très-grandes erreurs, et ils y persévérèrent
même après la loi, à laquelle ils ne voulurent pas se soumettre, et, marchant
et s'éloignant ainsi toujours de la lumière et de la vérité, ils s'abîmèrent
dans le malheureux oubli et de Dieu et d'eux-mêmes. J'envoyai alors, par un
amour de père, le salut éternel et le remède à la nature humaine pour la
guérir de ses infirmités; de sorte que j'ai justifié
ma
cause. Et comme je me servis alors du temps de la plus grande misère pour
faire éclater davantage ma plus grande miséricorde (2), je veux maintenant
départir aux hommes une nouvelle faveur, parce que le temps propre à la faire
sentir est arrivé, en attendant que mon heure vienne, en laquelle le monde se
trouvera si chargé d'iniquités, et la mesure des pécheurs si remplie, qu'ils
connaîtront et seront contraints de confesser la juste cause de mon
indignation. Je manifesterai alors ma justice, mon courroux et mon équité, et
je ferai connaître par là combien ma conduite a été équitable à leur égard.
Pour les confondre davantage, voici le temps où ma miséricorde va fort
éclater, et auquel je veux que u mon amour ne soit point oisif; maintenant que
le
(1) Rom., V,13 ; Joan., VII, 19. — (2)
Ephés., II, 4 et 5.
340
monde
est arrivé au plus malheureux siècle qui se soit passé depuis l'incarnation du
Verbe, auquel les a. hommes négligent d'autant plus leur bien, qu'ils
devraient le chercher avec plus d'ardeur; en ce temps auquel la fin de leur
vie passagère approché, et auquel la nuit de l'éternité pour les réprouvés va
succéder au soleil de la grâce, qui doit faire naître aux justes un jour sans
nuit et éternel; en ce temps auquel la plupart des mortels sont plongés dans
les ténèbres de leur ignorance et dans l'abîme de leurs péchés, opprimant et
persécutant les justes, et se moquant ouvertement de mes fidèles enfants; a en
ce temps que cette inique raison d'État, autant odieuse à ma sagesse
qu'injurieuse à ma providence, méprise si fort ma sainte loi, et lorsque les
méchants se rendent plus indignes de mes faveurs Ayant égard aux justes qui se
trouvent dans cet heureux temps pour eux, je leur veux ouvrir à tous une à
porte par laquelle ils pourront avoir accès à ma miséricorde, et leur donner
un flambeau, afin qu'ils soient éclairés dans les ténèbres de leur
aveuglement. Je leur veux donner un souverain remède, s'ils veulent s'en
servir, pour arriver à ma grâce; ceux qui le trouveront seront fort heureux,
ceux qui en connaîtront la valeur ne le seront pas moins (1), ceux qui
posséderont ce trésor, posséderont les véritables richesses, et ceux qui le
méditeront avec respect, tâchant d'en concevoir les mystères, seront
(1) Prov., III, 13 et seq.
341
les
véritables sages. Je veux que les hommes sachent combien vaut l'intercession
de Celle qui fut le remède à leurs péchés, lorsqu'elle donna dans son sein
virginal la vie mortelle à l'Immortel. Je veux qu'ils aient pour miroir, dans
lequel ils puissent voir leur ingratitude, les merveilles que ma puissance a
opérées dans cette créature. Je leur veux découvrir plu sieurs
de celles que j'ai faites en elle en qualité de Mère de mon Fils incarné pour
le genre humain, et qui ont été cachées jusqu'à présent par mes secrets
jugements.
10. « Je n'ai pas manifesté
ces merveilles dans la primitive Église, parce qu'elles contiennent des
mystères si relevés et si sublimes, que les fidèles se seraient arrêtés à les
approfondir et à les admirer, lors:qu'il était nécessaire d'établir la Loi de
grâce et de publier l'Évangile. Et, bien que cela n’eût pas été incompatible,
néanmoins l'esprit humain, tout rempli d'ignorance, pouvait.recevoir quelques
troubles et souffrir quelques doutes, dans un temps que la foi de
l'incarnation et de la rédemption était encore a faible, et les préceptes de
la .nouvelle loi dans le berceau. Et ce fut pour cela que le Verbe fait homme
dit à ses disciples dans la dernière cène : J'aurais à vous dire plusieurs
choses, mais vous n'êtes pas à présent disposés à les recevoir (1). Il
parla en leurs personnes à tout le monde, qui était encore moins disposé,
avant l'établissement de la loi et de la foi
(1) Joan., XVI, 12.
342
du Fils,
à recevoir la foi et à connaître les mystères de sa Mère. Présentement la
nécessité en est bien plus grande, et cette nécessité
m'est un motif plus pressant que la mauvaise disposition que j'y
trouve. Et si les hommes m'obligeaient par leurs religieux procédés en
connaissant et révérant avec respect les merveilles que cette Mère de
miséricorde renferme en. soi, et s'ils réclamaient
de coeur et avec sincérité son intercession, ils trouveraient quelque remède à
leurs malheurs. Je leur présente cette mystique Cité de refuge : fais-en la
description et le récit, selon que ta faiblesse te le permettra. Je ne veux
pas qu'on les regarde comme des opinions ou de simples visions, mais comme une
vérité constante et certaine. Que ceux qui ont des oreilles entendent (1); que
ceux qui ont soif viennent aux eaux vives (2), et laissent les citernes
croupissantes; que ceux qui aiment la lumière la suivent jusqu'à la fin. »
C'est ce que le Seigneur Dieu tout-puissant dit.
11. Ce sont les paroles que
le Très-Haut me dit sur le sujet que je viens de raconter. Je dirai au
chapitre suivant de quelle manière je reçois cette doctrine et cette lumière,
et comment je connais le Seigneur; exécutant en cela l'obéissance, qui me
l'ordonne. Ainsi, dans la suite, tous seront informés de la nature des
connaissances et des miséricordes que je reçois.
(1) Matth., XI, 15. — (2)
Apoc., XXII, 17.
343
CHAPITRE II. Où il est déclaré de quelle façon le Seigneur manifeste ces
mystères et la vie de la Reine du ciel à mon âme, dans l'état où sa divine
bonté m'a mise.
12. Afin que l'on soit
averti et éclairci dans le reste de cet ouvrage de la façon dont le Seigneur
manifeste ces merveilles, il m'a semblé à propos de mettre ce chapitre au
commencement, dans lequel je l'expliquerai le mieux qu'il me sera possible, et
selon qu'il me sera accordé.
13. J'ai reçu, depuis que
j'ai l'usage de la raison, un bienfait du Seigneur que j'estime un des plus
grands que sa main libérale m'ait faits : c'est de m'avoir donné une
très-grande crainte de le perdre; ce qui m'a
toujours poussée et excitée à désirer et à faire ce qui était le plus parfait
et le plus assuré, et à demander la continuation de cette grâce au Très-Haut,
qui m'a crucifiée en quelque façon, perçant ma chair d'une vive crainte de ses
jugements (1); je tremble toujours de perdre l'amitié du
Tout-Puissant, et même je doute si je la possède. Les larmes que cette
perplexité. me causait étaient ma continuelle
nourriture (2); cette crainte
(1) Ps. CXVIII, 120. — (2) Ps. XLI, 4.
344
m'a fait
faire de grandes instances à Dieu, et m'oblige de demander l'intercession de
la très-pure Vierge dans ces misérables temps où
nous sommes (auxquels les serviteurs de Dieu doivent être cachés, et ne
paraître presque point), le suppliant de tout mon coeur qu'il me conduise par
une voie assurée et cachée aux yeux des hommes.
14. Le Seigneur me répondit
à ces demandes réitérées : « Ne crains point et ne t'afflige pas, ô âme, je te
mettrai dans un état et dans un chemin de lumière et de sûreté si caché et si.
relevé, que nul autre que moi ne le pourra
connaisse. Dès aujourd'hui je t'ôterai tout ce qui éclate à l'extérieur, et
qui peut être exposé au péril; ainsi ton trésor sera caché : garde-le, et
conserve-le bien, par la vie la plus parfaite. Je te mettrai dans un sentier
secret, clair, véritable et pur; marche par cette route. » Dès lors j'aperçus
un changement et un état fort spiritualisé dans mon intérieur. Mon entendement
fut doué d'une nouvelle lumière, et on lui communiqua une science avec
laquelle il connut toutes choses en Dieu, ce qu'elles sont en elles-mêmes, et
leurs opérations; il lui fut manifesté que c'est la volonté du Très-Haut que
je les connaisse et que je les pénètre. Cette intelligence et cette lumière
qui m'éclaire est sainte et douce, pure et subtile, aiguë et active, assurée
et sereine (1). Elle fait aimer le bien et haïr le mal. C'est une vapeur de la
vertu de Dieu (2), et une simple
(1) Sap., VII, 22. — (2) Ibid., 25.
émanation de ses infinies clartés, que l'on présente à mon entendement comme
un miroir, dans lequel j'aperçois par ma vue intérieure, et par le plus
suprême de mon âme, plusieurs choses; l'objet paraissant infini par la lumière
qui en rejaillit, quoique les vues soit limitées et l'entendement faible. L'on
voit le Seigneur comme s'il était assis sur un trône de grande majesté, d'où
l'on découvrirait distinctement ses attributs, autant que les forces de
l'esprit humain le peuvent permettre; y ayant entre deux comme un voile d'un
cristal très-pur qui le couvre, à travers lequel
l'on connaît et l'on discerne avec une vive clarté et une grande distinction
lés merveilles et les attributs ou perfections de Dieu. Quoique ce voile dont
je viens de parler empêche de le voir totalement, immédiatement et
intuitivement, néanmoins la connaissance de ce qu'il cache ne cause aucune
peine, mais elle est plutôt un sujet d'admiration à l'entendement, parce que
l'on comprend que l'objet est infini et que celui qui le contemple est borné ;
car elle lui donne des espérances que ce voile sera tiré, et qu'on lui en
ôtera l'obstacle, quand l'âme sera dépouillée de cette chair mortelle (1), si
elle tâche de s'en rendre digne.
15. Dans cette
connaissance, il y a divers degrés et plusieurs manières de voir; et cela
dépend de la divine volonté, Dieu étant un miroir volontaire. Quelquefois il
se manifeste plus clairement, d'autres fois
(1) I Cor., V, 4 et 6.
346
moins.
Quelquefois on y montre quelques mystères, et on en cache d'autres, et
toujours ils sont grands. Cette différence suit bien souvent la disposition de
l'âme; parce que si elle n'est pas tranquille et en paix, ou qu'elle ait
commis quelque faute, ou quelque imperfection, pour petite qu'elle soit, elle
ne peut voir cette lumière de la façon que je dis, par laquelle l'on connaît
le Seigneur avec tant de clarté et de certitude, qu'elle ne laisse aucun doute
de ce qu'on y découvre: au contraire elle persuade et assure que c'est Dieu
qui est présent, et elle fait mieux entendre tout ce que sa Majesté dit. Et
cette connaissance produit une force solide, efficace et pleine de douceur,
pour aimer et servir le Très-Haut, et pour lui obéir. L'on connaît de grands
mystères dans cette clarté; l'on y voit combien la vertu est estimable, et
combien il est avantageux de la pratiquer et de la posséder; l'on y découvre
sa perfection et sa sûreté; et l'on y ressent une force et une vertu qui
contraint de pratiquer le bien, de s'opposer su mal, de le combattre et de
vaincre bien souvent les passions. L'âme ne saurait être vaincue pendant
qu'elle jouit de cette vue et qu'elle conserve cette lumière (1), qui lui
communique le courage et la ferveur, l'assurance et la joie, et qui, par ses
soins et par ses impulsions, appelle, relève et donne cette agilité et cette
vivacité qui font que la partie supérieure de l'âme attire après soi
l'inférieure. Et le corps même s'en ressent, étant presque tout
(1) sap., VII, 30.
347
spiritualisé pendant ce temps- là, auquel toutes ses pesantes inclinations sont
suspendues.
16. Lorsque l'âme tonnait
et ressent ces doux effets, elle dit avec une amoureuse affection au
Très-Haut: Tirez-moi après vous: Trahe
me post te (1), et nous courrons ensemble; parce qu'étant unie avec son
bien-aimé, elle ne sent point les opérations terrestres; et se laissant
attirer par la douceur des parfums de Celui qui la charme, elle se trouve plus
on elle aime que là où elle vit. Elle laisse la partie animale déserte, et ne
la rejoint que pour la réformer et la perfectionner, et pour y sacrifier les
appétits criminels des passions. Que s'ils se veulent quelquefois révolter,
elle les rejette avec impétuosité, parce que je ne vis plus, dit-elle, mais
c'est Jésus-Christ qui vit en moi (2).
17. L'on aperçoit dans cet
état, d'une certaine manière, le secours de Jésus-Christ, qui est Dieu (3) et
la vie de l'âme, et qui agit dans toutes les saintes opérations et les saints
mouvements; et l'on y découvre par la ferveur, par le désir, par la lumière et
par l'efficace qui nous secondent en tout ce que nous faisons, une force
intérieure que Dieu seul peut causer. L'on y ressent aussi l'amour que la
continuation et la vertu de cette lumière produisent, et on y entend
intérieurement une parole animée et continuelle (4), qui nous occupe à tout ce
qui est divin, et nous sépare de tout ce qui est humain; et par là l'on
découvre que la
(1) Cant., I, 3. — (2) Gal., II, 20. — (3) I Joan., V, 11 et 12. — (4) Hebr., IV, 12.
343
vertu et
la lumière du Soleil de justice, qui éclaire toujours dans les ténèbres,
vivent en nous (1). Ce qui s'appelle proprement être au vestibule de la maison
du Seigneur (2), puisque l’âme est en vue de ce divin Soleil et participe aux
rayons qui en sortent (3).
18. Je ne dis pas que ce
soit toute la lumière, mais seulement une partie; et cette partie est une
connaissance qui surpasse les forces et le pouvoir de la créature. Le
Très-Haut fortifie l'entendement pour le disposer à cette vue, lui donnant une
qualité et une lumière surnaturelles, afin qu'il soit proportionné à cette
connaissance, qui nous. affermit dans cet état par
la certitude avec laquelle nous croyons et nous connaissons les autres choses
divines: Mais ici la foi nous accompagne aussi, et le
Tout-Puissant fait voir à l'âme dans cet état, par sa lumière
éternelle, combien elle doit estimer cette science et cette clarté qu'il lui
communique ; et avec elle tous les biens me sont venus ensemble, et par ses
libérales mains j'ai reçu un honneur d'un très-grand
prix. Cette lumière me précède en tout ce que je fais; je l'ai apprise sans
fiction, et je désire de la communiquer sans envie, et de ne pas
céler l'honneur que j'en reçois (4). Elle est une
participation de Dieu et elle produit une grande douceur et une joie
singulière (6). Elle enseigne beaucoup dans un, instant, et elle s'assujettit
le coeur (6), nous retire et nous éloigne avec de puissants efforts de tous
(1) Joan., I, 5. — (2) Ps. XCI, 14. — (3) Apoc.,
III, 23. — (4) Sap., VIII, 10, 11, 12 et 13. — (5)
Sap., VIII, 16 et 18. — (6) Ibid. 4 et 7.
349
les
objets qui pourraient nous séduire et qui dans cette lumière nous paraissent
d'une amertume horrible : de sorte que l'âme, renonçant aux choses passagères,
se va réfugier dans le sanctuaire de l'éternelle Vérité, et entre dans le
cellier du Très- Haut (1), où par ses ordres je suis ornée de la charité, qui
m'incite à être patiente et douce, sans envie et sans orgueil ni ambition (2);
de n'être point colère, de ne juger mal de personne et de souffrir tout (3);
ne cessant de m'instruire et de m'exhorter par de fortes impulsions dans le
plus secret de mon âme, afin que je pratique toujours ce qui est le plus saint
et le plus pur, m'enseignant même les moyens de le faire: et si je manque
encore à la moindre petite chose, elle me reprend sans en laisser échapper
aucune.
19. C'est une lumière qui
dans un même temps éclaire et anime, enseigne et reprend, mortifie et vivifie,
appelle et retient, instruit et violente; nous fait distinguer le bien et le
mal, l'élevé et le profond, la longueur et la largeur (4), le monde, son état,
sa disposition et ses tromperies, ses vaines promesses et l'infidélité de ses
habitants et de ses amateurs; et surtout elle m'enseigne à le fouler, à le
mépriser et A ne m'attacher qu'au Seigneur, le regardant comme le souverain
maître et le gouverneur de toutes choses. Je vois et je connais en sa Majesté
la disposition et les vertus des éléments; le commencement, le milieu et la
(1) Cant, II, 4. — (2) Cor., XIII, 4. — (2) Ibid., 5. — (4)
Éphés., III, 18.
360
fin
des temps, ses vicissitudes et ses variétés, le cours des années, l'harmonie
des créatures et leurs qualités (1); tout ce qui est le plus caché dans les
hommes, leurs opérations et leurs pensées, et combien elles sont éloignées de
celles du Seigneur; les périls dans lesquels ils vivent et les sinistres voies
qu'ils suivent; les états, les gouvernements, leur inconstance et leur peu de
fermeté; en quoi consiste leur commencement, leur fin, et ce qu'ils ont de
véritable ou de trompeur. L'on connaît et l'on découvre
fort distinctement toutes ces choses en Dieu par le moyen de cette
lumière, y connaissant même les personnes et leur naturel. Il y a pourtant un
état inférieur à celui dont je viens de parler, qui est ordinaire à l'âme,
dans lequel elle, a véritablement l'usage de
l'essentiel et de l'habitude de cette lumière, mais non pas de toute sa
clarté. Ce qui lui limite cette si haute connaissance des personnes et des
états, des secrets et des pensées que l'on reçoit dans le premier; parce que
je n'ai pas plus de connaissance dans celui-là qu'il ne m'en faut pour me
délivrer des dangers, pour éviter le péché et pour avoir une tendre et
véritable compassion de mon prochain; sans que je me puisse donner la liberté
de me déclarer à personne, ni de découvrir ce que je connais; car si l'auteur
de ces merveilles ne me donne la permission et ne me commande parfois de
donner des avis à quelqu'un, il semble que je devienne muette: et quand je lui
rends ce bon office, ce doit être sans
(1) Sap., VII, 17, 18,19 et 20.
trop me
déclarer, mais en lui touchant le coeur par des. raisons
évidentes et claires, communes et charitables, et en priant pour ses
nécessités, n'ayant cette pénétration que pour cela.
20. Bien que j'aie pénétré
toutes ces choses avec une grande clarté, néanmoins le Seigneur ne m'a jamais
découvert qu'une âme se dût perdre: et ç'a été un effet de sa Providence,
parce que la damnation d'une personne ne se manifeste pas sans un grand sujet;
outre que je mourrais sans doute de douleur, si je le connaissais, et ce
serait un effet que cette lumière produirait, car c'est une chose fort
déplorable de voir qu'une âme doive être privée de Dieu pour toujours. Je l'ai
prié de ne pas me découvrir cette malheureuse perte de personne; et si je
pouvais délivrer quelqu'un du péché pari ma propre vie, je le ferais avec
plaisir et je ne refuserais pas que le Seigneur me le découvrit; mais pour
celui auquel il n'y a point de remède, je le prie de me le cacher.
21. On ne me donne pas
cette lumière pour m'obliger à déclarer mon secret en particulier, mais afin
que j'en use avec prudence et avec sagesse. Elle me pénètre comme une
substance qui vivifie (quoiqu'elle ne soit .qu'un accident), et qui émane de
Dieu comme une habitude, par laquelle je dois régler mes sens et la partie
inférieure de mon âme. Car dans la supérieure je jouis toujours d'une vision
et d'un état de pais qui me font connaître intellectuellement tous les
mystères et les secrets de la Reine du ciel que l'on m'y découvre, aussi bien
que plusieurs autres de notre sainte (452) foi, qui me sont presque
continuellement présents: et je ne perds jamais cette lumière de vue. Que si
quelquefois je m'abaisse comme une misérable créature avec quelque attache aux
choses humaines, à l'instant le Seigneur m'appelle avec une douce rigueur,
m'oblige de retourner à lui et d'être attentive à ses paroles, à la
connaissance de ses mystères et de ses grâces, aux vertus et aux opérations
tant extérieures qu'intérieures de la très-sainte
Vierge, comme je vais le déclarer.
22. Dans ces états
spirituels et dans la clarté de nette même lumière je connaissais et je voyais
la même Reine, Mère et Vierge, quand elle me parlait; et les anges, leur
nature et leur excellence. Quelquefois aussi je les connais et je les vois en
Dieu, et d'autres fois en eux-mêmes; mais avec cette différence, que pour les
connaître en eux-mêmes il me faut, descendre quelques degrés plus bas. Et
lorsque cela arrive je m'en aperçois par le changement des objets et par les
divers mouvements de mon entendement. Je vois et j'entends ces princes
célestes; je leur parle dans ces degrés inférieurs; ils y conversent avec moi,
et m'éclaircissent de plusieurs de ces mystères que le Seigneur m'a montrés.
La Reine du ciel m'y déclare et m'y manifeste ceux de sa
très-sainte vie, et toutes les merveilles qui s'y sont passées; et je
les distingue tous avec ordre par les divins effets que je ressens dans mon
âme.
23. Je les vois en Dieu
comme dans un miroir volontaire, sa Majesté m'y montrant les saints qu'elle
(353) veut et de la manière qu'il lui plaît, avec une grande clarté et
avec des effets plus relevés; on y connaît avec une admirable lumière le même
Seigneur, les saints, leurs vertus héroïques, leurs prodiges, et comme ils les
ont opérés avec la grâce, rien ne leur ayant été impossible par son secours et
par sa, vertu (1) : la créature se trouvant dans cette connaissance plus
abondante, plus remplie de vertu et de consolation, et comme dans le repos de
son centre; parce que la lumière qu'on y ressent est d'autant plus forte, ses
effets plus relevés, sa substance et sa certitude plus grandes, que ce repos
est plus intellectuel, moins corporel et moins imaginaire. On y remarque
encore ici une différence car l'on y connaît que cette vue ou cette
connaissance du même Seigneur, de ses attributs et de ses
perfec-tiens, est plus élevée; et que ce qui en résulte est d'une
douceur inconcevable; et même que la connaissance des créatures en Dieu est
inférieure à celle-là. Il me semble que cette subordination naît en partie de
l'âme même: car comme sa vue est si bornée, elle ne,peut
pas s'appliquer si fort à Dieu, ni le connaître si parfaitement avec les
créatures que lorsqu'elle connaît sa seule Majesté sans elles: il semble même
que dans cette seule vue on reçoit une plus grande plénitude de consolation,
que quand on voit les créatures en Dieu. Cette connaissance de la divinité est
si délicate, qu'elle diminue à mesure que nous y mêlons quelque autre chose,
su moins pendant que nous sommes dans cette vie mortelle.
(1) Philip. XV, 18.
354
24. Je vois dans l'autre
état plus inférieur à celui que j'ai dit, la très-sainte
Vierge en elle-même et les anges; j'y aperçois et j'y connais de quelle
manière l'on m'y enseigne, l'on m'y parle et l'on m'y éclaire; laquelle est à
peu près celle dont les anges se communiquent et se parlent entre eus, et dont
ces esprits supérieurs éclairent et informent leurs inférieurs. Le Seigneur
comme cause première. distribue cette lumière; mais
celle dont la très-sainte Vierge participe et dont
elle jouit avec une si grande plénitude, elle la communique à la partie
supérieure de l'Ame, et je connais par cette communication cette Reine, ses
prérogatives et ses mystères, de la manière dont l'ange inférieur tonnait ce
que le supérieur lui communique. Je la connais aussi par la doctrine que cette
même Reine enseigne, par l'efficacité de cette doctrine et par plusieurs
autres effets, que la vérité, la pureté et l'élévation de cette vision font
ressentir et font éprouver; dans laquelle on ne reconnaît rien d'impur, rien
d'obscur, rien de faux et rien de douteux; au contraire tout y est saint, pur
et véritable. Il m'en arrive de même dans mon état présent, avec les princes
célestes; et le Seigneur m'a fait connaître plusieurs fois que je reçois ces
communications et ces lumières, comme ils les pratiquent parmi eus. Il
m'arrive souvent que cette illumination passe dans moi par tous ces sacrés
canaux; que le Seigneur me donne l'intelligence et la lumière ou son objet;
que la très-sainte Vierge m'en donne
l'éclaircissement, et que les anges me fournissent les termes pour m'exprimer.
D'autres (355) fois (et pour l'ordinaire) le Seigneur fait tout, et il
m'enseigne ce que je dois écrire. La Reine du ciel m'instruit quelquefois de
tout par elle-même; d'autres fois les anges me rendent cet office; et l'on a
coutume aussi de ne m'en donner que l'intelligence; prenant les termes dont je
me sers pour me faire entendre, de ce qui m'a été déjà inspiré. Il est vrai
que je pourrais errer en ceci, si Dieu le permettait, parce que je suis une
pauvre ignorante et que je me sers de ce que j'ai ouï : et quand il me vient
quelque difficulté en déclarant ces connaissances, j'ai recours à mon
directeur et à mon père spirituel dans les matières les plus délicates et les
plus difficiles.
25. Dans ces sortes de
temps et ces divers états, j'ai rarement des visions corporelles, mais j'y
reçois quelques visions imaginaires : et celles-ci sont fort inférieures aux
autres dont je viens de parler, qui sont bien plus élevées, plus spirituelles
et plus intellectuelles. Et ce que je puis assurer est que dans toutes les
connaissances et les intelligences qui me viennent de la part du Seigneur, de
la très-sainte Vierge ou des anges, soit qu'elles
soient grandes ou petites, inférieures ou supérieures, je reçois une lumière
très-abondante et une doctrine fort profitable,
dans laquelle je reconnais et je vois la vérité et tout ce qui est le plus
parfait et le plus saint; j'y ressens même une force et une lumière divines
qui m'obligent de travailler à la plus grande pureté de mon Ame, de désirer la
grâce du Seigneur, de mourir pour elle et de pratiquer toujours ce qui lui est
le plus agréable : (366) connaissant par ces divers degrés et par ces sortes
d'intelligences, avec un grand profit, une douce consolation et une parfaite
joie de mon âme, tous les mystères de la,vie de la Reine du ciel. De quoi je
glorifie de tout mon coeur le Tout-Puissant, je
l'exalte, je l'adore et je le reconnais pour saint, pour le Dieu fort et
admirable, et digne de louange, de gloire et de révérence pendant tous les
siècles des siècles. Amen.
CHAPITRE III. De la connaissance que j'eus de la Divinité, et du décret que
Dieu fit de créer toutes choses
26. Que vos jugements sont
incompréhensibles, ô mon Dieu, et que vos voies sont impénétrables (1) 1 Votre
commencement et votre fin sont autant inconnus qu'impossibles à trouver, vous
êtes et vous serez toujours le même; qui pourra donc vous résister, qui pourra
connaître votre grandeur, et qui pourra raconter vos oeuvres magnifiques (2)?
Où se trouvera ce téméraire, qui aura la hardiesse de vous dire. Pourquoi les
(1) Rom., XI, 53. — (2) Eccles., XVIII, 2-5.
357
avez-vous
faites ainsi (1)? Votre trône est par-dessus toutes choses, et nos regards n'y
sauraient arriver ni notre entendement vous comprendre. Soyez béni, ô Roi de
gloire, de ce que vous avez daigné découvrir à votre servante et à ce chétif
ver de terre de grands secrets et de très-hauts
mystères, ayant suspendu mon esprit et m'ayant élevée dans un état où j'ai vu
ce que je ne saurais exprimer. J'ai vu le Seigneur et le Créateur de tout ce
qui a l'être. J'ai vu. une grandeur en elle-même
avant qu'elle eût rien créé; j'ignore de quelle façon elle me fut montrée,
mais non pas ce que je vis et ce que j'entendis. Sa Majesté, qui pénètre
toutes choses, fait qu'ayant à parler de sa divinité, mes pensées me jettent
dans le ravissement, mon âme est dans la crainte, mes puissances se suspendent
dans leurs opérations, et toute la partie supérieure de mon âme abandonne
l'autre, elle congédie les sens pour s'envoler vers ce qu'elle aime,
délaissant ce qu'elle anime. Dans ces défaillances et dans ces amoureuses
pamoisons, mes yeux, fondent en larmes et ma langue devient muette. O mon
très-haut et incompréhensible Seigneur!
objet infini de mon entendement, comment me
trouvé-je anéantie lorsque je suis en votre présence (car vous êtes éternel et
sans borne), mon être se réduit en poussière, et à peiné puis-je m'apercevoir
de moi-même? Comment est-ce que cette pauvre créature osera regarder votre
magnificence et votre souveraine majesté? Assistez-moi,
(1) Rom., IX, 20.
358
Seigneur, fortifiez ma vue et encouragez ma crainte, afin que je puisse
raconter ce que j'ai vu et obéir à vos ordres.
27. Je vis par mon
entendement de quelle manière le Très-Haut était en lui-même, et j'eus une
claire et véritable connaissance que c'est un Dieu infini en sa substance et
en ses attributs, qu'il est éternel, qu'il est une souveraine trinité et un
seul Dieu en trois personnes : trois, afin que les opérations de se connaître,
de se comprendre et de s'aimer soient exercées; et un seulement, pour jouir du
bien de l'unité éternelle. Il est trinité de Père, de Fils, et de
Saint-Esprit. Le Père n'est pas fait, ni créé, ni engendré, et il ne le peut
pas être ni avoir aucune origine. Je connus que le Fils est du Père seul par
une éternelle génération, qu'ils sont égaux en l’éternité, et qu'il est
engendré de la fécondité de l'entendement du Père, et que le Saint-Esprit
procède du Père et du Fils par amour. Dans cette inséparable trinité, il n'est
rien qu'on puisse dire premier ni dernier, plus grand ni moindre. Les trois
personnes sont en elles-mêmes également éternelles et éternellement égales; je
connus que. c'est une unité d'essence en une
trinité de personnes, un Dieu en cette inséparable trinité, et trois personnes
en l'unité d'une substance. Les personnes ne se confondent pas pour être un
Dieu, ni la substance ne se sépare pas ou n'est pas divisée pour être en
trois, personnes, qui étant distinctes dans le Père, dans le Fils, et.
dans le Saint-Esprit, ne sont qu'une même divinité;
la gloire en est égale et la
majesté,
le pouvoir, l'éternité, l'immensité, la sagesse, la sainteté et tous les
attributs le sont aussi. Et quoique les personnes dans lesquelles subsistent
ces perfections infinies soient trois, néanmoins il n'y a qu'un seul Dieu
véritable, qu'un Saint, qu'un Juste, qu'un Puissant, qu'un Éternel, et qu'un
Infini.
28. Je découvris aussi que
cette divine Trinité se comprenait par un simple regard, sans.
avoir besoin d'une nouvelle ni distincte
connaissance; que le Père fait autant que le Fils, et le Fils et le
Saint-Esprit autant que le Père; qu'ils s'aiment réciproquement par un même
amour immense et éternel, que cette unité entend, aime et opère également et
indivisiblement; qu'elle est une nature simple, incorporelle et indivisible,
et un être du véritable Dieu, dans lequel se trouvent en un degré suprême et
infini toutes les perfections unies et assemblées.
29. Je connus la nature de
ces perfections du Très-Haut, je découvris qu'il est beau sans laideur, grand
sans quantité, bon sans qualité, éternel sans succession de temps, fort sans
faiblesse, vie sans mortalité, et véritable sans fausseté; qu'il est présent
en tout lieu, le remplissant sans l'occuper,. et se trouvant en toutes choses
sans extension; qu'il n'y a point de contradiction dans sa bonté ni de défaut
dans sa sagesse; qu'il est incompréhensible en cette sagesse, terrible dans
ses conseils, juste dans ses jugements, très-secret
dans ses pensées, véritable dans ses paroles, saint dans ses oeuvres et riche
en ses trésors; que l'espace ne lui donne pas plus d'étendue, ni le raccourci
ne le rétrécit (360) pas; que sa volonté n'est point sujette au changement;
qu'il n'y a 'en lui ni passé ni avenir; que les choses tristes ne le peuvent
point affliger; que l'origine ne lui adonné aucun commencement, et que le
temps ne lui donnera aucune fin. O immensité éternelle !
combien d'espace sans bornes ai- je découvert en vous quelle infinité
ne reconnais-je pas dans votre être infini ! La vue ne saurait se lasser ni su
borner contemplant cet objet sans fin. C'est un être immuable, un être
au-dessus de tout être, une sainteté très-parfaite
et une vérité très-infaillible; il est l'infini,
la largeur et la longueur, la hauteur et la profondeur, la gloire et la cause
de cette même gloire, le repos sans lassitude et la souveraine bonté. Enfin je
vis toutes choses en le voyant, et je ne saurais
trouver le moyen de dire ce que je vis.
30. Je vis comme le
Seigneur était avant que de créer aucune chose, et je considérai avec
admiration où il faisait sa demeure, car il est vrai qu'alors il n'y avait
point de ciel empyrée ni d'autres cieux inférieurs; point de soleil, ni de
lune, ni d'étoiles, ni aucun élément. Le Créateur était seulement, sans qu'il
y eût rien de créé. Tout était désert, sans anges, sans hommes et sans
animaux; et par cette vue je connus que l'on doit nécessairement convenir que
Dieu était en lui-même, et qu'il n'avait besoin d'aucune créature, parce qu'il
était autant infini en ses attributs avant que de les créer qu'après les avoir
tirées du néant; car il les eût et les aura pendant toute son éternité comme
dans un sujet indépendant et incréé; (361) aucune perfection ne pouvant
manquer à sa divinité, parce qu'elle les contient toutes, et elle est seule ce
qu'elle est, tous les avantages des créatures et tout ce qui a l'être se
trouvant dans cet être infini d'une façon inconcevable et
très-éminente, comme des effets dans leur cause.
31. Je connus que le
Très-Haut était permanent en, lui-même, lorsque les trois divines personnes
firent le décret (selon notre façon de concevoir) de communiquer leurs
perfections et d'en faire des largesses. Il faut remarquer, pour mieux
comprendre ceci, que Dieu connaît toutes choses par un acte indivisible,
très-simple et sans discours; qu'il n'en connaît
point une par la connaissance d'une autre qui l'ait précédée, comme nous, qui
raisonnons et discourons, ne les connaissant que par divers actes de notre
entendement; parce que la connaissance de Dieu les pénètre toutes ensemble
dans un moment, sans qu'il y ait dans son entendement infini ni première, ni
dernière, se trouvant toutes ramassées dans cette science divine et incréée,
comme elles le sont dans l'être de Dieu, où elles sont renfermées et contenues
comme dans leur premier principe.
32. Dans cette science de
simple intelligence que nous appelons première selon la préséance naturelle de
l'entendement sur la volonté, il faut considérer en Dieu un ordre, non
de temps, mais de nature, selon lequel nous concevons que l'acte de son
entendement précéda celui de sa volonté; car nous considérons premièrement en
lui le seul acte d'entendre sans (362) réfléchir sur le décret qu'il forma de
vouloir créer quelque chose. Dans cet instant donc, les trois personnes
divines conférèrent ensemble par un acte d'entendement de la convenance des
oeuvres ad extra, c'est-à-dire de ce que sa puissance devait tirer du
néant, et de toutes les créatures qui ont été; qui sont et qui seront.
33. J'eus la hardiesse de
demander à sa Majesté de satisfaire su. désir que
j'avais de savoir l'ordre qu'elle tint dans la résolution qu'elle fit de créer
toutes choses, et ce que nous en devons croire, ne le demandant que pour
apprendre le rang que la Mère de Dieu eut dans l'entendement divin; et je
dirai comme il me sera possible ce qu'elle daigna me ré. pondre et me
manifester, et l'ordre que je découvris dans ces idées divines, le réduisant
en instants, parce que autrement nous ne pourrions pas proportionner la
connaissance de cette science de Dieu à notre capacité; laquelle science nous
appellerons ici science de vision, dans laquelle ne trouvent les idées. ou les
images des créatures que Dieu détermina de créer, et qu'il tient représentées
dans son entendement, les connaissant infiniment mieux que nous ne les voyons
et ne les connaissons présentement nous-mêmes.
34. Or, bien que cette
science divine soit une, très-simple et
très-indivisible; néanmoins, comme les choses
qu'elle regarde sont plusieurs et qu'elles ont un tel ordre entre elles, que
les unes sont avant les autres, que les unes reçoivent l'être ou l'existence
des autres, et qu’ elles ont une mutuelle dépendance, (363) il nous faut pour
cette raison diviser la science et la volonté de Dieu en plusieurs instants ou
en plusieurs actes qui correspondent aux divers instants de l'ordre des
objets. Ainsi nous disons que Dieu connut et détermina une chose avant l'autre
et par une autre, et que s'il n'avait pas premièrement voulu ou connu par
cette science de vision une chose, il ne voudrait pas l'autre. Nous ne devons
pas inférer de cela que Dieu eut plusieurs actes d'entendement ni de volonté;
mais nous voulons faire entendre que, comme les choses succèdent les unes aux
autres, et ont un tel enchaînement, que, les imaginant par cet ordre objectif,
noua appliquons ( pour les mieux comprendre) ce
même ordre dans les actes de la science et de la volonté de Dieu.
CHAPITRE IV. Les décrets divins y sont distribués par instants, déclarant ce
que Dieu détermina en chacun, touchant sa communication au dehors.
35. Il me fut manifesté que
cet ordre se devait distribuer par les instants qui suivent : Au premier, Dieu
connut ses attributs divins, ses perfections et cette ineffable inclination
qu'il avait de se (364) communiquer hors de lui-même; et ce fut la première
connaissance des communications au dehors. Sa Majesté contemplant la nature,
la vertu et l'efficace que ses perfections infinies avaient pour produire des
choses magnifiques, vit dans son équité qu'il était très convenable, et comme
de la justice et de la nécessité, qu'une si souveraine bonté se communiquât,
afin d'opérer selon son inclination communicative, et afin d'exercer sa
libéralité et sa miséricorde, distribuant au dehors d'elle-même avec sa
magnificence la plénitude . de
ses trésors infinis que la Divinité renferme. Parce qu'étant tout infini, il
lui est bien plus naturel de faire des dons et des grâces qu'au feu de monter
à sa sphère, qu'à la pierre de descendre à son centre, et qu'au soleil de
répandre sa lumière. Et cette profonde mer de perfections, cette abondance de
trésors et cette infinité impétueuse de richesses désirent par leur propre
inclination les voies de se communiquer aussi bien que par la connaissance qui
leur vient de la volonté et de la sagesse du même Dieu, que ce n'est pas
diminuer ses dons ni ses grâces que de les communiquer, mais plutôt eu quelque
façon les augmenter en ouvrant cette source inépuisable de richesses.
36. Dieu regarda tout cela
dans ce premier instant après la communication ad intra, ou su dedans, par les
émanations éternelles. Et en les regardant il se trouva comme obligé par
lui-même de se communiquer ad extra, c'est-à-dire au dehors de son être,
connaissant qu'il était saint, juste, miséricordieux et (365) pieux de le
faire, puisque rien ne s'y pouvait opposer. Et nous pouvons nous imaginer,
selon notre manière de concevoir, qu’il manquait quasi quelque chose à la
tranquillité de Dieu, jusqu'à ce qu'il fût arrivé au centre des créatures,
dans lesquelles et avec lesquelles il devait prendre ses délices (1) en leur
faisant part de sa divinité et de ses perfections.
37. Deux choses me causent
de l'admiration, me suspendent, m'attendrissent et m'anéantissent dans cette
connaissance et dans cette lumière que je reçois. la
première est cette inclination que j'ai découverte en Dieu, et cette grande
volonté qui est en' lui de communiquer sa divinité et les trésors de sa
gloire. La seconde, est l'immensité ineffable et incompréhensible des biens et
des dons que je connus qu'il destinait et qu'il voulait distribuer, ne
laissant pas avec tout cela d'être autant infini que s'il ne sortait aucune
chose de lui. Je connus dans cette inclination et dans ce désir de sa Majesté
qu'elle était disposée de sanctifier, de justifier et de remplir de dons et de
perfections toutes les créatures en général et en particulier, et de donner à
chacune plus que les anges et les séraphins n'ont reçu, quand même toutes les
gouttes de la mer et les grains de sable, les étoiles, les plantes, les
éléments et tontes les créatures irraisonnables seraient capables de raison et
de ses dons, pourvu que de leur côté elles n'y missent aucun obstacle capable
de l'empêcher. O épouvantable horreur du péché et
(1) Prov., VIII, 31.
366
de sa
malice, qui seul peut arrêter ce torrent impétueux de tant de biens éternels !
38. Il fut conféré et
décrété dans le second instant de faire cette communication de la divinité à
raison de la grande gloire et de l'exaltation qui en résulterait au dehors à
sa Majesté, par la manifestation de ses grandeurs. Et Dieu regarda dans cet
instant cette propre exaltation comme la fin de ses communications qui le
devait faire connaître, louer et glorifier en manifestant sa libéralité et sa
toute-puissance.
39. Dans le troisième
instant, on connut et détermina l'ordre et la manière de faire cette
communication, en façon que l'exécution d'une si grande résolution fût à la
plus grande gloire de Dieu; l'ordre qu'il devait y avoir entre les objets et
la manière, et la différence de leur communiquer la divinité et les attributs,
afin que ce mouvement du Seigneur eût (à notre façon de concevoir) une fin
honnête et des objets proportionnés, et qu'il se trouvât parmi eux la plus
belle et la plus admirable de toutes les harmonies et de toutes les
subordinations. Il fut déterminé en premier lieu dans cet instant que le Verbe
divin prendrait chair humaine et se rendrait visible. La perfection et la
disposition de la très sainte humanité de notre Seigneur Jésus-Christ y furent
décrétées, et la forme en resta dans l'entendement divin. En second lieu,
celles des autres qui devaient recevoir l'humanité à son imitation, y eurent
place; l'entendement divin y désignant l'harmonie de la nature humaine, ses
avantages, la disposition du corps organisé et l'âme qui le (367) devait
animer avec ses puissances, pour connaître son Créateur et en jouir, capable
de discerner le bien d'avec le mal, et avec une volonté libre pour aimer le
même Seigneur.
40. Je découvris qu'il
était comme nécessaire, pour des raisons très-relevées
que je ne saurais exprimer, que cette union hypostatique de la seconde
personne de la très-sainte Trinité avec la nature
humaine fût le premier ouvrage, et le premier objet par où l'entendement et la
volonté divine sortissent premièrement au dehors. L'une des raisons est, parce
qu'après que Dieu se fut connu et aimé dans lui-même, il était le plus
convenable et du plus bel ordre de connaître et d'aimer ce qui était le plus
immédiat à sa divinité, comme l'est l'union hypostatique. Et l'autre, parce
que sa divinité se devait aussi communiquer substantiellement au dehors,
s'étant communiquée au dedans; afin que l'intention et la volonté divine
commençassent leurs couvres par la fin la plus relevée, et que ses attributs
se communiquassent avec une très-belle harmonie ;
que ce feu de la divinité opérât premièrement le plus grand de tous ses
ouvrages en ce qui lui était le plus immédiat, comme l'était l'union
hypostatique; que sa divinité commençât en premier lieu par celui qui devait
arriver su plus haut et au plus excellent degré, après le même Dieu, de sa
connaissance, de son amour, des opérations et de la gloire de sa même
divinité, et que Dieu ne se mit pas (selon notre façon de parler) comme en
danger d'être privé de cette fin, car c'était avec lui seul qu'il pouvait
trouver (368) quelque proportion et quelque espèce de justice qui méritât un
si merveilleux ouvrage. Il était aussi convenable et comme nécessaire que,
puisque Dieu voulait créer plusieurs créatures, il les créât avec ordre et
subordination, et que celle-ci fût la plus admirable et la plus glorieuse de
toutes. Et par cette raison il y en devait avoir une qui en fût le chef et
au-dessus de toutes, et quelle fût, autant qu'il serait possible, immédiate et
unie à Dieu, afin que par elle et par son moyen tous eussent accès à sa
divinité. Et c'est pour ces raisons et plusieurs autres (que je ne puis
exprimer) que la grandeur des ouvrages de Dieu a trouvé en la seule personne
du Verbe incarné de quoi se satisfaire, parce que par lui il y avait dans la
nature un très-bel ordre, qui sans lui ne s'y
trouverait pas.
41. Dans le quatrième
instant, les dons et les grâces qui se devaient donner à (humanité de notre
Seigneur Jésus-Christ, unie à la divinité, furent décrétées. Ici le Très-Haut
ouvrit la main de sa libéralité toute-.puissante et de ses attributs pour
enrichir la très-sainte humanité et l'âme de
Jésus-Christ par l'abondance de ses dons et de ses grâces dans la plus grande
plénitude et au plus haut degré qui fût possible. Dans cet instant se
détermina ce que David a dit depuis : L'impétuosité du fleuve de la divinité
réjouit la cité de Dieu (1); le torrent de ses dons se dégorgeant dans cette
humanité du Verbe, lui communiqua toute la science infuse, toute cette
béatitude,
(1) Psal. XLV, 5
369
cette
grâce et cette gloire dont son âme très-sainte
était capable, et qui convenait au sujet, qui était vrai Dieu et vrai homme
tout ensemble, et chef de toutes les créatures capables de la grâce et de la
gloire, qui leur devaient résulter de ce torrent impétueux de la manière qu'il
arriva.
42. Le décret et la
prédestination de la Mère du Verbe incarné appartient conséquemment et comme
en second lieu à ce même instant, parce que je découvris ici que cette pure
créature fut ordonnée avant qu'il y eût d'autre décret
d'en créer aucune autre. Ainsi elle fut conçue dans l'entendement
divin' la première de toutes, comme il était convenable à la dignité, à
l'excellence et aux dons de l'humanité de son très-saint
Fils; et incontinent, toute l'impétuosité du fleuve de la Divinité et de ses
attributs, immédiatement avec lui, se versa en elle, autant qu'une pure
créature était capable de le recevoir, et que sa dignité de Mère le requérait.
43. J'avoue que dans la
connaissance que j'eus de des très-hauts mystères
et décrets, je fus ravie d'admiration et tout hors de moi-même. Et connaissant
cette très-sainte et
très-pure créature, formée et désignée dans l'entendement divin dès le
commencement et avant tous les siècles, enivrée de joie, je glorifie le
Tout-Puissant de l'admirable et mystérieux décret
qu'il fit de nous créer une si pure, si grande, si mystique et si divine
créature, plus digne d'être admirée et louée de toutes les autres, qu'il n'est
possible d'en faire la description. Et je pourrais (370) bien dire dans cette
admiration ce que dit saint Denis l'Aréopagite, que si la foi ne m'enseignait
et la connaissance de ce que je vois ne me convainquait que c'est Dieu qui la
forme dans son idée, et que sa seule toute-puissance pouvait et peut former
une telle image de sa divinité; et si tout cela ne m'était représenté dans un
même temps, je pourrais douter si cette Vierge Mère aurait été elle - même une
divinité.
44. Oh!
combien de larmes sortent de mes yeux, et quelle perçante admiration
ressent mon âme, de voir que ce divin prodige et cette merveille du Très-Haut
ne soit pas connue, ni manifestée à tous les mortels! On en tonnait beaucoup,
mais on en ignore bien davantage, parce que ce livre scellé n'a pas été
ouvert. La connaissance de ce tabernacle de Dieu me suspend, et je reconnais
son auteur plus admirable en sa formation que dans tout le reste des autres
créatures inférieures à cette Dame, bien que leur diversité publie hautement
la gloire et la puissance de leur Créateur mais cette Reine les renferme
toutes, et possède plus de trésors elle seule que toutes les autres ensemble;
la variété et l'inestimable valeur de ses richesses exaltent et glorifient
plus son auteur qu'elles ne sauraient faire.
45. Dans cet instant il fut
promis au Verbe (selon notre manière de parler), comme par un contrat touchant
la sainteté, la perfection et les dons de grâce et de gloire, que celle qui
était destinée pour être sa Mère devait recevoir, combien serait protégée et
défendue cette véritable cité de Dieu, dans laquelle sa Majesté contempla les
grâces et les mérites que cette princesse devait acquérir pour soi, et les
fruits qu'elle pourrait procurer à son peuple par l'amour et par le retour
qu'il en recevrait. Dans ce même instant, et comme en troisième et dernier
lieu, Dieu détermina de créer un endroit où le Verbe fait homme et sa Mère
pussent habiter et converser. Il créa en premier lieu, à leur considération et
pour eux seuls, le ciel,les astres, la terre, les
éléments et tout ce qu'ils contiennent. Le second décret et l'intention
suivante fut pour les membres dont il devait être le chef et pour les sujets
dont il devait âtre le roi; car tout le nécessaire fut disposé par avance avec
une providence royale.
46. Je passe au cinquième
instant, bien que j'aie trouvé ce que je cherchais. La création de la nature
angélique fut déterminée dans ce cinquième: car étant plus excellents et plus
proportionnés à la Divinité par leur être spirituel, leur création,
l'admirable disposition des neuf choeurs et des trois hiérarchies furent
premièrement prévues et décrétées. Ayant été crées en premier lieu pour la
gloire de Dieu, pour servir, pour connaître et pour aimer sa Majesté,
néanmoins ils furent ordonnés en second lieu pour assister, glorifier, honorer
et servir l'humanité divinisée dans le Verbe éternel, et la reconnaître pour
leur chef, et sa très-sainte Mère pour leur reine,
avec ordre de les suivre en toutes leurs voies (1). Et notre Seigneur
(1) Ps. XC, 11.
371
Jésus-Christ leur mérita dans cet instant par ses mérites infinis, présents et
prévus, toutes les grâces qu'ils recevraient; il fut même établi leur chef,
leur modèle et leur roi souverain, dont ils étaient sujets. Et, bien que le
nombre des anges fût infini, les mérites de notre Seigneur Jésus-Christ
étaient plus que suffisants pour leur mériter la grâce.
47. La prédestination des
bons et la réprobation des mauvais anges appartient à cet instant, dans lequel
Dieu vit et connut par sa science infinie les oeuvres des uns et des autres,
avec l'ordre qu'il fallait pour prédestiner par sa volonté et par sa
miséricorde ceux qui lui devaient âtre obéissants, et pour réprouver par sa
justice ceux qui devaient se révolter contre sa Majesté par leur orgueil, par
leur désobéissance et par leur amour-propre désordonné. Il fut déterminé dans
ce même instant de créer le ciel empyrée, où Dieu devait manifester sa gloire
et récompenser les bons dans cette même gloire ; la terre et le reste pour
l'usage des autres créatures; et dans son centre ou son plus bas lieu, l'enfer
pour y punir les mauvais anges.
48. Dans le sixième
instant, il fut arrêté de créer un peuple et une multitude d'hommes à
Jésus-Christ, qui avaient été désignés auparavant dans l'entendement et dans
la volonté divine; leur formation fut décrétée à son image et à sa
ressemblance, afin que le Verbe humanisé eût des frères semblables et
inférieurs à lui, dont il serait le chef. Dans cet instant l'ordre de la
création de tout le genre humain fut déterminé, (373) qui commencerait d'un
seul homme et d'une seule femme, qui se multiplierait par leur moyen, jusqu'à
la sainte Vierge et à son Fils, selon l'ordre qu'il y fut conçu. On y ordonna,
par les mérites de Jésus-Christ notre Sauveur, la grâce, les dons qu'on leur
devait faire, et la justice originelle s'ils y voulaient persévérer; et l'on.
y prévit la chute d'Adam, et en lui celle de tous
ses descendants, excepté la sainte Vierge, qui, ne fut pas comprise dans ce
décret; on y ordonna leur remède, et que la très-sainte
humanité serait passible; lés prédestinés y furent choisis par une grâce
libérale, et les réprouvés rejetés par une justice équitable.
Tout ce qui était
nécessaire pour la conservation de la nature humaine et pour obtenir cette fin
de la rédemption et de. la prédestination y fut
ordonné; leur volonté libre étant laissée à tous les hommes, parce cela était
plus conforme à leur nature et à la justice divine. On ne leur fit aucun tort,
parce que, s'ils purent pécher avec leur libre arbitre, ils pouvaient ?ne le
pas faire avec la grâce et la lumière de la raison; car Dieu ne devait
violenter personne, comme aussi il ne prétend pas manquer au besoin, ni
refuser le nécessaire à qui que ce soit. Ayant écrit sa loi dans les cœurs de
tous les hommes (1), personne ne peut l'excuser de ne pas le reconnaître et de
ne pas l'aimer comme le souverain bien et l'auteur de tout ce qui est créé.
(1) Rom., II, 15.
374
49. Je connaissais dans
l'intelligence de ces mystères avec une perçante clarté les grands et relevés
motifs que les mortels avaient de louer et d'adorer leur Créateur et
Rédempteur, par ce qui nous était manifesté dans ces ouvrages de sa gloire et
de sa puissance. Je connaissais aussi combien ils sont lents à reconnaître ces
obligations et à correspondre à de tels bienfaits; et combien sont justes les
raisons qu'a le Très-Haut de se plaindre et de
s'indigner de cet oubli. Sa Majesté me commanda et m'exhorta de ne pas tomber
dans cette ingratitude, mais au contraire de lui offrir un sacrifice de
louange et un cantique nouveau, et de le glorifier pour toutes les créatures.
50. Mon
très-haut et incompréhensible Seigneur, qui
pourrait avoir l'amour et les perfections de tous les anges et de tous les
justes ensemble, pour glorifier et louer dignement vos grandeurs ! Je déclare,
mon tout-puissant Seigneur, que cette chétive créature n'a pu mériter un si
mémorable bienfait, que d'avoir reçu une si claire connaissance et une si
grande lumière de votre ineffable Majesté; dans laquelle vue je vois aussi ma
bassesse, que j'ignorais avant cette heure fortunée, ne pénétrant pas
l'importance de cette vertu humiliante que l'on découvre et que l'on apprend
dans cette science. Je ne voudrais pas me flatter de la posséder, mais je ne
voudrais pas non plus nier avoir connu le moyen assuré de la trouver; parce
que votre lumière, mon divin Maître, m'a éclairée, et le flambeau de votre
grâce m'a découvert les voies qui me font connaître (3759 ce que j'ai été, ce
que je suis (1), et me font craindre ce que je puis devenir. Vous avez,
Seigneur, éclairé mon entendement et enflammé ma volonté par le
très-noble objet de ces puissances, et vous m'avez
entièrement soumise à tout ce qui peut vous plaire; j'en fais la déclaration à
tous les mortels, afin qu'ils m'abandonnent et que je les abandonne. Je suis
donc à mon bien-situé, et (quoique je ne le mérite
pas) mon bien-aimé est à moi (2). Fortifiez donc, Seigneur, ma faiblesse, afin
que je coure après les charmes de vos odeurs (3), qu'en courant je vous
possède, qu'ut vous possédant je ne vous abandonne plus, et que je sois sans
crainte de vous laisser et de vous perdre.
51. Je suis fort
briève et bégayante dans ce chapitre, car on en
pourrait faire plusieurs livres; mais j'abrége, parce que les paroles me
manquent et que suis une pauvre ignorante, mon intention ayant été de déclarer
seulement comme la très-sainte Vierge et Mère fut
désignée et prévue avant tous les siècles dans l'entendement divin (4). Après
quoi je me retire dans mon intérieur pour y contempler et admirer en silence
ce que je ne puis exprimer de ce mystère ineffable, et pour y louer en esprit
l'auteur de ces merveilles, lui disant le cantique des bienheureux : Saint,
Saint, Saint est le Dieu des armées (5).
(1) Ps. CXVIII, 105. — (2) Cant., II, 16. — (8) Ibid., I, 8. — (4)
Eccles., XXIV, 4. — (5) Isaïe, VI, 8.
376
CHAPITRE V. De l’interprétation que le Très-Haut me donna du chapitre huitième
des Proverbes, en confirmation du précèdent.
52. Quoique je ne sois que
poussière et que cendre, je parlerai, Seigneur, à votre Majesté (!), puisque
vous êtes le Dieu des miséricordes, et je supplierai votre grandeur
incompréhensible de regarder de votre trône très-élevé
cette chétive et inutile créature, et de m'être favorable en me continuant
votre lumière pour éclairer mon entendement. Parlez, Seigneur, car votre
servante écoute (2). Or le Très-Haut et Celui qui enseigne et corrige les
sages parla (3), et me renvoya au chapitre huitième des Proverbes, dont il me
découvrit les mystères; et il m'en déclara premièrement la lettre, que
j'expose comme il s'ensuit.
53. « Le Seigneur me
posséda dans le commencement de ses voies, dès le principe, avant que d'avoir
a fait aucune chose. Je fus établie dès l'éternité et dès les choses
anciennes, avant que la terre fût faite. Les abîmes n'étaient point encore, et
j'étais a déjà conçue. Les fontaines des eaux n'avaient pas
(1) Genes., XVIII, 27. — (2) I Reg., III, 10. —
(3) Sap., VII, 15.
377
encore
paru, ni la pesanteur des montagnes n'était a pas établie: j'étais engendrée
avant les collines, avant que la terre, les fleuves et les fondements de la
terre fussent faits. J'étais présente lorsqu'il préparait les cieux; quand par
une loi certaine et un circuit assuré, il faisait un rempart aux abîmes;
lorsqu'il assurait les cieux en haut et pesait les fontaines des eaux; quand
il entourait la mer de son a rivage et imposait la loi aux eaux de ne passer
pas leurs bornes; quand il jetait les fondements de la «, terre. J'étais avec
lui ordonnant toutes choses, et je me récréais tous les jours, prenant en tout
temps mes ébats en sa présence, m'égayant tout autour de la terre; et mes
délices sont d'être avec les enfants des hommes (1). »
54. Voilà le passage des
Proverbes dont le Très-Haut me donna l'intelligence. Et je connus qu'il
parlait premièrement des idées, ou des décrets qu'il eut dans son entendement
avant que de créer le monde; et qu'il parle à la lettre de la personne du
Verbe incarné et de celle de sa très-sainte Mère;
et. au sens mystique, des anges et des prophètes: car la
très-sainte humanité de Jésus-Christ et sa
très-pure Mère furent décrétées et désignées avant qu'il eût fait le
décret ni formé les idées de créer le reste des créatures matérielles, et
c'est ce que ces premières paroles nous signifient :
55. Le Seigneur me
posséda dans le commencement
(1) Prov., VIII, 22-31.
378
de
ses voies (1).
Il n'y eut ni voies ni chemins en Dieu, et sa divinité n'en avait pas besoin;
mais il les traça afin que par eux toutes les créatures capables de sa
connaissance le connussent et arrivassent à lui. Dans ce commencement, avant
que de former aucune chose dans son idée, quand il voulait faire les sentiers
et tracer les chemins dans son entendement divin, pour communiquer sa divinité
et pour commencer toutes choses, il décréta premièrement de créer l'humanité
du Verbe, qui devait être le chemin par où les autres devaient aller à son
Père (2). Et avec ce décret fut uni celui regardant sa
très-sainte Mère, par laquelle sa divinité devait venir au monde en
naissant d'elle Dieu et homme : et c'est pour cela qu'il dit, Dieu me posséda,
parce que sa Majesté les posséda tous deux; le Fils, parce que, quant à la
divinité, il était la possession, la richesse et le trésor de son Père, sans
en pouvoir être séparé, étant une même substance et une même divinité avec le
Saint-Esprit. Il le posséda aussi quant à l'humanité, par la connaissance et
le décret de la plénitude de grâce et de gloire, qu'il lui destinait dés sa
création et son union hypostatique. Ce décret et cette possession se devant
exécuter par le moyen de la Mère, qui devait engendrer et enfanter le Verbe
(puisqu'il ne détermina pas de créer son corps, et son âme de rien, ni d'une
autre matière), il était d'une conséquence nécessaire de posséder celle qui
lui devait donner la forme humaine. Ainsi il la
(1) Prov., VIII, 22. — (2) Joan., XIV, 6.
379
posséda et se l'adjugea dans ce même instant, voulait efficacement que dans
aucun temps ni dans aucun moment le genre humain, ni aucun autre, sinon le
même Seigneur; n'eût droit ni part en elle (pour ce qui est de la part de la
grâce), car il prenait possession de cet héritage comme un droit qui
appartenait à lui seul, et aussi étroitement qu'il le fallait à l'égard de
Celle qui lui devait donner la forme humaine de sa propre substance, qui
devait seule l'appeler Fils, être appelée par lui seul Mère, et Mère digne
d'avoir pour Fils un Dieu. Et comme tout cela précédait en dignité tout ce qui
est créé, il précéda de même dans la volonté et dans l'entendement du
souverain Créateur. C'est pour cela qu'il dit :
56. Dès le commencement,
avant que d'avoir fait aucune chose. Je fus établie dès l'éternité et dés les
choses anciennes (1). Quelles choses anciennes étaient dans cette éternité
de Dieu (que nous concevons à présent en nous imaginant un temps sans fin),
s'il n'y en avait aucune de créée? Il est évident qu'il parle des trois
personnes divines, si bien qu'il veut noue faire entendre que dès sa divinité
sans commencement et dès ces choses qui sont seulement anciennes, c'est-à-dire
la Trinité inséparable (car tout le reste qui a commencement, est moderne),
elle fut ordonnée quand cet ancien incréé seulement précéda, et avant que le
futur créé fût imaginé. Le milieu de l'union hypostatique se trouva entre les
deux extrémités par
(1) Prov., VIII, 23.
380
l'entremise
de la très-sainte et
très-pure Marie; et l'une et l'autre furent conjointement ordonnés
immédiatement après Dieu, et avant toutes les autres créatures. Et ce fut la
plus admirable ordonnance qui se soit faite et qui se
fera jamais. La première et la plus admirable image de l'entendement de Dieu,
après la génération éternelle, fut celle de Jésus-Christ, et, incontinent
après, celle, de sa Mère.
57. Or quel ordre peut-il y
avoir en Dieu, sinon celui-ci, dans lequel l'ordre est d'être tout ensemble ce
qu'il est en soi, sans qu'il soit nécessaire qu'une chose y succède à une
autre ni s'y perfectionne par les perfections d'une autre, ou qu'elle y soit
sujette à aucune subordination? Toutes choses ont été
très-bien ordonnées dans sa nature éternelle, le sont et le seront
toujours. Ce qu'il ordonna donc, ce fut que la personne du Fils se ferait
homme, et que de cette humanité divinisée, l'ordre de la volonté divine et de
ses décrets commencerait; qu'il serait le chef et le modèle de tous les autres
hommes et de toutes les créatures qui devaient se diriger et se subordonner à
lui; parce que c'était le plus bel ordre et le plus beau concert de l'harmonie
des créatures, que d'en avoir une qui leur fût première et supérieure, et que
par elle toute la nature fût ordonnée, et singulièrement celle des hommes. Or,
la première d'entre elles était la Mère de Dieu homme, comme créature la plus
souveraine, la plus pure et la plus immédiate à Jésus-Christ, et en lui à la
Divinité. Avec cet ordre les (381) canaux de la fontaine cristalline (1) qui
sortit du trône de la nature divine, furent disposés pour la conduire
premièrement à l'humanité du Verbe, et ensuite à sa
très-sainte Mère dans le degré et en la manière qu'il était possible et
convenable à une pure créature Mère de son Créateur. Et le convenable était
que tous les attributs divins commençassent par elle de faire leurs
libéralités, sans qu'on lui refusat aucun de leurs
avantages dont . elle
fait capable, et qui convenaient à celle qui,. n'étant
inférieure qu'à notre Seigneur Jésus-Christ, se trouvait incomparablement
élevée et au-dessus de toutes les autres créatures capables des grâces et des
dons. Ce fut le bel ordre que la sagesse infinie institua, que de commencer
par Jésus-Christ et par sa Mère; et ainsi le texte ajoute
58. Avant que la terre
fût faite. Les abîmes n'étaient point encore, et j'étais déjà conçue (1).
Cette terre fut celle du premier Adam; avant que sa formation se décrétât, et
que les abîmes des idées su dehors se formassent dans l'entendement divin,
Jésus-Christ et sa Mère étaient désignés et formés. Ces idées sont appelées
abîmes, parce qu'entre d’être incréé de Dieu et les créatures il y a une
distance infinie; cette distance se mesure, à notre manière de concevoir,
quand les créatures furent seulement désignées et formées, et ces abîmes d'une
distance immense furent aussi pour lors en leur façon.formés. Le Verbe était
déjà
(1) Apoc., XII, 1. — (2) Prov., VIII, 24.
382
conçu
avant tout cela, non-seulement par la génération
éternelle du Père, mais par la génération temporelle de la Mère Vierge et
pleine de grâce, qui était aussi décrétée et conçue dans l'entendement divin;
parce que sans la Mère, et une Mère de telle importance, cette génération
temporelle ne se pouvait déterminer efficacement et avec un décret accompli.
Ce fut donc là et alors que la très-sainte Marie
fut conçue dans cette immensité bienheureuse, et sa mémoire éternelle fut
écrite dans le sein de Dieu, afin qu'elle y demeurât ineffaçable pendant tous
les siècles et toutes les éternités; de manière qu'elle fut gravée et ébauchée
par le souverain Créateur dans son propre entendement, et possédée de son
amour par des liens inséparables.
59. Les fontaines des
eaux n'avaient pas encore paru (1). Les images ou les idées des créatures
n’étaient pas encore sorties de leur origine et de leur principe; parce que
les fontaines de la Divinité n'avaient pas rejailli par la bonté et par la
miséricorde comme par leurs canaux, afin que la volonté divine se déterminât
de créer l'univers et de communiquer ses attributs et ses perfections ; car
par rapport à tout ce qui reste de l'univers,, le trésor de ces eaux était
encore renfermé et retenu dans l'océan immense de la Divinité, n'ayant pas
alors destiné de manifester ces miséricordieuses fontaines ni d'en faire part
aux hommes; et quand ils les reçurent, elles avaient déjà été
(1) Prov., VIII, 24.
383
communiquées à la très-sainte humanité du Verbe et à sa
Mère Vierge. Ainsi il ajoute
60. Ni la pesanteur des
montagnes n'était pas établie (1). Parce que Dieu n'avait pas décrété
alors la création des hauts monts des patriarches, des prophètes, des apôtres
et des martyrs, ni les autres saints de la plus grande perfection; ni le
décret d'une si grande résolution ne s'était pas établi par l'importance de
son poids et de son équité, ni par la forte et douce manière que Dieu observe
dans ses conseils et dans ses plus grandes oeuvres (1).
Non-seulement avant les hauts monts (qui sont les grands saints);
mais j'étais engendrée avant les collines, qui sont les choeurs des anges,
avant lesquels la très-sainte humanité (unie
hypostatiquement au Verbe divin) et la Mère qui
l'engendra, furent formés dans l'entendement divin. Le Fils et la Mère
précédèrent tous les choeurs des anges, afin que tous soient informés et
sachent que si David a dit en son psaume huitième : « Qu'est-ce que l'homme ou
le Fils de l'homme, Seigneur, que vous vous souveniez de lui et le visitiez?
Vous l'avez fait un peu moindre que les anges, etc. (2) ; » tous doivent
reconnaître qu'il y a un homme et Dieu tout ensemble, qui est par-dessus tous
les hommes et tous les anges, et qui ils sont tous ses inférieurs et ses
serviteurs, parce qu'il est Dieu étant homme supérieur à tous; pour cette
raison il occupe la première place dans l'entendement divin et dans sa
volonté; et une
(1) Prov., VIII, 25. — (2) Sap., VIII, 1. — (3) Ps. VIII, 5.
384
femme et
très-pure vierge, sa Mère, supérieure et Reine de
toutes les créatures, est unie avec lui d'une façon.
inséparable.
61. Que si l'homme (comme
le même psaume dit) fut couronné d'honneur et de gloire, et constitué
au-dessus de toutes les oeuvres de la puissance du Seigneur (1), ce fut parce
que son chef Dieu et homme lui mérita cette couronne et celle que les anges
reçurent aussi. Le même psaume ajoute qu'après avoir abaissé l'homme
au-dessous des anges, il le constitue au-dessus de ses ouvrages; et il est à
remarquer que les mêmes anges furent aussi (ouvrage de ses mains. Ainsi David
fit mention de tout, en disant qu'il fit les hommes un peu moindres que les
anges; mais quoique inférieurs dans l'être naturel, il devait y avoir quelque
homme qui fût supérieur et constitué au-dessus des mêmes anges, qui étaient
l'ouvrage des mains de Dieu. Et cette supériorité était par l'être de la
grâce; non-seulement à l'égard de la personne
divine unie à l'humanité, mais aussi à cause de la même humanité, et par la
grâce qui lui en résulterait par l'union hypostatique, et après elle à sa
très-sainte Mère. Quelques saints aussi, en vertu
du même Seigneur humanisé, peuvent être dignes d'arriver à un degré et à. une
place au-dessus des anges. Il est dit :
62. J’étais engendrée ou
née, qui signifie bien plus que d'être conçue : parce que ce terme être
conçue, se rapporte à l’entendement divin de la
très-sainte
(1) Ps. VIII, 6
385
Trinité quand elle en fut connue, et lorsque la même Trinité consulta (à notre
façon de parler) des convenances de l'incarnation. Mais être née se rapporte à
la volonté qui détermina cet important ouvrage; afin qu'il fût efficacement
exécuté, la très-sainte Trinité détermina dans son
divin conseil, et comme l'exécutant premièrement en elle-même, cette
merveilleuse opération de l'union hypostatique, et de l'être de la,
très-sainte Vierge. Et c'est pour cela qu'elle dit
en ce chapitre avoir été premièrement conçue, et ensuite engendrée ou née;
parce quelle fut en premier lieu conçue, et après elle fut déterminée et
résolue.
63. Avant que fussent
faits la terre, les fleuves, et les fondements de la terre (1). Avant que
de former une autre terre seconde (car c'est pour cela qu'elle répète deux
fois la terre), qui fut celle du paradis terrestre, où le premier homme fut
transporté (2) après avoir été créé de la terre première du champ de Damas;
avant cette seconde terre où l'homme pécha, il fut déterminé de créer
l'humanité du Verbe, et la manière dont elle devait être formée, qui était la
sainte Vierge; parce que Dieu la devait prévenir par avance, afin qu'elle
n'eût aucune part au péché, ni qu'elle y fût soumise. Les fleuves et les
gonds de la terre sont l’Église militante, et les trésors de la grâce, et
des dons qui doivent rejaillir avec impétuosité de la source de la Divinité
sur tous, et efficacement sur les saints et les élus, qui comme des gonds se
meuvent en Dieu,
(1) Prov., VIII, 26. — (2) Gen., II, 8 et 15.
386
étant
soumis et unis à sa volonté par les vertus de foi, d'espérance et de charité.
Par ce moyen ils se soutiennent, se vivifient et se gouvernent, se portant au
souverain bien et à leur dernière fin, aussi bien que dans les applications
humaines, sans perdre les gonds sur lesquels ils s'appuient. Les sacrements,
l'état de l'Église, sa protection, sa fermeté invincible, sa beauté et sa
sainteté sans tache ni ride (1), y sont aussi compris; c'est ce que ce globe
et ces torrents de grâces nous signifient. Car avant que le Très-Haut préparât
tout cela, et ordonnât ce globe et ce corps mystique, dont notre Seigneur
Jésus-Christ devait être le chef, il décréta
auparavant l'union du Verbe avec. la nature
humaine, et sa Mère, par le moyen de laquelle il devait opérer ces merveilles
dans le monde.
64. J'étais présente
lorsqu'il préparait les cieux (2). Lorsqu'il désignait et prévoyait le
ciel, et la récompense qu'il devait donner aux fidèles enfants de cette Église
après leur exil; la très-sainte humanité unie avec
le Verbe s'y trouvait présente, leur méritant la grâce comme chef; et sa
très-pure Mère était avec lui et ayant préparé au
Fils et à la Mère la plus grande part de cette grâce et de cette gloire, il
disposait et prévoyait celle que les autres saints devaient recevoir.
65. Quand par une loi
certaine et un circuit assuré, il faisait un rempart aux abîmes (3). Quand
il
(1) Ephes., V, 27. — (2) Prov., VIII, 27. — (3) Ibid.
déterminait
de ceindre les abîmes de sa divinité en laper: sonne du Kits par une loi ferme
et par un tel terme, qu'autan vivant ne peut le voir ni le comprendre. Quand
il faisait ce circuit et ce contour où aucun autre n'a pu ni ne peut entrer,
que le Verbe (qui seul se peut, comprendre), pour renfermer et abréger sa
personne: divine dans. l'humanité, et la personne
divine avec l'humanité, premièrement dans le sein de la
très-sainte Vierge, et après dans de petites quantités et espèces de
pain et de vin, et avec ses espèces dans la poitrine étroite d'un homme
pécheur et mortel. Ces abîmes, cette loi, ce cercle ou ce ferme signifient
tout cela; et ce mot de certaine n'y est mis qu'à cause des.
grands mystères que ces choses contenaient, et à
cause de la certitude de ce qui paraissait impossible dans l'exécution, et
très-difficile à expliquer; par on ne pouvait
s'imaginer de trouver la Divinité sous une loi, ni de la voir renfermée dans
des limites déterminées. Mais le même Seigneur a bien su et a pu par sa
sagesse, par sa puissance et par son amour, trouver le moyen de se cacher dans
des choses limitées.
66. Lorsqu'il assurait
les cieux en haut et pesait les fontaines des eaux; quand il entourait la mer
de son rivage, et imposait la loi
aux eaux de ne passer pas leurs bornes (1).
Ici les justes sont appelés cieux, parce qu'ils le sont quand Dieu
demeure et habite en eux par la grâce, et les confirme, les fortifie et les
élève
(1) Prov., VIII, 28 et 29.
par
cette grâce (même pendant cette vie présente) au-dessus de la terre, selon la
disposition d'un chacun. Il les constitue ensuite dans la Jérusalem céleste
(1) conformément à leurs mérites. C'est pour eux qu'il pèse les fontaines des
eaux et les leur distribue avec poids et mesure par les dons de la grâce et de
la gloire, par les vertus, les secours, et les perfections qu'elles nous
représentent, et qu'un chacun reçoit selon l'ordre de la sagesse divine Quand
la distribution de ces eaux se déterminait, le décret était fait de donner à
l'humanité unie au Verbe (2) toute la mer de grâces et de dons qui résultait
de la Divinité comme au Fils unique du Père. Et, bien que tout cela fût
infini, il mit un terme à cette mer, qui fut l'humanité, où la plénitude de la
Divinité habite (3), et où elle fut aussi cachée pendant trente-trois ans, se
couvrant de ce terme comme d'un voile, afin de converser et d'habiter avec les
hommes, et afin qu'il n'arrivât pas à tous ce qui arriva aux trois apôtres sur
le Thabor (16). Dans le même instant que toute cette mer et ces fontaines de
la grâce arrivèrent à notre Seigneur Jésus-Christ, comme immédiat à la
Divinité, elles rejaillirent à sa très-sainte
Mère, comme immédiate à son Fils unique; parce que sans la Mère, et une telle
Mère, cet ordre et cette souveraine perfection qu'il fallait, auraient manqué
dans la disposition des dons de son Fils; et l'admirable harmonie de
(1) Hebr., XII, 22. — (2) Joan., I, 14. — (3)
Colos., II, 9. — (4) Matth.,
XVII, 6.
389
l'économie
céleste et spirituelle, aussi bien que la distribution des dons en l'Église
militante et triomphante, ne commençait que par ce fondement.
67. Quand il jetait les
fondements de la terre, mais avec lui, ordonnant toutes choses (1). Les
oeuvres au dehors sont communes à toutes les trois personnes divines, parce
qu'elles sont un seul Dieu, une seule sagesse et un seul pouvoir. Ainsi, il
était nécessaire et indispensable que le Verbe, par lequel selon la divinité
toutes choses furent faites (2), fait avec le Père pour les faire. Mais ici il
nous est exprimé quelque autre chose, et c'est que le Verbe fait homme, avec
sa très-sainte Mère, était déjà présent dans la
divine volonté; parce que, tout de même que par le Verbe en tant que Dieu
toutes choses furent faites, ainsi les fondements de la terre et tout ce
qu'elle contient furent aussi créés en premier lieu pour lui, comme en étant
la fin la plus noble et la plus digne. C'est pourquoi il dit :
68. Et je me récréais
tous les jours, prenant en tout temps mes ébats en sa présence, m'égayant tout
autour de la terre (3). Le Verbe fait homme se récréait tous.
les jours, parce qu'il connaissait tous ceux qui
composaient les siècles et les vies des mortels : car, en comparaison de
l'éternité, ils ne sont qu'un de nos plus petits jours. Et il se réjouissait
de ce que toute la succession de la création finirait, afin que, son dernier
jour étant achevé, les hommes jouissent de la grâce et
(1) Prov., VIII, 30. — (2) Joan., I, 3. — (3)
Prov., VIII, 30.
390
de la
couronne de gloire dans la plus grande perfection (1). Il se réjouissait comme
voyant passer les jours après lesquels il devait descendre du ciel en terre
pour y prendre chair humaine. Il connaissait que les pensées et les couvres
des hommes terrestres n'étaient que jeu, que badinerie, que vanité et qui
tromperie. Il voyait qua les justes, bien que faibles et chancelants, étaient
disposés pour recevoir les communications et les manifestations de sa gloire
et de ses perfections. Il regardait son être immuable, la lâcheté et la dureté
des hommes, et comme il devait s'humaniser avec eux; il se complaisait en ses
propres couvres, particulièrement en celles qu'il disposait pour sa
très-sainte Mère, dont il lui était si agréable de
prendre la forme humaine et de la rendre digne d'un ouvrage si admirable. Ce
sont là les jours auxquels le Verbe humanisé se récréait; et parce que de la
connaissance et des idées de toutes ses couvres et du décret efficace que la
divine volonté en fit, leur exécution s'ensuivait, le Verbe divin ajouta :
69. Et mes délices sont
d'être avec tes enfants des hommes (2). Mon plaisir est de travailler pour
eux et de les favoriser; mon contentement est de mourir pour leur donner la
vie, et ma joie est d'être leur maître et leur restaurateur. Mes délices sont
de délivrer le pauvre de sa misère (3), de m'unir avec le misérable et
d'humilier pour cela ma divinité (4), de
(1) Isa., LXII, 3. — (2) prov., VIII, 31. — (3) Ps.
CXII, 7
. — (4) Philip., II, 7 et 8.
me
servir de sa nature pour la cacher et la couvrir de me rétrécir, de m'abaisser
et de suspendre la gloire de mon corps, pour devenir passible et leur mériter
l'amitié de mon Père; d'être médiateur entre sa
très-juste indignation et la malice des hommes, de me faire leur modèle
et leur chef, abri qu'ils puissent m'imiter et me suivre (1). Voilà les
délices du Verbe éternel humanisé.
70. O incompréhensible et
éternelle bonté ! quelles admirations et quels
ravissements la vue de l'immensité de votre être immuable ne me cause-t-elle
pas; lorsque je le compare à la petitesse de l'homme! Et interposant vôtre
amour éternel entre les deux extrémités d'une distance si fort éloignée; amour
infini pour la créature, non-seulement petite,
mais ingrate ! en quel objet si bas et si vil
jetez-vous, Seigneur, votre vue! en quel objet si
noble et si plein d'amoureux mystères l'homme ne devrait et ne pourrait-il pas
fixer la sienne aussi bien que toutes ses affections 1 Suspendue d'admiration
et mon cour percé de tendresse, je déplore le malheur, les ténèbres et
l'aveuglement des mortels, puisqu'ils ne se disposent pas de connaître combien
votre Majesté s'est hâtée de les regarder et de prévenir leur véritable
félicité avec autant de soin et d'amour que si la vôtre en eût dépendu.
71. Dès le commencement
toutes les œuvres, leur ordre, leurs dispositions et la manière dont le
Seigneur
(1) I Petr., II, 21.
392
devait
les créer, furent présentes dans son entendement; et par son équité et par sa
justice, il les compta, il les pesa toutes; et, comme il est écrit dans la
Sagesse, il sut la disposition du monde avant que de le créer; il connut le
commencement, le milieu et la fin, des temps (1), ses vicissitudes, les cours
des années, la disposition des étoiles, les vertus des éléments, la nature des
animaux, la férocité des bétel, la force des vents, les diversités des arbres,
les vertus des racines et les pensées des hommes. Il pesa et compta tout cela
(2); et non-seulement ce que les créatures
matérielles et raisonnables .
expriment en elles-mêmes selon la lettre, mais encore tout ce qu'elles
signifient mystiquement et que je ne raconte pas ici, ne faisant pas à mon
sujet.
CHAPITRE VI. Du doute que je proposai au Seigneur sur la doctrine des
chapitres précédents, et la réponse que j'en eus.
72. J'eus un doute touchant
l'intelligence et la doctrine des deux chapitres précédents, fondée sur ce que
j'avais ouï dire à des personnes doctes que cette
(1) Sap., VII, 18 .—
(2) Ibib., XI, 21.
393
doctrine
était débattue et disputée dans les écoles. Le doute fut : que si la cause et
le motif principal pour que le Verbe divin se fit homme fut de le faire chef
et premier né de toutes les créatures (1), et de communiquer, par le moyen de
l'union hypostatique avec la nature humaine, ses attributs et ses perfections,
en la manière convenable, afin de glorifier par grâce les prédestinés; et que
si de prendre une chair passible et de mourir pour l'homme fut un décret comme
d'une seconde fin: cela étant ainsi véritable, comment y a-t-il tant de
diverses opinions sur ce sujet dans l'Église ? et
la plus commune opinion est que le Verbe éternel descendit du ciel comme dans
le dessein principal de racheter les hommes par le moyen de sa
très-sainte mort et passion.
73. Je proposai avec
humilité ce doute su Seigneur, pet sa Majesté daigna m'y répondre, me donnant
une intelligence et une lumière fort grandes qui me firent comprendre
plusieurs mystères que je ne pourrai pas expliquer, parce que les paroles dont
le Seigneur se servit dans sa réponse contiennent et signifient beau.
coup de choses. Voici ce qu'il me dit : « Sache,
mon épouse et ma colombe, que je veux répondre à ton doute, et t’enseigner
dans ton ignorance comme ton Père et comme ton Mettre. Tu dois donc savoir que
la fin principale et légitime du décret que je fis de communiquer ma divinité
en la personne du Verbe unie hypostatiquement à la
nature humaine, fut la
(1) Coloss., I, 15.
394
gloire
qui devait rejaillir de cette communication, sur mon nom et sur toutes les
créatures capables de recevoir celle que je leur préparais. Et ce décret se
serait sans doute exécuté dans l'incarnation, quand même le premier homme
n'eût pas péché, parce que ce fut un décret absolu et sans condition en sa
substance. Ainsi ma volonté devait être efficace; je
devais en premier lieu me communiquer à l’âme et à l'humanité unie au
Verbe. Et cela convenait ainsi ! à mon équité et à
la rectitude de mes couvres: et bien qu'il fit dernier dans l'exécution, il
fut pour tant premier dans l'intention. Et si je retardai d'envoyer mon Fils
inique, ce fut parce que je déterminai auparavant de lui préparer dans le
monde un peuple élu, saint et composé de justes, qui seraient, supposé le
péché commun, comme des roses parmi les épines des autres pécheurs. Et ayant
vu la chute du genre humain, je déterminai par un décret exprès que le Verbe
viendrait en forme passible et mortelle pour racheter son peuple, dont il
était le chef, afin de manifester et de faire connaître davantage mon amour
infini aux hommes, et de
donner à mon équité et à ma justice une due satisfaction; que si celui qui
pécha était homme et le premier à recevoir l'être, le Rédempteur fut a aussi
homme et le premier en dignité (1): et afin que les hommes connussent en cela
la brièveté du péché et qu'il n'y eût qu'un seul amour en toutes les
395
âmes,
puisque leur Créateur, leur Vivificateur, leur Rédempteur et Celui qui les
doit juger est un seul Et je voulus aussi les attirer à moi et les obliger à
cette reconnaissance et à cet amour, ne les punissant pas, comme je punis les
anges apostats, que je condamnai sans ressource; mais je voulus attendre leur
repentir, leur pardonner et leur donner un souverain remède, exerçant la
rigueur de ma justice sur la personne de mon Fils unique (1), pendant que les
hommes recevaient les plus grands effets de ma miséricorde. »
74.
« Et afin que tu comprennes mieux ce que j'ai à répondre à ton doute,
je veux que tu remarques que, comme il n'y a aucune succession de temps dans
mes décrets et que je n'en ai pas besoin dans mes opérations ni dans mes
conceptions, ceux qui disent que le Verbe s'incarna pont racheter le monde,
disent bien; et ceux qui disent qu'il se serait incarné quoique l'homme n'eût
pas péché, a parlent bien aussi, si on l'entend selon la vérité parce que si
Adam n'eût pas péché, il serait descendu du ciel en la forme qui aurait été
propre à cet état; mais parce qu'il pécha, je fis le second a décret, qu'il
descendrait passible: car le péché étant survenu, il fallait qu'il le réparât
de la manière qu'il le fit. Et parce que tu souhaites de sa
voir
comment ce mystère de l'incarnation du Verbe se serait exécuté si l'homme se
fût conservé dans
(1) Rom., VIII, 32
396
l'état
d'innocence, tu dois remarquer que la forme humaine aurait été la même en
substance, mais elle aurait eu le don d'impassibilité et d'immortalité. Il
aurait vécu et conversé avec les hommes tel qu'il était depuis qu'il
ressuscita, jusqu'à ce qu'il monta aux cieux. Les
mystères et les secrets divins auraient été manifestés à tous; et il aurait
plusieurs fois découvert sa gloire, comme il fit une seule fois (1) dans son
état mortel; manifestant à tous dans cet heureux état d'innocence ce qu'il ne
montra dans l'autre qu'à trois de ses apôtres; ils auraient tous vu mon Fils
unique dans une grande gloire, et sa conversation les aurait extrêmement
consolés; ils n'auraient mis aucun obstacle à ses divins effets, parce qu'ils
auraient été sans péché. Mais le péché a tout désolé, tout corrompu et tout
empêché, et à cause du péché il a été convenable qu'il vint passible et
mortel. »
75. « Et s'il y a dans ces
divins secrets et dans les autres mystères des opinions diverses dans mon
Église, cela vient de ce que je découvre différemment mes mystères: car aux
uns j'en découvre quelques-uns, aux antres j'en manifeste d'autres; parce que
tous les mortels ne sont pas capables d'en recevoir toute la lumière. Il
n'était pas aussi convenable que je donnasse à un seul la science de toutes
choses, pendant cette vie voyageuse; puisque même dans la gloire ils ne la
reçoivent que par
(1) Matth., XVII, 2.
397
portions,
et je ne la leur distribue que selon la proportion de l'état et du mérite d'un
chacun, et a selon que ma providence l'a déterminé; car je n'en a devais
seulement la plénitude qu'à l'humanité de a mon Fils unique, et à sa Mère par
rapport à lui. Les autres hommes ne la reçoivent pas toute, ni toujours si
claire qu'il ne leur reste quelque doute; et c'est pour cet effet qu'ils se
l'acquièrent par leurs travaux et par l'usage des lettres et des sciences. Et,
bien qu'il y ait dans mes Écritures plusieurs vérités a relevées; comme je
laisse bien souvent les docteurs dans leur lumière naturelle, quoique je la
leur communique quelquefois d'en haut, il s'ensuit de là qu'on entend
diversement les mystères, qu'on a trouve des explications différentes,
plusieurs sens dans les Écritures, et qu'un chacun suit son opinion selon
qu'il la conçoit. Et, bien que la fin de a plusieurs soit bonne, que la
lumière et la vérité ne soit qu'une en substance, on l'entend et on en use
pourtant selon la diversité des opinions et des inclinations, les uns suivant
un docteur, les autres un e autre: d'où naissent entre eux les disputes. »
76. « Que si la plus
commune opinion est que le Verbe descendit du ciel avec intention principale
de racheter le monde, l'une de plusieurs raisons qu'il y a, est que le mystère
de la rédemption et la fin de ses oeuvres sont plus connus et manifestes a
pour s'être exécutés, et si souvent réitérés dans les Écritures; et qu'au
contraire la fin de l'impassibilité ne fut ni exécutée, ni décrétée
absolument, ni (398) expressément, tout -ce qui appartenait à cet état ayant
été caché, et personne ne le pouvant savoir avec certitude, sinon celui à qui
j'en donnerai la lumière on révélerai les secrets de cet état et de l'amour
que nous portons à la nature humaine. Et bien que ceci pourrait sensiblement
toucher les mortels, s'ils le pesaient et le pénétraient comme il faut;
néanmoins le décret et les couvres de la rédemption de leur misérable chute
sont plus puissants et plus efficaces pour les mouvoir et les porter à la
connaissance et à la gratitude de mon amour infini, qui est la fin de mes
oeuvres. C'est pour cela que ma providence permet que ces motifs et ces
mystères leur soient plus présents et plus familiers, parce qu'il est ainsi
convenable. Remarque, ma fille, qu'une oeuvre peut bien avoir deux fins quand
l'une est supposée sous quelque condition, comme il arriva dans cette occasion
: car si l'homme ne péchait pas, le Verbe ne descendrait pas en forme
passible; et s'il péchait, il serait passible et mortel Ainsi, quoi qu'il
arrivât, le décret de l'incarnation a n'aurait pas laissé de s'accomplir. Je
veux qu'on reconnaisse et qu'on estime les mystères de la rédemption, et qui
on les ait toujours présents pour m'en rendre les actions de grâces qui m'en
sont dues. Mais je veux aussi que les hommes reconnaissent le Verbe incarné
pour leur chef et pour la cause finale de la création de tout le reste de la
nature humaine; parce qu'il fat, après ma bénignité, a le principal motif que
j'eus de donner l'être aux (399) créatures. Ainsi il doit être révéré
non-seulement pour avoir racheté le genre humain,
mais aussi pour. avoir été la cause de sa
création. »
77. « Sache, ma chère
épouse,, que je permets et dispose que les docteurs
aient bien souvent des opinions différentes, et que les uns disent la vérité,
et les autres, fondés sur leurs lumières naturelles, disent ce qui est
douteux; quelquefois je permets qu'ils disent ce qui n'est pas, bien qu'il ne
disconvienne point avec l'obscure vérité de la foi, en laquelle tous les
fidèles sont fondés; d'autres fois ils disent ce qui est possible à leur
manière. Et par cette variété l'on va à la découverte de la vérité et de la
lumière, et l'on en développe mieux les mystères cachés, car le doute sert
d'aiguillon à l'entendement pour rechercher la vérité, et en cela la cause de
leur dispute est sainte et honnête. Et l'on connaît aussi, après tant de
diligences et tant d'applications des plus savants docteurs, qu'il y a dans
mon Église une science qui les rend plus éminents en sagesse que les sages du
monde., et qu'il y en a un au-dessus de tous qui enseigne et corrige les
sages, qui est moi, qui seul sais, comprends, pèse et mesure toutes choses
(1), sans pouvoir être a mesuré ni compris; et qu'en vain les hommes
recherchent et épluchent mes jugements et mes secrets (2), si étant le
principe et l'auteur de toute v sagesse et de toute science, je ne leur en
donne
(1) Sap., VII,15. — (2)
Ibid.. IX, 13.
400
l'intelligence et la lumière (1). Je veux que les mortels, en connaissant cela, me
louent, me glorifient et me rendent d'éternelles actions de grâces. »
78. « Je veux aussi que les
saints docteurs s'acquièrent plus de grâce, plus de lumière et plus de gloire
parleur louable, honnête et saint travail; et que la vérité se découvre et se
purifie d'autant plus qu'on s'approche davantage de sa source, et qu'on
recherche et pénètre avec humilité les mystères et les œuvres admirables de ma
droite, afin qu'ils en participent, et qu'ils jouissent du pain de
l'intelligence (2) de mes Écritures. J'ai usé d'une grande providence envers
les docteurs et les savants, bien que leurs opinions et leurs doutes aient été
si opposés et leurs fins si différentes; parce que quelquefois elles sont à
mon plus grand honneur et à ma gloire; et d'autres fois ce n'est que pour s'impugner
et se contredire pour d'autres fins terrestres; et par cette émulation et
cette passion ils ont procédé et procèdent inégalement. Mais nonobstant tout
cela je les ai conduits, régis, éclairés et protégés de telle sorte, que la
vérité s'en est beaucoup découverte et manifestée, et la lumière en a été plus
grande pour pénétrer plusieurs de mes perfections a et de mes merveilles, et
mes Écritures ont été si hautement interprétées, que j'en ai eu de l'agrément.
Ce qui a été cause que la fureur de l'enfer a
(1) Job., XXXII, 8. — (2) Ecclés., XV, 3.
401
élevé
son trône d'iniquité avec une envie incroyable (et principalement dans ces
temps présents), pour combattre la vérité; prétendant d'engloutir le Jourdain
(1) et d'obscurcir par les hérésies et les fausses «doctrines la lumière de la
sainte foi, contre laquelle il a semé la fausseté de son ivraie (2) par le
ministère des hommes. Mais le reste de l'Église et ses vérités sont dans un
très-parfait degré, et les fidèles catholiques,
bien que plongés et aveuglés dans plusieurs autres misères, en reçoivent la
foi et une lumière très-parfaite; et quoique je
les appelle tous par un amour paternel à ce bonheur, le nombre des élus qui
veuille me répondre est fort petit (3). »
79. « Je veux
aussi que tu saches, ma fille, qu'encore que je permette par ma providence
qu'il y ait plusieurs opinions entre les docteurs, afin que mes témoignages
viennent à une plus grande connaissance, ayant intention que la moelle de mes
divines Écritures soit manifestée aux mortels par le moyen de leurs louables
diligences, de leurs études et de leurs travaux; néanmoins il me serait fort
agréable et d'un grand service que les savants amortissent en eux l'orgueil,
s'éloignassent de l'envie et de l'ambition, de la vaine gloire, des autres
passions et des vices qui naissent de ces sortes de contestations, et qu'ils
arrachassent le mauvais grain (4) que les mauvais effets de telles occupations
sèment,
(1) Job., XL,18. — (2) Matth.,
XIII, 25. — (3) Ibid.,
XXII, 14. — (4) Ibid., XIII, 29.
402
et que
je laisse pour le présent, afin que le bon ne a soit pas arraché avec le
mauvais. » Le Très-Haut me répondit tout cela et plusieurs autres choses que
je ne puis manifester. Bénie soit éternellement sa Majesté de ce qu'elle a
bien voulu éclairer mon ignorance et la satisfaire avec tant d'abondance et de
miséricorde, sans dédaigner la petitesse d'une fille indiscrète et inutile en
tout. Que tous les esprits bienheureux lui rendent grâces et le louent sans
fin dans le ciel, et les hommes justes sur la terre.
CHAPITRE VII. De quelle manière le Très-Haut commença.
ses
ouvres, et comme il créa les choses matérielles pour l'homme et les anges et
les hommes, afin qu'ils fissent un peuple dont le Verbe humanisé fût le chef.
80. La cause de toutes les
causes et le créateur de tout ce qui a l'être est Dieu; il commença par la
puissance de son bras toutes ses oeuvres merveilleuses au temps que sa volonté
avait déterminé. Moïse raconte l'ordre et le principe de cette création dans
le premier chapitre de la Genèse; et parce que le Seigneur m'en a donné
l'intelligence, je dirai ici ce qu'il faudra pour nous faire trouver les
couvres et les mystères de (403) l'incarnation du Verbe et de notre rédemption
dans leur source.
81. La lettre du chapitre
premier de la Genèse est celle-ci : « Dans le commencement Dieu créa le ciel
et la terre. Et la terre était vide et sans fruits, et les ténèbres étaient
sur la face de l'abîme, et l'Esprit du Seigneur était porté sur les eaux. Et
Dieu dit : « Que la lumière soit faite; et la lumière fut faite. Et a
Dieu vit que la lumière était bonne; et il la sépara des ténèbres, et il
appela la lumière jour, et les a ténèbres nuit, et il fut fait un jour du soir
et du matin (1). » En ce premier jour, Moïse dit que Dieu créa dans le
commencement le ciel et la terre, parce que ce principe fut celui que Dieu
tout-puissant donna étant dans son être immuable, comme sortant de soi pour
créer hors de lui-même les créatures, qui commencèrent alors à recevoir l'être
en elles-mêmes, et Dieu commença à se récréer en ses ouvrages comme en des
couvres également parfaites. Et afin que l'ordre en fût aussi
très-parfait, avant que de donner l'être aux
créatures intellectuelles et raisonnables, il forma
le ciel pour les anges et pour les hommes, et la terre où premièrement les
mortels devaient être passagers. Ce ciel et cette terre furent des lieux si
proportionnés à leurs fins et si parfaits, que, comme le prophète David dit
avec bien de la raison : « Les cieux publient la gloire de Dieu, et le
firmament et la terre annoncent les rouvres de ses mains (2), » les cieux ;
avec leurs
(1) Gen., 1, 1-5. — (2) Ps. XVIII, 2.
404
beautés,
manifestent sa magnificence et sa gloire, parce qu'ils sont le dépôt du prix
qui est destiné pour les saints. Le firmament de la terre annonce qu'il y doit
avoir des créatures et des hommes pour l'habiter et pour aller par elle à leur
Créateur. Et avant que de les créer, le Très-Haut veut préparer et créer le
nécessaire pour cela et pour le temps qu'il leur devait accorder de vivre ;
afin que par tous les endroits ils se trouvent forcés d'obéir et d'aimer leur
Créateur et leur bienfaiteur, et qu'ils connaissent par ses ouvrages son
admirable nom et ses perfections infinies (1).
82. Moïse dit que la terre
était vide (2), ce qu'il ne dit pas du ciel, parce qu'en celui-ci Dieu créa
les anges dans l'instant dont Moïse dit : Dieu a dit : Que la lumière soit
faite; et la lumière fut faite (3). Car il ne parle pas seulement de la
lumière matérielle, mais aussi des lumières angéliques ou intellectuelles. Et
il n'en fit pas une plus claire mention que de les signifier sous ce nom, à
cause du facile penchant que les Hébreux avaient d'attribuer la divinité à des
choses nouvelles et moins nobles que les esprits angéliques. Mais la métaphore
de la lumière fut fort juste et fort propre pour nous signifier la nature
angélique et pour nous faire mystiquement entendre la lumière de la science et
de la grâce dont ils furent éclairés en leur création. Dieu créa,
conjointement avec le ciel empyrée, la terre pour y former l'enfer en son
centre;
(1)
405
car dans
le même instant qu'elle fut créée, il se trouva par la divine disposition au
milieu dé ce globe des cavernes fort profondes et spacieuses, capables de
contenir l'enfer, les limbes et le purgatoire. En même temps il fut créé dans
l'enfer un feu matériel et toutes les autres choses qui y servent à présent
pour tourmenter les damnés. Le Seigneur devait ensuite séparer la lumière des
ténèbres et appeler la lumière jour, et les ténèbres nuit (1); et cela
n'arriva pas seulement entre la nuit et le jour naturel, mais entre les bons
et les mauvais anges; car il donna aux bons la lumière éternelle de sa vision,
et il l'appela jour, et jour éternel; il appela les mauvais nuit du péché, et
ils furent précipités dans les ténèbres éternelles de l'enfer, afin que nous
connussions tous combien furent unies la libéralité miséricordieuse du
Créateur et du Vivificateur dans la récompense, et la justice du
très-équitable Juge dans le châtiment.
83. Les anges furent créés
en grâce dans le ciel empyrée, afin que par son secours leur mérite précédât
le prix de la gloire qui leur était préparée; car, bien qu'ils fussent dans le
lieu de gloire, la Divinité ne leur avait pas été découverte face à face et
avec une claire connaissance, jusqu'à ce que ceux qui furent obéissants à la
divine volonté l'eurent mérité par la grâce. Ainsi ces bienheureux anges aussi
bien que les autres apostats demeurèrent fort peu dans cet état de passage;
parce que leur création, leur état et
(1) Gen., I, 5.
406
leur
terme furent divisés en trois demeures ou en trois stations, et même par
quelque intervalle en trois instants. Dans le premier ils furent tous créés et
ornés de la grâce et de dons, se trouvant de très-belles
et très-parfaites créatures. A cet instant succéda
une station, dans laquelle la volonté de leur Créateur leur fut à tous
proposée et intimée; il leur fut imposé une loi et un précepte d opérer, de le
reconnaître pour leur souverain Seigneur, et d'arriver à la fin pour laquelle
il les avait créés. Dans cette demeure ou intervalle, cette fameuse bataille
que saint Jean rapporte au chapitre 12 de l'Apocalypse, arriva entre saint
Michel et ses anges, avec le dragon et les siens; les bons anges persévérant
en la grâce méritèrent la félicité éternelle; et les désobéissants se
révoltant contre Dieu méritèrent les peines qu'ils souffrent.
84. Et bien qu'en cette
seconde demeure le tout eût pu se passer fort brièvement, selon la manière
d'agir de la nature angélique et du pouvoir divin; néanmoins il me fut
découvert que la charité du Très-Haut le suspendit et leur proposa par quelque
intervalle le bien et le mal, la vérité et le mensonge, le juste et l'injuste,
sa grâce et la malice du péché, l'amitié et l'inimitié de Dieu, la récompense
et le châtiment éternels, la perte de Lucifer et de tous ses adhérents; sa
Majesté leur montra même l'enfer et ses tourments, tellement qu'ils
n'ignorèrent rien : car en leur nature si noble et si excellente, toutes les
choses créées et terminées se peuvent voir comme elles sont en elles-mêmes, de
sorte qu'ils virent, avant que de (407)
déchoir
de la grâce, le lieu du châtiment. Et bien qu'ils ne connussent pas de la même
façon le prix de la gloire, ils en eurent pourtant une autre connaissance,
aussi bien que de la promesse manifeste et expresse du Seigneur; de façon que
le Très-Haut eut de quoi justifier sa cause, et opérer selon sa souveraine
justice et équité. Et parce que tant de bonté et de justification ne suffirent
pas pour retenir Lucifer et ses sectateurs dans leur devoir, ils furent, comme
des obstinés, châtiés et précipités au profond des malheureuses cavernes
infernales, et les bons furent confirmés en grâce et dans la gloire éternelle.
Tout cela arriva dans le troisième instant, auquel il fut connu véritablement
que Dieu seul était impeccable par nature; puisque l'ange, qui en a une si
excellente et qui la reçut enrichie et ornée de tant de dons de science et de
grâce, ne laissa pas de pécher et de se perdre. Que deviendra, après cette
fatale expérience, la fragilité humaine, si le pouvoir divin ne la défend et
si elle l'oblige de l'abandonner?
85. Il nous reste de savoir
le motif que Lucifer et ses confédérés. eurent en
leur péché (qui est ce que je cherche), et d'où naquit leur désobéissance et
leur chute. Sur quoi j'ai appris qu'ils purent commettre plusieurs péchés,
secundum reatum
(ou dans cet intervalle que leur révolte dura, jusqu'à ce que Dieu prononça sa
sentence), bien qu'ils ne commirent pas les actes de tous; mais il leur
resta l'habitude de ceux qu'ils commirent par leur volonté dépravée, pour tous
les mauvais actes, en sollicitant les autres et (408) approuvant le péché
qu'ils ne pouvaient opérer par eux-mêmes. Et suivant la mauvaise affection que
Lucifer eut alors, il tomba dans un amour très-déréglé
de lui-même, qui lui vint de se voir avec de plus grands dons de grâce et avec
une plus excellente beauté de nature que les autres anges inférieurs. Il â
arrêta trop dans cette connaissance, et la complaisance qu'il eut de lui-même
le retarda et l'attiédit en la reconnaissance qu'il devait à Dieu, comme
l'unique cause de tout ce qu'il avait reçu. Et se contemplant dans ses
propres, ingrates et réitérées réflexions, il eut une nouvelle et criminelle
complaisance pour sa beauté et pour ses grâces; il se les attribua et les aima
comme siennes; et cette affection propre et désordonnée ne le fit pas
seulement se révolter avec ce qu'il avait reçu d'une vertu supérieure; mais
elle l'obligea aussi d'envier et de désirer les autres dons et les excellences
qu'il n'avait pas. Et parce qu'il ne put les obtenir, il conçut une
indignation et une haine implacable contre Dieu qui l'avait tiré du néant, et
contre toutes ses créatures.
86. De là la désobéissance,
la présomption, l'injustice, l'infidélité, le blasphème, et presque quelque
espèce d'idolâtrie prirent leur origine, car cet
ingrat désira pour soi l'adoration et l'honneur qu'on doit à Dieu. Il
blasphéma contre sa divine grandeur et contre sa sainteté; il manqua à la foi
et à la fidélité qu'il lui devait; il prétendit de détruire toutes les
créatures, et il présuma de venir à bout de tout cela et de plusieurs autres
choses. Ainsi son orgueil croit (409) et persévère toujours (1), bien que sa
témérité soit plus grande que son pouvoir (2), parce qu'il ne peut croître en
celui-ci; et dans le péché un abîme en attire un autre (3). Lucifer fut le
premier ange qui pécha, comme il contre par le chapitre 14 d'Isaïe; et
celui-ci persuada les autres de le suivre, et c'est de là qu'on l'appelle
prince des démons : ce n'est pas par sa nature qu'il reçoit ce titre, car elle
ne pouvait pas le lui procurer; mais par son péché. Et les malheureux révoltés
ne furent pas seulement d'un ordre ou hiérarchie, mais de chacune il y en eut
plusieurs qui furent précipités.
87. Pour déclarer.
comme il m'a été manifesté quel honneur et quelle
excellence Lucifer désira et envia par son orgueil, je dirai que, comme
l'équité, le poids et la mesure se trouvent dans les oeuvres de Dieu (4), sa
providence détermina avant que les anges pussent tendre à des fins diverses,
de leur manifester immédiatement après leur création la fin pour laquelle il
les avait créés, avec une nature si relevée et si parfaite. Et cette
illustration leur arriva de cette manière : ils eurent premièrement une
très-claire connaissance de l'être de Dieu, un en
substance et trois en personnes, et ils reçurent commandement de l'adorer et
de l'honorer comme leur Créateur et leur. souverain
Seigneur, infini en son être et en ses attributs. Ils se soumirent et obéirent
tous à ce précepte,
(1) PS. LXXIII, 23.
— (2) Isa., XVI, 6. — (3) Ps. XLI, 8. — (4) Sap., XI, 21.
410
mais
avec quelque distinction; car les bons anges obéirent par amour et par
justice, se soumettant d'une volonté affectueuse, admettant et croyant ce qui
était au-dessus de leurs forces, et y obéissant avec joie. Mais Lucifer ne s'y
soumit que parce qu'il crut le contraire impossible. Il ne le fit pas avec une
parfaite charité, parce qu'il partagea sa volonté entre lui-même et la vérité
infaillible du Seigneur; et cela lui rendit ce précepte en quelque façon
violent et difficile, et fit qu'il ne l'accomplit pas avec une affection
pleine d'amour et de justice; ainsi il se disposa à n'y pas persévérer. Et
bien que cette lâcheté qu'il eut à opérer ces premiers actes avec difficulté,
ne le privassent pas de la grâce, sa mauvaise disposition commença pourtant de
là; car sa vertu et son esprit en furent ralentis et affaiblis, sa beauté même
perdit de son éclat; et je crois que l'effet que cette lâcheté et cette
difficulté causèrent en Lucifer, fut semblable à celui que le péché véniel
délibéré cause en l'âme; mais je n'assure pas qu'il pécha alors mortellement
ni véniellement, parce qu'il accomplit le commandement de Dieu; mais cet
accomplissement fut lâche et imparfait, et la force de la raison y eut plus de
part que l'amour et que l'inclination volontaire d'obéir, et c'est ce qui le
disposa à tomber.
88. En second lieu, Dieu
leur manifesta qu'il devait créer une nature humaine et des créatures
raisonnables et inférieures, afin quelles l'aimassent, le craignissent et
l'honorassent, comme leur auteur et leur bien éternel; qu'il devait favoriser
beaucoup cette (411) nature; que la seconde personne de la
très-sainte Trinité devait s'incarner, se faire
homme, et élever la nature humaine à l'union hypostatique et à la personne
divine; qu'ils devaient reconnaître, honorer et adorer ce suppôt,
Homme-Dieu, non-seulement
en tant que Dieu, mais conjointement en tant qu'homme, et que les mêmes anges
devaient être ses inférieurs et ses serviteurs en grâces et en dignité. Il
leur fit connaître la convenance, l'équité, la justice et la raison qu'il y
avait en cela; d'autant que l'acceptation des mérites prévus de cet
Homme-Dieu leur avait mérité la grâce qu'ils
possédaient et la gloire qui ils possèderaient; il leur fit aussi connaître
qu'ils avaient été créés, et que toutes les autres créatures le seraient pour
sa même gloire, parce qu'il devait être supérieur à toutes; et que celles qui
seraient capables de connaître Dieu et de jouir de lui, devaient être son
peuple et les membres de ce chef, pour le reconnaître et l'honorer. Et ils
reçurent ensuite un commandement de se soumettre à tout cela.
89. Tous les bons anges se
soumirent à ce précepte, y donnèrent leur consentement et y applaudirent avec
une humble et amoureuse affection de toute leur volonté. Mais Lucifer y
résista par son orgueil et par son envie, et provoqua ses adhérents à faire de
même; ce qu'ils firent en effet en le suivant par cette désobéissance au divin
commandement. Ce mauvais prince leur persuada qu'il serait leur chef, et
qu'ils auraient une principauté indépendante et séparée de Jésus-Christ
. l'envie et l'orgueil ayant bien pu (412)
causer un tel aveuglément en un ange et une affection si désordonnée, qu'elle
a été cause que la contagion du péché s'est communiquée à tant d'autres.
90. Ici se donna cette
grande bataille que saint Jean dit s'être donnée dans le ciel (1). Car les
anges obéissants, animés d'un ardent zèle de défendre la gloire du Très-Haut
et l'honneur du Verbe humanisé prévu, demandèrent licence et comme l'agrément
du Seigneur pour résister et contredire au dragon; et cette permission leur
fut accordée. Mais il arriva ici un autre mystère; parce que, quand il fut
proposé à tous les anges qu'ils devaient obéir su Verbe incarné, il leur fut
fait un troisième commandement de recevoir conjointement une femme pour
supérieure, dans le sein de laquelle le Fils unique du Père prendrait chair
humaine; il leur fut dit que cette femme devait être leur Reine et la
Maîtresse de toutes les créatures humaines, et qu'elle devait être distinguée
au-dessus de toutes les créatures angéliques et humaines, et les surpasser en
dons de grâce et de gloire. Les bons anges, en obéissant à ce précepte du
Seigneur, augmentèrent leur humilité, et avec elle ils le reçurent, et
louèrent le pouvoir et les mystères du Très-Haut. Mais l'orgueil et la
présomption de Lucifer et de ses confédérés s'augmentèrent par ce mystérieux
précepte; et il désira pour soi avec une fureur effrénée l'honneur d'être le
chef de tout le genre humain et de tous les ordres angéliques, et que si cela
devait
(1) Apoc., XII.
413
s'accomplir
par le moyen de l'union hypostatique, ce fût avec lui.
91. Il résista avec
d'horribles blasphèmes sur ce qu'il devait être inférieur à la Mère du Verbe
incarné et notre Reine; se tournant avec une effrénée indignation contre
l'auteur de ces merveilles, et provoquant les autres, ce dragon leur dit ; «
Ces préceptes sont injustes et injurieux à ma grandeur; et s'adressant à Dieu,
il ajouta : « Je persécuterai et
détruirai, Seigneur, cette nature que vous regardez avec tant d'amour, et à
qui vous destinez de si grandes faveurs; j'emploierai pour cela tout mon
pouvoir et tous mes soins, et j'abattrai cette femme Mère du Verbe de l'état
honorable que vous lui promettez, et je renverserai vos desseins. »
92. Cette superbe
présomption irrita si fort le Seigneur, qu'en humiliant Lucifer, il lui dit ;
« Cette femme que tu n'as pas voulu honorer, t'écrasera la tête (1), et tu
seras par elle vaincu et abattu. Et si par ton orgueil la mort entre su monde
(2), par l'humilité de cette femme, la vie et le salut des mortels y
entreront; et je tirerai de la nature, et de l'espèce du Fils et de la Mère,
ceux qui doivent jouir des récompenses et des couronnes que tu as perdues,
aussi bien que tes adhérents. » Le dragon ne répondait à tout cela, et contre
tout ce qui lui était déclaré de la divine volonté et de ses décrets, qu'avec
une superbe et téméraire indignation, en
(1) Gen., III, 15. — (2) Sap., II, 24.
413
menaçant
tout le genre humain. Et les bons anges connurent le juste courroux du
Très-Haut contre Lucifer et contre les autres apostats; et ils combattaient
contre eux avec les armes de l'entendement, de la raison et de la vérité.
93. Le Tout Puissant opéra
ici un autre merveilleux mystère; car, après avoir manifesté par intelligence
à tous les anges le grand ouvrage de l'union hypostatique, il leur montra la
très-sainte Vierge en un signe ou espèce, à la
manière de nos visions imaginaires, selon notre façon de concevoir. Ainsi il
leur fit connaître et leur représenta la pure nature humaine en une femme
très-parfaite, en laquelle le puissant bras du
Très-Haut devait être plus admirable qu'en tout le reste des créatures, parce
qu'il déposait en elle les grâces et les dons de sa droite en un degré
supérieur et éminent. Ce signe de la Reine du ciel et Mère da Verbe humanisé,
fut manifesté à tous les anges, bons et mauvais. Les bons furent ravis
d'admiration à sa vue et lui donnèrent des cantiques de louanges, et dès lors
ils commencèrent à défendre l’honneur de Dieu humanisé et de sa
très-sainte Mère, armés par cet ardent zèle et par
le bouclier impénétrable de ce signe. Au contraire, le dragon et ses alliés
conçurent une fureur et une rage implacable contre Jésus-Christ et sa
très-sainte Mère; de sorte qui il arriva tout ce
qui est contenu au chapitre 12 de l'Apocalypse, dont je mettrai la déclaration
comme elle m'a été communiquée, en celui qui suit.
415
CHAPITRE VIII. Où le discours du chapitre précédent est continué par
l’application du chapitre douzième de l'Apocalypse.
94. La lettre de ce
chapitre de l'Apocalypse dit : « Un grand signe apparut au ciel : une femme
qui était revêtue du soleil, et qui avait la lune sous ses pieds, et sur son
chef une couronne de douze étoiles. Et étant enceinte elle criait en travail
d'enfant, et souffrait des tourments pour enfanter. Il fut aussi vu un antre
signe au ciel : et voici un grand dragon roux, ayant sept tètes et dix cornes,
et sur a ses tètes sept diadèmes. Et sa queue tramait la troisième partie des
étoiles du ciel, et les jeta en terre; et le dragon s'arrêta devant la femme
qui allait a enfanter; afin qu'ayant enfanté, il
dévorât son fils. Or elle enfanta un fils qui devait gouverner toutes les
nations avec une verge de fer, et son enfant fut a ravi à Dieu et à son trône.
Et la femme s'enfuit en a un désert, où Dieu lui avait préparé un lien pour y
a être nourrie l'espace de mille deux cent soixante a jours. Il se donna une
grande bataille dans le ciel; Michel et ses anges combattaient contre le
dragon, e et le dragon combattait, et ses anges. Mais ils ne (418) furent pas
les plus forts, et on ne trouva plus leurs places dans le ciel. Et ce grand
dragon, ce serpent a ancien appelé diable et Satan,
qui séduit tout le monde, fut précipité, et il fut jeté en terre, et ses anges
le furent avec lui. Alors j'entendis une grande voix dans le ciel, qui dit:
Maintenant le salut et la force, et le règne de notre Dieu et la puissance de
a son Christ sont assurés : car l'accusateur de nos a frères, qui les accusait
devant la face de notre Dieu jour et nuit, est rejeté. Mais ils l'ont vaincu
par le a sang de l'Agneau, et par le témoignage qu'ils ont rendu, sans que
l'amour de la vie les ait empêchés de la sacrifier. C'est pourquoi, ô cieux,
réjouissez-vous, et voua qui les habitez. Malheur à vous; terre et mer, parce
que le diable est descendu vers vous dans une grande colère, sachant qu'il ne
lui reste que peu de temps! Quand donc le dragon eut vu qu'il était rejeté en
terre, il persécuta la femme qui a avait enfanté le fils. Mais deux ailes d'un
grand a aigle furent données à la femme, afin qu’elle s'envolât dans le désert
en son lieu, où elle est nourrie pendant un temps, des temps, et la moitié
d'un temps, hors de la présence du serpent. Alors le sera pont jeta de sa
gueule après la femme comme un a fleuve d'eau, afin qu'elle fût emportée par
le courant. Mais la terre aida à la femme, et la terre ouvrit son sein, et
engloutit le fleuve que le dragon avait jeté de sa gueule. Ce qui anima le
dragon contre femme, et il sen alla faire. la
guerre aux autres de sa génération qui gardent les commandements de (417)
Dieu, et qui ont le témoignage de Jésus-Christ. Et a il s'arrêta sur le sable
de la mer (1). »
95. C'est jusqu'ici la
lettre de l'évangéliste; et il parle du passé, parce qu'alors on lui montrait
la vision de ce qui était déjà arrivé; il dit qu'un grand signe apparut au
ciel : une femme qui était revécue du soleil, et qui avait la lune sous ses
pieds; et qu'une couronne de douze étoiles couronnait sa tête (2). Ce
signe apparut véritablement au ciel par la volonté de Dieu, qui le manifesta
aux bons et aux mauvais anges, afin qu'ils déterminassent leurs volontés par
cette vue à obéir à ce qu'il lui plairait de leur ordonner. Ainsi ils le
virent avant que les bons se déterminassent au bien, et les mauvais au péché.
Et ce fut comme un signe qui signifiait combien Dieu se devait rendre
admirable en la formation de la nature humaine. Et quoiqu'il en eût donné
connaissance aux anges en leur révélant le mystère de l'union hypostatique, il
la leur voulut néanmoins manifester par des façons différentes dans une pure
créature, la plus parfaite et la plus sainte qu'il devait créer après notre
Seigneur Jésus-Christ. Elle fut aussi comme un signe (3) qui devait assurer
les bons anges que, bien que Dieu fût offensé par la désobéissance des
mauvais, il ne laisserait pas.pour cela d'exécuter le décret qu'il.
avait formé de créer les hommes : parce que le
verbe humanisé et cette femme qui devait être sa Mère lui donneraient
infiniment plus de satisfaction que les anges désobéissants ne
(1) Apo., XII. — (2) Ibid., — (3) Gen., IX,13.
418
pourraient
l'offenser et lui déplaire. Elle fut aussi comme un arc-en-ciel (dont la
figure s'imprimerait aux nues après le déluge), afin qu'il assurât que si les
hommes péchaient comme les anges et étaient désobéissants, ils ne seraient pas
châtiés sans pardon comme eux, mais qu'il leur donnerait par le moyen de ce
merveilleux signe un remède salutaire. Et ce fut comme s'il leur disait : Je
ne châtierai pas de la sorte les hommes que je dois créer, parce que la nature
humaine produira cette femme, en laquelle mon Fils unique prendra chair pour
rétablir mon amitié, apaiser ma justice, et ouvrir le chemin de la félicité,
que le péché fermera.
96. En témoignage: de cette
vérité, après que les anges rebelles furent châtiés à la vue de ce signe, le
Très-Haut se montra aux bons anges, s'étant apaisé du courroux auquel
l'orgueil de Lucifer l'avait provoqué. Et, suivant notre façon de parler, il
se récréait de la présence de la Reine du ciel, qui était représentée en cette
figure; faisant entendre aux anges bienheureux qu'il donnerait aux hommes, par
le moyen de Jésus-Christ et de sa Mère, la grâce et les avantages que les
anges apostats avaient perdus par leur rébellion. Ce grand signe produisit
aussi un autre effet aux bons anges: car étant, selon notre manière de
concevoir, comme affligés, contristés et quasi troublés par la dispute et la
contestation qu'ils avaient eue avec Lucifer, le Très-Haut voulut qu'ils se
réjouissent à la vue de ce signe, et qu'ils reçussent avec la gloire
essentielle cette joie accidentelle, que la victoire qu'ils venaient de (419)
remporter contre Lucifer leur méritait aussi, et qu'en voyant cette marque de
clémence, qui leur était montrée en signe de paix, ils connussent que la loi
du châtiment ne s'étendait point sur eux (1), puisqu'ils avaient obéi à la
divine volonté et à ses préceptes. Les anges confirmés découvrirent aussi en
cette vision plusieurs mystères et plusieurs secrets de l'incarnation, de
l'Église militante et de ses membres; qu'ils devaient assister et aider le
genre humain, défendant tous les hommes contre leurs ennemis, et les dirigeant
à la félicité éternelle : qu'eux-mêmes la recevaient par les mérites du Verbe
humanisé; et que sa Majesté les avait préservés en vertu du même Jésus-Christ,
prévu dans son entendement divin.
97. Et comme de tout ceci
résulta une grande joie aux bons anges, il en résulta aussi un grand tourment
aux mauvais, cela étant comme le principe et en partie la cause de leur
punition; car ils connurent incontinent après ce dont ils n'avaient pas fait
leur profit, que cette femme les vaincrait et leur écraserait la tète.
L'évangéliste fit mention en ce chapitre de tous ces mystères et de plusieurs
autres qui sont particulièrement compris dans ce grand signe, et qu'il ne
m'est pas possible d'exprimer, bien qu'il les raconte sous un voile obscur et
énigmatique jusqu à ce que le temps arrivât de les découvrir.
98. Le soleil dont il est
dit que la femme était revêtue, est le véritable Soleil de justice, afin que
les
(1) Esther., IV, 11.
420
anges
connussent la volonté efficace du Très-Haut, qui était déterminé à résider
toujours par la grâce en cette femme, à la favoriser et la défendre par son
bras tout-puissant et par sa protection singulière. Elle avait sous ses pieds
la lune, parce qu'on la division que ces deux planètes font du jour et de la
nuit, elle devait fouler aux pieds la nuit du péché, signifiée par la lune, et
être éternellement revêtue du jour de la grâce, marqué par le soleil. Et
aussi, parce que les déclins de la grâce, auxquels tous les mortels sont
sujets, devaient être sous ses pieds, elle annonce que tous les hommes et les
anges pourraient être soumis à ces vicissitudes, mais qu'elle seule devait
être libre de la nuit, et des déclinaisons de Lucifer et d'Adam; qu'elle les
dominerait toujours sans en pouvoir être surmontée. Et le Seigneur lui met
sous les pieds, en présence de tous les anges, toutes les forces du péché,
soit originel, soit actuel, comme des trophées de ses victoires, afin que les
bons la reconnaissent, et les mauvais (bien qu'ils ne pénétrassent pas tous
les mystères de cette vision) redoutent cette femme, même avant qu'elle
reçoive l'être.
99. La couronne de douze
étoiles nous représente fort clairement par leur éclat les vertus qui doivent
couronner cette Reine du ciel et de la terre : mais le mystère de douze fut
pour les douze tribus d'Israël, où tous les élus et les prédestinés se
réduisent, comme l'évangéliste le marque au chapitre VII de l'Apocalypse. Et
parce que tous les dons, toutes les grâces et les vertus de tous les élus
devaient couronner leur (421) Reine su degré le plus sublime et le plus.
éminent, la couronne des douze étoiles lui est mise
sur la tête.
100. Elle était enceinte
(1), afin qu'il fût manifesté en présence de tous les anges, pour la joie des
bons et pour le châtiment des mauvais, qui résistaient à la divine volonté et
à ces mystères, que. toute la
très-sainte Trinité avait élu cette merveilleuse femme pour Mère du
Fils unique du Père. Et comme cette dignité de Mère du Verbe était la plus
grande, le principe et le fondement de toutes les excellences de cette grande
princesse et de ce signe, c'est pour cela qu'on la propose aux anges, comme le
dépôt de toute la très-sainte Trinité en la
divinité et en la personne du Verbe incarné; puisque, par l'inséparable union
et l'inexistence des personnes par l'indivisible unité, toutes les trois
personnes ne peuvent pas manquer d'être où chacune se trouve, bien que la
seule personne du Verbe ait été celle qui a pris chair humaine, et qu'elle ne
fût enceinte que de lui seul.
101. Et étant enceinte
elle criait (2); car, quoique la dignité de cette Reine et ce mystère
dussent être occultes dans leur principe, afin que Dieu naquit pauvre, humble
et caché; cet enfantement néanmoins éclata après si fort, et sa voix fut si
véhémente, qu'au premier écho le roi Hérode en fut tout troublé (3) et hors de
lui-même, et les Mages furent obligés d'abandonner leurs maisons et leurs pays
pour le venir chercher. Il y eut des coeurs qui se troublèrent, et d'autres
(1) Apoc., XII, 2. — (2) Ibid. — (3) Matth., II, 3.
422
qui
furent émus d'une affection intérieure. Et le fruit de cet enfantement
croissant, dès qu'il fut élevé à la croix (1), ses cris furent si forts,
qu'ils se firent entendre de l’orient à l’occident, et du septentrion su midi
(2) : si éclatante était la voix de cette femme, qui donna en enfantant la
Parole du Père éternel.
102. Elle souffrait des
tourments pour enfanter (3). Cela ne veut pas dire qu'elle dû enfanter
avec don-leur, car en cet enfantement divin il n'y en devait avoir aucune;
mais il nous exprime la grande douleur et le tourment que cette Mère
ressentirait de voir que ce petit corps divinisé ne sortirait, quant à
l'humanité, de son sein virginal que pour souffrir, et pour être obligé de
satisfaire à son Père pour les péchés du monde, et de payer la dette qu'il ne
pouvait pas contracter (4); car cette Reine connaîtrait et connut tout cela
par la science des Écritures. Elle en devait avoir le coeur percé par l'amour
naturel qu'une telle Mère portait à un tel Fils, quoiqu'elle fût parfaitement
soumise à la volonté du Père éternel. Ce tourment comprend aussi celui que
cette très- pieuse Mère devait souffrir, connaissant combien de temps elle
devait être privée de la présence de son trésor, dès qu'il serait sorti de son
sein virginal : car, quoiqu'elle l'eût conçu dans son lime quant à la
divinité, néanmoins, quant à la très-sainte
humanité, elle devait être plusieurs fois privée de ce Fils, qui n'appartenait
qu'à elle seule. Et
(1) Joan., XII, 32. — (2). Rom., X, 18. — (3)
Apoc., XII, 2. — (4) Ps.
LXVIII, 5.
423
quoique
le Très-Haut eût déterminé de l'exempter de la coulpe, il ne l'exemptait
pourtant pas des peines et des douleurs, proportionnées en quelque façon à la
récompense qui lui était préparée. Ainsi les douleurs de cet enfantement ne
furent pas des effets du péché, comme aux descendantes d'Ève (1), mais du plus
tendre et du plus parfait amour de cette divine Mère envers son
très-saint et unique Fils. Tous ces mystères
furent un motif de louanges et d'admiration pour les bons anges, et pour les
mauvais le principe de leur châtiment.
103. Il fut aussi vu un
autre signe au ciel: et voici un grand dragon roux, ayant sept tètes et dix
cornes, et sur ses têtes sept diadèmes; et sa queue traînait la troisième
partie des étoiles du ciel, et les jeta en terre (2). Après ce que je
viens de dire, le châtiment de Lucifer et de ses alliés arriva; car pour la
peine qui était due aux blasphèmes qu'il avait vomis contre cette signalée
femme, il se trouva changé, de très-bel ange qu'il
était, en un furieux et horrible dragon, ce signe apparaissant sensible et
d'une figure extérieure. Il souleva avec une extrême fureur sept tètes, qui
furent les sept légions ou escadrons qui divisèrent tous ceux qui le suivirent
et tombèrent dans son malheur: donnant à chacune de ces principautés une tête;
leur ordonnant de pécher, et de prendre soin d'émouvoir et d'exciter les sept
péchés mortels qu'on appelle communément capitaux, parce qu'ils contiennent
tous les
(1) Gen., III, 16. — (2) Apoc.,
XII, 3.
424
autres
péchés, et sont comme chefs des partis qui s'élèvent contre Dieu. Les sept
diadèmes qui couronnèrent Lucifer changé en dragon, furent l'orgueil, l'envie,
l'avarice, l'ire, la luxure, la gourmandise et la paresse : le Très-Haut lui
donnant ce châtiment comme une peine que lui et ses anges confédérés avaient
méritée par leurs horribles méchancetés : car ce fut ici pour tous une
punition éclatante et un châtiment proportionné à leur malice, comme auteurs
des sept péchés capitaux.
104. Les dix cornes sont
les triomphes de l'iniquité et de la malice du dragon, de l'orgueil et de
l'exaltation vaine et téméraire qu'il s'attribue dans l'exécution des vices.
Et par ces affections dépravées, pour arriver à la fin que son audace lui
proposait, il offrit àux anges malheureux son
amitié perverse et corrompue, aussi bien que des principautés, des
supériorités et des récompenses imaginaires. Ces promesses, pleines d'une
ignorance et d'une erreur plus que brutales, furent la queue par laquelle le
dragon attira la troisième partie des étoiles du ciel: car les anges étaient
des étoiles qui auraient brillé comme le soleil (1) dans l'éternité
perpétuelle avec les autres anges et les justes, s'il eussent persévéré.
biais le châtiment qu'ils avaient justement mérité
les précipita dans le centre de la terre de leur malheur, qui est l'enfer, où
ils seront éternellement privés de joie et de lumière (2).
105. Et le dragon
s’arrêta devant la femme qui
(1) Dan., XII, 3. — (2) Jud. epist.,
6.
425
allait enfanter pour dévorer son fils
(1). L'orgueil de Lucifer fut si démesuré, qu'il prétendit placer son trône au
lieu le plus élevé (2), et dit en présence de cette femme signalée, avec une
très-grande vanité : « Ce fils que cette femme
doit enfanter est d'une nature inférieure à la mienne : c'est pourquoi je le
dévorerai et je le perdrai; je formerai un parti contre lui dont je serai le
chef, et je sèmerai des doctrines contraires aux lois qu'il prescrira, et je
le contredirai toujours en lui faisant une guerre perpétuelle. » Mais la
réponse du très-haut Seigneur fut que cette femme
enfanterait un fils qui devait gouverner toutes les nations avec une verge
de fer (3). « Et cet enfant, ajouta le Seigneur, ne sera pas seulement
fils de cette femme, mais le mien aussi; il sera homme et a Dieu véritable, et
si fort, qu'il vaincra ton orgueil a et t'écrasera la tète. Il sera pour toi,
et pour tous a ceux qui te croiront et te suivront, un juge puisa saut qui te
commandera avec une verge de fer (4), et détruira toutes tes prétentions
vaines et téméraires. Il sera élevé à pion trône, où il s'assiéra, et jugera à
ma droite; et afin qu'il triomphe de a ses ennemis, je les lui mettrai pour
marche-pied (5) ; il sera récompensé comme un
homme juste, et qui a étant Dieu a opéré de si grandes choses pour ses
créatures; tous le connaîtront et lui rendront honneur et gloire (5). Tu
connaîtras comme le plus
(1) Apoc., XII, 4. — (2) Isa.,
XIV, 13 et 14. — (3) Apoc., XII, 5. — (4) Ps. II,
9. — (5) Ps. CIX, 1 et 2. — (6) Apoc., V, 13.
426
malheureux
que le jour de l'ire du Tout-puissant est arrivé (1). » Et cette femme sera
mise en la solitude où je lui préparerai un lieu (2). Cette solitude où
cette femme s'enfuit, est celle de notre grande Reine, étant l'unique et la
seule douée de la sainteté souveraine (3), et exempte de tout péché; car
quoiqu'elle fût femme de la nature commune des mortels, elle surpassa
néanmoins tous les anges en grâces, en dons et en mérites, qui lui procurèrent
tous ces avantages. Ainsi elle s'enfuit et se mit parmi les pures créatures,
dans une solitude qui est l'unique et sans égale entre toutes. Cette solitude
fut si éloignée du péché, que le dragon la perdit de vue et ne la put
apercevoir dès sa conception, le Très-Haut la mettant seule et unique dans le
monde sans aucun commerce ni sujétion avec le serpent; mais au contraire il
détermina avec une certitude, et comme une protestation ferme et constante, et
dit : « Cette femme doit être a mon élue et mou unique dès l'instant qu'elle
recevra l'être; je l'exempte dès à présent de la juridiction de ses ennemis,
je lui destine et lui assigne un lieu solitaire d'une grâce
très-éminente, afin qu'elle e y soit nourrit
l'espace de mille deux cent soixante jours : » la Reine du ciel devant être
ces jours-là dans un état singulier et très-élevé
de faveurs intérieures et spirituelles, beaucoup plus admirables et plus
mémorables que tout ce qu'on peut s'imaginer. Cela arriva dans les dernières
années de sa vie, comme
(1) Sophon., I, 14. — (2)
Apoc., XII, 6. — (3) Cant., VI, 8.
427
je le
dirai avec l'aide de Dieu en son lieu : étant dans cet état si divinement
nourrie, que notre entendement est trop borné pour le pénétrer. Et parce que
ces bienfaits furent comme la fin et le terme auquel tous les autres de la vie
de la Reine du ciel devaient aboutir, l'évangéliste en fait pour cela une
mention particulière.
CHAPITRE IX. Qui poursuit l'explication du chapitre douzième de l'Apocalypse.
106. Il se donna une
grande bataille dans le ciel Michel et ses anges combattaient contre le
dragon, et le dragon combattait, et ses anges (1). Le Seigneur ayant
manifesté ce qu'il fut dit aux bons et aux mauvais anges, le prince saint
Michel et ses compagnons combattirent par la permission divine avec le dragon
et ses sectateurs. Et cette bataille fut admirable, parce qu'ils combattaient
avec leurs entendements et leurs volontés. Saint Michel, avec le zèle de
l'honneur de Dieu, dont son coeur était enflammé, et orné de son pouvoir divin
et de sa propre humilité, résista à
(1) Apoc., XII, 7.
428
l’orgueil
insolent du dragon, et lui dit : « Le Très-Haut est digne d'honneur, de
louange et de respect, d'être aimé, craint et obéi de toutes les.
créatures; il peut opérer tout ce qui lui plaira,
il ne peut rien vouloir qui ne soit très juste; c'est lui qui est incréé et
indépendant de tout autre être; qui nous a donné gratuitement celui que nous
avons, en nous créant et nous tirant du néant, et qui peut créer d'autres
créatures selon son bon plaisir. Il est raisonnable que, prosternés et
humiliés devant cet Être digne d'un infini respect, nous adorions sa majesté
et ses grandeurs royales. Venez donc, anges ! suivez-moi,
adorons-le, louons ses secrets et ses admirables jugements, ses oeuvres
très-parfaites et saintes. Il est Dieu,
très-élevé et au-dessus de toutes les créatures;
et il ne le serait pas si nous pouvions pénétrer et comprendre ses merveilleux
ouvrages. Il est infini en sagesse et en bonté, riche en ses trésors et en ses
bienfaits; il peut, comme Seigneur de toutes choses, qui n'a besoin de
personne, les communiquer à qui lui plaira, ne pouvant errer en son choix. Il
peut aimer, et se donner à ceux qu'il aime, aimer qui lui plaira, élever,
créer et enrichir ce qui lui sera le plus agréable; et il sera en toutes ses
ouvres sage, saint et puissant. Adorons-le donc avec actions de grâces, pour
le grand ouvrage de l'incarnation qu'il a déterminé, pour les faveurs qu'il
prétend faire à son peuple, et pour sa réparation en cas qu'il vienne à
tomber. Adorons ce suppôt (429) des deux natures, la divine et l'humaine;
recevons-le pour notre chef; avouons qu'il est digne de toute a gloire,
louange et magnificence;. et
reconnaissons en lui la vertu et la divinité, comme auteur de grâce et de la
gloire. »
107. Saint Michel et ses
anges se servaient de ces armes comme de foudres invincibles, et combattaient
le dragon et les siens, qui se défendaient par des blasphèmes. Car ne pouvant
résister à la vue de ce prince céleste, il enrageait dans sa fureur, et par le
tourment qu'il ressentait, il aurait bien voulu fuir. Mais la volonté divine
ordonna que non-seulement il serait puni, mais
qu'il serait aussi vaincu, et qu'il connaîtrait malgré lui la vérité et le
pouvoir de Dieu, quoiqu'il dit en blasphémant : « Dieu est injuste d'élever la
nature humaine au-dessus de l'angélique. Je suis le plus beau et le plus
excellent de a tous les anges, et c'est pour cela que le triomphe m'est cil.
Je mettrai mon trône au-dessus des a étoiles, je serai semblable au Très-Haut
(2), et je ne me soumettrai à aucun qui soit d'une nature inférieure à la
mienne, ni je ne consentirai jamais que personne me précède ni soit plus grand
que moi. » Les anges apostats, complices de Lucifer, répétaient la même chose.
Mais saint Michel lui repartit : « Qui est celui qui pourra s'égaler et se
comparer au Seigneur, qui habite les cieux? Tais-toi, ennemi de tout bien, et
arrête tes horribles
(1) Isa., XIV, 13.
430
blasphèmes; et puisque l'iniquité t'a possédé, sépare-toi de nous, malheureux,
et marche avec ton ignorance aveugle et ta méchanceté dans la nuit ténébreuse,
et au chaos des peines infernales. Et nous, O esprits du Seigneur, adorons et
honorons cette heureuse femme qui doit donner chair humaine su Verbe éternel,
et reconnaissons-la pour notre Reine et notre Maîtresse. »
108. Ce grand signe de la
Reine servait de bouclier et d'armes offensives aux bous anges qui
combattaient contre les mauvais, car à sa vue les raisons et les résistances
de Lucifer perdaient leurs forces; et il était troublé et comme consterné, ne
pouvant supporter les secrets mystérieux qui étaient représentés en ce signe.
Et comme ce signe mystérieux avait paru par la vertu divine, sa Majesté voulut
que l'autre figure. ou signe du dragon roux parût aussi, et qu'il fût en ce
signe honteusement précipité du ciel avec effroi, avec terreur de ses
sectateurs et avec admiration des anges confirmés ; car tout cela fut causé
par cette nouvelle démonstration du pouvoir et de la justice divine.
109. Il est difficile
d'exprimer par nos faibles paroles ce qui se passa dans cette mémorable
bataille, à cause du peu de proportion qu'il y a de nos raisonnements
matériels avec la nature et les opérations relevées de ces nobles esprits
angéliques. Mais les mauvais ne furent pas les plus forts (1), parce
que l'injustice,
(1) Apoc., XII, 8.
le
mensonge, l'ignorance et la malice ne sauraient prévaloir à l'équité, à la
vérité, à la lumière et à la bonté; ni ces vertus né peuvent être vaincues par
les vices. Et pour cette raison saint Jean dit que dès lors leur place ne
se trouva plus dans le ciel. Ces anges ingrats se rendirent indignes par
les péchés qu'ils commirent, de la vue éternelle et de la compagnie du
Seigneur; et leur mémoire fut rayée de son entendement, où ils étaient, avant
que de tomber, comme écrits parles dons de grâce qu'il leur avait donnés; et
comme ils furent privés du droit qu'ils avaient aux lieux qui leur étaient
destinés s'ils eussent obéi, ce droit fut transporté aux hommes, et leurs
places leur furent destinées, les vestiges des anges apostats restant si fort
effacés qu'ils ne se trouvèrent plus au ciel. O méchanceté malheureuse, et
jamais trop exagéré malheur, digne d'une punition si épouvantable et si
formidable! Il ajoute et dit :
110. Et ce grand dragon,
ce serpent ancien appelé diable et Satan, qui séduit tout le monde, fut
précipité; et il fut jeté en terre, et ses anges le furent avec lui (1).
Le prince saint Michel précipita du ciel Lucifer changé en dragon, avec cette
parole invincible : Qui est égal à Dieu? qui
fut si efficace, qu'elle eut le pouvoir d'abattre ce superbe géant et toutes
ses troupes, et de les foudroyer avec une horrible infamie pour eux, aux plus
bas lieux de la terre ; celui-là commençant de recevoir avec son malheur et sa
punition,
(1) Apoc., XII, 9.
432
les
nouveaux noms de dragon, de. serpent, de diable et
de Satan, que le saint archange lui donna dans cette bataille, et, qui
découvrent son iniquité et sa malice., qui l'ayant privé de la félicité et de
l'honneur dont il s'était rendu indigne, le privèrent aussi des noms et des
titres honorables, et lui procurèrent ceux qui déclarent son infamie. La
méchante proposition et l'injuste commandement qu'il fit à ses confédérés de
tromper et, de pervertir tous les mortels, publient assez son iniquité. Mais
le mal qu'il se proposait de faire à tout le genre humain, l'accompagna dans
les enfers, et, comme dit lame en son chapitre quatorzième, su profond du lac,
où son cadavre fut livré au ver dévorant de sa mauvaise conscience, tout ce
que le prophète dit en cet endroit se trouvant accompli en Lucifer.
111. Le ciel demeura purgé
des mauvais anges, et le voile qui couvrait la Divinité fut ôté pour la gloire
et le bonheur des bons et obéissants ; ceux-ci restèrent triomphants et
glorieux, et les rebelles châtiés en même temps. L'évangéliste poursuit qu'il
ouit une grande voix dans le ciel disant : Maintenant le salut, la force,
le règne de notre Dieu et la puissance de son Christ sont assurés; car
l'accusateur de nos frères qui les accusait devant la face de notre Dieu jour
et nuit, est rejeté (1). Cette voix que l'évangéliste ouït fut celle de la
personne du Verbe, que tous les anges fidèles entendirent; et ses échos
arrivèrent jusque
(1) Apoc., XII, 10.
433
dans
l'enfer, où ils firent trembler et transir les malheureux exilés, quoiqu'ils
n'y pénétrassent pas tous ses mystères, mais seulement ce que le Très-Haut
leur voulut manifester pour leur peine et leur punition. Ce fut la vois du
Fils au nom de l'humanité qu'il devait prendre, demandant au Père éternel que
le. salut, la force, le règne de sa Majesté et la
puissance du Christ se fissent; parce que l'accusateur des frères.
du même Christ, notre Seigneur, qui étaient les
hommes, venait d'être rejeté. Et ce fut comme une, requête faite devant le
trône de la très-sainte Trinité en faveur du salut
et de la force; afin que les mystères, de l'incarnation et de la rédemption
fussent confirmés contre l'envie et la fureur de Lucifer, qui était descendu
du ciel tout irrité contre la nature humaine dont le Verte se devait revêtir.
C'est pourquoi il les appela par un amour souverain et une compassion tendre,
frères; il dit que Lucifer les accusait jour et nuit, parce qu'il les accusa
en présence du Père éternel et de toute la très-sainte
Trinité, au jour qu'il jouissait de la grâce, commençant dès lors de nous
mépriser par son orgueil; et ensuite il nous accuse avec bien plus de rage
dans la nuit de ses ténèbres et de notre chute, sans que cette accusation et
cette persécution cessent jamais, tant que le monde durera. Et il appela
force, puissance et règne, les oeuvres et les mystères de l'incarnation et de
la mort de Jésus-Christ, car tout cela s'y trouva; et la force et la puissance
s'y manifestèrent contre Lucifer.
112. Ce fut la première
fois que le Verbe intercéda (434) au nom de l'humanité pour les hommes devant
le trône de la Divinité; et à notre façon de concevoir, le Père éternel
conféra sur cette demande avec les personnes de la
très-sainte Trinité; et manifestant en partie aux anges bienheureux le
décret que le divin consistoire avait formé sur ces mystères, il leur dit : «
Lucifer a élevé les étendards de l'orgueil et du péché, il poursuivra avec
toute sorte d'iniquité et de fureur le genre humain, il en pervertira
plusieurs par sa malice, se servant des mènes hommes pour détruire les hommes,
et par l'aveuglement que les péchés et les vices leur causeront, ils
prévariqueront en divers temps avec une ignorance dangereuse; mais l'orgueil,
le mensonge et toutes sortes de péchés et de vices sont infiniment éloignés de
notre être et de notre volonté. Élevons donc le triomphe de la vertu.
et de la sainteté; que la seconde personne
s'incarne et qu'elle soit passible peur cet effet; qu'elle enseigne et rende
recommandable l'humilité, l'obéissance et.toutes les vertus; qu'elle opère le
salut des mortels, et que cette personne étant Dieu véritable, s'humilie et
devienne le moindre de tous; qu'il soit homme juste, le modèle et le maure de
toute sainteté, et qu'il meure pour le salut de ses frères. Que la seule vertu
soit reçue à notre tribunal, comme celle qui triomphe toujours des vices.
Élevons les humbles, et humilions les superbes; faisons que les travaux et
ceux qui les souffriront soient glorieux à notre bon plaisir. Déterminons
d'assister les affligés et les (435) persécutés (1), et que nos amis soient
corrigés et affligés; qu'ils acquièrent par ces moyens notre grâce et notre
amitié, et qu'ils opèrent aussi leur salut selon leur pouvoir, en pratiquant
la vertu. Que ceux qui pleurent soient bienheureux; que les pauvres et ceux
qui souffrent pour la justice et pour Jésus-Christ leur chef, soient heureux;
que les humbles a soient exaltés, et les doux de coeur élevés. Aimons les
pacifiques comme nos enfants. Que ceux qui pardonneront, souffriront les
injures et aimeront leurs ennemis, nous soient très-chers
(2). Préparons-leur à tous une abondance de fruits,
de bénédictions de notre grâce, et le prix d'une gloire éternelle dans le
ciel. Mon Fils inique établira cette doctrine, et ceux qui la suivront seront
nos élus et nos bien-aimés (3), consolés et récompensés; et leurs bonnes
oeuvres seront conçues dans notre entendement comme cause première de toute
vertu Permettons aux méchants d'opprimer les bons et de coopérer à leur
couronne, pendant qu'ils méritent pour eux-mêmes des punitions. Qu'il arrive
des scandales à l'égard des bons; que celui qui les cause soit malheureux (4),
et bienheureux celui qui les reçoit. Que les enflés d'orgueil, les grands et
les puissants affligent, blasphèment et oppriment les humbles, les faibles et
les pauvres; et que ceux-ci, au lieu de malédictions, leur donnent des
(1) Matth., XI, 28. — (2) Ibid., v, 3-11. —
(3) Ibid.
XIX, 28. — (4) Ibid., XVIII, 7.
436
bénédictions (1); qu'ils soient réprouvée des hommes durant leur vie mortelle, placés
ensuite avec les bienheureux. esprits angéliques
nos enfants, et jouissent des places et des récompenses que les infortunés et
les malheureux ont perdues. Que les obstinés et a les superbes soient
condamnés à la mort éternelle, où ils connaîtront leur procédé imprudent et
leur folle arrogance. »
113. « Afin que tous
aient un véritable modèle et une grâce surabondante, s'ils en veulent faire
leur a profit, que mon Fils descende passible pour réparer a et pour racheter
les hommes (que Lucifer fera déchoir de leur état heureux), et relevons-les
par ses a mérites infinis. Déterminons à présent que le salut soit fait, et
qu'il y ait un Rédempteur et un Maître, qui mérite et enseigne, naissant et
vivant pauvre (2), mourant méprisé et condamné par les hommes à une mort
très-ignominieuse (3); qu'il a soit réputé pour
pécheur et coupable, et qu'il satisfasse à notre justice pour l'offense du
péché (4) ; et usons par ses mérites prévus de notre miséricorde et de notre
clémence. Que tous sachent que l'humble, le pacifique, et celui qui pratiquera
la vertu, qui souffrira et qui pardonnera, celui-là suivra notre Christ et
sera notre fils. Que personne a ne pourra entrer par sa volonté libre dans
notre royaume, si avant toutes choses il ne renonce à
(1) I Cor., IV, 12 et 13. — (2) Matth., VIII, 20. — (3) Sap., II, 20. — (4) Isa., LIII, 12.
437
soi-même,
et ne suit son chef et son maître en portant sa croix (1). Et celui-ci sera
notre royaume, composé des parfaits qui auront légitimement travaille et
combattu, persévérant jusqu'à la fin (2). Ceux-là participeront à la puissance
de notre a Christ, qui vient d'Atre faite et déterminée, parce que
l'accusateur de ses frères a été vaincu et rejeté: et son triomphe est fait;
afin que les relevant et purifiant par son sang, il soit exalté et glorifié;
car lui seul sera la voie, la lumière, la vérité et la vie (3), par lequel les
hommes viendront à moi. Lui seul ouvrira les portes du ciel et le livre de la
loi a de grâce, (4) ; il sera médiateur et avocat des mortels (5), et ils
auront en lui un père, un frère et un protecteur, puisqu'ils ont un
persécuteur et un a accusateur. Et que les anges, qui comme nos fidèles x
enfants ont aussi opéré le salut et la vertu, et défendu la puissance de mon
Christ, soient couronnés et honorés en notre présence pendant toute
l'éternité. »
114. Cette vois (qui
contient les mystères cachés dès la constitution du monde (6), et manifestés
par la doctrine et par la vie de Jésus-Christ) sortait du trône, et disait
plus que je ne puis expliquer. C'est par elle que les commissions que les
anges bienheureux devaient exercer leur furent intimées. Elle déclara à saint
Michel et à saint Gabriel qu'ils seraient
(1) Matth., XVI, 24. — (2) II Tim., II, 5. —
(3) Joan., XIV, 6. — (4) Apoc.,
VII, 14. — (5) I Joan., II, 1. — (6)
Matth., XIII, 35.
438
ambassadeurs du Verbe incarné et de Marie sa très-sainte
Mère, et qu'ils seraient ministres de l'incarnation et de la rédemption; et
plusieurs autres anges furent destinés avec ces deux princes pour le même
ministère, comme je le dirai dans la suite de cet ouvrage. Le
Tout-Puissant destina et commanda à d'autres anges
d'accompagner et d'assister les âmes; de leur inspirer et enseigner la
sainteté et les vertus contraires aux vices auxquels Lucifer avait proposé de
les exciter; il leur enjoignit aussi de les défendre, de les garder et de les
porter en leurs mains, afin que les justes ne bronchassent contre les pierres
(1), qui sont les tromperies et les embûches que leurs ennemis leur devaient
tendre.
115. Plusieurs autres
choses furent décrétées en cette occasion, ou dans ce temps, auquel
l'évangéliste dit que la puissance, le salut, la force et le règne de
Jésus-Christ furent faits; mais ce qui s'y opéra mystérieusement fut que les
prédestinés y furent déterminés, mis en un certain nombre, et écrits dans
l'entendement divin, par les mérites prévus de notre Seigneur Jésus-Christ. O
mystère, ô secret ineffable de ce qui se passa dans le sein de Dieu! O heureux
sort pour les élus ! Quel point si important, quel mystère si digne de la
Toute-Puissance divine, et quel triomphe de la
puissance de Jésus-Christ ! Heureux mille et mille fois les membres qui furent
déterminés et unis à un tel chef ! O Église grande, peuple
(1) Ps. XC, 12.
439
choisi
et congrégation sainte, digne d'un tel prélat et d'un tel maître ! En la
considération d'un si haut mystère, tous les entendements créés s'abîment, mes
raisonnements se suspendent, et ma langue devient muette.
116. Dans le consistoire
des trois personnes divines ce livre mystérieux de l'Apocalyse
fut donné, et comme consigné au Fils unique du Père éternel, ayant été pour
lors composé, signé, et scellé avec les sept sceaux dont l'évangéliste fait
mention (1), jusqu'à ce qu'il prit chair humaine, et qu'il l'ouvrît en
décachetant par son ordre les sceaux avec tous les mystères qu'il opéra dès sa
naissance, pendant sa vie et en sa mort. Ce que le livre contenait était tout
ce que la très-sainte Trinité décréta depuis la
chute des anges, et qui appartient à l'incarnation du Verbe, à la loi de
grâce, aux dix commandements, et aux sept sacrements, à tous les articles de
la foi, à ce qu'ils contiennent, à l'ordre et à la disposition de toute
l'Église militante, donnant puissance au Verbe, afin que s'étant incarné, il
communiquât comme souverain prêtre et saint pontife (2) le pouvoir et les dons
nécessaires aux apôtres, aux autres prêtres et ministres de cette Église.
117. La loi évangélique
tira de là son principe mystérieux. Dans ce trône et consistoire
très-secret fut établi et écrit dans l'entendement
divin, que ceux qui garderaient cette loi seraient écrits au livre de
(1) Apoc., V, 7. — (2) Hebr.,
VI, 20.
440
vie. De
là sortirent les pontifes et les prélats, de même que leurs titres de
successeurs ou vicaires du Père éternel. Les débonnaires, les pauvres, les
humbles : et toua les justes n'ont point d'autre principe que sa Majesté, qui
fut et qui est leur très-noble origine ; ce qui
nous fait dire que qui obéit aux supérieurs obéit à Dieu, et qui les méprise
le méprise aussi (1). Tout ceci fut décrété dans les idées et dans
l'entendement divins. On y donna à notre Seigneur Jésus-Christ la puissance
d'ouvrir en son temps ce livre, qui fut fermé et scellé jusqu'alors. Et en
attendant, le Très-Haut donna son Testament et les témoignages de ses paroles
divines en la loi naturelle et écrite, par des oeuvres mystérieuses
manifestant aux patriarches et aux prophètes une partie de ses secrets.
118. Il dit que par ces
témoignages et par le sang de l'Agneau : Les justes le vainquirent (2) ; car
quoique le sang de notre Rédempteur Jésus-Christ fût suffisant et surabondant
pour rendre tous les mortels vainqueurs du dragon leur accusateur; que les
témoignages et les paroles infaillibles de ses prophètes soient d'un
très-grand secours et d'une grande force pour
arriver au salut éternel; néanmoins les justes coopèrent avec leur libre
arbitre à l'efficace de la passion de Jésus-Christ, de la rédemption du monde
et des saintes Écritures, et en obtiennent le fruit par les victoires qu'ils
remportent sur eux-mêmes et sur
(1) Luc, X, 16. — (2) Apoc., XII, 11.
441
le
démon, en coopérant à la grâce. Et ils ne le vaincront pas seulement en ce que
Dieu commande et demande d'ordinaire; mais par sa vertu et par sa grâce ils y
ajouteront encore de donner leurs âmes, et de les sacrifier jusqu'à la mort
pour le même Seigneur et pour ses témoignages (1), pour obtenir et pour
mériter la couronne et le triomphe de Jésus-Christ, comme les martyrs ont fait
pour la défense de la foi.
119. Le texte ajoute à
cause de tous ces mystères, et dit: Réjouissez-vous, cieux, et vous qui
habitez en eux (2). Réjouissez-vous, parce que vous devez être la demeure
éternelle des justes et du Juste des justes, Jésus-Christ, et de sa
très-sainte Mère. Réjouissez-vous, cieux, parce
que le sort favorable que vous recevez n'est arrivé en aucune créature
matérielle et inanimée; puisque vous devez être le palais du Dieu
tout-puissant, lui servir d'une éternelle demeure, et recevoir pour votre
reine la plus pure et la plus sainte de toutes les créatures. Réjouissez-vous,
cieux, pour tous ces avantages, et vous qui habitez ces heureuses demeures,
anges et justes, qui devez être associés et ministres de ce Fils du Père
éternel et de sa Mère, et membres de ce corps mystique dont le même
Jésus-Christ est le chef. Réjouissez-vous, anges fidèles, parce qu'en les
secourant et les gouvernant par votre protection et par votre garde, vous
augmenterez le pria de votre joie accidentelle. Que saint Michel,
(1) Apoc., VI, 9. — (2) Ibid., XII, 12.
442
prince
de la milice céleste, se réjouisse singulièrement, parce qu'il a défendu dans
la bataille la gloire du Très-Haut et de ses mystères adorables, et qu'il sera
ministre de l'incarnation du Verbe, et témoin particulier de ses effets
jusqu'à la fin. Que tous ses alliés et défenseurs du nom de Jésus-Christ et de
sa Mère se réjouissent avec lui de ce qu’ils ne perdront point dans tous ces
ministères la jouissance de la gloire essentielle qu'ils possèdent déjà, et
que les cieux fassent fête pour des mystères si relevés et si divins.
CHAPITRE X. Qui continue l'explication du chapitre douzième de l’Apocalype.
120. Malheur à vous,
terre et mer, car le diable est descendu vers vous dans une grande colère,
sachant qu'il ne lui reste que peu de temps (1). Malheur à la terre, où
tant de péchés et de méchancetés innombrables se doivent commettre! Malheur à
la mer de ce que de telles offenses de son Créateur se commettant à sa vue,
elle n'a pas rompu ses barrières pour
(1) Apoc., XII, 12.
443
inonder
et noyer, les transgresseurs, vengeant les injures de son Seigneur ! Mais
malheur à la mer profonde et endurcie en méchanceté de ceux qui ont suivi ce
diable, qui est descendu vers vous pour vous faire la plus cruelle et la plus
inouïe de toutes les guerres! Sa rage est celle du plus fier des dragons, et
surpasse celle d'un lion dévorant (1); car il prétend anéantir toutes choses,
et il lui semble que tons les siècles sont courts pour exécuter son courroux.
Telle est la, soif et l'avidité insatiable qu'il a de nuire aux mortels; car
tout le temps de leur vie ne lui suffit pas, parce qu'elle doit finir, et sa
fureur souhaiterait des temps éternels, s'ils étaient possibles, pour faire la
guerre aux enfants de Dieu. Et surtout la colère qu'il a contre cette heureuse
femme qui lui doit écraser la tète (2) est implacable. C'est pourquoi
l’évangéliste ajoute
121. Quand donc le
dragon eut vu qu'il était rejeté en terre, il persécuta la femme qui avait
enfanté le Fils (3). Quand le serpent ancien eut vu le lieu et l'état
très-malheureux ce il était tombé, ayant été lancé
du ciel empyrée, il brillait d'une plus grande fureur et d'une plus cruelle
envie, se rongeant comme une vipère les entrailles. Il conçut une telle
indignation contre cette femme, Mère du Verbe humanisé, qu'il surpassa tout ce
qui s'en peut dire et concevoir. Il s'en découvre néanmoins quelque chose par
ce qui arriva immédiatement après que ce dragon fut précipité
(1) I Petr., V, 8. — (2) Gen., III,15.
— (3) Apoc., XII, 13.
444
dans les
enfers avec ses troupes de méchancetés, que je raconterai ici le mieux qu'il
me sera possible et selon que l'intelligence me l'a manifesté.
122. Pendant toute la
première semaine dont la Genèse fait mention, en laquelle Dieu s'appliquait il
la création du monde et de ses créatures, Lucifer et les démons s'occupèrent à
conférer ensemble pour inventer des méchancetés contre le Verbe qui se devait
humaniser, et contre la femme dont il devait naître. Le premier jour, qui
répond au dimanche, les anges furent créés, il leur fat donné une loi et des
préceptes sur ce en quoi ils devaient obéir; les mauvais y furent
désobéissants et transgressèrent les commandements du Seigneur, et par la
disposition de la divine Providence toutes les choses susdites arrivèrent
jusqu'au matin du second jour, qui répond su lundi, auquel Lucifer et tous
ceux de son parti furent précipités dans l'enfer. Ces stations, ces demeures
ou ces intervalles des anges, de leur création, opérations, bataille et chuté,
ou glorification, répondirent à cet espace de temps. Dans l'instant que
Lucifer et ses associés eurent fait leur première et funeste.entrée dans
l'enfer, ils y tinrent un conciliabule, qui dura jusqu'au jour qui répond su
matin du jeudi. Lucifer employa pendant ce temps-là tout son savoir et toute
sa malice diabolique à conférer avec les démons sur les moyens qu'ils
pourraient trouver pour offenser Dieu davantage et se venger du châtiment dont
il les avait punis. Leur conclusion fut que, comme ils connaissaient que Dieu
devait aimer tendrement les (445) hommes, la plus grande vengeance qu'ils en
pourraient avoir et la plus grande injure qu'ils lui pourraient faire, serait
d'empêcher les effets de cet amour, en trompant, persuadant et incitant autant
qu il leur serait possible les mêmes hommes à perdre l’amitié et la grâce de
Dieu, à lui être ingrats et rebelles à sa volonté.
123. « Nous devons
travailler à y réussir (disait Lucifer), et employer pour cela toutes nos
forces, tous nos soins et toute notre science; nous soumettrons, les hommes à
notre loi et à notre volonté pour les détruire; nous persécuterons la nature
humaine et la priverons de la récompense qui luit a été promise. Procurons
fortement qu'ils n'arrivent point à voir la face de Dieu, puisque nous en
avons été privés injustement. Je dois remporter de grands triomphes sur eus,
je les détruirai et je les réduirai à ma volonté..
Je sèmerai de nouvelles doctrines, des erreurs et des lois entièrement
contraires à celles du Très-Haut. Je choisirai et j'élèverai parmi ces hommes
des prophètes et des chefs de nouveautés, qui répandront les doctrines; que je
sèmerai parmi eux (1); et pour me venger de leur Créateur, je les placerai
ensuite avec moi dans ce profond tourment. J'affligerai les pauvres,
j'opprimerai les affligés et je persécuterai les humbles; je sèmerai des
discordes, je causerai des guerres, je susciterai des dissensions, et je
formerai des superbes et des téméraires : je prolongerai la loi
(1) Job., I, 3.
446
du
péché, et quand ils s'y seront soumis, je les ensevelirai dans ce feu éternel;
et ceux qui me seront les plus fidèles seront les plus tourmentés. Et c'est en
cela que consistera mon royaume et la récompense de mes serviteurs.
126. « Je ferai une cruelle
guerre au Verbe incarné, bien qu’il soit Dieu, puisqu'il sera homme aussi,
d'une nature inférieure à la mienne. J'élèverai mon trône au-dessus du sien et
ma dignité au-dessus de la sienne, je le vaincrai et l'abattrai par ma
puissance et par mes ruses; la femme qui doit être sa Mère périra par mes
mains. Comment une seule femme pourra-t-elle résister à ma puissance et nuire
à ma grandeur? Et vous, ô démons! qui êtes insultés
avec moi, suivez-moi et m'obéissez en cette vengeance, comme vous l'avez fait
dans la désobéissance. Feignez d'aimer les hommes, pour les perdre, et de les
servir, pour les détruire et les tromper; vous les assisterez pour les
pervertir et les mener dans mes enfers. » Il n'est pas possible d'exprimer la
malice et la fureur de ce premier conciliabule que Lucifer tint dans l'enfer
contre le genre humain, qui n'était point encore, mais parce qu'il devait
être. Tous les vices et tous les péchés du monde y furent inventés, le
mensonge, les sectes et les erreurs en sortirent; toute sorte d'iniquités
reçut son origine de ce chaos et de cette assemblée abominable; et tous ceux
qui pratiquent le mal sont les esclaves de ce prince des ténèbres.
125. Ce conciliabule étant
achevé, Lucifer désira de parler à Dieu, et sa Majesté lui en donna la (447)
permission par ses jugements profonds. Cela arriva de la manière dont Satan
parla quand il demanda le pouvoir de tenter Job (1) ; puis arriva le jour qui
répond au jeudi; et il dit au Très-Haut : a Seigneur, puisque votre main m'a
été si pesante, me punissant avec tant dé cruauté, et que vous avez déterminé
tout ce qu'il vous a plu en faveur des hommes que vous voulez créer, voulant
si fort agrandir et élever le Verbe incarné, et enrichir avec lui la femme qui
doit être sa Mère par tous es dons que vous lui destinez soyez donc équitable
et juste, et puisque vous m'avez donné la permission de persécuter les autres
hommes, donnez-la-moi aussi de pouvoir tenter ce Christ Dieu et homme et la
femme dont il doit naître et leur faire la guerre. Donnez-moi permission d'y
employer tontes mes forces. » Lucifer tint alors d'autres discours, et il
s'humilia à demander cette licence (l'humilité étant si fort opposée à son
orgueil), parée que la rage et le désir démesuré qu'il avait d'obtenir ce
qu'il souhaitait étaient si grands, qu'ils firent plier son orgueil, une
méchanceté cédant à une autre; car il connaissait qu'il ne pouvait rien
entreprendre sans la permission du Tout-Puissant. Et il se serait humilié une
infinité de fois pour pouvoir tenter notre Seigneur Jésus-Christ, et
singulièrement sa très-sainte Mère, appréhendant
qu'elle ne lui écrasât la tête.
126. Le Seigneur lui
répondit : « Tu ne dois pas,
(1) Job., I, 3.
448
Satan,
par justice, demander cette permission ; car le Verbe incarné est ton Dieu,
ton Seigneur toutes puissant et ton Souverain, quoiqu'il doive être a. homme
véritable tout ensemble, et tu n'es que sa. a
créature. Que si les autres hommes pèchent et que tu les soumettes par leurs
péchés à ta volonté, il n'est pas
possible que tu trouves le péché en mon
Fils unique incarné. Si les hommes deviennent par ton moyen esclaves du
péché, le Christ doit être saint, juste et séparé des pécheurs (1), qu'il
rachètera et relèvera s'ils tombent. Cette femme contre qui tu es si fort
enragé, quoiqu'elle soit une pure créature et fille d'un pur homme, sera
néanmoins par ma détermination préservée du péché, et elle a sera toujours
toute mienne; et je ne veux pas que par aucun titre et par aucun droit tu aies
jamais sur elle aucun pouvoir. »
127. A, quoi Satan repartit
: « Quel mérite et quelle sainteté si singulière trouvera-t-on en cette femme
si elle ne doit jamais avoir aucun ennemi qui. la
persécuté et qui l'incite au péché? Cela n'est nullement de l'équité ni de la
droite justice, et ne peut être ni raisonnable, ni louable. » Lucifer ajouta
plusieurs autres blasphèmes avec un orgueil téméraire. Mais le, Très-Haut, qui
dispose tout avec une sagesse. infinie, lui
répondit : « Je te permets de tenter le Christ, car il sera en ceci le modèle
et le maître des autres. Je te permets aussi de persécuter cette
(1) Hebr., VII, 26.
449
à femme,
mais tu ne la toucheras pas en sa vie naturelle, ne voulant pas en ceci
exempter le Christ u et sa Mère, mais au contraire je consens que tu lés a
tentes comme les autres. » Le dragon fut plus satisfait de cette permission
que de toutes celles qu'il avait reçues de. persécuter
tous lés hommes en général; et il détermina d'y porter un plus grand soin dans
l'exécution (comme il fit en effet), qu'en aucun autre de ses ouvrages, et
dune se fier en cela à aucun autre démon, mais d'en prendre lui-même le soin.
Et c'est pourquoi l'évangéliste continue :
128. Le dragon persécuta
la femme qui avait enfanté le Fils : parce qu'en ayant obtenu la
permission du Seigneur, il combattit d'une manière inouïe et persécuta celle
qu'il s'imaginait pouvoir être la Mère de Dieu incarné. Et parce que je dirai
en son lieu quels furent ces essais et ces combats, je dis seulement ici
qu'ils furent au-dessus de toute imagination humaine. La manière d'y résister
et de les vaincre avec tant de gloire fut aussi admirable, puisqu'il est dit
que pour se défendre du dragon : Il lui fut donné deux ailes d'un grand
aigle, afin quelle s'envolât dans le désert en son lieu, où elle est nourrie
pendant un temps et des temps (1). La très-sainte
Vierge reçut ces deux ailes avant que, d'entrer en ce combat, car le Seigneur
la prévint par des dons et des faveurs
particulières. L'une des ailes fut une science infuse qu'elle reçut de nouveau
des plus grands
(1) Apoc., XII, 14.
450
mystères
et des secrets divins. L'autre fut une nouvelle et
très-profonde humilité, comme je l'expliquerai dans la suite. Elle
s'envola avec ces deux ailes vers le Seigneur, comme vers son centre, car elle
ne vivait et n'opérait qu'en lui seul. Elle vola comme un sigle royal, sans
jamais se tourner du côté de l'ennemi, étant la seule en ce vol, vivant dans
un lieu désert de tout.ce qui est créé et terrestre, et seule avec la seule
Divinité, sa dernière fin. Dans cette solitude, elle fut nourrie pendant un
temps et des temps; nourrie de la très-douce
manne et de l'aliment de la grâce et des paroles divines; et fortifiée par les
faveurs du bras du Tout-Puissant, pour un temps
et par des temps ; parce qu'elle reçut durant sa vie cette nourriture, et
principalement dans ce temps auquel elle soutint les plus grands
efforts de Lucifer, car elle fut alors secourue par des faveurs plus grandes
et plus proportionnées. Pour un temps et par des temps s'explique aussi de
cette félicité éternelle où toutes ses victoires furent récompensées et
couronnées.
129. Et la moitié d'un
temps hors de la présence du serpent (1). Cette moitié de temps fut celui
que la très-sainte Vierge vécut sur la terre,
délivrée de la persécution du dragon et de; sa présence; car, après l'avoir
vaincu dans les combats qu'elle eut avec lui par la disposition divine, elle
en fut délivrée comme victorieuse. Et ce privilège lui fut accordé, afin
qu'elle jouit de la paix et du calme qu'elle avait
mérité étant victorieuse
(1) Apoc., XII, 14.
451
de
l'ennemi, comme je le dirai ci-après. Mais l'évangéliste dit que, pendant que
la persécution dura, le serpent jeta de sa gueule après la femme comme un
fleuve d'eau, afin qu'elle fût emportée parle courant mais la femme fut
secourue par la terre, qui s'ouvrit et engloutit le fleure que le dragon avait
jeté (1). Lucifer exerça toute sa malice et toutes ses forces contre cette
divine Reine, et lui en donna les prémices, parce que tous ceux qui en ont été
tentés lui étaient moins importants que la seule Marie. Et les tromperies, les
méchancetés et les tentations sortaient avec plus de violence de la gueule de
ce dragon coutre elle, que les eaux impétueuses d'un fleuve précipité ne
courent dans leurs abîmes. Mais la terre lui fut favorable, parce que la terre
de son corps et de ses passions ne fut point maudite, et n'eut aucune part ù
cette sentence ni au châtiment que Dieu fulmina contre nous en Adam et Ève,
que notre terre serait maudite, et qu'elle produirait des épines au lieu de
fruits (2), restant blessée en sa nature par l'aiguillon du péché, qui nous
pique et nous contrarie toujours, et dont le démon se sert pour perdre les
hommes, car il trouve en nous ces armes si fortes et si puissantes contre
nous-mêmes; et, se prévalant de nos propres inclinations, il nous entraîne par
des charmes trompeurs, par des plaisirs apparents et par ses fausses
persuasions, après les objets sensibles et terrestres.
130. Mais la
très-pure Marie, qui fut une terre
(1) Apoc., XII, 15 et 16. — (2)
Gen., III, 17 et 18.
sainte
et bénie du Seigneur, sans aucune atteinte de ce fatal aiguillon ni d'aucun
autre effet du péché, était si assurée en la terre, qu'elle n'en pouvait
recevoir aucun dommage; au contraire, elle füt
favorisée par ses inclinations très-bien réglées
et entièrement soumises à la raison et à la grâce. Ainsi elle s'ouvrit pour
engloutir le fleuve des tentations que le dragon lui vomissait inutilement,
car il n'y trouva pas la matière disposée ni aucun penchant au péché, comme il
arrive aux autres enfants d'Adam, dont les passions dépravées et terrestres
aident plutôt à grossir ce fleuve qu'à le tarir, parce que nos passions et
notre nature corrompue s'opposent toujours à la raison et à la vertu. Le
dragon connaissant combien ses prétentions étaient inutiles contre cette
mystérieuse femme, il est ajouté :
131. Ce qui anima le
dragon contre la femme; et il s'en alla faire la guerre aux autres de sa
génération qui gardent les commandements de Dieu et qui ont le témoignage de
Jésus-Christ (1). Ce grand dragon ayant été entièrement vaincu par la
glorieuse Reine de tout ce qui est créé, s'en alla pour éviter la confusion du
nouveau tourment que lui et tout l'enfer devaient recevoir de sa,témérité,
et se détermina de faire une cruelle guerre aux autres âmes de la même espèce
et génération que la très-sainte Vierge, qui sont
les fidèles marqués en leur baptême du caractère et du sang de Jésus-Christ
pour garder ses témoignages. Car Lucifer et ses mous tournèrent toute leur
rage avec plus de violence
(1) Apoc., XII, 17.
453
contre
la sainte Église et contre ses membres, quand ils virent qu'ils ne pouvaient
rien gagner contre notre Seigneur Jésus-Christ leur chef, ni contre sa
très-sainte Mère, s'attachant singulièrement à
faire la guerre avec une indignation particulière aux vierges consacrées à
Jésus-Christ, et faisant tout leur possible pour détruire cette vertu de
chasteté virginale, comme une semence choisie, et comme les précieux gages de
la très-chaste Vierge et Mère de l'Agneau. C'est
pourquoi l'Évangéliste dit, en achevant le chapitre, que :
132. Le dragon s'arrêta
sur le sablon de la mer (1), qui est la vanité méprisable de ce monde,
dont le dragon se nourrit et la broute comme de l'herbe. Tout ceci se passa
dans le ciel, et -plusieurs choses furent manifestées aux anges dans les
décrets de la volonté divine touchant les privilèges qui s'y préparaient pour
la Mère du Verbe, dans le sein de laquelle il devait se faire homme. Je n'ai
pas bien pu déclarer tout ce que j'en ai découvert; car je suis devenue plus
pauvre par l'abondance des mystères, et les termes me manquent pour les
exprimer.
(1) Apoc., XII, 18.
454
CHAPITRE XI. Que le
Tout-Puissant en la création de toutes choses eut notre Seigneur Jésus-Christ et sa
très-sainte Mère présents, et qu'il élut et
favorisa son peuple figurant ces mystères.
133. La Sagesse, parlant de
soi-même, dit au chapitre huitième des Proverbes, qu'elle se trouva présente
en la création de toutes choses avec le Très-Haut. Et j'ai déjà dit que cette
sagesse est le Verbe incarné, qui était présent avec sa
très-sainte Mère lorsque Dieu déterminait dans son entendement divin la
création de tout le monde; car dans cet instant
non-seulement le Fils était avec le Père éternel et avec le
Saint-Esprit en l'unité de la nature divine, mais aussi l'humanité qu'il
devait prendre était, en premier lieu de tout ce qui est créé, prévue et
désignée dans l'entendement du Père éternel; et avec son humanité, sa
très-sainte Mère, qui devait la lui administrer du
plus pur de son sang. En ces deux personnes tous ses ouvrages furent prévus,
et à leur considération le Très-Haut s'obligeait, à notre façon de parler, de
ne pas faire cas de toutes les ingratitudes que le genre humant et les anges
mêmes qui prévariquèrent pouvaient commettre, et de ne pas laisser pourtant de
procéder à la (455) création de ce qui restait à faire, et des autres
créatures qu'il préparait pour le service de l'homme.
134. Le Très-Haut regardait
son Fils unique humanisé et sa très-sainte Mère
comme des modèles qu'il venait de former par la grandeur de sa sagesse et de
son pouvoir, pour sen servir comme d'originaux, sur lesquels il copiait tout
le genre humain; et parce que ces deux images avaient une grande ressemblance
à sa divinité, toutes les autres aussi, par rapport à ces deux modèles,
seraient formées sur cette ressemblance de la Divinité. Il créa aussi les
choses matérielles qui sont nécessaires à la vie humaine, mais avec une telle
sagesse, que quelques-unes servissent aussi de symboles qui représentassent en
.quelque façon les deux objets, Jésus-Christ et Marie, sur lesquels il
arrêtait principalement sa vue, et auxquels elles devaient servir. C'est
pourquoi il fit ces deux grandes lumières du ciel, le soleil et la lune, afin
qu'en divisant la nuit d'avec le jour (1), elles nous représentassent le
Soleil de justice, Jésus-Christ, et sa très-sainte
Mère, qui est belle comme la lune (2), lesquels divisent le jour de la grâce
de la nuit du péché; et par ses continuelles influences le soleil éclairant la
lune, les deux ensemble éclairent toutes les créatures, depuis le firmament et
ses astres jusqu'au bout de l'univers.
135. Il créa les autres
choses et en augmenta la perfection, voyant qu'elles devaient servir à
Jésus-Christ, à la très-pure Marie, et à leur
considération
(1) Gen., I, 16. — (2) Cant., VI, 9.
456
aux
autres hommes; auxquels il prépara, avant que de les tirer du néant, une table
fort délicate, très-abondante et
très-assurée, et bien plus mémorable que celle
d'Assuérus (1), parce qu'il les devait créer pour ses plaisirs, et les convier
aux saintes délices de sa connaissance et de son amour : il ne voulut pas,
comme discret et magnifique Seigneur, que le convié attendit, mais que ce fût
tout une même chose d'être créé et de se trouver assis à la table de sa
connaissance et de son amour, afin qu'il ne fût point distrait en ce qu'il lui
était si important, que de reconnaître et de louer son Créateur tout-puissant.
136. Au sixième jour de la
création, il forma et créa Adam (2) comme dans un état de trente-trois ans; le
même âge que notre Seigneur Jésus-Christ devait avoir au 'temps de sa mort, si
semblable en son corps et en son âme à sa très-sainte
humanité, qü à peine on l'aurait distingué. D'Adam
il forma Ève, qui ressemblait si fort à la sainte Vierge, qu'elle la
représentait en tous 1e traits de son visage et en sa personne. Le Seigneur
regardait avec une extrême complaisance et avec un amour égal ces deux
portraits des deux originaux qu'il devait créer en son temps; et, en leur
considération, il donna de grandes bénédictions à leurs copies, comme pour
entretenir avec eux et avec leurs descendants un commerce de charité, jusqu'à
ce que le jour arrivât auquel il devait former Jésus et Marie.
137. Mais l'heureux.
état auquel Dieu avait créé les
(1) Esther., I, 3. — (1) Gen., I, 27.
457
deux
premiers parents du. genre humain dura fort peu : parce que, aussitôt qu'ils
furent créés, l'envie du serpent, qui était comme à l'affût, s'éleva contre
eux quoique Lucifer ne pût point apercevoir la formation d'Adam et d'Ève,
comme il aperçut celle des autres . créatures à l'instant qu'elles furent
produites, car le Seigneur ne lui voulut point manifester l'ouvrage de la
création de l'homme, ni la formation d'Ève de la côte d'Adam (1); sa Majesté
lui cachant tout cela l’espace de quelque temps, pendant lequel ils vécurent
ensemble. Mais quand le démon eut vu la disposition admirable de la nature
humaine sur tout le reste; la beauté de lame et celle du corps d'Adam et
d'Ève, et qu'il eut connu l'amour paternel que le Seigneur leur portait, et
qui les faisait maîtres et souverains de tout ce qui était créé, leur faisant
espérer outre cela la vie éternelle, ce fut alors que la rage de ce dragon
devint plus furieuse, et il n'y a aucune langue qui puisse exprimer les
convulsions et les troubles que cette bête féroce eu conçut, son envie
effrénée lui inspirant de leur ôter la vie. Il l'aurait fait comme un lion
dévorant, s'il n'eut ressenti une force supérieure qui l'en empêchait mais il
méditait et cherchait les moyens de les faire déchoir de la grâce du
très-Haut et de les rendre rebelles à leur
Créateur.
138. Lucifer s'éblouit ici
et se trouva dans de grands doutes, parce que, comme le Seigneur lui avait
manifesté dès le commencement que le Verbe se devait faire
(1) Gen., I,28.
458
homme
dans le sein de la très-sainte Vierge, sans lui
déclarer ni en quel lieu, ni quand ce mystère se devait accomplir; il lui
cacha la création d'Adam et la formation d'Ève, afin qu'il commençât dès lors
à ressentir cette ignorance du mystère et du temps de l'incarnation. Or, comme
sa colère et tous ses soins étaient tendus singulièrement contre Jésus-Christ
et Marie, il douta qu'Adam ne fût sorti d'Ève, et qu'elle ne fût la Mère, et
lui le Verbe incarné. Et le doute que le démon avait s'augmentait d'autant
plus qu'il ressentait cette vertu divine qui l'empêchait de les offenser en
leur vie. Mais comme il connut d'ailleurs les préceptes que Dieu leur fit
incontinent (car ils ne lui furent point cachés, les découvrant dans la
conférence qu'Adam et Ève en eurent ensemble), il sortait insensiblement de
son doute, épiant les entretiens des deux premiers parents et sondant leur
naturel, commençant dès lors à rôder autour d'eux comme un lion affamé (1), et
à s'introduire dans leurs esprits par la connaissance de leurs inclinations.
Néanmoins, jusqu'à ce qu'il en fût tout à fait désabusé, il chancelait
toujours entre la haine irréconciliable qu'il portait à Jésus-Christ et à sa
Mère, et la crainte qu'il avait d'être vaincu par lai : outre qu'il craignait
que la Reine du ciel ne le vainquit, bien qu'elle ne fuit qu une pure
créature, et non pas un Dieu.
139. Or, considérant le
précepte qu'Adam et Ève avaient reçu, armé d'un mensonge trompeur, avec ce
(1) I Petr., V, 8.
459
secours
il résolut de les tenter, commençant de contredire et de s'opposer avec tous
ses efforts à la volonté divine. Ce ne fut pas l'homme qu'il attaqua le
premier, mais la femme, parce qu'il la connut d'un naturel plus délicat et
plus faible; ayant plus d'espérance de remporter ses prétendus avantages sur
elle, qu'il savait bien n'être pas aussi forte pour lui résister que
Jésus-Christ, au cas qu'Adam l'eût été; outre qu'il avait conçu une très
grande indignation contre elle, depuis le signe qu'il avait vu su ciel, et
depuis les menaces que Dieu lui avait faites de cette femme. Toutes ces
considérations l'entraînèrent et l'émurent plutôt contre
Éve que contre Adam : avant que de se déclarer à elle, il lui envoya
plusieurs pensées ou imaginations fortes et désordonnées comme ses
avant-coureurs, pour la rendre en quelque façon disposée par les troubles que
ses passions en recevraient. Et parce que j'en écrirai quelque chose dans un
autre endroit, je ne m'étends pas ici à dire avec combien de violence et de
cruauté il la tenta; il suffit a mon propos qu'on sache pour le présent ce que
les Écritures saintes en disent, et c'est qu'il prit la forme d'un serpent, et
que sous cette forme il parla à Ève (1), qui prêta l'oreille A sa
conversation, qu'elle ne devait point écouter; puisqu'en l'écoutant et y
répondant elle commença à y donner créance, et ensuite à transgresser le
précepte pour soi, et enfin à persuader à son mari d'enfreindre la loi qu'il
avait reçue, à son grand dommage et à
(1) Gen., III, 1.
460
celui de
tous les autres, perdant potin eux et pour nous cet heureux état auquel le
Très-Haut les avait mis.
140. Quand Lucifer vit leur
chute, et que leur beauté intérieure par la grâce et la justice originelle
s'était changée en la difformité du péché, le transport et le triomphe qu'il
en témoigna à ses démons furent incroyables. Mais
sa satisfaction ne fut pas de longue durée, parce qu'il connut d'abord avec
combien de clémence (contre ce qu'il désirait) l'amour miséricordieux de Dieu
s'était montré ù l'égard des criminels, et qu'il leur avait donné lieu de
faire pénitence, d'en espérer le pardon et le retour de sa grâce; à quoi ils
se disposaient par leur douleur et par leur contrition. Lucifer connut aussi
qu'on leur rendait la beauté de la grâce et l'amitié du Seigneur, ce qui mit
de nouveau dans le trouble tout l'enfer, voyant les heureux effets de la
contrition. Et ses gémissements s'accrurent beaucoup plus, entendant la
sentence que Dieu fulminait coutre les coupables, en laquelle le démon
s'aveuglait, ne sachant à quoi se déterminer : et surtout ce lui fut un
nouveau tourment d'ouïr qu'on lui renouvelait cette menace sur la terre : La
femme t'écrasera la tête (1), comme elle lui avait été faite dans le ciel.
141. Les couches d'Ève se
multiplièrent après le péché, par lequel se fit la distinction et la
multiplication des bons et des mauvais, des élus et des réprouvés, les uns qui
suivent Jésus-Christ notre Rédempteur
(1) Gen., III, 15.
461
et notre
Maître, et les autres Satan. Les élus suivent leur chef par la foi,
l'humilité, la charité, la patience et par toutes les vertus : et pour
remporter le triomphe il sont secourus, aidés et embellis de la divine grâce
et des dons que le même Seigneur et restaurateur de. tous
leur a mérités. Mais les réprouvés, sans recevoir des bienfaits et des faveurs
semblables de leur cruel maître, ni en attendre d'autre récompense que la
peine et la confusion éternelle de l'enfer, le suivent par orgueil, par
présomption, par ambition, par toutes sortes d' impuretés
et de méchancetés, qui partent du père du mensonge et de l'auteur du péché.
142. Nonobstant ce péché,
l'ineffable bénignité du Très-Haut leur donna sa bénédiction, afin qu'avec
elle ils crussent, et que le genre humain se multipliait. Mais sa divine
providence permit que le premier enfantement d'Ève portât les prémices du
premier péché en la personne de l'injuste Caïn, et que le second figurait, en
celle de l'innocent Abel (1), le réparateur du péché, notre Seigneur
Jésus-Christ; commençant tout à la fois de le représenter en la figure et en
l'imitation, afin qu'en la personne du premier juste commençassent la loi et
la doctrine de Jésus-Christ, dont tous les autres doivent être disciples, en
souffrant pour la justice et étant laits et opprimés des pécheurs, des
réprouvés et de leurs propres frères (2). C'est pourquoi la patience,
l'humilité et la douceur eurent leurs prémices en Abel; et en Caïn, l'envie et
toutes les
(1) Gen., IV, 1. — (2) Matth.,
X, 21 et 22.
méchancetés
qu'il pratiqua pour le bonheur du juste et pour sa propre perte, le méchant
triomphant, et le bon endurant; et l'on trouve en ces spectacles le
commencement de ceux qui devaient ensuite arriver dans le monde, composé de
deux villes bien contraires, de Jérusalem pour les justes, et de Babylone pour
les réprouvés, chacune ayant son chef pour le bonheur des uns et pour le
malheur des autres.
143. Le Très-Haut voulut
aussi que le premier Adam fût la figure du second en la manière de la
création; puisque, par préférence au premier, il créa pour lui et ordonna la
république de toutes les créatures, dont il le faisait le seigneur et le chef
: ainsi il laissa passer plusieurs siècles avant que d'envoyer son Fils
unique, afin qu'il trouvât eu la multiplication du genre humain un peuple dont
il devait être 1e chef, le maître et le roi naturel, et afin qu'il ne fût pas
un seul moment sans royaume et sans sujets; la sagesse divine disposant toutes
choses avec cet ordre admirable, et voulant que celui qui avait été le premier
dans l'intention, fût le dernier dans l'exécution.
144. Le temps s'approchant
auquel le Verbe devait descendre du sein du l'ère éternel pour se revêtir de
notre mortalité, Dieu élut et prévint un peuple choisi et
très-noble, le plus admirable de tous ceux qui l'avaient précédé et qui
devaient le suivre; et dans ce peuple une lignée illustre et sainte, dont le
Verbe devait descendre selon la chair humaine. Je ne m'arrête pas à raconter
cette généalogie de notre Seigneur (463) Jésus-Christ, parce que cela n'est
pas nécessaire et que les saints Évangélistes en font une assez ample mention
(1). Je dis seulement, avec toutes les louanges que je puis rendre au
Très-Haut, qu’il m'a découvert en plusieurs: occasions et en divers temps le
grand amour qu'il porta à son peuple, les faveurs qu'il lui fit et les
mystères qu il renfermait, comme ils ont ensuite été manifestés en sa sainte
Église, sans que celui qui s'était constitué défenseur et protecteur d'Israël,
ait jamais discontinué ses soins.
145. Il suscita des
prophètes et de très-saints patriarches qui nous
devaient montrer et annoncer de loin ce que nous possédons présentement, afin
que nous l'honorions, connaissant la grande estime qu'ils firent de la loi de
grâce, et avec combien d'élans et d'ardeur ils la souhaitèrent et la
demandèrent. Dieu manifesta à ce peuple son esprit immuable par plusieurs
révélations, et ils nous le manifestèrent par les Écritures, qui renferment
des mystères immenses que nous devions développer et contraire par la foi, le
Verbe incarné les ayant tous accomplis et autorisés, nous laissant par là une
doctrine fidèle et assurée, et l'aliment spirituel des Écritures saintes pour
sou Église. Et bien que les prophètes et les justes de ce peuple n'aient pu
jouir de la vue corporelle de Jésus-Christ, néanmoins le Seigneur leur fut
très-libéral en se manifestant à eux par les
prophéties et en excitant leurs affections, afin qu'ils sollicitassent sa
venue et
(1) Matth., I ; Luc., III.
464
et
qu'ils demandassent la rédemption de tout le genre humain. L'assemblage
uniforme de toutes ces prophéties, de tous les mystères et de tous les soupirs
des anciens Pères, étaient pour le Très-Haut une musique
très-harmonieuse qui raisonnait au plus profond de son sein; de manière
(qu'à notre façon de parler) il suspendait le temps, et ne laissait pas de le
hâter pour descendre sur la terre et pour venir converser avec les hommes.
146. Sans me trop arrêter
sur ce que le Seigneur m'en a fait connaître, et pour arriver aux préparations
que je cherche et que ce Seigneur fit pour envoyer le Verbe humanisé et sa
très-sainte Mère au monde, je les dirai
succinctement, selon l'ordre des Écritures saintes. La Genèse contient ce qui
regarde le commencement et la création du monde pour le genre humain; le
partage des terres et des peuples, le châtiment et la restauration du genre
humain, la confusion des langues, l'origine du peuple élu, sa descente en
Égypte; et plusieurs autres grands mystères que Dieu déclara à Moïse, afin de,
nous faire connaître par son moyen l'amour et la justice qu'il avait montrés
dès le commencement aux hommes, pour les attirer à sa connaissance et à son
service, et pour marquer ce qu'il avait déterminé de faire à l'avenir.
147. L'Exode contient les
aventures du peuple élu, les plaies et les châtiments que Dieu envoya pour le
racheter avec mystère, la sortie d'Égypte et le passage de la mer, la loi
écrite donnée avec tant (465) d'appareils et de merveilles; et plusieurs
autres, mystères qu'il opéra pour son peuple, affligeant quelquefois ses
ennemis et d'autres fois ce même peuple, châtiant les uns comme un juge
sévère, corrigeant l'autre comme un très-bon père,
lui enseignant à connaître ses bienfaits dans les afflictions. Il fit de
grands prodiges par la verge de Moïise, qui
figurait la croix, ou le Verbe incarné devait être l'agneau sacrifié pour le
remède des uns et pour la ruine des autres (1), comme la verge l'était et le
fut en la mer Rouge, défendant le peuple en élevant autour de lui des remparts
d'eau, et y faisant périr les Égyptiens. Et ainsi il formait un tissu avec
tous ces mystères de la vie des saints, mêlée de joies et de pleurs, de
tristesse et de consolation; copiant avec une sagesse infinie et une
providence admirable toutes ces mystérieuses vicissitudes, sur la vie et sur
la mort prévue de notre Seigneur Jésus-Christ.
148. Dans le Lévitique on
décrit.et on ordonne plusieurs sacrifices et cérémonies légales pour apaiser
Dieu, parce qu'ils signifiaient l'Agneau qui se devait sacrifier pour tous, et
ensuite nous immoler avec lui à sa Majesté divine, lorsqu'il exécuterait dans
le temps la vérité de ces sacrifices et de ces figures. Il déclare aussi les
vêtements du souverain prêtre Aaron, figure de Jésus-Christ, quoiqu'il ne
doive pas être d'un ordre si inférieur, mais selon l'ordre de Melchisédech
(2).
(1) Luc., II, 34. — (2) Ps. CIX, 4.
466
149. Les Nombres
contiennent les demeures du désert, figurant la conduite que le Père voulait
garder avec la' sainte Église, avec son Fils unique fait homme et avec la
sacrée Vierge; et aussi avec les autres juges; car, selon les divers sens, ils
sont tous renfermés dans ces événements de la colonne de feu, de la manne, de
la pierre dont l'eau sortit, et de plusieurs autres grands mystères qu'ils
contiennent en d'autres choses. Ils renferment aussi les mystères qui sont
attachés aux divers nombres, contenant en tout de
très-profonds secrets.
150. Le Deutéronome est
comme une seconde loi, qui n'est pas différente, mais réitérée d'une autre
manière, et une figure plus singulière de la loi évangélique; parce que
l'incarnation du Verbe devant être différée (par les secrets jugements de Dieu
et pour les raisons de convenance connues à sa divine sagesse), ce même Dieu
renouvelait et préparait des lois qui eussent quelque, conformité avec celles
qu'il devait ensuite établir par son Fils unique.
151. Josué introduit le
peuple de Dieu en la terre de promission, et la lui distribue, ayant passé le
Jourdain, faisant des actions héroïques et figurant assez clairement notre
Rédempteur, tant en son nom qu'en ses oeuvres; en quoi il représenta la
destruction des royaumes que le démon possédait, et la séparation qui se fera
des bons d'aveu les méchants au dernier jour.
152. Après Josué (le peuple
avant déjà pris possession de la terre promise et désirée, qui (467)
représentait premièrement et singulièrement l'Église que Jésus-Christ s'était
acquise par le prix de son sang), suit le livre des juges, que Dieu ordonnait
pour la conduite de son peuple, particulièrement dans les guerres qu'il
souffrait des Philistins et des autres ennemis ses voisins, pour ses péchés et
ses idolâtries continuelles; mais il le protégeait et le délivrait quand il se
convertissait à lui par la pénitence et par le changement de vie. On raconte
dans ce livre ce que firent ces deux femmes fortes et vaillantes,
Débora et Jabel, l'une
jugeant le peuple et le délivrant d'une grande oppression; l'autre contribuant
à la victoire qu'il remporta sur ses ennemis : toutes ces histoires étant des
figures manifestes et des témoignages évidents de ce qui se passe dans
l'Église.
153. En suite du livre des
Juges, nous lisons ceux des Rois, que les Israélites demandèrent pour se
conformer au gouvernement des autres peuples. Ces livres contiennent de grands
mystères de la venue du Messie.l a mort du grand prêtre Héli et celle du roi
Saül signifient l'abrogation de la loi ancienne. Sadoc et David figurent le
nouveau règne et la prêtrise de Jésus-Christ et l'Église, avec le petit nombre
qu'il devait y avoir en comparaison du reste du monde. Les autres rois
d'Israël et de Juda et leurs captivités dénotent d'autres grands mystères de
cette sainte Église.
154. Dans ces temps vint le
très-patient Job, dont les paroles sont si
mystérieuses, qu'il n'y en a aucune sans quelque profond mystère de la vie de
notre Seigneur (468) Jésus-Christ, de la résurrection des morts et du jugement
dernier, en la même chair que chaque homme aura eue dans le monde; de la
violence, des ruses et des attaques du démon. Et surtout Dieu le proposa à
tous les mortels comme un miroir de patience, afin que nous apprissions tous
par ses exemples comment nous devons souffrir les afflictions après la mort de
Jésus-Christ, que nous avons présente, puisque, avant quelle arrivât et le
prévoyant de si loin, ce saint l'imita avec tant de patience.
155. Mais en la grande
multitude des prophètes que Dieu envoya à son peuple pendant le règne de ses
rois, car il en avait alors un plus grand besoin, il se trouve tant de
mystères, que le Très-Haut n'en laissa aucun de ceux qui regardent la venue du
Messie et sa loi,, qu'il ne lui révélât et
déclarât, ayant tenu la même conduite avec les anciens pères et patriarches,
quoique d'une manière plus éloignée. Et tout cela n'aboutissait qu'à
multiplier les représentations et les images du Verbe incarné, lui.préparer un
peuple et figurer la loi. qu'il devait établir.
156. Il mit en dépôt entre
les mains des trois grands patriarches Abraham, Isaac et Jacob, de grands et
de très précieux gages, pour pouvoir, s'appeler le Dieu d'Abraham, d'Isaac et
de Jacob, voulant s'honorer de ce nom pour les honorer eux-mêmes, manifestant
leur dignité, leurs excellentes vertus et les divins secrets qu'il leur avait
confiés, afin qu'ils donnassent à Dieu un nom si honorable. Il éprouva le
patriarche (469) Abraham en lui commandant de sacrifier Isaac (1), pour faire
cette représentation si claire de ce que le Père éternel devait faire avec son
Fils unique. Mais quand ce père obéissant voulut exécuter le sacrifice, le
même Seigneur qui l'avait ordonné l'en empêcha, afin que l'exécution d'une
action si héroïque fût réservée au seul Père éternel, sacrifiant en effet son
Fils unique, et qu'il fût dit qu'Abraham ne l'avait fait qu'en la seule
menace; en quoi il parait que le zèle de l'amour divin fut fort comme la mort
(2). Mais il n'était pas convenable qu'une figure si expresse restât
imparfaite; c'est pourquoi elle fut achevée par le sacrifice qu'Abraham fit du
bélier, qui figurait aussi l'Agneau qui devait ôter les péchés du monde (3).
157. Il.
montra à Jacob cette mystérieuse échelle chargée de
divers secrets et de sens mystiques (4). Le plus grand fut qu'elle
représentait le Verbe humanisé, qui est la voie et l'échelle par où nous
montons au Père, duquel il descendit pour nous visiter; et par son moyen les
anges qui nous éclairent et qui veillent à notre garde, montent et descendent,
nous portant en leurs mains (5) ; afin que nous ne soyons pas maltraités des
pierres des erreurs, des hérésies et des vices dont le chemin de la vie
mortelle est rempli; ne laissant pas de monter malgré ces obstacles en sûreté,
par cette échelle avec la foi et l'espérance, depuis cette sainte Église, qui
est la maison de Dieu et la porte
(1) Gen., XXII, 1. — (2) Cant., VIII, 6. — (2) Joan., I, 29. — (4) Gen.,
XXVIII, 12. — (5) Ps.
XC, 12.
470
du ciel
et de la sainteté, jusqu'au lieu de notre bonheur.
158. Il montra à Moïse,
pour le constituer dieu de Pharaon et chef de son peuple, ce buisson mystique
qui était ardent sans se consumer (1), pour marquer en prophétie la personne
divine cachée sous notre humanité, sans que l'humain dérogent au divin, et
sans que le divin consumât ce qui était humain. Et outre ce mystère la
virginité perpétuelle de la Mère du Verbe y était aussi figurée,
non-seulement quant au corps, mais aussi quant à
l'âme; car pour être fille d'Adam, revêtue et dérivée de cette nature embrasée
du premier péché, elle n'en serait point souillée ni offensée.
159. Il fit aussi David
selon le modèle de son cœur (2), afin qu'il pût dignement chanter les
miséricordes du Très-Haut (3), comme il le fit, comprenant dans ses psaumes
tous les mystères, non-seulement de la loi de
grâce, mais aussi de la loi écrite et de la loi naturelle. Les témoignages,
les jugements et les oeuvres du Seigneur n'étant pas seulement en sa bouche,
mais en ayant aussi le coeur pénétré pour les méditer jour et nuit (4). Et par
le pardon qu'il fit des injures, il fut une vive image ou figure de Celui qui
devait pardonner les nôtres; c'est pourquoi il reçut les plus claires et les
plus assurées promesses de la venue du Rédempteur du monde.
(1)
Exod., III, 2. — (2) I Reg., XIII,14. — (3) Ps.
LXXXVIII, 1. — (4) Ps.
CXVIII et XVIII.
671
160. Salomon, roi
pacifique, et en cela figure du véritable Roi des rois, fit éclater sa sagesse
en manifestant par diverses écritures les mystères de Jésus-Christ,
singulièrement dans la métaphore des Cantiques, où il renfermait les mystères
du Verbe incarné, de sa très-sainte Mère, de
l'Église et des fidèles. Il enseigna aussi en différentes manières la morale
pour régler les moeurs, et plusieurs autres écrivains ont reçu dé cette
fontaine les eaux de vérité et de vie.
161. Mais qui pourra
dignement exagérer le bienfait du Seigneur, d'avoir tiré de son peuple la
glorieuse troupe de ses saints prophètes, auxquels la Sagesse éternelle a
abondamment élargi la grâce de prophétie, éclairant son Église par tant de
flambeaux, qui commencèrent de nous montrer de fort loin le Soleil de justice
et les rayons qui devaient rejaillir de ses oeuvres en la loi de grâce? Les
deux grands prophètes Isaïe et Jérémie furent choisis pour nous annoncer, avec
autant de douceur que de force, les mystères de l'incarnation du Verbe, de sa
naissance, de sa vie et de sa mort. Isaïe nous promit qu'une vierge concevrait
et enfanterait, et nous donnerait un fils qui s'appellerait Emmanuel (1), et
qu'un petit enfant naîtrait pour nous, qui porterait son empire sur ses
épaules (2), annonçant avec tant de clarté tout ce qui reste de la vie de
Jésus-Christ, que sa prophétie parut un évangile. Jérémie déclara la nouvelle
merveille que Dieu devait opérer dans une fille, qu'elle aurait
(1) Isa., VII, 14. — (2) Id., IX, 6.
472
en son
sein un fils, qui seul pouvait être le Christ, Dieu et homme parfait (1). Il
annonça qu'il serait vendu, il décrivit sa passion, ses opprobres et sa mort.
La réflexion que je fais sur ces prophètes me remplit d'admiration. Isaïe
demande que le Seigneur envoie de la pierre du désert au mont de la fille de
Sion (2), l'Agneau qui doit dominer le monde, parce que cet Agneau, qui est le
Verbe incarné, était, quant à la divinité, au désert du ciel, qui est ainsi
appelé à cause qu'il n'y avait point encore d'hommes. Et il s'appelle pierre à
cause de la situation, de la fermeté et du repos éternel dont il jouit. Le
mont où il demande qu'il vienne est, au sens mystique, la sainte Église, et
premièrement la très-sainte Vierge, fille de la
vision de paix, qui est Sion. Et le prophète l'interpose pour médiatrice pour
obliger le Père éternel d'envoyer l'Agneau son Fils unique, parce qu'il n'y
avait personne dans tout le reste du genre humain qui pût l'obliger si fort f
avancer l'incarnation, que le mérite d'une si excellente mère, qui devait
avoir la gloire de revêtir cet Agneau de la peau et de la toison de sa
très-sainte humanité : et c'est ce que contient
cette très-douce prière et cette prophétie
d'Isaïe.
162. Ézéchiel (3) vit aussi
cette mère vierge en la figure ou métaphore de cette porte fermée, qui ne
devait être ouverte que pour le seul Dieu d'Israël, et par laquelle aucun,
autre homme n'entrerait. Habacuc (4) contempla notre Seigneur Jésus-Christ en
la
(1) Jerem., XXXI, 22. — (2)
Isa., XVI, 1. — (3) Ezech., XLIV, 2. — (4)
Habac., III.
473
croix,
et prophétisa par de profonds discours les mystères de la rédemption et les
effets admirables de la passion et de la mort de notre Rédempteurs Joël (1) St
la description de la terre des douze tribus, figure des douze apôtres qui
devaient être chefs de tous les enfants de' l'Église. Il annonça aussi la
venue du Saint-Esprit sur les serviteurs et les servantes du Très-Haut,
marquant le tempe de la venue et de la vie de
Jésus-Christ. Tous les autres prophètes l'annoncèrent par différents endroits,
parce que le Très-Haut voulut que tout ce qui concernait la rédemption du
genre humain fût dit, prophétisé et figuré si longtemps auparavant et si
copieusement, que toutes ces oeuvres admirables pussent rendre témoignage de
l'amour et, du soin que Dieu eut pour les hommes, et combien il prétendait
d'enrichir son Église, ôter à notre tiédeur et à notre lâcheté toute
d'excuses, puisque pour les seules ombrés et figures, ces anciens pères et
prophètes furent enflammés de l'amour divin, et rendirent au seigneur des
cantiques de louange et de gloire; et nous, qui nous trouvons dans la vérité
et dans le beau jour de la grâce, sommes ensevelis dans un oubli criminel de
tant de bienfaits, et abandonnons la lumière pour chercher les ténèbres.
(1) Joel., II, 28.
474
CHAPITRE XII. Comme le genre humain s'étant multiplié, les clameurs des justes
s'augmentèrent pour demander la venue du Messie, et les péchés s'accrurent
aussi, et Dieu envoya au monde deux flambeaux dans la nuit de la loi ancienne
pour annoncer la loi de grâce.
163. La postérité d'Adam W
étendit en grand nombre, et. partant, les justes et
les injustes se multiplièrent; et les saints augmentèrent leurs cris pour
demander le Rédempteur, pendant que les pécheurs se rendaient indignes d'un
tel bienfait par leurs crimes. Le peuple du Très-Haut et le triomphe du Verbe
qui se devait faire homme, étaient déjà arrivés aux termes que la volonté
divine avait marqués pour la venue du Messie; parce que le règne du péché
avait si fort étendu sa malice sur les enfants de perdition, qu'il ne trouvait
quasi plus de limites: c'est pourquoi le temps convenable au remède était
arrivé. Les justes en augmentant leurs mérites avaient augmenté leurs
couronnes; les prophètes et les saints pères connaissaient, par une joie
extraordinaire que la divine lumière leur causait, que le salut et la présence
de leur Restaurateur s'approchaient; et redoublant la ferveur de leurs cris,
demandaient à Dieu que les prophéties et les promesses qu'il avait faites à
son peuple fussent (475) accomplies. Et ils représentaient devant le trône de
1a divine miséricorde la longue et ténébreuse nuit du péché dans laquelle il
avait vécu dès la création du premier homme, et l'aveuglement des idolâtries,
dans lequel tout le reste du genre humain était enseveli (1).
164. Lorsque l'ancien
serpent eut infecté tout l'univers par son source venimeux, et qu'il semblait
jouir de la paisible possession des mortels; quand eux-mêmes, s'éloignant de
la lumière de la raison naturelle et de celle qu l'ancienne loi écrite leur
pouvait fournir (2), au lieu de chercher la véritable Divinité, en feignaient
plusieurs fausses, et que chacun se forgeait un dieu à sa fantaisie, sans
faire réflexion que la confusion de tant de dieux était contraire à la
perfection, su bel ordre et à la tranquillité de l'âme ; quand par ces erreurs
la malice, l'ignorance et l'oubli du vrai Dieu s'étaient déjà naturalisés, et
cette mortelle langueur ou léthargie qui remplissait le monde, était si fort
négligée, que les misérables et aveuglés malades n'ouvraient pas seulement la
bouche pour en demander le remède; quand l'orgueil était sur le trône, et le
nombre des forts presque infini (3), et que le superbe Lucifer faisait ses
efforts pour boire les eaux du Jourdain les plus pures (4) ; quand Dieu était
le plus offensé par toutes ces injures et le moins honoré des hommes; et
lorsque l'attribut de sa justice
(1) Sap., XVII, 20. — (2)
476
avait le
plus de sujet de réduire tout ce qui est créé dans son premier néant :
165. Dans un tel état où
les choses se trouvaient, le Très Haut (à notre façon de concevoir) tourna sa
vue vers l'attribut de sa miséricorde, et fit pencher le poids de son
incompréhensible équité du côté de la loi de clémence, voulant être plus
adouci par sa même bonté, par les clameurs et par les services des justes et
des prophètes de son peuple, qu'irrité par la méchanceté et par les offenses
de tous les autres pécheurs. Il détermina donc de donner Jans cette nuit si
rigoureuse de la loi ancienne des gages assurés du jour de la grâce, envoyant
deux flambeaux très-reluisants su monde, qui
annonçassent la prochaine aurore du Soleil de justice, Jésus-Christ notre
Sauveur. Ces deux flambeaux furent saint Joachim et sainte Anne, que la
volonté divine avait préparés et créés, afin qu'ils fussent faits selon son
cœur. Saint Joachim avait sa maison, sa famille et ses parents à Nazareth,
petite ville de Galilée. II fut toujours juste, saint et éclairé d'une grâce
spéciale et d'une lumière céleste. Il pénétrait plusieurs mystères des
Écritures et des anciens prophètes, et par ses continuelles et ferventes
prières il demandait à. Dieu l'accomplissement de ses
,promesses; et sa foi et sa charité pénétraient les cieux. Il était
très-humble en lui-même, pur, d'une fort grande
sincérité et de saintes manières; homme grave et sérieux, et d'une modestie et
honnêteté incomparables.
166. Sainte Anne avait sa
maison en Bethléhem; (477) elle était une fille
très-chaste, très-humble
et très-belle, et dès son enfance, sainte, modeste
et remplie de vertus. Elle reçut aussi du Très-Haut de grandes et de
fréquentes illustrations, et s'occupait toujours à contempler les choses
divines, sans négliger ses affaires domestiques, auxquelles elle était
infatigable; et par ces saintes occupations-elle-,arriva à la plus grande
perfection de la vie active et de la contemplative. Elle avait une science
infuse des Écritures saintes, et une connaissance profonde de leurs mystères
les plus cachés; elle fut incomparable aux vertus infuses de foi, d'espérance
et de charité. Prévenue de ces dons, elle priait continuellement pour avancer
la venue du Messie; et ses prières furent si agréables au Seigneur, qu'elle
pouvait mériter la réponse d'avoir blessé son coeur par un de ses cheveux (1),
et avancé cet heureux temps, puisque sans aucun doute les mérites de sainte
Anne ne contribuèrent pas peu à anticiper la venue du Verbe, tenant la plus
haute place entre tous les saints du vieux Testament.
167. Cette femme forte fit
aussi une fervente prière, afin que dans l'état de mariage le Très-Haut lui
donnât un époux qui la secondât à garder la loi divine et à devenir plus
parfaite en l'observance de ses préceptes; et en même temps que sainte Anne
faisait cette prière au Seigneur, sa providence divine ordonna que saint
Joachim la fit aussi, afin que ces deux requêtes fussent en même temps
présentées devant
(1) Cant., IV, 9.
478
le
tribunal de la très-sainte Trinité, où elles
furent exaucées et expédiées. Il fut aussitôt délibéré par une ordonnance
divine que Joachim et Anne s'uniraient par le lien du mariage, et seraient les
parents de celle qui devait être Mère de Dieu incarné. Et pour l'exécution de
ce décret le saint archange Gabriel fut envoyé pour le manifester à l'un et à
l'autre apparut en forme corporelle à sainte Anne lorsqu’elle était dans une
fervente oraison, en laquelle elle demandait la venue du Sauveur du monde et
le remède des hommes. Elle vit ce saint prince si resplendissant et d'une
beauté si surprenante, qu'elle en reçut quelque trouble et une sainte crainte,
accompagnée d'une joie intérieure que sa présence lui causait par les lumières
qu'elle communiquait à son âme. La sainte se prosterna avec une profonde
humilité pour honorer l'ambassadeur du ciel; mais il s'opposa à cette posture
humiliante, et l'encouragea comme celle qui devait être l'arche de la
véritable manne, la très-sainte Marie, Mère du
Verbe éternel; car le Seigneur avait déjà découvert ce mystère caché au saint
archange, lorsqu'il l'envoya pour faire cette ambassade, quoique les autres
anges du ciel ne le pénétrassent point encore, parce que cette révélation ou
illumination fut faite immédiatement du Seigneur au seul archange Gabriel, qui
ne manifesta pas non plus alors ce grand mystère à sainte Anne; mais lui ayant
demandé son attention, il lui dit ; « Servante du Seigneur, le Très-Haut vous
bénisse et soit votre a salut. Sa Majesté divine a exaucé vos prières, et
(479) veut que vous persévériez à demander la venue du Sauveur, et vous
ordonne de recevoir Joachim pour votre époux ; il est homme juste et agréable
aux yeux du Seigneur, et vous pourrez persévérer avec lui en l'observance de
sa divine loi et en son service. Continuez vos prières et vos demandes, et
n'ayez point d'autre soin, car le même Seigneur en ordonnera l'exécution.
Marchez par le droit chemin de a la justice; élevez votre coeur et votre
esprit aux choses du ciel, priez toujours pour la venue du Messie, et
réjouissez-vous dans le Seigneur, qui est votre salut. » L'ange disparut après
cela, l'ayant laissée fort éclairée pour pénétrer plusieurs mystères des
Écritures, et ayant rempli son âme de consolations et renouvelé la ferveur de
son esprit.
168. L'archange n'apparut
point ni ne parla pas à saint Joachim en forme corporelle comme à sainte Anne;
mais l'homme de Dieu s’aperçut qu'il lui tenait ces discours en songe :
« Joachim, soyez béni de la divine droite du Très-Haut, persévérez en vos
désirs et pratiquez la justice et la perfection. Le Seigneur veut que vous
receviez Anne pont votre épouse, car le Tout-Puissant
a rempli son âme de a bénédictions. Ayez soin d'elle et estimez-la comme un
précieux don que sa main libérale vous fait, et rendez grâces à sa Majesté
divine de vous l'avoir, confiée. » En vertu de ces divines ambassades, Joachim
demanda la très-chaste Anne pour épouse, et le
mariage se fit, obéissant tous deux à la volonté de Dieu, sans pourtant que
l'un découvrit son secret
480
à
l'autre, jusqu'à ce que quelques années fussent passées, comme je le dirai en
son lieu. Les deux saints époux habitèrent à Nazareth, et y suivirent les
voies du Seigneur. Ils se rendirent fort agréables au Très-Haut et sans
reproches, donnant la plénitude des vertus à toutes leurs oeuvres par leur
justice et par leur sincérité. Ils faisaient tous les ans trois portions de
leurs revenus. Ils offraient la première au temple de Jérusalem pour le culte
du Seigneur; ils distribuaient la seconde aux pauvres, et destinaient la
troisième pour l'honnête entretien de leur famille. Dieu augmentait leurs
biens temporels, parce qu'ils les employaient avec beaucoup de libéralité et
de charité.
169. La paix était
inviolable entre eux; ils vivaient dans une grande conformité de moeurs, sans
querelle et sans bruit. La très-humble Anne était
soumise en toutes choses à la. volonté de Joachim;
et l'homme de Dieu allait avec une sainte émulation au-devant de tout ce qui
pouvait être de l'inclination de sainte Anne: et ce n'était pas en vain qu'il
se confiait entièrement à sa conduite (1). De manière qu'ils vécurent en une
si parfaite charité, qu'ils n'eurent pendant toute leur vie qu'une même
volonté. Et étant unis au nom du Seigneur (2), sa sainte crainte ne les
abandonnait jamais : saint Joachim ne manquant pas d'obéir au commandement que
l'ange lui avait fait d'honorer son épouse et d'en avoir un grand soin.
(1) Prov., XXXI, 11. — (2) Matth., XVIII, 20.
170. Le Seigneur prévint la
vénérable sainte Anne de ses plus douces bénédictions (1), lui communiquant
des dons très-sublimes de grâce et de science
infuse, pour la disposer au grand bonheur qui lui devait arriver, d'être mère
de celle qui le devait être du même Seigneur. Et comme les oeuvres du
Très-Haut sont parfaites et achevées, il la fit par conséquent digne mère de
la, plus parfaite des créatures, qui devait être inférieure à Dieu seul en
sainteté, et supérieure à toutes les pures créatures.
171. Ces saints mariés
passèrent vingt ans sans avoir aucun enfant, ce qui était réputé en ce
temps-là et parmi ce peuple comme une grande honte c'est pourquoi ils
essuyèrent de leurs voisins et de leurs amis plusieurs opprobres; car on
croyait que ceux qui n'avaient point d'enfants n'avaient aucune part à la
venue du Messie qu'ils attendaient. Mais le Très-Haut, qui les voulut affliger
et les disposer à la grâce qu'il leur préparait par le moyen de cette
humiliation, leur donna la patience pour se conformer aveuglément à ses
divines dispositions, et afin qu'ils semassent par des larmes et par des
prières cet heureux fruit qu'ils devaient ensuite recueillir (2). Ils le
demandèrent du plus profond de leur coeur, en ayant reçu un commandement
exprès du Ciel; et ils firent un voeu particulier au Seigneur que, s'il- leur
donnait un enfant, ils le lui offriraient dans le temple, et le consacreraient
à son service comme un fruit de bénédiction qu'ils en auraient reçu.
(1) Ps., XX, 4. — (2) Ps. CXXV, 5.
482
172. Le voeu de cette
offrande fut fait par une particulière inspiration du Saint-Esprit, qui
ordonnait que celle qui devait servir de demeure au Fils unique du Père, fût
offerte et comme consignée par ses propres parents au même Seigneur avant
qu'elle reçût l'être. Car sils ne se fussent obligés par un veau particulier
de l'offrir au temple avant que de la connaître et de la pratiquer, la voyant
ensuite si aimable, si douce et si agréable, ils auraient eu toutes les peines
imaginables de s'en séparer, et ne l'eussent offerte qu'à
contre-cœur, à cause du grand amour qu'ils auraient eu pour elle. Par
cette offrande le Seigneur ne satisfaisait pas seulement, selon notre façon de
parler, cette espèce de jalousie qu'il avait déjà, que nul autre que lui n'eût
aucune prétention sur sa très-sainte Mère; mais
son amour se trouvait aussi satisfait dans le retardement de sa venue.
173. Ayant persévéré un an
entier dans ces ferventes demandes, selon l'ordre qu'ils en avaient reçu du
Seigneur, il arriva que saint Joachim alla au temple de.Jérusalem par une
inspiration divine et par un commandement exprès, pour y offrir des prières et
des sacrifices pour la venue du Messie, et pour obtenir le fruit qu'il
désirait. Y étant arrivé avec d'autres du lieu de sa demeure pour y offrir, en
présence du souverain prêtre, les dons accoutumés, un prêtre appelé
Issachar fit une forte correction au vénérable
vieillard de ce qu'il offrait avec les antres, étant stérile. Et parmi les
raisons qu'il lui allégua, il lui dit : « Joachim, pourquoi te présentes-tu
pour (483) offrir, étant un homme inutile? Sépare-toi des autres et va-t'en ;
n'irrite point le Seigneur par tes offrandes et par tes sacrifices, car ils ne
sont pas agréables à ses yeux. » Le saint homme, tout honteux et confus,
s'adressa avec une humble et amoureuse affection au Seigneur, lui disant ; «
Mon souverain Seigneur et mon Dieu éternel, votre commandement et votre
volonté m'ont fait venir au temple; celui qui y tient votre place me méprise;
mes péchés ont mérité cet affront; je le reçois donc pour l'amour de vous: ne
méprisez pas, Seigneur, l'ouvrage de vos mains (1). » Après quoi l'affligé
Joachim sortant du temple (dans une assiette pourtant fort tranquille), s'en
alla à une maison de campagne qu'il avait; et durant quelques jours qu'il
passa dans cette solitude, il adressa ses soupirs su Seigneur, et lui fit
cette prière :
174. « Dieu d'une éternelle
majesté, de qui dépendent tout l'être et l'entière réparation du genre humain,
prosterné en votre divine présence, je supplie votre bonté infinie de regarder
d'un œil favorable l'affliction de mon âme, et d'exaucer mes prières et celles
d'Anne votre servante. Vos yeux pénètrent tous nos souhaits: que si je ne
mérite pas a d'être exaucé, ne rejetez pas mon humble épouse, Seigneur Dieu
d'Abraham, d'Isaac et de Jacob nos
anciens
pères; ne détournez point de nous votre a clémence, et ne permettez pas,
puisque vous êtes
(1) Ps. CXXXVII, 8.
484
Père,
que je sois du nombre des rejetée et des a réprouvés en mes offrandes, comme
inutile, parce que vous ne. me donnez point de
succession. Souvenez-vous, Seigneur, des sacrifices et des oblations de vos
serviteurs et de vos prophètes tees anciens pères (1), et ayez présentes les
oeuvres que votre divine vue a trouvées en eux dignes de vous être agréables.
Et puisque vous me commandez, Seigneur, que je vous demande avec confiance,
comme au Tout-Puissant et infiniment riche en
miséricordes, accordez-moi ce que je désire et vous demande par votre ordre;
car en vous demandant j'obéis à votre sainte volonté, en quoi vous me a
promettez d'exaucer ma prière. Que si mes péchés arrêtent vos miséricordes,
éloignez de moi ce qui .vous déplaît et cause cet empêchement. Vous êtes
puissant, Seigneur Dieu d'Israël, et vous pouvez a
opérer sans aucun obstacle tout ce qu'il vous plaira (2). Écoutez mes prières,
et bien que ce soit un a pauvre et abject qui vous les fait, vous êtes infini
et porté à, user de miséricorde envers les humbles Où trouverai-je mon refuge,
sinon en vous, qui êtes le Roi des rois, le Seigneur des seigneurs et le
Tout-Puissant? Vous avez comblé vos enfants et vos
serviteurs de dons et de bénédictions en leurs générations, et vous
m'enseignez de désirer et d'espérer de votre libéralité ce que vous avez opéré
envers mes frères. Si c'est votre bon plaisir de m'accorder
(1) Deut., IX, 27. — (2) Esth.,
XIII, 9.
485
ma
demande, j'offrirai et je consacrerai à votre a saint temple et à votre
service, le fruit de succession. que je recevrai de
votre main libérale. J'abandonne mon coeur et mon âme à votre divine volonté,
et j'ai toujours désiré d'éloigner mes yeux de la vanité. Faites de moi tout
ce qu'il vous plaira, et consolez, Seigneur, nos âmes, par l'accomplissement
de notre espérance. Regardez du trône de votre Majesté cette misérable
poussière, et daignez la relever, afin qu'elle vous glorifie et vous adore, et
que votre sainte volonté soit accomplie en toutes choses, et non pas la
mienne. »
175. Joachim.
fit cette demande dans sa solitude; cependant le
saint ambassadeur déclara à sainte Anne qu'il serait agréable à la divine
Majesté quelle lui demandât une succession d'enfants avec cette sainte
intention et cette grande affection qu'elle avait de (obtenir. Et la sainte
dame ayant connu que c'était la volonté de Dieu et celle de son époux Joachim,
se prosternant avec une humble soumission et confiance en la présence du
Seigneur, fit cette prière : « Très-haute Majesté,
Seigneur, créateur et conservateur de toutes choses, que mon âme honore et
adore a comme le Dieu véritable, infini, saint et éternel, je parlerai et je
manifesterai en votre royale présence ma nécessité et mon affliction, quoique
je ne sois que poussière et que cendre (1). Seigneur Dieu incréé, faites-nous
dignes de votre bénédiction, en
(1) Gen., XVIII, 27.
486
nous
donnant un fruit saint que nous vous puissions offrir dans votre temple.
Souvenez-vous, Seigneur, que votre servante Anne, mère de Samuel, était
stérile, et que, par votre libérale miséricorde, elle reçut l'accomplissement
de ses désirs (1). Je ressens dans mon coeur une force qui m'incite et me a
provoque de vous demander d'user à mon égard de a la mime miséricorde. Exaucez
donc, mon très-doux Seigneur, mon humble prière,
et souvenez-vous des services, des offrandes et des sacrifices de mes anciens
pères, et des faveurs que le bras de votre toute-puissance a opérées en eux.
Je voudrais bien, Seigneur, vois présenter une oblation qui vous fût agréable
et que vous pussiez accepter; mais la plus a grande que, je puisse vous offrir
est mon âme, mes a puissances, mes sens, et tout l’être que vous m'avez donné.
Et si, daignant me regarder de votre trône a divin, vous me donnez un enfant,
je le consacre et a je l'offre dès à présent au temple pour vous servir.
Jetez, Seigneur, Dieu d'Israël, les yeux de votre bénignité sur cette vile et
pauvre créature, consolez votre a serviteur Joachim, accordez-nous cette
demande; a et que votre sainte et éternelle volonté s'accomplisse en toutes
choses. »
176. Saint Joachim et
sainte Anne firent ces prières; et j'en ai reçu une telle intelligence et
découvert une si grande sainteté en ces heureux parents, qu'il ne m'est pas
possible de dire tout ce que j'en conçois et
(1) I reg., I.
487
que j’en
ressens, à cause de ma grande ignorance; on ne le peut pas tout raconter;
aussi cela n'est-il pas nécessaire, puisque ce que j'en viens de dire suffit à
mon propos. Que si l'on veut former de hautes conceptions de ces saints, l'on
n'a qu'à les mesurer et les proportionner à la très-haute
fin et su sublime ministère pour lesquels Dieu les avait choisis, qui était
d'être les aïeux immédiats de notre Seigneur Jésus-Christ, et les parents de
sa très-sainte Mère.
CHAPITRE XIII. Comme la conception de la
très-sainte
Marie fut annoncée par le saint archange Gabriel, et comme pour cela Dieu
prévint sainte Anne d'une faveur singulière.
177. Les demandes de saint
Joachim et de sainte Anne arrivèrent à la présence et au trône de la
très-heureuse Trinité, où, étant exaucées et
acceptées, la volonté divine fut manifestée aux anges bienheureux, comme si, à
notre façon de concevoir, les trois personnes divines eussent parlé à eux, et
leur eussent dit : « Nous avons déterminé par notre bénignité que la personne
du Verbe prenne chair humaine, pour réa parer en elle tout le genre humain :
nous l'avons (488) a manifesté et promis aux prophètes, nos serviteurs, a afin
gqu'ils le prédissent au monde. La malice et les a
péchés des vivants sont arrivés à un tel excès, qu'ils nous obligeraient
d'exécuter la rigueur de a notre justice: mais notre bonté et notre
miséricorde surpassent toutes leurs méchancetés, qui ne peuvent éteindre notre
charité (1). Ayons égard qu'ils sont les ouvrages de nos mains, et que nous
les avons créés à notre image et ressemblance (2), afin qu'ils fussent
héritiers et participants de notre gloire éternelle. Considérons les agréables
services que nos serviteurs et amis nous ont rendus, et le grand nombre de
ceux qui se distingueront en nos louanges, et en la pratique de tout ce qui
sera de notre bon plaisir. Jetons singulièrement notre vue sur Celle qui doit
être élue entre toutes, qui sera la plus agréable, et l'objet de nos délices
et de nos complaisances, et qui doit recevoir en son sein la personne du
Verbe, et le revêtir de la mortalité de la chair humaine. Et puisque l'œuvre
en laquelle nous devons manifester les trésors de notre Divinité au monde doit
commencer, c'est maintenant le temps propre d'exécuter ce mystère. Joachim et
Anne ont trouvé grâce devant nous; c'est pourquoi nous les a regardons avec
miséricorde, et les prévenons par la vertu de nos dons et de nos grâces. Ils
ont été fidèles en toutes sortes d'épreuves, ils ont rendu a témoignage de la
vérité, et leurs âmes se sont rendues
(1) Cant, VIII, 7. — (2) Eccles., XVII, 1.
489
agréables
en notre présence par leur sincère candeur. Que Gabriel, notre ambassadeur,
leur aille donner des nouvelles de consolation et de joie, pour eux et pour
tout le genre humain, et leur annonce que notre bénignité les a regardés et
les a choisis pour l'accomplissement de nos desseins. »
178 Les esprits célestes
ayant connu cette volonté et ce décret du Très-Haut, le saint archange Gabriel
adorant et honorant sa divine Majesté en la manière que ces
très-pures et spirituelles substances le font,
étant humilié devant le trône de la très-sainte
Trinité, il en sortit une voix intelligible qui lui dit ; « Gabriel,
illuminez, vivifiez et consolez Joachim et Anne, nos serviteurs, et dites-leur
que leurs prières sont arrivées à notre présence, et que notre clémence les
exaucées Promettez-leur qu'ils recevront un fruit de bénédiction par la faveur
de notre droite, et qu'Anne concevra et enfantera une fille à laquelle nous
donnons le nom de MARIE. »
179. Plusieurs mystères et
secrets qui concernaient cette ambassade furent révélés à (archange saint
Gabriel, recevant ce commandement du Très-Haut, qui le fit descendre
incontinent du ciel empyrée pour. s'acquitter de sa mission. Il apparut à
saint Joachim, qui était en oraison, et lui dit ; « Homme juste et équitable,
le Très-Haut a vu de son trône royal vos désirs, et a exaucé vos prières et
vos larmes : il vous rend heureux en la terre. Anne, voire épouse, concevra et
enfantera une fille qui sera bénie entre toutes les femmes, et que toutes les
nations (490) reconnaîtront comme bienheureuse (1). Celai qui est le Dieu
éternel, incréé et créateur de tontes choses,
très-équitable en ses jugements, très-puissant
et très-fort, m'envoie vers vous, d'autant que vos
oeuvres et vos aumônes lui ont été agréables. La charité attendrit le coeur du
Tout-Puissant, et hâte ses miséricordes; c'est
pourquoi il veut enrichir avec libéralité votre maison et votre famille par la
fille qu'Anne concevra, à laquelle le même Seigneur donne le nom de MARIE.
Elle doit être dès a son enfance consacrée à Dieu dans son temple, comme vous
le lui avez promis. Elle sera grande, a élue, puissante et remplie du
Saint-Esprit; et sa conception sera miraculeuse à cause de la stérilité
d'Anne; et cette fille sera en sa vie et en ses oeuvres a un prodige de grâces
et de bénédictions. Louez, Joachim, le Seigneur pour un tel bienfait, et
exaltez son saint nom, car il n'a rien opéré de si grand en aucune nation.
Vous monterez au temple de Jérusalem pour y rendre vos actions de grâces; et,
en témoignage de cette vérité et de cette bonne nouvelle que je vous annonce,
vous rencontrerez votre soeur Anne à la porte d'Or, qui ira au temple pour le
même sujet. Je vous avertis que cette ambassade est merveilleuse, car la
conception de cette fille réjouira le ciel et la terre. »
180. Saint Joachim reçut
cette apparition en un sommeil mystérieux qu ïl
eut dans la longue prière
(1) Luc., I, 48.
491 qu'il
fit, afin que cette ambassade fût conforme à celle que saint Joseph, époux de
la très-sainte Vierge, reçut ensuite, quand il lui
fut manifesté qu'elle était enceinte par l'opération du Saint-Esprit (1). Le
très-heureux saint Joachim revint de ce sommeil
tout rempli de joie et de consolation; et, par une prudente précaution, il
cacha dans son coeur le secret du grand Roi;. il
s'en alla au temple par un commandement exprès, où il se prosterna avec une
vive foi et une forte espérance en la présence du Très-Haut, et, tout pénétré
qu'il était de tendresse et de reconnaissance, lui rendit des actions de
grâces, et y adora ses jugements impénétrables (2).
181. Au même temps que ceci
arrivait à saint Joachim, sainte Anne était dans une contemplation
très-sublime, et tout absorbée cri Dieu et dans le
mystère qu'elle attendait de l'incarnation dit Verbe éternel, dont le même
Seigneur lui avait donné de très-hautes
connaissances, et communiqué une lumière infuse toute particulière. Elle
demandait à sa Majesté, avec une humilité profonde et une vive foi, que la
venue du Réparateur du genre humain fût avancée, faisant cette prière; « Roi
de très-haute majesté, et Seigneur de tout ce qui
est créé, je désirerais, quoique vile a et abjecte créature (mais pourtant
ouvrage de vos mains), obliger votre infinie bonté au prix de cette vie que
j'ai reçue de vous, Seigneur, d'avancer le temps de notre salut. O quel
bonheur, si votre clémence
(1) Matth., I, 20. — (2) Tob.,
VIII, 7.
492
inépuisable
s'inclinait à notre grand besoin, et si nos yeux avaient la consolation de
voir le Réparateur et le Rédempteur des hommes! Souvenez-vous, Seigneur, des
anciennes miséricordes que vous avez pratiquées envers votre peuple, lui
promettant votre Fils unique, et que cette délibération de votre amour infini
vous y oblige; que ce jour si désiré arrive avant que nous achevions les
nôtres. Est-il bien possible que le Très Haut veuille descendre de son trône
céleste! Est-il possible qu'il ait une mère sur la terre! Quelle femme sera si
heureuse et si fortunée! Oh!.
qui la pourrait voir! Qui serait digne de servir
ses servante ! Bienheureuses les nations qui la
verront et qui pourront se prosterner à ses pieds et l'adorer. Combien douce
sera sa vue! Combien sera charmante sa conversation! Heureux les yeux qui la
verront; heureuses les oreilles qui entendront ses discours, et la famille qui
aura le glorieux avantage de lui donner une Mère. Que ce décret, Seigneur,
s'exécute maintenant, et que votre divine volonté s'accomplisse. »
182. Sainte Aune s'occupait
en de semblables oraisons et colloques après les connaissances qu'elle reçut
de cet ineffable mystère, et elle en communiquait toutes les raisons à son
ange gardien, qui lui apparaissait souvent, et principalement dans cette
occasion, en laquelle il se fit voir plus éclatant qu'à l'ordinaire. Le
Très-Haut ordonna que l'ambassade de la conception de sa
très-sainte Mère frit en quelque chose semblable à celle qui se devait
faire ensuite touchant son (493) ineffable incarnation; parce que sainte Anne
s'occupait à méditer avec une humble ferveur sur le bonheur de celle qui
devait être mère de la Mère du Verbe incarné; et la
très-sainte Vierge formait les mêmes souhaits et les mêmes actes
touchant celle qui devait être mère de Dieu, comme je le dirai eu son lieu :
le même ange faisant sous une forme humaine les deux ambassades, bien que
l'apparition qui se fit à la Vierge Marie fût avec plus d'éclat et avec plus
de mystère.
183. Le saint archange
Gabriel se présenta à sainte Anne sous une forme humaine, plus beau et plus
reluisant que le soleil, et lui dit; « Anne, servante du Très-Haut, je suis
l'ange du conseil de sa divine Majesté, envoyé des cieux par son infinie
bonté, qui regarde toujours favorablement les humbles qui habitent la terre
(1). La prière persévérante est bonne, et l'humble confiance lui est agréable.
Le Seigneur a exaucé vos demandes, parce qu'il est près de ceux qui
l'invoquent avec une foi vive et une ferme espérance (2), et qui attendent
avec patience et avec résignation les effets de sa miséricorde. Que s'il tarde
quelquefois d'accomplir les souhaits et les prières des justes, et s'il semble
ne vouloir pas leur accorder ce qu'ils lui demandent, ce n'est que pour les
disposer à l'obtenir de sa bonté beaucoup plus avantageusement. La prière et
l'aumône sont des clefs qui ouvrent les trésors du Roi tout-puissant, et
attirent
(1) Ps. CXXXVII, 6. — (2) Ps. CXLIV,18.
494
les
richesses de ses miséricordes sur ceux qui l'invoquent (1). Vous et Joachim
avez demandé un fruit de bénédiction, et le Très-Haut a déterminé de vous le
donner autant admirable que saint, et de vous accorder beaucoup plus que vous
ne lui avez demandé, en vous enrichissant de ses dons célestes; parce que vous
étant humiliés dans vos demandes, le Seigneur, satisfaisant vos désirs, se
veut exalter avec magnificence : car la créature ne lui saurait être plus
agréable que lorsqu'elle lui demande avec humilité et confiance, sans douter
de son pouvoir infini. Persévérez dans vos prières, et demandez sans casse le
remède du genre humain, afin d'obliger le Seigneur de vous exaucer. Moise (2),
par la persévérance de sa prière, rendit son peuple victorieux.
Esther(3), par la prière et par la confiance, le
délivra de la mort. Juditli (4), par la même
prière, fut fortifiée et encouragée pour réussir dans une aussi difficile
exécution que celle qu'elle devait entreprendre pour la défense d'Israël; et
elle en vint à bout, n'étant qu'une femme faible. David vainquit Goliath,
parce qu'il pria en invoquant le nom du Seigneur (5). Élie obtint le feu du
ciel pour son sacrifice, et il ouvrait et fermait les cieux par sa prière (6).
L'humilité, la foi et les aumônes de Joachim aussi bien que les vôtres sont
montées jusqu’au
(1) Tob., XI, 8 et 9. — (2)
Exod., XVII, 11. — (3) Esth., IV, 16. — (4)
Judit., IX, 1 ; XIII, 6. — (5) I Reg., XVII, 45. —
(6) III Reg., XVIII, 36; Jacob., V, 17.
qu'au
trône du Très-Haut, qui m'a envoyé, comme l'un de ses ministres angéliques,
pour vous combler de joie et de consolation par les bonnes nouvelles que je
vous annonce; parce que sa divine Majesté vous veut rendre bienheureuse, en
vous choisissant pour mère de celle qui doit concevoir et enfanter le a Fils
unique du Père éternel. Vous enfanterez une fille qui s'appellera MARIE par
une ordonnance divine. Elle sera bénie entre toutes les femmes, et remplie du
Saint-Esprit. Elle sera la nuée qui vous doit donner la rosée du ciel pour le
soulagement des mortels, et les prophéties de vos anciens pères s’accompliront
en elle. Elle sera la porte de la vie a et du salut
pour les enfants d'Adam. Et vous saurez que j'ai annoncé à Joachim qu'il
aurait une fille qui sera bienheureuse et.bénie; mais le Seigneur lui a caché
le mystère, ne lui manifestant pas quelle dût être mère du Messie. C'est
pourquoi vous devez garder ce secret : et vous irez au plus tôt au a temple,
pour y rendre grâces au Très-Haut de tant de faveurs que sa puissante et
libérale droite vous a faites. Vous rencontrerez Joachim à la porte d'Or, où
vous confèrerez avec lui des assurances que vous avez reçues de votre
enfantement. Mais pour vous, qui êtes bénie du Seigneur, son infinie Majesté
veut vous visiter et enrichir par ses plus singulières a grâces; il parlera à
votre cour dans la solitude (1), et donnera le principe ù la loi de grâce, en
donnant
(1) Osée, II,14.
496
l’être
dans votre sein à Celle qui doit donner la chair mortelle au Seigneur immortel
par la forme humaine qu'il en recevra. Et la véritable loi de miséricorde sera
écrite dans cette humanité unie au Verbe par son sang (1). »
184. Afin que la faiblesse
de l'humble coeur de sainte Anne pût supporter la grande admiration et la joie
extraordinaire que lui causait la nouvelle que cet ambassadeur céleste lui
donnait, elle fut fortifiée par le Saint-Esprit : ainsi elle la reçut avec une
consolation inconcevable de son âme. Ensuite elle s'en alla au temple de
Jérusalem, où elle rencontra saint Joachim, comme l'ange le leur avait prédit.
Ils y rendirent tous deux des actions de grâces à l'auteur de cette merveille,
et ils y offrirent des dons et des sacrifices particuliers. Ils y reçurent de
nouvelles illustrations de la grâce de l'Esprit divin, et ils s'en
retournèrent en leur maison remplis de consolations célestes, s'entretenant
des faveurs qu'ils venaient de recevoir du Très-Haut par le ministère de son
saint ange Gabriel, qui leur avait annoncé et promis à chacun en particulier,
de la part du Seigneur, qu'il leur donnerait une fille qui serait la plus
éminente en bonheur et en gloire. Et ils se communiquèrent dans cette occasion
l'ordre qu'ils avaient reçu du même ange, de se marier ensemble pour le plus
grand service de Dieu. Ils différèrent vingt ans de se communiquer ce secret,
et ils ne le firent qu'après que l'ange leur eut promis la
(1) Hebr., IX,12.
497
succession
d'un telle fille. Ils renouvelèrent ensuite leurs vœux de l'offrir au temple,
qu'ils y monteraient tous les ans dans un semblable jour, avec des offrandes
extraordinaires, et qu'ils l'emploieraient en de divines louanges, en des
actions de grâces et en aumônes. Ce qu'ils exécutèrent après; et ils ne
cessèrent de rendre honneur et gloire au Très-Haut.
185. La prudence de sainte
Anne lui fit garder le secret caché, sans jamais découvrir à. saint Joachim,
ni à aucune autre créature, que sa fille dût être la mère du Messie. Et le
saint père n'en connut autre chose durant tout le cours de sa vie, sinon
qu'elle serait une grande et mystérieuse femme; mais le Très-Haut le lui
manifesta seulement quelques moments avant sa mort, comme je le dirai en son
lieu. Et quoique j'aie reçu de grandes pénétrations et de sublimes
conna4ssances des vertus et de la sainteté de ces deux saints parents de la
Reine du ciel, je ne m'arrête point à déclarer ce que tous les fidèles doivent
supposer, pour passer à mon principal dessein.
186. La première conception
du corps qui devait servir à la Mère de la grâce, ayant été faite, et avant
que de créer son âme très-sainte, Dieu fit une
faveur singulière à sainte Anne. Elle eut une vision ou apparition
intellectuelle de sa divine Majesté qui lui arriva d'une façon
très-relevée; et, lui communiquant dans cette
vision de grandes connaissances et des dons particuliers de grâces, il la
disposa et la prévint par de très-douces
bénédictions (1). Par la parfaite pureté
(1) Ps. XX, 4.
qu'il
lui communiqua, il spiritualisa tout son corps, et éleva son âme à un tel
degré de perfection, que dès ce jour elle ne s'occupa à aucune chose humaine
qui pût l'empocher d'unir toutes ses affections et toutes ses puissances à
Dieu, sans le perdre jamais de vue. Le Seigneur lui dit, pendant qu'il lui
départait, ces faveurs : « Anne, ma chère servante, je suis le Dieu d'Abraham,
d'Isaac et de Jacob : ma bénédiction et ma lumière éternelle est avec toi.
J'ai formé l'homme pour l'élever de la poussière, pour le faire héritier de ma
gloire et participant de ma Divinité. Quoique je l'aie enrichi de plusieurs
dons et que je l'aie mis en un état très-parfait,
il a tout perdu en écoutant le serpent. Mais, oubliant par un effet de ma
bonté son ingratitude, je veux réparer son dommage, et accomplir ce que j'ai
promis à mes serviteurs et à mes prophètes, de leur envoyer mon Fils unique et
leur rédempteur. Les cieux sont fermés, les anciens pères sont détenus sans
pouvoir jouir de ma face, et sont privés du prix de ma gloire éternelle, que
je leur ai promis : l'inclination de ma bonté infinie est comme violentée en
ne se communiquant pas au genre humain. Je voudrais déjà user de ma
miséricorde libérale à son égard, et lui donner la personne du Verbe éternel,
afin qu'il se fasse homme, naissant d'une femme qui soit mère et vierge
immaculée, pure, bénie et sainte sur toutes les créatures; et, pour en venir à
l'exécution, je te fais mère de cette mienne et unique élue (1). »
(1) Cant., VI, 8.
499
187. Je ne puis pas
facilement expliquer les effets que causèrent ces paroles du Très-Haut dans le
coeur candide de sainte Anne, ayant été la première des mortels à qui le
ministère de sa très-sainte fille fut révélé :
qu'elle serait Mère de Dieu, et que celle qui était choisie pour le plus grand
ouvrage de la puissance divine serait conçue dans son sein. Il était
convenable aussi qu'elle en fût informée, parce qu'elle devait enfanter et
élever avec tous ses soins cette mystérieuse fille, et afin qu'elle sût
estimer le trésor qu'elle possédait. Elle écouta avec une humilité profonde la
voix du Seigneur, et répondit avec une sainte crainte : « Seigneur Dieu
éternel, c'est le propre de votre bonté immense, et l'ouvrage de votre
puissant bras, de tirer le pauvre et le méprisé de la confusion (1). Je me
reconnais, Seigneur, indigne de telles a miséricordes et de tels bienfaits.
Que peut faire ce petit vermisseau en votre présence? Je ne puis vous offrir
en actions de grâces que votre être même et votre propre grandeur, et en
sacrifice, que mon âme et toutes mes puissances. Faites, Seigneur, de moi
selon votre sainte volonté, puisque je m'y abandonne entièrement. Je voudrais
être aussi dignement vôtre, que les grandes faveurs que vous me faites le
méritent; mais que ferai-je, moi qui suis indigne d'être la servante de celle
qui doit être mère de votre Fils unique et ma fille? Je confesserai, Seigneur,
toujours cette vérité, dont je suis
(1) Ps. CXII, 7.
500
pénétrée,
aussi bien que mon extrême pauvreté, qui ne m'empêchera pas de me prosterner
aux pieds de vos immenses grandeurs pour y attendre les effets de votre
miséricorde, puisque vous êtes un père pitoyable et le Dieu tout-puissant.
Rendez-moi telle, Seigneur, que la dignité dont vous m'honorez le demande. »
188. Sainte Anne eut une
merveilleuse extase dans cette vision, où elle reçut des.
connaissances très-profondes de la loi de
nature, de la loi écrite et de la loi évangélique. Elle y découvrit comment la
nature divine, dans le Verbe éternel, se devait unir à la nôtre; comment la
très-sainte humanité serait élevée à l'être de
Dieu, et plusieurs autres mystères de ceux qui se devaient opérer en
l'incarnation du Verbe divin : le Très-Haut la disposant, par ces
illustrations et par d'autres dons de grâces, pour la conception et la
création de l'âme de sa très-sainte fille, qui
devait être Mère de Dieu.
501
CHAPITRE XIV. Comme le Très-Haut manifesta aux saints anges le temps déterminé
et convenable de la conception de la
très-sainte
Vierge, et de ceux qu'il destina pour sa garde.
189. Toutes les choses qui
doivent être sont décrétées et déterminées avec leurs propriétés et leurs
circonstances su tribunal de la volonté divine, comme dans un principe
inévitable et dans la cause universelle de tout ce qui est créé, sans
qu'aucune y soit oubliée, ni qu'après avoir été déterminée, elle puisse être
empêchée par aucune puissance créée. Tout l'univers et tout ce qu'il contient
dépend de ce gouvernement ineffable, qui survient
et qui concourt à tout avec les causes naturelles, sans avoir jamais manqué ni
même pouvoir manquer d'un seul point au nécessaire. Dieu a fait tout ce qui
est créé, et il le soutient par sa seule volonté; il dépend de lui de
conserver l'être qu'il a donné à toutes choses, ou de le leur ôter, les
réduisant au néant, d'où il les a tirées. Mais comme il les créa toutes pour
sa gloire et pour celle du Verbe incarné, il s'est employé dès le commencement
de la création à ouvrir et à disposer les voies par où le même Verbe devait
descendre pour (502) prendre chair humaine et pour converser avec les hommes,
afin de les conduire à Dieu et de leur apprendre à le chercher, à le
connaître, à le craindre et à le servir, à l'aimer, à mériter d'en jouir et de
le louer éternellement.
190. Son saint nom a été
admirable par toute la terre (1), et glorifié en la plénitude et en la société
des saints, qu'il avait choisis pour en faire un peuple su Verbe incarné, qui
en devait être le chef (2). Lorsque tout était en la dernière et convenable
disposition en laquelle sa divine providence l'avait voulu mettre, et que le
temps qu'elle avait déterminé pour créer cette merveilleuse femme, qui apparut
su ciel revêtue du soleil (3), s'approchait; voulant réjouir et enrichir la
terre par sa venue, la très-sainte Trinité pour
exécuter son dessein décréta ce que je déclarerai par mes faibles expressions
et par mes simples conceptions touchant ce que j'en ai découvert.
191. Nous avons déjà dit
comment, à l'égard de Dieu, rien n'est ni passé ni futur, parce que tout est
présent à son entendement divin et infini, connaissant toutes choses par un
acte très-simple. Mais les réduisant à nos
manières d'exprimer et à notre faible façon de concevoir, nous considérons que
sa Majesté divine regarda les décrets quelle avait faits de créer une digne et
proportionnée Mère dont le Verbe dût prendre chair humaine, car
l'accomplissement de ses décrets est infaillible. Le temps convenable et
déterminé
(1) Ps. VIII, 1. — (2) Tit., II, 14. — (3) Apoc.,
XII, 1.
503
étant
donc déjà arrivé, les trois divines personnes dirent en elles-mêmes : « Il est
temps que nous commencions
l'ouvrage de notre bon plaisir, et que nous créions cette pure créature et
cette âme a bienheureuse qui nous doit être chère sur toutes les autres.
Ornons-la de riches dons, et déposons en elle seule
les plus grands trésors de notre grâce. Puisque toutes les autres à qui nous
avons donné l'être ont été ingrates et rebelles à notre volonté, s'opposant à
l'intention que nous avions, qu'elles se conservassent dans le premier et
heureux état auquel nous créâmes les premiers hommes, qu'ils s'y sont opposés
par leur péché, et puisqu'il n'est pas convenable que notre volonté soit
entièrement frustrée, créons en toute sainteté et perfection cette créature,
en laquelle le désordre du premier péché n'ait aucune part. Créons une âme
selon nos désirs, un fruit de nos attributs, a nu prodige de notre pouvoir
infini, sans que la tache du péché d'Adam la souille ni l'approche Faisons un
ouvrage qui soit l'objet de notre toute-puissance et un modèle de perfection
que nous présenterons à nos enfants comme la fin du projet que nous eûmes en
la création. Et puisqu'ils ont tous prévariqué en la volonté libre du premier
homme et par le péché qu'il a commis (1), que cette seule créature soit le
dépôt par lequel ceux qu'il a perdus par sa désobéissance soient restaurés;
qu'elle
(1) Rom., V, 12.
soit
l'unique image et ressemblance de notre divinité, et qu'elle soit pendant
toutes les éternités le chef-d'oeuvre de nos complaisances et de nos délices.
Nous déposerons en elle toutes les prérogatives et toutes les grâces que nous
destinions en notre première et conditionnelle volonté pour les anges et pour
les hommes s'ils se fussent maintenus dans leur premier état. Mais puisqu'ils
les ont perdues, renouvelons-les en cette créature, et nous ajouterons à ces
dons plusieurs. autres. Ainsi le décret que nous
fîmes ne sera pas entièrement frustré de ses fins, mais il sera plutôt
accompli dans toute sa perfection en la personne de notre élue et unique (1).
Car ayant déterminé pour les créatures ce qui était le plus saint, et ayant
prévenu ce qui leur était le plus avantageux, le plus parfait et le plus
louable, faveurs dont elles se sont rendues indignes, il faut tourner le
torrent de notre bonté vers notre bien-aimée, et l'exempter de la loi
ordinaire de la génération de tous les mortels, afin que la semence venimeuse
du serpent n'ait aucune part en elle. Je veux descendre du ciel dans son sein,
et me revêtir de la nature humaine, que je prendrai de sa propre substance.
192. Il est juste que la
Divinité, qui est inépuisable en bonté, choisisse une matière
très-pure et très-nette
pour se renfermer et pour se couvrir, et qui n'ait jamais été souillée par le
péché. Notre équité
(1) Cant., VI, 8.
505
et notre
providence demandent ce qui est le plus décent, le plus parfait et le plus
saint, et cela s'exécutera, puisqu'il n'est aucune chose qui puisse résister à
notre volonté (1). Le Verbe qui se doit faire homme, étant le rédempteur et le
maître des hommes, doit fonder et établir la
très-parfaite loi de grâce, et y enseigner à obéir et à honorer le père
et la mère (2), comme des causes secondes de l'être naturel. Et le Verbe divin
doit être le premier à l'exécuter, honorant celle qu'il a choisie pour sa Mère
par la protection de son bras tout-puissant, qui l'anoblira et l'honorera, en
la prévenant par ce qu'il y a de plus admirable, de plus saint et de plus
excellent dans toutes les grâces et dans tous les a trésors de ses dons, entre
lesquels le plus singulier sera l'honneur et la grâce de ne la pas assujettir
à nos ennemis ni à leur malice : ainsi elle doit être exempte de la mort du
péché. »
193. «Le Verbe aura enterre
une Mère sans père, comme il a su ciel un Père sans mère. Et afin qu'il a y
ait sine due correspondance et une juste proportion et convenance en appelant
Dieu Père, et cette femme Mère, nous voulons que toute l'égalité et
correspondance possible s'observe entre Dieu et la créature, afin qu'en aucun
temps le dragon infernal ne puisse se glorifier d'avoir été supérieur à la
femme à qui Dieu a obéi comme à sa véritable Mère. Cette dignité d'être
délivrée du péché est due
(1) Esth., XIII, 9. — (2)
Matth., XV, 4.
506
et
proportionnée à celle qui doit être Mère du Verbe, et lui sera d'un plus grand
ornement et d'un plus grand profit, car c'est un plus grand bien d'être sainte
que d'en être seulement Mère; ainsi toute la sainteté et toute la perfection
doivent accompagner la dignité de Mère de Dieu. Et la chair humaine dont il se
doit revêtir doit être éloignée et séparée du péché; et devant en elle
racheter les pécheurs, il ne doit pas racheter sa propre chair, comme il
rachètera les autres, puisque étant unie à la Divinité, elle doit être
rédemptrice; et pour ce sujet nous la préservons par avance, puisque nous
avons déjà prévu et accepté a en cette même chair et en cette nature les
mérites infinis du Verbe; et nous voulons que pendant a toute l'éternité le
Verbe incarné soit glorifié en son tabernacle et en la glorieuse habitation de
l'humanité qu'il en a reçue. »
194. « Elle sera fille du
premier homme, mais quant à la grâce singulière, elle sera libre et exempte de
son péché; et quant à la nature, elle sera très-parfaite
et formée par une providence spéciale. Mais parce que le Verbe incarné doit
être le maître qui enseignera l'humilité et la sainteté, et qui ne les
établira que par les travaux et les peines qu'il doit souffrir, pour confondre
la vanité et les apparences trompeuses des mortels, faisant a élection de cet
apanage comme d'un trésor que nous estimons le plus; nous voulons aussi que
celle qui doit être sa Mère en ait sa bonne part, qu'elle soit (507) unique et
singulière en la patience, admirable dans a les souffrances, et qu'elle nous
offre avec son Fils unique un sacrifice de douleur, qui sera agréablement reçu
de notre volonté et d'une plus grande a gloire pour elle. »
195. Ce fut le décret que
les trois personnes divines manifestèrent aux anges bienheureux, qui
exaltèrent et adorèrent leurs très-hauts et
impénétrables jugements. Et comme la Divinité est un miroir volontaire qui
manifeste dans la même vision de gloire, quand il lui plait, de nouveaux
mystères aux bienheureux, elle leur fit cette nouvelle démonstration de sa
grandeur, pour leur découvrir l'ordre admirable et l'accord merveilleux de ses
oeuvres. Et tout ceci suivit ce que nous avons dit aux chapitres précédents,
sur ce que Dieu fit en la création des anges, quand il leur proposa qu’ils
devaient honorer et reconnaître le Verbe incarné et
sa très-sainte Mère pour leurs supérieurs. Car le
temps qu'il avait destiné pour la conception de cette grande Reine étant
arrivé, il n'était pas convenable que le Seigneur, qui dispose toutes choses
avec poids et mesure (1), le célât. Il ne m'est
pas possible de ne pas ternir et de ne pas obscurcir par des termes humains et
des expressions si bornées, la connaissance que le Très-Haut m'a donnée de
mystères si profonds et si relevés; mais je ne laisserai pas de dire, autant
que ma faiblesse me le permettra, ce que je pourrai touchant les grands
secrets que
(1) Sap., XI, 21.
508
le
Seigneur découvrait aux anges dans cette occasion.
196. « Le temps est déjà
arrivé, ajouta sa Majesté divine, auquel notre providence avait déterminé de
donner le jour à notre plus agréable et chère créature, la restauratrice du
premier péché du genre humain, celle qui doit écraser la tête du dragon (1),
celle que cette mystérieuse femme représenta, et qui apparut en notre présence
comme un très-grand signe (2), et celle qui
donnera la chair humaine au Verbe éternel. Cette heure si fortunée pour les
mortels s'est approchée, en laquelle nous leur devons distribuer les trésors
de notre divinité, et par ce moyen leur ouvrir les portes du ciel. Que la
rigueur de notre justice s'arrête dans les châtiments qu'elle a exercés
jusqu'à présent sur les a hommes, et que l'attribut de notre miséricorde se
fasse connaître, en enrichissant les créatures par les richesses de la grâce
et de la gloire éternelle que le Verbe incarné leur méritera. »
197. « Que le genre humain
reçoive un réparateur, un maître, un médiateur, un frère et un ami, qu'il soit
la vie des morts, le salut des infirmes, .la consolation des affligés, le
soulagement, le repos et le compagnon des persécutés. Que les prophéties de
nos serviteurs et les promesses que nous leur avons faites
de leur envoyer un Sauveur pour les racheter, s'accomplissent. Et afin que le
tout
509
s'exécute selon notre bon plaisir, et pour commencer l'ouvrage de ce mystère
caché dès le commencement du monde, faisons élection, pour former notre
bien-aimée Marie, du sein d'Anne, notre humble servante, afin qu'elle y soit
conçue, et que sa très-heureuse âme y soit créée.
Et quoique sa génération et sa formation doivent être selon l'ordre commun de
la naturelle propagation, ce sera néanmoins par un ordre différent de grâce,
selon la disposition de notre immense pouvoir. »
198. « Vous savez déjà
comme l'ancien serpent, depuis le signe qu'il vit de cette merveilleuse femme,
rôde autour de toutes pour les dévorer; que depuis la première que nous
créâmes, il poursuit par ses tromperies et par ses embûches celles qu'il
connaît être les plus parfaites en leur vie et en leurs oeuvres, dans
l'espérance qu'il a de rencontrer entre toutes celle dont on le menaça qu'elle
a le foulerait aux pieds et lui écraserait la tète. Il a n'est pas douteux que
quand il reconnaîtra, par e les grandes diligences qu'il y apportera, la
sainteté u singulière de cette très-pure et
très-innocente créature, tous les soins et tous
les efforts qu'il emploiera pour la persécuter ne soient aussi grands que
l'estime qui il en concevra. L'orgueil pourtant de ce dragon sera bien plus
grand que sa force (1); ainsi il est de notre volonté que vous veilliez sur
notre sainte cité, et protégiez d'une manière toute
(1) Isa., XVI, 6.
510
particulière ce tabernacle du Verbe incarné, pour la garder, la secourir et la
défendre contre nos ennemis, et pour l'éclairer, la fortifier et la consoler
avec un soin et un respect digne de son mérite, pendant qu'elle sera parmi les
mortels. »
199. Tous les anges
bienheureux se montrèrent avec une profonde humilité, et comme prosternés
devant le trône de la très-sainte Trinité, soumis
à cette proposition que le Très-Haut leur fit, et tout prêts à exécuter son
divin commandement. Chacun d'eux désirait avec une sainte émulation d'être
envoyé, et s'offrait à un si heureux emploi : faisant tous su Très-Haut des
hymnes et des cantiques nouveaux de louanges, de ce que l'heure arrivait en
laquelle ils voyaient l'accomplissement d'une chose qu'ils avaient demandée
avec tant d'ardeur durant plusieurs siècles. Je connus dans cette occasion
que, depuis cette grande bataille que saint Michel eut su ciel avec le dragon
et ses alliés, qui furent ensuite précipités dans les ténèbres éternelles (1),
les légions de saint Michel restant victorieuses et confirmées en grâce et en
gloire, ces esprits bienheureux commencèrent alors à demander l'exécution des
mystères de l'incarnation du Verbe, qui leur furent révélés, et persévérèrent
à réitérer leurs demandes jusqu'à ce que Dieu leur manifestât l'heure de
l'accomplissement de leurs désirs.
200. Les esprits célestes
reçurent par cette nouvelle révélation une nouvelle joie et une gloire
(1) Apoc., XII, 7, 8, 9.
511
accidentelle, et dirent au Seigneur : « Très-Haut et incompréhensible Seigneur de
toutes choses, vous êtes digne de tout honneur, de toute louange et d'une
gloire éternelle, et nous sommes créés pour exécuter votre divine volonté.
Employez-nous, Seigneur tout-puissant, à tout ce qui regardera vos merveilleux
ouvrages et vos grands mystères, afin qu'en tous et en tout votre
très-juste bon plaisir s'accomplisse. » Dans ces
affections et dans ces souhaits, les princes célestes ne se croyaient pas
dignes de cet honneur, et ils auraient souhaité, s'il eût été possible, d'être
plus purs et plus parfaits, pour être plus dignes de garder et de servir cette
Reine admirable.
201. Le Très-Haut détermina
et assigna ceux qui devaient s'occuper à un ministère si relevé; et il fit
choix de cent dans chaque chœur, pour faire le nombre de neuf cents, outre
lesquels il en destina douze pour servir leur Reine en forme corporelle et
visible avec plus d'assiduité, et leur imprima des signes on des devises de la
rédemption : ce sont les douze dont il est fait mention dans l'Apocalypse, qui
gardaient les portes de la cité, et j'en parlerai dans la déclaration que je
ferai ci-après ce chapitre. Le Seigneur en assigna dix-huit autres des plus
relevés, afin qu'ils montassent et descendissent par la mystique échelle de
Jacob dont nous avons déjà parlé, pour faire les ambassades de la Reine au
grand Roi, et du Seigneur à cette même Reine; car elle les envoyait plusieurs
fois
(1) Apoc., XXI, 12.
512
au Père
éternel pour être dirigée dans toutes ses actions selon les mouvements du
Saint-Esprit, n'en faisant aucune que par son ordre et conformément à sa
divine volonté, en sorte qu'elle n'aurait pas fait la moindre.
chose sans l'avoir consulté auparavant. Et quand
elle n'était pas instruite par une spéciale illustration, elle envoyait ces
anges bienheureux au Seigneur pour lui représenter son doute et le désir
qu'elle avait de faire ce qui était le plus agréable à sa
très-sainte volonté, et pour recevoir ses commandements, comme nous
dirons dans la suite de cette histoire.
202. Par-dessus le nombre
de tous ces anges dont nous venons de faire mention', le Très-Haut choisit
encore soixante-dix des plus relevés séraphins et des plus proches du trône de
la Divinité, afin qu'ils conférassent et communiquassent avec la Reine du
ciel, de la même manière qu'ils communiquent et parlent entre eux, et que les
supérieurs éclairent les inférieurs. Cet avantage fut accordé à la Mère de
Dieu (quoiqu'elle fût supérieure en dignité et en grâce à tous les séraphins),
parce qu'elle était voyageuse et inférieure par sa nature. Et quand le
Seigneur s'absentait d'elle quelquefois en suspendant sa présence sensible,
comme nous verrons: ci-après, ces soixante-dix séraphins l'illustraient et la
consolaient, et elle leur communiquait les affections de son ardent amour et
les tendres soucis que l'absence de son trésor lui causait. Le nombre de
soixante-dix, dont elle fut favorisée, répond aux soixante-dix années de sa
très-sainte vie, qui ne fut pas de soixante, comme
je le dirai en (513) son lieu. Ce nombre a rapport à ces soixante courageux
qui gardaient le lit du roi Salomon, comme il est écrit dans le troisième
chapitre des Cantiques, qu'on choisissait entre les plus vaillants d'Israël et
les plus expérimentés en la guerre, ayant leurs épées à la ceinture pour le
préserver pendant la nuit des surprises des ennemis.
203. Ces princes et ces
forts capitaines jurent destinés pour la garde de leur Reine, et choisis parmi
les premiers des ordres hiérarchiques : parce qu'en cette ancienne bataille
qui se donna dans le ciel entre les esprits humbles et le superbe dragon, ils
furent armés par le Roi souverain de l’univers, afin qu’ils combattissent et
vainquissent Lucifer et tous les apostats qui le suivirent, avec l’épée de sa
vertu et de sa parole divine (1). Et parce que dans ce fameux combat ces
suprêmes séraphins se distinguèrent par un grand zèle pour l'honneur du
Très-Haut, comme de braves et adroits cal haines en l'amour divin, ces armes
de la grâce leur étant données parla vertu du Verbe incarné, dont ils
défendirent l'honneur, combattant pour leur chef et leur Seigneur aussi bien
que pour sa très-sainte Mère, dont les intérêts se
trouvent inséparables des siens; c'est pourquoi il est dit qu'ils gardaient le
lit de Salomon et ne l'abandonnaient jamais, et qu'ils avaient leurs épées à
la ceinture (2), endroit qui désigne la génération humaine, et en elle
l'humanité de notre Seigneur Jésus-Christ, conçue dans le lit virginal de
(1) Ephes., VI, 17. — (2) Cant., III, 7-8.
514
Marie,
de sa propre substance et de son sang le plus pur.
204. Les autres dix
séraphins, qui restent pour achever le nombre de soixante-dix, furent aussi
des plus relevés de ce premier ordre, qui témoignèrent plus de zèle pour
l'honneur de la divinité et de l'humanité du Verbe et de sa
très-sainte Mère : et, quoique ce combat des auges
fidèles fût fort court, il y eut assez d'instants pour toutes ces opérations.
Les principaux chefs de cette sainte milice qui se signalèrent te plus dans
cette première épreuve furent comme récompensés par cet honneur particulier
qu'ils reçurent, d'être encore chefs parmi ceux qui devaient garder leur Reine
et leur Maîtresse. Ils font tous ensemble le nombre de mille anges, en
comptant les séraphins avec les autres des ordres inférieurs; de manière que
cette Cité de Dieu était suffisamment garnie pour se défendre contre les
légions infernales.
205. Pour mieux ordonner
cet invincible escadron on y mit à la tète le prince de la milice céleste,
saint Michel; lequel, bien qu'il ne fût pas toujours présent à la Reine, lui
manifestait néanmoins sa présence et l'accompagnait souvent. Le Très-Haut le
lui destina, afin que, comme principal et extraordinaire ambassadeur de notre
Seigneur Jésus-Christ, il s'employât dans quelques affaires mystérieuses de la
très-sainte Vierge. Le prince saint Gabriel y fut
aussi employé, afin qu'il descendit, par l'ordre du
Père éternel, pour les légations et les mystères qui regardaient cette
princesse du ciel. Et ce fut ce que la très-sainte
Trinité (515) ordonna pour sa défense et pour sa garde ordinaire.
206. Tout ce dénombrement
se fit par une grâce spéciale du Seigneur; car j'eus connaissance qu'il y
garda quelque ordre de justice distributive, parce que son équité et sa
providence eurent égard aux opérations et à, la volonté avec lesquelles les
anges bienheureux reçurent les mystères de l'incarnation du Verbe et de sa
très-sainte Mère, qui leur furent révélés au
commencement: les mouvements de leurs affections et de leurs inclinations
n'étant pas égaux à obéir à la divine volonté et à recevoir les mystères qui
leur furent proposés, la grâce tic produisant pas entiers tous les mémos
effets : ce qui fut cause que les uns s'y soumirent par une dévotion spéciale,
connaissant l'union des deux nature, la divine et l'humaine, en la personne du
Verbe, cachée sous l'humble voile d'un corps humain, et élevée à titre chef de
toutes les créatures. L'affection des autres se mouvait d'admiration de ce que
le Fils unique du hère céleste voulait bien se faire passible et avoir
ont si grand amour pour les hommes que de s'offrir
à mourir pour eux. Les autres se distinguèrent par les louanges qu'ils
rendirent au Très-Haut de ce qu'il devait créer une femme d'une excellence si
admirable, qu'elle serait élevée en-dessus de tons
les esprits célestes, et dont le Créateur prendrait chair humaine. Selon donc
tous ces mouvements et leurs proportions, que le Tout Puissant voulut
récompenser d'une gloire accidentelle, il destina ces anges fidèles pour les
mystères de Jésus-Christ et de sa très-pure Mère,
de la manière que seront récompensés ceux qui
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se
signaleront en cette présente vie en quelque vertu, comme les docteurs, les
vierges, et les autres parleurs auréoles.
207. Lorsque ces esprits:
bienheureux se manifestaient corporellement, selon cet ordre, à la Mère de
Dieu, comme je le dirai dans la suite, ils lui découvraient et lui
représentaient par des devises et par des caractères lumineux les divers
mystères, soit de l'incarnation, soit de la passion de notre Seigneur
Jésus-Christ, et plusieurs autres qui représentaient cette même Reine, ses
grandeurs et sa dignité : quoiqu'elle ne les pénétrât pas quand ils
commencèrent de les lui manifester, parce que le Très-Haut commanda à tous ces
anges qu'ils ne lui déclarassent pas qu'elle dit être Mère de son Fils unique
jusqu'à ce que le temps déterminé par sa divine sagesse fût arrivé; mais
pourtant qu'ils l'entretinssent toujours des mystères de l’incarnation et de
la rédemption des hommes, pour la conserver dans ses ferventes demandes. Les
langues humaines sont incapables, et mes paroles sont trop faibles pour
manifester une lumière aussi relevée et; une connaissance aussi sublimes que
celles que j'en ai reçues.
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