DE LA FOI ET DES VICES

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DE LA FOI ET DES VICES QUI LUI SONT OPPOSÉS.

 

DE LA FOI ET DES VICES QUI LUI SONT OPPOSÉS.

ACCORD DE LA RAISON ET DE LA FOI.

LA FOI SANS  LES  OEUVRES : FOI  STÉRILE  ET SANS FRUIT.

LES OEUVRES SANS LA FOI : OEUVRES INFRUCTUEUSES ET SANS MÉRITES POUR LA VIE ÉTERNELLE.

LA FOI VICTORIEUSE DU MONDE.

L'INCREDULE CONVAINCU PAR LUI-MEME.

NAISSANCE ET PROGRÈS DES HÉRÉSIES.

PENSÉES DIVERSES SUR LA   FOI   ET  SUR  LES   VICES OPPOSÉS.

 

ACCORD DE LA RAISON ET DE LA FOI.

 

I. Un homme du monde qui fait profession de christianisme, et à qui l'on demande compte de sa foi, dit : Je ne raisonne point, mais je veux croire. Ce langage bien entendu peut être bon; mais dans un sens assez ordinaire il marque peu de foi, et même une secrète disposition à l'incrédulité ; car qu'est-ce à dire, Je ne raisonne point ? Si ce prétendu chrétien savait bien là-dessus démêler les véritables sentiments de son cœur, ou s'il les voulait nettement déclarer , il reconnaîtrait que souvent cela signifie : Je ne raisonne point, parce que si je raisonnais, ma raison ne trouverait rien qui la déterminât à croire ; je ne raisonne point, parce que si je raisonnais, ma raison même m'opposerait des difficultés qui me détourneraient absolument de croire. Or penser de la sorte et être ainsi disposé, c'est manquer de foi : car la foi, je dis la foi chrétienne, n'est point un pur acquiescement à croire, ni une simple soumission de l'esprit, mais un acquiescement et une soumission raisonnable ; et si cette soumission, si cet acquiescement n'était pas raisonnable, ce ne serait plus une vertu. Mais comment sera-ce un acquiescement, une soumission raisonnable, si la raison n'y a point de part  (1) ?

Il faut donc raisonner, mais jusqu'à certain point et non au delà. Il faut examiner, mais sans passer les bornes que l'Apôtre marquait aux premiers fidèles quand il leur disait : Mes Frères, en vertu de la grâce qui m'a été donnée, je vous avertis tous, sans exception, de ne porter point trop loin vos recherches dans les matières de la foi; mais d'user sur cela d'une

 

1 Rationabile obsequium vestrum. (Rom., XII, 1.)

 

grande retenue, et de n'y toucher que très-sobrement (1). Quelles preuves, quels motifs me rendent la religion que je professe, et conséquemment tous les mystères qu'elle m'enseigne, évidemment croyables? Voilà ce que je dois tâcher d'approfondir, voilà ce que je dois étudier avec soin et bien pénétrer, voilà où je dois faire usage de ma raison, et sur quoi il ne m'est pas permis de dire : Je ne raisonne point. Car, sans cet examen et cette discussion exacte, je ne puis avoir qu'une foi incertaine et chancelante, qu'une foi vague, sans principes et sans consistance. Aussi est-ce pourquoi le Prince des apôtres, saint Pierre, nous ordonne de nous tenir toujours prêts à satisfaire ceux qui nous demanderont raison de ce que nous croyons et de ce que nous espérons (2). Il veut que nous soyons toujours là-dessus en état de répondre, de justifier le sage parti que nous suivons, de faire voir qu'il n'en est point de mieux établi, et de produire les titres légitimes qui nous y autorisent et nous y attachent inviolablement.

Mais quel est le fond de ces grands mystères que la religion me révèle, et qui nous sont annoncés dans l'Evangile ? en quoi consistent-ils? comment s'accomplissent-ils? C'est là que la raison doit s'arrêter, qu'elle doit réprimer sa curiosité naturelle, et qu'il ne m'est plus seulement permis, mais expressément enjoint de dire : Je ne raisonne point, je crois. En effet, il me suffit de savoir que je dois croire tout cela, que je crois prudemment tout cela, que je serais déraisonnable et criminel de ne pas croire tout cela, m'étant enseigné par une religion dont les plus forts raisonnements et les arguments les plus sensibles me font

 

1 Rom., XII, 3 — 2 1 Petr., XV, 3.

 

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connaître l'incontestable vérité. C'est là, dis-je, tout ce qu'il me faut ; et si je voulais aller plus avant, si par une présomption semblable à celle de saint Thomas, dans le temps de son incrédulité, je disais comme lui : A moins que je ne voie, je ne croirai point (1), dès lors je perdrais la foi, je l'anéantirais, et j'en détruirais tout le mérite. Je l'anéantirais : pourquoi? parce qu'il est essentiel à la foi de ne pas voir, et de croire ce qu'on ne voit pas. J'en détruirais tout le mérite : pourquoi ? parce qu'il n'y a point de mérite à croire ce qu'on a sous les yeux, ce qui nous est présent et qui nous frappe les sens, ce qu'on voit clairement et distinctement : on n'est point libre sur cela, on n'est point maître de sa créance pour la donner ou pour la refuser ; on est persuadé malgré soi ; on est convaincu, sans qu'il en coûte ni effort, ni sacrifice. Et c'est en ce sens que le Sauveur des hommes a dit : Heureux ceux qui n'ont point vu, et qui ont cru (2) !

Tel est donc l'accord que nous devons faire de la raison et de la religion. La raison éclairée d'en-haut fait comme les premiers pas, ou met comme les préliminaires, en nous convaincant que la religion vient de Dieu ; que de tous les articles qu'elle contient, il n'y en a pas un qui n'ait été révélé de Dieu, soit dans l'Ecriture, soit dans la tradition expliquée et proposa: par l'Eglise ; que Dieu étant absolument incapable d'erreur ou de mensonge, il s'ensuit que tout ce qu'il a prononcé est souverainement vrai ; enfin , que la religion ne nous annonçant que la parole de Dieu , et ne nous l'annonçant qu'au nom de Dieu, elle est par conséquent également vraie, et demande une adhésion parfaite de notre esprit et de notre cœur. Voilà où la raison agit, et ce que nous découvrons à la faveur de ses lumières. Mais ce principe posé en général, la religion prend ensuite le dessus; elle propose ses vérités particulières; et, toutes cachées qu'elles sont, elle y soumet la raison , sans lui laisser la liberté d'en percer les ombres mystérieuses. Si, par son indocilité naturelle et par son orgueil, la raison y répugne , la religion , par le poids de son autorité et par un commandement exprès, la réduit sous le joug et la tient captive. Si la raison ose dire : Comment ceci, ou, comment cela?C'est assez, lui répond la religion, d'être instruit que ceci ou cela est, et de n'en pouvoir douter selon les règles de la prudence. Or on n'en peut douter prudemment, puisque, selon les règles de la prudence , on ne peut douter

 

1 Joan., XX, 25. — 2 Ibid., 29.

 

que Dieu ne l'ait ainsi déclaré. Cette réponse, ce silence imposé à la raison, l'humilie; mais c'est une humiliation salutaire , qui empêche la raison de s'égarer, de s'émanciper, de tourner, suivant l'expression de saint Paul, à tout vent de doctrine, et qui la contient dans les justes limites où elle doit être resserrée, et d'où elle ne doit jamais sortir. De cette sorte, notre foi est ferme, sans rien perdre néanmoins de son obscurité ; et elle est obscure, sans rien perdre non plus de sa fermeté.

II. Développons encore la chose : et, pour la rendre plus intelligible et lui donner un nouveau jour, mettons-la dans une espèce de pratique. Je suppose un chrétien surpris d'une de ces tentations qui attaquent la foi, et dont les âmes les plus religieuses et les plus fidèles ne sont pas exemptes elles-mêmes à certains moments. Car il y a des moments où une âme, quoique chrétienne , est intérieurement aussi agitée par rapport à la foi, que le fut saint Pierre sur les eaux de la mer, quand Jésus-Christ lui dit : Homme de peu de foi, pourquoi avez-vous douté (1) ? Cependant on ne doute pas, on croit, mais d'une foi troublée, d'une foi presque chancelante ; et l'impression est si vive en quelques rencontres , qu'il semble qu'on ne croit rien et qu'on ne tient à rien. Epreuve difficile à soutenir, mais que Dieu permet pour épurer notre foi même, et pour la perfectionner. Il a ses vues en cela, et, bien qu'il paraisse nous délaisser, ce sont pour nous des vues de salut, parce qu'il sait que tout contribue à la sanctification de ses élus, et qu'au lieu de dégénérer et de tomber, c'est dans une faiblesse apparente que la vertu se déploie avec plus de force, et qu'elle s'avance.

Or , en de pareilles conjonctures, dans lesquelles je puis me trouver aussi bien que les autres, que fais-je, ou que dois-je faire ! Après avoir imploré l'assistance divine , après m'être écrié comme le prince des apôtres, en levant les mains au ciel : Seigneur, sauvez-nous, autrement nous allons périr (2), je fais un retour sur moi-même; et, pour me fortifier , j'appelle tout ensemble à mon secours, et ma raison et ma religion. L'une et l'autre me prêtent, pour ainsi dire, la main, et concourent à calmer mes inquiétudes et à me rassurer.

Ma raison me rappelle ces grands motifs qui m'ont toujours déterminé à croire, et m'ont paru jusqu'à présent les plus propres à m'affermir dans la foi où j'ai été élevé. Par exemple, elle me représente ce vaste univers et cette

 

1 Matth., XIV, 31. — 2 Ibid., VIII, 25.

 

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multitude innombrable d'êtres visibles qui le composent. Elle m'en fait admirer la diversité, la beauté, l'immense étendue, l'arrangement, l'ordre , la liaison , la dépendance mutuelle , l'utilité, la durée depuis tant de siècles et leur perpétuité. Elle me fait contempler les cieux qui roulent sur nos têtes , et dont les mouvements si rapides sont toujours si réglés; ces astres qui nous éclairent, ce nombre prodigieux d'étoiles qui brillent dans le firmament, cette variété de saisons qui, par des révolutions si constantes et si merveilleuses, se succèdent tour à tour et partagent le cours des temps. Elle me fait parcourir de la pensée, plutôt que de la vue, ces longs espaces de terres et de mers, qui sont comme le monde inférieur au-dessus du monde céleste. Que de richesses j'y aperçois ! que de productions différentes, et de toutes les espèces ! quelle fécondité! quelle abondance ! Y manque-t-il rien de tout ce qui peut servir, non-seulement à l'entretien nécessaire ou commode, mais à la splendeur et à l'éclat, mais à la somptuosité et à la magnificence , mais aux douceurs et aux délices de la vie? Sans égard à bien d'autres preuves que je passe, et sur lesquelles ma raison pourrait insister , en voilà d'abord autant qu'il faut pour m'attacher à la foi d'un Dieu toujours existant et toujours vivant, l'Etre souverain, le principe de toutes choses, et l'auteur de tant de merveilles. Car discourant en moi-même, et jugeant selon les règles d'une droite raison et selon le sens ordinaire et le plus universel, j'observe d'un premier coup d'oeil qu'un ouvrage si bien entendu , si bien assorti dans toutes ses parties, et d'une structure au-dessus de tout l'artifice humain, ne peut être le pur effet du hasard. Que ce firmament, ces cieux, ces astres, cette terre, ces mers, que tout cela et tout ce que nous voyons ne s'est point fait de soi-même, ne s'est point arrangé de soi-même, ne se remue point de soi-même, ne subsiste point par soi-même, sans qu'aucune intelligence supérieure y préside , ni jamais y ait présidé. Le sentiment qui me vient donc là-dessus et qui me touche, pour peu que j'y fasse attention , est de reconnaître une première cause et un premier moteur, un ouvrier par excellence, une puissance suprême, de qui tout est émané et qui ordonne tout, qui dispose tout, qui donne à tout l'impression , qui anime et soutient tout. Or, cet excellent ouvrier, cette puissance primitive, essentielle, indépendante , toujours subsistante,  c'est ce que  nous appelons Dieu,  et ce que nous   devons honorer comme Dieu.

Je dis honorer comme Dieu; et de degré en degré, la même raison qui me guide me porte plus avant, et me fait passer de la connaissance de Dieu à la connaissance du culte que je lui dois rendre, et qu'il a droit d'exiger de moi. Culte religieux : et qu'y a-t-il de plus raisonnable, soit dans le Créateur, que d'attendre de ses créatures les justes hommages qui lui appartiennent, et de les leur demander; soit dans les créatures, que de glorifier, selon qu'elles en sont capables, le Créateur de qui elles ont reçu l'être, que d'ajouter foi à ses oracles, de se conformer à ses volontés, de pratiquer sa loi, de lui offrir leur encens, et de se dévouer pleinement à son service? En cela consiste la religion : mais parce que dans la multiplicité des religions qui, par l'égarement des esprits, se sont introduites parmi les hommes, il yen a nécessairement de fausses, et que Dieu réprouve, puisqu'elles se contredisent les unes les autres, il est question d'en chercher une véritable, et d'examiner de plus si celle-là même n'est pas l'unique véritable. Or, entre celles qui règnent actuellement dans le monde, je trouve la religion chrétienne, et à la lueur de ma seule raison, j'y découvre des caractères de vérités si marqués, qu'ils doivent convaincre tout esprit sensé, solide, docile qui ne s'obstine pointa imaginer des difficultés, nia faire naître de vaines disputes.

Quand il n'y aurait point d'autre témoignage que celui des miracles de Jésus-Christ, ce serait une preuve plus que suffisante. Ce nouveau législateur paraît sur la terre ; il y prêche son Evangile, qui est la loi chrétienne; et, pour autoriser sa prédication, il se dit envoyé de Dieu. Il est évident que si c'est Dieu qui l'envoie, et que ce soit au nom de Dieu qu'il parle, tout ce qu'il enseigne est vrai, et que nous sommes obligés de souscrire à sa doctrine. Car il faudrait ne pas avoir la plus légère notion de Dieu, pour se persuader qu'il pût attester le mensonge et le confirmer. Ce qui reste donc à Jésus-Christ, c'est de prouver sa mission ; mais comment l'entreprend-il? parles miracles qu'il opère. Les choses que je fais, dit-il, rendent témoignage de moi ; si vous ne m'en croyez pas sur ma parole, croyez-en mes œuvres (1). Et il est encore certain que ces œuvres miraculeuses étant au-dessus des forces de la nature, et ne pouvant procéder que de la vertu d'en-haut, si Jésus-Christ a fait réellement des miracles, surtout certains miracles, et qu'il les ait faits

 

1 Joan., X, 38.

 

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pour affirmer qu'il est le Messie, on ne peut plus lui contester cette qualité, ni douter qu'il ne soit venu de la part de Dieu. Autrement Dieu serait l'auteur de l'imposture, en lui communiquant un pouvoir dont il se serait prévalu pour tromper les peuples et abuser de leur crédulité.

Or, que Jésus-Christ ait fait des miracles, et des miracles du premier ordre, et des miracles en très-grand nombre, et des miracles des plus éclatants , et des miracles dont la fin principale était de se faire connaître comme l'envoyé de Dieu ; qu'il ait chassé des corps les dénions et délivré les possédés ; qu'il ait exercé sur les éléments un empire absolu, et qu'ils aient obéi à sa voix; qu'il ait commandé à la mer, apaisé les flots, calmé les tempêtes, qu'il ait guéri toutes sortes de maladies, rendu la vue aux aveugles, l'ouïe aux sourds, l'usage de la langue aux muets, le sentiment et le mouvement aux paralytiques, la vie aux morts ; enfin que, par le prodige le plus singulier et le plus inouï, il se soit ressuscité lui-même après avoir été mis à mort et enfermé dans le tombeau, c'est de quoi une raison éclairée et dégagée de tout préjugé ne peut refuser de convenir. Il n'y a qu'à considérer mûrement et par ordre toutes les circonstances dont ces faits se trouvent revêtus, leur variété, leur éclat, Je temps, les occasions, les lieux, les campagnes, les places publiques où ils se sont passés, la multitude des gens qui en ont été spectateurs, ou qui, sur le récit qu'ils en entendaient, comme de miracles avérés et tout récents, embrassaient la foi et formaient ces troupes de chrétiens si célèbres par leur zèle et leur sainteté ; les qualités irréprochables des témoins qui les ont vus, qui les ont rapportés, qui les ont publiés jusqu'aux extrémités de la terre, qui les ont transmis à la postérité dans leurs évangiles, qui les ont soutenus sans se démentir jamais, et en ont défendu la vérité aux dépens de leur fortune, de leur repos, de leur vie : il n'y a, dis-je, qu'à faire une discussion exacte de chacun de ces points, et d'autres que je n'ajoute pas; il n'y a qu'à les bien peser; et on avouera que, de tous les faits historiques, nuls ne sont plus solidement appuyés, ni plus a couvert de la censure. Mais, encore une fois, cette perquisition, à qui doit-elle appartenir, et du ressort de qui est-elle, si ce n'est du ressort de la raison? C'est à la raison d'éclairer d’abord tout cela, de le vérifier, et d'en tirer des preuves authentiques en faveur de la religion.

III. Cependant, après m'être convaincu par-là, et par cent autres motifs, que je dois m'en tenir à la loi de Jésus-Christ; après m'être, pour ainsi dire, démontré à moi-même, par la voie du raisonnement que c'est une loi divine, une loi que l'Esprit de vérité, qui est l'Esprit de Dieu, a dictée ; après avoir conclu en général et par une conséquence nécessaire , que cette loi ne peut donc me tromper, et que je ne puis m'égarer en la suivant; que tout ce que cette loi m'enseigne est donc tel en effet qu'elle me l'enseigne, et que tout ce qu'elle me propose de dogmes à croire sont autant d'articles de foi auxquels je suis indispensablement obligé d'adhérer ; que de vaciller là-dessus et de demeurer un moment dans une suspension volontaire, ce serait donc un crime et une infidélité digne de la damnation éternelle ; enfin, après avoir bien compris le grand oracle du prince des apôtres , que cette loi ayant été donnée aux hommes pour être la seule règle et de notre créance et de nos mœurs, il n’est point sous le ciel d'autre nom en vertu duquel nous puissions être sauvés , que le nom de Jésus-Christ (1) ; du reste, si ma raison veut aller plus loin, et qu'elle prétende percer l'abîme des impénétrables mystères que la religion nous a révélés, mais dont elle nous a caché le fond, c'est là que la foi prend le dessus, qu'elle s'élève, qu'elle défend ses droits, qu'elle me met un voile sur les yeux, et me condamne à ne plus marcher que dans les ténèbres.

La raison a beau se récrier, cette raison également curieuse et présomptueuse ; elle a beau demander : Mais qu'est-ce que le mystère d'un Dieu en trois personnes, et de trois personnes dans un seul Dieu? mais qu'est-ce que le mystère d'un Dieu fait homme sans cesser d'être Dieu, mortel et immortel tout ensemble, passible et impassible, réunissant dans une même personne toute la gloire de la divinité et toutes les misères de notre humanité? mais qu'est-ce que le mystère d'un Dieu-Homme, réellement présent sous les espèces du pain et du vin dans le sacrement de nos autels? qu'est-ce que tout le reste ? Là-dessus la foi lui dit ce que Dieu dit à la mer : Tu viendras jusque-là, mais c'est là même que tu l'arrêteras ; c'est là que tu toiseras tes flots, et que tu abaisseras les enflures de ton orgueil (2). Arrêt absolu contre lequel une raison chrétienne n'a rien à opposer ni à répliquer. Elle y trouve même des avantages infinis : car c'est ainsi que l'homme, en faisant à Dieu le sacrifice de son corps par la pénitence,

 

1 Act., IV. 12. — 2 Job, XXXVIII, 11.

 

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le sacrifice de son cœur par l'amour, lui fait encore le sacrifice de son esprit par la foi. En sacrifiant à Dieu son corps par la pénitence, il honore Dieu comme souverainement équitable; en sacrifiant à Dieu son cœur par l'amour, il honore Dieu comme souverainement aimable ; et en sacrifiant à Dieu son esprit par la foi, il honore Dieu comme souverainement infaillible et véritable.

Avantages par rapport à Dieu ; mais de plus, à prendre la chose par rapport à l'homme et à sa tranquillité, il ne lui doit pas être moins avantageux d'avoir une règle qui seule arrête les vicissitudes perpétuelles de sa raison, lorsqu'elle est abandonnée à elle-même. Or cette règle, c'est la foi. En effet, sans une foi soumise, toutes les lumières de ma raison, au lieu de me rassurer dans le choix d'un parti et de me mettre l'esprit en repos, ne serviront au contraire qu'à me jeter chaque jour dans de nouveaux embarras, et à me causer de nouvelles agitations. Car on sait combien la raison humaine, dès qu'on lui donne l'essor, est variable dans ses vues, et combien elle est féconde en idées toujours nouvelles que l'imagination lui suggère. De sorte qu'aujourd'hui nous pensons d'une façon et demain d'une autre, qu'aujourd'hui un sentiment nous plaît, et que demain nous le rejetons, qu'aujourd'hui une difficulté nous fait de la peine, et qu'elle n'est pas plutôt résolue, qu'un autre doute vient bientôt après nous troubler : ce qui est surtout vrai en matière de religion, et ce qui est encore plus commun aux esprits vifs et pénétrants, aux prétendus sages et aux savants du siècle, qu'à des esprits simples et bornés. D'où il arrive que nous demeurons dans une perplexité où l'on se prête à tout ce qui se présente, et l'on ne tient à rien. Saint Augustin nous le témoigne assez en parlant de lui-même. Il cherchait la vérité, il en faisait son étude, il y employait toute sa philosophie : mais après bien des recherches, et après être tombé dans les erreurs les plus grossières, il était toujours flottant et incertain, et ne trouvait rien où il crût pouvoir se reposer : pourquoi ? parce qu'il ne prenait point d'autre guide que sa raison, et qu'elle ne lui suffisait pas pour tenir son esprit en arrêt, et pour le guérir de ses inquiétudes. De là tant de changements, tant de mouvements inutiles, tant de systèmes différents dont il se laissa préoccuper, et dont il ne revint que lorsqu'il pensa sérieusement à se convertir et à embrasser la foi. En quels ternies s'explique-t-il là-dessus dans ses Confessions, et déplore-t-il l'aveuglement où il avait vécu pendant plusieurs années! Quelles actions de grâces rend-il à Dieu, d'avoir rompu le charme d'une science profane qui lui fascinait les yeux , et de l'avoir réduit à la sainte ignorance d'une foi souple et docile !

Car si la raison se soumet à la foi, si, dans une parfaite intelligence, elles se donnent mutuellement le secours qu'elles doivent recevoir l'une de l'autre, voilà le moyen prompt et immanquable de pacifier mon âme, et de me prémunir contre toutes les attaques dont je puis être assailli au sujet de la religion. De quelque doute que je sois  combattu malgré moi, soit par la malice de l'esprit tentateur. soit par les discours d'une troupe de libertins, soit par les révoltes involontaires de ma raison et de son indocilité naturelle, je n'ai point de réplique plus courte ni plus difficile à faire, que celle de Jésus-Christ même au démon qui le vint tenter dans le désert : Il est écrit. Oui, il est écrit qu'il y a un premier Etre, et qu'il n'y en a qu'un, éternel, invisible, tout-puissant, par qui le monde a été créé, et par qui il est conservé et gouverné. Il est écrit que, dans cet être adorable et cette suprême divinité, il y a tout à la fois, et sans confusion, une unité de substance et une trinité de personnes. Il est écrit que de cette trinité de personnes, Père, Fils et Saint-Esprit, le Fils, égal à son Père et envoyé de son Père, est venu sur la terre pour la rédemption   des hommes; que,  tout Dieu qu'il est et qu'il n'a jamais cessé d'être, il s'est fait homme lui-même, il a vécu parmi nous, il est mort sur une croix, il est ressuscité et monté au ciel. Il est écrit que ce nouveau législateur et ce sauveur, voulant demeurer avec nous jusqu'à la consommation des siècles, nous a laissé sa chair sacrée et son précieux sang sous les apparences du pain et du vin; que nous offrons l'un et l'autre en sacrifice, et que  l'un et l'autre, pour le soutien de nos âmes, nous sert, comme sacrement, de nourriture et de breuvage. Il est écrit qu'il y aura un jugement où nous serons tous appelés, et que, dès maintenant, il y a une béatitude céleste, où les bons seront à jamais récompensés, et un enfer, où les pécheurs seront condamnés à un tourment sans mesure et sans fin : ainsi des autres articles qui me sont proposés comme des points de créance. Or, du moment que tout cela est écrit,  c'est-à-dire que tout cela m'est révélé de Dieu ou de la part de Dieu, et que cette révélation m'est tellement notifiée par des

 

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motifs de crédibilité, qu'il serait contre le bon sens de n'en vouloir pas convenir, je Vie demande rien de plus. Je rends à la foi, par mon obéissance, l'hommage qui lui est dû; je lui laisse prendre l'ascendant et exercer son empire. Dès qu'elle parle, je l'écoute, je me tais, je crois, parce que je me sens assuré de tout ce qu'elle me dit. Autant qu'il me vient à l'esprit de questions, d'objections, de raisonnements où je me perds et que je ne puis démêler, autant de fois j'ai recours au sentiment de l'Apôtre, et je me contente avec lui de m'écrier : O profondeur de la sagesse et de la science de Dieu ! que ses jugements sont incompréhensibles, et que ses voies sont au-dessus de ce qu'on en peut découvrir ! car qui a pénétré dans les pensées du Seigneur, et qui est entré dans son conseil (1) ? Suivant ces principes et y demeurant ferme, je résous dans un mot toutes les difficultés, je dissipe tous les doutes, je me débarrasse de mille réflexions dangereuses et pernicieuses, du moins très-importunes et inutiles; j'agis en paix, et n'ai d'autre soin que de vivre chrétiennement, selon les maximes et sous la direction de la foi.

Mais comment croire ce que l'on ne comprend pas? Esprit humain, ne te feras-tu point justice? ne connaîtras-tu point ta faiblesse, et pour la connaître, ne te consulteras-tu point toi-même et ta propre raison? Car, à ne consulter même que la raison, qui ne voit pas, à moins qu'on ne soit dépourvu de toute lumière, combien il est déraisonnable et peu soutenable de ne vouloir pas croire une chose parce qu'elle est au-dessus de nos connaissances, et qu'on ne la peut comprendre? Hé ! combien de choses existent dans toute l'étendue de l'univers, combien se passent sous nos yeux et nous sont certaines, sans que nous les comprenions? Parce que nous ne les comprenons pas, en sont-elles moins vraies? Parce qu'on n'a pas compris jusqu'à présent comme se fait le flux et le reflux de la mer, est-il un homme assez insensé pour douter de ce mouvement des eaux si régulier et si constant? Comprenons-nous bien les ouvrages de la nature, et combien yen a-t-il qui échappent à nos prétendues découvertes et à toute notre pénétration? Jugeons de là si nous devons être surpris que les mystères de Dieu soient hors de notre portée, et que nous ne puissions y atteindre, et jugeons encore de là même si c'est une juste conséquence de dire : Je ne dois point croire que cela soit, puisque je n'y conçois rien.

 

1 Rom., XI, 33.

 

A Dieu ne plaise que je pense de la sorte, ni que j'ose, Seigneur, m'ingérer dans des secrets qui me sont présentement inconnus? Ce serait une présomption; et, selon la menace de votre Saint-Esprit, en voulant contempler de trop près votre majesté, je m'exposerais à être accablé de votre gloire. Le jour viendra, je l'espère ainsi de votre miséricorde, il viendra cet heureux jour où j'entrerai dans votre sanctuaire éternel, où vous vous montrerez à moi dans tout votre éclat, où je vous verrai face à face. D'une foi ténébreuse, vous me ferez passer à une clarté sans nuage et toute lumineuse. Mais jusque-là, jusqu'à ce jour de la grande révélation, vous me mettez à l'épreuve, et vous voulez que je vous cherche dans la nuit et par des voies sombres. Ce n'est pas, Seigneur, que vous réprouviez les lumières de ma raison; au contraire, vous me l'avez donnée comme un flambeau pour me guider: mais après en avoir fait l'usage convenable, vous m'ordonnez de lui fermer les yeux, de la réprimer, de l'assujettir, et de l'accorder par cette sujétion même avec la foi, qui doit avoir toujours la supériorité sur elle et la dominer. Vous l'avez ainsi réglé, Seigneur, et pour l'honneur de votre parole, et pour mon salut. De bon cœur, j'y consens. Je crois ce qu'il vous a plu de me faire annoncer, et je le crois précisément parce que vous me l'avez dit : Je crois, mon Dieu; mais en même temps j'ajoute, comme ce père de l'Evangile : Fortifiez mon peu de foi (1); car il me semble, en certaines conjonctures, qu'elle est bien faible, cette foi, pour laquelle néanmoins je dois être en disposition de répandre mon sang. Vous la soutiendrez, ou vous me soutiendrez moi-même contre les plus violents assauts, et vous ne permettrez pas qu'un fonds si nécessaire et si précieux me soit enlevé.

 

LA FOI SANS  LES  OEUVRES : FOI  STÉRILE  ET SANS FRUIT.

 

I. Sommes-nous chrétiens? ne le sommes-nous pas? Si nous ne le sommes pas, pourquoi affectons-nous de le paraître, pourquoi en portons-nous le nom? c'est une hypocrisie et un mensonge. Mais si nous le sommes, que n'en pratiquons-nous les œuvres? et n'est-ce pas une contradiction énorme d'être chrétien dans la créance, et païen ou plus que païen dans les mœurs?

Voilà le triste état du christianisme : en voilà le désordre le plus universel. Je dis le plus

 

1 Marc., IX, 33.

 

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universel ; et pour en venir à la preuve, toute fondée sur l'expérience, nous devons distinguer trois sortes de chrétiens : des chrétiens seulement de nom, des chrétiens de pure spéculation, et des chrétiens tout à la fois de créance et d'action. Chrétiens seulement de nom, et rien de plus : c'est un certain nombre de libertins qui, dans le sein même de la religion, vivent sans religion, renonçant au baptême où ils ont été régénérés, et à la foi qu'ils y ont reçue. Non pas qu'ils s'en déclarent hautement, ni qu'ils fassent une profession ouverte d'impiété : ils gardent toujours quelques dehors ; ils ne produisent leurs sentiments qu'en ternies équivoques, ou qu'en présence de quelques libertins comme eux : leur apostasie est secrète ; mais enfin, par la corruption de leur cœur, ils en sont venus à douter de tout et à ne rien croire : Ils ont encore l'apparence d’hommes vivants, et ils sont morts (1). Chrétiens de pure spéculation, autre caractère : c'est-à-dire qu'ils n'ont pas perdu l'habitude et le don de la foi; ils ne contestent aucune de ses vérités, et ils les respectent toutes ; ils pensent bien : mais s'il faut passer à la pratique, c'est là que leur foi se dément, ou qu'ils la démentent eux-mêmes par l'inutilité de leur vie, et souvent même par les plus honteux dérèglements. Enfin, chrétiens de créance et d'action : ce sont les vrais chrétiens, d'autant plus chrétiens que l'esprit de la foi, dont ils sont remplis, les porte à une pratique plus excellente et plus constante de tous leurs devoirs ; et par un heureux retour, d'autant plus animés et plus touchés de cet esprit de foi, qu'ils le mettent plus constamment et plus excellemment en œuvre, et qu'ils s'adonnent avec plus de soin à tous les exercices d'une piété agissante et fervente : car de même que la foi vivifie les œuvres, on peut dire que les œuvres vivifient la foi. Ils croient, et pour cela ils agissent ; et parce qu'ils agissent, leur foi croît à mesure, et devient toujours plus ferme et plus vive.

Or, de ces trois espèces de chrétiens, il est évident que le plus grand nombre est de ceux que j'ai appelés chrétiens de spéculation, et qui tiennent le milieu entre les premiers et les derniers. Il est vrai qu'il y a dans le monde et parmi nous des impies en qui la foi est absolument éteinte. Bien loin d'avoir aucun sentiment de Dieu, ils ne reconnaissent ni Dieu ni loi; ou si l'aveuglement dans lequel ils sont plongés n'a pu effacer de leur esprit toute idée d'un Dieu, premier moteur de l'univers, du moins,

 

1 Apoc., III, 1

 

à l'exemple de ces philosophes dont parle saint Paul, ne le glorifient-ils pas comme Dieu, et traitent-ils de superstition populaire l'obéissance et le sacré culte que nous lui rendons selon l'Evangile, et les enseignements de Jésus-Christ. Mais il faut, après tout, convenir que ce n'est point là l'état le plus commun. Il n'y en a toujours que trop, je le sais, hélas ! et j'en gémis; mais du reste, ce libertinage entier et complet n'est répandu que dans une petite troupe de gens qui n'osent même le découvrir, ou qui tombent dans le mépris, et se diffament en le laissant apercevoir. Il est vrai, d'ailleurs, que la foi n'est point non plus tellement affaiblie ni altérée dans tout le christianisme, qu'il n'y ait encore, jusqu'au milieu du siècle, de parfaits chrétiens qui, par la divine miséricorde et le secours de la grâce, soutiennent dignement la sainteté de leur profession, aussi fidèles et aussi religieux dans la conduite, qu'ils le sont dans la doctrine; remplissant avec une régularité édifiante toutes leurs .obligations, et confessant Jésus-Christ par leur bonne vie et leurs exemples, comme ils le confessent de cœur par leurs sentiments, et de bouche par leurs paroles. Nous en devons bénir Dieu ; mais ce qu'on ne saurait en même temps assez déplorer, c'est que les chrétiens de ce caractère soient si rares, et qu'à peine nous en puissions compter un entre mille. Ce n'est pas d'aujourd'hui que cette décadence a commencé dans l'Eglise; mais pour peu qu'on ait de zèle, on ne peut voir sans une amère douleur combien le mal augmente tous les jours, et combien la charité de ces derniers siècles se refroidit d'un temps à l'autre.

Reste donc de conclure que la foi de la plus grande partie des chrétiens se réduit toute à un simple acquiescement de l'esprit, sans effets, sans fruits, et que c'est là le renversement le plus général. Car quelques plaintes que forment, au sujet de la foi, les personnes zélées, et de quelque manière que s'énoncent les prédicateurs dans leurs discours, quand ils s'écrient qu'il n'y a plus de foi sur la terre et qu'elle y est abolie; quand ils s'adressent à Dieu comme le Prophète, et qu'ils lui demandent: Seigneur, qui est-ce qui croit à la parole que nous annonçons, et où trouve-t-on de la foi ? quand à la vue de ce déluge de vices qui se sont débordés de toutes parts, et qui infectent tant d’âmes, du moins à la vue de l'extrême tiédeur et de l'affreuse inutilité où s'écoulent, jusqu'à la mort, toutes nos années, ils en attribuent la cause à un défaut absolu de

 

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foi : ces expressions, qu'une  sainte  ardeur inspire, ne doivent point être prises à la lettre, ni dans toute la rigueur de leur sens. Ce serait outrer la chose ; et pour ne rien exagérer, il me semble que tout ce qu'il y a de réel en tout cela, c'est que la foi subsistant encore, dans le fond, ce n'est   plus par la dépravation et le malheur des  temps, qu'une  racine  infructueuse, et que ce sacré germe, dont les productions autrefois étaient si merveilleuses, si promptes, si abondantes, n'opère plus ou presque plus : pourquoi ? parce que ce n'est plus qu'une foi languissante ou comme endormie; parce que nous ne la faisons entrer, ni dans nos délibérations, ni dans nos résolutions , ni dans nos actions ; parce que, sans l'effacer de notre cœur, nous l'effaçons de notre souvenir, et que ces vérités, quelque importantes  et quelque touchantes qu'elles soient, ne nous étant jamais présentes à la pensée, elles ne doivent faire sur nous nulle impression. D'où il arrive que, dans le plan de notre vie, elles ne servent ni à nous détourner du mal, ni à nous porter au bien, quoiqu'elles nous aient été surtout révélées pour l'un et pour l'autre.

II. Je dis que c'est pour nous détourner du mal et pour nous porter au bien, que nous ont été révélées les vérités de la foi. Car si Dieu nous a donné la foi, ce n'est point seulement afin que notre foi soit pour nous une règle de créance, mais une  règle de conduite. Avant même la création du monde, dit l'Apôtre, Dieu nous a choisis en Jésus-Christ, et il nous a appelés, afin que nous fussions saints et sans tache devant ses yeux (1). Voilà ce peuple parfait que le divin précurseur vint d'abord, selon la parole de Zacharie, préparer au Seigneur, et à qui le Seigneur lui-même a voulu mettre ensuite les derniers  traits. De là ces grandes maximes et ces principes de morale dont toute la loi évangélique est composée. Notre adorable Maître ne s'est pas contenté de les enseigner aux hommes et de nous les expliquer, nuis il a voulu, pour notre exemple, les pratiquer. Que dis-je ? il a plus fait ; et pour nous montrer combien il avait à cœur cette pratique, et combien il la jugeait essentielle dans la religion, avant que d'enseigner, il a commencé par pratiquer. De là même ces leçons si fréquentes, ces exhortations des apôtres, lorsqu'ils instruisaient les fidèles, et qu'ils les formaient m christianisme. De quoi leur  parlaient-ils plus souvent? des bonnes œuvres. Que leur recommandaient-ils plus fortement? Les

 

1 Ephes., I, 4.

 

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bonnes œuvres. Que leur reprochaient-ils plus vivement? leurs négligences et leurs relâchements dans les bonnes œuvres : c'était là presque l'unique sujet de leurs épîtres et de leurs prédications. Car, sans rapporter en particulier tous les points dont ils leur enjoignaient une pratique journalière et assidue, voilà, dans une vue générale, ce qu'ils prétendaient leur marquer en les conjurant de se comporter toujours d'une manière digne de leur vocation, de chercher en toutes choses le bon plaisir de Dieu, d'achever l'ouvrage que la grâce avait commencé dans eux, et de faire en sorte que rien ne manquât à leur perfection et à leur sanctification, afin que rien ne manquât à leur salut éternel et à leur gloire. Tels étaient les enseignements de ces premiers prédicateurs de la foi. Pleinement instruits des intentions du Fils de Dieu, et suivant le même esprit, ils réprouvaient une foi lâche et nonchalante, et ne canonisaient qu'une foi vigilante, entreprenante, édifiante.

Et certes, comment l'entendons-nous, si nous nous flattons d'obtenir la vie bienheureuse par la foi, sans les œuvres de la foi ? Est-ce à la foi seule que Jésus-Christ a promis son royaume ? Est-ce la foi seule qui nous justifie? La foi est le fondement de la sainteté chrétienne, et les œuvres en doivent être le complément : ôtez donc les œuvres, je suis en droit de vous dire, comme l'apôtre saint Jacques : Si quelqu'un a la foi et qu'il n'ait point les œuvres, de quoi cela lui servira-t-il ? Est-ce que la foi pourra le sauver (1) ?

On m'opposera la parole de saint Paul, et l'exemple d'Abraham tiré du quinzième chapitre de la Genèse, où il est dit qu'Abraham crut, et que sa foi lui fut imputée à justice. Il est vrai, Abraham et tant d'autres, soit patriarches, soit prophètes de l'ancienne loi, se sont rendus par la foi recommandables auprès de Dieu ; mais par quelle foi ? consultons le même saint Paul, et il nous l'apprendra: c'est au chapitre onzième de son Epître aux Hébreux, où il décrit avec une éloquence toute divine ce que la foi inspira de plus héroïque et de plus grand à ces hommes incomparables.

En effet, sans vouloir ici les nommer tous, et sans en faire un dénombrement trop étendu, quelle fut la foi d'Abraham? il crut, mais il ne se borna pas à croire; ou plutôt, parce qu'il crut, et qu'il crut efficacement et d'une foi parfaite, il quitta sa patrie, ainsi qu'il lui était ordonné, il s'éloigna de ses proches, il

 

1 Jac., II, 17.

 

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offrit son fils unique, il se mit en devoir de l'immoler, et ne ménagea rien pour rendre hommage à Dieu et lui témoigner son obéissance. Quelle fut la foi de Moïse? il crut, mais il ne se contenta pas de croire; ou plutôt, parce qu'il crut, et qu'il crut vivement et d'une foi pratique , il renonça à toutes les espérances humaines , il sacrifia dans une cour étrangère les titres les plus pompeux et la plus riche fortune, il se réduisit dans une condition humble et dans un état de souffrances , s'estimant plus heureux d'être affligé avec le peuple de Dieu, que de goûter les fausses douceurs du péché parmi les idolâtres. Quelle fut la foi d'un Gédéon, d'un Jephté, d'un David, de tant de glorieux combattants et de zélés Israélites? Ils crurent; mais ils ne s'estimèrent pas quittes de tout en croyant ; ou plutôt, parce qu'ils crurent, et qu'ils crurent bien et d'une foi courageuse , les uns s'exposèrent à mille périls pour la cause du Seigneur, lui soumirent les nations ennemies, et subjuguèrent les royaumes ; les autres passèrent par les plus rudes épreuves, endurèrent pour le Dieu de leurs pères et pour sa loi les plus rigoureux traitements, et périrent par le tranchant de l'épée ; d'autres, séparés du monde, confinés dans des déserts , cachés dans de sombres cavernes, menèrent la vie la plus austère, et ressentirent toutes les misères de la pauvreté et de l'indigence : tous se regardant sur la terre comme des étrangers, et n'ayant nulle prétention , nul intérêt temporel qui les attachât, ne s'employèrent qu'à chercher sans cesse , et par les vœux de leur cœur et par le mérite de leurs œuvres, cette cité céleste que la foi leur faisait entrevoir de loin et où elle les appelait ; car telle est en abrégé la peinture que l'Apôtre nous a tracée de ces saints de la première alliance. C'est ainsi que la foi agissait dans eux, ou qu'ils agissaient par la foi, persuadés qu'ils ne pouvaient sans cela espérer l'accomplissement des promesses qui leur avaient été faites, ni entrer en possession de l'héritage qui leur était destiné.

Les saints de la loi nouvelle en ont-ils jugé autrement à l'égard d'eux-mêmes ? ont-ils pensé que cette loi de grâce leur donnât un privilège particulier, et qu'indépendamment des œuvres , la qualité de chrétien leur fût un titre suffisant pour être admis au rang des élus ? Si c'était là leur morale, et s'ils ne comptaient que sur la foi, pourquoi se consumaient-ils de veilles et de travaux? pourquoi s'exténuaient-ils d'abstinences, déjeunes, de mortifications ? pourquoi se refusaient-ils tous les plaisirs des sens, et faisaient-ils à leurs corps une guerre si cruelle? qu'était-il nécessaire qu'ils s'exerçassent continuellement en des pratiques d'humilité, de patience , de charité? que leur importait-il d'être si assidus à la prière et à l'oraison, et d'y passer presque les journées entières et les nuits? que ne sortaient-ils de leurs retraites? que ne se répandaient-ils dans le monde ? que ne se donnaient-ils plus de relâches et plus de repos? Mais encore après tant d'œuvres saintes, après s'être épuisés pour la gloire de Dieu, pour le service du prochain , pour leur propre sanctification et leur progrès personnel ; après avoir amassé d'immenses trésors, comment ne se qualifiaient-ils que de serviteurs inutiles? comment, à les en croire, se trouvaient-ils les mains vides, et déploraient-ils avec autant de confusion que d'amertume de cœur leurs besoins spirituels et leur dénuement extrême? d'où leur venait ce tremblement dont ils étaient saisis au sujet de leur salut, et au souvenir des arrêts du ciel? Ils avaient tout entrepris, tout exécuté, tout soutenu, et il semblait néanmoins qu'ils n'eussent rien fait. Ne nous en étonnons pas : c'est qu'ils étaient convaincus  de l'indispensable nécessité des œuvres pour rendre leur foi salutaire, et qu'ils craignaient de ne pas remplir sur cela toute la mesure qui leur était prescrite.

Avons-nous  moins à craindre qu'eux, et sommes-nous moins exposés à cette malédiction dont le Fils de Dieu frappa le figuier stérile? Il s'approcha de ce figuier, il y chercha des fruits; mais n'y voyant que des feuilles: Que jamais, dit-il, tu ne portes de fruit, et que personne jamais ne mange rien qui vienne de toi (1). L'effet suivit de près l'anathème : le figuier dans l'instant même perdit tout son suc, et sécha jusque dans ses racines; ce ne fut plus qu'un bois mort et propre à brûler. Figure terrible ! Quand le souverain Juge viendra, ou qu'il nous appellera à lui pour décider de notre éternité, ce qu'il examinera dans nous, ce qu'il  y cherchera, ce ne sera pas seulement la foi que nous aurons conservée, mais les œuvres qui l'auront accompagnée : ainsi nous le déclare le grand Apôtre dans les termes les plus exprès : Nous paraîtrons tous devant le tribunal de Jésus-Christ, afin que chacun reçoive selon le bien qu'il aura pratiqué, ou selon le mal qu'il aura commis (2). L'Apôtre ne dit pas précisément que  nous recevrons selon que nous aurons cru ou que nous n'aurons pas

 

1 Matth., XXI, 19. — 2 2 Cor., V, 10.

 

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cru, mais selon que nous aurons agi, ou que nous n'aurons pas agi conformément à notre croyance.

Et n'est-ce pas aussi ce que nous voyons clairement exprimé  dans la sentence ou de salut ou de damnation que prononcera le Fils de Dieu, soit à l'avantage des justes en les glorifiant, soit à la ruine des pécheurs en les réprouvant? Que dira-t-il aux uns? Venez, vous qui êtes les bénis de mon Père ; possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde : car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger, et le reste. Que dira-t-il aux autres? Retirez-vous , maudits, et allez au feu éternel,parce que j'ai été pressé de la faim,et que vous n'avez pas eu soin de me nourrir (1). Il n'est point là parlé de la foi, non pas qu'elle ne soit supposée, et que dans le jugement qui sera porté, ou en notre faveur ou contre nous, elle ne doive avoir toute la part qu'elle mérite ; mais enfin il n'en est point fait mention.  Il n'est point dit aux prédestinés : Vous êtes bénis de mon Père, parce que vous   avez été soumis  aux vérités de mon Evangile ; comme il n'est point dit aux réprouvés : Allez, maudits,   au feu éternel, parce que vous avez été  incrédules; mais il semble que tous les motifs de ce double jugement ne soient pris que de la pratique ou de rémission des œuvres chrétiennes. J'ai eu soif, et vous m'avez donné ou ne m'avez pas donné à boire; je n'avais point de logement, et vous m'avez recueilli ou ne m'avez pas recueilli chez vous ; j'étais malade, et vous m'avez ou ne m'avez pas assisté (2). Tout cela ne regarde en apparence que les œuvres de miséricorde, mais comprend en général toutes les autres, qui y sont sous-entendues.

En vain donc je pourrai dire alors à Dieu : Seigneur, j'étais chrétien et j'avais la foi; si je ne puis ajouter que j'ai mis en œuvre cette foi, que j'ai profité de cette foi, que cette foi m'a servi à exciter et à entretenir ma ferveur dans l'exercice de toutes les vertus : qu'avec cette foi, et par les grandes considérations que cette foi présentait continuellement à mon esprit, je me suis détaché du monde, j'ai combattu mes passions, j'ai mortifié mes sens, j'ai jeûné, j'ai prié,j'ai fait l'aumône, je n'ai rien omis de tous mes devoirs; si, dis-je, ces mérites de l'action me manquent, Dieu produisant contre moi cette foi même que j'ai reçue sur les sacrés fonts et que j'ai professée, n'aura de sa part point d'autre réponse à me faire, que celle de ce maître de l'Evangile au serviteur paresseux :

 

1 Matth., XXV, 41. — 2 Ibid., 42, 43.

 

 

Méchant serviteur, pourquoi n'avez-vous pas employé votre talent? pourquoi J'avez-vous gardé inutilement dans vos mains, au lieu de le mettre à profit, afin qu'à mon tour j'en retirasse quelque intérêt?

Qu'est-ce que ce talent, sinon la foi? et qu'est-ce que ce serviteur paresseux, sinon un de ces chrétiens oisifs et négligents, qui tiennent leur foi comme ensevelie, et en qui elle paraît morte ? Ce serviteur paresseux, quoique seulement paresseux et sans avoir dissipé son talent, fut traité de méchant serviteur, et par cette raison seule il fut condamné et rejeté du maître ; et ce chrétien négligent et oisif, quoique seulement oisif et négligent, sans s'être écarté de la foi, sera traité de mauvais chrétien, et par ce titre seul Dieu le jugera coupable et le renoncera. Coupable, parce que la foi, dans les vérités qu'elle nous révèle, lui fournissant les plus puissants motifs pour allumer tout son zèle et pour l'engager à une vie toute sainte, il y aura été insensible, et n'y aura pas fait l'attention la plus légère. Coupable, parce que la foi lui dictant elle-même qu'exclusivement aux œuvres elle n'était pas suffisante pour lui assurer un droit à l'héritage céleste, il ne l'aura point écoutée sur un article aussi important que celui-là, et n'en aura tenu nul compte. Coupable , parce que la foi étant une grâce, et l'une des grâces les plus précieuses, il en fallait user, puisque les grâces divines ne nous sont point données à d'autre fin; et que n'en ayant fait aucun emploi, il ne se sera pas conformé aux vues de Dieu sur lui, et n'aura pas rempli ses desseins. Coupable, parce qu'ayant eu la foi dans le cœur, et l'ayant  même confessée de bouche, il l'aura démentie dans la pratique ; qu'il l'aura contredite et tenue dans une espèce de servitude ; qu'il aura résisté à ses connaissances et à ses lumières; qu'il l'aura déshonorée, en la dépouillant de sa plus belle gloire, qui est la sainteté des œuvres; qu'il l'aura scandalisée devant les libertins, en leur faisant dire que, pour être chrétien, on n'en est pas plus homme de bien. Enfin, coupable par comparaison avec tout ce qu'il y aura eu avant lui et après lui de chrétiens fervents, appliqués, laborieux, qui n'avaient pas pourtant une autre foi que la sienne ; et même coupable par comparaison avec une multitude innombrable d'infidèles et d'idolâtres, en qui la foi eût fructifié au centuple et dont elle eût fait autant de saints, s'ils eussent été éclairés comme lui de l'Evangile.

Voilà pourquoi Dieu le réprouvera, et lui fera entendre cette désolante parole : Je ne vous

 

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connais point. Non pas qu'à l'égard des chrétiens il en soit tout à fait de même qu'à l'égard du serviteur paresseux. Le maître, en condamnant ce serviteur inutile, lui fit enlever le talent qu'il lui avait confié ; maison réprouvant ce lâche chrétien, Dieu lui laissera l'excellent caractère dont il l'avait honoré. Jusque dans l'enfer, ce sera toujours un chrétien ; mais il ne le sera plus que pour sa honte, que pour son supplice, que pour son désespoir. Cette glorieuse qualité de chrétien qu'il aura si longtemps oubliée , quand il était pour lui d'un souverain intérêt d'y penser, il ne l'oubliera jamais, lorsqu'il en voudrait perdre l'idée, et que le souvenir qu'il en conservera ne pourra plus servir qu'à le tourmenter. Quels regrets fera-t-elle naître dans son cœur, quand elle lui remettra les prétentions qu'elle lui donnait au royaume de Dieu, et que, par une indolence molle où il se sera endormi, il se verra déchu de toutes ses espérances ? A quels reproches l'exposera-t-elle de la part de tant de Gentils réprouvés comme lui , mais sans avoir été revêtus du même caractère, ni avoir eu le même avantage que lui ? Hé quoi ! vous êtes devenu semblable à nous ! vous avez encouru le  même sort ! Que vous demandait-on de si difficile? et comment avez-vous perdu un bien dont votre foi vous découvrait le prix inestimable, et que vous pouviez acquérir à si peu de frais ?

III. Que peuvent dire à cela ces honnêtes gens du siècle, qui passent pour chrétiens et qui le sont en effet, mais dont la foi, toute renfermée au dedans, ne se produit presque jamais au dehors par aucun acte de christianisme, ni aucune des œuvres les plus ordinaires de la religion ? Car voilà où la foi en est réduite, même parmi ceux qui, dans le monde, ont une réputation mieux établie, et font voir dans leur conduite plus de régularité et plus de probité. Telle est la vie de tant de femmes, en qui je conviens qu'il n'y a rien à reprendre par rapport à la sagesse et à l'honneur de leur sexe. Telle est la vie de tant d'hommes qui, dans l'estime publique, sont réputés hommes d'ordre et de raison, droits, intègres, ennemis du vice, et ne se portant à nul excès. Je veux bien là-dessus leur rendre toute la justice qu'ils méritent; je ne formerai point contre eux des accusations fausses et mal fondées; je ne leur imputerai ni libertinage, ni débauche, ni passions honteuses, ni commerces défendus, ni colères, ni emportements, ni fraudes, ni usurpations, ni concussions. Que sur tous ces sujets et sur d'autres ils soient hors d'atteinte, j'y consens; mais je ne les tiens pas dès lors assurés de leur salut. Si d'une part j'ai de quoi espérer pour eux, je ne vois d'ailleurs que trop à craindre, et en voici la raison : car ne nous laissons point abuser d'une erreur d'autant plus dangereuse qu'elle est plus apparente et plus spécieuse, et ne pensons point que tout le mérite absolument requis pour le salut consiste à éviter certains péchés. Dieu, dans sa loi, ne nous a pas dit seulement: Abstenez-vous de ceci et de cela ; mais il nous a dit le plus : Faites ceci et faites cela. Le père de famille ne reprit d'aucune action mauvaise ces ouvriers qu'il trouva dans la place publique ; mais il les blâma de perdre leur temps et de demeurer là sans occupation. Allez, leur dit-il, dans ma vigne (1), et travaillez-y; car sans travail vous ne gagnerez rien, et vous ne devez être récompensés que selon la mesure de votre ouvrage. Tellement que nous ne serons pas moins responsables à Dieu du bien que nous aurons omis, que du mal que nous aurons commis.

Or, qu'on me dise quel bien pratiquent la plupart des chrétiens, et même de ces chrétiens que je reconnais volontiers pour gens d'honneur, et à qui j'accorde sans peine la louange qui leur appartient. Ils sont de bonnes mœurs, ils s'en félicitent, ils en font gloire; mais ces bonnes mœurs, à quoi vont-elles, et où se réduisent-elles? Sont-ce des gens pieux et religieux, qui s'adonnent, autant que leur état le permet, à la prière, qui assistent aux offices divins, qui se rendent assidus au sacrifice de nos autels, qui fréquentent les sacrements, qui se nourrissent de saintes lectures, qui écoutent la parole de Dieu, qui chaque jour se rendent compte à eux-mêmes de la disposition de leur conscience, et qui, après certaines distractions indispensables et certaines affaires où leur condition les engage, aient leur temps marqué pour se recueillir et pour vaquer au soin de leur âme? Sont-ce des gens charitables, qui par un esprit de religion s'intéressent aux misères et aux besoins d'autrui, et soient même pour cela disposés à relâcher tout ce qu'ils peuvent de leurs intérêts propres; qui, suivant la maxime de l'Apôtre, pleurent avec ceux qui pleurent, et, sans se piquer d'une maligne jalousie, se réjouissent avec ceux oui ont sujet à se réjouir (2); qui selon leurs facultés, contribuent au soulagement des pauvres et à la consolation des affligés, s'appliquant à les connaître, se faisant instruire de ce qu'ils souffrent

 

1 Matth., XX, 4. — 2 Rom., XII, 15.

 

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et de ce qui leur manque, les visitant eux-mêmes autant qu'il convient, et ne dédaignant pas dans les rencontres de leur porter les secours nécessaires ; qui, dans toutes leurs paroles et dans toutes leurs manières d'agir, prennent soigneusement garde à n'offenser personne, et du reste ne pensent aux injures qu'on leur fait que pour les pardonner : doux, humbles, patients, affables à tout le monde, et ne cherchant, à l'égard de tout le monde, que les sujets de faire plaisir et d'obliger? Sont-ce des gens mortifiés et détachés d'eux-mêmes, qui répriment leurs désirs, qui captivent leurs sens, qui crucifient leur chair, qui, par un sentiment de pénitence, et en vue de cette abnégation évangélique dont le Fils de Dieu a fait le point capital et comme le fondement de sa loi, renoncent aux commodités et aux aises de la vie, se retranchent tout superflu, et se bornent précisément au nécessaire?

Hé! que dis-je? connaissent-ils cette morale? la comprennent-ils? en ont-ils même quelque teinture? Que je la leur propose, et que j'entreprenne de les y assujettir, ils me prendront pour un homme outré, pour un zélé indiscret, pour un sauvage venu du désert. C'est néanmoins la morale de Jésus-Christ, et c'est à cette morale que le salut est promis : il n'est point promis à une vie douce et tout humaine, quelque innocente au dehors qu'elle paraisse. Je consulte l'Evangile, et voici ce que lis: Entrez par la porte étroite, faites effort. Le royaume de Dieu ne s'emporte que par violence; il n'y a que ceux qui emploient la force qui le ravissent. Marchez, c'est-à-dire agissez, tandis que le jour vous éclaire. L'arbre qui ne produit point de bons fruits sera coupé et jeté au feu. Enfin, celui qui ne porte pas sa croix, et ne la porte pas tous les jours,ne peut être mon disciple, ni digne de moi. Tout cela est court, précis, décisif : c'est Jésus-Christ qui parle, et qui nous donne des règles infaillibles pour juger si nous serons sauvés ou réprouvés. Toute vie conforme à ces principes est une vie de salut, mais toute vie aussi qui leur est opposée doit être une vie de réprobation.

Et qu'on ne me demande point en quoi cette vie est criminelle , et pourquoi, sans être une vie licencieuse et vicieuse, c'est toutefois une vie réprouvée de Dieu. Je ne m'engagerai point ici dans un long détail, ni en des questions subtiles et abstraites : je n'ai en général autre chose à répondre, sinon que cette vie , dont on fait consister la prétendue innocence à s'abstenir de certains excès et de certains désordres scandaleux, n'a point précisément par là les caractères de prédestination marqués dans les textes incontestables et irréprochables que je viens de rapporter. Vivre de la sorte, ce n'est certainement point entrer par la porte étroite, ni tenir un chemin rude et difficile. Ce n'est point avoir de grands efforts à faire pour gagner le ciel, ni à user de grandes violences. Ce n'est point profiter du temps que Dieu nous donne , ni faire de nos années un emploi tel que Dieu le veut pour notre avancement dans ses voies et notre perfection. Ce n'est point être de ces bons arbres qui s'enrichissent de fruits, et remplissent par leur fertilité les espérances du maître. En un mot, ce n'est point vivre selon l'Evangile, puisque ce n'est ni se renoncer soi-même, ni porter sa croix, ni suivie Jésus-Christ. Or, quiconque ne vit pas selon l'Evangile ne peut arriver au terme où l'Evangile nous appelle ; et je conclus , sans hésiter, qu'il est hors de la route, qu'il s'égare, qu'il se damne. Ce raisonnement me suffit, et je n'en dis pas davantage. Malgré toutes les justifications qu'on peut imaginer, je ne me départirai jamais de ce principe fondamental et inébranlable. Si tant de chrétiens du siècle et de chrétiennes n'en sont point troublés, leur fausse confiance ne m'empêche point de trembler pour eux , et de trembler pour moi-même. Qu'ils raisonnent comme il leur plaira : s'ils n'ouvrent pas les yeux, et qu'ils s'obstinent à ne vouloir pas reconnaître la fatale illusion qui les séduit, j'aurai pitié de leur aveuglement ; mais je ne cesserai point de prier en même temps le Seigneur qu'il me garde bien d'y tomber.

 

LES OEUVRES SANS LA FOI : OEUVRES INFRUCTUEUSES ET SANS MÉRITES POUR LA VIE ÉTERNELLE.

 

I. L'apôtre saint Jacques a dit : Faites-moi voir vos œuvres, et je jugerai par là de votre foi ; mais, sans blesser le respect dû à la parole du saint apôtre, ne pourrait-on pas en quelque manière renverser la proposition, et dire aussi : Faites-moi voir votre foi, et je jugerai par là de vos œuvres? c'est-à-dire que je connaîtrai par le caractère de votre foi si les œuvres que vous pratiquez sont véritablement de bonnes œuvres, si ce sont des œuvres chrétiennes, des œuvres saintes devant Dieu, des œuvres que vous puissiez présenter à Dieu, et qui vous tiennent l*u de mérites auprès de Dieu.

Car il ne faut point considérer nos œuvres

 

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précisément en elles-mêmes, pour savoir si elles sont bonnes ou mauvaises, si elles sont utiles ou infructueuses, si Dieu les accepte, ou s'il les méprise et les rejette; mais, pour faire cette distinction, on en doit examiner le principe. Or le principe de toutes bonnes œuvres, de toutes œuvres méritoires et recevables au tribunal de Dieu, c'est la foi, puisque la foi, selon l'expresse décision du concile de Trente, est la racine de toute justice; d'où il s'ensuit que cette racine étant altérée et gâtée, les fruits qu'elle produit doivent s'en ressentir, et que ce ne peuvent être de bons fruits.

Gardons-nous toutefois de donner dans une erreur condamnée par l'Eglise, et en effet très-condamnable , qui est de traiter de péché tout ce qui ne vient pas de la foi. Ce serait outrer la matière, et s'engager dans des conséquences hors de raison. Non-seulement les œuvres des infidèles n'ont pas toutes été des péchés, mais plusieurs ont été de vrais actes de vertu, et ont mérité même de la part de Dieu quelque récompense. Leurs vertus n'étaient que des vertus morales; mais après tout, c'étaient des vertus. Dieu ne les récompensait que par des grâces temporelles, mais enfin ces grâces temporelles étaient des récompenses, et Dieu ne récompense point le péché. Leurs œuvres pouvaient donc être moralement bonnes sans la foi ; mais elles ne l'étaient ni ne pouvaient l'être de cette bonté surnaturelle qui nous rend héritiers du royaume de Dieu et cohéritiers de Jésus-Christ. Or c'est de ce genre de mérite que je parle, quand je dis que sans la foi il n'y a point de bonnes œuvres.

Ainsi, comme les œuvres sont d'une part les preuves les plus sensibles de la foi, de même est-il vrai d'autre part que c'est la foi qui fait le discernement des œuvres: tellement que, toutes bonnes qu'elles peuvent être de leur fond et devant les hommes, elles ne le sont auprès de Dieu , et par rapport à la vie éternelle qu'il nous a promise, qu'autant qu'elles procèdent d'une foi pure, simple et entière. Car, selon le témoignage de l'Apôtre, il n'est pas possible de plaire à Dieu sans la foi ; et la disposition nécessaire pour approcher de Dieu est, avant toutes choses, de croire qu'il y a un Dieu, et de se soumettre à tout ce qu'il nous a révélé, ou par lui-même, ou par son Eglise.

De là il est aisé de juger si c'est toujours raisonner juste que de dire : Ces gens-là sont gens de bonnes œuvres, réglés dans leurs mœurs, irréprochables dans leur conduite, de la morale la plus sévère , n'ayant autre chose dans la bouche et ne prêchant autre chose : par conséquent, ce sont des hommes de Dieu, ce sont des gens parfaits selon Dieu. Tout cela est beau , ou plutôt tout cela est spécieux et apparent; mais, après tout, les hérétiques ont été tout cela, ou ont affecté de le paraître : témoin un Arius, témoin un Pelage, et tant d'autres. On relevait leur sainteté, on canonisait leurs actions, on les proposait comme de grands modèles ; mais, avec tout cela, ce n'étaient certainement pas des hommes de Dieu, parce qu'avec tout cela c'étaient des gens révoltés contre l'Eglise, attachés à leurs sens, entêtés de leurs opinions ; en un mot, des gens corrompus dans leur foi.

On a néanmoins de la peine à se persuader que des hommes qui vivent bien ne pensent pas bien, et qu'étant si réguliers dans toute leur manière d'agir, ils s'égarent dans leurs créances : mais voilà justement un des pièges les plus ordinaires et les plus dangereux dont les hérésiarques et leurs fauteurs se soient servis pour inspirer le venin de leurs hérésies et pour s'attirer des sectateurs ; piège que saint Bernard, sans remonter plus haut, nous a si naturellement et si vivement représenté dans la personne de quelques hérétiques de son temps. Que disait-il d'Abélard ? C'est un homme tout ambigu, et dont la vie est une contradiction perpétuelle. Au dehors c'est un Jean-Baptiste, mais au dedans c'est un Hérode (1). Que disait-il d'Arnaud de Bresse ? Plût à Dieu que sa doctrine fût aussi saine que sa vie est austère ! Il ne mange ni ne boit, et il est de ces gens que l’Apôtre nous a marqués, lesquels ont tout l'extérieur de la piété, mais qui n'en ont pas le fond ni le sentiment (2). Ses paroles, ajoutait le même saint docteur en parlant du même Arnaud, ses paroles coulent comme limite, et en ont, ce semble, l'onction ; mais ce sont des traits empoisonnés : car ce qu’il prétend par des discours si polis et de si belles apparences de vertu, c'est de s'insinuer dans les esprits et de les gagner à son parti. Que disait-il de Henri, écrivant à un homme de qualité ? Ne vous étonnez pas qu'il vous ait surpris. C'est un serpent adroit et subtil. A le voir, il ne paraît rien en lui que d'édifiant ; mais ce n'est là qu'une vaine montre, et dans l'intérieur il n’y a point de religion (3).

Ces exemples suffisent pour nous faire comprendre combien on doit peu compter sur certaines œuvres d'éclat et sur certaine réputation

 

1 Bern. Epist. ad magistrum. — 2 Ibid., Epist. ad episcopum Constantiensem. — 3 Ibid., Epist. ud Hildlefonsum.

 

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de sainteté, qui souvent ne sont que des signes équivoques, et d'où l'on ne peut conclure avec assurance qu'un homme marche dans la voie droite, ni que ce soit un bon guide en matière de foi. Aussi est-ce encore l'avis que donnait saint Bernard aux peuples de Toulouse. C'était un temps de ténèbres, où l'hérésie cherchait à se répandre, mais, pour les préserver d'une peste si contagieuse, il leur enjoignait de ne pas recevoir indifféremment toute sorte de prédicateurs, et de n'en admettre chez eux aucun qu'ils ne connussent. Car ne vous y fiez pas : Ne vous en tenez précisément ni à ce qu'ils vous diront, ni au zèle qu'ils vous témoigneront, ni à la haute perfection de la morale qu’ils vous prêcheront. Ils vous tiendront un langage tout divin, et ils vous parleront comme des anges venus du ciel : mais de même qu'on mêle secrètement le poison dans les plus douces liqueurs, avec les expressions les plus chrétiennes ils feront couler leurs nouveautés, et ils vous les présenteront sous des termes enveloppés et pleins d’artifice. Faux prophètes, loups ravissants déguisés en brebis (1).

Cependant les simples se laissent surprendre. Ils voient des hommes, quant à l'extérieur, recueillis, modestes, zélés, laborieux, charitables, fidèles à leurs devoirs, et rigides observateurs de la discipline la plus étroite. Cette régularité les charme, et ils se feraient scrupule d'entrer là-dessus en quelque défiance, et de former le moindre soupçon désavantageux. On a beau leur dire que ce n'est pas là l'essentiel; que c'est la foi qui en doit décider; que si la foi manque, ou qu'elle ne soit pas telle qu'elle doit être, tout le reste n'est rien ; ils prennent ce qu'on leur dit pour des calomnies, pour des jalousies de parti, pour des préventions et de faux jugements. Ainsi le Sauveur du monde s'élevait contre les pharisiens et démasquait leur hypocrisie; mais en vain : le peuple, touché de leur air pénitent et dévot, de leurs longues prières, de leurs abstinences, de leur exactitude aux plus légères pratiques de la loi, s'attachait à eux, les admirait, les lèverait, les comblait d'éloges, et, malgré tous les avertissements du Fils de Dieu, ne voulait point d'autres maîtres ni d'autres conducteurs.

Mais, après tout, cette vie exemplaire ne fait-elle pas honneur à la religion, et ce zèle des bonnes œuvres n'est-il pas utile à l'Eglise? A cela, pas une réponse qui paraîtra d'abord avoir quelque chose de paradoxe, mais dont on reconnaîtra bientôt la solidité et l'incontestable

 

1 Bern. Epist. ad Tolosanos.

 

vérité, pour peu qu'on entende ma pensée. Car je soutiens qu'il y a des personnes, et en assez grand nombre, qui dans un sens feraient beaucoup moins de mal à la religion, et s'en feraient beaucoup moins à eux-mêmes par une vie licencieuse et scandaleuse, que par leur sainteté prétendue et par l'éclat de leur zèle. Beaucoup moins de mal à la religion : pourquoi? parce que dès qu'on les verrait sujets à des désordres grossiers, on perdrait en eux toute confiance, et qu'ils se trouveraient par là moins en état de séduire les esprits, et d'établir leurs dogmes erronés. Au lieu de les suivre, on s'éloignerait d'eux, et le mépris où ils tomberaient les décréditerait absolument, et leur ôterait toute autorité pour appuyer le mensonge. Beaucoup moins de mal à eux-mêmes: comment? parce que, tôt ou tard, l'horreur de leurs désordres pourrait les toucher, les réveiller, leur inspirer des sentiments de repentir et les ramener. Les exemples en sont assez communs. De grands pécheurs ouvrent les yeux, écoutent les remontrances qu'on leur l'ait, reviennent de leurs égarements ; et plus même ils sont grands pécheurs, plus il est quelquefois aisé de les émouvoir, en leur représentant les excès où ils se sont abandonnés, et les abîmes où la passion les a emportés.

Mais des gens au contraire dont la vie est exempte de certains vices, et qui d'ailleurs s'adonnent à mille pratiques très-chrétiennes en elles-mêmes et très-pieuses, voilà ceux auxquels il est plus difficile de se détromper, et d'apercevoir l'illusion qui les aveugle et qui les perd. A force de s'entendre canoniser, ils se persuadent sans peine qu'ils sont tels en effet qu'on les vante de fous côtés. Cette bonne idée qu'ils conçoivent d'eux-mêmes les entretient dans la fausse idée dont ils se sont laissé prévenir, que sur la doctrine ils ont les vues les plus justes, et qu'ils sont les défenseurs de la vérité. Ils se regardent comme les appuis de la foi, et ils croient rendre service à Dieu en tenant ferme contre l'Eglise même de Dieu , contre toute autorité et toute puissance supérieure, soit laïque, soit ecclésiastique. De cette sorte, ils s'obstinent dans un schisme dont ils sont les principaux agents, ils y vivent en paix, et ils meurent dans une opiniâtreté insurmontable , d'autant plus malheureux qu'il leur en coûte plus pour se perdre, et qu'ils se damnent à plus grands frais. Ce qui leur manque, ce ne sont pas les œuvres, mais la foi. Ils font tout ce qu'il faut faire pour se sanctifier ; mais

 

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n'ayant pas le fondement de toute la sainteté, qui est la foi, je veux dire l'obéissance, la docilité, la pureté de la foi, avec tout ce qu'ils font, ils ne se sanctifient pas. Ils ne bâtissent que sur le sable, ou, selon la figure de saint Paul, l'édifice qu'ils construisent n'est qu'un édifice de paille. De sorte qu'au jour du Seigneur ils seront de ces prophètes dont il est parlé dans l'Evangile, et qui, se présentant à Dieu pour être jugés, lui diront : Seigneur, n'avons-nous pas prophétisé en votre nom ? n'avons-nous pas en votre nom chassé les démons ? n'avons-nous pas fait des miracles ? mais à qui Dieu répondra : Je ne vous connais point ; retirez-vous de moi, mauvais ouvriers, ouvriers d’iniquité (1).

II. Il y a encore d'autres œuvres faites sans la foi, quoique faites avec la foi : je m'explique. Œuvres faites avec la foi : car dans le fond on est chrétien, on est catholique, on est uni de croyance avec l'Eglise, on ne rejette aucune de ses décisions, et on les reçoit toutes purement et simplement. Mais d'ailleurs, œuvres faites sans la foi, parce que la foi n'y a point de part, que la foi n'y entre point, que ce n'est point la foi qui les inspire, qui les dirige, qui les anime. Tout chrétien qu'on est, on agit en païen, je ne dis pas en païen sujet aux vices et au dérèglement des mœurs où conduisait de lui-même le paganisme, mais je dis en honnête et sage païen. C'est-à-dire qu'on agit, non point par la foi, ni par des vues de religion, mais par la seule raison, mais par une probité naturelle, mais par un respect tout humain, mais par la coutume, l'habitude, l'éducation, mais par le tempérament, l'inclination, le penchant.

On rend la justice, parce qu'on est droit naturellement et équitable ; on sert le prochain, parce qu'on est naturellement officieux et bienfaisant ; on assiste les pauvres, parce que naturellement on est sensible aux misères d'au-trui, et qu'on a le cœur tendre et affectueux ; on prend soin d'un ménage, et on s'applique à bien conduire une maison, parce que naturellement on est rangé et qu'on aime l'ordre ; on remplit toutes les fonctions de son ministère, de son emploi, de sa charge, parce que l'honneur le demande, parce que la réputation y est engagée, parce qu'on veut toujours se maintenir en crédit et sur un certain pied ; on s'occupe d'une étude, on passe les journées et souvent même les nuits dans un travail continuel, parce qu'on veut s'instruire et savoir, qu'on veut réussir et paraître, qu'on veut

 

1 Luc., XIII, 27.

 

s'avancer et parvenir : ainsi du reste, dont le détail serait infini.

Tout cela est bon en soi ; mais, dans le motif , tout cela est défectueux. Il est bon de rendre à chacun ce qui lui est dû, de protéger l'innocence, et de garder en toutes choses une parfaite équité. Il est bon de se prêter la main les uns aux autres, de se prévenir par des offices mutuels, et d'obliger autant qu'on peut tout le monde. Il est bon de consoler les affligés, de compatir à leurs peines et de les secourir dans leurs besoins. Il est bon de veiller sur des enfants, sur des domestiques, sur toute une famille, d'en administrer les biens et d'en ménager les intérêts. Il est bon, dans une dignité, dans une magistrature, dans un négoce, de vaquer à ses devoirs et de s'y adonner avec une assiduité infatigable. Que dirai-je de plus? il est bon de cultiver ses talents, de devenir habile dans sa profession, de travailler à enrichir son esprit de nouvelles connaissances : encore une fois, il n'y a rien là que de louable; mais voici le défaut capital : c'est qu'il n'y a rien là qui soit marqué du sceau de la foi, ni par conséquent du sceau de Dieu. Or le sceau de Dieu, le sceau de la foi ne s'y trouvant point, ce ne peut être, pour m'exprimer ainsi, qu'une monnaie fausse dans l'estime de Dieu, et de nulle valeur par rapport à l'éternité. Car on peut nous dire alors ce que disait le Sauveur des hommes : Qu'attendez-vous dans le royaume du ciel, et quelle récompense méritez-vous? Eh ! les païens ne faisaient-ils pas tout ce que vous faites (1) ? Et qu'avez-vous au-dessus d'eux, puisque vous n'agissez point autrement qu'eux, ni par des principes plus relevés?

En effet, il y a eu dans le paganisme, comme parmi nous, des juges intègres, déclarés, sans acception de personne, en faveur du bon droit, et assez généreux pour le défendre aux dépens de leur fortune et même au péril de leur vie. Il y a eu d'heureux naturels, toujours disposés à faire plaisir, et ne refusant jamais leurs services. Il y a eu des âmes compatissantes, qui, par un sentiment de miséricorde, s'attendrissaient sur toutes les calamités, ou publiques ou particulières, et pour y subvenir répandaient leurs dons avec abondance. Il y a eu des hommes d'une droiture inflexible, d'une fermeté inébranlable, d'un désintéressement à toute épreuve, d'un courage que rien n'étonnait, d'une patience que rien n'altérait, d'une application que rien ne lassait, d'une attention et d'une vigilance à qui rien n'échappait. Il y a

 

1 Matth., V, 47.

 

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eu des femmes d'une régularité parfaite et d'une conduite irrépréhensible. Que de vertus! mais quelles vertus? vertus morales, et rien au delà. Elles méritaient les louanges du public, elles méritaient même de la part de Dieu quelques récompenses temporelles, et les obtenaient; elles étaient bonnes pour cette vie, mais sans être d'aucun prix pour l'autre, parce que la foi ne les vivifiait pas, ne les sanctifiait pas, ne les consacrait pas.

Telles sont les vertus d'une infinité de chrétiens, telles sont leurs œuvres. Leur voix est la voix de Jacob, mais leurs mains sont les mains d'Esaii ; c'est-à-dire qu'ils ont la foi, mais comme s'ils ne l'avaient point, puisque dans toutes leurs actions ils ne font nul usage de leur foi. A considérer dans la substance les œuvres qu'ils pratiquent, ce sont des œuvres dignes de la foi qu'ils professent, et ce seraient des œuvres dignes de Dieu, si la foi les rapportant à Dieu ; mais c'est à quoi ils ne pensent en aucune sorte. Ils consultent, ils délibèrent, ils forment des desseins, ils prennent des résolutions, ils les exécutent ; dans le plan de vie où leur condition les engage, ils se trouvent chargés d'une multitude d'affaires, et pour y suffire ils se donnent mille mouvements, mille soins, mille peines ; ils ont, selon le cours des choses humaines et selon les conjonctures, leurs contradictions , leurs traverses à essuyer ; ils ont leurs chagrins, leurs ennuis, leurs dégoûts, leurs adversités, leurs souffrances à porter. Ample matière, riche fonds de mérites auprès de Dieu, si la foi, comme un bon levain, y répandait sa vertu ; si, dis-je, toutes ces délibérations et tous ces desseins étaient dirigés par des maximes de foi ; si toutes ces fatigues et tous ces mouvements étaient soutenus par des considérations divines et de foi ; si toutes ces souffrances et toutes ces afflictions étaient prises, acceptées, offertes en sacrifice et présentées par un esprit de foi; tout profiterait alors pour la vie éternelle, et rien ne serait perdu.

Je dis rien, quelque peu de chose que ce soit: car voilà quel est le propre et l'efficace de la foi, quand elle opère par la charité et par une intention pure et chrétienne. On ne peut mieux la comparer qu'à ce grain évangélique tjui de tous les légumes est Je plus petit, mais foi, semé dans une bonne terre, croît, s e/ève, (rousse des branches, se couvre de feuilles et devient arbre. Partout où la foi se commu-nii/ue étant accompagnée de la grâce, et partout où elle agit, elle y imprime un caractère de sainteté, et attache aux moindres effets qu'elle produit un droit spécial à l'héritage céleste. Ne fut-ce qu'un verre d'eau donné au nom de Jésus-Christ, c'est assez pour obtenir dans l'éternité une couronne de gloire. Les apôtres passèrent toute une nuit à pêcher, et ils ne prirent rien : pourquoi? parce que Jésus-Christ n'était pas avec eux ; mais du moment que cet Homme-Dieu parut sur le rivage, et que par son ordre et en sa présence ils se remirent au travail, la pêche qu'ils firent fut si abondante, que leurs filets se rompaient de toutes parts, et qu'ils eurent beaucoup de peine à la recueillir. Image sensible où nous devons également reconnaître, et l'inutilité de toutes nos œuvres pour le salut, si la foi, animée de la charité et de la grâce, n'en est pas le principe et comme le premier moteur ; et leur excellence, si ce sont les fruits d'une foi vive et agissante, et si c'est par l'impression de la foi que nous sommes excités à les pratiquer.

Etrange aveuglement que le nôtre, quand nous suivons d'autres règles en agissant, et que nous nous conduisons uniquement par la politique du siècle et par la prudence de la chair ! Combien vois-je tous les jours de personnes de l'un et de l'autre sexe, de tout âge et de tout état, qui, dans les occupations et les embarras dont ils sont sans cesse agités, ne se donnent ni repos ni relâche ; qui, du matin au soir, obligés d'aller, de venir, de parler, d'écouter, de répondre, de veiller à tout ce qui est de leur intérêt propre ou de leur devoir, mènent une vie très-fatigante ; qui, dans le commerce du monde, sont exposés à des déboires très-amers, à des contre-temps très-désagréables, à des revers très-fâcheux, à des coups et à des événements capables de déconcerter toute la fermeté de leur âme ; qui, par la délicatesse de leur complexion ou le dérangement de leur santé, sont affligés de fréquentes maladies, d'infirmités habituelles, souvent même de douleurs très-aiguës? Or, en quoi ils me paraissent tous plus à plaindre, et ce qu'il y a pour eux sans contredit de plus déplorable, c'est que tant de pas, de courses, de veilles, d'inquiétudes, de tourments d'esprit; que tant d'exercices du corps très-pénibles, et quelquefois accablants; que tant d'accidents, d'infortunes, de mauvais succès, de pertes, de contrariétés, de   tribulations,   d'humiliations, de  désolations, de faiblesses et de langueurs; que tout cela, dis-je, et mille autres choses qui leur deviendraient salutaires avec le secours de la foi, ne leur soient, au regard du salut, d'aucun

 

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profit, parce que, tout abîmés dans les sens, ils ne savent point user de leur foi, et qu'ils ne la mettent jamais en œuvre. Sans rien faire plus qu'ils ne font, et sans rien souffrir au delà de ce qu'ils souffrent, ils pourraient, par le moyen de cette foi bien épurée et bien employée, amasser d'immenses richesses pour un autre monde que celui-ci, et grossir chaque jour leur trésor ; au lieu que, se bornant aux vues profanes d'une nature aveugle et aux vains raisonnements d'une sèche philosophie, toutes leurs années s'écoulent sans fruit, et qu'à la fin de leurs jours ils n'ont rien dans les mains dont ils puissent tirer devant Dieu quelque avantage. Heureux donc le chrétien qui fait toujours la sainte alliance, et des œuvres avec la foi, et de la foi avec les œuvres !

 

LA FOI VICTORIEUSE DU MONDE.

 

Ne craignez point, disait Jésus-Christ à ses apôtres ; j’ai vaincu le monde (1). Il l’en effet vaincu : et par où? par la foi qu'il est venu nous enseigner, et par la sainte religion qu'il a établie sur la terre. Aussi, écrivait saint Jean aux premiers fidèles, quelle est, mes Frères, cette victoire qui nous a fait triompher dît. monde? c'est notre foi (2). Pour bien entendre ceci, il faut, selon la belle observation de saint Augustin, distinguer dans le monde trois choses qui nous perdent : ses erreurs, ses douceurs et ses rigueurs. Les erreurs du monde nous séduisent, ses douceurs nous corrompent ; et ses rigueurs ou ses persécutions nous inspirent une crainte lâche, et nous tyrannisent par un respect humain dont nous ne pouvons presque nous défendre. Or la religion, je dis la vraie religion, qui est la religion chrétienne, nous élève au-dessus de tout cela, et nous en rend victorieux. Elle nous détrompe des erreurs du monde, elle nous dégoûte des douceurs du monde, elle nous fortifie contre les rigueurs du monde.

I. Le monde est rempli d'erreurs, et même d'erreurs les plus sensibles et les plus grossières. Ce sont mille fausses maximes, dont il se fait autant de vérités prétendues et autant de principes incontestables. Quelles sont, par exemple, les maximes de tant de mondains ambitieux, qui mettent la fortune à la tète de tout, et qui, se h proposant comme leur fin, concluent qu'il y faut parvenir à quelque prix que ce puisse être? Quelles sont les maximes de tant de mondains intéressés, qui se font de

 

1 Joan., XVI, 33. — 2 Ibid., V, 4.

 

leurs richesses une divinité, et qui, pensant ne valoir dans la vie qu'à proportion de ce qu'ils possèdent, regardent le soin d'amasser et de grossir leurs revenus comme une affaire capitale à laquelle toutes les autres doivent céder? Quelles sont les maximes de tant de mondains abandonnés à leurs plaisirs, qui s'imaginent n'être sur la terre que pour se divertir et pour flatter leurs sens, et qui, livrés à des passions honteuses, ne connaissent point de plus grand bonheur que de les contenter en toutes les manières, et de vivre au gré de leurs désirs? Mais surtout à quelle maxime la prudence humaine et la politique n'a-t-elle pas donné cours? Voilà les règles de conduite que suit le monde, et où il se croit bien fondé. Qui voudrait en appeler et les contredire passerait pour un esprit faible, sans connaissance, et, si je l'ose dire, pour un imbécile qui n'est bon à rien, pour un insensé. Ce sont néanmoins des règles, ce sont des maximes où l'on ne voit, à les bien examiner, ni saine raison, ni humanité, ni charité, ni honnêteté, ni probité, ni bonne foi, ni justice, ni équité. Or la religion nous détrompe de toutes ces erreurs : comment cela? parce que, raisonnant sur des principes tout opposés à ceux dont le monde se laisse prévenir et aveugler, elle en tire des conséquences et des maximes toutes contraires.

Car sur quels principes sont établies tant de maximes erronées et absolument fausses, dont le monde est infatué? sur l'amour de soi-même sur l'attachement aux plaisirs, sur la cupidité, la sensualité, sur l'intérêt, l'ambition, la politique; sur toutes les inclinations delà nature corrompue, et toutes les passions du cœur. De telles racines, il n'est pas surprenant qu'il vienne des fruits infectés et gâtés; et du mensonge, que peut-il naître autre chose que le mensonge? Mais la religion a des vues bien différentes, et appuie ses raisonnements et ses décisions sur des principes bien plus solides et plus relevés, qui sont un attachement inviolable à Dieu et à la loi de Dieu, l'amour du prochain et même des ennemis, le renoncement à soi-même et au monde, le désintéressement, la fidélité, la droiture de cœur, la mortification des sens, la sanctification de son âme et le zèle de son salut. De cette opposition de principes suit une opposition entière de maximes et de règles de vie. Ainsi un chrétien, c'est un homme qui juge des choses et qui en pense tout autrement que le monde ; et voilà la première victoire que la religion a remportée et qu'elle remporte tous les jours, en faisant

 

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revenir une infinité de mondains des opinions du monde, et leur en découvrant l'illusion et le danger. Le monde se récrie contre ces vérités, et les rejette comme de vaines imaginations; mais un chrétien instruit de sa religion s'en tient à l'oracle de saint Paul : Qu'il a plu à Dieu de sauver les hommes par cela même qui paraît au monde égarement et folie (1).

Je dis par cela même qui paraît égarement d'esprit, mais qui, bien loin de l'être, est plutôt la souveraine sagesse. Car, à bien examiner tous les principes et toutes les maximes de l'Evangile, on n'y trouvera rien que de conforme à la raison la plus éclairée et la plus juste dans ses vues. Aussi voyons-nous que dès que le feu de la passion commence à s'amortir dans un homme, et qu'il est plus en état de discerner le bien et le mal, le vrai et le faux, parce qu'il a les yeux plus ouverts et qu'il considère les objets d'un sens plus rassis, c'est alors que ces maximes et ces principes ôvangéliques, contre lesquels il se récriait tant, lui semblent beaucoup mieux fondés qu'il ne voulait se le persuader. La foi qui se réveille dans son cœur les lui représente dans un jour tout nouveau pour lui. Plus il s'applique à en rechercher les motifs, à en suivre les conséquences, à en observer les salutaires effets, plus il y découvre de solidité et de vérité. Il est surpris de l'aveuglement où il était; du moins il commence à se défier de ses anciens préjugés ; et la lumière dont il aperçoit les premiers rayons, perçant peu à peu ail travers des nuages qui l'obscurcissaient, et se répandant avec plus de clarté, cet homme enfin, par un changement qu'on ne peut attribuer qu'à la vertu de la foi et de la grâce qui l'accompagne, se déclare, comme saint Paul, un des plus zélés défenseurs des vérités mêmes qu'il attaquait auparavant, et qu'il combattait avec plus d'obstination. Triomphe qui honore la religion, et dont elle profite pour faire d'autres conquêtes, et pour convaincre les plus incrédules et les soumettre. Ainsi l'exemple de Saul élevé dans le judaïsme et l'un des plus ardents persécuteurs de l'Eglise, mais devenu, par une conversion éclatante, apôtre de Jésus-Christ, et le docteur des Gentils, était un argument sensible contre les Juifs, et leur faisait admirer malgré eux l'efficace et le pouvoir de la foi chrétienne.

II. Comme le monde par ses erreurs aveugle l'esprit, c'est par ses douceurs qu'il gagne et qu'il pervertit le cœur. Dans l'un il agit par voie de séduction, et dans l'autre  par voie

 

1 1 Cor., I, 21.

 

d'attrait et de corruption. Ce que nous appelons douceurs du monde, c'est ce que saint Jean appelle concupiscence des yeux, concupiscence de la chair, et orgueil de la vie; c'est-à-dire que sous ce terme nous comprenons tout ce qu'il y a dans le monde qui peut éblouir les yeux, charmer les sens, piquer la curiosité, nourrir l'amour-propre, rendre la vie aisée, commode, agréable, molle et délicieuse. Voilà par où le monde, dans tous les temps, s'est acquis un empire si absolu sur les cœurs des hommes; voilà par où il nous attire, ou plutôt par où il nous enchante et nous entraîne. Ce n'est pas que souvent on ne connaisse la bagatelle et le néant de tout cela : on en est détrompé selon les vues de l'esprit; mais par une espèce d'ensorcellement, tout détrompé qu'on est de ces fausses douceurs du monde, on y trouve toujours un certain goût dont on a toutes les peines imaginables à se déprendre. En vain la raison veut-elle venir au secours : nous avons beau raisonner et faire les plus belles réflexions, toutes nos réflexions et tous nos raisonnements n'empêchent pas que ce goût ne se fasse sentir, et qu'il ne nous emporte par une espèce de violence.

Il n'y a que la religion à qui il soit réservé de le bannir de notre cœur, ou de l'y étouffer. Comment cela? 1. Par l'esprit de pénitence qu'elle nous inspire. Car elle nous fait souvenir sans cesse que nous sommes pécheurs, et cette vue fréquente de nos péchés, et des justes châtiments qui leur sont dus, nous remplit d'une sainte haine de nous-mêmes, et nous donne ainsi du dégoût pour tout ce qui flatte notre sensualité, comme étant peu convenable à des pénitents. 2. Par l'estime des biens éternels, où elle nous fait porter toutes nos prétentions et tous nos désirs. Le cœur occupé de la haute idée que nous concevons de cette béatitude qui nous est promise se dégage peu à peu de tous les objets mortels, et devient comme insensible à tout ce que le monde peut lui offrir de plus attrayant : Que tout ce que je vois sur la terre me parait méprisable et insipide, s'écriait un grand saint, quand je lève les yeux au ciel (1) ! Bien d'autres avant lui l'avaient pensé de même, et bien d'autres l'ont pensé après lui. 3. Par les consolations divines que l'esprit de religion répand dans les âmes vraiment chrétiennes. Consolations cachées aux mondains, parce que l'homme sensuel, dit le grand Apôtre, ne peut comprendre ce qui est de Dieu. Consolations spirituelles d'autant plus

 

1 Ignace.

 

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relevées au-dessus de tous les plaisirs des sens, que l'esprit est plus noble que le corps. Consolations si douces et si abondantes, que le cœur en est quelquefois comme inondé et enivré. A peine les saints les pouvaient-ils soutenir, tant ils en étaient comblés et transportés. Saint François-Xavier s'écriait en s'adressant à Dieu : C'est assez, Seigneur, c'est assez. Sainte Thérèse tenait le même langage, et demandait que Dieu interrompît pour quelque temps le cours de ces douceurs célestes dont elle était toute pénétrée. D'autres en tombaient dans des extases et des défaillances où ils demeuraient les heures entières, et qui les ravissaient hors d'eux-mêmes. Le monde en jugera tout ce qu'il lui plaira. Ce qui est certain , c'est qu'avec tous ses agréments et tous ses charmes, il n'a rien de comparable à ces saintes délices et à ces joies secrètes que la religion nous fait goûter. Une âme qui les a une fois ressenties ne sent plus rien de tout le reste.

C'est la merveille qu'on a vue dans tous les temps, et dont nous sommes encore témoins. On a vu une multitude innombrable de personnes de tout sexe, de tout âge, de tout état, renoncer aux plaisirs du monde les plus engageants et les plus touchants. C'étaient de jeunes vierges à qui le monde présentait dans un long cours d'années la fortune la plus riante. C'étaient des riches du siècle, des hommes opulents, des grands qui, dans leur grandeur et leur opulence, jouissaient ou pouvaient jouir de toutes les aises de la vie. Mais par quel prodige ont-ils méprisé tout cela, ont-ils quitté tout cela, se sont-ils volontairement dépouillés de tout cela? A ces richesses dont le monde est si avide, et où il fait presque consister tout son bonheur, parce qu'il y trouve de quoi satisfaire toutes ses convoitises, ils ont préféré une pauvreté qui leur accordait à peine le nécessaire, ou pour la nourriture, ou pour le vêtement, ou pour la demeure. A cet éclat et à ces honneurs dont le monde est si jaloux, et dont il cherche à repaître si agréablement son orgueil, ils ont préféré l'obscurité de la retraite, si opposée à l'ambition naturelle, et se sont condamnés à vivre inconnus et dans l'oubli. A toutes les délicatesses et toutes les commodités du monde, ils ont préféré la pénitence du cloître et les plus dures pratiques de la mortification religieuse, aussi enriemis d'eux-mêmes et de leur chair, qu'on en est communément esclave et idolâtre. Qui leur a inspiré ce renoncement, ce détachement, et qui les a soutenus dans un genre de vie si contraire au penchant de la nature et à l'esprit du monde? c'est la foi dont ils étaient remplis, et dont ils suivaient les divines impressions. En vain le monde étalait-il devant eux ses pompes les plus brillantes, et en vain pour les attirer leur faisait-il voir une carrière semée de fleurs : la foi dissipait tous ces prestiges, et rien ne les touchait que le grand sentiment de l'Apôtre : Pour moi, Dieu me garde de me glorifier jamais en aucune autre chose que dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde m'est crucifié et je suis crucifié au monde (1) !

III. Outre ses erreurs et ses douceurs, le monde a encore ses rigueurs. Ce sont ces persécutions qu'il suscite à la vertu, et où elle a besoin d'une force supérieure. Car l'Apôtre a bien eu raison de dire que ceux qui veulent vivre saintement selon Jésus-Christ doivent s'attendre à de rudes combats. On a des railleries à essuyer, et mille respects humains à surmonter. On refroidit un ami et on l'indispose, en refusant d'entrer dans ses intrigues, et de s'engager dans ses entreprises criminelles. On devient un objet de contradiction pour tonte une famille, pour toute une société, pour tout un pays, parce qu'on veut y établir la règle, y maintenir l'ordre, y rendre la justice : ainsi de tant d'autres sujets. Voilà ce qui fait un des plus grands dangers du monde, et ce qui cause dans la vie humaine tant de désordres.

Car il est difficile de tenir ferme en de pareilles rencontres, et nous voyons aussi qu'on y succombe tous les jours et presque malgré soi. Un homme gémit de l'esclavage où il est, et un fond d'équité, de droiture, de conscience, qu'il a dans l'âme, lui fait désirer cent fois de secouer le joug et de s'affranchir d'une telle tyrannie; mais le courage lui manque, et quand il en faut venir à l'exécution, toutes ses résolutions l'abandonnent. Or qui peut le déterminer, l'affermir, le mettre à toute épreuve? c'est la religion. Avec les armes de la foi, il pare à tous les coups, il résiste à toutes les attaques, il est invincible. Il n'y a ni amitié qu'il ne rompe, ni société dont il ne s'éloigne, ni menaces qu'il ne méprise, ni espérances, ni intérêts, ni avantages qu'il ne sacrifie à Dieu et à son devoir.

Telles sont, dis-je, les dispositions d'un homme animé de l'esprit du christianisme et soutenu de la foi qu'il professe. C'est ainsi qu'il pense, et c'est ainsi qu'il agit. La raison est qu'étant chrétien, il ne reconnaît point, à proprement parler, d'autre maître que Dieu, ou

 

1 Galat., VI, 14.

 

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que, reconnaissant d'autres puissances, il ne les regarde que comme des puissances subordonnées au Tout-Puissant, lequel doit être mis au-dessus de tout sans exception. Ce sentiment sans doute est généreux; mais il ne faut pas se persuader que ce soit un pur sentiment, ni une spéculation sans conséquence et sans effet. Il n'y a rien là à quoi la pratique n'ait répondu, et dont elle n'ait confirmé mille fois la vérité. Combien de discours et de jugements, combien de mépris et d'outrages ont essuyés tant de vrais serviteurs   et   de   vraies   servantes de Dieu, plutôt que de se départir de la vie régulière qu'ils avaient embrassée, et des saintes observances qu'ils s'y étaient prescrites? Combien d'efforts, de reproches, d'oppositions , ont surmonté de tendres enfants, et avec   quelle   constance   ont-ils   résisté à des pères et à des mères qui leur tendaient les bras pour les retenir dans le monde, et les détourner de l'état religieux ? A combien de disgrâces, de haines, d'animosités, de revers, se sont exposés,  ou de sages vierges   qu'on n'a pu gagner par les plus pressantes sollicitations, ou des juges intègres qu'on n'a pu résoudre par les plus fortes instances à vendre le bon droit, ou de vertueux officiers, des subalternes, des domestiques que nulle autorité n'a pu corrompre,  ni retirer des voies d'une exacte probité? Quels tourments ont endurés des millions de martyrs? Rien ne les a étonnés : ni  les arrêts des magistrats, ni la fureur des tyrans, ni la rage des bourreaux, ni l'obscurité des prisons, ni les roues, ni les chevalets, ni le fer, ni le feu. Que l'antiquité nous vante ses héros, jamais ces héros que le paganisme a tant exaltés, et dont il a consacré la mémoire, firent-ils voir une telle force ? Or d'où venait-elle? d'où venait, dis-je, à ces glorieux soldats de Jésus-Christ cette fermeté inébranlable, si ce n'est de la religion, qu'ils portaient vivement empreinte dans le cœur? Elle les accompagnait partout,  partout elle leur servait de bouclier et de sauvegarde : miracle dont les ennemis même de la foi chrétienne et ses persécuteurs étaient frappés. Mais nous, de tout ceci, que devons-nous conclure à notre confusion ? La conséquence,  hélas ! n'est que trop évidente, et que trop aisée à tirer. C'est qu'étant si préoccupés des erreurs du monde, si épris des douceurs du monde, si timides et si faibles contre les respects et les considérations du monde , il faut ou que nous ayons bien peu de foi, ou que, notre foi même soit tout à fait morte ?

Car le moyen d'allier ensemble, dans un même sujet, deux choses aussi peu compatibles entre elles que le sont une foi vive qui nous détrompe de toutes les erreurs du monde, et cependant ces mêmes erreurs tellement imprimées dans nos esprits, qu'elles deviennent la règle de tous nos jugements et de toute notre conduite? Comment avec une foi qui, dans sa morale, ne tend qu'au crucifiement de la chair et à l'abnégation de soi-même, accorder une recherche perpétuelle des douceurs du monde, de ses fausses joies, et de ses voluptés même les plus criminelles? Enfin, par quel assemblage une foi qui nous apprend à tenir ferme pour la cause de Dieu contre tous les raisonnements du monde, contre tous ses mépris et tous ses efforts, peut-elle convenir avec une crainte pusillanime qui cède à la moindre parole, et qui asservit la conscience à de vains égards et à des intérêts tout profanes? Sont-ce là ces victoires que la foi a remportées avec tant d'éclat dans les premiers siècles de l'Eglise ? a-t-elle changé dans la suite des temps ; et, si elle est toujours la même, pourquoi n'opère-t-elle pas les mêmes miracles? Car au lieu que la foi était alors victorieuse du monde, il n'est maintenant que trop ordinaire au monde de remporter sur la foi, d'imposer silence à la foi, de triompher de la foi. Nous n'en pouvons imaginer d'autre cause sinon que la foi s'est affaiblie à mesure que l'iniquité s'est fortifiée ; et parce que l'iniquité jamais ne fut plus abondante qu'elle est, ni plus dominante, de là vient aussi que la foi jamais ne fut plus languissante ni moins agissante. Encore combien y en a-t-il chez qui elle est absolument éteinte? et doit-on s'étonner, après cela, que cette foi qui produisait autrefois de si beaux fruits de sainteté soit si stérile parmi nous? Prions le Seigneur qu'il la ranime, qu'il la ressuscite, et qu'il lui fasse reprendre dans nous sa première vertu. Travaillons nous-mêmes à la réveiller par de fréquentes et de solides réflexions. Confondons-nous de toutes nos faiblesses, et reprochons-nous amèrement devant Dieu l'ascendant que nous avons laissé prendre sur nous au monde, lorsqu'avec une étincelle de foi nous pouvions résister à ses plus violents assauts, et repousser tous ses traits. Le Fils de Dieu rendant raison à ses disciples pourquoi ils n'avaient pu chasser un démon, ni guérir un enfant qui en était possédé, leur disait : C'est à cause de votre incrédulité (1) ; puis, usant d'une comparaison assez singulière :

 

1 Matth., XVII, 19.

 

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Si votre foi, ajoutait le même Sauveur, égalait seulement un grain de sénevé, quelque petite qu'elle fut, elle vous suffirait pour transporter les montagnes d'un lieu à un autre, et tout vous deviendrait possible. Que serait-ce donc si nous avions une foi parfaite, et de quoi ne viendrait-on pas à bout?

 

L'INCREDULE CONVAINCU PAR LUI-MEME.

 

L'impie ne peut se résoudre à croire les vérités de l'Evangile, tant elles lui semblent choquer le bon sens et la raison. Il les rejette avec le dernier mépris, et ne craint point de les traiter d'inventions humaines et de pures imaginations : car son impiété va jusque-là; et s'il garde au dehors certaines mesures, et que dans les compagnies il n'ose pas s'expliquer si ouvertement ni en des termes si forts, il sait bien dans les entretiens particuliers se dédommager de son silence, et l'on n'est pas assez peu instruit pour ignorer quels sont ses discours devant d'autres libertins comme lui, dont la présence l'excite, bien loin de l'arrêter. A l'entendre, toute la religion n'est que chimère, et tout ce qu'elle nous révèle ne sont que des visions. Il y trouve, à ce qu'il prétend, des difficultés invincibles, des contradictions évidentes, des impossibilités absolues. En un mot, dit-il d'un ton décisif, tous ces mystères sont incroyables. Il le dit, mais en le disant il ne remarque pas, cet esprit rare, que par là il fournit des armes contre lui-même, et que de là il doit tirer pour sa conviction propre un argument personnel, et des plus sensibles. Plus nos mystères lui semblent hors de toute croyance, plus il doit concevoir quel étonnant prodige c'a été dans le monde que des mystères, selon lui si incroyables, aient été crus néanmoins si universellement, et qu'ils le soient encore.

Ceci ne suffit pas ; mais, pour mieux convaincre l'impie par ses sentiments mêmes, et pour lui faire mieux sentir l'avantage qu'il me donne et l'embarras où il s'engage lorsqu'il parle si indignement des plus saints mystères de notre foi, comme s'ils étaient opposés à toute la lumière naturelle, je veux raisonner quelque temps avec lui, et entrer dans le détail de certaines circonstances qui serviront à fortifier la preuve qu'il me présente pour le combattre. Car, encore une fois, je ne veux le combattre que par lui-même ; et peut-être apprendra-t-il à devenir plus réservé dans ses paroles, et à en craindre, plus qu'il ne fait, les conséquences.

Je lui permets donc d'abord de former sur les mystères de la religion toutes les difficultés qu'il lui plaira , et de les grossir, do les exagérer. J'irai même, s'il est besoin, jusqu'à tolérer ses mauvaises plaisanteries, je les laisserai passer, et là-dessus je n'entreprendrai point de lui fermer la bouche ; je consens qu'avec ses grandes exclamations , ou avec ses airs moqueurs , il me redise ce qu'il a dit cent fois : Eh ! qu'est-ce qu'un seul Dieu en trois personnes , et que ces trois personnes dans un seul Dieu? Eh! qui peut s'imaginer un Dieu tout esprit de sa nature et comme Dieu , mais revêtu de notre chair et homme comme nous? Quoi ! ce Dieu qu'on me dit être d'une puissance, d'une grandeur, d'une majesté infinie, je me figurerai qu'il est descendu sur la terre, qu'il y a pris une nature semblable à la notre. qu'il est né dans une étable , qu'il a vécu dans la misère et dans les souffrances, enfin qu'il est mort dans l'opprobre et dans l'ignominie de la croix ! Tout cela est-il digne de lui ? tout cela est-il croyable? Tel est le langage de l'impie, et je ne rapporterai point tout ce que lui suggère son libertinage sur la morale chrétienne, sur la Providence divine, sur l'immortalité de l'âme, sur la résurrection future, sur le jugement général, sur les peines éternelles de l'enfer. Car il n'épargne rien , et il ne veut convenir de rien. Le moyen, à son avis, de se mettre ces fantômes dans l'esprit? et peuvent-ils entrer dans la pensée d'une homme raisonnable?

Il me serait aisé, en lui accordant que les mystères de la religion sont au-dessus de la raison , de lui répondre en même temps et de lui faire voir que, bien loin d'être contre la raison , ils y sont au contraire très-conformes. Je dis très-conformes à une raison saine, à une raison épurée de la corruption du vice, à une raison dégagée de l'empire des sens et des passions, à une droite raison. Mais ce n'est point là présentement le sujet dont il s'agit entre lui et moi. Je me suis seulement proposé de lui montrer comment, en attaquant la vérité de nos mystères, et nous les représentant comme des mystères si rebutants et si difficiles à croire, il en affermit par là même la foi, et que l'idée qu'il s'en fait pour les mépriser et pour en railler, c'est justement ce qui le doit disposera y reconnaître quelque chose de surnaturel et de divin.

Voici donc ma réponse, et à quoi je m'en tiens. Je prends ce beau passage de saint Paul, dans la première Epître à Timothée : C'est un

 

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grand mystère de piété qui a été manifesté dans la chair, autorisé par l'esprit, vu des anges, précité aux Gentils, cru dans le monde, et élevé à la gloire (1). Ce grand mystère, c'est le mystère de Jésus-Christ Dieu et homme tout ensemble, et l'auteur delà loi nouvelle. Que ce mystère ait été réellement et véritablement manifesté dans la chair ; qu'il ait été autorisé par l'esprit céleste, qui est l'Esprit de Dieu ; que les anges l'aient vu , et qu'enfin il ait été élevé à la gloire , voilà sur quoi l'impie se récriera contre moi, et s'inscrira en faux. Mais que ce même mystère, que ce grand mystère, et que tous les mystères particuliers qui y ont rapport et qui font le corps de la religion, aient été prêches aux Gentils ; et surtout qu'en vertu de cette prédication ils aient été crus dans le monde, je ne pense pas que ni lui, ni tout autre libertin comme lui, soit assez aveugle et assez dépourvu de connaissance pour former sur cela le moindre doute. Ainsi j'avance, et pour mettre ma preuve dans tout son jour et toute sa force , je lui fais faire avec moi les observations suivantes, dont je le défie de me contester en aucune sorte la certitude et l'évidence.

1. Que ces mystères qu'il prétend incroyables ont été crus néanmoins dans le monde. On les y a prêchés en y prêchant la loi chrétienne. On les a expliqués aux peuples , et on les en a instruits. Les peuples dociles et soumis ont reçu ces instructions, ont embrassé cette doctrine. La même foi les a unis entre eux dans une même Eglise , et telle a été l'origine et la naissance du christianisme.

2. Que ces mystères qu'il prétend incroyables n'ont point seulement été crus dans un coin de la terre obscur et inconnu , ni par un petit nombre d'hommes ramassés au hasard, et plus crédules que les autres, mais qu'ils ont été crus dans toutes les parties du monde. Les prédicateurs qui furent chargés d'annoncer l'Evangile le portèrent, selon l'ordre exprès de leur Maître, à toutes les nations. Dans l'orient, l'occident, le midi, le septentrion, on entendit partout la parole du Seigneur, dont ils étaient les interprètes. Des troupes de prosélytes vinrent en foule pour être agrégés dans l'école de Jésus-Christ. Les disciples se multiplièrent, se répandirent de tous côtés; les villes , les provinces, les royaumes en furent remplis, et c'est ainsi qu'en très-peu de temps s'élevèrent de nombreuses et de florissantes chrétientés.

3. Que ces mystères qu'il prétend incroyables

 

1 1 Tïm., III, 16.

 

n'ont point non plus été crus seulement par le simple peuple , par des sauvages et des barbares, par des esprits grossiers et ignorants, mais par les plus grands génies, par les esprits du premier ordre, par des hommes d'une profonde érudition et d'une prudence consommée : il n'y a qu'à lire les ouvrages que les Pères nous ont laissés comme de sensibles monuments de la religion. A considérer précisément ces saints docteurs en qualité de savants, en qualité d'écrivains et d'auteurs, il faut n'avoir ni goût, ni discernement, pour ne point admirer l'étendue de leur doctrine, la pénétration de leurs vues, la sublimité de leurs pensées, la force de leurs raisonnements, la sagesse et la sainteté de leur morale, la beauté et l'énergie de leurs expressions, leurs tours même éloquents et pathétiques , ou ingénieux et spirituels. Certainement ce n'étaient pas là de petits esprits , des esprits superstitieux , capables de donner sans examen dans l'illusion, ni à qui il fût aisé de faire accroire tout ce qu'on voulait.

4. Que ces mystères qu'il prétend incroyables ont été crus, non point sur des préjugés de la naissance et de l'éducation , mais plutôt contre tous les préjugés de l'éducation et de la naissance. Pendant une longue suite d'années, qu'était-ce que le grand nombre des chrétiens? des Gentils nés dans le paganisme, élevés dans l'idolâtrie. Afin de les soumettre à la foi, il avait fallu détruire toutes leurs préventions, et leur arracher du cœur des erreurs et des principes de religion directement opposés aux mystères qu'on leur enseignait. Or qui ne voit pas combien ce changement était difficile, et quelle peine il devait y avoir à détromper des gens préoccupés en faveur de leurs fausses divinités, et attachés à leurs anciennes observances et à leurs pratiques? C'est cependant ce qui est arrivé, les païens se sont convertis; les idolâtres ont renoncé au culte de leurs idoles ; leurs prêtres et leurs sages ont eu beau se récrier, raisonner, disputer, la loi nouvelle a prévalu, et comme le jour dissipe les ténèbres, elle a effacé des esprits toutes les idées dont ils étaient prévenus.

5. Que ces mystères qu'il prétend incroyables ont été crus malgré toutes les répugnances de la nature , malgré toutes les révoltes et de la raison et des sens. Révoltes de la raison : car quelque raisonnables en eux-mêmes et quelque certains que soient ces mystères, il faut après tout convenir que ce sont des mystères obscurs, des mystères tellement cachés

 

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sous le voile, que notre raison n'y pénètre qu'avec des peines extrêmes; et que souvent morne , toute subtile qu'elle peut être, elle se trouve obligée de reconnaître son insuffisance et la faiblesse de ses lumières. Or nous sentons assez qu'il n'est rien à quoi elle répugne davantage qu'à s'humilier alors et à se soumettre, en croyant ce qu'elle ne voit ni ne connaît pas. Révoltes des sens : car sur ces mystères qui humilient et qui captivent la raison, est fondée une morale qui mortifie étrangement la chair. On croit avec moins de résistance des vérités qui s'accommodent à nos inclinations et à nos passions, des vérités au moins indifférentes, et qui dans leurs conséquences n'ont rien de pénible ni de gênant : mais des vérités en vertu desquelles on doit se haïr soi-même, réprimer ses désirs les plus naturels, embrasser la croix, la porter chaque jour sur son corps, et se revêtir de toute la mortification évangélique, c'est à quoi l'on ne se rend pas volontiers, et sur quoi l'on ne se laisse persuader qu'après avoir bien examiné les choses, et en avoir eu des preuves bien convaincantes.

6. Que ces mystères qu'il prétend incroyables ont été crus d'une foi si vive, d'une foi si ferme et si efficace, que pour pratiquer ses maximes, pour vivre selon ses règles et son esprit, ou pour la défendre et la soutenir, on a tout sacrifié, biens, fortune , grandeurs, plaisirs, repos, santé, vie. On sait les rudes combats que les chrétiens ont eu à essuyer dès la naissance de l'Eglise. On sait combien de sang ils ont versé , et comment ils ont été exilés, proscrits, enfermés dans des cachots, produits devant les juges, condamnés, livrés aux bourreaux pour les tourmenter en mille manières, par le glaive, les flammes, les croix, les roues, les chevalets, les bêtes féroces, les huiles bouillantes ; par tout ce que la barbarie a pu imaginer de supplices et de tortures. Pourquoi se laissaient-ils ainsi opprimer, accuser, emprisonner, déchirer, brûler, immoler comme des victimes? pourquoi enduraient-ils tant d'opprobres et d'ignominies, tant de calamités et de misères? pourquoi, au milieu de tout cela, s'estimaient-ils heureux, et rendaient-ils à Dieu des actions de grâces ? Qui leur inspirait ce courage et cette patience inaltérable ? c'est qu'ils avaient les mystères de notre foi si profondément gravés dans l’âme, et qu'ils en étaient tellement touchés, que rien ne leur coûtait, soit pour y conformer leur conduite, soit pour en attester la vérité par une généreuse confession.

7. Que ces mystères qu'il prétend incroyables ont été crus d'une foi si constante, que malgré tous les obstacles qu'elle a eu à surmonter , elle subsiste toujours depuis plus de seize cents ans, comme nous ne doutons point, selon la promesse de Jésus-Christ, qu'elle ne doive subsister jusqu'à la dernière consommation des siècles. Toutes les puissances infernales se sont soulevées contre elle ; toutes les puissances humaines se sont liguées et ont conjuré sa ruine ; la superstition et le libertinage l'ont combattue de toutes leurs forces. Mais de même que nous voyons les flots de la mer, furieux et courroucés, se briser à un rocher où ils viennent fondre de toutes parts, tout ce qu'on a fait d'efforts pour la détruire n'a pu l'ébranler, et l'a plutôt affermie; de sorte qu'après d'immenses révolutions d'âges et de temps, qui auraient dû l'affaiblir, elle est toujours la même ; qu'elle conserve toujours sur les esprits le même empire, qu'elle leur propose toujours la même doctrine, et les trouve toujours également disposés à la recevoir. Je ne parle point de la manière dont cette foi s'est établie, de la faiblesse de ceux qui en furent les premiers apôtres, de l'abandonnement total où ils étaient des secours ordinaires et nécessaires pour faire réussir les grandes entreprises, de cent autres particularités très-remarquables : car ce n'est point par le fer, comme d'autres religions ; ce n'est ni par la violence des armes, ni par les amorces de l'intérêt ou du plaisir, que la foi de nos mystères s'est répandue dans toute la terre. Mais sans insister là-dessus et sans rien ajouter, j'en reviens à mon raisonnement contre l'impie.

Je dis : S'il est vrai que nos mystères soient aussi incroyables qu'il l'avance, et que d'ailleurs il ne puisse nier, comme il ne le peut en effet, qu'on les a crus dans le monde, et qu'on les a crus si unanimement, si généralement, si promptement, si fortement, si constamment; chez toutes les nations, dans tous les états et toutes les professions ; parmi les sages, les philosophes, les savants ; parmi les païens, les idolâtres , les sauvages, les barbares ; dans les cours des princes, dans les villes, dans les campagnes, partout; il faut donc qu'il m'apprenne par quelle vertu a pu se faire l'union et l'accord si parfait de ces deux choses; je veux dire de ces mystères selon lui absolument incroyables, et de ces mystères, toutefois selon la notoriété du fait la plus évidente et la plus incontestable, reçus et crus avec toutes les circonstances que je viens de rapporter : il faut donc

 

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qu'il avoue malgré lui qu'il y a eu en tout cela de la merveille ; il faut donc qu'il confesse qu'il y a au-dessus de la nature un agent supérieur qui a conduit tout cela comme son ouvrage, et qui ne cesse point de le conduire; par les ressorts invisibles de sa providence ; il faut donc, s'il est capable de quelque réflexion, qu'il conçoive une bonne fois comment ses traits de raillerie au sujet de la religion retournent contre lui, et comment ses exagérations et ses discours emphatiques sur l'insurmontable difficulté d'ajouter foi à des mystères tels que les nôtres retombent sur lui pour le confondre et l'accabler. Car plus il la relève et il augmente, cette difficulté, plus il relève la souveraine sagesse et la toute-puissance de ce Maître à qui rien n'est impossible, et qui a si bien su la vaincre et la surmonter.

Oui, on les a crus, ces adorables et incompréhensibles mystères; et voilà le grand miracle dont l'incrédule est forcé de convenir. Miracle d'autant plus grand pour lui, que ces mystères lui paraissent moins croyables. On les croit encore, et, par la miséricorde infinie démon Dieu, je les crois. C'est dans cette foi que je veux mourir, comme j'ai le bonheur d'y vivre. Car je la conserverai dans mon cœur : et qui l'en arrachera ? Je connais mes imperfections et mes fragilités sans nombre. A comparer la sainteté de la foi que je professe avec mes lâchetés et la multitude des offenses que je commets, je sens combien j'ai de quoi rougir devant Dieu et de quoi m'humilier : mais du reste, tout imparfait et tout fragile que je suis, ne présumant point de mes forces, ne comptant point sur moi-même, soutenu de ma seule confiance dans la grâce du souverain Seigneur en qui je crois et en qui j'espère, il me semble que pour cette foi que je chéris et que je garde comme mon plus riche trésor, je ne craindrais point de donner mon sang ni de sacrifier ma vie ; il me semble que bénissant la divine Providence, qui, dans le christianisme, a fait heureusement succéder la tranquillité et la paix aux persécutions et aux combats, j'envie après tout le sort de ces chrétiens à qui la conjecture des temps fournissait des occasions si précieuses de signaler leur foi en présence dis persécuteurs et des tyrans. Telles sont, à ce qu'il me paraît, mes dispositions, ô mon Dieu ! tels sont mes sentiments, ou tels ils doivent rire.

Mais ce n'est pas tout : ce que je crois de cœur, je le confesserai de bouche, selon l'enseignement de l'Apôtre; et en cela même je suivrai l'exemple du Prophète, et je dirai comme lui : J'ai cru et voilà pourquoi j’ai parlé (1). Tout chrétien doit faire une profession publique de sa foi ; et malheur à quiconque aurait honte de reconnaître Jésus-Christ devant les hommes, parce que, dans le jugement de Dieu, Jésus-Christ le renoncerait devant son Père! Mais outre cette obligation commune, un devoir particulier m'engage, comme ministre du Dieu vivant et prédicateur de son Evangile, à prendre la parole. Cette foi que l'impie attaque, et ces mystères qu'il blasphème parce qu'il les ignore, je les prêcherai, et à qui ? aux grands et aux petits, aux princes et aux peuples, aux sages et aux simples, aux forts et aux faibles, à tous : car, dans la chaire sainte, c'est à tous que je suis redevable. Si je me taisais, mon silence me condamnerait, et je me tiendrais coupable de la plus criminelle prévarication, surtout dans un temps où l'impiété ose lever la tête plus que jamais et avec plus d'audace. Au nom du Seigneur qui m'envoie, je la combattrai, et je la combattrai partout, quelque part que m'appelle mon ministère. L'impie m'écoutera sans s'étonner, il s'élèvera intérieurement contre moi, ou dans le secret de son âme il me regardera en pitié; mais moi, touché d'une bien plus juste compassion, j'aurai pitié de son aveuglement, de son entêtement, de sa témérité ; de son ignorance sur des points dont à peine il peut avoir la plus légère teinture, et dont néanmoins il prétend avoir droit de juger avec plus d'assurance que les docteurs les plus consommés. Il tournera en risée tout ce que je dirai, et il ne le comptera que pour des idées populaires, que pour des rêveries; mais moi, dans le même esprit que saint Paul et dans les mêmes termes, je lui répondrai : Nous prêchons Jésus-Christ crucifié, qui est un sujet de scandale aux Juifs, qui paraît une folie aux Gentils, et qui est la force de Dieu et la sagesse de Dieu (2). Mais moi je lui répondrai, avec le même Docteur des nations, que c'est par la folie de la prédication évangélique qu'il a plu à Dieu de sauver ceux qui croient en lui et en son fils Jésus-Christ (3). Mais moi je lui répondrai que la folie de la croix n'est folie que pour ceux qui périssent (4). Terrible parole ! pour ceux qui périssent, pour ceux qui se damnent, pour ceux qui, par la dureté de leur cœur et par leur sens réprouvé, se précipitent, comme l'impie, dans un malheur éternel ! Il y fera telle attention qu'il lui plaira; et pourquoi n'espérerais-je pas que le

 

1 Psal., CXV, 10. — 2 Cor., 1, 23. — 3 Ibid. — 4 Ibid.

 

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Père des miséricordes éclairera enfin cet aveugle, et que sa grâce triomphera de cette âme rebelle et la soumettra? Qu'il en soit ainsi que je le désire et que je le demande ; c'est un de mes vœux les plus sincères et les plus ardents.

 

NAISSANCE ET PROGRÈS DES HÉRÉSIES.

 

Ce qui fait l'hérétique, ce n'est pas seulement l'erreur, mais l'entêtement et l'obstination dans l'erreur. Tout homme, dès là qu'il est homme, est capable de se tromper, et de donner dans une erreur dont les fausses apparences le surprennent et le séduisent : mais on ne peut pour cela le traiter d'hérétique, et il ne l'est point précisément par là. On peut bien dire que ce qu'il avance est une hérésie, que telle proposition, telle doctrine est contraire aux principes de la foi; mais s'il ne s'y attache pas opiniâtrement, et qu'il soit disposé à se rétracter et à se soumettre, dès que le tribunal ecclésiastique et supérieur aura donné un jugement définitif qui décide la question, alors, pour parler ainsi, l'hérésie n'est que dans la proposition avancée, que dans la doctrine, sans être dans la personne. Aussi n'est-ce pas communément sur la personne que tombent les censures de l'Eglise, mais sur les sentiments erronés qu'elle condamne et qu'elle proscrit. On n'est donc proprement hérétique qu'autant qu'on est opiniâtre, parce qu'on n'est rebelle à l'Eglise que par cette opiniâtreté qui résiste à l'obéissance, et que nulle autorité ne peut fléchir.

Dans la société même civile et dans l'usage ordinaire de la vie, ce caractère d'entêtement a des effets très-pernicieux. Il cause des maux infinis, soit par rapport au bien public, soit par rapport au bien particulier. Par rapport au bien public : on a vu arriver les plus tristes malheurs dans un Etat par l'entêtement d'un grand, dans une ville par l'entêtement d'un magistrat, dans une maison par l'entêtement d'un maître, dans une famille par l'entêtement d'un père ou d'une mère, dans une communauté par l'entêtement d'un supérieur. Rien de plus dangereux que l'entêtement en qui que ce soit; mais qu'est-ce surtout dans un homme revêtu de quelque pouvoir et constitué en quelque dignité ? Par rapport au bien particulier : il y a mille gens qui se sont ruinés de fortune, de crédit, d'honneur, de réputation ; par où? par un malheureux entêtement dont les plus sages conseils ne les ont pu guérir. Aussi, qu'avons-nous entendu dire en bien des rencontres, et qu'avons-nous dit nous-mêmes de certaines personnes? Ce sont des entêtés ; leur entêtement les perdra. L'événement l'a vérifié, et c'est de quoi l'on pourrait produire plus d'un exemple.

Mais il ne s'agit point ici de ces sortes d'entêtements.  Dès qu'ils ne   regardent que les choses humaines et que notre conduite selon le monde,  les conséquences, quoique très-fâcheuses du reste et très-déplorables, en sont toutefois beaucoup moins à craindre. L'entête» ment le plus funeste et dont on doit plus appréhender les suites, c'est en matière de religion : car voilà d'où sont venues toutes les hérésies et toutes les sectes. Un homme se prévient de quelque pensée nouvelle et en fait sa doctrine, à laquelle il s'attache d'autant-plus fortement qu'elle lui est plus propre. Cependant e'est une mauvaise doctrine, et la foi s'y trouve intéressée. S'il était assez docile pour écouter là-dessus les avis qu'on lui donne, et pour entrer dans les raisons qu'on lui oppose, on le ferait bientôt revenir de son égarement; sa soumission le remettrait dans le chemin, arrêterait le feu prêt à s'allumer, et l'affaire, en très-peu de temps, serait assoupie; mais il s'en faut bien que la chose ne prenne un si bon tour. C'est un esprit opiniâtre; on aura beau lui parler, il ne sera jamais possible de le réduire. Il s'élève, il s'enfle, il s'entête. Soit passion qui le pique, soit présomption qui l'aveugle, soit indocilité naturelle qui le raidit, tout cela souvent nia fois le rend intraitable. Quoi qu'on lui objecte, il a ses réponses, qui lui paraissent évidentes et sans réplique. Quiconque ne s'y rend pas est, selon lui, dépourvu de toute raison. Plus donc on L'attaque vivement, plus il devient ardent à se défendre ; plus on multiplie les difficultés, plus de sa part il multiplie les subtilités et les faux-fuyants. Pourquoi cela? c'est qu'il est déterminé, quelque chose qu'on lui dise, âne pas reculer. Ainsi  toute   son attention va, non point à examiner la force et la solidité des preuves qu'on lui apporte pour le convaincre, mais à trouver de nouveaux moyens et de nouveaux tours pour les éluder, et pour se confirmer dans ses idées. Car voilà ce que l'ait l'entêtement.

Du moins si ce novateur s'en tenait à son entêtement personnel, sans le communiquer! d'autres : mais il veut s'appuyer d'un parti, il veut se faire une école, il veut avoir des disciples et des sectateurs. L'envie de dogmatiser, d'enseigner , d'être l'auteur et le chef d'une secte, est une espèce de démangeaison si naturelle,

 

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qu'on s'y laisse aisément aller; et, d'autre part, la nouveauté et la singularité en fait de doctrine a pour une infinité d'esprits des chartes si engageants, qu'ils en sont d'abord infatués, et qu'ils s'y portent comme d'eux-mêmes. C’est une chose surprenante, de voir combien il faut peu de temps pour y attirer toutes sortes de personnes, hommes, femmes, grands, petits, ecclésiastiques, laïques, réguliers, séculiers, dévots, mondains. Il n'est point de gangrène si contagieuse que l'hérésie. Elle gagne suis cesse et se répand ; ses progrès sont aussi prompts qu'ils sont imperceptibles; et elle n'a pas plus tôt pris naissance , que toutes professions, toutes conditions, tous états s'en laissent infecter.

De là qu'arrive-t-il? c'est que ce qui n'était dans son origine que l'entêtement d'un homme, qu'un entêtement particulier, devient désormais un entêtement commun, un entêtement de cabale. Or on peut dire que c'est alors qu'il est comme insurmontable, et l'expérience nous le fait assez connaître. Tant d'esprits préoccupés et unis ensemble se soutiennent par leur union même. C'est une société formée; il n'est plus moralement possible de la rompre. Si quelqu'un chancelle, il est bientôt obsédé de toute la troupe, qui s'empresse autour de lui, et n'omet rien pour l'affermir et le retenir. Que ne lui représente-t-on pas? la prétendue justice de la cause qu'il a embrassée, l'intérêt du parti où il s'est engagé, le triomphe qu'il donnerait à ses ennemis en l'abandonnant, et l'avantage qu'ils en tireraient ; l'éclat d'une désertion qui le couvrirait de honte, et qui l'exposerait à de mauvais retours : enfin, promesses, espérances, reproches, menaces, faux honneur, tout est mis en œuvre. Ainsi s'anime-t-on les uns les autres, et se fortifie-t-on : c'est à qui s'entêtera davantage et qui marquera plus de zèle, c'est-à-dire plus d'aheurtement. Les morts ressusciteraient et se feraient entendre, qu'on ne les croirait pas; ou un ange descendrait exprès du ciel, et emploierait les plus puissants moyens pour désabuser des gens que l'erreur a liés de la sorte et ligués pour sa défense, qu'ils ne se rendraient pas, et ne reviendraient jamais de leurs préjugés.

Cependant, quelque soin que prenne de se cacher la secte naissante, on la découvre. C'est un feu secret, mais qui croît ; et plus il s'allume, plus la flamme éclate. Les fidèles en sont alarmés; les pasteurs de l'Eglise, dépositaires de la vraie doctrine, réveillent leur zèle contre le mensonge qui cherche à s'établir; l'erreur est dénoncée, citée au souverain tribunal; et ses partisans, obligés de comparaître, ne peuvent éviter le jugement qui se prépare, ou pour leur justification, s'ils sont aussi orthodoxes qu'ils le prétendent, ou pour leur condamnation, si les dépositions de leurs adversaires se vérifient et se trouvent bien fondées. Or, en des conjonctures si critiques et dans une nécessité si pressante, que faire ? De vouloir décliner, ce serait se déclarer coupable , se juger soi-même et se condamner. Il faut donc affecter d'abord une contenance assurée, accepter la dispute et s'y présenter, demandera être écouté et à produire ses raisons; du reste, témoigner par avance une soumission feinte à ce qui sera décidé et prononcé. Mais tout cela, dans quelles vues ? ou dans l'espérance de conduire si habilement l'affaire, de lui donner par mille déguisements, mille explications et mille modifications , un si bon tour , qu'on obtiendra peut-être une décision favorable; ou dans la résolution, si le jugement n'est pas tel qu'on le veut, de l'interpréter néanmoins à sa manière ; et s'il ne souffre absolument nulle interprétation, de le rejeter.

C'est ce que montre en effet l'événement. L'Eglise, éclairée du Saint-Esprit, ne se trompe point, ni ne se laisse point tromper. Au travers de tous les artifices et parmi tous les détours, elle sait apercevoir l'erreur et la démêler. Elle la proscrit, elle la frappe de ses anathèmes, elle publie sa définition comme une loi émanée du centre de la vérité, et comme une règle que chaque fidèle doit suivre. Qui ne croirait pas alors que toutes les questions sont finies, et que tous les esprits vont se réunir dans une heureuse paix et dans une même croyance? Mais qu'est-ce que l'entêtement, et de quoi n'est-il pas capable? C'est là tout au contraire que recommence une guerre d'autant plus vive de part et d'autre, que les uns sont plus piqués du mauvais succès qui, sans les réduire en aucune sorte ni les abattre, les humilie toutefois et les chagrine, et les autres plus indignés de la mauvaise foi avec laquelle on refuse d'obéir purement et simplement à une sentence qui pouvait et qui devait terminer tous les différends.

Bien loin donc que toutes les questions cessent, on les multiplie à l'infini ; on veut persuader au public que le jugement de l'Eglise ne tombe point sur la doctrine qui lui a été déférée. On veut persuader à l'Eglise même qu'on entend mieux qu'elle le sens de ses paroles, et qu'on sait mieux ce qu'elle a dit ou ce

 

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qu'elle a eu en vue de dire ; on veut lui faire accroire qu'elle n'a pas vu ce qu'elle a vu, et qu'elle a cru voir ce qu'elle ne voyait pas. Si, pour réprimer une audace ou pour confondre une obstination qui l'outrage, elle entreprend de s'expliquer tout de nouveau , elle a beau user des termes les plus formels, les plus précis , les plus clairs, on y trouve toujours de l'ambiguïté, parce qu'on trouve toujours une signification étrangère et forcée à y donner. D'ailleurs même on dispute à l'Eglise ses droits, comme si elle excédait son pouvoir, comme si les matières présentes n'étaient pas de son ressort : car il n'y a point de retranchement où l'on ne tâche de se sauver. Il ne reste plus, supposé que l'Eglise redouble ses efforts et qu'elle porte les derniers coups, qu'à lever enfin le masque, qu'à lui faire tête, et qu'à se séparer. Triste dénoûment de tant d'intrigues , de contestations, d'agitations, qui ne manquent pas d'aboutir avec le temps à une division entière et à un schisme déclaré.

Telle a été la source de toutes les hérésies, et tel en a été le progrès. Il n'y a qu'à lire l'histoire de l'Eglise, et l'on verra, depuis les premiers siècles jusqu'aux moins éloignés de nous, que les hérétiques et leurs fauteurs ayant tous été animés du même esprit et possédés du même entêtement, ils ont tenu tous la même conduite ; qu'ils ont tous eu les mêmes procédés, tous employé les mêmes moyens et mis en œuvre les mêmes artifices, pour insinuer leurs pernicieuses nouveautés, pour les couvrir des plus belles apparences et des couleurs les plus spécieuses, pour leur donner des noms empruntés, et les retenir sous un faux semblant de les abandonner, pour les perpétuer dans le monde chrétien, indépendamment de toutes les puissances, soit ecclésiastiques, soit temporelles. On dirait qu'ils se sont copiés les uns les autres , et que, sans se connaître, ils sont convenus entre eux, tant la conformité est parfaite. En sorte que de voir agir les hérétiques d'un siècle, c'est voir agir ceux de tous les siècles passés et ceux de tous les siècles avenir : car la même cause produit toujours les mêmes effets.

Quoiqu'il en soit, il est aisé de juger à quels mouvements et à quelles contentions tout cela engage : écrits sur écrits, mémoires sur mémoires, répliques sur répliques, erreurs sur erreurs. Pour soutenir l'une, on est souvent obligé d'en avancer une autre. A mesure qu'on se sent pressé, on vient à dire ce qu'on n'eût jamais dit, et ce qu'on ne dirait pas encore, si ce n'était la seule voie qui se présente pour se tirer de l'embarras où l'on est ; et tel, quelques années auparavant, eût eu horreur de la proposition qu'on lui eût faite de franchir certaines barrières, qui dans la suite les a franchies, et de degrés en degrés est descendu jusqu'au fond de l'abîme. De là mille variations, mille contradictions. On tient un langage aujourd'hui, et demain on en tient un tout opposé ; on change selon les conjonctures et selon les besoins. Que le public le remarque, il n importe : on le laisse parler, et l'on feint de ne le pas entendre. En un mot, pour se confirmer dans son entêtement, et pour y persister, il n'y a rien qu'on ne surmonte, ni rien qu'on ne dévore.

Oh! qu'on s'épargnerait de désagréments, de serrements de cœur, d'inquiétudes et de tourments d'esprit, si l'on avait appris à être plus souple et plus flexible ! Surtout qu'on épargnerait à l'Eglise de scandales qui la désolent, et qui sont pour elle de rudes coups! Mais c'est une chose terrible que de s'être endurci contre la vérité. Plutôt que de la reconnaître lorsque le ministre du Seigneur la lui représentait, Pharaon souffrit le désordre de son empire, la ruine de ses provinces, le murmure de ses peuples. Si tout cela fi t de temps en temps quelque impression sur lui, ce ne fut qu'une impression passagère, et il en revint toujours à ses premières préventions ; enfin, il s'exposa à se perdre lui-même, et en effet il se perdit. Affreux exemple d'un entêtement indomptable, et que nulle considération ne peut faire plier. On verrait tout l'ordre de l'Eglise se renverser, qu'on n'en serait point ému. Le parti est pris, tous les pas sont faits, il n'y a plus de retour.

Ce n'est pas que ce retour soit impossible: mais qu'il est difficile et qu'il est rare, particulièrement en ceux qui conduisent toute la secte et qui en sont l'appui! Il faudrait, pour les changer, une grâce bien forte ; et Dieu souvent , par une juste punition , permet au contraire qu'ils s'obstinent de plus en plus, et qu'ils restent jusqu'à la mort dans le même entêtement. Il semble qu'il y ait une malédiction particulière sur eux. On a vu incomparablement plus de pécheurs et d'impies que d'hérésiarques ou de fauteurs d'hérésies se convertir quand ils sont au lit de la mort. D'où vient cela, si ce n'est pas un châtiment du ciel? Ils vivent tranquilles dans leurs erreurs, et ils y meurent dans une assurance qui saisit de frayeur, lorsqu'on pense au compte qu'ils doivent rendre à Dieu de tant d'âmes qu'ils ont

 

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séduites, et de tant de maux dont ils sont devenus responsables.

Mais, dit-on , ils sont persuadés de la vérité de leur doctrine , et ils agissent suivant cette persuasion. Ce n'est pas bien parler que dédire qu'ils en sont persuadés, mais il faut dire qu'ils en sont entêtés. A prendre les termes dans toute leur justesse, il y a une grande différence entre la persuasion et l'entêtement. La persuasion est dans l'esprit qui raisonne et qui juge sans être préoccupé ni passionné ; mais l'entêtement est dans l'imagination qui se frappe, qui se révolte, qui s'échauffe et ne suit que l'opiniâtreté du naturel, ou que le mouvement de quelque passion du cœur. Or voilà par où ils sont inexcusables devant Dieu de ne s'être pas fait plus de violence pour rompre ce naturel, et de n'avoir pas mieux appris à réprimer cette passion. Quelles en ont été les suites? quelle charge pour eux, et à quel jugement sont-ils réservés?

Faisons souvent la prière de Salomon, et demandons à Dieu un esprit docile. C'est le caractère des esprits fermes et solides. Comme ils comprennent mieux que les autres de quelle nécessité il est de se soumettre, dans les matières de la religion, à une première autorité, ils n'ont point honte, supposé qu'elle se déclare contre eux, de désavouer leurs propres pensées, et de se rétracter. Docilité qui leur est également méritoire, glorieuse et salutaire : Méritoire auprès de Dieu, à qui ils obéissent en obéissant à son Eglise ; glorieuse dans l'estime de tout le peuple fidèle, par l'édification qu'ils lui donnent; enfin, salutaire pour eux-mêmes, parce qu'ils mettent ainsi leur foi à couvert, et qu'ils se préservent de tous les écueils où elle pourrait échouer.

 

PENSÉES DIVERSES SUR LA   FOI   ET  SUR  LES   VICES OPPOSÉS.

 

On est si zélé pour l'intégrité des mœurs : quand le sera-t-on pour l'intégrité de la foi? On se récrie avec tant de chaleur contre de prétendus relâchements dans la manière de vivre: quand s'élèvera-t-on avec la même force contre d'affreux égarements dans la manière de croire?

Où en sommes-nous, et où est cette foi des premiers siècles, cette foi qui a converti tout le monde? Alors des athées devenaient chrétiens : maintenant des chrétiens deviennent athées.

Bizarrerie de notre siècle, soit à l'égard de la discipline ecclésiastique, soit à l'égard de la doctrine : jamais tant de zèle en apparence pour l'antiquité, et jamais tant de nouveautés.

Le juste profite de tout et tourne tout à bien; mais au contraire, il n'y a rien que l'impie ne profane, et dont il n'abuse. La religion chrétienne établit dans la société humaine et dans la vie civile un ordre admirable. Elle tient chacun dans le devoir; elle règle toutes les conditions, et y entretient une parfaite subordination ; elle apprend aux petits à respecter les grands, et à leur rendre l'obéissance qui leur est due ; et elle apprend aux grands à ne point mépriser les petits et à ne les point opprimer, mais à les soutenir, à les aider, à les conduire avec modération, avec prudence, avec équité; elle réprime les méchants par la crainte des châtiments éternels, et elle anime les bons par l'espérance d'une gloire sans mesure et sans fin. De sorte que, bannissant ainsi tous les vices, fraudes, injustices, violences, colères, animosités, vengeances, médisances, impudicités, débauches, et engageant à la pratique de toutes les vertus, de la charité, de l'humilité, de la patience, de la mortification des sens, d'un désintéressement parfait, d'une fidélité inviolable, d'une justice inaltérable et des autres, il n'est rien de plus salutaire pour le bien public, ni rien de plus propre à maintenir partout la paix, l'union, le commerce, l'arrangement le plus merveilleux.

De là quelle conséquence tire le juste? Dans une religion qui ordonne si bien toutes choses, il découvre la sagesse de Dieu, et il reconnaît que c'est l'ouvrage d'une providence supérieure; mais, par le plus grossier aveuglement et l'abus le plus étrange, l'impie forme un raisonnement tout opposé : et parce que cette religion est si utile à tous les états de la vie, et qu'elle est seule capable d'en faire le bonheur, il prétend que c'est une invention de la politique des hommes. N'est-ce pas là prendre plaisir à s'aveugler, et vouloir s'égarer de gaieté de cœur? Eh quoi ! afin que la religion ait le caractère et la marque de vraie religion, faudra-t-il que ce soit une loi qui mette le trouble dans le monde, et qui en renverse toute l'économie?

Cette diversité de religion, qu'il y a dans le monde, est un sujet de scandale pour l'incrédule. A quoi s'en tenir, dit-il? l'un croit d'une façon, l'autre d'une autre. Là-dessus il se détermine à les rejeter toutes, et à ne rien croire. On pourrait, ce me semble, lui faire voir que ce qui le confirme dans son incrédulité, c'est

 

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justement ce qui devrait l'engager à en sortir, et à prendre pour cela tous les soins nécessaires. Car s'il raisonnait bien, il ferait les réflexions suivantes : Que ce grand nombre de religions, quoique fausses, est une preuve qu'il y en a une vraie ; que cette idée générale de religion, gravée dans l'esprit de tous les peuples, et répandue par toute la terre, est trop universelle pour être une idée chimérique : que si c'était une pure imagination, tous les hommes, d'un consentement si unanime, ne seraient pas convenus à se la former, de même qu'ils ne se sont, par exemple, jamais imaginé qu'ils ne devaient point mourir; que c'est donc comme un de ces premiers principes qui sont imprimés dans le fond de notre âme, et qui portent avec eux leur évidente et incontestable vérité.

De là il irait plus avant, et, persuadé de la vérité d'une religion en général, il chercherait où elle est, cette vraie religion ; il examinerait, il consulterait, il écouterait ce qu'on aurait à lui dire ; et alors, dans le choix qu'il se proposerait de faire entre toutes les religions, il ne serait pas difficile de lui montrer l'excellence, la supériorité de la religion chrétienne , et les caractères visibles de divinité qui la distinguent. Mais il ne veut point entrer en toutes ces recherches, et d'abord il prend son parti de vivre sans religion au milieu de tant de religions. Est-ce là agir sagement? Soyez éternellement béni, Seigneur, de la miséricorde qu'il vous a plu d'exercer envers moi! Ce qui scandalise l'incrédule et ce qui l'éloigné de vous, c'est ce qui m'y attache m violablement et par la plus vive reconnaissance. Je considère cette multitude innombrable de peuples plongés dans les ténèbres de l'infidélité, et adonnés à des cultes superstitieux. Plus il y en a, plus je sens la grâce de ma vocation à l'Evangile et à votre sainte loi. C'est une distinction que je ne puis assez estimer, et dont je ne suis redevable qu'à un amour spécial de votre part. Le Seigneur rien a pas ainsi usé à l'égard de toutes les nations ; il ne leur a pas découvert comme à moi ses adorables mystères (1).

Il est bien glorieux à la religion chrétienne, que tout ce qu'il y a de libertins qui l'attaquent soient des gens corrompus dans le cœur et déréglés dans leurs mœurs. Tandis qu'ils ont vécu dans l'ordre, sans attachements criminels, sans habitudes vicieuses, sans débauches, ils n'avaient point de peine à se soumettre au joug de la foi, ils la respectaient, ils la professaient;

 

Psal., CXLVII, 20.

 

tout ce qu'elle leur proposait leur paraissait raisonnable et croyable. Quand ont-ils changé de sentiment ? c'est lorsqu'ils ont changé de vie et de conduite. Leurs passions se sont allumées, leurs sens se sont rendus maîtres de leur raison, leurs aveugles et honteuses convoitises les ont plongés en toutes sortes de désordres, et alors cette même foi où ils avaient été élevés a perdu dans leur esprit toute créance. Ils ont commencé à la contredire et à la combattre. Or, encore une fois, voilà sa gloire, de n'avoir pour ennemis que des hommes ainsi dérangés, passionnés, esclaves de leur chair, idolâtres de leur fortune, et de ne pouvoir s'accommoder avec eux. Car voilà l'évident témoignage de sa sainteté, de sa droiture inflexible, de son inviolable équité. Si, en leur faveur, elle se relâchait de cette intégrité et de cette sévérité qui lui sont essentielles ; si elle était plus complaisante pour le vice, et qu'elle s'ajustât à leur cupidité et a leurs sales désirs, à .leurs vues intéressées ou ambitieuses, à leurs injustices et à leurs pratiques, ils la laisseraient dominer en paix sur la terre, et ils cesseraient de l'attaquer.

Je sais bien qu'ils ne se déclarent pas si ouvertement contre sa morale que contre ses mystères, où ils ne comprennent rien, disent-ils, et qui renversent toutes les idées humaines ; mais c'est un artifice, et s'ils voulaient de bonne foi le reconnaître, ils avoueraient qu'ils ne se tournent contre les mystères qu'afli de porter, au travers des mystères, le coup mortel à la morale qui y est jointe, et de détruire une loi qui s'oppose à leurs entreprises, et qui les trouble dans la jouissance de leurs plaisirs. Ces mystères ne leur feront plus de peine, et ne leur coûteront rien à croire, dès que cette loi pourra s'accorder avec le mystère d'iniquité qu'ils recèlent dans leurs cœurs. Mais quelle alliance peut-il jamais y avoir entre la lumière et les ténèbres, entre Jésus-Christ et Bélial, entre la corruption du siècle et la pureté de l'Evangile.

L'incrédulité de l'impie et du libertin s’accorde avec le désordre et la corruption de sa vie : donc elle ne vaut rien. En deux mots, voilà sa condamnation.

Supposons que dans le monde il s'élève une société de gens qui, par profession et par une déclaration ouverte, s'attachent à décrier le service du prince ; qui s'émancipent à raisonner sur ses ordres, comme il leur plaît, et qui les rejettent avec mépris ; qui parlent de sa personne sans respect, et traitent de faiblesse,

 

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de petitesse d'esprit, tous les devoirs qu'on lui rend ; qui tournent en ridicule le zèle qu'on témoigne pour ses intérêts, et la disposition où l'on paraît être de mourir, s'il était nécessaire, pour sa cause ; enfin, qui débitent à toute occasion des maximes injurieuses à la majesté royale, et capables de renverser les fondements de la monarchie. Je demande si l'on souffrirait des hommes de ce caractère, et si l'on ne travaillerait pas à les exterminer. Il s'élève tous les jours dans le christianisme des sociétés de libertins qui, par leurs impiétés et leurs railleries, profanent les choses les plus saintes, et décréditent autant qu'ils peuvent le service de Dieu ; qui s'attaquent à Dieu même, à ce Dieu que nous adorons, et voudraient en effacer toute idée de notre esprit; qui lui disputent jusqu'à son être, et s'efforcent de le faire passer pour une divinité imaginaire ; qui ne tiennent nul compte, ni de ses commandements, ni de son culte, et regardent comme des superstitions tous les hommages dont on l'honore ; qui cherchent à lui enlever ses plus fidèles serviteurs et à les retirer de ses autels, se jouant de leurs pieuses pratiques, et les accusant, ou d'hypocrisie, ou de simplicité : il y a, dis-je, des impies de cette sorte, il y en a plus que jamais, leur nombre croît sans cesse; et parmi des chrétiens, parmi des catholiques, parmi menu: des Ames dévotes, on les écoute, on les soutire ! Mais ce sont du reste d'honnêtes gens. D'honnêtes gens? J'avoue que je n'ai jamais pu digérer ce langage, et qu'il m'a toujours choqué : car j'y trouve la qualité d'honnête homme étrangement avilie. A la religion près, dit-on, cet homme est un fort honnête homme. Quelle exception, à la religion près! c'est-à-dire que c'est un fort honnête homme, à cela près qu'il manque au devoir le plus essentiel de l'homme, qui est de reconnaître son Créateur, et de s'y soumettre; c'est-à-dire que c'est un fort honnête homme, à cela près qu'il a des principes qui vont à ruiner tout commerce, toute confiance entre les hommes, et selon lesquels il doit être déterminé à toutes choses, dès qu'il s'agira de son intérêt, de son plaisir, de sa passion. En un mot, c'est-à-dire que c'est un fort honnête homme, à cela près qu'il n'a ni foi ni loi. Mettez-le à certaines épreuves, et fiez-vous-y ; vous verrez ce que c'est que cet honnête homme.

On propose à un libertin les révélations de la loi, c'est-à-dire des révélations fondées sur la tradition la plus ancienne et la plus constante, confirmées par un nombre infini de miracles, et de miracles éclatants, signées du sang d'un million de martyrs, autorisées par les témoignages des plus savants hommes, et par la créance de tous les peuples; mais tout cela ne fait sur lui aucune impression, et il n'en tient nul compte. On lui propose d'ailleurs les rêveries et les vaines imaginations d'un nouveau philosophe qui veut régler le monde selon son gré; qui raisonne sur toutes les parties de ce grand univers, sur la nature et l'arrangement de tous les êtres qui le composent, avec autant d'assurance que si c'était l'ouvrage de ses mains; qui les fait naître, agir, mouvoir comme il lui plaît : et voilà ce que ce grand génie admire, ce qu'il médite profondément, ce qu'il soutient opiniâtrement, à quoi il s'attache et de quoi il se ferait presque le martyr. Certes, la parole de saint Paul est bien vraie : Dieu les a livrés à un sens réprouvé. Ils se sont perdus dans leurs pensées frivoles et chimériques; et eux qui se disent sages, sont devenus des insensés (1).

Que sera-ce qu'un état où il n'y aura ni roi, ni puissance souveraine? Dans une pleine impunité, chacun sera le maître d'entreprendre, pour ses propres intérêts, ce qu'il lui plaira; et comme nos intérêts s'accordent rarement avec les intérêts d'autrui, que s'ensuivra-t-il? des guerres perpétuelles, des dissensions éternelles, un brigandage universel : tellement qu'il faudra toujours avoir les armes à la main, pour la défense de ses biens et de sa vie. Le pauvre pillera le riche, le voisin opprimera son voisin, le fort accablera le faible. On vengera ses querelles particulières par les meurtres et les assassinats. Confusion générale, bouleversement total. Je ne parle que d'un royaume; mais voilà ce que l'athée voudrait faire du monde entier, lorsqu'il combat l'existence d'un Dieu.

Quand j'entends des libertins railler de la religion, et prétendre l'avoir bien combattue, lorsqu'ils ont ri de quelques pratiques particulières et de quelques dévotions populaires, qu'ils traitent d'abus et de superstitions, ou leur ignorance me fait pitié, ou leur malignité me donne de l'indignation. Car la religion que nous professons ne consiste point en cela ; ce ne sont point ces sortes de dévotions ni ces pratiques qui en font le capital. Si dans ces pratiques et ces dévotions il se glisse quelque chose de superstitieux, l'Eglise le condamne elle-même, et le défend sous des peines très-grièves. Si elle n'y trouve rien de mauvais en

 

1 Rom., I, 24.

 

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soi, et qu'au contraire, remontant au principe, elle voie que ce sont de pieuses institutions qu'un bon zèle a inspirées aux âmes dévotes pour l'honneur de Dieu et des saints, elle les tolère, elle les permet, elle les approuve  même, mais sans les regarder comme le fond de sa créance et de son culte. Voilà ce que nos libertins doivent savoir, et à quoi ils devraient faire attention. S'ils ne le savent pas, c'est dans ces grands génies et ces esprits forts du siècle une ignorance pitoyable : s'ils le savent, c'est dans eux une malignité encore moins supportable, de s'attaquer vainement et si opiniâtrement à l'accessoire de la religion, et de n'en vouloir pas considérer l'essentiel et le principal.

Qu'ils agissent de bonne foi, et que, sans prévention, sans passion, ils examinent la religion chrétienne en elle-même; je m'assure qu'ils ne pourront se défendre d'en admirer la sublimité, la sagesse, la sainteté. Ils reconnaîtront qu'elle a de quoi contenter les esprits du premier ordre, tels qu'ont été les Pères de l'Eglise ; et malgré eux ils y découvriront un caractère de divinité qui les frappera : mais c'est justement ce qu'ils ne veulent pas. Et que font-ils? ils laissent, pour ainsi dire, le corps de la religion, qu'ils ne peuvent entamer, et ils s'attachent au dehors. Un point qui n'est de nulle conséquence, et où la religion ne se tient aucunement intéressée, un petit exercice de piété, une cérémonie, une coutume qui les choque, et qu'une louable simplicité des peuples a introduite, c'est là-dessus qu'ils lancent tous leurs traits et qu'ils déploient toute leur éloquence. En vérité, il faut que notre religion soit bien affermie sur ses fondements, et bien cimentée de toutes parts, puisqu'on est réduit à ne l'attaquer que de si loin, et par de telles minuties.

Les hérétiques ont toujours eu pour principe de se faire craindre, et cela communément leur a réussi. Ils en ont tiré deux avantages : l'un, d'arrêter les esprits timides, et l'autre, d'engager les esprits intéressés.  Mille esprits timides qui ne manquent pas d'habileté, et qui pourraient leur faire tète, n'osent néanmoins les attaquer, parce qu'ils ne veulent pas irriter un puissant parti, ni se l'attirer sur les bras ; et mille esprits intéressés, qui ont leurs vues et leurs prétentions, se joignent même à eux, dans l'espérance que le parti les soutiendra et qu'il les mettra en vogue. Espérance qui n'est point mal l'ondée. Avec cet appui, un auteur voit ses ouvrages recherchés de tout le monde comme des chefs-d'œuvre, toutes les paroles d'un directeur sont reçues comme des paroles de vie, et un prédicateur est écoulé comme un oracle.

La réflexion de saint Augustin est bien vraie, qu'il n'y a personne qui se pare avec plus d'affectation ni plus d'ostentation de l'apparence de la vérité et de son nom, que les docteurs du mensonge et les partisans de l'hérésie. Il cite là-dessus en particulier l'exemple des manichéens. Sans cesse , dit-il, ils avaient ce mot dans la bouche : Vérité, vérité  (1), sans cesse ils me le rebattaient; mais en le répétant si souvent, et en le prononçant avec emphase, ils ne l'avaient pas pour cela dans le cœur. Ainsi, dans tous les discours et dans tous les écrits de certaines gens, on n'entend encore ni on ne voit presque autre chose que le terme de vérité. C'est, ce semble, le signal pour se reconnaître les uns les autres : c'est leur cri de guerre.

Les libertins, qui n'ont point de religion, sont ravis de voir des divisions dans la religion. Et parce que le moyen d'entretenir ces divisions est d'appuyer le parti de l'hérésie et de la révolte, voilà pourquoi ils le favorisent toujours. D'où il arrive assez souvent, par l'assemblage le plus bizarre et le plus monstrueux, qu'un homme qui ne croit pas en Dieu se porte pour défenseur du pouvoir invincible de la grâce , et devient à toute outrance le panégyriste de la plus étroite morale.

 

1 Et dicebant : Veritas, veritas, et multum eam dicebant mihi,et nusquam erat in eis. (Aug., Conf., 1. III, c. 6.)

 

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